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French Pages 2301 [2266] Year 2020
Grande Grammaire Historique du Français
Grande Grammaire Historique du Français Editée par Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Sophie Prévost et Tobias Scheer
Vol. 1
Les éditeurs tiennent à remercier l’Institut de linguistique française, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France et le Lattice (CNRS / ENS-Université PSL et Université Sorbonne Nouvelle) pour leur soutien financier, qui a contribué à la réalisation de cet ouvrage.
ISBN 978-3-11-034553-7 ISBN (PDF) 978-3-11-034819-4 Library of Congress Control Number: 2020937723 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2020 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Cover image: Composition A by Piet Mondrian, Galleria Nazionale d’Arte Moderna e Contemporanea Typesetting: jürgen ullrich typosatz, Nördlingen Printing and binding: Hubert & Co. GmbH & Co. KG, Göttingen www.degruyter.com
En 2014, Peter Koch nous quittait brutalement, avant l’achèvement de cet ouvrage dont il avait accompagné le projet depuis ses débuts et dont il reste l’un des piliers. Au brillant linguiste, à l’ami, nous dédions cette Grande Grammaire Historique du Français.
Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français
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Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français
Dany Amiot (DA), Université de Lille, STL, France Wendy Ayres-Bennett (WAB), Université de Cambridge, Modern and Medieval Languages and Linguistics, Royaume Uni Claire Badiou-Monferran (CBM), Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CLESTHIA, France Sylvie Bazin-Tacchella (SBT), Université de Lorraine, ATILF, France Eva Buchi (EB), CNRS / Université de Lorraine, ATILF, France Anne Carlier (AC), Sorbonne Université, STIH, France Yvonne Cazal (YC), Université de Caen Normandie, CRISCO, France Bernard Combettes (BC), Université de Lorraine, ATILF, France Walter De Mulder (WDM), Université d’Anvers, GaP /C-APP, Belgique Monique Dufresne (MD), Université de Queen’s, Canada Benjamin Fagard (BF), CNRS / ENS-Université PSL / Université Sorbonne Nouvelle, Lattice, France Randall Gess (RG), Université Carleton, Canada Julie Glikman (JG), Université de Strasbourg, LiLPa, France Céline Guillot-Barbance (CGB), ENS de Lyon, IHRIM, France Maj-Britt Mosegaard Hansen (MBMH), Université de Manchester, Linguistics and English Language, Royaume Uni Thomas Hoelbeek (TH), Université Libre de Bruxelles (VUB), Département de Linguistique Appliquée, Belgique Haike Jacobs (HJ), Université Radboud, Centre for Language Studies, Pays-Bas Peter Koch (PK), Université de Tübingen, Romanisches Seminar, Allemagne Annie Kuyumcuyan (AK), Université de Strasbourg, LiLPa, France Bernard Laks (BL), Université Paris Nanterre, Modyco, France Elena Llamas-Pombo (ELP), Université de Salamanque, IEMYRhd, Espagne Christiane Marchello-Nizia (CMN), ENS de Lyon, ICAR, France Evelyne Oppermann-Marsaux (EOM), Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CLESTHIA, France Gabriella Parussa (GP), Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CLESTHIA, France Adeline Patard (AP), Université de Caen Normandie, CRISCO, France Sophie Prévost (SP), CNRS / ENS-Université PSL / Université Sorbonne Nouvelle, Lattice, France Magali Rouquier (MR), Université Toulouse-Jean Jaurès, France Tobias Scheer (TS), Université Côte d’Azur / CNRS, BCL, France Catherine Schnedecker (CS), Université de Strasbourg, LiLPa, France Lene Schøsler (LS), Université de Copenhague, Institut d’études anglaises, germaniques et romanes, Danemark Philippe Ségéral (PS), Saint-Germain-Village, France Gilles Siouffi (GS), Sorbonne Université, STIH, France Anne Vanderheyden (AV), Université d’Anvers, GaP, Belgique Esme Winter-Froemel (EWF), Université de Würzburg, Neuphilologisches Institut / Romanistik, Allemagne.
VIII
Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français
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Sommaire
IX
Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
Sommaire Sommaire Sommaire
LI
Volume 1 Introduction Principes de la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) . . . . .
1
Chapitre 1 Une Grammaire historique de l’an 2020 (CMN, BC, TS et SP) . . . . . . . . . . . . . . .
3
Partie 1 Fondements théoriques et méthodologie (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
Chapitre 2 L’approche du changement linguistique dans la Grande Grammaire Historique du Français (SP et MD) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
15
Chapitre 3 Une grammaire fondée sur un corpus numérique (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
37
Chapitre 4 Périodisation (CMN et BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
54
Partie 2 Histoire externe (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Chapitre 5 Introduction (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65
Chapitre 6 Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ? (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
73
Chapitre 7 Les données historiques, géographiques et démographiques (GS) . . . . . . . . . . . . . .
91
Chapitre 8 Colinguismes et contacts de langues (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
110
X
Sommaire
Chapitre 9 Les genres textuels (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
121
Chapitre 10 Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue, les facteurs sociolinguistiques (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
135
Partie 3 Phonétique Historique (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
157
Chapitre 11 Introduction (aux chapitres 11-23) (TS et PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
159
Chapitre 12 Outils (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
168
Chapitre 13 Processus non positionnels et réduction des mots (TS et PS) . . . . . . . . . . . . . . . . .
203
Chapitre 14 Les palatalisations (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
226
Chapitre 15 Yod (oral j et nasal ȷ)̃ (TS et PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
259
Chapitre 16 Voyelles en syllabe fermée (CVC) (PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
278
Chapitre 17 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques (PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
302
Chapitre 18 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones (PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
321
Chapitre 19 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes (TS) . . . . . . . . . . . . . . . .
346
Chapitre 20 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
362
Chapitre 21 Consonnes en coda (__.C) (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
387
Chapitre 22 Consonnes intervocaliques (V__V et V__#) (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
399
Sommaire
XI
Chapitre 23 Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida) (TS). . . . . . . . . . . . . . . . . . .
426
Chapitre 24 Evolution depuis l’ancien français (RG, HJ et BL) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
450
Partie 4 Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation (GP et YC) . . . . . . . . . . . . . . .
491
Chapitre 25 Introduction (YC et GP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
493
Chapitre 26 Graphies : des usages à la norme (YC, GP et ELP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
501
Chapitre 27 Graphématique et graphétique en diachronie : les principaux phénomènes (YC et GP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
550
Chapitre 28 Ponctuation (ELP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
592
Partie 5 Morphologie et morphosyntaxe (BC et CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
615
Introduction (AC et BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
617
Chapitre 29 Morphologie dérivationnelle vs. flexionnelle (DA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
622
Chapitre 30 Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants (AC, CGB, CMN et LS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
632
Chapitre 31 Catégories variables : le verbe (SBT) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
745
Chapitre 32 Catégories invariables (DA, CBM, BC, BF, CMN et MBMH) . . . . . . . . . . . . . . . .
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XII
Sommaire
Volume 2 Partie 6 Syntaxe (CMN, SP et BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
963
Introduction (BC et AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
965
Chapitre 33 Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes (AC, BC, CGB, CMN, EOM, SP et CS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
971
Chapitre 34 Expression et position des constituants majeurs dans les divers types de propositions (CMN et SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1055
Chapitre 35 Syntaxe de la phrase simple (BC, CMN et SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1220
Chapitre 36 Syntaxe de la phrase complexe (BC et JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1338
Chapitre 37 Syntaxe de l’oral (WAB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1466
Partie 7 Sémantique grammaticale (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1481 Introduction : Qu’est-ce qu’un sens grammatical ? (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1483
Chapitre 38 Le verbe : les marqueurs de temps, mode et aspect (WDM et AP) . . . . . . . . . . . . .
1486
Chapitre 39 Le groupe nominal, les pronoms (AC, WDM, CGB, SP, CS et AV) . . . . . . . . . . . .
1545
Chapitre 40 Les relateurs (CBM, WDM, BF, TH et CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1615
Chapitre 41 La négation de proposition (MBMH) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1679
Sommaire
XIII
Partie 8 Enonciation et textualité, pragmatique (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1695 Introduction : Evolutions dans le domaine de la cohérence discursive (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . 1697 Chapitre 42 Niveau énonciatif (BC et AK) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1702 Chapitre 43 Niveau informationnel (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1739 Chapitre 44 La structuration du texte (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1778
Partie 9 Lexique et sémantique lexicale (PK, puis WDM et EWF) . . . . . . . . . . . . . 1801 Chapitre 45 Lexique, structures et évolution : notions théoriques (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . 1803 Chapitre 46 Etymologie (EB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1827 Chapitre 47 Constitution historique du lexique (PK et EWF). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1851 Chapitre 48 Procédés morphologiques de création lexicale (DA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1894 Chapitre 49 Lexique et construction (PK, revu par EWF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1928 Chapitre 50 Emprunts : langues en contact (EWF). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1947
Partie 10 Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1997 Chapitre 51 Les grands traits de l’évolution du français (YC, BC, WDM, CMN, GP, SP, TS, PS, GS et EWF). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1999 Références des sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2015
XIV
Sommaire
Références des textes du corpus GGHF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2019
Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2025
Index des notions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2157
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XV
Table des matières
Volume 1 : Table des matières Table des matières Table des matières Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII LI
Introduction Principes de la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) . . . . .
1
Chapitre 1 Une Grammaire historique de l’an 2020 (CMN, BC, TS et SP) . . . . . . . . . . . . .
3
1. Equiper la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Une grammaire sur corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Nouveaux domaines de la grammaire historique : graphématique, sémantique grammaticale, énonciation et pragmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Incomplétudes, et souhaits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Une histoire en longue durée : focus sur la partie ancienne . . . . . . . . . . . . . . 6. Une grammaire du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. « Tout changement est une variante qui a réussi » : penser la variation . . . . . . 8. La langue comme système dynamique, le signe linguistique comme muable . . 9. Les types de changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10. Métalangage et catégories . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11. Une longue et dense tradition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4 5 5 6 7 8 8 9 10
Partie 1 Fondements théoriques et méthodologie (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
Chapitre 2 L’approche du changement linguistique dans la Grande Grammaire Historique du Français (SP et MD) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
15
2.1 La notion de « théorie » du changement linguistique est-elle pertinente ? . . 2.2 Approche générativiste et approches fonctionnalistes du changement . . . . 2.2.1 La grammaire générative et le changement linguistique . . . . . . . . 2.2.2 Une approche « diachronique » et « fonctionnaliste » du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Qu’entend-on par changement linguistique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4 La variation au cœur du changement linguistique. Rythme, vitesse et durée des changements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5 Mécanismes et processus à l’œuvre ; causes et motivations . . . . . . . . . . . 2.5.1 Mécanismes et processus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5.1.1 Réanalyse et analogie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5.1.2 Processus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3 3
.. .. ..
15 17 17
.. ..
19 20
. . . . .
23 27 27 27 28
. . . . .
XVI
Table des matières
2.5.2 La question de la directionnalité du changement . . . . . . . . . . . . . . 2.5.3 Les causes du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6 Difficultés méthodologiques d’une approche diachronique pour les états anciens de la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 3 Une grammaire fondée sur un corpus numérique (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 3.2 3.3 3.4
Une histoire de la langue française . . . . . . . . . . . . . . Les grammaires et les corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . La représentativité du corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nos choix, notre démarche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.1 Un corpus à géométrie variable . . . . . . . . . . 3.4.2 Les critères de sélection des textes . . . . . . . . 3.4.2.1 Les critères paratextuels . . . . . . . . . 3.4.2.2 Les descripteurs . . . . . . . . . . . . . . a. La date des textes . . . . . . . . . . b. La forme des textes : vers / prose c. Les dialectes . . . . . . . . . . . . . d. Les domaines et les genres . . . . 3.4.3 La représentation de l’oral . . . . . . . . . . . . . . 3.5 Liste des textes du corpus de la GGHF . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 4 Périodisation (CMN et BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
54
. . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
37 37 38 40 41 41 42 42 43 43 43 44 44 44 45
Quelle périodisation pour une grammaire historique du français ? . . . . . . Les pratiques des historiens de la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une périodisation sur des bases purement linguistiques est-elle possible ? Un cas d’école : l’invention du « français préclassique » . . . . . . . . . . . La progressivité des changements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
34
. . . . . . . . . . . . . .
4.1 4.2 4.3 4.4 4.5
. . . . . . . . . . . . . .
31 32
. . . . .
. . . . .
54 55 56 57 59
Partie 2 Histoire externe (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Chapitre 5 Introduction (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65
5.1 Qu’entend-on par « histoire externe » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2 Quelles sont les données non linguistiques importantes à prendre en compte ? 5.3 Comment articuler histoire interne et histoire externe ? La place du sujet parlant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.4 Y a-t-il des périodisations différentes en « histoire interne » et en « histoire externe » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65 67 68 69
XVII
Table des matières
Chapitre 6 Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ? (GS) . . . . . . . . . . . . . . .
73
6.1 La modification des systèmes d’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2 Langue et variabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
73 85
Chapitre 7 Les données historiques, géographiques et démographiques (GS) . . . . . . . . . . .
91
7.1 Les données historiques et géographiques . . . . . 7.1.1 Le substrat latin et sa dialectalisation . . 7.1.2 Influences précoces . . . . . . . . . . . . . . 7.1.3 La dialectalisation du roman . . . . . . . . 7.1.4 La diffusion du français sur le territoire 7.1.5 Le français langue de culture en Europe 7.1.6 La colonisation et la décolonisation . . . 7.2 Les données démographiques . . . . . . . . . . . . . 7.2.1 Le nombre de locuteurs . . . . . . . . . . . 7.2.2 Structure et mobilité de la population . .
. . . . . . . . . .
91 91 92 96 99 102 103 104 104 107
Chapitre 8 Colinguismes et contacts de langues (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
110
8.1 Les colinguismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.1.1 Le colinguisme latin / dialecte / français 8.1.2 Le devenir du latin . . . . . . . . . . . . . . 8.1.3 Le devenir des vernaculaires . . . . . . . . 8.2 Les contacts de langue . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.1 Le superstrat germanique . . . . . . . . . . 8.2.2 Arabe, italien, espagnol . . . . . . . . . . . 8.2.3 L’anglais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.4 Le français et les langues du monde . . .
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Chapitre 9 Les genres textuels (GS). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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110 110 112 115 116 116 117 118 119
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9.1 « Genres », « types » et traditions discursives 9.2 Dans l’oral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.3 Dans l’écrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.3.1 Naissance des genres littéraires . . . . 9.3.2 La révolution de l’imprimerie . . . . . 9.3.3 De nouveaux genres textuels . . . . . .
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XVIII
Table des matières
Chapitre 10 Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue, les facteurs sociolinguistiques (GS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1 Les politiques linguistiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1.1 En France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1.2 Hors de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.2 Académies et autres institutions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.3 Discours métalinguistiques, équipements de la langue et normes 10.3.1 Le développement du métalinguistique . . . . . . . . . . . 10.3.2 Les équipements techniques de la langue . . . . . . . . . . 10.3.3 Les normes implicites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4 La culture de la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.1 Le rôle des traductions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.2 La littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.3 L’éloquence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.4 Les représentations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.5 L’éducation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.6 La transmission . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.6.1 La transmission générationnelle . . . . . . . . . . . . . . . . 10.6.2 Effets de mode et parlers communautaires . . . . . . . . . 10.6.3 Les attitudes des groupes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Partie 3 Phonétique Historique (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 11 Introduction (aux chapitres 11-23) (TS et PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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11.1 Phonétique historique du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1.1 Filiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1.2 Organisation positionnelle et théorie phonologique moderne . . . . 11.1.3 La phonétique historique est d’abord celle qui va jusqu’à l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2 Organisation positionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.1 Regroupement positionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2 Hiérarchie des conditionnements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2.1 Voyelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2.2 Consonnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2.3 Interdiction des syllabes super-lourdes : *CV̅ C, *CVCC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2.4 Position > accent > mélodie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.3 Action de la position : vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.3.1 Voyelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.3.2 Consonnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.3.2.1 Hiérarchie : position forte > intervocalique > coda . . . .
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163 163 163 163 164 164
XIX
Table des matières
11.3.2.2 Illustration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Evolution hors influence mélodique b. Position forte . . . . . . . . . . . . . . . c. Position intervocalique . . . . . . . . . d. Coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 12 Outils (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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12.1 Objet du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.2 Processus et théorie phonologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.2.1 Action de la phonologie : trois types de processus . . . . . . . . . . . . . 12.2.2 Usage de la théorie phonologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.3 Structure interne des consonnes et voyelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4 Identité phonologique des positions syllabiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.1 Positions dans la chaîne linéaire et leur regroupement . . . . . . . . . . 12.4.2 Identité phonologique des cinq positions syllabiques majeures . . . . 12.4.2.1 Structure autosegmentale, consonnes flottantes . . . . . . . . 12.4.2.2 Relations latérales : gouvernement et licenciement . . . . . 12.4.2.3 Unité de la position forte (Coda Miroir) . . . . . . . . . . . . . 12.4.2.4 Les positions faibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.2.5 Syllabe ouverte vs. syllabe fermée . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.2.6 Récapitulatif des identités phonologiques . . . . . . . . . . . 12.4.3 Attaque branchante (muta cum liquida) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.3.1 Groupe consonantique tautosyllabique . . . . . . . . . . . . . 12.4.3.2 Muta cum liquida moins tl, dl, vl . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.4 Groupe triconsonantique C1C2C3 : élimination du CV médian . . . . . 12.4.4.1 Syncope et attaque branchante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.4.2 Elimination du CV médian : inventaire . . . . . . . . . . . . . 12.4.5 s+C . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.6 Accent et allongement tonique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.6.1 Proéminence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.6.2 Allongement tonique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.7 *CV̅ C, *CVCC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.8 Statut syllabique de la consonne finale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.8.1 C# est coda ou intervocalique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.8.2 Situation en français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4.9 Changement d’affiliation syllabique : consonification et vocalisation 12.5 Fonctionnement du changement diachronique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.1 Types de changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.2 La loi phonétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.2.1 Le langage est un objet naturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.2.2 Régularité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.3 Implémentation des lois phonétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.3.1 Observation après coup . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.3.2 Observation des changements en cours . . . . . . . . . . . . .
168 168 168 169 169 170 170 171 171 172 173 173 174 175 175 175 176 176 176 177 178 179 179 180 181 182 182 183 183 184 184 185 185 186 187 187 187
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XX
Table des matières
12.5.3.3 Diffusion dans le corps social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.3.4 Diffusion dans le corps lexical . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La diffusion lexicale est réelle . . . . . . . . . . . . . . . . b. Le changement néogrammairien est réel . . . . . . . . . 12.5.3.5 Deux types de changement : d’en bas et d’en haut . . . . . 12.5.3.6 Variation inhérente à l’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.4 Variation dans la phonétique historique du français . . . . . . . . . . . 12.5.4.1 Facteurs internes et externes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.4.2 Facteurs internes (évolution phonétique et son implémentation) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Idiosyncrasies avec et sans cause (pour l’observateur après coup) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Idiosyncrasies lexicales qui ont une cause décelable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Mots savants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Fréquence lexicale, statut grammatical . . . . . . . c. Idiosyncrasies lexicales sans cause apparente . . . . . . 12.5.4.3 Facteurs externes (analogie et emprunt). . . . . . . . . . . . . a. Outils néogrammairiens incomplets et conséquences de ce fait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Abus de l’analogie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Abus de l’emprunt (ou forme dialectale) . . . . . . . . . d. Abus de la loi phonétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.4.4 Comment identifier les causes de la variation . . . . . . . . 12.5.5 Naissance de l’innovation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.5.1 La Parole fait évoluer la Langue . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5.5.2 Qui innove et pour quelle raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . 12.6 Conventions (abréviations, présentation des données) . . . . . . . . . . . . . . . 12.6.1 Principes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.6.2 Liste des abréviations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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188 188 188 190 190 191 191 191
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193 194 195 195 196 196 196 197 199 199 200
Chapitre 13 Processus non positionnels et réduction des mots (PS et TS) . . . . . . . . . . . . . . .
203
13.1 Objet du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2 Réduction des mots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.1 Situation générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.2 La syncope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.2.1 Définition : tonique, atone (initiale, prétonique, posttonique, finale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.2.2 Centralisation et syncope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.2.3 Processus permanents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.3 Consonification des voyelles non basses en hiatus . . . . . . . . . . . . . 13.2.4 Réduction des groupes triconsonantiques CCC. . . . . . . . . . . . . . . . 13.2.4.1 Elimination de C2 et conditions de son maintien . . . . . . . . 13.2.4.2 Substitution de la sonante dans les groupes CCR. . . . . . . .
203 203 203 203 203 204 204 205 207 207 210
XXI
Table des matières
13.3 Evolutions non conditionnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.1 Place des évolutions non conditionnées dans l’organisation positionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2 Evolutions vocaliques non conditionnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2.1 a > æ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2.2 au > ɔ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2.3 u > y . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2.4 o > u . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3.2.5 Emergence de la série des voyelles antérieures arrondies . . 13.3.2.6 Antériorisation générale du système vocalique . . . . . . . . . 13.4 L’accent et son action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.1 Nature et place de l’accent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.2 Changement de nature de l’accent entre le latin classique et le latin tardif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.3 Conséquences du changement accentuel sur le système vocalique . . . 13.4.3.1 Ruine de la longueur lexicale et distinctive . . . . . . . . . . . . 13.4.3.2 Evolution triple du système vocalique du lc en lt . . . . . . . . a. Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Voyelles toniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Voyelles atones en syllabe fermée . . . . . . . . . . . . . . . d. Voyelles atones en syllabe ouverte . . . . . . . . . . . . . . 13.4.3.3 Diphtongaisons spontanées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.4 Lexicalisation de l’accent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.4.1 L’accent est stable parce qu’il est lexicalisé . . . . . . . . . . . 13.4.4.2 Colubram . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Signalement et constitution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.4.3 Mulierem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4.5 Ruine de l’accent de longueur, avènement de l’accent indéterminé . . . 13.5 Moteurs de la variation : syncope et diphtongaison romane . . . . . . . . . . . . . 13.5.1 Locus de variation, débat néogrammairien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.5.2 Variation intrinsèque et générée par le croisement de deux processus . 13.5.2.1 La diphtongaison romane : variation intrinsèque . . . . . . . . 13.5.2.2 Illustration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.5.3 Syncope : variation fruit du croisement avec un autre processus . . . . 13.5.3.1 Fonctionnement du croisement [processus 1 X processus 2]. 13.5.3.2 [syncope X processus x] : illustration . . . . . . . . . . . . . . .
215 216 216 216 216 216 216 217 217 217 217 218 218 219 220 221 222 222 222 222 222 223 223 223
Chapitre 14 Les palatalisations (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
226
14.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.1.1 Trois palatalisations : romane, gallo-romane, C+yod 14.1.2 Substance vs. position . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.2 Palatalisation par une voyelle vs. par une consonne . . . . . . 14.3 La palatalisation romane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.3.1 Aboutissements et caractérisation : asymétrie k – g .
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211 211 212 212 212 212 213 213 214 214 214
226 226 226 227 228 228
XXII
Table des matières
14.3.2 k,g+i,e en position intervocalique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.3.2.1 g+i,e > ɟ > ʝ > jj . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.3.2.2 k+i,e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.3.3 Dépalatalisation source de l’asymétrie et du dégagement de yod . . . . 14.3.3.1 Dépalatalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Décomposition ʧ > j+ʦ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Décomposition [c,ɟ] > j+t,d . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Fonctionnement de la dépalatalisation : externalisation de la palatalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Dépalatalisation cause du yod dégagé . . . . . . . . . . . . 14.3.3.2 Palatalisation romane : quatre processus successifs . . . . . . 14.4 La palatalisation gallo-romane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.4.1 Evolution : k,g+i,e,a > ʧ,ʤ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.4.2 Fonctionnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.4.2.1 Palatalisations romane et gallo-romane : même processus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.4.2.2 Indépendance de la palatalisation et de l’affrication . . . . . 14.4.2.3 Avis reçus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Avancement mécanique vers l’avant . . . . . . . . . . . . . b. Asymétrie sourde sifflante ʦ – voisée chuintante ʤ . . . c. Stade intermédiaire [c,ɟ] (occlusives palatales) . . . . . . 14.5 k,g+(i,e) : fac(e)re, vinc(e)re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.1 Particularité du paradigme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.2 k,g+(i,e) : aboutissements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.2.1 k+(i,e) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.2.2 g+(i,e) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.2.3 Résumé de la situation : responsabilité du r . . . . . . . . . . . 14.5.2.4 Dépalatalisation de [c,ɟ] causée par l’intolérance de r pour la palatalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.3 k,g+(i,e)+r appuyé : vinc(e)re, surg(e)re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5.4 k,g+(i,e)+r intervocalique : fac(e)re, rag(e)re . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 15 Yod (oral j et nasal ȷ)̃ (TS et PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.1 Vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2 Les origines de yod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1 Yod oral j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.1 Yod hérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.2 Yod issu de la consonification de i,e en hiatus . . . . . 15.2.1.3 Yod géminé issu de ɟ < dj, gj, g+i,e en position intervocalique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.4 Yod géminé issu de lab+yod . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.5 Yod issu de la dépalatalisation . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.6 Yod issu de la trajectoire intrinsèque des vélaires k,g spirantisées en x,ɣ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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231 231 232 233 233 233 233 234 235 236 237 237 242 242 244 244 244 245 248 249 249 249 249 251 251 253 253 255
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259 259 259 259 260
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260 261 261
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261
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Table des matières
15.2.1.7 Yod issu de la consonification de i premier élément de diphtongue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. ie > jɛ (bascule des diphtongues) . . . . . . . . . . . . . . . b. i de iaw < ε devant ł en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.1.8 Yod épenthétique à l’intervocalique (anti-hiatique) . . . . . . . 15.2.2 Yod nasal ȷ ̃ : la nasale palatale ɲ en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.2.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.2.2 Origines de ɲ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. n+j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. j+n et ɲn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. ŋg+i,e > ɲɟ > ɲɲ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2.2.3 Origines de yod nasal ȷ ̃ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. ȷ ̃ issu de la dégémination de ɲɲ . . . . . . . . . . . . . . . . . b. ȷ ̃ issu de la rupture d’homorganicité de ŋ+k,g . . . . . . . 15.2.3 Origines de yod : vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3 Ancrage de yod en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3.1 Palatalité dégagée à gauche et à droite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3.2 Comportement du yod dégagé par les dépalatalisations et la métathèse 15.3.2.1 Cas général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3.2.2 s+C . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3.3 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3.3.1 Ancrage de yod réussi en l’absence de coda . . . . . . . . . . . 15.3.3.2 Ancrage de yod bloqué en présence d’une coda . . . . . . . . 15.3.3.3 s+C . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. L’ancrage de yod provoque le branchement du s . . . . . b. sʦ > ss : lénition intervocalique (spirantisation) . . . . . . 15.4 Yod : inventaire positionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.1 Les différents yods et de leur évolution : inventaire . . . . . . . . . . . . . 15.4.1.1 Objet de la section . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.1.2 Modification de la position de yod . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.2 Yod dans les trois positions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.2.1 Yod (géminé) en position intervocalique . . . . . . . . . . . . . a. Inventaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Evolution ultérieure de jj . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.2.2 Yod en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.2.3 Yod en position forte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4.2.4 Résumé : dégénérescence de yod dans la langue, renaissance en ancien français. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 16 Voyelles en syllabe fermée (CVC) (PS). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.1 La syllabe fermée : définition . . . . . . . . . 16.1.2 Syllabes fermées secondaires . . . . . . . . . 16.1.3 Distribution lacunaire des syllabes fermées 16.1.4 Distribution des voyelles en syllabe fermée
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261 261 261 262 262 262 263 263 263 263 263 263 264 265 265 265 266 266 268 269 269 270 270 270 271 272 272 272 272 273 273 273 273 275 276 277
278 278 278 278 279 279
XXIV
16.2
16.3
16.4
16.5
16.6
Table des matières
16.1.5 Evolutions vocaliques en syllabe fermée : généralités . . . . . . . . . . 16.1.5.1 Absence de syncope : maintien général . . . . . . . . . . . . . a. Maintien des voyelles toniques en syllabe fermée . . . b. Maintien des voyelles en syllabe fermée initiale . . . . c. Maintien des voyelles en syllabe fermée prétonique . 16.1.5.2 Absence de centralisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.5.3 Absence de diphtongaison spontanée . . . . . . . . . . . . . . 16.1.5.4 Identité d’évolution en syllabe fermée pour les voyelles toniques et atones . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.5.5 Stabilité fondamentale des voyelles en syllabe fermée . . . 16.1.6 Effets sur les voyelles consécutifs à la chute des consonnes en coda 16.1.6.1 j et w en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Vocalisation de j et w en coda . . . . . . . . . . . . . . . . b. Action fermante de j et w en coda . . . . . . . . . . . . . 16.1.6.2 Les nasales n et m en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Nasalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Action fermante des nasales . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.6.3 ȷ ̃ en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.6.4 s en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.7 ε et ɔ toniques en CVC : diphtongaison conditionnée . . . . . . . . . . 16.1.7.1 ε, ɔ + C.(C)j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.7.2 ε, ɔ + ʎʎ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.1.8 ε, ɔ devant j en coda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.2.1 a en syllabe fermée par C° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.2.2 a en syllabe fermée par j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.2.3 a en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w, s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ɛ (tonique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.1 ε en syllabe fermée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.2 Diphtongaison conditionnée de ε . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.2.1 ε + C.(C)j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.2.2 ε + ʎʎ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.3 ε en syllabe fermée par j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.4 ε en syllabe fermée par n ou m . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.3.5 ε en syllabe fermée par w . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.4.1 e en syllabe fermée par C° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.4.2 e en syllabe fermée par yod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.4.3 e en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ɔ (tonique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.5.1 ɔ en syllabe fermée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.5.2 ɔ en syllabe fermée par j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.5.3 Diphtongaison conditionnée devant ʎʎ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . o .................................................. 16.6.1 o en syllabe fermée par C° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.6.2 o en syllabe fermée par j . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.6.3 o en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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279 279 279 279 280 281 281
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281 282 282 282 282 282 283 283 284 284 284 285 285 285 285 286 286 286 288 289 289 289 289 290 290 291 291 293 293 294 295 296 296 296 297 298 298 298 299
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Table des matières
16.7 i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.8 u . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.9 au . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
299 300 301
Chapitre 17 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques (PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
302
17.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.2 Diphtongaisons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.2.1 Diphtongaisons spontanées . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.2.2 Diphtongues secondaires dites « de coalescence » 17.1.2.3 Monophtongaisons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.3 Effets segmentaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.3.1 Effet Bartsch-Mussafia . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.3.2 Effet des nasales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.3.3 Effet des labiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.4 Effets de l’hiatus sur les voyelles toniques . . . . . . . . . . . . 17.1.4.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.4.2 V en hiatus avec ə#. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.1.4.3 V en hiatus avec u# et i# . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2 a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2.2 a + effet Bartsch-Mussafia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2.3 a + N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2.4 a en hiatus avec u# et avec i# . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.3 ɛ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.3.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.3.2 ε +N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.3.3 ε en hiatus avec u#. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.4 e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.4.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.4.2 e + effet Bartsch-Mussafia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.4.3 e + N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.5 ɔ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.5.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.5.2 ɔ + N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.5.3 ɔ en hiatus avec u#. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.6 o . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.6.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.6.2 o + N. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.7 i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.8 u . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.9 au . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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302 302 302 302 303 303 304 304 305 305 306 306 306 306 306 306 308 309 310 311 311 311 311 312 312 313 314 315 315 316 316 317 317 318 318 319 320
XXVI
Table des matières
Chapitre 18 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones (PS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
321
18.1 Evolution en syllabe ouverte des voyelles atones du lc . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2 Le schwa ə . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.1 Une voyelle nouvelle : ə. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.2 Origines de ə . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.2.1 ə < V. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.2.2 ə < Ø (épenthétique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.3 Chronologie des apparitions de ə . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.4 Deux évolutions différentes de ə : ə1 et ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.4.1 ə1 et ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.4.2 ə1 : évolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2.4.3 ə2 : évolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.3 La spécificité de l’initiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.4 L’hiatus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5 a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5.1.1 a initial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5.1.2 a prétonique et final . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5.1.3 a posttonique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5.2 a initial précédé de consonne palatale > e, d’où ə2 . . . . . . . . . . . . . . 18.5.3 a initial en hiatus avec ø/y > e, d’où ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.6 e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.6.1 e initial > ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.6.2 e prétonique, posttonique et final . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7 o . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7.1.1 o initial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7.1.2 o prétonique, posttonique et final . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7.2 o initial > e par dissimilation, d’où ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.8 au . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.8.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.8.2 ɔ < au en hiatus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9 ə . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9.2 ə1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9.2.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9.2.2 Maintien de ə1 prétonique ou final après TR . . . . . . . . . . . a. ə1 < e,o,au prétonique ou final précédé d’un groupe TR b. ə1 épenthétique (< Ø) final après TR créé par la syncope 18.9.2.3 ə1 final (non précédé de TR) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. ə1 final > Ø . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. après consonne simple (intervocalique) . . . . . . . . ii. après géminée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. après groupes C.C « latins » . . . . . . . . . . . . . . .
321 322 322 323 323 323 324 324 324 324 324 325 326 326 326 326 327 328 329 330 331 331 332 333 333 333 333 334 334 334 335 336 336 336 336 337 337 337 339 339 339 340 340 341
XXVII
Table des matières
c. Maintien de ə1 final . . . . . . . . . . . i. après groupe CCC . . . . . . . . . ii. après groupe C.C « non latins » 18.9.3 ə2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9.4 ə en hiatus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.10 Evolution des atones en syllabe ouverte : essai de synthèse
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342 342 343 344 344 345
Chapitre 19 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes (TS) . . . . . . . . . . . . . . .
346
19.1 Consonnes étudiées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.2 Obstruantes en position forte primaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3 Obstruantes en position forte secondaire . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.1 Fonctionnement général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.1.1 Position forte secondaire pré- ou posttonique . 19.3.1.2 Trajectoires forte, faible et très faible . . . . . . a. Caractérisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Effet de la trajectoire faible (et très faible) 19.3.1.3 Locus de variation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.2 Labiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.3 Dentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.4 Vélaires k,g . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.4.1 k,g+a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.4.2 k,g+u,o . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19.3.4.3 k,g+i,e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 20 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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346 346 349 349 349 349 349 350 351 352 353 355 355 357 360
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20.1 j, w . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.1 Position initiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.1.1 Yod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.1.2 w . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2 Yod appuyé (C+yod) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.1 Fonctionnement général . . . . . . . . . . . . . . a. Processus latins : dj, gj > ɟ, tj > ʦj . . . . . b. Position intervocalique . . . . . . . . . . . . c. Position appuyée . . . . . . . . . . . . . . . . d. C.j tardifs (mots savants et germaniques) e. Sort de ɟ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.2 dj, gj > ɟ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.3 Assibilation tj > ʦj . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.4 Palatalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.5 Métathèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.6 Labiale + yod : renforcement . . . . . . . . . . . 20.1.2.7 Mots germaniques . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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362 362 362 362 363 363 363 364 364 365 365 365 367 368 370 373 374
XXVIII
Table des matières
20.1.2.8 Mots tardifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.1.2.9 Emprunts au latin en ancien français : nouvelle métathèse 20.1.3 w appuyé (C+w). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.2 Liquides, nasales et s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.2.1 Position initiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.2.2 Position appuyée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.2.2.1 Situation générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20.2.2.2 Epenthèse cam(e)ra > chambre . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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376 376 378 380 380 380 380 383
Chapitre 21 Consonnes en coda (__.C) (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
387
21.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.1 Consonnes étudiées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.2 Désintégration radicale des codas . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.2.1 Mouvement général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.2.2 Coda différente de la consonne suivante : Cx.Cy . . 21.1.2.3 Géminées CxCx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.3 Reprise de la substance des codas par la voyelle précédente . 21.2 Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.2.1 Labiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.2.2 Dentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.2.3 Vélaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.3 Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.3.1 Nasales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.3.2 r, l . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.3.3 s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 22 Consonnes intervocaliques (V__V et V__#) (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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22.1 Consonnes étudiées : intervocaliques phonétiques et finales . . . . . . . . . . . . 22.2 Statut syllabique de la consonne finale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.2.1 Vue d’ensemble des diagnostics . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.2.2 Consonnes finales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.2.2.1 Consonnes finales ≠ consonnes pré-consonantiques . . . . . a. Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.2.2.2 Consonnes finales = consonnes phonétiquement intervocaliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.2.3 La voyelle tonique précédant la consonne finale est toujours libre . . . 22.2.3.1 Voyelle tonique devant consonne en position finale primaire 22.2.3.2 Voyelle tonique devant consonne en position finale secondaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
399 399 399 400 400 400 401 402 402 403 403 403 405
XXIX
Table des matières
22.3 Genèse de la liaison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.3.1 Chute des consonnes finales en sandhi externe à partir du 12e siècle . . 22.3.2 La consonne finale C# devient coda à partir de la fin du 15e siècle . . . 22.3.3 Genèse de la liaison en deux étapes : sandhi externe (12e s.), C# coda (15e s.). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4 Intervocalique phonétique V__V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.1 Situation générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.1.1 Action de la position et de la substance . . . . . . . . . . . . . . 22.4.1.2 Action de u,o adjacents (éliminant les labiales et vélaires) . . a. Variation en position intervocalique phonétique (V__V) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Variation devant u,o# finaux promis à la chute . . . . . . 22.4.2 Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.2.1 Labiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.2.2 Dentales t,d . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.2.3 Vélaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. k,g+u,o (et u,o+k,g) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. k,g+a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. kw, gw . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.4.3 Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5 Intervocalique finale V__# . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.1 Dévoisement en finale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.2 Position finale primaire V__# . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.2.1 Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.2.2 Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Nasales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. r, l, s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.3 Position finale secondaire V__(V)#. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.3.1 Obstruantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22.5.3.2 Sonantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 23 Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida) (TS) . . . . . . . . . . . . . . . . 23.1 Généralisations majeures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.1.1 Objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.1.2 Communauté de destin de T seul et T dans TR . . . . . . . . . . . . . 23.1.3 Confusion des groupes primaires et secondaires . . . . . . . . . . . . 23.2 Grandes lignes de l’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.2.1 Désolidarisation, confusion des groupes primaires et secondaires 23.2.2 Action de la coda (réduction des vélaires) . . . . . . . . . . . . . . . . 23.2.3 Anaptyxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.2.4 Resolidarisation des groupes T.R hétérosyllabiques . . . . . . . . . . 23.3 Attaques branchantes en position faible (intervocalique) . . . . . . . . . . . . 23.3.1 Vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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426 426 426 426 427 428 428 431 431 433 433 433
XXX
Table des matières
23.3.2 T = labiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.2.1 pr, br . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.2.2 pl, bl . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.2.3 Groupes avec w, f . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.2.4 Vocalisation de la labiale : bR > w.R . . . . . . 23.3.3 T = dentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.3.1 tr, dr . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.3.2 tl, dl . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.3.4 T = vélaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.4 Attaques branchantes en position forte . . . . . . . . . . . . . . . . 23.4.1 Situation générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.4.2 T = labiale et dentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.4.3 T = vélaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.5 Groupes Cj, Cw issus de la consonification au 13e s. . . . . . . . 23.5.1 Evolution populaire au 13e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . 23.5.2 Action de la norme : hésitation entre le 13e et le 17e s.
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435 435 436 437 437 438 438 440 442 443 443 443 445 447 447 449
Chapitre 24 Evolution depuis l’ancien français (RG, HJ et BL) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
450
24.1 Plan du chapitre et généralités (RG et HJ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.2 La phonologie segmentale de l’ancien français (RG) . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.2.1 Les consonnes de l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.2.1.1 Inventaire des consonnes de l’ancien français . . . . . . . . . 24.2.1.2 Processus qui touchent les consonnes . . . . . . . . . . . . . . . a. Modifications de l’inventaire . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Dévoisement des obstruantes en fin de mot . . . . . . . . c. Amuïssement des consonnes en fin de mot et de radical d. Réduction des consonnes en coda à l’intérieur des mots e. Métathèse de la rhotique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.2.2 Les voyelles de l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.2.2.1 Inventaire : monophtongues, diphtongues, triphtongue . . . 24.2.2.2 Processus qui touchent les voyelles . . . . . . . . . . . . . . . . a. Suites de l’antériorisation gallo-romane du u . . . . . . . b. Antériorisation et fermeture de a . . . . . . . . . . . . . . . c. Le schwa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. La nature phonétique du schwa . . . . . . . . . . . . . ii. Disparition du schwa final en hiatus (contextes limités) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Disparition du schwa interne (contexte limité) . . . iv. Disparition du schwa en syllabe initiale (contexte limité) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. L’épenthèse de e devant sC- à l’initiale de mot . . . . . . e. Changements qualitatifs subis par les voyelles entravées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. Longueur vocalique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
450 451 451 451 451 451 452 453 454 455 455 455 455 455 456 456 456 456 456 456 457 457 458
XXXI
Table des matières
24.3
24.4
24.5
24.6
g. Développement des diphtongues (y compris la monophtongaison) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . h. Diphtongaison dans le système morphologique . . . . i. Nasalisation et développement des voyelles nasales . Evolutions prosodiques (HJ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.1 Accentuation. Vers une oxytonie stricte au 12e siècle . . . . . . . . . . 24.3.1.1 Syncopes préclassiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.1.2 Syncopes en latin classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.1.3 Apocope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.1.4 Emprunts de la période de l’ancien français . . . . . . . . . 24.3.2 Structure syllabique, début de l’ancien français . . . . . . . . . . . . . 24.3.2.1 Nouveaux groupes CC#. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.2.2 -s et -t flexionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.3.2.3 Simplification des groupes en position finale . . . . . . . . 24.3.3 Domaine d’accentuation : du mot à la phrase phonologique . . . . . La phonologie segmentale du moyen français (RG) . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.1 Conditions externes de l’évolution entre le 14e siècle et le français contemporain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.2 Les consonnes du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.2.1 Inventaire des consonnes du moyen français . . . . . . . . . 24.4.2.2 Processus qui touchent les consonnes . . . . . . . . . . . . . a. Modifications de l’inventaire . . . . . . . . . . . . . . . . b. Glides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Perte des consonnes finales . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Distribution des consonnes . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.3 Les voyelles du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.3.1 Inventaire (monophtongues et diphtongues, orales et nasales) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.4.3.2 Processus qui touchent les voyelles . . . . . . . . . . . . . . . a. Monophtongues orales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Schwa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Nature phonétique du schwa . . . . . . . . . . . . . . ii. Disparition du schwa final . . . . . . . . . . . . . . . iii. Chute du schwa interne . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. Développement du schwa en position initiale. . . c. Diphtongues orales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Monophtongues nasales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Diphtongues nasales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. Dénasalisation devant nasale intervocalique . . . . . . g. Longueur vocalique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La phonologie segmentale au début de la période du français moderne (env. 1600) (RG). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.5.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.5.2 Inventaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Diachronie de la liaison (BL) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.6.1 Dynamiques de la liaison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.6.1.1 Dynamique de la syllabation ouverte . . . . . . . . . . . . . .
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458 460 461 462 462 462 463 463 464 468 468 469 469 470 472
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472 473 473 473 473 473 474 475 475
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475 476 476 477 477 477 477 478 478 478 479 479 480
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481 481 481 482 482 483
XXXII
Table des matières
24.6.1.2 Dynamique du marquage morphologique . . . . . . 24.6.1.3 Dynamique de l’enchaînement généralisé . . . . . . 24.6.1.4 Dynamique de la graphie : le rôle de l’orthographe 24.6.1.5 Variabilité systémique de la liaison . . . . . . . . . . 24.6.2 La liaison et sa variation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24.6.2.1 Diachronie et variation diaphasique . . . . . . . . . . 24.6.2.2 Diachronie et variation diastratique . . . . . . . . . . 24.6.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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483 484 485 486 486 487 488 489
Partie 4 Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation (GP et YC) . . . . . . . . . . . . . . .
491
Chapitre 25 Introduction (YC et GP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
493
25.1 Pourquoi traiter des graphies dans une grammaire du français ? . . . . . . . . 25.2 Historiographie : historiens de l’orthographe et éditeurs de textes . . . . . . . 25.2.1 Orthographe et histoire de la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25.2.2 Écrire une histoire de l’orthographe française . . . . . . . . . . . . . . 25.2.3 Histoire de l’orthographe et tentatives de réforme . . . . . . . . . . . 25.2.4 Pratiques éditoriales. La graphie comme voie d’accès à la phonie ? 25.2.5 Une histoire du code graphique dans la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25.2.6 Définition du corpus : une hétérogénéité nécessaire . . . . . . . . . .
. . . . . .
493 494 494 495 497 498
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499 499
Chapitre 26 Graphies : des usages à la norme (YC, GP et ELP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
501
26.1 Oral et écrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.2 Qui écrit et pour qui ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.2.1 Le manuscrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.2.2 Copistes et systèmes graphiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.3 Le livre imprimé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.3.1 Imprimeurs et graphies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.3.2 Les écrivains et les choix graphiques . . . . . . . . . . . . . . 26.3.3 Destinataires de l’écrit : la lecture et les lecteurs . . . . . . 26.3.4 Ateliers, chancelleries, Académie, École . . . . . . . . . . . 26.3.5 Choix graphiques et écriture : l’influence du graphétique 26.3.6 Au-delà de l’écriture : mise en page et oralisation . . . . . 26.4 L’alphabet latin pour une langue romane . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.5 Les graphies dans les manuscrits du Moyen Age . . . . . . . . . . . . 26.5.1 Les frontières du mot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.6 Les paramètres du diasystème médiéval . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.6.1 Variation diatopique, diaphasique et diastratique . . . . . . 26.6.2 Variations individuelles et système . . . . . . . . . . . . . . . 26.6.3 Prose et vers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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501 502 502 504 505 506 508 508 509 510 511 512 513 513 516 517 519 520
XXXIII
Table des matières
26.7 De la pratique à la norme prescriptive : la fabrique de l’orthographe . . . . . 26.7.1 La période prénormative (9e-13e s.). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.2 Premiers discours normatifs : les traités orthographiques du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.2.1 La structure des traités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.2.2 Une description raisonnée des usages . . . . . . . . . . . . . 26.7.2.3 Un « bon usage » orthographique ? . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.2.4 La « concordance » avec le latin . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.2.5 Les destinataires des traités du moyen français . . . . . . . 26.7.3 Orthographes anciennes et orthographes réformées . . . . . . . . . . . 26.7.3.1 Les nouveaux signes d’imprimerie . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.3.2 Palsgrave et les premières propositions . . . . . . . . . . . . 26.7.3.3 Geoffroy Tory, le Champ fleury et la Briefve doctrine . . 26.7.3.4 Jacques Dubois et la lettre suscrite . . . . . . . . . . . . . . . 26.7.3.5 Les « bâtisseurs d’orthographe » . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Louis Meigret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Jacques Peletier du Mans . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Ramus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Les conservateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8 Actualités orthographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.1 Les Rectifications de 1990 et la tolérance orthographique . . . . . . . 26.8.1.1 Règles de l’orthographe rectifiée . . . . . . . . . . . . . . . . a. Principes généraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Le trait d’union . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Mots composés : suppression du trait d’union . . ii. Les numéraux : extension du trait d’union . . . . c. Orthographe grammaticale . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Singulier et pluriel des noms composés . . . . . . ii. Le pluriel des emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Le participe passé du verbe laisser . . . . . . . . . d. Le tréma et les accents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Le tréma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Accent grave sur e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Accent aigu sur e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. Accent circonflexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Les verbes terminés en -eler et -eter . . . . . . . . . . . f. Rectification d’autres anomalies . . . . . . . . . . . . . . g. Recommandations générales pour les néologismes et les emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.1.2 Institutionalisation des Rectifications . . . . . . . . . . . . . 26.8.2 Les scriptures électroniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.2.1 Des contraintes venues du support . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.2.2 Les procédés de l’écriture SMS . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.2.3 Alternances de code . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.2.4 Les facteurs de lisibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26.8.2.5 Apprentissage de la norme et variation . . . . . . . . . . . .
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521 521
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522 522 523 524 525 526 527 527 527 528 531 533 534 534 535 536 538 538 539 539 540 540 541 541 541 542 542 542 542 543 543 543 544 545
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545 545 546 546 546 548 548 549
XXXIV
Table des matières
Chapitre 27 Graphématique et graphétique en diachronie : les principaux phénomènes (YC et GP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.1 Les digraphes et leur utilisation en diachronie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.1.1 La double origine des digraphes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.1.2 Les premiers digraphes : la notation des phonèmes consonantiques . . 27.1.2.1 Les notations de la palatalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.1.3 La notation des phonèmes vocaliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.1.3.1 Les graphies historiques d’une ancienne diphtongue . . . . . 27.1.3.2 Le digraphe est la marque d’un ancien hiatus . . . . . . . . . . 27.1.3.3 La vocalisation de l antéconsonantique . . . . . . . . . . . . . . 27.1.4 Interprétation des digraphes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2 Les lettres dites « étymologiques » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1 Une mutation du code graphique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1.1 Les causes du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1.2 La fin de la syllabe : une place muette pour une information nouvelle sur le mot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1.3 Fonction diacritique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1.4 La distinction des homophones, vers la logographie . . . . . 27.2.1.5 L’organisation du lexique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.1.6 La régulation des graphies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.2 Adossement au proto-système du latin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.2.1 Lien avec la phonographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.2.3 Les causes de l’éviction partielle des lettres étymologiques . . . . . . . 27.2.3.1 Les défenseurs du phonocentrisme . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3 Les consonnes doubles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.1 Un point névralgique dans le code graphique du français . . . . . . . . . 27.3.2 Les consonnes doubles en latin et la simplification en latin parlé tardif 27.3.3 Les consonnes doubles en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.3.1 Fonction logographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.3.2 Fonction phonographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.4 Les consonnes doubles en moyen français et en français moderne . . . 27.3.4.1 Un procédé purement graphique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.4.2 Valeur phonographique contextuelle . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.4.3 Concurrence d’autres systèmes diacritiques : les accents . . 27.3.4.4 Fonction morphographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.5 Le plurisystème : lettres étymologiques, consonnes doubles et accents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.5.1 Les étapes d’une rationalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.3.6 La réarticulation des consonnes doubles et le cas de la gémination . . 27.3.7 Les accents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4 Quelques graphèmes en diachronie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.1 La lettre e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.1.1 Sous-différenciation du code graphique médiéval ou surnorme orthographique moderne ? . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.1.2 Quel contexte pour le code graphique ? . . . . . . . . . . . . . .
550 550 550 551 552 553 553 554 554 555 556 557 558 558 559 560 560 561 562 562 563 563 565 565 566 567 567 567 568 568 568 569 570 571 571 571 572 575 575 576 576
XXXV
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27.4.2 La lettre h . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.2.1 h initial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.2.2 h composant de digraphe . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.2.3 h disjoncteur, marque de la frontière syllabique ou diacritique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.4.2.4 h comme marque de l’interjection . . . . . . . . . . . 27.4.3 La lettre y . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.5 Phénomènes phonétiques et graphies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.5.1 Les graphies de la nasalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.5.1.1 La nasalisation des voyelles au Moyen Age . . . . . 27.5.1.2 Les premières graphies de la nasalité . . . . . . . . . 27.5.1.3 La dénasalisation partielle . . . . . . . . . . . . . . . . . 27.5.1.4 Chronologie, norme et variation . . . . . . . . . . . . .
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578 579 581
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582 583 583 586 586 586 587 588 589
Chapitre 28 Ponctuation (ELP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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28.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.1 Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.2 Graphématique diachronique et ponctuation . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.3 Signes et fonctions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.3.1 Graphies du mot et ponctuation du mot . . . . . . . . . . . . . . a. Graphèmes alphabétiques ou segmentaux . . . . . . . . . . b. Graphèmes suprasegmentaux ou signes de ponctuation du mot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.3.2 Ponctuation de l’énoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Ponctuation démarcative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Ponctuation énonciative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.1.3.3 Ponctuation du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.2 Histoire de la ponctuation : origine et théories . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.2.1 Origine des signes de ponctuation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.2.2 La ponctuation dans les manuscrits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.2.3 La ponctuation dans les imprimés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.2.4 Tableau des signes de ponctuation en diachronie . . . . . . . . . . . . . . . 28.3 Histoire de la ponctuation : signes et fonctions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.1 Graphie et ponctuation du mot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.1.1 Graphèmes alphabétiques ou segmentaux du mot (accents, majuscules, graphie du nom propre) . . . . . . . . . . . . . . . . a. Graphèmes accentués . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Écriture du nom propre et opposition majuscule / minuscule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.1.2 Graphèmes suprasegmentaux ou signes de ponctuation du mot (séquenciation, apostrophe, trait de division, trait d’union) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Le blanc et la séquenciation des mots . . . . . . . . . . . . b. L’apostrophe et la séquenciation des mots . . . . . . . . . c. Le trait d’union et le trait de division . . . . . . . . . . . . .
592 592 593 594 594 594 594 594 595 595 595 596 596 597 598 599 600 600 600 600 600 601 601 602 602
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28.3.2 Ponctuation de l’énoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.2.1 Ponctuation démarcative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.2.2 Ponctuation rythmique et ponctuation syntaxique en ancien et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Ponctuation rythmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Ponctuation syntaxique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.2.3 Théories et pratiques au 16e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.2.4 Théories et pratiques aux 17e et 18e s. . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.2.5 Français moderne et contemporain . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.3 Ponctuation et modalités énonciatives : les rapports oral / écrit . . . . . 28.3.3.1 Ancien français et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.3.2 Français préclassique et français classique . . . . . . . . . . . 28.3.3.3 Français moderne et français contemporain . . . . . . . . . . . 28.3.4 Ponctuation énonciative et discours rapporté . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.4.1 Ancien français et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Signes de ponctuation syntaxique ou démarcative . . . . b. Rubriques énonciatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.4.2 Français préclassique et français classique . . . . . . . . . . . a. Les 16e et 17e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Le 18e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28.3.4.3 Français moderne et français contemporain . . . . . . . . . . . 28.3.5 Ponctuation, stylistique et poétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
602 602 603 603 603 604 607 608 609 609 610 611 611 612 612 612 613 613 613 613 614
Partie 5 Morphologie et morphosyntaxe (BC et CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Introduction (BC et AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Le marquage morphologique des relations syntaxiques . « Head-marking » : le système des clitiques . . . . . . . . . « Dependent-marking » : le rôle des prépositions . . . . . La spécialisation de la catégorisation morphosyntaxique
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Chapitre 29 Morphologie dérivationnelle vs. flexionnelle (DA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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29.1 Rôle des suffixes dérivationnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29.1.1 Marquage de la catégorie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29.1.2 Marquage du genre pour les noms suffixés . . . . . . . . . 29.1.2.1 Les noms à référence non humaine . . . . . . . 29.1.2.2 Les noms à référence humaine . . . . . . . . . . 29.1.2.3 Changement de genre . . . . . . . . . . . . . . . . 29.2 Ambiguïté entre dérivation et flexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29.2.1 L’alternance suffixale de genre : flexion ou dérivation ?. 29.2.2 Le suffixe évaluatif -ette : de la dérivation à la flexion ?
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XXXVII
Table des matières
29.2.3 Ambiguïtés intrinsèques . . 29.2.3.1 -ant et -é . . . . . 29.2.3.2 Le suffixe -ment 29.2.3.3 Le -s adverbial .
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Chapitre 30 Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants (AC, CGB, CMN et LS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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30.1 Les catégories nominales : noms, adjectifs et participes (LS). . . . . . . . . . . . . 30.1.1 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période allant du latin au début du 12e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.1.1 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : cas et nombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.1.2 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : le genre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.1.3 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : le degré de comparaison . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.1.4 Les modifications formelles survenues depuis le latin classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La déclinaison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Structures synthétiques et analytiques . . . . . . . . . . . . 30.1.2 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période de l’ancien français (12e et 13e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.2.1 Les formes nominales « basiques » de l’ancien français . . . 30.1.2.2 Le degré de comparaison en ancien français . . . . . . . . . . . 30.1.2.3 La variation des formes nominales et les distinctions diasystématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Le processus de réduction du système casuel : les formes b. D’autres réorganisations formelles . . . . . . . . . . . . . . 30.1.2.4 Le rôle des fonctions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Présence dominante des formes du cas régime . . . . . . b. La variation des formes nominales dépendant de facteurs diasystématiques liés à l’usage (diastratie – diaphasie – diamésie) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. La variation diastratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. La variation diaphasique . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. La variation diamésique . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La variation des formes nominales dépendant de facteurs linguistiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. La déclinaison bicasuelle était-elle « nécessaire » pour la compréhension de la phrase dans l’ancienne langue ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.3 Les formes et les fonctions nominales au cours de la période du 14e au 16e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.3.1 L’abandon de la déclinaison casuelle . . . . . . . . . . . . . . . .
632 632 633 639 640 640 640 641 642 643 644 645 645 648 649 649 650 650 650 650 650 651 653 653
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30.1.3.2 Les réorganisations analogiques . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.3.3 L’influence de l’établissement du groupe nominal sur la morphologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.4 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période des 17e et 18e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.4.1 Le genre du nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.4.2 La formation des mots : préfixes et suffixes . . . . . . . . . 30.1.4.3 La formation des mots caractéristique des Précieuses . . 30.1.4.4 Les variations selon l’usage (diaphasie, diamésie, diastratie). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La diaphasie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La diamésie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La diastratie : le langage des femmes . . . . . . . . . . 30.1.5 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes du français moderne, et en particulier du français avancé . . . . . . . . . . . . . . 30.1.5.1 Le renouvellement du vocabulaire . . . . . . . . . . . . . . . a. La féminisation des titres et fonctions . . . . . . . . . . b. Le renouvellement du vocabulaire, le langage « des jeunes » ou « français avancé » . . . . . . . . . . 30.1.5.2 Les formes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les catégories morphologiques du genre et du nombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Implications typologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.1.5.3 Analyse diasystémique de la variation morphologique en français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2 Les articles défini, indéfini et partitif (AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.1 Le paradigme des articles : quelques éléments de chronologie . . . 30.2.2 L’article défini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.1 Origine latine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.2 Les formes fléchies de l’article défini . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.3 Les variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.4 Elision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.5 Enclise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.2.6 La mise en place du paradigme moderne des articles définis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.3 L’article indéfini issu du numéral de l’unité unus . . . . . . . . . . . . 30.2.3.1 Origine latine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.3.2 Les formes fléchies de l’article indéfini . . . . . . . . . . . 30.2.3.3 Les variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.3.4 Elision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.4 L’article partitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.4.1 Origine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.4.2 Les formes de l’article partitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.4.3 Les variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.2.4.4 Elision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.3 Les pronoms personnels, et EN, Y et ON (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Table des matières
XXXIX
30.3.2 Le système des pronoms personnels du 9e au 15e s. . . . . . . . . . . . . . 30.3.2.1 Pronoms personnels sujets du 9e au 15e s. : formes toniques et atones, enclise et proclise des CS atones . . . . . . . . . . . . a. Forme du pronom personnel sujet : tonique ? atone ? indifférencié ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Formes des pronoms personnels sujets . . . . . . . . . . . . i. 1e p. sg. au CS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. 2e p. sg. au CS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. 3e p. sg. au CS, masc., fém., neutre . . . . . . . . . . . iv. 1e et 2e p. pl. au CS (4e et 5e p.) . . . . . . . . . . . . . . v. 3e p. pl. au CS (6e p.), masc. et fém. . . . . . . . . . . vi. Le pronom indéfini sujet ON : vers un pronom « omnipersonnel » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.3.2.2 Pronoms personnels régimes du 9e au 15e s. : formes toniques et atones, enclise et proclise des CR atones . . . . . a. Enclise et proclise des pronoms personnels régimes atones . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Formes des pronoms régimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. 1e p. sg., 2e p. sg. et réfléchi au CR . . . . . . . . . . . ii. 3e p. sg. au CR masc., fém. et neutre . . . . . . . . . . iii. 1e et 2e p. pl. au CR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. 3e p. pl. au CR masc. et fém. . . . . . . . . . . . . . . . 30.3.3 Le système des pronoms personnels du 16e au 21e s. . . . . . . . . . . . . 30.3.3.1 Changements dans les formes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.3.3.2 La cliticisation du pronom sujet et l’emploi des formes de CR toniques : de il meïsmes à lui-même . . . . . . . 30.3.3.3 Développement du pronom indéfini sujet ON en un pronom personnel P4 : formes et valeur . . . . . . . . . . . . . . 30.4 Les démonstratifs : déterminants et pronoms (CGB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.4.1 Le système des démonstratifs aux origines (9e-fin 12e s.) . . . . . . . . . 30.4.2 La spécialisation catégorielle des démonstratifs (13e-17e s.). . . . . . . . 30.4.3 L’apparition et le développement des formes suffixées (13e-20e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.4.4 Le sous-système des formes neutres et l’explosion de ça (14e-20e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.4.5 Le système du français standard et ses variations . . . . . . . . . . . . . . 30.5 Les possessifs : déterminants, adjectifs et pronoms (CMN). . . . . . . . . . . . . . 30.5.1 Un système complexe de sous-paradigmes : les étapes d’une simplification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.1.1 Un système à l’origine très diversifié . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.1.2 Les deux paradigmes de possessifs des origines au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.1.3 Les effets de l’analogie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.2 Les possessifs du 9e au 16e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.2.1 Le paradigme des formes de possessifs atones : déterminants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Du 9e au 13e s. : une grande variété de formes . . . . . . .
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XL
Table des matières
b. Formes dialectales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Anglo-normand et normand : 11e-14e s. . . . . . . . . ii. Picard : 10e-14e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Wallon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Fin 13e -14 e -15e s : phases de changement, mise en place du système moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.2.2 Le paradigme des formes toniques de possessifs : adjectif, pronom et nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Trois fonctions pour une seule forme . . . . . . . . . . . . b. Les paradigmes « primitifs » en Très Ancien Français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La première vague d’analogies (11e-12e s.) . . . . . . . . d. Deux nouvelles vagues d’analogies : masculin mien → tien, sien (seconde moitié du 12e s.) ; féminin moie → toie, soie (début-fin 12e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Formes dialectales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Anglo-normand et normand : analogies . . . . . . . . ii. Picard : analogies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. 14e-15e s. : quatrième et dernière vague d’analogie : mienne, tienne, sienne (14e s.) ; distinction paradigmisée entre déterminants et pronoms . . . . . . . 30.5.3 Les possessifs du 17e s. au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.5.4 Conclusion sur l’évolution des paradigmes de possessifs . . . . . . . . . 30.6 Les indéfinis : déterminants, adjectifs et pronoms (CMN) . . . . . . . . . . . . . . 30.6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.6.2 Pronoms et déterminants indéfinis quantifieurs à polarité négative ou à valeur indéterminée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.6.3 Pronoms et déterminants indéfinis quantifieurs à valeur positive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.6.4 Pronoms et déterminants indéfinis identifieurs . . . . . . . . . . . . . . . 30.7 Les numéraux : déterminants et pronoms (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.7.1 Numéraux cardinaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.7.1.1 Un, deux, trois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.7.1.2 De dix à vingt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.7.1.3 De vingt et un à mille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.7.2 Numéraux ordinaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8 Les relatifs, interrogatifs, exclamatifs : déterminants, pronoms et adverbes (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.1 Paradigmes pronominaux : une structure commune . . . . . . . . . . . . 30.8.2 Les relatifs, interrogatifs et exclamatifs : formes en QU- . . . . . . . . . 30.8.3 Les relatifs : déterminants, pronoms et adverbes . . . . . . . . . . . . . . 30.8.3.1 Les formes de sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La forme de sujet qui (antécédent animé) . . . . . . . . . b. La forme qui de sujet indéterminé (ou à antécédent propositionnel) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La forme que de sujet neutre, à antécédent indéterminé ou propositionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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XLI
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30.8.3.2 Les formes du complément d’objet direct que et cui, quoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La forme atone que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La forme régime tonique : cui (antécédent animé) (9e-15e s.) > qui (antécédent animé ou inanimé) et dont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La forme de régime tonique (antécédent inanimé ou propositionnel) coi / kei / quei / quoi . . . . . . . . . . . 30.8.3.3 Les formes en -quel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.3.4 Les formes en quant, quanque . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.3.5 Les adverbes dont, où, ont (< lat. unde) (12e-14e s.) . . . . 30.8.3.6 Les formes composées en « relatif + que » à valeur indéterminée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.4 Les morphèmes interrogatifs : pronoms, déterminants, adverbes . . 30.8.4.1 Les morphèmes interrogatifs de l’interrogation partielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.4.2 Un marqueur tardif de l’interrogation : la locution est ce que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30.8.5 Exclamatifs : existe-t-il un paradigme des exclamatifs ? . . . . . . . .
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Chapitre 31 Catégories variables : le verbe (SBT). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
745
31.1 Les formes d’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.2 Méthode d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.2.1 La notion de tiroir verbal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.2.2 Radical et / ou base, variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.2.3 Désinences, marques ou morphèmes flexionnels . . . . . . . . . . 31.2.4 Groupes verbaux et verbes « anomaux » . . . . . . . . . . . . . . . 31.2.5 Types de tiroirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3 Le présent de l’indicatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.1 Ancien et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.1.1 Structure accentuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.1.2 Opposition entre les verbes en -er / -ier et les autres verbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.1.3 Les marques de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. P1 : -ø . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Extension de la marque -e . . . . . . . . . . . . ii. Extension de -s pour les autres verbes . . . . b. P2 : -s ou -z . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. P3 : -t ou -ø . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. P4 : -ons ; variantes : -omes et -mes . . . . . . . . . e. P5 : -ez / -iez ; -tes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. P6 : -ent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.1.4 Les bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Verbes à une seule base (type 1) . . . . . . . . . . .
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XLII
Table des matières
b. Verbes à deux bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Type 2a : opposition P1 (B3) / reste du paradigme (B1= B2) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Type 2b : opposition B2 (P1, P2, P3, P6) et B1 (P4, P5) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Verbes à trois bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. s ou r final . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. /ʎ/ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. /ɲ/ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. /dj/ ou /jj/ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Verbes anomaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Verbes entièrement forts, c’est-à-dire accentués sur le radical à toutes les personnes : estre, dire, faire . ii. avoir ai, as, a, avons, avez, ont . . . . . . . . . . . . . iii. aler voi / vois / vais, vas, va, alons, alez, ont . . . . 31.3.2 Evolution jusqu’au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.2.1 La structure accentuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.2.2 L’opposition entre les verbes en -er et les autres verbes . . . 31.3.2.3 Les marques de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.3.2.4 Les bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Réduction du nombre de bases : aimer, pleurer . . . . . b. Evolution de la nature de l’alternance : lever / grever, voir / croire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Maintien des alternances : pouvoir, vouloir . . . . . . . . d. Tentative de réduction des formes en -ète . . . . . . . . . e. Hésitations entre conjugaisons inchoatives et non inchoatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. Verbes anomaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4 Le présent du subjonctif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.1 En ancien et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.1.1 La structure accentuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.1.2 Opposition des verbes en -er / -ier et des autres verbes . . . 31.4.1.3 Marques de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.1.4 Bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Verbes à une seule base aux présents de l’indicatif et du subjonctif (B1 = B2) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Verbes à deux bases au présent de l’indicatif . . . . . . . i. Verbes à alternance B1 / B2 au présent de l’indicatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. B3 / B1 = B2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Les verbes à trois bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Les verbes anomaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.2 Evolution jusqu’en français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.2.1 Structure accentuelle : pas de changement . . . . . . . . . . . . 31.4.2.2 L’opposition entre les verbes en -er et les autres verbes disparaît . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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31.4.2.3 Marques de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.4.2.4 Bases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5 L’impératif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.1 En ancien et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.1.1 Désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.1.2 Radicaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.2 Evolution jusqu’au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.2.1 Désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.5.2.2 Radicaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6 L’imparfait de l’indicatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.1 Formation du tiroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.1.1 Le type dominant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. P1, P2, P3, P6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. P4 et P5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.1.2 Les autres types . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Verbes en -er / -ier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Verbe estre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.2 Evolution du tiroir en moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.2.1 Changements de base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.2.2 Généralisation du type dominant et disparition des types particuliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.2.3 Hésitations sur les marques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La marque de tiroir en P1, P2, P3, P6 . . . . . . . . . . . . b. La disparition de e en P1, P2 et P6 . . . . . . . . . . . . . . c. Les marques de personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. P1, P2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. P3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. P4, P5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.6.3 Evolution du tiroir en français classique et moderne . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7 Le futur et le conditionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.1 La formation du tiroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.2 La situation des deux tiroirs en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.2.1 Les marques de tiroir et de personne en ancien français. . . . a. Futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Conditionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.2.2 Les radicaux de futur et de conditionnel . . . . . . . . . . . . . a. Base B1 + e + R + désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Verbes en -er / -ier, à l’exception des verbes dont le radical se termine par une nasale (doner, mener) ou r (durer, plorer) (voir ci-dessous) . . . . . . . . . . ii. Verbes autres qu’en -er / -ier . . . . . . . . . . . . . . . b. Base B1 + i + R + désinences : type partirai, occirai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Base B1 + ø + R + désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Verbes en -er / -ier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Verbes autres qu’en -er / -ier . . . . . . . . . . . . . . .
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XLIV
Table des matières
d. Base atone B1 + consonne épenthétique + R + désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Radical terminé par une liquide : l + r > -ldr- > -udr- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Radical terminé par une nasale : apparition d’une consonne épenthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Base propre au futur + R + désinences . . . . . . . . . . . i. Verbes oïr, pooir, veoir : base élargie en -r- . . . . . ii. Verbe aler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Verbes faire et laissier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. Verbes avoir et savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . v. Verbe estre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.3 Evolution à partir du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.3.1 Les marques de tiroir et de personne . . . . . . . . . . . . . . . a. Futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. P1 -ai et les variantes -é, -ay . . . . . . . . . . . . . . . ii. P5 : la variante -és . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. P4 / P6 -on : effacement de la consonne finale muette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Conditionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. 14e-16e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. 17e-20e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.7.3.2 Les radicaux de futur et de conditionnel . . . . . . . . . . . . . a. Effacement de e caduc après voyelle pour les futurs des verbes en -er . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Abandon des formes syncopées et des formes avec métathèse pour les verbes en -er . . . . . . . . . . . . . . . i. Base terminée par nasale : le cas de donner et mener . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Base terminée par la consonne r : demeurer, durer, jurer, pleurer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Les formes avec métathèse : deliverra pour delivrera . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Remplacement de e caduc par i pour les verbes du type ouvrir ou souffrir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Disparition des radicaux en -rr- des verbes en -ir- au profit de formes élargies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Le e svarabhaktique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. Maintien de la base de futur ou réalignement sur une autre base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Généralisation de la base forte du présent . . . . . . ii. Changement de thème mais maintien d’une base élargie au futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Généralisation du radical palatalisé + e / i . . . . . . iv. Certains verbes conservent leur base spécifique de futur : pourra, verra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
797 797 798 798 798 798 799 799 799 800 800 800 801 801 801 801 801 803 804 804 805 805 805 806 806 806 807 808 808 808 808 809 809
Table des matières
31.8 Le passé simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.8.1 Formation du tiroir du latin à l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . 31.8.1.1 Les passés simples faibles et « hybrides » . . . . . . . . . . . . . a. Les différents types . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Type 1 – voyelle thématique /a/ et ses variantes /e/ et /(j)ɛ/ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Type 2 – voyelle /i/ : verbes en -ir (dormir) et verbes issus des parfaits latins en -dedi . . . . . . . . iii. Type 2bis ancien – voyelle /i/ /ie/ : vendre, batre, naistre, perdre, repondre, veintre, vivre vendi, vendis, vendie(t), vendimes, vendistes, vendierent . iv. Type 3 – hybride – voyelle /y/ : corui, corus, coru(t), corumes, corustes, corurent . . . . . . . . . . . . . . . . v. Verbe estre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. P1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. P2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. P3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. P4 : -mes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . v. P5 : -stes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . vi. P6 : -rent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.8.1.2 Les passés simples « forts » ou mixtes . . . . . . . . . . . . . . . a. Formation des différents types . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Type en -i simple : veoir, passé simple en -i- / -eï- . ii. Type en -i + nasale : venir, tenir et leurs dérivés . . iii. Type sigmatique : -is- / -e(s)i- . . . . . . . . . . . . . . iv. Type en -u avec alternance -o- / -eü- . . . . . . . . . . v. Type en -u avec alternance -u- / -eü- . . . . . . . . . . b. Les désinences en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . 31.8.2 Evolution de l’ancien français au français moderne . . . . . . . . . . . . . 31.8.2.1 Les passés simples faibles et « hybrides » . . . . . . . . . . . . . a. Changement de base ou de modèle de conjugaison . . . b. Evolution des désinences à partir du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.8.2.2 Les passés simples forts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Changement de base ou de conjugaison . . . . . . . . . . . b. Disparition de l’alternance entre B5 et B6 . . . . . . . . . i. Au profit de B5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Au profit de B6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Evolution des désinences à partir du moyen français . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9 Le subjonctif imparfait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.1 Formation en ancien français et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.1.1 Les différents types . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Formation des subjonctifs imparfaits sur B1 . . . . . . . . i. Voyelle a : amasse, -sses, -sse, amissons / -ssions, amissez / -iez, amassent . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XLV 810 810 811 811 812 812 812 813 813 813 813 814 814 815 815 815 815 815 816 816 816 818 819 819 820 821 821 821 824 824 825 825 826 827 828 828 829 829 829 829
XLVI
Table des matières
ii. Voyelle i : mentisse, mentisses, mentist, mentissons / -ions, mentissez / -iez, mentissent . . . . . . . . . . . . iii. Voyelle u : fusse, fusses, fust, fussons / -iens / -ions, fussez / -iez, fussent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Formation des subjonctifs imparfaits des verbes à passés simples forts (sur B6) . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Voyelle i : venisse, venisses, venist, venissiens, venissiez, venissent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Voyelle u : eüsse, eüsses, eüst, eüssons / -iens / -ions, eüssez / -iez, eüssent . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.1.2 Les désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.2 Evolution du subjonctif imparfait du moyen français au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.2.1 Les radicaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.9.2.2 Les désinences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.10 Les tiroirs composés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.11 Les tiroirs surcomposés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.12 Le passif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13 Formes non personnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.1 Le participe passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.1.1 En latin et gallo-roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.1.2 En ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les morphèmes de tiroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.1.3 Evolution de l’ancien français au français moderne . . . . . . a. Radicaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Morphèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.2 L’infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.2.1 Un système transmis par le latin vulgaire . . . . . . . . . . . . 31.13.2.2 Les infinitifs en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les morphèmes de tiroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Types A, B et C : types faibles . . . . . . . . . . . . . . ii. Type D : type fort (l’accent porte sur la base) . . . . b. Alternances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Entre les types C et D . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Entre les types B et D . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Entre les types A et B . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.2.3 Evolution jusqu’en français moderne . . . . . . . . . . . . . . . a. Morphèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Alignements et simplifications . . . . . . . . . . . . . . . . i. Extension de la base forte : aimer, nier . . . . . . . . ii. Changement d’infinitif : courir et quérir . . . . . . . iii. Elimination des alternances . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
830 830 830 831 831 832 833 833 833 836 838 839 840 841 841 842 842 843 845 845 846 846 847 847 847 848 848 849 849 849 850 850 850 850 851 851 851 851 852
XLVII
Table des matières
31.13.3 Le participe présent et le gérondif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.3.1 Du latin à l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les formes variables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les formes invariables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31.13.3.2 De l’ancien français au français moderne . . . . . . . . . . . a. Les formes variables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Extension de l’invariabilité à l’ensemble des formes verbales en -ant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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852 852 852 853 854 854
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854
Chapitre 32 Catégories invariables (DA, CBM, BC, BF, CMN et MBMH) . . . . . . . . . . . . . .
856
32.1 Prépositions et locutions prépositives (BF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.1 La préposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.1.1 Définition et caractérisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.1.2 Propriétés atypiques et grammaticalisation . . . . . . . . . 32.1.1.3 Une catégorie peu homogène . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.1.4 Les locutions prépositionnelles : une identification problématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.2 Origine des éléments de la catégorie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.2.1 Disparition des cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.2.2 Apparition des prépositions fonctionnelles en français . 32.1.2.3 Les locutions prépositionnelles, du latin au français . . . 32.1.2.4 Une évolution typologique globale . . . . . . . . . . . . . . 32.1.3 Evolution de la catégorie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.3.1 Evolutions majeures au cours de la diachronie du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.3.2 Les prépositions fonctionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . a. Ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Français préclassique et classique . . . . . . . . . . . . d. Français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.3.3 Les prépositions lexicales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Ancien français : héritage latin et roman, premières créations françaises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Français préclassique et classique . . . . . . . . . . . . d. Français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.3.4 Les locutions prépositionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . a. Une progression continue . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Français préclassique et classique . . . . . . . . . . . . e. Français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.1.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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856 856 856 857 859
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860 862 863 863 864 865 866
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866 867 867 869 869 870 871
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872 875 876 877 878 878 879 880 882 884 885
XLVIII
Table des matières
32.2 Préverbes séparables et particules verbales (9e-16e s.) : deux catégories (presque) disparues ? (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1 Les préverbes séparables : EN-, PAR-, RE- . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.1 Une sous-catégorie de préfixes verbaux : les préverbes séparables en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.2 Traits caractéristiques des préverbes séparables . . . . . . . . a. Le verbe est auxilié par un auxiliaire ou un modal . . . . b. Le verbe a un complément pronom personnel ou adverbial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. EN- postposé au verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Le préverbe marque l’aspect . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Suite de préverbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.3 Le préverbe EN- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.4 Le préverbe PAR- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.5 Le préverbe séparable RE- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.1.6 Des préverbes séparables en français moderne ? . . . . . . . . 32.2.2 Particules verbales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.2.1 Une catégorie syntaxiquement et sémantiquement spécifiée 32.2.2.2 Origine et liste des particules verbales en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.2.3 Traits caractéristiques des particules verbales . . . . . . . . . 32.2.2.4 Une catégorie en déclin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.2.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.3 Conjonctions de subordination et locutions conjonctives (BC) . . . . . . . . . . . 32.3.1 Les conjonctions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.3.2 Les locutions conjonctives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.3.2.1 Locutions formées avec que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les types de formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La variation que / ce que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Le système latin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. L’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.3.2.2 L’évolution dans les autres sous-catégories de locutions . . 32.4 Les adverbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.1 Adverbes et locutions adverbiales : une catégorie en fusion (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.1.1 Définition de la catégorie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.1.2 Origines diverses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.1.3 Le -s final adverbial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.1.4 Sous-catégories sémantiques des adverbes et locutions . . . a. Adverbes de temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Adverbes de lieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Adverbes de manière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Adverbes de degré : quantifieurs et qualifieurs . . . . . . e. Adverbes de négation et d’assertion . . . . . . . . . . . . . f. Adverbes marquant une relation logique . . . . . . . . . . g. L’exemple d’un adverbe modalisateur énonciatif rare et éphémère : quainses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
886 887 887 888 888 888 889 889 889 889 890 891 892 893 893 893 895 896 897 897 898 899 900 900 900 901 902 905 912 912 912 913 914 915 915 916 917 917 919 919 920
Table des matières
32.4.1.5 L’évolution des adverbes : modification de leur portée et de leurs valeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Un cas de réorganisation de portée des adverbes quantifieurs intensifieurs : de moult à très et beaucoup (12e-16e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Moult intensifieur et quantifieur : portée et position entre le 9e et le 12e s. . . . . . . . . . . . . . . . ii. Très et moult du 12e au 15e s. . . . . . . . . . . . . . . . iii. Beaucoup et moult du 14e au 16e s. . . . . . . . . . . . iv. Une évolution complexe et une éviction progressive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. De l’adverbe de mot au connecteur : le processus d’élargissement de la portée de l’adverbe : l’exemple de maintenant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.2 Les adverbes en -ment (DA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.2.1 Du nom latin mente au suffixe -ment . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.2.2 La suffixation en -ment en ancien français et au début du moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La productivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les variations formelles du radical et du suffixe . . . . . i. Les variations du radical . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. La variation suffixale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Spécificités catégorielles des bases . . . . . . . . . . . . . . 32.4.2.3 Évolutions ultérieures (15e-21e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La productivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Évolutions formelles du radical . . . . . . . . . . . . . . . . c. Évolutions catégorielles et sémantiques . . . . . . . . . . . 32.4.3 Les mots-réponse (MBMH). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.4.3.1 Les mots-réponse en français moderne . . . . . . . . . . . . . . 32.4.3.2 L’évolution diachronique des mots-réponse français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.5 Les coordonnants et, ou, ni et les locutions coordonnantes (CBM) . . . . . . . . . 32.5.1 Du latin au français : « renouvellement des conjonctions » et « tri sélectif » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.5.2 Stabilisation formelle du paradigme français . . . . . . . . . . . . . . . . . 32.5.2.1 Érosion du volume phonétique à l’oral et développement compensatoire des locutions coordonnantes . . . . . . . . . . . a. Érosion du volume phonétique . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Développement compensatoire de locutions coordonnantes : ou bien, ou soit, et si, ne mais (que) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Ou est susceptible d’entrer en composition avec bien et avec soit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Et a pu pour sa part entrer pour un temps en composition avec si. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Ne / ni, à la différence de Ou et Et, n’est à l’origine d’aucune locution coordonnante . . . . . . . . . . . . .
XLIX
920 921 922 925 926 928 928 930 930 932 932 933 933 934 934 935 935 935 936 938 939 941 944 946 946 946 946 949 950 953 954
L
Table des matières
32.5.2.2 « Effort de distinction graphique » à l’écrit et macrogrammaticalisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. ET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. OU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. NE et NI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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954 954 957 957
Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF
LI
Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF
Des abréviations spécifiques sont utilisées dans la partie Phonétique Historique (x 12.6.2). 1. Conventions d’écriture
[p] /p/ JE (capitales) poire (italiques) pira (soulignement) *cuimes ˚seniori > < CIST (petites capitales) CIEL (petites capitales) ‘tête’ (guillemets simples) x chap. 33, x 33.2 voir 32.1
archigraphème segment graphique / graphème transcription phonétique / segment phonique transcription phonologique / phonème lemme étymon et forme attestée, p. ex. la forme poire vient de pira voyelle tonique forme ou expression agrammaticale ou non attestée (précédée du signe *) forme reconstruite (précédée du signe ˚) devient, p. ex. lat. caput > AF chief vient de, p. ex. AF chief < lat. caput paradigme concept désigné par une expression linguistique, p. ex. lat. caelum CIEL sens linguistique / traduction en FMod renvoi à un autre chapitre (ou sous-chapitre) de la GGHF renvoi à un sous-chapitre à l’intérieur du chapitre
2. Abréviations ca p. ex. litt. sc. s.v. vs.
circa par exemple littéralement scilicet (à savoir) sub voce (sous l’entrée x du dictionnaire cité) versus
av. JC / ap. JC dp. LClass TAF AF MF FPréclass FClass FMod FContemporain
avant Jésus Christ / après Jésus Christ depuis latin classique très ancien français (9e-11e s.) ancien français (12e-13e s.) moyen français (1300-1550) français pré-classique (1550-1650) français classique (1650-1800) français moderne (1800-2000) français contemporain (21e s.)
Adj Adv Att B COD COI
adjectif adverbe attribut base (verbale) complément d’objet direct complément d’objet indirect
LII
Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF
CR fem. pl. CS masc. sg. dér. Det fém. GAdj GN GPrep GV INC INJ INT loc. masc. N n.f. n.m. n.n. num.card. O Od Oi On Op Oq Os P1, …, P5, … pl. S S0 S-autres Sdem sg. Sind Snom Sp Spm Spos Spp Srel Ssub suff. V v.ditr. v.intr. v.tr.
cas régime féminin pluriel cas sujet masculin singulier dérivé déterminant féminin groupe adjectival groupe nominal groupe prépositionnel groupe verbal proposition incise proposition injonctive proposition interrogative locution masculin nom nom féminin nom masculin nom neutre numéro cardinal objet objet pronom démonstratif objet pronom indéfini objet nominal objet pronom personnel objet pronom relatif objet propositionnel 1ère p. sg. (JE), …, 2e p. pl. (VOUS)… pluriel sujet sujet non exprimé inclut l’ensemble des Sdem, Sind, Srel, Spos et Ssub sujet pronom démonstratif singulier sujet pronom indéfini sujet nominal sujet pronominal (inclut les Spp et Spm) sujet pronom impersonnel sujet pronom possessif sujet pronom personnel sujet pronom relatif sujet propositionnel suffixe verbe verbe ditransitif verbe intransitif verbe transitif
all. angl. angl. amér. arag. arg.
allemand anglais anglais américain aragonais argotique
Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF ast. cat. chin. esp. fam. fr. frioul. frprov. gal. gasc. gaul. germ. got. gr. it. jap. lat. néerl. occ. pop. port. protorom. rhétorom. roum. sarde camp. sarde log.
asturien catalan chinois espagnol familier français frioulan francoprovençal galicien gascon gaulois germanique gotique grec italien japonais latin néerlandais occitan populaire portugais proto-roman rhétoroman roumain sarde campidanais sarde logoudorien
LIII
LIV
Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la GGHF
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Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
1
Introduction Principes de la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF)
2
Introduction. Principes de la GGHF
VAKAT
Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
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Chapitre 1 Une Grammaire historique de l’an 2020 Introduction. Principes de la GGHF Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
1. Equiper la langue KT-links bleibt lt. Anweisung mit Abk
C’est autour de 1400 qu’ont commencé à apparaître des ouvrages en français destinés à décrire et à enseigner la langue française : le Donait françois de John Barton (1408) ou les Manières de langaige (1396, 1399). Un peu plus tard, au 16e s., il y eut une véritable explosion de grammaires et de dictionnaires, de Palsgrave à Robert Estienne. Et depuis plus de six siècles s’est établie une longue tradition d’ouvrages qui ont contribué à « l’équipement » de la langue française : consciemment ou non, on savait déjà qu’une langue dépourvue de tels outils est à terme une langue menacée. La Grande Grammaire Historique du Français de ce début du 21e s. (désormais GGHF 2020) se situe dans la continuité des grands ouvrages du début du 20e s. : c’était une démarche novatrice alors de vouloir faire une histoire globale de l’évolution du français. C’est Ferdinand Brunot, avec sa vaste Histoire de la langue française, des origines à nos jours, qui a initié cette démarche il y a un siècle (9 tomes parus de son vivant entre 1905 et 1938 et deux tomes posthumes couvraient la période allant des origines à 1815 ; Ch. Bruneau puis un collectif ont assuré la suite, entre 1945 et 2000, et republié l’ensemble en 24 volumes au total). La GGHF n’est pas seulement destinée à s’ancrer dans une tradition. Depuis quelques décennies, il se manifeste un indéniable intérêt pour l’histoire des langues et leur évolution, et c’est également pour répondre à cette demande qu’il nous a paru utile de réaliser cet ouvrage. Nous avons réuni pour cela une trentaine de contributeurs, parmi les meilleurs spécialistes internationaux dans leur domaine. Concernant l’évolution du français, il manquait en effet en ce 21e s. un nouvel ouvrage qui en donne une vision d’ensemble mise à jour, et qui en décrive dans sa globalité la diversité et les variations. Bien des avancées théoriques sont désormais acquises concernant les processus à l’œuvre dans l’évolution des langues (grammaticalisation, réanalyse, analogie, etc., x chap 2, chap. 12.5 pour la phonétique). En outre, la constitution depuis un demisiècle de très vastes corpus (Frantext, Base de Français Médiéval-BFM, etc.) ainsi que de dictionnaires informatisés (FEW, TLFi, DMF, Tobler-Lommatzsch, AND, Godefroy, etc.) et le développement parallèle de la linguistique de corpus fournissent des outils inconnus jusqu’alors. Les dix points que nous développons brièvement ci-dessous exposent les principes essentiels qui ont guidé notre entreprise.
2. Une grammaire sur corpus L’histoire du français couvre douze siècles de textes écrits, soit une bonne trentaine de générations, et bien davantage si l’on prend en compte le proto-français (langue qui n’est plus le latin et non encore l’AF), uniquement oral, qui est essentiel en particulier pour le développement du phonétisme du français (Partie 3). Mais sa description souffre d’un double manque sans remède : d’une part il est impossible d’avoir recours à des locuteurs natifs pour prononcer un jugement sur les énoncés étu-
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Introduction. Principes de la GGHF
diés pour les siècles passés ; d’autre part il est impossible d’avoir un accès direct à de l’oral : toute parole prononcée nous est parvenue à travers de l’écrit. Le linguiste « diachronicien » est ainsi confronté à une double limitation : d’une part il a pour source essentielle, et parfois exclusive avant l’enregistrement de la voix (dernier quart du 19e s.), les textes, l’écrit ; et pour reconstruire ou du moins formuler des hypothèses sur cet oral inaccessible directement, il doit recourir à des biais complexes (x chap. 11 et chap. 37). D’autre part, en l’absence du jugement autorisé d’un locuteur natif, il est contraint de rester dans l’hypothèse – une ascèse parfois frustrante. Mais cette situation est partiellement compensée par une richesse de données inconnue jusqu’ici, grâce à l’existence de nouveaux moyens techniques et au développement de très vastes corpus historiques et dictionnaires informatisés, qui se sont ajoutés à l’accumulation des informations fournies par les grammaires depuis le 19e s. Dès à présent, des outils permettent de les exploiter d’une manière sans équivalent antérieurement. L’analyse de ces corpus et la théorisation de l’approche quantitative ont conduit à mettre au jour des phénomènes qui jusqu’alors étaient ignorés ou inaccessibles, en particulier en morphologie, syntaxe et lexique, et à proposer pour la langue de ces époques anciennes des analyses approfondies. Ces avancées dans la documentation nous ont permis, non seulement d’enrichir nos données et nos descriptions, mais aussi d’affiner et de préciser la chronologie traditionnellement retenue, en la fondant sur les grandes étapes de l’évolution de la langue (voir cidessous, et x chap. 4). Ainsi, outre la prise en compte explicite de la longue étape du protofrançais pour la phonétique (x Partie 3), nous avons été conduits d’une part à élargir encore la vaste période médiévale, en la faisant aller du 9e s. jusqu’au milieu du 16e s., et d’autre part nous avons segmenté cette longue période en trois sous-périodes, le très ancien français (TAF : 9e-11e s.), l’ancien français (AF : 12e-13e s.), et le moyen français (MF : 14e- mi16e s.). Pour la période suivante, la notion de Renaissance étant plus historique et littéraire que linguistique, les linguistes spécialistes de cette période ont proposé de spécifier une nouvelle étape, le français préclassique (FPréclass), qui, allant du milieu du 16e s. au milieu du 17e s., précède le français classique (FClass), ce dernier couvrant la période comprise entre le milieu du 17e et la fin du 18e s. Enfin, le français moderne (FMod : 19e-20e s.) est suivi du français contemporain (FContemporain, 21e s.), chacun ayant ses spécificités.
3. Nouveaux domaines de la grammaire historique : graphématique, sémantique grammaticale, énonciation et pragmatique Les avancées dans la réflexion et la théorisation menées sur la langue au cours des cinquante dernières années ont permis de poser l’existence de domaines linguistiques spécifiques, définissables par des phénomènes ressortissant à une même problématique. Ainsi, aux quatre champs habituels de la phonétique historique (Partie 3 : Phonétique historique), de la morphologie (Partie 5 : Morphologie et morphosyntaxe), de la syntaxe (Partie 6 : Syntaxe) et du lexique (Partie 9 : Lexique et sémantique lexicale), qui ont nécessairement été infléchis eux aussi par les découvertes récentes, nous avons adjoint trois nouveaux domaines d’étude, consacrés à la « graphématique » (Partie 4 : Codes de l’écrit, graphies et ponctuation), à la Sémantique grammaticale (Partie 7), et à l’énonciation et à la pragmatique (Partie 8 : Enonciation et textualité, pragmatique).
Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
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Enfin, après une rapide présentation des principes de l’ouvrage, deux vues d’ensemble ouvrent la GGHF 2020 : une synthèse sur les développements théoriques et méthodologiques structurant la pensée contemporaine sur la diachronie (Partie 1 : Fondements théoriques et méthodologie), et une vue d’ensemble sur l’histoire externe de la langue française (Partie 2), permettant de situer par la suite les étapes du développement du système du français, que décrit le cœur de l’ouvrage. Une Conclusion (Partie 10) synthétisera les acquis de l’ouvrage.
4. Incomplétudes, et souhaits Dans ce vaste ouvrage, il apparaît que certains points n’ont pas été abordés, ou à peine évoqués, ou traités de façon marginale. Certaines absences sont le résultat d’un choix, afin de privilégier une analyse plus poussée de certains aspects, mieux à même d’éclairer les résultats d’une approche novatrice dans sa dimension diachronique. Ainsi, concernant les relations anaphoriques, n’a été traité que le cas particulier de la cataphore ; ou encore, pour ce qui est de l’énonciation, l’accent a été mis sur le seul discours rapporté. Dans d’autres cas, seuls certains aspects d’un thème ont été abordés. Ainsi, l’attribut de l’objet direct n’apparaît que dans ses différences avec l’attribut du sujet (d’une fréquence d’emploi, il est vrai, bien supérieure), sans être traité en tant que tel. De même, les constructions avec complément à l’infinitif, les auxiliaires, les verbes supports, ou encore la subordonnée participiale ou la subordonnée consécutive, auraient mérité une analyse spécifique. Il est par ailleurs des points de difficultés qui, en français contemporain ou dans les siècles passés, font ou ont fait l’objet d’hésitations ou d’erreurs : l’accord du participe passé aux formes composées du verbe en est un. Ils auraient pu être analysés en tant que tels, pour mesurer l’ampleur du phénomène et tenter de l’expliquer. Enfin, la grammaire d’une langue est aussi, ou d’abord, la description et l’analyse des usages pluriels qu’en font ses locuteurs, mais également celle des variétés régionales et nonhexagonales. Or, la GGHF a, très majoritairement et souvent presque exclusivement, centré son analyse sur le français « central », sans donner leur place méritée aux autres variétés. La prise de conscience de ces imperfections par les responsables de la GGHF invitera peut-être des collègues à combler ces manques.
5. Une histoire en longue durée : focus sur la partie ancienne L’histoire du français couvre douze siècles pour sa tradition écrite, de 842 à 2020, et bien davantage si l’on prend en compte sa proto-histoire. La langue française, comme les autres langues romanes, se situe dans la continuité de sa source essentielle, le latin, qui lui-même a une histoire documentée depuis une plus longue période encore. Peu de langues au monde bénéficient d’une telle profondeur chronologique, tant pour la source essentielle qu’est le latin, que pour les sources d’emprunts ou d’influence au cours des siècles, ainsi que d’une pratique aussi continue de l’écrit, et d’une présence aussi régulière du témoignage de grammairiens, en particulier à partir du 16e s.
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Introduction. Principes de la GGHF
Les avancées cumulées de plus de deux siècles de descriptions historiques de toutes les périodes passées ont puissamment contribué à procurer une analyse en longue période de notre langue, grâce aussi au développement parallèle de théories linguistiques qui ont permis d’en éclairer l’évolution d’une façon innovante. Ces théories, bien que majoritairement destinées à l’analyse synchronique des langues, se sont en effet révélées partiellement utilisables pour une exploration diachronique (x chap. 2, chap. 12 pour la phonétique). Cependant, dans les grandes descriptions diachroniques du français réalisées jusqu’ici, les premiers siècles du français ont toujours été un peu moins bien décrits dans une visée évolutive que les suivants – sauf peut-être en phonétique où l’effort principal a depuis le 19e s. toujours porté sur les évènements antérieurs à l’AF. Il fallait combler cette lacune et mieux intégrer les périodes très anciennes à la diachronie générale du français ; nous nous y sommes efforcés, grâce en particulier aux remarquables monographies dont bénéficie l’AF depuis quelques décennies. Une première décision a donc été de déplacer le focus diachronique vers la période la plus ancienne, ce qui nous a permis de mettre en évidence l’existence d’une étape transitoire entre le latin tardif et l’ancien français, le « très ancien français », que révèlent les quelques textes écrits entre le milieu du 9e et le milieu du 11e s. Une seconde décision a été de tenter, au cours de nos avancées, de proposer lorsque c’était nécessaire des périodisations fondées sur une chronologie affinée des phénomènes de changement.
6. Une grammaire du changement Une des caractéristiques de cette grammaire est de se présenter non comme la juxtaposition de tranches synchroniques successives, mais comme une grammaire du changement, l’accent étant mis sur les facteurs de l’évolution et sur la prise en compte de la variation. Cette volonté a des conséquences dans la construction même de l’ouvrage. Une première conséquence est celle de la périodisation : le fait de mettre l’accent sur la continuité de l’évolution conduit parfois, dans l’analyse des phénomènes, à supprimer, ou au moins à gommer, la distinction a priori en périodes successives auxquelles les études historiques renvoient ordinairement. Ce découpage s’appuie le plus souvent sur un mélange de critères d’ordre non linguistique (littéraires, culturels, historiques : x chap. 4), souvent inadéquats pour la langue. Si l’on s’en tient à des faits relevant purement du système de la langue – ce que nous nous sommes efforcés de faire –, l’analyse des divers domaines et sous-domaines montre que tous n’évoluent pas au même rythme : ainsi les changements syntaxiques sont-ils loin d’aller du même pas que les changements phonétiques ou que les changements lexicaux. Et à l’intérieur d’un même domaine, par exemple la syntaxe, il est difficile de parler d’une homogénéité de l’évolution ; par exemple, la régularisation des deux catégories du déterminant et du pronom ne s’accomplit pas aussi rapidement pour les démonstratifs, pour les possessifs ou pour les indéfinis. Il nous a semblé toutefois possible de réunir suffisamment d’indices pour déterminer des moments de rupture (innovation, puis changement), et des moments sinon de stabilité, du moins de variabilité moins active. Pour cela, nous mettons en évidence la façon dont se réalisent, dans les divers sous-systèmes de la grammaire concernant les unités de première articulation (unissant une forme et un sens : Martinet 1961), les principales tendances de
Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
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l’évolution du français : évolution vers une langue plus analytique, hiérarchisation progressive des syntagmes, resserrement des liens de dépendance, spécialisation des catégories morphosyntaxiques. C’est ainsi par exemple que l’on a pu rassembler plusieurs arguments qui, dans l’histoire du français, plaident en faveur de la reconnaissance d’une période de français préclassique (mi-16e s. à mi-17e s.), durant laquelle arrivent à leur terme bon nombre d’évolutions morphosyntaxiques importantes (x chap. 4).
7. « Tout changement est une variante qui a réussi » : penser la variation Presque toujours, un changement linguistique était au départ une simple variante synchronique. Dès lors, une question importante est celle du rôle que jouent les facteurs externes dans l’apparition, le maintien ou la transformation d’une variante, qui soit devient un changement pérenne, soit subsiste à l’état de variante, soit disparaît. Ces facteurs ne relèvent pas tous, à proprement parler, du système de la langue, mais ils ne peuvent être ignorés. Ainsi, pour analyser la variation dans le système d’une langue, doivent être pris en compte la typologie textuelle, les diverses situations d’écrit et d’oral, ainsi que les jugements normatifs portés sur les énoncés, et les changements liés à des modifications dans la conception de la cohérence discursive et de la textualité. Il serait nécessaire aussi, dans la même optique, de prendre en compte, d’un point de vue historique et psycholinguistique, les changements qui ont eu lieu dans les pratiques de la lecture et de la rédaction, de l’écriture, c’està-dire d’explorer une manière de « tectonique », d’archéologie des pratiques intellectuelles qui conditionnent l’usage de la langue. Tout cela rejoint, d’une manière ou d’une autre, l’architecture différenciée proposée par E. Coseriu il y a un demi-siècle (1966, 1973) pour penser la variation dans les langues. Il a distingué quatre facteurs essentiels qui jouent un rôle dans ce processus d’incessant changement qui produit la variation, les quatre angles d’attaque qui en rendent possible l’analyse : la diachronie (variation dans le temps), la diatopie (variation dans l’espace : variantes dialectales par exemple), la diastratie (variation liée à la dimension sociale des usages de la langue) et la diaphasie (variation liée au style personnel du locuteur). S’est ajouté par la suite le facteur de la diamésie (variation de médium, entre langue écrite et langue orale : Zöll 1974, Mioni 1983). Plus récemment, P. Koch et W. Oesterreicher (2001 en particulier) ont élaboré un type d’analyse différent mais complémentaire, transversal en quelque sorte, fondé sur le concept de « médiateté communicative », vs. « immédiateté communicative » : chaque production langagière peut ainsi être située sur une échelle, ou un axe, allant de la proximité communicative maximale à la distance communicative maximale, grâce à la prise en compte d’une dizaine de paramètres (ancrage référentiel vs. détachement référentiel, émotionnalité forte vs. émotionnalité faible, communication spontanée vs. préparée, etc.). Toutes ces notions permettent de comparer la variation entre les énoncés suivant des critères constants, ou en tout cas communs, et d’éviter des jugements purement aléatoires ou subjectifs. On peut ainsi par exemple mieux situer l’apparition d’une « innovation » (variante) dont l’évolution ultérieure montre qu’elle était destinée à devenir un changement pérenne, et en expliquer le développement par sa situation régionale, ou par le type de texte où elle apparaît, ou par le fait qu’elle apparaît surtout dans des discours directs, etc.
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Introduction. Principes de la GGHF
8. La langue comme système dynamique, le signe linguistique comme muable Une approche diachronique implique une réflexion préalable sur la notion de langue comme système synchronique actif chez chaque locuteur. Depuis Saussure, cette conception a été reprise par les grammaires structurales, y compris la grammaire universelle. Saussure conçoit que synchronie et diachronie ont partie liée, leur différence résultant du regard que porte le linguiste sur la langue : la langue est potentiellement synchronie et diachronie en même temps, système et signe linguistique en mouvement. Mais déjà au 19e s. quelques linguistes avaient posé les prémices d’une conception dynamique du langage, ainsi Whitney et les néogrammairiens (Paul 1975 [1880]), ou auparavant déjà Humboldt, pour qui le langage « est non pas un ouvrage fait [ergon] mais une activité en train de se faire [energeia] » (1974 [1836] : 183). Saussure par la suite a étendu cette réflexion à sa conception du signe, consacrant un chapitre de son Cours (chap. II) à « l’immutabilité et la mutabilité du signe linguistique ». Les grandes théories du 20e s., structurales et génératives, sont certes fondées sur une analyse synchronique, mais elles ont presque toutes tenté une approche de la diachronie et ont, chacune avec ses moyens, cherché à apprécier les phénomènes de changement. Et depuis, bien des propositions ont été élaborées (par exemple x chap. 2, chap. 45 et chap. 12.5 pour la phonétique), qui permettent de mieux penser la complexe évolution des langues. La GGHF se situe dans cette ligne de pensée, concevant la langue, dans sa complexité et son évolution continue, comme un « système dynamique », et le signe comme une entité non figée.
9. Les types de changement Chaque fois que possible, nous avons désigné le type ou les types de changement, simple(s) ou complexe(s) à l’œuvre dans les phénomènes étudiés. On en dénombre d’ores et déjà plusieurs, suffisamment pour que soit couverte une bonne partie des faits, depuis l’analogie mise en évidence dès le 19e s., jusqu’à l’exaptation, ou à la rémanence en cours de description, en passant par la réanalyse (et la recatégorisation qui lui est souvent subséquente), les changements phonétiques, l’emprunt (lexical mais pas uniquement), la grammaticalisation, la lexicalisation, la disparition et ses avatars éventuels. Parallèlement, les modalités et les aspects des changements font eux aussi l’objet d’analyses et de modélisations : leur plus ou moins grande rapidité de réalisation, ou leurs modes de déroulement, ou encore leurs enchaînement, ont généré des modèles qui sont en cours d’évaluation (par ex. la S-curve, mise en évidence dans le champ linguistique par A. Kroch (1989), après quelques autres, x chap. 2 ; ou encore les « changements liés »). Le but de la GGHF n’est cependant pas d’approfondir d’un point de vue théorique les divers types de changements, mais de permettre, à terme, d’établir des comparaisons et donc de situer leur importance relative dans l’ensemble de l’évolution des langues. On a ainsi pu mettre en évidence le rôle considérable qu’a joué tel ou tel type de changement dans l’évolution de tel ou tel paradigme ou construction : par exemple, le système des possessifs français apparaît comme le champion de l’analogie (x chap. 30.5) : il n’a pas fallu moins
Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
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de sept modifications analogiques pour passer du simple paradigme du latin classique au double paradigme du français contemporain, via des étapes fort complexes. Quant au paradigme des adverbes, il offre une synthèse sur l’utilisation particulièrement inventive des différents sous-types de grammaticalisation. Et l’on sait déjà que, dans l’évolution de la morphologie du français, la grammaticalisation est à l’œuvre dans plus d’un tiers des changements. Le lexique, lui, est bien entendu le lieu privilégié des emprunts de toute sorte.
10. Métalangage et catégories Les catégories à travers lesquelles on nomme les unités, et donc grâce auxquelles on pense la langue, changent elles aussi. Si certaines catégories majeures comme le verbe ou le nom ne posent guère de problème majeur depuis la grammaire antique, il n’en va pas de même pour des catégories comme celles des déterminants et des pronoms ; le latin en effet ne présente pas ce type de distinction pour des formes comme ille (‘ce’ déterminant vs. ‘celui’ pronom), ou meus (équivalent de ‘mon’ ou ‘le mien’) ; or le français distingue progressivement les séries cel- / cet-, mon / mien, etc. Dès lors, à partir de quel moment n’est-on plus devant une structure de type « adjoint + nom » (qui serait identique à celle dominant en latin) mais devant une hiérarchisation du groupe nominal rendant pertinente la dénomination de « déterminant » nominal ? Ces changements dans la structuration et donc dans la catégorisation rendent obligatoire dans cet ouvrage l’emploi de termes désignant des types de morphèmes qui ont existé à certaines périodes et ont disparu par la suite, tels que « particules », « préverbes séparables », ou d’autres termes encore, qui pourraient sembler relativement vagues mais qui permettent toutefois de ne pas biaiser l’observation et la description des états de langue anciens par le recours à des catégories peu adaptées, qui en faussent la compréhension. Il y a donc eu perte de catégories anciennes (préverbes séparables, adverbes polyvalents portant sur divers niveaux), mais aussi apparition de catégories nouvelles (déterminants, connecteurs), et nous mettrons ces changements systématiquement en évidence. Nous rencontrons dans l’analyse des unités de l’énoncé et du texte, toutes proportions gardées, une difficulté identique à celle qui vient d’être évoquée à propos des catégories. L’emploi d’une expression comme « phrase complexe », par exemple, laisse entendre que des propositions sont organisées dans des relations de dépendance. Or on sait que ce type de relations s’ancre progressivement sur un continuum qui va de la parataxe à la rection la plus étroite, et aux faits d’enchâssement. Ici encore, l’emploi de la terminologie destinée à la description du français moderne (ou du moins du français moderne écrit) peut empêcher de rendre compte de façon pertinente des évolutions qui se sont produites dans ce domaine. On constate en effet, en MF ou en FPréclass, une moins grande autonomie de la « phrase » par rapport à la dimension textuelle : bon nombre de faits syntaxiques se règlent au niveau d’une séquence de propositions (on rappellera ici la notion de « période », qui a été trop vite renvoyée au champ de la rhétorique et de la stylistique). Et la question ne se pose pas seulement pour l’unité « phrase », mais également pour la « proposition » : ce noyau minimal, cette cellule construite autour du verbe, est, elle aussi, en évolution. Parler de proposition (ou de « phrase noyau », ou de « phrase de base ») laisse penser que seules des différences de position entre les constituants séparent les énoncés d’époques successives
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(OVS vs. SVO, par exemple). Or c’est l’organisation même de la proposition qui se modifie, en particulier par la formation d’un syntagme verbal hiérarchisé, l’ordre des éléments n’étant qu’une conséquence de cette restructuration. Tout ceci conduit à utiliser des expressions plus prudentes, telles que, par exemple, celle de « zones (préverbale, postverbale) » de l’énoncé.
11. Une longue et dense tradition La GGHF 2020 se situe, on l’a dit en commençant, dans la tradition des grammaires historiques du français, dont plusieurs ont accompagné l’ouvrage initial de Brunot ou lui ont succédé, et leur apport a été capital : la Grammaire historique de la langue française de K. Nyrop (1899-1930), le Cours de grammaire historique de la langue française d’A. Darmesteter (posthume, avec E. Muret et L. Sudre, 1889-1891, réimpr. 4 vol., 1930) ; et la Grammaire historique de la langue française de L. Kukenheim (2 vol., 1967-1968), ouvrages qui seront évoqués ponctuellement. On y ajoutera des ouvrages exemplaires en syntaxe ou phonétique historiques tels que la Syntaxe historique du français de C. Sneyders de Vogel (1919), la Historische französische Syntax d’E. Lerch (1925-1934), et la Historische französische Syntax d’E. Gamillscheg (1957), ou encore les Eléments de linguistique romane d’E. Bourciez (1967/1956/1930 [1910]) ; en phonétique historique, on évoquera, parmi bien d’autres (x chap. 11, §1), le Précis de phonétique française, publié en 1889 par Edouard Bourciez (et ensuite décliné dans diverses éditions), la Grammaire Historique de la Langue Française de W. MeyerLübke publiée en 1908, ou la Phonétique Historique du Français de Pierre Fouché publiée entre 1952 et 1961. Par ailleurs, dans la seconde partie du 20e s., plusieurs ouvrages de synthèse plus concis ont été publiés, à la suite du Précis de Grammaire historique de la langue française de F. Brunot et Ch. Bruneau (1937) ; entre autres ceux de J. Picoche et C. Marchello-Nizia, Histoire de la langue française (1989 – accès en ligne), ou de J. Chaurand, Nouvelle histoire de la langue française (1999). Et surtout, un grand nombre de descriptions synchroniques d’états anciens du français, consacrées à des périodes particulières, ont paru dès le 19e s., et spécialement depuis une cinquantaine d’années. Tous ces ouvrages ont été extrêmement précieux dans l’élaboration de la GGHF 2020. Mais ces réalisations, immenses pour les premières, plus modestes pour les autres, ne représentent pas seulement pour nous une « tradition ». En effet, si nous avons pour notre part fortement souligné, dans les pages qui précèdent, les points sur lesquels notre volonté d’innovation est intervenue, ce n’était pas une manière de nous opposer ou de nous démarquer fondamentalement de ces grands prédécesseurs. Au contraire. Par là aussi, nous nous situions dans la lignée de nos prédécesseurs, nous suivions sinon leurs traces, du moins leur ambition : car tous, et chacun à sa manière, à sa place et dans son époque, ont modifié, infléchi – et parfois fortement, définitivement – notre manière moderne de penser le changement, non seulement en linguistique, mais plus largement dans les sciences humaines. Une dernière chose, en conclusion, à propos de cet ouvrage : nous avons voulu rendre le plus lisibles possible ces chapitres ou sous-chapitres parfois très denses et fort techniques. Chacune de ces monographies, de la plus brève (les huit pages des Numéraux en 30.7) à la
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plus longue (les 71 pages traitant de la Syntaxe du sujet en 34.1), constituent des récits en soi. Notre effort a tendu à faire que ces petites histoires – dont on ne connaît pas la fin – génèrent au total les éléments pour une théorie du changement. Pour nous, au terme de ce travail, quelques visions se sont formées ou consolidées, des perspectives se sont dessinées, que résume la Conclusion. Nous espérons qu’il en sera de même pour les lecteurs. Références bibliographiques : Barton 1408 ; Bourciez 1889, 1910 ; Brunot 1905-2000 ; Brunot et Bruneau 1937 ; Chaurand 1999 ; Coseriu 1966, 1973 ; Darmesteter 1891-1897-1930 ; Fouché 1952-1961 ; Gamillscheg 1957 ; Humboldt 1836 ; Koch et Oesterreicher 2001 ; Kroch 1898 ; Kukenheim 1967-1968 ; Lerch 1925-1934 ; Martinet 1961 ; Meyer-Lübke 1908 ; Mioni 1983 ; Nyrop 1899-1930 ; Picoche et Marchello-Nizia 1989 ; Saussure 1972 [1906-1911] ; Sneyders de Vogel 1927 ; Zöll 1974.
Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Tobias Scheer et Sophie Prévost
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Chapitre 1. Une Grammaire historique de l’an 2020
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VAKAT
Chapitre 2. L’approche du changement linguistique dans la GGHF
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Chapitre 2 L’approche du changement linguistique dans la Grande Grammaire Historique du Français Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Chapitre 2. L’approche du changement linguistique dans la GGHF
Ce chapitre n’a pas pour vocation de retracer l’histoire des approches du changement linguistique depuis le 19e s. pas plus qu’il ne vise à rendre compte des débats et des présupposés théoriques sous-jacents qui opposent depuis plusieurs décennies les tenants des différentes approches. L’objectif de ce chapitre est de poser le cadre général qui sous-tend l’approche adoptée dans la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF), en explicitant les choix importants qui ont été faits, et les raisons pour lesquelles ils l’ont été. Il s’agit d’une part des principes fondamentaux qui président, selon nous, au changement, et d’autre part des mécanismes, ou plus largement des processus, qui semblent le plus à même d’en rendre compte. Ce chapitre ne traite cependant pas du domaine phonétique, en raison de ses spécificités (ayant trait par exemple à la première articulation), ce domaine étant abordé dans le chapitre 12. La GGHF est une grammaire au sens large du terme, qui traite des changements qui se sont produits en français dans l’ensemble des domaines de la langue, depuis la phonétique jusqu’au lexique, ce dernier champ d’étude n’étant que rarement inclus dans les grammaires traditionnelles. Outre le désir de proposer un ouvrage qui couvre l’ensemble des champs linguistiques, et à ce titre traite aussi les phénomènes relevant des codes de l’écrit, de la sémantique grammaticale et de la pragmatique (x chap. 1), il s’agit de dépasser une vision bipartite de la langue, qui opposerait de manière stricte « grammaire » au sens restreint (phonétique, morphologie, morpho-syntaxe et syntaxe) et « lexique ». Sans nier les spécificités de chacun de ces domaines, ni l’existence de mécanismes de changement qui pour certains sont propres à l’un ou à l’autre, grammaire et lexique sont envisagés dans un continuum au sein de la langue. Ils le sont d’un point de vue synchronique, certaines formes ou constructions appartenant nettement à l’un ou l’autre domaine tandis que d’autres se trouvent à la frontière entre les deux, par exemple les auxiliaires (ce que l’on peut rapprocher de la notion de gradience, voir entre autres Traugott et Trousdale 2010). Ils le sont aussi d’un point de vue diachronique, les phénomènes de grammaticalisation et de lexicalisation illustrant le passage d’un domaine à l’autre.
2.1 La notion de « théorie » du changement linguistique est-elle pertinente ? La question est récurrente depuis des décennies (voir Weinreich et al. 1968 : 99-100) : existe-t-il une ou des théorie(s) du changement linguistique ? Une telle théorie est-elle concevable ? La transposition de la notion de théorie depuis le domaine des sciences exactes (en particulier de la physique) dans celui de la linguistique, et plus spécifiquement dans le champ de la linguistique historique, ne va pas de soi, la prédictibilité, propriété centrale d’une « théorie » au sens où l’entendent Weinreich et al. (1968), constituant la pierre d’achoppement majeure. Conçue dans sa version ‘forte’ (strong form, Weinreich et al. 1968 : 99), une théorie prédirait, à partir de la description de l’état d’une langue, les développe-
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ments futurs de ladite langue et la chronologie de ceux-ci. Comme le soulignent Weinreich et al. (1968 : 99), peu de linguistes seraient assez téméraires pour envisager qu’une telle théorie soit possible. La version ‘faible’ (weak form) d’une théorie détermine, plus modestement, les contraintes du passage d’un état de langue à un autre, et postule qu’aucune langue n’autorise de changements violant des principes considérés comme universels dans les langues humaines. Plus que prédire les changements à venir, une telle théorie établit que certains changements ne se produiront pas (ou n’ont qu’une chance infime de se produire). Mais, même dans sa version la plus modeste, une théorie suppose une appréhension en profondeur des structures langagières et de leur complexité, cette dernière résultant pour une large part de la variation à laquelle est soumis tout état de langue. Or – il convient de replacer la prise de position de Weinreich et al. dans son contexte historique – la prétention à l’établissement d’une théorie émane du champ de la grammaire générative, laquelle, particulièrement à cette époque, n’accorde pas de place à la variation, mais s’appuie sur les productions d’un locuteur idéal. La description des structures langagières n’étant que partielle, et ne prenant pas en compte le caractère orderly heterogeneous de la langue, il n’est pas possible de prévoir comment la langue évoluera. A cela s’ajoute, et c’est lié, la non-prise en compte des facteurs sociaux, qui, selon Weinreich et al., jouent un rôle essentiel et doivent être envisagés au même titre que les facteurs strictement linguistiques. Meillet, cinquante ans plus tôt, constatait, d’une manière voisine, que les « lois générales » mises au jour « énoncent des possibilités, non des nécessités » (1921 : 15-16), ajoutant quelques lignes plus loin : « les lois de la phonétique ou de la morphologie générale historique ne suffisent donc à expliquer aucun fait ; elles énoncent des conditions constantes qui règlent le développement des faits linguistiques ; mais, même si l’on parvenait à les déterminer d’une manière complète et de tout point exacte, on ne saurait pour cela prévoir aucune évolution future, ce qui est la marque d’une connaissance incomplète ; car il resterait à découvrir les conditions variables qui permettent ou provoquent la réalisation des possibilités ainsi reconnues. […] Mais il y a un élément dont les circonstances provoquent de perpétuelles variations, tantôt soudaines, et tantôt lentes, mais jamais entièrement interrompues : c’est la structure de la société ». L’apport des travaux de Meillet est sans doute sous-estimé : initiateur de concepts importants (tels que la notion de grammaticalisation), il a proposé une réflexion pionnière sur le changement, intégrant très tôt l’importance de la dimension sociale. Le propos n’est pas, ni dans cette grammaire, ni plus généralement parmi les linguistes qui travaillent sur le changement dans les langues, de prédire les développements futurs du français (ou de toute autre langue), même si par le passé des tentatives ont pu être faites (voir Bollak 1903). S’il s’agit de prédire, ce ne peut être que « rétrospectivement ». L’accumulation des descriptions et des analyses des phénomènes de changement a en effet permis depuis un siècle de formidables avancées dans notre connaissance des états anciens du français, dans notre compréhension des processus de changement, et dans l’établissement de régularités, de tendances, voire de « règles », dans tous les domaines de la langue, ce qui permet de proposer des explications pour certains changements ou types de changements. Il n’en demeure pas moins que la détermination des causes profondes du changement, seules à même d’expliquer de manière systématique pourquoi tel changement se produit à tel moment, et pourquoi tel autre ne se produit pas, ou se produit à un autre moment, reste une question encore largement ouverte (même si, là aussi, des éléments de réponse ont été avancés), et il n’est pas sûr que l’on puisse un jour y répondre pleinement, ne serait-ce que parce que le facteur social nous échappe largement, et de manière définitive pour les états de langue les plus reculés.
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Il n’existe certes pas à l’heure actuelle de théorie du changement linguistique au sens où ce terme peut être utilisé dans le domaine des sciences exactes : il faut entendre la notion de théorie, là où elle est utilisée, comme un ensemble de « présupposés » concernant la nature du changement, ses modalités, et dans une certaine mesure ses causes, présupposés qui sont de nature empirico-inductive (accumulation des faits observés qui ont permis de mettre au jour des tendances, des régularités, voire des règles) mais aussi pour certains de nature hypothético-déductive (hypothèses sur la structuration d’une langue, voire sur le langage), qui peuvent être ensuite mis à l’épreuve des faits, et ainsi confirmés ou infirmés. Dans une telle perspective, on pourra opposer deux « paradigmes » théoriques : les approches formalistes, et en particulier parmi ces dernières la grammaire générative, et les approches fonctionnalistes (ces deux labels recouvrant des courants parfois assez divergents). Cette opposition repose sur l’existence de présupposés théoriques différents, et sur le recours à des méthodologies divergentes. Les deux types d’approches tentent de répondre aux mêmes questions (Quand ? Comment ? Pourquoi ?), mais elles adoptent pour cela des démarches différentes et apportent des réponses notablement divergentes. C’est dans une démarche de type fonctionnaliste que se situent la plupart des chapitres de la GGHF, leurs auteurs partageant la conviction que la variation et l’usage sont au cœur du changement linguistique, et leur accordant de ce fait une place prépondérante. La variation est toutefois désormais également prise en compte dans certains travaux de grammaire générative, de sorte qu’on ne saurait nier les apports des études qui se situent dans ce cadre, et qui ont pu irriguer (y compris dans le domaine phonétique) le champ des recherches diachroniques sur le français (voir en particulier les études dans ce domaine de M. Adams, P. Hirschbühler, M. Labelle, M. Dufresne, F. Dupuis et B. Vance, cités dans la partie consacrée à la syntaxe). C’est la raison pour laquelle est incluse ci-dessous une brève présentation, due à Monique Dufresne, des présupposés de cette approche du changement linguistique. Il convient de faire une place à part aux chapitres dédiés à la phonétique et à la phonologie (x partie 3), qui se situent dans un cadre théorique spécifique, l’approche autosegmentale, et dans une moindre mesure celle de la Phonologie de Gouvernement. Ce choix, pleinement justifié pour le domaine en question, est explicité dans le chapitre 12, qui présente les principes théoriques et méthodologiques qui sous-tendent la description des phénomènes. Il n’en sera donc pas question dans le présent chapitre.
2.2 Approche générativiste et approches fonctionnalistes du changement 2.2.1 La grammaire générative et le changement linguistique En grammaire générative, l’explication du changement linguistique n’est pas au centre de la théorie : c’est à travers l’étude de l’acquisition de la grammaire par l’enfant qu’est abordée la question du changement. La théorie de la grammaire développée depuis Chomsky au milieu du 20e s. reconnaît non seulement l’existence d’une faculté du langage innée, intégrée comme un module de l’esprit à notre système cognitif, mais elle vise aussi à déterminer l’état initial d’une telle faculté ou, dit autrement, ce qu’est la grammaire universelle (GU). Ceci suppose, comme
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le note Rouveret (2004 : 30), que « le langage n’est pas un objet public et social, dont les locuteurs individuels n’auraient qu’une connaissance partielle, mais un objet individuel, dont la connaissance est interne à l’esprit humain. », et c’est la GU, qui contient les principes universels, qui permet au locuteur de déterminer l’acceptabilité des énoncés linguistiques. L’acquisition de la langue première est en effet au centre de l’argumentation à l’appui de la GU. Tout enfant exposé à des données linguistiques acquiert une langue, sans qu’il y ait un enseignement particulier ; l’acquisition se fait rapidement, sans effort et sans que l’enfant en ait conscience, contrairement aux autres apprentissages, qui nécessitent un enseignement formel (voir Lightfoot 1998 : 60). L’architecture de la faculté du langage s’articule autour de principes universels et de paramètres. Dans divers ouvrages depuis Lectures on Government and Binding (1981), Chomsky compare le stade initial de la faculté du langage à un réseau électrique fixe relié à une boite de commutateurs : le réseau constitue les principes du langage, alors que les commutateurs ou paramètres expriment le choix des valeurs qui seront déterminées par l’expérience, et qui sont propres à chaque langue. Les principes permettent de créer la grammaire interne (I-Language) de tout être humain et forment les invariants, ou universaux, du langage – dont la structure interne universelle des syntagmes – et ils imposent des contraintes sur les types possibles de grammaire. Chaque langue du monde est par ailleurs identifiée à une configuration particulière des paramètres : ce sont donc ces derniers qui peuvent varier et devenir le lieu du changement. La fixation d’un paramètre implique plusieurs phénomènes, ce qui implique qu’un changement de paramètre entraîne un ensemble de réanalyses. Dans une telle perspective, Roberts (2014) considère que la grammaticalisation ou un changement analogique ne sont que les manifestations de la fixation nouvelle d’un paramètre. C’est ce qu’illustre en français, par exemple, la perte du paramètre du sujet nul (pro-drop) (Rizzi 1986). Ce paramètre rend compte de la différence entre les langues où le sujet pronominal référentiel a une réalisation phonologique et celles qui permettent un sujet pronominal sans réalisation phonologique, soit un pro dans la terminologie générativiste. On admet généralement que le français médiéval est une langue à « sujet nul » (Ademplir voeill [pro] vostre comandement ‘remplir veux [je] votre commandement’, Roland, v. 309-10), ce qui aurait été permis par une morphologie verbale riche, c’est-à-dire spécifiée pour les traits de personne et nombre, comme le montre la conjugaison des verbes de cette période. Le FMod, qui a en partie perdu cette richesse, ne l’est plus, le pronom sujet réalisé phonologiquement étant devenu obligatoire en FClass. Rizzi (1986) a été le premier à poser l’existence de ce paramètre, et il l’a lié à la présence de plusieurs autres phénomènes : l’absence de pronom explétif, la présence de pronoms sujets « toniques », la possibilité de trouver un sujet en position postverbale. Reste à comprendre ce qui provoque une modification dans la fixation d’un paramètre. Pour qu’un changement apparaisse dans la langue, il faut que la grammaire acquise par l’enfant soit différente de celle acquise par la génération précédente. Andersen (1973) a ainsi formulé l’hypothèse que les enfants de la génération 1 et ceux de la génération 2 n’ont pas nécessairement la même grammaire, les données linguistiques auxquelles les seconds ont accès n’étant pas identiques à celles auxquelles les premiers sont exposés. Ainsi, même si la construction d’une grammaire constitue un objet individuel, la variation, au sens large, prend tout son sens pour comprendre le changement linguistique. Ce modèle du changement linguistique (voir Lightfoot 1979, 1998), ne permet cependant pas d’expliquer comment un
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changement paramétrique est déclenché, d’autant que le rapport entre la langue de la génération 1 (L1) et celle de la génération 2 (L2) n’est pas suffisamment explicité. Une explication a été proposée, selon laquelle un changement dans les données accessibles à un enfant rend ces dernières opaques, ou ambiguës. Ainsi, pour reprendre l’exemple du paramètre du sujet nul, l’appauvrissement de la morphologie verbale (en particulier les traits d’accord et de nombre) rend impossible la légitimation d’un pronom sujet sans réalisation phonologique, c’est-à-dire un pro. Les données ne sont plus assez robustes pour permettre à l’enfant de générer une grammaire qui fixe positivement le paramètre pro-drop (Lightfoot 1989, Roberts et Roussou 2003). Une réanalyse s’impose, qui le conduit à créer une nouvelle grammaire (G2), dans laquelle le paramètre est fixé « négativement ». On ne passe cependant pas directement de L1 à L2, la période de variation, dans l’exemple cité, durant plusieurs siècles. On notera (voir Longobardi 2001) que la cause d’un changement syntaxique se trouve ainsi ailleurs dans la langue, dans les composants morphologique ou phonologique. Elle peut aussi être liée à la dimension sociolinguistique ; sur cette question voir, entre autres, Donaldson 2018). 2.2.2 Une approche « diachronique » et « fonctionnaliste » du changement Les termes de changement et d’évolution sont souvent utilisés de manière interchangeable. Or, comme le souligne Marchello-Nizia (1995 : 28-29), il est nécessaire de distinguer les deux, tant d’un point de vue conceptuel que méthodologique : « le changement, c’est le résultat, ce que l’on constate. L’évolution c’est le processus [qui sous-tend les changements], invisible, et largement inconscient, que le linguiste a pour tâche d’expliquer, c’est-à-dire de reconstruire ». Et plus loin elle ajoute : « Bien entendu, il ne faut jamais perdre de vue que les évolutions ainsi reconstruites restent toujours du domaine des hypothèses, toujours falsifiables donc, et dont la validité, au moins dans l’absolu, est dépendante de facteurs mouvants ». Les changements sont observables, les évolutions ne le sont pas. Le linguiste diachronicien doit décrire les premiers et essayer de mettre au jour les secondes. Cela suppose une approche véritablement diachronique, qui ne saurait se réduire à la prise en compte d’un point de départ et d’un point d’arrivée, ou à la somme d’états synchroniques successifs, même si cela constitue un préalable indispensable : il convient d’expliquer comment l’on passe de l’un à l’autre. Décrire et analyser les changements du français au cours de ses douze siècles d’existence (écrite) et mettre au jour les processus d’évolution qui les sous-tendent : tels sont les objectifs de la GGHF, qui privilégie pour cela une approche fondée sur quelques présupposés essentiels, dont certains seront développés dans les sections qui suivent. La dichotomie posée par Saussure entre synchronie et diachronie a pendant longtemps relégué la seconde hors d’un possible système : « La linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des termes existant et formant système, tels qu’ils sont aperçus par la même conscience collective. La linguistique diachronique étudiera au contraire les rapports reliant des termes successifs non aperçus par une même conscience collective, et qui se substituent les uns aux autres sans former système entre eux » (Saussure 1972 [1906-1911] : 140). L’antinomie entre le changement (et l’approche « diachronique » qui en rend compte) et la notion de système, conçu comme un ensemble de structures, tient à une conception statique de ce dernier chez Saussure : cette opposition se résout dès lors que l’on conçoit qu’un
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système puisse être dynamique, tant en synchronie qu’en diachronie. Une telle vision permet de rendre compte de la variation en synchronie, en envisageant un système orderly heterogeneous (Weinreich et al. 1968) ainsi que de la variation diachronique, que le changement soit conçu comme une succession de déséquilibres et de rééquilibrages (le système ne changeant que par « touches », sans jamais mettre en péril la communication), ou bien, et les deux conceptions sont pleinement compatibles, comme le signe d’une grammaire sans cesse émergente (Hopper 1987). La notion de « structures » n’est pas incompatible avec celle de variation, et l’on peut établir des « structures diachroniques ». L’approche adoptée dans la GGHF repose sur la conviction, confirmée par l’étude des données, que la variation est au cœur, et à l’origine, des changements, et que l’usage de la langue par les locuteurs joue un rôle essentiel, tant dans leur déclenchement que dans leur diffusion. Corollaire immédiat, c’est selon un rythme progressif que s’opèrent les changements dans leur ensemble, ce qui n’exclut pas des phases de transition abruptes. Enfin, et bien que la question des « causes » des changements comporte encore bon nombre d’inconnues, pour le français et pour les langues en général, le double présupposé adopté ici est que, d’une part un changement peut avoir plusieurs causes, convergentes, et d’autre part que les causes des changements peuvent être de nature différente, « externes » ou « internes » (voir 2.5.3 ci-dessous). Dans leur article de 1968, « Empirical Foundations for a Theory of Language Change », qui a marqué un tournant majeur dans l’approche du changement linguistique, Weinreich, Labov et Herzog identifiaient cinq problèmes, liés, que le linguiste doit tenter de résoudre pour répondre aux questions du « comment » et du « pourquoi » du changement linguistique. Il s’agit du problème des contraintes sur la transition d’un état de langue à un état immédiatement postérieur ; de l’insertion (embedding) du changement dans le système linguistique ; de la transition, à savoir les causes et les modalités de la propagation d’un changement ; de l’évaluation d’un changement en cours par les membres d’une communauté ; enfin, du déclenchement (actuation) d’un changement, qu’ils considèrent comme le cœur même de la question, et qui reste assurément le plus complexe et le plus épineux des problèmes liés aux changements. La question de l’évaluation est inégalement traitée dans les approches du changement linguistique, soit par principe (relevant pour une large part du domaine social, elle est ainsi généralement écartée dans les études d’inspiration générativiste), soit parce qu’elle ne peut être sérieusement prise en compte, par manque d’information, pour les états les plus anciens d’une langue, y compris du français. Les quatre autres restent en revanche, implicitement ou non – et souvent formulées en d’autres termes – au cœur des approches, de quelque obédience qu’elles soient. En particulier, il existe un très large consensus sur le fait que décrire un changement et mettre au jour un processus d’évolution suppose une appréhension des structures synchroniques dans lesquelles celui-ci prend place ainsi que l’établissement des conditions qui permettent son avènement.
2.3 Qu’entend-on par changement linguistique ? La question est complexe dans la mesure où elle revêt différentes dimensions. D’une part la notion de changement est ambiguë, du fait qu’elle peut être entendue dans un sens spécifique de transformation, ou au contraire dans un sens large, générique. Dans ce second sens, elle recouvre trois types de phénomènes : apparition, transformation / changement, et dispa-
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rition. Même si, au final, chacun de ces trois phénomènes – qui peuvent se combiner – donne lieu à un changement dans le système linguistique, il convient de les distinguer. Les phénomènes de disparition sont peut-être les moins étudiés (en dehors des phénomènes d’attrition et de la sortie du lexique de certaines formes ; voir cependant Verjans et BadiouMonferran 2015 pour les questions morpho-syntaxiques et syntaxiques). Comme les phénomènes d’apparition et de transformation, ils peuvent se situer au niveau d’une forme comme d’un paradigme. A titre d’exemples on citera dans l’histoire du français la disparition de la forme moult (voir Marchello-Nizia 2006a : 137-179 et x 32.4.1), et celle du paradigme des particules préverbales (x 32.2). Dans le premier cas, la disparition aux 15e16e s. de moult, quantifieur-intensifieur polyfonctionnel (pouvant porter sur un adjectif, un adverbe, un nom ou un verbe), en relation avec le développement de beaucoup et le redéploiement des emplois de très, a entraîné en français une transformation du paradigme des quantifieurs-intensifieurs, marqué par une répartition entre très et beaucoup des emplois préalablement couverts par moult. Dans le cas des particules préverbales (par, très, …) la disparition des formes dans cet emploi a entraîné la pure disparition du paradigme. Ces deux exemples illustrent un autre aspect, double, de la question « qu’entend-on par changement ? ». D’une part, un changement, de quelque nature qu’il soit, peut affecter une forme, simple ou complexe (ce qui entraîne une reconfiguration du paradigme auquel elle appartient), ou bien l’ensemble d’une catégorie, d’un paradigme; le français a ainsi connu la disparition du paradigme des particules préverbales, et à l’inverse l’émergence de différentes « catégories », telles celle des périphrases aspecto-temporelles (aller, venir de, … + infinitif) ou bien celle des « marqueurs de topicalisation » : à propos de, pour ce qui est de, pour / en ce qui concerne. D’autre part, un changement peut affecter, dans le couple forme-fonction, soit le moyen de codage (la forme), soit sa fonction (ce qui peut être moins directement perceptible), soit les deux, et il peut en outre avoir des effets, par « compensation », sur la fonction d’un autre moyen de codage (la littérature est abondante sur le rapport forme / fonction : pour une synthèse récente, voir Frajzyngier 2015). Les nombreuses transformations morphologiques qui ont affecté les verbes français illustrent typiquement le premier cas de figure : dans la majorité des cas le changement formel n’a pas eu d’incidence sur la fonction. A l’inverse, le développement d’une fonction de renforcement de la négation pour les substantifs pas, point, mie, qui implique un changement de « fonction », n’a pas entraîné une altération sur le plan formel. Mais nombreux sont les cas où forme et fonction sont affectées, dans un rapport de causalité non unilatéral et parfois réciproque (le changement formel peut entraîner un changement fonctionnel, lequel peut en retour accroître le premier), avec des cas de figure assez variés. Un changement formel peut entraîner la disparition de la fonction codée, laquelle est prise en charge par un autre moyen de codage. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la disparition des particules verbales, il semble que la valeur aspectuelle qu’elles véhiculaient ait été ensuite en partie exprimée par certains emplois des temps verbaux. Un autre exemple bien connu est celui de la disparition progressive de la déclinaison nominale en AF (déjà largement réduite depuis le latin, de six à deux cas). Cette disparition a de facto supprimé le codage morphologique de la fonction argumentale (même s’il a été mis en avant – voir entre autres Schøsler 1984 et x 30.1 – que la déclinaison n’était pas le seul moyen d’identifier la fonction des GN, la structure argumentale, le caractère animé ou non des référents, … jouant aussi un rôle, et ce dès le latin). La fixation progressive de l’ordre des mots en français au profit d’une linéarisation SVO largement dominante peut être interprétée comme la prise en
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charge par cette dernière d’une fonction précédemment assumée par la déclinaison, la syntaxe prenant en quelque sorte le relais de la morphologie. Envisager que ce soit la fixation de l’ordre des mots qui a entraîné l’étiolement de la déclinaison nominale (position qui pose problème, comme le souligne Frajzyngier, du fait que l’ordre des mots ne code que les fonctions majeures que sont le sujet, l’objet et l’attribut, mais non les fonctions secondaires, que marquait la déclinaison à l’aide des cas ablatif et génitif) ne change rien quant au processus global : le moyen de coder une « fonction » a été remplacé par un autre moyen. Une analyse analogue peut être faite pour ce qui concerne l’amuïssement des désinences verbales, qui marquaient, entre autres, la personne verbale. Plus encore que dans le cas précédent, les positions divergent en termes de rapport de causalité : l’amuïssement des désinences a-t-il provoqué le développement des pronoms personnels, ou le second – perceptible à une époque où les désinences sont encore bien vivantes – a-t-il accéléré le premier ? (x 34.1.1.4 pour une discussion). Il est probable que les deux phénomènes ont coagi et se sont renforcés mutuellement. Mais que le rapport de causalité ait joué dans un sens ou dans l’autre, ou dans les deux, il n’en demeure pas moins que le codage de la personne verbale, initialement assuré, principalement, par les désinences verbales, l’est désormais, principalement, par les pronoms personnels : une même « fonction » (entendue ici dans un sens large) a changé de moyen de codage. Retracer l’histoire d’une langue, en l’occurrence le français, c’est, pour une large part, rendre compte des changements qui ont affecté les moyens de codage des fonctions, les fonctions elles-mêmes, et la relation entre les deux. Tel est l’objectif de la GGHF, en dehors de la partie consacrée à la phonétique : les unités de première articulation, dont elle traite, n’ont pas de fonction, et ce par définition. Indépendamment du type de changement (apparition, disparition, transformation), du niveau auquel il se situe (membre d’une catégorie ou catégorie elle-même), et du fait qu’il affecte le moyen de codage et / ou la fonction codée, se pose la question de déterminer le « seuil » à partir duquel on peut considérer qu’un changement a eu lieu, et quelle est la nature de ce seuil. Andersen a insisté (1989, 2001b) sur la nécessité de distinguer « innovation » et « changement », explicitant une distinction présente implicitement dans bon nombre de travaux antérieurs, et même déjà chez Saussure : « un fait d’évolution est toujours précédé d’un fait, ou plutôt d’une multitude de faits similaires dans la sphère de la parole […] dans l’histoire de toute innovation on rencontre toujours deux moments distincts : 1°) celui où elle surgit chez les individus ; 2°) celui où elle est devenue un fait de langue, identique extérieurement, mais adopté par la collectivité » (Saussure 1972 [1906-1911] : 138-139). L’innovation est le fait d’un locuteur, ou de plusieurs locuteurs, mais elle demeure, au niveau du système linguistique, un fait à la fois isolé et non conventionnalisé (et elle peut d’ailleurs disparaître). Pour que l’on puisse parler de changement, l’innovation doit se diffuser (avec des vues non strictement identiques, Croft 2000 parle de « propagation », Andersen 2001b d’« actualisation », les deux référant au processus et à son résultat ; sur la relation entre innovation et propagation, voir aussi Petré et Van de Velde 2018). Elle doit se diffuser, d’une part dans les structures et contextes linguistiques (et textuels : l’histoire du français est riche de changements qui se sont initiés dans certains domaines textuels, ou dans la prose avant le vers), et d’autre part parmi les locuteurs, ce type d’extension étant évidemment difficile, souvent impossible, à retracer avec certitude pour les états anciens de la langue. Ce n’est qu’une fois qu’une innovation s’est conventionnalisée, entraînant parfois la disparition d’autres formes, ou bien instaurant la coexistence de variantes, que l’on peut considérer qu’il y a changement. La propagation de la nouvelle forme s’évalue en termes quantitatifs (fréquence) mais aussi qualitatifs (extension à un nombre croissant de contextes et de locu-
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teurs). Il n’en demeure pas moins difficile de définir un seuil de manière absolue, d’autant que tous les contextes linguistiques et tous les groupes de locuteurs ne sont pas nécessairement affectés. Une autre question, qui se situe pour ainsi dire à l’autre bout du processus, concerne l’achèvement de celui-ci, sa clôture, le changement conçu comme un résultat. Si le fait d’étudier des états anciens de la langue soulève bon nombre de difficultés (données discontinues, absence de locuteurs, … voir ci-dessous 2.6), le recul du temps nous permet en revanche de déterminer, au moins pour certains changements, qu’ils sont bel et bien achevés. La triade Innovation / Propagation / Changement est étroitement liée à la question de la variation ainsi qu’à celles des rythmes et des modalités des changements, abordées cidessous.
2.4 La variation au cœur du changement linguistique. Rythme, vitesse et durée des changements. Depuis des décennies est acquise, au sein de bon nombre d’approches, la conviction, étayée par les faits, que variation et changement sont intimement liés : tout changement (à l’exception de certaines innovations lexicales) résulte d’une situation de variation – mais toute variation ne débouche pas sur un changement : la variante nouvelle peut disparaître, ou bien la variation peut se maintenir, ainsi de la coexistence en français contemporain, dans des registres différents, de pas / ne… pas, ou des marqueurs de haut degré très / trop. Quand le changement correspond à une apparition ou à une disparition, l’une des deux variantes est une forme nulle (ainsi en a-t-il été jusqu’au 16e s. pour le sujet, de la coexistence entre l’absence d’une forme explicite et la présence d’un pronom personnel, x 34.1.1) En posant l’hétérogénéité comme constitutive des langues, et des pratiques de tout locuteur (tout sujet parlant est capable de produire et interpréter des variations), les travaux en socio-linguistique ont permis de dépasser le paradoxe du changement : les langues changent, alors que cela constitue potentiellement un trouble à l’intercompréhension. Ainsi est résolue, à travers la notion de variabilité, d’une part l’apparente contradiction entre système et hétérogénéité – l’hétérogénéité est constitutive du système en tant qu’ensemble de structures –, et d’autre part la dichotomie entre synchronie et diachronie, les germes du changement s’observant en synchronie, dans la coexistence de variantes, idée d’ailleurs formulée très tôt, mais non systématisée : « Pendant un certain temps, le point de départ et le point d’aboutissement de la mutation se trouvent coexister sous la forme de deux couches stylistiques différentes […] Un changement est donc, à ses débuts, un fait synchronique » (Jakobson 1963 : 37). Les recherches en socio-linguistique ont permis un renouveau majeur dans l’approche du changement linguistique, tant du point de vue de sa conceptualisation que de son appréhension et de son analyse. Mais les travaux qui se sont développés à partir des années 60 (en particulier ceux de Labov) étaient consacrés pour beaucoup aux phénomènes phonétiques et phonologiques, domaine dans lequel il est plus facile d’établir une équivalence sémantique entre deux variantes que dans celui de la syntaxe. Ils portaient par ailleurs sur des états de langue récents ou contemporains, pour lesquels le linguiste, d’une part dispose de sa compétence de locuteur, d’autre part peut constituer un corpus raisonné, selon des critères de sélection rigoureux, et mener des enquêtes, ce qui est exclu pour les états passés de la
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langue, et ce d’autant plus que l’on recule dans le temps. Si les travaux de S. Romaine (en particulier 1982), ainsi que ceux de A. Lodge (1997, 2004) et de W. Ayres Bennett (entre autres 1996 et 2004), ont inauguré une socio-linguistique historique du français, il est évident que les critères d’analyse mis en œuvre ne sauraient être les mêmes que ceux auxquels recourent les analyses socio-linguistiques portant sur des états de langue modernes : à objet différent, méthodologie différente (ce point sera repris en 2.6). Le fait que les changements soient précédés d’une période de variation a des conséquences majeures sur leur « nature » : mis à part certains changements lexicaux, les changements se produisent de manière progressive, et non pas abrupte. Il convient de revenir brièvement sur cette opposition, qui a prévalu pendant quelques décennies jusqu’au début du 21e s., et qui, pour une large part, tient à une différence de point de vue, de deux ordres. D’une part, la perception diffère selon que l’on se place du côté de l’acte individuel de parole ou du côté de la somme de ces actes. Un même locuteur peut produire un changement, c’est-à-dire utiliser une variante b – variante qui peut être formelle et / ou fonctionnelle (voir 2.3 ci-dessus) – au lieu d’une variante a (mais pas a et b en même temps), ou un locuteur peut utiliser la variante b tandis qu’un autre locuteur utilise la variante a. L’alternance, par définition, est discrète, et le changement abrupt (mais un locuteur peut utiliser alternativement a et b, comme en témoigne l’alternance ne… pas / pas chez de mêmes locuteurs selon les situations communicationnelles). En revanche, dès lors que l’on envisage la diffusion d’un changement (p. ex. de la variante b au détriment de a), le processus est nécessairement progressif : tous les locuteurs n’adoptent pas la nouvelle variante simultanément, elle se diffuse selon des modes complexes et variés parmi les groupes de locuteurs, processus qui, dans le détail, nous reste largement inconnu pour les états de langue anciens (ce qui n’empêche pas de défendre la position selon laquelle les enfants ne sont pas les seuls « lieux » du changement, lequel s’opère aussi entre pairs de la même génération). Par ailleurs, un changement ne se produit pas en même temps dans tous les « contextes ». Vaste, et parfois vague, la notion de contexte a été affinée dans différents travaux (voir entre autres Bybee et Dahl 1989 : 63 et suiv., Bybee et al. 1994, et Himmelmann 2004), qui ont proposé de la subdiviser en différents niveaux. Himmelmann distingue ainsi la ‘classe d’accueil’ (host-class), le contexte syntaxique, et le contexte sémantico-pragmatique. Dans de nombreux changements, en particulier ceux relevant de la grammaticalisation, ces trois types de contextes connaissent une expansion (ainsi, en se grammaticalisant comme semiauxiliaire de temps, le verbe aller, dénotant initialement le mouvement, a élargi sa classe de sujets, qui accueille désormais les référents inanimés). Un contexte, quel que soit son « niveau », peut aussi accueillir une variante moins rapidement qu’un autre. L’expression du sujet par un pronom personnel s’est ainsi systématisée plus rapidement en subordonnée qu’en indépendante / principale, en discours direct qu’en récit, et avec la première personne du singulier. La diffusion d’un changement ne s’opère pas non plus simultanément dans tous les contextes « extra-linguistiques », label sous lequel on peut regrouper la forme des textes (vers / prose), leur domaine (littéraire, scientifique, …), mais aussi le dialecte dans lequel ils sont écrits, et le groupe social quand ce critère est accessible. Différents changements syntaxiques se sont ainsi propagés plus rapidement en prose et dans les domaines non littéraires. Dans le domaine morphologique, la chute de la déclinaison bicasuelle a progressé plus vite dans les dialectes de l’Ouest que dans ceux du Nord et de l’Est. L’innovation, individuelle, est brutale, tandis que sa propagation – le changement à proprement parler – est progressive, aussi bien au niveau « social » (groupe de locuteurs,
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classes d’âge, types de textes, niveaux de langue, localisation géographique, …) que structurel (système linguistique). La perception de la nature des changements varie d’autre part selon la granularité avec laquelle on envisage ceux-ci, soit comme un processus global, soit comme une succession de micro-changements. Dans cette perspective, la place accordée à la réanalyse (voir cidessous 2.5.1), en particulier dans le processus de grammaticalisation, est décisive. Envisager la réanalyse, abrupte, comme le mécanisme principal du changement (Roberts 1993, dans le cadre de la grammaire générative, considère ainsi la grammaticalisation comme un simple sous-type de réanalyse) conduit à concevoir le changement comme brutal. Ce point de vue s’inscrit dans une vision générale dans laquelle le changement résulte d’un changement de paramètres, lesquels ont été longtemps conçus en termes de macro-paramètres (Lightfoot 1991), ce qui a eu pour conséquence d’appréhender les changements, au moins dans le domaine morpho-syntaxique, comme se produisant à grande échelle (tout en admettant qu’ils résultent d’une accumulation de micro-changements). Un changement de position récent de certains syntacticiens générativistes (entre autres Robert et Roussou 2003, van Gelderen 2011) au profit d’une approche en termes de micro-paramètres a de facto entraîné une vision à « petite échelle » (et non plus « catastrophique ») et permis un rapprochement, sur ce point au moins, avec les approches envisageant le changement comme une succession de ‘micro-pas’ (microsteps), certes discrets et abrupts, mais qui, pris dans leur globalité, constituent un processus graduel (voir en particulier Hopper et Traugott 2 2003 [1993] : 35-37, Traugott 2003, Traugott et Trousdale 2010 et Traugott et Trousdale 2013 : 74-75). Etant admis que les changements, pour beaucoup, sont progressifs, restent deux questions : celle de leur vitesse et celle de leur durée globale. Pour ce qui est du premier point, Kroch (1989) a mis au jour (et en se fondant sur des études mathématiques antérieures), pour certains changements morpho-syntaxiques, un schéma d’évolution qu’il a nommé ‘courbe en S’ (S-curve) : dans un premier temps, les emplois augmentent lentement, gagnant progressivement de nouveaux contextes, puis, dans un second temps, leur fréquence s’accroît rapidement et pareillement en tous contextes, avant de ralentir, formant ainsi une sorte de palier. On ne saurait toutefois généraliser à tous les changements ce schéma d’évolution. Pour ce qui est de la durée, on ne peut établir de généralité (sinon que le domaine lexical, plus que les autres, offre des exemples de changements assez rapides), chaque changement ayant sa propre durée (une génération, un siècle, ...) que seul le repérage des points de départ et d’arrivée permet d’établir. Cela suppose de déterminer quand commence et quand s’achève un changement. L’instauration sur la durée d’une situation stable permet de décréter qu’un changement est clos. Cela ne signifie nullement que la situation soit immuable. Ainsi, alors que la variation ne … pas / pas semble s’être installée dans la langue depuis des décennies, il n’est pas exclu (et l’hypothèse est régulièrement formulée, x chap. 41) que la variante ne… pas finisse par disparaître même des registres les plus soutenus. Le démarrage d’un changement est plus difficile à établir, du fait que le repérage des premières occurrences, souvent éparses, est malaisé pour les états de langue anciens, a fortiori si le « maillage » du corpus est trop lâche (voir 2.6). De plus, ce qui apparaît parfois comme les prémices d’un changement peut se révéler n’être qu’une innovation qui ne s’est pas installée dans la langue (le français a ainsi développé au 16e s. des périphrases marquant le futur qui ne se sont pas maintenues). Le recul du temps permet de trancher sur ce point.
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L’établissement des points de départ et d’arrivée d’un changement peut faire difficulté, mais c’est cependant le repérage des étapes intermédiaires qui s’avère le plus délicat. La conviction que de nombreux changements, au moins dans les domaines morpho-syntaxique et sémantique, se produisent de manière progressive a conduit à affiner le modèle en deux étapes (passage de A à B, A et B pouvant renvoyer à la forme, à la signification ou à la fonction : voir ci-dessus 2.3) au profit d’un modèle en trois étapes faisant place à une phase de variation entre A et B (AB), modèle qui a lui-même été encore affiné par la subdivision en deux phases de l’étape intermédiaire. Heine (2002) a ainsi proposé un modèle en quatre étapes, mettant en jeu quatre types de « contextes » successifs. Initialement conçu pour les changements sémantiques, ce modèle est applicable au domaine morpho-syntaxique (la notion de variante pouvant s’entendre sur le plan formel ou fonctionnel et non pas seulement sur celui de la signification). Le stade 1 est le ‘stade initial’ (initial stage, qui correspond au sens originel dans l’approche de Heine) ; le stade 2, bridging context (‘contexte de transition’), est celui dans lequel la construction d’inférences, dans des contextes spécifiques car ambigus, permet l’émergence d’une nouvelle signification, ce que l’on peut reformuler comme l’apparition d’une variante B, de quelque type qu’elle soit. Le stade 3 correspond au switch context (‘contexte de bascule’), dans lequel la nouvelle signification apparaît dans des contextes incompatibles avec la signification d’origine. Sans disparaître, le sens originel (ou la variante initiale) passe au second plan. Enfin, dernière étape, la conventionnalisation des nouveaux contextes marque la primauté du sens nouveau (ou, plus largement, de la nouvelle variante). Ce modèle d’évolution peut se résumer par le schéma suivant : A > Ab > aB > B, la casse minuscule ou majuscule de A et B dénotant le caractère minoritaire (et donc souvent « marqué ») ou majoritaire des variantes A et B (schéma simplificateur qui limite à deux les variantes, lesquelles peuvent évidemment être plus nombreuses et interagir de manière complexe). La fréquence constitue en effet un critère majeur, et l’un des aspects qui distingue les étapes 2 et 3 (bridging context et switch context), la variante B s’imposant devant A par l’élargissement de ses contextes d’occurrence. La hausse de la fréquence d’une variante (quelle que soit la forme qu’elle prend) joue un rôle crucial dans les processus de changements, et elle est aussi, de par ses variations, le critère d’évaluation du changement : si la propagation s’évalue sur le plan qualitatif par une extension des contextes (au niveau des locuteurs et du système) elle se mesure conjointement d’un point de vue quantitatif. Complexe à opérer, en raison de la rareté de certaines données (voir 2.6), la quantification des données l’est aussi lorsque la variante se situe au niveau du sens ou de la fonction, et est donc plus délicate à appréhender (en particulier pour des états de langue anciens) que lorsqu’elle se situe au niveau de la forme. Elle l’est enfin parce qu’il est souvent malaisé d’identifier les deux étapes intermédiaires, et décisives, suggérées par Heine – les contextes de transition et de bascule – dans la mesure où leur repérage repose sur une interprétation fine des constructions, par nature ambiguës à ce stade ; une remarque analogue peut être faite à propos du modèle proposé par Diewald (2002, 2006b), qui propose, dans une même optique d’affinement de la phase de transition, de subdiviser celle-ci en contextes ‘atypiques’ – untypical contexts, ‘critiques’ – critical contexts et ‘isolants’ – isolating contexts. Notons enfin que la variante initiale (A dans le schéma de Heine) peut se maintenir, et continuer de coexister avec la / les nouvelle(s) variante(s). Le français, comme les autres langues, offre de nombreux exemples de ce phénomène de « divergence » (Hopper 1991), en particulier dans les processus de grammaticalisation, telle que l’illustre, par exemple, la coexistence des différentes étapes de l’évolution du verbe avoir : j’ai beaucoup d’amis / j’ai bien mangé / je viendrai demain.
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L’une des tâches du linguiste diachronicien, et donc l’un des objectifs majeurs de la GGHF, est de mettre au jour aussi finement que possible la durée des changements, leur rythme, leur vitesse, les modalités (qualitatives et quantitatives) de leur diffusion, de même que les phases de variation et les variantes en jeu. Outre l’intérêt en soi que présentent cette exploration et cette analyse, complexes, elles sont aussi des clés essentielles pour la mise au jour des différents mécanismes en jeu et de leurs interactions, logiques et chronologiques.
2.5 Mécanismes et processus à l’œuvre ; causes et motivations 2.5.1 Mécanismes et processus La littérature sur les mécanismes et processus à l’œuvre dans les changements linguistiques est abondante : il ne s’agit pas ici de les présenter en détail, ni même de tous les évoquer (certains le sont de manière détaillée dans les chapitres qui suivent, en particulier ceux qui touchent à la phonétique et au lexique) mais de rappeler ceux qui jouent, régulièrement, un rôle majeur dans les phénomènes de changement du français, au moins dans les domaines morpho-syntaxique, syntaxique et sémantique. 2.5.1.1 Réanalyse et analogie Deux « mécanismes » ont un rôle essentiel dans le changement linguistique, la réanalyse et l’analogie. Le terme de réanalyse (reanalysis) a été introduit par Langacker (1977 : 58) pour désigner un changement dans la structure d’une unité ou expression, un « reparenthésage » de ses éléments, sans que cela se manifeste dans sa structure de surface. Andersen (1973 : 765) avait cependant introduit un concept analogue quelques années plus tôt sous le terme d’abduction (notion empruntée au philosophe Ch. Peirce ; voir Peirce 1931-1935, Fann 1970), processus mental qui, contrairement au raisonnement par déduction ou par induction, peut introduire un élément nouveau dans le raisonnement, en l’occurrence dans la grammaire (on notera que Andersen (2001b : 231) a proposé l’adoption du terme de neo-analysis ‘néo-analyse’, adopté par Traugott et Trousdale 2010). Ce n’est que lorsqu’elle s’étend à des contextes précédemment « interdits », par un mécanisme d’extension analogique (propagation, généralisation, …), que la réanalyse devient perceptible (ainsi la possibilité pour le verbe aller en français d’apparaître avec un sujet inanimé, incompatible avec un verbe de mouvement, a rendu explicite sa « réanalyse » comme semi-auxiliaire). Phénomène déjà observé dans l’Antiquité, l’analogie a été décrite dès la fin du 19e s. (Paul 1975 [1880], Henry 1883), et les néo-grammairiens l’ont mise en avant pour expliquer le « blocage » de l’application des lois phonétiques. Facteur de trouble de l’ordre phonétique, elle régularise les paradigmes, conception largement reprise au début du 20e s. (voir Brunot 1905 : 199-200, Saussure 1972 [1906-1911] : 221-237). Meillet (1912 : 130-131) l’a définie comme un processus majeur de changement, qui, par contraste avec la grammaticalisation, modifie la surface sans altérer la structure du système. On ne détaillera pas ici le fonctionnement de l’analogie, ni ses différents types (sur ce point voir p. ex. la typologie proposée par Hock 2003), renvoyant à quelques-uns des multiples travaux dans ce domaine, tant dans son champ d’application privilégié, la morphologie, que dans celui de la séman-
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tique, dans lequel elle joue aussi un rôle important (entre autres : Paul 1975 [1880], Henry 1883, Anttila 1989 : chap. 5, Hock 1986, 2003, Fertig 2013, De Smet et Fischer 2017, Fischer 2018). On terminera simplement en évoquant une distinction qui a été faite depuis quelques années (voir Traugott et Trousdale 2010 : 38) entre l’analogie comme mécanisme (analogization) et l’analogie comme processus cognitif (analogical thinking). Cette distinction n’est à vrai dire pas nouvelle, et le processus cognitif à l’œuvre dans l’analogie a été très tôt souligné (voir Saussure 1972 [1906-1911] : 226), formulé sous diverses formes (p. ex. : « Analogy is a function of the relational aspects of grammar and a mental striving for simplicity or uniformity », Anttila 1989 : 88, Itkonen 2005). Que le mécanisme analogique résulte d’un processus cognitif analogique, et que les deux soient intimement liés, est une idée assez triviale. Il a en revanche été proposé que ce même processus puisse engendrer des mécanismes autres. Plus précisément De Smet (2009) a mis en évidence que, pour qu’une réanalyse puisse advenir, il faut qu’existe pour le locuteur un modèle sur lequel construire la nouvelle analyse (les locuteurs utilisent ce qui est déjà disponible dans leur usage), idée d’ailleurs présente dans celle d’abduction (Andersen 1973) – mais qui laisse néanmoins sans explication les situations pour lesquelles aucun modèle n’est disponible. Une telle perspective redistribue les rôles respectifs de la réanalyse et de l’analogie, donnant la primauté à la seconde, et non plus un simple rôle de mécanisme subséquent à la réanalyse (extension analogique « actualisant », généralisant, une réanalyse). Plus généralement Fischer (2011) a suggéré que l’analogie, comme processus cognitif, joue un rôle majeur en amont de bon nombre de changements, proposant de la concevoir comme une véritable cause. 2.5.1.2 Processus Dès le début du 20e s., Meillet (1912) a décrit dans ses grandes lignes, et nommé, un type de changement : la grammaticalisation. A partir des années 1980, l’étude de nombreux changements, en français et dans les langues du monde, a permis de mettre au jour des mécanismes réguliers, et de construire un cadre d’analyse pour rendre compte des changements relevant de ce processus. On ne recensera pas ici la très longue liste des travaux auxquels a donné lieu la grammaticalisation (à la fois comme processus de changement et comme approche de ce processus). Parmi eux les ouvrages de Lehmann (1982), de Heine et al. (1991b) et de Hopper et Traugott (1993) (et leurs rééditions) restent des travaux de référence, en particulier par la mise au jour qu’ils offrent de mécanismes et paramètres récurrents, formulés en termes différents mais pleinement compatibles. Plus récemment, Marchello-Nizia (2006a) a mis en évidence pour le français les nombreux changements qui relèvent de la grammaticalisation. Parmi les multiples définitions qui en ont été proposées, celle de Traugott (1996a :183) a eu l’intérêt de souligner, il y a plus de vingt ans, le rôle essentiel que jouent les contextes, une forme n’évoluant pas de manière isolée : « Grammaticalization […] is that subset of linguistic changes whereby lexical material in highly constrained pragmatic and morphosyntactic contexts becomes grammatical, and grammatical material becomes more grammatical ». La grammaticalisation peut coder des relations qui étaient déjà codées, mais différemment (ainsi du futur périphrastique « aller + infinitif » qui s’est développé en français alors qu’existait un futur synthétique – lui-même issu d’un processus de grammaticalisation : amare habeo > aimerai –, avec cependant des nuances sémantiques différentes), ou bien coder des relations qui ne l’étaient pas grammaticalement (ainsi de l’apparition de l’article indéfini).
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La réanalyse est généralement considérée comme un mécanisme essentiel dans le processus de grammaticalisation (contre cette position, et pour des raisons différentes, voir Haspelmath 1998, Lehmann 2002b, Roberts et Roussou 2003), sans pour autant lui être spécifique. Non visible en surface, c’est l’extension de la construction à des contextes que son analyse antérieure n’autorisait pas qui permet de percevoir qu’elle a eu lieu. L’analogie joue pareillement un rôle important, non seulement comme mécanisme, mais aussi, et surtout comme motivation (voir ci-dessus 2.5.1.1). Sur le plan sémantique, on a longtemps considéré que le passage du lexical au grammatical entraînait une désémantisation, un « blanchiment », lié à une abstraction croissante résultant de phénomènes métaphoriques ; la position est désormais plus nuancée (ce qui tient pour une large part à la reconnaissance d’une sémantique « grammaticale »): il y a effectivement perte de traits lexicaux (p. ex. pour les verbes évoluant vers un statut d’auxiliaire ou de semi-auxiliaire, ou pour le substantif pas acquérant un statut d’adverbe de renforcement de la négation) mais il y a en même temps gain de traits grammaticaux, et, au final, une reconfiguration des traits. Par ailleurs, la place prépondérante accordée à la métaphore a été revue au profit de la métonymie (voir en particulier Blank 1997, Koch 1999, 2001, 2008, Traugott et Dasher 2002), qui serait la véritable force motrice : initialement pragmatiques et associatifs, les changements ont lieu dans le flux du discours. Selon un processus récurrent, il se produit une sémantisation / conventionnalisation, par un usage fréquent, d’implicatures conversationnelles (phénomène particulièrement bien illustré dans le domaine temporel : développement d’une valeur causale à partir de celle de succession : puis que > puisque, d’une idée de préférence à partir de celle d’antériorité : plus tôt > plutôt, d’opposition / concession à partir de celle de concomitance : alors que). Métonymie et métaphore ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et doivent être conçues de manière complémentaire. Force motrice du changement, la métonymie est à la fois un modèle pour le changement et un produit de celui-ci. D’autres mécanismes sont régulièrement à l’œuvre dans les processus de grammaticalisation, sans être systématiques : érosion phonétique, en grande partie due à un usage accru des formes et liée aux phénomènes de coalescence (p. ex. la formation du futur synthétique en français) ; recatégorisation ; décatégorialisation (perte des marqueurs de catégorialité et des privilèges syntaxiques des catégories majeures : inaptitude à référer, perte de l’article,..) ; perte de liberté (hausse de la liaison structurelle et phénomènes de coalescence : un ex-complément se soude à son radical, comme dans les adverbes en -ment) ; fixation de la position ; réduction de la portée. Tous ces mécanismes ne sont pas toujours actifs, leur présence étant en partie liée à l’avancée sur la pente de la grammaticalité : celle-ci (qui peut aboutir à un effacement total) n’est que rarement parcourue dans son intégralité, et certains mécanismes, en particulier phonétiques, n’interviennent donc pas. Aucun n’est spécifique à la grammaticalisation, pas plus que la réanalyse et l’analogie évoquées ci-dessus, mais le processus de grammaticalisation a la spécificité d’en associer plusieurs, dans une relation de consécutivité et de partielle consécution. Les paramètres mis au jour par Lehmann (21995 : 108-159) peuvent être envisagés comme une synthèse des différents mécanismes présentés ci-dessus. Le degré d’autonomie du « signe » (au niveau du sens et de la forme), inverse à sa grammaticalité, permet de mesurer le degré de grammaticalisation de ce dernier. L’autonomie se manifeste sous trois aspects – poids, cohésion et variabilité – chacun étant à envisager du point de vue de la sélection et de la combinaison du signe, c’est-à-dire des rapports paradigmatiques et syntagmatiques, ce qui aboutit à six propriétés, dont la variation (hausse pour la cohésion et baisse pour le poids et la variabilité) permet d’identifier le degré d’autonomie et donc de gramma-
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ticalisation d’un signe. Il est ainsi possible de déterminer, entre deux unités reliées, laquelle est la plus grammaticalisée : aller verbe de mouvement est moins grammaticalisé que aller semi-auxiliaire du futur, puisque le second est en partie désémantisé, occupe une place fixe, a une portée syntagmatique limitée, et est intégré à un paradigme fermé. Le fait que l’un de ces critères – réduction de la portée – ne soit pas toujours attesté a contribué à l’apparition du concept de pragmaticalisation (Erman et Kotsinas 1993, Aijmer 1997, Dostie 2004, Günthner et Mutz 2004), pour rendre compte en particulier de l’émergence de certains « marqueurs discursifs », adverbes qui passent d’un statut intraprédicatif à un statut extraprédicatif, avec un élargissement de la portée (Il a parlé franchement vs. Franchement, c’est un imbécile), avec une migration du niveau de la phrase vers le niveau textuel, d’une signification conceptuelle vers une signification procédurale, et enfin du domaine lexical vers le domaine pragmatique. Les avis restent partagés sur la nécessité d’introduire le concept de pragmaticalisation, les divergences tenant pour une large part à la conception plus ou moins large de la grammaire (voir Traugott 1995a, Brinton et Traugott 2005, Prévost 2011, et x chap. 45). L’évolution d’une forme, d’une construction, du domaine lexical vers le domaine grammatical constitue un type de changement bien illustré en français, mais les changements dans l’autre sens le sont aussi, qu’il s’agisse de dégrammaticalisation ou de lexicalisation, deux processus dont la description, à l’instar de la grammaticalisation, a donné lieu à des cadres d’analyse. La dégrammaticalisation implique une forme de départ grammaticale et l’acquisition d’un statut moins grammatical, sans préjuger de la forme résultante, grammaticale ou lexicale. A l’inverse, dans le processus de lexicalisation la forme cible est nécessairement lexicale, sans présumer de la forme d’origine, lexicale ou grammaticale, ni même du processus. Les deux notions peuvent par conséquent être envisagées comme coextensives : la dégrammaticalisation d’une forme grammaticale qui aboutit à une forme lexicale peut être conçue comme une lexicalisation : « Lexicalization is thus an aspect of degrammaticalization – or more exactly : degrammaticalization processes may lead to new lexeme » (Ramat 1992 à propos de certains suffixes (-bus, -ism), qui acquièrent un sens lexical). Van der Auwera (2002), tout en admettant le recouvrement possible des deux notions, a proposé de les distinguer de la manière suivante : si une lexicalisation n’a pas comme origine une forme grammaticale, ce n’est pas une dégrammaticalisation, et si une dégrammaticalisation n’aboutit pas à une forme lexicale, ce n’est pas une lexicalisation. D’autres critères de distinction ont été proposés, en particulier le caractère graduel du processus (Norde 2001, 2009 propose de définir la dégrammaticalisation comme un déplacement progressif de la droite vers la gauche sur la pente de la grammaticalité). Les exemples de dégrammaticalisation restent globalement rares dans les langues (on cite souvent le -s de flexion en germanique, qui a acquis un statut de clitique en anglais, suédois, danois et norvégien) et le français n’échappe pas à cette tendance. L’évolution de très, préposition et préfixe en ancien français, vers un statut d’adverbe, constitue néanmoins un bel exemple de ce type de changement (voir Marchello-Nizia 2006a : 166-171 et x 32.4.1). Le terme de lexicalisation a été introduit par Kuryłowicz (1965) pour désigner le passage d’une forme de la grammaire au lexique (rejoignant de ce fait la notion de dégrammaticalisation, voir ci-dessus). Mais le processus de lexicalisation est aussi envisagé dans une vision plus large, sans contrainte sur la forme de départ, et correspond dès lors à l’introduction dans le lexique d’une nouvelle forme ou construction, quelle qu’en soit l’origine (pour une présentation plus détaillée, x 45.5). Si lexicalisation et grammaticalisation ont pu être conçues comme opposées l’une à l’autre, des positions plus nuancées
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se sont développées depuis une quinzaine d’années, qui les envisagent comme des processus complémentaires, orthogonaux, et entretenant des rapports complexes (voir en particulier Himmelmann 2004, Brinton et Traugott 2005). La difficulté à distinguer de manière catégorique les deux tient à ce que l’émergence d’une même forme peut être analysée par certains comme résultant d’une grammaticalisation, par d’autres comme issue d’une lexicalisation (voir Brinton et Traugott 2005 : 63-67 pour différents exemples de ce type). L’analyse qui a pu être faite de l’émergence des adverbes en -ment en français illustre bien ce point. Anttila (1989) considère qu’il s’agit d’une lexicalisation car la forme cible doit être apprise séparément du nom d’origine dans le lexique : le suffixe permet de créer des lexèmes. De leur côté Hopper et Traugott (22003) analysent ce changement comme une grammaticalisation, car il conduit à la création d’un formant grammatical à partir d’un mot autonome (mens / mente). Hopper et Traugott considèrent l’obtention du suffixe, Anttila la fonction ultérieure de ce suffixe. Cet exemple met au jour deux difficultés : le niveau d’analyse auquel on se situe, et l’interprétation de la forme résultante, grammaticale ou lexicale, la frontière entre les deux n’étant d’ailleurs pas nette, et le consensus s’étant assez largement imposé pour envisager formes grammaticales et formes lexicales dans une relation de continuum. La difficile délimitation entre formes lexicales et grammaticales est particulièrement bien illustrée par l’analyse des expressions complexes (prépositions complexes, locutions verbales : prendre garde, donner congé, avoir faim…). Leur formation et leur nature résultante relèvent-elles de la grammaticalisation ou de la lexicalisation ? Au cœur du processus qui conduit à leur émergence se trouve un mécanisme de fusion avec une baisse de la compositionnalité, mécanisme régulièrement présent dans les processus de grammaticalisation comme de lexicalisation (ce n’est d’ailleurs pas le seul mécanisme commun : réduction phonétique, réanalyse, conventionnalisation, métaphorisation et métonymisation le sont aussi). Comme le soulignent Brinton et Traugott (2005 : 62) : « one area in which the linking of lexicalization and grammaticalization is especially apparent is in work on fusion, including what has been called freezing, univerbation, or bonding, depending on the type of item that undergoes boundary loss » (‘un domaine dans lequel le lien entre lexicalisation et grammaticalisation est particulièrement apparent concerne les travaux sur la fusion, y compris ce que l’on a appelé gel, univerbation, ou liaison, selon le type d’item qui subit la perte de frontière’ [notre traduction]). En envisageant explicitement grammaire et lexique dans la perspective d’un continuum, et en proposant un modèle unifié pour penser les évolutions vers la grammaire et vers le lexique, l’approche constructionnelle du changement (voir en particulier Traugott et Trousdale 2013) a permis de dépasser certaines de ses difficultés (pour une présentation détaillée x 45.5) 2.5.2 La question de la directionnalité du changement Le caractère unidirectionnel ou non du changement a suscité de nombreuses discussions depuis une vingtaine d’années, en particulier dans le cadre des travaux sur la grammaticalisation (voir entre autres Tabor et Traugott 1998, Campbell 2001, Janda 2001, Newmeyer 2001, Norde 2001, Prévost 2003a), l’unidirectionnalité étant entendue comme une orientation vers le pôle grammatical (sur l’axe lexical-grammatical). Le débat a cependant été quelque peu faussé dans la mesure où il a tendu à assimiler grammaticalisation et changement linguistique en général. Les opposants à une unidirectionnalité du changement s’appuient ainsi sur l’existence de prétendus contre-exemples à la grammaticalisation, en parti-
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culier des cas de « dégrammaticalisation ». Or la grammaticalisation étant définie comme l’évolution d’une construction d’un statut lexical vers un statut grammatical, ou d’un statut grammatical vers un statut plus grammatical, elle est par définition unidirectionnelle, et discuter cette question n’est pas pertinent : une évolution vers un statut moins grammatical constitue simplement un autre type de changement (dégrammaticalisation, lexicalisation,…). Il est en revanche légitime de s’interroger sur la réversibilité d’une grammaticalisation : une fois un processus de ce type arrivé à terme, est-il possible qu’un nouveau changement s’amorce, la construction grammaticalisée évoluant vers un statut moins grammatical ? Rien ne l’interdit, même si les exemples ne sont pas légion. En français, on peut citer le substantif « côté », qui s’est grammaticalisé en préposition (à / du côté de) et en adverbe (à côté, de côté), avant de développer un nouvel emploi lexical, sous la forme du substantif à-côté. Il est par ailleurs pertinent de s’interroger sur l’unidirectionnalité du changement en général (et non de la seule grammaticalisation). La coexistence de changements relevant de la grammaticalisation, de la dégrammaticalisation, de la lexicalisation, ou bien non orientés (conversions latérales) en témoigne : le changement n’est pas unidirectionnel, et cela n’est pas spécifique au français. Certains types de changements sont-ils néanmoins plus fréquents que d’autres ? Il est difficile de répondre à cette question, pour le français et pour les autres langues, d’une part parce que les changements n’ont certainement pas été tous analysés dans le détail, et d’autre part parce que leur analyse n’est pas toujours consensuelle, tant en ce qui concerne les mécanismes impliqués que le résultat : l’émergence d’une même construction peut ainsi être analysée par certains comme résultant d’une grammaticalisation, par d’autres comme le produit d’une lexicalisation (voir ci-dessus 2.5.1). 2.5.3 Les causes du changement De toutes les questions liées à l’étude du changement linguistique, celle de ses causes est la plus complexe. Aucune réponse consensuelle n’a été jusqu’ici apportée, en raison de positions théoriques divergentes, mais aussi parce que les causes varient en partie selon les domaines concernés (phonétique, morphologie, syntaxe, sémantique, lexique) ainsi que, en leur sein, selon les différents types de changements. Au-delà de la diversité des causes, peuton mettre au jour des tendances générales qui expliquent le surgissement d’une innovation (étape première du changement) ? La distinction entre causes internes et causes externes, et la place accordée aux unes ou aux autres, structure en partie les débats. Les secondes recouvrent des facteurs d’ordres différents, touchant à la fois à la dimension sociale du langage (laquelle recouvre en fait davantage les modes de diffusion des innovations et la propagation des changements), au contact entre langues (susceptibles de générer des emprunts, plus spécifiquement dans le domaine lexical, x chap. 50), ou bien encore à une « compréhension imparfaite » qui conduit, en vertu d’un « principe de transparence », à produire pour une construction une analyse différente de celle d’origine (la réanalyse n’étant elle-même qu’une conséquence de la « défaillance » interprétative, c’est-à-dire un mécanisme à l’œuvre, et non une cause). Mise en avant par la grammaire générative (voir Lightfoot 1979) dans le cadre d’une approche qui accorde une place prépondérante à l’acquisition dans les processus de changement, cette idée, formulée en d’autres termes, a été avancée dès la fin du 19e s. (voir Paul 1975 [1880]). Sans que ce facteur soit à rejeter, il ne peut être tenu seul responsable des innova-
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tions : les adultes aussi sont susceptibles d’interprétations erronées (favorisées par des contextes ambigus, voir ci-dessus 2.4 et 2.5.1). Enfin, l’importance des « nécessités communicationnelles », et plus précisément du désir d’expressivité (qui peut néanmoins être contrebalancé par une recherche d’économie d’expression, autre cause possible du changement), a été mise au jour dès le début du 20e s. par Meillet, plus spécifiquement pour le développement des formes grammaticales (et reformulée plus récemment en d’autres termes – besoin d’être remarqué, maxime d’extravagance, … – avec une prise en compte plus explicite de l’allocutaire ; voir en particulier Keller 1994, Haspelmath 1999b) : « toujours le besoin d’expression fait créer des groupes qui, par l’usage, perdent leur valeur expressive et servent alors de formes grammaticales dénuées de force » (Meillet 1912). Aussi convaincants que soient ces facteurs, ils demeurent délicats à mettre en évidence pour les états de langue anciens, sans locuteurs, en particulier pour ce qui touche à l’expressivité et à un défaut d’interprétation. On ne peut que s’en remettre à ce qui s’observe pour les états de langue modernes (en appliquant de ce fait un principe d’uniformitarisme, voir ci-dessous 2.6) et aux indices que peuvent fournir les textes. Que le changement linguistique résulte de causes internes au système suppose que les structures qui le composent présentent une certaine instabilité (sinon, pourquoi changer ?), quelles qu’en soient les formes. Il peut s’agir de « lacunes » (p. ex. des paradigmes incomplets), d’irrégularités (qu’une « pensée » analogique pousse à aligner sur des formes plus régulières, ce qui conduit généralement à une simplification du système, cas bien illustré par l’évolution de la morphologie du système verbal en français, x chap. 31), mais aussi de déséquilibres créés en un « lieu » du système par un changement en un autre lieu. Ainsi, même si l’affinement des chronologies a conduit à réviser l’idée d’une relation de stricte causalité entre, d’un côté l’appauvrissement de la déclinaison casuelle et des désinences verbales, et de l’autre la fixation de l’ordre des constituants majeurs et la systématisation de l’expression du sujet, on ne saurait totalement écarter l’influence du domaine morphologique sur le domaine syntaxique (et en amont celle du plan phonétique sur le plan morphologique). La mise au jour de telles relations de causalité suppose l’établissement de chronologies très précises, condition nécessaire mais cependant non suffisante, l’antériorité chronologique n’impliquant pas de facto l’antériorité logique, que seul un faisceau d’indices peut établir avec une relative fiabilité. Il n’est pas rare qu’un changement ait plusieurs causes, et causes externes et causes peuvent interagir. Une cause externe – emprunt, désir d’expressivité, … – peut conduire à l’émergence d’une variante, d’une nouvelle construction et provoquer un « déséquilibre » du système, déséquilibre qui entraîne, pour une raison « interne » (effet de compensation), un nouveau changement. Il se peut aussi que des causes de nature différente convergent. Ainsi, la systématisation progressive des pronoms personnels sujets en français semble avoir résulté à la fois d’un besoin accru d’expressivité de la part des locuteurs (prioritairement dans l’usage de la première personne du singulier) et de l’érosion des désinences verbales, qui a rendu moins explicite la distinction des différentes personnes. L’explication, ou les explications, apportée(s) à un changement linguistique implique aussi de déterminer pourquoi une innovation émerge à tel moment (et éventuellement en tel lieu – lieu géographique ou lieu du « système »), et non à tel autre. Y a-t-il place pour le hasard ? Ces différentes questions – pourquoi telle innovation, à tel moment, pourquoi pas telle autre ?– mettent en jeu le caractère « nécessaire » ou non des changements spécifiques, et du
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changement en général. Le changement n’est probablement pas aléatoire, il est motivé (ce qui ne signifie pas qu’on puisse le prédire, voir plus haut 2.1), et certains changements, dans telle ou telle langue, sont possibles, tandis que d’autres semblent ne pas l’être, au vu des structures existantes de la langue, qui imposent des contraintes. Différentes métaphores ont été utilisées, telles que celles du ‘courant’ (drift, Sapir (1921) et de la « gouttière » (Kuryłowicz (1945) utilise cette dernière plus spécifiquement à propos de l’analogie, mais l’on peut étendre son propos au changement en général), et plus récemment Marchello-Nizia (2006a) a parlé de macro-évolutions. Non seulement la structure des langues mais aussi les changements antérieurs agissent comme des facteurs « facilitants ». Il est ainsi possible que, en français, la spécialisation morpho-syntaxique qui s’est opérée aux 14e-15e s. entre déterminants et pronoms démonstratifs ait creusé un premier sillon pour d’autres distinctions du même ordre, plus tardives, en particulier parmi les morphèmes indéfinis ; un constat analogue peut sans doute être fait pour la tendance forte du français à développer des structures analytiques (temps composés, périphrases verbales…). Kuryłowicz soulignait métaphoriquement qu’il en est du changement (l’analogie, dans son propos) comme de l’eau de pluie, qui prend toujours un chemin prévu (gouttière) sans que la pluie ne soit pour autant une nécessité (voir aussi Keller 1994, qui compare le changement à un sentier qui se crée au fur et à mesure qu’il est emprunté par un nombre croissant de promeneurs). La distinction qui a pu être faite ces dernières années entre l’analogie comme processus et l’analogie comme motivation (voir ci-dessus 2.5.1) conduit néanmoins à envisager que la « pensée analogique » puisse être un véritable facteur de changement (et non un simple mécanisme). Essayer de déterminer les causes des changements linguistiques qui se sont produits en français, et repérer de possibles régularités, constitue l’un des objectifs majeurs de la GGHF, conjointement à la mise au jour de leur chronologie et de leurs modalités. Les lignes qui précèdent ont cependant rappelé la complexité de la tâche, et c’est toujours avec prudence que les contributeurs de cet ouvrage avancent de possibles explications aux changements étudiés.
2.6 Difficultés méthodologiques d’une approche diachronique pour les états anciens de la langue Dans son article de 1972, Labov a décrit la linguistique historique comme « the great art of making the best use of bad data », énoncé lapidaire devenu légende. Il est toutefois plus juste de parler, à la suite de Janda et Joseph (introduction de Joseph et Janda (éd.) 2003 : 14) de données imparfaites, car lacunaires. De fait, plus on remonte dans le temps, plus les données, nécessairement écrites, sont éparses, discontinues, peu diversifiées, et parfois mal documentées. On ne saurait par conséquent constituer pour les états de langue anciens un corpus raisonné tel que les études portant sur des états de langue modernes les conçoivent (sur cette question voir en particulier Romaine 1982). Sur le plan quantitatif, se pose en premier lieu la question du repérage des premières attestations. L’accès aux toutes premières attestations d’une construction, d’une variante, étant impossible si elles sont orales, l’enjeu est de les repérer dans les données écrites qui nous sont accessibles, ce qui suppose un « maillage » serré du corpus, une granularité aussi fine que possible des données, qui vise à limiter les ellipses temporelles. Un tel maillage permet en outre de déterminer précisément (la précision restant nécessairement relative) la fré-
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quence d’une construction et de ses variantes, et des contextes dans lesquelles elle apparaît. Enfin, cela rend possible le repérage des basses, voire très basses, fréquences en évitant de considérer comme non attestées des constructions rares. Le maillage du corpus est aussi d’ordre qualitatif. Jusqu’au 17e s., nous disposons très majoritairement de données relevant de registres relativement soutenus, et émanant de locuteurs lettrés. Et il n’existe pas de données orales avant la toute fin du 19e s. Cet état de fait soulève la question de la représentativité du corpus, et, conjointement, du repérage des prémices des changements – les innovations. En effet, si l’on se fie à ce qui s’observe pour les états de langue modernes, on peut faire l’hypothèse (et l’application du principe d’uniformitarisme semble ici raisonnable ; voir plus bas sur ce point), que bon nombre de changements s’initient à l’oral (la question des registres et des classes sociales étant moins consensuelle, en particulier pour ce qui est de la prévalence du « from below », et de l’influence des zones urbaines ; sur cette question voir entre autres Bloomfield 1933, Michael 2015). La prise en compte spécifique du discours direct, et plus largement de l’oral représenté (voir Marchello-Nizia 2012b et x chap. 37), permet d’y repérer certaines innovations, mais cela demeure une « mise en écrit » de l’oral, que l’on ne saurait considérer comme une image parfaitement fidèle des productions orales des locuteurs de l’époque. Par ailleurs, les faits le prouvent, certains domaines ou genres, certaines formes de textes, certains dialectes sont des lieux pionniers pour l’innovation et l’émergence des changements. Mais le manque de données pour les représenter de manière systématique et raisonnée ne permet pas toujours de disjoindre ces « paramètres de variation », en particulier pour la période médiévale (ainsi les textes en prose sont rarissimes jusqu’au 13e s., de même que les textes autres que littéraires ou religieux ; sur cette question x 3.4.2.2). Le manque de données et / ou leur faible diversité conduit le linguiste diachronicien à une démarche de « reconstructions » et de conjectures plus nombreuses que lorsque l’on travaille sur des données contemporaines. La possibilité, et la pertinence, d’appliquer le principe d’uniformitarisme (principe issu du domaine de la géologie) à la linguistique historique a donné lieu à des discussions abondantes depuis quelques décennies (voir à ce sujet le développement de Janda et Joseph dans Joseph et Janda (éd.) 2003 : 23-38). Il est légitime de penser que les langues ont varié par le passé selon des modalités similaires à celles que l’on observe aujourd’hui, si l’on entend par « modalités » les causes et les mécanismes, qu’on peut effectivement supposer être restés assez stables au fil du temps. En revanche, les modalités de diffusion des changements, la propagation des innovations, ont très certainement connu des modifications de taille : l’accès au lettrisme d’un nombre croissant de locuteurs au fil des siècles et la modification radicale des moyens de communications, pour ne citer que ces deux facteurs, ont probablement accéléré les changements. Labov évoquait déjà ce point en 1972 : « In weighing the limitations of the Uniformitarian Principle, we are forced to ask whether the growth of literacy and mass media are new factors affecting the course of linguistic change that did not operate in the past » (1972b : 101). Presqu’un demisiècle plus tard, et après l’émergence d’Internet et l’accélération exponentielle des moyens de communication, la question n’en est que plus pertinente. Mais à l’inverse, la formulation de normes et de règles explicites à partir du 16e s. (x partie 2) a sans doute empêché l’émergence de certaines innovations, et la diffusion d’autres. Il est difficile d’évaluer l’influence effective de ces facteurs, mais leur existence invite à n’inférer qu’avec une extrême prudence (voire à ne pas inférer) les modalités rythmiques des changements du passé à partir de ce qui s’observe de nos jours. Ce n’est donc qu’avec précaution, et dans certaines limites, que le principe d’uniformitarisme doit être appliqué.
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Aussi exhaustif que soit le recensement et l’étude des données accessibles, celles-ci ne permettent qu’une vision partielle des états de langue anciens (la dimension orale ainsi que certains registres de l’écrit nous échappant dans une large mesure, et de manière définitive). La langue étudiée – et ses changements – est celle et seulement celle des données textuelles qui nous sont parvenues : un objet partiel dans l’absolu, mais qui constitue néanmoins un tout pour nous (situation de ce point de vue opposée à celle de la langue moderne, potentiellement accessible dans sa totalité, mais dont la totalité est infinie, de nouvelles données étant sans cesse produites). En rendant compte des changements, en essayant de mettre au jour des régularités et d’expliquer l’évolution, les contributeurs de la GGHF ne perdent jamais de vue la prudence nécessaire dans les généralisations qu’ils offrent au lecteur. Références bibliographiques : Aijmer 1997 ; Andersen 1973, 1989, 2001b ; Anttila 1989 ; Ayres Bennett 1996, 2004 ; Blank 1997 ; Bloomfield 1933 ; Bollak 1903 ; Brinton et Traugott 2005 ; Bybee, Perkins et Pagliuca 1994 ; Bybee et Dahl 1989 ; Campbell 2001 ; Chomsky 1981 ; Croft 2000 ; De Smet 2009 ; De Smet et Ficher 2017 ; Diewald 2002, 2006b ; Donaldson 2018 ; Dostie 2004 ; Erman et Kotsinas 1993 ; Fann 1970 ; Fertig 2013 ; Fischer 2011, 2018 ; Frajzyngier 2015 ; Günthner et Mutz 2004 ; Haspelmath 1998, 1999b ; Heine 2002 ; Heine, Ulrike et Hünnemeyer 1991b ; Henry 1883 ; Himmelmann 2004 ; Hock 1986, 2003 ; Hopper 1987, 1991 ; Hopper et Traugott 22003 [1993] ; Itkonen 2005 ; Jakobson 1963 ; Janda 2001 ; Joseph et Janda 2003 ; Keller 1994 ; Koch 1999, 2001, 2008 ; Kuryłowicz 1945, 1965 ; Labov 1972b ; Langacker 1977 ; Lehmann 21995 [1982], 2002b ; Lightfoot 1979, 1989, 1991, 1998 ; Lodge 1997, 2004 ; Longobardi 2001 ; Meillet 1912, 1921 ; Marchello-Nizia 1995, 2006a, 2012b ; Michael 2015 ; Newmeyer 2001 ; Norde 2001, 2009 ; Paul 1975 [1880] ; Peteré et van de Velde 2018 ; Pierce 1931-1935 ; Prévost 2003a, 2011 ; Ramat 1992 ; Rizzi 1986 ; Roberts 1993, 2014 ; Roberts et Roussou 2003 ; Romaine 1982 ; Rouveret 2004 ; Sapir 1921 ; Saussure 1972 [1906-1911] ; Schøsler 1984 ; Tabor et Traugott 1998 ; Traugott 1995a, 1996a, 2003 ; Traugott et Dasher 2002 ; Traugott et Trousdale 2010, 2013 ; van der Auwera 2002 ; van Gelderen 2011 ; Verjans et Badiou-Monferran 2015 ; Weinreich, Labov et Herzog 1968.
Sophie Prévost et Monique Dufresne (2.2.1)
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Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique
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Chapitre 3 Une grammaire fondée sur un corpus numérique Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique
3.1 Une histoire de la langue française Une langue, même appréhendée dans une perspective syntchronique, n’est pas un objet simple : elle revêt des formes diverses en fonction de différents paramètres, tels que le registre, la situation de communication, mais aussi la forme des textes, leur domaine, et, le cas échéant, le dialecte. Parler de LA langue française est donc une commodité de langage : sous cette appellation se dissimulent des variétés, des usages, tous un peu différents, mais néanmoins suffisamment similaires pour que l’on puisse les considérer comme autant de mises en œuvre d’une même langue, le français. Une grammaire peut vouloir dégager les points communs entre les différents usages d’une langue, mettre au jour ce qui les réunit en une sorte de koinè, et laisser à la marge ce qui les distingue les uns des autres ; elle peut même, dans une perspective plus prescriptive que descriptive, et comme cela fut le cas pendant des siècles, ne s’intéresser qu’à certains usages, représentatifs de la norme, et tout simplement ignorer les autres ou ne les mentionner que comme étant déviants. Elle peut aussi, à l’inverse, prendre en compte la diversité des usages. L’émergence et le développement de la linguistique, en particulier de la sociolinguistique, ont largement modifié la conception et l’approche de la langue. Beaucoup en sont désormais convaincus : faire la grammaire d’une langue, c’est tout autant dire expliciter ce qui devrait être que constater ce qui est réellement, dans toute sa variété, et tenter de l’expliquer. Il reste cependant difficile de déterminer – c’est-à-dire identifier de manière contrastive – les classes grammaticales à recenser et à représenter : sur ce point, notre connaissance, même si elle progresse sans cesse, reste encore incomplète, aussi bien pour les états de langue modernes que pour les états plus anciens (et ce pour des raisons différentes : exploration inachevée d’un ensemble fini de documents, dont certains sont encore à découvrir, et disparition de certains autres pour la langue ancienne, prolifération continue de documents pour les états de langue modernes). Une grammaire qui a pour objectif de restituer l’évolution de la langue française doit, plus encore qu’une grammaire synchronique, nécessairement prendre en compte la variété de la langue. Il est en effet désormais admis que la plupart des changements résultent d’un fait de variation préalable (x 2.4): une forme ou une construction nouvelle, un paradigme nouveau, correspondent le plus souvent à une variante qui s’est imposée. On ne saurait donc considérer les seules normes (qui n’ont en outre pas été édictées avant le 16e s.), il convient au contraire d’envisager aussi les usages déviants. Cela signifie que, à chaque étape, se trouve répétée la complexe identification de l’ensemble des usages, afin de redéfinir l’objet d’étude. Une grammaire qui adopte une perspective diachronique couvrant plusieurs siècles est par ailleurs confrontée à la complexité du rapport à la langue. Celui-ci est en effet fort différent selon que l’on considère les états de langue anciens, pour lesquels il n’existe plus de locuteurs, ou au contraire le français moderne, pour lequel nous bénéficions de notre compétence de locuteur. L’absence de locuteur n’a certes pas le même impact selon la période considérée. En effet, alors qu’un locuteur moderne ne peut comprendre un texte du 13e s. s’il n’a pas appris l’ancien français, il peut lire et comprendre un texte du 18e s. même s’il ne
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possède pas à proprement parler la compétence de la langue de cette époque, et n’en maîtrise donc pas les nuances (d’où de probables contresens, souvent légers). Se pose ici la question de déterminer la frontière temporelle à partir de laquelle un locuteur moderne ne peut plus comprendre un état de langue passé, et a besoin de l’apprendre comme une langue étrangère. La perte de compréhension est progressive : alors qu’on lit parfaitement Zola, très bien Musset, un peu moins bien La Bruyère et Marguerite de Navarre, la compréhension des Cent nouvelles nouvelles (15e s.) devient difficile, et celle de la Chanson de Roland (début 12e s.) impossible pour les non-initiés. Ainsi notre sentiment de familiarité avec la langue décline au fur et à mesure que l’on recule dans le temps, mais, quelle que soit l’époque considérée, l’absence de compétence pour l’état de langue qu’on se propose de décrire oblige à se fonder sur des données attestées : le recours aux textes, au sens large de ce terme, s’impose tout autant pour décrire la langue du 18e s. que celle du 13e s. Il est possible de rédiger une grammaire du français moderne en se fondant principalement sur sa compétence de locuteur enrichie de l’expérience que l’on a des différents usages et de leur confrontation, et en se passant donc de l’appui sur des données attestées (même si l’on perd ainsi de précieux éléments de diversité). Une telle démarche est exclue pour les états de langue anciens puisque seuls les textes nous fournissent les données langagières à décrire ; en effet, les Manières de langage, qui apparaissent vers le 14e s., et les grammaires, qui se développent à partir du 16e s., contiennent des éléments d’information mais il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ces ouvrages reflètent vraiment l’usage, la probabilité étant grande que, comme encore souvent en français moderne, leur valeur soit plus prescriptive que descriptive. Le corpus utilisé peut ne pas apparaître de manière explicite, ou ne pas présenter un caractère raisonné (en particulier lorsque la description et / ou l’analyse des faits langagiers s’est appuyée sur des études antérieures et que les sources textuelles de celles-ci ne sont pas mentionnées, ou bien quand les textes fonctionnent comme un simple réservoir à exemples) : les données attestées, et donc les textes, ont néanmoins toujours joué un rôle essentiel dans la découverte et l’appréhension des états de langue passés, ainsi que dans la compréhension de leur grammaire. En revanche, ce qui est relativement récent, c’est l’importance accordée à la quantification des données, et à leur caractérisation selon des critères fixes, la fréquence plus ou moins élevée d’une construction ne pouvant en effet s’apprécier de manière intuitive, même d’ailleurs pour sa propre langue. C’est une démarche décisive pour pleinement rendre compte de l’émergence et de la propagation, ou au contraire du recul, d’une construction, ainsi que des faits de concurrence entre constructions, c’est-à-dire, d’une manière générale, de la variation et des changements qui en résultent.
3.2 Les grammaires et les corpus Dans les ouvrages de grammaire sur la langue ancienne édités depuis un siècle, les textes qui sont utilisés sont toujours cités, ce qui permet d’observer des écarts assez importants quant à leur nombre. Cela est en partie dû, à l’époque moderne, à des choix personnels de la part des auteurs de ces grammaires, mais aussi et surtout aux possibilités nouvelles offertes par la numérisation des textes et à l’automatisation de certaines tâches de recherche et d’extraction. L’évolution est nette lorsque l’on considère quelques ouvrages de référence, en s’en tenant par exemple à la période médiévale. Ainsi, pour l’ancien français, la Petite syntaxe de
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l’ancien français de L. Foulet s’appuie de manière explicite sur 13 textes (essentiellement du 13e s., et quelques-uns de la seconde moitié du 12e s.) pour sa première édition en 1919 (19 textes pour la 3e édition en 1930), qui ont permis dès cette époque – et c’était alors tout à fait inédit – de calculer la fréquence de certains faits linguistiques. La Grammaire de l’ancien français de G. Moignet (21984 [1973]) se fonde quant à elle sur 102 textes, tandis que la Grammaire nouvelle de l’ancien français de C. Buridant (2000a) mentionne plus de 350 textes auxquels s’ajoutent des index et des concordances électroniques, ainsi que des fréquences issues de nombreuses études portant sur des thèmes précis. Pour le moyen français, la Syntaxe du moyen français (1980) de R. Martin et M. Wilmet, qui couvre une brève synchronie (1455-1465), repose sur 24 textes (dont 3 numérisés et analysés exhaustivement) ; La langue française aux XIV e et XV e siècles de C. Marchello-Nizia (21997a [1979]), qui se place dans une perspective partiellement diachronique (14e-15e s.), mentionne de son côté 69 textes, qui constituent deux corpus, dont l’un a fait l’objet de dénombrements systématiques. Pour ce qui est des grammaires portant sur les périodes ultérieures, la Grammaire de la langue française du seizième siècle, de G. Gougenheim (21974 [1951]) mentionne 33 textes, tandis que la Grammaire du Français classique, de N. Fournier, écrite quelques décennies plus tard (1998), en cite plus de 300. Si le nombre de textes retenus est variable (on aimerait d’ailleurs aussi connaître leur nombre de mots), l’utilisation qui en est faite l’est tout autant. En effet les textes peuvent avoir subi un dépouillement exhaustif, ou avoir été l’objet de sondages réguliers. Ils peuvent au contraire n’être que des réservoirs à exemples (cela semble être les cas dans les grammaires de G. Gougenheim et de N. Fournier, qui dressent la liste des textes « cités »). De plus, les textes utilisés n’ont pas nécessairement été tous soumis au même traitement. Ces points ne sont guère explicités (C. Marchello-Nizia (21997a) distingue néanmoins les « textes dépouillés ou consultés » et ceux « auxquels il est fait occasionnellement référence »). On peut le regretter, car ces choix ne sont pas sans conséquence sur les descriptions proposées. Il est un autre aspect qui varie assez fortement d’une grammaire à l’autre : il s’agit de la diversité des textes retenus. Ainsi, chez Foulet, les textes sont littéraires, alors que la grammaire de Marchello-Nizia s’appuie sur des genres plus variés, prenant par exemple en compte des textes historiques. Cette caractéristique qualitative est elle aussi susceptible de peser assez lourdement sur les analyses proposées (et cela d’autant plus que les textes ne sont pas de simples réservoirs à exemples mais étayent véritablement l’analyse). A ce jour, aucune grammaire sur le français moderne ne s’appuie sur un corpus explicite et raisonné, qui serait exploité de manière systématique (ou non) pour l’ensemble des faits décrits et analysés : les données attestées qui sont mentionnées ne viennent qu’exemplifier la description et l’analyse. De ce point de vue, la grammaire publiée il y a vingt ans pour l’anglais contemporain, The Longman Grammar of Spoken and Written English de D. Biber et al. (42004 [1999]), constitue un ouvrage remarquable. Trois aspects en particulier méritent d’être signalés : la prise en compte systématique de différents registres, écrits et oraux, l’établissement de données quantifiées, et enfin l’exploitation à géométrie variable des corpus (40 millions de mots), en fonction des points à étudier. La démarche à l’œuvre traduit un traitement raisonné et explicité des textes, qui a été permis par une vaste entreprise de numérisation et de catégorisation des textes. Il n’était pas possible, dans le cadre du présent projet, d’envisager une entreprise de constitution de corpus analogue à celle réalisée pour la grammaire de Biber et al., et ce d’autant que notre projet ne s’en tient pas à trois décennies, mais couvre une période de 12 siècles. C’est donc, pour une large part, sur les ressources existantes que nous nous
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sommes appuyés, à savoir des textes déjà numérisés, et enrichis morpho-syntaxiquement (parfois syntaxiquement) pour certains d’entre eux.
3.3 La représentativité du corpus La difficulté de délimiter l’objet qu’une grammaire se donne à décrire trouve un écho direct dans la constitution du corpus, qui, idéalement, devrait regrouper toutes les variétés, tous les usages recensés dans la langue. Trouver des textes, en nombre suffisant, et les représentant tous, pose un problème particulièrement aigu pour les états de langue anciens. En effet, certains usages ne nous sont parvenus qu’à travers de rares textes, d’autres ne nous sont connus qu’indirectement, par des témoignages. Il est probable aussi que nous ignorons tout simplement certains usages, dont nulle trace n’est arrivée jusque nous (cela tient parfois aussi aux éditeurs, dont certains ont tendance à « corriger » comme déviants des termes ou des constructions non déjà recensés). C’est le cas en particulier des usages oraux, dont nous n’avons, pour la plupart des périodes, aucune trace directe : nous ne pouvons nous fonder que sur d’éventuels témoignages ou sur des représentations écrites. Or il est possible que ces dernières tirent les usages réels vers la caricature ou au contraire vers une normalisation sur le modèle de l’écrit. Ainsi, en adoptant une démarche sur corpus, on explicite une difficulté qui serait sinon éludée : la représentativité du corpus, et du même coup l’aptitude de la grammaire à être généralisable au-delà des seuls textes sur lesquels elle se fonde. La représentativité du corpus est à envisager d’un double point de vue, quantitatif et qualitatif. Sur le plan quantitatif, il faut décider si l’on travaille sur des textes intégraux ou sur des échantillons, ou bien en combinant les deux, selon la taille des textes. On peut ainsi décider d’échantillonner les textes lorsqu’ils excèdent un certain nombre de mots. Il convient dans ce cas de fixer un seuil ainsi que les modalités de l’échantillonnage (un seul échantillon ou au contraire plusieurs échantillons répartis dans le texte). Sur le plan qualitatif, les critères qui s’avèrent décisifs dans un projet de grammaire historique, sont les suivants : la date, le domaine ou le genre textuel, le dialecte, la forme du texte. Tous ne sont pas pareillement importants tout au long de la période envisagée, comme on le verra plus bas en présentant les choix qui ont été faits. D’autres sont importants aussi, tels que le registre et la classe sociale, l’âge de l’auteur, la distinction entre région de l’auteur et région du copiste… Mais l’impossibilité d’accéder pour les périodes les plus reculées à, par exemple, des écrits familiers ou émanant des classes sociales peu lettrées ne permet pas d’en faire des critères de sélection systématiques. Par ailleurs, l’ampleur du projet, qui porte sur 12 siècles, nous a obligés à restreindre l’ensemble des critères qui auraient pu être envisagés, pour des raisons pratiques de faisabilité. En effet, à la difficulté de déterminer (en termes de dates, genres, dialectes…) les textes qu’il faudrait idéalement verser au corpus, s’ajoute celle d’y accéder, et en nombre suffisant. L’objectif était d’obtenir un corpus aussi représentatif et équilibré que possible de l’objet langue française, dans toute la diversité qu’on lui présuppose. Plus un corpus est jugé représentatif, plus il est légitime de généraliser les résultats obtenus au-delà des seuls textes qui le constituent. Mais il convenait par ailleurs de constituer un corpus qui reste maniable, non seulement du point de vue de l’exploration des textes (certains faits sont plus faciles à repérer automatiquement que d’autres), mais aussi du traitement des données extraites. Selon les phénomènes étudiés, on a ainsi affaire à quelques occurrences (faits peu fréquents, hapax), ou à quelques centaines, ou bien encore à des dizaines de milliers :
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étudier quant à, désormais, ou l’ordre des mots, les déterminants, n’a évidemment pas les mêmes implications de ce point de vue. Il a donc fallu trouver un compromis acceptable entre le corpus idéal (que l’on sait inaccessible, mais dont il faut se rapprocher autant que possible), le corpus souhaité, et le corpus possible et raisonnable. La constitution d’un corpus à géométrie variable a permis de résoudre en partie les difficultés liées à la variation des modalités d’exploration des corpus et de traitement des résultats.
3.4 Nos choix, notre démarche 3.4.1 Un corpus à géométrie variable La Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) couvre plus de 12 siècles : le rapport du locuteur moderne aux états langagiers successifs n’est pas le même, de même que varient le rôle des textes dans notre accès à la langue, la disponibilité des données textuelles, le rapport des genres entre eux, etc. L’un des défis a consisté, pour élaborer le corpus, à dépasser cette hétérogénéité, et à adopter une démarche aussi homogène que possible à travers les siècles. La GGHF s’est donné un corpus à géométrie variable, tant du point de vue de sa constitution que de son utilisation. En effet, pour chaque période (voir ci-dessous 3.4.2.2 a. pour la délimitation des périodes), un double corpus a été élaboré : un corpus « noyau » et un corpus « complémentaire ». Le premier répond à des critères de composition stricts quant à la taille des textes et quant à leur diversité. Pour ce qui est de la taille, nous avons fait le choix de retenir les textes dans leur intégralité lorsqu’ils n’excèdent pas 45 000 « occurences » (mots et ponctuation, soit un peu plus de 40 000 mots). Pour les textes dépassant ce seuil, nous avons sélectionné trois échantillons d’environ 15 000 occurrences en début, milieu, et fin de texte. Toutefois, pour certains textes, jugés répétitifs du point de vue de leurs structures morphosyntaxiques, la taille de l’échantillon a été réduite à 20 000 mots. C’est le cas, par exemple, du Registre criminel du Chatelet, au 14e s. Pour chaque période le corpus noyau comprend entre 200 000 et 245 000 mots, hormis pour la période la plus ancienne, avant 1100, pour laquelle la quasi-totalité des textes disponibles a été retenue, l’ensemble ne dépassant pas 10 000 mots. C’est dans le corpus noyau, dont certains textes bénéficient d’un étiquetage morpho-syntaxique, qu’ont prioritairement été effectués les calculs de fréquence. Le corpus noyau échantillonné contient 205 5891 mots (et le corpus noyau non échantillonné 9 millions de mots). Le corpus complémentaire a été conçu plus particulièrement pour l’étude des faits peu fréquents, susceptibles donc d’être peu représentés dans le corpus noyau, pour confirmer, ou non, une hypothèse développée à partir du corpus noyau, et il a de plus fourni un vaste réservoir d’exemples, permettant ainsi de diversifier les sources citées. A l’image des objectifs qui lui ont été fixés, sa constitution n’a pas été soumise aux mêmes contraintes que celle du corpus noyau : la taille des textes n’a pas été limitée, et les autres critères ont été appliqués avec une rigueur moindre. Le corpus complémentaire contient 4 571 477 mots. Le corpus intégral (corpus noyau non échantillonné et corpus complémentaire) comprend donc 13,5 millions de mots. Par ailleurs pour certains chapitres et / ou pour certaines périodes, les contributeurs ont parfois fait usage, en plus du corpus noyau, ou même du corpus complémentaire, de corpus
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Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie
spécifiques. C’est en particulier le cas pour la partie 4, qui porte sur les codes de l’écrit, et pour laquelle il s’est avéré nécessaire de recourir à des textes plus variés ou à des éditions plus sûres, voire aux manuscrits eux-mêmes. C’est aussi le cas, dans une certaine mesure, pour l’analyse des changements à partir du 17e s., des écrits relevant de registres plus familiers étant accessibles à partir de cette période. Le corpus joue un rôle décisif dans la GGHF, et c’est là l’une des innovations de cet ouvrage. Il ne saurait cependant être question de faire table rase des études qui ont précédé : de nombreux phénomènes linguistiques ont déjà été bien décrits, et il ne s’agit pas de tout réécrire. Nous avons donc exploité plusieurs études, ainsi que les données quantifiées qui les accompagnent, le cas échéant. Ces dernières ont parfois été complétées par de nouveaux relevés, opérés dans notre corpus. Les études inédites, ou partiellement inédites, se sont beaucoup plus largement appuyées sur l’exploitation du corpus. Les modalités de ces relevés ont pu varier, de même que le traitement qui a été fait des données collectées. En effet, comme cela a déjà été souligné, la complexité à collecter des constructions, de quelque nature qu’elles soient, varie fortement selon leur caractère plus ou moins abstrait et selon le degré d’enrichissement morphosyntaxique des textes : il est plus aisé d’établir la fréquence des adverbes en -ment que celle des sujets nominaux. Les phénomènes qui relèvent de l’énonciation ou de la textualité, en particulier, se prêtent bien plus difficilement à une quantification des faits concernés. Par ailleurs, les modalités de traitement des données ont pu varier, selon leur nombre, leur analyse exhaustive n’étant pas possible au-delà de certains seuils. 3.4.2 Les critères de sélection des textes Différents critères ont été retenus pour la sélection des textes. Certains, les descripteurs, ont pour but de caractériser le contenu des textes, sous différents aspects. D’autres, d’ordre en quelque sorte « paratextuels », relèvent davantage du point de vue que le locuteur moderne porte sur ces textes. 3.4.2.1 Les critères paratextuels Il nous a ainsi paru important que le corpus de la GGHF comprenne, pour chaque période, quelques textes de référence, à côté de textes moins connus (et souvent aussi – car les deux sont de fait liés – moins littéraires). La notion de texte de référence peut certes varier, et elle est en partie subjective, mais l’on peut cependant identifier comme tel quelques oeuvres, en particulier pour la période médiévale. Il n’était ainsi pas concevable que le corpus du 12e s., par exemple, ne contienne pas la Chanson de Roland et un roman de Chrétien de Troyes ; pour le 13e s., la Queste du Graal et le Roman de la Rose se sont d’emblée imposés, bien qu’il ne s’agisse pas des seuls textes de référence pour les périodes concernées. La sélection s’est révélée plus difficile au fur et à mesure que l’on avance dans le temps et que se multiplie la production écrite. Le choix a nécessairement été partial, mais néanmoins influencé par la prise en compte d’un autre paramètre : la qualité des éditions. Pour les textes les plus anciens, cette exigence nous a conduits à privilégier les éditions les moins interventionnistes, et pour la période suivante (du 16e au 19e s.), des textes non (ou très peu) modernisés (l’examen des graphies est un bon indice). Il est enfin un critère pratique qui est intervenu dans nos choix, conjointement à ceux précédemment mentionnés et aux descripteurs qui vont être évoqués ci-après. Il s’agit de
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l’existence d’une version numérisée (disponible) des textes, au moins pour ceux qui appartiennent au corpus noyau et qui ont fait l’objet de quantifications. Pour la période médiévale, nous nous sommes très largement appuyés sur les textes de la Base de Français Médiéval (BFM), dont certains sont enrichis linguistiquement (étiquette morpho-syntaxique, et syntaxique pour certains) et deux textes proviennent du corpus Modéliser le Changement : les Voies du Français (http://www.voies.uottawa.ca/index.html). Pour la période suivante, nous avons majoritairement sélectionné les textes dans la base Frantext (http://www.frantext.fr/), mais aussi dans la base Epistemon (http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon/index.asp). Les textes retenus l’ont été aussi, et prioritairement, parce qu’ils contribuaient à construire le corpus diversifié et représentatif que nous souhaitions, au regard des critères qui nous semblaient les plus pertinents, et qui sont présentés ci-dessous. 3.4.2.2 Les descripteurs a. La date des textes La GGHF se distingue d’autres ouvrages diachroniques, en particulier l’Histoire de la Langue française de F. Brunot, en ce qu’elle est organisée, en premier lieu, non par siècle ou par grande période mais par grands domaines de la langue (phonétique, morphologie, sémantique,…) : c’est au sein de chacune des questions abordées qu’intervient la perspective chronologique. Chaque phénomène a sa propre temporalité : il n’est donc pas possible d’établir un découpage chronologique adapté à l’évolution de l’ensemble des phénomènes. Nous avons déterminé, pour le corpus, un cadre chronologique très général, en délimitant des périodes de manière arbitraire, suivant pour cela un simple découpage par siècles, cette division ne correspondant en aucun cas à une quelconque présupposition quant à la périodisation des évolutions individuelles. Le corpus a donc été organisé par siècles, en sélectionnant des textes qui s’échelonnent du début à la fin de chaque siècle. La période qui précède le 12e s. fait exception : en raison du petit nombre de documents qui nous sont parvenus, et de leur brièveté, les quelques témoins dont nous disposons ont été regroupés ensemble. Pour eux, la mise en oeuvre des autres critères n’est donc pas pertinente : la Séquence de Sainte Eulalie a été retenue non pas parce que c’est un texte en vers qui relève du domaine religieux, mais simplement parce que c’est, avec les Serments de Strasbourg, le seul texte en français du 9e s. Pour chaque siècle envisagé, les textes ont été choisis en fonction de trois critères – forme, domaine et genre, dialecte – en faisant en sorte que l’ensemble composé soit diversifié. On ne peut cependant éviter, pour les périodes reculées, un certain parasitage entre les critères, en raison du nombre trop peu élevé de documents, ou simplement de leur absence. Ainsi, jusqu’à la fin du 12e s., les textes qui nous sont parvenus sont très majoritairement en vers, et le dialecte anglo-normand ou normand est particulièrement représenté jusqu’au milieu du siècle ; de même les textes qui relèvent du domaine historique ne se rencontrent guère avant le 13e s. b. La forme des textes : vers / prose La distinction entre textes en vers et textes en prose recouvre des réalités différentes selon les périodes considérées. Jusqu’au 12e s., la grande majorité des textes s’est écrite en vers (décasyllabes, puis octosyllabes), qu’il s’agisse de récits épiques, de « romans », de récits hagiographiques… Au fil des siècles l’écriture versifiée va reculer, conjointement au développement de la prose à partir du 13e s., pour finalement se voir réservée aux textes de poésie et de théâtre,
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Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie
ainsi qu’aux chansons (types de textes qui peuvent aussi, surtout depuis le 20e s., être écrits en prose). La place respective faite à la prose et au vers n’est donc pas la même dans le corpus selon les siècles considérés : les textes en vers sont très largement majoritaires jusqu’au 12e s., puis ils cèdent une place croissante aux textes en prose, pour n’être plus associés, à partir du 18e s., qu’à certains genres : le théâtre et la poésie (chansons incluses). c. Les dialectes Le critère dialectal occupe une position à part parmi les critères retenus. Tout d’abord, il n’est véritablement pertinent que jusqu’au 15e s. environ, et déjà bien moins discriminant à cette époque qu’au 12e s. Par ailleurs il n’est pas toujours facile de définir le dialecte d’un texte, et il est fréquent d’opter pour un dialecte « non défini ». Enfin, et cela résulte en grande partie de la remarque précédente, ce n’est pas sur la base de leur dialecte que nous avons prioritairement sélectionné les textes. Il se trouve néanmoins que les textes retenus présentent, pour les périodes où cette distinction est pertinente, une relative diversité. Sont en particulier bien représentés l’Anglo-normand et le Picard, dont on sait qu’ils présentent plusieurs traits linguistiques spécifiques. d. Les domaines et les genres Nous nous sommes appuyés, pour déterminer de grands domaines, sur la classification qui a été proposée pour les textes d’ancien et de moyen français par l’équipe de la Base de Français Médiéval. Le domaine est défini comme un trait fonctionnel qui correspond à la destination principale du texte et au domaine d’activité auquel il se rattache. Dans cette perspective, les domaines retenus sont les suivants : – – – – –
littéraire : divertir didactico-scientifique : enseigner, instruire religieux : édifier (concerne le rituel et la diffusion du message chrétien) historique : consigner / relater les événements du passé juridique : réguler la vie sociale
Deux autres domaines ont été ajoutés pour les textes à partir du moyen français : il s’agit des domaines épistolaire et argumentatif, qui ne trouvent pas d’instanciation, dans les textes qui nous sont accessibles, avant le 14e s. Contrairement à la liste des domaines, celle des genres est ouverte : roman, nouvelle, mémoire, chronique, lapidaire, traité, hagiographie, miracle, lyrique ... Cela tient principalement au fait que les genres ne sont pas nécessairement les mêmes d’une période à l’autre : certains apparaissent (« mémoires »), d’autres disparaissent (chanson de geste). De plus, les genres n’ont pas tous le même statut : certains sont en effet emblématiques d’une époque (les mémoires et les chroniques au 15e s., les nouvelles au 16e…), tandis que d’autres traversent les siècles, mais en connaissant des transformations radicales. Ainsi, la dénomination « roman » recouvre des réalités bien différentes au 13e s. et au 20e s. 3.4.3 La représentation de l’oral Nous n’avons pas accès à la réalité matérielle, prosodique, de la langue orale avant le début du 20e s., mais nous pouvons faire l’hypothèse que, hier comme aujourd’hui, ses différents registres et genres (car, comme la langue écrite, la langue orale n’est pas homogène) présentent des spécificités qui les distinguent de ceux de la langue écrite (x chap. 37).
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Nous n’avons pas non plus tenté de constituer, pour la période moderne, un corpus de données orales. L’oral n’en est pas moins présent dans la GGHF, indirectement. Il l’est tout d’abord à travers l’exploitation que nous avons faite des travaux portant sur l’oral contemporain. Par ailleurs, certains phénomènes et leur évolution ont été étudiés en observant de manière spécifique leur actualisation dans le discours direct (et en comparant la langue de ces épisodes en discours direct avec celle du récit dans lequel ils s’insèrent), et pour certains plus largement dans ce que C. Marchello Nizia a proposé d’appeler l’oral représenté. Il s’agit d’une partie des discours directs dans un récit (roman, chanson de geste, chronique, etc.), linguistiquement balisés (annonce, incise..), ce qui permet une comparaison entre la langue du récit enchâssant et celle du discours direct enchâssé. Sans prétendre rendre compte de ce qu’a pu être réellement le français oral dans les siècles passés, nous avons fait l’hypothèse que, comme aujourd’hui, les réalisations écrites et orales de la langue avaient dû différer, et que les secondes avaient pu être pionnières de certains changements. De fait, cette procédure de comparaison permet de voir que de nombreuses innovations sont apparues d’abord dans les épisodes en discours direct enchâssé, c’est-à-dire en « oral représenté ». Le corpus sur lequel s’est appuyé la GGHF n’est évidemment pas parfait. Il constitue cependant un compromis raisonnable entre l’exigence de représentativité des données et les contraintes liées à la fois à leur accessibilité et à leur traitement. On le sait : nous n’accèderons jamais à la représentation des états passés du français dans toute leur diversité (si tant est qu’on puisse prétendre y accéder pour le français moderne). Certains aspects nous en resteront probablement inconnus à jamais, c’est une nécessité inhérente au fait d’étudier des états de langue révolus. Notre démarche, tant par la constitution du corpus que par le traitement qui en a été fait, a cependant tenté de réduire au mieux la part des zones d’ombre. La constitution de ce corpus n’aurait pas été possible sans l’immense travail réalisé par les responsables de la Base de Français Médiéval (ENS Lyon, anciennement ICAR UMR 5191, désormais IHRIM UMR 5317), plus spécifiquement Céline Guillot-Barbance pour son expertise, le choix des textes de la période médiévale, et Alexei Lavrentiev pour l’échantillonnage puis l’intégration des textes à la plateforme TXM (http://textometrie.ens-lyon.fr/), créée par Serge Heiden, qui a permis leur exploitation. Le projet de la Grande Grammaire Historique du Français leur doit beaucoup, et nous les en remercions très sincèrement.
3.5 Liste des textes du corpus de la GGHF Le tableau 1 ci-dessous présente la liste des textes du corpus et leurs caractéristiques. Les références complètes des textes sont données dans la bibliographie générale. Les abréviations suivantes sont utilisées : – – – –
Forme : P (prose) ; V (vers) ; M (mixte). Domaine : A (argumentatif) ; D (didactique) ; E (épistolaire) ; H (historique) ; J (juridique) ; L (littéraire) ; R (religieux). Genre : corresp. (correspondance) ; dramat. (dramatique) ; chroniq. (chroniques) ; hagiog. (hagiographie) Dialecte : champ. (champenois) ; angl.norm. (anglo-normand) ; ND (non défini) ;
Les textes dont le nombre de mots est suivi d’un astérisque ont été échantillonnés.
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Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Sigle
Titre
Auteur
Avant 1100 Corpus noyau avant 1100 : Strasbourg Serments Eulalie Eulalie Passion de Passion Clermont StLegier Vie saint Léger StAlexis Vie saint Alexis Corpus complémentaire avant 1100 : Jonas
Sermon sur Jonas
Date
For- Dome maine
Genre
Dialecte
Nombre de mots
842 881
P V
J R
serments ND hagiog. ND
9588 115 188
ca 1000
V
R
dramat.
ND
2904
ca 1000 ca 1050
V V
R R
hagiog. hagiog.
ND normand
1406 4975
entre 938 et 952
P
R
sermon
Flandre
815
V V
L L
épique roman
normand normand
V
L
roman
francopicard
V
R
hagiogr.
ouest
e
12 siècle Corpus noyau 12 e s. : Roland Chanson de Roland Eneas1 Eneas (1) Beroul Tristan
Tristan
PontStMaxence Becket
Vie de saint Thomas Becket
TroyesYvain
Yvain
Lapidaire Lapidaire en prose AmiAmil Ami et Amile Corpus complémentaire 12 e s. : Benedeit Voyage de Brendan St Brendan Thaon Comput Comput Descri Descripion Engleterre d’Engleterre Psaut Cambridge
Psautier de Cambridge
Eneas2
Eneas (2)
WaceBrut2
Brut
Adgar Miracles SteMaure Chron Normandie Béthune Chansons Charte Chièvres
Collection de Miracles Chronique des ducs de Normandie
Bodel Nicolas
Jeu de Saint Nicolas
Chansons
Beroul Guernes de Pont Sainte Maxence Chrétien de Troyes
Benedeit Philippe de Thaon
Wace Adgar Benoît de Sainte Maure Conon de Béthune
Charte de Chièvres Jehan Bodel
ca 1100 ca 1155 entre 1165 et 1200 11721174
204 980 30 039 35 152 27 708
39 145*
11771181 mi.-12e ca 1200
V
L
roman
champ.
P V
D L
lapidaire épique
angl. norm. ND
4781 25 824 160 918
déb. 12e
V
R
hagiogr.
angl. norm.
10 955
V
D
comput
angl. norm.
14 678
V
H
histoire
angl. norm.
1303
P
R
psautier
angl. norm.
4312
V
L
roman
angl. norm.
24 965
V
H
chroniq.
angl. norm.
15 675
V
R
miracles
angl. norm.
49 330
1174
V
H
chroniq.
poitevin
25 285
ca 11801190
V
L
lyrique
picard
2687
1194
P
J
charte
traits picards
1282
entre 1191 et 1202
V
L
dramat.
artois
1113 ou 1119 peu ap. 1139 entre 1155 et 1160 ca 1155 achevé en 1155 3e tiers du 12e
42 331
10 446
Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique Sigle
Titre
Auteur
13e siècle Corpus noyau 13 e s. : ClariConstan- Conquête de Robert de tinople Constantinople Clari Roman de la rose RenartDole ou de Guillaume de Jean Renart Dole Aucassin CoinciMiracles1/2 3/ 4 Graal
Aucassin et Nicolete Miracles de Nostre Dame Queste del Saint Graal
Gautier de Coinci
Roman de la Rose
Guillaume de Lorris
MeunRose 1/2/3
Roman de la Rose
Jean de Meun
Beaumanoir Coutusme de Philippe de Beauvaisis Beauvaisis Beaumanoir Corpus complémentaire 13 e s. : Roman de Renart Renart10/11 branches X-XI TristanProse Tristan en prose Récit d’un MenestReims Ménestrel de Reims Chartes de la région parisienne
Genre
Dialecte
Nombre de mots 223 298
ap. 1205
P
H
chroniq.
picard
34 292
1210 ou 1228
V
L
roman
picard
35 050
M
L
récits brefs
traits picards
10 078
V
R
miracles
picard
37 789*
P
L
roman
ND
41 462*
V
D
roman
orléanais
V
D
roman
ND
19 563*
P
J
traité
traits picards
20 739*
dernier ¼ 12e ou 1ère moit. 13e 12181227 ca 1225
LorrisRose
CharteParis
For- Dome maine
Date
47
entre 1225 et 1230 entre 1269 et 1278 1283
24 325
166 046 V
L
ap. 1240
P
L
récits brefs roman
ca 1260
P
H
chroniq.
ND
50 046
1250 (12001299)
P
J
charte
Ile de France
18 514
déb.13
e
ND
22 300
picard
75 186
14e siècle Corpus noyau 14 e s. :
217 486 entre 1305 et 1309
P
H
mémoires champ.
Joinville Mémoires
Mémoires ou Vie de saint Louis
Jean de Joinville
Machaut Fortune
Remede de Fortune
Guillaume de Machaut
1341
V
L
lyrique
champ.
25 265
Froissart Chroniques
Chroniques
Jean Froissart
entre 1369 et 1400
P
H
chroniq.
picard
40 512*
1389
P
J
procès
1393
P
D
manuel
1395
V
L
dramatiq.
traits picards
16 249
1396, 1399
M
D
manuel
angl. norm.
20 315
Registre Chatelet1 Mesnagier Griseldis Manières 1396/1399
Registre criminel du Chatelet Mesnagier de Paris Estoire de Griseldis en rimes et par personnages Manières de langage
Ile de France ND
40 707*
19 623* 19 993*
48
Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Sigle
Titre
Quinze Joyes de Mariage Corpus complémentaire 14 e s. : Les Décades Bersuire de Titus Livius, Décades1/9 I,1 et I, 9
Auteur
QuinzeJoies
Berinus1/2
ca 1400
Pierre Bersuire
nouvelles ouest
Nombre de mots 34 822
H
histoire
ND
ca 1370
P
L
roman
Ile de France
150 628
Nicole Oresme
1370
P
A
traité
ND
124 719
Gaston Phebus
1387
P
D
traité
picard
Jean d’Arras
1392
P
L
roman
ND
Eustache Deschamp
1392
M
D
traité
champ.
71 667
77 798 124 929 5587 201 214
Jean Gerson
1402
P
R
sermon
ND
entre 1404 et 1405
P
D
exemples
Ile de France
1415
V
L
lyrique
orléanais
1415
M
D
manuel
angl. norm.
V
L
dramatiq.
Ile de France
10 752
P
L
nouvelles picard
39 449*
P
E
corresp.
P
E
corresp.
V
L
comique
P
E
corresp.
P
H
mémoires ouest
P
L
roman
Ile de France
Christine de Pizan
Orléans Ballades
Ballades
Charles d’Orléans
Cent Nouvelles LouisXI Lettre223 LouisXI Lettre234 Archier Baignollet LouisXI Lettre248 Commynes Mémoires
L
Dialecte
P
Le livre de la Cité des dames
Pathelin
P
Genre
1354
PizanCité
Manières1415
For- Dome maine
555 328
Berinus
le Livre de Ethiques Oreste d’Aristote, ComAristote Commentaire mentaire Phoebus Le Livre de chasse Chasse Arras Melusine Mélusine Deschamps L’art de dictier ArtDictier e 15 siècle Corpus noyau 15 e s. : Sermon pour le Gerson Fete de la Sainte Sermon trinité
Date
Manières de langage Farce de Maitre Pathelin Cent nouvelles nouvelles Lettres de Louis XI
Louis XI
Lettres de Louis XI
Louis XI
Le franc Archier de Baignollet
14561469 14561467 14611465 14651469 1468
Lettres de Louis XI
Louis XI
Mémoires
Philippe de Commynes
Roman de Jehan de Paris Corpus complémentaire 15 e s. : JehanParis
14691472 ca 14901505 1494
Ile de France Ile de France Ile de France Ile de France
6915
40 734* 22 251 3156
2362 3143 2500 3419 40 435* 26 098 364 247
SaleSaintré
Jehan de Saintré
Antoine de la Sale
Bueil Jouvencel1/2
Le Jouvencel
Jean de Bueil
1456
P
L
roman
Ile de France
1461
P
D
roman
ND
92 056 123 452
Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique Sigle Villon Testament Commynes Lettres Phares Astrologues
Titre Testament Lettres
LEstoile Registre1/2/ 3/4/5
François Villon Philippe de Commynes
Recueil des plus celebres astrologues Simon de et quelques hommes Phares doctes
16e siècle Corpus noyau 16 e s. : Vigneulles Cent Nouvelles Nouvelles Nouvelles Lettres à monsieur Calvin et madame de Lettres Falais Defense et IllustraDuBellay tion de la langue Défense française DuBellay L’Olive Olive Ronsard Discours des Misères misères de ce temps LaTailleSaül
Auteur
Saül le furieux
Date
For- Dome maine
Genre
Dialecte
49
Nombre de mots
1461
V
L
lyrique
Ile de France
13 378
14781511
P
E
corresp.
ouest
20 019
14941498
P
D
traité
ND
115 342
245 202 Philippe de Vigneulles
1515
P
L
nouvelles standard
Jean Calvin
1549 (15431554)
P
E
corresp.
standard
33 735
Joachim du Bellay
1549
P
A
traité
standard
19 691
1550
V
L
lyrique
standard
21 214
1563
V
L
lyrique
standard
5934
1572
V
L
dramatiq. standard
15 416
1574-75 1576-78 1585-87
P
H
registre
standard
28 842*
1578
P
L
récit de voyage
standard
40 278
1592
P
A
traité
standard
39 771*
Joachim du Bellay Pierre de Ronsard Jean de la Taille
Registre-journal du Pierre de regne de Henri III l’Estoile (t.1-5) Histoire d’un voyage fait en la Jean de Léry LéryBrésil terre du Brésil Montaigne Michel de Essais Essais Montaigne Corpus complémentaire 16 e s. : Consistoire Minutes du consisGenève toire de Genève DesPériers Nouvelles récréaBonaventure Récréations tions et joyeux devis des Périers Palissy Bernard Recepte veritable Recepte Palissy Etienne L’Agriculture et Charles Agriculture maison rustique Estienne L’Histoire de la Vigenère Blaise de decadence de Décadence Vigenère l’Empire grec e 17 siècle Corpus noyau 17 e s. : Honoré UrféAstrée L’Astrée, 2nde partie d’Urfé François Beroalde Le moyen de Béroalde de Parvenir parvenir Verville
40 321*
578 220 1542
P
J
procès
standard
136 182
1561
P
L
nouvelles standard
75 543
1563
P
D
traité
standard
58 418
1564
P
D
traité
standard
120 199
1577
P
H
traité
standard
187 878
233 009 1610
P
L
roman
standard
39 939*
1616
P
L
roman
standard
39 326*
50
Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Sigle
Titre
SorelBerger
Le berger extravagant
CorneilleCid
Le Cid
Descartes Discours Coeffeteau Histoire
Discours de la méthode
Assoucy Poësies Molière Précieuses Rabutin Lettres2/3/ 1/4
Histoire romaine Poësies et lettres … contenant diverses pièces héroïques, satiriques et burlesque Les Précieuses ridicules Les Lettres de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy (t. 1-4)
Racine Athalie Athalie Corpus complémentaire 17 e s. : Serres Le Théâtre Agriculture1 d’agriculture et Serres mesnage des Agriculture2 champs Gerhard Journal d’Heroard Heroard Lafayette La Princesse de Clèves Clèves Discours sur Bossuet l’histoire univerDiscours selle Oraison fuèbre de Fléchier Marie-Thérèse Oraison d’Autriche reine de France 18e siècle Corpus noyau 18 e s. : Regnard Le légataire Légataire universel Montesquieu L’Esprit des lois Lois Essay sur l’histoire générale et sur les Voltaire moeurs et sur Essay l’esprit des nations Le Monde moral ou Prévost Mémoires pour Mémoires servir à l’histoire du coeur humain
For- Dome maine
Nombre de mots
Auteur
Date
Charles Sorel
1627
P
L
roman
standard
20 308*
1637
V
L
dramatiq. standard
18 160
1637
P
A
traité
standard
23 142
1646
P
H
traité
standard
20 302*
Charles Coypeau d’Assoucy
1653
V
L
lyrique
standard
28 855
Molière
1660
V
L
dramatiq. standard
7127
Roger de BussyRabutin
1672 1681 1686 1692
P
E
corresp.
standard
20 019*
Jean Racine
1691
V
L
dramatiq. standard
15 831
Pierre Corneille René Descartes Nicolas Coëffeteau
Genre
Dialecte
928 801 Olivier de Serres
1603
P
D
traité
standard
518 641
Jean Héroard
16011610
P
H
journal
standard
195 930
1678
P
L
roman
standard
65 255
1681
P
H
traité
standard
140 524
1691
P
R
oraison
standard
8451
Madame de La Fayette JacquesBénigne Bossuet ValentinEsprit Fléchier
244 966 Jean-François Regnard
1708
V
L
dramatiq. standard
Montesquieu
1755
P
A
traité
standard
19 922*
Voltaire
1756
P
A
traité
standard
39 938*
L’Abbé Prévost
1760
P
L
roman
standard
26 455*
17 874
Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique Sigle
Titre
Le Paysan perverti RetifBretonne ou les Dangers de Paysan la ville Lettres originales écrites du donjon de Mirabeau Vincennes pendant Lettres les années 1777, 1778, 1779, 1780 La folle journée Beaumarchais ou le Mariage de Figaro Figaro Robespierre Discours Discours L’homme des champs ou les Delille Géorgiques Géorgiques françaises Corpus complémentaire 18 e s. : Projet d’une dixme royale qui, supprimant la taille, les aydes, les doüanes d’une province à VaubanDixme l’autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires...produiroit au Roy un revenu certain et suffisant Ramsay Les voyages de Cyrus Cyrus Essai sur l’origine Condillac des connaissances Essai humaines Rousseau Discours sur les Discours sciences et les arts Essais sur la peinture / Salon de 1759 Diderot Essais / Salon de 1761 / Salon de 1763 Buffon Epoques
Des époques de la nature
For- Dome maine
51
Nombre de mots
Auteur
Date
Nicolas Rétif de La Bretonne
1776
P
L
roman
standard
19 183*
comte Honoré de Mirabeau
1780
P
E
corresp.
standard
19 546*
Beaumarchais
1785
V
L
dramatiq. standard
34 722
Maximilien de Robespierre
1793
P
A
discours
standard
39 832*
Jacques Delille
1800
V
L
lyrique
standard
27 494
Genre
Dialecte
333 748
Sébastien de Vauban
1707
P
D
traité
standard
39 737
1727
P
L
roman
standard
66 578
1746
P
D
traité
standard
83 684
1750
P
A
traité
standard
9015
Denis Diderot
17591766
P
A
traité
standard
69 310
GeorgesLouis de Buffon
1778
P
D
traité
standard
65 424
André-Michel de Ramsay Étienne Bonnot de Condillac Jean-Jacques Rousseau
19e siècle Corpus noyau 19 e s. : Le Code civil des CodeCivil Français
235 688 1804
P
D
traité
standard
19 692*
ChâteaubriandGénie
Le Génie du christianisme
François-René de Châteaubriand
1803
P
H
traité
standard
19 596*
Musset Articles
Articles publiés dans la Revue des deux mondes
Alfred de Musset
1832
P
L
presse
standard
43 347
52
Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Sigle
FlaubertCorrespondance Hugo Hernani DuCampNil Baudelaire Fleurs Goncourt Journal2/3/4
Titre
Auteur
Date
For- Dome maine
Genre
Dialecte
Nombre de mots
Correspondance (1830-1839)
Gustave Flaubert
1839
P
E
corresp.
standard
16 888
Hernani
Victor Hugo
1841
V
L
dramatiq. standard
27 048
1854
P
L
récit de voyage
standard
37 135
1861
V
L
lyrique
standard
26 491
1870 / 1890 / 1896
P
L
mémoires standard
19 286*
1899
P
L
mémoires standard
26 205*
Le Nil, Egypte et Nubie
Maxime Du Camp Charles Les Fleurs du Mal, Baudelaire Journal : Mémoires Edmond et Jules de de la vie littéraire Goncourt (t. 2,3,4)
Clemenceau L’iniquité et Vers la Georges Iniquité réparation Clémenceau Clemenceau Réparation Corpus complémentaire 19 e s. : Procès instruit par Procès le tribunal criminel TribunalSeine du département de la Seine Germaine de StaelCorinne Corinne ou l’Italie Staël Scribe Le mariage de raiEugène Scribe Mariage son Béranger Pierre-Jean de Chansons Chansons Béranger Barbey Memorandum Jules Barbey Memorandum 1, 2, 3, 4, d’Aurevilly 1/2/3/4 DuCamp En Hollande, Maxime Du Hollande Lettres à un ami Camp Rapport de l’état de Guyot l’agriculture Charles Guyot Rapport en Lorraine : 1789-1889 Claudel Tête d’or Paul Claudel TêteOr ZolaDébâcle La débâcle Emile Zola 20e siècle Corpus noyau 20 e s. : Rolland Jean-Christophe I : Romain JChristophe L’Aube Rolland Tableau de la VidalBlache Paul Vidal de géographie de la Tableau la Blache France Apollinaire Guillaume Alcools Alcools Apollinaire Feydeau La dame de chez Georges Maxim Maxim’s Feydeau Alain Système des BeauxAlain BeauxArts Arts
706 196 1801
P
J
procès
standard
22 873
1807
P
L
roman
standard
192 672
1826
P
L
dramatiq. standard
16 900
1829
V
L
chanson
standard
22 898
18381858
P
L
mémoires standard
138 865
1859
P
E
corresp.
standard
53 750
1889
P
D
traité
standard
11 499
1890
P
L
dramatiq. standard
40 933
1892
P
L
roman
standard
205 806 239 897
1904
P
L
roman
standard
30 008*
1908
P
D
traité
standard
26 679*
1913
V
L
lyrique
standard
17 121
1914
P
L
dramatiq. standard
32 136
1920
P
D
traité
standard
26 483*
Chapitre 3. Une grammaire fondée sur un corpus numérique Sigle MaletVie
Titre La vie est dégueulasse
Green Journal Journal 1/2/4/5 (t. 1, 2, 4, 5) Sartre Lettres au castor et Lettres1 à quelques Sartre autres (vol.1, 2) Lettres2 Perec La vie mode ModeEmploi d’emploi Corpus complémentaire 20 e s. : Poincaré Electrtricité PoincaréValeurScience 5 traités Poincaré Mécanique Poincaré Leçons Fournier Correspondance Corresponavec Jacques dance Rivière
Auteur Léo Malet
Julien Green
Jean-Paul Sartre Georges Perec
Date 1948 1934 1939 1946 1950 1932 (1926-39) 1951 (1940-63) 1978
For- Dome maine
roman
standard
29 451*
P
L
journal
standard
29 258*
P
E
corresp.
standard
19 777*
P
L
roman
standard
28 984* 777 158
Henri Poincaré
19011911
P
D
traité
standard
202 654
AlainFournier
19051914
P
E
corresp.
standard
367 117
standard
60 870
L
récit de voyage roman
standard
39 758
P
A
traité
standard
12 873
1962
P
D
traité
standard
7094
1977
V
L
lyrique
standard
2263
1986
P
L
dramatiq. standard
10 820
1995
P
L
roman
73 709
André Gide
1927
P
L
DabitHôtel Césaire Discours
L’Hôtel du Nord Discours sur le colonialisme Léon Zitrone vous emmène aux courses
Eugène Dabit
1929
P
Aimé Césaire
1955
Léon Zitrone
IzzoKhéops
Philippe Jaccottet Dans la solitude des Bernardchamps de coton Marie Koltès Jean-Claude Total Khéops Izzo Chants d’en-bas
Nombre de mots
L
Voyage au Congo
Jaccottet Chants Koltès Solitude
Dialecte
P
GideCongo
Zitrone Courses
Genre
53
standard
Tableau 1 : Liste des textes des corpus noyau (échantillonné) et complémentaire de le GGHF
Sophie Prévost
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54
Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie
Chapitre 4 Périodisation
Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie Chapitre 4. Périodisation
4.1 Quelle périodisation pour une grammaire historique du français ? Le changement linguistique est un processus continu dans les langues (x chap. 1, § 6) ; toutes les langues naturelles changent, constamment, même si certaines époques semblent plus stables que d’autres. Les langues naturelles possèdent en effet la capacité, contrairement aux langages artificiels, aux codes, etc., de permettre à leurs usagers de produire des variantes, par exemple pour optimiser la communication, et qui non seulement sont tolérées, mais à terme pourront être intégrées à la grammaire. Le processus de variation est inhérent à la faculté de langage ; constamment à l’œuvre dans les langues, il est à la base même du changement linguistique. Pour le linguiste qui analyse l’évolution des langues, il est nécessaire d’en situer les manifestations, c’est-à-dire de repérer la survenue des changements, sur un axe temporel, et il ne peut faire l’économie d’un choix dans ce domaine : la nécessité d’introduire une périodisation dans la présentation des phénomènes de changement s’impose donc à tout diachronicien. L’idée que les langues changent n’est pas nouvelle, elle se rencontre depuis l’Antiquité. Mais c’est au 19e s., et plus précisément à la fin du 19e s., que le changement est posé comme une propriété fondamentale des langues (H. Paul ou G. von den Gabelentz : voir Koerner 1973 et 1988, Keller 1988, Wunderli 1990, De Mauro 1967 : 405 et suiv.). A la génération suivante, un nouveau pas est franchi : Saussure propose le terme de « diachronie » en complément à celui de « synchronie » (qui existait déjà), pour définir la dualité du regard qu’un linguiste peut porter sur la langue. Et c’est à propos du signe linguistique qu’il a affirmé le plus explicitement l’idée de « la double nature du signe », « immutabilité et mutabilité » (x chap. 1, § 8). Mais le primat accordé à la notion de système dans la réception de ses écrits à l’âge structuraliste a implanté la vision d’un Saussure peu sensible au changement linguistique, idée qui a été depuis réfutée à maintes reprises (entre autres, Wunderli 1990, ou plus récemment Verleyen 2008, Rastier 2012) ; et dans l’un de ses derniers articles (2016), Wunderli rappelait qu’une part très importante des travaux de Saussure se situe dans le champ de la diachronie. Si la dichotomie saussurienne a paru suffisamment fertile pour être maintenue, c’est cependant à travers une autre façon de penser la notion de « système », qui permet de l’appréhender d’une façon moins conflictuelle. La conception d’un système figé a en effet été infléchie par quelques linguistes postsaussuriens, qui ont rectifié la notion de langue comme système monolithique. Ainsi Guillaume, en 1945, concevait déjà la langue non comme un système, mais plutôt comme un « système de systèmes », évoquant « les grands systèmes plus ou moins nombreux et plus ou moins bien séparés dont se recompose une langue. Considérée dans son intégralité une langue est un système de systèmes. » (Annuaire de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, 1944-1945, in Valin, Hirtle et Joly 1992). Et quarante ans plus tard, c’est en posant la définition d’une grammaire « polylectale », c’est-à-dire d’une « polyhiérarchie de sous-systèmes » dont chacun se caractérise par des variations sur tel ou tel point, qu’Alain Berrendonner (1983 : 20) repense à son tour la structure de la langue. Ces redéfinitions s’articulent à une
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conception de la communauté linguistique elle aussi renouvelée, qui, selon Labov, est non pas « un ensemble de locuteurs employant les mêmes formes », mais bien plutôt « un groupe qui partage les mêmes normes quant à la langue » (1976 : 228). Une langue est donc définissable comme un sysème complexe. Mais une nouvelle étape peut être franchie, si l’on considère la langue comme un système non seulement complexe, mais « dynamique », relevant du type de modèles qui sont adéquats pour décrire la dynamique de systèmes très divers, tous évoluant en fonction du temps, tels des systèmes écologiques où cohabitent un prédateur et sa proie, ou des phénomènes de la mécanique céleste, ou encore des phénomènes météorologiques, etc. ; la langue est un système complexe en mutation continue dans le temps, on peut donc la définir comme un système dynamique. La volonté de reconnaître des étapes successives dans une évolution, qui est une tradition constante en linguistique historique, et qui concerne les langues des familles les plus diverses – dans la mesure où leur histoire peut être documentée –, résulte chez le linguiste de la conscience plus ou moins claire de la nature essentiellement mutable de la langue. La périodisation correspond ainsi à un point de vue sur la diachronie, point de vue reposant sur des présupposés qui sont loin d’être toujours explicités. En effet, comment concevoir une périodisation dans l’évolution des langues ? Des grilles temporelles permettant de situer les phénomènes historiques, quels qu’ils soient, existent depuis très longtemps, et, pour les historiens de la langue, la pratique la plus courante consiste à utiliser des chronologisations préétablies. Deux options s’offrent alors : soit la segmentation par siècle, qui présente l’avantage d’une certaine objectivité – mais au prix de difficultés parfois ; soit la segmentation par grandes périodes, prédéfinies par ailleurs en histoire ou dans l’étude de la littérature, sciences antérieures à la linguistique : ce choix, le plus fréquent, présente lui aussi des difficultés évidentes, la plus claire étant d’offrir des cadres ne coïncidant que rarement avec de grandes modifications dans les langues. Comment nos prédécesseurs ont-ils résolu cette question préalable ?
4.2 Les pratiques des historiens de la langue Tout d’abord, soulignons qu’aucun historien de la langue n’a choisi de traiter chaque phénomène séparément, en ne prenant en compte que sa « diachronie interne » singulière, que sa propre histoire, sans tenter de le situer sur un axe des temporalités externe, quel qu’il soit. En effet, aller jusqu’au bout d’un tel choix, cela conduirait à une extrême dispersion des phénomènes (et comment les présenter, comment les classer ?) ; et surtout, cela équivaudrait à mettre sur le même plan des phénomènes très importants par la taille et le nombre des unités concernées, tels que, pour le français, la généralisation de l’expression du sujet entre le 10e et le 17e s., ou le changement de prononciation de a libre accentué entre le latin et le 20e s., et par ailleurs des phénomènes de portée plus limitée et qui se sont produits dans une temporalité bien plus brève, tels que la segmentation de chacun en deux morphèmes distincts chaque et chacun (entre le 13e et le 16e s.), ou la nasalisation des voyelles par exemple (en AF et en MF). La pratique habituelle des linguistes diachroniciens a été généralement d’adopter des périodisations fondées sur des critères externes à la langue, et le plus souvent hétérogènes : par siècles, ou par grandes époques telles que celles utilisées dans les divers domaines des sciences humaines, ou bien d’adopter un mixte des deux.
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C’est cette dernière solution qu’a adoptée Ferdinand Brunot pour son Histoire de la langue française (1905-1938-2000). Onze tomes de cette somme ont été publiés de son vivant, alternant périodisation par siècle(s) ou grandes époques et structuration par thèmes : De l’époque latine à la Renaissance (tome I), Le seizième siècle (tome II), La formation de la langue classique (tome III, 2 vol.), La langue classique (tome IV), Le français en France et hors de France au 17 e siècle (tome V), Le 18 e siècle (tome VI, 2 volumes), La propagation du français en France jusqu’à la fin de l’Ancien Régime (tome VII), Le français hors de France (tome VIII, 2 vol.), La Révolution, le Consulat et l’Empire (tome IX). Les tomes X (La langue classique dans la tourmente) et XI (Le français au dehors sous la Révolution et l’Empire) ont été publiés à titre posthume (1939-1979). Le tome XII (L’époque romantique, 1815-1852) a été réalisé par Charles Bruneau (1948), de même que le tome XIII (L’époque réaliste, 1852-1886). L’ensemble de ces treize volumes a été repris et republié par G. Gougenheim, G. Antoine et R.-L. Wagner entre 1966 et 1969 (Editions A. Colin). Trois volumes ont suivi, aux Editions du CNRS, couvrant les années 1880-1914 (1985), 19141945 (sous la direction de G. Antoine et R. Martin, 1995), et 1945-2000 (sous la direction de G. Antoine et B. Cerquiglini, 2000). Quasi contemporain de Brunot, le Danois Kristoffer Nyrop, organise sa vaste Grammaire historique de la langue française (6 volumes, 1899-1930) par domaines (phonétique historique, morphologie, formation des mots, sémantique, syntaxe (noms, particules, verbes), la chronologie apparaissant aux étapes inférieures. De la même manière, Arsène Darmesteter organise son Cours de grammaire historique du français (21930 [1891-1897], 4 vol.) de façon homogène, suivant les grands domaines de la langue : phonétique, morphologie, formation des mots, syntaxe. Parmi les ouvrages de moindre ampleur parus par la suite, certains suivent plutôt Brunot, optant pour une présentation par siècle : ainsi la Nouvelle histoire de la langue française dirigée par J. Chaurand (1999a), qui examine cependant à part les français d’outre-mer, ainsi que les dialectes et patois. Mais d’autres ouvrages optent pour une présentation par domaines en ce qui concerne l’histoire interne, telle l’Histoire de la langue française de J. Picoche et C. Marchello-Nizia (1989, plusieurs éditions revues), qui optent pour une distinction première entre « Histoire externe » et « Histoire interne du français », et déclinent ensuite les changements dans chacun des grands domaines, la chronologie apparaissant seulement ensuite.
4.3 Une périodisation sur des bases purement linguistiques est-elle possible ? Il s’agit de conserver une périodisation, mais d’en situer les limites à des frontières internes à la langue, par exemple à des moments de « ruptures », lorsque de grands changements ont atteint le terme de leur développement et que de nouveaux changements débutent ensuite. Ce serait le cas par exemple entre l’« ancien français » et le « moyen français », ou bien encore par exemple vers 1630-1650, entre le « français préclassique » et le début du « français classique » qui représente une période de calme relatif – mais certainement pas absolu. C’est ainsi que Darmesteter, en 1890 (Reliques II : 28) a été conduit à proposer le terme de « moyen français », afin de pouvoir distinguer trois grandes phases du français, l’ancien, le moyen et le nouveau français, avec le 14e et le 16e s. comme démarcations. Brunot a
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adopté cette nouvelle terminologie, suivi depuis par les diachroniciens. Mais ce terme, qui désigne habituellement la langue des 14e et 15e s., possède des frontières encore quelque peu mouvantes dans le détail (Marchello-Nizia 21997 [1979] : 3-4 ; voir Smith 2002 pour un excellent historique de cette notion), et là encore, si l’on mesure ses frontières à l’aune de tel ou tel changement, on constatera qu’elles n’ont rien d’absolu, ainsi que le souligne ici-même L. Schøsler (x 30.1.2.4.d.) à propos de la déclinaison nominale : Si l’on se fonde sur les importantes réorganisations paradigmatiques de l’ancien français dans la catégorie nominale pour établir la séparation entre les deux périodes [de l’ancien et du moyen français], il faudrait accepter que la période du moyen français débute plus tôt dans les dialectes de l’Ouest que dans les dialectes de l’Est et du Nord, ce qui n’est pas satisfaisant pour des raisons de clarté de présentation.
Et tous les auteurs d’ouvrages sur le moyen français (MF) se sentent obligés encore actuellement de préciser les frontières chronologiques adoptées pour délimiter cette période. Plus récemment, il y a une vingtaine d’années, a émergé la notion de « français préclassique » (FPréclass), qui était destinée à affiner, puis à remplacer le terme de « Renaissance » qui, adopté pour désigner en France le 16e s., ne marquait pas le lien linguistique entre l’époque médiévale et l’époque classique. Cette période, allant de 1500 à 1600, faisait difficulté dans le champ de la langue, et restait donc à redéfinir à divers égards : l’adoption de la nouvelle terminologie y a contribué, comme on le verra ci-dessous (voir 4.4). Concernant les origines, les rédacteurs de la GGHF ont été conduits à distinguer, à travers les siècles qui ont précédé les premiers écrits conservés du français, une vaste période, le « proto-français », où était pratiquée, comme « maternelle », une langue qui n’était plus le latin même tardif, et dont il n’est pas resté de trace écrite (en l’état actuel de nos découvertes). A sa suite, entre les premiers écrits du 9e s. et la fin du 13e s., on reconnaissait traditionnellement une période de cinq siècles désignée du terme d’« ancien français » (AF). Dans ce cas également, les rédacteurs de la GGHF ont été conduits à distinguer une première phase dotée de spécificités linguistiques, le « très ancien français » (TAF), couvrant les deux siècles allant du 9e s. au milieu du 11e s. Ce terme, qui se rencontre ponctuellement depuis quelques années, se caractérise par la présence d’une morphologie encore proche du latin où, par exemple, sont encore présents des morphèmes issus du latin (tels le démonstratif ist, ou des enclises nombreuses), mais d’où sont encore absents des morphèmes qui apparaissent dès le 12e s. (tels l’adjectif-pronom possessif tonique en -n, l’article partitif, ou encore le déterminant démonstratif atone ce) (Marchello-Nizia 2019).
4.4 Un cas d’école : l’invention du « français préclassique » L’invention de cette période s’est faite à partir d’une double prise de conscience, et sur des arguments de nature uniquement linguistiques. Le manque d’unité du seizième siècle avait été déjà bien souligné par G. Gougenheim, au début de sa Grammaire de la langue française du seizième siècle, (1974 [1951] : 8) : Une difficulté particulière à la langue du seizième siècle est son manque d’unité. Il y a d’abord les différences régionales qui transparaissent plus qu’aujourd’hui dans la langue littéraire. Il y a surtout des différences marquées entre les périodes du siècle. La langue de Commines (1447-1511) et celle de Jean Lemaire de Belges (1473-1525) différent beaucoup
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Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie de la langue de saint François de Sales (1567-1622) et de celle de d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) […] Une date cependant semble importante dans l’histoire de la langue comme dans l’histoire des idées, l’histoire des lettres et l’histoire politique : c’est le milieu du siècle. La Pléiade impose une conception nouvelle de la poésie et de la langue poétique. L’humanisme érasmien est dépassé […] C’est précisément à partir de ce moment du siècle que l’on voit se généraliser les outils grammaticaux modernes (l’article devant le nom, le pronom personnel sujet devant le verbe) et s’en créer de nouveaux (la préposition dans, le déterminatif chaque). La négation ne appelle de plus en plus un pas. La normalisation s’accentue dans la morphologie. Une mentalité nouvelle s’affirme dans la langue, en même temps que s’éliminent les moyens d’expression hérités du Moyen âge.
De son côté, dans sa Grammaire du français classique (1998), N. Fournier a abouti au même constat pour le 17e s. Elle souligne régulièrement la variété des usages, et constate la différence des points de vue entre les grammairiens du début du siècle et les remarqueurs du milieu du siècle (Vaugelas 1647) d’une part, et d’autre part les usages de la seconde moitié du 17e s. Si l’on prend comme repère le milieu du 17e s., quelques faits de langue apparaissent comme de bons indicateurs du changement. En premier lieu, plusieurs changements importants sont quasiment achevés au 17e s. : la régularisation des alternances du radical dans la morphologie du verbe ; la disparition de la forme que pour le pronom relatif sujet ; l’achèvement du changement dans l’ordre des pronoms clitiques (le te > te le, le vous > vous le) ; le remplacement de la forme tonique du réfléchi dans les constructions infinitives ou participiales par la forme atone (soi > se), et de même pour la forme du clitique dans les mêmes constructions (por lui veoir / por le veoir) ; la quasi disparition de moult, totalement remplacé par très et beaucoup. Ainsi pour moult / très / beaucoup, on observe que c’est à la fin du 14e s. (1397, Gaston Phébus, Livre de la Chasse) que les trois morphèmes moult, très et beaucoup sont tous trois régulièrement présents dans presque tous les textes étudiés (seuls 4 textes sur 25 n’offrent pas beaucoup), beaucoup restant moins fréquent que moult ; mais déjà un texte n’offre aucune occurrence de moult (Donait françois, 1408). A partir de la fin du 15e s. et du tout début du 16e s. les trois morphèmes sont toujours présents dans tous les textes étudiés, mais moult a commencé à régresser drastiquement face à très, et aussi face à beaucoup (Commynes, Mémoires I–VIII, 1490-1505 : 164 beaucoup contre 2 moult ; Jean Marot, Voyage, 1507 : 14 beaucoup / 14 moult ; de même chez Philippe de Vigneulles, en 1515, et Jeanne Flore en 1537). A partir du milieu du 16e s., il y a total basculement : le recul de moult confine à la disparition (un seul emploi chez Marguerite de Navarre, ou chez Calvin en 1549-1560 et un peu plus tard chez Rabelais). Moult n’apparaît plus chez Du Bellay, Vigenère, Ronsard, Palissy, dans MontaigneEssais. Au 17e s. seul BeroaldeParvenir (1616) l’emploie encore parfois. C’est donc le français préclassique (FPréclass) qui voit la disparition de moult. D’autres changements apparaissent achevés au milieu du 17e s., à la limite du FPréclass et du français classique (FClass) : en morphologie, la régularisation du système des démonstratifs (le pronom cettuy-ci disparaît). En syntaxe, l’ordre des mots SVOn se fixe au début du 17e s. : XVSOn et XVSnOn disparaissent (admis au début du 17e s. par Maupas, mais Vaugelas les refuse), SOnV subsiste parfois chez quelques auteurs archaïsants (La Fontaine, Malherbe). En revanche XVOnSn se développe : Ainsin emporte les bestes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées. (MontaigneEssais, I, 4)
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Et c’est au milieu du 17e s. qu’un grammairien, Chifflet (1659), recommande de ne pas omettre le pronom sujet, ce qui signifie aussi sans doute que certains locuteurs ne respectaient pas cette règle. Alors que ces changements s’achèvent, d’autres commencent à se manifester : en particulier, la transitivité des verbes se modifie (x 32.3 et 34.2.2.8), et ce mouvement va se poursuivre sur les siècles suivants.
4.5 La progressivité des changements Un changement linguistique n’est jamais, ou presque jamais, immédiat, brutal, c’est un processus qui a un commencement (innovation vs. actualization : Andersen 2001b ; x 30.1 et chap. 2), et un développement durant lequel il s’implante, contexte par contexte ; mais parfois il peut régresser et disparaître. Et entre son début et son achèvement, plusieurs siècles peuvent s’écouler. Le changement étant généralement progressif et s’étendant sur plusieurs générations de locuteurs, ou se diffusant peu à peu dans plusieurs sous-groupes de locuteurs, il semble possible de distinguer deux grands types de périodes : des périodes de stabilité, dans lesquelles les variations sous-jacentes, toujours présentes, sont relativement masquées par une impression d’équilibre, et des périodes de changement correspondant à la durée pendant laquelle se réalise complètement un changement ou une famille de changements. Il s’agit évidemment d’une stabilité relative, et non pas absolue : la variation est continument à l’œuvre chez les locuteurs. En ce sens le MF et le FPréclass apparaîtraient comme des périodes de changement – par rapport au FClass, par exemple, si on interprète celui-ci comme une période de relative stabilité. Par ailleurs, chaque changement possède une temporalité spécifique, individuelle, et il n’est qu’exceptionnellement exactement concomitant à un autre changement ; par exemple, on a pu montrer que dans un couple de « changements liés », c’est-à-dire de changements reliés morphologiquement, syntaxiquement et sémantiquement, le second changement présente un développement bien plus rapide que le premier : ainsi, l’implantation et la progression de très, qui va remplacer moult comme intensifieur d’adjectif et d’adverbe, s’étendent sur plusieurs siècles, du début du 12e s. au 16e s., alors que la progression de beaucoup, qui va remplacer moult dans ses autres emplois, est plus rapide et n’excède pas un siècle (14501550). Il n’est donc pas rare que le développement d’un changement s’étale sur plus d’un siècle, et généralement sur deux ou même plusieurs périodes : ainsi, le passage du sujet optionnel au sujet obligatoire progresse continument entre le TAF et le FPréclass, n’atteignant un état de stabilité que sur les périodes allant du FClass au FMod, où l’expansion de l’expression du sujet ne touchait plus que des contextes très minoritaires, ou ne progressait plus. A l’inverse, certains changements sont très rapides, telle l’implantation de la forme analogique de possessif tonique miens au cas sujet singulier masculin, qui dans les textes du début du 12e s. est la seule attestée, alors que dans les textes antérieurs, jusqu’au milieu du 11e s., dans le même emploi, la forme meos issue phonétiquement du latin était la seule présente (x 30.5). Un modèle a été proposé pour représenter la progression d’un changement dans la langue : celui de la Courbe-en-S (S-curve), développée de façon centrale pour le changement linguistique par A. Kroch (1989), mais qui avait des antécédents et a eu des suites (Osgood
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et Sebeok 1954, Weinrich, Labov et Herzog 1968, et surtout Bailey 1973, qui a identifié les trois moments de la courbe (1973 : 84), et a montré que les deux courbures du S apparaissent respectivement vers les taux de 21% et de 79% de taux d’emploi ). Feltgen (2017 : chap. 3) pour sa part a confirmé la validité de ce modèle en S, et a approfondi le déroulé du moment final, où se marque régulièrement « une stagnation de la fréquence d’emploi de la nouvelle unité, alors même que celle-ci manifeste déjà son nouveau sens » (Feltgen 2017 : i). Mais si ce modèle, que pour l’instant rien n’a profondément infirmé, éclaire le mode de progression d’un changement, il n’implique rien sur sa durée et sur la vitesse de son intégration dans le tout de la langue. Deux autres modèles ont été proposés concernant la phonologie, d’une part par G. Straka (1979 : alternance de l’énergie et de la faiblesse articulatoires), et par E. J. Matte (1982), pour qui, dans l’évolution d’une langue, alternent quatre modes articulatoires (décroissant en latin aux 2e-4e s., relâché du 5e au 12e s. en Gaule du nord, croissant du 13e au 17e s., tendu en FMod depuis le 18e s.). De même, pour le lexique, l’histoire du français a reconnu depuis longtemps l’importance de la seconde moitié du 15e s. et surtout du 16e s. pour le renouvellement et l’enrichissement du lexique français dans de nombreux domaines, sous l’influence de l’évolution des idées et des contacts dus aux développements politiques au sein des pays voisins. Ces modèles pourraient conduire à définir des périodes, mais qui ne sont guère homogènes entre elles, ni avec celles habituellement reconnues pour la morphologie ou la syntaxe. Quant à ces derniers domaines d’étude, si la morphologie a connu une forte évolution dans la plus ancienne période (TAF et début de l’AF), puis à nouveau en MF, la syntaxe apparaît en relatif décalage, l’AF représentant une époque clé de son développement, avec d’une part le fort développement d’un noyau prédicatif soudé, accentué par l’expression grandissante du sujet pronominal, et d’autre part les prémices de futures constructions phares du FClass et du FMod (constructions clivées et disloquées, marqueur Q-est-ce que pour l’interrogation, locutions verbales aspectuelles entre autres). Un angle d’attaque envisageable serait de prendre en compte, en particulier en morphologie et en syntaxe, certaines grandes tendances de l’évolution, et d’en observer les conséquences concrètes et particulières dans les divers sous-systèmes pour essayer de déterminer les moments où se manifeste une rupture ou un aboutissement. Dans le domaine morphosyntaxique, par exemple, deux facteurs au moins seraient ainsi à évaluer : d’une part, la constitution de syntagmes hiérarchisés (avec des relations de dépendance entre les déterminants, les spécifieurs, la tête et les diverses expansions : x Introductions des Parties 5 et 6), cette question étant en rapport avec celle de l’ordre des éléments, et avec l’évolution du « schéma Verbe second » ; et d’autre part la spécialisation progressive des catégories morphosyntaxiques, qui est une conséquence de la tendance à la restructuration et à la hiérarchisation des syntagmes, et a pour conséquence la création de nouveaux paradigmes distinguant pronoms et déterminants (chaque / chacun, quelque / quelqu’un x 33.2.2, 33.2.3) et de nouvelles catégories (x 33.1). Un dernier point est à souligner, au moins pour les périodes antérieures à l’âge classique : l’importance du facteur dialectal, puis régional. Ainsi par exemple, comme l’ont souligné Baldinger (1980) et Monsonégo (1993b), le développement de beaucoup et son extension semblent plus rapides dans le duché de Bourgogne (Jouvencel, CentNouvelles) (Marchello-Nizia 2006a : 154). Et par ailleurs, cette région semble développer plus tôt que les autres un riche paradigme d’indéfinis, en particulier de quantifieurs.
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Références bibliographiques : Andersen 2001b ; Bailey 1973 ; Baldinger 1980 ; Berrendonner 1983 ; Brunot 1905-2000 ; Chaurand 1999a ; Chifflet 1659 ; Combettes et Marchello-Nizia 2008 ; Darmesteter 1890, 1930 ; De Mauro 1967; Feltgen 2017 ; Fournier 1998 ; Gougenheim 1974 [1951] ; Guillaume 1992 ; Koerner 1973, 1988 ; Kroch 1989 ; Labov 1976 ; Matte 1982 ; Nyrop 1899-1930 ; Marchello-Nizia 21997 [1979], 2006a, 2019 ; Monsonégo 1993b ; Osgood et Sebeok 1954 ; Picoche et Marchello-Nizia 1989 ; Rastier 2012 ; Smith 2002 ; Straka 1979 ; Valin, Hirtle et Joly 1992 ; Vaugelas 1647 ; Verleyen 2008 ; Weinrich, Labov et Herzog 1968 ; Wunderli 1990, 2016.
Christiane Marchello-Nizia et Bernard Combettes
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Partie 1. Fondements théoriques et méthodologie
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Chapitre 5. Introduction
Partie 2 Histoire externe
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Partie 2. Histoire externe
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Chapitre 5. Introduction
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Chapitre 5 Introduction Partie 2. Histoire externe Chapitre 5. Introduction L’objectif de cette partie est de proposer un panorama des facteurs dits « externes » qui ont affecté significativement les différentes composantes linguistiques du français étudiées dans l’ouvrage. Il ne s’agira donc pas ici de proposer une « histoire externe » du français pour elle-même, mais, dans l’optique d’une « Grammaire historique », de donner un aperçu des éléments qui présentent une pertinence pour les analyses linguistiques qui seront conduites. Cette introduction présente des réflexions sur la notion d’histoire externe et sur ses rapports à l’histoire dite « interne ». Il s’agira de se demander quelles sont les données non linguistiques importantes à prendre en compte, et si certains événements externes ont influé non seulement sur des changements linguistiques singuliers et ponctuels, mais également sur des séries de changements, tant sur une tranche diachronique que sur une période plus longue.
5.1 Qu’entend-on par « histoire externe » ? La distinction histoire externe / histoire interne (voir Droixhe et Dutilleul in Holtus et al. 1990 (Vol. V/1) : 437 et Wilmet in Holtus et al. 1990 (Vol. V/1) : 493) a été proposée dans le contexte francophone par Ferdinand Brunot (1905), puis reprise et développée par Ferdinand de Saussure (Saussure 2002 : 142). Voici comment Ferdinand Brunot formule la distinction dans la préface du premier tome de ce qui allait ensuite devenir sa monumentale Histoire de la langue française : L’histoire du français, ce sera donc d’une part l’histoire du développement qui, de la langue du légionnaire, du colon ou de l’esclave romain, a fait la langue parlée aujourd’hui par un faubourien, un « banlieusard », ou écrite par un académicien. Nous appellerons cette histoire-là, l’histoire interne. L’histoire de la langue française, ce sera d’autre part l’histoire de tous les succès et de tous les revers de cette langue, de son extension en dehors de ses limites originelles – si on peut les fixer. Nous appellerons cette partie l’histoire externe (1905 : t. I, Préface, p. V).
La proposition de Brunot a été entendue, puisque fut créée à l’université de Genève en 1908 une chaire d’ « Histoire externe de la langue française » qui fut confiée à Alexis François (Saussure y fait allusion dans une de ses notes ; voir Saussure 1989 : 59). Mais on peut se demander si ce que Brunot a appelé histoire « externe » n’est pas d’abord l’histoire de l’expansion des usages d’un idiome hors de ses frontières d’origine (Ile-de-France, puis France). S’il en était ainsi, force est de reconnaître que les contours de ce que les linguistes reconnaissent aujourd’hui comme relevant de l’histoire externe ont beaucoup évolué. De son côté, en affirmant : « est interne tout ce qui change le système à un degré quelconque », Saussure (1989 : 59) tenait visiblement à circonscrire au sein de la linguistique un domaine auquel il se consacrerait par une restriction de champ puissante et heuristique. Dans l’ensemble des notes du Cours utilisées par les éditeurs (Engler 1989), il est ainsi affirmé : « Nous éliminons tout le côté externe de la linguistique » (Saussure 1989 : 58). Pour Saussure, la linguistique telle qu’elle avait été pratiquée jusqu’alors était surtout externe, ce qui ne veut pas dire qu’il en sous-estimait la valeur. On lit, toujours dans les notes : « l’étude externe sera tantôt historique ou descriptive = histoire externe et description externe. Com-
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prend beaucoup de choses importantes. Le mot de linguistique évoque surtout ce côté-là » (Saussure 1989 : 59). S’il reconnaît le caractère « relatif » de ses définitions, pour autant, dans l’ « histoire externe », il liste un certain nombre de paramètres précis : le « rapport avec l’histoire politique des peuples », les faits de « colonisation », l’ « état politique », la « civilisation », les « rapports avec des institutions de toute espèce : l’église, l’école » (Saussure 1989 : 59-61) et en dernier lieu « l’extension géographique » des langues – une liste qui forme une bonne part de ce que l’on entend généralement aujourd’hui par « facteurs externes ». Ce qui est certain, c’est que, dans l’esprit de Saussure comme de Brunot, quoique différemment, cette distinction a pour but de faire pièce à la tendance, qu’ils ont observée chez les linguistes « naturalistes » de leur temps influencés par Schleicher, Bopp et Schlegel, à faire de la langue le seul sujet acteur de sa propre évolution. Cette tendance est ancienne, dans l’histoire de la linguistique. A partir du moment où les études linguistiques se sont fondées sur le repérage de langues identifiées par leurs noms, il a existé une propension récurrente à faire de ces langues des totalités organiques qui évoluent par elles-mêmes. La manière dont l’histoire du français a été écrite en France a souvent suivi cette tendance. Entre le milieu du 16e s. et la fin du 18e s., la recherche d’une filiation visible entre le latin et le français a fait négliger les paramètres externes qui pouvaient altérer cette impression de filiation, telle l’influence des locuteurs issus de langues germaniques entre le 5e et le 10e s. L’époque classique n’est pas dépourvue d’esprits conscients de l’importance des facteurs externes dans le devenir des langues (Etienne Pasquier, Gilles Ménage, François Charpentier, Jean Frain du Tremblay, Voltaire…). Toutefois, au 19e s., sous l’influence du modèle organiciste, qui voit les langues comme des êtres vivants se développant, depuis leur « naissance » vers leur « mort » à partir de ressources propres contenues dans leur constitution, les paramètres externes sont à nouveau négligés. Par ailleurs, motivés plus ou moins consciemment par la rivalité entre leurs deux pays, chercheurs français et chercheurs allemands s’efforcent de préserver la cohérence de leurs objets d’étude, et il existe un fort intérêt pour les liens entre langue et nation (voir Schmitt 2000), davantage que pour les facteurs externes qui amènent aux contacts et aux hybridations. Enfin, la « grammaire historique » du 19e s., qui est une première tentative pour faire des études linguistiques une science, met l’accent sur l’identification de « lois » qui ont pour effet de remiser à la marge les facteurs externes de l’histoire des langues (voir Auroux 2000). Cette tendance a survécu au 20e s., et s’est même, sur certains points, accentuée. Le sociolinguiste James Milroy a souligné (2003 en ligne, nous traduisons) « la réticence des historiens de la langue à faire appel à des facteurs externes pour expliquer des changements phonétiques ». Selon lui, « cet accent mis sur le changement endogène a été stimulé par les préoccupations du 19e s. et renforcé par le structuralisme saussurien […], encourageant l’idée que les langues peuvent changer indépendamment des facteurs sociaux ». A partir de l’usage fait par Saussure du terme diachronie, on peut aujourd’hui choisir, avec Christiane Marchello-Nizia (1995 : 28) de nommer linguistique diachronique l’histoire interne de la langue, et linguistique historique une histoire qui allierait histoire interne et histoire externe. Une proposition encore différente serait de réserver l’expression linguistique diachronique aux études prenant authentiquement en compte un espace entre un terminus a quo et un terminus ad quem, et l’expression linguistique historique aux études portant sur un point linguistique saisi dans un moment de son histoire. Ces termes restent néanmoins discutés (voir Campbell 2004). Depuis l’apparition de ces distinctions, les liens entre histoire « externe » et histoire « interne » font régulièrement l’objet de débats (voir Jones et Esch 2002). L’historiographie
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« externe » de la langue peut être considérée comme un travail indépendant, comme cela été le cas en contexte anglophone, où les notions d’external history et d’internal history se sont imposées au point de donner parfois lieu à des histoires distinctes des langues (Hall 1974). En France, les travaux de Meillet (1921 et 1936), ont cherché à déterminer comment les changements de structure sociale se traduisent par des changements linguistiques. Pour lui, il convenait de distinguer le plan de la description, nécessairement interne, et le plan de l’explicatif, qui renvoie à l’externe. En contexte francophone, depuis Cohen (1947), Droixhe (1978) et Balibar (1985), entre autres, l’histoire externe du français a développé des liens avec l’histoire politique, culturelle, sociale et littéraire. De son côté, le travail initié par Brunot et poursuivi par ses collaborateurs et successeurs peut être jugé comme équilibré entre histoire externe et histoire interne, lesquelles sont parfois traitées alternativement. Les auteurs du chapitre II, « Variétés et diffusion du français » de la suite dirigée par Antoine et Martin considèrent que ce chapitre « réunit de propos délibéré deux ordres de recherches que F. Brunot avait choisi d’isoler l’un de l’autre » (Antoine et Martin 1975 : 5). Aujourd’hui, de nombreuses tentatives essayent d’intégrer des perspectives qu’on pourrait qualifier d’ « histoire externe » dans l’histoire interne de la langue, comme l’indique Schmitt (in Ernst et al. (éd.) 2003-2008). Cette perspective était déjà présente en contexte allemand et russe (voir Berschin et al. 1978, Klare 22011 [1998]). Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un renouveau de l’histoire externe éclairé notamment par les apports de la sociolinguistique historique (voir Romaine 1982, Jahr 1998). Cela donne lieu à des « Histoires » qui essaient de conjuguer les deux perspectives (Principato 2000, Rey, Duval et Siouffi 2007). La nécessité de ne plus considérer que ces approches sont parallèles et qu’elles ont des objets distincts s’impose. Mais plus que tout, c’est le renouvellement de la problématique du changement linguistique, classiquement jugée comme relevant de l’histoire interne des langues, qui a amené de plus en plus de chercheurs à envisager l’idée d’une interdépendance entre ces deux domaines (voir Posner 1997, Blumenthal in Ernst et al. (éd.) 2003-2008 : 38-45, Croft, 2001, Hickey 2003, Ayres-Bennett et Carruthers 2018 ; Blumenthal et Vigier 2018).
5.2 Quelles sont les données non linguistiques importantes à prendre en compte ? Pour autant, afin de ne pas tomber dans l’écueil de relations artificiellement établies entre faits proprement linguistiques et faits non linguistiques, de recherches explicatives forcées, ou d’interprétations non falsifiables, il est important de cerner ce qui, dans l’histoire humaine tout court, peut contribuer à dessiner les contours d’une authentique « histoire externe » des langues. Dans les notes de son Cours, Saussure donnait déjà une liste assez fournie des facteurs « externes » à prendre en considération dans l’histoire des langues. Cette liste varie aujourd’hui selon les auteurs, mais il existe un consensus autour des éléments suivants : – – –
les données géographiques, démographiques, historiques (modification des frontières, etc.), sociales, culturelles, pratiques, matérielles ; les interventions extérieures sur les parlers : décisions politiques, administratives, modification des codes, du statut des parlers, réformes ; les modifications introduites dans les parlers par l’existence du fait variationnel ; les différents types de variation, du point de vue de l’appréciation concrète de leurs poids
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respectifs ; l’opposition langue commune / langues de spécialité ; les phénomènes de standardisation et de déstandardisation ; les contacts avec d’autres parlers ou idiomes ; les niveaux d’usage du point de vue des locuteurs : colinguismes, plurilinguismes, diglossies ; le rôle des supports (formes d’oral, formes d’écrit) ; le rôle des facteurs de conscience et de transmission (les textes métalinguistiques ; les modes d’enseignement et leur changement ; transmission verticale / horizontale) ; les niveaux d’usage dont la nature et la hiérarchie diffèrent selon les époques.
Une des difficultés que cette liste fait apparaître est l’absence de hiérarchie et de principe organisateur, dans ces paramètres externes. Dans l’organisation des différents chapitres composant cette partie, on partira du fait variationnel, niveau qui est en contact étroit avec la dimension interne de la langue, pour aller vers les interventions politiques et institutionnelles effectuées sur la langue, niveau qui peut être considéré comme le plus externe.
5.3 Comment articuler histoire interne et histoire externe ? La place du sujet parlant Une première question que l’on peut se poser est de savoir pour quelle raison on distingue ainsi histoire externe et histoire interne, et si cette distinction reflète la réalité langagière. A la vérité, cette distinction n’a lieu d’être qu’au plan du modèle ; mais elle se fragilise si on considère le lieu premier du langage, qui est le ou les sujet(s) parlant(s). Peut-on faire une histoire interne des langues sans prendre en compte la conscience même de ce qu’est la langue par le sujet ? Saussure considérait « la collectivité sociale et ses lois comme un de ses éléments internes [au système de signes] et non externes » (Saussure 2002 : 290), puisque, selon lui, le système de signes n’a vocation à avoir du sens que dans la collectivité, parfois appelée « masse parlante », ou communauté des locuteurs. Cette déclaration permet de comprendre sous un autre angle la distinction diachronie / synchronie telle que Saussure l’a proposée, et telle qu’on l’utilise encore majoritairement. Si, en synchronie, « ce qui est réel », pour Saussure, « c’est ce dont les sujets parlants ont conscience à un degré quelconque ; tout ce dont ils ont conscience et rien que ce dont ils peuvent avoir conscience » (Saussure 2002 : 183), en diachronie, dès lors, on pourra choisir d’articuler les changements à la conscience, ou au sentiment que ce sujet a des usages. C’est ici que l’histoire de la langue appelle nécessairement à faire la différence entre ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Saussure, sujet parlant, et ce qu’on pourrait appeler dans une perspective fonctionnelle locuteur. En effet, ce n’est que d’un point de vue abstrait que l’on peut imaginer une collectivité de locuteurs comme constituée de leur somme. Dès lors que des communautés ou des situations de parole apparaissent comme dotées de caractéristiques repérables, des dynamiques propres s’ajoutent, qui ne ressortissent pas aux problématiques linguistiques entendues stricto sensu. Les sujets s’expriment d’une manière ou d’une autre parce que des paramètres extérieurs influent sur les situations de communication – paramètres classiquement divisés en diatopiques, diastratiques et diaphasiques, éventuellement diamésiques (x chap. 6), et aussi parce qu’ils répondent à des stratégies pragmatiques particulières. La compréhension du fait variationnel permet alors de passer, par la
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considération de paramètres traditionnellement considérés comme externes, de l’échelle réduite du sujet à celle plus large de communautés ou d’usages. C’est pourquoi le sujet parlant peut apparaître comme le vrai point de rencontre entre l’histoire externe et l’histoire interne des langues, deux dimensions que le descripteur sépare souvent pour des raisons de commodité. Les faits linguistiques que dégage l’historien interne de la langue ne prennent réalité que dans la mesure où ils s’actualisent dans la parole d’un sujet à un moment, dans un lieu, et dans une situation de parole donnés, le sujet étant alors par nature en prise avec l’histoire externe de sa langue.
5.4 Y a-t-il des périodisations différentes en « histoire interne » et en « histoire externe » ? Une autre question récurrente dans l’épistémologie de l’histoire de la langue est celle de la périodisation (x chap. 4). La pratique de la périodisation est commune en histoire. Mais doit-elle être appliquée de manière similaire en histoire de la langue ? Les périodisations appuyées sur l’ « histoire » sont-elles satisfaisantes pour les linguistes ? Lorsque leur objectif était essentiellement de présenter une histoire « continuiste » du français, les historiens de la langue se sont souvent attachés à délimiter dans leur présentation de grands ensembles qu’ils ont jugés distinguables par un cumul significatif de traits relevant de zones différentes de la langue, et dont l’interprétation pouvait présenter des points de rencontre. Ces délimitations ont toujours eu un but pédagogique. Elles visent à montrer que la langue franchit dans son devenir des étapes qui peuvent être rationnellement décrites, et dont la séquence fait sens. Des terminologies ont été proposées pour désigner et qualifier de grands ensembles chronologiques dont on juge qu’ils présentent une certaine cohérence. Pour autant, il n’est pas facile de trouver une dénomination linguistique à tous les ensembles ainsi repérés. C’est ainsi que certaines histoires de la langue reculent parfois devant ce défi, au profit de simples énoncés de siècles, ou en associant de façon peu cohérente certains adjectifs à des dénominations de base. Tandis que Brunot propose la division suivante : « Le Moyen Age », « Le seizième siècle », « La langue classique », « Le dixhuitième siècle », « L’époque romantique », « La deuxième moitié du dix-neuvième siècle », l’histoire coordonnée par Chaurand (1999) utilise : « Le plus ancien français », « L’ancien français (12e-13e s.) », « Le moyen français », « Le français classique et post-classique », « Le français d’hier », « Le français d’aujourd’hui ». Il s’agit là de propositions globales qui présentent toutes des inconvénients, surtout pour le linguiste attentif à ce qui a vraiment changé dans la langue (x chap. 4). L’opposition si longtemps structurante entre « ancien » et « moderne », notamment, qui s’est souvent superposée à celle entre le « Moyen Age » et une époque « moderne » commençant au 16e s. fait aujourd’hui problème (voir Rickard 2003 : 81). Chaurand a visiblement choisi d’homogénéiser un principe de titulation par qualification qui n’avait été retenu par Brunot que pour une seule dénomination : « La langue classique ». Mais l’un des résultats en est que certaines de ses dénominations voient leurs contours forcés du fait de cet exercice par rapport à leur usage habituel : le « moyen français » inclut ici le 16e s., et le « français d’hier » s’arrête à la fin du 19e s. Souvent, on remarque aussi une différence entre le principe de périodisation appliqué à l’ « ancien français », et celui adopté après le 16e s., qui suit alors mécaniquement les siècles (Huchon 2002).
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Si l’on systématise encore davantage le principe de dénomination qualifiée, une périodisation acceptable, et recourant à des formulations aujourd’hui utilisées dans la littérature, sachant que certaines dénominations comme « ancienne langue », ou « vieux français » n’ont plus cours aujourd’hui, pourrait donc être : « très ancien français », « ancien français », « moyen français », « français pré-classique », « français classique », « français postclassique », « français moderne », « français contemporain ». Ce type de périodisation s’appuie sur une histoire essentiellement interne de la langue. Selon une définition qui considère le changement comme system-based, en effet, ce n’est qu’à partir du moment où l’on a repéré des ruptures majeures dans le système qu’on pourra créer une périodisation. Toutefois, on peut considérer que la décision qui conduit à juger qu’un changement important a eu lieu dans le système global est en réalité, du point de vue de l’historien, le résultat d’un croisement de plusieurs perceptions superposées. A celle de changements linguistiques singuliers ayant eu lieu à l’intérieur d’un domaine par exemple (la phonétique, ou la syntaxe, étudiée par Combettes 2011), s’ajoute la perception éventuelle de séries de changements dans plusieurs domaines étudiés sur la même tranche chronologique (phonétique + lexique + morphosyntaxe), ou celle de changements étudiés dans un seul domaine sur une tranche chronologique élargie (voir Combettes et Marchello-Nizia 2010). Ces trois perceptions sont nécessaires à la construction de ce que certains appellent des « chronolectes » (Caron 2002), sommes de traits convergents et convaincants, lesquels peuvent définir ce qu’on pourrait appeler des « dialectes diachroniques ». L’étude révèle alors qu’il y a des moments où les changements sont plus importants qu’à d’autres, ce qui conduit à les hiérarchiser. Le présent ouvrage entend considérer que chaque phénomène présente sa propre périodisation et renonce à proposer des périodisations globales, sans pour autant que la question des faisceaux de convergence entre changements soit laissée de côté. Du point de vue de l’histoire interne, une première question est de savoir si on borne les périodes d’après les dates de la première occurrence d’un phénomène ou de sa généralisation. Il s’agit ensuite de savoir, pour obtenir des bornes globales, dans quel domaine ont eu lieu les évolutions les plus décisives. C’est ainsi que les bornes attribuées au « moyen français » (voir Smith 2002), par exemple, varient beaucoup selon les linguistes, incluant les 13e, 14e et 15e siècles pour Wartburg (1934), les 14e et 15e pour Caput (1972) et Wolf (1979), les 14e, 15e et 16e siècles pour Nyrop (1899-1930), Chaurand (1969), ou se datant de 1270 à 1498 pour Vossler (1913), de 1285-1304 à 1476-1482 pour Brunot et Bruneau (1937), ou de 1352 à 1605 pour Picoche et Marchello-Nizia (1994 [1989]) qui suivent en cela à peu près Guiraud (1963). On pourra également s’interroger sur les implications qui peuvent être celles des différentes dénominations données aux périodes. Ainsi les termes d’ « ancien français » ou de « Moyen Age » peuvent paraître trop schématiques pour évoquer une période aussi vaste, allant de l’époque carolingienne au 13e s., en ignorant qui plus est des différences importantes entre des états de langue, comme celle qui existe entre les 12e et 13e siècles. Par ailleurs, le choix de « préclassique » et de « postclassique » semble s’inscrire dans le commentaire de ce qui serait, au centre, vu comme un « français classique ». De fait, il semble que certaines périodes présentent des difficultés plus grandes que d’autres en termes de périodisation. Il en est ainsi de la transition de l’ « ancien français » au « moyen français », ou de l’identification d’une période correspondant au « français pré-classique », dénomination à laquelle on peut envisager de substituer celle, anglaise, d’Early modern French (BadiouMonferran 2011).
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Si les tentatives de périodisation présentent donc toutes des caractères d’artifice et ne doivent sans doute pas être prises de manière trop stricte, la démarche elle-même conserve malgré tout son intérêt. Elle permet notamment de poser des questions relatives au changement linguistique : quelles sont les zones touchées et à quel moment ? Est-il rapide, lent ? Et pourquoi ? Rappelons que, si Saussure est l’inventeur du terme diachronie, c’est que, après s’être opposé aux idées organicistes ou évolutionnistes de son temps, il préférait penser ce qu’il appelle la « condition de la langue dans le temps » (Saussure 2002 : 163), se contentant de délimiter, par ce biais opératoire, des « états de langue » très limités temporellement et spatialement. Ce qui intriguait visiblement Saussure, c’est l’état toujours transitoire de ces états de langue, toujours porteurs d’éléments amenés à transgresser les bornes temporelles (il utilise fréquemment la métaphore de la moraine), ce qui fait qu’une langue ne change jamais dans sa globalité. A sa suite, Martinet (1955) parlera d’une « synchronie dynamique » faite de variations, de façon à montrer qu’il n’y pas d’incompatibilité entre structure et évolution. Si d’un point de vue interne, les périodisations sont sans doute difficiles à établir de façon sûre, tant elles varient selon le fait considéré et présentent parfois un « grain » trop fin pour que des dates nettes soient arrêtées, du point de vue externe, on est obligé de remarquer que les principales périodisations qui ont été proposées dans l’histoire du français s’appuient sur des éléments purement historiques parfois transformés en symboles. C’est ainsi que le passage de l’ « ancien français » au français « moderne », par exemple, est souvent aligné sur l’édit de Villers-Cotterêts (1539), ou que les deux guerres mondiales du 20e s. ont pu être utilisées parfois comme des bornages (voir Antoine et Martin 1995 : 9). Pour autant, on peut juger qu’un certain nombre de faits relevant de l’histoire externe peuvent malgré tout présenter un caractère démarcatoire : – – – – – –
les invasions germaniques (5e-6e s.) ; l’invention de supports comme le support imprimé ou le support numérique ; la diffusion du français hors de ses domaines géographiques d’origine, que ce soit par la culture ou la colonisation ; l’abandon du latin dans certaines fonctions discursives ; l’apparition d’un enseignement de masse du français en français ; la décolonisation.
Ces faits, souvent, ne sont pas précisément datables. Une date peut servir d’emblème, mais l’analyse plus fine des faits révèle qu’ils se déroulent dans une période assez lâche entourant la date pivot. Ainsi de la promotion du français au statut de langue administrative, qui a commencé largement avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Faire coïncider des périodisations en histoire interne et des périodisations en histoire externe est donc toujours une tentative risquée. Littré (1863) faisait ainsi un lien entre la dialectalisation des parlers médiévaux aux 12e et 13e s. et le système du féodalisme. Cerquiglini (2007 : 117) a montré qu’une telle vision risquait de faire de la dissolution du féodalisme au 14e s. un événement démarcateur parallèle à l’événement interne qu’est la réorganisation de la morphologie flexionnelle. Si des liens entre histoire externe et histoire interne semblent à inventer constamment dans le détail, le danger serait de tenter de faire se correspondre des périodisations conçues dans leur globalité, ce qui implique rait de contraster trop violemment des états de langue et d’en surinterpréter des traits. Il est par exemple clair que le terminus ad quem de l’ancien français en histoire interne (entre le milieu et la fin du 13e s., si l’on prend comme critère la disparition du système ca-
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suel) ne saurait correspondre avec la fin de la notion de Moyen Age qu’on se fait en histoire externe. La question de savoir si on réunit « ancien français » et « moyen français », juxtaposés dans leur titre par Ducos et Soutet (2012) en un éventuel « français médiéval » (Duval 2009, Base du Français Médiéval hébergée par l’ENS de Lyon), se pose également. Par ailleurs, il est rare que l’on considère le terminus a quo du français moderne (envisagé ici comme une dénomination large englobant tout ce qui suit l’ancien français ou le moyen français) selon des critères internes. Certains optent pour la fin des guerres de religion (Marchello-Nizia 1979 : 3), d’autres pour l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539 ; date qui est vue comme concomitante avec la création de la chaire de français du Collège de France dans Rey, Duval et Siouffi 2007), à moins que l’on ne choisisse la création de l’Académie en 1635 (Hagège 1996). De sorte qu’entre ce terminus ad quem interne et ce terminus a quo externe, c’est une période malaisée à définir qui se profile. Pour autant, aucune histoire de la langue ne se passe réellement de périodisation. Dans les faits, ce sont souvent des compromis qui sont trouvés, à des fins essentiellement pédagogiques, mais qui demandent toujours à être explicités avec précision. Les périodisations qui s’installent dans le panorama scientifique et éditorial deviennent alors des éléments de tradition qui acquièrent de ce fait une valeur indépendante, à considérer en elle-même, et qui légitiment qu’on les reprenne. A l’issue de ces quelques considérations méthodologiques liminaires, on peut conclure que, s’il n’est pas facile de déterminer d’un point de vue théorique ce qui relève à proprement parler de l’histoire externe dans l’histoire d’une langue, surtout lorsqu’on étudie plus spécifiquement les changements linguistiques, il est néanmoins important de donner toute leur place aux facteurs externes, de manière à éviter de se trouver enfermé dans une vision téléologique de ces changements. Ce sera l’enjeu des chapitres qui vont suivre que de montrer la nécessité de cette prise en compte. Références bibliographiques : Antoine et Martin 1975, 1995 ; Auroux 2000 ; Ayres-Bennett et Carruthers 2018 ; Badiou-Monferran 2011 ; Balibar 1985 ; Blumenthal et Vigier 2018 ; Brunot 1905-1972 ; Brunot et Bruneau 1937 ; Campbell 2004 ; Caput 1972 ; Caron 2002 ; Cerquiglini 2007 ; Chaurand 1969 ; Chaurand 1999 ; Combettes 2011 ; Combettes et Marchello-Nizia 2010 ; Croft 2001 ; Droixhe 1978 ; Droixhe et Wilmet 1990 ; Ducos et Soutet 2012 ; Duval 2009 ; Ernst, Glessgen, Schmitt et Schweickard (éd.) 2003-2008 ; Guiraud 1963 ; Hagège 1996 ; Hall 1974 ; Hickey 2003 ; Holtus, Metzeltin et Schmitt 1990 ; Huchon 2002 ; Jahr 1998 ; Jones et Esch 2002 ; Klare 22011 [1998] ; Littré 1863 ; MarchelloNizia 1979, 1995 ; Martinet 1955 ; Meillet 1921, 1936 ; Milroy 2003 ; Nyrop 1899-1930 ; Picoche et Marchello-Nizia 1994 [1989] ; Posner 1997 ; Principato 2000 ; Rey, Duval et Siouffi 2007 ; Rickard 2003 ; Romaine 1982 ; Saussure 1989, 2002 ; Schmitt 2000 ; Smith 2002 ; Vossler 1913 ; Wartburg 1934 ; Wolf 1979.
Gilles Siouffi
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Chapitre 6. Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ?
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Chapitre 6 Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ? Partie 2. Histoire externe Chapitre 6. Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ?
6.1 La modification des systèmes d’opposition Que peut-on appeler « français », et à quelle époque ? Poser cette question en ces termes revient à faire surgir un débat méthodologique : faut-il s’entendre sur une définition du français venue de l’extérieur, d’un point de vue linguistique contemporain, ou faut-il prendre en compte ce que les différentes époques parcourues, et les locuteurs eux-mêmes, ont appelé « français » ? Quel rôle ont joué les représentations dans la consolidation ou non du français comme langue ? Sans doute pour approcher une certaine justesse historique est-il nécessaire de croiser les perspectives. De ce point de vue, une démarcation apparaît d’emblée : le 16e s. Ce n’est qu’à ce moment-là que, d’une part, un sentiment d’unité apparaît au sein de ce qu’on pourrait décrire sous le nom de « français », et que, d’autre part, la notion de langue commence à avoir des contours ressemblant à ce qui est entendu aujourd’hui sous ce nom. Avant cette date, même si le mot langue est fréquemment utilisé (de même que le latin lingua dont il est issu), et même s’il existe naturellement des adjectifs utilisables, accolés aux substantifs lingua ou langue, pour qualifier des idiomes, l’interprétation de ces expressions reste toujours complexe. Une première raison tient à ce que l’acte même de « parler une langue » n’est pas décrit de la même manière qu’aujourd’hui. Ainsi, en latin, latine loqui ne signifiait pas seulement ‘parler latin’, mais ‘parler avec la correction et l’élégance des latins’ (voir Desbordes 2007). Un élément de jugement est indissociable du rapport à la langue. Dans une vision hiérarchique des différentes formes de langage, celles-ci ne peuvent pas être considérées comme « parlées » de la même manière. La mentalité ancienne n’envisage pas de décrire les langues côte à côte comme de simples objets linguistiques. Par ailleurs, il était fréquent que des paramètres culturels, politiques ou religieux viennent se trouver au premier plan de la dénomination des langues. Le nom donné aux peuples interfère souvent avec le nom donné à ce que ces peuples parlaient, non sans des distorsions visibles aujourd’hui. Ainsi la dénomination Franci, au 6e s., renvoie à ‘germanophone’, dans un sens ethnique, alors qu’au 8e s., son sens a glissé vers une dénomination territoriale (le nord de la Loire), se superposant à la réalité romaine (Duval in Rey et al. 2007 : 64). Dernier élément à prendre en compte : jusqu’au 17e s., les deux systèmes de dénominations, français et latin, continuent de coexister, comme un symbole du colinguisme et de la biculturalité de l’occident moderne, mais aussi comme signe que l’espace de désignation scientifique (exprimé uniquement en latin) n’était pas considéré comme pouvant coïncider avec l’espace de désignation profane. Une manière de se repérer dans l’écheveau de ces dénominations, toutefois, peut être d’examiner à l’intérieur de quel(s) système(s) d’opposition(s) les termes isolés en viennent à prendre sens. Dans la culture de la langue latine classique, la conscience que la langue représentait ce que nous appellerions aujourd’hui un « diasystème » était forte (Wright 2002). Les principaux théoriciens (Cicéron, Varron) opposaient une norme haute caractérisée par l’urbanitas, l’elegantia et la proprietas, et une variété qualifiée péjorativement de rustica, c’est-à-dire, dans un premier temps, d’usage caractéristique de la campagne. La présence d’adjectifs fréquemment accolés au substantif lingua, comme lingua rustica, donc, lingua vulgaris, lingua
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militaris, lingua provincialis, lingua usualis…, montre l’absence d’unité du sentiment de « langue ». Autant d’expressions qui déterminent des variétés, ou des dialectes, qui avaient essentiellement une vocation communicative, et pouvaient fort bien coexister. Le latin disposait d’ailleurs d’un autre mot poylvalent décrivant bien cette réalité intermédiaire : le mot loquela, qui pouvait vouloir dire tour à tour « langue » ou « accent », « manière de parler ». Une synonymie intéressante à considérer est celle qu’il y a d’abord eu entre latina lingua et romana lingua. L’un et l’autre se sont trouvés fréquemment opposés, dans la latinité tardive, à lingua barbara (on trouve également sermo barbarus). Qu’il s’agisse d’une interprétation usuelle ou puriste de la langue reste à déterminer selon les contextes. Par ailleurs, l’extension de l’empire romain a eu tendance à brouiller les frontières entre ce qui est latin et non latin. Isidore de Séville (7e s.) parle de façon confuse de latinitas mixta (voir Banniard 1992). Au 8e s., une bonne traduction de rustica romana lingua peut être « latin des illettrés » (id.). A partir de l’invasion des Francs, le sens de romanus, romani, glisse. Tandis que les Francs occupent le nord de la Loire, et que, parmi eux, les lettrés ont été latinisés, ce sont de façon privilégiée les habitants du sud de la Loire, par opposition, qui vont être dénommés Romani. L’expression lingua romana est alors ambiguë. Elle continue, dans le monde lettré, à être comprise comme synonyme de latina. Mais le système d’oppositions change. La lingua romana est de plus en plus opposée à la lingua thiotisca (d’où vient la forme de moyen français thiois), le parler germanique des Francs. L’emploi de l’adverbe du latin tardif populaire romanice (on trouve aussi le substantif neutre romancium) indique la plupart du temps deux oppositions : une opposition avec la langue – et aussi les mœurs – des Francs, considérés comme barbares, et une opposition avec le latin. L’auteur de la troisième Vie de saint Léger (ca 1000), construit une synonymie entre thidosca et barbara d’un côté, et romana et latina de l’autre. Mais d’autres distinguent de plus en plus la variante romana du latin classique. Le Concile de Tours demande aux prédicateurs de traduire leurs textes latins en lingua romana rustica : « Que chacun s’efforce de traduire (transferre) clairement ces dites homélies en latin des illettrés (in rusticam romanam linguam) ou en germanique (thiotiscam) afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit » (Tours, canon 17, cité par Duval in Rey et al. 2007 : 80). S’il y a traduction, il est clair qu’il ne s’agit plus du latin. Pour se faire comprendre du peuple, il s’agit de s’adapter à ses usages, notamment phonétiques. Pour autant, l’opposition entre les deux « langues » n’est pas encore nette. Il a pu s’agir de noter simplement graphiquement les prononciations nouvelles, ce qui ne veut pas dire qu’on est dans une différence de « langues ». En français, roman – d’abord l’adverbe romans (‘en roman’, de l’adverbe romanice, vers 1135), puis le nom et adjectif roman (fin 12e) – est issu étymologiquement de la lingua romana. Mais le terme français apparaît bien après que le processus de transformation se fut fait. Entre le début du 9e s. et le début du 12e s., sont apparues dans un contexte latin de plus en plus de formules « vulgaires » ou « vernaculaires ». Outre la graphie, c’est aussi la phraséologie (comme en témoignent les Gloses de Reichenau, composées sans doute vers 750) qui permet de dire que le latin même écrit est devenu de plus en plus perméable à des formes qui ne sont pas pensées comme étant « latines », puisque les mots et expressions sont mis en regard comme synonymes. On peut choisir d’appeler rétrospectivement roman tous les résultats de ces mélanges. Entre le 8e s. et le 10e s., un paramètre essentiel fut également l’interpénétration des cultures langagières romaine et germanique. On a pu penser (Wuest 1979) que l’influence
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germanique avait pu jouer un rôle dans une dialectalisation et une simplification précoces du latin dans la partie nord. Aujourd’hui (voir Maiden et al. 2011), on met plutôt en avant le haut niveau de complexité de la morphologie héritée du latin pour rendre compte de ce phénomène. A l’écrit (ce dont nous disposons), la culture latine initiale mêlée de désirs d’accommodements donne lieu à de nouvelles formes linguistiques (telle la citation en discours direct de deux brefs discours, en romana lingua et en teudisca lingua, que l’on nomme les Serments de Strasbourg, et qui est insérée par Nithard dans son Histoire des fils de Louis le Pieux) qui essaient de tenir une moyenne entre le latin parlé des lettrés et le latin parlé des illettrés. On est dans un espace auquel il est malaisé de donner le nom de « langue » doté de nos critères modernes. La dimension communicationnelle (il s’agit d’être compris par tous) l’emportait probablement sur le désir de cohérence de l’idiome. La réforme carolingienne du latin, qui, purisme avant la lettre, exige des copistes de se rapprocher des règles formulées par les grammairiens, a de plus pour conséquence d’éloigner la physionomie écrite du latin des lettrés de ce nouveau vernaculaire aménagé. Entre le 8e s. et le 10e s., graduellement, la conscience de qu’on peut appeler latin et de ce qu’on va de plus en plus appeler roman se précise et s’affirme. Le mot latin est réservé aux usages de l’élite lettrée et de l’Eglise, tandis que le roman, de plus en plus pratiqué dans les autres contextes se reconnaît désormais à une graphie, un vocabulaire, une morphologie et une syntaxe différents. La France du nord est le premier endroit où cette différenciation apparaît. Pour la France du sud, l’Italie et l’Espagne, dépourvues de pouvoir centralisateur fort et non soumises aux influences germaniques, la conscience de cette séparation est plus tardive, entre le 9e et le 11e s. Le fait que ces pays aient conservé le droit écrit romain les a attachés à une romanité qui est encore vivante dans d’autres domaines administratifs, politiques et culturels. De l’Espagne à l’Italie existe encore un continuum linguistique de base latine qui se dialectalise lentement, une certaine intercompréhension demeurant possible, au moins, probablement, jusqu’au 9e s. (Wright 1997). Les premiers témoignages d’une conscience d’une différence entre un ensemble roman d’oc et le latin datent des environs de l’an mil. Ce processus se fait par coordination plus ou moins grande avec le gascon, le premier idiome, sans doute, à se différencier, le catalan, qui commence à présenter des traits distinctifs autour du 10e s., et le basque, qui est un cas à part à cause de son origine radicalement différente (Duval in Rey et al. 2007 : 98). Dans le paysage de dénomination moderne des langues, l’expression la langue romane (on a pu trouver la variante la langue romance au 17e s., vite évincée), va dès lors comporter trois sens principaux. Le premier, retenu ici, s’applique à la forme langagière latine qui s’est distinguée du latin des lettrés dans le nord de la France autour du 8e s. Le second, classique en français, l’a amené à désigner (c’est le cas dans l’Encyclopédie, par exemple) l’ensemble de ce qui s’est parlé dans la Romania entre le 5e et le 10e s. Enfin, ce n’est que plus tard que les linguistes ont étendu l’adjectif roman à l’ensemble des pays romanisés (langues romanes). L’adjectif franceis se trouve attesté pour la première fois dans la Chanson de Roland (entre 1086 et 1095). Il désigne ce qui est relatif à la France, en latin tardif Francia, la région du nord de la Loire où se sont installés les Francs. En latin médiéval, on disait franciscus. Sur franciscus, des linguistes de la fin du 19e s. ont fait francique (1872) pour désigner les dialectes germaniques occidentaux dont de nombreux mots sont passés en français. Linguistiquement, on s’aperçoit néanmoins que franceis (franses en graphie d’oc) va plutôt traduire gallicus que franciscus. Les expressions lingua gallica, gallice, ydioma galli-
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cum, ou encore loqui gallicum sont plus anciennes. En 995, on rapporte au sujet de l’évêque Aymon, au synode de Mouzon, près de Sedan, qu’il prononça son sermon en « français » – gallice concionatus est (voir Duval in Rey et al. 2007 : 109). Mais il est difficile de dire quelle était la langue utilisée – le dialecte d’oïl local sans doute. L’emploi de l’adjectif ou du nom franceis pour désigner une variété de langue peut être daté de la fin du 12e s. environ. Il renvoie la plupart du temps aux parlers d’oïl de façon générale comme c’est le cas chez Wace, poète normand, dans son Roman de Rou (entre 1160 et 1170) ou chez Chrétien de Troyes dans son Lancelot (entre 1176 et 1181). Pour ce qui est du nord de la Loire (et de l’Angleterre), la question essentielle est désormais de savoir quel ensemble de parlers, ou quelle variante dialectale, peut être décrit sous le nom de franceis, ou francois. Roger Bacon, lors du voyage qu’il fit en France en 1260, distinguait quatre peuples parlant des langues : Gallicos, Normannos, Picardos, Burgundos. Mais il place aussi le « français » dans une position supérieure, comparable à celle de l’hébreu par rapport au chaldéen : « c’est une même langue pour tous, c’est-à-dire le français, mais qui se diversifie accidentellement selon les lieux ; cette diversification produit des dialectes (idiomata dans le texte latin), mais non des langues (linguas) différentes » (Compendium studii philosophiae, cité par Lusignan 1986 : 69). On voit apparaître une représentation des usages en divers niveaux d’ensembles au sein desquels ils prennent sens. Dans cette représentation, le français va devenir une langue élaborée, une langue de « coiffure », ou une « langue-toit » (en allemand Dachsprache, voir Kloss 1967) se situant à un autre niveau – plus élevé – que les différences dialectales. Parler franceis peut dès lors, soit renvoyer à ce niveau supérieur, soit s’opposer à un usage dialectal différent du nord de la Loire, ou même à en autre parler en général. Pour Aymon de Varennes, parler français s’oppose à parler lyonnais, par exemple. Au 12e s., on trouve l’expression walonica (langue ‘wallone’), pour désigner un parler dont la différenciation était avancée très tôt. Cette division dialectale des parlers du nord de la France, dans les réalités comme dans les dénominations, précède l’opposition qui ne va pas tarder à se mettre en place entre parlers d’oc et parlers d’oïl, ou d’ouy, comme le formule Dante (De vulgari eloquentia, 1304), lequel est le premier à employer l’expression langue d’oc. Auparavant, en contexte occitan, les expressions les plus utilisées étaient lenga romana (qui permettait d’opposer l’occitan au français), lemosi (‘limousin’), d’extension large, proensal (12e s.). Au 14e s., l’administration royale a utilisé l’expression lingua occitana pour l’opposer à la lingua gallica. Quant aux parlers franco-provençaux (autour de Lyon), ils n’ont pas encore reçu ce nom, donné en 1873 par le linguiste italien Graziadio Isaia Ascoli (Ascoli 1877). On parle surtout de lyonnois. Mais ces parlers sont fragiles, et, dès le 13e s., apparaissent des écrits en français, parfois demandés par les habitants sous prétexte qu’ils ne comprenaient pas le latin (Lusignan 2004), preuve, d’une part que le franco-provençal de l’époque, comme l’occitan d’ailleurs, était considéré comme encore très latin, d’autre part que c’est la question de la mise à l’écrit qui est décisive dans la conception et la représentation de la langue. La conscience linguistique médiévale vit bien avec l’idée d’usages fragmentés. Les témoignages manquent avant le 10e s., mais on peut estimer que, en l’absence de standardisation, le passage était fréquent entre des variétés qui étaient fréquemment en contact. Par ailleurs, il est probable que les copistes ont eu conscience, au moment d’écrire, de mettre en œuvre des normes qui éloignaient ce qu’ils produisaient à l’écrit de la réalité spontanée orale, ce que des linguistes du 20e s., après Louis Remacle en France, évoquent en mobilisant la notion de scripta. De fait, comme dans la plupart des langues romanes (Selig et Hartmann 1993), les seuls témoignages de cette époque dont on dispose, des textes écrits
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tant administratifs que littéraires, présentent souvent une langue composite, où des formes marquées dialectalement – et parfois de dialectes différents – côtoient des formes visiblement issues d’une strate élaborée qui dépasse les différences régionales, voire des créations, notamment graphiques. Y a-t-il moyen de qualifier de « française » une variété plutôt que d’autres dans ce paysage très fragmenté ? Des romanistes ont proposé à la fin du 19e s. un nouveau terme, francien, forgé par Gaston Paris (Paris 1889) pour désigner le dialecte de langue d’oïl parlé au Moyen Age en Ile-de-France, et l’opposer au picard, au normand et au lorrain, essentiellement. On a considéré que l’invention de cette terminologie répondait à des visées idéologiques (associer l’Ile de France à la naissance du français), et que la faire correspondre à une réalité linguistique historique était une hypothèse fragile (Cerquiglini 2007). De fait, il n’existe pas de manuscrits « franciens ». Mais il semble malgré tout que le parler de l’Ile-deFrance a joué un rôle dès le Moyen Age dans la constitution du futur « français » (Pfister 1973, Glessgen 2017). Mais comme la permanence d’un substrat pré-dialectal, dans une vaste région à partir du nord de la Loire a longtemps permis une certaine inter-compréhension entre des dialectes qui présentaient encore beaucoup de points de ressemblance, on s’explique que certaines dénominations, comme gallice, ou plus tard franceis, aient pu avoir une surface de désignation flottante, mais souvent large. Si la barrière entre zone d’oc et zone d’oïl s’est certainement épaissie dès le 9e s., au sein de ces ensembles, une certaine intercompréhension devait sans doute être observable, en fonction du rang social, bien entendu. Et les appellations du type picard, lorrain, poitevin…, présentaient vraisemblablement à l’époque un sens plus géographique que linguistique. En termes d’aujourd’hui, la réalité médiévale est davantage celle d’un continuum dialectal que de variétés linguistiquement homogènes bien séparées par des frontières. Un paramètre essentiel des 12e-13e siècles est la consolidation progressive, après les rares témoignages d’élaboration que nous possédons des siècles précédents, d’une langue littéraire, autrement dit le paramètre de la culture de la langue. Ce fait est également observable en occitan, même si à partir du 13e s. l’occitan perd du terrain au profit du français. On parle de langue, désormais, avant tout lorsqu’on s’inscrit dans le cadre d’une démarche d’appropriation qui suppose un certain choix, un certain jugement, un certain travail. Le mot françois se colore de ces inflexions qui peuvent être sociales, géographiques, culturelles, mais aussi individuelles. Dans les textes, la manière qu’a l’écrivain de désigner sa propre parlure est très fluctuante, et il est souvent difficile de savoir à quelle réalité les mots employés pouvaient bien correspondre. Ainsi en est-il d’expressions comme mon latin, mon roman (quand ce ne sont pas des expressions encore plus vagues telles que mon livre, mon vers, mon chant…). Tandis que les clercs s’obstinent à dénommer leur langue profane « vulgaire », ces auteurs affirment qu’ils écrivent en langue savante. Ce caractère de distinction, qu’on trouvait déjà dans le latin latine loqui, va occuper une place importante dans les usages de l’expression parler françois, qui prend souvent le sens de « bon français » (Froissart sur Gaston de Foix, 1388). Par cette expression, on raille les mauvaises manières de parler. Pour faire face à cette réalité langagière très diversifiée, on voit apparaître le mot patois. Le mot est attesté dès le 13e s., mais il est ensuite tombé dans un relatif oubli jusqu’au 15e s. C’est une particularité française. Aucune autre tradition européenne ne dispose d’un terme équivalent (Courouau 2008). Au départ, le mot renvoie à tout ce qu’on ne comprend pas, y compris le langage des oiseaux, par exemple. Dans le dictionnaire de Furetière (1690), il est encore décrit comme renvoyant au langage « du menu peuple », « des en-
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fants », et « des étrangers ». Le mot a d’abord été employé de façon neutre, voire positive, avec une connotation de « naturel », mais la plupart du temps, il s’est bientôt trouvé revêtu de connotations péjoratives, évoquant un usage grossier, hors de la norme. Ronsard a employé le mot dialecte pour désigner son parler du Vendômois (« Suravertissement aux quatre premiers livres des odes », 1550), mais on doit considérer qu’il s’agit chez lui d’un emploi stylistiquement marqué, d’un hellénisme destiné, d’une part, à évoquer la prestigieuse culture grecque, et à éliminer ce que patois contient de trop péjoratif d’autre part. A partir du 14e s., les paramètres de culture de la langue et de jugement sociolinguistique, combinés aux premiers essais de description linguistique à l’usage des étrangers (Manières de langage, manuels de conversation pour Anglais) donnent une physionomie nouvelle au terme françois. La conscience linguistique est plus facilement explicitée, on commence à disposer de quelques témoignages pour caractériser le sentiment des locuteurs à l’égard de ce qu’ils parlent, et on assiste à l’apparition d’un premier purisme. Déjà, au milieu du 13e s., Roger Bacon avait parlé de puros Gallicos. On hésite à déterminer s’il avait en tête l’éventuelle « pureté » d’un parler, celui d’Ile-de-France, ou de Paris, ou le fait que Paris était (déjà) une ville tellement brassée qu’il était difficile d’y rencontrer un natif (Duval in Rey et al. 2007 : 132). La présence de l’adjectif signale peut-être la conscience, précoce, que Bacon pouvait avoir du côté « récepteur » du parler de Paris. De fait, le développement démographique, économique et politique de Paris (Lodge 2004) et l’accroissement du prestige dévolu à une forme linguistique qui, dans les représentations, englobe les autres, vont dans le même sens. Le françois renvoie parfois explicitement, comme chez Guernes de Pont Saint-Maxence par exemple, à la langue de Paris et de l’Ile-de-France, ce qui place en situation d’infériorité les locuteurs natifs d’ailleurs, même de lieux proches de Paris comme Orléans. Entre le 14e et le 16e s., nombre d’œuvres littéraires contiennent, à un moment ou à un autre, l’ « excuse » de son auteur pour la qualité médiocre de sa langue, attribuée à sa naissance loin de Paris. A cette même date, le français commence à être considéré comme un vulgaire doté de dignité (Lusignan 1986). Si la tradition latine perdure dans l’Eglise et l’Ecole, le latin pratiqué, le latinum grossum, parfois nommé clerquois, n’est pas toujours porté très haut. Même s’il répond avant tout à une certaine abstraction, le françois est considéré comme à même de le concurrencer. La lingua vernacula est parfois valorisée dans le contexte scolaire latin. Le français gagne en rayonnement par rapport aux autres dialectes, même si certains, comme le picard, conservent toute leur force. Entre le 15e et le milieu du 16e s., le paysage des représentations s’établit ainsi autour de quelques grands dialectes de la France du nord, du français, qui acquiert un statut différent, du latin, qui conserve ses domaines propres, tout en perdant du terrain, notamment dans l’espace littéraire, et de la langue d’oc, avec laquelle l’écart se creuse, le français faisant office, au sud de la Loire, de véritable « langue étrangère ». Mais les dialectes sont de moins en moins pratiqués à l’écrit. Un fossé commence à se dessiner entre le français, capable des deux médiums, écrit et oral, et les dialectes, dont la réalisation n’est plus qu’essentiellement orale. L’apparition de l’écrit imprimé, vers 1470 en France, précipite ce mouvement. L’opposition entre français et autres parlers du nord de la France devient en grande partie une opposition entre « langue » illustrée par ses usages écrits et « patois » cantonné à l’oral. Il y a là un facteur essentiel pour expliquer comment les autres parlers du nord de la France ont graduellement perdu le statut de « langue ». A l’époque classique, avant la Révolution, les « patois », notamment du nord, sont perçus comme des formes abâ-
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tardies de la « langue », même s’ils sont aussi fréquemment vus, positivement, comme des formes plus « naturelles » de langage. On trouve à l’article (non signé) « patois » de l’Encyclopédie : « PATOIS (gram.). Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois ; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale ». Ainsi, au début du 16e s., et ce pour environ deux siècles, la configuration linguistique s’est beaucoup modifiée. Ce qu’on appelle « français » est la forme que l’on va opposer directement au latin pour des usages écrits. A ce titre, il mérite codification et standardisation. C’est aussi ce qu’on va opposer aux « patois » dans des usages oraux qui ont plutôt comme particularités d’être gouvernés par des dynamiques géographiques, sociales et communicationnelles. Le « français » est ainsi au centre de deux systèmes d’oppositions différents. Il n’est pas douteux, par ailleurs, qu’on le distingue nettement du breton, du basque, des parlers germaniques ou italiens. Au début du 16e s., les mouvements pour défendre l’usage écrit du français contre le latin s’affirment davantage, après le grand mouvement de traductions qu’a connu le 15e s. L’argument est parfois identitaire. Geoffroy Tory, l’auteur du Champfleury (1529) suggère ainsi d’ « escripre en francois, comme Francois nous sommes ». Le français n’est plus seulement perçu a contrario, comme un idiome auquel manqueraient encore certains éléments susceptibles de lui donner du prestige, à la différence du latin, mais comme un emblème politique, culturel et national. Les arguments littéraires sont développés par Du Bellay (1549), à l’inspiration de ce qui s’est passé quelques années plus tôt en Italie, dans un débat qui a reçu le nom de questione della lingua. Dante comparait (De vulgari eloquentia, 1304) le vulgaire illustre qu’il cherchait à une panthère qui laissait partout son odeur dans les dialectes, mais ne s’y faisait nulle part voir. L’idée a fait son chemin selon laquelle l’idiome utilisé en littérature pouvait n’être pas seulement un parler dialectal choisi en tant que tel au détriment des autres, mais qu’il pouvait se concevoir, de manière réaliste, comme une langue empruntant à plusieurs pour, non seulement s’illustrer comme langue de culture, mais se faire aussi représentative d’une identité large. Par ailleurs, la structuration littéraire du français, comme d’autres langues d’Europe, doit beaucoup à la régulation mise en œuvre dans le latin des chartes. Au 16e s., pour certains (Peletier du Mans, Ronsard), le français est donc avant tout un artefact ouvert aux emprunts et influences, objet d’un choix, d’un travail. « Tant s’en faut que je refuse les vocables picards, angevins, tourangeaux, manceaux », écrit par exemple Ronsard dans le « Suravertissement au lecteur » des Odes (1550). Le modèle italien rejoint le modèle grec dans l’acceptation de la variation. Pour d’autres (les grammairiens Meigret et Ramus), c’est le modèle latin qui prédomine, et le français doit le rejoindre avant tout par la codification et la construction d’un « modèle » grammatical. Le français est une « idée » avant d’être une réalité. Il faut dire que, depuis le 14e s., la réalité linguistique du français s’est beaucoup modifiée. Il s’est rapproché du latin par le biais du grand mouvement lexical, étalé sur près de deux siècles, de la « relatinisation » (voir Gougenheim 1959a, et x chap. 7). Il a aussi absorbé un certain nombre de traits dialectaux des parlers du nord, ce qui a parfois réduit la distance avec eux par rapport au Moyen Age. Il est devenu un « acrolecte » (expression de Stewart 1962), autrement dit une variété de prestige, même s’il n’est pas encore totalement codifié, ce qui développe la perception que certaines de ses physionomies puissent être des « styles », des « variations », des « manières de parler ». Sans contours absolument précis, le
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français peut être vu comme le centre d’une configuration large de parlers, configuration qui aurait aussi absorbé quelques éléments importants du latin. Entre le milieu du 16e s. et la fin du 17e s., une certaine dimension imaginaire apparaît, dans les représentations du français, qui en fait davantage un « horizon », ou un idéal, qu’une réalité précisément descriptible. Au plan politique, les différentes édits et ordonnances qui, émanant du pouvoir royal, ont régi les usages juridiques du royaume, contribuent à modifier les systèmes d’opposition (x chap. 10). Les articles 110 et 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) stipulent que les documents administratifs (actes notariés, etc.) doivent être désormais rédigés « en langaige maternel françois, et non autrement ». L’expression langage maternel françois a intrigué. On s’est demandé si elle pouvait recouvrir des usages dialectaux (maternels). Depuis le milieu du 14e s., l’expression latine lingua materna est venue en concurrence avec le vulgaris, et elle a donné lieu à un calque français. L’ordonnance de Moulins (1490) concernant le Languedoc indiquait en langage François ou maternel ; celle de Lyon (1510) en vulgaire et langage du païs (voir Kibbee 2002). Il est donc vraisemblable que celle de Villers-Cotterêts, malgré une formulation condensée et donc ambiguë, n’envisageait pas d’exclure a priori les parlers locaux, fatalement inclus dans le vulgaire, le maternel, le langage du païs, et même dans le langage maternel françois. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agissait d’abord d’exclure le latin. Depuis le 10e s. en Italie existait une opposition entre nativa voce (l’italien) et patrio ore (le latin). Mais il y a une marge d’incertitude. Toutefois, l’ordonnance d’Is-sur-Tille, en 1535, opérait déjà une hiérarchie, en utilisant la formule en françoys ou a tout le moins en vulgaire dudict pays. Il est donc possible que, dans l’ajout et non autrement de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, il y ait matière à un verrouillage (Courouau 2012). Il s’agit de traduire en raccourci langage maternel, ou vulgaire, par « français ». C’est dans ce sens que les commentateurs de l’ordonnance (le procureur au Parlement de Paris Gilles Bourdin en 1549) comprendront généralement le texte. Le fait que l’occitan (pas plus, au demeurant, que le latin) ne soit pas nommé est significatif. L’occitan était la seule langue autre que le français à avoir eu un usage administratif. Dans les faits, bien des notaires étaient déjà passés au français. Le pouvoir royal prévoit un espace de latitude, pour des usages qui de toute façon ne sont pas sanctionnés, la question n’étant pas une priorité politique. Dans le système des dénominations, l’expression en françois va malgré tout s’opposer, dorénavant, aux patois. Lorsque le Béarn est rattaché à la France en 1620, l’ordonnance qui veut que les actes du parlement soient « faits et expediez en langage François » remplace tout simplement le béarnais par le français (Brun 1923, Courouau 2012). A partir du milieu du 16e s., même si, dans les réalités, le français s’affirme, et si ses contours sont mieux définis par le commentaire métalinguistique, la désignation ordinaire de ce qu’on appelle françois reste très variable. Le critère de la romanité permet à la conscience linguistique d’identifier l’ensemble des parlers gallo-romans (d’oïl, d’oc et franco-provençaux) comme un ensemble nettement distinct de langues comme le breton ou le basque. L’important travail sur les origines du français et sur les filiations historiques entre langues effectué par des pionniers comme Etienne Pasquier dans ses Recherches de la France (première édition, 1581), ou Du Cange, dans son Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis de 1678), permet l’émergence d’une vision historique synthétique, comme celle de Voltaire dans l’article « François (ou Français) » de l’Encyclopédie, vision souvent fortement colorée d’idéologie et de nationalisme. Voltaire y décrit le français comme ayant pris forme « vers le 10e s. », s’étant ensuite enrichi à partir de ses origines « celtes, latines et allemandes », ayant été « cultivé » au 16e s., notamment par le grec, et étant enfin devenu
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une langue plus « noble », « régulière », « harmonieuse » au 17e s., moment où se révèle son « génie », en lien avec l’esprit du peuple et ses mœurs. Au 17e s., les sens « ordinaires » du mot françois restent nombreux. Le souci de se faire comprendre va dans le sens d’une acception très large de la désignation, qui peut inclure, dans la bouche de locuteurs auprès de qui la conscience des normes n’avait pas encore émergé, des variétés jugées aujourd’hui éloignées du français standard. L’étiquette françois est alors souvent revêtue d’un sens plus national que linguistique. Peletier du Mans déclarait déjà que les idiomes « picars, normans et autres […] sont sous la couronne de France : tout ét Francoes puisqu’iz sont du pais du Roe » (L’Art poetique d’Horace, 1545 : 39). Le sens du mot français est ici surtout patrimonial et politique. Tous les parlers du nord, avec lesquels il pouvait y avoir plus ou moins intercompréhension, peuvent être englobés dans ce qu’on appelle françois. La société éduquée considérait les parlers dialectaux du Nord « davantage comme une déviation présentant un écart comique par rapport aux normes du parler de la bonne société que comme un système linguistique différent du leur » (Lodge 1997 : 258), tandis que les populations non éduquées, non seulement ne voyaient pas d’inconvénient, mais même de la fierté, à nommer « français » leur oralité dialectale. La conscience d’un caractère étranger ne commençait vraiment qu’au contact des variétés de l’occitan et du franco-provençal, comme le montrent les témoignages de La Fontaine ou Racine, lequel situe à Lyon la cessation de l’intercompréhension avec ce qu’il dénomme « le langage du pays ». Aux 17e et 18e s., au nord de la Loire, il n’est plus guère que le picard à conserver une identité assez affirmée par rapport au français, parmi les dialectes de base romane. Au sud, les dialectes de l’occitan apparaissent bien comme extrinsèques par rapport au français, même si, en zone de contact, des mélanges ont sans doute eu lieu à l’oral, dont on n’a pas ou peu conservé la trace (Chambon 1990). A ce titre, dans les représentations, le gascon a constitué le principal « versus » du français pendant presque deux siècles. Montaigne l’oppose nettement au français au moment d’écrire les Essais. L’entourage du jeune Louis XIII s’inquiète de la présence du gascon à la cour du roi Henri IV son père (Ernst 1985). Aux 17e et 18e s., il est considéré comme l’idiome parlé à l’intérieur du royaume le plus susceptible de compromettre la « pureté » du français, comme en témoignent les Gasconismes corrigés de Desgrouais (1776), qui traquent ces traces défectueuses dans une base française. Au moment de l’enquête de l’abbé Grégoire, l’enquêteur Pierre Bernadau considérait encore le gascon comme « un idiome trèsétendu et très-varié ». « Il présente tous les termes de la langue française, écrit-il, et celle-ci ne peut pas trouver des termes équivalents, pour l’énergie et la précision » (Certeau et al. 1975 : 186). La question se pose, au niveau patrimonial, et cela n’est pas sans lien avec la politique d’expansion de Louis XIII et de Louis XIV, de savoir si le gascon et le provençal, langues considérées comme riches et bien « illustrées », peuvent être intégrés au « français » dans les représentations. En parallèle à cette compréhension parfois extensive du « français » par rapport aux dialectes qui prolonge la vision de Bovelles au 16e s., se développe au 17e s. une conception puriste, qui donne à « français », en réalité, le contenu de « bon français ». On en voit la trace dans les dictionnaires d’époque, qui donnent souvent à parler français le sens de « parler clairement », de façon correcte, intelligible, de même qu’à parler chrétien (Molière). L’influence des théorisations de la clarté se mêle à un a priori culturel. Le rêve de restaurer un « bon latin » désormais de plus en plus hors de portée migre vers la représentation d’un « bon usage » appuyé sur une « bonne société ».
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C’est aussi l’époque où les théories du « génie de la langue » ont pour effet une représentation différente des rapports entre langues. Celles-ci sont davantage séparées les unes des autres, ne serait-ce que par la pré-conception de ces traits essentiels qui leur en seraient consubstantiels. Le français est alors fréquemment opposé, aussi bien qu’au latin et au grec, à l’italien, à l’espagnol dans un premier temps, puis à l’allemand et à l’anglais. Mais il n’est jamais opposé, dans ce sens, aux patois. Enfin, l’émergence progressive de la notion de « langue commune » (première édition du dictionnaire de l’Académie, 1694 ; voir Collinot et Mazière 1997 et Branca-Rosoff et al. 2011) propose une troisième vision du français qui en fait un modèle, une abstraction caractérisée avant tout par l’exclusion hors de son sein de tout ce qui relève de la terminologie. Par ce moyen, une problématique essentielle qui a rendu, à partir du 14e s. environ, les contours de ce que peut être une « langue » difficiles à arrêter, se trouve soudainement tranchée. La matière terminologique de la langue est sortie de son cadre initial pour devenir à son tour une « langue » (on trouve au 18e s. le syntagme langue de la chimie, par exemple). Sous l’influence des premières théories des signes, apparaissent comme langue et comme langage des systèmes signifiants organisés, de sorte qu’on parle de langage des couleurs, de langage des sons. Ainsi les terminologies deviennent propres à recevoir le nom de « langues », mais dans un sens différent des usages naturels. Le 18e s. est traversé par cette ambiguité de définition qui confond ensemble langue et vocabulaire (article « Langue » de l’Encyclopédie). Pour ce qui est des usages, le mot langue peut être d’extension très variable, allant du singulier (la langue de Voltaire) à la nation ou au peuple en passant par les métiers et les milieux sociaux. Pour ce qui est de la définition du français, néanmoins, son identification à une langue ne fait pas débat. Sous l’influence des nombreuses descriptions de langues réalisées au 18e s., enrichies par la découverte de nouvelles langues extra-européennes et par l’hypothèse de l’indo-européen, le français est situé en permanence par rapport à d’autres langues, au sein d’ensembles et de systèmes d’oppositions variant selon les points de vue et les théories (comme les langues du nord opposées aux langues du midi chez Rousseau). En revanche, à partir du 17e s., ce qu’on appelle l’« ancienne langue », et même l’« ancien françois », comme chez Dominique Bouhours en 1671, apparaît de plus en plus comme distinct de l’idiome qu’on pratique. Au 18e s., l’« ancienne langue » est considérée comme formée de dialectes mêlés, alors que le français s’est épuré. Au 19e s., Frédéric Godefroy publie un Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes (1881) qui popularise l’expression chez les philologues. Si les rapports entre le français et le breton, par exemple, sont nettement caractérisés en termes de « langues » (Dictionnaire étymologique de la langue bretonne de Le Pelletier en 1752), de même qu’entre le français et la « la langue celtique », parfois encore considérée comme aux sources du français, la situation est plus ambiguë pour les parlers romans. L’investigation philologique naissante a tendance à faire de l’occitan une langue, comme le montre le Dictionnaire provençal et français de Pellas en 1723. La « Renaissance du sud » (Lafont 1970) de la fin du 17e s. a doté ces parlers de nouveaux monuments littéraires, notamment poétiques (voir Gardy 1997), et on observe l’apparition d’une certaine conscience identitaire, de même qu’en picard (François Cottignies, dit « Brûle-maison », 1678-1740). Cependant, ces nouvelles productions littéraires tendent à être marquées, surtout dans la deuxième moitié du 18e s., par un phénomène de « folklorisation » qui les exclut des fonctions de la littérature « haute ». En parallèle, le rôle croissant de Paris dans la vie économique et culturelle produit une « provincialisation » observable notamment dans des villes
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qui jouissaient auparavant d’un certain prestige (Toulouse). Les crises économiques de la fin du siècle fragilisent les cultures locales, notamment linguistiques. On a tendance à les associer au passé, à un « vieux fond » qui se survivrait : c’est le cas de Voltaire, dans l’article « Français » de l’Encyclopédie, qui n’associe les patois qu’à quelques « rustres » de BasseBretagne et à « quelques villages de France ». Dialectes, patois ? Les deux mots restent en usage. Mais ce qui est repéré ainsi est désormais très limité. S’inspirant de la manière de décrire la situation du grec ancien, Rollin, dans son Histoire ancienne (1730-1738) juge que l’« ancien français », outre le français, avait trois autres « dialectes » : le normand, le picard et le bourguignon. Un peu plus tard, Rivarol estime de son côté dans son Discours sur l’universalité de la langue française (1784) qu’il n’y a historiquement en France que deux « patois » : le picard et le provençal. Autant de témoignages d’une tendance à interpréter comme « français » un nombre toujours plus grand de parlers, de relire l’histoire linguistique de la France à l’aune de la centralisation, mais aussi d’une difficulté à intégrer l’altérité, et à vouloir la décrire précisément. De fait, l’usage des « patois » à la fin du siècle est de plus en plus perçu comme illégitime, injustifié, attribuable seulement à la mauvaise éducation. Au Nord, les usages patoisants glissent progressivement vers ce qu’on va appeler les « français régionaux », reconnaissables en ce que les bases lexicales distinctes du français sont éliminées au profit de prononciations différentes de bases françaises (ainsi de la disparition de lincheus pour draps dans le Nord à la fin du 18e s. ; voir Chaurand 1972). A la Révolution, l’opposition entre le français et les patois sort bien évidemment renforcée par l’enquête de l’abbé Grégoire, lancée en août 1790. Le processus de traduction des décrets montre aussi qu’il y avait conscience d’une fracture. Le terme patois, sous la plume de Grégoire, est éminemment péjoratif. Le yiddish est aussi décrit par lui comme une « espèce d’argot », un « jargon tudesco-hébraïco-rabbinique ». La fracture entre l’acceptation du standard et le refoulement des autres usages (Lodge 1997) est indéniable et ne fait que s’accentuer tout au long du 19e s. Le mot occitan, absent du Littré, cesse d’être en usage. Des spécialistes forgent en parallèle les termes occitanien (1839) et occitanique (1803) qui, dans un contexte didactique, réfèrent à un objet d’étude, notamment historique. Dans les représentations, on associe de moins en moins le picard, le provençal, le normand, à d’anciennes langues – seulement à des usages quasi folkloriques plus ou moins associés au français. Il n’en va pas de même pour le breton ou le basque, qui sont nettement différenciés de l’espace linguistique du « français ». Après la Première Guerre mondiale, la diminution sensible du nombre de locuteurs des patois accentue encore cet éloignement du statut de langue. Celui-ci n’a cours, dans le milieu spécialisé de la philologie romane, que pour l’occitan, le catalan et le corse, et dans un certain milieu littéraire marqué par le mouvement du Félibrige, mouvement d’illustration du provençal né dans les années 1850, notamment sous l’impulsion de Frédéric Mistral, et qui s’est accompagné d’efforts de standardisation, notamment par la graphie, et d’alphabétisation des occitanophones. En Belgique, le wallon fut longtemps opposé au français (voir Remacle 1992). Jusqu’au milieu du 20e s., sa vitalité était encore grande. Cependant, au fil du temps, le clivage entre français et wallon est devenu essentiellement d’ordre social : français pour la bourgeoisie, wallon pour le prolétariat, ce que vient confirmer, au début du 20e s., l’intégration en wallon plutôt qu’en français des immigrés espagnols et italiens. Dans la deuxième partie du 20e s., les questions politiques mettent de plus en plus en opposition flamand et français, reléguant le wallon vers les marges, en dépit d’une riche littérature.
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En Suisse, les dialectes romands franco-provençaux ont subi une érosion similaire à ce qui s’est produit en France, cédant la place à des particularités de « français régional ». Un point commun entre la Suisse et la Belgique est que la conscience linguistique a longtemps été marquée (jusque vers les années 1960) par la présence de forts courants puristes. Par « français », on a longtemps entendu un « bon français » d’ailleurs encore plus strict que le français de France, accusé de laxisme. La conscience des particularismes s’est traduite par la constitution de listes de « belgicismes » et d’« helvétismes » au statut parfois contestable (formes communes, formes d’origine terminologique, etc.). En Suisse, où la palette dialectale est plus riche qu’en Belgique, l’intérêt pour les parlers a par ailleurs engendré une floraison de travaux (par exemple Thibault 1997), et une sensibilité aigue aux légitimités des usages locaux. Au cours du 20e s., la conscience que les variétés de français qui se sont développées hors d’Europe ont acquis des physionomies propres est un nouveau paramètre propre à remettre en cause les contours de ce qui est entendu sous le nom de « français ». Une opposition se dessine parfois entre français et francophone. Tandis qu’Onésime Reclus, l’inventeur de ce dernier mot en 1886 écrivait : « nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue », incluant donc anciens et nouveaux usagers de la langue dans une même communauté, le mot francophone va tendre à désigner des usages du français distincts du continent européen, essentiellement ceux créés par le contexte colonial. Il se substitue à des expressions vite devenues inacceptables, comme celle de français négrifié (expression reprise par F. Brunot à un certain Gautier). Les qualificatifs pullulent, comme français pied-noir. L’ordre des qualificatifs a parfois son importance. Ainsi avec canadien français, première formule, courante au milieu du 20e s., avant qu’on lui substitue français canadien. A partir des années 1960, l’impact de l’idéologie centralisatrice sur les perceptions linguistiques se fait moins fort. Les rapports entre la francophonie et la francité font l’objet de débats. L’existence de variétés et de normes désormais dénommées « endogènes », autrement dit nées à part, depuis l’intérieur, est de plus en plus acceptée. Le mode de dénomination le plus couramment retenu est le substantif français suivi d’un complément déterminatif ou d’un adjectif : français des Antilles, français d’Algérie, français acadien… Le mouvement est parallèle à celui qui se déroule dans de grandes langues anciennement associées à des puissances coloniales : anglais et espagnol. Notons que, depuis les années 1980, les dictionnaires de langue française publiés en France recensent une sélection de particularités régionales ou endogènes, les intégrant ainsi au français général, et procurant l’image d’un français aux contours plus vastes, incluant, sinon les variétés tout entières, du moins certains de leurs aspects les plus représentatifs. Dans le milieu spécialisé, les notions de plurisystème et de diasystème se sont graduellement imposées, complexifiant les contours possibles à donner au « français ». Aujourd’hui, un consensus est difficile à obtenir sur l’usage de cette dénomination, tant dans la description de la synchronie que de la diachronie. Depuis le 19e s., l’« ancien français », terminologie commode réunissant en réalité une marqueterie de parlers et d’usages, est volontiers situé comme un autre espace linguistique que le français « moderne ». Il existe des « grammaires de l’ancien français ». Pour autant, l’étude de la diachronie du français suppose de faire des choix pour faire ressortir les faits ayant eu un impact sur la suite de l’histoire. De ce point de vue, l’option la plus généralement répandue est d’exclure les parlers d’oc, et de sélectionner, dans les parlers d’oïl, ceux ayant joué le plus grand rôle, notamment littéraire.
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La situation du français du 17e s., nommé le plus souvent « français classique » est plus ambiguë dans la mesure où, si la compréhension s’altère au fil du temps, et si la consistance de l’état de langue peut donner lieu à des descriptions autonomes (« grammaire du français classique », Fournier 1998), le sentiment d’une continuité perdure, et les textes ne sont généralement pas traduits (à la différence de Montaigne, traduit en 2000). Entre la fin du 18e s. et le milieu du 20e s., le sentiment d’une certaine unité diachronique d’un français « moderne » a été vif, mais, de façon générale, le ressenti de l’obsolescence s’est accentué à la fin du 20e s. et au début du 21e s., en raison de l’importance croissante de la terminologie, des contacts de langues, de la complexité des dynamiques sociales et du sentiment de variation lié au support principalement (voir 6.2. ci-dessous). Aujourd’hui, ce que signifie « parler français » peut avoir des implications très différentes selon les contextes. Dans un pays comme la France où « la langue de la République est le français », formule ajoutée à l’article 2 de la Constitution française en 1992, l’influence de l’idéologie du standard, renforcée par l’école, et d’une certaine homogénéité malgré les différences reste forte. Au début du 20e s., il n’était pas rare que des locuteurs patoisants déclarent, lorsqu’on leur demandait de nommer la langue dont ils faisaient usage, parler « français », ce qui témoigne de l’impact de ces représentations. Pour autant on observe un fréquent clivage entre une représentation très extensive du français, qui minimise les différences ou n’y voit que des détails anecdotiques, et une représentation « puriste », prompte à se replier sur un modèle parfois assez étroit et ne correspondant plus à la réalité. « Parler français » dans un contexte où le français est en contact et / ou n’est pas la seule langue officielle insère le français dans un système d’opposition qui peut prendre des significations culturelles, politiques, sociales, identitaires, etc. Depuis les années 1960, on assiste ainsi, dans ces contextes, à une défense parfois militante de normes endogènes distinctes des normes françaises, et qui ont une valeur bien spécifique. Il ne s’agit plus seulement d’usages, mais de la construction de standards différents, aidée parfois par des décisions politiques (impliquant parfois des « statalismes », autrement dit des mots choisis pour désigner des réalités politiques propres à un état) et par les organismes de terminologie. Par ailleurs, le sentiment des locuteurs placés en situation de contact ou partagés entre des choix possibles donne à ce qu’on peut alors appeler « français » des contours très variables, entre insécurité linguistique et illusion de maîtrise. S’entendre aujourd’hui sur une définition modélisée de ce qu’on pourrait appeler « français » dans le cadre d’un travail « scientifique » en synchronie est donc plus que jamais complexe.
6.2 Langue et variabilité Une fois obtenue une certaine entente autour de la définition d’une « langue » ou d’un « parler » que l’on opposera à d’autres langues ou d’autres parlers, on distingue aujourd’hui trois grands types de variation : diatopique (en fonction des lieux), diastratique (en fonction de milieux sociaux) et diaphasique (en fonction des situations de parole). Certains (Mioni 1983) ajoutent la variation diamésique (en fonction du médium – oral ou écrit, par exemple –, ou du type de support) (x 5.3). Koch et Oesterreicher (1985 et 2001) proposent d’introduire une quatrième dimension de l’espace variationnel, qui serait caractérisée par l’opposition entre immédiat communicatif et distance communicative. Ces typologies com-
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modes permettent de classer les faits et de les décrire avec plus de précision, encore qu’elles présentent le triple inconvénient de masquer la fréquente appartenance de nombreux faits à plusieurs types de variation simultanément, de supposer une homogénéité au sein de ces variétés, et de supposer le maintien d’une référence à une forme standard. Avant les années 1530 de fait, c’est-à-dire avant le moment où une certaine idée du « français » est apparue, le repérage des parlers peut s’avérer flou, les vernaculaires n’étant pas considérés comme des « langues » à l’instar du latin et du grec et nos postes d’observation étant essentiellement des scriptas, non les parlers eux-mêmes. Tout au plus peut-on y recourir à un niveau local, pour décrire et comparer des productions écrites réalisées dans des conditions similaires (atelier de copistes, par exemple). L’étendue de la variabilité est alors considérable, et échappe parfois à la typologie mise en place par les linguistes contemporains (variation au sein d’une même page, etc.). Les parlers sont à considérer comme des idiomes assez indépendants les uns des autres, même si, du point de vue des usagers, l’intercompréhension était sans doute fréquente, ainsi qu’une conscience linguistique commune. Certains de ces parlers connaissent malgré tout un début de standardisation comme l’anglonormand, le champenois ou le picard. A partir du milieu du 13e s., les formes parisiennes sortent d’un usage purement local. On peut y voir le résultat d’un début de koinéisation d’origine sociale (Lodge 2004), et juger également que le rôle de la chancellerie royale a été très important, l’écrit venant à lisser les fluctuations du français oral (Videsott 2013). Dans le premier tiers du 16e s., les modèles italiens influencent la conscience linguistique française. L’élévation du toscan au rang de langue littéraire par le biais de productions réfléchies, de raisonnements (Pietro Bembo dans ses Prose nelle quali si ragiona della volgar lingua de 1525), et de l’action d’académies (x chap. 10) inspire les littérateurs français. La variation intralinguale est alors parfois perçue de manière plus noble, sur le modèle des dialectes grecs. La question des origines, qui donne lieu à toutes sortes de théories (Cerquiglini 2007 en particulier), aide à caractériser progressivement le français comme une langue, même si des apparentements parfois acrobatiques (avec le celte, voire l’hébreu) perturbent le juste repérage de l’espace français. Le terme gaulois est souvent employé, soit pour caractériser une continuité mythique, soit, de façon lâche, pour distinguer les états plus anciens du français de son état contemporain. Dans la réalité des usages, aux anciens dialectes primaires issus directement des parlers gallo-romans (morvandiau, poitevin, saintongeais, champenois…), se superposent des variétés de français régionaux qui vont tendre à l’emporter au fil du temps, reléguant les parlers à des situations diastratiquement basses. La variation reste (vraisemblablement) très importante au niveau phonétique et lexical, la frontière avec les patois n’étant pas toujours faite. La question de la graphie est tantôt associée à la langue, tantôt considérée comme une pure question technique, du ressort des imprimeurs. Le français parisien acquiert progressivement un statut exemplaire, à côté des français de la vallée de la Loire. Le début du 17e s. est caractérisé par l’apparition d’une conscience diachronique plus forte (voir les Recherches de la France d’Etienne Pasquier, 1621), ainsi que par une identification assez fine des types de variation (variation selon le sexe, par exemple ; voir Ayres-Bennett 2004 et x chap. 37). Ainsi la variation sociale est-elle assez clairement identifiée, tant par le biais de dictionnaires d’argot, comme Le Jargon ou Langage de l’Argot reformé d’Olivier Chéreau (1629), que par une étude fine des usages. Ainsi Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue françoise de 1647, établit-il une cartographie très précise des usages élevés, en fonction de critères comme le sexe, l’appartenance à la Cour ou à la Ville, les situations de parole, etc. Les patois sont assez nettement exclus de l’espace de discussion
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portant sur la langue française, espace occupé par ceux qu’on appelle les « remarqueurs », dont l’activité consiste à relever et à évaluer une multitude de petits faits de variation, avec une attitude allant du libéral au puriste (voir Ayres-Bennett et Seijido 2011). Dans la réalité, les faits où la variation reste assez acceptée sont d’ordre phonétique et lexical. En grammaire (morphologie et syntaxe), après les années 1640, on observe une élimination précoce de certains tours, certaines constructions ou certaines structurations discursives ou textuelles (pronom lequel, usages de la coordination, des constructions détachées, ellipses ou répétitions des constituants ; voir Combettes (éd.) 2003). La graphie donne lieu à un débat important qui sera tranché par l’Académie en faveur d’une graphie conservatrice et latinisante. La théorie du « bon usage » qui s’échafaude est fondée sur l’exclusion des termes de métier, des régionalismes (variation diatopique), des archaïsmes et des termes bas. La « langue commune » présentée par la première édition du dictionnaire de l’Académie en 1694 s’apparente ainsi à la figure étroite d’un usage qu’est censé connaître un honnête homme ou une honnête femme appartenant à la haute société de la fin du siècle. Ce français idéal est volontiers présenté tant comme sorti de l’histoire que comme de l’espace variationnel, ayant atteint un point de « perfection ». Cette situation perdure dans la première moitié du 18e s., tandis que les patois se maintiennent, certains (provençal, gascon, picard notamment) profitant d’une mise à l’écrit tardive, et connaissant même des formes de renaissance littéraire. Toutefois, les équilibres variationnels internes au français se modifient subtilement : certaines formes basses remontent dans la langue élevée, tandis que le développement des mots de métier perturbe la notion académicienne de « langue commune ». Au cours du siècle, de nombreux faits de variation lexicale entre forme patoise et forme française vont s’effacer au profit de variations de prononciation (et de graphie lorsque les mots sont écrits) à l’intérieur d’un continuum français (Rézeau 2001). Ainsi des formes poplieu, popliu, peupillier, popier, poupier analysées par Chaurand (1972), et qui peuvent être considérées comme des variantes patoises de la forme française peuplier. Pour reconstituer ces évolutions, les linguistes s’appuient sur des sources directes qui deviennent significativement plus importantes au fil du temps, les textes privés de « peu lettrés » devenant plus nombreux (Ernst et Wolf 2001), sur des appropriations littéraires (les romans de Marivaux, par exemple) et des textes métalinguistiques. Dans les dictionnaires, le terme patois s’applique alors parfois indistinctement au « français corrompu » dû à l’absence d’éducation, au « patois gascon », et au « patois des Halles », ce qui témoigne de l’homogénéisation de la conscience de la « langue ». Mais aucune donnée sur les usages réels ne nous est donnée, avant l’enquête initiée en 1790 par l’abbé Henri Grégoire, laquelle débouchera sur un rapport à la commission de l’instruction publique de la Convention en 1793. Les résultats de cette enquête inaboutie et réalisée dans des conditions éloignées des méthodologies actuelles doivent être pris avec prudence (Brunot 1905 ; Certeau et al. 1974), mais deux questions au moins, dans les 43 qui ont été posées par les enquêteurs, parlent au sociolinguiste et à l’historien de la langue. La question 1 : « L’usage de la langue française est-il universel dans votre contrée ? Y parle-t-on plusieurs patois ? », et la question 28 : « Remarque-t-on qu’il [le patois] se rapproche insensiblement de l’idiome français, que certains mots disparaissent et depuis quand ? ». Les réponses qui nous sont parvenues, qui émanent pour beaucoup de l’Est, dont Grégoire était originaire, et du Sud-Ouest, révèlent une assez grande vitalité des patois, notamment du gascon, dont l’enquêteur Bernadau note, en l’absence de grammaires et de dictionnaires connus (ce qui n’est pas tout à fait exact), la grande variabilité, qui « change singulièrement l’idiome ». A Bordeaux est également notée
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la présence de ce qui est décrit comme « un français avec terminaisons gasconnisées ». Entre parlers primaires et français régionaux, entre variation diatopique et variation diastratique, un feuilletage se crée visiblement. Au total, Grégoire présente à la Convention une synthèse sans doute un peu hâtive où il estime que, avec « trente patois », la France ressemble à une « Tour de Babel », et où on peut juger « sans exagération », qu’ « au moins 6 millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu’un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu’en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n’excède pas 3 millions, et probablement le nombre de ceux qui l’écrivent correctement est encore moindre ». Outre la présence de « patois », le problème est aussi, pour certains patriotes centralisateurs, la « corruption dans le langage qui se fait remarquer tant à la campagne que dans nos villes et bourgs » (Certeau et al. 1974 : 244). Par là, on attirait l’attention sur l’existence de différences, notamment phonétiques, avec le français central normalisé, différences qui n’allaient cependant pas jusqu’à rendre ces formes incompréhensibles. On sait que, au final, l’objectif de Grégoire, dans la lignée du rapport Lanthenas sur l’instruction publique (1793), était de parvenir à une « éradication » des patois et à une généralisation du français allant de pair pour lui avec l’amélioration des mœurs et le développement de la conscience politique. Après l’enquête Grégoire, une deuxième enquête sur les usages linguistiques fut menée sous l’Empire (entre 1806 et 1812), sur un ensemble qui comprenait, administré par centtrente préfets napoléoniens, outre l’intégralité de la France actuelle, un morceau d’Allemagne, un morceau de la future Belgique, des Pays-Bas, et une bande côtière en Italie. Elle est le fait de Charles Etienne Coquebert de Montbret, directeur du bureau de la statistique du ministère de l’Intérieur, et de son fils. Si l’enquête, fondée sur l’usage de traductions d’un extrait de l’évangile de Luc, présente des manques (autour de Paris et dans le domaine occitan), et n’offre bien sûr pas les gages de scientificité actuels, elle montre cependant quelques faits, notamment au nord et dans les zones de contact. On observe que la vitalité dialectale reste grande, tant en France que dans la Belgique sous régime français. Pour autant, les patois ruraux ont tendance à céder du terrain, notamment en Suisse romande (Kristol 2010), où le français des villes, Genève et Lausanne, français considéré alors comme très « pur », tend à se diffuser hors des villes, et en Savoie et Bresse où les parlers franco-provençaux se trouvent pris en tenailles dans un conflit linguistique mettant essentiellement en jeu le français et l’italien. Dans la région de Nice, la francisation de l’enseignement imposée en 1805 n’a pas encore porté ses fruits (elle ne le fera qu’après le rattachement de Nice à la France en 1860), et seuls le dialecte nissart et l’italien sont parlés. La Corse, récemment rattachée à la France (1768), reste très peu francophone. Les situations linguistiques de la Belgique, du Luxembourg et de la Suisse apparaissent particulièrement complexes, de même que les réalités dialectales du breton, des parlers germaniques, et du basque, encore très vivants. L’impression qui domine (voir l’étude de Brunot 1905-1972, IX : 525-599) est celle d’une grande intrication de parlers, et d’une définition du « français » à géométrie variable (l’enquête comptabilise les locuteurs des dialectes occitans). Au cours de la deuxième moitié du 19e s., le programme espéré par Grégoire est dans une certaine mesure réalisé par l’école de la Troisième République. L’idéologie française du « français national » rejaillit sur les pays francophones voisins et se traduit par la montée du purisme (c’est le moment, en Belgique, de la lutte contre les « flandricismes » et les « wallonismes »). L’imposition d’une langue d’écrit homogénéisée par la grammaire et la graphie
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réussit jusqu’à un certain point (Glatigny 2001), et rejaillit sur le mode de transcription graphique des patois, en en écrasant de nombreuses spécificités et en réactivant, en dehors du standard, la tension entre graphie et phonie. Certains littérateurs se montrent intéressés par la variation diatopique (Sand) et diastratique (Nisard 1872), mais cette diversification du français reste méprisée, encore que fortement exploitée par la chanson et le cabaret, jusqu’à ce qu’un grand atlas linguistique (Gilliéron et Edmont 1902-1910) s’attache à mettre en cartes cette diversité. Une troisième grande enquête sur les parlers est celle que conduisit Ferdinand Brunot, en 1912 et 1913, avec un appareil enregistreur très nouveau issu des recherches phonétiques de Rousselot dans les Ardennes, le Berry et le Limousin. Cette enquête, dont les produits enregistrés sont conservés dans les « Archives de la parole » de la Bibliothèque Nationale de France, devait se prolonger, notamment vers le sud, mais en a été empêchée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Malgré son caractère circonscrit localement, ce fonds représente une source extrêmement riche – la plus riche que nous ayons avec les documents déposés à la Lautbibliotek de l’université Humboldt de Berlin – pour la connaissance des parlers du nord de la France, notamment des parlers en contact avec le wallon, mais aussi ce que Brunot a parfois qualifié de « français patoisant » ou « français dialectal ». Les enregistrements révèlent un certain nombre de phénomènes phonétiques (« ouïsmes », articulation du r), mais aussi lexicaux (à c’te heure pour maintenant, se manquer pour se tromper) et grammaticaux (finales systématiques en -ont à la troisième personne du pluriel, adverbe de négation archaïque point, particule interrogative -t’i, je vas pour je vais) qui pour certains avaient déjà été relevés par les remarqueurs du 17e s. et subsistent aujourd’hui en français du Québec, ce qui témoigne d’une certaine stabilité dans la variation. Ces enregistrements manifestent l’existence de certaines continuités dans les formes diverses de français rural, continuités que Brunot remarquait également entre des patois éloignés, de même que le lien fort unissant ces phénomènes à la parole, lien masqué voire effacé par la graphie. Quant à l’étude des correspondances des soldats et des familles lors de la Première Guerre mondiale (voir Steuckardt (éd.) 2015), elle révèle que, le français étant à l’époque la seule langue enseignée et légitimée, les correspondances ne se font quasiment que dans cette langue, avec une présence minime d’emprunts lexicaux aux patois. Ces derniers, par ailleurs, auraient été difficiles à graphier. De ce point de vue, la Première Guerre représente bien un moment de diffusion et d’homogénéisation du français, même si l’on observe aussi une poussée de l’argot et une technicisation du vocabulaire parfois un peu abusivement reliée au conflit lui-même (voir Roynette, Siouffi et Steuckardt 2017, Rézeau 2018). Mais l’étude de ces correspondances combinée à une attention nouvelle aux particularités du français parlé permet à Frei (1929) de développer aussi la notion de « français avancé », reprise ensuite par Steinmeyer (1979), laquelle atteste l’importance, à côté de la langue normée, d’une langue « semi-correcte ». Au cours du 20e s., certaines particularités de français populaire disparaissent de métropole tout en subsistant outre-Atlantique et dans les créoles. Les phénomènes de variation (de tous ordres) tendent à s’estomper en France métropolitaine tandis qu’ils subsistent entre la France et les pays francophones, et entre les pays francophones eux-mêmes. Certaines variétés s’autonomisent, notamment dans les colonies et anciennes colonies. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout à partir des années 1960, l’importance des données accessibles et le renouvellement des méthodologies permettent aux linguistes de mettre au jour l’étendue et la finesse de la palette variationnelle (Gadet 2003). La notion de « français populaire » est alors soigneusement distinguée de celle de « français parlé ».
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Les phénomènes de variation diaphasique et diamésique sont davantage pris en compte (« oral spontané », « oral soutenu », etc.). A partir des années 1970, le rapport à la norme ou aux normes change significativement. En français comme dans d’autres langues comparables (anglais, espagnol), deux phénomènes, de standardisation et de déstandardisation, s’observent simultanément (voir Erfurt et Budach 2008). La standardisation peut être attribuée à l’homogénéisation sociale, à la plus grande mobilité des populations, au poids de certaines institutions, et au rôle des médias. La déstandardisation peut être attribuée aux volontés d’autonomisation linguistique de certaines variétés, à la place croissante des terminologies et des langages spécialisés, à la modification du rapport politique aux langues dans le contexte postcolonial, aux contacts de langues, et à l’apparition de micro-sociétés se choisissant des usages linguistiques propres (« langage des banlieues »). Au début du 21e s., l’homogénéisation du français est surtout sensible au plan phonétique et grammatical, les différences entre variétés se traduisant surtout au plan lexical, particulièrement entre les pays francophones (Abecassis et Ledegen 2015). Les « français en émergence » (voir Galazzi et Molinari 2008) se signalent au plan morphologique et lexical (troncations, motsvalises, emprunts) et pragmatique (modes d’allocution, modalisateurs), surtout. Au plan lexical, le développement immense des lexiques spécialisés et la pénétration de ceux-ci par l’anglais perturbent parfois la conscience que les locuteurs peuvent avoir de la « langue ». Références bibliographiques : Abecassis et Ledegen 2015 ; Ascoli 1877 ; Ayres-Bennett 2004 ; Ayres-Bennett et Seijido 2011 ; Banniard 1992 ; Branca-Rosoff et al. (éd.) 2011 ; Brun 1923 ; Brunot 1905-1972 ; Cerquiglini 2007 ; Certeau, Julia et Revel 1975 ; Chambon 1990 ; Chaurand 1972 ; Collinot et Mazière 1997 ; Combettes (éd.) 2003a ; Courouau 2008, 2012 ; Desbordes 2007 ; Erfurt et Budach 2008 ; Ernst 1985 ; Ernst et Wolf 2001 ; Frei 1929 ; Gadet 2003 ; Galazzi et Molinari 2008 ; Gardy 1997 ; Gilliéron et Edmont 1905-1910 ; Glatigny 2001 ; Glessgen 2017 ; Gougenheim 1959a ; Kibbee 2002 ; Kloss 1967 ; Koch et Oesterreicher 1985, 2001 ; Kristol 2010 ; Lafont 1970 ; Lodge 1997, 2004 ; Lusignan 1986, 2004 ; Maiden, Smith et Ledgeway 2011 ; Mioni 1983 ; Nisard 1872 ; Paris 1889 ; Pfister 1973 ; Remacle 1992 ; Rey, Duval et Siouffi 2007 ; Rézeau 2001 ; Rézeau 2018 ; Roynette, Siouffi et Steuckardt 2017 ; Selig et Hartmann 1993 ; Steinmeyer 1979 ; Steuckardt 2015 ; Stewart 1962 ; Thibault 1997 ; Videsott 2013 ; Wright 1997, 2002 ; Wuest 1979.
Gilles Siouffi
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Chapitre 7. Les données historiques, géographiques et démographiques
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Chapitre 7 Les données historiques, géographiques et démographiques Partie 2. Histoire externe Chapitre 7. Les données historiques, géographiques et démographiques
7.1 Les données historiques et géographiques Ce chapitre présentera dans un premier temps les paramètres historiques et géographiques qui ont entouré les pratiques linguistiques de l’ensemble « français », et analysera dans un deuxième temps l’impact qu’ont pu avoir les facteurs démographiques. 7.1.1 Le substrat latin et sa dialectalisation Concernant les plus anciennes langues parlées sur le territoire aujourd’hui occupé par la France, on ne peut se livrer qu’à des hypothèses fragiles, que ne viennent soutenir que très peu de preuves archéologiques. Un ensemble de langues non indo-européennes ont certainement été parlées, auxquelles on rattache le basque, possiblement langue caucasienne, et les langues ibériques, parmi lesquelles l’aquitain, langues qui n’ont laissé aucune trace en français. A partir de 6000 avant J.-C. environ, l’expansion vers l’ouest des peuples indoeuropéens à la recherche de nouvelles terres agricoles a apporté de nouvelles langues, parmi lesquelles celle des Ligures au sud, d’où proviennent quelques toponymes (les suffixes gallo-romans en -ascus, comme dans Manosque), et quelques mots (calanque, avalanche). A partir de 600 avant J.-C., le grec fut une langue importante sur la côte méditerranéenne, donnant quelques toponymes, quelques traces en provençal, sans devenir la langue des peuples locaux. C’est vers 500 avant J.-C. qu’aurait eu lieu l’invasion celte la plus massive, après de premières infiltrations plus anciennes. Ces Celtes se mêlèrent pour partie avec les Ibères, et donnèrent naissance à des peuples qu’on nomma plus tard Bretons (en Angleterre), et Gaulois (en France). Lorsqu’ils ont conquis la Gaule, les Romains ont donc trouvé un territoire qui utilisait des parlers celtiques (gaulois) pour l’essentiel, vraisemblablement plus homogènes qu’on ne l’a longtemps pensé, mais aussi, selon les régions, des parlers ibères, ligures, germains, et aussi le grec (sur la côte méditerranéenne). Le gaulois a laissé des vestiges essentiellement dans les toponymes (les noms en -dun, comme Verdun, les noms en Ar-, comme Arles), mais du gaulois viennent environ (avec beaucoup d’inconnues) quelques dizaines de mots (x 50.2.1), pour beaucoup relevant du vocabulaire de la nature (chamois, chêne), de l’agriculture (soc, charrue, boue), et des armes (lance, glaive), ainsi que les restes d’une numérotation vicésimale (quatre-vingts ; voir Lambert 1994). On a pu considérer (Pellegrini 1980) que la prononciation gauloise du latin a ensuite été à l’origine des premières palatalisations de certaines consonnes, de la perte de certaines syllabes non accentuées, du maintien du s final du masculin au cas sujet, d’un début de passage du /u/ latin à /y/, ainsi que de phénomènes de liaison et de lénition. Mais ces palatalisations et syncopes ont eu également lieu ailleurs en latin parlé. Dans les particularités syntaxiques influencées par le gaulois, on cite le préfixe intensif re-, cité dans le glossaire de Vienne du 5e s. (reluire vs. luire), ou l’usage de structures périphrastiques pour exprimer des aspects verbaux (Roegiest 2006). La colonisation romaine commença autour de 150 avant J.-C. par la région narbonnaise, et se poursuivit entre 59 et 51 avant J.-C. pour le reste de la Gaule sous le règne de César (« guerre des Gaules »). La romanisation politique et culturelle du territoire produisit
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une latinisation linguistique progressive, dans la Gaule Transalpine d’abord, puis dans les trois Gaules (Belgique, Aquitaine et Celtique). Trois grandes zones furent nettement romanisées : l’axe rhodanien, les abords du Rhin, et les villes du Sud. Tandis que l’usage du latin progressait, on estime que le gaulois a pu se maintenir dans certains endroits jusqu’au 5e s. après J.-C., voire 6e ou 7e s., moment où il a cédé dans un mouvement parallèle aux progrès de la christianisation, qui se fait en latin, les structures tribales s’étant longtemps maintenues et les Romains n’ayant pas particulièrement cherché à éliminer le gaulois. On pense aujourd’hui qu’une diglossie entre gaulois vernaculaire et latin langue de communication a pu dans certains contextes perdurer assez longtemps, notamment dans des régions reculées comme l’Auvergne ou les Alpes. Le latin, de son côté, s’est morcelé en trois variétés principales : un latin écrit encore bien normé, un latin parlé cultivé et un latin parlé populaire (Banniard 1997, Leonhardt 2010, Banniard 2013). Ce latin parlé populaire et généralement rural (sermo rusticus), procède à de nombreuses substitutions lexicales allant vers le concret et l’imagé (manducare, ‘mastiquer’, remplace edere, ‘manger’ ; testa,’le tesson de poterie’, remplace caput, ‘la tête’). Au plan phonétique, la perte de l’opposition entre voyelles longues et brèves, donnant lieu à une restructuration phonologique, est attestée par des inscriptions et l’ « Appendix Probi », liste de mots du latin classique accompagnée de leurs équivalents en latin tardif, et qui a vraisemblablement été rédigée par un professeur d’école du 5e s. (Asperti 2007). Au plan grammatical on assiste à un début de disparition des déclinaisons, à l’extension de l’emploi des prépositions, à la préférence pour des formes périphrastiques dans certains temps verbaux. Les trois variétés ont d’abord coexisté avant que la variante populaire ne remonte jusque dans les couches les plus élevées de la population. Une nouvelle variété est apportée avec le latin chrétien, l’évangélisation, sous l’impulsion de Martin de Tours, gagnant la campagne après avoir touché les villes, et s’y faisant largement dans un registre simple (sermo humilis) éloigné de la norme savante pour toucher les illettrés, qui ne parlaient que le latin quotidien. A partir de la fin du 4e s., on assiste à une dialectalisation qui prend des formes différentes selon les régions. Ainsi, la Narbonnaise (Provincia), conserve un fonds lexical latin ancien d’où proviendront de nombreux mots d’occitan. L’imprégnation latine est plus superficielle en Aquitaine où le basque survit au sud de Bordeaux. L’Auvergne (Arvernie) reste attachée aux pratiques linguistiques traditionnelles dans le domaine administratif (Chambon 2000). 7.1.2 Influences précoces Le français est donc une langue dont la source est un latin parlé qui a commencé à se dialectaliser au 5e siècle avant de le faire vraiment au 8e siècle, les variétés se séparant alors diachroniquement de leur forme originelle et diatopiquement les unes des autres. Toutefois, compte tenu de la rareté de documents (diplômes et chartes essentiellement), cette période reste difficile à étudier (Banniard 1989, Carlier et Guillot-Barbance 2018, Carles 2017). Les premières influences qui vont s’exercer sont celles de parlers germaniques. Dès les années 250, les Alamans et les Francs mettent en danger le limes romain à l’est, notamment près du Rhin. De nombreux germanophones s’installent en Gaule, surtout après la victoire de l’empereur Probus. Des prisonniers s’installent comme soldats-cultivateurs (les lètes), mais cette installation est considérée comme ayant plutôt favorisé l’usage du latin. Entre le
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3e et le 6e s. plusieurs vagues de peuplement eurent ensuite lieu. Les Francs saliens occupaient la partie basse de la rive gauche du Rhin. Petit à petit, ils vont étendre leur territoire vers le sud et émigrer en Gaule. Sur la rive droite du Rhin, on trouve les Francs rhénans, dont les parlers germaniques étaient différents, et qui, eux, ne vont guère émigrer. D’autres peuples germaniques sont par ailleurs installés dans des parties significatives de la Gaule : les Burgondes au centre, les Ostrogoths au sud-est (et dans l’actuel Piémont), les Wisigoths dans l’actuel Languedoc et au sud-ouest. Les frontières changent souvent, au gré des intrigues, mariages, alliances, complots (Jacobs 1859 et Longnon 1878). A partir de 465, Clovis, roi des Francs, installe un royaume au Nord de l’actuelle France, royaume qu’il étend progressivement vers le sud au détriment de l’autorité romaine, d’abord à Soissons (Suesso) en 486, puis jusque dans l’actuelle Aquitaine au détriment des Wisigoths entre 507 et 511. A partir de 534, l’ancien royaume burgonde est divisé en trois, ce qui renforce l’avancée des Francs. On estime que les Francs du royaume de Clovis ont plutôt progressé dans ce qui restait de structures gallo-romaines, et que souvent ces expansions territoriales n’étaient pas de véritables conquêtes mais avaient l’aval de l’élite gallo-romaine. L’étendue de ce territoire et le fait que les Francs étaient minoritaires démographiquement par rapport à la population gallo-romaine (peut-être 5%) limitèrent l’extension du dialecte bas-rhénan de la langue franque (ou francique) qui, dans sa forme ancienne, disparut au cours du 7e s. Pendant ce temps, le latin se maintint et fut adopté comme langue religieuse et les Francs convertis au christianisme l’adoptèrent. Dans l’usage quotidien, tandis que seul le latin était écrit, la langue franque partagea le rôle de langue véhiculaire avec la lingua romana rustica. Le nom Francia se substitue progressivement à Gallia (vers le 7e-8e s.). Le contact des deux langues amena la langue franque à exercer de nombreuses influences sur le gallo-roman (x chap. 6). Du côté phonétique, l’introduction du [w] germanique altéra la prononciation du [w] latin, et suscita, tant dans les mots germaniques que dans les mots latins, une évolution analogue vers la gutturale : francique werra > guerre ; latin uastare > gâter (x 50.3.1). Une suraccentuation de la voyelle tonique fit diphtonguer de nombreuses voyelles (comme dans les langues germaniques) (x chap. 11). Dans le lexique et en morphologie, on relève les suffixes adjectivaux -ard (campagnard), issu du francique hard, « dur, fort », -er, -ier, -and, -ais, -aud, le préfixe mé- (mésestimer), les finales en -ir d’un certain nombre de verbes (choisir). Du côté du vocabulaire, on estime à environ 700 le nombre de mots du français actuel issus de mots franciques ou germaniques, notamment des noms de couleur (bleu, blanc, gris, brun), des adverbes de quantité (trop), du vocabulaire de l’agriculture (blé, bois, forêt), de la guerre (épieu, hache), des noms de sentiments (orgueil, honte, haïr), du vocabulaire de la vie quotidienne (écharpe, gant), des titres et institutions sociales (baron, marquis, fief). En syntaxe, on attribue à l’influence franque, sans certitude absolue, des phénomènes touchant la place du sujet après le verbe lorsqu’un adverbe est en tête de phrase, ou l’augmentation de l’emploi des auxiliaires dans les temps composés. Certains emplois du pronom impersonnel on (issu du latin homo) ont peut-être subi l’influence du germanique man. De même la terminaison -ons de la première personne du pluriel des verbes est le résultat d’une influence franque sur la conjugaison latine. Enfin l’usage de la lettre k, remplacée à la Renaissance par c et qu, est d’origine germanique (Pope 1934). Longtemps sous-évalué pour des raisons idéologiques (au moment de l’essor de la philologie allemande), puis surévalué en réaction, le rôle exact de l’influence franque est toujours l’objet de débats. La carte suivante présente la situation linguistique au début du 6e s.
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Carte n°1 : La situation au début du 6e s. (G. Siouffi)
Entre 450 et 650, une immigration venue de Grande-Bretagne installa en Armorique le breton, qui n’est pas issu du gaulois mais est un parler celte insulaire. Mais l’annexion à la Bretagne des « Marches de Bretagne », avec les villes de Nantes et Rennes, en 851, entama un processus de contact avec les parlers romans qui devait commencer à date ancienne à faire reculer l’usage du breton. Ce dernier est resté sans influence sur les parlers romans en contact (nommés au 19e s. d’après leur nom breton de gallo) et sur le français. Après de longs déchirements entre les Mérovingiens, héritiers du royaume de Clovis, en 760, l’ancien royaume des Francs passa aux mains de Charlemagne et des Carolingiens, dont la langue maternelle était vraisemblablement une variété de langue franque, le fran-
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cique rhénan, un parler germanique nommé en latin lingua teudisca ou teotisca (Pitz 2000). L’influence culturelle d’un christianisme adopté depuis Clovis et l’ambition de Charlemagne de restaurer l’empire romain conduisirent à redonner de l’importance au latin. Mais le processus de métamorphose du latin parlé mérovingien en proto-français s’était pratiquement achevé. Par ailleurs, la prononciation du latin classique s’était moulée sur les parlers familiers, ce qui l’a déstandardisée (Wright 2002). Chez les lettrés (par exemple Alcuin), on revient vers un latin plus traditionnel, pour des raisons de communication. Mais la compétence diminue, avec une dissymétrie croissante entre une compétence passive en général maintenue, et une compétence active fortement dégradée. La lingua romana rustica est déclarée langue d’homélie à côté de la lingua teudisca au Concile de Tours en 813. Des listes d’équivalences entre latin classique et parler roman connues sous le nom de « Gloses de Reichenau » et probablement rédigées en Picardie à la fin du 8e s. pour aider des moines à comprendre le texte latin original de la Vulgate représentent l’un des premiers documents écrits témoignant d’une perte de familiarité avec le latin, lequel ne peut visiblement plus être lu qu’avec une sorte de « dictionnaire » (Raupach 1972). On y voit attestées certaines substitutions lexicales comme solamente pour singulariter, berbices pour oves (‘brebis’). La coexistence de ces deux langues, le germanique et le parler roman (voir Balibar 1985) est illustrée par la coexistence, au sein d’un texte latin, l’Histoire des fils de Louis le Pieux de Nithard, de deux textes en « tudesque » et de deux textes en « roman » destinés à formaliser les termes d’une entente entre les trois petits-fils de Charlemagne, textes dénommés depuis Serments de Strasbourg (842) (voir Cerquiglini 2019). L’existence d’une double version semble indiquer la conscience d’un partage géographique entre les usages. La graphie du texte roman fait apparaître des influences germaniques (le [h] de aiudha, « aide », par exemple), mais aussi un conservatisme latin (des consonnes finales vraisemblablement amuïes à cette date), et surtout une grande hésitation dans la correspondance phonème / graphème (hésitations autour des o, a, e dans les finales, dont on peut supposer qu’elles étaient prononcées avec e central). Destiné à être oralisé en public, ce texte ne peut être considéré comme un reflet fidèle de la langue authentique « vulgaire » du temps, mais plutôt comme la mise à l’écrit d’un mélange d’acrolectes (roman et germanique) destiné à une personne sachant lire (x chap. 26). En 843, au traité de Verdun, l’empire de Charlemagne se défait en trois entités définissant des territoires structurés par des frontières orientées globalement nord-sud : la Francie occidentale, la Lotharingie et la Francie orientale. Les parlers germaniques dominaient dans la dernière. La Lotharingie était divisée en territoires de parlers germaniques au nord, et parlers romans au sud. C’est là l’origine d’une frontière linguistique destinée à se maintenir globalement jusqu’à aujourd’hui entre flamand et wallon, suisse alémanique et suisse romande. Dans la Francie occidentale, la langue est composite, mais une frontière apparaît entre des parlers romans ayant subi l’influence germanique (futurs parlers d’oïl selon les termes qu’on trouve chez Dante), et parlers demeurés plus près du latin d’origine (futurs parlers d’oc). La Lotharingie s’affaiblit malgré tout très vite, ce qui plaça dès la fin du 9e s. la France occidentale, future « France », et la future « Germanie » face à face. Le nom France, de fait, peut s’appliquer aussi bien à la France occidentale qu’au duché de France, constitué en 847 par Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, et qui deviendra le futur fief des Capétiens. Alors que les rois carolingiens restaient attachés au germanique, Hugues Capet, arrivé au pouvoir en 987, est le premier roi à ne pas parler cette langue. Cependant, le roman est loin d’être unifié, et les dialectes avaient déjà commencé à se morceller.
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7.1.3 La dialectalisation du roman Quelques textes très anciens nous donnent une image de ce que pouvaient être les dialectes en cette période qui écrivait encore très majoritairement en latin. Les 29 vers de la Séquence ou Cantilène de sainte Eulalie (881) représentent le premier texte littéraire connu écrit dans une langue romane autre que le latin. La variété est du nord, picarde ou wallone, avec peutêtre des influences du champenois et du lorrain. On y voit attestés des articles, des voyelles diphtonguées, ainsi que la première attestation du conditionnel en français, mode absent en latin, formé sur un thème morphologique de futur avec des désinences d’imparfait, tandis que la nouvelle forme du futur, en -rai, est déjà attestée dans les Serments de Strasbourg. Alors qu’aux 10e et 11e s. les langues d’écrit sont généralement assez composites du point de vue dialectal, le Sermon sur Jonas (entre 938 et 950), texte mixte latin-français constitué de notes prises en vue d’une homélie, révèle une homogénéité dialectale wallone et picarde assez marquée, en raison de la nature non littéraire du texte et du caractère fortuit de sa conservation. A partir de la fin du 9e s., plusieurs vagues d’invasions des Vikings, peuples venus de Scandinavie, et qui parlaient un parler germanique appelé norrois, touchèrent les côtes nord et ouest de la France. En 911, Charles le Simple leur concède un territoire qui deviendra la Normandie. Les nouveaux habitants y abandonnèrent leur langue initiale, qui laisse pourtant en français un certain nombre de mots du vocabulaire maritime (quai, hauban, quille), ainsi que des toponymes, pour un parler roman, le normand. Celui-ci sera ensuite exporté en Angleterre au 11e s. L’usage du norrois, langue des Vikings, se serait maintenu sur les côtes françaises jusqu’au 12e s. Les Normands, de leur côté, exportent la langue française dans le sud de l’Italie et en Sicile, où elle laissa quelques traces avant la chute du royaume normand en 1194. Le français se répandit aussi en Méditerranée orientale à partir du 12e s. lors des Croisades. Dans les « Etats croisés » (1099-1261), dans le royaume de Chypre (1197-1489), dans l’Empire latin de Constantinople (1204-1262), et dans la principauté de Morée (1210-1446), il remplit un grand nombre de fonctions dans les divers registres de la vie sociale (Minervini 2010). Le français fut aussi utilisé dans le milieu vénitien, ce qu’illustre l’existence d’une littérature franco-vénitienne ou franco-italienne. Dans un contexte de contacts de langues très importants où le commerce maritime, mais aussi les pèlerinages jouèrent un grand rôle, les interférences et innovations furent nombreuses, et l’on observe dans les textes de nombreuses variétés composites. On donne parfois le nom de lingua franca à un idiome véhiculaire de la Méditerranée dont nous n’avons que peu de traces ou témoignages anciens, et qui fut un mélange en perpétuelle transformation contenant d’importants éléments de français, en plus de l’espagnol, de l’italien et d’autres langues. En France du nord, entre le 9e et le 12e s., le morcellement dialectal du roman s’accentue, favorisé par les dissensions politiques et l’absence de pouvoir centralisateur (Glessgen et Trotter 2016). L’organisation féodale, par ailleurs, a accentué la différenciation, en constituant de petits mondes autonomes dominés par des seigneurs. Le latin continue d’être une langue de culture supradialectale, non régionalisée, langue essentielle de l’écrit, pratiquée dans des textes didactiques, scientifiques et littéraires, de vers et de prose (la poésie satirique des Goliards et l’ensemble dit des Carmina Burana, par exemple), tout en continuant d’être une langue chantée (tropes et séquences). Ce morcellement est plus sensible au nord qu’au sud, où les parlers d’oc (la limite est alors la Loire) présentent une assez grande unité. Au sud, des variétés de culture supradialectales apparaissent, notamment à Toulouse, où elles sont particulièrement illustrées par les troubadours. Au nord de la Loire, le picard, le
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wallon, le normand, le champenois, le lorrain, le bourguignon, le gallo et les dialectes de l’ouest composent un paysage linguistique varié au sein duquel se détachent deux variétés marquées par une ambition littéraire : le normand, appelé anglo-normand après la bataille de Hastings (1066) et l’imposition de cette langue en Angleterre par les Normands (Ingham 2012), et le picard, particulièrement au 13e s., où Arras est sans doute la ville de France la plus dynamique au plan littéraire (Lusignan 2012). A l’est, entre Lyon, Genève, la Savoie, et les vallées alpines du nord de l’Italie, une zone d’interférences donne un ensemble de parlers qu’on réunira plus tard sous la dénomination de « franco-provençal ». Au fil du temps, la zone frontière entre oc et oïl se déplace vers le sud, le poitevin et le saintongeais, parlers d’oïl, gagnant du terrain sur le domaine d’oc, et la limite passant désormais par le centre de l’Auvergne et non plus au nord (Brun-Trigaud 1990). Il est à noter que, selon le fait de langue choisi (isoglosses), cette limite ne passe pas exactement au même endroit. Les plus grandes différences s’observent dans la partie est (« franco-provençal »). La notion d’une « frontière » entre parlers d’oc et parlers d’oïl est établie à partir du cumul de plusieurs centaines, voire de milliers d’isoglosses portant sur des faits phonétiques (la palatalisation du /k/ par exemple), lexicaux (heure / ora), morphologiques, syntaxiques. Entre nord et sud, ce sont les diphtongaisons spontanées, sans doute accomplies avant 700, qui signent le partage le plus significatif. Si ces variétés acquièrent une certaine consistance, dans la réalité du terrain, il devait être malgré tout difficile de tracer des frontières nettes entre elles. L’épanouissement du féodalisme entre le 9e et le 12e s. a eu comme résultat le développement de nombreux particularismes. D’une région à une autre, d’un village à un autre, le parler devait être subtilement différent, mais il y avait néanmoins intercompréhension. Nous sommes à une époque de flexibilité langagière, et dans les zones frontières il y avait certainement du bilinguisme. A la périphérie, un certain nombre de parlers sont en contact avec les parlers romans : l’alsacien à l’est, le breton à l’ouest, le flamand au nord, le basque et le catalan au sud. Les vernaculaires n’étant ni décrits, ni enseignés, et n’étant que peu utilisés dans des écrits non littéraires, notre connaissance des usages est beaucoup liée à l’image linguistique que procurent les textes littéraires. Or, depuis la Cantilène de sainte Eulalie, ceux-ci mettent en œuvre ce que Louis Remacle (1948) a nommé une scripta, tradition d’écrit distincte des parlers. On constate en effet qu’aucun écrit médiéval ne reflète complètement un dialecte oral donné, et que les divers dialectes sont représentés à l’écrit par un nombre toujours minoritaire de traits spécifiques. Ces scriptas comportent une majorité de traits communs transdialectaux, et une minorité de traits spécifiques de tel ou tel dialecte (Dees 1985) ; on parle de « scriptas dialectalisées ». Fruits de compromis, et suivant des règles fixées dans des écoles de scribes, elles permettent de toucher un public plus large, mais ne doivent pas être interprétées comme le reflet de systèmes linguistiques fonctionnels à l’oral. Les scriptas les mieux identifiées sont aujourd’hui la scripta de l’est, la scripta picarde, la scripta champenoise, la scripta centrale, et la scripta normande. Certaines œuvres littéraires sont écrites dans des dialectes bien identifiables (d’abord l’anglo-normand, puis le champenois pour Chrétien de Troyes, puis d’autres au fil des siècles), mais avant le 14e s. les dominances dialectales dépendent avant tout des commandes des scribes et des utilisations locales. En tenant compte des hasards de conservation des manuscrits, au total, on observe malgré tout que la grande majorité des textes qui nous sont parvenus sont écrits dans une scripta issue des pratiques d’une région englobant l’Ile de France et la Champagne. Le foyer de saint Denis, près de Paris, joua visiblement un rôle directeur à partir de la construction de la première église au 5e s.
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Carte n°2 : La situation au début du 13e s. (G. Siouffi)
Du côté du prestige, il y eut dans un premier temps une primauté du normand, dans lequel sont écrites de grandes œuvres des 11e et 12e s. (Vie de saint Alexis, ca 1050, Chanson de Roland, entre 1086 et 1095, Eneas, ca 1155) ; mais l’importance de celui-ci diminua progressivement durant les 12e et 13e s., du fait du rôle grandissant de Paris entre autres. Pour autant on ne considère pas que la scripta utilisée en Ile-de-France par les copistes reflète un dialecte d’Ile-de-France auquel on aurait voulu donner un rôle officiel. Au même moment, les parlers vernaculaires qui entouraient l’Ile-de-France se répartissaient en différentes variétés qui recevront plus tard les noms de berrichon, orléanais, tourangeau, et ils formaient avec les parlers de l’Ile-de-France un ensemble que les locuteurs distinguaient visiblement
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nettement de l’ensemble « bourguignon ». Au fil du temps, l’orléanais et le tourangeau fusionnèrent, et les particularités franciliennes s’atténuèrent. Après la bataille de Hastings (1066), une aristocratie normande s’installa en Angleterre en important le parler roman appelé normand et en en faisant une langue de prestige, de Cour, de commerce, de production littéraire et d’enseignement jusqu’à la Guerre de Cent ans (fin du 14e s.). L’anglo-normand donne alors naissance à une très riche littérature, faite d’épopées (Roman de Brut de Wace, ca 1155), de romans d’aventures, de fabliaux, de lais (Marie de France). Une diglossie se constitue entre l’anglais, parlé par le peuple, et le français parlé dans les cours et partiellement dans les villes, mais menacé dès 1250. L’influence de cette variété fut considérable sur l’anglais, notamment au plan lexical (angl. bachelor, challenge, gentle) et phonétique (conservation de la prononciation normande diphtonguée pour angl. noise). L’Angleterre est la première région où le français devient une langue officielle, avec un début de standardisation et d’enseignement (Traité sur la langue françoise de Bibbesworth, entre 1240 et 1250 ; voir Kibbee 1991). Même si, après le règne d’Henri IV (1399-1413), l’anglo-normand cessa d’être la langue maternelle des rois d’Angleterre, en vertu de la déclaration du Parlement de 1362 qui faisait de l’anglais la langue officielle, dans les faits, il demeurera la langue des tribunaux jusqu’au début du 18e s. et le français conservera un certain prestige dans l’aristocratie et chez les lettrés. La carte n°2 ci-dessus présente la situation au début du 13e s. 7.1.4 La diffusion du français sur le territoire Au cours du 13e et du 14e s., les variétés d’Ile de France et de ses alentours furent de plus en plus assimilées à du « françois » (lingua gallica), par opposition à la lingua occitana. Une scripta supradialectale se répandit, tandis qu’une koinè orale acquérait des traits repérables. La Guerre de Cent ans, qui fut en réalité une suite interminable de campagnes militaires, se déclencha en 1337 au moment où Philippe de Valois et Edouard III d’Angleterre se disputèrent la couronne de France. Elle ne s’arrêta qu’en 1453, avec l’éviction des Anglais hors du territoire français, après des décennies de ravages. De forts sentiments nationalistes apparurent en Angleterre, qui conduisirent à la marginalisation officielle du français. En France, cette période de levées d’armées fut propice à l’extension de l’usage du français vers le sud, dans un esprit d’unification politique qui avait commencé dès le 13e s. sous Louis IX. En 1490, une ordonnance du roi Charles VIII manifesta la volonté d’imposer le français dans les cours du Languedoc. Les villes commencèrent à pratiquer un bilinguisme important (Bordeaux, Lyon), tandis que les campagnes demeuraient monolingues (patois), ce qui a fait apparaître les usages ruraux comme distincts des usages urbains (voir Chambon 2004 sur le domaine d’oc). Ces brassages et interférences contribuèrent à la simplification du système phonétique de l’ancien français, qui perdit nombre de ses diphtongues, souvent conservées dans les graphies, néanmoins. Dans l’écriture littéraire, on observe une diminution des traits dialectaux. Entre 1494 et 1559, les guerres d’Italie mirent en contact la France avec la langue et la culture italiennes. Aux 12e et 13e s., l’occitan fut une langue littéraire importante dans le nord de l’Italie, comme le français d’ailleurs (voir Marco-Polo, Le Divisament dou Monde, 1298). L’influence des troubadours fut également très forte en Sicile. Les contacts francoitaliens ne sont donc pas nouveaux. Mais au 16e s., il en résulta une influence importante sur
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les usages à la Cour de France, notamment après l’arrivée de Catherine de Médicis, épouse d’Henri II, devenue reine de France en 1547, et celle de nombreux courtisans. L’émulation avec l’italien joua un grand rôle dans l’effort d’ « illustration » – c’est-à-dire la culture – du français (Du Bellay 1549 ; voir Huchon 1988). Ce rapport contrasté avec l’italianisme, fait d’admiration et de rejet, traversa tout le 16e s. jusqu’aux premières années du 17e s. (voir Balsamo 1992). Un contact de moindre importance eut également lieu avec l’espagnol. Au cours du 16e s., le français accéda également au statut de langue décrite, et se vit doté de codifications graphiques, de dictionnaires et de grammaires, selon le processus dit de grammatisation ou d’équipement de la langue. Une langue littéraire soignée et pensée en vue d’une « idée » fit l’objet d’une culture particulière, dans un souci de faire contrepoids au latin. Plusieurs facteurs jouèrent de façon concomitante pour donner lieu à une extension supplémentaire du français à l’intérieur même des frontières du royaume. L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) accentua l’effet d’ordonnances antérieures pour imposer progressivement le français face au latin dans les actes de justice. A partir de 1520, les traductions réformées des textes sacrés en français étendirent l’emploi du français dans des textes imprimés de large diffusion. Quelques domaines scientifiques commencèrent à voir apparaître le français à côté du latin (Paré 1552). La réflexion sur l’idée nationale stimula un certain militantisme politique et culturel en faveur du français, sans pour autant que les parlers soient dévalorisés. Pour autant, ces derniers connurent une évolution. Dans la zone d’oïl, le nivellement des parlers d’Ile de France s’accentua. Toutefois, les patois, dont la diversité est reconnue et étudiée (Bovelles 1533), sont encore dotés de valeurs positives fortes qui rendent acceptable la présence de dialectalismes dans les œuvres littéraires élevées (Ronsard 1572). En zone d’oc, le gascon conserve un grand prestige jusqu’aux premières décennies du 17e s. et aux premières réactions anti-gasconnes à la cour d’Henri IV. Le mouvement de « culture » ou d’ « illustration » de la langue touche également quelques variétés ou langues, telles que le languedocien (ramoundi), le provençal et le basque. A partir de 1635, les frontières du royaume s’élargissent dans plusieurs directions (Nordmann 1998). L’annexion du Roussillon par Richelieu à partir de 1641, entérinée par le Traité des Pyrénées en 1659, étend la province du Languedoc et contribue à faire avancer le français par rapport au catalan. Le traité de Westphalie en 1648 fait passer la Flandre des mains des Espagnols à celles des Français. Les contours de cette « province française de Flandre » ou « Flandre française » suivent à peu près une frontière linguistique. Le flamand a tendance à reculer. En 1684 l’obligation du français est étendue à toutes les cités de Flandre. Au cours du 18e s., le français gagne de l’influence par rapport au flamand, surtout dans les couches aisées. A l’est, le duché de Lorraine, qui a été partagé en 1641-1644 et a vu l’installation de casernes françaises, devient une enclave dans le royaume de France à partir de 1697, quand se trouvèrent rattachés à la France les quatre cinquièmes de l’Alsace. La Lorraine finira par devenir une province française en 1766 à la mort du roi de Pologne, Stanislas, dernier duc souverain. En Suisse, la frontière linguistique entre parlers romans et parlers germaniques n’a plus bougé depuis le 7e s. Mais la Confédération s’est majoritairement constituée, entre 1281 et 1481, autour de régions germanophones. Au début du 16e s., elle devient plurilingue avec de nouvelles possessions francophones dans le Valais, le Pays de Vaud et le Jura. L’influence française se fait de plus en plus ressentir aux 17e et 18e s. A la fin du 18e s. un certain équilibre se crée entre Suisses romande et alémanique avant que la constitution de 1848 affirme l’existence de « trois langues nationales » dans la Confédération. Depuis, la place du fran-
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çais par rapport à l’allemand n’a guère changé, contrairement au romanche ou, au plan des usages, aux patois, lesquels ont fortement reculé au 19e s., avant de faire l’objet de mesures de protection à la fin du 20e s. Entre la fin du 17e s. et la Révolution, la langue française connaît donc une grande expansion liée à l’extension des frontières du royaume d’une part, à la popularisation du français au détriment des langues locales dans certaines de ses marges d’autre part, mais aussi à l’usage grandissant du français comme langue cultivée ailleurs en Europe. La carte suivante présente la situation à la fin du 18e s. Carte n°3 : La situation à la fin du 18e s. (G. Siouffi)
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7.1.5 Le français langue de culture en Europe Dès le Moyen Age, le français avait commencé à devenir une langue familière auprès de nombreux Allemands, surtout dans le champ littéraire. Ce mouvement s’accentue au 16e s. Faire ses études en France, notamment à Paris et dans le val de Loire, était devenu une pratique sociale répandue dans les couches aisées, particulièrement en Rhénanie. Dans le courant du 17e s., avec les progrès de la diffusion des supports imprimés, le français s’est diffusé de façon notable comme langue de la littérature, du théâtre, des arts, de la philosophie. Tandis que le latin recule, le français semble un moment jouer le rôle de langue véhiculaire pour les savants et les lettrés. Les pays germaniques étant divisés, il représente également un acrolecte. Les presses néerlandaises jouent un grand rôle dans la constitution et la diffusion de la vie intellectuelle française. Une manière de vie intellectuelle transnationale apparaît en langue française entre l’Angleterre, la France, les Pays-Bas et l’Allemagne dans un premier temps. Puis ce mouvement touche l’Italie, l’Espagne (dans une moindre mesure), la Suède, l’Europe centrale. L’expulsion des huguenots de France après la Révocation de l’édit de Nantes (autour de 75 000 réfugiés protestants aux Pays-Bas, 80 000 en Angleterre) contribua à diffuser le français dans les pays de Réforme, suscitant la création de nombreuses écoles et d’organes de presse. L’influence du français fut importante sur l’allemand, l’anglais et le néerlandais au début du 18e s. Parallèlement, une certaine « mode » du français se diffusa dans l’aristocratie européenne. Les cours princières de Rhénanie et du Palatinat entretenaient des troupes de théâtre en français, et le français devint une langue de correspondance très fréquente. La langue française est vue comme partie prenante du mouvement général de « culture » et de modernisation qui touche l’Europe, en étant associée à la création de bibliothèques, d’académies, d’organes de presse, etc. (Haskins et Sandrier 2007, Rjeoutski et al. 2014). Frédéric II de Prusse, qui accéda au trône en 1740, Catherine II de Russie (en 1762) et Gustave III de Suède (en 1771) furent des francophiles (Rjeoutski 2016). Louis XV et Louis XVI développèrent de grands réseaux diplomatiques qui assurèrent de nombreuses représentations à l’étranger. La disparition du latin comme langue véhiculaire ouvrit la possibilité d’un choix du français comme langue unique des traités (après Rastatt, 1714), mais cette question fut âprement discutée et le français n’apparut comme langue unique que sur une courte période (Siouffi 2010). L’usage du français non maternel comme langue de culture fut néanmoins important en Europe durant tout le 18e s. Ce mouvement atteignit son apogée avant le dernier tiers du 18e s., où des réactions anti-françaises commencèrent à apparaître, notamment en Prusse. La présence du français en Europe changea ensuite complètement de signification politique avec la Révolution, puis l’Empire napoléonien (Beaurepaire 2007, Sanchez-Summerer et Willem Frijhoff 2016). L’usage du français fut ainsi stigmatisé en Espagne après 1812. Il fut également moins en vogue en Prusse. Avec l’essor des nationalismes en Europe au 19e s. (voir Hobsbawm 1992, Thiesse 1999), chaque nation voulut créer une culture pour sa propre langue. Le romantisme fait la promotion d’une équivalence entre langue et peuple. L’affaiblissement définitif du latin, cantonné désormais à des usages traditionnels reliques, fit que le français demeura néanmoins une langue communément partagée par l’élite cultivée d’un certain nombre de pays, notamment orientaux (Pologne, Russie, Grèce), alors que sa place dans les pays occidentaux (Allemagne, Angleterre, Pays-Bas) reculait. Au plan territorial, depuis la cession en 1768 par Gênes à la France de la souveraineté sur la Corse, celle-ci devint un nouvel espace d’usage de la langue française, et d’autant plus après la période napoléonienne. L’union du duché de Savoie à la France à l’issue du Traité de Turin
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(1860) s’accompagne ici aussi de la francisation d’un territoire sur lequel l’usage de l’italien recule, ainsi que celui des parlers franco-provençaux. A l’inverse, l’annexion de l’Alsace par l’empire allemand, qui a pour origine la guerre franco-prussienne de 1870, fait que, entre 1872 et 1914, la culture et la langue allemande s’y imposent. En Belgique, l’indépendance du nouvel état-nation en 1830 fut le fruit de la révolte d’une partie de la bourgeoisie francophone contre la maison d’Orange. Il en résulta une situation qui évolua en faveur de la langue française, notamment après 1850 et la généralisation de l’enseignement en français. A l’intérieur de la France, l’usage du français fut activement soutenu, à la faveur d’actions éducatives fortes, en dépit d’un maintien des parlers régionaux, notamment dans les zones rurales. Il devient de plus en plus rare d’entendre ces parlers en ville. Au cours du 20e s., les frontières linguistiques de l’usage du français à partir et autour de la France n’évoluèrent pas significativement, les principales évolutions étant internes, d’ordre sociolinguistique (Désirat et Hordé 1976). Les phénomènes essentiels concernèrent les nouveaux usages du français hors de France, et notamment d’Europe. 7.1.6 La colonisation et la décolonisation La colonisation est un mouvement d’expansion territoriale qui concerna un certain nombre de puissances européennes : Espagne, Angleterre, Portugal, Hollande et France à partir de la fin du 15e s. Suite au premier voyage de Jacques Cartier dans le golfe du Saint-Laurent et en Gaspésie en 1534, la France prend pied en Amérique (Havard et Vidal 2003). Un premier empire colonial se constitue au fil des 16e et 17e s., comptant des territoires en Amérique du nord, des îles des Antilles, des îles de l’Océan Indien et des points côtiers en Inde et en Afrique. Entre le milieu du 17e s. et le milieu du 18e s., la « Nouvelle-France » couvre d’immenses territoires allant du SaintLaurent au golfe du Mexique en passant par la région des Grands Lacs et la vallée du Mississipi (quatre colonies : Acadie, Canada, Terre-Neuve et Louisiane, nommée ainsi sur le nom du roi de France). Elle est peu peuplée, et les variétés de français qui y sont parlées proviennent essentiellement de la façade ouest de la France (voir Mougeon et Beniak 1994). Après leur premier peuplement au milieu du 17e s., l’« île de France » (île Maurice) et l’ « île Bourbon » (île de la Réunion) furent d’abord exploitées par la Compagnie des Indes orientales avant de passer sous le contrôle direct du roi de France vers 1760. En 1763, le traité de Paris, qui met fin à la Guerre de sept ans contre l’Angleterre et l’Espagne, fait perdre à la France la plupart de ses territoires en Amérique du nord et en Inde, à l’exception de quelques comptoirs. En Amérique, la France récupère un temps une portion de la Louisiane espagnole, mais celle-ci est vendue en 1803 par Napoléon. Le français y demeure malgré tout une langue maternelle pour une partie de la population, avec différentes variétés et des créoles. En 1804, l’ancienne colonie de Saint-Domingue proclame son indépendance et devient la « République d’Haïti ». La France ne dispose alors plus que de quelques comptoirs et îles isolées dans le monde. A partir des années 1830, un second mouvement de colonisation concerne l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. La « campagne d’Algérie » (1830-1847) initie la colonisation de régions de l’Afrique de l’Est qui sont ensuite conquises dans les années 1860 (Coquery-Vidrovitch et Goerg 1992). En 1853, une des premières actions coloniales de l’empereur Napoléon III est l’annexion de la Nouvelle-Calédonie tandis qu’en Extrême-Orient un ensemble de territoires de statuts différents conquis entre 1862 et 1899 est désigné sous le nom d’« Indochine française ». Après s’être séparée des Pays-Bas, la Belgique du roi Léopold Ier souhaita acquérir des colonies. Il y eut des initiatives privées et commerciales dans différents endroits du globe, notamment en Amérique centrale, mais aucune ne fut pérennisée. Sous l’impulsion de Léopold II,
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l’armée belge prend néanmoins possession en Afrique de deux colonies, le « Congo belge » annexé en 1908, auquel est adjoint le Katanga, sous administration distincte et la province du Ruanda-Urundi, futur protectorat. Ces possessions deviendront indépendantes en 1960. L’Empire colonial français, le second en superficie après l’empire colonial britannique, atteignit une population maximale de 110 millions d’habitants en 1936. Pour autant, une caractéristique générale de cet empire est que, dans de nombreuses régions, il fut davantage une zone d’exploitation économique qu’une zone de peuplement et d’émigration. L’assimilation des habitants de l’Empire n’a jamais constitué un objectif officiel des administrateurs coloniaux. Toutefois l’expansion de la langue et des institutions françaises fut clairement considérée comme un vecteur fondamental de transmission de valeurs de civilisation (Calvet 2002, Coklin 2008). Un fort accent fut mis sur l’éducation en langue française, ce qui alimenta un rapport à la langue fait de purisme et de rigueur qui fut commenté dans de nombreux témoignages littéraires (Fodéba Keita, Le maître d’école, Paris, Seghers, 1952). Après la Seconde Guerre mondiale (1946), l’« Union française » se substitue à l’empire colonial et une loi de départementalisation donne le statut de départements à la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et la Guyane (« DOM »), tandis que les territoires d’outre-mer (« TOM ») remplacent le statut de colonie. En 1958, la plupart des territoires d’outre-mer deviennent des états membres de la « Communauté française » avant d’accéder progressivement à l’indépendance, à l’issue d’accords passés avec la France. Le statut de la langue française y devient alors différent au cas par cas, tandis que dans les « DOM » il est le même qu’en France métropolitaine. Quelques « TOM » subsistent (Polynésie française, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon), avant d’être transformés en collectivités territoriales en 2003. Au Congo, une décolonisation soudaine fut accomplie en 1959 par le roi des Belges. Dans deux cas, l’indépendance est arrachée par la force : en Indochine (1946-1949), et en Algérie, colonie qui faisait partie de l’état français (1954-1962). En Algérie, la constitution de 1963 stipule que « l’arabe est la langue nationale et officielle de l’Etat ». L’objectif d’« arabisation » est mentionné. En 1976, la disposition selon laquelle « la langue française pourra être utilisée provisoirement avec la langue arabe » est supprimée, ce qui témoigne d’une accélération du processus d’arabisation. Un processus similaire d’arabisation a été conduit au Maroc et en Tunisie, indépendants depuis 1956. Dans ces trois pays, l’usage de la langue française recule dès lors fortement. En Afrique noire, l’usage du français constitue un marqueur social d’appartenance à l’élite, tandis que le contact avec les langues autochtones suscite dans les parlers populaires l’apparition de nouvelles variétés et de phénomènes d’hybridation (le nouchi en Cote d’Ivoire).
7.2 Les données démographiques 7.2.1 Le nombre de locuteurs Ce que devient une langue dépend en grande partie du nombre de personnes qui la parlent. Mais cette évaluation et cette mise en relation ne sont pas toujours aisées à faire. S’agissant de la France, pour l’Antiquité et le Moyen Age, on ne peut parler que par conjectures (Dupâquier 1988). Les estimations concernant la Gaule avant la conquête romaine tournent autour de 12-15 millions d’habitants. A partir de la création de la Gaule Narbonnaise, on pense qu’environ 200 000 personnes sont arrivées d’Italie, formant des colonies. Mais une partie de la population avait dû devenir bilingue avant la conquête. Au Moyen Age, de grandes épidémies ravageuses, des famines et des guerres font par ailleurs beaucoup fluctuer ces chiffres d’une décennie sur l’autre (Toubert 2004). Forte à
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l’époque gallo-romaine, la population de la France a connu une première diminution à partir du 5e s. Puis, entre le 8e et le 10e s., il y eut une nouvelle chute importante, due aux invasions, à divers troubles et aux mouvements de population (vers l’Angleterre, notamment). Au 11e s., la France du nord présente des zones qui sont les plus denses d’Europe, avec certaines parties de Lotharingie, d’Angleterre et d’Italie. Au total, pour ce qui est de la population générale du territoire (dont le périmètre a changé), on l’estime à environ 12,5 millions à l’époque gallo-romaine, et on pense que le chiffre de 20 millions a pu être atteint au milieu du 14e s., avant la Grande Peste, ce qui témoigne malgré tout d’une croissance modeste. Ce chiffre est à nouveau atteint au 17e s., mais sur un territoire agrandi (Beauvalet-Boutouyrie 2008). A la fin du 17e s., l’expulsion des huguenots constitue une perte, mais la population augmente significativement durant tout le 18e s., faisant de la France de la Révolution un pays très fortement et densément peuplé. On estime à 31 millions la population de la France vers 1820. Mais la natalité devient alors stationnaire, tandis que celle de l’Angleterre et de l’Allemagne augmente. La faiblesse de l’accroissement spontané est cependant peu à peu compensée par des vagues d’immigration importantes, depuis la Belgique, l’Italie, puis, au début du 20e s., l’Espagne, le Portugal, la Pologne… Le seuil des 40 millions étant passé aux alentours de 1900, les mouvements d’immigration se confirment au 20e s., dans les années 1930, tout d’abord, puis après la Seconde Guerre mondiale, enfin dans les années 60 où, au rapatriement des Français d’Afrique du Nord entre 1956 et 1962 (environ 1 million de personnes) s’ajoute une immigration venue du Maghreb, d’Afrique noire et d’autres pays, notamment du Moyen-Orient et d’Asie. Avec 66 millions d’habitants en 2020, la France reste malgré tout un pays très peuplé d’Europe. A ce jour, il n’existe pas de système fiable de recensement des locuteurs des langues dans le monde. La raison en est qu’il existe des différences fréquentes entre connaissance passive et pratiques actives, et de nombreuses situations de diglossie. Pour le français, l’Organisation Internationale de la Francophonie, qui publie régulièrement des rapports, avançait en 2015 le chiffre de 284 millions, ce qui paraît exagéré. Dans l’ensemble, on peut estimer que l’usage du français dans le monde implique, dans un ordre de quantités décroissantes, 63 millions de personnes en France, 33 millions en République Démocratique du Congo (la moitié environ d’une population de 65 millions d’habitants), 33 millions en Algérie, 10 millions au Maroc (le tiers d’une population de 33 millions), 10 millions également au Canada (dont 7 millions au Québec et 320 000 au Nouveau Brunswick), 9 millions au Cameroun, 8 millions en Belgique (dont 4,6 millions pour la Fédération WallonieBruxelles), 7 millions en Tunisie et en Côte d’Ivoire, 5 millions environ à Madagascar, Haïti, et en Suisse. Le Bénin, le Burkina Faso, la Guinée, le Mali, le Niger, le Togo, l’Egypte, la République du Congo, le Liban, les Etats-Unis, la République centrafricaine, Israël, l’île Maurice, le Laos, le Luxembourg, la Thaïlande, le Vietnam comptent chacun entre 500 000 et 4 millions de locuteurs. De nombreux autres pays présentent des populations francophones immigrées, ou des locuteurs partiels du français, mais il est très difficile de les dénombrer. Dans l’ensemble, cette pratique est plutôt en augmentation. Pour évaluer correctement aujourd’hui l’usage de la langue française dans le monde, il peut être utile de distinguer, comme l’a fait Chaudenson (1991), entre le « statut » (qui englobe la reconnaissance officielle et les usages légitimés) et ce qu’il appelle le « corpus », qui décrit les pratiques réelles, les deux pouvant être gradués en pourcentages. Ainsi la France présentet-elle aujourd’hui un taux de 100% de francophonie dans le statut et de 95% environ dans le corpus, tandis qu’en Flandre ce taux peut être estimé à 22% environ pour le statut (le français
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n’y étant pas la langue officielle) et à 50% pour le corpus (cette langue étant malgré tout fortement utilisée dans la société). Les cartes de la francophonie politique dans le monde se trouvant facilement, le choix a été fait ici de présenter un exemple en détail, l’Afrique, avec des indications sur les dates d’apparition du français. Carte n°4 : Histoire de la présence du français en Afrique (G. Siouffi)
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7.2.2 Structure et mobilité de la population Pour ce qui est de la structure de la population, une caractéristique générale de la France est la constance d’une forte majorité rurale, depuis l’époque gallo-romaine jusqu’à la fin du 19e s. Comparativement à d’autres zones de l’Europe, comme la Flandre ou l’Italie, les villes, en France, ont longtemps été de taille modeste. On pense aujourd’hui que Paris comptait au 14e s. autour de 80 000 habitants, ce qui mettait la capitale nettement devant les secondes villes françaises, Montpellier et Rouen (40 000, tandis que d’autres villes comme Lyon étaient encore de petite taille), mais derrière Milan ou Venise (100 000). En 1550, on parle déjà de 300 000 habitants à Paris, ce qui fait d’elle la ville la plus peuplée d’Europe (Lodge 1997). Ce mouvement va continuer à prendre de l’ampleur, notamment aux 18e et 19e s., où les dynamiques de population de Paris et de Londres deviennent comparables, faisant se superposer à un important prolétariat urbain des arrivées de ruraux patoisants trouvant place dans la domesticité ou divers corps de métier. Au 18e s., cette croissance de Paris (800 000 habitants sous Louis XVI) se fait au détriment des autres grandes villes de France, lesquelles connaissent, après la ruine des cours locales, une relative anémie (Lyon ne compte au même moment que 150 000 habitants). Jusqu’au début du 20e s., malgré tout, la population française reste une population très rurale. Le taux d’urbanisation n’est que de 15% en 1725 ; il ne croîtra qu’à peine durant le 18e s. En 1906, on estime à 43% la proportion de Français vivant de la terre. Ce chiffre tombe à 30% en 1954 à la suite de plusieurs vagues d’exode rural. La population rurale représente en 2016 20% de la population totale de la France métropolitaine (2% en Belgique et 26% en Suisse), pour un taux d’agriculteurs de 3,6% seulement de la population active. Pour ce qui est de la structuration spatiale, on remarque une forte disparité qui a des origines anciennes. Le Nord comptant beaucoup plus de villes au Moyen Age (dont des villes importantes comme Beauvais ou Troyes), la densité y est beaucoup plus forte que dans le Sud (faible densité de population de la Provence au 17e s., par exemple). Par ailleurs, on remarque que les zones urbaines sont souvent situées près des frontières, naturelles ou politiques, à l’exception du couloir rhodanien. Il en résulte un large espace central particulièrement peu peuplé. Du point de vue linguistique, les villes se situent souvent en zones de contacts de langues (Lille, Lyon au 16e s., lieux de grandes foires en particulier), ou alors, ce sont des villes portuaires qui deviennent facilement des lieux d’échanges et de mouvements de population. Cette disparité entre villes et campagnes doit être prise en compte pour expliquer des différences entre conservatismes et innovations. Pour ce qui est de l’ « immigration », les historiens considèrent qu’il est difficile d’employer ce terme au sens moderne avant les années 1850. Les principaux mouvements migratoires observables ont eu lieu à date très précoce : Bretons en Armorique aux 4e-5e s., et Angloscandinaves aux 9e-10e s. Sinon, on ne relève pas de mouvement migratoire important avant la révolution industrielle de la fin du 19e s., événement qui attira des travailleurs essentiellement européens (Italiens, Polonais et Juifs d’Europe centrale fuyant les pogroms). Au tournant des 19e et 20e s., on recensait environ 330 000 immigrés. L’immigration se concentre majoritairement dans des villes (Paris, Marseille). En 1938, sous le Front populaire, 500 000 Espagnols fuyant la guerre civile trouvent refuge en France ; puis, après 1945, a lieu une importante immigration d’Afrique du Nord, ralentie par des circulaires et lois restrictives à partir de 1972. Aujourd’hui, on estime à 5,3 millions le nombre d’immigrés en France, et à 6,4 millions le nombre de descendants d’immigrés. Ce pourcentage est stable depuis les années 1970, l’origine de l’immigration tendant à se déplacer depuis l’Europe vers l’Afrique et l’Asie.
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Pour expliquer certains phénomènes relatifs à la diffusion des usages et des langues, il est important de prendre en compte, outre la démographie des populations en termes quantitatifs et de structure, sa mobilité. La mise en contact de populations aux usages linguistiques différents est en effet l’un des facteurs d’apparition des koinès, formes langagières fruits d’homogénéisations et de simplifications. Pendant tout le Moyen Age et jusqu’au 18e s., les transports restent très malaisés sur le territoire. L’immensité de ce territoire et le fait qu’un réseau de communication facile n’existe que dans une large zone autour de Paris a pour conséquence que les zones enclavées sont très nombreuses, et qu’un décalage se crée entre un tiers Nord du territoire assez connecté, et une vaste terra incognita qui comprend notamment le centre de la France. La conscience de ce que peut être le « français » en est affectée. Vers le sud, il n’existe guère que deux grands itinéraires : celui de Paris à Marseille, et celui de Paris à Toulouse. En Bretagne, les routes s’arrêtent à Rennes. En 1706, est créé un réseau de voies appelé les « Ponts et chaussées ». Au cours du siècle, on remplace les carrosses par des diligences, ce qui diminue le temps nécessaire pour accomplir les trajets : treize jours pour Paris-Marseille en 1765, contre huit seulement quinze ans plus tard (Lodge 1997). Les échanges intra-nationaux et inter-nationaux à l’échelle de l’Europe furent ensuite fortement accrus par la construction des premières lignes de chemin de fer, qui apparurent en Belgique, France et Suisse dans les années 1840. Le nord de la France fut néanmoins beaucoup mieux doté que le sud, ce qui accentua une différence déjà présente dans les siècles antérieurs entre zones à forts échanges (nord et est), et zones à échanges plus faibles (sud et ouest). Le territoire français continua longtemps de présenter d’importantes zones peu desservies, notamment dans le centre et vers les Pyrénées. La situation géographique de Paris, à l’inverse, fit bénéficier la ville de ces nouvelles dynamiques, le développement en étoile du réseau plaçant la capitale au centre des échanges, et en faisant un lieu de passage ainsi que d’installation d’activités nécessitant de la mobilité. Après 1914, moment où la desserte par le chemin de fer de toutes les sous-préfectures fut pratiquement achevée, les villes provinciales commencèrent à connaître une fréquence d’échanges qui était jusqu’ici l’apanage de Paris. Leur population commença à être aussi brassée que celle de Paris à la fin du 19e s. (36% des habitants de Paris seulement y sont nés). A partir des années 1980, le déplacement des populations, pour raisons professionnelles, familiales ou de loisirs (développement des résidences secondaires) devient une donnée massive. Cette mobilité contribue à l’estompement des particularités régionales au sein d’un territoire relativement peu étendu et devenu facilement accessible depuis n’importe lequel de ses points. Conjointement au développement des médias, ce facteur contribue à la fin du 20e s. à des faits dits de nivellement en phonétique (Armstrong 2001, Blanchet et Armstrong 2006 ; effacement des « accents », standardisations partielles), en lexique (diminution de la variation) et en grammaire (prégnance plus grande de la variation diastratique par rapport à la variation diatopique). A l’échelle mondiale, les premiers transports aériens de personnes, apparus après la Première Guerre mondiale, connurent un développement significatif dans les années 1930, notamment dans les échanges transatlantiques. La généralisation de ces transports fut décisive pour désenclaver les colonies, devenues indépendantes dans les années 1960. L’arrivée, momentanée ou pérenne, d’habitants des anciennes colonies, devient importante à partir des années 1960. Cependant, cette mobilité accrue des populations à l’échelle mondiale est loin de se traduire par une homogénéisation du français. Hors de France, on a assisté au développement progressif, autour de variétés stabilisées, de ce qu’on a appelé des « normes endogènes »
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(Bavoux et al. 2008). Ces normes (québecoises, africaines…) ont parfois été réprimées par des tendances puristes, mais sont susceptibles aujourd’hui de consolider la physionomie de variétés de français nettement différenciées du français de France (voir Detey, Durand, Laks et Lyche 2010). La prise en compte de ces variétés est devenue un enjeu majeur dans la représentation du français à un moment où les locuteurs du français de France ne représentent plus qu’un tiers environ des locuteurs du français dans le monde. Références bibliographiques : Armstrong 2001 ; Asperti 2007 ; Balibar 1985 ; Balsamo 1992 ; Banniard 1989, 1997, 2013 ; Bavoux, Prudent et Wharton 2008 ; Beaurepaire 2007 ; Beauvalet-Boutouyrie 2008 ; Blanchet et Armstrong 2006 ; Brun-Trigaud 1990 ; Calvet 2002 ; Carles 2017 ; Carlier et Guillot-Barbance 2018 ; Cerquiglini 2019 ; Chambon 2000, 2004 ; Chaudenson 1991 ; Conklin 2007 ; Coquery-Vidrovitch et Goerg 1992 ; Dees 1985 ; Désirat et Hordé 1976 ; Detey, Durand, Laks et Lyche 2010 ; Dupâquier 1988 ; Glessgen et Trotter 2016 ; Haskins et Sandrier 2007 ; Havard et Vidal 2003 ; Hobsbawm 1992 ; Huchon 1988 ; Ingham 2012 ; Jacobs 1859 ; Kibbee 1991 ; Lambert 1994 ; Leonhardt 2010 ; Lodge 1997, 2004 ; Longnon 1878 ; Lusignan 2012 ; Minervini 2010 ; Mougeon et Beniak 1994 ; Nordmann 1998 ; Pellegrini 1980 ; Pitz 2000 ; Polzin-Haumann et Schweickard (ed.) 2015 ; Pope 1934 ; Raupach 1972 ; Remacle 1948 ; Rjéoutski 2016 ; Rjéoutski, Argent, et Offord (éd.) 2014 ; Roegiest 2006 ; Rossillon 1995 ; Sanchez-Summerer et Willem Frijhoff 2016 ; Siouffi 2010 ; Thiesse 1999 ; Toubert 2004 ; Wright 2002.
Gilles Siouffi
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Chapitre 8 Colinguismes et contacts de langues Partie 2. Histoire externe Chapitre 8. Colinguismes et contacts de langues L’histoire des langues a souvent été écrite en considérant comme un préalable une certaine homogénéité des usages linguistiques des populations qui les parlaient, et surtout le fait qu’il était possible d’écrire l’histoire d’une langue de façon autonome, sans tenir compte de la façon dont celle-ci pouvait avoir été mise en contact avec d’autres langues par les circonstances historiques. La réalité se révèle souvent bien plus complexe. Outre les coexistences entre langues ou parlers, avec partages de fonctions, dans une situation linguistique donnée et à une époque donnée, on relève souvent des phénomènes d’hybridité. L’histoire des langues ayant souvent été réalisée dans une optique nationale, ce point a généralement été sous-estimé. Ce chapitre traitera donc du rapport que le français a eu dans son histoire avec quelques autres idiomes avec lesquels il a été mis en contact par l’histoire politique et culturelle, ou par la démographie et les mouvements de population. Dans certains cas, ces contacts ont été si étroits qu’on a pu parler de colinguisme, comme par exemple entre le latin et les dialectes (x chap. 50 pour le lexique).
8.1 Les colinguismes La notion de colinguisme a été élaborée dans le contexte francophone par R. Balibar (1985 et 1993). Si la linguiste donnait de la notion une définition essentiellement politique, décrivant par là, entre autres (1993 : 17), une association de langues écrites et de parlers opérée par les institutions parmi lesquelles l’enseignement, il est possible, dans une optique d’histoire externe de la langue, d’en proposer une définition plus large qui lui fasse recouvrir également les formes de partage des usages linguistiques qui ne sont visiblement pas soumis aux aléas des rencontres linguistiques et politiques, mais forment au contraire des systèmes fermés de fonctions et d’échanges. De ce point de vue, on pourra considérer comme relevant authentiquement de colinguismes – du moins pour la France – la présence simultanée du français, du latin et des dialectes. 8.1.1 Le colinguisme latin / dialecte / français Pour R. Balibar (1985), si on peut dire que le français commence véritablement en 842, au moment des Serments de Strasbourg, c’est que l’attestation écrite d’une variété constitue un acte politique à un moment où seul le latin est pratiqué à l’écrit. Auparavant, la situation pouvait être caractérisée comme un « monolinguisme complexe » (Wright 2002). Entre le 8e et le 10e s., cependant, la communication latinophone se défait (Banniard 1992, Banniard 2013). D’une part le latin connaît une variation diastratique, d’autre part, pendant ce qui a été appelé la « Renaissance carolingienne » (vers 800), un nouveau latin réformé, normé, apparaît, qui se substitue à la lingua romana rustica, latin évolutif, oral, des illettrés de l’époque mérovingienne. Une coupure se fait dans la communication « verticale », c’est-àdire entre les usages quotidiens et les usages lettrés. Cette coupure se réalise au même moment en plusieurs endroits d’Europe, comme en Italie, par exemple, créant des phénomènes de « bilinguisme masqué » sur lesquels nous ne possédons pas beaucoup de documentation,
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mais qui laissent supposer le maniement concomitant d’une parole devenue très locale et d’un latin écrit qui se maintient sur un vaste empan géographique (sans plus être du latin classique), mais qui se sépare de l’évolution des parlers romans. Le contraste est vraisemblablement fort entre les graphies et les prononciations, et on suppose qu’il y eut un temps où la graphie manducare pouvait être associée à une prononciation du type « mangié ». Une question importante qui se pose à partir des Serments de Strasbourg va donc être le choix de l’idiome à écrire. Comment se distinguer de la parole commune sans revenir au latin ? C’est le problème du début du Moyen Age, qui induit de nouvelles formes de colinguisme. Des Serments de Strasbourg au début du 16e s., on peut donc identifier schématiquement une deuxième phase de colinguisme où les diverses formes de latin pratiquées (latin d’apparat, latin parlé soutenu, latin juridique, latin de controverse théologique, latin plus familier…) se sont trouvées associées aux divers vernaculaires en voie d’autonomisation. Il en est résulté des phénomènes d’influences, notamment dans la phraséologie et la syntaxe. Même si la graphie de ce qui est écrit en « latin » (chartes, par exemple) ne comporte la plupart du temps pas de fautes morphologiques, on y observe des tournures étrangères au latin classique, comme des passés composés, par exemple (iuratum habeo), ou des tournures du type comes de civitate (à la place de comes civitatis). Pendant la période dite d’« ancien français » (10e-13e s.), parmi les parlers romans qui sont apparus (wallon, picard, normand, gallo, angevin, « francien », champenois, lorrain, poitevin, berrichon, bourguignon et morvandiau, franc-comtois, franco-provençal, limousin, auvergnat, languedocien, gascon, occitan, provençal), et alors même qu’une diffraction diatopique accentuée crée des différences aléatoires, plusieurs passent à l’écrit et acquièrent progressivement des fonctions auparavant remplies par le latin, fonctions littéraires, notamment (Goyens et Werbeke 2003). Auprès du petit nombre des locuteurs savants, les scriptas, qui sont des conventions d’écriture, et non des transcriptions des formes utilisées à l’oral, proposent des versions des parlers qui présentent des premiers efforts de standardisation, en dépit de leur caractère souvent composite. Le colinguisme dépend dès lors fortement du niveau d’éducation des locuteurs et des exigences des élites laïques. A partir du 13e s., le phénomène de dialectalisation se trouvant contrecarré par l’accroissement des échanges, il se crée dans la partie septentrionale, où les parlers se sont beaucoup éloignés du latin, une manière de koinè « française » qui entraîne l’intercompréhension. Dans la partie d’oc, où les parlers ont été plus conservateurs, une variété littéraire d’occitan prend une consistance nette, dès le 11e siècle, en raison de l’importance de la production littéraire. Selon leur niveau d’éducation, les locuteurs sont ainsi amenés à pratiquer une ou deux versions du dialecte (voir Lusignan 1986) : le dialecte oral et local, et un dialecte un peu plus normé, utilisé dans différents registres de communication orale ou écrite. Les trajets et les interférences sont fréquents. Pour certains d’ailleurs (R. Bacon, 13e s.), ces parlers (idiomata) se rattachent tous à une même langue (lingua). Pour les clercs, différentes formes de latin peuvent venir s’ajouter. Entre le 13e et le 14e s., face aux deux grands parlers du nord que sont le picard et le bourguignon, le « françois » d’Ile-de-France gagne du prestige. On va progressivement pouvoir parler, dans la partie septentrionale, d’un colinguisme entre français et dialectes. A Paris, par ailleurs, apparaît un dialecte urbain (Lodge 2004), mais il ne commence à irradier autour de la capitale qu’à partir du 14e s., et ce n’est qu’au 16e s. que la volonté de normer véritablement le français apparaîtra. A partir de ce moment-là, on peut commencer à parler d’un colinguisme entre français et « langue du village », pour ainsi dire, quel que soit le sta-
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tut de ce parler. Ce colinguisme entre français et dialectes va se maintenir jusqu’au début du 20e s. Au 18e s., le latin disparaît progressivement dans de nombreuses fonctions et, à la Révolution, se fait jour la volonté d’imposer politiquement le français aux dépens des « patois ». Dans les faits, si le latin s’efface dans les usages sociaux à la fin du 19e s., même s’il reste la seule langue de la liturgie catholique et s’il est encore pratiqué à l’université (thèses), le colinguisme avec les vernaculaires demeure vivant en France métropolitaine. En Belgique, au partage diatopique entre wallon (puis français), et flamand, se superpose au fil du temps un maniement plus ou moins simultané des langues chez certains locuteurs, qui ne peut pas réellement être qualifié de colinguisme, ou alors dans un sens très large. Une situation assez similaire peut s’observer en Suisse, avec le suisse alémanique, l’italien et le romanche (lequel a néanmoins un statut différent). Dans les anciennes colonies, en revanche (Amérique, Afrique, Asie, Océanie), il se crée à partir des 17e et 18e s. d’authentiques colinguismes entre français standard et, soit langues locales, soit créoles, soit formes dialectisées de français parfois susceptibles d’engendrer des normes endogènes (Québec). On peut alors parfois parler de diglossie (Ferguson 1959), au sens où une variété « haute » (le français) et une variété « basse », locale, se situent dans une distribution fonctionnelle des usages. 8.1.2 Le devenir du latin Le latin est resté une langue « vivante » en France jusqu’au début du 18e s. environ (voir Waquet 2000). Au Moyen Age, il est toujours la principale langue d’écrit, et c’est l’exemple du latin qui a suscité et modelé le passage à l’écrit du français. Depuis la réforme carolingienne, le latin a été doté (à nouveau) de codes d’écrit stables, tandis qu’écrire en « vulgaire » inspire de la défiance (Lucken et Seguy 2004). Au 12e s., il se développe un latin d’école (latin scolastique) simple, clair, facile à apprendre. Un latin élémentaire est également utilisé dans les transactions commerciales lors des voyages, comme en témoignent des manuels qu’on a conservés. Sa prononciation, en revanche, varie selon les régions d’Europe. En 1528, l’humaniste Erasme publie un traité où il préconise le rétablissement d’une prononciation originale qui pourrait avoir un rôle unifiant. Dans la mesure où le christianisme occidental a reposé sur la traduction latine de la Bible, le latin a bénéficié pendant tout le Moyen Age d’un statut de langue quasi « sacrée » (Cazal 1998). Le latin de la Vulgate informe certains pans du vocabulaire français, non seulement religieux, mais aussi relatifs à des réalités comme des plantes (hysope, myrrhe). Il sert également de passerelle à bon nombre d’emprunts grecs (ange, paradis, prophète…). Enfin, certaines constructions (fils de Dieu, croire en Dieu) en sont directement calquées. La culture médiévale jugeait que la matière théologique et doctrinale se confondait avec sa formulation en latin même, et que seules certaines formules étaient licites. Il n’en est plus de même au début du 16e s. avec les premières traductions de la Bible en français (Lefèvre d’Etaples, 1523). Sociologiquement, cette fracture, qui a naturellement sa signification religieuse (la Réforme) entraîne un clivage entre clercs, ou lettrés, qui pratiquent le colinguisme avec le latin, et laïcs, qui développent la culture vernaculaire. Déjà engagé au 14e s., le mouvement s’affirme au 16e s. Les clercs sont donc au moins bilingues, ou trilingues (latin, français, « patois »), tandis qu’une culture religieuse, juridique et scientifique commence à s’affirmer en français. Entre le Moyen Age et la fin du 17e s., le latin perd progressivement son statut de langue juridique et scientifique. Les premières chartes rédigées en français apparaissent à la
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toute fin du 12e (voir Glessgen 2008a), et diverses ordonnances, à la fin du 15e, commencent à préconiser un usage exclusif du français, avant celle de Villers-Cotterets (1539). Dans le domaine religieux même (contexte catholique), depuis le concile de Tours (813), des homélies en français sont apparues, à côté de l’expression du rite en latin (Sermon sur Jonas, entre 938 et 952), et de la publication de sermons en latin. Du côté de la prédication, latin et français coexistent au moins jusqu’au 16e s. Mais il est à noter que le français utilisé est souvent une traduction du latin et reste subordonné à la culture et à la langue latine. L’exposé de la doctrine nécessitant des termes spécifiques (les deux voies de la sainte Eglise, activa et contemplativa), ces traductions sont nécessairement savantes et enrichissent le lexique français de toutes sortes de mots abstraits. Parfois, des binômes synonymiques permettent à l’auditeur non latiniste de comprendre (pinacle et couverture). Ce mouvement rejoint un courant de fond qui était déjà actif depuis la fin du 14e s., et qui a consisté, les clercs prenant de plus en plus conscience de l’éloignement des formes vernaculaires par rapport à leurs sources latines, à y revenir et à en calquer la forme. Ainsi, sur hospitalem, à côté de hôtel, on crée hospital. Ces nouveaux venus entraînent la plupart du temps un processus de dissimilation sémantique (l’ancien hôtel changeant de sens pour prendre celui d’« auberge », alors que le nouveau hôpital prendra celui d’« auberge pour mal portants », pour ainsi dire). Sur une longue durée, on estime que plusieurs centaines de « doublets » sont ainsi apparus (x aussi 50.3.2), enrichissant le lexique et apportant toujours des divergences de sens (écouter / ausculter, forge / fabrique, frêle / fragile). Pour les clercs, l’avantage était, à l’oral, de créer les conditions d’une mise en relation plus explicite entre latin et français – du moins un certain français élevé, et, à l’écrit, de stabiliser des graphies en les référant aux sources latines tout en ouvrant des possibilités pour une nouvelle créativité morphologique. Dans les sermons et certains textes de clercs, le phénomène est aussi syntaxique. L’hybridation entre latin et français atteint son sommet au milieu du 16e s., où certains, par réaction, se moquent des « latiniseurs ». Un aspect du « purisme » naissant à la fin du 16e s. s’explique par ce sentiment de porosité trop grande entre latin et français. Si le contact avec le latin est toujours maintenu chez les fidèles (femmes comprises, notamment dans la pratique des heures) jusqu’au 16e s., la culture profane des milieux élevés révèle une progression lente mais régulière du français, comme le montre la composition des bibliothèques princières. Dans l’ensemble, l’apprentissage du latin semble perdurer davantage dans le sud dans la mesure où il y avait un risque de marginalisation pour cette aristocratie qui ne parlait que la langue d’oc et non le français. Déjà amorcé à la fin du Moyen Age, le passage du droit au français s’est accéléré dans les dernières années du 15e s., sous Charles VIII. Mais les résistances sont grandes, jusqu’au 17e s. S’attacher au latin était pour ces milieux souvent très conservateurs un moyen de préserver leurs privilèges, et d’entretenir une sorte de sphère séparée, peu pénétrable au commun des mortels. A la fin du 16e s. et au début du 17e s., l’usage du latin dans certaines circonstances juridiques et politiques devient un enjeu et une source de conflits. Quel que soit le sens qu’on peut donner à l’expression « en langage françois et non autrement » de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, on y perçoit bien une intention polémique à l’égard du latin. Si bon nombre d’actes se réalisaient déjà en français avant l’ordonnance, le domaine juridique passe bel et bien au français au cours du 16e s., à l’exception de certains aspects de l’enseignement. Du côté des sciences, les 12e et 13e siècles avaient déjà produit des lapidaires, des computs, des encyclopédies (Ducos 2012). Au 14e s., le français progresse nettement, avec notamment un fort développement de la pratique de la traduction scientifique à la cour de Charles V sous l’impulsion d’Evrart de Conty (voir Ducos et Goyens 2015). Un bilinguisme
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lettré est de règle dans les sciences, le latin ayant tendance néanmoins à s’éroder lentement (voir Le Briz et Veysseyre 2000 et Marcotte et Silvi 2014). Le 16e siècle voit la science en français progresser lentement mais sûrement. Mais c’est le 17e siècle qui marque la vraie charnière, avec le Discours de la méthode de Descartes (1637), où ce dernier revendique la liberté qu’il trouve dans l’usage du français pour exprimer des idées nouvelles, puis avec la création du Journal des savants en 1665, ainsi que celle de l’Académie des sciences l’année suivante, qui propulsent le français au rang de langue scientifique. La difficulté que rencontre alors le français, tout comme l’anglais et l’allemand, est de s’équiper d’un vocabulaire spécialisé riche et nuancé. La solution généralement adoptée (dans les trois langues) est de repartir de bases latines pour créer simultanément des termes latinisés dans les langues modernes, et de faux équivalents latins. Ainsi de gravitatio (1645) et gravitare (1686), attestés après le français gravitation et l’anglais to gravitate, eux-mêmes construits sur le « vrai latin » gravitas. De cette manière, un colinguisme scientifique devient possible entre langues modernes, en plein essor, et latin, qui reste malgré tout, pendant quelques décennies encore, une solide langue scientifique, et un réservoir de termes et de phraséologies de référence. Grâce à l’artifice de ce « faux latin » qui s’est installé dans les terminologies des langues modernes, une partie de l’intercompréhension anciennement assurée à l’échelle internationale par l’usage du latin est préservée. Il devient difficile, parfois, d’attribuer à une langue plutôt qu’à une autre la paternité d’un terme. On doit plutôt parler d’un même terme latinisant habillé de diverses manières selon les langues. Le français réfracter (1734), qui paraît clairement latin, est en réalité le calque de l’anglais to refract. La solution adoptée est donc que les sciences s’écrivent, pour ce qui est de la syntaxe, dans les langues modernes, mais en utilisant des bases lexicales massivement empruntées au latin – et également au grec, puisque, n’ayant jamais constitué en tant que tel une langue d’usage dans l’occident moderne, le grec fournit néanmoins depuis le 16e s., et plus encore aux 17e et 18e s., des bases lexicales importantes pour la néologie scientifique. Au 18e s., celle-ci connaît une accélération, et surtout, certains de ses procédés de formation, sur formants grecs et latins, touchent des mots de la langue commune, comme anglomane (1784). Au 19e s., la connaissance de la morphologie grecque et latine devient indispensable pour accéder au vocabulaire de certains domaines tels que la médecine, la physique, la botanique, domaines depuis longtemps passés au français, mais où une néologie permanente se nourrit des bases latine et grecque. Les dictionnaires prennent l’habitude de présenter séparément la liste de ces préfixes, suffixes et bases dont la connaissance est devenue également utile pour comprendre le lexique administratif et juridique, le vocabulaire des beaux-arts, et même certains aspects de la vie sociale. En tant que langue, le latin est resté pratiqué au 17e s. par certains littérateurs, notamment poètes, et son usage demeure associé à l’idée d’une haute culture, comme en témoigne le fait que ce sont surtout les genres nobles, surtout versifiés, qui sont cultivés. Mais cette littérature « néo-latine » tend à se raréfier au 18e s. Les derniers exemples peuvent être datés de la fin du 19e s. et sont souvent associés à des survivances à valeur pédagogique. Ainsi de la pratique scolaire des vers latins, qu’a encore connue un Arthur Rimbaud. Au 20e s., il ne s’agira plus que d’exercices de style à vocation plus ou moins ludique. Exclu progressivement de la vie civile, même cultivée, le latin conserve certains emplois écrits marginaux, comme les devises, les inscriptions (notons la persistance de l’usage des chiffres romains), certains écrits à valeur patrimoniale. En 1676, la perspective de graver sur un arc de triomphe une inscription en l’honneur du roi en français suscita une polémique (« querelle des inscriptions »), qui fut l’occasion d’examiner les mérites comparés du latin et du français. Le français fut finalement choisi, mais le latin demeura encore occasionnellement
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gravé sur les monuments jusqu’au 20e s., par conservatisme, en raison de l’attachement à certaines pratiques phraséologiques et graphiques, et pour sa valeur symbolique. Au plan diplomatique, le latin a été la langue des traités internationaux jusqu’au début du 18e s., moment où le français lui dispute son rôle (traité de Rastatt, 1714). Il cesse totalement de l’être après le 18e s. au profit des langues modernes. Dans l’église catholique, le latin reste en usage officiel jusqu’au concile de Vatican II (1962-1965). Mais il a auparavant été de plus en plus doublé par le français, notamment dans la littérature publiée. On peut dire qu’à partir du début du 19e s., la pratique du latin chez les fidèles diminue fortement, et que le clergé – par exemple les séminaires – est le seul vrai lieu de colinguisme. Cependant, à la fin du 20e s., on observe un certain retour du latin dans les milieux traditionnalistes de l’Eglise catholique. Progressivement évincé du colinguisme historique en tant que langue, le latin a néanmoins laissé de nombreuses traces reliques au plan lexical et grammatical dans le français le plus moderne. Des mots isolés comme des syntagmes phraséologiques se rencontrent très souvent non seulement dans le français écrit et codifié du droit, par exemple (in loco parentis, intuitu personae), mais dans la conversation la plus courante (a priori, parfois écrit avec un à et décliné au pluriel). Les degrés d’intégration sont variables, du marquage latin net exigeant une certaine culture (mutatis mutandis) à l’intégration totale ne nécessitant plus de détour par le latin et marquée par la dérivation impropre et l’adaptation graphique au français (le substantif français un aparté, de la locution latine a parte ; un alibi). Nombre de dictionnaires continuent de proposer des listes de locutions latines, témoignage d’un usage encore prégnant. 8.1.3 Le devenir des vernaculaires Pendant tout le Moyen Age, il est difficile de faire la différence aujourd’hui affirmée dans certaines situations sociolinguistiques contemporaines entre « dialectes » et « langues ». La situation linguistique peut plutôt être décrite comme une marqueterie de parlers présentant souvent des zones d’intercompréhension et dont les fonctions sont fluctuantes et varient beaucoup selon les contextes. Au 15e s. encore, plusieurs parlers sont en mesure de revendiquer un statut quasi standardisé et remplissent des fonctions « hautes », tel le picard en domaine d’oïl. Mais ils connaissent des phénomènes de régression. La question est agitée par de nombreux commentateurs au 16e s. (Ronsard, Bovelles). Le repérage des parlers se fait alors essentiellement de façon diatopique, mais les commentateurs sont conscients de la diversité des situations selon le type de locuteurs. Le colinguisme local entre français et parler vernaculaire gagne à ce titre du terrain dans la population. Au milieu du 17e s., on peut considérer qu’on est parvenu au stade somnital de l’« élaboration », processus qui fait que le français « coiffe », pour ainsi dire, les autres parlers, selon le mécanisme de l’Ausbau, terme introduit par Kloss (1952 et 1967 ; voir également Ammon 2004, Koch 2014). A partir de ce moment, plus aucun parler ne sera en mesure de lui disputer ce statut, et on observera véritablement des phénomènes de dialectalisation, autrement dit, au niveau sociolinguistique, d’inscription des parlers dans un rapport hiérarchique (le mot patois, avec ses connotations minorantes, reflétant ce processus). Au 18e s., la variation sociale tendant à prendre plus d’importance par rapport à la variation diatopique, l’usage d’un parler vernaculaire change de signification. Le monolinguisme vernaculaire devient associé aux couches populaires et paysannes. En 1793, l’abbé Grégoire
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estime que 6 millions de Français ne parlent que patois, ce qui représente un chiffre somme toute assez bas par rapport aux 25 millions de la population totale. Le français continue de gagner du terrain. A partir du 19e s., les vernaculaires entament une régression importante au nord de la Loire, particulièrement dans un rayon de plus en plus large autour de Paris. Un colinguisme important continue de s’observer en domaine d’oc et dans les régions impliquant d’autres langues (breton, alsacien). Par ailleurs, en raison de contingences diatopiques nouvelles (colonisation, éloignement du « centre »), émergent des « dialectes secondaires » (Coseriu 2001), développés à partir du standard, comme en Louisiane ou au Québec. On date souvent de la Première Guerre mondiale le recul décisif de certains patois sur le territoire, les soldats survivants ayant été amenés à pratiquer le français au front, et à écrire cette langue dans leurs correspondances à leurs familles, encourageant leurs proches, à leur retour, à passer au français. Après la Seconde Guerre mondiale, le recul est encore plus grand. Depuis les années 1960, à partir de situations inégales, les parlers connaissent un renouveau, notamment le breton, le catalan, le corse, de l’occitan. Des efforts de standardisation sont menés, et un certain colinguisme est parfois cultivé (presse, littérature, militantisme politique). Outre-mer, en revanche, les colinguismes sont très importants avec des créoles (Caraïbes), ou d’autres langues comme l’anglais (Québec). Des phénomènes d’hybridation sont observés, notamment en Amérique (voir Lusignan et al. 2012), tandis que des « français régionaux » se substituent aux anciens parlers (parler lyonnais, parler savoyard, français de Suisse, français valdôtain, français québecois, français ontarien, français haïtien…), entraînant parfois eux aussi des hybridations (français mêlé d’idiomatismes d’occitan). Historiquement, les parlers ont laissé beaucoup de traces lexicales et, dans une moindre mesure, syntaxiques en français. De nombreux synonymies sont aujourd’hui la trace de la coexistence de variantes diatopiques (baiser, baise, bise, bisou, bis). Le vocabulaire maritime français standard comporte des mots d’origine normande (babord, cargaison, cable), et certains suffixes (-ade dans gambade) sont d’origine dialectale (en l’occurrence occitane). Dans l’ensemble, néanmoins, la chasse aux mots dialectaux pratiquée par les puristes depuis le 17e s. a eu un impact, et leur emploi (drache, « pluie battante » en français de Belgique, présent dans la nomenclature du Petit Robert) reste aujourd’hui la plupart du temps marqué.
8.2 Les contacts de langue 8.2.1 Le superstrat germanique Hormis les diverses formes encore vivantes de latin, les principaux parlers avec lesquels le latin tardif des 5e-7e s. et le protoroman des siècles suivants se sont trouvés en contact étaient des parlers germaniques, essentiellement vieux-bas-francique, gotique et burgonde. Cette influence nouvelle se superpose à une influence plus ancienne des parlers germaniques sur le latin parlé en Gaule du Nord, ce qui jouera un grand rôle dans la division à venir entre parlers d’oïl et parlers d’oc. Numériquement, les populations germanophones n’étaient pas suffisantes pour déstabiliser profondément l’usage du roman, mais des influences importantes se dégagent, notamment, par ordre d’importance, en phonétique, dans le lexique, en morphologie et en syntaxe. En phonétique, on cite le h aspiré, la voyelle [y], encore que ce phénomène
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soit controversé (x 50.2.1 pour la thèse de l’origine gauloise). En morphologie, outre le maintien des déclinaisons, on peut relever par exemple le suffixe -ard, toujours très productif en français contemporain (campagnard, débrouillard, flemmard), qu’on retrouve dans certains prénoms (Gérard, Bernard), 90% des prénoms donnés en zone d’oïl étant d’origine francique (voir Haubrichs et Pfister 2014). En syntaxe, certains aspects de l’ordre des mots (verbe majoritairement en deuxième position, inversion du sujet lorsque la phrase commence par certains adverbes, place de l’adjectif épithète), de même que la tendance croissante à l’expression du pronom sujet, ont pu être rapportés à l’influence germanique (von Wartburg 1967), mais cette thèse est discutée. Entre l’époque de leur arrivée en Normandie (vers 800) et le 11e s., moment où ils ont fini d’adopter la langue française, il y eut également un colinguisme local entre les idiomes scandinaves des Vikings ou Nortmans, et les parlers romans de la Seine inférieure. Quelques traces lexicales demeurent en français d’aujourd’hui, principalement dans le vocabulaire maritime (vague, crique, cingler), mais aussi dans la langue courante (duvet ; voir Ridel 2010). 8.2.2 Arabe, italien, espagnol Le contact avec l’arabe fut assez sensible entre le 9e s. et le 16e s. (Pruvost 2017). Il s’est surtout traduit au niveau du lexique, notamment dans la terminologie scientifique (médecine, astronomie, mathématique, parfois en réalisant des agglutinations avec des mots mal découpés et intégrant l’article arabe comme alambic, alchimie, algèbre), et dans l’emprunt de mots renvoyant à des réalités de l’orient rendues populaires par le commerce (jupe, coton, bougie). Au total, ce sont environ 150 mots du français actuel qu’on estime d’origine arabe, parfois passés par l’Espagne ou l’Italie (le mot zéro), ou par l’intermédiaire d’un premier emprunt par l’occitan. L’influence de ce contact sur la morphologie et la syntaxe peut être considérée comme nulle. Les contacts avec l’italien commencent de façon significative au 14e s. Auparavant, la présence des parlers appartenant à l’ensemble du « francoprovençal » faisaient transition, même si l’Italie du sud et la Sicile ont été des terres d’influence française au temps du royaume normand (11e-12e). Au 14e, avec les royaumes angevins au sud et une forte présence du français en Piémont, les échanges deviennent importants. Les relations commerciales sont en outre fréquentes. Les guerres d’Italie, de 1494 à 1530 sont l’occasion de contacts importants entre populations, puis la présence de reines italiennes en France, suite aux mariages diplomatiques (Catherine de Médicis, épouse d’Henri II en 1533, Marie de Médicis, épouse d’Henri IV en 1600). De façon générale, le 16e s. est marqué par de nombreux emprunts lexicaux (plusieurs milliers de mots, dont environ 1000 encore en usage aujourd’hui) qui ont trait à la vie culturelle (ballet, bouffon), au domaine militaire (alarme, alerte, caporal, fantassin) ou à la civilisation et aux mœurs (courtisan, fourchette ; voir Matoré 1988). La plupart des mots d’origine italienne ont été intégrés phonétiquement au français, mais parfois le caractère xénique, autrement dit de visibilité de l’origine étrangère a été maintenu, comme dans le vocabulaire de la musique (opéra, concerto à côté de concert, allegro). Du côté de la morphologie, on peut relever le suffixe -issime, très productif au 16e s., qui s’est ensuite coloré de connotations affectées. En 1578, le contact avec l’italien est suffisamment marqué pour qu’Henri Estienne fasse paraître Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé, & autrement desguizé, principalement entre
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les courtisans de ce temps dans lesquels il recense et brocarde toutes sortes d’expressions, dans une mise en scène appuyée sur des faits avérés, mais sans doute exagérés. Au 16e s. et au 17e s., il y a eu également un contact avec l’espagnol, mais il fut beaucoup plus réduit qu’avec l’italien, et l’influence – limitée – s’observe essentiellement au niveau du lexique (fanfaron, bizarre), parfois en relation avec la découverte du Nouveau monde (tabac, manioc). Le 18e siècle connaît un premier mouvement d’internationalisation des langues modernes d’Europe. Le français se trouve être en position d’être, à titre de « langue de culture », autrement dit de langue cultivée par des locuteurs non maternels pour des fonctions bien précises (littéraires, diplomatiques, sociales…, ou dans des fonctions pratiques), la première langue, un peu avant l’anglais, à occuper une place dans ces nouveaux contacts de langue internationaux. Les contacts deviennent importants avec le néerlandais, l’allemand, le russe, l’italien, l’espagnol, le suédois, le polonais et même le turc. Dans certains cas où, pour des raisons précises (émigration des protestants en Prusse à partir de 1685), une population francophone importante s’est installée hors de France, on observe des phénomènes d’influence souvent assez éphémères et superficiels. Certains déplorent l’apparition d’un français « passe-partout », mal parlé par des usagers non maternels. A la fin du 18e s., le phénomène s’exporte hors d’Europe, et il interfère avec la dynamique coloniale. 8.2.3 L’anglais La relation entre le français et l’anglais est marquée par des épisodes très notables de convergence entrecoupés de périodes d’éloignement. Au Moyen Age, le colinguisme avec l’anglais fut important en Angleterre après la conquête de Guillaume le Conquérant (1066) et la marque du français sur l’anglais a été considérable. La lingua Gallica supplanta même l’idioma Anglorum comme langue officielle pendant trois siècles. Le français d’Angleterre, le plus souvent qualifié d’« anglo-normand », doit être intégré dans le continuum dialectal français (voir Trotter 2003). Ses contacts avec l’anglais, avec lequel il est en colinguisme, ainsi qu’avec le latin, l’ont influencé. En Gascogne, entre 1152, date du mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt, qui devient roi en 1154, et la fin de la guerre de Cent ans (1453), prend également place un trilinguisme anglais-français-occitan. Mais du point de vue linguistique, au Moyen Age, c’est surtout l’anglais qui subit l’influence du français, tant dans le lexique que dans la graphie et la syntaxe, au point qu’on a parlé de « romanisation » et de « latinisation » (Hogg 2008). A partir du 15e s., en revanche, l’anglais reprend le dessus en Angleterre. Un deuxième grand moment de contact avec l’anglais est le 18e s., où, suite au séjour en Angleterre de philosophes français contraints à l’exil par la censure royale, au grand développement de la traduction, aux contacts culturels (théâtre, arts, sciences, notamment après les premières traductions des textes latins et anglais de Newton), la connaissance de l’anglais en France a beaucoup progressé. Dans les années 1740-1750, on parle même d’ « anglomanie ». Une nouvelle fois c’est surtout le lexique qui est marqué par cette influence, notamment le lexique scientifique, marqué par une technicité inédite, mais aussi le lexique quotidien, avec plaid, gigue, rosbif. Mais c’est dans le domaine du lexique politique que l’influence est la plus visible, surtout dans la deuxième moitié du siècle (majorité, minorité, ordre du jour, motion). C’est ainsi que 54 mots d’origine anglaise entrent dans la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie (1762), alors qu’on n’en comptait que 7 ou 8 dans
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les précédentes. Parfois, le caractère xénique est encore visible (club, jury) ; parfois au contraire le mot est francisé, cohabitant parfois avec sa forme originale (contredanse de country-dance, paquebot de packet-boat). Il arrive que ces mots qui reviennent en France soient en fait d’origine française, et ils subissent alors souvent des remaniements sémantiques (session). On relève également une nouveauté : la présence des premiers mots anglais venus d’Amérique. La question d’une éventuelle anglicisation de la phraséologie est posée par certains commentateurs de « mauvaises » traductions, mais dans les faits, il est difficile de relever un impact syntaxique réel. Le 19e siècle connaît lui aussi ses épisodes d’anglomanie. Ce sont de nouveaux domaines du lexique qui sont touchés : les loisirs, les sports (mot venant lui-même de l’ancien français desport et réapparu en français via l’anglais), les transports (wagon). Le 19e siècle fut également l’occasion de contacts avec l’allemand, le russe, le polonais, entre autres. S’agissant de l’anglais, à partir du début du 20e s., outre les créations terminologiques sur bases latine et grecque, dont on relie le caractère international à leur premier usage en anglais, on relève l’infléchissement du sens de certains verbes usuels français, qui prennent de nouveaux sens ou emplois influencés par l’anglais (réaliser, supporter). Déjà important dans la première moitié du 19e s., le mouvement d’emprunts à l’anglais s’accentue encore dans la deuxième moitié, faisant du français, avec l’italien, la première langue romane influencée par l’anglais (largement devant l’espagnol, le portugais et le roumain). Certains domaines (économie, finances, informatique) voient aux 20e et 21e s. leur lexique constitué d’une part très importante de mots anglais directement utilisés sans francisation. La vie courante est également concernée avec des mots très usuels (parking) qui conquièrent des niches sémantiques sans équivalent français. On relève des calques phraséologiques, comme les chaises musicales (musical chairs), jeter le bébé avec l’eau du bain (to throw the baby out with the bathwater) qui ne sont plus ressentis comme d’origine anglaise par les locuteurs, ou des calques de certaines constructions verbales (jouer quelqu’un, au tennis). Du côté de la syntaxe, McLaughlin (2011) a proposé, à partir d’un corpus de presse, une étude de certains faits comme l’antéposition de l’épithète (l’actuel gouvernement), la forme en -ant en construction détachée, le passif, mais il reste difficile d’affirmer un lien direct entre ces faits et une influence de l’anglais. A l’orée du 21e s., le colinguisme avec l’anglais est un phénomène sociolinguistique de grande ampleur. Il est important dans de nombreux domaines professionnels, comme dans les sciences, où l’anglais est devenu langue internationale de publication. Dans les années 1960, certains (Etiemble 1964) stigmatisent sous le nom de « franglais » la multiplication d’emprunts lexicaux dans les médias, la publicité, le commerce, la chanson, les sports. En 1994, une loi, la « Loi Toubon », stipule que « toute inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public doit être formulée en langue française ». Des institutions comme la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) sont chargées de la faire observer, tandis que les commissions de terminologie s’efforcent de proposer et de mettre en circulation des termes français alternatifs aux mots anglais spontanément apparus dans la vie civile ou professionnelle. 8.2.4 Le français et les langues du monde Si le français, dans son histoire, a majoritairement été mis en contact avec des langues européennes jusqu’au 17e s., à partir de la découverte de l’Amérique et de la colonisation, il a été
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exposé à une très grande variété de langues et de parlers, ce qui a entraîné une large palette d’influences allant du simple emprunt à des formes d’hybridation impliquant une altération totale du lexique et une refonte de la syntaxe entière. Dans les colonies françaises d’Amérique, d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, les créoles sont apparus à partir du 18e s., d’une manière qui reste discutée (Hazaël-Massieux 1996), mais qui montre, à partir d’un processus de pidginisation, ou de réinvention d’un idiome à partir de la base, l’influence d’un superstrat constitué par une langue en usage dans une communauté minoritaire en nombre, mais dominante socialement (lexifier language). L’existence de ces créoles doit être distinguée de formes linguistiques à caractériser comme des variétés de français (français des Antilles), variétés qui subissent parfois l’influence des créoles. Au cours du 20e s., des normes dites « endogènes » s’installent et commencent à stabiliser ces variétés, lesquelles peuvent être placées à côté des variétés de français observables en Europe (français de Belgique) ou en Amérique (français du Québec). Le développement des transports, la mobilité géographique des populations, l’internationalisation de la vie sociale, le rôle croissant des médias mettent alors de plus en plus en rapport ces variétés avec le français vernaculaire de métropole, ainsi qu’avec le français dit « standard ». Dans certains pays (Maghreb, Afrique, Moyen-Orient), des colinguismes se sont installés progressivement à partir du début de la colonisation (milieu du 19e s.). Ils ont créé des situations chaque fois différentes, influençant fortement la variété de français en usage. Tandis que dans certains pays (Liban), le français recule, dans d’autres (Algérie), il semble bénéficier d’un regain de faveur. Parallèlement, sur le territoire français, les contacts de langues s’intensifient et se diversifient, mettant le français en contact avec un nombre croissant de langues (75 langues recensées par la DGLFLF, ce qui est sans doute en dessous de la réalité). Au début du 20e s., les principales langues des travailleurs immigrés étaient l’italien, l’espagnol, le portugais, le polonais, entre autres. Dans la deuxième moitié du siècle, la diversification des populations a conduit au contact avec un grand nombre de langues (Kremnitz 2015). Certaines de ces langues, récemment arrivées (berbère, arabe dialectal, yiddish, romani chib, arménien occidental, vietnamien, chinois, wolof...) sont fortes d’un nombre important de locuteurs. Leurs influences sur le français sont notables au niveau phonétique et lexical. En outre, les conditions de vie professionnelle et sociale remettent en cause l’unilinguisme pratiqué traditionnellement, et longtemps encouragé politiquement en France (au détriment des patois). Les contacts de langue et les colinguismes sont donc plus que jamais présents, mais l’étude de leur influence sur les bases linguistiques du français reste complexe et délicate, et en grande partie encore à mener. Références bibliographiques : Ammon 2004 ; Balibar 1985 ; Balibar 1993 ; Banniard 1992, 1997, 2013 ; Brunot 1905-1972 ; Cazal 1998 ; Coseriu 2001 ; Ducos 2012 ; Ducos et Goyens 2015 ; Etiemble 1964 ; Ferguson 1959 ; Glessgen 2008a ; Goyens et Werbeke 2003 ; Hazaël-Massieux 1996 ; Hogg 2008 ; Haubrichs et Pfister 2014 ; Kloss 1952, 1967 ; Koch 2014 ; Kremnitz 2015 ; Le Briz et Veysseyre 2000 ; Lodge 1997, 2004 ; Lucken et Seguy 2004 ; Lusignan 1986, 2012 ; Lusignan, Martineau, Morin, et Cohen 2012 ; McLaughlin 2011 ; Marcotte et Silvi 2014 ; Matoré 1988 ; Pruvost 2017 ; Ridel 2010 ; Trotter 2003 ; von Wartburg 1967 ; Waquet 2000 ; Wright 2002.
Gilles Siouffi
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Chapitre 9. Les genres textuels
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Chapitre 9 Les genres textuels Partie 2. Histoire externe Chapitre 9. Les genres textuels
9.1 « Genres », « types » et traditions discursives La théorie littéraire a toujours prêté une grande attention au genre ou au type de discours auquel appartenait un texte, dans une perspective où la réflexion sur sa physionomie langagière participait de la construction d’une « culture de la langue » (voir François 1959). La définition traditionnelle des « styles », ou genera dicendi (humile, medium, sublime, ‘bas’, ‘moyen’, ‘sublime’), issue de l’Antiquité, établit une première typologie, qui n’a cessé d’informer la description dans le domaine des Belles-Lettres jusqu’au 18e s. Toutefois, l’écriture et la parole « ordinaires », jusqu’à une date récente, n’ont pas été comprises par le biais de « genres ». Dans les années 1950, la réflexion de Bakhtine sur les « genres de discours » a donné l’impulsion à un nouveau type de travaux, portant également sur le non littéraire. Pour Bakhtine, « tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres du discours » (Bakhtine 1984 : 265). Cette détermination se fait dans l’association de trois paramètres principaux : contenu thématique, construction compositionnelle, et style, ce dernier consistant dans une sélection opérée au sein des moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux. Pour lui, les genres littéraires sont des genres seconds, complexes, qui simulent et transforment divers genres premiers de l’échange verbal (répliques de dialogue, récits de mœurs, lettres, journaux intimes, documents, etc.). Depuis, la réflexion s’étant affinée dans plusieurs sens, des genres textuels fondés sur l’approche de la littérature (Adam 1992) à la notion de tradition discursive au sens large (Schlieben-Lange 1983 pour « tradition de textes » et Koch 1997 pour « tradition discursive » ; voir également Aschenberg et Wilhelm 2003), incluant oral et écrit, cette préoccupation infléchit le regard sur les usages, en s’articulant avec la prise en compte désormais bien établie de la variation (voir Loiseau 2013 sur le lien avec la fréquence textuelle). La référence aux genres ou types de discours peut partir de plusieurs bases. La première est la distinction antique, inspirée par la poétique, entre les genres relevant de l’historia, de l’argumentum et de la fabula. Cette tripartition conditionne la poétique des genres littéraires jusqu’au milieu du 18e s. environ, moment où les pratiques comme les théorisations commencent à jouer avec les frontières. La deuxième grande distinction part de l’opposition cardinale entre les canaux de l’oral (qui suppose un médium phonique) et de l’écrit (qui suppose un médium graphique), grande opposition dont on peut dire qu’elle informe en amont tous les genres. Toutefois, il convient de garder à l’esprit qu’il ne saurait y avoir de symétrie constante entre ces deux réalisations de la langue, les pratiques des genres de l’oral et de l’écrit variant au fil de l’histoire et se trouvant conjointement traversées par les différences liées à la « distance communicative ». Par ailleurs, même si nous pouvons avoir une idée de l’oralité grâce à la phonétique historique, nous manquons totalement de données enregistrées pour onze siècles de l’histoire du français, ce qui subordonne notre appréhension des genres de discours de l’oral aux retranscriptions écrites que nous en avons (voir Stimm 1980). Enfin, de nombreux genres littéraires ont été dans l’histoire liés à une pratique orale, ce qui empêche d’en relier exclusivement la langue au médium graphique.
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S’agissant des textes écrits, on peut aussi mobiliser la distinction vers / prose, qui a traversé la culture de la langue, et qui peut aussi être considérée comme une base opératoire, surtout pour les périodes les plus anciennes. Mais cette distinction, précisément, suppose que l’on sorte de l’opposition entre oral et écrit. On pourra également juger qu’elle reste de portée quasi exclusivement littéraire, même si des genres plus populaires, comme la chanson, peuvent être concernés. Au total, aucune classification des textes en « genres » ne paraît totalement satisfaisante. Le changement perpétuel des conditions externes impose ici de relativiser toute théorisation a priori des cadres. Certains proposent une distinction entre « type » (à partir d’intentions pragmatiques comme enseigner, raconter, convaincre, expliquer) et « genre » (à rapprocher alors de tradition discursive ; voir la discussion de Adam 2001), mais il n’en demeure pas moins que la variété des textes est infinie et que le jeu et l’hybridation en sont souvent des données constitutives. La base Frantext propose une liste d’une cinquantaine de « genres » croisant parfois les paramètres, comme dans « forme brève non fictionnelle », mais nombre des textes numérisés sont susceptibles de relever de plusieurs de ces genres. C’est le cas aussi dans le corpus de la GGHF. Par ailleurs, il est nécessaire à la fois de prendre en compte ce qui est perçu comme genre à chacune des époques impliquées, et de construire une grille surplombante, actuelle et rétrospective. Même s’il est difficile de partir d’une base théorique forte, il n’en demeure pas moins que la combinaison des paramètres de supports et de genres est essentielle pour comprendre l’évolution de la langue.
9.2 Dans l’oral Si l’on suit Koch et Oesterreicher (1985), dont la typologie est fondée sur les notions opposées de « distance » et d’« immédiat », les principaux genres de l’oral, comme ceux de l’écrit, peuvent être rangés au sein d’un continuum allant de l’immédiat communicatif à la situation la plus formelle (« distance »). Sur les périodes les plus anciennes, les genres oraux de l’immédiat sont à jamais perdus, et les témoignages sont minces et fallacieux. Ce sont pourtant eux qui ont vraisemblablement joué le rôle principal dans la dialectalisation du latin et la formation des langues romanes (Lüdtke 2009). Au 9e s., les genres de l’oral dont nous connaissons l’existence sont essentiellement ceux du domaine sacré (prédication) et du domaine politique (serments), genres relevant de la « distance », avec certainement des nuances. Avant la réforme carolingienne, les sermons étaient sans doute lus tels qu’ils étaient écrits, mais avec une prononciation adaptée au contexte local. Les conciles réformateurs de 813 ont proposé des solutions pour que les prédicateurs soient compris de l’assemblée. On peut estimer que, dans la Gaule du sud, les sermons étaient encore rédigés dans un latin assez classique, quoique de style simple, alors qu’au nord, on était déjà passé à une lingua romana rustica, ce qui peut impliquer que les prédicateurs élaboraient à l’oral ce qu’ils avaient sous les yeux dans une variante accessible à leur public. Des formules se détachent alors, dont la correspondance avec les formules équivalentes en latin classique faisait l’objet d’enregistrements par écrit. Longtemps ces sermons continueront d’être notés à l’écrit en latin, alors qu’ils avaient été prononcés en langue vernaculaire (« roman » ou « français » ; Banniard 1992). Pendant tout le Moyen Age, le sermon est un genre essentiel de l’oral (Zink 1976, Bériou 1998). Véritable spectacle, il s’en prononçait deux à trois par semaine, devant un public pouvant atteindre des milliers de personnes. Souvent, ces sermons contiennent de larges passages traduits ou adap-
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tés de sources latines, d’exempla empruntés à la fable latine ou au folklore, dont on faisait d’ailleurs des recueils, d’où le retour de formules. Mais le poids de la performance orale sur la langue et sur le genre de texte est considérable. Sur cette base, les prédicateurs expérimentaient des expansions (paires de synonymes, développements par relatives, ajouts d’adjectifs, etc.). Parfois, on trouve la trace dans l’écrit latin de ces vestiges d’une prédication originale en français. A la fin du Moyen Age, la pratique est de plus en plus de noter les sermons dans la langue dans laquelle ils ont été prononcés, mais à l’arrivée de l’imprimerie, c’est souvent à nouveau en latin qu’ils sont couchés sur le papier. Parmi les genres religieux qui se réalisent en langue vulgaire, en revanche, on peut citer l’hagiographie (surtout au 13e s.), le théâtre paraliturgique, parfois bilingue, la confession – genre codifié dans des manuels prescriptifs jusqu’au 19e s. La langue vulgaire apparaît souvent en ajout au discours liturgique latin, ce que désigne l’adjectif farci (épitres « farcies »). Aux 11e et 12e s. se développe le genre du drame liturgique, genre souvent pratiqué en latin, à l’intérieur de l’église ou sur le parvis. Le jeu, le mystère, la sotie, le miracle, la farce, la moralité, sont les principaux genres du théâtre du Moyen Age. Certains de ces genres étaient chantés, d’autres non. C’est au début du 12e s. que, en domaine d’oc comme en domaine d’oïl, l’apparition d’une société dite « courtoise » donne lieu à de nouveaux genres lyriques versifiés à cheval entre l’oral et l’écrit. On peut alors opposer (Zumthor 1987) genres chantés et non chantés, peu nombreux avant 1120-1130. Les chansons de geste sont chantées en public. Les nouvelles langues apparaissent d’abord dans les genres chantés (narratif : chanson de geste ; lyrique : poésie courtoise, d’abord en occitan, puis en français à partir de la fin du 12e). La construction de la versification elle-même se fait en lien avec la déclamation, les paramètres rythmiques s’avérant essentiels dans la structuration informationnelle de la phrase. On remarque également fréquemment des faits de répétition, de rupture de construction, d’inachèvement, de retour en arrière, qui témoignent du lien à la réalisation orale, comme dans la forme du refrain dans les textes dramatiques de contenu liturgique. Les refrains peuvent être considérés comme des mini-genres, au sein de genres poétiques englobants. Dans les formes poétiques, le rondeau et un peu plus tard la ballade s’offrent comme une pratique sociale ouverte aux amateurs. Ils donnent lieu à des concours, des « débats », rejoignant ainsi de biais le genre argumentatif, et, quoique destinés à être chantés, s’insèrent volontiers dans les correspondances écrites. Jusqu’à la fin du 13e s., le lien avec l’oralité, et même la vocalité, est maintenu, dans tout ce qui est produit dans le domaine littéraire. On peut parler de « semi-oralité » (Zumthor 1987). Il en est de même dans le domaine sacré, où l’on sait que, par exemple, les prédicateurs utilisaient le mime pour faire comprendre les passages les plus difficiles. Pour ce qui est de l’oral ordinaire, la matière nous en est à jamais perdue, mais on dispose de textes tardifs, par exemple les Manières de langage (14e s.) qui, avec l’objectif d’enseigner le français à des étrangers, distinguent soigneusement langue écrite et langue orale et, ce faisant, nous renseignent sur certaines spécificités de l’échange oral de l’époque (en termes de formules, d’expressions de politesse, tours de parole, par exemple), ainsi que sur certaines différences grammaticales qui distinguaient la langue parlée de la langue écrite (Kristol 1995). Sans rapport de continuité avec le théâtre antique, les genres du théâtre renaissent et se développent (les farces, notamment). Ils ont parfois été considérés comme un lieu où l’on pouvait trouver une trace du langage oral spontané. Aujourd’hui, on considère plus volontiers que, comme pour le théâtre de boulevard du 19e s., les dialogues des farces sont souvent marqués par les codes de l’écrit, tout en imitant plus ou moins bien certains traits
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du langage oral familier. Au 15e s., on trouve des textes pastichant des discours authentiquement oraux, comme les boniments (Rutebeuf), les « cris » (Bodel, Jeu de saint Nicolas). Dans les genres issus d’une tradition orale, et qui se superposent à ceux qui sont issus de la tradition latine, on remarque de nombreuses marques de la performance orale : prologues, adresses à l’auditoire… A partir du 14e s., le contexte politique crée une pratique d’éloquence orale et de poésie : la tradition des entrées royales (Fogiel 1989, Guenée 1968), cérémonies organisées pour les visites royales dans des villes du royaume. Ces festivités sont l’occasion de concours de déclamation et de chant, impliquant parfois les langues régionales. Sous Henri III, le roi a coutume de présenter lui-même à l’oral ses ordonnances, d’une manière qui se veut persuasive et pédagogique. Il se crée un début de tradition éloquente néanmoins interrompu par les troubles de la guerre civile, et la volonté, manifeste dans le traité De l’eloquence française de Guillaume Du Vair (1594), par exemple, de limiter ces occasions de parole publique qui sont autant de mises en danger de l’autorité et de verbalisme excessif. Au 17e s., l’éloquence parlementaire ne cesse de reculer pour ne renaître véritablement qu’à la Révolution. A l’inverse, durant tout le 17e s., l’éloquence du barreau se développe, créant des genres et un langage, souvent moqué par les romanciers et les auteurs de théâtre sous le nom de langage de « la basoche ». Cette éloquence est marquée par son aspect formulaire (pour & à icelle fin), ses archaïsmes (usage des démonstratifs en iceluy, icelle, ores pour à présent), ses calques du latin et du grec. Les genres épidictiques sont très pratiqués à l’oral (éloge, panégyrique, dithyrambe) et font partie du bagage culturel des classes supérieures. Dans le contexte scolaire, la pratique des dialogues moraux informe l’apprentissage d’une langue orale élevée comme d’ailleurs d’une langue écrite. L’éloquence de la chaire, elle, atteint son sommet, avec les deux genres essentiels du sermon et de l’oraison funèbre (Massillon, Fléchier, Bossuet). Au 17e s., issu de l’oral spontané et codifié par des pratiques sociales, le genre de la conversation, supposant tours de parole et alternances topiques, informe certaines pratiques littéraires (Madeleine de Scudéry). De façon générale, toutes les pratiques de l’oral élevé influencent l’écrit, qui a tendance à partir des années 1670 à se détourner des genres répertoriés pour se mouler sur la liberté de l’oral. Le théâtre oscille entre les pôles oral et écrit. La comédie présente un versant noble pouvant se décliner en comédie héroïque, comédie ballet ou comédie historique, mais aussi un versant plus populaire, la parade, scènes brèves et volontiers grossières jouées sur des tréteaux devant les théâtres et inspirées des procédés de la farce. La tragédie a recours à un langage très codifié, et se fait l’emblème de la langue élevée, avec des particularités lexicales (coursiers pour chevaux, nef pour navire), graphiques (encor, pensers pour pensées), morphologiques (rareté de certains tiroirs verbaux), syntaxiques (contournement de la subordination, surtout si elle fait usage de conjonctions lourdes). La poésie est de moins en moins chantée, mais on conserve encore un souvenir poétique du chant jusqu’au 16e s., avant les genres de l’air de cour et de l’opéra, au 17e s. Dans les « stances », encore présentes dans le théâtre jusqu’au milieu du 17e s., les paramètres strophiques sont encore très liés au rythme. Ces variétés du vers oralisé vont se trouver ensuite écrasées par l’alexandrin en vers continus. Le marqueur poétique se déplace alors vers la langue, et cette construction d’une langue poétique forme une base de la « langue littéraire » des 18e et 19e s., après son passage dans la prose. A la Révolution, les genres de l’éloquence politique renaissent, dans la lignée du renouveau, inspiré de l’Antiquité, des genres de la harangue et de la déclamation dans les
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années 1760-1780, mais favorisés aussi par les nouvelles occasions de parole publique (Guilhaumou 1989 et 1998). La figure valorisée de l’« orateur » efface celle, décriée, du « babilleur » d’Ancien Régime. Depuis la Contre-Réforme, l’éloquence française avait tendu à se faire illustrative, démonstrative, parfois quasi théâtrale, dans une volonté de faire passer une certaine « vérité » dans le discours. A la Révolution renaît une pratique plus délibérative, plus argumentative, de l’éloquence. La dimension contradictoire, polémique, qui faisait une part importante du modèle cicéronien, est restaurée en lien avec l’actualité. Le discours devient fortement marqué, avec l’utilisation d’axiologies sans équivoque (mots marqués nettement négativement comme aristocrates), de connotations, de métaphores et de figures telles que l’apostrophe. L’ancienne pratique des duels ayant été interdite (en 1626), une certaine dimension agonique s’observe dans ces discours qui en sont parfois la version de substitution. Toute une phraséologie d’Ancien Régime, faite de sarcasmes, d’implicite, d’ironie, qui avait servi à ridiculiser l’autre en société, est réutilisée dans un théâtre oratoire soutenu par de grandes idées ou une simple volonté de l’emporter sur l’autre. Les discours d’avocats, prononcés à l’occasion de faits de droit commun, sont plus développés que par le passé et paraissent parfois sous forme de brochures. Les chansons sont un genre de l’oral très prisé à la Révolution, qui réutilise certains genres poétiques (l’hymne, l’ode, la complainte), ou des pratiques plus populaires (chanson poissarde, chansons de harengères). La forme répétitive du couplet donne un impact nouveau à des éléments qui se figent en phraséologies mémorables, ainsi qu’à une rhétorique langagière souvent pompeuse et violente (La Marseillaise). Dans les années 1800-1810, les héritiers des « caveaux » et des « goguettes » (réunions festives où l’on chantait) explorent le patrimoine régional. Entre 1820 et 1848, le texte des chansons est de plus en plus souvent imprimé. La mise en chansons d’œuvres de poètes célèbres (Musset, Lamartine) accompagne l’entrée de ce genre dans la transmission scolaire, sous forme de dictées et de récitations. Le succès de certaines grandes chansons à teneur lyrique, satirique ou politique est essentiel dans la constitution d’un socle de patrons rythmiques et syntaxiques du français. A la fin du 19e s., les cabarets donnent au genre une vocation plus pittoresque, dans l’imitation des parlers populaires. Au fil du temps, ce genre va se stabiliser, par le biais de la mise à l’écrit, notamment, et va se spécialiser, entre autres, dans l’enregistrement de la parole déviante. Au début du 19e s., les genres théâtraux sont à nouveau assez rhétoriques, avec le renouveau du vers (Musset, Hugo). Des pratiques innovantes (le mélodrame) renouvellent un dialogue entre texte dit et musique qui avait été déjà exploré par l’opéra comique au 18e s. Dans la deuxième moitié du siècle, le recul du théâtre en vers tend à redonner accès à une parole spontanée. L’esthétique théâtrale quitte la convention pour s’efforcer de mimer la réalité des échanges verbaux. Elle voit disparaître des « sous-genres » textuels comme le monologue. Les auteurs et les acteurs privilégient la mise en scène de la dynamique communicationnelle, allant jusqu’à l’effet d’improvisation. Le vaudeville et le théâtre de boulevard conquièrent le public bourgeois. Dans les années 1890, une « re-littérarisation » du théâtre s’observe, parallèle à ce qui se passe dans les autres genres littéraires, et qui a pour conséquence la réapparition de modèles rhétoriques (Rostand) et poétiques (Maeterlinck). La syntaxe théâtrale redevient artificielle. Après la Première Guerre mondiale, c’est le retour en vogue de la comédie, où le marquage d’un personnage par son discours est un passage obligé. Le phénomène se retrouve dans le dialogue de cinéma, nouveau genre calqué au départ sur le théâtre (français argotisé de Fric-frac, 1936 ; voir Abecassis 2005). Avec l’enregistrement phonographique (1877) et l’apparition de la radio, la parole est susceptible de se conserver, et donc précieuse. Les discours publics acquièrent un statut re-
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productible qui en fait soigner la forme (Jaurès). L’éloquence parlementaire se littérarise, tout comme la vie publique est de plus en plus marquée par les idées politiques. On observe une technicisation progressive de la préparation des discours et des prises de parole publique (radio, télévision…), surtout sensible à partir des années 1970. Le formatage des émissions contraint le discours, suscitant l’apparition, dans le journalisme, de toutes sortes de microgenres textuels (depuis l’émission, genre moyen, jusqu’à la brève, l’éditorial, le communiqué), mais, depuis les années 1990, l’ensemble des genres de l’oral médié est touché par un phénomène dit de « conversationalisation » (Fairclough 1992). On transmet fréquemment en direct des dialogues privés. Aujourd’hui, il est difficile de dire si les nouveaux modes de médiation de l’oral (téléphone, skype, vidéos…) créent ou non de nouveaux « genres ».
9.3 Dans l’écrit Si l’on part du premier texte dont on dit classiquement qu’il fait partie du patrimoine « français », les Serments de Strasbourg (842), on y trouve déjà la manifestation d’une difficulté qu’on retrouvera dans bien des textes ultérieurs : l’hybridation entre le reflet d’usages oraux, et l’influence de traditions discursives et langagières écrites, notamment celle du serment de fidélité et de la tradition juridique latine. Dès le début, la graphie latine sert de diasystème oral, comme la syntaxe sert de prototype énonciatif. Parfois, la partition entre français et latin se fait entre couplets et refrain (Aube de Fleury, 10e s.). La Cantilène de Sainte Eulalie (fin 9e s.), de son côté, se situe également à un carrefour : entre le monde exclusivement latin des lettrés et l’apparition d’une mise à l’écrit de la langue orale vernaculaire à des fins littéraires (roman). Dans le Sermon sur Jonas, également (entre 938 et 952), le latin et la langue vernaculaire sont imbriqués, des mots de français septentrional graphiés en toutes lettres venant s’insérer dans un latin transcrit en « notes tironiennes », c’est-à-dire dans un procédé d’abréviation qui a été beaucoup utilisé dans l’histoire du latin jusqu’au 12e s. environ, et qui tire son nom de Tiron, secrétaire de Cicéron (Andrieux-Reix 2000). A la même époque, les vies de saints continuent le plus souvent à être écrites en latin, mais leur degré d’élaboration langagière baisse, pour ne pas entraver la communication. Certaines passent tôt au français (Vie de saint Léger, ca 1000). La lecture à haute voix permet parfois de faire la transition avec le roman. Aux 14e et 15e s., elles sont souvent transcrites en français, stimulant autant la production spirituelle qu’illustrant la langue française (La légende dorée, premier livre imprimé en français en 1476). La notion de « scripta » vise à décrire la variété de langue utilisée spécifiquement à l’écrit et à montrer que cet écrit n’est pas un enregistrement de l’oral, mais une construction. Une grande quantité d’écrits relevant de genres administratifs fut produite au Moyen Age, ce qui représente une masse textuelle considérable, toujours en cours de recollection (Monfrin et al. 2009). Dans les pratiques au sein des nouveaux genres non littéraires que sont les chartes, les testaments, les inventaires, c’est souvent la conscience linguistique du scripteur (graphique, lexicale, syntaxique), qui constitue le support essentiel à l’identification de la variété, dans ce qui reste un ensemble très composite. Les copistes modifiaient notamment souvent les documents en fonction du destinataire. Les premières chartes en français apparaissent au début du 13e s. Elles comportent des formules stéréotypées, mais aussi beaucoup de traits d’oralité (zeugmes, ruptures de construction). Au début du 14e s., on voit apparaître les premières lettres de rémission, incluant l’oral représenté du justiciable, dans lesquelles le roi accorde sa grâce, d’abord en latin, puis en français. Puis les coutumes, ensembles
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d’usages d’ordre juridique, qu’on commence à coucher par écrit, à partir de traditions orales, ce qui suscite parfois des problèmes lexicaux. 9.3.1 Naissance des genres littéraires A partir du 12e s., les genres littéraires, qui jusqu’alors consistaient surtout en vies de saints et traductions partielles de la Bible, et qui avaient souvent une fonction hagiographique et un lien avec le public ecclésiastique (Vie de saint Alexis, ca 1050), se diversifient considérablement, avec les chansons de geste, chansons de trouvères, les genres théâtraux comme le mystère, les ouvrages historiques, les « romans » à contenu souvent antique, mais en langue romane, les fabliaux. On peut distinguer des textes à vocation littéraire et des textes à vocation documentaire. Dans les genres narratifs non chantés et passés à l’écrit, s’inscrivent le roman, qui s’épanouit à partir de 1150, le lai (à partir de 1170), le fabliau… Les genres sont classés, notamment dans le domaine de la poésie, et se répartissent les usages linguistiques, entre le français et le latin. Certains genres, comme le fabliau, sont désormais réservés au français. Dans les premiers textes, ceux des chansons de geste, la syntaxe est simple, elle suit la versification (la césure séparant parfois deux courtes propositions juxtaposées), elle fait beaucoup usage de parataxe, et les motifs sont souvent associés à des formules stéréotypées. Les textes juridiques, de leur côté, introduisent de nombreuses subordonnées. Dès la fin du 12e s., chez Chrétien de Troyes en particulier – mais aussi chez les troubadours en occitan – la syntaxe est complexe, avec autant de subordonnées que de principales. Aux 14e et 15e s., la syntaxe se complexifie encore, sur le modèle de la période latine redécouverte. Une pratique répandue est de mettre en prose d’anciennes œuvres versifiées, ce qui a des impacts sur la syntaxe (Colombo-Timelli et al. 2010). Les textes « littéraires » relèvent à l’époque du genre narratif, très ancien, auquel se mêle parfois le genre didactique. Le genre argumentatif est quasiment absent en tant que tel, même si des passages d’œuvres narratives, par le biais de l’allégorie notamment, en relèvent. Certains textes des siècles passés acquièrent une grande audience, tel le Roman de la Rose, dont on connaît plus de 300 copies manuscrites. Leur texte est étudié, glosé ; il acquiert une certaine autorité. A côté d’eux, les textes de « pratique », comme les chartes, font usage d’une langue autre, à la syntaxe plus simple, peu subordonnée, s’efforçant d’être « claire », et parfois redondante (privilégiant par exemple l’expression de tous les pronoms sujets, les pronoms relatifs doubles lequel, laquelle, qui, indiquant le genre, permettent d’identifier sans ambiguïté le référent). Enfin, les textes techniques, comme les devis, se caractérisent par de fréquentes énumérations et l’usage d’un vocabulaire technique. Les premiers textes scientifiques en français datent de la première moitié du 12e s. (Philippe de Thaon). Certains genres se détachent, comme le comput, qui sert à calculer les dates des fêtes mobiles, le bestiaire, le lapidaire, qui servent souvent aux clercs pour préparer des discours comportant des allégories. Au 13e s., on trouve la première encyclopédie scientifique en français, l’Image du monde de Gossuin de Metz. De nombreux textes latins des arts libéraux sont traduits en français, entraînant l’apparition d’une nouvelle culture. On estime que 30% des livres de la bibliothèque de Charles V au Louvre, à la fin du 14e s., étaient des livres de science, soit plus que la littérature liturgique ou biblique (26%). La question de savoir si la langue française est suffisamment équipée, notamment au plan lexical, pour franchir ce pas est sans cesse posée, mais les traducteurs qui travaillent sur commande, et qui n’ont pas le choix, élaborent sans cesse de nouvelles solutions, qu’ils expli-
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citent parfois dans leurs préfaces (Bersuire, fin du 14e s.). Au plan syntaxique, le désir de concision, facteur d’élégance, mais aussi d’ambiguïté, s’oppose à une esthétique de l’ornement et de la redondance qui persiste jusqu’à la fin du 17e (débat entre atticisme et asianisme ; voir Fumaroli 1968). Pour ce qui est des arts dits non libéraux, certains, comme la médecine, la chasse, l’art de la guerre ou le droit, donnent lieu parfois à des exploitations littéraires, et gagnent de ce fait un passage à l’écrit. 9.3.2 La révolution de l’imprimerie A partir de l’apparition de l’imprimé, les scriptas régionales reculent et la langue imprimée s’unifie petit à petit. Les imprimeurs jouent un rôle fondamental dans l’établissement de ce qu’on pourrait appeler une « orthotypie », ou une « orthotypographie » (Baddeley 1994, Chartier 2015). C’est plutôt dans des documents du type comptes, inventaires, procèsverbaux, suppliques, pétitions, lettres privées, qu’on va désormais trouver des traits dialectaux. Les dialectes ne sont pas écrits. Seul l’est le français. C’est le moment où on cherche à assurer une fixité, par le biais de l’imprimé, à des textes qui s’étaient autrefois transmis par copies. On va alors jusqu’à modifier considérablement les textes, rimant une épopée assonancée ou la mettant en prose. Le caractère « mouvant » des textes du Moyen Age arrive à son étape ultime, en concomitance avec des changements linguistiques importants. Le passage à l’imprimé est l’occasion de moderniser ce qui apparaît déjà comme un « vieux langage ». Toutefois, avant 1500, 77% des livres imprimés le sont encore en latin. A partir du 15e s., parallèlement à l’effacement progressif du latin (Coletti 1987), apparaissent des genres de l’éloquence en langue vernaculaire. C’est aussi le moment où de nombreux genres rhétoriques et poétiques passent à l’écrit. Il en résulte l’apparition de nouveaux patrons lexicaux et syntaxiques (topicalisation, nouvelles fonctions dans la phrase), ainsi que rythmiques. Le lien période / phrase / vers se modifie et on constate une plus grande variété. C’est également le moment d’une « relatinisation » de la syntaxe. Le genre de l’histoire se développe. Il a été l’un de ceux qui, depuis les Grandes Chroniques de France (1274) ont le plus favorisé le français, même si les Mémoires de Commynes avaient encore pour but de servir au travail en latin d’un humaniste italien. Le travail rhétorique de la phrase est bien plus conséquent, sous l’influence des humanistes italiens et de la chancellerie pontificale, notamment. Un français « littéraire » commence à apparaître, même si la pratique des Belles-lettres reste encore très associée au latin. Souvent, il se moule sur les structures de cette langue, si bien que les calques syntaxiques abondent. Cette latinisation a des avantages pour les lettrés : elle connaît dans les premiers temps un grand succès. Au plan lexical en revanche, elle a l’inconvénient de charger la langue de néologismes et de doublons sémantiques. La question fait débat, mais ces mots s’imposent, comme le montre la pérennité de la traduction de Tite-Live par Bersuire (1486), qui est publiée avec un glossaire. Le français se dote de phraséologies et de terminologies, en faisant une langue savante à l’instar du grec et du latin ; c’est aussi désormais une langue de « commentaire ». A partir du 14e s., la science commence à passer au français (Chirurgie de Henri de Mondeville, 1314 ; voir Ducos 2012). Le mouvement se poursuit au 15e s. avec des traités de mathématiques notamment, les autres sciences, comme l’astronomie, venant bientôt (J.-P. de Mesmes, Institutions astronomiques, 1557). Comme on s’appuie beaucoup sur les traductions (Galderisi 2011), les formulations sont volontiers contournées, et on pratique
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beaucoup le doublet synonymique, qui permet d’user de deux variétés de langue simultanément. Au cours du 17e s., tous les domaines passent progressivement au français, y compris la philosophie avec le premier traité écrit directement en français (Descartes, Discours de la méthode, 1637), et cela a comme conséquence un nouvel épisode de relatinisation assorti d’une forte néologie sur base latine s’observant également au même moment en anglais et en allemand, et créant des possibilités d’intercompréhension dans l’espace de ces discours spécialisés. Les domaines se répartissent les bases : le vocabulaire médical est presque tout entier grec, tandis que la mécanique est tout entière latine (Quemada 1955). A la fin du 17e s., un nouveau genre apparaît : la vulgarisation scientifique, avec le Journal des savants (1665) et la Nouvelle république des lettres (1684). Durant tout le 18e s., la vulgarisation scientifique infiltre les genres autrefois exclusivement littéraires (Voltaire, Lettres philosophiques, 1734). Le lexique, la grammaire et la mise en forme du propos sont durablement modifiés, avec notamment la mise en œuvre du principe de la généralisation. Les anciennes formes délibératives de l’argumentum se trouvent à présent au service de l’exposé assertif des vérités révélées par la science. Au début du 16e s., l’écrit public se fait encore beaucoup en latin. On note un progrès du français, mais encore faible quantitativement, malgré les discours. Les livres sont rares et chers ; ils concernent un monde à part : les lettrés (Martin et Chartier, 1989). Cependant, entre 1550 et 1720 environ, la traduction constitue une base fondamentale de l’équipement de la langue, d’importance décisive dans l’installation de patrons langagiers propres à l’écrit. En contexte réformé, la « Bible d’Olivetan » (1535), l’Institution de la religion chrétienne de Calvin (1536) et la « Bible de Genève » (1588) formalisent des traditions stylistiques et rhétoriques (sermons souvent écrits sur la base d’un stock de citations bibliques traduites et d’éléments phrastiques repris). Au 16e s., en revanche, les écrits privés sont encore très rares. Tout au plus recense-t-on quelques livres de comptes. Il semble y avoir peu de correspondances, ou du moins nous n’en conservons que très peu. Du côté littéraire, depuis les « arts de seconde rhétorique » du milieu du 15e s., on assiste à un processus de « littérarisation » du français. Le genre poétique est marqué par la conception d’une parole poétique élevée, pleine, riche, copieuse, « élocution », selon Ronsard, qui doit se faire « splendeur de paroles bien choisies » (Art poétique). C’est le moment de l’épopée versifiée (Agrippa d’Aubigné). Les traductions et réactualisations de romans, comme celle de l’Amadis de Gaule (1540) doivent illustrer la richesse de la langue. Les initiatives lexicales, syntaxiques et orthographiques sont bienvenues. Description grammaticale, tradition rhétorique et pratique littéraire se croisent pour proposer de nouveaux modèles. De nouveaux paramètres subjectifs sont mis au premier plan, comme la sonorité, la grâce, le recours à l’ « oreille » (Meigret), et également l’aspect esthétique des lettres étymologiques. Pour Du Perron, Ronsard est le premier à « avoir fait parler les Muses en français ». Dans son Projet d’eloquence royale (1579), Amyot formule la nécessité de créer une stylistique nouvelle du français, d’équiper la langue, de façon à soutenir le pouvoir royal. La théologie et la philosophie, en revanche, ne sont pas encore passées au français. L’entreprise de Montaigne (1580-1588) paraît isolée, même si elle indique une voie, en termes de formulation, qui sera plus tard empruntée par les moralistes (notamment Pascal). Au 17e s., les propositions de Malherbe apparaissent comme une révolution dans le langage poétique, impliquant notamment un emploi moindre des métaphores, une réfection de la versification ouvrant la voie, dans l’écriture du vers, à une codification de l’ordre des mots, un figement des constructions verbales, et une limitation morphologique des parties de langue touchant par exemple les adjectifs (voir Peureux 2009). Les années 1620-1630 sont
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le moment d’une confrontation entre la langue poétique et la langue générale. Dans les statuts de l’Académie française créée en 1635, la présence, à côté d’un dictionnaire, d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique dans les objectifs de l’institution indique une volonté d’intégrer la réflexion sur les genres de discours à la réflexion générale sur la langue. Dans les années 1650, le roman et un certain nombre de genres poétiques sont marqués par le courant de la préciosité, qui entend réduire la barrière entre l’écrit et l’oral, mais par le biais d’une culture de langue élitiste, ludique, et sociologiquement marquée. Le roman se distingue alors par son ampleur, tandis que la nouvelle galante et l’histoire (au sens fictionnel) sont de format plus bref. L’ambition est parfois (La Princesse de Clèves, 1678) de rejoindre le discours familier. Toutefois, ce lien avec l’oral est un trait qui caractérise plus largement les genres de discours au 17e s. Il est courant que des livres à teneur argumentative adoptent la forme du dialogue ou de l’entretien. Beaucoup de textes sont adressés, sur le modèle plus ou moins détourné de l’épitre (genre codifié) ou de la lettre. On voit apparaître avec les « canards » (publications spécialisées dans la diffusion de faits divers) des textes qui prétendent imiter la dynamique de l’oral (en réalité de façon assez lointaine). Au moment de la Fronde (années 1640), toutes sortes de textes en prose et en vers, le plus souvent anonymes, s’expriment de manière satirique et polémique sur la situation politique : les « mazarinades » (voir Carrier 1989 et 1991), qui inaugurent une pratique du discours polémique populaire qui se répandra au 18e s. La lettre, qui était encore au début du 17e s., sous l’influence de la tradition latine, un objet de soin destiné à la publication, chez une élite cultivée, et qui faisait l’objet de codifications (manuels épistolographiques), tend au cours du siècle à devenir plus familière. Dans la première moitié du siècle, des auteurs (Guez de Balzac, 1624) publient des volumes de lettres parfois fictivement adressées à leurs correspondants, et qui sont de vrais produits littéraires. Le genre de la « lettre diplomatique », également, est un sous-genre très utilisé au moment de la signature des congrès de paix, de même que la « lettre scientifique » (à entendre au sens large, portant sur tous objets de savoir ou de controverses) à la fin du 17e s. et au 18e s. Dans la deuxième moitié du siècle, le principe de la correspondance privée se généralise, dans la classe élevée, sans intention systématique de publication. Les lettres les plus fameuses de cette fin de siècle, celles de Madame de Sévigné, ne commencent à être publiées qu’en 1734. Le développement de cette pratique spontanée contribue à modifier la syntaxe, avec notamment la multiplication des modalisateurs, la diminution de la subordination, l’extension de la juxtaposition, le développement du clivage, une plus grande souplesse dans la construction des compléments et des expansions. Au 18e s., des « peu lettrés » n’hésitent pas à écrire des lettres développées, sans connaissance réelle des normes grammaticales et graphiques, mais en se laissant guider par ce qui leur semble codifié par le genre de discours (GEHLF 1992, Branca et Schneider 1994, Ernst et Wolf 2001-2005). On remarque dans les textes conservés (ceux des femmes d’écrivains, par exemple) une grande place dévolue aux formules, et parfois une imitation des enchaînements discursifs propres à la prose élevée, dans une forme d’hypercorrection générique. Le manuscrit d’autobiographie laissé par l’ouvrier vitrier Louis Ménétra (Roche 1982) révèle également un souci de suivre (non sans ironie) les codes génériques du genre des mémoires aristocratiques. De nombreux genres non fictionnels se développent au 17e s. L’historiographie occupe une place de choix, de par son prestige. Mais on observe aussi le développement des réflexions, des traités. Les années 1670 voient le développement de la critique littéraire, bientôt
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rejointe (début du 18e s.), par la critique d’art. A côté de l’œuvre des moralistes (pensées, réflexions, aphorismes, maximes) des genres mineurs rassemblent les propos, comme cela avait été déjà le cas au 16e s. : ce sont les recueils d’ « ana », recueils de pensées détachées, d’anecdotes et de bons mots. Au début du 18e s., l’ensemble des genres de discours relevant des Belles-Lettres connaît une crise. La différence vers / prose est fragilisée par les réflexions théoriques de La Motte, Du Bos, Diderot. On se livre parfois à la mise en prose de tragédies de Corneille ou de Racine, et la question de la traduction d’Homère fait s’interroger sur les apports réels de la versification, qui se trouve alors critiquée pour son artificialité et ses contraintes. Le théâtre et les romans de Marivaux inaugurent une utilisation beaucoup plus affirmée du langage de tous les jours, qui se traduit par une nouvelle inventivité morphologique, une abondance d’adjectifs et d’adverbes, et une nouvelle manière de moduler la construction de la phrase en fonction du locuteur qui est censé parler. L’écriture s’organise en fonction d’une dynamique communicative qui comporte sa part de désinvolture et de non respect des normes (anaphores, accords par syllepse, ellipses). On est moins réticent qu’au 17e s. devant les expressions figées ou les phraséologies de statut problématique, que ce soit au plan sociologique ou esthétique (métaphores). Au 18e s., l’expression subjective gagne tous les genres, comme en atteste la prégnance des mémoires et des correspondances privées passées à la publication. Les romans se centrent volontiers autour d’un « je » qui en conditionne l’énonciation. La dimension énonciative des textes est sensible, théâtre et roman s’influençant réciproquement. La poésie, de son côté, reste relativement enfermée dans des cadres conventionnels. Une nouvelle séquence de discours apparaît néanmoins : la description, à présent utilisée pour elle-même et non à des fins instrumentales ou d’ornement épisodique comme auparavant, et destinée à se généraliser dans les romans et en poésie au 19e s. Dans la deuxième partie du siècle, après une phase de crise, les genres de l’éloquence regagnent du terrain. A partir du canon que constitue le théâtre classique, on reforme des modèles de périodes destinés à la prose. Les figures (de sens ou de construction) ne sont plus comprises comme des ornements, mais comme des caractères intrinsèques du langage (Du Marsais). C’est le procès de la rhétorique et le triomphe de l’éloquence qui reviennent dans les textes théoriques de Fénelon, Buffier, Diderot et D’Alembert, et qui motivent une nouvelle fabrique de la phrase : acceptation des phrases nominales, alternance de synthèses et d’expansions argumentatives, prise en compte de la rythmique, interruptions par des modalisations, pauses dans le discours. 9.3.3 De nouveaux genres textuels A la Révolution, l’explosion des publications éphémères ou périodiques (3000 brochures parues dans la seule année 1789), déjà amorcée dans les années 1780, s’accompagne d’une exploitation de genres autrefois considérés comme mineurs dans un contexte politique : chansons, dialogues. Un mini-genre textuel apparaît : celui de la nouvelle (au sens journalistique et non littéraire), dans des feuilles. A destination d’une population parfois insuffisamment lettrée, le langage visuel est souvent sollicité en appui du langage verbal, créant, comme avec les anciens emblèmes, blasons ou armoiries, une solidarité de fonctionnement entre genres verbaux marqués parfois par l’emphase et la copia (abondance), et genres visuels synthétiques et forts, autour d’icônes (cocarde, carmagnole, bonnet phrygien), dans le phénomène de la caricature notamment. La sémiotique double qu’utilisent ces publications
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(image accompagnée d’une devise, par exemple) anticipe sur les dispositifs du journalisme à venir. Après 1799, l’interdiction par les nouveaux consuls de créer tout nouveau journal, et la possibilité de supprimer des feuilles existantes fait s’effondrer la pratique des périodiques. En 1811, il ne restait que quatre journaux en France. Le début du 19e s. est marqué par le développement des genres techniques, qui ne sont plus dans la seule généralisation scientifique, et qui s’adressent à un public plus restreint : chimie, physique, théorie des nombres... C’est le début d’un gonflement sans précédent de la terminologie de spécialité, et d’un mode d’écriture moins centré sur la réception, destiné à devenir international, également. Dans la deuxième partie du siècle, le mouvement touche les « sciences humaines », avec l’essor de la psychologie, de l’ethnologie, de l’anthropologie, de la linguistique. Sous l’influence du positivisme, l’écriture recherche l’objectivité, la neutralité lexicale, la simplicité syntaxique, fuit les équivoques. Lorsque ce type d’ouvrage est censé s’adresser à un public large, on parle d’ « essai », un genre polymorphe qui traverse tout le 20e s. La vulgarisation donne lieu aux manuels. L’écrit scolaire se développe considérablement, de même que tout ce qui a trait à l’équipement de la langue (grands dictionnaires, encyclopédies, grammaires). Au moment du « romantisme », les genres de l’écrit tendent à s’éloigner les uns des autres et à retrouver leur configuration traditionnelle, une certaine « langue littéraire » étant réapparue. La prose éloquente de Chateaubriand, marquée par la tradition classique, un vocabulaire surveillé et le recours au modèle périodique, indique qu’une nouvelle valeur idéologique, patrimoniale, est donnée à la littérature. En contrepoint, la pratique simultanée par les écrivains du 19e s. de la littérature et du journalisme (Nerval, Balzac, Dumas, Sue), activité qui est liée de manière particulière au changement linguistique, favorise une interpénétration des genres et des discours. On a tendance à abandonner la conception unifiante de la rhétorique qui l’avait emporté au 18e, ainsi que l’idéal de l’abstraction. La variété des discours est bien plus admise. La poésie se fait volontiers narrative (poème dramatique, poème narratif). Mais elle franchit aussi la barrière du vers (poème en prose). Ce qui marque la poésie, désormais, c’est plus un rapport au langage que l’obéissance à un genre de discours. L’autobiographie devient une pratique littéraire quasi systématique chez les écrivains de renom, en marge de la fiction. Depuis la fin du 18e s., la démocratisation de la lecture (Chartier 1987) a également permis l’essor d’une littérature populaire véhiculée par les colporteurs. Sur la base des contes de fées, le conte est devenu un genre plus large, que viennent rejoindre la réécriture des anciens romans de chevalerie, des récits comiques ou des histoires terrifiantes, à la mode dans les années 1800-1820. C’est le début d’une production industrielle de romans, conçue en ateliers (tel celui de Dumas avec Maquet), et utilisant le procédé du « feuilletonnage ». Les dialogues envahissent le genre, le principe de la caractérisation de la voix des personnages permettant de faire entrer la diversité des paroles sociales dans le roman. Le procédé du discours indirect libre permet d’intégrer ces paroles dans l’énonciation. A la fin du 19e s., les genres journalistiques se diversifient, avec l’apparition des chroniques sportives (le turf). C’est le début de la presse spécialisée (Le Vélo, 1891, L’Auto, 1900), qui voit se diffuser une prose faite à la fois de technicité assumée et d’outrance rhétorique – dans l’admiration et l’exaltation. Les almanachs traditionnels sont toujours très lus (ceux de Hachette entre 1880 et 1900). D’autres publications mêlant textes informatifs et illustrations fleurissent, souvent dans le registre plaisant (le Journal amusant). Un genre nouveau apparaît : la bande dessinée (Bécassine, de Caumery et Pinchon, 1902 en périodique), héritière de l’histoire en images légendées. Le public des années 1900 a le choix
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entre un écrit relevant de formes hautes (« littérature ») et un écrit relevant de formes plus familières. La frontière entre le fictionnel, l’historique et l’argumentatif n’est pas toujours nette. Dans la première moitié du 20e s., la littérature romanesque est confrontée à un dilemme quant au rapport aux normes grammaticales. C’est le moment de nombreuses querelles autour de l’influence positive ou négative du langage de certains écrivains, qu’on accuse parfois de détruire le « bon français ». L’exemplarité du genre du roman, notamment, est mise en cause. Sa perméabilité désormais assumée à l’égard des genres de l’oral et des genres mineurs de l’écrit, fragilise son rôle directeur sans mettre toutefois en péril son prestige littéraire. Dans la deuxième moitié du siècle, après la proposition audacieuse de Céline, il devient fréquemment un terrain d’expérimentation pour le passage à l’écrit de physionomies langagières empruntées au seul oral (Queneau, San Antonio). D’autres pratiques littéraires essaient de renouer à partir de la langue écrite un fil avec l’oralité (Novarina). La représentation de l’oralité devient un phénomène récurrent dans les pratiques littéraires, ce qui a un impact sur la morphologie (parfois), sur la sémantique, la grammaire, et surtout l’organisation narrative et informationnelle (Mahrer 2017). Le genre du roman explose en sous-genres (roman historique, roman de jeunesse, roman d’aventures, roman rose, roman noir, fantasy ou science-fiction). Des genres comme la biographie sont à mi-chemin entre l’écriture académique (nouveau genre de discours au 20e s.), la pratique journalistique et l’écriture littéraire. De façon plus générale, on parle de « récit » (récit de voyage, récit de vie) et de « témoignages ». Dans les années 1980, l’autofiction vient mettre en question la coupure traditionnelle entre historia et fabula. Les fonctionnements énonciatif, temporel, modal, des textes, en sont significativement affectés. A partir des années 1950, les genres du journalisme se répartissent en trois volets : presse écrite, radio, télévision, ce qui a pour conséquence l’apparition de genres textuels hybrides, et adaptables aux trois médias (l’interview). L’écrit journalistique est marqué par le phénomène de la fragmentation de la lecture, coupée par des intertitres, orientée par des dispositions différentes. Le principe de variété fait coexister les genres textuels au sein de la mise en page. La publicité récupère de l’action politique le genre du slogan, lieu d’expérimentation lexicale, syntaxique et pragmatique. La vie quotidienne voit également son rapport aux genres de l’écrit bouleversé par la multiplicité d’éléments langagiers et textuels diffusés sur des supports hétérogènes. Les textes à intention injonctive se multiplient, de la notice d’utilisation aux tracts politiques en passant par la publicité et les formulaires administratifs. Des genres auparavant mineurs, comme le livre de cuisine ou le guide touristique, occupent une place décisive en librairie. La variété des types d’écrit auxquels l’usager se trouve confronté dans sa vie quotidienne (catalogues, livrets, modes d’emploi, formulaires, descriptions et instructions diverses) devient considérable. Ce rapport utilitaire au langage crée une nouvelle « objectivité » mais aussi des figements phraséologiques. A partir de la fin du 20e s., de nombreux genres textuels de l’écrit ne sont pas ou plus issus d’une pratique orale, certains textes écrits devenant difficiles à oraliser. On peut se demander quel impact ce fait a eu sur le réglage lexical (rapport à la langue d’usage) et syntaxique (longueur et forme des phrases). Dans les pratiques émergentes de l’écrit du 21e s. enfin (écrit numérique, courriels, messageries de discussions, blogues, tweets, SMS), il est difficile pour le moment de repérer des « genres », mais il est certain qu’une porosité avec des genres installés dans l’écrit traditionnel est en train de permettre l’apparition de nouvelles formes (roman numérique, communication politique par SMS ; Fairon, Klein et Paumier 2006, Jones et Hafner 2012).
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Références bibliographiques : Abecassis 2005 ; Adam 1992 ; Adam 2001 ; Aschenberg et Wilhelm 2003 ; Baddeley 1994 ; Bakhtine 1984 ; Balibar 1985 ; Banniard 1992 ; Bériou 1998 ; Branca et Schneider 1994 ; Carrier 1989 et 1991 ; Chartier 1987, 2015 ; Martin et Chartier 1989 ; Coletti 1987 ; Colombo-Timelli et Ferrari, et Schoysman (éd.) 2010 ; Ducos 2012 ; Ernst et Wolf 2001, 2002, 2005 ; Fairclough 1992 ; Fairon, Klein et Paumier 2006 ; Fogiel 1989 ; François 1959 ; Fumaroli 1968 ; Galderisi 2011 ; GEHLF 1992 ; Guenée 1968 ; Guilhaumou 1989, 1998 ; Jones et Hafner 2012 ; Koch et Oesterreicher 1985 ; Koch 1997 ; Kristol 1995 ; Lodge 1997 ; Loiseau 2013 ; Lüdtke 2009 ; Mahrer 2017 ; Monfrin, Vieilliard et Glessgen 2009 ; Peureux 2009 ; Polzin-Haumann et Schweickard 2015 ; Quemada 1955 ; Roche 1982 ; Schlieben-Lange 1983 ; Stimm 1980 ; Zink 1976 ; Zumthor 1987.
Gilles Siouffi
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Chapitre 10. Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue
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Chapitre 10 Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue, les facteurs sociolinguistiques Partie 2. Histoire externe Chapitre 10. Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue
La question de l’influence qu’ont pu avoir les interventions sur les parlers dans leur histoire a été souvent minorée du fait d’une fréquente focalisation autour de l’analyse des évolutions de type interne, qui permet de tester l’opérativité de règles et de méthodes proprement linguistiques. Pourtant, dès le moment où il entre dans un processus de grammatisation (Auroux 1994 ; à distinguer de la « grammaticalisation », notion utilisée pour décrire des changements internes), un parler voit se mettre en place une dialectique entre interventions et prescriptions explicites, normes implicites et usages, qui est susceptible d’atteindre chacune de ses physionomies (phonétique, lexicale, syntaxique, etc.). L’histoire de la langue française, de ce point de vue, est souvent donnée comme l’exemple d’une histoire associée à une tradition normative soutenue, et à des interventions marquées ayant eu des significations politiques (sur la Révolution, voir Certeau et al. 1973 ; plus généralement Hassler 2001, Merlin-Kajman 2001). Selon Coseriu (2001 : 247), la langue française fait partie de ces langues où le poids de la norme, ou des normes, a fini par devenir plus grand que celui du système. Par le terme « interventions », on rendra d’abord compte de ce qu’on appelle aujourd’hui les « politiques linguistiques », émanant la plupart du temps d’un état, d’une instance ou d’un organisme officiel, et impliquant l’emploi même d’un parler, soit de façon globale, soit dans une situation précise. Puis seront envisagés les réformes et les équipements techniques de la langue dans leur version explicite, celle qui donne lieu à un ensemble de discours métalinguistiques. Un rôle particulier sera accordé à l’enseignement, dans son aspect formateur du langage. En dernier lieu, seront abordées les dynamiques sociolinguistiques implicites qui sont beaucoup plus complexes à analyser de façon sûre, notamment pour les périodes anciennes, mais qui contribuent fortement à régulariser et unifier les usages : dynamiques de conformité, de distinction, de transmission, d’innovation, etc.
10.1 Les politiques linguistiques 10.1.1 En France S’il y a déjà eu au 9e s. des essais pour réglementer l’usage de la langue vulgaire dans l’espace sacré (concile de Tours, 813), la période de l’« ancien français » n’a pas connu de politique linguistique à proprement parler concernant ses vernaculaires. On vit alors simplement dans une diglossie avec le latin qui est allée en s’amenuisant, l’usage du latin reculant progressivement dans certains domaines (droit), sans qu’il y ait eu d’intervention particulière. Après l’ordonnance de Montilz-les-Tours (1454), qui demande que soient retranscrites à l’écrit les coutumes orales dans le nord de la France, qui fonctionnait encore sous le principe du droit coutumier, une question va se poser : dans quelle langue coucher à l’écrit ces formules coutumières ? A la fin du 15e s., les universités continuaient d’enseigner le droit en latin, mais les plaideurs utilisaient les parlers locaux. Il en résultait des dysfonctionnements de la justice qui vont aboutir, après plusieurs édits intermédiaires sous Charles VIII et Louis XII, à l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) qui est considérée comme la première manifestation véritable d’une volonté officielle en matière de langue (Trudeau 1992).
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Deux articles seulement de cette « Ordonnance générale en matière de justice et de police » signée par François Ier concernent la langue : les articles 110 et 111. L’article 110 entend que, dans les « faictz et escriptz » il ne puisse plus y avoir « aucune ambiguïté » qui demande « interpretacion ». L’article 111 enchaîne sur ce motif des contestations pour demander que les « arretz » et toutes les « autres procedures », « soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langaige maternel françois et non autrement » (Ordonnances des rois de France, 1902-1989, t. 9, p. 582). La formule « langaige maternel françois » peut paraître ambiguë, dans la mesure où, à cette date, le « françois » est loin d’être le « langage maternel » de tout le monde. L’ordonnance promulguée par Charles VIII pour le Languedoc en 1490 disait plutôt : « en langage François ou maternel », laissant ouverte la possibilité d’utiliser des parlers locaux, en l’occurrence occitans. De fait, on conserve la trace d’actes notariés rédigés en occitan jusqu’en 1592. Globalement, malgré tout, l’application de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, dont il ne faut pas surestimer l’effet obligationnel, s’est faite au détriment de l’occitan tout autant que du latin (Cohen 2001). Même si on relève que le passage au français était déjà notable avant, il a eu valeur de symbole dans une procédure au long cours d’expansion de l’usage du français qui, des premières années du 16e s. au règne d’Henri III, s’est faite en accord avec la politique royale. A l’issue des guerres civiles (1562-1598), de fait, la langue française va se trouver au cœur d’un système d’échange symbolique entre le pouvoir royal et des praticiens institutionnels qui, certes, en ont besoin, mais qui montrent aussi par ce biais allégeance au roi. L’entourage d’Henri IV perçoit bien la possibilité nouvelle qui s’offre de souder symboliquement la nation autour du roi par le biais de la langue. C’est ce mouvement qui conduira, en 1635, sous Louis XIII, à la création de l’Académie Française, institution imaginée sur le modèle des académies italiennes, et prolongeant des institutions déjà existantes au 16e s. (Livet 1858, Yates 1947). Formée à partir d’un cercle d’érudits dont la liste a été soumise à Richelieu qui en deviendra le protecteur, ses statuts sont élaborés dans l’année 1634. Les lettres patentes sont signées par le roi le 29 janvier 1635 et enregistrées par le Parlement en 1637. L’Académie a au départ davantage une mission d’équipement de la langue que d’authentique politique linguistique, mais elle va faire souvent, par la suite, notamment au 20e s., office de repère lorsque des décisions politiques impliquant la langue devront être prises. Durant les 17e et 18e siècles, on peut considérer qu’une « normativisation » forte de la langue ira de pair avec une absence de politique à proprement parler. La décennie qui commence en 1789 et se termine avec le coup d’Etat de Bonaparte du 18 Brumaire (9 novembre) 1799, en revanche, a vu diverses tentatives d’instauration d’une « politique de la langue » (voir Balibar et Laporte 1974, Certeau, Julia et Revel 1975). Au cours de la première année de la Révolution, dans le sillage de Siéyès (Guilhaumou 2002), diverses sociétés, des clubs, et des publications, s’occupent de la langue, loin de l’Académie, qui sera dissoute en 1793, et proposent toutes sortes de formes néologiques destinées à adapter la langue aux nouvelles réalités. L’Assemblée Constituante se prononce aussi sur un certain nombre de réformes dans les systèmes de désignation (poids et mesures, 8 mai 1790 ; suppression des titres et blasons, juin 1790, à laquelle la Convention ajoute le remplacement des formes d’adresse Monsieur, Madame, par citoyen, citoyenne le 10 Brumaire an II (31 octobre 1793), peu après qu’un nouveau calendrier, le calendrier républicain, fut entré en vigueur. Les révolutionnaires découvrent qu’une bonne part de leur action demeure incomprise des populations pour des raisons linguistiques. Dès août 1790, l’abbé Grégoire adresse à des correspondants une série de 43 questions « relatives aux patois et aux mœurs des gens de la campagne ». Cette longue et riche enquête aboutit à un « Rapport sur la nécessité et les moyens
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d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française » présenté au printemps 1793 (an II) à la Commission de l’instruction publique de la Convention. Plutôt que de traduire les textes (ce qui avait commencé d’être fait, notamment pour la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen »), l’idée est d’imposer de manière autoritaire l’usage de la langue française. Ce rapport va dans le même sens que celui déposé par le député Lanthenas, devant la même commission, le 15 octobre 1792, et qui porte sur « l’organisation des écoles primaires ». La politique de la langue à la Révolution est d’abord une politique d’instruction. Il s’agit de généraliser une éducation en français, sauf dans les zones frontalières (particulièrement à l’Est), où un bilinguisme est considéré comme pouvant présenter un intérêt pour la République. Le 2 Thermidor de l’an II (20 juillet 1794) a lieu ce qu’on pourrait appeler le « Villers-Cotterêts de la Révolution ». Un décret, très provisoire, énonce que, « à compter de la présente loi, nul acte ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu’en langue française ». Il témoigne de la consolidation historique de l’idée que la langue peut être réglée de manière autoritaire, ainsi que de l’idée d’un « statut », ou d’une certaine « officialité » de la langue, idées qui perdureront jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 1794-1795, sous la Terreur, on assiste à une véritable « obsession de la langue », qu’illustre le Rapport Barrère « Sur les idiomes », et qu’accompagne une lutte violente contre les patois, associés aux forces contre-révolutionnaires. Au plan du lexique, les intentions de changement de la Révolution sont affichées dans le « Supplément contenant les mots nouveaux en usage depuis la Révolution » qui accompagne l’étonnante édition du Dictionnaire de l’Académie, parue en 1798, sans l’approbation de cette institution, dissoute cinq ans auparavant. Au total, c’est bien sur le plan du lexique que les interventions de la Révolution ont pu produire une influence, encore que beaucoup de mots n’aient eu qu’une existence éphémère, et que les dispositions de redénomination aient été ensuite annulées (Steuckardt 2006). Du côté de la syntaxe, l’influence des interventions peut être considérée comme quasi nulle, même si on a pu observer un changement dans la perception stylistique de certains tours (Seguin 1989). Le 19e siècle n’a pas connu, en France, d’épisode d’interventions politiques sur la langue, si ce n’est que c’est à cette époque que le programme de généralisation de l’usage du français dans l’enseignement, élaboré sous la Révolution, a pu être véritablement mis en œuvre, notamment après les lois de Jules Ferry. Sur l’occitan, on peut citer le succès partiel de l’action de Frédric Mistral, avant sa dilution au siècle suivant. A l’exception de la brève parenthèse de Vichy (lois de 1941 et 1942 sur l’introduction des « langues dialectales » à l’école), et de la loi Deixonne de 1951 qui autorise l’enseignement facultatif de certaines langues régionales, il faut attendre les années 1960 pour que de véritables interventions du législateur en matière de langue reparaissent. L’objectif est alors d’essayer de contrer l’influence socioculturelle grandissante de l’anglais. La loi Bas-Lauriol, par exemple, votée par le Parlement le 31 décembre 1975, prescrit l’usage obligatoire de la langue française dans les inscriptions de l’espace public, les contrats de travail, les transactions, les informations radiophoniques et télévisées, les dénominations et modes d’emploi des produits, etc. Seuls certains produits connus sous leur appellation étrangère peuvent être exclus de cette réglementation. En 1992, alors que le traité de Maastricht venait d’être signé, une révision de la Constitution de 1958 est adoptée, stipulant que « la langue de la République est le français » (article 2). Certains y ont vu l’aveu d’une inquiétude quant à la progression possible de l’anglais dans l’espace européen, et partant français. Un résultat de cette révision constitutionnelle fut en tout cas de rendre compliquée légalement l’adoption de la Charte européenne des langues
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régionales ou minoritaires, adoptée par l’Union européenne la même année (voir Albalain 2007). La France retrouve par ce biais la position hostile aux parlers régionaux qui avait été la sienne à la Révolution. En 1994, la loi Toubon va plus loin que la loi Bas-Lauriol en prétendant réglementer l’usage de la langue française dans les congrès scientifiques organisés sur le territoire français ainsi que dans les médias et l’enseignement, notamment universitaire (examens, soutenances de thèses, etc.). Cette loi entend en outre faire de la langue française « le lien privilégié des Etats constituant la communauté de la francophonie » (article 1). Certaines des dispositions prévues à l’origine furent censurées par le Conseil constitutionnel pour entrave à la liberté d’expression. Si la plupart des interventions légales dans l’usage de la langue en France à la fin du 20e s. ont eu comme finalité de s’opposer à la diffusion réelle ou redoutée de l’anglais, on peut relever que la loi Fioraso, en revanche, qui a été adoptée par les chambres en juillet 2013, a au contraire pour but de rendre possible l’enseignement universitaire en anglais, pour accroître l’attractivité de cet enseignement auprès des étudiants étrangers. 10.1.2 Hors de France Si le pacte fédéral de 1291 qui est considéré comme l’acte de naissance de la Suisse s’est conclu dans un périmètre majoritairement germanophone, l’extension de la Confédération qui eut lieu à partir du 15e s. vers les territoires romands implique des parlers français. A partir de 1814, la Constitution établit un trilinguisme officiel (allemand, français, italien) auquel viendra s’ajouter en 1938 le romanche. Le statut de la langue française dépend des cantons, allant du monolinguisme (Genève, Neuchâtel, Vaud, Jura), au bilinguisme avec l’allemand (Berne, Fribourg, Valais). En 2007 est entrée en vigueur une « loi sur les langues » qui précise l’usage des langues au sein de l’administration fédérale. Dans le même esprit, attentif à la diversité des langues et au plurilinguisme, mais aussi à l’intelligibilité de la communication, existe depuis 2008 à la Chancellerie fédérale un poste de Conseiller pour la politique linguistique parmi les missions duquel figure l’amélioration de la qualité des publications officielles et le soin de la diversité linguistique. A la fondation de l’Etat belge en 1830, la Constitution stipulait que les lois devaient être rédigées en version française uniquement. Mais la communauté flamande, déjà majoritaire numériquement, a gagné de l’importance économique et politique au fil du temps. Il en est résulté de nombreuses modifications constitutionnelles (1873, 1898, 1970, 1988, 1994…). Aujourd’hui, dans un paysage de trilinguisme incluant l’allemand, la politique linguistique des cinq niveaux de décision belges (l’État fédéral, les régions, les communautés, les provinces et les communes) est particulièrement complexe, et les discussions se déroulent dans une atmosphère tendue. L’Etat belge ne fonctionne en Wallonie qu’en français, et en Flandre qu’en flamand. Cependant, dans la région bruxelloise, le bilinguisme est obligatoire dans les institutions fédérales. Les groupes linguistiques sont représentés proportionnellement au Parlement. La justice fonctionne de manière unilingue selon la région linguistique où siège le tribunal. Selon l’article 23 de la constitution de 1994, « l’emploi des langues usitées en Belgique est facultatif » ; il peut être réglé par la loi « seulement pour les actes de l’autorité publique et les affaires judiciaires ». Des dispositions particulières sont adoptées, notamment pour ce qui concerne les « communes à facilités ». Le duché du Luxembourg, souverain depuis 1839, dispose de trois langues officielles, le français, l’allemand, et le luxembourgeois. Le français domine dans l’enseignement.
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La politique linguistique est également particulièrement complexe et enflammée au Québec. A la fondation de l’Etat fédéral en 1867, le Canada est officiellement bilingue, mais la communauté francophone va vite se plaindre d’une pression abusive exercée par l’anglais. En 1969, la « Loi sur les langues officielles » réaffirme le principe du bilinguisme, mais le Québec s’efforce de protéger le français, ce qui donne lieu, après plusieurs lois intermédiaires, à la « Loi 101 », « Charte de la langue française » (1977), qui stipule que « le français est la langue officielle du Québec » et crée un choc dans la communauté anglophone. Après des batailles juridiques, et suite à l’intervention, entre autres, de la « Commission des droits de l’homme » de l’ONU, les autres langues sont réintroduites par la « Loi 86 » en 1993. Les trois grandes phases de décolonisation qu’a connues la France (18e s. pour l’Amérique, 19e s. pour une partie de l’Afrique, après les années 1950 à l’échelle mondiale) ont donné lieu à des politiques linguistiques très diverses selon les pays concernés, sans que le français cesse d’être, le plus souvent, défendu (Valdman 1979, Robillard et Baniamino 1993, Cooper 2014). Après la fondation de l’Alliance française en 1883, de multiples organismes et associations ont vu le jour à partir des années 1950. Le Haut Conseil de la Francophonie, fondé en 1984 après la recherche d’une coopération par des politiciens québecois et africains, inaugure une signification politique de la notion de Francophonie (notée avec une majuscule lorsque qu’on parle de francophonie politique ; voir Valantin 2010). Cette notion est intégrée dans la politique officielle de nombreux pays. Aujourd’hui, l’Organisation Internationale de la Francophonie, qui comprend 80 pays, met en place des coopérations intergouvernementales. Mais ses actions sont parfois contestées (l’Algérie, par exemple, l’un des pays au plus grand nombre de locuteurs du français au monde, n’en fait pas partie). Dans une trentaine d’Etats aujourd’hui, le français est langue officielle ou co-officielle. En cas de co-officialité et de politique linguistique explicite, l’usage de la langue est la plupart du temps réglé sur le principe de la différenciation fonctionnelle (enseignement, médias, etc.). Au niveau international, on peut noter l’usage du français dans les traités de paix, lorsque ceux-ci ont cessé d’être rédigés en latin, même si, dans l’histoire, il n’y a jamais eu un caractère d’obligation attaché à une langue plutôt qu’à une autre en droit international. Si le français a parfois été considéré comme une « langue diplomatique » entre le traité de Rastatt (1714) et celui de Versailles (1919), cela n’a la plupart du temps été le cas qu’assorti de la mention qu’il s’agissait d’une situation particulière, non systématisable. Et si le fait que le Traité de Versailles a été rédigé en deux langues, le français et l’anglais, a entraîné les protestations officielles du président de la République, celles-ci ne sont dues qu’à l’illusion, un temps partagée, que le français avait véritablement le statut de « langue diplomatique ». De fait, après la Seconde Guerre mondiale, la pratique de l’interprétariat se généralisera dans les conférences internationales. Dans les années 1960, la France a tenté de promouvoir le français dans les institutions internationales comme l’ONU, la Cour pénale internationale, le Comité international olympique…, mais le français n’en est aujourd’hui la plupart du temps qu’une des langues de travail, comme à la Communauté européenne (avec l’anglais et l’allemand).
10.2 Académies et autres institutions En France, depuis sa fondation en 1635, les questions de langue sont censées être réglées par l’Académie française. Selon ses statuts, celle-ci devait doter la langue française d’un dictionnaire, d’une grammaire, d’une poétique et d’une rhétorique. Rapidement, le travail de
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l’Académie s’est trouvé focalisé sur la dimension lexicale, les trois autres domaines étant abandonnés (en dépit d’une anecdotique Grammaire parue en 1932). Au fil du temps, malgré tout, l’Académie a perdu de son autorité en matière de langue. Si les éditions revues du dictionnaire ont paru aux 18e et 19e s. à un rythme satisfaisant, celui-ci s’est beaucoup ralenti au 20e s. La dernière édition complète date de 1935. Elle a souffert par ailleurs d’un manque de notoriété et de diffusion. La 9e édition, en cours de parution, comble en partie ce retard grâce au relais pris par les éditions Fayard et surtout par sa mise en ligne, accomplie en partenariat avec le CNRS (ATILF). Si les travaux de l’Académie française sont toujours censés faire référence (les fascicules du dictionnaire sont publiés au Journal officiel), d’autres institutions se sont créées en parallèle. Tandis que les normes françaises étaient toujours, jusqu’à présent, supposées s’appliquer à tout l’espace francophone, en 1977, le Québec a créé un Conseil Supérieur de la langue française, qu’a imité en 1985 la Belgique, et enfin la France (1989). La même année, en France, la Délégation Générale à la Langue Française a fait suite au Haut comité de la langue française (1966). Présidé par le Premier ministre et comportant 22 membres, dont les secrétaires perpétuels de l’Académie française et de l’Académie des sciences, une autre institution, le Conseil supérieur de la langue française a une vocation réformatrice et prescriptive plus explicite que l’Académie, qui lui est associée mais dont la mission propre, dans la continuité de son évolution historique, est plutôt d’enregistrer les usages avérés que d’en proposer de nouveaux. Dans la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Conseil de la langue française affiche clairement ses intentions de politique linguistique. Il se superpose moins qu’en France à l’Académie (l’Académie royale de Belgique, créée en 1772, et dont la vocation est de soutenir la vie intellectuelle). En France, la Délégation Générale à la Langue Française (élargie aux Langues de France), quoique dépendant du ministère de la Culture, est chargée d’élaborer au plan interministériel la politique linguistique de l’Etat. Elle rédige des rapports, présentés au Parlement, sur les pratiques, le multilinguisme, l’usage du numérique, le droit, rassemble des ressources, soutient la recherche. Le Conseil supérieur de la langue française conseille le gouvernement sur « l’usage, l’aménagement, l’enrichissement, la promotion et la diffusion de la langue française ». Un exemple de ses initiatives est la proposition de rectifications orthographiques en 1990. En Suisse romande, la Délégation à la langue française a une mission analogue. Un exemple d’action normative des institutions au 20e s. est la féminisation des noms de métiers, amorcée au Québec en 1979, en France en 1984, avant une circulaire ministérielle de 1998 (voir Houdebine-Gravaud 1998), en Belgique à partir de 1993, et en Suisse (sous le nom de langage épicène), de diverses manières à partir de 1988. Si l’impact dans les usages a d’abord été limité, le mouvement semble s’accélérer depuis 2010. S’agissant de la terminologie, des commissions de terminologie ont été créées en France en 1996 au sein de chaque ministère, coordonnées par une Commission générale de terminologie et de néologie dont les travaux sont publiés au Journal officiel et diffusés par le biais du site « France Terme » (voir Depecker 2001). Leur mission consiste à trouver de nouveaux termes pour les réalités nouvelles apparues dans les spécialités, ainsi que des équivalents français aux termes étrangers, essentiellement anglais. A ce stade, en dépit de succès visibles, aucune étude n’est venue quantifier l’impact exact, dans les usages, des propositions des commissions. Au plan technique, les activités de normalisation sont assumées par l’AFNOR (Association Française de Normalisation) et des comités techniques. Au total, la superposition d’instances nombreuses, et les ambiguïtés concernant la valeur plus ou moins « officielle » et plus ou moins « contraignante » des décisions prises
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nuisent à l’efficacité institutionnelle des activités portant sur la langue en France. De plus, les décisions prises paraissent insuffisamment prescriptives dans la mesure où elles sont souvent présentées et perçues comme de simples recommandations. En marge de ces difficultés, l’apparition à l’échelle mondiale de nouvelles formes de prescriptions (à l’échelle d’entreprises, d’organismes, de communautés…) a pour effet ce qu’on pourrait appeler une « déstandardisation » des usages.
10.3 Discours métalinguistiques, équipements de la langue et normes 10.3.1 Le développement du métalinguistique L’histoire du français, comme celle d’autres langues européennes, est caractérisée par la montée des discours tenus sur la langue à partir du 16e s. Dans ces discours on peut ranger dictionnaires, grammaires, ouvrages de remarques et d’observations, manuels, périodiques, chroniques de langage – ensemble à compléter aux 20e et 21e s. par les discours tenus par le biais de médias tels que radio, télévision, internet. Si certains de ces discours ont une vocation explicitement prescriptive, d’autres, par le biais de simples remarques, de constats, ou d’analyses, ont pu exercer une influence normative parfois difficile à mesurer. De manière générale, l’impact qu’ont pu avoir les discours métalinguistiques sur les usages est souvent difficile à apprécier. Pour le Moyen Age, on ne dispose que de très peu de textes, à l’exception, à partir du 14e s., de quelques ouvrages destinés aux locuteurs non maternels, notamment en Angleterre (les Manières de langage, à la toute fin du 14e, et le Donat françois, entre 1400 et 1409). Le 16e siècle a vu naître les premières authentiques grammaires du français, en anglais pour la première (Palsgrave, L’esclarcissement de la langue françoise, 1530), souvent en latin (Sylvius, In linguam gallicam Isagoge, 1531), bientôt en français (Meigret, Le tretté de la grammère françoise, 1550), ainsi qu’un certain nombre de dictionnaires bilingues, de « trésors », de listes et d’inventaires de mots spécialisés (Chevalier 1994). Le Thresor de la langue françoise de Nicot (1606) reflète l’accroissement du vocabulaire, tandis que le genre de la grammaire descriptive s’installe (Maupas, Grammaire et syntaxe françoise, 1607). Pour autant, en l’absence de toute publication émanant de l’Académie française, le terrain est occupé par les remarqueurs (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647 ; voir Caron 2004), et les ouvrages d’érudition ou de philologie (Ménage, Origines de la langue françoise, 1650). La fin du siècle voit paraître les premiers dictionnaires monolingues du français (Richelet, 1680 ; Furetière, 1690 ; Académie, 1694 ; voir Quemada 1968). Ils utilisent une bonne part de la matière accumulée par les remarqueurs. Au 18e s. le discours métalinguistique devient riche et diversifié. Les dictionnaires se multiplient et enregistrent un grand nombre de vocables. La pratique de la grammaire descriptive se consolide et le versant théorique se développe, après les apports de la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (1660). L’espace des remarques de détail sur la langue se reverse dans des articles de dictionnaires, d’encyclopédies, des pamphlets, des libelles polémiques et des ouvrages à ambition philosophique. Au 19e s., la grammaire scolaire se développe (nombreuses éditions de la Nouvelle Grammaire française de Noël et Chapsal à partir de 1823), tandis que les dictionnaires atteignent des proportions inédites (Grand dictionnaire universel du 19e s. de Larousse, de 1866 à 1876). Un « journa-
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lisme grammatical » (Le Courrier de Vaugelas, 1868-1887) se consacre aux remarques sur la langue, tandis que fleurissent, en parallèle à l’essor de la norme scolaire, les recueils de cacographies et d’exemples de « bon français ». Dans les pays francophones, de nombreuses publications s’intéressent aux particularismes (belgicismes, helvétismes…), dans une tension entre rejet puriste et désir de reconnaissance des spécificités endogènes. En l’absence, toujours, de grammaire émanant de l’Académie française, le début du 20e s. connaît un sentiment d’insécurité linguistique et une crispation normative qui se traduisent par de nombreux débats et ouvrages passionnés. Cette situation aboutit à la publication du Bon usage de Maurice Grevisse (1936), qui devait devenir l’ouvrage de référence, la grammaire de l’Académie, qui paraît enfin en 1932, passant en revanche inaperçue. Entre les années 1920 et 1970, les chroniques de langage se développent dans les quotidiens et hebdomadaires, tant en France qu’hors de France (Québec, notamment). Cette activité, aujourd’hui parfois qualifiée de « linguistique profane », trouve de nouveaux supports à la radio, à la télévision, enfin sur internet. Le discours savant sur la langue est en plein essor à partir des années 1960, ce qui se traduit au plan lexical par la publication du Trésor de la langue française (16 volumes, 1971-1994, désormais accessible sur internet), à la nomenclature et à l’érudition considérables, et au plan grammatical, par de nombreuses grammaires descriptives à la terminologie sophistiquée. Plus accessibles, certaines publications éditoriales emblématiques (éditions revues du Bon usage, manuels de Bescherelle, éditions annuelles des Petit Robert et Petit Larousse), servent de repères aux usagers. 10.3.2 Les équipements techniques de la langue De façon générale, ce qu’on peut appeler « équipement de la langue » peut s’organiser en trois volets : graphique, lexical, grammatical. L’équipement de la langue réunit l’action conjuguée des grammaires, dictionnaires, manuels, publications officielles… Ces efforts peuvent être rangés sous le terme de « normativisation », mais on ne peut parler d’équipement de la langue qu’à partir du moment où ces prescriptions et interventions ont été réellement suivies dans les usages, et ce de façon homogène (standardisation ou « normalisation »). Au plan graphique, jusqu’à l’apparition de l’imprimerie, les graphies du français suivent des traditions ou manières d’écrire régionales (picarde, française, occitane…), et subissent toutes sortes de variations, y compris individuelles. La ponctuation et la segmentation du texte se révèlent également fluctuantes, bien qu’on puisse parfois déceler des systèmes (Lavrentiev 2007). A partir des années 1550, les imprimeurs ressentent la nécessité de régler une « orthographie », ou « orthographe », hésitant entre le choix de refléter la prononciation du mot et celui de marquer son origine (souvent latine) ou ses caractéristiques grammaticales (Baddeley 1994, Cerquiglini 1996, Catach 2001, Cazal et Parussa 2015). Entre 1530 et 1570, période d’innovation débordante, toutes sortes de nouveaux signes sont proposés (accent aigu, 1530 ; accent grave, 1531 ; accent circonflexe ; cédille ; trait d’union…), mais leur adoption est lente. On observe un début de standardisation dans les années 1570-1600. Ramus propose la dissimilation des i / j et des u / v. Le choix est souvent fait de scander les mots avec des lettres qui descendent au-dessous de la ligne, pour rompre la monotonie (cognoistre). La graphie latine est avant tout comprise comme une aide à la lecture (« orthographe passive ») (x chap. 24 et 25). Pendant la première moitié du 17e s., les imprimeurs restreignent spontanément leurs choix graphiques, tentant notamment de privilégier la lisibilité et la clarté, mais sans que des
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prescriptions interviennent. Les débats sur l’orthographe ressurgissent, mettant en cause le trop grand écart avec la prononciation et la trop grande présence des lettres « latines », qui handicapent les femmes, non latinistes. Pour autant, dans ses deux premières éditions (1694 et 1718), le Dictionnaire de l’Académie opte pour une graphie conservatrice, qui convient aux lettrés. Il faut attendre la troisième édition (1740) pour voir apparaître des innovations déjà observables dans l’usage : suppression des anciens hiatus ainsi que des consonnes diacritiques internes ; nouveau système d’accents, standardisation de la répartition entre i et y. Son pourcentage de modifications graphiques par rapport au total des modifications est le plus important de toutes les éditions du dictionnaire de l’Académie (27%). En 1762 (4e édition), on relève la systématisation de l’emploi de l’accent grave, la restriction de l’accent circonflexe, la simplification des lettres grecques. En 1798 (édition publiée alors que l’Académie a été dissoute), des variantes concernant les lettres doubles sont introduites. Au début du 19e s., l’action des dictionnaires, grammaires, à laquelle s’ajoute le prestige grandissant des écrivains, qui formulent explicitement leurs choix, aboutit à une version promise à une certaine stabilité. Mais le siècle connaît de nombreux débats sur l’orthographe, les pédagogues faisant entendre leur voix à côté des écrivains et des imprimeurs et mettant en avant la difficulté à l’enseigner de manière rationnelle. En 1900 est publié un arrêté au Journal officiel, suivi en 1901 par une « circulaire » proposant des simplifications grammaticales comme la soudure de certains mots composés (nouveauné) ou une graphie phonétique en an dans les mots graphiés en aon (tan à la place de taon). Mais aucun projet décisif de réforme ne voit le jour avant 1952, où Aristide Beslais, nommé président d’une « Commission ministérielle d’études orthographiques », publie un rapport. En 1960, une deuxième commission reprend le dossier (voir Fayol et Jaffré 2008). Le 6 décembre 1990, une série de « rectifications » sont publiées au Journal officiel après les délibérations du Conseil supérieur de la langue française, mais l’Académie française considère que l’orthographe ancienne « reste d’usage ». Les modifications apportées proposent des soudures à la place d’anciens traits d’union (portefeuille), un -s de pluriel en fin de mots composés seulement (un pèse-lettre, des pèse-lettres), la suppression de l’accent circonflexe sur le i et le u sauf dans les terminaisons verbales (fût) et en cas d’homonymie, un changement d’accord du participe passé avec laisser (elle s’est laissé mourir), des changements d’accents sur le e pour suivre la prononciation (évènement), le non-redoublement du l et du t dans certaines formes verbales et nominales (il volète, ruissèlement), la systématisation du trait d’union dans les numéraux composés (trente-et-un), des corrections d’anomalies (charriot), et des francisations d’emprunts (un imprésario). En 2008, le Bulletin officiel de l’Education Nationale stipule que « l’orthographe révisée est la référence », mais la réforme reste cependant peu connue. Le Ministère de l’Education Nationale réitère la demande en 2015. Du côté des usages, malgré tout, en France, malgré un début timide (Biedermann et Jejcic 2006, Baddeley 2013), et une opposition initiale des correcteurs, qui travaillaient sans informatique, les formes rectifiées semblent se diffuser, et un certain nombre de documents officiels adoptent la nouvelle orthographe, au moins en partie. Depuis 2004, les mises à jour de certains logiciels (Antidote, puis les correcteurs intégrés dans Word, Outlook, Openoffice…) l’incorporent et la proposent. La réforme a été plus immédiatement acceptée en Suisse. Au plan lexical, le 16e siècle constitue également une démarcation. Le Moyen Age ne consacrait d’ouvrages lexicographiques, la plupart du temps, qu’aux cas de difficultés supposées dans la compréhension (glossae, les « mots difficiles » d’où glossarium). Dans un premier temps, on trouve des listes de vocables (vocabularium) qui peuvent être utiles dans
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des domaines spécialisés (médecine, sciences, vénerie…). Lorsqu’il y a glose, elle se fait souvent par traduction inter-langue, et souvent à partir du latin (Dictionarium latinogallicum, R. Estienne, 1538). L’inversion de la nomenclature réalisée l’année suivante par Estienne (Dictionnaire francoislatin), quoique pouvant être considérée comme quasi accidentelle, signale le début d’un discours structuré sur des entrées françaises. Le principe d’une « définition » au sens logique, d’une description lexicale et d’une caractérisation des emplois et des marquages, se met en place assez lentement, entre Nicot (1606) et Richelet (1680). Si les mots au sens moderne servent de balises claires, les « phrases », au sens ancien de « manières de parler », de « formules toutes faites », ou d’ensembles syntagmatiques réduits (collocations, locutions, etc.), jouent un grand rôle, dans le prolongement du sens originel du latin dictio. Tandis que les dictionnaires antérieurs à la fin du 17e s. s’occupaient surtout de langues spécialisées ou se consacraient au passage entre langues (cornucopiae), la première édition du dictionnaire de l’Académie (1694), non seulement se concentre exclusivement sur le français, mais introduit la notion de « langue commune », « telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnêtes gens, et telle que les orateurs et les poètes l’emploient », en excluant les « vieux mots », et les « termes des arts et des sciences » (voir Quemada 1997). Choix contraire à celui de Furetière (1690), ce qui trace une frontière entre deux types de lexicographie monolingue : le dictionnaire d’usage, destiné à servir de référence, et les dictionnaires spécialisés. A la fin du 18e s., après plusieurs décennies de progrès scientifique, de néologie et d’enrichissement terminologique, on a conscience que les « langues », comme on les appelait alors, consacrées aux domaines spécialisés, constituent des mondes séparés. Cette évolution est sensible dans l’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert (1751-1772), qui éclipse le « Dictionnaire de Trévoux » (1704), qui était une continuation du dictionnaire de Furetière. Des ensembles de termes, ou « nomenclatures », sont développés pour chaque domaine (en France, Guyton de Morveau et Lavoisier pour la chimie). Le 19e siècle développe, en marge des grands monuments consacrés à la langue commune, et au savoir philologique, des séries de publications spécialisées intitulées Lexique, Vocabulaire, Nomenclature…, qui ont une vocation essentiellement professionnelle. Trois dictionnaires font office de référence : la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835), qui entend toujours régler le bon usage, et qui ne sera plus guère modifiée, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1866-1878), qui a plutôt une vocation encyclopédique, et le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1863-1877), qui, fort de ses exemples littéraires surtout empruntés aux 17e et 18e s., installe le sentiment d’une continuité entre langue classique et langue moderne, et met la littérature au centre de la conception de la langue commune, en marge des exemples forgés pour le dictionnaire de l’Académie. Depuis la fin du 18e s., des versions abrégées des grands dictionnaires pénètrent un public plus large. Au 20e s., la norme lexicale se diversifie encore davantage. Les normes de langue commune sont plutôt affirmées par des dictionnaires de petit format (Larousse, Robert), à la nomenclature néanmoins importante, et qui s’efforcent, non seulement d’intégrer les nouveautés spécialisées lorsqu’elles entrent dans le langage courant, mais aussi de suivre l’évolution des usages sociaux. En matière de terminologie, les lexiques traditionnels cèdent le pas à des publications moins pérennes, telles que circulaires, notes, référentiels, qui sont renouvelés fréquemment, et peuvent avoir une portée limitée. Des dictionnaires se consacrent à la variation diatopique (Dictionnaire suisse romand, 1997), diastratique (nombreux dictionnaire d’argot), diaphasique (technolectes, vocabulaires des sports, etc.). A la fin du siècle, la notion de langue commune se trouve fragilisée par l’éclatement des vocabulaires spécialisés tout comme par les conflits
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de norme. Parallèlement, la lexicographie traditionnelle se trouve concurrencée par une lexicographie électronique où se côtoient mises en lignes d’ouvrages classiques, entreprises scientifiques articulées au numérique, et compilations de niveau parfois très incertain. Du côté des grammaires, si on a vu apparaître en Angleterre des descriptions morphologiques du français dès le 13e s., ce n’est qu’au 16e s., après l’invention de l’imprimerie, que la description grammaticale aura un rôle véritablement notable, dans une perspective souvent contrastive (avec l’anglais, l’allemand, et le néerlandais), et volontiers sous la forme de manuels. Au 17e s., nombreuses sont les entreprises originales (Maupas, 1607 ; Irson, 1656 ; Lancelot et Arnauld, 1660), mais aucune ne fait office de référence. L’orientation est le plus souvent morphologique, la syntaxe n’occupant qu’une très petite part. L’objectif essentiel est de régler les paradigmes et d’organiser la description des parties du discours. En matière de syntaxe, des analyses et préconisations sont formulées dans le domaine de l’ordre des mots, de la détermination, de la proximité des constituants, de l’ellipse. Au 18e s. (Buffier, 1709, Girard, 1747), l’analyse est complétée par les fonctions et les relations syntagmatiques, le tout étant renforcé par l’apparition de la notion de « phrase » au sens moderne (Seguin 1993). Dans l’Encyclopédie, la grammaire couvre les champs de l’orthographe, de la prononciation, de la prosodie, de l’étymologie, de la morphologie et des règles de construction. A ce bagage théorique est bientôt donnée une inflexion pédagogique (Condillac, 1775), systématisée par les Idéologues à la Révolution (Sicard, 1799, Destutt de Tracy, 1803). Au 19e s., les grammairiens praticiens (nommés grammatistes au 18e s. ; Wailly, 1754) prennent de l’importance, dans le sillage de Lhomond (1780), dont l’œuvre souvent rééditée servira de point de départ à de nombreux manuels pour locuteurs maternels et apprenants étrangers. Au 19e s., la grammaire théorique et descriptive passe au second plan derrière une grammaire à visée scolaire d’abord appuyée sur la référence latine, puis sur les deux exercices de base que vont constituer l’analyse logique et l’analyse grammaticale (Delesalle et Chevalier 1986). Le modèle par « propositions » est étendu dans la grammaire de Larive et Fleury (1871), exerçant une forte influence sur la représentation de la phrase. Entre 1870 et 1930, les grammaires scolaires, traités d’orthographe et manuels de conjugaison se partagent le paysage avec des « arts d’écrire » et des essais à portée stylistique (Albalat, 1899, Lanson, 1909 ; voir Philippe 2003). A partir de sa première édition en 1936 jusqu’à sa quinzième édition actuelle, considérablement augmentée par A. Goosse, le Bon usage de M. Grevisse constitue la principale grammaire de consultation, en France comme dans les pays francophones. Sa démarche très modérément normative laisse ouverts de nombreux cas de variation remarqués depuis le 17e s. A partir des années 1960, de nombreuses grammaires de linguistes se succèdent, au formalisme plus ou moins important, d’inspiration d’abord structuraliste, puis discursive, mais sans parvenir à constituer des outils de consultation. Hors de France, il existe peu de grammaires endogènes bien répandues. Aujourd’hui des sites internet proposent des explicitations et résolutions de difficultés grammaticales, et, quoique moins aisée que pour l’orthographe ou le lexique, il est à parier que la consultation d’internet en matière de grammaire viendra de plus en plus concurrencer la grammaticographie traditionnelle. 10.3.3 Les normes implicites En matière de langue, il est parfois difficile de faire le départ entre ce qui crée réellement des effets de normes : interventions et prescriptions explicites ou modèles, représentations, influences des descriptions, dynamiques sociales ?…
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Du côté des modèles, si la dynamique reste le plus souvent implicite au Moyen Age, la question du parler de référence apparaît décisive au 16e s. Face au constat de la diversité (Bovelles, 1533), chaque situation de prise de parole publique ou littéraire amène à reposer la question du choix linguistique en des termes spécifiques (Marot, Ronsard, Montaigne). Le français parisien s’affirme par rapport à la référence angevine (Lodge 2004). Certains (Pasquier, 1570) promeuvent une référence à l’écrit qui serait susceptible d’unifier le « françois ». Une opposition apparaît entre le parler de la Cour (et du Roi) et le parler du Parlement. Le caractère mêlé de la Cour, entre influences italiennes et provinciales, amène souvent à préférer le parler du Parlement, mais l’évolution politique du 17e s. va sans cesse davantage privilégier la Cour, le Parlement se trouvant graduellement marginalisé en tant que modèle et ses usages taxés d’archaïques (Trudeau 1992). En 1647, Vaugelas définit l’espace de référence du « bon usage » comme « la plus saine partie de la Cour » pour l’oral (entendre un petit nombre seulement, sans, notamment, les influences étrangères), et « la plus saine partie des auteurs du temps » pour l’écrit (voir Ayres-Bennett et Seijido 2013). La référence se porte essentiellement sur une langue de civilité élevée pour l’oral et une langue littéraire accordée à son temps et débarrassée des archaïsmes pour l’écrit. A la fin du 17e s., de nouvelles oppositions perturbent ce schéma : savant / mondain, Paris / province, homme / femme, Cour / ville... Les modèles deviennent plus variés. L’essor du modèle du savant au 18e s. fait entrer dans ce qui est considéré comme le français de référence de nombreux mots techniques et une syntaxe claire modelée sur le désir d’exposer de manière accessible des matières complexes. Un domaine dans lequel les prescriptions ont joué nettement moins de rôle que les modèles est la phonétique. Les prescriptions authentiques y étant rares, ce sont plutôt les valorisations et stigmatisations qui règlent la norme. Au 16e s., les débats sur les degrés d’ouverture du e (Peletier), les « ouismes » (Meigret, 1550), les voyelles nasales, illustrent les écarts entre prononciations et les difficultés à se référer à une « norme ». Au 17e s., certains remarqueurs (Vaugelas, Andry de Boisregard) formulent des prescriptions claires en matière de prononciation, mais la variation reste importante. La diction publique fait l’objet de certaines recommandations et descriptions (Grimarest, 1708), tout en restant relativement libre, mais elle est éloignée des pratiques de la vie ordinaire. Au fil des 18e et 19e s., cet écart se réduit, il y a moins de conflits de norme et se met en place une standardisation lente mais sûre de la prononciation et de la prosodie, accentuée par les remarques proposées par les dictionnaires (Morin 1989). Au 20e s., la pratique consistant à enregistrer des notations phonétiques de prononciations dans les dictionnaires (Petit Robert) consolide cette norme. Si les cours de diction, fréquents au début du 20e s., ont graduellement disparu du paysage, la stigmatisation des accents, elle, a perduré. Aujourd’hui, de nombreux « remarqueurs » ordinaires s’expriment sur internet au sujet de la prononciation – laquelle demeure, avec l’orthographe, un lieu d’enjeu symbolique important dans les représentations de la langue – et activent des effets de normes en assumant parfois leur subjectivité.
10.4 La culture de la langue Une langue peut être considérée comme faisant l’objet d’une « culture » quand, à son usage spontané, se superpose un usage ayant fait l’objet d’une réflexion consciente et explicite avec une intentionnalité particulière distincte de la fonction de communication, et avec une imposition de valeur esthétique. De ce point de vue, l’équipement de la langue, au-delà de
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ses effets de norme, peut être considéré comme une culture de la langue, mais aussi la traduction, la littérature, les différents « arts du langage », l’éloquence, etc. 10.4.1 Le rôle des traductions Le rôle des traductions est important au Moyen Age dans la culture de la langue dans la mesure où les langues anciennes (grec, latin, essentiellement, mais aussi hébreu) sont seules considérées comme des langues « cultivées », par rapport aux vernaculaires. Pour autant le latin est sacralisé (condamnations ecclésiastiques de la traduction au début du 13e s.), et les traductions de la Bible demeurent partielles, glosées, ou paraphrastiques jusqu’à la Bible historiale de Guyart des Moulins (1297), qui sera amendée, complétée, beaucoup diffusée, et qui inaugure une période de plus grande souplesse. Le 16e siècle voit apparaître les premières traductions intégrales de la Bible en français (« Bible d’Anvers », Lefèvre d’Etaples, 1523 ; « Bible d’Olivetan », 1535 ; voir Skupien-Dekens 2009). Les incidences sont importantes au niveau du vocabulaire (reprise de mots grecs comme psaume, prophete, orphelin, paradis…). Au 17e s., la « Bible de Mons » (Nouveau Testament de Lemaistre de Sacy, 1667 ; Bible complète, 1696), traduite dans la mouvance de Port-Royal, donne lieu à des discussions en raison de ses innovations syntaxiques et phraséologiques (usage des métaphores). Parallèlement, les traductions scientifiques équipent le français de nombreux termes, surtout à partir du 14e s. Aux 16e et 17e s., les traductions littéraires depuis le latin, le grec, l’italien et l’espagnol sont constantes, et apportent de nombreux calques souvent critiqués. Au 18e s., les traductions philosophiques et littéraires du grec (Homère par Anne Dacier et Houdar de La Motte, début du 18e s.), et de l’anglais (Locke par Pierre Coste, 1700 ; Richardson par Prévost, milieu du siècle) sont l’occasion de nombreux débats sur les termes, les phraséologies, la relation aux bases latine et grecque, la syntaxe (Chevrel et Cointre 2014). Un débat a lieu entre tenants d’une traduction gallicisée profuse (Voltaire) et d’une traduction plus simple, calquant parfois la syntaxe anglaise (Prévost). Au 19e s., la traduction de l’allemand introduit d’autres débats (G. de Staël), mais le rôle des traductions dans la culture de la langue, notamment littéraire, diminue sensiblement au profit d’une exploitation revendiquée des ressources du français. 10.4.2 La littérature La littérature peut être considérée comme l’une des principales fonctions « hautes » de la langue, dans ses aspects savants tout au moins. Pendant tout le Moyen Age, l’illustration des vernaculaires par la littérature est occupée dans une grande proportion par la thématique religieuse (vie des saints, théâtre religieux), mais à partir du 12e s. on assiste à l’essor des chansons de gestes, de la poésie lyrique, de l’histoire en vers, d’une littérature satirique à destination d’un public bourgeois, et bientôt de la poésie didactique. Et surtout, le roman (de « mettre en roman », qui veut dire traduire en langue vulgaire), genre en vers, inscrit explicitement dans son programme l’illustration des vernaculaires. Il se présente souvent, fictivement, comme une traduction d’un écrit antérieur latin dont le texte en langue vulgaire tire sa légitimité et son « autorisation ». De son côté, le latin occupe encore une place essentielle dans ce qui est considéré comme relevant des « lettres » au sens large (jusqu’au 17e s.). Les principales variétés dialectalisées connaissant un développement littéraire sont l’anglonormand, la « langue d’oc », le picard, le champenois et le français (d’Ile-de-France et de la
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Loire). Graduellement, entre les 15e et 17e s., les variétés autres que le français voient leurs productions littéraires s’amenuiser, en dépit de moments de revitalisation (« Renaissance d’oc » au début du 17e s. ; Lafont 1970). Une évolution souvent observable pour les variétés dialectales est le passage graduel du champ de la littérature « haute » à celui de la littérature satirique, comique, et à la chanson, par un processus dit de « folklorisation ». L’illustration du picard, ainsi, cesse au 18e s. L’influence des pratiques littéraires sur la langue commune au Moyen Age est difficile à mesurer en raison de la sur-représentation, dans ce qui nous est parvenu, des corpus littéraires. On peut estimer que la pratique littéraire a contribué à installer des phraséologies (de la simple collocation au proverbe), des calques du latin, des modes de désignation métaphoriques (dans la littérature courtoise, par exemple), des patrons syntaxiques adaptés au vers. Au 16e s., un certain nombre de graphies et de prononciations sont réglées pour être compatibles avec le vers, non sans décalages conscients avec la langue commune (cas des synérèses et diérèses, gestion du e muet, prononciation des consonnes finales). A partir de 1530, l’interaction entre les trois pôles que peuvent constituer pratique littéraire, parlers vernaculaires, et standard en construction du français engage souvent la démarche littéraire des œuvres et y fait l’objet d’une réflexion explicite. L’artifice linguistique est parfois revendiqué, contribuant à asseoir une spécificité d’usages singuliers dans le champ littéraire, en poésie (Mellin de Saint-Gelais, Scève), mais aussi en prose (Rabelais). Une néologie lexicale indifférente aux normes d’usage et recourant volontiers à l’hapax côtoie aisément les tours syntaxiques inédits ou transgressifs, et la segmentation inusitée du discours. L’esthétique baroque prend bientôt le relais dans cette tendance à faire de la langue littéraire un espace relativement autonome dominé par la liberté et les choix individuels assumés (querelle des Lettres de Balzac, 1624-1630). Le choix du latin comme langue littéraire devient minoritaire. En français, la répartition des formes linguistiques selon les genres (poésie, chaire, histoire…) fait l’objet de codifications très strictes. Pour autant, entre le 16e et le 17e s., création et traduction participent d’un même esprit d’élaboration d’une langue d’écrit plus générale, offerte à l’usage de tous, et distincte de la langue poétique. Les remarqueurs jouent un rôle important dans ce lissage d’une langue destinée à être pratiquée à la fois à l’écrit, dans l’oral public, et dans la conversation aristocratique. Les écrivains leur soumettent souvent leurs textes (Racine à Bouhours). Les « meilleurs auteurs » représentent un canon de référence à partir du moment où une dialectique de commentaire s’installe avec grammairiens et remarqueurs. La perspective est strictement synchronique, les formes trop anciennes étant disqualifiées. L’impact est important au plan lexical (acceptation de certains néologismes produits par des écrivains à l’autorité reconnue, comme urbanité, insidieux, prosateur…), phraséologique (enregistrement de « phrases » ou manières de dire), syntaxique (exigence de l’expression systématique de l’article devant les noms, demande de répétition des déterminants, de rapprochement des constituants, usage de la subordination), stylistique (chasse aux métaphores et plus généralement aux figures artificielles), discursif (réglage de l’emploi des constructions détachées, restrictions dans la longueur des phrases, organisation de la gestion des anaphores et cataphores). Au début du 18e s., le système classique des « Belles-Lettres » (Caron 1992) commence à se fragmenter, avec l’apparition de propositions innovantes en poésie et en prose (Houdar de La Motte, Marivaux), qui signalent une nouvelle affirmation de la spécificité du littéraire (on a pu parler de « seconde préciosité »). Le 18e siècle vit malgré tout dans la dynamique d’une prose « post-classique » qui traverse les genres, s’est enrichie de termes de spécialité, et se montre parfois ouverte à la variation. Une nouvelle littérature populaire connaît un grand succès, qui, en français, cultive souvent la transgression (le genre « poissard » illustré par
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Jean-Joseph Vadé ; voir Gohin 1903, Seguin 1972, Rickard 1981), et se retourne volontiers vers les patois. La poésie, de son côté, s’essouffle, à force d’attachement à des patrons lexicaux et syntaxiques trop pratiqués. Un nouveau genre d’expression publique prend son essor : les gazettes et les libelles, qui réutilisent des modèles langagiers et rhétoriques de la littérature, et connaissent une explosion à la Révolution. Le 19e siècle est le siècle de l’autonomisation du champ littéraire, à partir des vues sur la « littérature » importées d’Allemagne par Mme de Staël (De l’Allemagne, 1800), ouvrant la voie au « sacre de l’écrivain ». Chateaubriand importe en prose des phraséologies de l’ancienne langue poétique, et plusieurs écrivains innovent en pratiquant, soit le poème en prose, soit la prose poétique. L’écrivain est souvent partagé entre attachement à la langue telle qu’elle existe et désir de la littérariser. L’impact est lexical, mais aussi grammatical (déplacements d’adjectifs, modifications dans la valence verbale, usage spécifique des temps, comme du présent à valeur fictionnelle ou de l’imparfait chez Flaubert remarqué par Proust, apparition de brouillages énonciatifs – « style indirect libre »). L’école réaliste fait accéder au statut littéraire des parlers bas, populaires ou patoisants (Sand) ; l’école symboliste revitalise des archaïsmes (Huysmans). La variété des pratiques, des esthétiques et des « modes » élargit considérablement le spectre de ce qui est perçu comme le « français littéraire », au point de faire naître une vraie interrogation, au tournant du 20e s., sur l’identité de ce français (Cohen 1947). Les avant-gardes poétiques et artistiques des années 1910 s’efforcent d’explorer d’autres langages, notamment populaires, pour interroger les possibilités de communication de la langue (Weisgerber 1986). L’après-Première Guerre mondiale apporte un bouleversement dans l’écriture romanesque souvent attaché au nom de Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932) et caractérisé par le mélange entre tours inspirés de l’oral (argot, thématisations, dislocations) et tours littéraires (lexique soutenu, plus-que-parfaits du subjonctif). Ce mélange nourrit une école romanesque jusqu’aux années 60, moment d’un nouvelle vague d’expérimentations formelles se concentrant sur les altérations énonciatives. Tandis que la poésie se marginalise, le théâtre se maintient, mais c’est le roman, plus généralement les récits, les essais, et bientôt l’« auto-fiction » qui concentrent particulièrement la dynamique littéraire. A partir des années 1980 la scène littéraire se diversifie considérablement, avec l’émergence de nombreuses écritures francophones exploitant la diversité des parlers et contribuant à les faire entrer dans l’éventail des français littéraires (aux Antilles, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau). Pour autant, un certain « canon littéraire » formé d’œuvres des 19e et 20e siècles continue à informer la conception du français standard comme en témoignent les citations littéraires dans les dictionnaires et les manuels scolaires. On relève notamment une influence importante de cette langue dans les usages médiatiques. Au tournant du 21e s., la redynamisation de l’écrit apportée par le numérique va dans le sens de cette consolidation, en dépit de propositions axées sur la parole et la performance. 10.4.3 L’éloquence Pendant tout le Moyen Age, la prédication constitue un lieu essentiel de culture de la langue (Zink 1976). Il s’agit d’exporter dans les vernaculaires le vocabulaire doctrinal, abstrait, et un certain nombre de phraséologies pour les faire passer dans les discours aux fidèles. On remarque aussi un développement de l’art de la glose et de la reformulation. La relatinisation du lexique aux 14e et 15e s. participe de ce mouvement, créant un français « semisavant » de clercs contribuant à constituer un socle de l’expression cultivée. Au 16e s., la
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culture rhétorique (Fabri, 1521) est associée à la pratique littéraire pour illustrer la langue. L’éloquence politique se développe à l’occasion des guerres de religion. Au 17e s., l’éloquence de la chaire et l’éloquence du barreau sont considérées comme deux branches d’un même genre réglé par des traités dont la partie consacrée à l’élocution ne cesse de croître (Bary, 1653 et 1665). Les domaines concernés sont surtout la gestion des grands ensembles phrastiques et trans-phrastiques, l’usage des particules, les répétitions. Les collèges jésuites se spécialisent dans la transmission d’un savoir-faire d’abord élaboré en latin puis transposé en français (Candidatus Rhetoricae de Jouvancy, 1714, souvent réédité pendant deux siècles). Au 18e s. la théorie des tropes (Dumarsais, 1730) constitue le nouvel axe de réflexion du discours rhétorique tandis que de nombreux manuels en proposent des transpositions pédagogiques, témoignant du goût particulier de la fin du siècle pour l’éducation. Le regain de la pratique de la harangue et de la déclamation dans les années 1760-1780 prédispose les orateurs de la Révolution à exercer leurs talents. Le modèle romain est réactivé, mettant l’accent sur une rhétorique délibérative, après l’aspect illustratif, démonstratif, voire théâtral, assumé dans la chaire après la Contre-Réforme. Les manuels de Fontanier (1821, 1827) témoignent de cette inflexion pragmatique (figures de l’interrogation, du dialogisme). Au 19e s., la pratique de la rhétorique connaît en France une lente érosion (moins importante dans les pays anglo-saxons), et sa légitimité est fortement discutée à partir de 1850, au point que sa survie dans l’enseignement est parfois purement formelle. La référence littéraire semble prendre le pas sur la référence éloquente. Pourtant, au début du 20e s., le régime parlementaire a conduit à restaurer l’importance de l’art oratoire, et les discours d’orateurs influents (Clémenceau, Jaurès) exercent une empreinte sur la langue publique. Le contexte des luttes sociales et des guerres amène, en l’absence d’outils de médiatisation de la parole, à redonner leurs poids aux discours prononcés en public, valorisant l’exposition simple et efficace des idées, la segmentation en phrases brèves, la force des images, les effets d’apostrophe, d’emphase, d’enchaînements paratactiques. Après la Seconde Guerre mondiale, la radio puis la télévision diffusent discours, interviews et débats, lesquels sont d’abord marqués par la culture écrite, puis prennent une tonalité de plus en plus orale (abondance de marqueurs discursifs, absence de segmentation en phrases). L’enseignement de la rhétorique, à l’inverse, s’est effondré. 10.4.4 Les représentations Par « représentations » de la langue, on peut entendre les visions qu’une communauté en développe, les manières dont elle se l’imagine, l’idée qu’elle en a, les valeurs qu’elle y associe, les attentes conscientes ou inconscientes qu’elle a à son égard. Ces représentations éparses peuvent être cristallisées en imaginaires, en attitudes, en idéologies, en discours et en actes. Pour mesurer leur influence sur les usages, il faut en tout cas pouvoir les analyser, et, pour ce faire, disposer de matériaux explicites. Ceci est rarement le cas pour le Moyen Age, où, entre le 9e et le 12e s., on ne dispose que de fort peu de textes. C’est à partir des années 1530 que la langue française est vue comme une « idée » avant d’être une réalité, au demeurant difficile à cerner (Huchon 2015). La réactivation de l’image de l’« Hercule gaulois » héritée de Lucien (Tory, 1529 ; voir Trabant 2002) va de pair avec un souci de comparer la valeur et la spécificité de la langue française avec les langues antiques. Cette recherche d’identité se fait par le biais d’une comparaison avec les dialectes, le modèle grec étant souvent sollicité, et d’une enquête historique, reposant d’abord beaucoup sur des spéculations, puis davantage nourrie par un travail philologique (Pasquier, de 1560 à 1621).
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Le 17e siècle est davantage préoccupé par la physionomie contemporaine de l’idiome, rejetant la plupart du temps la perspective historique. C’est la naissance du « purisme », combattu à ses débuts (1630-1650), mais débouchant bientôt sur une vision de la langue assez étroite, en dépit de l’absence du concept de norme, plus tardif. Un imaginaire de la langue se construit, adossé à l’usage d’une élite sociale allié à l’usage écrit commenté et travaillé par les remarqueurs. Il s’agit de se débarrasser de l’héritage du latin, mais aussi de creuser ses différences par rapport à l’italien et à l’espagnol. Les prescriptions n’étant pas toujours explicites, on peut ici juger que c’est le poids des représentations, tant esthétiques que sociales, qui a été le plus grand, comme dans le domaine phonétique, par exemple (valorisation de certains phonèmes comme le [ə], jugé typiquement français, règles d’enchaînement par l’euphonie, élisions, dénasalisation, phénomènes de dissimilation). Au plan de la grammaire, l’influence des spéculations sur les langues parfaites se fait sentir dans la promotion de l’ordre sujet-verbe-objet ou de l’emploi des déterminants. Au 18e s., l’imaginaire linguistique classique se mue en idéologie (article « Français » de Voltaire pour l’Encyclopédie), au moment où le français semble jouir d’une réputation favorable en Europe. Au moment de la Révolution, le français est affirmé contre les « patois » comme langue de la nation, langue « patriote », mais aussi comme langue de progrès politique et social. Ces valeurs perdureront tout au long du 19e s. en dépit de farouches luttes idéologiques. Une nouvelle forme de purisme renaît à la fin du 19e s., liée en partie au centralisme de la vie politique. La vision du français comme « langue romane » développée par les grammairiens (Littré) permet d’éloigner la représentation du français des langues saxonnes, allemand et anglais principalement (Bergounioux 1994). A partir du milieu du 20e s., la crainte d’un envahissement par les emprunts à l’anglais redonne de la vitalité à un purisme attaché également à la conservation de formes anciennes (tiroirs verbaux, graphies, expressions). Dans les pays francophones, parallèlement, grandit la conscience des spécificités endogènes des variétés. Les attitudes réformatrices et normatives s’y exercent souvent plus facilement qu’en France, où le poids de la tradition est entretenu par les médias.
10.5 L’éducation Le poids de l’éducation dans la formation des usages a considérablement évolué dans l’histoire (Chartier, Compère et Julia 1976, Lebrun 2003). Au Moyen Age, une minorité extrêmement réduite d’hommes reçoit une éducation, toujours en latin, dans des écoles monastiques aux riches scriptoriums, avant l’apparition des écoles épiscopales au 12e s. L’université de Paris naît au début du 13e s., parallèlement à d’autres universités en Europe. Les étudiants, qui sont des clercs, et ont donc les mêmes privilèges que le clergé, sont souvent internationaux. La grammaire, la rhétorique et la dialectique constituent le trivium, première étape du parcours. En 1530 est fondé à Paris le futur « Collège de France » qui, en dépit de son usage du français, n’a pas d’impact notable sur la diffusion de cette langue dans l’éducation, mais a surtout pour effet de faire du latin et du grec des langues anciennes soumises à l’étude – prélude au lent retrait du latin de la vie moderne. Au 16e s. et au début du 17e s., le niveau d’éducation est encore très bas. Seuls les garçons de la noblesse reçoivent une éducation, ce qui représentait, estime-t-on, 10% de la population masculine. Des « petites écoles » payantes entièrement sous l’autorité de l’Eglise procurent un enseignement pour les enfants de 7 ans jusqu’à l’adolescence. La capitale est bien dotée, à raison d’un maître et d’une maîtresse par
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quartier. En parallèle, la pratique des familles nobles est souvent d’engager des précepteurs privés pour les enfants masculins. Les connaissances de ces précepteurs étaient très variables et le bagage transmis donc très peu homogène. Pour les enfants pauvres, des écoles de charité se répandent dans la deuxième moitié du 17e s. Le latin reste privilégié, l’apprentissage de la lecture se faisant essentiellement à partir du système graphique moulé sur latin, mais un mouvement en faveur d’une plus grande place accordée au français dans l’éducation commence à apparaître (Port-Royal). La mesure de l’alphabétisation accomplie est difficile à faire, mais on estime que, à la fin du 17e s., 30% environ des hommes signent leur contrat de mariage et 15% des femmes, la situation variant toutefois beaucoup selon les lieux (enquête Maggiolo, 1879, reprise par Chervel 2006). La France méridionale et la Bretagne restent très en retard. Certaines congrégations se consacrent à l’éducation féminine (les Ursulines), mais avant les années 1670, l’entreprise est souvent mal perçue. Un mouvement qu’on peut presque qualifier de « féministe » émerge malgré tout, dont témoignent les initiatives de Port-Royal et de Madame de Maintenon (Saint-Cyr, 1686). Dans le dernier tiers du siècle, la concurrence fait rage, notamment au sud, entre établissements catholiques et protestants, jusqu’à la révocation de l’Edit de Nantes (1685). A cette date, les protestants émigrés se font une spécialité de l’enseignement du français, notamment en Angleterre et dans les pays nordiques, tandis que leurs anciennes écoles sont reconverties en France. Le 17e siècle voit également apparaître l’édition pédagogique (L’Ecole paroissiale, 1654), et des périodiques favorisant l’accès à la culture (le Journal des savants, 1665). Le 18e siècle a la passion d’éduquer. Les classes élevées ne regardent plus l’éducation comme une prétention déplacée et en tout cas inutile pour leur classe. Le Traité des Etudes de Rollin (1726), professeur au Collège de France, devient un outil essentiel de la pédagogie qui se diffuse largement, au-delà de la stricte mission éducative. Une forme d’ « auto-éducation » entre dans les mœurs par le biais de conférences publiques et de cabinets de lecture. Les publications se vulgarisent (Bibliothèque Bleue de Troyes). L’enseignement en latin reste très prégnant, les collèges jésuites continuant à jouer un rôle essentiel jusqu’à leur bannissement de France en 1763 (Dainville 1978). Mais il recule, sous les critiques des philosophes notamment. Le concours général, créé en 1746, comporte une épreuve de « discours français ». En 1759 apparaît le premier enseignement sans latin dans le collège bénédictin de Sorèze. A cette époque, on estime qu’un adolescent sur cinquante environ va dans un des quelque 300 collèges du royaume. Les 24 universités regroupent environ 10 000 à 12 000 étudiants. La fin du siècle stigmatise le rôle des curés, vu comme favorisant l’obscurantisme (Furet et Ozouf 1977). La littéracie progresse – capacité à lire et à écrire –, notamment chez les femmes. A la fin du siècle, 90% des hommes et 80% des femmes sont à même de signer un document (Roche 1981). De nombreux domestiques et compagnons possèdent des livres. On considère (Buben 1935) que ces progrès de la pratique de la lecture ont pu alors commencer à exercer une influence sur les prononciations, avec l’articulation de consonnes autrefois non prononcées (du p de dompter ou du g de legs, par exemple). A la Révolution, l’éducation fait partie des priorités. Il s’agit d’abord de transférer aux nouvelles autorités administratives le pouvoir de l’Eglise sur l’école. Condorcet est chargé de préparer un plan d’éducation pour l’instruction publique où la première partie pose les principes de l’alphabétisation de masse (Cinq Mémoires sur l’instruction publique, 17911792). Le Comité d’Instruction publique est institué en 1791. Le 21 octobre 1793, une loi constitue les écoles primaires de l’Etat. Le latin est éliminé. Certains (rapport de Maugard) défendent de façon audacieuse une initiation à l’ancien français. En 1795 sont créées
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les « écoles centrales » qui se substituent aux collèges des universités. Elles assurent un maillage important de tout le territoire jusqu’à leur dissolution à la réforme scolaire de 1802, qui, après une période de forte contestation des nouvelles écoles, institue les « lycées » en rétablissant le latin (Mayeur 2004). Au 19e s., les compétences des maîtres demeurant faibles (2/3 sont incapables d’enseigner l’orthographe selon une enquête menée en 1829), des « écoles normales » de formation des maîtres éphémères sont créées dans les années 1830. Dans la première partie du siècle, les objectifs des écoles primaires, dont la création devient une obligation communale à partir de 500 habitants (loi Guizot, 1833), demeurent limités : enseigner à lire, écrire, et les « éléments » de la langue française (orthographe et grammaire). L’accent est particulièrement mis sur l’orthographe, dont la connaissance est requise pour tout emploi public. Elle est considérée pour la première fois de façon normée et enseignée de façon assez rigide (Chervel 2006). La grammaire de Noël et Chapsal (1832) devient le manuel le plus répandu. La grammaire fait l’objet, à l’école comme dans la société, d’une sorte d’obsession puriste qui en fait une affaire nationale, l’objectif étant d’éliminer les « locutions vicieuses » (Bescherelle, 1838). La dictée devient l’épreuve principale du brevet. L’orthographe est davantage enseignée dans son option « active » (« mettre l’orthographe »). Le baccalauréat, créé en 1808, se divise désormais (1852) en sciences et lettres. Avec la loi Falloux (1850), c’est le retour de l’enseignement privé, assuré par l’Eglise, à côté de l’enseignement d’état. La crainte de l’obscurantisme revient, et l’école du Second Empire est divisée en deux mondes distincts. L’arrêté Ferry du 7 juin 1880 stipule que le français doit être « seul en usage dans l’école ». L’usage des patois par les enfants à l’école est pourchassé, de même que les autres langues que le français dans l’Empire (l’arabe et le berbère en Algérie). En 1880-1882, les lois Jules Ferry instituent l’école laïque, gratuite et obligatoire, se proposant d’accomplir dans les faits le projet révolutionnaire d’une alphabétisation et d’une « francisation » des enfants français (Furet et Ozouf 1977). Le programme d’études dans les écoles normales d’instituteurs prévoit que l’enseignement de la langue française comprendra « des exercices de lecture et de récitation, un cours de grammaire avec des exercices pratiques tels que dictées, analyses, exercices d’étymologie et de dérivation, des exercices de composition et de style » – un programme qui se maintiendra pendant une bonne partie du 20e s. A partir du décret Fernand Buisson (1887 ; voir Kahn 2015), la place accordée à l’orthographe diminue cependant. L’enseignement privé payant, pour autant, se maintient à de hauts niveaux. L’enseignement catholique est dominant en Belgique, où, entre 1878 et 1958, ont lieu plusieurs « guerres scolaires ». La fin du siècle est marquée par les progrès de l’école maternelle, la prolongation de la scolarité, une meilleure formation des maîtres, et la délivrance d’un nombre accru de « certificats d’étude » (mis en place à partir de 1860 et systématisés en 1882 pour valider les huit premières années d’enseignement). En 1902 se met en place, selon les « sections » des lycées et collègues, la formule : latin seul, ou latin et grec, avec une langue vivante, ou deux langues vivantes. Les universités sont réformées, et côtoient désormais de nombreuses autres institutions supérieures spécialisées. Le taux d’alphabétisation a significativement augmenté, comme le montre le recensement de 1911 (86% pour les hommes et 79% pour les femmes alors que la proportion des hommes sachant signer était de 78% en 1871, pour 66% de femmes). A partir de 1924, le baccalauréat s’ouvre plus largement aux filles. A partir des années 1960, un défi important de l’Education Nationale est d’assurer un enseignement en français pour les enfants des populations immigrées désormais nombreuses (Prost 2004). Dans la dernière partie du siècle, le taux de réussite des candidats au baccalauréat ne cesse d’augmenter (69% en
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1970, 91% en 2015), et la proportion d’une classe d’âge obtenant ce diplôme également (5% en 1950, 30% en 1995, 36% en 2015). Un enseignement en langues régionales a également fait sa place, depuis la loi Deixonne (1951), surtout pour le corse, l’alsacien, l’occitan, le breton (Marcellesi 1975, Chanet 1996). A la fin du 20e s., l’enseignement de la langue se fait essentiellement au collège, l’accent étant plutôt mis sur la littérature au lycée. Tandis que le traitement de texte s’impose partout dans la société, il reste peu présent à l’école en France. A l’orée du 21e s., les études montrent que les performances des élèves en français ne sont pas satisfaisantes : pour ce qui concerne la « compréhension de l’écrit », la France est classée 21e au classement international PISA qui évalue le niveau scolaire (la Suisse 17e, la Belgique 18e). Les enquêtes (Chervel-Manesse 1989, Manesse-Cogis 2007) montrent un affaiblissement des connaissances en orthographe. Par ailleurs, le taux d’adultes diplômés de l’enseignement supérieur en France est inférieur à la moyenne de l’OCDE.
10.6 La transmission 10.6.1 La transmission générationnelle Les sociolinguistes s’accordent aujourd’hui pour estimer qu’un facteur important de diffusion des parlers en général et des formes de langage en particulier est la transmission intergénérationnelle. Celle-ci demeure cependant difficile à explorer dans l’histoire, en raison du manque de témoignages. Au 17e s., Vaugelas (1647) estime que la langue se renouvelle après une durée de trente ans, et situe ses auteurs de référence en fonction de leurs générations. Cette sensibilité semble s’estomper au 18e s. pour renaître dans les premières années du 19e s. Avec la génération romantique, le rôle des aïeux est mis en avant (Sand, Hugo), ce qui donne aux patois une valeur d’héritage et de patrimoine. A partir de 1880, la langue familiale est en outre souvent mise en contraste avec la langue enseignée. Une partie importante de la population vit dans une diglossie entre parlers transmis par les familles et les nourrices (pour les bourgeois) d’un côté, et langue transmise à l’école de l’autre. La sensibilité générationnelle est accentuée par les conflits (la Première Guerre mondiale notamment). Dans les années 1920-1940, on assiste à des faits d’éducation réciproque entre générations, les jeunes éduqués diffusant de nouveaux usages auprès de leurs parents. Ce phénomène de transmission régressive joue aussi dans les familles immigrées. Après les années 1960, les effets de génération deviennent sensibles et fortement constatés, le souci de différenciation l’emportant sur la transmission. De son côté, la revitalisation des langues régionales s’effectue souvent par le biais d’un saut de génération (voir Costa 2016 sur la Provence). 10.6.2 Effets de mode et parlers communautaires Dans les communautés linguistiques, on observe souvent la concurrence de deux dynamiques contraires : une dynamique de conformité et une dynamique de différenciation (Siouffi 2016). Les deux vont parfois de pair pour créer de micro-parlers. Les phénomènes de conformité ont été commentés au Moyen Age, d’abord sous leur forme de sociolectes (Villon), puis de phénomènes de mode (fringueurs et gorriers au 15e s.). A partir de la fin du 16e s., la société de cour (Elias 1985) entraîne des dynamiques de mimétisme social souvent stigmatisées comme des affectations (mode des italianismes pointée par H. Estienne, « parler précieux »). Les mi-
Chapitre 10. Les interventions sur les parlers, l’équipement de la langue
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lieux sociaux tendent à vouloir se séparer les uns des autres (Cour, Ville, bourgeois), et à accentuer leurs différences. L’étude de la concurrence des prononciations [wa], [wɛ], [ɛ] pour < oi > à la fin du 17e s. montre qu’une prononciation est abandonnée dès que, d’abord « à la mode », elle est adoptée par un milieu dont on veut se distinguer (Ayres-Bennett 2004). La mode revêt alors une double signification temporelle et sociale, et constitue un facteur d’accélération du changement linguistique, surtout dans le domaine phonétique et lexical. Remarqueurs, grammaires et dictionnaires intègrent une partie de ces « mots à la mode » au lexique de la langue commune comme étant le reflet d’un renouvellement. Au 18e s., les phénomènes de conformité se diversifient et touchent petit à petit toutes les classes de la société. Des parlers populaires prennent des physionomies conscientes et revendiquées. Sous le Directoire on assiste au renouveau des modes aristocratiques caractérisées par l’affectation (« incroyables » et « merveilleuses »). En dépit d’une homogénéisation indéniable du parler de référence et d’un écrasement de certaines formes de variation (Nisard constate la disparition du « poissard » en 1872), des formes de langage soigneusement distinctes coexistent, souvent à connotation sociale (Balzac). A Paris, le souci de distinction concerne également les classes populaires. Le 20e siècle voit cette dynamique s’accentuer en milieu urbain, à la faveur de l’exode rural et du brassage de populations dans les villes, surtout Paris. Les petites communautés urbaines du 19e s. explosent sous la pression démographique, et se reconfigurent (Lodge 1997). Des phénomènes de grégarité des jeunes apparaissent (« apaches » des années 1900) qui donnent lieu à de nouveaux processus d’identification. A partir des années 1960, la sensibilité aux phénomènes générationnels devient plus grande. Avec des effets démographiques présentant un caractère démarcatif (baby-booms), et l’apparition de nouvelles formes de grégarité intragénérationnelle, les usages ont tendance à se fragmenter. La sociolinguistique met en place des grilles d’analyse des phénomènes de conformation, en établissant notamment des profils de locuteurs (innovators, followers, outliers, Labov 2002) et en se donnant les moyens de suivre la diffusion des traits linguistiques dans de petites communautés (Caubet et al. 2004 ; Gadet 2017). L’impact est important au plan de la prosodie (Lehka-Lemarchand 2007), du lexique (Boyer 1997, Goudaillier 2001, Galazzi et Molinari 2008) et de la pragmatique (marqueurs du discours ; Siouffi, Steuckardt et Wionet 2016). 10.6.3 Les attitudes des groupes Par le terme attitudes, on peut vouloir englober les opinions, représentations, idéologies, sentiments, évaluations plus ou moins explicites des locuteurs autour des langues, les degrés d’implication psychosociale des locuteurs dans leurs usages, ou, de façon plus restreinte – ce qui sera le cas ici – les attributions de valeur, de prestige, ou encore le choix entre conservatisme et innovation. Ces attitudes sont à comprendre comme moins discursives que les représentations et plus orientées vers les comportements langagiers, mais pour les périodes anciennes, elles sont essentiellement analysables par l’intermédiaire des discours qui en portent la trace. Au Moyen Age, le prestige, pour les vernaculaires, est recherché au travers de la démarche littéraire. Entre le 15e et le 16e s., la dynamique est à l’innovation. Parallèlement, les parlers du nord de la France gagnent en prestige par rapport à ceux du sud, particulièrement ceux d’Ile-de-France et de la Loire. Un certain conservatisme apparaît à la fin du 16e s., mais il est contrecarré par les nouvelles dynamiques de Cour. Conservatisme et innovation s’affrontent tout au long du 17e s. ; globalement, l’innovation l’emporte sauf dans le domaine
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Partie 2. Histoire externe
graphique ; et à la fin du siècle, en France, une forme stabilisée de parler a acquis l’assentiment quasi général et se voit confier seule le prestige, au détriment des autres variétés. Au même moment, d’autres variétés du français commencent à prendre leur autonomie, en Amérique notamment, sans prestige (voir Baronian et Martineau 2009). Le 18e siècle voit le modèle classique à la fois conforté dans les hautes classes, et contesté dans les marges. On assiste à l’imposition verticale des formes employées par les classes dominantes (valorisation des dictions « hautes », lissage lexical et grammatical), mais des prestiges « inverses » sont attribués à des formes transgressives, dont témoignent les graphies (élisions) ; à la fin du siècle, des attitudes innovantes (Mercier, 1801) se voient contrecarrées par un réflexe conservateur défendu par l’aristocratie. Le 19e siècle procède à une homogénéisation du parler standard qui s’accompagne d’une perte de prestige, mais aussi d’une extension quantitative sans précédent. L’attitude de la bourgeoisie est majoritairement conservatrice tandis que milieux aristocratiques parfois déclassés, élites littéraires et milieux populaires urbains partagent des désirs d’innovation souvent peu connectés entre eux. Entre 1910 et 1930, la popularisation de l’expression « crise du français » témoigne de la diversification des attitudes (Boutan et Savatovsky 2000). Les points de focalisation sont souvent l’orthographe et la syntaxe. Tout au long du 20e s., les attitudes sont de fait souvent gagnées par l’insécurité, liée à des questions politiques d’abord (conflits mondiaux, poids des langues à l’échelle internationale, décolonisation), à des questions culturelles (rapport à l’anglais, langue en passe de se mondialiser), et à des questions sociales (importance de l’immigration, crise de confiance dans la transmission). De la sorte, les problématiques du prestige, de la valeur, et du rapport entre conservatisme et innovation sont à la fois plus que jamais prégnantes, et complexifiées par une grande diversité de paramètres. Hors de France, les variétés ainsi que les créoles (écrits depuis la fin du 18e s., mais n’entrant en vraie littérature que dans la deuxième moitié du 20e s. ; voir Hazaël-Massieux 2008) gagnent du prestige. En France, les attitudes se focalisent essentiellement sur les prononciations, le lexique (emprunts, verlan, néologie ; voir Sablayrolles 2000), la graphie, tandis que dans les pays francophones elles concernent aussi souvent la syntaxe et la phraséologie. De manière générale, les attitudes sont plutôt conservatrices en France, et plus innovantes hors de France (Remysen 2014). Références bibliographiques : Albalain 2007 ; Auroux 1994 ; Ayres-Bennett 2004 ; Ayres-Bennett et Seijido 2013 ; Baddeley 1994, 2013 ; Balibar et Laporte 1974 ; Baronian et Martineau 2009 ; Boutan et Savatovsky 2000 ; Boyer 1997 ; Buben 1935 ; Caron, 1992 ; Caron, (éd.) 2004 ; Catach 2001 ; Caubet et al. 2004 ; Cazal et Parussa 2015 ; Cerquiglini 1996 ; Certeau, Julia et Revel 1975 ; Chanet 1996 ; Chartier, Compère et Julia 1976 ; Chervel 2006 ; Chervel et Manesse 1989 ; Chevalier 1994 ; Cohen 1947, 2001 ; Cooper 2014 ; Coseriu 2001 ; Costa 2016 ; Dainville 1978 ; Delesalle et Chevalier 1986 ; Denis et Kahn 2015 ; Depecker 2001 ; Elias 1985 ; Furet et Ozouf 1977, 1988 ; Gadet 2017 ; Galazzi et Molinari 2008 ; Gohin 1903 ; Goudaillier, 2001 ; Hassler 2001 ; Hazaël-Massieux 2008 ; Houdebine-Gravaud 1998 ; Lafont 1970 ; Lavrentiev 2007 ; Lebrun 2003 ; Lehka-Lemarchand 2007 ; Livet 1858 ; Lodge 1997 ; Marcellesi 1975 ; Mayeur 2004 ; Merlin-Kajman 2001 ; Prost 2004 ; Quemada 1968, 1997 ; Remysen, 2014 ; Rickard 1981 ; Robillard et Banimino 1993 ; Roche 1981 ; Sablayrolles 2000 ; Seguin 1972, 1989, 1993 ; Siouffi 2016 ; Siouffi, Steuckardt et Wionet 2016 ; Skupien-Dekens 2009 ; Steuckardt 2006 ; Trabant 2002 ; Trudeau 1992 ; Valantin 2010 ; Valdman 1979 ; Weisgerber 1986 ; Yates 1947 ; Zink 1976.
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Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
Partie 3 Phonétique Historique
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Partie 3. Phonétique Historique
VAKAT
Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
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Chapitre 11 Introduction (aux chapitres 11-23) Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
11.1 Phonétique historique du français 11.1.1 Filiation 1
Dans la deuxième moitié du 19e siècle, dans le décisif élan rationaliste dont l’école allemande et, singulièrement, les néogrammairiens sont le symbole, la phonétique historique du français a connu un développement remarquable : c’est dans cette dynamique qu’ont œuvré notamment, en France, Gaston Paris (1839-1903), Arsène Darmesteter (1846-1888), puis Edouard Bourciez (1854-1946). Le Précis de ce dernier (publié en 1889) est avec la Grammatik des Altfranzösischen d’Eduard Schwan (publiée un an plus tôt) la première présentation globale de la phonétique historique du français. Il est inégalé à bien des égards à ce jour et constitue pour les cadets le point de référence absolu. Basés sur ce socle néogrammairien et nourris par une intense discussion dans des revues spécialisées qui ont vu des échanges dont le nombre, le volume et la qualité font rêver aujourd’hui et sont de loin supérieurs à ce que la discipline a connu surtout depuis la seconde guerre mondiale, des ouvrages résumant le savoir ainsi acquis et décrivant l’évolution complète de la phonétique historique du français depuis le latin ont vu le jour, par Adolf Horning (1887), les sus-mentionnés Eduard Schwan (première édition 1888) et Edouard Bourciez (première édition 1889), ensuite par Arsène Darmesteter (posthume : première édition du Dictionnaire Général en 1890, première édition du Cours en 1891), Kristoffer Nyrop (première édition 1899), Wilhelm Meyer-Lübke (première édition 1908), Léon Clédat (1917), Mildred Pope (1934), Elise Richter (1934), Hans Rheinfelder (1953), Pierre Fouché (trois volumes publiés entre 1952 et 1961) et Georges Straka. Ce dernier, à travers ses propres travaux et ceux de ses épigones issus de l’école qu’il a fondée, a dominé la scène en France dans l’après-guerre, mais G. Straka lui-même n’a pas laissé d’ouvrage général : son approche a été fixée dans l’Initiation de François de La Chaussée (première édition 1974). 11.1.2 Organisation positionnelle et théorie phonologique moderne
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L’océan d’observations, de faits, de raisonnements, d’analyses, de théories et de savoirs que représente le patrimoine rappelé au §1, a amené la discipline – avant qu’elle ne s’assèche, n’étant plus guère qu’administrée (Rq4) – à de telles hauteurs qu’entreprendre de présenter à son tour cette histoire phonétique du français – et cela dans les limites de volume qui sont de rigueur au sein de la GGHF – paraîtra sans doute bien téméraire. Deux choses nous ont poussés néanmoins à nous y engager : l’avancée que constitue l’organisation positionnelle (section 11.3) et l’apport de l’autosegmentalisme, socle commun de toutes les théories phonologiques modernes (chap. 12.2). Les deux permettent en effet un renouvellement que nous croyons significatif dans l’interprétation des faits. On y ajoutera encore l’apport de la théorie du changement de William Labov (Rq1). Remarques 1. L’observation du changement en cours que William Labov a entreprise il y a de cela quelque 60 ans a produit des apports remarquables : on sait désormais que la diffusion lexicale
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Partie 3. Phonétique Historique (phonétiquement abrupte, lexicalement graduelle) est aussi réelle que le changement néogrammairien (phonétiquement graduel, lexicalement abrupt), et que le temps qui s’écoule entre la première apparition d’un processus dans la langue et la pénétration complète de celui-ci dans le lexique et le corps social peut correspondre à plusieurs générations (chap. 12.5). L’existence d’une période prolongée où un processus n’a pas encore gagné tous les locuteurs et / ou tous les mots permet d’envisager que certaines idiosyncrasies lexicales (le fait qu’un mot ou un groupe de mots se soustrait à l’évolution régulière) qui auraient dû sous la doctrine néogrammairienne être déclarées relever de processus non phonétiques (analogie, emprunt, variante dialectale) peuvent être ramenées à l’évolution phonétique. Ainsi la variation (chap. 13.5), traditionnellement perçue comme l’ennemi des lois phonétiques, apparaît sous une lumière différente et peut parfois être réconciliée avec elles (x §§47-56). 2. Un aspect central de l’autosegmentalisme est la séparation des niveaux mélodique (substance des segments) et syllabique (les positions qu’ils occupent). Un exemple parlant de ce que cela peut apporter est la palatalisation de k+j qui produit tʦ (°glacia > glace). Le caractère géminé du résultat est documenté par son non-voisement intervocalique ainsi que par l’évolution entravée de la voyelle précédente. Mais il a désemparé les auteurs qui, en vain, ont cherché la cause de la gémination étant donné que la vélaire dans la source est simple (x §283.5). En réalité ce résultat géminé est une conséquence nécessaire et attendue du fait qu’il s’agit d’une palatalisation déclenchée par une consonne, impliquant donc deux positions consonantiques : celle de la vélaire et celle du yod. Par conséquent l’aboutissement des deux substances vélaire et palatale mélangées est assis sur deux positions consonantiques, ce qui est la définition d’une géminée. Lorsqu’en revanche une vélaire est palatalisée par une voyelle, il n’y a qu’une seule position consonantique en jeu et le résultat est simple (placēre > plaisir) (x §96). 3. L’étude de l’évolution des voyelles et consonnes est née avant le phonème (apparu dans les travaux de Kruszewski 1881 et Baudouin de Courtenay 1895 de l’école de Kazan, voir Dresher 2011), et donc avant la phonologie. C’est la raison pour laquelle elle porte le nom de phonétique historique et ne s’appelle pas phonologie historique. En France cette appellation est de tradition et il n’y a pas lieu d’en changer, étant entendu qu’elle recouvre les aspects phonétiques et phonologiques de son objet d’étude. 4. Jadis conquérante en France et ailleurs, la phonétique historique du français paraît depuis au moins une quarantaine d’années une discipline moribonde, en France encore davantage qu’ailleurs (voir Ségéral et Scheer 2015b). Elle n’a pas renouvelé son savoir et est désormais transmise de façon sclérosée dans son dernier retranchement, l’enseignement pour les besoins des concours, par des professeurs qui ne sont presque jamais des spécialistes. Ce qui était un savoir vivant est devenu une doxa que les manuels répètent mais que nul ne sait plus évaluer, critiquer, adapter, développer. Dans ce contexte, la présente phonétique historique, à la différence de la quasi totalité des grammaires existantes (x §1), n’est pas née des besoins de l’enseignement, mais au contraire pour que celui-ci soit, comme la discipline, renouvelé et, peut-être, sauvé : il s’agit de montrer que la phonétique historique existe toujours, qu’elle n’a pas tout dit et qu’elle peut avoir, si l’on veut bien s’en donner la peine, un avenir. Dans le cadre d’un tel propos la référence aux aînés est particulièrement indiquée puisqu’elle doit les empêcher de disparaître des esprits modernes.
11.1.3 La phonétique historique est d’abord celle qui va jusqu’à l’ancien français 3
Les grammaires ayant depuis toujours été conçues pour les besoins de l’enseignement, elles présentent deux caractéristiques : l’absence à peu près totale de références bibliographiques et la comparaison des formes latines avec celles du FC pour documenter l’évolution, l’AF
Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
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n’étant convoqué que lorsqu’il illustre une propriété particulière. En revanche les travaux de recherche bien sûr ont toujours fait référence aux aînés et contemporains ; leur traitement des dossiers lexicaux est ou bien plus détaillé lorsqu’il s’agit de faire une démonstration, ou bien peut se contenter de la forme latine ou AF puisqu’il est entendu que l’on s’adresse à des lecteurs qui savent. Il va de soi qu’en toute rigueur, en diachronie, l’empan des évolutions décrites est délimité par les formes attestées : pour la phonétique historique du français il s’agit donc avant tout de la période sans attestation comprise entre le latin tardif et l’émergence des textes AF à partir de 842. C’est donc la comparaison des formes latines (lc et lt) avec les formes de l’AF qui devrait d’abord fonder l’étude de l’évolution. Si le français est depuis l’AF documenté par des écrits de façon plus ou moins continue jusqu’à ce jour, il est évident que le gros de son évolution, pour ce qui est de la phonétique, a été accompli à l’aube de l’AF, i.e. en proto-français (la langue qui n’était plus le latin et non encore l’AF). Comparée aux bouleversements de cette période, l’évolution depuis l’AF, i.e. postérieure au 13e siècle, n’apporte que peu de modifications à la langue. C’est la raison pour laquelle d’une part l’effort principal depuis le 19e siècle a porté sur les événements antérieurs à l’AF et n’a concerné les périodes suivant l’AF que dans une mesure sensiblement moindre. C’est également la raison pour laquelle, d’autre part, le raccourci que s’autorisent les grammaires en comparant le latin directement au FC peut exister. Suivant en cela Rheinfelder (1953) qui est le seul à proposer cette pratique, la présente phonétique historique cite pour chacun des mots mentionnés sa source (latine, germanique ou autre) et sa forme AF (ainsi que la forme du FC, mais celle-ci a pour seule fonction d’identifier le mot x §59). Elle a donc l’ambition de décrire l’évolution allant du pfr jusqu’à l’AF (13e siècle), mais bien sûr ne s’interdit pas, au besoin, des excursions dans les périodes précédant et suivant cet empan.
11.2 Organisation positionnelle 11.2.1 Regroupement positionnel 4
L’organisation des chapitres est pensée selon le critère positionnel (ou syllabique) : l’endroit dans la chaîne linéaire où apparaît un segment. Cela vaut pour les consonnes autant que pour les voyelles : voyelles en syllabe fermée (chap. 16) et en syllabe ouverte (voyelles toniques au chap. 17, voyelles atones au chap. 18) ; consonnes en position forte (obstruantes au chap. 19, sonantes au chap. 20), en coda (chap. 21), en position intervocalique (chap. 22) et dans les attaques branchantes (groupes muta cum liquida, chap. 23). Outre le chapitre d’introduction et de synthèse (chap. 11) et celui qui présente les outils (chap. 12), ce bloc positionnel est précédé de trois chapitres qui traitent des phénomènes non positionnels, i.e. qui ne sont pas conditionnés par la position dans laquelle se trouve leur cible : les palatalisations (chap. 14) et yod (chap. 15), les autres processus en question étant rassemblés au chap. 13. L’examen position par position exige en effet que l’on ait au préalable évacué les processus transversaux qui ne relèvent pas du fonctionnement positionnel mais en permanence interfèrent avec lui : l’accent et les effets mélodiques (ou segmentaux).
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Partie 3. Phonétique Historique
Ce choix d’organisation est à notre connaissance inédit : toutes les grammaires présentent les consonnes et voyelles une par une, ou par regroupement basé sur leurs caractéristiques mélodiques (labiales, dentales, vélaires, voyelles d’avant, d’arrière etc.). Un autre principe de classification possible suit la chronologie des événements : c’est celui que Richter (1934), seule, a retenu. 11.2.2 Hiérarchie des conditionnements 11.2.2.1 Voyelles 5
Trois conditionnements sont à considérer pour rendre compte des évolutions vocaliques : 1° la situation syllabique (syllabe ouverte ou syllabe fermée), 2° le caractère tonique ou non de la voyelle et 3° l’environnement segmental. Ces trois facteurs sont hiérarchisés. Dans l’évolution du lt au pfr (Rq1), la présence ou l’absence de l’accent n’a d’effet que sur les voyelles en syllabe ouverte : elle n’en a pas en syllabe fermée. La forme de la syllabe où se trouve la voyelle apparaît ainsi comme le paramètre fondamental. Les effets éventuels dus à l’environnement segmental, quant à eux, ne font qu’infléchir ultimement les effets des deux précédentes conditions. La hiérarchie décrite est figurée sous (1). (1)
Figure 1 : hiérarchie des conditionnements conditionnements syllabique
V syllabe fermée CVC
accentuel
syllabe ouverte CV tonique
atone
mélodique
L’organisation des chapitres vocaliques suit cette hiérarchie : nous étudierons d’abord les voyelles en syllabe fermée (CVC, chap. 16), puis les voyelles toniques en syllabe ouverte (chap. 17) et enfin les voyelles atones en syllabe ouverte (chap. 18). Remarque 1. Suite à la perte du caractère distinctif de la quantité, le système vocalique du latin classique connaît une évolution où le facteur premier est le caractère tonique ou atone de la voyelle, la forme (ouverte ou fermée) de la syllabe ne jouant que secondairement pour les voyelles atones (x §§79-82). Cette hiérarchie des conditionnements syllabique et accentuel, qui amène le système vocalique du lt, est ensuite maintenu par tous les auteurs et le plus souvent de manière tacite lorsqu’il s’agit de décrire les événements ultérieurs : on divise ainsi d’abord les voyelles en toniques et atones, le critère positionnel (voyelle libre ou entravée) n’intervenant qu’ensuite. Une telle vision, qui traite les deux périodes (évolution lc > lt et évolution lt > pfr) dans un cadre semblable, est, pensons-nous, dans l’erreur. L’allongement tonique qui engendre les nouvelles voyelles longues étant exclu en syllabe fermée, toutes les voyelles entravées connaissent un sort identique, qu’elles soient toniques ou atones, c’est-à-dire que désormais le conditionnement syllabique prévaut sur le conditionnement accentuel, comme figuré en (1). Références bibliographiques : Ségéral et Scheer (2015a).
Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
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11.2.2.2 Consonnes 6
S’agissant des consonnes, tous les auteurs ou presque disent depuis le 19e siècle que leur sort dépend en premier lieu de leur position (de fait cela vaut pour la Romania entière) (x §19 réf. bibl.). Mais cette découverte n’a jamais été suivie de faits : les grammaires continuent à présenter les évolutions en fonction des propriétés mélodiques des consonnes (labiales, dentales, vélaires), si bien que la réalité première et fondamentale, positionnelle, est dissoute dans la mélodie, facteur tout à fait secondaire, et dispersée dans une multitude de chapitres différents. Afin de faire apparaître l’unité des faits dus au conditionnement positionnel, les auteurs sont alors dans le meilleur des cas contraints de recourir à des renvois multiples, sinon laissent dans l’ombre le principe organisateur principal. 11.2.2.3 Interdiction des syllabes super-lourdes : *CV̅ C, *CVCC
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Enfin, il est une limitation positionnelle qui produit des effets à la fois vocaliques et consonantiques et ainsi représente le pivot central du conditionnement positionnel : l’interdiction des syllabes dites super-lourdes, i.e. comprenant une voyelle longue et une coda (syllabe *CV̅ C), ou une voyelle brève suivie de deux codas (syllabe *CVCC) (x §33). L’allongement tonique (puis la diphtongaison) (x §§32, 77) sont la manifestation vocalique de l’impossibilité pour une voyelle longue d’être suivie d’une coda (*CV̅ C) : l’allongement est avorté au cas où il créerait une telle séquence, i.e. en présence d’une coda (her.ba > erbe FC herbe et non pas AF *ierbe) (x §160). La manifestation consonantique de la même restriction *CV̅ C se rencontre lorsque l’occlusive des groupes tr, dr intervocaliques est éliminée : on observe alors un allongement compensatoire du r sur la position libérée, mais qui n’a lieu qu’après voyelle atone, i.e. brève (quadrātu > carré), car la structure créée …Vr.rV… est bien formée. En revanche après voyelle tonique, i.e. longue, la gémination de r créerait la structure …V̅ r.r.V… prohibée et par conséquent est avortée (patre > °pē.ðre > pere FC père) (x §344). 11.2.2.4 Position > accent > mélodie
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L’organisation des chapitres selon le critère positionnel fait donc droit à ce que l’on savait depuis toujours pour les consonnes et rectifie l’erreur pour les voyelles. L’accent est un facteur secondaire pour l’évolution de la langue et le facteur qu’est la mélodie, pour réel qu’il soit, n’en est, si l’on peut dire, que l’écume. Remarque 1. Les trois facteurs en question épuisent de fait les types de conditionnement qui dans les langues du monde produisent les phénomènes phonologiques : position (structure syllabique), accent (ou plus généralement prosodie), mélodie (par exemple la palatalisation) (x §16).
11.3 Action de la position : vue d’ensemble 11.3.1 Voyelles 9
L’action de la position sur les voyelles est simple et parfaitement résumée par les termes voyelle libre et voyelle entravée (dus à Gaston Paris x §§35.1, 310.2). Lorsqu’une voyelle
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Partie 3. Phonétique Historique
est entravée son évolution est fondamentalement conservatrice : elle est rétive à toute modification (x §161). En position libre en revanche elle sera l’objet d’une évolution – notamment en diphtonguant lorsqu’elle est tonique (x §§195 sq.). Il n’est pas utile ici d’aller au-delà de cette opposition fondamentale, dont le détail est étudié aux chap. 16 à 18.
11.3.2 Consonnes 11.3.2.1 Hiérarchie : position forte > intervocalique > coda 10
La situation est différente pour les consonnes : les chapitres individuels traitent des consonnes dans les trois positions majeures (forte, intervocalique, coda) et sont donc chacun cantonnés à la position particulière qu’ils étudient. La confluence des généralisations acquises dans les chapitres individuels est assurée ici : ce n’est que la synthèse globale qui fait apparaître le motif de l’organisation positionnelle. Dans ce cadre l’événement majeur est le non-événement (Rq1) qui définit le destin commun des deux positions fortes, initiale et appuyée : en deux mille ans d’évolution les consonnes dans ces positions demeurent non modifiées (Rq2). Or la communauté de destin des consonnes dans ces deux positions qui a priori ne partagent rien interroge : l’unité et l’unicité de la position forte sont analysées aux §§20-25. A cette immuabilité étonnante s’oppose la volatilité des consonnes lorsqu’elles se trouvent dans les deux positions faibles, coda et intervocalique. En coda leur désintégration est radicale : à l’orée de l’AF les obstruantes ont soit disparu sans laisser de trace (rupta > route) soit il en subsiste un glide qui se combine avec la voyelle précédente (facta > faite) (x §306) ; les sonantes vont suivre ce mouvement durant l’AF, si bien qu’à la fin de cette période aucune ne demeure intacte (sauf, dans une certaine mesure, r x §14.3) (x §§312 sq., §357). Le chap. 21 Coda fait également la démonstration que seules les consonnes devant consonne hétérosyllabique (__.C) ont le statut de coda : depuis le pfr à travers l’AF et jusqu’à la fin du 15e siècle la consonne finale (__#) est une intervocalique (x §305). Le français de cette période compte donc parmi les langues qui au lieu de faire de la consonne finale une coda lui accordent le statut intervocalique (x §§34 sq.). Ce n’est qu’à partir de la fin du 15e siècle que la consonne finale en français devient coda : cette évolution se manifeste par le fait qu’elle tombe devant pause (x §313). La position intervocalique est donc représentée dans la langue par les consonnes phonétiquement intervocaliques V__V ainsi que par les consonnes finales __#. Faible, cette position occasionne également des lénitions de diverses sortes, mais bien moins dévastatrices et moins rapides que la coda : parmi les obstruantes les labiales p,b et les dentales t,d subsistent, les dernières jusqu’au début de l’AF sous la forme de ð (vīta > AF vide Alex > AF vie Rol x §320), les premières jusqu’à ce jour en tant que v (rīpa > rive x §319). Les sonantes quant à elles n’ont subi en position intervocalique aucun dommage (sauf le voisement de s, qui compte parmi les sonantes : causa > cho[z]e) et se présentent telles quelles en FC (hōra > ore FC heure, tēla > toile, lūna > lune, amāre > amer FC aimer) (x §325). En résumé, à en juger par leur résistance à la lénition dans l’évolution du pfr et AF, la hiérarchie des trois positions est : position forte > intervocalique > coda.
Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
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Remarques 1. Lass (1973) attire l’attention sur le fait qu’en diachronie l’événement le plus remarquable est l’absence d’événement, i.e. la non-évolution. De même Keller (1990 : 175 sq.). 2. La position forte non seulement garantit contre la lénition mais produit également des fortitions, telle j > ɟ (> ʤ) en position initiale (jocu > jeu x §274) et appuyée (rabja > °rabʤe > rage x §285). Références bibliographiques : Voir les références du §19.
11.3.2.2 Illustration 11
a. Evolution hors influence mélodique Les tableaux ci-dessous montrent l’influence qu’a la position syllabique sur l’évolution des consonnes. Toute influence additionnelle que, le cas échéant, la mélodie peut exercer est filtrée : ne sont montrés que les cas où la trajectoire est exempte d’interférences mélodiques et répond aux seules contraintes positionnelles. Remarques 1. La mélodie dévie la trajectoire due à la position par des moyens variés dont deux néanmoins sont majeurs : la palatalisation (étudiée au chap. 14 lorsqu’elle est exercée par une voyelle, au chap. 20 au cas où sa source est yod) d’une part et l’action des voyelles postérieures u,o qui amuïssent les labiales (°tabōne > taon x §319) et vélaires (sēcūru > seur FC sûr x §322) adjacentes d’autre part. 2. Dans les tableaux ci-dessous les groupes consonantiques sont toujours illustrés par des groupes primaires (plutôt que secondaires), sauf s’ils font défaut (pour k en coda, facta > faite plutôt que °voc(i)tāre > vuidier FC vider). Il en va de même pour les consonnes finales, représentées de préférence par les consonnes finales primaires (2s imp fac > fai FC fais ! plutôt que °vērāc(u) > verai FC vrai).
b. Position forte 12
(2)
Tableau 1 : évolution des consonnes en position forte initiale #__
p b f w t d k g
>p >b >f >v >t >d >k >g
lat porta bene fame vīta tēla dente cor gula
r l s m n j
>r >l >s >m >n >ʤ
rēge levāre serpente mātre nocte jocu
AF porte bien fain vie toile dent cuer gole roi lever serpent mere nuit jeu
FC
faim
cœur gueule
mère
lat talpa herba infernu servīre cantāre ardōre rancōre angustia mol(e)re ī(n)s(u)la versāre arma ōrnāre rabia
post-coda C.__ (position appuyée) AF FC taupe erbe herbe enfer servir chanter ardeur rancor rancœur angoisse moldre isle verser arme orner rage
moudre île
166
Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Le glide lc w est traité ici avec les obstruantes eu égard à son évolution ultérieure. 2. lc w initial connaît deux évolutions, celle aboutissant à v, de droit et montrée dans le tableau, l’autre produisant gw : vāgīna > gaine (x §275). 3. Il est difficile d’illustrer l’évolution des liquides r,l en position appuyée : après obstruante elles ne sont pas appuyées mais font partie d’un groupe solidaire TR (x §§26 sq.) et après sonante une consonne épenthétique est introduite au sein des groupes R.r (cam(e)ra > chambre) (mais non dans s’l, r’l x §292). Le tableau montre ainsi un cas de s’l sans et un mot à l’r avec épenthèse. 4. Le groupe C.j est soumis à une grande variété de processus : assibilation, métathèse, palatalisation, renforcement (x §§276-280). Tous sauf le renforcement ont une cause mélodique. C’est ainsi le renforcement (C.j > C.ɟ suivi de l’affrication ɟ > ʤ x §107) qui seul représente la trajectoire positionnelle non déviée par la mélodie.
c. Position intervocalique 13
(3)
Tableau 2 : évolution des consonnes en position intervocalique
p b f w t d k g
>v >v >v >v >ð>ø >ð>ø > j (jj) > j (jj)
intervocalique phonétique V__V lat AF FC rive rīpa faba feve fève raphanu ravene ‘radis’ lavāre laver vīta vide > vie vie lauder > loer louer laudāre pācāre paiier payer negāre neiier nier
r l s m n
>r >l >s >m >n
hōra tēla causa amāre lūna
ore toile chose amer lune
heure aimer
lat ap(e) trab(e) – bov(e) et ad 2s imp fac vag(u)
finale __# AF ef tref
FC ‘abeille’ ‘poutre’
buef et at fai vai
bœuf et [e] à fais ! ‘errant’
cor mel trēs rem vīn(u)
cuer miel treis rien vin
cœur trois
Remarques 1. L’AF pratique le dévoisement en finale des obstruantes (x §326), perturbation mélodique dont les évolutions indiquées dans le tableau font abstraction : le -f d’AF buef etc. est la version dévoisée du -v, produit régulier de l’évolution intervocalique. 2. Le tableau montre pour les dentales t,d les deux étapes évolutives documentées successivement par l’AF : t,d > ð > ø (x §320). 3. Ayant nasalisé les voyelles précédentes, les nasales finales étaient en AF encore présentes en tant que consonnes nasales. Elles ne tomberont (devant pause) qu’à partir de la fin du 16e siècle (x §301.1). 4. Dans AF ravene ‘radis’ < raphanu le maintien de la voyelle posttonique est savant, mais l’évolution intervocalique f > v est régulière et populaire (x §319.2). 5. L’évolution -m# > -n# (rem > rien) est déjà latine (x §328.3). 6. Yod intervocalique simple n’existe pas : entre voyelles yod est toujours géminé (x §120). Dans les types vag(u) > vai ‘errant’ (x §330) et 2s imp fac > fai FC fais ! (x §327), yod est produit par l’évolution intervocalique mais en position finale demeure simple.
Chapitre 11. Introduction (aux chapitres 11-23)
167
d. Coda 14
(4)
p b f w t d k g
Tableau 3 : évolution des consonnes en coda (devant consonne hétérosyllabique)
>ø >ø >ø >ø >ø >ø >j >j
lat rupta obstāre nāv(i)gāre rot(u)lu rād(ī)cīna facta nigru
obstruantes AF route oster nagier rolle racine faite neir
FC ôter nager rôle
r l s m n
> r (ø) >ł>w >s>ø >m >n
lat larga alba testa gamba sentīre
sonantes AF large albe > aube teste > tete jambe sentir
FC aube tête
noir
Remarques 1. Les dentales t,d en coda ont encore d’autres aboutissements, mais qui sont ou bien déjà latins (tl, dl > kl, gl vet(u)lu > °veclu > vieil, x §345) ou alors relèvent d’une influence mélodique (t,d+n > ðn > zn °ret(i)na > resne FC rêne x §299). 2. Malgré les apparences le groupe gr est disjoint au moment où les vélaires se réduisent à yod en coda et sa vélaire donc participe à cette réduction (x §§300.6, 336). Il s’agit là d’un phénomène général : la langue a connu une période où les groupes solidaires étaient désolidarisés (TR > T.R x §335). 3. Le r a également été souvent éliminé en AF (rimes du type large : sage x §357) mais ce processus est erratique et la consonne a ensuite souvent été rétablie (16e-17e siècles x §380). 4. Après avoir nasalisé les voyelles précédentes, les nasales en coda étaient en AF encore présentes en tant que consonnes nasales. Elles ne tomberont qu’à partir de la fin du 16e siècle (x §313). 5. L’élimination de s a lieu en AF (x §303).
Tobias Scheer et Philippe Ségéral
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168
Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 12 Outils Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 12. Outils
12.1 Objet du chapitre 15
Ce chapitre introduit les outils utiles pour aborder les chapitres suivants. Il est conçu comme un dictionnaire auquel on a recours lorsqu’une notion, une représentation, un terme que l’on rencontre gagnent à être explicités. Il ne constitue pas un préalable à la lecture des autres chapitres, et n’est pas conçu pour être lu de bout en bout. La section 12.5 explicite les avancées que les travaux de William Labov ont apportées à notre compréhension de la façon dont le changement fonctionne. Les conséquences pratiques concernent l’appréciation de la variation (idiosyncrasie lexicale) dont les cas les plus remarquables sont résumés en section 13.5.
12.2 Processus et théorie phonologiques 12.2.1 Action de la phonologie : trois types de processus 16
Dans les langues du monde et de manière tout à fait générale, la phonologie peut agir de trois manières différentes sur les segments (les sons du langage). Son effet (i.e. la modification que l’on observe sur un segment) est imputable aux trois causes indiquées sous (5), et à ces trois causes seulement. (5)
causes des phénomènes phonologiques
a.
Effet positionnel, ou syllabique Action de la position syllabique qu’occupe un segment (un son) dans la chaîne linéaire. On distingue la position forte (initiale et post-coda, cette dernière étant dite appuyée dans la tradition française) des positions faibles qui sont de deux types, coda et intervocalique (x §19). Exemple : protégé par sa position initiale (forte), le t de tēla > toile demeure sans aucune modification depuis le latin à travers l’AF et le MF jusqu’à ce jour, alors qu’il est réduit à zéro dès l’AF dans vīta > vie à cause de sa position intervocalique (faible). Effet accentuel Action de forces dites prosodiques (ou supra-segmentales) dont l’accent tonique est un représentant (l’intonation et les tons en étant d’autres). Exemple : dans l’évolution du pfr les voyelles toniques libres diphtonguent (e dans feru > fier) alors que les voyelles atones ne diphtonguent jamais (venīre > venir, voir chap. 18). Effet mélodique (assimilation, dissimilation) Action d’un autre segment, déterminée par les caractéristiques de celui-ci. Exemple : la palatalisation. Ce processus transmet à un segment non palatal la palatalité d’un segment palatal : g dans argentu devient palatal sous l’influence du e suivant, aboutissant à ʤ (> AF arʤent écrit argent).
b.
c.
Les effets mélodiques sont multiformes et requièrent moins de soin explicatif étant donné qu’ils tombent sous le sens (une palatalisation est le fait pour un segment non palatal d’être placé sous l’empire d’un agent palatal) et sont appuyés par une tradition phonétique bien établie. Il n’en va pas de même pour les effets positionnels et, dans une certaine mesure, pour les effets accentuels, qui sont davantage explicités dans le présent chapitre.
Chapitre 12. Outils
169
12.2.2 Usage de la théorie phonologique 17
D’une manière générale les chapitres 11 à 23 se borneront à l’introduction et à l’usage courant du strict minimum s’agissant des concepts théoriques : les définitions (coda, voyelle libre, position initiale etc.) sont données en vocabulaire de surface et leur identité dans les termes de la théorie phonologique n’est évoquée que lorsqu’elle est nécessaire pour la démonstration. Cela vaut pour la structure interne des segments (structure mélodique x §18) autant que pour les positions syllabiques (x §§20-27) et l’accent (x §32). La théorie phonologique utilisée est d’une part le socle commun de la phonologie moderne qui aujourd’hui fait l’unanimité et représente le savoir stabilisé de la discipline : les structures autosegmentales développées depuis les années 1970. D’autre part nous recourons à un cadre théorique particulier qui représente une des théories phonologiques majeures actuellement entretenues au niveau international : la Phonologie de Gouvernement et en particulier l’approche CVCV (ou CV Strict) et la Coda Miroir. Enfin, s’agissant de la représentation mélodique, nous utilisons la théorie des Eléments (x §18). Références bibliographiques : 1. Structures autosegmentales : une introduction en français est disponible dans les manuels Carvalho et al. 2010 : 151 sqq. et Scheer 2015. Il existe par ailleurs de nombreux manuels en langue anglaise : parmi d’autres Durand 1990 ; Carr 1993 ; Kenstowicz 1994 ; Roca 1994. 2. Phonologie de Gouvernement : Kaye et al. 1990, Harris 1994 ; théorie CVCV : Lowenstamm 1996 ; Scheer 2004, 2015 ; Coda Miroir : Ségéral et Scheer 2001a, 2008b ; théorie des Eléments : Backley 2011.
12.3 Structure interne des consonnes et voyelles 18
Les consonnes et voyelles ne sont pas les unités atomiques que la phonologie des langues manipule : elles sont composées d’unités plus petites et il existe deux approches concurrentes les concernant. La conception classique depuis Jakobson (1939) conçoit que les primitives sont des traits distinctifs tels [±labial], [±postérieur], [±continu] etc. Anderson et Jones (1974) ont introduit l’idée que les unités de base sont plus grandes, dites primitives unaires ou holistiques : |A| représente la position basse de la langue, |I| la position haute antérieure et |U|, l’arrondissement des lèvres (et la position haute postérieure). Ainsi le triangle vocalique représentant les voyelles cardinales i,u,a est décrit, et toutes les voyelles sont ou bien l’exécution phonétique d’une seule primitive ou alors en réalisent une combinaison. Cela est montré sous (6). (6)
Tableau 1 : Eléments et leur combinatoire
primitives phonologiques |A| |I| |U|
réalisation phonétique [a] [i] [u]
primitives phonologiques |A|+|I| |A|+|U|
réalisation phonétique [e,ɛ] [o,ɔ]
primitives phonologiques |I|+|U| |I|+|U|+|A|
réalisation phonétique [y] [ø,œ]
Dans les chap. 11 à 23 de la GGHF ces primitives unaires sont utilisées, sous l’appellation Eléments (Rq1). Les consonnes sont également composées d’Eléments, mais il ne sera nécessaire de les invoquer que très ponctuellement. Il en va de même pour la différence entre les variantes tendues et relâchées (ou +ATR et -ATR ou encore, dans la tradition française,
170
Partie 3. Phonétique Historique
mi-fermées et mi-ouvertes) des voyelles moyennes e-ɛ, o-ɔ, ø-œ. Backley (2011) renseignera sur ces aspects. Il est encore utile, toutefois, de noter que la nasalité, consonantique comme vocalique, est représentée par l’Elément |N|. Remarque 1. Il existe trois implémentations de l’idée que les primitives sont unaires / holistiques : la Phonologie de Dépendance (Anderson et Ewen 1987), la Phonologie des Particules (Schane 1984) et la Théorie des Eléments (au sein de la Phonologie de Gouvernement, Kaye et al. 1985, Backley 2011). Les différences entre ces approches ne jouent pas de rôle pour les besoins de la GGHF, et une description des faits serait également possible avec des traits distinctifs (Clements et Hume 1995).
12.4 Identité phonologique des positions syllabiques 12.4.1 Positions dans la chaîne linéaire et leur regroupement 19
Pour une consonne les positions syllabiques qui produisent les effets positionnels en phonologie (i.e. dans les langues du monde) sont au nombre de cinq, définies par la place qu’elle occupe dans la chaîne linéaire, et regroupées en trois ensembles montrés sous (7). Ces groupements sont récurrents dans les langues du monde et (avec une variation paramétrique concernant les consonnes initiales et finales x §34) en toute vraisemblance universels. Le dièse # indique la marge du mot et le point ‘.’, la frontière syllabique (C.C est un groupe hétérosyllabique, .CC un groupe tautosyllabique). (7)
Tableau 2 : les cinq positions consonantiques et leur regroupement
a. C1 b. C3
#__ C.__
initiale de mot post-consonantique
c. C2 d. C5 e. C4
__.C __# V__V
pré-consonantique finale de mot intervocalique
position forte coda
positions faibles
L’action positionnelle est particulièrement visible dans la diachronie des langues romanes en général et du français en particulier. Elle a été identifiée depuis les débuts de la romanistique au 19e siècle en tant que principe directeur central de leur évolution. C’est notamment la disjonction de la position forte qui a attiré l’attention des auteurs : l’initiale et la postconsonantique a priori ne partagent rien (phonétiquement parlant ou autrement) mais produisent de manière récurrente le même effet : elles garantissent leurs hôtes contre la lénition et provoquent des fortitions. D’où le nom de la position forte. Remarques 1. L’influence positionnelle ne doit rien à une quelconque propriété phonétique : basée sur la constitution des segemnts en structure syllabique qui n’obéit aucun principe phonétique, elle est de nature phonologique. 2. Les cinq positions montrées épuisent les possibilités logiques si l’on se limite aux groupes de deux consonnes, et aux groupes hétérosyllabiques C.C. Les groupes tautosyllabiques, ou attaques branchantes .CC, sont abordés aux §§26-28. 3. La position forte et la coda sont parfaitement symétriques. D’une part leurs propriétés structurales sont en image miroir : en finale et devant consonne (hétérosyllabique) __{#,.C} pour
Chapitre 12. Outils
171
la coda, à l’initiale et après consonne (hétérosyllabique) {#,C.}__ pour la position forte. D’autre part elles produisent les effets exactement inverses : faiblesse (coda) vs. force (position forte). Cette symétrie est la raison pour laquelle la position forte a été appelée Coda Miroir par Ségéral et Scheer (2001a). 4. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’objectif majeur de la théorie syllabique est de comprendre pourquoi les regroupements sous (7) sont ce qu’ils sont (d’autres sont a priori possibles) et, partant, de découvrir leur identité phonologique en tant qu’objet unaire (même identité) et unique (seules positions à avoir cette identité). Cela vaut notamment pour les objets symétriques coda et position forte. Références bibliographiques : 1. Position forte dans la Romania : Meyer-Lübke 1890 : §401 ; Lausberg 1967 : §407 ; Zauner 1944 : §55.1 ; Pierret 1994 : §321 ; Ségéral et Scheer 2001a. 2. Position forte dans la diachronie du français : Bourciez et Bourciez 1967 : §109 ; Brittain 1900 : §98 ; Nyrop 1914 : §308 ; Meyer-Lübke 1908 : §§149 sq. ; Clédat 1917 : §73 ; Luquiens 1926 : §103 ; Pope 1934 : §202 ; Rheinfelder 1953 : §§371, 455 ; Carton 1974 : 145 ; La Chaussée 1989a : 21 sq., 91, 97 ; Matte 1982 : 176 ; Ségéral et Scheer 2001a,b, 2005, 2007 ; Scheer et Ségéral 2017. 3. Position forte dans les langues du monde : Martinet 1949, 1955 ; Kenstowicz 1994 : 35 ; Cser 2003 ; Scheer 2004 : §110 ; Ségéral et Scheer 2008a,b ; Smith 2008 ; Szigetvári 1999, 2008 ; Cyran 2008, 2010. 4. Théorie de la Coda Miroir : Ségéral et Scheer 2001a, 2008a,b ; Scheer 2004 : §110, 2015 : §§144 sqq. ; Scheer et Ziková 2010.
12.4.2 Identité phonologique des cinq positions syllabiques majeures 12.4.2.1 Structure autosegmentale, consonnes flottantes 20
Considérons d’abord l’identité phonologique de la consonne initiale (8a) (le p de FC petit) ainsi que de la consonne post-consonantique (dite appuyée dans la tradition française) (8b) (le t de FC partir). (8)
Figure 1 : la position forte (Coda Miroir) a. consonne initiale # gouv. C V – C V C V # | | | | p e t i t lic.
b. consonne post-coda (appuyée) C. gouv. gouv. C V – C V C V C V C V # | | | | | | p a r t i r lic.
Les représentations montrées illustrent d’une part le principe des structures autosegmentales, d’autre part des propriétés centrales de l’approche CVCV (x §17 réf. bibl. 2). Les représentations autosegmentales transcrivent le fait général, se manifestant partout dans la phonologie des langues du monde, que les humains ne manipulent pas seulement des segments (sons), mais également une structure que ceux-ci occupent, immatérielle et inaudible : la structure syllabique. Celle-ci est faite de constituants dont l’inventaire classique comporte l’attaque, la rime, le noyau et la coda : une consonne habitera une attaque ou une coda et une voyelle, un noyau. Sous (8) ‘C’ sténographie une attaque et ‘V’, un noyau (c’est la convention adoptée dans les chap. 11 à 23).
172
Partie 3. Phonétique Historique
La réalisation phonétique d’un segment (sa prononciation) résulte de l’association d’un objet mélodique (les segments) avec un constituant syllabique (les C et V). Ainsi lorsqu’il est prononcé [pəti] devant pause on entend les quatre premiers segments du mot petit mais non le cinquième : le -t est bien présent mais il demeure dans ce contexte non prononcé parce qu’il n’est pas associé à un constituant syllabique. On dit qu’il est flottant (8a). Il ne se manifestera phonétiquement que lorsqu’il est suivi d’un mot à initiale vocalique qui comporte, avant la voyelle initiale, une attaque vide dans laquelle il peut s’ancrer (petit […ita…] arbre). On ne l’entendra pas devant mot à initiale consonantique (petit […ik…] café) puisque l’attaque initiale de celui-ci est occupée (par le k-). 12.4.2.2 Relations latérales : gouvernement et licenciement 21
Les représentations (8) montrent également la spécificité principale de la théorie CVCV qui fait qu’elle est distincte d’autres approches : la constituance syllabique est une séquence où alternent strictement des attaques (C) et des noyaux (V) (d’où le nom CVCV). Deux consonnes qui sont adjacentes phonétiquement seront donc toujours séparées d’un noyau qui se trouve être vide (cas de røt (8b)) (Rq1). Enfin, la séquence des constituants commence toujours par une attaque C et se termine par un noyau V, l’unité minimale manipulable étant CV (Rq2). Dans la théorie traditionnelle, il y a autant de constituants syllabiques qu’il y a de segments prononcés, et la hiérarchie entre les constituants est exprimée au moyen d’un arbre : [[attaque] [[noyau, coda]rime]syllabe. Au contraire CVCV conçoit une structure plate où il y a davantage de constituants (les attaques et noyaux vides) et qui ne sont pas reliés au moyen d’une hiérarchie arborescente. La hiérarchie entre les constituants est plutôt exprimée par des relations latérales, au nombre de deux : le gouvernement et le licenciement. Il s’agit de deux forces antagonistes : le gouvernement amoindrit l’expression segmentale de sa cible (force négative), alors que le licenciement l’augmente (force positive). Toutes les relations latérales sont régressives, i.e. de droite à gauche, et leur origine est toujours un noyau. Par conséquent (seuls) les noyaux à la fois gouvernent et licencient. Enfin, chaque noyau peut gouverner un seul constituant et de même licencier un seul constituant (et non pas plusieurs). Ceci étant entendu, considérons (8b) où le t de partir se trouve en post-coda, i.e. en position appuyée. Il est licencié par son noyau (le V à sa droite), mais demeure non gouverné par lui. La raison en est qu’il est précédé d’un noyau vide et qu’il existe un principe central selon lequel tout noyau vide doit avoir une raison d’être vide : il doit être gouverné. Il a été mentionné que le gouvernement amoindrit l’expression segmentale de sa cible : celle d’un noyau vide gouverné (8b) est réduite à rien – le fait d’être gouverné est la cause de son inexistence phonétique. Remarques 1. Deux voyelles qui se succèdent en surface, lorsqu’elles représentent un hiatus (FC pays [pe.i]) ou dans la diachronie du français une diphtongue (AF miel < mel), sont de même toujours séparées par une attaque vide. 2. La théorie CVCV est ici introduite dans sa forme canonique (Lowenstamm 1996, Scheer 2004). Il existe des versions légèrement différentes où par exemple les attaques et noyaux alternent strictement, mais peuvent (ou doivent) se terminer par un C (Szigetvári 1999, Polgárdi 2009).
Chapitre 12. Outils
173
12.4.2.3 Unité de la position forte (Coda Miroir) 22
La section précédente a établi qu’une consonne en position post-coda (appuyée) (8b) est non gouvernée mais licenciée – non gouvernée parce qu’elle est précédée d’un noyau vide qui appelle le gouvernement du noyau à sa droite. Il en va de même de la consonne initiale (8a,b) : elle est précédée d’un noyau vide et par conséquent non gouvernée mais licenciée. Le noyau vide qui la précède appartient à ce que l’on appelle le CV initial : il représente l’information morphologique ‘début de mot’, transcrite en phonologie sous la forme d’espace syllabique – l’unité syllabique minimale CV. L’identité de la position forte (la Coda Miroir) apparaît donc sous (8) : une consonne se trouve en position forte si et seulement si elle est précédée d’un noyau vide gouverné : ø__. Elle est elle-même non gouvernée (i.e. non amoindrie) mais licenciée (i.e. soutenue). C’est la raison pour laquelle elle est forte. Remarque 1. L’idée que le début de mot est retranscrit en phonologie sous la forme d’une unité CV est due à Lowenstamm (1999). Elle a d’importantes conséquences pour la théorie de l’interface entre phonologie et morpho-syntaxe (Scheer 2012a, 2014a, 2015 : §§176 sqq.).
12.4.2.4 Les positions faibles 23
L’identité phonologique des consonnes dans les positions faibles est montrée sous (9). Les consonnes en coda sont placées devant une autre consonne (hétérosyllabique), i.e. le premier r de partir dans C2 sous (9a1) (coda interne), ou en finale de mot, i.e. le second r de partir dans C4 sous (9a1) (coda finale). Le cas particulier de la géminée est montré sous (9a2) (vraie géminée) et (9a3) (fausse géminée) : comme le groupe rt sous (9a1) les deux types de géminée occupent deux positions dont la première (C2) est une coda et la seconde (C3), une post-coda (position appuyée). La différence entre les deux types de géminée est le nombre de segments qui les constituent : alors que la vraie géminée (9a2) est faite d’un seul segment qui branche (vacca > vache) (comme une voyelle longue x §32, (14b)), la fausse géminée (9a3) représente la rencontre de deux segments identiques (°bassiāre > baissier FC baisser) (Rq2). Selon les principes énoncés les deux types de coda (interne et finale) se trouvent placées devant noyau vide __ø (i.e. la position symétrique de la position forte) et sont ni gouvernées ni licenciées parce que le noyau à leur droite (V2 et V4 sous (9a1), V2 sous (9a2,3)) est inapte à dispenser des relations latérales : il est vide et gouverné. En effet, un autre principe central de la théorie prévoit qu’un noyau gouverné est incapable de dispenser des relations latérales : cible du gouvernement et donc phonologiquement amoindri, il ne peut ni gouverner ni licencier. Sous (9a1-3) V2 est gouverné par la voyelle suivante qui occupe V3. Le noyau vide final V4 n’a pas d’objet à sa droite et donc ne peut être gouverné par un autre noyau : il l’est paramétriquement, i.e. par une décision que la langue prend de le traiter (ou non) comme un noyau gouverné. Il sera question de ce paramètre aux §§34 sq. mais pour les besoins de la présente démonstration il suffit de dire que dans le type de langue montré sous (9a1) la consonne finale C4 (coda finale) a les mêmes propriétés phonologiques que la consonne préconsonantique C2 (coda interne) : le noyau à leur droite est vide et gouverné.
174 (9)
Partie 3. Phonétique Historique Figure 2 : les positions faibles
a. coda a1. coda interne C2 et finale C4 a2. vraie géminée gv. gv. gv. gv. gv. gv.
a3. fausse géminée gv. gv.
b. intervocalique C2 gv.
C1 V1 C2 V2 C3 V3 C4 V4 | | | | | | p a r t i r
C1 V1 C2 V2 C3 V3 | | | | | C V s s V
C1 V1 C2 V2 | | | ai d er
lic.
C1 V1 C2 V2 C3 V3 | | | | v a k a
lic.
lic.
lic.
lic.
Enfin, la consonne intervocalique V__V est montrée sous (9b) : elle n’est adjacente à aucun noyau vide et par conséquent reçoit le gouvernement. Elle n’est pas licenciée parce, dernier principe de la théorie, aucun constituant ne peut être à la fois gouverné et licencié (faute de quoi des forces antagonistes pèseraient sur le même objet). Lorsqu’un constituant peut a priori recevoir les deux forces latérales, cas de C2 sous (9b), c’est le gouvernement qui a préséance. N’épuisant pas son licenciement sur C2, le noyau suivant V2 sous (9b) l’applique donc au constituant suivant à gauche, V1. Remarques 1. Le statut de l’intervocalique en tant que consonne gouvernée mais non licenciée est introduit dans Scheer et Ziková (2010). 2. Dans le cas d’une vraie géminée, la position coda (C2 sous (9a2)) n’a pas de contenu segmental propre qui pourrait participer aux processus qui concernent les consonnes en coda. L’évolution du type vacca > vache montre que la géminée ici est dans ce cas : s’il existait un k en coda il se réduirait à yod et le résultat serait *vaiche (x §300.2). Mais dans le cas de ss précédé de yod (types °bassiāre > baissier FC baisser, vascellu > vaissel FC vaisseau) tout montre qu’il s’agit d’une fausse géminée (9a3) : ss ici se comporte comme un groupe s+C : contrairement aux autres géminées (°matteūca > maçue FC massue x §284) mais comme les groupes s+C (x §140) il permet la métathèse ssj > jss, ce qui suppose qu’il existe un s en coda (C2 sous (9a3)) qui branche sur le noyau vide suivant (x §144). Références bibliographiques : Vraie vs. fausse géminée : Hayes 1986.
12.4.2.5 Syllabe ouverte vs. syllabe fermée vs. nicht kursiv 24
S’agissant des voyelles, la distinction fondamentale dans les langues en général et tout particulièrement dans la diachronie romane et française oppose les voyelles en syllabe ouverte aux voyelles en syllabe fermée. Cette appellation exprime l’idée qu’une voyelle peut cohabiter dans sa syllabe avec une consonne à sa droite, la coda, auquel cas sa syllabe est fermée. En l’absence d’une telle consonne en coda, sa syllabe est ouverte. Ainsi lorsque dans une séquence VC1C2V la consonne C1 appartient à la première voyelle (coda) elle ferme la syllabe de V1 : V1C1.C2V. Au cas où elle appartient avec C2 à la voyelle suivante (groupe solidaire x §§26 sq.), V1.C1C2V, la syllabe de V1 est ouverte. En France on dit depuis Gaston Paris (1881) qu’une voyelle en syllabe ouverte est libre, alors qu’elle est entravée lorsqu’elle se trouve en syllabe fermée. Les deux appellations sont strictement synonymes (même si elles ne l’étaient pas dans l’esprit de leur inventeur x §§35.1, 310.2). Dans le cadre syllabique posé, l’identité phonologique des syllabes ouvertes et fermées est contenue dans les représentations (9) : une voyelle en syllabe ouverte est suivie d’un noyau
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plein (V2 sous (9b)) et elle est licenciée par lui. Comme aux consonnes le licenciement confère aux voyelles un soutien qui augmente leur expression segmentale : on trouve typiquement en syllabe ouverte un inventaire vocalique plus copieux qu’en syllabe fermée. Une voyelle en syllabe fermée en revanche est suivie d’un noyau vide gouverné : sous (9a1) le a dans V1 est suivi de V2 vide et gouverné, tout comme le i dans V3 qui précède V4, également vide et gouverné. Les deux voyelles du mot partir se trouvent donc en syllabe fermée (elles sont entravées). 12.4.2.6 Récapitulatif des identités phonologiques 25
Voici le récapitulatif des objets syllabiques définis dans le cadre syllabique explicité. (10)
Tableau 3 : objets syllabiques position
a. b. c. d. e.
cons. cons. cons. voy. voy.
position forte coda intervocalique syll. ouverte syll. fermée
descriptif de surface {#,C}__ __{#,C} V__V __.C(C)V __C.C(C)V
licenciée ? après noyau gouverné oui devant noyau gouverné non adjacente à deux noyaux pleins non suivie d’un noyau plein oui suivie d’un noyau vide gouverné non
identité phonologique ø__ __ø V__V __CV __Cø
gouvernée ? non non oui non oui
Il apparaît qu’il existe deux et seulement deux types de segments qui sont licenciés : les voyelles en syllabe ouverte (qui sont fortes x §9) et les consonnes en position forte. La force en tant que telle procède donc du licenciement qui définit les voyelles et consonnes fortes en tant que classe naturelle. 12.4.3 Attaque branchante (muta cum liquida) 12.4.3.1 Groupe consonantique tautosyllabique 26
Il manque encore à l’appel ce que l’on désigne par attaque branchante. Il s’agit d’un groupe consonantique CC qui est tautosyllabique, i.e. dont les deux consonnes appartiennent à la même syllabe. Ainsi dans V1.C1C2V, le groupe C1C2 est une attaque branchante (tautosyllabique), alors que dans VC1.C2V, il est hétérosyllabique. De manière concomitante, la voyelle précédant une attaque branchante se trouve en syllabe ouverte, mais elle est en syllabe fermée lorsqu’elle est suivie d’un groupe hétérosyllabique. La représentation formelle d’une attaque branchante est montrée au §28, (11c). Remarque 1. Terminologie Attaque branchante est le terme génératif pour désigner l’objet en question, i.e. un groupe consonantique non entravant. Les différentes appellations qui existent par ailleurs font référence à cette caractéristique : on parle de groupes solidaires (vs. non solidaires), joints (vs. disjoints), tautosyllabiques / homosyllabiques (vs. hétérosyllabiques), ou encore de groupe explosif (vs. groupe implosif : usage structuraliste). Enfin, le moyen traditionnel (venant de la scansion latine x §335.1b) de référer à un groupe disjoint T.R est de dire que le T fait position, ce qui signifie qu’il a le statut de coda et entrave la voyelle précédente. Références bibliographiques : 1. Attaques branchantes en général : Roca 1994 : 143 sqq. ; Blevins 1995 : 221 sqq. ; Spencer 1996 : 91 sqq. ; Scheer 2015 : §§52, 64.
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2. Attaques branchantes dans le cadre CVCV : Scheer 2015 : §§137-143 ; Brun-Trigaud et Scheer 2012. 3. Attaques branchantes dans la diachronie du français : Ségéral et Scheer 2005, 2007.
12.4.3.2 Muta cum liquida moins tl, dl, vl 27
Afin que deux consonnes puissent former un groupe solidaire, elles doivent remplir un certain nombre de conditions. Le pfr et l’AF pratiquent une définition très restrictive, caractérisée par la formule canonique muta cum liquida TR mais sur laquelle pèsent encore d’autres restrictions : toutes les occlusives peuvent instancier le T d’un groupe solidaire .TR, mais parmi les fricatives seules les labio-dentales f,v ont cette prérogative. Par ailleurs, les combinaisons tl, dl (ainsi que leurs variantes spirantisée ðl et palatalisée [cl, ɟl]) et vl ne sont pas éligibles. Enfin, ce n’est qu’en extrême bout de course de l’AF qu’apparaissent, au 13e siècle, des attaques branchantes C+yod suite à la consonification de la diphtongue iε en jɛ (bascule des diphtongues x §199) dont le produit, yod, forme un groupe solidaire avec la consonne à sa gauche, quelle qu’elle soit : petra > AF piere > AF 13e pjere FC pierre (x §350) (alors que w issu du même processus consonifiant ue en we, après quelque hésitation, demeure diphtongue x §351). Remarque 1. Ayant établi ce qu’est un groupe solidaire éligible TR, les définitions du §25 peuvent être traduites en termes de surface (ou pré-théoriques). Ainsi la seconde consonne dans tout groupe CC se trouve en position appuyée sauf si ce groupe est TR (sachant qu’un TR entier peut être placé en position appuyée : C.TR umbra > ombre). A l’inverse la première consonne de tout groupe CC se trouve en coda sauf si ce groupe est TR. Enfin, une voyelle est entravée devant tout groupe CC sauf s’il s’agit de TR. Sa situation devant consonne finale est étudiée aux §§34 sq.
12.4.4 Groupe triconsonantique C1C2C3 : élimination du CV médian 12.4.4.1 Syncope et attaque branchante 28
La syncope annule le contenu d’un noyau (mais non le noyau lui-même) sous l’effet du gouvernement. Sous (11a) le i posttonique de cub(i)tu est ainsi défait et il ne se produit aucun autre événement, si ce n’est que le b est par la syncope placé en coda (devant noyau vide gouverné) et y poursuit son évolution qui fait qu’il sera éliminé à terme (sur le modèle rupta > route). (11)
Figure 3 : syncope et solidarisation ratée / réussie
a. cub(i)tu > code FC coude gouv. C V C V C V | | | | | c u b t u i
b. gal(bi)nu > jalne FC jaune gouv.
c. rump(e)re > rompre gouv.
C1 V1 C2 V2 C3 V3 C4 V4 | | | | | | g a l b n u i
C1 V1 C2 V2 C3 V3 C4 V4 | | | | | | r u m p rompre) (12b) ou reçoit le branchement de s, ʦ (et peut-être r) (x §30) médian (12c) (max(i)mu > maisme ‘en particulier’, grac(i)le > °grajʦle > graisle FC grêle, fortiāre > °forʦjāre > forcier FC forcer x §67), la structure est bien formée et aucune consonne ou unité CV n’est perdue. En effet, V2 peut ainsi gouverner le noyau précédent. (12)
Figure 4 : élimination vs. maintien du CV médian
a. élimination chute C V | h e g a ae p o cl o m u
C V C V2 C | | r ɲ l b (i) n s t (i) m r t j p p (i) c c c (i) d
b. maintien : C.TR gouv. V | a u ā re u ā re u
C V C V2 | | C T jalne FC jaune) autant que les groupes C1C2C3 qui ont été créés par la consonification (x §67) : C.tj dans por(t)i(c)u > °portju > °porju > porche (x §67). Dans le cas de Ckj, Cnj la palatalisation par yod produit des géminées palatales (hernia > °herɲɲe > herɲe = FC hernie, °arciōne > °ar[cc]ōne > °ar[c]ōne > °arʧōne > °arʦōne > arçon) qui sont ensuite simplifiées (x §96). L’évolution des autres cas mentionnés sous (12a) est la suivante : 1° sCC : aes(ti)māre > esmer FC estimer, 2° cas de géminée en C1C2 : ppj > pj °clopp(i)cāre > clochier FC clocher, boîter, kk(v)C mucc(i)du > °mo[cc](i)du > °motʧ(i)du > °moʧdu > °mojʦdu > moiste FC moite.
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12.4.5 s+C 30
Il est une consonne qui de manière notoire dans les langues du monde montre un comportement hors norme : s. La particularité de cette consonne ne se manifeste que lorsqu’elle est combinée avec une autre consonne : on parle alors d’effets s+C. Dans l’évolution du français l’affriquée ʦ du fait de sa composante s a exactement les mêmes vertus que s et la classe des segments qui produisent des effets s+C est donc : s, ʦ (ainsi que leurs versions voisées z, ʣ) (Rq2). Nous pensons que les effets s+C procèdent de ce que s (et s seul, mais voir la Rq1) soit capable de s’associer, outre à sa propre attaque, également au noyau vide à sa droite (Barillot et Rizzolo 2012). Ce branchement est déclenché par la présence d’un noyau vide à sa gauche (Scheer et Ségéral à paraître). Les deux situations, après noyau vide (13a) et plein (13b), sont montrées ci-dessous. (13)
Figure 5 : s+C a. øsC : s branche C V C V C V | | | | C s C V ʦ
b. VsC : s ne branche pas C V C V C V C V | | | | | | C V s C C V ʦ
Les effets s+C sont omniprésents dans l’évolution du français. Le groupe s+C empêche la chute de la consonne médiane (ou plus précisément du CV médian x §29) d’un groupe CCC lorsqu’il est placé par la syncope après un noyau vide, ce qui déclenche le branchement du s et rend ainsi la structure bien formée (13a) : max(i)mu > °maksme > maisme ‘en particulier’ pour CsC, grac(i)le > °grajʦle > graisle FC grêle pour CʦC (12c). En revanche lorsque s+C survient au début d’un groupe triconsonantique sCC (aes(ti)māre > esmer FC estimer), la consonne médiane est perdue : ici s+C est précédé d’un noyau plein et donc ne branche pas (13b). Ce contraste CsC, CʦC > CCC vs. sC1C2 > sC2 est illustré au §67. Il en va de même pour l’ancrage de yod en coda (x §§140 sq.) : le groupe s+C est de droit entravant lorsqu’il est précédé d’un noyau plein (la voyelle tonique précédente ne diphtongue pas : testa > teste FC tête), mais l’ancrage d’un yod à sa gauche qui le place après noyau vide déclenche le branchement de s et le rend non entravant (angustia > °angoj.sʦe > angoisse). Le fonctionnement sous (13) explique encore la différence entre ʦj lorsqu’il est intervocalique et appuyé : dans le premier contexte le groupe est nécessairement disjoint ʦ.j puisqu’il pratique la métathèse (ratiōne > raison x §284), alors que dans le second il se comporte comme un groupe solidaire : dans le type fortiāre > forcier FC forcer (x §284) le groupe C.ʦj est créé dès l’assibilation tj > ʦj (x §282) et demeure stable sans que la consonne médiane ʦ ne soit perdue (x §67). Cela découle du fait qu’après noyau plein (13b) le ʦ du groupe ʦ+C ne branche pas (donc ʦ.j est disjoint), alors qu’après noyau vide (13a) le ʦ branche : par conséquent le groupe Cʦj est stable au même titre que le groupe CsC (max(i)mu > °maksme > maisme ‘en particulier’). Enfin, compte parmi les effets s+C la prothèse (scrībere > lt °escribere > escrivre FC écrire x §153.1), indicative du fait que le s initial a perdu sa capacité à brancher sur le noyau vide à sa droite : s+C est précédé du CV vide représentant le début du mot (x §22) et son branchement comme sous (12c) et (13a) garantit la stabilité du groupe #øsC (où ø est le
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noyau vide du CV initial). Lorsque s ne branche plus, le noyau vide à sa gauche n’est plus gouverné et reçoit une voyelle épenthétique, la prothèse. Remarques 1. Il semble que r ait les mêmes vertus que s,ʦ, mais il n’existe que deux mots dans la langue qui conduisent à cette conclusion : dans tenebri(c)u > °tenebrje > tenerge ‘sombre’ et °petri(c)a > °petrje > pierge ‘chemin pierreux’ les groupes brj, trj ne perdent pas la consonne médiane mais C1, ce qui est de droit pour b,t en coda (x §67.6). Lorsque les liquides se comportent comme des voyelles en produisant des groupes CRC stables (ce qui est fréquent dans les langues), elles sont dites syllabiques (consonnes syllabiques, réf. bibl. 2). 2. ʦ, lorsqu’il produit le même effet que s+C, i.e. est la consonne médiane d’un groupe CʦC, devient s durant le pfr : l’AF ne connaît pas *graiʦle (< °grajʦle < grac(i)le) qui aurait été écrit avec z *graizle, mais uniquement graisle avec s (FC grêle) (x §112). Il en va de même pour le seul mot en dehors du paradigme grac(i)le qui connaisse un groupe CʦC, bene-dic(e)re > beneistre FC bénir (x §112.2). Cette réduction de ʦ à s en pfr est parfaitement anormale (ʦ n’est désaffriqué qu’au 13e siècle) et doit donc être mis sur le compte de sa position : pfr CʦC > CsC. Références bibliographiques : 1. s+C : Goad 2011, 2012 ; Scheer 2015 : §§72-78. 2. CrC (consonnes syllabiques) : Kenstowicz 1994 : 255 sq. ; Harris 1994 : 224 sq. ; Scheer 2004 : §240, 2008, 2015 : §57.
12.4.6 Accent et allongement tonique 12.4.6.1 Proéminence 31
Lorsqu’une portion de la chaîne linéaire est mise en avant par rapport à une autre portion, on parle d’intonation ou d’accent de phrase. La proéminence au sein de l’unité plus petite qu’est le mot est appelée accent de mot. Les moyens dont dispose l’appareil phonatoire humain afin de marquer la proéminence d’une voyelle (accent de mot) ou portion (intonation) par rapport à son environnement sont de trois types : la hauteur (ou pitch, unité de mesure : hertz Hz), la durée (unité de mesure : millisecondes ms) et l’intensité (unité de mesure : décibels db). Ces trois marques phonétiques coexistent toujours lorsqu’une voyelle est mise en évidence, et ce dans toutes les langues. Il arrive ensuite qu’une langue phonologise une de ces propriétés, i.e. l’élève du statut phonétique au statut phonologique. Elle devient alors distinctive et peut influencer la phonologie de la langue. Il existe des langues qui ont phonologisé la hauteur (accent de hauteur ou parfois dit accent musical, en anglais pitch accent) : il s’agit de la distinction entre la version d’une voyelle prononcée avec voix haute et une autre version prononcée avec voix basse. L’interrogation est souvent marquée de la sorte, en FC par exemple : ça va ? avec hauteur ascendante exprime une question, et ça va sans cette élévation de la hauteur en constitue la réponse, déclarative. D’autres langues ont phonologisé la durée (accent de longueur) et distinguent alors des versions longue et brève d’une voyelle. Mais aucune langue connue n’a phonologisé l’intensité : il n’y a pas de système qui distinguerait la prononciation plus ou moins forte de la même voyelle. L’intensité est ainsi cantonnée au niveau expressif, i.e. aux manifestations
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non encodées linguistiquement de l’affect, qui se superposent aux structures proprement linguistiques (Vaissière 1997 : 481 parle de « règles paralinguistiques »). Références bibliographiques : Hyman 2006 ; Ladefoged et Ferrari-Disner 2012 : 24 ; Garde 1968 : 51-53.
12.4.6.2 Allongement tonique 32
L’allongement tonique est un mécanisme fréquent dans les langues du monde qui a pour effet l’allongement des voyelles toniques. Il est la conséquence de l’accent de longueur et l’allongement qu’il produit est toujours restreint aux syllabes ouvertes : les voyelles toniques en syllabe fermée ne s’allongent pas. L’allongement tonique s’observe par exemple en italien moderne où pour l’instant il n’est que phonétique, i.e. n’a pas (encore) de conséquences phonologiques : ainsi la voyelle tonique libre dans fāto ‘sort’ est longue alors que la voyelle tonique entravée dans fatto ‘le fait’ demeure brève. L’allongement n’étant pas de nature phonologique, la longueur ainsi créée n’est (dans la variété standard de l’italien, le toscan) pas distinctive (il n’y a pas de paires minimales). Lorsque l’allongement tonique est phonologisé, la langue affecte à la proéminence accentuelle l’exposant phonologique de longueur. Cet exposant se présente sous la forme d’espace syllabique, inséré à droite ou à gauche de la voyelle tonique. Dans l’approche CVCV, l’unité syllabique minimale est un CV (x §§20 sq.), introduit par l’accent dans la chaîne linéaire (CV accentuel, grisé sous (14)). Il y a eu en latin tardif un allongement tonique qui est à l’origine de la diphtongaison (x §77), événement majeur de l’évolution des langues romanes : les voyelles qui sont 1° toniques et 2° libres s’allongent, puis diphtonguent. Cela indique que le CV accentuel s’ancre à droite de la voyelle tonique, comme sous (14a) (Rq1). La situation d’une voyelle tonique en syllabe ouverte est montrée sous (14b) (feru > fier, diphtongaison de la voyelle longue) et en syllabe fermée, sous (14c) (herba > erbe FC herbe, absence de diphtongaison parce que la voyelle n’est pas longue). La voyelle tonique se propage sur l’espace syllabique supplémentaire offert par le CV accentuel, mais cela ne peut se faire que si celui-ci est licencié : c’est le cas en syllabe ouverte (14b) mais non en syllabe fermée (14c) puisque le CV accentuel y est suivi d’un noyau vide gouverné. Dans ce cas la voyelle tonique ne se propage pas et le CV accentuel est perdu (faute de quoi il y aurait deux noyaux vides consécutifs, ce qui est prohibé x §28). (14)
Figure 6 : CV accentuel
a. insertion du CV accentuel [accent] ↓ C V C V C V
b. syllabe ouverte gouv. C V C V C V | | | | f e r u lic. feru > fier
c. syllabe fermée gouv. C V C V C V C V | | | | | h e r b a lic. herba > erbe FC herbe
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Remarque 1. L’insertion à droite ou à gauche du CV accentuel est paramétrique (Ségéral et Scheer 2008b) : dans les langues où il s’ancre à droite il produira typiquement des phénomènes sur la voyelle tonique (comme l’allongement et la diphtongaison), alors qu’il déterminera plutôt des phénomènes consonantiques lorsqu’il est placé à gauche (cas de l’anglais où les occlusives sourdes prétoniques (et initiales) sont aspirées : pholitics vs. pholithician). Références bibliographiques : 1. Allongement tonique en italien : Fava et Magno Caldognetto 1976 ; Marotta 1984 ; Farnetani et Kori 1986 ; en islandais : Árnason 1998 ; Gussmann 2002 : 157 sqq. ; en selayarese (austronésien) : Piggott 2003 : 414 sqq. ; en arabe palestinien : Kenstowicz 1994 : 274 sq.) ; en anglais moyen : Minkova 1982 ; en mehri (afro-asiatique, sud-arabique) : Bendjaballah et Ségéral 2014. 2. L’exposant de l’accent de longueur est de l’espace syllabique : Chierchia 1986 ; Piggott 2003 : 414 sqq. 3. CV accentuel : Larsen 1998 ; Szigetvári et Scheer 2005 ; Ségéral et Scheer 2008b ; Bucci 2013 ; Ulfsbjorninn 2014.
12.4.7 *CV̅ C, *CVCC 33
Il a été établi au §28 que deux noyaux vides successifs qui appellent le gouvernement font que la structure est mal formée, ce qui conduit à la perte d’une unité CV. Le tableau (15) rassemble les conséquences de cet état de fait : l’interdiction des syllabes dites super-lourdes, i.e. qui comportent une voyelle longue et une coda (*CV̅ C), ou qui possèdent deux codas (*CVCC). D’abord sous (15a) on voit qu’une voyelle ne peut jamais être suivie de deux codas, i.e. de deux consonnes dont le noyau appelle le gouvernement (syllabe *CVCC). C’est le cas du type gal(bi)nu > jalne FC jaune (x §28, (11b)) : dans un groupe triconsonantique C1C2C3 la consonne médiane (de fait l’unité C3V3) est perdue. Sous (15b), la situation d’une voyelle tonique entravée est reproduite depuis §32, (14c) (herba > erbe FC herbe) : elle ne peut s’allonger en branchant sur le CV accentuel parce que la cible du branchement, le noyau du CV accentuel, n’est pas licenciée (car suivie d’un noyau vide gouverné). Il s’agit donc là de l’impossibilité pour une voyelle suivie d’une coda de devenir longue en branchant à droite (*CV̅ C). (15)
Figure 7 : *CV̅ C, *CVCC
a. *CVCC : double coda gouv. C1 V1 C2 V2 C3 V3 C4 V4 | | | | | | C V C C C V lic. gal(bi)nu > jalne FC jaune
b. voyelle longue + coda mal formée : *CV̅ C gouv. C V C V C V C V | | | | | h e r b a lic. herba > erbe FC herbe
c. voyelle longue + coda bien formée : ok CV̅ C gouv. C1 V1 C2 V2 C3 V3 C4 V4 | | | | | C V C C V lic.
lic. lc āctus
Enfin, (15c) montre qu’il n’est pas interdit en soi qu’une voyelle longue soit suivie d’une coda : lorsqu’elle branche à gauche comme sous (15c) (on dit que sa tête est à droite), plutôt qu’à droite comme sous (15b) (tête à gauche), la structure est bien formée : le seul noyau vide V3 est gouverné par V4 et la tête de la voyelle longue V2 licencie son complément V1. La différence entre les deux voyelles longues sous (15b) et (15c) est donc que la dernière auto-licencie son complément, alors que le première a besoin d’un licenciement extérieur, i.e. d’un noyau plein à sa droite.
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La structure (15b) illustre, comme il a été dit, le processus de l’allongement tonique, avorté ici (mais réussi sous (14b)) : celui-ci place le CV accentuel à droite de la voyelle tonique et la voyelle longue qui résulte a donc toujours la tête à gauche. En revanche la structure (15c) correspond à une voyelle qui n’est pas issue d’un allongement tonique : sa longueur est lexicale. Il existe de nombreuses langues qui instancient (15c) et tolèrent donc des voyelles longues suivies d’une coda : l’allemand (moderne), le tchèque, le somali (réf. bibl. 2). Le latin en fait partie : des voyelles longues suivies d’une coda ne sont pas fréquentes (Kiss 1971 : 13-15) mais existent (Rq1) : stēlla, āctus, bēstia, quīntus etc. Ainsi l’ancienne longueur vocalique du latin, lexicale, instancie (15c) et la nouvelle longueur installée après sa ruine par l’allongement tonique (x §§77 sq.), représente (15b). La syllabe CV̅ C est tolérée par celle-là, prohibée par celle-ci. L’interdiction *CVCC est responsable du fait que l’ancrage de yod en coda est bloqué lorsqu’il existe déjà une coda (ancrage réussi dans placēre > plaisir, avorté dans mercēde > merci x §139). L’impossibilité de *CV̅ C est la raison pour laquelle les voyelles toniques ne sont pas allongées (et par la suite diphtonguées) en syllabe fermée (pira > poire mais virga > verge x §160). Elle est également à l’origine de l’impossibilité pour r de géminer après voyelle longue lorsque le ð du groupe ðr (< tr, dr) chute : cette gémination est réussie après voyelle atone, donc brève, dans quadrātu > carré (Vr.rV), mais avortée après voyelle tonique, donc longue, dans patre > pere FC père (*VVr.rV) (x §344). Remarque 1. La métrique latine ne renseignant pas sur la quantité des voyelles en syllabe fermée (qui sont toutes métriquement longues du fait d’être fermées), celle-ci est déterminée par 1° les inscriptions, 2° les commentaires de grammairiens, 3° l’aboutissement dans les langues romanes (par exemple stēlla > esteile, estoile FC étoile en français x §296) et 4° les emprunts (du latin à d’autres langues ou d’autres langues au latin). Il y a quelque débat sur la validité de ces sources (réf. bibl. 1), mais il est généralement admis que les voyelles longues entravées ont existé en latin (l’argument le plus fort étant peut-être la loi de Lachmann, i.e. l’allongement de la voyelle radicale suivie de g (parfois d) et d’un -t suffixal : comparer 1s agō, legō, videō avec āctus, lēctus, vīsus). Références bibliographiques : 1. Syllabes CV̅ C en latin : Leumann 1977 : §§22, 117-129 ; Sommer 1977 : 199-102 ; Niedermann 1991 : §36 ; Kiss 1971 : 13-15. 2. Longueur vocalique en CVCV, différence entre (15b) et (15c) : Scheer 2004 : §§220-233.
12.4.8 Statut syllabique de la consonne finale 12.4.8.1 C# est coda ou intervocalique 34
Dans les langues du monde on observe que la consonne finale tantôt partage le comportement de la consonne pré-consonantique (C# = __.C), tantôt ne s’aligne pas sur elle (C# ≠ __.C). Dans les langues du premier type C# a le statut syllabique d’une coda et dans celles du second type, celui d’une consonne intervocalique. C’est ce que l’on appelle une variation paramétrique. L’identité phonologique de la consonne finale dans une langue où elle a le statut de coda est montrée sous (16a) (déjà §23, (9a)) et celle dans une langue où elle est intervocalique, sous (16b). Dans le premier cas le noyau vide final est gouverné par une décision paramétrique qui vaut pour tous les mots de la langue. Les propriétés et de la consonne finale et de la voyelle précédente en découlent : étant gouverné, le noyau vide final ne peut lui-même ni gouverner ni licencier. Par conséquent V1 n’est pas licencié (et donc se trouve en syllabe fermée) et C#, ni gouverné ni licencié (ce qui est la définition de la coda x §25).
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183
En revanche sous (16b) le noyau vide final V2 jouit de toutes les prérogatives latérales puisqu’il n’est pas gouverné. Par conséquent il licencie V1 (qui est donc placé en syllabe ouverte) et gouverne C# (ce qui est la définition d’une consonne intervocalique x §25). (16)
Figure 8 : statut syllabique de C# : coda ou intervocalique a. C# est une coda gv. gv.
b. C# est une intervocalique gouv.
… V1 C2 V2 # | | … V C
… V1 C2 V2 # | | … V C
lic.
lic.
Références bibliographiques : 1. Situation typologique, statut variable de C# : Piggott 1991, 1999, 2003 ; Rice 2003 ; Harris et Gussmann 1998 ; Polgárdi 1999 ; Scheer 2004 : §341, §524, 2012b, 2015 : §§85-87 ; Côté 2011 ; Hulst et Ritter 1999 ; Rubach 1999 : 292 sqq. 2. Analyse du pfr et AF au moyen d’un noyau vide final (catalectique) : Jacobs 1994 (mais qui in fine rejette cette analyse) ; Rainsford 2019.
12.4.8.2 Situation en français 35
Depuis le pfr et jusqu’à la fin du 15e siècle, la consonne finale est une intervocalique. Tous les diagnostics sont concordants (x §305) : les consonnes finales primaires (et > AF [eθ] > [e] ed, et FC et évolue comme vīta > AF vithe > AF vie, alors qu’en coda t,d ont déjà disparu au début de l’AF) et secondaires (bov(e) > buef FC bœuf évolue comme lavāre > laver, au dévoisement en finale près) produisent le même résultat et répondent à la même chronologie (x §308.1). Pareillement l’évolution de la voyelle précédant la consonne finale est toujours libre : mel > miel, 3s subj sit > seit FC soit, sine hoc > senuec ‘sans cela’. Les consonnes finales ne deviendront coda qu’à partir de la fin du 15e siècle lorsqu’elles commencent à tomber devant pause (x §313). Remarque 1. L’opposition entre voyelle libre et voyelle entravée, due à Gaston Paris (Paris 1881) (x §310.2), est née parce que pour Paris et la totalité de ses contemporains et successeurs (jusqu’aux années 1980 lorsqu’avec Anderson 1982 l’idée qu’il puisse exister des noyaux vides apparaît) il était inconcevable qu’une consonne finale n’appartienne pas à la voyelle précédente : dans …VC# il n’y a pas d’autre appartenance possible puisqu’il n’y a pas d’autre voyelle physique. Pour ce qui est de la structure syllabique, les auteurs de cette époque ne raisonnaient donc qu’en termes physiques (ou phonétiques) et l’idée qu’il existe un objet syllabique non prononcé (le noyau vide final) à droite d’une consonne finale était pour eux inimaginable. D’où l’idée de Gaston Paris de contourner le statut syllabique de la consonne finale et de doubler la notion de syllabe par celle d’entrave : la consonne finale dans mel pour lui ferme bien la syllabe, mais n’entrave pas la voyelle (x §310.2).
12.4.9 Changement d’affiliation syllabique : consonification et vocalisation 36
Dans une structure autosegmentale, une consonne est un objet mélodique associé à un constituant consonantique et une voyelle, un objet mélodique associé à un noyau. C’est dire que
184
Partie 3. Phonétique Historique
la consonanticité et la vocalicité ne sont pas des propriétés inhérentes aux segments mais dépendent de leur affiliation syllabique. Il arrive qu’un segment change d’affiliation syllabique. On appelle consonification le mouvement qu’effectue un segment lorsque, associé à un noyau V, il s’en dissocie pour s’affilier à une attaque C. Le français a connu plusieurs consonifications (x §66.3) et celle qui a eu une influence massive sur son devenir date déjà du latin classique (x §66.1) : les voyelles non basses en hiatus deviennent glide. Ainsi folia, trisyllabique, devient fol.ja, bisyllabique (x §66). Cette consonification est montrée sous (17a). L’objet mélodique |I| (représentant la palatalité) n’est en soi ni consonantique ni vocalique : il est prononcé [i] lorsqu’il est voyelle et donc attaché à un noyau et [j], au cas où il dépend d’une attaque. Sous (17a) il se consonifie en délaissant son V pour le C à sa droite. (17)
Figure 9 : modification de l’affiliation syllabique
a. consonification folia > °fol.ja > fueille FC feuille C V C V C V > C V C V C V | | | | | | | | | f o l I a f o l I a [i] [j]
b. vocalisation vectūra > °vej.tura > veiture FC voiture C V C V C V C V > C V C V C V C V | | | | | | | | | | | | | v e I t ū r a v e I t u r a [ej] [ei]
Au contraire la vocalisation montrée sous (17b) est le mouvement d’un objet mélodique, ici toujours le |I| représentant la palatalité, qui abandonne son association à l’attaque C (une coda ici puisque suivie d’un noyau vide gouverné) pour s’affilier au noyau adjacent. La vocalisation est fréquente dans l’évolution du pfr : tous les yods en coda finissent par se combiner avec la voyelle précédente pour former une diphtongue (x §164). Ainsi le yod en coda issu de la réduction des vélaires en coda dans vectūra > °vej.tura forme une diphtongue avec la voyelle précédente en changeant d’affiliation syllabique (diphtongue dite de « coalescence »). Que le résultat soit une diphtongue est garanti par le fait que le ej d’origine se confond avec le ei issu de la diphtongaison spontanée (tēla > teile) : les deux aboutissent à la diphtongue oi (> voiture, toile).
12.5 Fonctionnement du changement diachronique 12.5.1 Types de changement 37
Il existe en phonétique historique trois grands types de changement, désignés ici par 1° phonétique, 2° externe (à la grammaire) et 3° systémique. Le premier correspond à la loi phonétique néogrammairienne : l’évolution est déclenchée par un contexte phonétique (ou phonologique), par exemple la palatalisation galloromane qui transforme les vélaires k,g en ʧ,ʤ devant voyelle antérieure (x §105). Le second, externe à la grammaire, est représenté par l’analogie et l’emprunt (x §52). Dans la conception néogrammairienne, l’évolution des langues se résume à ces deux types de changement (Osthoff et Brugmann 1878 : XIII), qui sont étudiés aux §§38-46 (lois phonétiques) et §§52 sq. (analogie, emprunt). Le troisième type, introduit par la pensée structuraliste, ne joue pas de rôle important dans la phonétique historique du français et ne sera pas davantage étudié ici (Rq1).
Chapitre 12. Outils
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Remarque 1. Changement systémique Etant donné un système (de voyelles ou de consonnes) en équilibre, un événement initial (typiquement phonétique) introduit un déséquilibre et les évolutions subséquentes cherchent à rétablir l’équilibre en occupant des positions systémiques vacantes (chaîne de traction) ou en colonisant des positions (chaîne de propulsion dans le vocabulaire de Martinet 1955). Ces changements en chaîne sont typiquement des évolutions spontanées, i.e. non conditionnées par un contexte (phonétique) : la prononciation de toutes les occurrences d’un phonème donné est modifiée. Ainsi peut-être en français lorsque la position postérieure haute ayant été désertée par l’antériorisation de u devenu y (lūna > lune), le o qui est remonté à u pour combler ce vide (o initial dans corōna > couronne x §73). Ce qui est dit aux §§38 sq. concernant la régularité et le langage en tant qu’objet naturel est en principe partagé par le structuralisme et s’applique au changement systémique (mais tous les courants structuralistes n’y souscrivent pas). Références bibliographiques : Changement systémique : Martinet 1955 ; Gordon 2015 ; Fulcrand 2017.
12.5.2 La loi phonétique 12.5.2.1 Le langage est un objet naturel 38
Une loi phonétique décrit une règle qui transforme toutes les occurrences correspondant à sa description dans tous les mots d’une langue et dans tous les locuteurs. La loi de Grimm (x §39.1) en est le prototype ; pour le français, citons la loi qui veut que les voyelles posttoniques soient syncopées (lep(o)re > lievre FC lièvre x §249). Ce processus diachronique a reçu ce nom de « loi » en référence aux lois des sciences naturelles en général et sous l’influence des lois de l’évolution des espèces établies par Darwin une dizaine d’années avant l’entrée en scène des néogrammairiens au début des années 1870 en particulier (Rq1). Dans les Principes, Hermann Paul explique ainsi que « [d]u reste la finalité dans le développement de la parole n’est autre que celle que Darwin a assignée à la finalité dans l’évolution de la nature organique : la plus ou moins grande utilité des structures développées détermine leur conservation ou déperdition » (Paul 1975 [1880] : 32, notre traduction). Les néogrammairiens avaient donc compris que le langage n’est pas un artefact (objet fabriqué par l’homme, soumis à sa volonté et servant son propos, comme la communication ou une chaise) mais un objet naturel (tel un arbre ou une roche) – idée inouïe en leur temps (Rq2). Remarques 1. L’idée que le langage est un objet naturel qui a une vie indépendante des locuteurs (Morpurgo Davies 1998 : 86-88) est due à August Schleicher (1821-1868) qui meurt juste au moment de l’éclosion de l’école néogrammairienne, après avoir eu comme élève à Iéna August Leskien (1840-1916) qui est souvent dit en être le fondateur. L’origine des espèces de Darwin ayant été publiée en 1859, Schleicher écrit en 1863 que « ce que Darwin a fait valoir pour les espèces des animaux et des plantes, du moins dans ses traits principaux, est également valable pour les organismes des langues » (Schleicher 1873 [1863] : 13, notre traduction). Paul (1975 [1880] : 68) précise que le parallèle avec les lois des sciences naturelles (physique, chimie, biologie) se limite à leur application régulière (x §39) : dans la langue qui l’implémente et la période de son activité, la loi phonétique affecte toutes les cibles. Mais
186
Partie 3. Phonétique Historique contrairement à la loi de la gravitation par exemple qui s’applique à tout objet et en tout moment, son action ne concerne qu’une période particulière d’une langue donnée. 2. Néogrammairiens fondateurs de la pensée saussurienne et chomskienne L’affirmation néogrammairienne que le langage est un objet naturel et par conséquent répond aux exigences de prédictibilité et de régularité a ouvert la porte à la linguistique moderne, qui a théorisé cela sous diverses formes. La plus connue est certainement l’opposition saussurienne entre Langue et Parole : Saussure dit qu’il existe une partie du langage, la Langue, qui ne suit que sa propre logique en totale indépendance de tout facteur extérieur telle l’activité humaine. Celle-ci, incarnée dans les rapports sociaux (entre autres choses), est affaire de la Parole. La Langue saussurienne est ainsi le siège de la conception néogrammairienne du langage en tant qu’objet naturel. L’affirmation que le langage est un objet naturel est également à l’origine de la grammaire générative : « we may regard the language capacity virtually as we would a physical organ of the body and can investigate the principles of its organization, functioning, and development in the individual and in the species » (Chomsky 1980 : 185).
Références bibliographiques : Labov 1994-2010, Vol.3 : 6-10 ; Scheer et Ségéral 2016 : 21-24.
12.5.2.2 Régularité 39
C’est l’affirmation que le langage est un objet naturel, et cette affirmation seulement, qui catapulte la linguistique dans l’âge scientifique. Cette prémisse seule permet de l’étudier scientifiquement : son comportement est déterminé par des lois naturelles et pour cette raison est prédictible, au même titre par exemple que celui de l’eau obéissant à la gravitation qui fait qu’elle coule toujours de haut en bas et jamais dans le sens inverse. Procède de cela ce qui est souvent cité comme la contribution majeure des néogrammairiens au développement de la linguistique : l’affirmation que les lois phonétiques sont sans exception. Même si de fait, en première approche du moins, les exceptions existent, et même pullulent (Rq1). Nous souscrivons à l’avis qu’il est impossible d’approcher seulement l’évolution phonétique, de fait toute activité scientifique, sans faire l’hypothèse de la régularité (réf. bibl. 3). Démentie par les faits, elle peut tout de même se révéler les gouverner lorsqu’elle est masquée par des facteurs conditionnants qui demandent encore à être découverts ou compris (Rq1, 2). Remarques 1. La loi de Grimm est le parangon fondateur de la démarche néogrammairienne : souffrant de nombreux contre-exemples lorsqu’elle a été établie par Jacob Grimm en 1822, la loi en a été successivement débarrassée par la loi de Grassmann (Grassmann 1863), puis la loi de Verner (Verner 1877). Ainsi sur une période de plus de 50 ans, soit deux générations de chercheurs au moins, le caractère régulier de la loi de Grimm a été malmené et le sentiment général que les exceptions sont le produit inévitable des errements de l’activité humaine a pu prévaloir. Ceux qui pensaient au contraire que la loi de Grimm est une loi au sens des sciences naturelles travaillèrent à montrer que les contre-exemples n’étaient qu’apparents. 2. Face aux exceptions, la position de principe des néogrammairiens a toujours été celle définie par Osthoff et Brugmann (1878 : XIII), que Saussure (1972 [1906-1911] : 132 sq.) résume de la façon suivante : « les exceptions apparentes n’atténuent pas la fatalité des changements de cette nature, car elles s’expliquent soit par des lois phonétiques plus spéciales […] soit par l’intervention de faits d’un autre ordre (analogie, etc.). » Cette conception est épelée aux §§47-56 pour ce qui concerne l’évolution du français. 3. Depuis Curtius (1885) et Schuchardt (1886), l’inconditionnalité des lois phonétiques a généré la « controverse des néogrammairiens » qui a donné lieu à une littérature volumineuse (réf. bibl. 2).
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Références bibliographiques : 1. Les lois phonétiques sont inconditionnelles : Osthoff et Brugmann 1878 : XIII ; Paul 1975 [1880] : §§46-48 ; Brugmann 1879 : 4, 1885 : 51 ; Delbrück 1880 : 125 sq. ; Hock 1991 : 34-36, etc. 2. Controverse des néogrammairiens : Wilbur 1977 ; Labov 1981, 1994-2010, Vol.1 : 16-25, 472-476 ; Campbell 1998 : 188 sqq. ; Petit 2016 : 75-83 ; François 2017. 3. La régularité néogrammairienne est un principe méthodologique nécessaire : Hoenigswald 1978 ; Bloomfield 1884 : 183 « it is the efficacy of grammatical investigation, with the aid of this principle [l’inconditionnalité des lois], which constitutes its surest hold upon grammatical science » ; Bloomfield 1928 : 100 ; Lass 1997 : 134 sq.
12.5.3 Implémentation des lois phonétiques 12.5.3.1 Observation après coup 40
L’action des lois phonétiques a un début et une fin. Cette période peut être longue : en français la syncope et la palatalisation / affrication sont actives pendant plusieurs siècles, voire un millénaire (x §65). Cela pose la question de l’implémentation des lois phonétiques, et notamment celle de savoir comment elles affectent le corps lexical (tous les mots cibles au même moment ou mot par mot ?) et le corps social (tous les locuteurs en même temps ou par groupes socialement définis ?). Pendant longtemps on n’a pratiqué que l’analyse après coup, i.e. où l’observateur se situe à une distance de plusieurs siècles des événements. Dans ces conditions il n’y a pas de locuteurs vivants et par conséquent on ignore tout de la diffusion de l’innovation dans le corps social, ou presque (Rq1). S’agissant de la diffusion dans le corps lexical, l’observation après coup permet de constater l’existence d’idiosyncrasies lexicales (i.e. le fait que le lexique n’a pas été entièrement affecté par une loi), mais n’autorise pas à inspecter ce qui s’est passé pendant le période d’implémentation. L’interprétation des idiosyncrasies lexicales est au cœur de la phonétique historique traditionnelle et souvent conflictuelle ou inconclusive (évolution phonétique, analogie, emprunt, forme dialectale ?). Remarque 1. Des commentateurs donnent parfois des indications sur le langage des femmes, à la cour, des bourgeois etc. dont la valeur est à apprécier, mais pour le pfr par exemple même ces menues indications font défaut.
12.5.3.2 Observation des changements en cours 41
Depuis la seconde moitié du 20e siècle, William Labov a entrepris l’étude de changements linguistiques en cours dans des langues vivantes modernes. Il a ainsi ouvert la boîte noire qu’a toujours été la période d’implémentation des lois phonétiques en observant non pas leur résultat mais leur accomplissement progressif dans les corps lexical et social. Ce nouvel instrument et les enseignements qu’il a prodigués ont profondément modifié notre vision du changement, confirmant certains postulats néogrammairiens (x §44) et en relativisant d’autres (x §43). Remarque 1. La première étude empirique sur le changement en cours semble être celle de Louis Gauchat (1905) sur le patois franco-provençal parlé dans le village de Charmey en Gruyère orientale (Suisse, canton Fribourg). Gauchat (1905 : 205) étudie l’évolution ʎ > j que ce dialecte partage avec le français, où elle a lieu au 19e siècle : Littré (dictionnaire paru en 1863) s’oppose systématiquement à la prononciation avec yod, par exemple dans l’entrée feuille (< folia), dont la prononciation est selon lui « feu-ll’, ll mouillées, et non pas feu-ye ». Gauchat (1905 : 205) ob-
188
Partie 3. Phonétique Historique serve que « [l]es générations I et II prononcent encore ʎ [noté ł par Gauchat], la génération III dit sans aucune exception y. Les gens de 30 à 40 ans hésitent entre les deux articulations. Audessus de 40 ans on rencontre quelquefois y chez des femmes » (emphase dans l’original).
Références bibliographiques : Labov 1963 ; Labov 1994-2010 ; Bowie et Yaeger-Dror 2015 ; D’Arcy 2015.
12.5.3.3 Diffusion dans le corps social 42
Les études sur le changement en cours ont montré que la diffusion de l’innovation (ce que Weinreich et al. 1968 : 101 appellent le embedding problem) est modulée en fonction de facteurs sociaux : les femmes peuvent en moyenne pratiquer l’innovation avant les hommes, les locuteurs plus jeunes avant les locuteurs plus âgés, les catégories socio-professionnelles moyennes avant les autres, le registre familier avant le registre formel etc. Labov (19942010, Vol.2 : 190, 306, 366-382) montre qu’en général c’est ainsi que l’innovation se répand dans le corps social. C’est ce qui ressort par exemple de la plus large étude en ce que Labov appelle le temps apparent, i.e. l’inspection à un moment donné de locuteurs appartenant à des générations différentes (dont Gauchat 1905 a été le pionnier x §41.1) : l’analyse des locuteurs nés entre 1888 et 1991 à Philadelphie (Labov et al. 2013). Cette analyse montre par ailleurs que des générations successives de locuteurs utilisent la forme innovante de plus en plus fréquemment jusqu’à ce que le changement soit totalement accompli : c’est ce que Labov appelle l’incrément générationnel. L’implémentation d’une loi phonétique dure donc plusieurs générations et produit depuis son début jusqu’à son accomplissement de la variation au sein des individus en fonction de paramètres sociaux. Remarque 1. Les néogrammairiens n’avaient pas à leur disposition des observations sur le changement en cours, mais la façon dont Hermann Paul décrit la diffusion de l’innovation dans le corps social les anticipe clairement : « [a]u sein d’une génération donnée il ne se produira de cette manière que des changements mineurs. Des changements notables surviennent seulement lorsqu’une génération plus ancienne est évincée par une nouvelle. D’abord, lorsqu’un changement est déjà pratiqué par une majorité, alors qu’une minorité lui résiste encore, la nouvelle génération s’orientera naturellement en fonction de la majorité » Paul (1975 [1880] : §43, notre traduction). Références bibliographiques : Labov 1994-2010, Vol.2 : Part C, D ; Labov et al. 2013 ; Bowie et Yaeger-Dror 2015.
12.5.3.4 Diffusion dans le corps lexical a. La diffusion lexicale est réelle 43
La question débattue dès les débuts de la controverse néogrammairienne (x §39.3) est ce que l’on appelle la diffusion lexicale : est-ce qu’une innovation peut affecter certains mots plus tôt que d’autres, et donc comme le corps social (x §42) saisir le corps lexical seulement progressivement ? La réponse est oui : les études du changement en cours ont documenté la réalité de la diffusion lexicale. Durant l’implémentation d’une loi phonétique, il peut ainsi exister des
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stades évolutifs où à conditions grammaticales (propriétés phonétiques, phonologiques, morphologiques, syntaxiques etc.), sociales (sexe, âge, catégorie socio-professionnelle etc.) et énonciatives (registre, style) égales certains mots montrent l’innovation alors que d’autres y sont (encore) réfractaires. Ainsi Labov (1994-2010, Vol.1 : 429-439) montre que l’évolution æ > ē devant d dans l’anglais américain parlé dans les villes moyennes-atlantiques comme Philadelphie a au moment de la photographie affecté mad, bad, glad, alors que sad demeure intouché. Il en va de même pour l’évolution æ > ē devant nasale + voyelle : alors que damage, manage, flannel, camera et family sont produits avec ē entre 19% et 35% des cas, le mot planet présente un taux deux ou trois fois plus élevé, 68%. Par ailleurs on observe que la diffusion lexicale est phonétiquement abrupte : un segment est substitué à un autre segment de façon à ce que la différence se manifeste dans plusieurs caractéristiques phonétiques (Labov 1994-2010, Vol.1 : 542). Cette façon d’évoluer est également incompatible avec la position néogrammairienne, qui entend que tout changement soit phonétiquement graduel. Ces résultats réfutent donc sur ce point la position néogrammairienne, qui n’admet pas que le changement puisse être lexicalement graduel, ni qu’il puisse être phonétiquement abrupt (Rq1). Remarques 1. Position néogrammairienne : le changement lexical est abrupt La doctrine néogrammairienne concernant la loi phonétique dit que tous les mots seront affectés par une loi phonétique en même temps (changement lexicalement abrupt). Ainsi Brugmann (1885 : 51) : « Lors de l’accomplissement d’un changement phonétique il est tout à fait exclu que celui-ci prenne des voies différentes dans différents mots. Car à l’évidence la prononciation n’est pas apprise pour chaque mot individuellement : les conditions phonétiques identiques appellent le même Bewegungsgefühl et donc la même prononciation. C’est cela qu’il faut entendre par l’inconditionnalité des lois phonétiques » (notre traduction). De même encore Brugmann (1879 : 4) et Delbrück (1880 : 125 sq.). La notion de Bewegungsgefühl (littéralement ‘sentiment de mouvement’ ou ‘sens pour le mouvement’), terme central de la théorie néogrammairienne que nous ne traduirons plus infra, est défini par Paul (1975 [1880] : §§34-39) : il est inconscient, propre à l’individu et régit la façon dont les sons sont prononcés où qu’ils se trouvent (Paul 1975 [1880] : 69). Par conséquent, Paul poursuit, les différents mots qui présentent les conditions déclenchantes d’une loi phonétique sont tous sans distinction affectés par le Bewegungsgefühl que la loi phonétique modifie par rapport à son état initial. Il est donc exclu qu’un mot soit affecté par le Bewegungsgefühl et qu’un autre s’y soustraie : le Bewegungsgefühl agit sur les sons et ignore les unités lexicales (x §45.1). Saussure (1972 [1906-1911] : 198) résume cette position ainsi : « le changement phonétique n’atteint pas les mots, mais les sons » (de même le slogan connu de Bloomfield 1928 : 99 « phonemes evolve »). 2. Le changement lexicalement graduel est un point central de la critique globale que Schuchardt (1886 : 23-29) oppose aux lois phonétiques en général et à leur supposée inconditionnalité en particulier. Le slogan « chaque mot a son histoire », résumant cette position et devenu le point de ralliement anti-néogrammairien, est souvent attribué à Jules Gilliéron et aux études dialectologiques naissantes, mais il ne se trouve pas dans les écrits de Gilliéron et sa paternité peut bien être multiple (réf. bibl. 2). Avant d’avoir été documentée par les études du changement en cours, la diffusion lexicale a été étudiée par Wang (1969) et Cheng et Wang (1977). Ces auteurs cherchent à montrer
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Partie 3. Phonétique Historique qu’en cas d’idiosyncrasie lexicale l’analogie et l’emprunt ne peuvent pas tout expliquer : ils présentent le cas de l’évolution du chinois moyen où le ton III est en chinois moderne devenu tantôt ton 2b, tantôt ton 3b (y compris dans des mots homonymes dans la source) sans qu’il n’existe aucun conditionnement phonétique décelable, ni d’activité analogique ou d’emprunt. 3. Un facteur qui est souvent actif dans la sélection des mots implémentant l’innovation est la fréquence (qui peut jouer dans les deux sens, favorisant ou inhibant l’innovation, Phillips 2015 : 360-363).
Références bibliographiques : 1. Documentation de la diffusion lexicale dans le changement en cours : Labov 1994-2010, Vol.1 : 421-439 ; Phillips 2015. 2. « Chaque mot a son histoire », opposition à la position néogrammairienne : Schuchardt 1886 : 23-29 ; Labov 1994-2010, Vol.1 : 472-476 ; Malkiel 1967 ; Christmann 1971.
b. Le changement néogrammairien est réel 44
Après avoir au chapitre 15 documenté la réalité de la diffusion lexicale dans le changement en cours, Labov (1994-2010, Vol.1 : 440-471) en fait autant pour le changement néogrammairien au chapitre 16 : l’évolution æ > ē devant d mentionnée au §43 qui est implémentée par diffusion lexicale dans les villes moyennes-atlantiques comme Philadelphie répond dans les villes du Nord Intérieur (Chicago, Detroit) à la description néogrammairienne du changement : elle y est lexicalement abrupte et phonétiquement graduelle (Labov 19942010, Vol.1 : 465-470). Labov (1994-2010, Vol.3 : chap. 13) documente encore le changement néogrammairien avec davantage de processus et de matériel empirique. 12.5.3.5 Deux types de changement : d’en bas et d’en haut
45
Lorsque l’évolution phonétique est étudiée au moyen de changements en cours d’accomplissement, il s’avère qu’il existe deux types selon lesquels elle peut être implémentée : le changement néogrammairien (phonétiquement graduel, lexicalement abrupt et imperceptible par les locuteurs, donc socialement non exploité) et la diffusion lexicale (phonétiquement abrupte, lexicalement graduelle, consciente pour les locuteurs et donc vecteur de marquage social). Tel est le résumé de Labov (1994-2010, Vol.1 : 541-543) qui appelle le premier changement « d’en bas » et le second, « d’en haut ». Il fait en cela référence à leurs origines différentes, phonétique (changement néogrammairien) et phonologique (diffusion lexicale). Remarque 1. Bermúdez-Otero (2007, 2015) propose une interprétation détaillée de cette situation dans les termes de la théorie phonologique moderne : la gradualité étant la marque de la phonétique, le changement néogrammairien a lieu à l’interface entre la phonologie et la phonétique lorsque, en production, le résultat de la computation phonologique est converti en instructions phonétiques définissant sa prononciation (cette opération est appelée, selon les théories : phonetic interpretation, cue constraints, post-phonological spell-out, pour un résumé voir Scheer 2019). C’est le Bewegungsgefühl néogrammairien (x §43.1). Le changement phonétiquement abrupt (la diffusion lexicale) en revanche est de nature phonologique : il remplace une catégorie discrète (un phonème) par une autre.
Chapitre 12. Outils
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12.5.3.6 Variation inhérente à l’évolution 46
Enfin, s’agissant de la variation, il ne fait aucun doute qu’un changement (phonétique ou autre) implique toujours une période de coexistence entre l’état ancien et l’état nouveau (D’Arcy 2015 : 585). Cela est la conséquence de l’implémentation des changements qui peut durer plusieurs siècles : avant qu’elle n’ait affecté tous les mots et gagné tous les locuteurs dans la totalité de leur production, une innovation peut être lexicalement variable (cas de la diffusion lexicale x §43) et l’est toujours socialement (x §42). La variation est donc inhérente au changement durant la période de son activité (et elle est également nécessaire pour qu’il soit initié x §57). Référence bibliographique : D’Arcy 2015.
12.5.4 Variation dans la phonétique historique du français 12.5.4.1 Facteurs internes et externes 47
Les idiosyncrasies lexicales, i.e. le fait qu’un mot ou un groupe de mots se soustraie à l’évolution régulière, peuvent avoir des causes internes (évolution phonétique et son implémentation dans les corps lexical et social) ou externes (analogie, emprunt) (x §52.3). Les facteurs internes (x §§48-51) modifient l’évolution régulière au sein d’un système donné (une communauté parlant la même langue) et sans faire appel à d’autres mots que celui dont la trajectoire est déviée. Cette définition exclut les deux facteurs externes : l’analogie (de même que le croisement avec d’autres mots x §52.3, les deux mobilisant d’autres unités lexicales) et l’emprunt (qui importe des mots d’une autre langue, ou d’un autre dialecte). 12.5.4.2 Facteurs internes (évolution phonétique et son implémentation) a. Idiosyncrasies avec et sans cause (pour l’observateur après coup)
48
Parmi les idiosyncrasies lexicales qui ont une cause interne, il est utile de distinguer les cas suivants. D’une part ceux où une raison de leur comportement particulier est décelable (ou supputable), i.e. leur caractère savant (x §49), leur fréquence lexicale ou leur catégorie grammaticale (x §50). D’autre part ceux où aucune cause ne peut être établie (x §51). Dans tous les cas l’effet visible depuis la position de l’observateur après coup (placé à plus de dix siècles d’écart par rapport aux événements) provient d’un différentiel temporel. Dans les mots à évolution idiosyncratique, tel processus a été ou bien précoce ou bien retardé par rapport à son application régulière (pour cause de diffusion lexicale x §43 ou d’implémentation sociale x §42), et ce différentiel a pour des raisons diverses laissé des traces (il a été pour ainsi dire photographié et inscrit dans le corps du mot) : figement d’un mot jusqu’à ce que le processus qui devrait le transformer n’ait plus cours (x §49), interaction avec un autre processus (x §51). En règle générale les mots ainsi empêchés de participer à l’évolution régulière se dénoncent, mais il n’est parfois pas aisé de déterminer ce qui est régulier et ce qui est l’exception (x §54).
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Partie 3. Phonétique Historique
b. Idiosyncrasies lexicales qui ont une cause décelable i. Mots savants 49
La notion « mot savant » regroupe tous les motifs externes à l’évolution phonétique qui sont à même d’y soustraire un mot pendant un temps en le figeant, ou d’imposer l’état ancien lorsqu’une évolution est en cours et les deux variantes anciennes et nouvelles coexistent (action de la norme). Les forces en jeu sont de nature sociale : il s’agit de mots à usage ecclésiastique, technique, juridique, médical, scientifique etc., ou tout simplement ce que l’on appelle la norme dans une société qui est assez structurée pour imposer une des formes comme la « bonne forme ». Les cas où dans la phonétique historique du français un mot ne participe pas à l’évolution normale parce qu’il est savant sont légion. L’évolution du français demeurerait entièrement opaque pour celui qui n’aurait pas compris qu’il faut lever cette couche de bruit irrégulier pour apercevoir la régularité des lois phonétiques. Un exemple parmi tant d’autres suffira : soumis à l’évolution populaire, rj intervocalique pratique la métathèse (paria > paire x §284), mais cēreu > °cērju > cirge FC cierge y échappe et renforce plutôt le yod en ɟ > ʤ. La raison en est son usage savant ecclésiastique, qui a figé la prononciation assez longtemps pour que le yod demeure jusque dans une période ultérieure où la métathèse n’a plus cours mais qui est caractérisée par le renforcement de yod en position appuyée (x §287) (La Chaussée 1988 : 38) (Rq1). L’action de la norme peut être utilement illustrée par l’évolution (i,ē > e > ei > oi > oe >) ue > we > e qui a eu lieu à partir du 13e siècle (crēta > croie > FC craie) ; or la norme a durant la période de variation allant du 13e au 17e siècle réussi à rétablir le ue d’origine dans un certain nombre de mots (de façon lexicalement erratique) : °recipēre > recevoir > 13e recever > FC recevoir (x §350.2, 3). L’action savante n’est visible pour l’observateur après coup que si elle a figé un mot assez longtemps pour qu’il ne participe plus du tout à un processus donné. Si par exemple la résistance de la norme à l’évolution de °cer.ju (< cēreu) avait été vaincue alors que la métathèse était encore active, elle n’aurait laissé aucune trace pour l’observateur après coup, qui n’en aurait jamais rien su : après avoir été figé par l’action savante pendant un temps, °cer.ju aurait fini par pratiquer la métathèse (> °cej.ru) et après la vocalisation de yod (> °cei.ru) aurait, suite à la palatalisation de la vélaire, subi l’effet Bartsch-Mussafia (ei libre est releveé à i par une palatale antécédente x §200) pour aboutir à AF *cir, non attesté. Par conséquent l’action savante est perceptible après coup seulement au cas où elle retarde l’évolution pendant toute la période d’activité du processus en question, ici la métathèse, si bien que le mot y échappe définitivement et poursuit son évolution selon les processus qui ont cours dans la période ultérieure (ici : renforcement yod > ɟ > ʤ). Remarque 1. Il arrive très fréquemment qu’un mot savant se dénonce par une propriété qui ne peut être due à l’évolution phonétique régulière, mais par ailleurs présente également des aboutissements tout à fait phonétiques et réguliers. On appelle ces cas demi-savants (La Chaussée 1988). De fait cēreu > cirge est dans ce cas : ce mot a participé à la palatalisation romane k+i,e > [c] > ʧ > j+ʦ (x §104), mais comme le traitement du groupe r.j l’évolution de la voyelle tonique est irrégulière : i est l’aboutissement régulier de k+ē libre (> ei relevé à i par la palatalité Bartsch-Mussafia en provenance du ʧ précédent x §214) – or la voyelle tonique dans cēreu > °cer.ju est entravée et de ce fait n’aurait de toute façon pas pu diphtonguer. Ainsi Richter (1934 : §140 note 12) pense que l’aboutissement attendu de °cer.ju en l’absence de métathèse, AF cerge, attesté quoique tardivement, est à l’origine de cirge
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par voie d’analogie due à AF cire (< cēra). Enfin, AF cierge, également apparu tardivement et qui a prévalu en FC, est mis sur le compte de l’influence que r en coda a exercée sur le i de cirge (Meyer-Lübke 1908 : §151, FEW 2 : 605a note 1, Fouché 1952-1961 : 348).
ii. Fréquence lexicale, statut grammatical 50
La fréquence lexicale est un facteur connu qui participe à la diffusion lexicale, ou qui la cause (x §43.3). Elle est invoquée par exemple pour expliquer la chute précoce des labiales en coda dans les groupes labiale+yod qui produit la gémination de yod dans un petit nombre de mots (cavea > jaie ‘cage’ x §285.2), quand l’évolution régulière renforce le yod en ɟ > ʤ (°leviu > liege FC liège x §285). Ainsi Pope (1934 : §946) et La Chaussée (1989a : 77 note 1), ce dernier parlant d’« usure phonétique ». De même le statut grammatical (syntaxique) d’un mot peut infléchir son évolution régulière. Un cas récurrent dans l’évolution du français ici est l’emploi clitique, qui fait qu’un mot n’est pas autonome syntaxiquement mais forme avec son hôte une seule unité qui alors reçoit l’accent dans sa globalité. Ainsi quid aboutit à AF queit (Alex 131, 444) FC quoi lorsqu’il est syntaxiquement autonome, mais produit AF quet FC que lorsqu’il est employé en tant que clitique et donc atone (x §327.1). c. Idiosyncrasies lexicales sans cause apparente
51
Les idiosyncrasies lexicales qui n’ont pas de cause décelable sont fréquentes. Elles impliquent toujours un différentiel temporaire dans l’application d’un processus, dénoncé par le comportement du mot au regard d’un autre processus. Le parangon ici est l’application plus ou moins tardive de la syncope, dénoncée par une série d’autres processus (voir la liste aux §§92 sq.) comme par exemple le voisement intervocalique : dans com(i)te > comte le t n’avait pas encore voisé en position intervocalique lorsque la syncope l’a placé en en position forte ; dans male-hab(i)tu > malade en revanche, elle est intervenue plus tardivement, ce qui a laissé le temps au t de voiser en d avant d’être figé en position forte (toutes les obstruantes en position forte secondaire sont soumises à cette variation due à l’application plus ou moins tardive de la syncope x §§265-268). La même variation peut également concerner le même mot (plutôt que deux mots différents), produisant alors des doublons : dans l’exemple cité une forme avec t et une autre avec d comme dans cub(i)tu > coute / coude FC coude. A la différence du cas précédent, cela permet d’exclure les causes lexicales (caractère savant x §49 et fréquence lexicale x §50) puisqu’il s’agit de la même unité lexicale : la variation ici est nécessairement due à des facteurs sociaux (x §42). Le doublon AF coute / coude peut devoir son existence par exemple au fait que la norme ait résisté à la syncope pendant un temps, alors que le peuple l’avait déjà appliquée. Ensuite les deux formes, toutes deux syncopées mais portant en elles la conséquence du différentiel temporaire, ont coexisté jusqu’en AF avant que l’une ne l’emporte sur l’autre (FC coude). 12.5.4.3 Facteurs externes (analogie et emprunt) a. Outils néogrammairiens incomplets et conséquences de ce fait
52
Face à l’idiosyncrasie lexicale, i.e. aux exceptions aux lois phonétiques, la position de principe des néogrammairiens (Osthoff et Brugmann 1878 : XIII) est résumée de manière apte par Saussure (1972 [1906-1911] : 132 sq.) : « les exceptions apparentes n’atténuent pas la
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Partie 3. Phonétique Historique
fatalité des changements de cette nature, car elles s’expliquent soit par des lois phonétiques plus spéciales […] soit par l’intervention de faits d’un autre ordre (analogie, etc.). » Les néogrammairiens refusaient l’idée que l’idiosyncrasie lexicale existe hors ces deux causes. Nous savons aujourd’hui qu’ils étaient dans l’erreur : l’implémentation des lois phonétiques dans les corps lexical (x §43) et social (x §42) crée de la variation qui peut être inscrite dans les mots par le croisement avec un autre processus (x §51). En l’absence de cette troisième voie, lorsqu’un étymon donné ou une propriété phonétique donnée a dans le même système (dialecte) non pas un seul mais plusieurs aboutissements, il n’y a que deux solutions possibles : ou bien un conditionnement phonétique qui permet de prédire dans quel contexte ils apparaissent a été manqué et demande à être découvert (cas de la loi de Grimm x §39.1), ou alors des forces non phonétiques ont agi. Dans ce dernier cas, l’aboutissement déviant procède, au choix, de l’analogie ou de l’emprunt (à une autre langue ou à un dialecte) (Rq3). L’absence de la troisième voie (l’idiosyncrasie lexicale due à l’implémentation des lois) condamne les néogrammairiens et leurs successeurs à l’abus des instruments qu’ils avaient à leur disposition : abus de l’analogie, abus de l’emprunt et abus des lois phonétiques. Dans chacun des cas, face à l’inexplicable idiosyncrasie lexicale qui ne saurait exister, on cherche désespérément une solution phonétique, analogique ou d’emprunt qui n’existe pas, ce qui conduit les auteurs à tordre les données ou à mettre en place des analyses manifestement fictives. Les trois abus cités sont successivement illustrés aux §53 (analogie), §54 (emprunt) et §55 (loi phonétique). Remarques 1. La démarche néogrammairienne ici comme ailleurs est irréprochable en tant que telle : face à l’adversité empirique, au lieu d’inventer de nouveaux mécanismes, ils appliquent ceux dont ils disposent. Les théories modernes souvent inventent une rustine (i.e. modifient la théorie) à chaque fois qu’une donnée inexplicable par les mécanismes en place se présente (Scheer et Ségéral 2016 : 35 sq.). Il se trouve que les outils dont les néogrammairiens disposaient étaient incomplets, et ce parce qu’ils n’avaient pas accès à l’observation du changement en cours (x §41). 2. Un seul cas existe où des aboutissements multiples pour un étymon donné sont considérés légitimes par la doctrine néogrammairienne : le double emprunt. Frk °Hluþawic a produit AF Clovis et AF Loois FC Louis parce que ce mot a été emprunté deux fois : d’abord alors que la source frk comportait encore un χC- (> Chlodavīcus > AF Cloevis > AF Clovis), ensuite lorsque le χ- devant consonne avait été éliminé par l’évolution propre du frk (> Lodhuuicus Serm > AF Lodovis > AF Loois FC Louis) (x §264.3). Dans ce cas l’étymon aura été le même mais non la source phonétique, ce qui justifie deux aboutissements différents. 3. Il faut encore mentionner parmi les causes extra-phonétiques classiquement invoquées la formation savante (qui représente un facteur interne x §49) et l’influence exercée par un autre mot, sémantiquement ou phonétiquement proche. On invoquera ainsi, avec raison, l’influence de grossu ‘gras’ sur crassu ‘gros, corpulent’, qui a produit le g et ajouté son signifié à l’AF gras ‘gros, corpulent, gras’ (AF cras, portant le même sens, est également attesté).
b. Abus de l’analogie 53
L’abus de l’analogie est général en phonétique historique du français. On invoque l’analogie lorsque l’on ne sait pas dériver une forme phonétiquement, ou lorsqu’une analyse phonétique concurrente réussit à l’expliquer. L’analogie est alors une porte de sortie sans frais puisqu’incontrôlable et inopposable, et les auteurs y recourent souvent sans même prendre la peine d’identifier la source lexicale soupçonnée de l’action analogique.
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Les exemples sont nombreux et celui du schwa d’appui dans le type fac(e)re > faire suffira (x §117.5). L’analyse basée sur une syncope précoce conduit à placer la vélaire en coda avant qu’elle ne soit palatalisée (fac(e)re > °fakre) ; elle est alors résolue en yod selon la règle (> °fajre), ce qui produit AF faire. Or la présence du schwa final dans ce scénario est impossible puisqu’il exige un groupe autre que j.r à sa gauche (x §§256, 259). Ne pouvant justifier le schwa phonétiquement, Nyrop (1903 : §49.2) et Bourciez et Bourciez (1967 : §116-H1°), en désespoir de cause, le déclarent analogique. Mais Gierach (1910 : 75, note 1) montre que cela est exclu puisque le toponyme Lig(e)re > Loire, produisant le même aboutissement, est à l’abri de l’analogie. De fait ce que l’impossibilité de dériver fac(e)re > faire par voie phonétique et le recours abusif à l’analogie montrent est simplement le caractère erroné de l’analyse phonétique : il n’y a jamais eu de syncope précoce et la forme °fakre n’a jamais existé. En réalité fac(e)re est passé par °fajtre et le groupe tr produit le schwa d’appui selon la règle (x §§117, 250). c. Abus de l’emprunt (ou forme dialectale) 54
De même l’emprunt (à une autre langue ou à un dialecte) est convoqué à l’envi lorsque l’on est confronté à l’idiosyncrasie lexicale sans cause apparente. Comme pour l’analogie, il suffit alors de prononcer le mot « emprunt » ou « forme dialectale », souvent sans même prendre la peine de dire quelle serait la langue ou le dialecte donateur, pour évacuer les mots récalcitrants et rétablir la régularité tant recherchée. Voici un exemple. L’évolution intervocalique bR > w.R (fabr(i)ca > forge x §343) contrevient à l’évolution majoritaire br > vr (febre > fievre FC fièvre x §340) et pour cette raison est communément associée aux dialectes du Nord (picard) ou Nord-Est (wallon) (x §343.1). Le fait qu’elle s’observe également dans des mots ou des textes qui ne sont pas suspects d’origine nordiste (comme par exemple °cannab(u)la > chanole ‘nuque’) est alors mis sur le compte d’un emprunt « aux dialectes ». Mais Richter (1934 : §148A) fait la démonstration que malgré cette échappatoire dans l’échappatoire certains mots comme fabr(i)ca > forge ont nécessairement une évolution phonétique. Le recours à l’emprunt ici a comme seule motivation l’idée qu’il ne peut y avoir deux aboutissements distincts pour des étymons présentant la même configuration phonétique. Or une analyse parfaitement phonétique qui admet que la syncope a pu se produire plus ou moins tardivement produit la variation dans l’aboutissement sans encombre (x §93 (30g), §343). Remarque 1. Comme les mots savants (x §49.1) les emprunts peuvent être demi-savants, i.e. présenter une propriété qui n’est pas populaire et une autre, populaire. Ainsi AF duc, emprunt au ltm dux, acc. ducem (FEW 3 : 197a) se dénonce par le u bref latin et l’absence de palatalisation de la vélaire. Lc dux est utilisé pour désigner le titre de haute noblesse seulement depuis les derniers empereurs romains (FEW 3 : 196a), ce qui explique son évolution non populaire. Mais ce mot a bien participé à l’évolution non conditionnée u > y (x §72) : lorsqu’il a été emprunté la palatalisation romane k+i,e > j+ʦ (x §99, 2e ou 3e siècles) n’était déjà plus active, mais l’évolution u > y opérait (ou allait opérer). Le u bref latin y participe parce que l’abaissement u > o n’est plus actif depuis longtemps (x §§79-82).
d. Abus de la loi phonétique 55
Deux cas parlants où les auteurs ont en vain déployé une énergie considérable dans le but de ramener la variation observée à des conditionnements phonétiques qui n’existent pas sont la syncope et le type cub(i)tu > coute / coude FC coude étudié au §51 (et en détail aux §§265268).
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Pour ce dernier, la variation est à ce point massive et concerne un tel nombre de mots qu’il est illusoire de vouloir la prédire par le caractère savant, analogique ou dialectal des mots, ou par l’emprunt. En suivant la position néogrammairienne, la seule issue est alors la découverte d’un contexte phonétique permettant de prédire la variation. Ces efforts n’ont donné aucun résultat (x §268.2), si bien que Clédat (1903a : 124) écrit que « les exceptions sont aussi nombreuses que les exemples de l’application de la loi, et si l’on adoptait la solution inverse, elle se heurterait à la même objection ». Il en va de même des efforts déployés pour prédire à quel moment intervient la syncope (qui est active sur une période d’un millénaire x §65), notamment en fonction de l’environnement consonantique (x §65.1). 12.5.4.4 Comment identifier les causes de la variation 56
En résumé, les causes de la variation sont multiples, et il n’est pas de solution miracle qui permette d’identifier celle qui a présidé à une idiosyncrasie lexicale donnée. Il est certes indispensable de peser le pour et le contre des causes externes classiques (analogie, emprunt, forme dialectale) selon la pratique traditionnelle. Mais la pression produite par une conception de la loi phonétique qui ne prend pas en compte la variation créée lors de son implémentation (x §54), et conduit à penser qu’en l’absence d’explication externe plausible il n’y a pas d’autre issue que d’en rechercher une cause phonétique dissimulée, n’a pas lieu d’être. Selon les cas, la variation peut être de droit, parfaitement phonétique, néogrammairienne et populaire. En tout état de cause une explication phonétique est toujours préférable. C’est dans cette optique que la variation est interprétée dans les chap. 11 à 23 : face à une idiosyncrasie lexicale sans cause apparente, c’est d’abord la recherche d’une évolution phonétique plausible pour les deux aboutissements qui est privilégiée, à l’instar de la variation cub(i)tu > coute / coude FC coude (x §51). Ainsi bon nombre de variations dont d’ordinaire on se débarrasse au moyen de causes externes sont ramenées dans le giron de l’évolution phonétique, populaire et régulière. Mais à l’évidence l’incertitude demeurera puisque les cas où un conditionnement phonétique existe mais n’est pas compris sont réels (loi de Grimm x §39), et les causes externes bien entendu ont leurs droits. Petit (2016 : 103) retient de l’enseignement néogrammairien l’art de l’ignorance (ars nesciendi). 12.5.5 Naissance de l’innovation 12.5.5.1 La Parole fait évoluer la Langue
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Ferdinand de Saussure (1972 [1906-1911] : 37) dit que « c’est la parole qui fait évoluer la langue » et ainsi résume en peu de mots le mécanisme général qui fait naître une innovation dans une langue. C’est dire que la mise en pratique (Parole) de la grammaire (Langue) en prononçant des mots est à l’origine du changement d’abord des habitudes articulatoires (Parole) qui ensuite pénètrent dans la grammaire (Langue). Ce mécanisme est consensuel depuis les néogrammairiens (Paul 1975 [1880] : 32 dit que « la vraie cause du changement de l’usage n’est rien d’autre que l’activité de parole habituelle », trad. Petit 2016 : 80) en passant par le structuralisme (Saussure) jusqu’à la grammaire générative. En termes modernes on dira que la variation est inhérente à la phonétique (le même mot ne sera pas prononcé deux fois de façon identique par le même locuteur). Ce générateur de variation constitue le réservoir dans lequel il sera puisé pour sélectionner une
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prononciation non canonique qui sera promue au statut grammatical. Le processus à l’œuvre est dit phonologisation ou, plus généralement, grammaticalisation. On dira que la variante promue est un précurseur phonétique (d’un phonème ou d’une règle phonologique). Remarque 1. Sur la base de données concernant un changement en cours, Fruehwald (2012) conclut qu’une innovation peut également être initiée directement par un processus phonologique. Références bibliographiques : Weinreich et al. 1968 ; Ohala 1993 ; Kiparsky 1988, 1995, 2015 ; Bermúdez-Otero 2015 : 382-392.
12.5.5.2 Qui innove et pour quelle raison ? 58
Lorsqu’il s’agit de répondre à la question de savoir qui initie le changement et pour quelle raison, il existe deux écoles. Les enfants durant l’acquisition de leur langue maternelle parce qu’ils font des erreurs (de perception), disent les uns. Les adolescents parce qu’ils cherchent à se différencier socialement (identité de groupe), disent les autres. L’évolution par erreur (qui emprunte à l’évolution des espèces : il s’agit d’une réplication imparfaite de l’existant Rq2) a ses racines au 19e siècle (Schleicher 1861), connaît des défenseurs dans toutes les écoles du 20e siècle et est depuis Halle (1962 : 388 note 11) la doctrine en quelque sorte officielle de la grammaire générative (réf. bibl. 1). William Labov au contraire a depuis Labov (1963) bâti le scénario basé sur l’identité de groupe : les adolescents (de fait les enfants à partir de quatre ans jusqu’à environ 18 ans Rq1d) cherchent à se différencier de leurs aînés et à cette fin se servent entre autres signes vestimentaires etc. de la langue (réf. bibl. 2). L’explication labovienne est par de nombreux aspects supérieure à celle basée sur l’erreur de transmission lors de l’acquisition, qui rencontre des obstacles empiriques et logiques dirimants (Rq1). Enfin, l’évolution d’une langue, en phonétique ou ailleurs, est imprédictible : rien ne permet de dire, à partir de l’état passé et présent, quelle direction elle aura prise dans 200 ans (réf. bibl. 3). La raison en est que le choix parmi les précurseurs phonétiques est arbitraire : les adolescents cherchent à se différencier socialement et le véhicule pour ce faire n’a aucune importance. Une spirantisation produira l’effet recherché tout comme une palatalisation ou n’importe quel autre processus (Rq2, 3). La grammaire d’une langue, dans ce paysage, n’est pas acteur mais spectateur des changements. Elle n’en est jamais à l’origine (le changement est initié pour des raisons sociales), peut éventuellement, à côté de la variation phonétique, fournir un vecteur de la différentiation sociale (x §57.1), mais surtout joue le rôle de cerbère gardant l’entrée lors de la grammaticalisation (ou phonologisation) : ne peut entrer en grammaire que ce qui est compatible avec elle. Remarques 1. Vihman (1980) et Foulkes et Vihman (2015) retracent en détail l’histoire de l’idée que l’évolution des langues est causée par les erreurs faites par les bébés. L’opposition à cette conception est tout aussi ancienne et persistante, à commencer avec les néogrammairiens (voir b) infra). Saussure (1972 [1906-1911] : 205 sq.) dit qu’ « on ne voit pas pourquoi une génération convient de retenir telles inexactitudes à l’exclusion de telles autres, toutes étant également naturelles ; en fait le choix des prononciations vicieuses apparaît purement arbitraire, et l’on n’en aperçoit pas la raison. En outre, pourquoi le phénomène a-t-il réussi à percer cette fois-ci plutôt qu’une autre ? ».
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Partie 3. Phonétique Historique Cette opposition est fondée sur les arguments suivants. a) Comment l’erreur se répandrait-elle dans la communauté ? Il n’y a pas de réponse à la question de savoir comment l’erreur, faite par un bébé donné, se répand dans le corps social. Les bébés ne sont pas connus pour avoir un fort prestige social, ni pour être imités par d’autres bébés ou des adultes. Il est donc tout à fait mystérieux comment une innovation par erreur faite par un bébé pourrait se propager dans la communauté des locuteurs (Aitchison 2003 : 739, Foulkes et Vihman 2015). Les défenseurs du scénario par erreur ne parlent d’ailleurs pas de cette question. La perspective labovienne en revanche explique comment l’innovation faite par les adolescents est diffusée dans le corps social : Labov (1994-2010, Vol.2) l’examine en détail. b) L’erreur est corrigée Paul (1975 [1880] : 72) objecte qu’un enfant qui a fait une erreur de perception la corrigera puisqu’il est constamment exposé à la forme correcte et que l’acquisition du langage pour l’enfant consiste précisément à corriger l’écart entre ses propres grammaire et production d’une part et l’état adulte d’autre part. On ne comprend pas pourquoi un bébé, parmi les innombrables erreurs de perception et de production qu’il fait, en corrigerait 99% mais en maintiendrait quelques-unes. c) Personne n’a jamais observé un changement initié par une erreur de bébé L’erreur de perception faite par un bébé, devenu innovation grammaticalisée par la suite, est purement spéculative : personne ne l’a jamais observée ou documentée (contrairement à l’innovation initiée par un groupe socialement défini). Il est facile de montrer qu’un locuteur exposé à un signal phonétique donné peut en percevoir un autre (Winitz et al. 1972, Ohala et Greenlee 1980), mais cela n’implique pas qu’il en modifie sa propre production et ensuite sa grammaire. Cet argument est fait par Weinreich et al. (1968 : 149) et Labov (2007 : 346, note 4). d) Age des locuteurs lorsqu’ils dévient de la cible adulte L’âge auquel les locuteurs commencent à dévier dans leur propre production par rapport à celle de la génération précédente a été étudié : D’Arcy (2015 : 588) rapporte qu’il se situe entre quatre et environ 18 ans. C’est à partir d’à peu près quatre ans que les locuteurs commencent à être sous l’emprise sociale de leur environnement. Mais dans la période jusqu’à quatre ans où selon le scénario basé sur l’erreur des bébés la déviance par rapport à la cible adule a lieu, les études n’en détectent pas. e) Les processus observés chez les bébés et les processus diachroniques sont distincts Il a été souvent observé que les déviances produites par les bébés lors de l’acquisition de leur langue maternelle, et les processus diachroniques, ne se ressemblent pas du tout. Un processus très fréquent chez les bébés, l’harmonie consonantique, est rare ou absent dans la phonologie synchronique et diachronique des langues. A l’inverse, des processus très répandus chez les adultes en diachronie et synchronie comme la palatalisation ou les alternances voyelle-zéro ne sont jamais observés chez les bébés. Ainsi Drachman (1978), Vihman (1980), Kiparsky (1988 : 390), Hock (1991 : 636), Bybee (2001 : 202 sq.) et Foulkes et Vihman (2015). 2. Le choix d’un précurseur phonétique donné plutôt qu’un autre n’a pas d’avantage ou d’inconvénient extra-linguistiques : une communauté implémentant une spirantisation n’a pas plus de succès reproductif qu’un groupe ayant opté pour une palatalisation. C’est ici donc que s’arrête le parallèle qui est souvent fait entre l’évolution des langues et l’évolution des espèces (vue d’ensemble chez Labov 1994-2010, Vol.2 : 6-15, Vol.3 : 6 sq. réf. bibl. 4). Les deux opèrent une sélection arbitraire dans un ensemble de possibles généré aléatoirement (variation phonétique, mutations génétiques), mais la sélection naturelle du choix le plus adapté à l’environnement n’a lieu que dans le cas de l’évolution des espèces : une spirantisation n’est pas plus ou moins adaptée à son environnement qu’une palatalisation. 3. Il semble être un fait que, statistiquement et en comparant un grand nombre d’évolutions dans des langues diverses, certaines innovations sont plus fréquentes que d’autres. Il n’est
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pas aisé d’en déterminer les raisons, selon Moreton (2008) partagées entre la façon dont sont créés les précurseurs phonétiques (channel bias) et la réceptivité de la grammaire pour les implémenter (analytic bias). Références bibliographiques : 1. Innovation initiée par erreur de perception lors de l’acquisition : Schleicher 1861 ; Meillet 1982b [1921] : 235 sq. ; Andersen 1973, 1978 ; Halle 1962 ; Haspelmath 1999 ; Lightfoot 1999 ; Hale et Reiss 1998, 2008 : 158 sq. ; Hume et Johnson 2001 ; Blevins 2004 : 261 sqq. ; Hale 2007 ; Ohala 1992 ; Ohala et Greenlee 1980. 2. Innovation initiée afin de se différencier socialement : Meillet 1982b [1921] : 17 sq. ; Labov 19942010, Vol.2 : 503-518 ; D’Arcy 2015 ; Kaye 1997. 3. L’évolution est imprédictible : Meillet 1982b [1921] : 15 sq. ; Labov 1994-2010, Vol.2 : 503. 4. Parallèle entre l’évolution des langues et des espèces : Maynard Smith 1972 ; Keller 1990 : 175 sqq., 1994 ; Lass 1997 : 104 sqq. ; Croft 2000a ; Blevins 2004 : 25 sqq., Ritt 2004.
12.6 Conventions (abréviations, présentation des données) 12.6.1 Principes 59
La Partie 3 de la GGHF pratique les conventions suivantes (voir également les conventions générales de la GGHF au pages LI-LIII). Dans le texte courant, les données sont présentées de la façon suivante : forme latine (non italique, éventuellement suivie de formes intermédiaires astérisquées, également non italiques) suivie de la forme AF en italiques (sans la mention AF), suivie de la forme FC en italiques. Donc par exemple tonitru > tonoire FC tonnerre. Lorsque les formes AF et FC sont identiques elles ne sont mentionnées qu’une fois (cam(e)ra > chambre), et au cas où la forme AF n’a pas de descendance FC elle est glosée (feretru > fiertre ‘châsse’). Il en va de même dans les tableaux (la glose se trouve alors dans la colonne FC). La seule fonction de la forme FC est d’identifier le mot : de quel mot s’agit-il ? Par conséquent la forme FC n’est pas nécessairement l’aboutissement d’une évolution populaire de la forme AF : dans mesp(i)lu > mesple FC nèfle par exemple le FC nèfle n’est pas l’aboutissement de l’AF mesple mais de l’AF nesfle qui porte un f irrégulier. Il existe ainsi de nombreuses autres situations où il n’y a pas de lien évolutif entre les deux formes (la forme FC peut par exemple représenter un emprunt au latin : annuāle > anvel FC annuel). La forme FC est toujours répertoriée au TLFi et lorsqu’il s’agit de mots que l’usager ne connaît pas (ce qui peut se produire assez souvent : pleiger, geai, fasce, muid etc.), il est prié de s’y reporter. Enfin, les dérivations diachroniques se concentrent toujours sur le phénomène qui est à l’étude : les autres transformations que la forme subit sont négligeables et négligées, dans ce sens qu’elles ne sont pas nécessairement mentionnées et peuvent ne pas s’échelonner avec le phénomène à l’étude, ni entre elles. Ainsi il importe peu dans mercēde > °merʧēde > °meIrʦēde > °mer.ʦēde > merci, qui décrit l’ancrage bloqué du yod issu de la dépalatalisation générale, à quel moment le i de Bartsch-Mussafia (dont le dégagement n’est pas mentionné) a agi sur la version diphtonguée de ē (diphtongaison non montrée), ei, pour relever sa première partie en i, si bien que ei > ii produit i dans l’aboutissement. L’éventuelle achronologie des dérivations est donc acceptée afin de permettre la concentration sur le phénomène qui fait l’objet de la discussion.
200
Partie 3. Phonétique Historique
12.6.2 Liste des abréviations 60
Les abréviations pratiquées sont les suivantes. objet général V C T R TR x §192.3 x §171.2, 3 (Rq3) (réf. bibl. 2) frontière syllabique tonicité de la voyelle
longueur vocalique brévité vocalique diphtongue hiatus formes AF
langues, étapes évolutives lat lc lt ltm pfr AF MF FC germ
signifié par toute voyelle toute consonne toute obstruante toute liquide (parfois toute sonante) muta cum liquida, i.e. attaque branchante bien formée x §27 renvoi au §192, remarque 3 renvoi au §171, remarques 2 et 3 renvoi à la remarque 3 du paragraphe courant renvoi aux références bibliographiques no 2 du paragraphe courant point .TR = groupe tautosyllabique T.R = groupe hétérosyllabique voyelle soulignée mots provenant d’autres langues que le latin (notamment germaniques) : c’est l’accent dans la forme romanisée qui compte pour l’évolution, non celui de la forme germanique. (frk °plegan > °plegāre > plegier FC pleiger). Par conséquent la voyelle tonique des formes germaniques demeure non marquée (frk °plegan). Elle l’est en revanche dans les formes romanisées (got / vha magan > °exmagāre > esmaiier ‘troubler’). macron aucune indication particulière aucune indication particulière si utile, les deux voyelles sont séparées par un point : V.V. La notation à tréma pour l’AF (chäiere) n’est pas pratiquée. sauf indication contraire, les formes citées sont pour les noms le cas régime singulier, pour les verbes l’infinitif présent
latin (indifférencié pour lc, lt, ltm) latin classique latin tardif (= latin vulgaire selon la tradition) latin médiéval proto-français : étape évolutive qui n’est plus le latin et non encore l’AF ancien français moyen français français contemporain (début 21e siècle) germanique
exemple
Tr = obstruante + r wR = w + liquide
pi.ra, car.bō.ne, rab.ja pe.tra pet.ra pater °plegan °exmagāre
ratiōne ratiōne pira > peire > poire °cathedra > cha.iere
Chapitre 12. Outils objet frk got gr a occ vha mha nha all celt pic it angl prov, aprov hbr arab jud.fr
signifié par francique gotique grec ancien occitan vieux haut allemand (8e-11e siècles) moyen haut allemand (11e-14e siècles) nouveau haut allemand (depuis le 15e siècle) allemand moderne celtique picard italien anglais provençal, ancien provençal hébreu arabe judéo-français
indications grammaticales sg, pl masc, fém, neut m, f, n
201
exemple
singulier, pluriel (si survenant seuls) masculin, féminin, neutre (si survenant seuls) masculin, féminin neutre (si survenant accompa- CSm, 3f gnés) nom, gen, acc, abl nominatif, génitif, accusatif, ablatif 1s, 3p, 2s, 6p etc. pour les verbes, indication de la personne (chiffre) 1s videō et du nombre (sg, pl) CS, CR en AF : cas sujet, cas régime CSs, CSp, CRs, CRp en AF : cas sujet sg / pl, cas régime sg / pl pf, imp, subj, fut, inf, ipf parfait, impératif, subjonctif, futur, infinitif, imparfait # début ou fin du mot #d (d initial) d# (d final) X croisement croisement entre syncope et épenthèse [syncope X épenthèse] FC chignon résultat d’une influence par FC ti- chaignon ‘collier’ gnon ? (FC chignon X tignon ?) […] transcription phonétique (…) dans les formes latines, item(s) perdu(s) dans lep(o)re > lievre, l’évolution ultérieure gal(bi)nu > jaune
forme graphique pop. évolution populaire, par opposition à des évolutions savantes ou par emprunt o.i. origine inconnue dictionnaires App.Pr. 13 TL6-1203 : 45 GD GDC
Appendix Probi, mot no 13 Tobler et Lommatzsch (1925-1995), tome 6, page 1203, ligne 45 Godefroy (1881-1902) Compléments de Godefroy (1881-1902)
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Partie 3. Phonétique Historique
objet TLFi EM TACF DELG REW DECT FEW 3 : 123b Nègre 10234 ALF textes StLég Eul Rol Alex Serm Pass ChTr
signifié par exemple Trésor de la Langue Française informatisé Ernout et Meillet (2001 [1932]) Tableaux de conjugaison de l’ancien français (Okada et Ogurisu 2007-2012) Dictionnaire Etymologique de la Langue Grecque (Chantraine 1968-1977) Romanisches Etymologisches Wörterbuch (Meyer-Lübke 1935) Dictionnaire Electronique de Chrétien de Troyes (http://www.atilf.fr/dect/) Französisches Etymologisches Wörterbuch (Wartburg 1934-2003), tome 3, page 123, colonne b. no 10234 de Nègre (1990-1991) Gilliéron, Jules et Edmont, Edmond (1902-1912). Atlas linguistique de la France. Paris: Champion. Saint Léger Eulalie Roland Alexis Serments Passion Chrétien de Troyes
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Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
203
Chapitre 13 Processus non positionnels et réduction des mots Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
13.1 Objet du chapitre 61
Avec le chap. 14 (palatalisation) et le chap. 15 (yod), le présent chapitre décrit les processus qui n’ont pas de conditionnement positionnel et par conséquent transcendent l’organisation positionnelle générale (x §4). Sont ainsi ici examinés en section 13.3 les évolutions non conditionnées (par exemple u > y, lūna > lune), en section 13.4 l’accent et enfin en section 13.5 la variation. S’ajoute à cela, en section 13.2, la réduction des mots : par la syncope, la consonification et l’élimination de la consonne médiane des groupes CCC. Ces processus sont partiellement conditionnés par la position, mais leur caractère général qui transcende les chapitres individuels commande leur traitement en lieu central.
13.2 Réduction des mots 13.2.1 Situation générale 62
La chaîne linéaire des mots latins a été dans l’évolution jusqu’à l’AF massivement modifiée : le mot a perdu beaucoup de consonnes et voyelles et ce au moyen de quatre processus principaux : 1° la syncope (et l’apocope, terme particulier employé parfois pour désigner la syncope de la voyelle finale), 2° la consonification des voyelles non basses en hiatus, 3° l’élimination de la consonne médiane d’un groupe CCC et 4° la perte des codas. Les trois premiers processus sont étudiés ici, quand le quatrième fait l’objet du chap. 21 (x §294). Remarque 1. Ces évolutions fondent la position tout à fait singulière qu’a le français dans le concert des langues romanes : elles sont responsables de la forme « rabougrie » qu’ont les mots français aujourd’hui en comparaison des autres langues romanes. Elles produisent également le décalage important entre la prononciation et l’orthographe, qui continue à écrire beaucoup de consonnes et quelques voyelles qui n’ont plus de réalité phonétique.
13.2.2 La syncope 13.2.2.1 Définition : tonique, atone (initiale, prétonique, posttonique, finale) 63
La nomenclature des voyelles adoptée dans les chap. 11 à 23 distingue les voyelles toniques et atones. La tonique porte l’accent. Tout mot comporte une voyelle tonique et celle-ci est unique. Seuls des processus de cliticisation peuvent amener pour une voyelle la perte de son caractère tonique (x §327.1). Pour les atones, on doit distinguer entre : 1.
l’initiale ā dans māritu, a dans mandūcāre. Nota : dans un mot bisyllabique (patre, faba, amo) ou monosyllabique (rem, fel), il n’y a pas d’initiale.
204 2.
3. 4.
Partie 3. Phonétique Historique
la prétonique i dans clāritāte, o dans abortāre. Nota : 1° la prétonique est interne (une initiale n’est pas une prétonique) ; 2° il n’y a pas nécessairement de prétonique dans un mot : amīcu, jūniperu ne présentent pas de prétonique ; 3° les prétoniques peuvent être multiples, deux (e, e) dans antecessōre, trois dans °experimentāre (e, i, e). la posttonique i dans acinu. Nota : 1° la posttonique est interne (une finale n’est pas une posttonique) ; 2° la posttonique, si elle existe, est unique. la finale e dans mare, o dans lupos. Nota : il n’y a pas de finale dans un mot monosyllabique (rem, fel).
13.2.2.2 Centralisation et syncope 64
Comme dans un très grand nombre de langues (sémitique, slave, germanique etc.), certaines voyelles sont lors de l’évolution diachronique d’abord réduites à schwa (moyen ə ou haut ɨ selon les langues), puis effacées. Il s’agit pour le premier processus d’une centralisation et pour le second, d’une syncope. Selon les langues certains types de voyelles sont épargnés par ce mouvement de lénition : selon le cas il s’agit des voyelles longues (sémitique), des voyelles toniques (germanique) ou d’un choix de voyelles définies par leur timbre (slave : toutes les voyelles sont épargnées sauf i,u brefs). S’ajoute à cela un critère positionnel : les voyelles cibles de la lénition sont épargnées lorsqu’elles sont placées en syllabe fermée. C’est le cas de toutes les langues citées. En français, ce sont, comme dans les autres langues, d’abord les voyelles en syllabe fermée qui sont garanties et de la centralisation et de la syncope (x §§156-159). Ensuite, en syllabe ouverte, les voyelles toniques ne sont ni centralisées ni syncopées (x §194). Enfin, les voyelles initiales, bien qu’atones et même lorsqu’elles se trouvent en syllabe ouverte, échappent à la syncope et, sauf dans le cas de e, à la centralisation (x §§233 sq.). En somme, donc, toutes les voyelles subissent la syncope sauf si elles sont 1° entravées ou 2° toniques ou 3° initiales. Dit autrement, la syncope concerne les voyelles en syllabe ouverte qui sont 1° prétoniques (lib(e)rāre > livrer), 2° posttoniques (lep(o)re > lievre FC lièvre) et 3° finales (3s °torc(e)t > torst FC (il) tord). Remarque 1. Un certain nombre de conditions annexes viennent incliner la description donnée : 1° l’influence conservatrice d’un groupe solidaire TR antécédent (quadrifurcu > carrefour x §250), 2° l’existence de plusieurs prétoniques (°admem(o)rāre > amembrer ‘se souvenir’ x §158) et 3° la réduction mais persistance sous forme de schwa de a final (rosa > rose) et prétonique (margarīta > margerie FC marguerite) x §236). Références bibliographiques : Sémitique : Lowenstamm 1991 ; slave : Vaillant 1950 : 57 sqq. ; allemand : Paul 2007 [1881] : §L51– §L55 ; anglais : Lass 2009.
13.2.2.3 Processus permanents 65
La syncope forme avec la consonification (x §66) et la palatalisation / affrication (x §106.1) le groupe de processus qui sont au cœur de l’évolution de la langue parce qu’actifs, peu ou prou, pendant un millénaire.
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
205
Ainsi la syncope est-elle attestée depuis le latin archaïque (5e-6e siècle av. JC) à travers le latin classique et tardif, puis durant le pfr jusqu’au 7e siècle (x §§228 sq.) (Rq2). Les conditions déclenchantes ont certes varié : en latin archaïque et classique la syncope suit des tendances mais qui résistent à la formulation d’une règle (ou loi : Sen 2012), alors qu’en lt et pfr les cibles de la syncope sont clairement désignées (x §64) et les voyelles en question finiront toutes par être éliminées. La question est parfois de savoir si le pfr a déjà reçu la forme syncopée (cas du type oculus > oclus x §335.2) ou l’a seulement créée. Enfin, la question débattue à l’envi, étant donné l’étalement des syncopes sur cette longue période, est leur chronologie, qu’on a cherché à faire découler de divers facteurs (résumés par Morin 2003 et au §268.2) : 1° la nature de l’environnement consonantique, 2° la nature de la voyelle suivante (a final aurait dans les proparoxytons hâté la syncope) ou encore 3° la position (loi de Neumann : la posttonique aurait cédé plus tôt que la prétonique). Remarques 1. Tous les efforts déployés pour prédire à quel moment, pour un environnement donné, la syncope intervient, ont été vains : dans de très nombreux cas le même mot se présente sous deux formes différentes dues à une syncope plus ou moins tardive (x §§92 sq.). Cette variation massive qui traverse la langue ne peut être réduite aux facteurs habituels qui sont couramment invoqués en pareille circonstance : analogie, variation dialectale, évolution savante, emprunt (x §§52-55). 2. On peut dans ce contexte encore faire état des syncopes dans les mots savants empruntés au latin, entrés dans la langue après la fin des syncopes populaires, du type capit(u)lu > chapitle : les seules altérations qu’ils subissent sont la palatalisation k+a > ʧ et la syncope (x §371). Références bibliographiques : 1. Syncope en latin : Lausberg 1969 : §282 ; Väänänen 1981a : §§67-72 ; Sommer 1977 : §86 ; Rix 1966 ; Pope 1934 : §262 ; Schwan et Behrens 1925 : §19 ; Nishimura 2010 ; Garnier 2012 ; Sen 2012 ; Jacobs 2004.
13.2.3 Consonification des voyelles non basses en hiatus 66
En latin classique et tardif (Rq1) (puis de manière continue jusqu’en AF Rq3), les voyelles brèves non basses se consonifient lorsqu’elles se trouvent en hiatus. Dans cette position, les voyelles d’avant i et e produisent un glide palatal j et les voyelles d’arrière u et o, un glide labio-vélaire w. Le processus phonologique de la consonification (changement d’affiliation syllabique : un segment appartenant à une position V la délaisse pour s’associer à une position C) est décrit au §36. Le résultat est toujours un groupe hétérosyllabique C.j, C.w (Rq4). Lorsque le groupe C.j (ou C.w) est lui-même appuyé, la consonne médiane de la séquence C.C.j tombe selon la règle (x §67) : serviente > °ser.v.jente > °ser.jente > serjant FC sergent (x §278). Elle se maintient toutefois si elle est ʦ, consonne qui comme s a la faculté de produire des groupes CsC, CʦC stables (x §30) : fortiāre > °for.ʦjāre > forcier FC forcer (x §284). La consonification a trois effets majeurs : 1° elle modifie le nombre de syllabes du mot (lc filia est trisyllabique, mais lt °filja seulement bisyllabique) ; 2° au cas où la voyelle consonifiée était tonique, elle modifie l’accentuation du mot (lc mulierem > lt °muljere ‘épouse’ x §87) ; 3° elle crée un très grand nombre de glides en position post-consonantique (position appuyée, i.e. forte).
206
Partie 3. Phonétique Historique
(18)
Tableau 1 : consonification en latin
i e u o
lat folia vīnea vidua coāg(u)lāre
lt l.j n.j d.w k.w
AF fueille vigne veuve caillier
FC feuille
lat facia ārea annuāle
lt k.j r.j n.w
AF face aire anvel
FC
annuel
cailler
Remarques 1. La consonification est documentée dans des inscriptions du 2e siècle av. JC (pariat pour pareat) et à partir d’Ennius (2e siècle av. JC) on trouve des scansions où iV, uV comptent pour une seule voyelle (par exemple insidiantes valant 4 syllabes chez Ennius). Enfin, la consonification est fréquente à Pompéi (alia pour alea) (réf. bibl. 2). L’Appendix Probi lutte contre la graphie quV pour cuV (14 vacua non vaqua) et iV pour eV (55 vinea non vinia, 63 cavea non cavia). 2. L’idée que la consonification concerne les seules voyelles atones (Bourciez et Bourciez 1967 : §138-Rq3, Pope 1934 : §§203 iiib, 220, 640-2) est erronée. Le type muliere > moillier ‘épouse’ est fréquent et la non-consonification des mots qui motivent la restriction à l’atone (deus > deo Serm, via > voie) est due à leur caractère bisyllabique : la consonification aboutirait dans ce cas à des oxytons, ce que la langue, à cette époque, proscrit (La Chaussée 1989a : 169, Jacobs 2015). 3. Comme la syncope (x §65) et la palatalisation (x §106.1), la consonification est permanente dans la langue sur une très longue période couvrant plus d’un millénaire. Documentée au 2e siècle av. JC (Rq1), elle s’applique plus tard à l’hiatus créé par la chute de la vélaire (5e siècle x §322.2) dans les finales en -icu (type °sedi(c)u > °siediu >°siedju > °siedʤe > siege FC siège x §287). La consonification est encore active beaucoup plus tard lorsque la langue emprunte des mots au latin qui comportent des hiatus CiV, CeV et les transforme en C.j, groupe qui subit ensuite la métathèse en j.C : gloria > AF glorie > AF glorje > AF gloire (x §§288, 371). Et c’est toujours la consonification (appelée bascule des diphtongues) qui au 13e siècle transforme les diphtongues ouvrantes iε, ue > jɛ, we (x §199). Enfin, notons que la consonification est toujours active en français moderne, sous le nom de synérèse : lier peut être prononcé [lije] (non consonifié) ou [lje] (consonifié). 4. Le caractère hétérosyllabique des groupes C+glide se manifeste de diverses manières : la voyelle précédente est entravée, la C subit les effets de la coda et le glide se renforce. Ainsi dans rabia > °rab.ja > °rab.ʤa > rage le a ne diphtongue pas, le b est éliminé en coda et le yod se renforce en ʤ (x §285). Le sort des groupes C+yod est examiné aux §§276-287 et celui de C+w au §289. 5. Dans quelques mots savants, i en hiatus s’est maintenu, en syllabe initiale (diabolu > diable, diāconu > diacre) comme interne (glōriōsu > glorios, glorieux, passiōne > passion, christiānu > crestien FC chrétien). Dans leōne > leon (Rol 1111), lion (Rol 2436), e initial en hiatus s’est maintenu sous la forme de e ou i, puis i, qui a prévalu, s’est ultimement consonifié en yod dans lion FC [ljɔ̃]. Dans pæonia > peoine, pioine FC pivoine de même, mais l’hiatus a été résolu par un v épenthétique. Dans leopardu > leupart (Rol 1111), leopart, liebart FC léopard, e initial s’est maintenu devant la prétonique. Mais aussi bien p intervocalique dans ce dernier mot que l’évolution anormale de la finale -nja dans pæŏnia > pivoine montrent le caractère plus ou moins savant de ces mots. 6. On note encore quelques cas où la résolution de i initial en hiatus se fait au moyen d’un yod (géminé) épenthétique. Ainsi dans quietāre > quiter FC quitter, pietāte > pitie FC pitié qui sont basés sur °kijjetāre, °pijjetāte (Niedermann 1991 : §55, Fouché 1952-1961 : 492) dont le ij produit ī selon la règle (> °kījetāre, °pījetāte) (x §148.3, Bourciez et Bourciez 1967 : §41-Rq), ce qui explique le i initial dans l’aboutissement (sur l’évolution de ī et i initial voir §224.2). La chute de la prétonique place ensuite j en coda et t en position appuyée (> °kīj.tāre, °pīj.tāte) et enfin īj > i selon la règle (x §148.3). En revanche dans viāticu > °vejjaticu > veiage, voiage FC voyage, le i initial avait déjà évolué en e lorsque le yod a été créé.
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
207
Références bibliographiques : 1. Général : Leumann 1977 : §§139, 239b ; Väänänen 1981a : §§76-79 ; Meyer-Lübke 1920 : §111 ; Baehrens 1922 : 9-12 ; Pope 1934 : §220 ; Schwan et Behrens 1925 : §20.3 ; Grandgent 1934 : §§136 sq. ; Fouché 1952-1961 : 901 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §4-Rq3,4, §27-2° ; Rheinfelder 1953 : §26 ; Loporcaro 2011b : 99-102. 2. Datation : Leumann 1977 : §§139, 239b ; Väänänen 1981a : §§76 sq. ; Meyer-Lübke 1920 : §111 ; Richter 1934 : §§18, 38. 3. Maintien de i en hiatus dans des mots savants : Bourciez et Bourciez 1967 : §4-Rq3 ; Väänänen 1981a : 53 n.1 ; Fouché 1952-1961 : 940.
13.2.4 Réduction des groupes triconsonantiques CCC 13.2.4.1 Elimination de C2 et conditions de son maintien 67
Les groupes triconsonantiques primaires (san(c)ta > sainte (20a)) ou secondaires créés par la syncope (gal(bi)nu > °galbnu > jalne FC jaune (20b)) ou la consonification (hiatus latin : al(v)eu > °alvju > °alju > auge (20c) ; hiatus créé par la chute d’une vélaire : por(t)icu > °portju > °porju > porche x §272 (20d)) se réduisent en perdant la consonne médiane. La réduction n’a pas lieu lorsque les deux dernières consonnes forment une attaque branchante (x §27), créant ainsi un groupe C.TR : umbra > ombre (groupes primaires (21a)), rump(e)re > rompre (groupes secondaires (21b,c)) (x §§348 sq.). Elle n’a pas lieu non plus dans les groupes C+t,d+(v)+s puisque la syncope produit l’affriquée ʦ (écrite ) qui vaut une seule consonne (2s mont(e)s > monz FC (tu) montes (21d)) (Rq7). Enfin, la médiane demeure lorsqu’elle est s (groupe primaire : obscūru > oscur FC obscur ; secondaire : max(i)mu > maisme ‘en particulier’ (22a)) ou ʦ, ce dernier issu de la palatalisation romane (grac(i)le > °grajʦle > graisle FC grêle x §112) ou de l’assibilation tj > ʦ (fortiāre > °forʦjāre > forcier FC forcer x §282). Mais s n’a pas d’effet dans le groupe sCC qui est réduit selon la règle : aes(ti)māre > esmer FC estimer (22b). La particularité de s, ʦ ainsi que le comportement différent des groupes sCC et CsC sont expliqués au §30. La situation globale est résumée sous (19). (19)
Tableau 2 : évolution des groupes C1C2C3
C2 > ø C2 stable C.TR C+t,d+s CsC CʦC (20)
groupes primaires lat AF FC san(c)ta saint tem(p)tāre tenter umbra ombre – obscūru oscur obscur fortiāre forcier forcer
lat gal(bi)nu al(v)eu rump(e)re 2s mont(e)s max(i)mu grac(i)le
groupes secondaires AF FC jalne jaune auge rompre monz (tu) montes maisme ‘en particulier’ graisle grêle
Tableau 3 : C2 éliminée
C2 p t b. CC(v)C p b f w
a. CCC
lat tem(p)tāre as(th)ma tem(pu)s gal(bi)nu for(fi)ce 3s ser(vi)t
AF tenter asme tens jalne force sert
FC asthme temps jaune ‘ciseaux’ (il) sert
C2 d k t d k g
lat frk °gun(d)fano san(c)ta ar(te)misia car(di)ne cir(ci)nu gur(gi)te
AF gonfanon sainte armoise charne cerne gort
FC gonfalon carne gord
208
Partie 3. Phonétique Historique
c. C(C)j d. C(C)j (21)
C2 p b t
AF changier porche
FC Ouchy changer
C2 lat v al(v)eu v ser(v)iente °foras(t)i(c)u
AF auge serjant forasche
FC sergent farouche
Tableau 4 : C2 maintenue
C2 b f b. C.T(v)R p p b f c. C(v)TR f d. Ct,d(v)s t a. C.TR
(22)
lat Ul(p)ia(c)u cam(b)iāre por(t)i(c)u
lat umbra inflāre rump(e)re temp(e)rāre arb(o)re sulf(u)r °oss(i)frāga 2s mont(e)s
AF ombre enfler rompre temprer arbre soufre osfraie monz
FC
tremper orfraie (tu) montes
C2 t k t d k g t d
lat ultra inclīnāre alt(e)ru vend(e)re anc(o)ra ung(u)la fer(e)tru surd(u)s
AF outre incliner altre vendre ancre ongle fiertre CS surz
FC
autre
châsse sourd
Tableau 5 : s, ʦ CsC, CʦC vs. sCC
a. CsC, CʦC : médiane maintenue lat AF oscur CsC obscūru frk halsberg osberc Cs(v)C max(i)mu maisme prox(i)mu proisme graisle CʦC grac(i)le ruc(i)na roisne Cʦj °fortiāre forcier
FC obscur haubert ‘en particulier’ ‘proche’ grêle rouanne forcer
lat obstāre
AF oster
FC ôter
3s °torc(e)t frax(i)nu ac(i)nu fusc(i)na °altiāre
tuerst fraisne aisne foisne haucier
(il) tord frêne aine ‘trident’ hausser
AF
FC
forasche soschier
farouche ‘présumer’
b. sC1C2 : médiane éliminée (davantage d’illustration au §303) lat AF FC lat asme asthme sCC as(th)ma sC(v)C aes(ti)māre esmer estimer foras(t)i(c)u °blas(tē)māre blasmer blâmer sus(pi)cāre
Remarques 1. Il y a des raisons de penser que la réduction des groupes CCC n’a pas immédiatement suivi leur création, i.e. que le groupe a existé pendant un temps (x §253.1). 2. L’élimination de la consonne médiane dans les groupes CCC a encore cours en AF : fort – for-ment (FC fort – fortement), grant – gran-ment (FC grand – grandement) (Walker 1981a : 59 sqq.). Ce processus s’observe également en sandhi externe à partir de la seconde moitié du 12e siècle lorsque la position syllabique est calculée sans prendre en compte la frontière de mot et les consonnes finales appuyées comme dans AF fort ou AF blanc deviennent médianes d’un groupe CCC devant mot à initiale consonantique : le -t final de Seint FC Saint par exemple manque dans Sein Gabriel Rol 2847 (x §313). 3. Le groupe CCw a été réduit à CC de bonne heure en latin tardif (battuālia > bataille), si bien qu’il n’a jamais été traité en pfr (x §289.7). Par conséquent l’élimination de C3 (au lieu de C2) ne contrevient pas à la règle en vigueur en pfr. 4. Pour le type rm’n > rm (term(i)nu > terme) qui semble éliminer C3 plutôt que C2, voir §291.3. 5. Dans le type fortiāre > forcier FC forcer le groupe tj était présent dès le lt et par conséquent a été assibilé (tj > ʦj x §282), puis CʦC est stable (x §30). En revanche dans le type
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
209
por(t)icu > °portju > °porju > porche (x §272), le groupe tj est créé plus tard seulement par la chute de la vélaire en pfr. Par conséquent il n’a jamais été assibilé et c’est donc Ctj qui a été traité selon la règle par la chute de la consonne médiane. 6. Le groupe .Trj pratique la métathèse de yod selon la règle (x §284) : °cū.priu > cuivre, °e.briu > ivre, arbitriu > arvoire ‘illusion’, ātriu > aitre FC aître. Or la métathèse n’a pas eu lieu dans brj tenebri(c)u > tenierge, tenerge ‘sombre’ et trj °petri(c)a > pierge ‘chemin pierreux’. Au lieu de cela le groupe C1C2C3 perd C1 (plutôt que C2). La raison en est le fait que la consonification est plus tardive dans ces mots puisqu’elle a dû attendre que la vélaire soit éliminée (°petri(c)a > °petria > °petrja > pierge). Le renforcement du yod en ʤ marque par ailleurs le caractère tardif de ces mots (x §278.1). Ainsi les groupes brj, trj dans tenebri(c)u et °petri(c)a ne participent pas à la métathèse parce qu’ils n’ont été créés qu’après la fin de l’activité de ce processus. Reste la question de savoir pourquoi dans brj, trj la première consonne est perdue, plutôt que la médiane. La liquide r ici semble se comporter comme le s et le ʦ dans CsC, CʦC, i.e. garantir la stabilité du groupe (x §30). Dans ce cas l’élimination de C1 est régulière : la labiale b dans °tenebrje chute en coda selon la règle (x §298) au même titre que dans bsC obscūru > oscur FC obscur et il en va de même pour la dentale dans °petrje (x §299). 7. Le groupe sCs représente un cas particulier, qui connaît deux traitements différents. Lorsque le Cs est issu d’un seul segment par voie de palatalisation et depuis ce processus a donc toujours été l’affriquée ʦ, le groupe sʦ se réduit à ss selon la règle : le ʦ est spirantisé en s en position intervocalique (x§144) : sk+i,e vascellu > °vajsʦel > vaissel FC vaisseau, st+j angustia > °angojsʦa > angoisse, sk+j pisciōne > poisson (x§144). Si en revanche le Cs du groupe sCs représente la rencontre fortuite d’un C et d’un -s suffixal produite par la syncope, le premier s du groupe sCs est perdu. Cela s’observe pour le groupe -st-s# > -ts# (acc. pl. host(ē)s > °ost-s > CRp oz ‘troupe, armée’) ainsi que pour le groupe -sk-s# > -ks# (x§264.7) (nom sg disc-(u)s > °deks > deis FC dais ‘estrade où est dressée une table d’honneur’). On invoque pour les cas de sCs > Cs (st-s > ʦ, sk-s > ks) une dissimilation par laquelle le premier s est éliminé sous l’influence du second (Fouché 1952-1961 : 778-Rq1, 779B, Pope 1934 : §365, Richter 1934 : §162). Ce processus est encore actif en ancien français : AF CRs ost, CRp oz ‘troupe, armée’ (< acc. sg hoste, acc. pl. host(ē)s), AF CRs trist, CRp triz FC triste (< acc. sg. trīste, acc. pl trīst(ē)s), AF CRs cest, CRp cez ‘ce, ces (démostr.)’ (< acc. sg. (ecce) ist(u), acc. pl. (ecce) ist(ō)s). Richter (1934 : §162) avec raison attire l’attention sur le fait que la même dissimilation a lieu dans le type Vʦ-t# > Vst#, ici conduisant à l’élimination du premier t par le second : 3s placet > °plaiʦt > plaist ‘(il) plaît’, dūcit > °duiʦt > duist FC (il) (con)duit. Cette réduction n’a lieu qu’après voyelle, i.e. lorsque le groupe ʦt est intervocalique (la finale est une position intervocalique x§35) : il se maintient en position forte (3s subj caball(i)cet > chevauzt FC (qu’il) chevauche, 3s subj coll(o)cet > culzt FC (qu’il) couche, 3s subj jūd(i)cet > juzt FC (qu’il) juge. Il est à noter que le groupe sCs n’existe qu’après voyelle. Références bibliographiques : 1. Chute de la médiane (groupes secondaires) : Rheinfelder 1953 : §§626 sqq. ; Schwan et Behrens 1925 : §114b labiales, §123 dentales, §163b vélaires, §143-2 CCj ; Lausberg 1967 : §510 ; Nyrop 1914 : §313-2°, §370 p, §377 b, §385 t, §393 d, §412 k, §431 g ; Fouché 1952-1961 : 779, 819 sqq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §146 dentales, §170b labiales ; Pope 1934 : §§362-365 ; Brittain 1900 : §§126 sqq. ; Regula 1955 : 138 CpC, 139 CbC, 142 CmC, 143 sq. CnC, 148 CtC, 152 CdC, 153 ksC, 159 CgC ; Matte 1982 : 195 sqq. ; Walker 1981a : 59 sqq. alternances synchroniques en AF ; Carton 1974 : 151 sq. ; Pierret 1994 : §§389, 397 ; Richter 1934 : §§112, 130, 132 ; Gess 2004. 2. Chute de la médiane (groupes primaires) : Regula 1955 : 157 ; Fouché 1952-1961 : 819 sqq. ; Schwan et Behrens 1925 : §163 ; Clédat 1917 : §105 ; Rheinfelder 1953 : §653 ; Nyrop 1914 : §412-4° ; Matte 1982 : 197 ; Pope 1934 : §359 ; Richter 1934 : §§96, 103, 127C.
210
Partie 3. Phonétique Historique
3. Maintien des groupes C.TR primaires et secondaires : T=labiale et dentale (x §348), T=vélaire (x §349). 4. Maintien de la médiane dans C+t,d+s : Schwan et Behrens 1925 : §123a ; Rheinfelder 1953 : §636 ; Clédat 1917 : §122 ; Walker 1981a : 59 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §146-Rq2. 5. CsC : Gess 2004 ; Fouché 1952-1961 : 779B-Rq.
13.2.4.2 Substitution de la sonante dans les groupes CCR 68
Il arrive assez fréquemment qu’un groupe C1C2R où C2R ne peut se constituer en attaque branchante (x §27), au lieu de perdre C2 selon la règle (x §67), connaisse un changement de la sonante, de sorte que le nouveau groupe C1.C2R échappe à la réduction puisque C2R maintenant peut se solidariser. Ainsi ord(i)ne > ordre (CTn > CTr) et scand(a)lu > escandre FC esclandre (Cdl > Cdr). Mais de fait il n’y a pas de téléologie ici qui agirait dans le but de « sauver » le groupe CTR. La substitution de sonantes est plutôt l’expression du fait que la langue hésite devant ces groupes – ou plutôt : une expression. Car les substitutions t,d+n,l > t,d+r ne sont qu’une solution expérimentée parmi d’autres : ord(i)ne aboutit également à AF ourne (élimination de C2), AF orde (TL6-1203 : 45, 51, chute du n) et AF ordene (entrée TL, maintien de l’atone). Mais la langue n’en reste pas là : il existe encore des cas où un groupe C.TR parfaitement bien formé et viable substitue sa sonante « sans aucune raison » : insim(u)l > ensembre (à côte d’AF ensemble), horrib(i)le > orribre (à côté d’AF orrible) FC horrible, nom pl temp(o)ra > temple FC tempe. Il faut donc se résoudre à constater une certaine volatilité des sonantes. Et de fait la substitution de sonantes se rencontre également dans les groupes CR (Rq2) et RC (Rq3), et même à l’intervocalique (emprunts tardifs : conciliu > concilie, concile, concire FC concile, Rheinfelder 1953 : §§501, 674-676, 681). (23)
Tableau 6 : CTR : substitution de sonantes
lat CT+n ord(i)ne
AF FC ordre, ourne, ordene, ordre orde °Cart(u)nes Chartres CC+l insim(u)l ensemble, ensembre ensemble °umb(i)līculu ombril nombril Ct,d+l scand(a)lu escandre, escandle, esclandre escanle, escandele, escande epist(u)la epistre, epistle épître
lat org(a)nu
AF orgre, orgene
FC orgue
horrib(i)le temp(o)ra fist(u)la
orrible, orribre temple festre, festle, fesle, feste
horrible tempe fistule
apost(o)lu
apostre, apostle
apôtre
Remarques 1. Nombre de mots concernés sont plus ou moins savants et se dénoncent par diverses propriétés. Leur introduction ou traitement a certainement été retardé, ce qui explique les formes où la voyelle atone est maintenue. Le fait que la substitution soit lexicalement erratique (car(di)ne > charne ‘gond’ élimine C2 selon la règle et des formes avec substitution ne semblent pas être connues) montre également que le mécanisme à l’œuvre n’est pas phonétique. Mais tout ne peut être mis sur ce compte de formations savantes : insim(u)l > ensembre, ensemble par exemple n’a rien de savant. 2. Quelques exemples pour CR : C+n coph(i)nu > cofre FC coffre, Steph(a)nu > Estevre, Estievene FC Etienne, juv(e)ne > juevre, jovene, juenne FC jeune, g hav(e)ne > havre, havle,
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
211
hafne, havene FC havre ; C+r Christoph(o)ru > Christophle FC Christophe ; C+l capit(u)lu > chapitre, chapitle, chapitele FC chapitre, tit(u)lu > titre, title, titele FC titre, id(o)lu > idre, idle FC idole. 3. Quelques exemples pour RC : n+C an(i)ma > arme, alme, ame, aneme FC âme, min(i)mu > merme, mame ‘petit’, an(i)mālia > armaille, almaille FC animal ; l+C ulmu > orme, olme FC orme, pull(i)pēde > pourpier, polpier FC pourpier, Ol(i)na > Orne. Références bibliographiques : 1. CTR : Rheinfelder 1953 : §§150 sq., §§465-469, 637 ; Schwan et Behrens 1925 : §175-Rq, §188Rq ; Nyrop 1914 : §341-2°, 3° ; Pope 1934 : §643 ; Fouché 1952-1961 : 831 sq. ; Meyer-Lübke 1908 : §125 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §145-Rq, §193-Rq1,2 ; Clédat 1903b : 279, 1917 : §§113, 116-118 ; Meyer-Lübke 1890 : §540 ; Montaño 2017 : 142-163. 2. CR : La Chaussée 1988 : 76-79, 84-86 ; Pope 1934 : §643 ; Regula 1955 : 162 ; Schwan et Behrens 1925 : §76-Rq, §119-Rq, §175-Rq, §188-Rq ; Bourciez et Bourciez 1967 : §145-Rq, §193-Rq1,2 ; Brittain 1900 : §109.2 ; Clédat 1903b : 265 sq., 269, 1917 : §§116-118 ; Nyrop 1914 : §440 ; Rheinfelder 1953 : §§465 sqq., 560, 637 ; Meyer-Lübke 1890 : §540. 3. RC : Pope 1934 : §643 ; Fouché 1952-1961 : 804 ; Meyer-Lübke 1908 : §178 ; Nyrop 1914 : §342 ; Pierret 1994 : §387-Rq2.
13.3 Evolutions non conditionnées 13.3.1 Place des évolutions non conditionnées dans l’organisation positionnelle 69
Il est des évolutions qui s’effectuent en l’absence de tout conditionnement accentuel, syllabique ou segmental : évolutions dites pour cette raison non conditionnées, ou spontanées (Rq2). Elles s’effectuent donc en toute circonstance et n’ont pas de déclencheur. Ces évolutions sont rassemblées ici car par définition elles ne relèvent d’aucun autre endroit au sein des chap. 11-23 dont l’organisation est positionnelle (x §4). Cela vaut surtout pour les évolutions vocaliques : u par exemple devient y en toute circonstance, i.e. en syllabe ouverte comme fermée, tonique comme atone. Ce changement n’a donc sa place ni dans le chap. 16 (syllabes CVC), ni dans le chap. 17 (syllabes CV toniques) ni encore dans le chap. 18 (syllabes CV atones). La situation est quelque peu différente pour les consonnes, qui connaissent principalement trois cas d’évolution non conditionnée (Rq3) : l’affrication ([c,ɟ] > ʧ,ʤ), la dépalatalisation générale (ʧ > j+ʦ) (x §104) et l’évolution ɣ (< k,g) > yod lorsque la vélaire échappe aux influences mélodiques de la palatalisation et de u,o adjacents (x §323.2). Les deux premiers cas sont traités au chap. 14 (palatalisations) et le dernier, au chap. 22 (consonnes intervocaliques), aux endroits indiqués. Les cas vocaliques en revanche sont étudiés cidessous. Remarques 1. Les évolutions non conditionnées ont soulevé évidemment la question de leur causalité et des hypothèses diverses ont été avancées. Les pages que Wartburg (1950 : 36-51) consacre à la plus saillante de ces évolutions non conditionnées, le passage de u à y (x §72), rappellent plusieurs de ces hypothèses : en particulier, action du substrat gaulois (hypothèse due à Ascoli 1881), pression due à l’asymétrie du système vocalique (Haudricourt et Juilland 1970). On ajoutera l’affaiblissement articulatoire (Straka 1979 [1964] : 234-236, Matte 1982 : 102, La Chaussée 1989a : 69).
212
Partie 3. Phonétique Historique 2. Les diphtongaisons dites spontanées (x §197), par opposition aux diphtongaisons conditionnées (en syllabe fermée x §§170 sq.) et combinatoires (ou de coalescence : vocalisation d’un j,w x §198), affectent toutes les voyelles longues que la langue possède au moment des faits : par exemple, e tonique libre passé à ɛ est d’abord allongé sous l’accent (x §77), puis tous les ¯ɛ longs ainsi produits que la langue possède diphtonguent en iε (feru > fier). La diphtongaison est donc spontanée au moment où elle se produit, bien que sa base, la voyelle longue, soit le résultat d’un processus doublement conditionné (par la structure syllabique et l’accent), l’allongement tonique. 3. Il faut encore ajouter à la liste des évolutions consonantiques non conditionnées ɲɟ > ɲɲ (ŋg+i,e > ɲɟ > ɲɲ, part. prés. plangente > plaignant x §97.4) ainsi que deux cas qui relèvent du latin (plutôt que du pfr x §276) : dj, gj > ɟ (x §281) et l’assibilation tj > ʦj (x §282).
13.3.2 Evolutions vocaliques non conditionnées 13.3.2.1 a > æ 70
« A la fin du IVe siècle au plus tard » (La Chaussée 1989a : 108), a < lc a,ā est antériorisé en æ : la palatalisation de k,g devant cette voyelle aussi bien tonique qu’atone, en attaque de syllabe ouverte comme de syllabe fermée (x §105), ne peut s’expliquer que par cette antériorisation. Remarques 1. Le a de lt au a de même été antériorisé, comme le montre la palatalisation de k,g : causa > chose, gaudia > joie. 2. La date du retour à une variété non antériorisée de a est peu claire. Selon La Chaussée (1989a : 68), « l’antériorisation en ä a été un phénomène relativement passager ». Références bibliographiques : Straka 1979 [1959] : 191 ; La Chaussée 1989a : 31, 68, 108-109 ; Pope 1934 : §§182, 282-a, 298-302 ; Richter 1934 : §§154.
13.3.2.2 au > ɔ 71
La diphtongue latine au est passée à ɔ en syllabe ouverte (tonique x §223 comme atone x §246) et fermée (tonique comme atone x §193) : cette monophtongaison est un processus non conditionné. 13.3.2.3 u > y
72
u passe à y : en syllabe ouverte, u tonique (lūna > lune) aussi bien que u atone (ūrīna > urine) et en syllabe fermée, u tonique (fūste > fust FC fût) comme u atone (pūrgāre > purger). Cette évolution a fait couler beaucoup d’encre (x §69.1). Elle est postérieure à la palatalisation gallo-romane des vélaires (5e siècle x §105.2), non déclenchée par y (cūpa > cuve). Le processus, assez lent, semble avoir atteint son terme à la fin du 7e siècle ou au début du 8e. Références bibliographiques : 1. Général : Ascoli 1881 ; Paris 1882 ; Meyer-Lübke 1890 : §§47-56 ; Nyrop 1914 : §187 ; Herzog 1904 : 28 ; Suchier 1906 : 729 ; Goidánich 1907 : 22 sqq. ; Meyer-Lübke 1908 : §§48-50, 1913 ; Jacoby 1916 ; Gamillscheg 1919 ; Meyer-Lübke 1920 : §§232-236 ; Vendryes 1925 : 272 ; Bourciez 1930 : §157 ; Richter 1934 : §174 ; Alessio 1946 : §12 ; Lausberg 1947 : 296-307 ; Pope 1934 : §§9 iii, 183 ; Martinet 1955 : 52 ; Rheinfelder 1953 : §36 ; Schürr 1955 ; Maniet 1963 : 195200 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §79-H ; Wartburg 1950 : 36-51 ; Tuaillon 1968 : 100-125 ;
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
213
Gebhardt 1968 ; Weinrich 1958 : §223 ; Fouché 1952-1961 : 203, 229 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 108-120 ; Straka 1979 [1964] : 234-236 ; Matte 1982 : 102 ; Zink 1986 : 129 ; La Chaussée 1989a : 69, 196 sq. ; Allières 2001 : 23-24. 2. y ne palatalise pas : Bourciez et Bourciez 1967 : §79-H ; La Chaussée 1989a : 69. 3. Datation absolue : La Chaussée 1989a : 196 sq. ; Zink 1986 : 129.
13.3.2.4 o > u 73
Pour o tonique, ce changement ne s’observe qu’en syllabe fermée (surdu > °sordu > sourd), mais ceci vient du fait qu’au moment de l’évolution non conditionnée (12e siècle selon La Chaussée 1989a : 202), o n’existe plus en syllabe ouverte, étant passé à ou (x §219). Pour o atone, l’évolution intervient aussi bien en syllabe ouverte (cubāre > couver, corōna > couronne x §243) que fermée (burdōne > bourdon, porcellu > pourceau x §188). L’évolution o > u est le plus souvent analysée comme résultant d’un rééquilibrage du système vocalique, le passage de u à y (x §72) ayant laissé vide la case arrière haute. 13.3.2.5 Emergence de la série des voyelles antérieures arrondies
74
Le passage non conditionné de u à y (x §72) est suivi de l’émergence de ø et ultérieurement de sa version relâchée (ou mi-ouverte, -ATR), œ. La nasale ỹ apparaît au 13e siècle, elle s’ouvre en œ̃ au siècle suivant (x §367). Le passage de u à y et l’apparition de cette série des voyelles antérieures arrondies supposent, dans le cadre de la Théorie des Eléments (x §18), la possibilité – nouvelle – de combiner les Eléments |I| et |U| et donc le décompactage de la ligne autosegmentale |I| / |U| en deux lignes distinctes |I| et |U|. Dans le système vocalique du lt, comme dans celui du lc, les Eléments |I| et |U| résident sur une même ligne autosegmentale (24a), ce qui exclut les associations entre eux : les voyelles générées sont a, i, u, e et o. En pfr la dissociation en deux lignes distinctes (24b) permet l’apparition de y et ultérieurement de ø, voyelles qui s’ajoutent aux précédentes. (24)
Figure 1 : évolution des lignes autosegmentales a. système avant l’apparition de y,ø ligne A A ligne I / U
voyelles
a
I
U
A | I
i
u
e
A | U
o
b. système après l’apparition de y,ø ligne A A | ligne I I I | | ligne U U U y
ø
Remarques 1. La différence entre voyelles mi-fermées (tendues, +ATR) e, o, ø et mi-ouvertes (relâchées, -ATR) ε, ɔ, œ n’importe pas ici et est laissée de côté. 2. Les évolutions uɔ > yɔ > yœ > ø (proba > AF prueve > AF preuve) x §216) et ou > ø (flōre > flour > fleur x §219) comportent une antériorisation (o,ɔ > ø), l’évolution ei > oi > we (tēla > AF teile > AF toile x §213), inversement, une postériorisation (e > o). On voit là d’ordinaire (par exemple La Chaussée 1989a : 96, Bourciez et Bourciez 1967 : §54Ha) des dissimilations. Cela est possible, mais le processus n’est pas régulier : dans la diphtongue symétrique iε > jε, il n’y a pas eu de dissimilation (*iɔ). Et, quoi qu’il en soit, le processus fait suite à la mutation de la structure du système vocalique figurée en (24) qu’implique le changement u > y.
214
Partie 3. Phonétique Historique Dans le cadre de la Théorie des Eléments (x §18), il s’agit de l’apparition, d’ordre épenthétique, d’un Elément I dans les deux premiers cas (uo = U + U-A > ye = U-I + I-A > ø = I-U-A ; ou = U-A + U > ø = U-I-A), d’un Elément |U| dans le troisième (ei = I-A + I > oi = A-U + I > we = U + A-I).
13.3.2.6 Antériorisation générale du système vocalique 75
L’addition de I décrite au §74.2 est la même que celle que l’on observe dans les évolutions spontanées a > æ (x §70) (A > A-I) et u > y x §72 (U > U-I), si bien qu’il y a lieu de parler avec Rohlfs (1968 : 88 sq.) d’une antériorisation générale du système vocalique.
13.4 L’accent et son action 13.4.1 Nature et place de l’accent 76
Il y a concernant la nature de l’accent en latin classique deux écoles : celle qui pense qu’il s’agissait d’un accent d’intensité (stress, accent expiratoire) et celle qui conçoit un accent de hauteur (pitch, accent de hauteur ou musical) (Rq1). En revanche le calcul de la position de l’accent en latin classique (25) est parfaitement consensuel. Il est utile de noter dans ce contexte que la longueur vocalique est distinctive en latin : toutes les voyelles peuvent être longues ou brèves (sauf la diphtongue au, toujours longue), et la distribution des longues et brèves dans les mots est imprédictible (lexicale). (25)
position de l’accent a. l’accent tombe sur la voyelle antépénultième, si elle existe, lorsque la syllabe pénultième du mot est une syllabe ouverte dont la voyelle est brève – syllabe dite légère (CV̆ ) ; b. dans toute autre configuration de la syllabe pénultième (CV̅ , CVC, CV̅ C) – c’est-à-dire si celle-ci est lourde, l’accent tombe sur la voyelle pénultième. Remarques 1. La nature de l’accent a donné lieu à des controverses nourries parmi les latinistes et les romanistes. Le débat a opposé, pour l’essentiel, les écoles française et italienne (accent de hauteur) aux écoles allemande et anglo-saxonne (accent d’intensité) – et cette opposition n’a sans doute pas été exempte de motifs ayant trait aux langues maternelles des auteurs (Pulgram 1975 : 115). En vérité, l’accent d’intensité n’existe pas : aucune langue connue ne l’implémente (x §31). L’idée qu’il caractérisait le latin vient simplement des effets observés plus tard dans les langues romanes : tous les auteurs partisans de l’accent d’intensité sont contraints de mentionner l’allongement (ou la durée) et son conditionnement syllabique, l’idée étant que la longueur est un effet secondaire de l’intensité. Ainsi Straka (1979 [1959] : 181 sqq., 194) souligne l’allongement sous l’accent, mais, sous le concept d’ « énergie expiratoire / articulatoire » qu’il met en avant, mêle inextricablement les deux dimensions que sont l’intensité et la durée. En réalité l’accent de longueur ne suppose aucun précurseur particulier et ne dépend en rien d’une quelconque intensité (x §31) : la langue a simplement modifié la nature de l’accent, passant d’un système de hauteur à un système de longueur. 2. En pratique, dans un disyllabe, l’accent est donc toujours sur la voyelle de la première syllabe : ro.sa, ro.sā, ve.nit, vē.nit, ā.ēr, tal.pa, tem.pus, scrīp.tus. Dans un mot de plus de deux syllabes, l’accent est sur la voyelle pénultième si la syllabe pénultième est fermée : in.fer.num, a.ris.ta, ser.pen.tēs, in.gres.sus, ou si la voyelle en est
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
215
longue : ma.rī.tum, a.mā.tōs, vē.sī.cās, ve.tus.tā.tem. Mais il est sur la voyelle antépénultième si la syllabe pénultième est ouverte et que sa voyelle est brève : le.po.rēs, per.de.re, gu.ber.nā.cu.lum, mu.li.e.rem, co.lu.brās, a.mī.ci.ti.a. Dans les monosyllabes enfin, l’accent est sur la seule voyelle du mot : da, rē, mūs, dant, urbs. La quantité de la voyelle finale est indifférente, aussi bien que la présence d’une ou plusieurs consonnes à sa droite. Elle ne joue donc aucun rôle dans l’assignation de l’accent et pour cette raison est dite extramétrique. 3. Accentués sur la voyelle pénultième, les mots sont dits paroxytons, accentués sur l’antépénultième, proparoxytons. Le terme oxyton indique que le mot est accentué sur la finale. En latin, il ne s’applique qu’à quelques mots, originellement paroxytons, dans lesquels la voyelle finale a été syncopée (nostrās, egōn, adhūc, addīc, audīt, voir Fouché 1952-1961 : 126 sq., Niedermann 1991 : §10, Väänänen 1981a : §46), mais l’évolution a amené en AF et en FC un lexique constitué exclusivement d’oxytons. Références bibliographiques : 1. Nature de l’accent a) Résumés du débat entre les deux écoles pour le latin : Abbott 1907 ; Laurand 1938 ; Fouché 1952-1961 : 121-124 ; Palmer 1954 : 211-214 ; Pulgram 1975 : 115 ; Leumann 1977 : §246. b) Idée qu’en latin tardif un accent d’intensité serait apparu : Luquiens 1926 : 29 ; Pope 1934 : §198 ; Grandgent 1934 : 76-77 ; Rheinfelder 1953 : §23 ; Fouché 1952-1961 : 213-216 ; Straka 1979 : 194, 265 ; Palmer 1954 : 155 ; Bourciez et Bourciez 1967 : 66 ; La Chaussée 1989a : 30 ; Banniard 1998b : 65-66. c) Impact de la question sur les langues romanes : Clédat 1917 : 1 ; Bourciez 1930 : §§44 sq., Cohen 1973 [1947] : 103 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §5-Rq1 ; Loporcaro 2015 : 18 sqq. ; Iosad 2016. d) Impact de la question sur le français : Fouché 1952-1961 : 121-124 ; La Chaussée 1989a : 162 ; Allières 1982 : 15, 2001 : 19 ; Zink 1986 : 37 ; Pierret 1994 : 140. Noske 2015 réfute l’idée qu’un accent d’intensité ou « expiratoire » aurait été importé par les invasions germaniques. 2. Place de l’accent a) Place de l’accent en lc : Juret 1938 : 26-27 ; Niedermann 1991 : §§8-12 ; Palmer 1954 : 211-214 ; Leumann 1977 : §§235-246. b) Place de l’accent en lt : Grandgent 1934 : 61-68 ; Väänänen 1981a : §§46-51a. c) Extramétricalité : Leumann 1977 : §236 ; Mester 1994 ; Jacobs 2000 ; Lahiri et al. 1999 : 389392.
13.4.2 Changement de nature de l’accent entre le latin classique et le latin tardif 77
Entre le latin classique et le latin tardif se produit un changement dans la nature de l’accent : d’un accent de hauteur on passe à un accent de longueur (x §31). Ce changement d’exposant phonologique de l’accent a des conséquences immenses. On peut y voir le début même des « langues romanes ». Le nouvel accent de longueur a comme conséquence l’allongement tonique : les voyelles s’allongent si et seulement si elles sont 1° libres et 2° toniques (le fonctionnement de l’allongement tonique est décrit au §32). Il faut noter que si dans l’ancien système du latin classique la longueur était une propriété lexicale de chaque voyelle et avait une valeur distinctive, la nouvelle longueur n’est pas distinctive puisqu’elle est prédictible : toutes les voyelles toniques en syllabe ouverte, et elles seulement, sont longues. Références bibliographiques : Meyer-Lübke 1920 : §116 ; Wartburg 1950 : 81-83 ; Loporcaro 2011b : 52-77, 2015 : 18-120.
216
Partie 3. Phonétique Historique
13.4.3 Conséquences du changement accentuel sur le système vocalique 13.4.3.1 Ruine de la longueur lexicale et distinctive 78
La mobilisation de la longueur vocalique comme exposant phonologique de l’accent en lieu et place de la hauteur est concomitante du fait central qu’est la ruine de l’opposition quantitative qui caractérisait le système vocalique du latin classique (x §76). Remarque 1. Lequel des deux événements (ruine de la longueur vocalique latine, nouvel accent de longueur) est la cause et lequel est l’effet de l’évolution observée se discute. Ou bien l’ancien système d’opposition de longueur s’est éteint sans y avoir été contraint, ce qui a créé la possibilité pour un nouveau système de longueur, opportuniste, d’émerger. Ou alors le nouvel accent de longueur a créé de nouvelles voyelles longues, ce qui a condamné les anciennes oppositions lexicales. En tout état de cause les deux systèmes de longueur, lexical (latin classique) et tonique (latin tardif), s’excluent mutuellement et n’ont pu durablement coexister. Références bibliographiques : Herman 1985b, 1996 ; Loporcaro 2015 : 18 sqq.
13.4.3.2 Evolution triple du système vocalique du lc en lt 79
80
a. Généralités La perte d’opposition quantitative (x §78) s’accompagne d’une différence d’évolution entre voyelles toniques et voyelles atones. Pour les atones, on note ensuite une différence d’évolution selon que la voyelle est en syllabe fermée ou en syllabe ouverte. C’est ainsi à un ensemble de trois sous-systèmes que l’on a affaire. b. Voyelles toniques Les voyelles toniques connaissent 1° la neutralisation de a, ā en a, de i, ē en e et de u, ō en o et 2° l’émergence de deux timbres nouveaux, ɛ et ɔ, issus de e et o respectivement. Cette évolution, figurée en (26), est commune au roman de l’Ouest. (26)
Figure 2 : évolution des voyelles toniques du lc au lt lc ↓ lt
81
ī | i
i
ē e
e | ɛ
a
ā a
o | ɔ
ō
u o
ū | u
au | au
c. Voyelles atones en syllabe fermée Dans le cas des voyelles atones en syllabe fermée, e évolue comme i et ē, et o comme o et ū comme figuré en (27). (27)
Figure 3 : évolution des voyelles atones en syllabe fermée du lc au lt lc ↓ lt
ī | i
i
ē | e
e
a
ā a
o
ō | o
u
ū | u
au | au
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
82
217
d. Voyelles atones en syllabe ouverte En syllabe ouverte, ī atone aboutit aussi à e comme i, ē et e et ū atone à o comme u, ō et o, cf. (28). Cette évolution de ī et ū atones en syllabe ouverte a été l’objet de discussions et d’interprétations divergentes : sur ce point, voir §224.2, 3. (28)
Figure 4 : évolution des voyelles atones en syllabe ouverte du lc au lt lc ↓ lt
ī
i
ē
e
e
a
ā
o
ō
a
u o
ū
au | au
Références bibliographiques : Evolution du système vocalique dans la Romania : Lausberg 1969 : §§154 sqq. ; Loporcaro 2011b : 65-70 ; en roman de l’Ouest : Lausberg 1969 : §156.
13.4.3.3 Diphtongaisons spontanées 83
En pfr, la manifestation phonologique de la nouvelle longueur est la diphtongaison spontanée que l’on observe pour les voyelles toniques en syllabe ouverte et seulement dans cette position (x §197). 13.4.4 Lexicalisation de l’accent 13.4.4.1 L’accent est stable parce qu’il est lexicalisé
84
Le calcul de l’accent (x §76) qui prenait en compte la structure syllabique et la quantité vocalique est nécessairement caduc lorsqu’il n’y a plus d’opposition phonologique de quantité (x §78). Ce calcul étant tombé en ruine, l’accent s’est figé sur la voyelle où il se trouvait : il est désormais lexicalisé, i.e. non prédictible et donc appris par les locuteurs comme toutes les autres propriétés de la voyelle tonique. La conséquence de cette situation est le fait, remarquable et très remarqué, qu’il n’existe dans les langues romanes aucune modification de la place de l’accent : on retrouve l’accent latin sur la même voyelle dans toutes les langues romanes (réf. bibl. 1). Il existe deux exceptions à cette règle, qui concernent un nombre de mots très réduit : les types colubram (x §85) et mulierem (x §87). Ni dans un cas ni dans l’autre, la modification de l’accent n’est le fait de l’évolution des langues romanes individuelles : elle s’est déjà produite en latin et les langues romanes ne sont que le témoin des changements hérités. Remarques 1. La stabilité accentuelle demeure jusqu’au français moderne : la voyelle tonique d’un mot français de formation populaire est le réflexe de la voyelle tonique de l’étymon en latin classique. Le [u] tonique dans FC pou est le réflexe du u de lc pēduculu, [y] dans FC amertume du ū de lc amāritūdine, [ɛ] dans FC évêque du i de lc episcopu, etc. Les contraventions à la règle dénoncent l’emprunt savant : ainsi FC facile avec i ne peut pas être l’aboutissement populaire de lc facile mais seulement un emprunt savant. 2. Classiquement, on ajoute aux deux cas de modificatrion accentuelle cités (colubram et mulierem) celui des formes verbales préfixées (réf. bibl. 3). En latin classique, la frontière morphologique entre le préfixe et le radical est invisible pour l’assignation de l’accent et c’est le mot entier qui est pris en compte : 3s in+plicat = implicat. En latin tardif, seule la partie radicale est, en général, prise en compte : 3s in+plicat = °implicat, comme l’indique l’aboutissement FC (il) emploie. Mais ceci n’est pas systématique. Ainsi AF couche FC (il) couche repose sur 3s collocat et non *collocat, bien que la forme soit préfixée : con+locat.
218
Partie 3. Phonétique Historique Il n’y a pas de déplacement de l’accent ici : la situation décrite témoigne simplement du fait que lorsque l’accent est devenu lexical, la préfixation était encore vivante dans 3s in+plicat : la racine était autonome et l’accent a été lexicalisé dans sa forme non préfixée. Ainsi plicat est lexicalisé, et après la ruine du système accentuel latin c’est cette racine qui est préfixée, ce qui fait que la place de l’accent, lexicale, n’est en rien modifiée, d’où 3s im+plicat > (il) emploie. En revanche dans le type 3s con+locat > collocat > couche FC (il) couche où la voyelle tonique de la forme latine préfixée le demeure, la préfixation n’était déjà plus vivante au moment où l’accent est lexicalisé : collocat représentait une seule unité lexicale, qui a donc lexicalisé sa voyelle tonique. Cela s’accorde avec le fait que le type 3s collocat où l’accent classique se maintient, pour attesté qu’il soit, est minoritaire et on le trouve surtout dans des formes comme 3s °sēperat lc sēparat > seivre FC (il) sèvre ou 3s computat > conte FC (il) conte, c’est-à-dire des formes où le caractère préfixé de la forme est moins évident.
Références bibliographiques : 1. Accent latin stable dans les langues romanes : Paris 1862 : 7 ; Meyer-Lübke 1890 : §592, 1920 : §110 ; Lindsay 1894 : 164 ; Elcock 1960 : 39 ; Sturtevant 1940 : 187 ; Väänänen 1981a : §48 ; Loporcaro 2015 : 6 ; Lahiri et al. 1999 : 388-399. 2. Accent lexical / libre dans les langues du monde : Hulst 1999 : 15-19 ; Garde 1968 : 105 sqq. 3. Formes préfixées : Fouché 1952-1961 : 150-158 ; Väänänen 1981a : §51 ; Niedermann 1991 : §12-3° ; Rheinfelder 1953 : §17 ; Jacobs 2006 : 142, 148.
13.4.4.2 Colubram 85
a. Signalement et constitution Le petit paradigme colubra n’a pas cessé d’attirer l’attention des romanistes depuis les premiers pas de la discipline au 19e siècle parce que, justement, l’accent a changé de voyelle entre le latin classique et les langues romanes : la règle accentuelle du latin prévoit que les groupes TR soient toujours tautosyllabiques (donc colu.bra) (mais voir le §335.1 pour l’ambiguïté syllabique de ce groupe), alors que les langues romanes supposent une base latine paroxytonique (colubra). Ceci contrevient donc à l’acquis central des études romanes qui établit la stabilité de l’accent latin dans les langues filles (x §84). Les mots constitutifs du paradigme qui illustrent ce changement d’accent ont au moins trois syllabes en latin dont la dernière commence par un groupe TR précédé d’une voyelle brève. Ce paradigme compte peu de membres, et cette circonstance ne facilite pas le raisonnement à son propos : il n’existe que dix mots, répertoriés sous (29), qui correspondent au patron latin décrit et ont une descendance en AF. (29)
Tableau 7 : paradigme colubra
lat AF FC a. aboutissements sur base paroxytonique colubra coluevre couleuvre chaiere chaire °cathedra tonitru tonoire tonnerre
lat
AF
FC
taretru adretro, deretro °palpetra
tariere ariere, deriere palpiere
tarière arrière, derrière paupière
fiertre
‘châsse’
b. aboutissements sur base proparoxytonique pullitra, -tru poutre feretru
c. doublons : aboutissements sur base paroxytonique et proparoxytonique integru entir entier °presbitru CR preveire (provoire) integru entre presbyter CS prestre
rue des Prouvaires (Paris) prêtre
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
219
Les six mots sous (29a) montrent des aboutissements sur base paroxytonique : la présence de la voyelle pénultième en AF, qui plus est sous forme de diphtongue, suppose sa tonicité (autrement elle aurait été syncopée en tant que posttonique). En revanche les deux cas sous (29b) sont des évolutions sur base proparoxytonique : la voyelle anté-pénultième a diphtongué (lorsqu’elle est libre comme dans feretru > fiertre) et la pénultième a été ensuite emportée par la syncope. Enfin, deux doublons sont à signaler sous (29c) où l’AF fournit pour un mot donné des formes reflétant à la fois un paroxyton et un proparoxyton (différencié pour presbyter selon le cas régime / sujet). Remarques 1. Integru aboutit régulièrement à entir, la forme entier qui est restée en FC est refaite sur la base du suffixe -ier (FEW 4 : 736a note 5, TLFi entier). 2. On peut encore faire état de quelques mots dont l’évolution n’est pas populaire (groupe br, gr, kr) et qui sont écartés de l’analyse pour cette raison : tenebras > teniebres, tenebres FC ténèbres, alacre > (h)aliegre, halegre, aligre FC allègre (x §179.3), podagra > poacre FC pouacre. 3. Les réflexes paroxytoniques et proparoxytoniques d’un mot donné se retrouvent à travers toute la Romania. Ainsi pullitrus est continué en tant que paroxyton par l’italien puledro, mais a fourni une base proparoxytonique pour l’espagnol et le portugais potro (réf. bibl. 3). Références bibliographiques : 1. Général paradigme colubra : Meyer-Lübke 1890 : §594, 1920 : §112 ; Vendryes 1902 : 94 n.1 ; Nyrop 1914 : §138 ; Clédat 1917 : 2 ; Bourciez 1930 : 37 ; Elcock 1960 : 40, Pope 1934 : §214.2 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §6-Rq1 ; Fouché 1952-1961 : 151-153 ; Lanly 1971 : 38 n.1 ; Carton 1974 : 144 ; La Chaussée 1989a : 164 ; Mańczak 2012 ; Matte 1982 : 74 ; Väänänen 1981a : §49 ; Niedermann 1991 : §12.2 ; Zink 1986 : 178 sq. ; Allières 2001 : 20 ; Ward 1951 ; de Grave 1920 ; Lindsay 1894 : 164 ; Schwan et Behrens 1925 : §15.1 ; Havet 1877a ; Marchot 1901 : 9 sq. ; Loporcaro 2011b : 91 sq., 103 sq., 2015 : 37. 2. Déplacement de l’accent : Fouché 1952-1961 : 130, 151 sq. ; Richter 1934 : §22 ; Elcock 1960 : 40 ; Niedermann 1924 : 309, 1991 : 16. 3. Variation pan-romane : liste fournie chez Pulgram 1975 : 168 sq. Par ailleurs Meyer-Lübke 1890 : §594 ; Elcock 1960 : 40 ; de Groot 1921 : 37 ; Loporcaro 2011b : 103.
b. Analyse 86
L’évolution du paradigme colubra paraît contradictoire puisque le déplacement de l’accent suppose un groupe T.R disjoint (colu.bra > colub.ra), mais qui en même temps doit être solidaire puisqu’il n’entrave pas la voyelle tonique précédente, qui diphtongue (> AF colue.vre). L’évolution générale des attaques branchantes TR décrite aux §§335-338 fournit la réponse suivante. Le déplacement accentuel est la conséquence de la désolidarisation généralisée des groupes TR. Lorsque le .TR de colu.bra se désolidarise en T.R, la règle accentuelle du latin produit colub.ra de droit. Ensuite une voyelle épenthétique documentée dans les inscriptions et qui a laissé des traces en AF, dite anaptyxe, est introduite au milieu du groupe T.R, marquant ainsi phonétiquement son caractère disjoint (x §337) : > °colubəra. A ce stade évolutif la règle accentuelle du latin cesse d’opérer et l’accent est figé (lexicalisé) (x §84). Survient alors la diphtongaison (°colubəra > °coluebəra). Enfin, la syncope de l’anaptyxe (> °colueb.ra), la solidarisation des groupes T.R disjoints (T.R > TR x §338) (> °colue.bra) et la lénition au sein de l’attaque branchante (.br > .vr x §340.3) produisent AF colue.vre sans que l’accent se déplace à nouveau puisqu’il est désormais lexical. S’agissant de la variation entre aboutissements à base proparoxytonique (inte.gru > entre) et paroxytonique (integ.ru > entir FC entier), elle prend sa source dans l’ambiguïté syllabique du groupe Tr en latin classique qui, relevant d’une différence de registre (latin popu-
220
Partie 3. Phonétique Historique
laire T.r, latin littéraire .Tr), s’observe à l’occasion de l’apophonie interne et de la licence poétique (x §335.1). Ainsi les langues romanes, dont le français, ont continué en règle générale la forme populaire en T.r et donc paroxytonique, mais dans quelques cas la forme littéraire en .Tr, proparoxytonique, a été la base de l’évolution. Remarques 1. L’absence de mots avec muta + latérale (Tl) au sein du paradigme colubra, non relevée par les grammaires, est expliquée au §335.2. 2. Afin de rendre compte du déplacement de l’accent dans le paradigme colubra, des solutions diverses ont été envisagées. a) L’anaptyxe (réf. bibl. 1). Selon cette hypothèse, étant donné l’anaptyxe documentée en latin tardif (x §337) c’est cette voyelle non étymologique qui a causé le déplacement de l’accent. b) Désolidarisation (réf. bibl. 2). Dans cette perspective le déplacement de l’accent est dû au fait que le groupe Tr, tautosyllabique en latin classique, s’est désolidarisé pour devenir hétérosyllabique, ce qui a fait remonter l’accent en application de la règle accentuelle : colu.bra > °colub.ra. c) Gémination « italienne » Tr > TTr (réf. bibl. 3). L’idée ici est que le T du groupe Tr gémine et ainsi ferme la syllabe précédente, ce qui provoque la rétraction de l’accent selon la règle : colubra > °colub.bra. L’aboutissement AF est alors produit par la dégémination : °colub.bra > °colubra. Morin (1986b) montre que la gémination italienne est tout à fait étrangère à l’évolution du français. d) Paroxytonisation généralisée (réf. bibl. 4). Les partisans de cette hypothèse considèrent qu’en gallo-roman, la règle accentuelle latine s’est effondrée lorsque la syncope des voyelles internes atones (lep(o)re > lievre FC lièvre etc.) et le déplacement de l’accent dû à la consonification des voyelles non basses en hiatus (x §87) (mulierem > °muljere) ont rendu la structure du mot latin illisible. Il en résulte un nouveau système où l’accent tombe sur la pénultième (lep(o)re > °lepre), ou du moins où il y a une tendance à la paroxytonisation. Le déplacement de l’accent dans colubra > °colubra est alors une conséquence de son action. Références bibliographiques : 1. Anaptyxe : de Groot 1921 : 37-41, 50 sqq. ; Richter 1934 : §22 ; Neumann 1896 ; Lindsay 1894 : 93 sqq. ; Vendryes 1902 : 94 n.1 ; Niedermann 1991 : 16 sq. ; Meyer-Lübke 1920 : §§112, 116. Contre l’anaptyxe : Baehrens 1922 : 9 ; Hermann 1923 : §291. 2. Désolidarisation : Pope 1934 : 100 ; Loporcaro 2005 : 422 ; Timpanaro 1965 : 1093 ; Richter 1934 : §22 ; Niedermann 1991 : 16 ; Kent 1932 : §62.IIIc ; Havet 1877a ; Ségéral et Scheer 2005, 2007. Contre la désolidarisation : Steriade 1988 : 378 sq. 3. Gémination « italienne » Tr > TTr : Fouché 1952-1961 : 152 sq. ; Lindsay 1894 : 94, 130 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §6-Rq1 ; Pierret 1994 : §372. 4. Paroxytonisation généralisée : Elcock 1960 : 40 sq. ; Pulgram 1975 : 168-171 ; Lahiri et al. 1999 : 395 ; Steriade 1988 : 397 sqq. ; Pope 1934 : 100 ; Jacobs 1989 : 25 sq., 2006. 5. Analogie sur base paroxytonique : Vendryes 1902 : 94 note 1 ; Niedermann 1924 : 309 ; Bullock 2001.
13.4.4.3 Mulierem 87
Dans les proparoxytons à voyelle tonique brève non-basse en hiatus avec la pénultième atone, type lc mulierem, on constate, suite à la consonification des brèves non basses en hiatus (x §66), la migration de l’accent sur la voyelle pénultième : mulierem > °muljere, fīliolu > °fīljolu. Il est évident que la consonification d’une voyelle tonique entraîne le déplacement de l’accent : seules les voyelles peuvent le porter. Les aboutissements de la tonique
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
221
dans AF moillier ‘épouse’ et filluel FC filleul par ailleurs garantissent le caractère accentué de la pénultième. Ces mots attestent clairement de la disparition du calcul accentuel latin (x §78) : plus rien ne s’oppose à ce qu’une pénultième brève en syllabe ouverte porte l’accent (contrairement à la période précédente où la voyelle brève devenue tonique par la perte du yod / i dans le type pariete > °parēte > paroi s’est allongée pour pouvoir assumer le statut de voyelle tonique x §276.1). Références bibliographiques : Meyer-Lübke 1890 : §593 ; Lindsay 1894 : 164 ; Väänänen 1981a : §50 ; Jacobs 1989 : 13 sq., 18 sq.
13.4.5 Ruine de l’accent de longueur, avènement de l’accent indéterminé 88
L’accent de longueur est dans le cas du pfr un accent dont l’emplacement est lexical et donc imprédictible (x §84), mais qui a comme exposant la longueur : toutes les voyelles toniques libres de la langue sont longues, et seulement celles-ci. L’émergence de voyelles longues qui ne sont pas toniques conduit à la ruine de cet accent de longueur puisqu’en leur présence la longueur ne permet plus de déterminer la place de l’accent (un mot peut avoir plusieurs voyelles longues, donc a priori toniques). De même la création de voyelles brèves toniques est incompatible avec l’accent de longueur qui en leur présence n’a plus rien pour signaler son existence sur une voyelle. Le français a connu ces deux événements (avènement de voyelles longues atones et de voyelles toniques brèves), et comme pour la transition précédente entre deux systèmes accentuels (accent latin > accent de longueur x §78.1) il est difficile de déterminer où est la poule et où est l’œuf. On peut penser que la création de voyelles longues atones sous la forme de diphtongues de coalescence (les glides en coda se vocalisent et forment avec la voyelle précédente une diphtongue, yod dès le 8e ou 9e siècle, w au 11e siècle : par exemple e+j > ei > oi dans vectūra > °vej.tūra > veiture FC voiture, e+w > eu dans dēl(i)cātu > °dēw.cātu > deugie ‘délicat’ x §198) a été le venin qui est venu à bout de l’accent de longueur, ce qui a permis plus tard au 13e siècle la création par voie de consonification de voyelles toniques brèves qui ne font que signer sa disparition (bascule des diphtongues x §199 : iε > jɛ dans lep(o)re > AF lievre > AF 13e ljevre FC lièvre, oi > oe > we > e dans crēta > AF croie > AF crwee > AF 13e craie où note ɛ bref). Au même moment que la consonification du 13e siècle, ou un peu avant dans la seconde moitié du 12e siècle, se produit un autre phénomène majeur pour le sort de la langue en général, et de l’accent en particulier : le passage du mot comme domaine qui délimite l’application des processus à des portions plus grandes de la chaîne linéaire qu’on a pu appeler groupe de souffle ou accent de groupe (x §§313 sq., 375). Ces événements cumulés font que l’accent s’est dissout pour ainsi dire : il a perdu son exposant (la longueur) et son ancrage linéaire (le mot). Le système qui en résulte est en place depuis le 12e ou le 13e siècle et jusqu’en FC : l’accent en français, volatile, provoque incertitude et inconclusion auprès des commentateurs d’abord, des linguistes et spécialistes de la prosodie forts de l’appareillage de mesure moderne ensuite (Di Christo 1998 propose une synthèse). Son caractère insaisissable a conduit certains à considérer qu’il n’existe pas (langue sans accent : Togeby 1965 ; le français n’est pas seul dans ce cas : Hyman 2014), et des travaux psycho-linguistiques ont conclu à la ‘surdité accentuelle’ des locuteurs du français (Peperkamp et Dupoux 2002).
222
Partie 3. Phonétique Historique Remarque 1. De nouvelles longueurs vocaliques sont créées durant l’AF, toutes indépendantes de l’accent (x §364, Morin 2006 : 135 fournit une liste), dont la plus évidente et la moins controversée est l’allongement compensatoire des voyelles précédant s tombé en coda (x §303). Gess (2001) et Morin (2006) font le tour de la question.
13.5 Moteurs de la variation : syncope et diphtongaison romane 13.5.1 Locus de variation, débat néogrammairien 89
Il existe dans la langue un certain nombre de locus de variation, i.e. des cas où pour un mot donné dans la source (ou des mots structurellement identiques) on constate deux ou plusieurs aboutissements différents. Le statut de la variation a suscité des controverses nourries depuis que la doctrine néogrammairienne a établi l’idée que les lois phonétiques ne souffrent pas d’exception (x §39). Ce débat (x §§40-46) et le statut de la variation dans la phonétique historique du français sont étudiés aux §§47-56. Nous attirons ici l’attention sur deux processus qui ont de manière récurrente dans l’évolution du français produit des locus de variation : la diphtongaison romane e > iε, o > uε (x §197) et la syncope (x §§63-65). Bien entendu il existe d’autres locus de variation comme par exemple l’amuïssement des labiales devant un u,o adjacent (°nūba > nue vs. cubāre > cover FC couver x §317) ou la combinaison effectuée (flagellu > °flaj.jel > °flai.jel > flaiel FC fléau) ou non effectuée (flagellu > °flaj.jel > °fla.jel > flael FC fléau) de la première partie d’un jj intervocalique avec la voyelle précédente (x §148), mais qui ont moins impacté la langue. 13.5.2 Variation intrinsèque et générée par le croisement de deux processus 13.5.2.1 La diphtongaison romane : variation intrinsèque
90
La diphtongaison romane est intrinsèquement productrice de variation : très souvent les mots qui la pratiquent connaissent également une forme non diphtonguée (que les grammaires typiquement ne mentionnent pas). Cette forme est souvent minoritaire ou rare, mais dans certains cas parfaitement courante selon la documentation du TL : feru > fier, fer FC fier, lep(o)re > lievre, levre FC lièvre, mel > miel, mel FC miel, cor > cuer, cor FC cœur, novu > nuef, nof FC neuf. On pourra certes convoquer les procédés non phonétiques habituels qui sont mobilisés pour écarter la variation (analogie, origine dialectale, évolution savante, emprunt), mais cela ne changera rien au fait qu’une telle variation est absente pour les autres diphtongaisons (un mot comme pira > peire, poire ne connaît pas de formes non diphtonguées). 13.5.2.2 Illustration
91
La différence entre la diphtongaison romane et les autres diphtongaisons est connue : elle les a précédées (x §197). Cela n’explique pas pourquoi la diphtongaison romane à la différence
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
223
des autres diphtongaisons est génératrice de variation, mais peut éclairer les cas où la variation est le fruit du croisement avec un autre processus. Ainsi la diphtongaison romane s’observe en syllabe fermée lorsque e,o sont suivis d’un yod dans la syllabe suivante : tertiu > tierz, ters FC tiers, °noptia > nuece, noce FC noce (x §§170 sq.). Comme ailleurs les formes diphtonguées ici sont toujours accompagnées de formes non diphtonguées, mais elles sont remarquables et remarquées puisqu’elles surviennent en syllabe fermée qui normalement proscrit toute diphtongaison (x §160). Or dans ce cas la diphtongaison romane est conditionnée par le yod suivant : les formes diphtonguées ne s’observent que dans ce contexte (elles n’existent pas dans herba > (h)erbe FC herbe etc.). Si le processus déclencheur reposant sur un yod suivant a été actif pendant la période de la diphtongaison romane mais n’avait plus cours plus tard lorsque les autres diphtongaisons ont eu lieu, on comprend pourquoi seule la diphtongaison romane s’observe en syllabe fermée dans ce contexte. 13.5.3 Syncope : variation fruit du croisement avec un autre processus 13.5.3.1 Fonctionnement du croisement [processus 1 X processus 2] 92
En dehors de la variation intrinsèque que produit la diphtongaison romane, il est de règle que la variation soit le fruit du croisement de deux processus : elle est engendrée lorsque le premier se produit mais bloque ou rend possible l’application du second. La variation générée par la syncope est toujours dans ce cas : la syncope a agi pendant un millénaire (x §65) et par conséquent a pu intervenir plus ou moins tôt, i.e. pendant, avant ou après la période d’activité d’un autre processus. Ainsi le croisement de la syncope avec le voisement intervocalique (x §93, (30a)) produit une variation massive pour le type cub(i)tu (x §§266-268) : la consonne à droite de la voyelle promise à la syncope passera plus ou moins de temps en position intervocalique en fonction du moment où la syncope intervient, syncope dont l’effet est de la placer en position appuyée où elle sera alors figée. Dans cette situation une syncope précoce produira AF coute FC coude où le t n’a pas eu le temps en position intervocalique de voiser, alors qu’une syncope plus tardive laissera le temps au t de voiser à l’intervocalique et engendrera AF coude FC coude. Lorsqu’au lieu d’un t la voisée d, plus avancée sur la trajectoire intervocalique t > d > ø, se trouve à droite de la voyelle promise à la syncope comme dans tep(i)du, la syncope de bonne heure la préserve (> °tieb.du > tiede FC tiède), mais la syncope plus tardive lui laisse le temps de s’amuïr (> °tiebu > tieve, teve FC tiède). Cette variation fondant une trajectoire forte (syncope de bonne heure) et une trajectoire faible (syncope plus tardive) est systématique pour toutes les obstruantes en position forte secondaire (i.e. après voyelle promise à la syncope) (x §265). Nous notons [processus 1 X processus 2] ce croisement producteur de variation, ici donc [syncope X voisement intervocalique]. 13.5.3.2 [syncope X processus x] : illustration
93
Le tableau sous (30) illustre la variation créée par le croisement de la syncope avec un autre processus (pour (30a) voir §92).
224 (30)
Partie 3. Phonétique Historique Tableau 8 : variation due à une syncope plus ou moins tardive : [syncope X autre processus]
autre processus
a. voisement intervocalique b. diphtongaison romane
c. épenthèse d. palatalisation romane e. lab. / vél.+u,o > ø
f. o,u+lab > ø g. b > β intervocalique h. t.l > k.l
lat cub(i)tu tep(i)du eb(u)lu °troc(u)lu leg(e)re oc(u)lu °cō(n)s(u)(e)re carc(e)re clāvu nov(u) fag(u) vagu Corduba Corduba+eis-ier stab(u)lu vet(u)lu rot(u)lu
syncope plus tôt AF coute tiede eble troil lire oil costre charcre clou
syncope plus tard AF coude tieve ieble trueil leire ueil cosdre chartre nuef
fou vai Cordes corvoisier estable °vec.lu > vieil
estaule rolle
FC coude tiède hièble treuil lire œil coudre chartre neuf ‘hêtre’ ‘errant’ Cordoue cordonnier étable vieil rôle
§265 §339
§292 §349 §318
§343 §345 §345
Le fonctionnement de [syncope X diphtongaison romane] est décrit au §339 et les exemples sont rappelés sous (30b). Le cas [syncope X épenthèse] (30c) concerne l’épenthèse (type cam(e)ra > chambre x §292) : dans °cō(n)s(u)(e)re, le s intervocalique était encore sourd lorsque la syncope de bonne heure l’a mis en contact avec le r suivant, ce qui a déclenché l’épenthèse de la sourde t (> costre FC coudre). Lorsque la syncope est intervenue plus tard en revanche, le s intervocalique était déjà voisé et c’est la voisée d qui est insérée (> cosdre FC coudre) (l’AF ne note pas la différence entre [s] et [z], tous deux transcrits par ). Le cas [syncope X palatalisation romane] (30d) produit la variation entre k et t dans le paradigme vinc(e)re (x §§116, 349.2) : dans carc(e)re la palatalisation n’avait pas encore affecté la vélaire lorsque la syncope de bonne heure a placé celle-ci en position forte où elle a formé avec le r suivant un groupe solidaire (> charcre FC chartre). Si en revanche la syncope intervient plus tard lorsque la vélaire a déjà été palatalisée, celle-ci aboutira à t (> chartre) (x §116). Dans carc(e)re > charcre, chartre c’est la forme avec t qui a prévalu, mais dans vinc(e)re > veincre, veintre FC vaincre la forme avec k s’est imposée. D’une manière générale l’action de u,o amuït les labiales et vélaires adjacentes (x §§317 sq.). Mais lorsque ces voyelles sont finales, elles sont d’abord réduites à schwa, puis perdues, ce qui crée [syncope X lab. / vél.+u,o > ø] (30e). Si u,o# ne sont pas encore schwaïsés lorsqu’une labiale ou vélaire arrive au stade spirantisé β,ɣ, celles-ci sont régulièrement amuïes (clāvu > °clāβu > °clāw > clou, fāgu > °faɣu > °faw > fou ‘hêtre’). Si en revanche u,o# sont déjà rendus inoffensifs par la réduction à schwa (puis la syncope) au moment où les labiales et vélaires atteignent le stade β,ɣ, celles-ci poursuivent leur trajectoire normale et aboutissent à -f (nov(u) > nuef FC neuf) et yod (vagu > vai ‘errant’). La configuration [syncope X o,u+lab > ø] (30f) se présente de la manière suivante. Dans Corduba > Cordes FC Cordoue, la dentale d est préservée et la labiale b, éliminée. En revanche Corduba+eis-ier > corvoisier FC cordonnier (nom de famille Corvoisier) préserve la labiale (sous sa forme spirantisée) et élimine la dentale. Ce cas est instructif puisqu’il
Chapitre 13. Processus non positionnels et réduction des mots
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s’agit ici d’emprunts (Cordoba était le centre arabe de fabrication du cuir) qui ont réellement pu entrer dans la langue à des époques différentes. Si la labiale b a été amuïe par le u précédent (selon la règle x §322) avant que la syncope ne puisse frapper la voyelle posttonique, le d en position appuyée demeure selon la règle (> Cordes). Si en revanche la syncope est intervenue d’assez bonne heure pour éliminer la voyelle posttonique, i.e. lorsque la labiale existait encore (sous sa forme spirantisée à l’intervocalique), le groupe rdv est créé et perd sa consonne médiane selon la règle (x §67) (> corvoisier). Le croisement [syncope X évolution intervocalique b > β] (30g) est responsable de la variation qui à partir de b+(v)+r,l produit b+r,l (groupe solidaire) ou w+r,l (vocalisation de la labiale) (x §343). Dans stab(u)lu, la syncope de bonne heure intervient lorsque le b intervocalique est encore occlusif et par conséquent peut avec la liquide suivante former un groupe solidaire (> estable FC étable). Si en revanche la syncope se fait attendre, le b a le temps de passer à β qui, en tant que fricative, est inapte au groupe solidaire (x §27) et par conséquent continue sa trajectoire en coda, aboutissant à w (> estaule FC étable). Enfin, on peut faire état du double traitement du groupe t,d+(v)+l (30h) (x §345) : le t.l, d.l issu d’une syncope de bonne heure (en l’occurrence latine) déclenche la vélarisation de la dentale (vet(u)lu > °vet.lu > °vek.lu > vieil, veil FC vieil), alors qu’un t.l, d.l produit par une syncope plus tardive donne lieu à l’élimination de la dentale en coda suivie de l’allongement compensatoire de la latérale (rot(u)lu > °rot.le > rolle FC rôle). Remarque 1. Comme il est montré sous (30e,h), la variation ne se manifeste pas toujours sur le même mot : sous (30h) il n’y a pas de doublons pour un mot donné du traitement vélarisant ou donnant lieu à la perte de la dentale : tous les mots qui portaient un groupe t.l, d.l de bonne heure ont vélarisé, et tous les mots qui présentaient le même groupe plus tard ont perdu la dentale. Il en va de même pour les autres cas mentionnés : les exemples évoqués sont des doublons lorsque les deux aboutissements existent pour le même mot parce qu’il s’agit là des cas les plus parlants. Mais il y a toujours en parallèle des cas où des mots différents mais qui présentent tous la condition déclenchante du processus l’appliquent ou non. Ainsi pour [syncope X b > β intervocalique] fabr(i)ca > forge vs. triplu > treble, pour [syncope X voisement intervocalique] nāv(i)gāre > nagier FC nager vs. °castigāre > chastiier FC châtier, etc.
Tobias Scheer et Philippe Ségéral
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 14 Les palatalisations Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 14. Les palatalisations
14.1 Généralités 14.1.1 Trois palatalisations : romane, gallo-romane, C+yod 94
Dans l’évolution du français on distingue utilement trois grands types de palatalisations : la palatalisation romane, la palatalisation gallo-romane et la palatalisation par yod. Un premier partage se fait entre les deux premières qui sont déclenchées par des voyelles et la dernière, causée par une consonne (yod). Le présent chapitre ne traite que des premières, les palatalisations par yod étant étudiées aux chap. 20 (C+j comme dans k.j > tʦ °glacia > glace x §§276-283) et 21 (j+C comme dans j.l > ʎʎ mac(u)la > maille x §§300, 346). Comme leur nom l’indique, les palatalisations romane et gallo-romane sont définies par le périmètre géographique qu’elles couvrent. La première a affecté toutes les langues romanes (ou presque x §97.1), alors que la seconde est restreinte à une zone au Nord de la Romania qui comprend le français (à l’exclusion du picard et de la partie septentrionale du normand) (x §105.1). Pour les besoins de l’exposition cette dernière palatalisation sera dite gallo-romane. La couverture géographique fonde ainsi la chronologie : la palatalisation romane est datée au moins au 1e siècle ap. JC (x §97.2) quand la palatalisation gallo-romane se situe au 5e siècle (x §105.2). Dans ce chapitre la différence entre la palatalisation causée par une voyelle (d’avant) et une consonne (yod) est d’abord explicitée en section 14.2. Suit alors l’examen de la palatalisation romane (section 14.3) et de la palatalisation gallo-romane (section 14.4). Enfin, le cas où la voyelle palatalisante dans k,g+(i,e) est promise à la syncope (intervocalique : fac(e)re > faire, appuyé : vinc(e)re > veintre FC vaincre) est étudié en section 14.5. Ayant fait couler beaucoup d’encre, ce paradigme mérite un examen à part. 14.1.2 Substance vs. position
95
La palatalisation est un effet de substance et non de position (x §16) : elle survient lorsqu’un agent palatal pénètre dans une consonne non palatale, ou se mélange avec elle. Le transport de palatalité d’une articulation palatale (ou d’avant : i, e, yod, en français à partir de la fin du 4e siècle également a devenu æ x §70) vers une consonne non palatale (assimilation) est indépendant de la position que celle-ci occupe (initiale, appuyée, intervocalique, coda) : le processus a lieu lorsque les deux sont en contact (mais il existe également des palatalisations à distance, umlaut ou métaphonie, en français la diphtongaison conditionnée en syllabe fermée tertiu > tierz FC tiers x §§170 sq.). Ainsi un k est palatalisé en position forte ([k]entu > [ʦ]ent FC cent, mer[k]ēde > mer[ʦ]i FC merci) autant qu’à l’intervocalique (pla[k]ēre > plai[ʣ]ir FC plaisir) et en coda (°gla[k].ja > gla[s]e FC glace). Certes l’aboutissement AF (et FC) peut ne pas être le même en position forte et intervocalique (ainsi k+i,e > ʦ dans celle-là, > j+ʣ dans celle-ci), mais il s’agit là d’un effet positionnel sur le produit de la palatalisation, ultérieur et indépendant d’elle. La palatalisation elle-même, ici la palatalisation romane, produit toujours le même résultat : k+i,e > j+ʦ (i.e. ʦ accompagné d’un dégagement de yod à gauche, représenté par le i graphique dans AF
Chapitre 14. Les palatalisations
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plai[ʣ]ir < placēre). Le ʦ engendré a ensuite subi l’évolution régulière en fonction de la position dans laquelle il se trouve : conservation sans altération en position forte, voisement à l’intervocalique (x §141).
14.2 Palatalisation par une voyelle vs. par une consonne 96
La palatalisation consiste pour l’agent palatal |I| (x §18) qui est présent dans un segment (voyelle d’avant ou yod) à brancher sur un segment voisin (consonne vélaire ou dentale), i.e. à s’y introduire. Ainsi lors de la palatalisation romane le |I| contenu dans le ī de vicīnu > voisin et dans le ē de licēre > loisir branchera sur le k, le rendant palatal : k+I = [c] (li[k]ēre > °le[c]ēre > … > loisir Rq1). Le résultat de cette palatalisation, l’occlusive palatale sourde [c], est une consonne simple, i.e. non géminée, puisqu’il n’y a qu’une seule position consonantique en jeu, celle de la vélaire d’origine (C2 sous (31a)). Etant simple, cette consonne sera ensuite voisée en position intervocalique (AF loi[ʣ]ir, avant l’ancrage du yod dégagé à gauche x §141). Cette palatalisation par une voyelle est montrée sous (31a) (pour les primitives |I|, |A| voir §18). (31)
Tableau 1 : palatalisation de k par i,e vs. par yod
a. palatalisation par une voyelle : résultat simple licēre > °le[c]ere > … > loisir
b. palatalisation par yod : résultat géminé °glacia > °gla[cc]e > … > glace
C1 V1 C2 V2 C3 V3 > C1 V1 C2 V2 C3 V3 | | | | | | | | | | | | l i k A r e l e k A r e | | I I k+I= [c] licēre °le[c]ere
C1 V1 C2 V2 C3 V3 > C1 V1 C2 V2 C3 V3 | | | | | | | gl a k I a gl a k+I e = [c] °glakja
°gla[cc]e
Lorsqu’en revanche une consonne est palatalisée par un yod, les deux substances se mélangent comme précédemment et produisent le même résultat mélodique, i.e. l’occlusive palatale sourde : k+I = [c]. Or ici il y a deux positions consonantiques en jeu : celle de la vélaire (C2 sous (31b)) et celle du yod (C3 sous (31b)). Par conséquent le résultat est une géminée [cc]. Le caractère géminé de k+j > [cc] > … > tʦ (Rq1) dans le type °glacia > glace est documenté par l’évolution entravée de la voyelle tonique ainsi que par le fait que l’affriquée demeurera non voisée (AF gla[ʦ]e). La simple [c] et la géminée [cc] ont donc la même substance mélodique, i.e. celle de l’occlusive palatale sourde, et ne diffèrent que par rapport au nombre de positions consonantiques que celle-ci occupe. Il en va ainsi pour toutes les palatalisations déclenchées par yod : le résultat est toujours une consonne palatale géminée (s’agissant de la palatalisation régressive C+j comme dans l’exemple k.j > tʦ x §§276-283 autant que de la palatalisation progressive j+C comme dans j.l > ʎʎ mac(u)la > maille x §§300, 346) Remarque 1. Les étapes évolutives intermédiaires sont étudiées aux §§104, 141 pour k+i,e > j+ʣ (licēre > loisir), aux §§104, 283 pour kj > tʦ (°glacia > glace).
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Partie 3. Phonétique Historique
14.3 La palatalisation romane 14.3.1 Aboutissements et caractérisation : asymétrie k – g 97
La palatalisation romane affecte lc k,g lorsqu’ils sont suivis de i,e. En français elle a produit une asymétrie fondamentale opposant k et g : suivie de i,e, la sourde produit l’affriquée sifflante ʦ (voisée en ʣ en position intervocalique), alors que la voisée aboutit à l’affriquée chuintante ʤ en position forte (Rq4) et à yod (géminé) à l’intervocalique. Etant donné que l’origine vélaire est commune tout comme l’agent palatal qui la modifie, l’asymétrie résultante entre affriquée sifflante ʦ pour la sourde, mais chuintante ʤ pour la voisée, interroge (x §109). Il en est autant de la désintégration de la voisée en position intervocalique (> yod) quand la sourde dans ce contexte a le même destin qu’en position forte (au voisement près : ʣ). L’asymétrie sifflante ʦ – chuintante ʤ est expliquée aux §§100-104 et la désintégration de la voisée intervocalique, au §98. L’ensemble de ces évolutions est résumé sous (32) et illustré sous (33). (32)
Tableau 2 : palatalisation romane : aboutissements
k + i,e g + i,e (33)
k +i +e g +i +e
position forte {#,C}__ ʦ ʤ
position faible V__V ʣ jj
Tableau 3 : palatalisation romane : illustration lat cin(e)re cīvitāte centu cēra gīgeriu °gincīva gente genuc(u)lu
#__ AF cendre cité cent cire gisier gencive gent genoil
FC
gésier genou
lat °baccīnu ancilla mercēde porcellu argilla gurgite argentu ingeniu
C.__ AF bacin ancele merci porcel argile gorge argent engien
FC bassin ‘servante’ pourceau
engin
lat vicīnu °cocīna placēre aucellu sagitta rēgīna flagellu nigella
V__V AF veisin cuisine plaisir oisel saiete reine flaiel noiele
FC voisin oiseau ‘flèche’ reine fléau nielle
Remarques 1. Couverture géographique La palatalisation romane a affecté l’ensemble du territoire roman sauf le sarde central (logodourien). Le végliote (illyro-roman jadis parlé en Dalmatie) ne la pratique que devant i. Elle a pour la sourde k+i,e produit trois types d’aboutissements (réf. bibl. 2) : 1) ʧ (éventuellement désaffriqué et / ou voisé) en roman de l’Est (italo-roman, roumain, rhétoroman), 2) ʦ ou 3) θ en roman de l’Ouest. On rencontre 2) ʦ (accompagné ou non d’un dégagement de yod, éventuellement désaffriqué et / ou voisé) en Gaule et dans des dialectes en Italie du Nord (lombard, Lausberg 1967 : §390). L’aboutissement 3) θ (et différents développements sur cette base) en revanche caractérise l’espagnol, le catalan, le portugais ainsi que l’Istrie. Sur les aboutissements de g+i,e voir Lausberg (1967 : §§392-395). L’avis reçu par le comparatisme roman (Lausberg 1967 : §§312, 388-391) établit un stade commun °[c] (occlusive palatale), puis °ʧ pour toute la Romania (sauf bien entendu les va-
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riétés qui ne participent pas à la palatalisation). Les aboutissements ʦ et θ sont alors secondaires et basés sur ʧ, qui a d’abord produit l’innovation ʦ en roman de l’Ouest (zones 2 et 3 supra). Enfin, le θ de la zone 3 supra est un développement basé sur ʦ. Ringenson (1922 : 113 sqq.) retrace le débat jusqu’à son temps concernant le stade évolutif pan-roman (partisans du ʧ contre partisans du ʦ) (voir sur ce sujet également Schuchardt 1892 : 245, 1893 : 360). Loporcaro (2011a : 145 sq.) décrit la situation du point de vue moderne. Enfin, une zone Nord-Est de la Gaule comprenant le picard et la partie septentrionale du normand (mais en temps modernes non la Wallonie, qui toutefois a pu faire primitivement partie de la zone, le rétablissement de l’état français étant secondaire, produit sous la pression de la norme : Meyer-Lübke 1908 : §153, Müller 1979 : 740 sq.) se signale par l’équation AF ʦ = pic ʧ. Le picard ainsi répond par ʧ à l’AF ʦ partout où ce dernier existe : k+i,e > ʧ en position forte (cælu > pic chiel = AF ciel, mercēde > pic merchi = AF merci), k+j > ʧ (facia > pic fache = AF face), C.tj > Cʧ (cantiōne > pic canchon = AF chançon) (Gossen 1970 : §38). Or l’évolution de k+i,e en position intervocalique est partagée avec le français : k+i,e > j+ʦ > j+ʣ (mūcēre > pic, AF muisir, cruce > pic, AF crois, Gossen 1970 : §27 note 36, §40). Meyer-Lübke (1908 : §153) et Schwan et Behrens (1925 : §134 note) en concluent avec raison que le ʧ de cette zone qui répond au ʦ français n’est pas primaire (comme en roman de l’Est) mais secondaire : k+i,e a d’abord comme en français abouti à j+ʦ (à noter la présence du yod dans cruce > pic, AF crois), puis ʦ est devenu ʧ. Cette dernière évolution n’a eu lieu qu’en position forte puisqu’à l’intervocalique le ʦ avait déjà voisé. La même zone Nord-Est sera plus tard rétive à la palatalisation gallo-romane (x §105.1). L’hypothèse de Rheinfelder (1953 : §396) et Müller (1979 : 743) selon laquelle l’équation AF ʦ = pic ʧ est le résultat du fait que la zone Nord-Est n’a jamais pratiqué la palatalisation romane et donc implémenté directement la palatalisation gallo-romane n’est pas recevable puisque l’intervocalique montre que le picard a bien connu la palatalisation romane. 2. Datation La palatalisation romane date au moins du 1e siècle ap. JC pour la voisée g+i,e, du 2e ou 3e siècle pour la sourde k+i,e. Meyer-Lübke (1920 : §§144 sq.) analyse les arguments et les avis en détail. Les datations plus tardives allant pour la sourde jusqu’au 6e ou 7e siècle sont disqualifiées par le caractère pan-roman du processus (Rq1) (réf. bibl. 4, 5). a) g+i,e L’évolution g+i,e intervocalique > ɟ > jj (x §98) est arrivée à son terme de très bonne heure en latin (réf. bibl. 4). L’aboutissement yod est attesté par l’inscription pompéienne frida < frīgida (AF froide), donc avant 79 ap. JC : frīgida > °frījjida > frida (ījji se réduit à i ou ī). Sur cette inscription voir également Richter (1934 : §46). Des inscriptions de l’époque impériale attestent également la réduction de igi > i ou egi > ei : vinti pour viginti, trienta pour triginta. Enfin, l’Appendix Probi note 12 calcostegis non calcosteis. b) k+i,e Les auteurs s’accordent sur l’initiation de la palatalisation de k+i,e aux 2e ou 3e siècle (réf. bibl. 5). Les témoignages de grammairiens indiquent également le 2e ou 3e siècle (Guarnerio 1897, Richter 1934 : §69, Meyer-Lübke 1920 : §§144-146). Velius Longus (début 2e) et Terentianus Maurus (fin 3e) disent que la prononciation de k+i,e et k+a est différente (et que par conséquent il ne convient pas d’utiliser la même lettre). Un autre commentaire dans ce sens vient de Marius Victorinus (milieu 4e). On fait souvent état des mots que l’allemand emprunte au français, qui transcrivent k+i,e par jusqu’à la fin du 6e siècle mais ensuite passent à ou (Joret 1874 : 72, Leumann 1977 : §159a, Sturtevant 1940 : 167, Nyrop 1914 : §404, Regula 1955 : 95, Gamillscheg 1970 [1934] : §11) : Caesar > nha Kaiser, cerasum > nha Kirsche, cista > nha Kiste, cicer > nha Kicher, cellārium > nha Keller etc. Mais Meyer-Lübke (1920 :
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Partie 3. Phonétique Historique §145) observe avec raison que ces emprunts rendus par ne permettent aucunement de conclure que la valeur de k+i,e était encore vélaire au moment de l’emprunt. Car confrontés à un son qui n’est déjà plus vélaire – [c] dans la trajectoire k+i,e > [c] > ʦ largement consensuelle (x §110) et n’ayant pas à leur disposition de graphème adéquat, les scribes ont pu continuer à utiliser . C’est d’ailleurs la solution adoptée aujourd’hui dans les transcriptions du picard qui connaît également [c] (x §103.6). En revanche l’évolution dans la transcription > indique l’affrication vers ʦ, son bien connu des Germaniques. 3. Sur k,g+i,e en position forte secondaire (poll(i)ce > pouz FC pouce) voir §273. 4. ŋg+i,e > ɲɟ > ɲɲ (part. prés. plangente > plaignant) Précédé de la nasale, g+i,e appuyé ne produit pas le résultat nʤ attendu mais aboutit à ɲɲ : ŋg+i,e > ɲɟ selon la règle, puis ɲɟ > ɲɲ par changement spontané (x §69, réf. bibl. 6). En position intervocalique stable ce ɲɲ dégémine (x §296) sans altérer la voyelle à sa gauche ( note ɲɲ, part. prés. plangente > plaignant, part. prés. jungente > joignant, 3s imp fingebat > feignoit FC (il) feignait, 3p imp jungebant > joignoient FC (ils) joignaient), mais lorsque dans ng+(i,e){C,#} il est par la syncope placé devant consonne (°long(i)tānu > lointain, part. pass. cing(i)t > ceint, part. pass. ung(i)t > oint) ou en position finale (longe > loin(g), 2s imp stringe > estrein(g) FC étreins !), ɲɲ dégémine et comme les autres yods nasals ȷ ̃ (= ɲ en coda x §134) reporte alors sa palatalité ainsi que sa nasalité sur la voyelle précédente (sur l’évolution de ɲɲ voir §134). Enfin, dans le type plang(e)re > °plaɲɟ(e)re > °plaɲɲ(e)re le ɲɲ dégéminé forme avec le r suivant le groupe ɲr (> °plaɲre) qui appelle l’épenthèse de d selon la règle (x §292) (> °plaɲdre > plaindre). L’évolution NC > NN lorsque C est une obstruante voisée (et uniquement dans ce cas) est un processus fréquent dans les langues (Nasukawa 2005, en roman on peut citer l’espagnol palumba > paloma ‘pigeon sauvage’, le catalan coloma < columba ‘pigeon’, segona < secunda ‘second’ Rohlfs 1935 : 103, en germanique l’allemand mha zimber, lember, imbe > nha Zimmer, Lämmer, Imme ‘chambre, agneau, abeille’ Paul 2007 [1881] : §L99) et se rencontre encore en français pour mb devenu final (plumbu > plom, plon FC plomb x §264.4). La particularité du français (ainsi que de l’italien et du provençal, Lausberg 1967 : §417) est la restriction de l’évolution NC > NN au groupe palatal ɲɟ (< ŋg+i,e) : les autres lieux d’articulation ne la pratiquent pas (mb tumba > tombe, nd mandāre > mander, ŋg longu > lonc FC long). 5. kw, gw Protégées par leur appendice w, les labio-vélaires kw, gw (écrites et ce jusqu’en FC même après la perte de l’appendice) ne participent pas à la palatalisation, ni romane (quid > quoi, querēla > querele FC querelle, °languīre > languir, sangue > sanc FC sang) ni gallo-romane (quadrātu > carré, °linguaticu > langage x §105). Il en va de même pour gw issu de w- initial germanique renforcé (frk °werra > guerre x §275) (Rheinfelder 1953 : §§421 sqq, 537 sqq., Schwan et Behrens 1925 : §154, Bourciez et Bourciez 1967 : §137-1°). Il existe un cas, toutefois, où kw est palatalisé, non par i,e mais par yod. Lorsque kw devenu k.w (x §324) est suivi d’un yod issu de la consonification (x §66), le groupe k.w.j est produit (laq(u)eāre > °lak.w.jāre) et le w tombe en tant que consonne médiane (x §67) (> °lak.jāre). Mise ainsi en contact avec le yod, la vélaire pratique la palatalisation kj > tʦ selon la règle (x §283) : > °latʦāre > lacier FC lacer. Idem laq(u)eus > laz FC lacs. Sur ce type voir Pope (1934 : §187-ii-c). Enfin, ungu(e)re, extingu(e)re et torqu(e)re sont entrés en pfr (comme ailleurs en roman) en tant que ung(e)re (REW 9069, EM), °exting(e)re (FEW 3 : 321a, EM tingō) et °tork(e)re (FEW 13.2 : 98b, EM) sans l’appendice w. Leur vélaire a donc régulièrement palatalisé et le résultat est oindre, esteindre FC éteindre et tortre FC tordre (x §116).
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Références bibliographiques : 1. Palatalisation romane en général : Joret 1874 : 114 sqq. ; Horning 1883 : 3-39 ; Darmesteter 1874 : 387 sq. ; Rheinfelder 1953 : §399 g+i initial, §§408-411 k+i initial, §§475-483 k,g+i,e appuyé, §§740-747 k,g+i,e intervoc. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§114-119) ; Pope 1934 : §§290-297 ; Clédat 1903b : 205-209 ; Meyer-Lübke 1908 : §152 k+i,e pos. forte, §156 k+i,e intervoc., §161 g+i,e intervoc., §162 g+i,e en pos. forte, asymétrie avec k+i,e ; Straka 1979 [1965] : 310 sqq. ; La Chaussée 1989a : 53-56, 66 sq. ; Marchot 1901 : §§32, 34 ; Fouché 1952-1961 : 553-555 k,g+i,e initial, 820 sq. k,g+i,e appuyé, 624-629 k+i,e intervoc., 605-610 g+i,e intervoc. ; Nyrop 1914 : §403 k+i,e en position forte, §423 g+i,e en position forte, §416 k+i,e invervoc., §435 g+i,e intervoc. ; Schwan et Behrens 1925 : §§134-137, §158.1b facere ; Regula 1955 : 94-96 k,g+i,e initial, 118 sq. k,g+i,e appuyés, 115 k+i,e intervoc. ; Richter 1934 : §§46, 69, 71, 87, 115, 119, 140, 172 ; Matte 1982 : 87 sq., 95 sq., 181-183, 189-191 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 89-94 ; Posner 1979 ; Klausenburger 1974 : 26 sq. ; Jacobs 1991 ; Repetti 2016. 2. Couverture géographique : Lausberg 1967 : §§311-313, §§387-395 ; Bourciez 1930 : §165 ; Wüest 1979 : 215 ; Sturtevant 1940 : §191 ; Meyer-Lübke 1908 : §153, 1920 : §144 ; Nyrop 1914 : §404 ; Rheinfelder 1953 : §390 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §114-H ; Schwan et Behrens 1925 : §134 ; Hall 1953 : 195-198. 3. Aboutissements à travers la Romania : Lausberg 1967 : §§311-313 et §§387-395 k+i,e, §§323-325 g+i,e ; Meyer-Lübke 1908 : §153 ; Joret 1874 : 101 sqq. ; Haudricourt et Juilland 1970 : 89-94 ; Nyrop 1914 : §404-3° Rq ; Bourciez et Bourciez 1967 : §114-H ; Blondin 1975 : 153-157 ; Schwan et Behrens 1925 : §134 ; Loporcaro 2011a : 147 sq. ; Ettmayer 1936 : 81-84. 4. Datation g+i,e (outre les références mentionnées à la Rq2) : Fouché 1952-1961 : 606-Rq1 au moins au milieu du 1e siècle av. JC (fin de la République) ; Rheinfelder 1953 : §§352, 740 fricative ʝ déjà en latin tardif ; Schwan et Behrens 1925 : §27-2 yod déjà en latin tardif ; Straka 1979 [1965] : 325 première moitié 3e siècle ; Loporcaro 2011a : 145 1e ou 2e siècle ; La Chaussée 1989a : 182 première moitié du 3e siècle. 5. Datation k+i,e (outre les références mentionnées à la Rq2) : Guarnerio 1897 : 35 bien avant le 3e siècle ; Bourciez et Bourciez 1967 : §114-H fin 2e siècle ; Richter 1934 : §§69B, 81 dès le 3e siècle ; Rheinfelder 1953 : §§395, 421 dès le 3e siècle ; La Chaussée 1989a : 66 moitié 3e siècle ; Bourciez 1930 : §57a dès les 2e-3e siècles ; Straka 1956 : 256 sq., 1979 [1965] : 325 première moitié 3e siècle ; Gamillscheg 1968 : 449 pas avant la fin de l’Empire romain d’Occident (fin 5e siècle) ; Repetti 2016 : 662b 5e siècle ; Nyrop 1914 : §§404-1°, 404-3° et Regula 1955 : 95 6e ou 7e siècle (vase trouvé en Gaule et daté de la fin du 6e siècle, portant l’inscription ofikina Laurenti) ; Paris 1904 : 122, 1906 milieu 7e siècle ; Horning 1887 : §100 6e siècle ; Joret 1874 : 71 7e siècle. 6. ng+i,e > ɲɟ > ɲɲ (Rq4) : La Chaussée 1989a : 71 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§101-Rq2, 118c, 118-H ; Rheinfelder 1953 : §476 ; Clédat 1903b : 266, 1917 : §101 ; Nyrop 1914 : 423-2° ; Pierret 1994 : 341-2° ; Fouché 1952-1961 : 365 sq., 468, 833-Rq2, 841 sq.
14.3.2 k,g+i,e en position intervocalique 14.3.2.1 g+i,e > ɟ > ʝ > jj 98
Comme ailleurs (labiales x §317), la voisée vélaire g avait sur la trajectoire de lénition intervocalique une avance sur la sourde k (ce qui est documenté par les inscriptions et autres datations x §97.2). Elle est d’abord palatalisée (g+i,e > ɟ x §104) puis comme toutes les autres occlusives intervocaliques (x §315), l’occlusive palatale voisée ɟ qui en résulte subit la spirantisation : ɟ > ʝ. La fricative palatale voisée ʝ se confond ensuite avec yod (ʝ et yod représentent le même objet articulatoire et acoustique, la seule différence étant leur statut phonologique en tant que fricative vs. sonante). Enfin, yod gémine : j > jj (yod intervocalique est toujours géminé x §120). Ce parcours est achevé de très bonne heure (au moins vers le milieu du 1e siècle ap. JC x §97.2a).
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Partie 3. Phonétique Historique
Le caractère géminé de yod est documenté par le fait que la voyelle tonique précédente est toujours entravée : flagellu > flaiel FC fléau. L’évolution ultérieure de jj est décrite au §148 : dégéminé, yod peut se combiner avec la voyelle précédente et apparaît alors en AF en tant que second élément de diphtongue (flagellu > flaiel). S’il ne s’engage pas dans une diphtongue, il disparaît (flagellu > flael). Enfin, yod est absorbé par un i (long ou bref) adjacent (vāgīna > gaine) (voir le détail au §148.3). (34) g +ī +i +e
Tableau 4 : position intervocalique : g+i,e > jj >ø >j > Vi, zéro
+(e) > Vi
lat vāgīna fūgīre rēgīna sagitta flagellu nigella lēg(e)
AF gaine foir reine saiete flaiel, flael noiele, neele lei
FC fuir reine ‘flèche’ fléau nielle loi
lat °fagīna °fagīna mūgīre magistru °sigellu
AF faine faine muir maistre saiel, seel
FC faîne fouine mugir maître sceau
rēg(e)
rei
roi
Remarques 1. Le type g+(i,e) °rag(e)re > raire est traité à part au §117.6. 2. L’évolution devant voyelle finale (type rēg(e) > rei FC roi) autorise l’interprétation exposée (le yod est issu de la vélaire), mais également un scénario où AF ei est le produit régulier de ē tonique diphtongué. Pope (1934 : §297) pense que la question ne peut être décidée. Références bibliographiques : Fouché 1952-1961 : 605-607 ; Pope 1934 : §297 ; La Chaussée 1989a : 53 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §119 ; Matte 1982 : 95 sq. ; Rheinfelder 1953 : §740 ; Nyrop 1914 : §435 ; Meyer-Lübke 1908 : §161 ; Blondin 1975 : 185 sq. ; Wüest 1979 : 217 sq. ; Richter 1934 : §71.
14.3.2.2 k+i,e 99
A l’intervocalique, k+i,e aboutit à j+ʣ : placēre > plai[ʣ]ir (illustration x §97, (33)). La palatalité qui se trouve à gauche de la vélaire palatalisée, transcrite par dans AF plaisir ou AF oisel (< aucellu, FC oiseau), n’a pas de source étymologique (et était pour cette raison dite « parasitique » au 19e siècle x §284.3) : elle est nécessairement issue de la transformation de la vélaire k. Ainsi on dit communément que lors de la palatalisation romane de k, un yod est dégagé à gauche. Outre que par ce yod, la vélaire est représentée en AF par ʣ (> z). Il s’agit du même aboutissement ʦ qu’en position forte (centu > cent, mercēde > merci), à ceci près qu’en position intervocalique le ʦ a été voisé. Ce voisement est remarquable étant donné le fait que le yod dégagé a priori appuie le ʦ (°plaj.ʦir ?) qui par conséquent ne devrait pas être voisé. Cette question est examinée au §141 où il apparaîtra que le yod en réalité est flottant dans un premier temps (°plajʦir) et le ʦ, donc, à ce stade évolutif intervocalique et de droit sujet au voisement (> °plajʣir > plaiʣir). Enfin, le type k+(i,e) où la voyelle palatalisante est promise à la syncope (fac(e)re > faire) est étudié à part aux §§111-117.
Chapitre 14. Les palatalisations
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14.3.3 Dépalatalisation source de l’asymétrie et du dégagement de yod 14.3.3.1 Dépalatalisation 100
a. Décomposition ʧ > j+ʦ Il est montré au §97, (33) qu’en position forte k,g+i,e aboutit toujours à une affriquée, sifflante ʦ pour la sourde (mercēde > merci), chuintante ʤ pour la voisée (argentu > argent). La sifflante ʦ par ailleurs lorsqu’elle est intervocalique (et voisera) dégage un yod à gauche (x §99). Il faut donc conclure que l’aboutissement j+ʦ (avant voisement intervocalique) est l’équivalent sourd du résultat ʤ produit par la voisée en position forte (argentu > ar[ʤ]ent). Autrement dit, la sourde k au lieu de produire l’affriquée ʧ, équivalent sourd de ʤ, aboutit à j+ʦ. On conclut que la palatalisation a dans un premier temps produit les affriquées chuintantes ʧ,ʤ de façon symétrique, et que la sourde s’est ensuite décomposée : ʧ > j+ʦ. Une autre façon d’arriver au même résultat est de poser la question suivante : comment se fait-il qu’une palatalisation qui par ailleurs et comme attendu aboutit à des palatales (g > ʤ en position forte, g > jj à l’intervocalique) produise un résultat non palatal ʦ ? L’affriquée ʦ est en effet une consonne non palatale, phonétiquement d’une part mais également de par son comportement en AF et MF (Rq1). Or on est assuré que ʦ fut palatal au 6e siècle puisqu’il produit l’effet Bartsch-Mussafia déclenché par les consonnes palatales (x §200). Ainsi le i dans l’aboutissement de cēra > cire est le résultat du ē tonique diphtongué en ei qui est devenu ii sous l’influence de la vélaire palatalisée à sa gauche : cēra > °ʦeire > cire. Il en va de même pour placēre > plaisir, mercēde > merci etc. : l’aboutissement i de la dernière voyelle suppose la présence d’une consonne palatale déclenchant l’effet Bartsch-Mussafia, et il ne peut s’agir que de ce qui paraît être, si l’on en croit l’AF, une non palatale, ʦ. Le fait que cette consonne a déclenché l’effet Bartsch-Mussafia prouve donc qu’elle était, au moment des faits, palatale. Or la version palatale de l’affriquée ʦ est ʧ. Ainsi la palatalisation a toujours produit une palatale, ʤ pour la voisée, ʧ pour la sourde, et c’est le ʧ dans cēra > °ʧeire > cire qui de droit a déclenché l’effet Bartsch-Mussafia (avant de se décomposer en j+ʦ). L’examen de l’évolution proprement française conduit ainsi à considérer que k+i,e a été palatalisé en ʧ avant de se décomposer en j+ʦ. Or il s’agit là de la conclusion à laquelle arrive de manière entièrement indépendante le comparatisme roman : k+i,e a connu un stade pan-roman d’abord °[c], puis °ʧ, qui ensuite en roman de l’Ouest a évolué en ʦ (x §97.1). Remarque 1. Le caractère non palatal d’AF ʦ est documenté par le fait que cette consonne (ou sa version désaffriquée) ne provoque pas l’élimination du yod issu de la consonification du 13e siècle (x §199), qui s’observe après consonne palatale : cāru > chier > FC cher mais aciariu > acier (et non *acer) (x §350).
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b. Décomposition [c,ɟ] > j+t,d La question de savoir comment il se fait qu’une palatalisation produise un résultat non palatal se pose encore à l’endroit d’un autre paradigme : lorsque k,g appuyés sont palatalisés par une voyelle promise à la syncope qui est suivie de r (k,g+(i,e)+r), il en résulte les dentales t,d : vinc(e)re > veintre FC vaincre, surg(e)re > sourdre (Rq1, x §§112-116). La conclusion est la même que pour le ʦ non palatal issu de la palatalisation de k+i,e : les non palatales t,d furent des palatales. Cette interprétation est de fait consensuelle (x §110) : tous les auteurs proposent une origine palatale pour ces dentales : k,g+(i,e) >
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Partie 3. Phonétique Historique
[c,ɟ] (occlusives palatales) > j+t,d. En effet, le passé palatal de t,d issu de la palatalisation est incontournable puisque les vélaires produisent ce résultat uniquement devant i,e promis à la syncope : devant u,o la vélaire est préservée (anc(o)ra > ancre x §349) (Rq2). Remarques 1. La dentale dans les types vinc(e)re et surg(e)re n’est pas épenthétique mais bien le continuateur de la vélaire (x §116.3). Le résultat dental n’est produit que devant r : ailleurs le ʦ attendu apparaît (grac(i)le > graisle FC grêle, 3s °torc(e)t > torst FC (il) tord) (x §112). 2. C’est parce que C+k,g produit la dentale seulement devant voyelle palatale que les auteurs ont conclu à un passage par [c,ɟ] de t,d issus de la palatalisation. Mais l’étrange fait qu’une palatalisation produise des aboutissements non palataux n’a pour eux joué aucun rôle et n’est jamais mentionné. L’absence de cette interrogation explique pourquoi il n’a jamais été envisagé que la non palatale ʦ issue de la palatalisation de k+i,e pourrait avoir, elle aussi, un passé palatal.
c. Fonctionnement de la dépalatalisation : externalisation de la palatalité 102
Les deux décompositions étudiées aux §100 et §101 à l’évidence sont des dépalatalisations. L’affriquée ʧ dépalatalise en j+ʦ en toute circonstance, i.e. sans condition contextuelle (changement spontané x §69), quand [c,ɟ] dépalatalisent en j+t,d uniquement devant r (x §114). C’est la raison pour laquelle on appellera le première dépalatalisation générale et la seconde, dépalatalisation devant r. Les deux sont résumées sous (35). (35)
Tableau 5 : les deux dépalatalisations du pfr a. dépalatalisation devant r b. dépalatalisation générale
(vinc(e)re, surg(e)re) (placēre)
[c,ɟ] > j+t,d ʧ > j+ʦ
(occlusives pleines) (affriquées)
La chronologie est évidente : la palatalisation produit d’abord les occlusives palatales (k,g+i,e > [c,ɟ]). La dépalatalisation devant r se produit à ce stade : seules les occlusives pleines [c,ɟ] non encore affriquées peuvent aboutir aux dentales t,d en perdant leur palatalité ([c,ɟ]+r > j+t,d+r). Ensuite tous les [c,ɟ] qui demeurent sont affriqués ([c,ɟ] > ʧ,ʤ). L’affrication opère sans condition contextuelle (changement spontané x §69) ; elle est indépendante de et postérieure à la palatalisation : cela est montré au §107 et parfaitement consensuel (x §108). Enfin, la dépalatalisation générale concerne l’affriquée sourde ʧ qui en perdant sa palatalité devient l’affriquée non palatale correspondante ʦ (ʧ > j+ʦ). La dépalatalisation est donc tout à fait indépendante du mode d’articulation : il s’agit d’une pure opération de substance qui externalise à gauche la palatalité d’une consonne palatale sans modifier les autres propriétés : une affriquée palatale dépalatalise en affriquée non palatale, une occlusive pleine palatale en occlusive pleine non palatale. Remarques 1. Les grammaires invoquent des dépalatalisations pour diverses évolutions (Rq2) mais notamment pour c,ɟ > t,d dans les types vinc(e)re, surg(e)re (x §116.4). A de rares exceptions près (x §103.4), toutefois, l’essence même de la dépalatalisation (externalisation de la palatalité) n’est pas saisie. 2. Straka (1979 [1965] : 310-313) connaît trois types de dépalatalisation : 1° la régression (palatalisation avortée comme en nord-normand et picard x §105.1, la consonne palatale retombe dans son état vélaire initial), 2° le relâchement (ʎ,ɲ > yod) et 3° l’affrication ([c] > ʦ ou ʧ). L’utilisation du terme dépalatalisation par Straka est confuse puisqu’il s’applique à des cas où en effet une consonne palatale est transformée en consonne non palatale (sa régression) autant qu’à des processus qui transforment une palatale (ʎ,ɲ) en une autre palatale (yod) (son relâchement). Enfin, l’affrication de Straka mélange les deux cas : une occlusive
Chapitre 14. Les palatalisations
235
palatale [c] est transformée en une consonne palatale (ʧ) ou non palatale (ʦ). A aucun moment chez Straka il n’est question d’une décomposition (palatale > yod + non palatale).
d. Dépalatalisation cause du yod dégagé 103
Si la dépalatalisation consiste pour une consonne palatale à externaliser à gauche sa palatalité et de ce fait à devenir non palatale (x §102), le dégagement de yod en est le produit : c’est la dépalatalisation (et non pas la palatalisation) qui l’engendre. De fait le dégagement de yod a gauche est concomitant à toutes les dépalatalisations de la langue (i.e. générale et devant r x §102) et ne se produit jamais ailleurs (Rq3). Une simple analyse distributionnelle suggère donc que sa concomitance avec le fait qu’une consonne palatale devienne non palatale n’est pas fortuite : le yod est dégagé parce qu’il y a eu dépalatalisation (Rq2). A de rares exceptions près (Rq4), les grammaires et auteurs ne font que décrire le fait que la palatalisation (et non pas la dépalatalisation) produit en sus du changement de la consonne vélaire un dégagement de yod à gauche. Le sort du yod dégagé à gauche par les deux dépalatalisations est étudié aux §§138 sqq. Remarques 1. La dépalatalisation générale a affecté tous les k+i,e. C’est dire qu’un yod a également été dégagé lorsque k+i,e se trouvait en position forte. A l’initiale, il ne laisse pas de trace parce qu’il n’y a aucun autre segment à gauche et que le groupe #jC est mal formé en français (de toute période). En position appuyée (x §349), yod lorsqu’il est précédé de r palatalise la consonne à sa gauche au cas où elle est palatalisable (vinc(e)re > veintre = ɲ FC vaincre x §139.2) et apparaît en tant que tel lorsqu’il est précédé de s (vascellu > vaissel FC vaisseau x §140). 2. Une observation éclairante est le fait qu’aucun yod n’est jamais dégagé dans la zone de la Romania où la palatalisation romane aboutit à ʧ (roman de l’Est). Le dégagement de yod est connu uniquement dans la zone ʦ (ou θ, qui en est issu), i.e. en roman de l’Ouest (x §97.1). Cela confirme que son origine est l’évolution ʧ > ʦ (θ), i.e. la dépalatalisation. 3. La palatalité flottante que décrit l’effet Bartsch-Mussafia (x §200) est différente de la dépalatalisation et n’a avec elle aucun rapport : les consonnes palatales la dégagent à droite (et non pas à gauche) et elle cherche à s’ancrer en tant que voyelle (et non pas en tant que consonne en coda) (x §138). 4. Quelques rares auteurs corrèlent le dégagement de yod non pas à la palatalisation mais au contraire à la dépalatalisation, en établissant un lien de cause à effet : le yod est dégagé parce que la consonne a été dépalatalisée, et la dépalatalisation est donc une décomposition en une partie palatale et une partie non palatale. Ainsi Pope (1934 : §292) qui dit que k+i,e, devenu palatal, « resolved into » jz : on peut voir ici une interprétation basée sur la décomposition. Rheinfelder (1953 : §742) dit plus clairement que « l’élément palatal du groupe est anticipé en tant que j » (« Schliesslich wird das palatale Element der Gruppe als i̭ vorweggenommen »). Le groupe en question est pour lui l’affriquée palatale ʦ˜ ([ʨ], distincte de ʦ et ʧ) < k+i,e. Schwan et Behrens (1925 : §135) sont également explicites concernant la décomposition : la consonne palatale issue de k+i,e intervocalique devient s ou z « en annulant la mouillure et en cédant un i épenthétique à la voyelle précédente » (« unter Schwinden der Mouillierung und Abgabe eines epenthetischen i an den vorhergehenden Vokal »). Il faut entendre ici que le mot « épenthétique » n’a pas le sens moderne : il veut bien dire « ex nihilo », mais en ces temps cela faisait référence à la diachronie, i.e. « absent de la source ». Avant la première guerre mondiale les auteurs appelaient le yod dégagé également « parasitique » pour la même raison (x §284.3). Enfin, Richter (1934 : §133A) à propos de ɲɟr > ɲ+j+d+r dans le type plang(e)re > plaindre décrit le processus clairement en tant que décomposition : « l’évolution doit probablement être interprétée de façon à ce que ɟ entre ɲ et r est pour ainsi dire dépecé si bien que
236
Partie 3. Phonétique Historique l’élément j se joint à ɲ et l’élément d, à r. L’élément j est anticipé » (« Der Vorgang ist wohl so zu deuten, daß ɟ […] zwischen ɲ und r gewissermaßen zerlegt wird, indem das jElement zu ɲ tritt, das d-Element zu r. Das j-Element wird vorausgenommen »). Richter a tort sur le cas auquel elle applique son raisonnement (il n’y a jamais eu de dépalatalisation dans le type plang(e)re > plaindre dont le d est épenthétique x §349 suite au processus ɲɟ > ɲɲ x §97.4), qui pour autant est juste.
14.3.3.2 Palatalisation romane : quatre processus successifs 104
Le résumé global des sections précédentes est le suivant : ce que l’on appelle la palatalisation romane se décompose en quatre processus individuels et successifs, montrés dans l’ordre chronologique sous (36) (Rq1). Deux de ces processus ont une condition contextuelle (la palatalisation et la dépalatalisation devant r), quand les deux autres représentent des changements spontanés x §69). (36) a. b. c. d.
Tableau 6 : fonctionnement de la palatalisation romane
palatalisation dépalatalisation devant r (vinc(e)re, surg(e)re) affrication dépalatalisation générale (placēre)
k,g+Vant. [c,ɟ] [c,ɟ] ʧ
> [c,ɟ] > j+t,d > ʧ,ʤ > j+ʦ
(occlusives pleines) (affriquées)
L’évolution globale de k,g+i,e est montrée sous (37). Les vélaires sont d’abord palatalisées en [c,ɟ]. Lorsqu’elles se trouvent par la syncope placées devant r elles dépalatalisent ([c,ɟ]+r > j+t,d, Rq2) et la voisée ɟ spirantise en position intervocalique pour aboutir à jj (x §98) avant l’entrée en vigueur de l’affrication (ce qui fait que ʤ est absent en position intervocalique). Ensuite les [c,ɟ] qui demeurent sont affriquées ([c,ɟ] > ʧ,ʤ), et enfin l’affriquée sourde est dépalatalisée (ʧ > j+ʦ). Pour une raison indéterminée (Rq3), seule la sourde ʧ connaît la dépalatalisation : la voisée ʤ ne dépalatalise pas (et par conséquent ne dégage pas de yod x §103.2). C’est ainsi que naît l’asymétrie entre sourde et voisée (x §109). (37)
Tableau 7 : évolution de k,g+i,e
palatalisation k,g+i,e > [c,ɟ] VɟV > ʝ > jj syncope dépal. devant r [c,ɟ] > j+t,d affrication dépal. générale ʧ > j+ʦ voisement intervocalique
k V__V placēre [c] – – – ʧ j+ʧ ʣ plaisir
k pos. forte centu [c] – – – ʧ j+ʧ – cent
g pos. forte gente, argentu ɟ – – – ʤ – – gent, argent
g V__V flagellu ɟ jj – – – – – flaiel
C+k,g+(i,e)+r vinc(e)re, °fulg(e)re [c,ɟ]+(v)+r – [c,ɟ]+r j+t,d – – – veintre, foildre
Remarques 1. Sous (36) le déclencheur de la palatalisation est résumé en tant que « voyelle antérieure » : les voyelles i,e représentent toutes et seulement les voyelles antérieures de la langue au moment des faits. 2. La dépalatalisation devant r concerne tous les [c,ɟ], y compris lorsqu’ils sont intervocaliques dans les types fac(e)re > faire et rag(e)re > raire, qui comme il est montré au §117 sont passés par °faj.tre, °raj.dre.
Chapitre 14. Les palatalisations
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3. La dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ est un changement spontané (absence de contexte déclencheur x §69) et par conséquent n’a pas de raison d’être identifiable. Ainsi la question de l’asymétrie n’a pas été résolue mais seulement déplacée : l’asymétrie est causée par la dépalatalisation, mais pourquoi celle-ci est-elle survenue ? Pourquoi a-t-elle concerné la sourde ʧ (< k+i,e) plutôt que la voisée ʤ (< g+i,e), ou les deux ? La pression systémique qui répare un déséquilibre dans le système phonématique (x §37.1) ne peut guère être convoquée : dans le cas présent il ne s’agit pas de réparer un déséquilibre, mais d’en créer : c’est l’état équilibré où l’affrication produit des affriquées chuintantes sourdes et voisées qui est défait par la dépalatalisation, qui introduit le déséquilibre entre les affriquées sifflante ʦ et chuintante ʤ. 4. Une conséquence du fonctionnement décrit est l’unité et la régularité de la palatalisation : il n’y en a qu’une seule dont le résultat est toujours [c,ɟ] (plutôt que plusieurs ou un mouvement continu mais différencié vers l’avant du palais x §108). Cela s’accorde avec la situation établie par le comparatisme roman : tous les aboutissements ʦ (ou θ) sont secondaires et basés sur un [c] devenu ʧ commun à toutes les langues romanes qui pratiquent la palatalisation (x §97.1).
14.4 La palatalisation gallo-romane 14.4.1 Evolution : k,g+i,e,a > ʧ,ʤ 105
La palatalisation gallo-romane affecte toutes les vélaires k,g présentes dans la langue au moment des faits (au 4e ou 5e siècle, Rq2) lorsqu’elles sont placées devant i,e,a (et au, dont le a se comporte en tous points comme lc a, ā) : k,g+i,e,a > ʧ,ʤ (pour la couverture géographique voir la Rq1). Dans le vocabulaire latin k,g+i,e ont été éliminés par la palatalisation romane en toute position (x §97). De même, la lénition avait déjà réduit k,g intervocalique à ɣ (x §321) avant le début de la palatalisation gallo-romane (3e-4e siècles x §322.2), si bien que les seules occlusives vélaires en contexte palatalisant qui demeurent lorsque la palatalisation galloromane intervient sont k,g+a en position forte (carru > char, gamba > jambe). C’est ce fait, la palatalisation devant lc a, ā, qui constitue la propriété saillante de la palatalisation gallo-romane : a priori lc a, ā est une voyelle non antérieure, mais ici elle est un agent palatal. En effet, lc a, ā n’était pas antérieur au moment de la palatalisation romane (3e siècle pour la sourde x §97.2b) puisqu’il ne la déclenchait pas. L’antériorisation non conditionnée vers la fin du 4e siècle de cette voyelle (a > æ x §70) constitue un événement majeur pour la langue. La palatalisation gallo-romane est parfois réduite à ce qui est visible dans le vocabulaire latin – à tort. Le vocabulaire germanique apporté par les invasions (ainsi que les types duchesse Rq3 et fragile Rq4) montre que les vélaires ont également été palatalisées devant i,e : il comportait des k,g+i,e frais, intouchés par la palatalisation romane, qui ont été palatalisés selon la règle : frk °kīnan > rechignier FC rechigner, frk °markēse > marchis FC marquis, frk °gēro > giron. Enfin, comme les mots latins les mots germaniques palatalisent devant a (frk °kāwa > choe ‘choucas’), et ils montrent que la palatalisation concerne également la position intervocalique (où il n’y avait plus aucune occlusive vélaire latine au moment des faits) : °breka > breche FC brèche (Rq5). La situation globale est montrée sous (38) et illustrée sous (39) pour les mots latins, sous (40) pour les mots germaniques.
238 (38)
Tableau 8 : palatalisation gallo-romane : aboutissements
k g
(39)
Partie 3. Phonétique Historique
mots latins position forte position faible {#,C}__ V__V – – ʧ – – – ʤ –
+ i,e +a + i,e +a
Tableau 9 : palatalisation gallo-romane, mots latins
lat k +a carru causa g +a gamba galb(i)nu (40)
mots germaniques position forte position faible {#,C}__ V__V ʧ (ʧ) ʧ ʧ ʤ (ʤ) ʤ ʤ
#__ AF char chose jambe jalne
FC
jaune
lat arca °planca virga pūrgāre
C.__ AF FC arche planche verge purgier purger
lat – – – –
V__V AF FC
Tableau 10 : palatalisation gallo-romane, mots germaniques
frk k +a °kāwa °kāda +i °kīnan +e g +a garƀa gard +i °gibb °gilda +e °gēro
#__ AF choe chaon rechignier jarbe jardin gibet gelde giron
FC ‘choucas’ ‘lard grillé’ rechigner gerbe
frk skala °skāk skina °markēse °fanga °targa
C.__ AF eschale eschec eschine marchis fange targe
FC écale échec échine marquis
frk °staka °breka
V__V AF FC estache ‘pieu’ breche brèche
°plegan plegier
pleiger
guilde
Remarques 1. Territoire couvert par la palatalisation gallo-romane En première approche, cette palatalisation est caractéristique du Nord de la Romania. On la rencontre ainsi en Gaule, en Rhétie (à l’Est dans le canton suisse des Grisons (Graubünden, Engadin), dans le Tyrol en Autriche et Italie et dans le Frioul, Schmid 1956 : 53 sqq., Lausberg 1967 : §315), en dehors de la Rhétie en Italie du Nord (dialectes lombardo-alpins, Schmid 1956 : 55 sq., Fouché 1952-1961 : 556-Rq1,3, Lausberg 1967 : §§398, 400) ainsi que sur l’île de Majorque (qui est par ailleurs catalane : Barnils 1933, Recasens et Espinosa 2006, Rheinfelder 1953 : §390). En Gaule, elle a affecté le français (sauf sa partie NordEst), le franco-provençal et la partie septentrionale de l’occitan. L’isoglosse définie par la palatalisation gallo-romane qui sépare le nord-occitan (Limousin, Auvergne, Dauphiné, qui la pratique) du reste de l’occitan (qui ne la connaît pas : Gascogne, Guyenne, Languedoc, Basse-Provence) est décrite par Wüest (1979 : 215-224, voir la carte ALF 268 cāru > cher). La zone Nord-Est de la Gaule (Picardie, partie septentrionale de la Normandie ; la Wallonie n’en fait pas partie selon le témoignage moderne mais a pu être concernée dans l’état primitif, réf. bibl. 4b), qui s’est déjà signalée par le fait de répondre par ʧ à l’AF ʦ issu de la palatalisation romane (x §97.1), diverge de nouveau en montrant l’évolution k+a > k (de même k + germ i,e,a > k) : cantāre > canter, cam(e)ra > cambre. Lorsque dans k+a le a est libre, il aboutit à ie ou e : caballu > pic keval = AF cheval, capra > pic kievre = AF chievre,
Chapitre 14. Les palatalisations
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frk °skapin > pic esk(i)evin = AF eschevin (Gossen 1970 : §41). K+a a donc traversé une phase palatalisée en picard et est revenu au stade vélaire par la suite (réf. bibl. 4b,c). On a invoqué la forte concentration du peuplement franc en Picardie ou, à partir du 9e siècle, scandinave (en Normandie) qui aurait opposé une résistance que la palatalisation galloromane, venant du Sud, n’a pu surmonter (réf. bibl. 4d). Cette hypothèse peut être accommodée du fait que la Wallonie a connu un peuplement franc tout aussi massif que le picard, mais pratique la palatalisation gallo-romane : effet de la pression du français, la palatalisation observée en temps modernes en Wallonie peut être secondaire (Müller 1979 : 740 sq.), comme le fait que la Wallonie suit le français pour k+i,e > j+ʦ (x §97.1). Joret (1883 : 54-101) et Wartburg (1950 : 57 sq.) documentent le fait que l’isoglosse qui partage le normand entre la partie Sud qui pratique la palatalisation gallo-romane et la partie Nord qui ne la connaît pas coïncide avec celle des toponymes scandinaves que l’on trouve au Nord, mais qui sont absents ou rares dans le Sud (mais Spence 1965 : 29 doute de la réalité de cette coïncidence). L’hypothèse de la résistance germanique à l’expansion de la palatalisation gallo-romane se heurte à deux observations. D’une part la corrélation entre le peuplement germanique et la résistance à la palatalisation gallo-romane est imparfaite : mis à part le cas de la Wallonie, la Lorraine, également germanisée, pratique la palatalisation (Spence 1965 : 30-32). D’autre part la même zone Nord-Est réfractaire se signale déjà bien plus tôt, lorsqu’elle n’abritait pas encore de peuplement germanique, en répondant par ʧ à l’AF ʦ issu de la palatalisation romane (x §97.1). Il s’agit donc plutôt d’une zone linguistiquement autonome de longue date sur laquelle s’est ensuite greffé le peuplement germanique. S’agissant de la présence de la palatalisation gallo-romane en Rhétie et en Italie du Nord jusqu’en Frioul et Trieste, la conquête alamanne du plateau suisse à partir de la moitié du 5e siècle fournit une indication valable concernant la datation : la palatalisation doit être plus ancienne que cet événement puisque son expansion suppose la continuité territoriale du roman entre la Gaule et la Rhétie, continuité qui a été rompue par l’arrivée des Alamans (Wartburg 1950 : 52-57, Lausberg 1967 : §317). Cela va de pair avec la pénétration très lacunaire et variable sur la trajectoire palatalisante que l’on constate en Rhétie et en Italie du Nord (réf. bibl. 4a). Il faut considérer toutefois qu’il existe également une théorie qui conclut à l’indépendance des palatalisations de k,g+a en Gaule d’une part et en Rhétie – Italie du Nord d’autre part. Il y aurait selon cette perspective deux genèses indépendantes et chronologiquement différées de cette palatalisation, dont le foyer initial pour la partie Rhétie – Italie du Nord se trouverait en Italie du Nord. Schmid (1956 : 53 sqq.) passe en revue le pour et le contre. En somme, la palatalisation gallo-romane est faible dans le Nord-Est (qui en a d’abord été affecté mais ensuite l’a avortée pour restaurer la vélaire) et montre une implantation géographiquement lacunaire et variable dans l’aboutissement en Rhétie et en Italie du Nord. Considérant ceci ainsi que la situation dialectologique en Gaule, Dauzat (1928) conclut à un épicentre de la palatalisation gallo-romane situé autour de Lyon, qui a rayonné vers la périphérie en perdant de sa vigueur (réf. bibl. 4f). 2. Palatalisation gallo-romane – datation absolue La palatalisation gallo-romane est d’ordinaire datée par rapport à des événements extérieurs et notamment les invasions germaniques du 5e siècle. Il est souvent affirmé que la palatalisation gallo-romane ne peut être plus vieille que les invasions puisqu’elle a affecté les mots germaniques (réf. bibl. 5a). Ce raisonnement est caduc : rien n’empêche la palatalisation gallo-romane d’avoir été en place avant l’entrée des mots germaniques, qui ont alors été palatalisés à leur arrivée. On sait par ailleurs que les mots germaniques ont été intégrés durant une très longue période allant de l’Empire (qui avait sédentarisé des peuplements germaniques bien avant les invasions x §286a) jusqu’en AF et au-delà. Comme ailleurs (C+yod x §286, amuïssement des labiales par u,o adjacents x §319.7), le comportement des mots germaniques dépend ainsi de leur date d’entrée dans la langue (MeyerLübke 1908 : §163, Fouché 1952-1961 : 701 sq.) (réf. bibl. 2) : g rīki produit AF rice (Alex), et
240
Partie 3. Phonétique Historique AF riche FC riche : le premier emprunt de ce mot est donc survenu assez tôt pour avoir encore participé à la palatalisation romane (2e-3e siècles x §97.2b) (ou plutôt : à la dépalatalisation générale x §102), mais assez tard pour ne plus avoir voisé le ʦ résultant en position intervocalique (x §99). Il a ensuite été emprunté à nouveau pendant la période de la palatalisation gallo-romane, produisant ʧ selon la règle dans AF riche (et sans voiser, comme les autres mots dans cette situation : °breka > breche FC brèche Rq5, duchesse Rq3). Il existe également des mots qui sont arrivés assez tôt pour participer à la réduction à yod des vélaires en position intervocalique (x §321) : frk °brekan > broiier FC broyer, got / vha magan > °exmagāre > esmaiier ‘troubler’. Enfin, il y a de nombreux cas où le mot germanique (ou d’autres origines) est arrivé trop tard pour participer à la palatalisation gallo-romane, le résultat étant alors k,g : frk skip > esquiper FC équiper, frk kegil > quille, arab kāfūr > canfre FC camphre etc. Un autre repérage extérieur pour la datation, plus probant, est la séparation de la Rhétie provoquée par la conquête alamanne du plateau suisse à partir de la moitié du 5e siècle (Rq1). La palatalisation gallo-romane doit être antérieure à cet événement puisqu’elle a rayonné dans le territoire roman en Rhétie et en Italie du Nord avant que la conquête alamane ne rompe les liens (réf. bibl. 5b). Straka (1979 : 321) pense par ailleurs que la palatalisation gallo-romane est postérieure à la séparation de l’occitan, ce qui la place au plus tôt au début du 5e siècle. On peut douter de cet argument puisque la partie septentrionale de l’occitan connaît la palatalisation galloromane (Rq1) et a visiblement été affectée par elle après que l’occitan en tant que tel était différencié du français et du franco-provençal. Enfin, la graphie des toponymes dont l’occurrence est datée est également mise à contribution pour la datation (Meyer-Lübke 1908 : §163, Richter 1934 : §151) et bien sûr la palatalisation gallo-romane est datée relativement par rapport à d’autres processus (sur cette foi Straka 1956 : 259-266 la place dans la première moitié du 5e siècle). Les datations tardives au-delà du 6e siècle (réf. bibl. 5d) se heurtent au fait que le -a final qui déclenche systématiquement la palatalisation gallo-romane était en cette période déjà réduit à schwa (x §228). Marchot (1901 : §50) par exemple place la palatalisation galloromane au milieu du 8e siècle et doit ainsi supposer que schwa était une voyelle d’avant qui avait des vertus palatalisantes, ce à quoi on n’accordera aucun crédit. 3. Type duchesse Il existe des traces dans le vocabulaire latin qui prouvent que la palatalisation gallo-romane a également affecté k,g+i,e. Il s’agit de mots où la dérivation, tardive, a créé de nouveaux groupes k,g+i,e en mettant en contact un k final de radical avec un i,e initial de suffixe. Tel AF duch-eise FC duchesse dérivé à partir d’AF duc qui lui-même représente un emprunt au ltm dux, acc. ducem (FEW 3 : 197a, dénoncé par le u bref et l’absence de palatalisation de la vélaire). Lc dux est utilisé pour désigner le titre de haute noblesse seulement depuis les derniers empereurs romains (FEW 3 : 196a), ce qui explique son évolution non populaire. Enfin, le fait que k+i,e dans ces nouveaux groupes k+i,e participe à la palatalisation galloromane malgré sa position intervocalique et sans voiser dans ce contexte montre que le mot n’a été formé que lorsque le voisement et la réduction intervocalique de k,g (à zéro ou à yod x §321) étaient révolus. La formation des mots en question a donc le même âge que les mots germaniques qui produisent k+a > ʧ sourd dans les mêmes conditions intervocaliques (frk °breka > breche FC brèche, Rq5). Le type duchesse est encore représenté par AF ensach-ier, sachet FC ensacher basé sur saccus > AF sac ; AF bochier, bochet FC bouc, boucher ‘petit bouc’ basé sur celt °bucco > AF boc, boquet (réf. bibl. 6). 4. Type fragile Dans les emprunts tardifs au latin, la palatalisation gallo-romane est active et transforme k,g+i,e,a en ʧ,ʤ selon la règle, et ce y compris à l’intervocalique : fragile > fragile (évolution populaire > fraisle FC frêle), fug(i)tīvu > fugitif (pop. > fuitif), nigella > nigelle (pop. > neele FC nielle), etc.
Chapitre 14. Les palatalisations
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5. Palatalisation effective en position intervocalique Les étymologies établies pour les mots germaniques qui présentent l’évolution k+i,e,a > ʧ en position intervocalique font typiquement état d’une géminée kk même lorsqu’il n’y a pour elle aucun appui en germanique. L’idée est que les affriquées ʧ,ʤ ne peuvent être produites à l’intervocalique puisqu’elles n’existent pas dans ce contexte dans le vocabulaire latin. On dira par exemple que l’étymon d’AF breche FC brèche est selon le témoignage du germanique certes frk °breka, mais puisque k simple intervocalique aboutirait à jj la vélaire a dû géminer après voyelle brève (FEW 15.1 : 265a note 7). Ainsi frk °brekka produit AF breche en respectant la règle mentionnée selon laquelle AF ʧ,ʤ proviennent toujours d’une position forte. On dira ainsi que ʧ,ʤ « supposent » ou « exigent » la géminée germanique (par exemple FEW 17 : 203b à propos de frk °staka > estache ‘pieu, poteau’). Or la même racine frk °breka qui pour dériver AF breche FC brèche a dû selon l’avis reçu développer une géminée kk produit également AF broiier FC broyer. Il y aurait donc eu deux versions de la racine, l’une développant une géminée spontanée sans motivation (> AF breche), l’autre restant fidèle à la forme germanique (> AF broiier). La tentative de motiver la gémination par la voyelle brève précédente est vouée à l’échec étant donné l’absence de cette gémination dans frk °breka > broiier : la voyelle brève n’est en rien responsable d’une gémination. Le même double traitement se constate pour frk °staka qui outre AF estache ‘pieu, poteau’ produit encore AF estaier FC étayer. Il en va de même encore pour frk °krūka > cruie, cruche ‘cruche’. On n’accordera donc aucun crédit à cette gémination spontanée puisqu’il faut pour la même racine à la fois la supposer et en faire l’économie. Elle est surtout caduque quand on sait que le double (ou triple) traitement des vélaires germaniques (> jj, > ʧ,ʤ, > k,g) s’explique par l’arrivée plus ou moins tardive des mots (Rq2). S’agissant de la géminée lt kk (vacca > vache), elle peut avoir été palatalisée en tant que telle (vacca > °vatʧe > vache). Alternativement, on peut penser avec Bourciez et Bourciez (1967 : §122-1°-Rq1) que la palatalisation n’a eu lieu qu’après la dégémination (7e siècle x §296), c’est-à-dire à une période où la réduction de k simple intervocalique (x §321) n’avait déjà plus cours, et où les diphtongaisons avaient cessé leur activité (elles auraient produit °vaka > *vaiche x §296.3). Dans cette hypothèse, c’est donc k simple qui a été palatalisé (vacca >°vaka > °vaʧe > vache). Enfin, les types duchesse (Rq3) et fragile (Rq4) montrent de toute façon que la palatalisation gallo-romane a bien existé en position intervocalique. 6. Protégés par leur appendice labio-vélaire, kw, gw (écrits ) ne participent pas à la palatalisation, ni romane ni gallo-romane (x §97.5). 7. Il existe de nombreux emprunts au picard et normand (cage < cavea, AF gal (galon, galet) < celt °gallos ‘caillou’), à l’occitan (cabane, cadeau, garrigue etc.), à des langues en dehors de la Gaule, notamment l’italien (campagne, camp, gabelle, galère etc.), ou encore au latin (cadavre, capital, gamme etc.) et la forme savante a parfois évincé la forme populaire (calumnia > chalonge FC calomnie, capitāneu > chevetaigne FC capitaine). Dans d’autres cas les deux formes coexistent dans la langue moderne (caleçon – chausson, camp – champ, cape – chape etc.) (réf. bibl. 3). Références bibliographiques : 1. Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §§120-123 ; Fouché 1952-1961 : 555-558 k,g+a initial, 614-616 k,g+a intervocalique, k,g+a 820-822, 832 sq. ; Rheinfelder 1953 : §§412-419 k,g+a initial, §§484-490 k,g+a appuyé, §§733-739 intervoc. ; Nyrop 1914 : §401 k+a en position forte, §§413-2°, 415-2°, 3°, §423 g+a en position forte, §415-2° k+a intervoc., §434-2° g+a intervoc. ; Meyer-Lübke 1908 : §§159, 189 k,g+a intervoc., §163 k,g+a pos. forte ; Regula 1955 : 93-96 k,g+a initial, 118 sq. k,g+a appuyées, 27, 116 k,g+a intervoc. ; Pope 1934 : §§298-302 ; Schwan et Behrens 1925 : §§138 sq. k,g+a initiale, §§141-143 k,g+a appuyé, §140.1 k,g+a intervoc. ; Clédat 1903b : 205-209 ; Straka 1979 [1965] : 312, 317, 321 sq. ; Richter 1934 : §§121, 129, 138 sq., 151 ; Marchot 1901 : §50 ; La Chaussée 1989a : 54 sq., 67 sq. ; Horning 1887 : §§95, 113 ; Brittain 1900 : §97.2 ;
242
2.
3. 4.
5.
6.
Partie 3. Phonétique Historique
Luquiens 1926 : §§138-143 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 95-98 ; Martinet 1973 ; Berns 2013 : 130-163 ; Jacobs et Berns 2013 ; Buckley 2009 ; Spence 1965 ; Klausenburger 1974 : 26 sq. ; Jacobs 1991, 1993a ; Repetti 2016 : 664 sq. Mots germaniques : Fouché 1952-1961 : 822-Rq1 général, 554-Rq5 k+i,e, 555-Rq3 g+i,e, 558-Rq6 g+a ; Rheinfelder 1953 : §§415 pos. initiale, 489 pos. appuyée ; Bourciez et Bourciez 1967 : §115-Rq4 ; Wüest 1979 : 217 ; Schwan et Behrens 1925 : §§138 sq. ; Straka 1979 [1965] : 321 note 53, 322 ; Schwan et Behrens 1925 : §134 ; La Chaussée 1989a : 68 ; Richter 1934 : §151 ; Marchot 1901 : §50 ; Pierret 1994 : §442 ; Meyer-Lübke 1908 : §163. Emprunts en ka, ga (Rq7) : Rheinfelder 1953 : §§417-419 pos. initiale, §§486, 490 pos. appuyée, §§736 sq. intervoc. ; Fouché 1952-1961 : 557-Rq6-8, 558-Rq3,7 ; Schwan et Behrens 1925 : §§138 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §120-Rq1, §121-H ; Nyrop 1914 : §401 ; Regula 1955 : 94. Couverture géographique de la palatalisation gallo-romane a) Général : Lausberg 1967 : §§314-316, 326 sq., 398, 400 ; Wartburg 1950 : 51-60 ; Wüest 1979 : 220-224 ; Rheinfelder 1953 : §390 ; Fouché 1952-1961 : 556-Rq1,3 ; Nyrop 1914 : §402-1° ; Regula 1955 : 94 ; Dauzat 1928 ; Müller 1979. b) Nord-Est de la Gaule réfractaire : Wartburg 1950 : 57-59 ; Lausberg 1967 : §316 ; Wüest 1979 : 221 sq. ; Haudricourt et Juilland 1970 : 104-107 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §120-H ; Müller 1979 ; Fought 1979 : 852-856. c) Zone Nord-Est de la Gaule, palatalisation entamée puis avortée : Meyer-Lübke 1908 : §164 ; Wartburg 1950 : 57 sq. ; Wüest 1979 : 221 sq. ; Fouché 1952-1961 : 556-Rq1,3. d) Zone Nord-Est de la Gaule, hypothèse de la résistance germanique : Wartburg 1950 : 57 sq. ; Wüest 1979 : 221 ; Blondin 1975 : 157-162 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 104-107 ; Spence 1965 : 28-32. e) Isoglosse Sud en Gaule : Wüest 1979 : 222 sq. ; Spence 1965 : 32-34 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §120-H. f) Hypothèse de l’épicentre lyonnais : Dauzat 1928 ; Tuaillon 1971 : 94-120 ; Lausberg 1967 : §317 ; Blondin 1975 : 159. Datation de la palatalisation gallo-romane a) postérieure aux invasions du 5e siècle (raisonnement caduc) : Bourciez et Bourciez 1967 : §120-H ; Nyrop 1914 : §402-1° ; Pope 1934 : §299 ; Regula 1955 : 94. b) antérieure à la séparation de la Rhétie causée par l’invasion alamane du 5e siècle : Lausberg 1967 : §317, datation au 4e siècle ; Straka 1979 [1965] : 321, datation première moitié du 5e siècle ; Müller 1979 : 730 sq., synthèse des arguments avancés, conclusion 4e siècle. c) avant la monophtongaison au > o, donc entre le 6e et le 8e siècle, probablement fin 7e (Nyrop 1914 : §402-1°), avant le 8e siècle (Pope 1934 : §299), avant la fin du 7e siècle (Regula 1955 : 94), avant la fin du 9e siècle (Rheinfelder 1953 : §395). d) Autre : La Chaussée 1989a : 188 première moitié du 5e siècle ; Machonis 1990 : 63 sq. 5e siècle ; Bourciez et Bourciez 1967 : §120-H milieu du 6e siècle, accompli avant la fin du 8e siècle ; Paris 1892 : 355, note 3 courant 8e siècle (basé sur le prénom Charles) ; Horning 1887 : §95 8e siècle. Dérivés tardifs type duchesse (Rq3) : Marchot 1901 : 80 ; Schwan et Behrens 1925 : §142 note ; Meyer-Lübke 1908 : §163.
14.4.2 Fonctionnement 14.4.2.1 Palatalisations romane et gallo-romane : même processus 106
La palatalisation gallo-romane est occasionnée par les mêmes processus qui sont à l’origine de la palatalisation romane (x §104), récapitulés sous (41). (41)
Tableau 11 : processus causant la palatalisation gallo-romane a. palatalisation b. affrication
k,g > [c,ɟ] / __Vant. [c,ɟ] > ʧ,ʤ
Chapitre 14. Les palatalisations
243
Deux événements majeurs (mais voir également §105.3, 4) font que ces processus redeviennent visibles quelques siècles après avoir transformé k,g+i,e lors de la palatalisation romane : l’antériorisation de lc a, ā > æ (x §70) et l’arrivée du vocabulaire germanique qui fournit des k,g+i,e frais, i.e. non transformés par la palatalisation romane. Il est à noter que le fonctionnement de la palatalisation est strictement identique entre son application à date plus reculée (palatalisation romane) et son application plus récente (palatalisation gallo-romane) : toutes les vélaires présentes dans la langue sont palatalisées en occlusives palatales devant toutes les voyelles antérieures de la langue – seulement l’ensemble des voyelles antérieures de la langue a évolué : i,e seuls dans un premier temps, i,e,a depuis l’antériorisation de a, ā > æ vers la fin du 4e siècle. Remarques 1. Comme la la syncope (x §65) et la consonification (x §66), la palatalisation k,g+Vant. > [c,ɟ] a été permanente sur une longue période, depuis le début de la palatalisation romane (au moins au 1e siècle ap. JC x §97.2), en passant par la palatalisation gallo-romane et audelà puisqu’elle a continué à affecter les vélaires des mots germaniques (x §105.2) ainsi que les dérivations tardives (type duchesse x §105.3), jusqu’aux emprunts tardifs (type fragile x §105.4). C’est seulement lorsque les nouveaux emprunts (au germanique et à d’autres langues : frk skip > esquiper FC équiper x §105.2) ne sont plus rendus avec ʧ,ʤ que la palatalisation a cessé son activité. Il est difficile de donner une date absolue pour l’apparition des ces mots, mais on peut penser que l’on se trouve ici aux abords de l’AF ou en AF même. La palatalisation aura donc été active pendant un millénaire, ou presque. Quant à l’affrication, elle est plus jeune que la palatalisation (x §§104, 107) mais dès lors qu’elle est entrée en vigueur l’a accompagnée jusqu’au terme de son activité (il n’existe pas d’aboutissement palatalisé mais non affriqué). 2. Pour les auteurs, rares, qui plaident l’unité des palatalisations romane et gallo-romane voir §109.3. 3. Dans certaines variétés régionales ou sociologiquement marquées du français contemporain, on peut encore (ou de nouveau) observer les deux étapes qui transforment d’abord une consonne non palatale en [c,ɟ], puis ces consonnes palatales en affriquée ʧ,ʤ. Alors que l’affrication [c,ɟ] > ʧ,ʤ est identique à celle pratiquée lors des palatalisations romane et gallo-romane, la première étape du processus moderne est en partie différente de la palatalisation qui opère dans l’évolution du français : les consonnes palatalisées sont non seulement vélaires mais également dentales, et l’agent palatal déclencheur inclut yod (en sus des voyelles d’avant). Le t,d du français standard est ainsi prononcé c,ɟ ou ʧ,ʤ dans une variété sociologiquement marquée (« banlieue » selon Jamin 2005) que Trimaille et al. (2012 : 2249) ont observée « dans divers contextes urbains » et que Jamin et al. (2006 : 335) attribuent à « de jeunes habitants de quartiers pluri-ethniques et multilingues de grandes villes françaises ». Etant donné le français standard question [kɛstjɔ˜ ], gardien (de but) [gaʁdjɛ˜ ] ou (il est) parti [paχti], les locuteurs de cette variété prononcent [kɛscɔ˜ ], [gaʁɟɛ˜ ] et [paχci] ou [kɛsʧɔ˜ ], [gaʁʤɛ˜ ] et [paχʧi]. Ces prononciations sont sociologiquement marquées et perçues en tant que telles de manière consciente : en témoignent des graphies, typiquement dans des bandes dessinées, telles les nattes sont interdchites en cours ou encore Fatchima a des choses à vous djire (Trimaille et al. 2012 : 2250). Déjà en 1992 Gadet (1992 : 34 sq.) note pour le français qu’elle appelle populaire la graphie méquier (métier, pour transcrire [c] < tj). Dans les mêmes variétés, la palatalisation / affrication des vélaires k,g semble plus rare mais est attestée : au lieu de la prononciation [tχãkil] pour tranquille du français standard, on peut entende [tχãcil] et [tχãʧil] (Jamin 2005 : 119). Gadet (1992 : 34 sq.) fait état de la graphie la concierge est au cintième (cinquième, pour transcrire [c] < k).
244
Partie 3. Phonétique Historique Enfin, dans certaines variétés régionales, la palatalisation / affrication est également attestée. Ainsi Dawson et al. (2016 : 154) rapportent pour le picard du Nord-Pas-de-Calais que /tj/ est prononcé [ʧj] par exemple dans soutien ou entier où (ti=[ʧj]) (voir également Hornsby 2006 : 46).
14.4.2.2 Indépendance de la palatalisation et de l’affrication 107
La palatalisation et l’affrication sont des processus indépendants (c’est également l’avis reçu x §108). Pour la palatalisation romane cela découle de la dépalatalisation devant r qui atteste le stade évolutif [c,ɟ] (x §102). Pour la palatalisation gallo-romane, l’indépendance des deux processus est montrée par le fait qu’il existe des [c,ɟ] ayant des origines différentes de la palatalisation mais qui pratiquent également l’affrication. Il s’agit de yod qui s’est renforcé en [c,ɟ] en position forte : toujours à l’initiale (jūrāre > jurer x §274), en position appuyée lorsque le groupe C+yod est demeuré intact jusqu’au 5e siècle (rabia > rage x §§285-287). Ici la source de ʧ,ʤ n’est assurément pas vélaire. Le tableau (42) illustre les différentes sources de [c,ɟ] qui, affriqués, deviendront AF ʧ,ʤ. L’affrication [c,ɟ] > ʧ,ʤ (qui a également produit ʧ issu de la palatalisation romane mais dépalatalisé en j+ʦ x §102) est ainsi avec l’assibilation (t+yod > ʦj x §282) la seule source d’affriquées de la langue. (42)
Tableau 12 : convergence vers c,ɟ, base unique de ʧ,ʤ affrication
lat germ lat
germ
k+a en pos. forte yod appuyé k+i,e,a g+i,e en pos. forte yod initial yod appuyé g+a en pos.forte g+i,e,a
c
ɟ
ʧ
ʤ
source carru sēpia frk skina
AF char seche eschine
argentu jūrāre rabia gamba frk °gēro
argent jurer rage jambe giron
FC seiche échine
14.4.2.3 Avis reçus 108
a. Avancement mécanique vers l’avant Loin de la décomposition en quatre processus indépendants et discrets des palatalisations romane et gallo-romane décrite au §104, (36), l’idée générale des grammaires et auteurs est phonétique (articulatoire), mécaniste et suppose des processus uniquement graduels, non discrets (ce qui est la position néogrammairienne, x §§43 sq.). Selon l’avis reçu, donc, l’articulation des vélaires était déjà différenciée en latin (tardif) en fonction de la voyelle qui suivait. Ainsi Fouché (1952-1961 : 449, 552) appelle-t-il k,g+i,e des vélaires prépalatales, k,g+a des vélaires prévélaires et k,g+u,o des vélaires postvélaires. Nyrop (1914 : §402) parle de vélaires prépalatales, médiopalatales et postpalatales (réf. bibl. 1). Ensuite k,g+i,e et k,g+a s’engagent dans un mouvement mécanique vers l’avant du palais jusqu’au point où, pour des raisons physiologiques, ils ne peuvent plus demeurer uniquement occlusives. C’est alors qu’un élément fricatif est introduit, ou qu’une affrication se produit. La raison physiologique invoquée n’est d’ordinaire pas précisée, mais certains auteurs pensent qu’il s’agit du caractère palatal : les occlusives palatales [c,ɟ] seraient intrinsèquement instables (Pope 1934 : §279) ou particulièrement difficiles à articuler (Straka (1979
Chapitre 14. Les palatalisations
245
[1965] : 311) (réf. bibl. 2). Alternativement, dans une perspective structuraliste (x §37.1), Wüest (1979 : 219) suggère qu’il y avait trop de palatales dans le système et que l’affrication est une réaction contre ce trop plein dans cette zone du système consonantique. Plus récemment les auteurs proposent des survols typologiques qui montrent que la palatalisation dans les langues du monde est très souvent accompagnée d’affrication (Bhat 1978) et analysent la transition vers l’affriquée dans une perspective basée sur la perception (Rq1, 2). Pour les partisans du mouvement mécanique vers l’avant du palais, la question se pose de savoir pourquoi l’affrication tantôt se produit déjà au stade palatal (g+i,e > ʤ lors de la palatalisation romane, k,g+a,i.e > ʧ,ʤ plus tard lors de la palatalisation gallo-romane), tantôt plus en avant au niveau dental (k+i,e > ʦ, palatalisation romane). C’est donc la question de l’asymétrie qui est posée par ce biais, et elle demeure sans réponse (x §109). Remarques 1. Les travaux plus récents (génératifs) continuent de développer l’approche articulatoire classique, en phonétique et en phonologie, mais introduisent également des éléments basés sur la perception (confusion des segments, proximité acoustique). Telfer (2006 : 9-64) (pour la situation à travers les langues), Berns (2013 : 135 sqq.) et Jacobs et Berns (2013 : 109-118) en font le résumé (réf. bibl. 3). 2. En dehors du domaine roman, la littérature phonétique et expérimentale moderne s’est désolidarisée de la vision de la palatalisation en tant que phénomène purement mécanique basé sur la phonétique articulatoire : Ohala (1992), Guion (1998) et Chang et al. (2001) placent l’emphase sur la perception et le type de sons que les humains confondent plus ou moins facilement. Références bibliographiques : 1. Articulation des vélaires déjà avancée en latin en fonction de la voyelle suivante : Fouché 19521961 : 449, 552 ; Nyrop 1914 : §402 ; Rheinfelder 1953 : §390 ; Luquiens 1926 : §133 ; Richter 1934 : §46 ; Sturtevant 1940 : §191 ; Müller 1979 : 729. 2. Palatalisation = avancement mécanique le long du palais, puis introduction d’un élément fricatif : Straka 1979 [1965] : 311 sqq. ; Nyrop 1914 : §§402, 404-2° ; Joret 1874 : 75 ; Pope 1934 : §279 ; Carton 1974 : 154 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 94. 3. Transition occlusive palatale > affriquée a) dans la littérature phonétique moderne, dans les langues du monde : Keating 1993 : 7 ; Ohala 1992 ; Guion 1998 ; Wilson 2006. b) dans la littérature phonologique moderne, à propos du roman et / ou français : Jacobs 1991, 1993a ; Jacobs et van Gerwen 2006 ; Calabrese 1993 ; Mazzola 2000 ; en général Clements et Hume 1995 : 294-296 ; Lahiri et Evers 1991.
109
b. Asymétrie sourde sifflante ʦ – voisée chuintante ʤ La plupart des grammaires et auteurs décrivent l’état de départ et d’arrivée des vélaires latines et éventuellement font des hypothèses concernant la trajectoire, mais ne se posent pas de questions au-delà de ce service minimum (Rq1, réf. bibl. 1). Pour les auteurs peu nombreux qui en traitent, l’asymétrie est la conséquence de la phonétique articulatoire intrinsèque (et universelle) des segments engagés dans la palatalisation : ou bien les voyelles palatalisantes sont tenues pour responsables (i,e sont situées plus en avant que a, Rq2), ou alors l’asymétrie est mise sur le compte de la différence de voisement des consonnes palatalisées (la sourde k serait plus vigoureuse que la voisée g, Rq4). Les deux causalités peuvent être cumulées (cas de Straka). Enfin, il existe un raisonnement structuraliste basé sur l’antipathie qu’auraient les langues à confondre des segments qui sont distincts dans la source (Rq6).
246
Partie 3. Phonétique Historique
L’examen de ces trois explications dans les Rq2-6 montre que toute tentative de dériver l’asymétrie d’une quelconque propriété en phonétique articulatoire (ou acoustique) est vouée à l’échec : l’asymétrie ne doit rien aux propriétés phonétiques, ni des voyelles palatalisantes, ni des vélaires palatalisées. Elle est le résultat de la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ qui a concerné seulement l’affriquée sourde ʧ (x §104.3). Remarques 1. Parfois le problème de l’asymétrie est identifié, mais laissé sans réponse. Ainsi MeyerLübke (1908 : §162) qui s’en étonne d’autant qu’en italien et ailleurs la palatalisation romane produit des résultats symétriques pour la sourde et la voisée (ʧ,ʤ). 2. i,e ont une plus grande force palatalisante que a Dans l’espace articulatoire, les voyelles i,e sont localisées plus en avant que la voyelle a. L’asymétrie a été mise sur le compte de cette différence articulatoire, mais qui selon les auteurs agit de manière différente. Ainsi Rheinfelder (1953 : §390) pense qu’elle est à l’origine du fait que i,e aient commencé à agir sur les vélaires plus tôt que a. Par conséquent l’élan du mouvement impulsé par i,e a duré plus longtemps et donc emmené les vélaires plus loin sur la trajectoire vers l’avant que celui induit par a. En revanche Nyrop (1914 : §402) attribue une force palatalisante intrinsèque plus grande à i,e qu’à a : la palatalisation par a est plus difficile. La voyelle a étant moins palatalisante, l’articulation sous son empire se déplace plus lentement vers l’avant que sous celui de i,e. Par conséquent k,g+a va moins loin sur la trajectoire vers l’avant que k,g+i,e (Blondin 1975 : 157 sq. défend une position proche). Enfin, Straka (1979 [1965] : 312, 317, 321) reprend à son compte les deux avis précédents et ajoute l’idée que les vélaires sont attirées plus en avant par i,e que par a puisque i,e sont des voyelles plus antérieures que a. Cette troisième raison n’implique en rien la durée de l’action palatalisante ni la difficulté pour les différentes voyelles à palataliser. Elle fait uniquement référence à la localisation articulatoire : une articulation plus antérieure attire k,g plus en avant qu’une articulation moins antérieure. Toutes les versions de ce raisonnement sont incapables de rendre compte de la situation empirique, pour deux raisons. D’une part il distingue donc la palatalisation romane, causée par i,e, de la palatalisation gallo-romane, déclenchée par a. Or la palatalisation galloromane se produit également devant i,e (dans les mots germaniques x §105 et latins tardifs x §105.3, 4). Par conséquent il n’est pas vrai que l’action de i,e puisse être opposée à celle de a : tombé sous l’empire de i,e, une vélaire produit tantôt ʦ (palatalisation romane), tantôt ʧ,ʤ (palatalisation gallo-romane). Les caractéristiques phonétiques ou articulatoires de i,e et a n’y sont donc pour rien et ne permettent de prédire le comportement de la vélaire d’aucune façon (argument fait par Martinet 1973 : 483). D’autre part l’action différenciée de i,e par rapport à a est déjà en porte-à-faux au sein même de la palatalisation romane : si k+i,e produit bien le ʦ attendu, g+i,e aboutit à ʤ au lieu du ʣ prédit. Il est donc un fait que le timbre de la voyelle palatalisante n’a aucune incidence sur le résultat de la palatalisation (Rq3). Pour sa part, Buckley (2009 : 43) doute du scénario basé sur l’avancement progressif dont le point extrême, ʦ, est atteint sous l’impulsion des voyelles les plus avancées i,e : il fait valoir que le processus en question est une palatalisation, et qu’un résultat palatal serait donc l’aboutissement idéal atteint sous l’empire des voyelles les plus palatales. Or ʧ est plus palatal que ʦ et devrait donc être de préférence produit par i,e – mais on observe le contraire. 3. Une seule palatalisation, déclenchée par toutes les voyelles palatales de la langue Quelques auteurs rendent explicite le fait que les trois voyelles palatalisantes i,e,a n’ont pas d’effet variable selon leur force palatalisante intrinsèque mais qu’au contraire la palatalisation a lieu devant toute voyelle antérieure présente au moment des faits (i,e lors de la palatalisation romane, i,e,a au moment de la palatalisation gallo-romane) et concerne toutes les
Chapitre 14. Les palatalisations
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occlusives vélaires présentes (réf. bibl. 2). On en conclut qu’il n’y a qu’une seule palatalisation, unique et uniforme durant toute la période de son activité (x §106). 4. La sourde k a une plus grande force articulatoire que la voisée g Grammont (1924) introduit une explication pour l’asymétrie basée sur la différence de voisement entre k et g : il pense qu’universellement l’articulation de la voisée est plus complexe et plus difficile, ce qui retient les organes de la phonation plus en arrière : « les sonores sont toujours articulées un peu plus en arrière que les sourdes, à cause du léger retrait de la langue et des autres organes buccaux que nécessite la mise en vibration de la glotte. Or les chuintantes sont articulées un peu plus en arrière que les sifflantes ; il est donc normal que là où la sourde donne une sifflante la sonore donne une chuintante » Grammont (1924 : 65). On trouve ensuite chez les auteurs des versions plus ou moins proches de cette idée. Ainsi Pope (1934 : §292) « the voiced palatal ɟ is articulated a little further back than the breathed one » (en citant Grammont 1924) et Blondin (1975 : 155) « il semble que la différence de traitement soit imputable à la dépense énergétique, plus élevée pour une sourde (forte) que pour une sonore (douce) ». Straka (1979 [1965] : 322) pour sa part pense qu’à pression palatale et position égale, « la langue est allée s’appliquer moins fortement et, de ce fait, moins en avant pour une occlusive faible que pour une occlusive forte » (pour lui les sourdes sont fortes et les voisées, faibles). La version allemande de la même idée prend son origine chez Buscherbruck (1931 : §§105112) qui dans la tradition de la Schallanalyse (Sievers 1924) considère que les voisées ont une plus grande « plénitude de sonorité » (Schallfülle) et pour cela permettent aux organes de phonation de les articuler de manière non tendue (alors que les sourdes, moins pleinement sonores, doivent recourir à une articulation tendue). De cette articulation non tendue résulte une rigole formée par la langue qui est plus large que celle produite par une articulation tendue (sourde). Enfin, la largeur accrue de cette rigole est responsable de l’affrication en ʤ (plutôt qu’en ʣ). Rheinfelder (1953 : §393, note 1) se fait l’écho de ce raisonnement. Toutes ces explications sont caduques puisque la palatalisation gallo-romane administre la preuve que k et g peuvent aboutir au même résultat chuintant, ʧ,ʤ. L’idée d’un conditionnement basé sur la phonétique articulatoire des vélaires est née devant la surprenante asymétrie entre k et g lors de la palatalisation romane, mais ses partisans oublient (ou évitent de mentionner) que cette asymétrie n’est d’aucune façon universelle ni même propre au français. Elle représente une idiosyncrasie de la seule palatalisation romane et doit être traitée en tant que telle. 5. Le vocabulaire germanique est un obstacle insurmontable pour l’analyse de Straka Le vocabulaire germanique qui participe à la palatalisation gallo-romane représente un obstacle insurmontable pour l’analyse de Straka. Il a été rapporté que la différence entre le comportement de k+i,e et k+a en position forte (le premier aboutissant à la sifflante ʦ et la seconde, à la chuintante ʧ) selon lui est la conséquence cumulée des propriétés articulatoires de la voyelle palatalisante (Rq2) et des vélaires palatalisées (Rq4). Les mots germaniques présentant k,g+i,e devraient donc produire t̮ 1,d̮ 1 > ʦ,ʣ comme lors de la palatalisation romane (Straka note t̮ 1,d̮ 1 pour désigner les occlusives palatales aboutissant à ʦ,ʣ, alors que t̮ 2,d̮ 2 sont également des occlusives palatales mais aboutissant à ʧ,ʤ ; il n’explique pas la différence phonétique entre les deux séries, définies uniquement en fonction de leur aboutissement). Or ce n’est pas le cas : germ k,g+i,e aboutissent à ʧ,ʤ (°gēro > giron x §105), autant que les mots latins qui présentent un k,g+i,e à l’époque de la palatalisation gallo-romane (types duchesse x §105.3 et fragile x §105.4). Cela montre que le type d’affriquée produit n’a aucun rapport avec la nature de l’agent palatal (Rq2) : lors de la palatalisation gallo-romane i,e,a produisent toutes les trois ʧ,ʤ. Gêné, Straka (1979 [1965] : 321 note 53) invoque deux directions. D’abord il parle de la possibilité pour i,e germaniques d’avoir été moins antérieurs que les i,e romans. Il pense ensuite qu’au moment de l’arrivée des mots germaniques le gallo-roman a déjà pu avoir
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Partie 3. Phonétique Historique perdu sa tendance à la palatalisation devant i,e. Il aurait alors « rapproché » la prononciation de k+i,e à celle de k+a (p.321 note 53). Straka ne dit pas quelle aurait été la cause d’un tel « rapprochement ». Le comportement des mots germaniques montre que la clef de voûte de l’analyse de Straka est infondée : i,e ne palatalisent pas plus fortement que a. Les palatalisations sont déclenchées par toutes les voyelles antérieures que la langue possède. L’évolution cruciale ici, l’antériorisation lc a, ā > æ (x §70), ne joue aucun rôle dans l’analyse de Straka et n’y est pas même mentionnée. 6. Raisonnement structuraliste Haudricourt et Juilland (1970 : 94) expliquent que k+i,e a d’abord via l’occlusive palatale [c] produit l’affriquée ʦ. Plus tard k+a s’est mis en mouvement vers l’avant, parcourant la même étape [c] mais décidant d’affriquer en ʧ plutôt qu’en ʦ (qui aurait été sa destination normale) afin d’éviter la confusion avec le ʦ déjà en place depuis la première vague. Suivant Wartburg (1950), Haudricourt et Juilland (1970 : 94) entendent par ailleurs que « la Romania occidentale [est caractérisée] par un latin urbain, lettré et soigné, par opposition à la Romania orientale, caractérisée par un latin rustique, vulgaire et moins soigné ». L’Est aurait ainsi opposé moins de résistance à la confusion des phonèmes que l’Ouest où l’existence d’une norme civilisée impacte l’évolution de la langue et fait échouer la confusion de k+i,e et k+a en ʦ. Ce raisonnement est destiné à expliquer pourquoi k+a n’a pas abouti à ʦ. Il ne dit rien sur l’asymétrie elle-même, qui est déjà en place lorsque k+a entame la palatalisation (k+i,e aboutit à la sifflante ʦ quand g+i,e produit la chuintante ʤ). Dans la même perspective, Fielding (2010 : 36 sq.) pense que k+i,e avait déjà produit ʣ lorsqu’il a fallu que g+i,e prenne une décision concernant sa trajectoire. Le résultat régulier ʣ a alors été évité afin de ne pas confondre les deux phonèmes et le choix se serait alors porté sur ʤ. Ce scénario est assurément faux puisqu’il renverse la chronologie des événements : la palatalisation de g+i,e prédate celle de k+i,e (x §97.2). Fielding (2010 : 36 sq.) évoque encore le fait que ʣ est typologiquement rare en comparaison à ʤ. Ce caractère marqué aurait alors pu bloquer l’évolution attendue g+i,e > ʣ : la langue n’a pas envie de produire des consonnes rares. On se demande alors pourquoi elle a consenti à créer le même ʣ en tant que continuateur de k+i,e > ʦ en position intervocalique (placēre > plaisir).
Références bibliographiques : 1. Présentent les faits sans soulever les questions de l’asymétrie etc. : Richter 1934 : §151 k+a en pos. forte ; Nyrop 1914 : §402 ; Regula 1955 : 94 sq. ; Matte 1982 : 87 sq. ; Joret 1874 : 74 ; Machonis 1990 : 63 ; Clédat 1903b : 206, 282 ; Berns 2013 : 130-163 ; Jacobs et Berns 2013. 2. Toutes les voyelles antérieures palatalisent de la même façon sans distinction en leur sein : Marchot 1901 : §50 ; Meyer-Lübke 1908 : §163 ; Pope 1934 : §298 ; Blondin 1975 : 158 note ; Buckley 2009 ; Martinet 1973.
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c. Stade intermédiaire [c,ɟ] (occlusives palatales) Il est très largement admis qu’il a existé entre les vélaires latines et leurs aboutissements palatalisés (palatalisation romane et gallo-romane) un stade évolutif intermédiaire [c,ɟ] (occlusive palatale sourde et voisée). Ces consonnes sont identifiées en particulier grâce au paradigme C+k,g+(i,e) (vinc(e)re, surg(e)re) qui impose une étape où la vélaire est déjà palatalisée mais non encore affriquée et de ce fait peut dépalataliser en t,d (x §101). Cette séparation entre palatalisation et affrication correspond au scénario exposé aux §§104, 107 autant qu’à l’avis reçu (x §108) selon lequel la palatalisation a avancé l’articulation dans un premier temps sans altérer le caractère occlusif des vélaires. Dans un second temps seulement, les occlusives palatales [c,ɟ] ainsi créées se sont selon l’avis reçu affriquées en ʦ ou ʧ,ʤ selon les cas.
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Remarque 1. Les occlusives palatales [c,ɟ] sont attestées dans des dialectes modernes du canton des Grisons (Graubünden) en Suisse, par exemple dans le Val d’Alvra (Albulatal) (Schmid 1956 : 63 sq., carte 6 en fin d’article). Lausberg (1967 : §§314, 326) en fait également état pour cette région. La palatalisation devant a qui caractérise le catalan de l’île de Majorque (x §105.1) a également produit [c,ɟ], attestés aujourd’hui. Références bibliographiques : 1. Occlusives palatales [c,ɟ] identifiées pour la palatalisation romane par les types vinc(e)re, surg(e)re : Straka 1979 [1965] : 311 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§115, 118-Rq ; Fouché 1952-1961 : 465, 820 ; Clédat 1917 : §110b ; Pierret 1994 : §330.2 ; Richter 1934 : §§84 Ic, 133. 2. Occlusives palatales [c,ɟ] identifiées pour la palatalisation romane en dehors des types vinc(e)re, surg(e)re : Joret 1874 : 71 sq., 323 note 2 ; Schuchardt 1893 : 363 ; Meyer-Lübke 1908 : §§152, 156 ; Straka 1979 [1965] : 312-322 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §114-H ; Fouché 1952-1961 : 605 ; Pope 1934 : §§276, 283, 285, 290 sq. ; Richter 1934 : §§46, 140, 172 ; Haudricourt et Juilland 1970 : 96 sq. ; Marchot 1901 : 56 sq. ; Wüest 1979 : 218 ; Carton 1974 : 154-161 ; Pierret 1994 : §§323.1, 339 sq. ; Machonis 1990 : 63 ; Jacobs et Berns 2013 : 114 sq. 3. Occlusives palatales [c,ɟ] identifiées pour la palatalisation gallo-romane : Meyer-Lübke 1908 : §163 ; Straka 1979 [1965] : 320-322 ; Pope 1934 : §300 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§120-H, 121-H ; Wüest 1979 : 223 sq. ; Pierret 1994 : §342 ; Lausberg 1967 : §§314, 326 ; Richter 1934 : §§129, 138 ; Blondin 1975 : 159 ; Machonis 1990 : 63 sq. 4. Les palatalisations romane et gallo-romane produisent [c,ɟ], base commune qui est ensuite différenciée en ʦ ou ʧ,ʤ lors de l’affrication, changement spontané : Lenz 1888 ; Ringenson 1922 : 117 ; Pope 1934 : §§290, 300 ; Richter 1934 : §§46, 129, 138, §140A 5°-6° ; Blondin 1975 : 156 sq. ; Wüest 1979 : 223 sq. deux étapes pour la palatalisation gallo-romane seulement ; Haudricourt et Juilland 1970 : 94 ; Machonis 1990 : 63 sq.
14.5 k,g+(i,e) : fac(e)re, vinc(e)re 14.5.1 Particularité du paradigme 111
La particularité de k,g+(i,e) où une vélaire est suivie d’une voyelle palatale promise à la syncope est le fait que la syncope met la vélaire en contact avec la consonne suivante. Lorsqu’il s’agit de r comme dans les types fac(e)re > faire (k+(i,e) intervocalique) et vinc(e)re > veintre FC vaincre (k+(i,e) appuyé), l’aboutissement dévie de ce qui est attendu, i.e. j+ʦ. Cette influence exercée par un r suivant interroge ; elle est la raison pour laquelle le paradigme a fait couler tant d’encre. Gierach (1910 : 73 sqq.) fait le résumé des hypothèses défendues en son temps et déjà en 1910 dit qu’il s’agit « d’une vieille pomme de discorde parmi les romanistes ». 14.5.2 k,g+(i,e) : aboutissements 14.5.2.1 k+(i,e)
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Lorsque la voyelle palatalisante est stable, k+i,e aboutit à j+ʦ (en position intervocalique : placēre > plaisir x §99 ; en position appuyée : vascellu > vaissel FC vaisseau x §§97, 140). Le tableau (43) montre que lorsque k+(i,e) n’est pas suivi de r (i.e. en finale : dulce > dols FC doux ; devant consonne autre que r : grac(i)le > graisle FC grêle, Rq1), l’aboutissement est en effet celui qui est attendu, j+ʦ, en position intervocalique comme appuyée. Dans cette dernière yod palatalise la consonne précédente lorsque celle-ci est palatalisable
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Partie 3. Phonétique Historique
(vinc(e)re > veintre = ɲ FC vaincre x §139.2) et pratique la métathèse au cas où elle est s (fusc(i)na > foisne ‘trident’ x §140). (43)
Tableau 13 : k+(i,e) non suivi de r
lat Vk+(i,e) grac(i)le °cec(i)nu ac(i)nu dec(i)ma °amic(i)tāte 3s tac(e)t voce °berbīce C.k+(i,e) culc(i)ta falce ecce dulce poll(i)ce fusc(i)na
AF graisle cisne aisne disme amistié taist voiz berbiz couste fals eis dols pols foisne
FC grêle cygne aine dîme amitié (il) tait voix brebis couette faux (instr.) ‘voici’ doux pouce ‘trident’
lat °vic(ī)naticu ruc(i)na Vindoc(i)no 3s pf fēc(i)t 3s plac(e)t 3s subj prec(e)t flacc(i)du °mendic(i)tāte 3s subj tard(i)c(e)t 3s subj coll(o)c(e)t 3s °torc(e)t sal(i)ce calce roman(i)ce
AF visnage roisne Vendosme fist plaist prist flaistre mendistié tarst culzt torst saus, salz chals romans
FC voisinage rouanne Vendôme (il) fit (il) plaît (il) prie flétri mendicité (il) tarde (il) couche (il) tord saule chaux roman (livre)
En revanche k+(i,e) produit un résultat non attendu lorsqu’il est suivi de r : en position intervocalique l’aboutissement est yod (fac(e)re > °fajre > faire), quand en position appuyée on constate k+(i,e) > j+t (vinc(e)re > veintre FC vaincre). (44)
Tableau 14 : k+(i,e) suivi de r
lat fac(e)re cic(e)r °plac(e)re °lūc(e)re suffic(e)re confic(e)re °lic(e)re māc(e)rāre C.k+(i,e) vinc(e)re carc(e)re crēsc(e)re °nāsc(e)re Vk+(i,e)
AF faire ceire plaire luire sofire confire leire mairier veintre chartre croistre naistre
FC (pois) chiche suffire ‘être permis’ ‘pétrir’ vaincre chartre croître naître
lat °coc(e)re °tac(e)re °noc(e)re dīc(e)re dūc(e)re °doc(e)re soc(e)ru ac(e)rab(u)lu torqu(e)re canc(e)ru pāsc(e)re °parēsc(e)re
AF cuire taire nuire, noire dire duire duire suire airable tortre, tordre chaintre paistre pareistre
FC
nuire (con)duire ‘instruire’ ‘beau-père’ érable tordre chancre paître paraître
Remarques 1. La persistance de ʦ > s en tant que consonne médiane d’un groupe CʦC (grac(i)le > °grajʦle > graisle FC grêle, culc(i)ta > °culʦte > couste FC couette, Rq3) est de droit à cause des prérogatives particulières de ʦ,s (x §§30, 67). 2. Il existe un seul cas où Vk+(i,e)+r a produit ʦ > s : bene-dic(e)re > beneistre FC bénir. Ce mot est à l’évidence savant : l’emploi ecclésiastique a retardé la syncope de la posttonique jusqu’à ce que [c] < k+(i,e) soit passé à ʧ (bene-dic(e)re > °bene-diʧ(e)re), qui après la syncope et la dépalatalisation générale (ʧ > j+ʦ x §102, > °bene-ðejʦre) a provoqué l’épenthèse ʦr > ʦtr de droit (x §292) (> beneistre). La syncope de la prétonique a également été retardée (ou empêchée), si bien que d > ð est demeuré intervocalique jusqu’à son élimination. Le retard de cette syncope peut procéder de l’indépendance morphologique de bene- ou du caractère savant du mot, ou des deux. Hormis le retard des deux syncopes, toutefois, l’évolution du mot est phonétique et régulière. Il est à noter qu’ici comme dans le type CʦC grac(i)le > graisle FC grêle (Rq1) le ʦ est devenu s dès avant l’AF (x §30.2).
Chapitre 14. Les palatalisations
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3. Afr. couste < culc(i)ta est attesté chez TL2-968 : 10 en tant que pluriel coustes. Les formes courantes de ce mot n’ont pas de s : AF coute, coite, coilte, cuilte. Elles peuvent être postérieures à la chute de s devant consonne (qui a lieu durant la période AF x §303). Mais la palatalité présente dans AF coite, coilte, cuilte atteste l’existence de la dépalatalisation ʧ > j+ʦ (x §102), et donc de ʦ. D’autres formes avec s montrent également que le mot a possédé un ʦ : cousterie ‘métier des coutiers’ (1347), coustepointe ‘couverture de lit ouatée et piquée’ (1290-1416), coustepointer ‘garnir intérieurement de coton’ (1419) (toutes FEW 2.2 : 1493a,b). Références bibliographiques : 1. K+(i,e) non suivi de r (type grac(i)le > graisle FC grêle) : Pope 1934 : §§295ii, 296 ; Rheinfelder 1953 : §740 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §116-H2° ; Regula 1955 : 126 en finale type voce > voiz FC voix ; Meyer-Lübke 1908 : §§177, 312 ; Zauner 1921. 2. K+(i,e) appuyé suivi de r (type vinc(e)re > veintre FC vaincre) : x §110 réf. bibl. 1, §349 réf. bibl. 3, 4. 3. K+(i,e) intervocalique suivi de r (type fac(e)re > faire) : x §117 réf. bibl.
14.5.2.2 g+(i,e) 113
L’aboutissement attendu est celui que g+i,e produit lorsque la voyelle palatalisante est stable : en position intervocalique g+i,e aboutit à yod (géminé Rq2) (flagellu > flaiel FC fléau x §98) et en position appuyée, à ʤ (argentu > argent). Or en position appuyée g+(i,e) aboutit à j+d (au lieu du ʤ attendu) lorsqu’il est suivi de r (surg(e)re > sourdre Rq3) (x §349), et à zéro devant consonne autre que r (marg(i)la > marle FC marne) (Rq1). En position intervocalique en revanche g+(i,e) se comporte de manière conforme à l’attente : il aboutit à yod devant r (°rag(e)re > raire) comme ailleurs (rig(i)du > roit FC raide, cōg(i)tāre > cuidier FC cuider, vig(i)lāre > veillier FC veiller). Remarques 1. L’aboutissement zéro de C+g+(i,e) suivi d’une consonne autre que r est régulier : appuyé, g est palatalisé en ɟ et, s’il n’est pas éliminé à ce stade, affriqué en ʤ (x §105), ce qui après la syncope crée le groupe CɟC ou CʤC dont la médiane est éliminée selon la règle (x §67) : comme tl, dl, les groupes à occlusive palatale cl, ɟl (et encore moins ʤl) ne sont pas des attaques branchantes possibles (x §27). Les cas de g+(i,e) appuyé et non suivi de r sont très rares : marg(i)la > marle FC marne est le seul mot en dehors des formes verbales fléchies. Celles-ci (de verbes qui à l’infinitif placent le g+(i,e) devant r : surg(e)re etc.) produisent le même résultat zéro : 3s surg(i)t > surt FC (il) sourd (sourdre), 3s sparg(i)t > espart ‘(il) répand’, 3s terg(i)t > tert ‘(il) essuie’. Le type ng+(i,e) (°long(i)tānu > lointain) n’est pas exploitable à cause du processus ɲɟ > ɲɲ qui a éliminé la version palatalisée de la vélaire (x §97.4). 2. Dans le type g+i,e le yod résultant est géminé parce qu’il se trouve en position intervocalique (flagellu > °flajjel > flaiel FC fléau) (x §98). On ne s’attend pas qu’il le soit dans g+(i,e) puisqu’il ne sera pas intervocalique mais placé devant consonne. 3. Le témoin du paradigme g+(i,e) appuyé et suivi de r, surg(e)re > sourdre, ne permet pas de voir le yod dégagé par la dépalatalisation ɟ+r > j+d+r. La raison en est le r précédent, impalatalisable (x §116.1). Le yod apparaît dans °fulg(e)re > foildre FC foudre. Références bibliographiques : Gierach 1910 : 75 ; Clédat 1903b : 283-285 ; Fouché 1952-1961 : 607-610 ; Meyer-Lübke 1908 : §312.
14.5.2.3 Résumé de la situation : responsabilité du r 114
La situation est résumée sous (45) : les aboutissements de k,g+(i,e) en position intervocalique et appuyée sont comparés avec les aboutissements attendus (produits par k,g+i,e).
252 (45)
Partie 3. Phonétique Historique Tableau 15 : évolution de k,g+(i,e) comparée à l’aboutissement attendu (k,g+i,e)
k+(i,e) > intervoc. appuyé g+(i,e) > intervoc. appuyé
attendu (k,g+i,e) j+ʦ j+ʦ j+ʦ j+ʦ yod yod ʤ ʤ
suivi de r
non suivi de r
yod j+ʦ j+t j+ʦ yod yod j+d zéro
lat
AF
fac(e)re grac(i)le vinc(e)re culc(i)ta °rag(e)re rig(i)du surg(e)re marg(i)la
faire graisle veintre couste raire roit sourdre marle
FC
grêle vaincre couette raide marne
La première observation est le fait que l’évolution de k,g+(i,e) non suivi de r est toujours conforme à l’attente (sauf pour g+(i,e) appuyé mais dont l’aboutissement zéro est produit selon la règle x §113.1). En revanche k,g+(i,e) placé devant r produit toujours un résultat déviant de ce qui est attendu (sauf pour g+(i,e) intervocalique, Rq1). Il s’agit donc d’expliquer trois évolutions déviantes, toutes devant r : d’une part k+(i,e) et g+(i,e) appuyés devant r (vinc(e)re > veintre FC vaincre, surg(e)re > sourdre), d’autre part k+(i,e) intervocalique devant r (fac(e)re > faire). Ces deux paradigmes, C.k,g+(i,e)+r et Vk+(i,e)+r, ont attiré l’attention des analystes depuis les débuts de la discipline au 19e siècle, et ont donné lieu à des hypothèses multiples et conflictuelles (surtout en ce qui concerne Vk+(i,e)+r facere) cherchant à rendre compte de leur évolution déviante. Ils sont étudiés tour à tour aux §116 (C.k,g+(i,e)+r) et §117 (Vk+(i,e)+r). Quelle que soit l’analyse proposée, elle doit reconnaître la responsabilité de r : la situation distributionnelle (45) ne permet aucun doute quant au fait que l’évolution déviante de k,g+(i,e) soit causée par le contact de la vélaire (ou de sa forme palatalisée) avec un r suivant (Rq2). Remarques 1. G+(i,e) intervocalique (°rag(e)re > raire) produit yod comme prévu, mais il sera montré au §117.6 qu’il ne s’agit là que d’une conformité fortuite : en réalité l’évolution arrive à yod par un chemin sensiblement différent de celui emprunté par le type témoin g+i,e (flagellu > flaiel FC fléau x §98). 2. Le conditionnement crucial par le r suivant n’est souvent ni identifié ni, lorsqu’il l’est, pris en compte. C’est le cas notamment de l’analyse la plus fréquente du type fac(e)re > faire qui suppose une syncope précoce (x §117.3). Les auteurs cités en réf. bibl. ont identifié la responsabilité de r, mais il est courant que l’évolution déviante soit décrite (et analysée) sans que sa cause ne soit comprise ou identifiée (x §117.3). Ajoutons que la responsabilité de r n’a aucun rapport avec sa capacité à former avec la consonne précédente un groupe solidaire : la latérale a la même faculté mais ne produit pas le même effet que r (grac(i)le > graisle FC grêle). Références bibliographiques : Responsabilité du r suivant pour le comportement déviant de k,g+(i,e) : Joret 1874 : 323 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §116-H1° ; Meyer-Lübke 1908 : §177 ; Zauner 1921 : 213 ; Hatzfeld et al. 1924 [1890] : §389 ; Gierach 1910 : 75 ; Straka 1979 [1965] : 311 ; La Chaussée 1989a : 44, 1991 : 132 ; Pope 1934 : §296 (1) ; Morin 2003 : 158 sq.
Chapitre 14. Les palatalisations
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14.5.2.4 Dépalatalisation de [c,ɟ] causée par l’intolérance de r pour la palatalité 115
Dans le type déviant C.k,g+(i,e)+r (vinc(e)re > veintre FC vaincre, surg(e)re > sourdre) on constate une dépalatalisation à l’étape où la vélaire a été palatalisée en occlusive palatale : [c,ɟ] > j+t,d (x §§101 sq.). Cette dépalatalisation est donc causée par le r suivant et elle est due à l’intolérance de celui-ci pour la palatalité. Cette intolérance est générale : elle se manifeste dans l’évolution du français (Rq1), en français moderne (Rq2, 3) ainsi que dans de nombreuses autres langues à travers le monde (Rq4). Il est montré au §117 qu’il en va de même pour le type intervocalique Vk+(i,e)+r fac(e)re où le [c] au contact de r dépalatalise pareillement en j+t (> °fa[c]re > °fajtre) avant que le tr intervocalique ne se réduise à r selon la règle (x §344) (> faire). Remarques 1. Dans l’évolution du français l’inimitié entre r et la palatalité se manifeste dans le fait que r n’est pas palatalisable (x §284.4, 5). Ainsi la métathèse Cj > jC concerne les groupes Cj dont le C n’est pas palatalisable (x §284) : les consonnes qui refusent la palatalisation sont r (paria > paire) et s (s bāsiāre > baiser, ss bassiāre > baisser, ʦ ratiōne > raison). La métathèse existe donc parce que, impénétrables à la palatalité, ces consonnes ne la tolèrent pas non plus à leur droite sous forme de yod. Du reste, le sort du yod issu de la dépalatalisation devant r dans le type vinc(e)re montre encore l’impalatalisabilité de r (x §116.1). 2. En français moderne, la synérèse (omission d’une voyelle en présence d’un glide suivant) en début de mot est possible : lier, (vous) liez, (nous) lions, (il) lia etc. sont prononcés avec ([lij-e], [lij-ɔ˜ ], [lij-a]) ou sans voyelle ([lj-e], [lj-ɔ˜ ], [lj-a]), en variation libre. Cela est vrai pour toutes les consonnes qui précèdent i (nier, lier, é-pier etc.), sauf pour r : dans (nous) rions, (vous) riez la synérèse est impossible (*[rj-ɔ˜ ], *[rj-e]). Seule la version non réduite [rij-ɔ˜ ], [rij-e] se rencontre (Tranel 1981 : 121). 3. Dans les variétés du Midi de la France qui ont une distribution complémentaire entre les versions +ATR (tendues) [e,o,ø] et -ATR (relâchées) [ɛ,ɔ,œ] des voyelles moyennes, cellesci surviennent en syllabe fermée (bête [bɛt], folle [fɔl], gueule [gœl]) quand celles-là se rencontrent en syllabe ouverte (bêtise [betiz], folie [foli], gueuler [gøle]) (Durand et al. 1987, Durand 1990 : 24 sqq.). Comme les groupes muta cum liquida (m[ɛ]tre vs. m[e]trique), les groupes Cj sont tautosyllabiques : chrétien [etjV], bélier [eljV], comédien [edjV], arménien [enjV], collégial [eʒjV] etc. Seul rj produit [ɛ] : sérieux, algérien, férier, antérieur etc. sont prononcés [ɛʁjV]. On en conclut que yod s’engage dans un groupe solidaire (attaque branchante x §§26 sq.) avec toutes les consonnes sauf avec r, qui refuse cette proximité syllabique. Le résultat est un groupe V1r.jV2 hétérosyllabique produisant pour V1 [ɛ,ɔ,œ] (contre V1.CjV2 tautosyllabique, induisant [e,o,ø] pour V1). 4. Hall et Hamann (2010) dressent un inventaire des cas rencontrés dans diverses langues qui illustrent l’inimitié entre r et yod et établissent une typologie : 1° rj ne survient pas (lacune distributionnelle inattendue : anglais, Shetlandic Norn), 2° la création de rj, attendue, est bloquée (allemand), 3° rj est créé mais ensuite altéré afin de l’éviter (grec chypriote). Les mêmes restrictions valent pour jr, dont la création (ainsi que celle de ir et yr) est bloquée en norvégien et chinois mandarin.
14.5.3 k,g+(i,e)+r appuyé : vinc(e)re, surg(e)re 116
La dépalatalisation de [c,ɟ] > j+t,d est déclenchée par le contact avec le r suivant : r étant intolérant pour la palatalité (x §115), les aboutissements décrits aux §§112 sq. découlent : le t,d issu de la dépalatalisation forme avec le r suivant un groupe solidaire tr, dr, ce qui fait que le groupe triconsonantique créé C.tr, C.dr est viable (x §29). Ainsi ɲ.tr dans vinc(e)re > veintre FC vaincre ou r.dr dans surg(e)re > sourdre. Cette évolution est du reste consensuelle (Rq4).
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Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Sort du yod Le sort du yod dégagé est décrit au §139.2 : ne pouvant s’ancrer en présence d’une coda (sauf lorsque celle-ci est s : crēsc(e)re > croistre FC croître x §140), il la palatalise au cas où elle est palatalisable (n dans vinc(e)re > veintre note ɲ FC vaincre, l dans °fulg(e)re > foildre note ʎ FC foudre), autrement disparaît (r : carc(e)re > chartre, surg(e)re > sourdre). 2. Sort du yod selon l’avis reçu : transmission de la palatalité par contact Selon l’avis reçu, l’apparition du yod dégagé par k+(i,e)+r sous la forme d’un graphique à gauche de s,n,l est due à la transmission de la palatalité par contact : s,n,l ont été palatalisés par la vélaire devenue palatale [c,ɟ] pour devenir s’,ɲ,ʎ, puis leur palatalité à son tour a fait naître un yod à leur gauche. Ainsi °nāsc(e)re > °nas[c](e)re > °nas’[c](e)re > °najs’[c]re > naistre FC naître. Dans ce sens Bourciez et Bourciez (1967 : §115-H), Nyrop (1914 : §412-4°), Pope (1934 : §293), Straka (1954 : 80 sq.), La Chausséee (1989a : 73 sq.), Pierret (1994 : §341), Rheinfelder (1953 : §642), Richter (1934 : §126-VI), Schwan et Behrens (1925 : §163), Morin (1979 : 104). Selon Straka et La Chaussée, le yod qui apparaît à gauche de s’,ɲ,ʎ (qu’ils appellent yod implosif) est un « son de transition » qui pour des raisons articulatoires anticipe leur palatalité (x §284.5). La transmission de la palatalité par contact rencontre des obstacles dont les sources citées ne font pas état. D’une part la question se pose de savoir en quoi s serait palatalisable, alors que r ne le serait pas (il n’y a jamais de graphique à gauche de r) : ni l’une ni l’autre consonne n’a produit des versions palatalisées qui soient décelables dans la graphie, l’évolution ou en français moderne. Il faut ainsi supposer que s, non palatal aujourd’hui, a été palatalisé uniquement pour transmettre la palatalité, puis dépalatalise aussitôt. On sait par ailleurs que r, qui bloque la transmission de la palatalité ici (carc(e)re > chartre), l’autorise lors de la métathèse : VrjV > VjrV (paria > paire x §284). Enfin et plus généralement, le fait que s et r ne soient pas palatalisables en français (à quelque stade évolutif que ce soit) est établi au §284.4, 5. 3. Réfutation de l’épenthèse (x §349 réf. bibl.7) On a pu penser que la dentale qui devant voyelle antérieure appraît à la place de la vélaire n’est pas le continuateur de celle-ci mais résulte de l’épenthèse (Darmesteter 1874 : 396, Mussafia 1883 : 279, Brunot 1905 : 175, Dauzat 1950 : 53, sur Darmesteter et Mussafia voir la Rq4). Dans cette perspective la vélaire palatalisée est éliminée en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (x §67) (ung(e)re > °ojɲ.ɟ.re > °ojn’re) et le groupe n’r créé déclenche l’épenthèse de d selon la règle (> AF oindre comme cin(e)re > cendre x §292). Ce scénario ne peut être correct puisqu’on sait que la consonne épenthétique est toujours voisée sauf si elle est précédée de s (x §292). Or dans le paradigme à l’étude le voisement de la dentale est strictement celui de la vélaire d’origine (ung(e)re > oindre vs. canc(e)ru > chaintre). Cet argument est développé par Straka (1979 [1965] : 311, note 32), La Chaussée (1989a : 81, 142), Rheinfelder (1953 : §659) et Morin (1979 : 102 sq.). L’évolution par épenthèse est également disqualifiée par le fait que lorsque deux r se rencontrent suite à la syncope ils forment une géminée, au lieu de produire un d épenthétique : quaerere > querre FC quérir (x §292). Si la dentale était épenthétique, surg(e)re par exemple aboutirait à AF *sourre, ce qui n’est jamais le cas : les vélaires sont toujours représentées par une dentale (AF sourdre), même lorsqu’elles sont précédées et suivies de r (Straka 1979 [1965] : 311, note 32, La Chaussée 1989a : 142, Morin 1979 : 102). Enfin, ces deux arguments réfutant l’épenthèse ne s’appliquent pas au type plang(e)re > plaindre (x §349) et laissent la porte ouverte pour une interprétation épenthétique de t après s (type °nāsc(e)re > naistre FC naître) puisque l’épenthèse après s produit la sourde t (ess(e)re > estre FC être). Regula (1955 : 179), Lausberg (1967 : §509) et Morin (2003) explorent cette voie.
Chapitre 14. Les palatalisations
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4. Avis reçu concernant l’évolution C+k,g+(i,e)+r > t,d L’avis général est celui exposé ici (x §§101, 110) : dans le groupe C+k,g+(i,e)+r les vélaires k,g ont d’abord été palatalisées en [c,ɟ], puis la syncope a éliminé la voyelle palatalisante. Les occlusives palatales ont ensuite été dépalatalisées pour devenir t,d (Straka 1979 [1965] : 311 et ses épigones appellent cette dépalatalisation une régression). Dans ce sens Bourciez et Bourciez (1967 : §§115, 118-Rq) qui notent t̮ ,d̮ pour les occlusives palatales, Straka (1979 [1965] : 311), Fouché (1952-1961 : 465, 820, la notation « d exposant 1, indice 2 » étant à son habitude cryptique), Clédat (1917 : §110b) qui note ty, dy, Pierret (1994 : §330-2), Richter (1934 : §§84-Ic, 133) et Morin (1979 : 103, 2003 : 159). Mais il existe d’autres scénarios, controuvés pour certains (vélaire devenue dentale sous l’influence assimilatrice de la dentale r : Nyrop 1914 : §412-3°, §431-3°, Regula 1955 : 157, Pope 1934 : §293, Rheinfelder 1953 : §642, Schwan et Behrens 1925 : §§163 sq.), fruit pour d’autres de la volonté de contourner le problème qu’a l’analyse épenthétique avec la continuité du voisement entre la vélaire et la dentale (Rq3) : Darmesteter (1874 : 396) (contredit par Horning 1883 : 38) propose une épenthèse en présence de la vélaire (vinc(e)re > °vencre > °venctre > veintre), quand Mussafia (1883 : 279) conçoit une évolution k+i,e > s et dérive vinc(e)re > °venç’re > °veinstre > veintre où le groupe sr provoque l’épenthèse de t (x §292) avant l’élimination du s. 5. La variation entre des formes avec k et t (carc(e)re > charcre, chartre, vinc(e)re > veintre, veincre, canc(e)ru > chaintre, chancre) est étudiée au §93. Références bibliographiques : Voir §349 réf. bibl. 3, 4, 6, 7.
14.5.4 k,g+(i,e)+r intervocalique : fac(e)re, rag(e)re 117
L’évolution du type intervocalique fac(e)re est régie par la même causalité que celle qui préside aux types appuyés vinc(e)re et surg(e)re : il est établi que le contact avec le r suivant est responsable de l’évolution inattendue de l’ensemble des cas de k+(i,e)+r (x §114). L’intolérance du r pour la palatalité (x §115) causant la dépalatalisation de [c,ɟ] (issus de la palatalisation de k+(i,e)) en j+t,d (x §116), il en est de même pour fac(e)re : la palatalisation produit [c] (> °fa[c](e)re), la syncope crée le contact entre [c] et r (> °fa[c]re) et la dépalatalisation produit °faj.tre. L’évolution de k+(i,e)+r aboutit donc au même résultat j+tr en position appuyée (vinc(e)re > veintre) et intervocalique (fac(e)re > °faj.tre). Ayant formé avec le r suivant un groupe solidaire, le t se maintient en position appuyée jusqu’en AF selon la règle, mais en position intervocalique est tout aussi régulièrement réduit à r (> faire) : tr > dr > ðr > r comme dans patre > pere FC père (x §344, Rq1). Il en va de même pour le type voisé intervocalique g+(i,e)+r °rag(e)re > °raj.dre > raire (Rq6). C’est Meyer-Lübke (1908 : §181) et lui seul parmi tous (suivi en temps modernes par Morin 1979, 2003) qui a compris que fac(e)re est passé par °faj.tre (Rq2). L’analyse majoritairement soutenue est basée sur l’idée d’une syncope précoce, incohérente puisqu’ignorant la responsabilité de r (Rq3) et incapable d’expliquer la présence d’un schwa d’appui en fin de mot (faire et non pas *fair, Rq5) qui est de droit après le -tr de °faj.tre. Enfin, étant donné que la réduction de ðr > r / rr n’a lieu qu’au début de l’AF (x §344.1), les formes avec ðr (écrites ) sont attendues et de fait attestées (Rq7). Remarques 1. Le groupe tr est appuyé par yod à l’issue de la dépalatalisation : fac(e)re > °faj.tre. Il devient intervocalique lorsque le yod en coda se vocalise pour former avec la voyelle à sa gauche une
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Partie 3. Phonétique Historique diphtongue (x §164) (> °fai.tre). Le groupe tr poursuit alors sa trajectoire en position intervocalique où l’occlusive est voisée et spirantisée selon la règle, le résultat étant ðr (> °faiðre). Enfin, la réduction de ðr intervocalique (qui n’a lieu qu’en AF x §344.1) produit toujours un r simple (> faire) et non pas géminé (*fairre). Il s’agit là de l’évolution de droit : tr, dr aboutissent à la géminée rr après voyelle atone et donc brève (it(e)rāre > errer), mais à r simple après voyelle tonique et donc longue (patre > pere FC père) (x §344). 2. Le type fac(e)re a toujours été « une vieille pomme de discorde parmi les romanistes », dit Gierach (1910 : 73 sqq.) qui fait le résumé des hypothèses défendues en son temps. Il est curieux que la pléthore d’auteurs qui a réfléchi à la question n’ait pas fait le parallèle, pourtant évident, avec k,g+(i,e)+r appuyé (types vinc(e)re, surg(e)re) : ici tous s’accordent pour dire que l’évolution normale de k+i,e a été empêchée parce que le résultat de la palatalisation, [c,ɟ], a été dépalatalisé au contact du r (x §116). Sachant que le r est également la cause du comportement déviant de k+(i,e) intervocalique (x §114), la conclusion s’impose : dans fac(e)re, k+(i,e) palatalisé en [c] a de même été dépalatalisé en j+t au contact du r. Cette opération produit la forme °faj.tre selon la règle sans aucune manipulation supplémentaire, forme qui a les vertus décrites dans le texte principal du présent paragraphe. Un seul auteur a fait ce raisonnement, en quelques mots anodins : Meyer-Lübke (1908 : §181) (suivi plus récemment par Morin 1979, 2003 : 158 sq. qui en 2003 explique qu’en 1979 il n’avait pas connaissance de l’écrit de Meyer-Lübke). 3. Syncope précoce Parmi les hypothèses formulées afin de rendre compte du yod dans le type fac(e)re, celle basée sur la précocité de la syncope a eu la plus grande fortune (pour les autres voir la Rq4). Dans cette perspective, le yod dans fac(e)re > faire est le résultat de l’évolution régulière de °kr : fac(e)re > °fakre > °fajre > faire (°kr > jr selon la règle : lacrima > °lac.rima > lairme FC larme x §300). Ce scénario est d’abord évoqué par Joret (1874 : 323 sq.) et Diez (1876 [1836] : 256) pour ensuite acquérir l’autorité de l’avis reçu (réf. bibl. 1). Afin d’obtenir le groupe °kr, il faut que la syncope soit intervenue avant que la voyelle syncopée n’ait pu palataliser la vélaire (sans cela celle-ci aurait abouti à j+ʦ, i.e. > °faisre > *faistre). C’est ainsi que Joret (1874 : 323 note 2) entend retarder la palatalisation romane jusqu’au 6° siècle, ce qui est bien sûr intenable (x §97.2b). L’alternative est d’avancer la syncope, qui aurait frappé la voyelle palatalisante dans le type fac(e)re de manière spécialement précoce, avant le 3e siècle (date de la palatalisation romane pour la sourde k x §97.2b). Ainsi La Chaussée (1989a : 44) la place-t-il vers la fin du 2e siècle, alors que la palatalisation romane selon lui commence son action dans la première moitié du 3e siècle. Selon cette analyse, la syncope n’a été précoce que devant r (puisqu’ailleurs k+(i,e) aboutit à j+ʦ selon la règle x §114) : étrange pouvoir pour un r de hâter la syncope de la voyelle à sa gauche. Typiquement les partisans de la syncope précoce ne mentionnent pas le rôle de r, et s’ils en font état la causalité est constatée mais non motivée (pourquoi r aurait-il cette influence, plutôt que l, t ou n ?) (réf. bibl. 1). Enfin, lorsqu’une causalité est invoquée elle est contrefactuelle. Gierach (1910 : 78) dit de façon imagée que « r a sucé (ou aspiré) » le e à sa gauche (« Aufsaugung der Pänultima durch r »), ce qui revient à affirmer que l’élimination de la posttonique dans fac(e)re n’est pas due à la syncope mais à l’action de r. Cela évite de devoir déclarer la syncope hâtée devant r, mais requiert une explication du pouvoir d’absorption qu’entre toutes les consonnes seul r possèderait. A cette fin Gierach (1910 : 75) identifie la forte sonorité de r. Cette explication n’est pas recevable puisque la latérale a le même degré de sonorité mais ne produit pas le même effet (grac(i)le > graisle FC grêle x §114). Rydberg (1893 : 15) fait valoir en faveur de la syncope précoce des attestations avec -cr- dans des sources latines en Gaule avant le 6° siècle : fecrunt (< 3p pf °fēcerunt), fecru, socro (< soc(e)ru), vincre. Cette dernière forme vincre représente vinc(e)re, qui a abouti à AF veintre FC vaincre. Or il est établi et consensuel que la valeur de dans vincre était l’occlusive palatale [c] (x §110) qui s’est ensuite au contact du r dépalatalisée en t : la pa-
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latale [c], mais non la vélaire k, peut aboutir à t. Le de la graphie vincre représente donc l’occlusive palatale [c]. Par conséquent il y a tout lieu de penser que le dans l’attestation socru après voyelle avait cette même valeur [c] (plutôt que [k]). Il en va de même pour la forme attestée par l’Appendix Probi 54 frigida non fricda (sauf que le ici représente la voisée [ɟ]). Les scribes n’avaient pas de lettre spécifique à leur disposition pour transcrire [c,ɟ], et comme ces segments n’étaient pas distinctifs dans la langue ont pu parfaitement maintenir la graphie latine (sur ce point voir Meyer-Lübke 1920 : §145). C’est d’ailleurs la solution adoptée aujourd’hui dans les transcriptions du picard qui connaît également [c] (x §106.3). 4. Autres analyses On a encore supposé que le yod produit par le type fac(e)re > faire est le résultat d’une évolution intervocalique. Le k intervocalique pour une raison inconnue n’aurait pas été palatalisé mais en revanche serait devenu voisé pour se confondre avec g primaire (fac(e)re > °fag(e)re), qui devant voyelle palatale en position intervocalique aboutit à yod selon la règle (> °fajj(e)re x §98). Enfin, la syncope aurait créé °fajre > faire. C’est toujours l’existence du contexte déclencheur, le r suivant, qui n’est jamais mentionné : il faudrait admettre que le r ait par quelque procédé inouï causé le voisement du k précédent à travers la voyelle promise à la syncope. Nul n’accordera crédit à ce scénario qui a été introduit par Ascoli (1873 : 81 sq.), puis trouvé d’autres partisans (réf. bibl. 2). Horning (1883 : 37 sq.) pense que k+i,e dans fac(e)re a suivi tout simplement l’évolution de droit devant consonne (grac(i)le > graisle FC grêle) pour devenir j+ʦ : fac(e)re > °fajzre > °fajre > faire (de même Horning 1895 et Zauner 1921 : 214 sqq.). Ainsi le [z] aurait été perdu au contact du r puisque zr n’était pas un groupe admis par la langue. Horning argue que la résolution normale de zr par l’épenthèse (3p pf mīs(e)runt > misdrent FC (ils) mirent x §292) n’a pas lieu puisque le s,z issu de ʦ n’était pas le même (phonétiquement) que le s,z latin d’origine. Ce dernier subterfuge nécessaire pour que ce scénario fonctionne le discrédite. Aussi Rydberg (1893 : 34 sq.) et Koschwitz (1886 : 71) se prononcent contre la solution de Horning. Enfin, sans surprise pour un paradigme aussi rétif à l’analyse phonétique, le type fac(e)re a été traité en tant que formation analogique dans des scénarios divers. Ainsi Horning (1895 : 74, inf faire d’après 2s fais, 3s fait) et Zauner (1921 : 215 sqq.). 5. Schwa d’appui On note la présence systématique d’un schwa d’appui en fin de mot dans le type fac(e)re > faire. Les mêmes étymons n’en possèdent pas lorsqu’ils sont paroxytons : comparer °tac(e)re, °lūc(e)re, °plac(e)re, noc(e)re, lic(e)re > taire, luire, plaire, nuire, leir ‘être permis’ avec tacēre, lūcēre, placēre, nocēre, licēre > taisir, luisir, plaisir, noisir, leisir ‘être permis’. La présence du e d’appui suppose l’existence d’un groupe consonantique à sa gauche (x §249). Si fac(e)re a connu la dépalatalisation devant r, le schwa est de droit : il est retenu par le tr à sa gauche au stade évolutif fac(e)re > °fajtre, comme il l’est dans patre > pere FC père. L’analyse basée sur la syncope précoce en revanche ne peut justifier le schwa d’appui : le seul groupe engendré par elle est °kr dans fac(e)re > °fakre, mais dont on sait qu’il ne produit pas de schwa d’appui. En effet, les groupes vélaire+C+V# ne sont jamais appuyés par un schwa : la vélaire se réduit à yod de bonne heure lorsque le groupe est primaire (factu > fait, pugnu > poing) ou secondaire (oc(u)lu > ueil FC œil, plac(i)tu > plait FC plaid, plantāg(i)ne > plantain, explic(i)tu > esploit FC exploit) (x §300), mais aucun schwa d’appui n’est produit (x §256). Sa présence dans le type fac(e)re > faire est donc inexplicable par le groupe hypothétique °kr : le résultat attendu est fac(e)re > *fair. Cette démonstration est faite par Gierach (1910 : 75, note 3), Clédat (1903b : 285) et Zauner (1921 : 211 sq.). Faute de pouvoir le motiver par l’évolution phonétique, Nyrop (1903 : §49.2) tient le schwa d’appui du type voisé °rag(e)re pour analogique, et Bourciez et Bourciez (1967 : §116-H1°) en font autant pour celui du type sourd fac(e)re (repris selon eux d’autres infinitifs). Gierach (1910 : 75, note 1) avec raison oppose une fin de non recevoir à cette option en faisant
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Partie 3. Phonétique Historique valoir le toponyme Lig(e)re > Loire qui est à l’abri de l’analogie. De même Fouché (19521961 : 626 sq.) montre que l’analogie est exclue pour les noms (type cic(e)r > ceire FC (pois) chiche). Morin (2003 : 154-162) propose une revue minutieuse et complète des écrits existant sur le type fac(e)re et en particulier concernant la présence dans ce paradigme d’une voyelle d’appui finale. Il écarte toutes les hypothèses et notamment celle de la syncope précoce pour arriver à la conclusion (p. 158) que l’évolution est nécessairement passée par °fajtre, seule source possible du schwa d’appui. 6. Le type voisé g+(i,e) intervocalique aboutit comme fac(e)re à yod : °rag(e)re > raire, °trag(e)re > traire, leg(e)re > lire, Lig(e)re > Loire, °adaug(e)re > aoire ‘multiplier’. Ici rien a priori ne s’oppose à une évolution intervocalique (g+i,e > jj x §98), mais la présence systématique du schwa d’appui en fin de mot (absent lorsque g+(i,e) n’est pas suivi de r : frig(i)du > froit FC froid, mag(i)s > mais, propag(i)ne > provain FC provin) trahit l’action de la dépalatalisation devant r : comme fac(e)re, °rag(e)re est passé par °raɟre, dépalatalisé en °rajdre qui par le groupe dr justifie le schwa d’appui (Morin 2003 : 159) (Rq5). 7. Les formes en j.tr prédites par l’analyse basée sur la dépalatalisation devant r (fac(e)re > °fajtre > faire) sont effectivement attestées. On trouve dans St. Léger pour le futur du verbe dire : 1s fut dic(e)rajo > didrai StLég 7, ditrai StLég 9 FC (je) dirai. De même, la Passion (188, 372) fournit 3s fut fec(e)rat > fedre FC (il) fera. Enfin, le jud.fr. cedre < cic(e)r FC (pois) chiche attesté par Blondheim (1937 : §161, repris par le FEW 2 : 664a) montre encore la réalité du groupe tr,dr. Morin (2003 : 162) fait valoir que la graphie hébraïque d’origine autorise également une interprétation ceidre et mentionne des cas analogues en espagnol. 8. Type plac(i)tu > plait FC plaid : syncope précoce Il existe quelques cas où k+(i,e) intervocalique devant consonne autre que r ne produit pas l’aboutissement attendu j+ʦ (grac(i)le > graisle FC grêle) mais seulement yod : °voc(i)tāre > vuidier FC vider, plac(i)tāre > plaidier FC plaider, °explic(i)tāre > espleitier FC exploiter, plac(i)tu > plait FC plaid, explic(i)tu > esploit FC exploit, °voc(i)tu > vuit FC vide. Pour ces cas, Zauner (1920 : 619, 1921 : 218) avec raison favorise une syncope précoce qui a placé la vélaire en coda avant qu’elle ne soit entamée par la palatalisation. Ainsi °voc(i)tāre devient °voctāre qui ensuite évolue selon la règle en réduisant k en coda à yod (factu > fait x §300). Zauner convoque les formes du vieil espagnol fech, feches qui supposent °facte, °factis afin d’asseoir le caractère latin de la syncope dans ce type.
Références bibliographiques : 1. Fac(e)re, syncope précoce (> °fakre) : Joret 1874 : 323 sq. ; Diez 1876 [1836] : 256 ; Darmesteter 1910 [1891] : §76 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §116-H1° ; Rydberg 1893 : 15, 33 ; Paris 1893 : 573 ; Meyer-Lübke 1908 : §177 ; Hatzfeld et al. 1924 [1890] : §389 ; Marchot 1901 : 94 ; Clédat 1903b : 285 ; Gierach 1910 : 75 ; Nyrop 1914 : §408 ; La Chaussée 1989a : 44 ; Pope 1934 : §296 (1, §323) ; Rheinfelder 1953 : §743. Contre ce scénario : Koschwitz 1886 : 71 ; Meyer-Lübke 1894 : 435 ; Horning 1895 : 73 ; Bauer 1903 : 34 sq. ; Zauner 1921 : 213 sq. 2. Fac(e)re, yod produit par évolution intervocalique (> °fag(e)re > °fajj(e)re) : Ascoli 1873 : 81 sq., 1886 : 104 note 1 ; Koschwitz 1886 : 71 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §116-H1° ; Meyer-Lübke 1894 : 435 sq. ; Horning 1895 : 73 sq. ; Bauer 1903 : 34 sq. ; Fouché 1952-1961 : 626 sq. Contre ce scénario : Joret 1874 : 324, note 1 ; Rydberg 1893 : 15 sqq. ; Andersson 1894 : 306 ; Horning 1895 : 73 ; Gierach 1910 : 75 ; Zauner 1921 : 211. 3. Type voisé intervocalique g+(i,e) °rag(e)re > raire : Gierach 1910 : 75 ; Clédat 1903b : 283-285 ; Fouché 1952-1961 : 607-610 ; Meyer-Lübke 1908 : §312 ; Morin 2003 : 159. 4. K+(i,e) > yod devant consonne autre que r (type plac(i)tu > plait FC plaid) : Zauner 1921 ; Clédat 1903b : 214 note 1 ; Andersson 1894 : 304 ; Pope 1934 : §296 (2) ; Bourciez et Bourciez 1967 : §116-H1°.
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Tobias Scheer
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
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Chapitre 15 Yod (oral j et nasal ȷ)̃
Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
15.1 Vue d’ensemble 118
Une part considérable des événements phonologiques qui interviennent entre le latin et l’ancien français consiste en des interactions entre le glide palatal yod (i.e. |I| associé à une position consonantique x §36) et les diverses voyelles et consonnes de la langue, au point que celui-ci peut apparaître comme une sorte d’épicentre de la phonologie du pfr. Ceci est a priori assez surprenant. Le yod en effet est rare en latin classique (x §119) et de distribution lacunaire : il ne se rencontre qu’à l’initiale de mot et, à l’intérieur du mot, seulement sous la forme d’une géminée jj (x §120). Mais une série de processus va massivement multiplier sa présence dans la langue à partir du latin tardif en l’installant dans toutes les positions : intervocalique, coda, forte (initiale et posttonique). Puis divers processus durant le pfr élimineront yod totalement de la langue, si bien que l’AF s’ouvre sans connaître yod. Enfin, yod réapparaît timidement durant l’AF (épenthèse anti-hiatique x §128, consonification dans des emprunts au latin x §§149.1, 288) et ne sera recréé massivement qu’en bout de course au 13e siècle par la consonification des diphtongues ouvrantes iε, ue > jɛ, we (bascule des diphtongues x §§126, 199). L’objet du présent chapitre est de retracer ce mouvement : d’abord en section 15.2, provenant des divers autres chapitres où yod est traité, sont passées en revue ses origines multiples depuis le latin jusqu’à l’AF (résumées au §137), dans un ordre approximativement chronologique. La section introduit également la notion de « yod nasal » ȷ,̃ appellation qui est plus juste pour la palatale nasale ɲ lorsqu’elle se trouve placée en coda. En section 15.3 l’ancrage en coda (réussi ou bloqué) de yod dégagé à gauche par la métathèse (C.j > j.C x §284) et les deux dépalatalisations (générale : ʧ > j+ʦ, devant r : [c,ɟ] > j+t,d x §102) est étudié. Enfin, l’origine et le devenir de yod depuis le latin jusqu’en AF est résumé en section 15.4 en fonction de sa position syllabique (intervocalique, coda, forte). Remarque 1. Les origines et le devenir de yod ne font pas d’ordinaire l’objet d’une présentation spécifique. Seule Pope (1934 : §§203, 239, 327, 339, 404-409) y consacre quelques paragraphes.
15.2 Les origines de yod 15.2.1 Yod oral j 15.2.1.1 Yod hérité 119
En latin classique, j ne se rencontre qu’à l’initiale de mot d’une part (46a) et à l’intervocalique d’autre part (46b). Dans cette dernière position, il est toujours géminé bien qu’il apparaisse dans la graphie sous une forme simple ( ou selon la norme graphique utilisée).
260 (46)
Partie 3. Phonétique Historique Tableau 1 : j latin
lat (graphie) a. iocu / jocu iacēre / jacēre iam / jam iūdicāre / jūdicāre b. maior / major raia / raja gaju / gaiu bajulāre / baiulāre
lat [ ] jɔku jakēre ja judikāre majjor rajja gajju bajjulāre
AF giuRol977, jeu gesir, jesir ja jugier CS maire raie jai baillier
FC jeu gésir jà (+ composés jamais, jadis, déjà) juger maire (poisson) geai bailler
Remarques 1. Le premier membre de yod géminé intervocalique est placé en position de coda et le second en position d’attaque postconsonantique : j.j. Historiquement, yod apparaît en coda pour la première fois dans ces géminées. 2. Dans les mots d’origine germanique, il s’agit surtout de yods en position forte. Initiaux, ils se comportent comme ceux hérités du latin (frk °jangalōn > jangler ‘plaisanter’, g °juk > joc ‘perchoir’ (cf. jucher)). En position appuyée, ils rejoignent ceux issus de la consonification des brèves latines en hiatus (x §121) : frk °harja > haire, frk °blettjan > °blettiāre > blecier FC blesser. Références bibliographiques : Caractère géminé de yod à l’intervocalique en latin : Grandgent 1934 : §170 ; Monteil 1986 : 72 ; Maniet 1975 : §42-1°-Rq ; Väänänen 1981a : §95 ; Niedermann 1991 : §56. 120
Le caractère géminé de yod à l’intervocalique sera de règle dans la langue jusqu’au 5e siècle au moins pour tous les yods, hérités ou apparaissant dans cette position à l’issue d’un processus phonologique. Il est systématique et ne souffre aucune exception. 15.2.1.2 Yod issu de la consonification de i,e en hiatus
121
La consonification des voyelles antérieures i et e en hiatus, qui s’inscrit dans la consonification générale des voyelles brèves non basses en hiatus (x §66), est le premier processus qui provoque l’émergence de nouveaux yods (documenté dès le 2e siècle av. JC x §66.1). Les séquences Cj qui résultent de cette consonification sont hétérosyllabiques : facia > °fak.ja > face, folia > °fol.ja > fueille FC feuille, ārea > °ār.ja > aire, etc. L’évolution des séquences C.j hétérosyllabiques ainsi apparues est succinctement décrite au §150 et étudiée en détail au chap. 20 (x §§276 sqq.). 15.2.1.3 Yod géminé issu de ɟ < dj, gj, g+i,e en position intervocalique
122
Intervocalique, l’occlusive palatale voisée ɟ aboutit régulièrement à jj par voie de la spirantisation qui affecte toutes les occlusives intervocaliques (x §315) et dont le résultat ʝ (fricative palatale voisée) se confond avec yod, qui gémine (x §120). Il y a trois sources qui se confondent dans ɟ intervocalique et aboutissent donc à jj (x §281) : 1° g+i,e (flagellu > °flaɟellu > flaiel FC fléau), 2° dj (modiōlu > °moɟōlu > moiuel FC moyeu), 3° gj (regiōne > °reɟōne > roion FC région). Remarque 1. ɟ intervocalique et sa résolution en jj sont très anciens : la palatalisation romane de la voisée g+i,e > ɟ intervient dès le 1e siècle ap. JC (ou plus tôt x §97.2a) et la réduction de dj, gj, panromane et documentée dans les inscriptions, date de la période impériale (x §281.1).
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
261
15.2.1.4 Yod géminé issu de lab+yod 123
L’aboutissement normal des groupes labiale+yod est ʧ,ʤ (x §285, rubeu > rouge). Toutefois, on constate quelques cas où ils produisent jj : pluvia > °ploj.ja > pluie, sapiō > °sajje > sai FC (je) sais. Cette évolution est due à une chute précoce de la labiale en coda, i.e. avant que le renforcement de yod en ɟ (> ʧ,ʤ) ne se produise : le yod gémine alors sur la place vacante (allongement compensatoire) (x §285.2). 15.2.1.5 Yod issu de la dépalatalisation
124
Le principe de la dépalatalisation est d’externaliser à gauche sous forme de yod la palatalité d’une consonne palatale, qui de ce fait devient sa propre version non palatale (x §102). La dépalatalisation est donc génératrice d’un yod qui est absent du latin. La langue en connaît deux types : la dépalatalisation générale (ʧ > j+ʦ, placēre > plaisir x §100) et la dépalatalisation devant r ([c,ɟ] > j+t,d, vinc(e)re > veintre FC vaincre x §101). Le sort du yod généré est étudié en section 15.3. Remarque 1. La palatalisation romane (k,g+i,e > [c,ɟ] > ʧ,ʤ) pour la voisée g s’est produite au moins au 1e siècle ap. JC (x §97.2a) et pour la sourde k, vers les 2e-3e siècles (x §97.2). Mais cette datation ne fait qu’indiquer la transformation de l’occlusive vélaire k,g+i,e en [c,ɟ] : yod n’est apparu que plus tard, lors de la dépalatalisation de [c,ɟ] pour ce qui est de la dépalatalisation devant r, après l’affrication de [c] en ʧ s’agissant de la dépalatalisation générale de ʧ.
15.2.1.6 Yod issu de la trajectoire intrinsèque des vélaires k,g spirantisées en x,ɣ 125
En position faible (intervocalique et coda), les occlusives vélaires k,g qui ont échappé à la palatalisation romane (k,g+i,e > [c,ɟ] x §104) sont spirantisées en x,ɣ. Lorsqu’ensuite elles sont également soustraites à l’amuïssement par un u,o adjacent (x §322), leur évolution intrinsèque et spontanée aboutit à yod (x §323.2). Les vélaires k,g aboutissent à yod par cette voie dans trois cas : 1. 2. 3.
à yod simple en coda (x §300) : facta > faite, également s’agissant de la nasale vélaire ŋ > ɲ (yod nasal ȷ ̃ x §131) agnellu [ŋn] > agnel FC agneau ; à yod simple en position finale primaire (x §327) : 2s imp fac ! > fai FC fais ! ; en position finale secondaire devant u,o finaux (x §318) : vagu > vai ‘errant’ ; à yod géminé dans le type intervocalique i,e,a+k,g+a (x §323) : pācāre > paiier FC payer.
15.2.1.7 Yod issu de la consonification de i premier élément de diphtongue 126
a. ie > jɛ (bascule des diphtongues) De nombreux yods apparaissent en AF au 13e siècle à la suite de la consonification de i premier élément d’une diphtongue ouvrante (bascule des diphtongues) : iε > jɛ (de même ue > we). Ainsi pede > AF pie > AF 13e pje FC pied, lep(o)re > AF lievre > AF 13e ljevre (x §§199, 350 sq.).
127
b. i de iaw < ε devant ł en coda La voyelle ε, devant w < ł < l en coda, connaît en AF (11e-12e siècles) une diphtongaison transitoire en εa, dans laquelle ε se ferme en i, qui se consonifie en j : εawC > iawC > jawC,
262
Partie 3. Phonétique Historique
et à la fin du MF, jo (x §181). En particulier le -s flexionnel crée le contexte pour la vocalisation d’une latérale finale de radical, ce qui déclenche l’évolution décrite et donc une alternance avec la forme non suffixée. Ainsi sg bellu > bel FC beau, bel mais pl bellōs > biaus FC beaux ; sg. cappellu > chapel FC chapeau mais pl cappellōs > chapiaux FC chapeaux. 15.2.1.8 Yod épenthétique à l’intervocalique (anti-hiatique) 128
On relève en AF des yods intervocaliques qui ne sont pas étymologiques et ne procèdent pas non plus de processus phonologiques : ils apparaissent en hiatus et sont introduits pour le casser. L’insertion de ce yod anti-hiatique a lieu en AF seulement, ce dont témoigne le fait qu’à côté des formes avec yod il existe systématiquement des formes sans yod, qui représentent l’état primitif de l’AF. (47)
Tableau 2 : yod épenthétique anti-hiatique
lat exsūcāre °carrūcāre jugāle °hū-āre
AF essuer charruer joel huer
AF yod essuier charruier joiel huier
FC essuyer charrier joyau huer
lat batāre °exfridāre vōcāle nucāle
AF baer, beer esfreerRol voel noel
AF yod esfreier voiel noiel
FC béer, bayer effrayer voyelle noyau
Remarque 1. Comme à l’accoutumée pour les objets non étymologiques, une origine analogique ou dialectale du yod a été envisagée (Bourciez et Bourciez 1967 : §§84-Rq1, 123-2°-Rq1, Schwan et Behrens 1925 : §140-2° note, Rheinfelder 1953 : §728). Etant donné la présence systématique de formes avec et sans yod, on n’accordera pas de crédit à cette hypothèse : l’analogie n’a pas pour habitude de créer des locus de variation systématique.
15.2.2 Yod nasal ȷ ̃ : la nasale palatale ɲ en coda 15.2.2.1 Généralités 129
La nasale palatale ɲ est absente en latin classique. Elle apparaît en pfr, à la suite de processus divers. Placé en coda, ɲ produit les mêmes effets sur la voyelle antécédente que yod dans la même position, à la nasalité près. Il est pour cette raison plus adéquat de considérer ɲ en coda comme un yod nasal ȷ ̃ (plutôt que de parler de nasale palatale, les deux descriptions renvoyant au même objet phonétique). L’utilité de caractériser ɲ en coda en tant que yod nasal ȷ ̃ est montrée ci-dessous. Après avoir considéré aux §§130-132 les origines de ɲ, on examinera, aux §§133-136, les sources de ȷ,̃ c’est-à-dire les circonstances qui placent ɲ en coda. Remarque 1. Les graphies médiévales utilisées pour transcrire la nasale palatale ɲ rendent la lecture des formes souvent difficile. Ces graphies sont particulièrement nombreuses. Pour ne prendre qu’un exemple, dans GD s.u. gaaignier (< g °waiðanjan), on est en face de 13 graphies : , , , , , , , , , , , , . La plupart comportent le digraphe , mais celui-ci est souvent précédé de ou de et, comme le note Pope (1934 : §695), « then it is difficult for us to determine whether i is a simple graphical device or part of a diphthong ». L’orthographe du FC garde trace de ces flottements : ainsi montagne, besogne avec à côté de enseigner, oignon avec .
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
263
15.2.2.2 Origines de ɲ 130
a. n+j La première source de ɲ est le groupe n+j dont le yod est issu de i,e en hiatus (x §66). Lorsque nj est post-consonantique, ɲ est simple : hernia > hergne FC hernie, g °sparōn > sparniāre > espargnier FC épargner (x §§29, 283). Mais à l’intervocalique, cas le plus fréquent, nj aboutit à une géminée ɲɲ (x §96) comme le prouve l’évolution de la voyelle précèdente qui est toujours entravée. Ainsi e dans tinea > teigne ( transcrit ɲ), a dans °montānea > montagne ou encore a atone dans companiōne > compagnon et g °waiðanjan > °wadaniāre > gaaignier FC gagner. Il est à noter que la voyelle précédant ɲɲ ne reçoit jamais sa palatalité (x §134). Remarque 1. Dialectalement, la palatalité de ɲɲ est fréquemment reportée sur la voyelle à gauche (Pope 1934 : §§408, 445, Bourciez et Bourciez 1967 : §45-h, Fouché 1952-1961 : 347). Les formes dialectales affectées par ce processus ont pu coexister avec les formes régulières d’où, en FC, des doublets, particulièrement en aɲ / εɲ : ainsi montagne [aɲ] mais Montaigne [εɲ], Champagne (et campagne) [aɲ] mais Philippe de Champaigne [εɲ], Espagne [aɲ] mais Epaignes (Eure) [εɲ], araignée (aussi musaraigne) [εɲ] mais aragne [aɲ], ou même des formes aujourd’hui avec [εɲ] seulement : châtaigne < castanea, baigner < °baneare peutêtre sous l’influence de bain [bε͂ ], saigner < sanguināre.
131
132
b. j+n et ɲn Précédée de j issu de la résolution d’une vélaire en coda (x §125), la nasale n est palatalisée et une géminée ɲɲ apparaît : kn > jn > ɲɲ dans pect(i)nāre > peignier FC peigner (x §§178.1, 300). Il en va de même pour le type ŋn > ɲn > ɲɲ agnellu > agnel FC agneau où la nasale vélaire ŋ se réduit à ɲ qui ensuite palatalise le n à sa droite pour aboutir à ɲɲ. En réalité la réduction de la vélaire dans k.n et ŋ.n est la même, i.e. à yod, sauf que dans un cas ce yod est oral (k.n > j.n > ɲɲ) et dans l’autre, nasal (ŋ.n > ȷ.̃ n > ɲɲ). Ce processus de palatalisation progressive venant d’un yod en coda affecte également la latérale (x §300) : k,g+l > jl > ʎʎ (mac(u)la > maille où transcrit ʎʎ). c. ŋg+i,e > ɲɟ > ɲɲ Le groupe ŋg+i,e est d’abord sujet à la palatalisation (romane) qui produit ɲɟ selon la règle, la nasale homorganique suivant le lieu d’articulation modifié de l’occlusive. Le groupe résultant éprouve ensuite l’évolution spontanée ɲɟ > ɲɲ (x §97.4) : part. prés. plangente > plaignant ( note ɲɲ). 15.2.2.3 Origines de yod nasal ȷ ̃
133
134
Comme dit au §129, on est en présence d’un yod nasal ȷ ̃ lorsque ɲ se trouve placé en coda. Ceci arrive par suite 1° de la dégémination de ɲɲ (x §134), 2° de la rupture d’homorganicité de la géminée partielle homorganique ŋ+k,g (x §§135 sq.). a. ȷ ̃ issu de la dégémination de ɲɲ La géminée ɲɲ, issue de nj, jn, ŋn ou ŋg+i,e (x §§130-132), est stable lorsque dans les événements qui suivent sa création elle demeure intervocalique. Cette stabilité se traduit par le
264
Partie 3. Phonétique Historique
fait qu’elle ne transmettra point à la voyelle précédente ni sa palatalité ni sa nasalité. Ainsi le a tonique dans °montānea > montagne, le a atone dans companiōne > compagnon, le u > o atone dans cuneāta > coigniee ( note ɲ) FC cognée ou encore le i > e tonique dans tinea > teigne ( note ɲ, sans quoi ei aurait abouti à oi : FC *toigne) suivent leur évolution entravée régulière sans être en rien affectés par le ɲɲ à leur droite. Au contraire, si la géminée cesse d’être intervocalique – en pratique, si la voyelle à droite de la géminée disparaît, cette dernière se simplifie et il reste, en position de coda ou en finale, un yod nasal ȷ ̃ dont la palatalité d’abord puis, beaucoup plus tard la nasalité, se reportent sur la voyelle précédente. Cette dernière évolue comme une tonique en syllabe fermée par j, la nasalité se surajoutant : comme oj aboutira à wε dans tructa > °trojta > °trwɛtə > troite FC truite (x §189), de même oȷ ̃ > wε͂ dans cognitu > °koȷt̃ ə > kwε͂ tə cointe ‘avisé, prudent’, par exemple. La dégémination se produit 1° dans les paroxytons dont la voyelle finale atone, autre que a, tombe (48a), 2° dans les mots où la géminée ɲɲ est située entre la tonique et une posttonique syncopée (48b) et 3° dans ceux où elle est située entre une initiale atone et une prétonique atone syncopée en syllabe ouverte (48c). (48) a. b. c.
Tableau 3 : ȷ ̃ en coda ou en finale issu de la dégémination de ɲɲ lat °baneu gruniu longe accogn(i)tu plang(e)re dign(i)tāte
AF bain groing, groin loin(g) acointe plaindre deintie
FC bain groin loin accointe
lat signu iūniu 2s imp cinge cogn(i)tu jung(e)re
AF sein, seing juin cein(g) cointe joindre
FC seing juin ceins ! coint, cointe
‘testicules du cerf’
Remarque 1. Pour être complet il faut encore mentionner un hapax, vinc(e)re > veȷt̃ re écrit AF veintre FC vaincre. Ici ɲ = ȷ ̃ en coda provient de la dépalatalisation devant r (x §139.2).
b. ȷ ̃ issu de la rupture d’homorganicité de ŋ+k,g 135
136
Le groupe ŋ+k,g est stable s’il demeure homorganique. Le seul événement ultérieur en AF sera la propagation de la nasalité sur la voyelle précédente : ung(u)la > °oŋg(u)la > ongle [õŋglə] FC ongle [ɔg̃ lə] (x §349). Mais lorsque cette homorganicité se trouve rompue, la résolution de la vélaire nasale intervient et amène yod nasal ȷ ̃ en coda. Ceci se produit dans quatre contextes. Dans les suites ŋk+t (sancta), ŋk+s (2s vinc(i)s) et ŋgwn (sangu(i)nāre) (49a) (seuls cas où ɲ+k,g est suivi d’une consonne), la vélaire orale, en position médiane dans un groupe CCC, chute (x §67). Le groupe NC résultant n’est pas homorganique : ŋkt > ŋt, ŋks > ŋs, ŋgwn > ŋn. La nasale vélaire ŋ en coda se résout alors en yod nasal selon la règle (x §300 : ŋn > ȷñ > ɲɲ agnellu > agnel FC agneau) : ŋ+t,s,n > ȷ+̃ t,s (sancta > sainte, 2s vinc(i)s > veins FC (tu) vaincs), ŋn > ȷñ > ɲɲ (sangu(i)nāre > saignier FC saigner). Il en va de même lorsque ŋk+t,s est en sus suivi d’un yod (49b) : ŋktj dans °punctiōne, ŋksj dans anxia. Après l’assibilation tj > ʦj (x §282) et la perte de l’occlusive vélaire en tant que médiane d’un groupe CCC (x §67), les groupes traités sont ŋʦj et ŋsj, qui évoluent comme précédemment décrit (à ceci près que la consonne médiane est stable : il s’agit là d’une vertu particulière de ʦ et s x §30) : > ȷʦ̃ j (> poinçon), > ȷs̃ j (ainse ‘anxiété’). Enfin, le yod en troisième position des groupes est perdu selon la règle (x §284).
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃ (49)
265
Tableau 4 : ȷ ̃ issu de ŋk+t,s
a. ŋkt ŋks ŋgwn b. ŋktj ŋksj
lat sancta long(i)tānu 2s pf cinxīsti sangu(i)nāre °punctiōne anxia
AF sainte lointain ceinsis saignier poinçon ainsse
FC
(tu) ceignis saigner ‘anxiété’
lat punctu cinctūra 2s vinc(i)s
AF point ceinture veins
FC
junctiōne anxiōsu
joinsson ainsos
‘redevance’ anxieux
(tu) vaincs
Remarque 1. L’aboutissement attendu de sangu(i)sūga > sansue FC sangsue est AF sainsue, effectivement attesté : AF sensue (TL9-161 : 4). Pour sangw(i)lentu > sanglent FC sanglant voir §349.1.
15.2.3 Origines de yod : vue d’ensemble 137
Les sections précédentes qui ont retracé l’origine de tous les yods de la langue sont résumées sous (50). Le tableau fait la différence entre yod oral j et yod nasal ȷ,̃ indique le processus qui a créé le yod ainsi que la position syllabique dans laquelle il a émergé (app. et attaque br. abrévient « appuyée » et « attaque branchante »). (50)
Tableau 5 : origines de yod
position j initiale coda + app. coda + app. coda + app. appuyée appuyée coda coda coda coda coda coda attaque br. attaque br. intervoc. ȷ ̃ coda coda coda
processus aucun (hérité) aucun (hérité) Vg+i,e > ɟ > jj i,e,a+k+a consonification
latine AF
dj, gj > ɟ > jj dj, gj > ɟ > jj lab+yod dépalatalisation
devant r générale réduction des vélaires en coda consonification 13e siècle el.C > iawC > jawC, 11e s. épenthèse anti-hiatique dégémination de ɲɲ en finale dégémination de ɲɲ devant C rupture d’homorganicité ŋ+k,g
lat jocu rajja flagellu pācāre folia gloria medianu regiōne pluvia °nāsc(e)re placēre facta petra pl cappellōs exsūcāre °baneu cogn(i)tu sancta
AF jeu raie flaiel paiier fueille glorie > gloire moiien roion pluie naistre plaisir faite piere > pjere chapiaux essuer > essuier bain cointe sainte
FC §119 §119 §123 §323 §121 §288 moyen §122 région §122 §122 naître §140 §139 §125 pierre §126 chapeaux §127 essuyer §128 bain §134 §134 §136 (poisson) fléau payer feuille
15.3 Ancrage de yod en coda 15.3.1 Palatalité dégagée à gauche et à droite 138
Cette section étudie les conditions d’ancrage de yod en coda. Il existe dans la langue deux types de palatalité mobile (ou flottante) : l’une se mouvant depuis son lieu de genèse vers la gauche et cherchant à s’ancrer en coda pour devenir yod (consonne), l’autre prenant la direction inverse et cherchant à s’ancrer en noyau (voyelle) pour devenir la première partie d’une
266
Partie 3. Phonétique Historique
diphtongue. La première est le yod généré par les dépalatalisations et la métathèse (par exemple dans placēre > plaisir) qui est dégagé à gauche (dont il est question aux §§139-144 infra), quand la seconde est l’objet de l’effet Bartsch-Mussafia étudié au §200 (typiquement le de l’infinitif -ier < -āre par exemple dans tractāre > traitier FC traiter). Le point commun des deux palatalités est leur caractère non étymologique (raison pour laquelle elles sont couramment dites parasitiques au 19e siècle, Darmesteter 1874 : 388, Horning 1883 : 10 sq.) : elles sont générées par un processus pour le yod dégagé à gauche (dépalatalisation, métathèse), par la simple existence d’une consonne palatale pour la palatalité Bartsch-Mussafia faisant chemin vers la droite (toute consonne palatale déclenche l’effet). 15.3.2 Comportement du yod dégagé par les dépalatalisations et la métathèse 15.3.2.1 Cas général 139
Deux processus produisent un yod flottant en mouvement vers la gauche (dégagent un yod à gauche selon l’expression consacrée) : la dépalatalisation (générale et devant r x §§100103) et la métathèse (x §284). (51)
Tableau 6 : sources de yod se mouvant vers la gauche
a. dépalatalisation b. c. métathèse
générale devant r
ʧ > j+ʦ [c,ɟ] > j+t,d r,s,ʦ+j > j+r,s,ʦ
lat placēre fac(e)re bāsiāre
AF plaisir faire baisier
FC
baiser
Le propre de ces yods dégagés à gauche est d’être flottants, i.e. de ne pas avoir de place de droit dans la chaîne linéaire. Dans placēre > °plaʧeir > °plajʦir par exemple, la dépalatalisation générale dégage un yod dont le caractère flottant (au sens du §20) est indiqué par sa notation en exposant : Vj.CV. Le yod flottant cherchera à s’ancrer en coda, et selon les circonstances y parvient ou non. L’ancrage réussit lorsqu’il n’y a pas déjà une coda à sa gauche et qu’il peut donc devenir coda lui-même : c’est le cas dans °plajʦir qui avec le yod devenu coda sera °plaj.ʣir (> plaisir). En revanche l’ancrage échoue en présence d’une coda : le yod flottant dégagé par la dépalatalisation générale dans mercēde > °mer.ʧeiðe > °mejr.ʦiðe VjC.CV ne peut s’ancrer puisque cela produirait une forme à double coda Vj.C.CV : *me.j.r.ci. L’interdiction de deux codas successives est en effet générale dans la langue et se manifeste de diverses manières (x §33). Ne pouvant s’ancrer en présence d’une coda, le yod flottant est perdu : VjC.CV > VC.CV (mercēde > merci). Ce fonctionnement est illustré sous (52) (sur le type °glacia > glace voir la Rq4). (52)
Tableau 7 : ancrage réussi ou bloqué du yod flottant
absence de coda : ancrage réussi Vj.CV > Vj.CV lat dépalatalisation k+i,e placēre générale k+i,e vicīnu k+i,e °cocīna
AF plaisir veisin cuisine
FC voisin
présence de coda : ancrage bloqué, yod perdu VjC.CV > VC.CV lat AF rk+i,e mercēde merci kk+i,e °baccīnu bacin nk+i,e ancilla ancele glace kj > tʧ °glacia
FC bassin ‘servante’
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃ absence de coda : ancrage réussi Vj.CV > Vj.CV lat dépalatalisation k+(i,e) fac(e)re devant r k+(i,e) °coc(e)re g+(i,e) °rag(e)re g+(i,e) Lig(e)re métathèse s+j bāsiāre r+j paria ʦ+j ratiōne pr+j °cūpriu br+j °ebriu tr+j arbitriu
AF faire cuire raire baisier paire raison cuivre ivre arvoire
FC
Loire baiser
‘illusion’
présence de coda : ancrage bloqué, yod perdu VjC.CV > VC.CV lat AF g+(i,e) °fulg(e)re foldre k+(i,e) vinc(e)re veintre k+(i,e) carc(e)re chartre g+(i,e) surg(e)re sourdre nʦ+j cantiōne chançon rʦ+j fortia force pʦ+j captiāre chacier lʦ+j °altiāre haucier tʦ+j °mattea mace rr+j burriōne borjon
267
FC foudre vaincre
chanson chasser hausser masse bourgeon
Remarques 1. La métathèse montre que le sort du yod flottant est réellement décidé par la structure syllabique et non pas par le nombre de consonnes : CC+j ne bloque la métathèse que si le groupe consonantique est disjoint C.C (for.tia > force). Au cas où il est solidaire .TR, la métathèse a lieu et le yod s’ancre (°cūpriu > °cuj.pre > cuivre). 2. Palatalisation de la coda Le yod dégagé par la dépalatalisation devant r ne peut pas s’ancrer en présence d’une coda, mais il palatalise les codas à sa gauche lorsqu’elles sont palatalisables, i.e. l ou n. Ainsi la graphie dans AF veintre représente-t-elle la palatale ɲ : vinc(e)re > °vejntre > veɲtre = AF veintre FC vaincre. Il en va de même pour canc(e)ru > chaintre FC chancre et °fulg(e)re > foildre = ʎ FC foudre, qui ont également produit des formes avec n,l non palatalisés (AF chancre, foldre). En revanche, r étant impalatalisable (x §284.4, 5), il ne produit jamais des formes avec un graphique à sa gauche : carc(e)re > chartre, surg(e)re > sourdre. Ici le yod est perdu. Contrairement au yod issu de la dépalatalisation devant r, celui dégagé par la métathèse et la dépalatalisation générale ne palatalise jamais la coda à sa gauche, même lorsqu’elle est palatalisable. Ainsi ancilla aboutit à AF ancele (et non pas à *aincele où = ɲ) ‘servante’ (dépalatalisation générale), cantiōne produit AF chançon (et non pas *chainçon où = ɲ) FC chanson et °altiāre, AF haucier (et non pas *hailcier où = ʎ) FC hausser (métathèse). La raison pour laquelle seul le yod dégagé par la dépalatalisation devant r palatalise la coda est visiblement chronologique : des trois processus il est le plus ancien. Le yod flottant qu’il a produit est tombé dans la période d’activité de la palatalisation (x §283), qui avait déjà cessé d’opérer lorsque plus tard la dépalatalisation générale et la métathèse ont engendré leur yod. 3. Voisement intervocalique des consonnes sourdes précédées de yod Dans les types placēre > plaisir (ʦ issu de la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ), ratiōne > raison (ʦ issu de l’assibilation x §282, yod issu de la métathèse) et bāsiāre > baisier FC baiser (s d’origine, yod issu de la métathèse), les sourdes ʦ et s participent au voisement intervocalique : AF plai[ʣ]ir, rai[ʣ]on, bai[z]ier. Cela est remarquable : depuis l’ancrage de yod, ces consonnes sont appuyées par lui et devraient donc être garanties contre le voisement. Cette question est étudiée au §141. 4. Type °glacia > glace L’affriquée géminée tʦ à laquelle le k+j du type °glacia > glace aboutit (établie par le fait que la voyelle tonique à sa gauche ne diphtongue pas) est comme tous les autres ʦ de la langue (sauf ceux créés par l’assibilation t+j > ʦj x §282) le résultat de la dépalatalisation générale : la vélaire dans k+j palatalise selon la règle en occlusive palatale géminée [cc]
268
Partie 3. Phonétique Historique (x §96), qui comme toutes les autres occlusives palatales est affriquée (> tʧ). Enfin, le tʧ géminé subit comme tous les autres ʧ la dépalatalisation générale : tʧ > j+tʦ. Le yod dégagé à gauche ne peut s’ancrer et est donc perdu puisque la première jambe de la géminée tʦ se trouve en coda.
15.3.2.2 s+C 140
Le groupe s+C fait figure d’exception à tout ce qui a été dit au §139 : le yod dégagé par les trois processus (les deux dépalatalisations et la métathèse) parvient à s’ancrer malgré la présence d’une coda lorsque celle-ci est s. Le tableau (53) illustre la présence de yod à gauche du groupe disjoint s+C. On note le fait, remarquable, que ss se comporte ici en tous points comme les groupes s+C (°bassiāre > baissier FC baisser) et non pas comme une géminée ordinaire qui bloque la métathèse selon la règle (°matteūca > maçue FC massue x §284). (53)
Tableau 8 : yod flottant s’ancre à gauche de s+C Vjs.CV > VjsCV
dépalat. gén. dépalat. dev. r métathèse
sk+i,e sk+(i,e) sk+(i,e) st+j str+j sk+j ss+j
lat vascellu °nāsc(e)re crēsc(e)re angustia ostiāriu ostrea
AF vaissel naistre croistre angoisse uissier uistre
FC vaisseau naître croître huissier huître
lat piscīna pāsc(e)re °parēsc(e)re bestia pastiōne post(e)riōne
AF peissine paistre pareistre bisse paisson poistron
ascia musciōne °bassiāre crassia
aisse moisson baissier craisse
aissette ‘moineau’ baisser graisse
pisciōne fascia messiōne °spissia
poisson faisse moisson espeisse
FC piscine paître paraître biche ‘cul’ (potron-minet) fasce ‘épaisseur’
Que le groupe s+C constitue bien une entrave est montré par le fait que la voyelle tonique à sa gauche ne diphtongue pas. Cela est illustré sous (54). (54)
Tableau 9 : voyelle tonique entravée par s+C i e a
lat capistru testa pasta
AF chevestre teste paste
FC chevêtre tête pâte
u o
lat musca nostru
AF mosche nostre
FC mouche notre
Le groupe s+C est donc un caméléon : entravant (s.C) de droit après voyelle (crēs.c(e)re), il devient non entravant (.sC) lorsqu’un yod flottant cherche à occuper la place de la coda s (> °crej.stre), puis redevient entravant plus tard lorsque le yod évacue sa position consonantique pour se combiner avec la voyelle à sa gauche (x §§36, 164) : en AF le s se trouve en coda (> crois.tre) puisqu’il tombe sous l’action de celle-ci (x §303) (> croitre FC croître). Le groupe s+C semble donc opportuniste dans ce sens qu’il s’adapte à son contexte gauche : entravant de droit après voyelle, il devient non entravant lorsque sa position de coda est revendiquée par une autre consonne (yod), puis redevient entravant lorsque cette consonne la libère. On pourra ainsi parler de l’élasticité de s (x §143, Scheer et Ségéral à paraître).
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
269
Remarques 1. Le graphique à gauche de s+C (crēsc(e)re > croistre FC croître) représente un yod en coda : il n’est assurément pas un moyen graphique indiquant la palatalité du s. D’une part le s, comme le r, sont des consonnes non palatalisables (x §284.4, 5). D’autre part la diphtongue oi dans AF croistre ne peut provenir que d’un ei, qui est nécessairement d’origine combinatoire e+j (ē est entravé et donc ne peut diphtonguer). Enfin, contrairement aux graphies = ɲ et = ʎ qui varient avec des graphies sans (°fulg(e)re > foildre, foldre FC foudre x §139.2), il n’existe aucune variation pour la graphie : le est toujours présent. 2. Le comportement particulier de s et ʦ (ce dernier soutenant un groupe CʦC sans perte de la médiane (x §67) dans le type grac(i)le > °graj.ʦle > graisle FC grêle x §112), notoire dans les langues, est expliqué au §30.
15.3.3 Analyse 15.3.3.1 Ancrage de yod réussi en l’absence de coda 141
La situation phonologique du yod flottant est montrée sous (55) : il s’agit de l’agent palatal |I| (x §18) qui en lui-même n’est ni consonne ni voyelle mais devient la consonne yod lorsqu’il est associé à un constituant consonantique, et la voyelle i au cas où il est affilié à un constituant vocalique (x §36). Dans l’exemple montré |I| est créé par la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ et donc absent avant cette évolution (55a) (Rq2). Lors de sa création (55b) il est flottant (i.e. non associé à un constituant syllabique) puisque la chaîne linéaire ne possède pas de position libre qui puisse l’héberger. (55)
Tableau 10 : ancrage de yod réussi en l’absence de coda (placēre > °pla[c]ēre > ) °plaʧēre > °plaIʦēre > plaj.ʣēre (> plaisir) a. plaʧēre C V C V C V | | | | | | pl a ʧ ē r e
>
b. °plaIʦēre C V C V C V | | | | | | pl a I + ʦ ē r e
>
c. plaj.ʣēre C V C V C V C V | | | | | | | pl a I ʣ ē r e
Le voisement du ʦ issu de la dépalatalisation a lieu à cette étape évolutive (55b) lorsque le |I| est flottant. L’affriquée ʦ est alors proprement intervocalique puisque l’intervocalicité est calculée non pas au niveau mélodique (où le |I| s’interpose entre le ʦ et la voyelle précédente), mais au niveau syllabique : ʦ est associé à une position C dont les deux positions V adjacentes sont remplies (i.e. sont associées à un contenu mélodique). Enfin, l’espace syllabique nécessaire pour l’ancrage du I flottant est inséré (épenthèse d’une unité CV, grisée sous (55c)) et le |I| s’associe à la nouvelle position C disponible, ce qui en fait un yod. Désormais le ʣ est appuyé par ce yod (selon la définition de la position forte : après noyau vide gouverné x §22). Remarques 1. L’évolution sous (55) où le yod dégagé a dans un premier temps une seule existence phonétique sans statut syllabique, puis s’autonomise en acquérant son propre support syllabique (le CV grisé), représente la phonologisation d’une substance phonétique. Elle est proche de l’interprétation du yod en tant que « son de transition » (Blondin 1975 : 248, « seulement une transition acoustique »), « voyelle non syllabique » (Pierret 1994 : §327) ou « yod implosif » par Straka (1979 [1965] : 322 sqq.) et ses épigones (x §284.5). Blondin (1975 : 248 sqq.) dit de ce « yod implosif » qu’il n’a pas d’existence dans la chaîne linéaire : on est ici à l’étape (55b) où le yod n’est encore que substance palatale. Dans les termes de Blon-
270
Partie 3. Phonétique Historique din, sa promotion au statut phonologique (Blondin 1975 : 248 « phonématisation d’un y catastasique ») advient seulement lorsqu’il réussit à s’ancrer en coda avec son propre support syllabique. Cette perspective introduite par l’école de Straka est fondamentalement juste, exprimant l’analyse du voisement de ʦ dans placēre > plaisir dans le vocabulaire structuraliste de l’époque, qui sous (55) apparaît sous sa forme autosegmentale (x §20). Si toutefois le statut du yod flottant en tant qu’objet phonétique transitoire et non encore phonologique est partagé entre l’analyse sous (55) et l’interprétation strakaïenne, sa genèse dans les deux approches est différente : le yod émerge due à la mécanique articulatoire selon Straka (x §284.5) mais est le résultat d’un processus phonologique ici (décomposition d’une consonne palatale en yod et sa version non palatale ʧ > j+ʦ x §102). 2. (55) montre la situation pour la dépalatalisation générale (placēre > plai[ʣ]sir), mais vaut également pour les deux autres cas de voisement intervocalique, de ʦ dans le type ʦ+j (ratiōne > rai[ʣ]on) et de s dans le type s+j (bāsiāre > bai[z]ier FC bai[z]er). 3. La différence entre le yod issu d’une part d’un agent palatal flottant qui n’existait pas en latin et d’autre part d’une consonne étymologique qui a existé depuis le latin est manifeste dans le (non-) voisement de la consonne à sa droite : elle voise lorsque le yod a une origine flottante (placēre > plai[ʣ]sir) mais demeure sourde dans le type facta > faite où le yod est issu de la réduction d’une vélaire latine (x §300). La raison en est que le yod dans ce dernier cas occupe une position consonantique qui a toujours existé depuis le latin, si bien que la consonne suivante a toujours été appuyée par une consonne ancrée dans la structure syllabique (k d’abord, yod ensuite) et ne s’est à aucun moment de son évolution trouvée en position intervocalique (jusqu’à la vocalisation de yod, i.e. sa combinaison avec la voyelle précédente x §164, processus ayant lieu bien après la fin du voisement intervocalique).
15.3.3.2 Ancrage de yod bloqué en présence d’une coda 142
L’ancrage du yod est bloqué en présence d’une coda (x §139) : s’il avait lieu une séquence de deux codas *Vj.C.CV serait créée, structure interdite (x §33). Cette situation est montrée sous (56) : la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ produit l’agent palatal |I| flottant (56a), mais son ancrage après insertion de l’unité CV grisée sous (56b) créerait une séquence de deux noyaux vides appelant le gouvernement (V2 et V3) (x §33). Par conséquent l’ancrage est avorté et l’agent palatal est perdu (56c). (56)
Tableau 11 : ancrage de yod bloqué en présence d’une coda (mercēde > °merʧēde >) °meIrʦēde > °mer.ʦēde (> merci)
a. °meIrʦēde b. *mej.r.ʦēde c. °mer.ʦēde C V C V C V C V > C1 V1 C2 V2 C3 V3 C V C V > C V C V C V C V | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | m e r I+ʦ ē d e m e r I ʦ ē d e m e r ʦ ē d e
Il en va de même pour les autres cas où l’ancrage de l’agent palatal |I| en coda est bloqué en présence d’une coda, i.e. lorsqu’il est issu de la métathèse (cantiōne > chançon FC chanson) ou de la dépalatalisation devant r (°carc(e)re > chartre) (x §139). 15.3.3.3 s+C 143
a. L’ancrage de yod provoque le branchement du s La particularité de s (ainsi que de ʦ et peut-être r x §30) qui distingue cette consonne de toutes les autres et produit son comportement déviant dans les langues est sa faculté à brancher sur le noyau qui se trouve à sa droite lorsque celui-ci est vide (x §30).
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
271
Il est montré sous (57) un groupe s+C entravant (i.e. où s ne branche pas) qui devient non entravant (i.e. où s branche) lorsqu’un noyau vide est créé à sa gauche, ici par l’ancrage du yod en provenance de la dépalatalisation générale (57c). Le comportement singulier de s+C décrit au §140, seul groupe entravant qui autorise l’ancrage de yod à sa gauche, s’explique de cette façon : dans son état naturel s+C est entravant puisque le s ne branche pas (57a) ; le yod est ensuite dégagé (57b) et lorsque l’agent palatal |I| s’ancre dans l’unité CV épenthétique (CV grisé), le groupe s+C devient non entravant parce que le s branche. Ainsi sous (57c) il n’y a qu’un seul noyau vide qui appelle le gouvernement (V2), le noyau suivant V3 étant rempli par le branchement du s (x §144.1). Ou, en d’autres termes, le noyau qui reçoit ce branchement (V3 sous (57c)) est de ce fait capable de gouverner le noyau précédent (V2 sous (57c)) (x §29). (57)
Tableau 12 : ancrage de yod réussi à gauche de s+C Vjs.CV > VjsCV (type vascellu > vaissel FC vaisseau)
a. vas.cellu C V C V C V C V | | | | | | | v a s k e ll u
144
b. °vaIs.ʦellu C V C V C V C V | | | | | | | v a I+s ʦ e ll u
c. °vaj.sʦel C1 V1 C2 V2 C3 V3 C V C V | | | | | | | v a I s ʦ e l
b. sʦ > ss : lénition intervocalique (spirantisation) Lorsque le yod s’ancre à gauche d’un groupe sʦ comme sous §143, (57c) vas.cellu > °vaj.sʦel, le résultat en AF n’est pas ce groupe sʦ attendu, mais ss : AF vaissel. Ce processus sʦ > ss concerne tous les groupes sʦ (Rq3) : outre celui dans le type vas.cellu > vaissel FC vaisseau, on l’observe encore lorsque le yod est issu de la métathèse (sʦ+j > j+sʦ angustia > °angojsʦa > angoisse x §284) et de la dépalatalisation générale basée sur k+j (sk+j > sʧ > j+sʦ pisciōne > poisson x §283). Il s’agit de fait de la spirantisation régulière qui affecte toutes les occlusives intervocaliques (p,b > v, t,d > ð, k,g > ɣ x §315). Malgré les apparences de la surface phonétique, le ʦ du groupe sʦ est intervocalique puisque le s branche : §143, (57c) montre que ʦ est entouré de noyaux remplis (i.e. associés à de la mélodie x §23, (9b)). Ainsi la spirantisation s’applique à ʦ selon la règle et un ʦ spirantisé est s. Le résultat est la structure sous (58a) où il existe deux consonnes s, la première branchant sur son noyau (la géminée ss dans vas.cellu > °vaj.ssel est donc une fausse géminée x §23). (58)
Tableau 13 : sʦ > ss et ss+j > jss
a. °vaj.ssel FC vaisseau C V C V C V C V | | | | | | v a I s s e l
b. °bassiāre C V C V C V C V > | | | | | b a s I ā re
c. baissier FC baisser C V C V C V C V | | | | | | b a I s s ā re
Il en va de même pour la métathèse pratiquée par le groupe ss+j (type °bassiāre > baissier FC baisser). Il a été noté au §140 que ss+j se comporte exactement comme tout autre groupe s+C : l’agent palatal réussit à s’ancrer à sa gauche. La seule différence par rapport à vas.cellu > vaissel FC vaisseau et angustia > °angojsʦa > angoisse est le fait que dans °bassiāre le groupe s+C au départ est une géminée (58b). Or étant donné son comportement en tant que groupe s+C, cette géminée doit représenter deux segments s consécutifs (plutôt qu’un seul s qui branche) et ainsi se dénonce, comme le ss dans vas.cellu > °vaj.ssel sous (58a), en tant que fausse géminée (58c) (x §23). L’ancrage du yod provoque alors comme pour les autres groupes s+C le branchement du s sur le noyau enfermé par la fausse géminée.
272
Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Sur la situation analogue du groupe C.ʦ.j (cantiōne > °can.ʦ.jōne > chançon FC chanson) où ʦ branche et ainsi place yod (plutôt que ʦ dans vas.cellu > °vaj.sʦel) en position intervocalique, voir §284. 2. Le caractère géminé de ss dans °bassiāre > baissier FC baisser est confirmé par le fait qu’il ne voisera pas (contrairement au s simple dans bāsiāre > bai[ʣ]ier FC bai[z]er. Cela réfute l’hypothèse a priori possible selon laquelle l’ancrage du yod pousse le s à former avec la consonne suivante un segment de contour (un type d’affriquée) : s+ʦ dans vascellu > °vaj.sʦel serait ainsi mono-positionnel (i.e. n’occuperait qu’une seule position C). Son non-voisement (AF vai[s]el), et surtout celui du ss géminé dans °bassiāre > baissier FC baisser, montre au contraire qu’il s’agit bien d’une structure bi-positionnelle, i.e. assise sur deux positions C. 3. Le -ss- du type vascellu > vaissel FC vaisseau ne peut être le résultat de la désaffrication de ʦ (s+ʦ > s+s) car celle-ci n’a lieu qu’à partir du 13e siècle : l’AF aurait écrit avant cela. 4. Les groupes st-s où le ʦ n’est pas issu de la palatalisation mais résulte d’une rencontre d’un -st avec un -s suffixal sont réduits à ʦ (acc. pl. host(ē)s > °ost-s > CRp oz ‘troupe, armée’) (x§67.7).
Références bibliographiques : sk+i,e (type vascellu) : Bourciez et Bourciez 1967 : §115 ; Rheinfelder 1953 : §§482 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §136 ; La Chaussée 1989a : 76 ; Meyer-Lübke 1908 : §171 ; Regula 1955 : 145 ; Clédat 1917 : §102.
15.4 Yod : inventaire positionnel 15.4.1 Les différents yods et de leur évolution : inventaire 15.4.1.1 Objet de la section 145
Le chapitre a jusqu’ici passé en revue les origines de yod dans la langue (section 15.2) ainsi que les conditions de son ancrage en coda lorsqu’il se meut vers la gauche (section 15.3). A présent l’inventaire positionnel de yod est dressé : tous les yods de la langue sont classés en fonction de la position qu’ils occupent, au nombre de trois : intervocalique (où yod est toujours géminé x §120, sachant que la finale est une intervocalique x §§34 sq.), en position forte (#j, C.j) et en coda (j.C). L’inventaire positionnel infra est accompagné d’une brève description de l’évolution que les yods dans ces trois positions ont éprouvée jusqu’en AF 15.4.1.2 Modification de la position de yod
146
Il existe des cas où la position dans laquelle yod naît est modifiée. Cela concerne deux évolutions : yod généré en position appuyée peut devenir intervocalique ou coda. Le premier cas implique toujours la perte de la consonne appuyante (en coda) et l’allongement de yod sur sa position vacante : yod dans pluvia > °plov.ja > °ploj.je > pluie apparaît en position appuyée v.j mais devient géminée intervocalique j.j lorsque la labiale tombe en coda (prématurément) (x §285). S’agissant du second cas, lorsqu’un yod appuyé devient coda, le processus qui en est responsable est toujours la métathèse C.j > j.C : paria > °par.ja > °paj.re > paire (x §284). Les sections infra représentent yod dans la position dans laquelle il se trouve après ces modifications positionnelles, i.e. dans la position qui a défini son évolution ultérieure.
273
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
15.4.2 Yod dans les trois positions 15.4.2.1 Yod (géminé) en position intervocalique 147
a. Inventaire Le tableau (59) répertorie les cas où yod s’est trouvé en position intervocalique (géminée). L’origine est indiquée dans la première colonne et la colonne suivante rappelle le processus qui le cas échéant a produit jj. (59)
Tableau 14 : position intervocalique yod géminé jj
origine < jj < dj, gj < p,b,v+j < Vg+i,e < i,e,a+k,g+a
148
processus – dj, gj > ɟ > jj chute de la lab., allongement de j palatalisation (romane) palatalisation (romane)
lat raja gaudia pluvia flagellu pācāre
AF raie joie pluie flaiel paiier
FC raie
§119 §122 §122 §123 §323
fléau payer
b. Evolution ultérieure de jj La géminée intervocalique jj est continuée en AF par trois graphies différentes : 1° necāre > noiier FC noyer, 2° flagellu > flaiel FC fléau, 3° zéro flagellu > flael FC fléau. Les graphies et coexistent pour le même mot devant ā tonique (necāre > noiier, noier) (60a), alors que et zéro sont en variation devant les autres voyelles toniques (flagellu > flaiel, flael, regiōne > roion, reon) (60b). En revanche il n’y a qu’un seul aboutissement devant voyelle atone, (raia > raie) (60c), et il faut encore décompter les cas où dans cette situation jj est adjacent à ī,i qui l’absorbent, si bien que le résultat est zéro (pīca > pie) (60d) (Rq3). (60)
Tableau 15 : évolution de jj
a. jj+ā > lat AF AF FC jj < Vdj, Vgj inōdiāre enoiier enoier ennuyer i,e,a+k,g+a necāre noiier neier noyer b. jj devant V tonique autre que ā : variation / zéro lat AF AF ø FC jj < jj latin – Vdj, Vgj modiolu moiuel moel moyeu p,b,v+j °caveola jaiole jaole geôle i,e,a+k,g+a – Vg+i,e flagellu flaiel flael fléau
lat AF AF FC °appodiāre apoiier apoier appuyer pācāre paiier paier payer
lat
AF
AF ø
FC
regiōne °aviolu
roion aiuel
reon aoel
région aïeul
nigella
noiele
neele
nielle
c. jj+V atone > jj < jj latin Vdj, Vgj p,b,v+j i,e,a+k,g+a Vg+i,e
lat raja gaudia pluvia bāca rēge
AF raie joie pluie baie rei
FC raie
roi
lat gaiu corrigia °atavia plaga lēge
AF jai correie taie plaie lei
FC geai courroie ‘grand-mère’ loi
274
Partie 3. Phonétique Historique
d. jj+V atone adjacent à ī,i > zéro lat AF pie jj < i,e,a+k,g+a pīca Vg+i,e vāgīna gaine
FC
lat striga fūgīre
AF estrie foir
FC ‘sorcière’ fuir
L’interprétation de sous (60a) s’impose étant donné le contexte qui le produit : l’effet Bartsch-Mussafia (x §200) décrit un processus où une consonne palatale dégage un agent palatal à droite qui fait que a, ā libre aboutissent à iε et i, ē libres, à i (x §200) : telle l’action du yod issu de la vélaire dans tractāre > °trajtæεre > °trajtiεre > traitier FC traiter). La graphie transcrit donc cet effet Bartsch-Mussafia : dans necāre > noiier le de la désinence -ier en est le produit, et ce de la manière suivante. Dans necāre > °noj.jāre, le yod géminé jj déclenche le dégagement du |I| Bartsch-Mussafia de droit, lequel |I| relève la première partie de la diphtongue æε < a, amenant iε : necāre > °nej.jæεre > °nej.jiere (x §207). Ensuite le yod en coda se combine ou non avec la voyelle précédente : lorsqu’il le fait ej devient ei, puis oi (> °nei.jiere > °noi.jiere) et le yod simple intervocalique qui demeure est éliminé (VjV > zéro). Le résultat °noi.ier est rendu par la graphie AF noiier et juxtapose donc deux diphtongues (oi et iε) en hiatus. Mais la combinaison du yod en coda avec la voyelle précédente à l’étape °nej.jiere peut également ne pas se faire, auquel cas la géminée jj est réduite d’abord à la simple j, puis à zéro : °nej.jiere > °ne.jiere > °neier, transcrit en tant qu’AF neier (Rq1). Il a été dit que l’effet Bartsch-Mussafia n’est visible que sur a, ā et i, ē libres (x §200). Parmi ces voyelles jj ne survient que devant ā. Par conséquent devant voyelle tonique autre que ā (ou a, i, ē) libres (60b), la situation est la même que celle devant ā, sauf le yod Bartsch-Mussafia qui manque. Ici la variation observée entre et zéro procède donc de ce que comme précédemment la première partie du j.j se vocalise ou non pour former une diphtongue avec la voyelle à sa gauche. L’aboutissement vocalisé comporte le qui représente la seconde partie de la diphtongue, le yod simple intervocalique qui demeure disparaissant (VjV > zéro) : flagellu > °flaj.jellu > °flai.jellu > flai.el FC fléau (Rq1). En revanche au cas où le yod en coda ne se combine pas avec la voyelle précédente le jj est comme devant ā tonique réduit d’abord à j simple, puis à zéro et le résultat est AF fla.el. Comme la variation / devant ā tonique, celle entre et zéro devant voyelle tonique autre que ā existe systématiquement pour tous les mots. On peut penser qu’elle s’explique par le moment de la dégémination de jj : yod en coda s’est toujours combiné avec la voyelle précédente (comme ailleurs x §149), et au cas où cette vocalisation n’a pas lieu il n’y avait déjà plus de yod en coda (Vj.jV > V.jV) lorsque ce processus est entré en vigueur. Enfin, l’absence de variation devant voyelle atone (60c) interroge : ici le jj s’est toujours combiné avec la voyelle précédente. La voyelle atone devient au cours de l’évolution schwa, puis zéro si elle est autre que -a (rēge > roi) (x §§229-232). On s’attend à la même variation que précédemment, procédant du fait que le yod en coda se combine ou non avec la voyelle précédente. Mais ici la non-vocalisation qui aboutirait à l’élimination complète de jj (jj > j > ø) n’est jamais attestée (raia > *rae). Le fait que l’épenthèse d’un yod anti-hiatique (exsūcāre > essuer, essuier FC essuyer x §128) soit attestée uniquement devant voyelle tonique, donc autre que schwa en AF, montre qu’un yod simple ne pouvait exister devant schwa. S’il est placé dans cette position par la dégémination (raj.ja > °rajə), il n’a d’autre option que la vocalisation (> raie). Ainsi, autant que sa non-vocalisation qui, à l’issue de la dégémination, produira j (raj.ja > °rajə), la vocalisation de j coda (raj.ja > °rai.jə) conduit à l’AF raie.
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
275
Remarques 1. La diphtongue oi dans AF noiier (< necāre FC noyer) et AF noiele (< nigella FC nielle) prouve que la première partie de la géminée j.j dans °nej.jer, °nej.jella s’est combinée avec le e précédent pour former la diphtongue ei, seule source possible du oi ici (ei > oi selon la règle x §183). La graphie AF noier, également attestée, est une variante d’AF noiier : le transcrit deux yods et sa valeur est AF noi.ier. 2. Pour être complet, le tableau (60) devrait encore mentionner le cas de yod issu de vélaires en position finale primaire (2s imp fac ! > fai FC fais ! x §327) et secondaire devant u,o# (°vērācu > verai FC vrai x §330). Ces yods sont de fait l’aboutissement d’une évolution intervocalique (x §305), mais bien sûr en position finale ne peuvent être géminés. 3. Yod est toujours absorbé par lc ī long adjacent : īj > ī dans le type pīca > °pīj.ja > °pī.ja > pie (yod < i,e,a+k,g+a) ; jī > ī dans le type vāgīna > °vāj.jīna > °vāj.īna > gaine (yod < Vg+i,e). Dans les deux cas, le yod simple intervocalique qui demeure est éliminé selon la règle (VjV > zéro). Dans le cas de vāgīna, le fait que le ī tonique va lui-même se combiner avec la voyelle précédente pour former une diphtongue montre que le yod qui séparait les deux voyelles a été éliminé. Les cas avec lc i bref sont rares et ij aboutit régulièrement à ī (> i) : striga > °strijja > °strīja > estrie ‘sorcière’ (yod < i,e,a+k,g+a), magistru > °majistru > °maīstru > maistre FC maître (yod < Vg+i,e) et encore pietāte > °pijjetāte > °pījetāte > °pīj.tāte > °pī.tāte > pitie FC pitié (yod épenthétique x §66.6). Mais dans sagitta > saiete ‘flèche’ (yod < Vg+i,e), le yod a visiblement rencontré un e à sa droite, issu de i entravé (°sajjetta), et il en va de même pour viāticu > °vejjaticu > veiage, voiage FC voyage où le i initial était déjà passé à e lorsque le yod épenthétique est né (x §66.6). La différence entre les types magistru et sagitta est alors le moment de la naissance de yod : avant l’évolution i entravé > e dans le premier (ji > ī), après cette évolution dans le second cas (jje). Enfin, il faut encore compter ici les emprunts tardifs où ð.j passe à z.j qui subit le rhotacisme r.j et ensuite la métathèse (grammatica > gramaire FC grammaire). Or lorsque la voyelle précédant ð > z > r est i, le yod métathésé est absorbé : ainsi °fiticu (< fīcātu) > firie FC foie attesté avant la métathèse, °fiticu (< fīcātu) > °fijre > fire FC foie après la métathèse (x §288). 4. Malgré les apparences, le yod dans Cʦj se trouve en position intervocalique et y évolue selon la règle, i.e. VjV > zéro (cantiōne > °can.ʦjōne > chançon FC chanson) (x §284). Références bibliographiques : 1. Evolution de jj < i,e,a+k,g+a : Bourciez et Bourciez 1967 : §95-Rq1 ; Fouché 1952-1961 : 614616 ; Nyrop 1914 : §§413-2°, 415-2°, 3°, 434-2° ; Pope 1934 : §302 ; Rheinfelder 1953 : §§733739 ; Schwan et Behrens 1925 : §140 ; Meyer-Lübke 1908 : §159 ; La Chaussée 1989a : 54 sq. ; Luquiens 1926 : §140 ; Matte 1982 : 95 ; Blondin 1975 : 186-188. 2. VjV > zéro : voir Fouché 1952-1961 : 813. 3. Evolution de jj < Vg+i,e : voir §98 réf. bibl.
15.4.2.2 Yod en coda 149
Le tableau (61) dresse l’inventaire des différents yods en coda en fonction de leur origine et rappelle les processus qui les y ont placés. Ce faisant il distingue yod oral j et yod nasal ȷ ̃ (= ɲ en coda), ce dernier ayant été introduit au §129. Yod (oral ou nasal) en coda évolue ensuite de deux manières. Lorsqu’il est suivi de la latérale (mac(u)la > °maj.la > ma[ʎʎ]e écrit AF maille) ou de la nasale (agnellu > °aȷñ ellu > a[ɲɲ]el écrit AF agnel FC agneau), il se combine avec elles pour former une géminée : jl > ʎʎ, ȷñ (jn) > ɲɲ. Partout ailleurs yod se combine avec la voyelle précédente pour former une
276
Partie 3. Phonétique Historique
diphtongue (vocalisation de yod) (x §§36, 164). Dans le cas de yod nasal sa nasalité est alors reportée sur cette diphtongue : sancta > °saȷt̃ ə > AF sãĩtə écrit sainte FC sɛ˜ t écrit sainte. (61)
Tableau 16 : j.C yod en coda
origine < Vk,g+(i,e)+r < s+k+(i,e)+r < Vs+k+i,e < Vk+i,e < ʦj j.Cr < .Crj jr < rj jz < sj jsC < sCj jC < Vk,g+C ȷ ̃ ȷr̃ < n+k+(i,e)+r ȷñ < ŋ.n ȷ#̃ < gn(v)# ȷC < gn(v)C ̃ ȷt̃ < n(k)C(j) j jr jstr jss jʣ
processus dépalat. devant r [c,ɟ] > j+t,d dépalat. devant r [c,ɟ] > j+t,d dépalat. gén. ʧ > j+ʦ dépalat. gén. ʧ > j+ʦ métathèse métathèse métathèse métathèse métathèse réduction vél. en coda dépalat. devant r [c,ɟ] > j+t,d réduction vél. en coda dégémination gn > ŋŋ > ȷ#̃ dégémination gn > ŋŋ > ȷC ̃ nkt > nt > ȷt̃
lat fac(e)re crēsc(e)re vascellu placēre ratiōne °cūpriu paria bāsiāre angustia facta vinc(e)re agnellu signu cogn(i)tu sancta
AF faire croistre vaissel plaisir raison cuivre paire baisier angoisse faite veintre agnel seing cointe sainte
FC §117 croître §140 vaisseau §140 §139 §284 §284 §284 baiser §284 §284 §125 vaincre §139 agneau §125 §134 §134 §136
Remarque 1. Les cas de métathèse tardive qui concerne les groupes C.j posttoniques nouvellement entrés dans la langue par emprunt au latin (gloria > AF glorie > AF glorje > AF gloire x §288) ne sont pas représentés dans le tableau (61).
15.4.2.3 Yod en position forte 150
Le tableau (62) rassemble tous les yods en position forte (initiale et appuyée) en fonction de leur origine et en indiquant leur devenir. Etudiée en détail au chap. 20 (x §§274 sqq.), l’évolution de #j et C.j est retracée succinctement ci-dessous. (62)
Tableau 17 : yod en position forte
origine < #j < #dj, gj C.j nj < ndj, ngj < n+i,eV lj < l+i,eV kj < k+i,eV rj < rdj, rgj rj < rr+i,eV lab+j < lab+i,eV #j
devenir fortition #j > ɟ > ʤ fortition #j > ɟ > ʤ palatalisation nj > ɲɲ palatalisation nj > ɲɲ palatalisation lj > ʎʎ palatalisation kj > tʦ fortition rj > rɟ > rʤ fortition rj > rɟ > rʤ fortition lab+j > lab+ɟ > lab+ʤ
lat jocu diurnu verēcundia vīnea palea °glacia hordeu burriōne rabia
AF jeu jorn vergoigne vigne paille glace orge borjon rage
FC §119 jour §276 vergogne §281 §283 §283 §283 §281 bourgeon §284 §285
En position initiale, yod est d’abord renforcé en ɟ puis comme tous les ɟ de la langue (x §107) affriqué en ʤ. En position appuyée, yod est toujours issu de la consonification des voyelles non basses en hiatus (x §121). Son devenir est multiforme : divers processus éliminent les séquences C.j successivement (x §§276-280). D’abord dj, gj sont réduits à ɟ (x §281) et tj
Chapitre 15. Yod (oral j et nasal ȷ)̃
277
assibilé en ʦj (x §282), puis les consonnes palatalisables sont palatalisées par yod (kj > tʦ, nj > ɲɲ, lj > ʎʎ) (x §§96, 283). Les groupes C.j restants sont ensuite soumis à la métathèse C.j > j.C qui concerne s, ʦ, r (x §284). Enfin, le yod des groupes C.j qui demeurent après ces processus est renforcé en ɟ (ou [c] après obstruante sourde) et cette occlusive palatale est ensuite comme tous ses pairs affriquée en ʤ (ou ʧ). C’est le cas notamment des groupes labiale+yod (x §285), mais également de tout autre groupe C+j qui pour une raison ou une autre est tardif (mots germaniques x §286, création tardive dans le type °sedi(c)u > °sediu > °sedju > siege FC siège, évolution savante dans cēreu > cerge FC cierge x §287). Les consonnes placées en coda y poursuivent leur évolution régulière : r demeure (hordeu > °horɟu > orge), les labiales tombent (rabia > °rabʤa > AF ra[ʤ]e = rage). Toutes ces évolutions font qu’au début de l’AF il ne reste plus aucun yod en position forte dans la langue. 15.4.2.4 Résumé : dégénérescence de yod dans la langue, renaissance en ancien français 151
Le mouvement global détaillé aux §§147-150 décrit une situation où à partir du latin tardif divers processus dont notamment la consonification des voyelles non basses en hiatus (x §121) ont créé des yods en très grand nombre (alors qu’en latin il y en avait très peu, cantonnés à l’initiale et à l’intervocalique x §119), et les ont établis dans toutes les positions : intervocalique, coda, forte. L’évolution en pfr par divers processus a ensuite conduit à leur élimination complète, partout. De nouveaux yods sont ensuite créés durant l’AF, par trois procédés : 1° l’épenthèse anti-hiatique (exsūcāre > AF essuer > AF essuier FC essuyer x §128), 2° une nouvelle consonification pratiquée lors de l’emprunt au latin (gloria > AF glorie > AF glorje > AF gloire x §288) mais surtout, en tout bout de course au 13e siècle, 3° la consonification des diphtongues ouvrantes iε > jɛ (bascule des diphtonguesx §§126, 199, 350 sq.). Tobias Scheer et Philippe Ségéral
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 16 Voyelles en syllabe fermée (CVC) Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
16.1 Généralités 16.1.1 La syllabe fermée : définition 152
Une syllabe fermée est une séquence de forme C(C)VC où la dernière consonne, la coda, appartient à la voyelle à sa gauche (plutôt qu’à la voyelle suivante). Dans le cadre syllabique introduit au chap. 12, l’identité phonologique de cette description pré-théorique est une séquence C(C)VCø où la consonne à droite de la voyelle V, la coda, est située devant un noyau vide gouverné ø (x §24). C’est la présence de ce noyau vide qui détermine, pour la consonne en coda, sa faiblesse particulière (x §25) et, pour la voyelle, l’impossibilité de s’allonger sous l’accent (x §32). Remarques 1. La voyelle en syllabe fermée est très souvent dite « entravée » – la voyelle en syllabe ouverte étant « libre ». Pour cette terminologie et son origine, voir §35.1. 2. En pfr, AF et MF jusqu’à la fin du 15e siècle, la consonne finale a le statut syllabique d’une intervocalique (x §§34 sq.). Par conséquent la voyelle en syllabe finale est en réalité en syllabe ouverte : dans le cas, en particulier, où elle est tonique (mots monosyllabiques), elle connaît l’allongement tonique et, par suite, la diphtongaison (fel > fiel comme gelu > giel FC gel). 3. Rappelons que dans tous les chapitres traitant des voyelles le départ des évolutions décrites, et donc les voyelles citées, sont celles du système vocalique du roman de l’Ouest (x §§79-82). Les évolutions décrites se déroulent dans le cadre général fixé au §5.
16.1.2 Syllabes fermées secondaires 153
Aux syllabes fermées héritées du latin, s’ajoutent les syllabes fermées secondaires. Celles-ci résultent d’abord de la consonification des voyelles brèves non basses en hiatus qui amène des suites C.j / C.w hétérosyllabiques (rabia > °rab.ja > rage) (x §66). Elles procèdent ensuite d’une série de processus amenant j en coda dont la liste est dressée au §137 (par exemple g+i,e intervocalique : flagellu > °flajjellu > flaiel FC fléau). Enfin, elles sont, en grand nombre, engendrées par les syncopes vocaliques. Pour celles-ci, on se reportera aux §63 sqq. Remarque 1. La prothèse vocalique devant les groupes #sC(r) (x §30) fait apparaître une syllabe fermée initiale : lc scrībere > lt °escribere > escrivre FC écrire. Attesté à Pompéi, le processus intervient très tôt, au 1e siècle (Väänänen 1981a : §82, Bourciez et Bourciez 1967 : §154-H, La Chaussée 1989a : 98, 177). Ce e prothétique évolue comme une initiale en syllabe fermée (x §182.1). La prothèse concerne tous les mots germaniques (frk °staka > estache ‘pieu’, g °sparōn > sparniāre > espargnier FC épargner etc.) et est encore active en AF. En témoigne le fait que la voyelle prothétique est instable après des mots à finale vocalique : les manuscrits du 11e siècle notent espose (< spō(n)sa FC épouse) mais la spose, espee (< spatha FC épée) mais une spede etc. (Rheinfelder 1953 : §445, Bourciez et Bourciez 1967 : §154-H, Pope 1934 : §603, Montaño 2017 : 70 sqq.). Le e- prothétique n’est présent systématiquement dans tous
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
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les contextes qu’à partir du 12e siècle (Rol 984 ma bone espee). De manière concomitante, des emprunts sans prothèse entrent dans la langue depuis le 12e siècle (spectāc(u)lu > spectacle, Rheinfelder 1953 : §452). On en conclut que la prothèse est lexicalisée et synchroniquement inactive à partir des 12e-13e siècles.
16.1.3 Distribution lacunaire des syllabes fermées 154
En latin, la distribution des syllabes fermées est lacunaire : 1° en position posttonique, une syllabe fermée est exclue par la règle accentuelle de la langue (x §76) ; 2° en position finale, le contraste entre les deux types de syllabe est neutralisé : la syllabe finale en français est une syllabe ouverte (x §152.2), quelle que soit sa forme (x §§34 sq.). Les syllabes fermées secondaires (x §153) ne modifient en rien cette distribution. Les syllabes fermées ne s’observent ainsi qu’à la tonique, l’initiale et la ou les prétonique(s). (63)
Tableau 1 : distribution des syllabes fermées initiale par.tī.re
prétonique(s) a.bor.tā.re °dis.par.pal.jā.re
tonique
posttonique
finale
por.ta
*
*
Remarque 1. Pour la définition de ce qui est entendu ici par voyelles tonique, initiale, finale, atone, voir §63.
16.1.4 Distribution des voyelles en syllabe fermée 155
Toutes les voyelles du latin tardif, a, ε, e, i, ɔ, o, u et au peuvent se trouver en syllabe fermée. Toutefois, ε et ɔ ne se rencontrent en syllabe fermée que toniques. En position atone en effet, on n’observe que e (< lc i,ē,e) et o (< lc u,ō,o) (x §82). 16.1.5 Evolutions vocaliques en syllabe fermée : généralités 16.1.5.1 Absence de syncope : maintien général
156
a. Maintien des voyelles toniques en syllabe fermée La syncope est évidemment exclue pour une tonique en syllabe fermée comme ouverte.
157
b. Maintien des voyelles en syllabe fermée initiale Une voyelle (atone) en syllabe fermée initiale n’est jamais syncopée. Remarques 1. L’étymon °corrotulāre proposé pour AF croller Pass 322, Rol 442 crodler, croler FC crouler (FEW 2 : 1928, Fouché 1952-1961 : 423, Bourciez et Bourciez 1967 : §19-Rq1, Rheinfelder 1953 : §139) supposerait une syncope en syllabe fermée initiale. Mais °crotulāre (Gamillscheg 1969 [1928] s.u. crouler) ou °crotalāre (TLFi) à partir de crotalu ‘crotale (instrument de musique)’ gr. κρόταλον sont des étymons plus fondés. 2. Dans (ec)ce + istu / + ille > cist, cil FC ce (dém.), (il)lu > le, (il)la > la ou °(es)ser(e)-at > (il) sera, on n’est pas en présence d’une syncope mais d’une aphérèse qui concerne l’ensemble de la syllabe initiale (Fouché 1952-1961 : 424, Bourciez et Bourciez 1967 : §§8-Rq2, 19-Rq3, La Chaussée 1989a : 65, 71).
280
158
Partie 3. Phonétique Historique
c. Maintien des voyelles en syllabe fermée prétonique Une voyelle (atone) prétonique en syllabe fermée primaire n’est jamais syncopée (pour quelques exceptions apparentes, voir les Rq1-6). En syllabe fermée secondaire, une prétonique ne l’est pas davantage, comme le montrent les formes qui présentent deux ou trois prétoniques. Plusieurs situations sont à considérer : 1. 2. 3. 4.
(64)
deux prétoniques en syllabe ouverte : la seconde est syncopée (sauf si elle est a Rq1) et la première, placée en syllabe fermée secondaire, se maintient (64a). deux prétoniques, l’une en syllabe fermée, l’autre en syllabe ouverte : la prétonique en syllabe fermée se maintient, qu’elle soit à droite dans la séquence des deux prétoniques (64b) ou à gauche (64c). deux prétoniques en syllabe fermée : les deux se maintiennent (64d). trois prétoniques : une syncope en syllabe ouverte (il ne semble pas exister de cas avec trois prétoniques en syllabe fermée) amène une séquence de deux prétoniques en syllabe fermée, lesquelles se maintiennent (64e). Tableau 2 : prétoniques : maintien en syllabe fermée
lat AF FC lat AF a. ...CV.CV... → ...CV CV... °admem(o)rāre amembrer ‘se souvenir’ sēcūr(i)tāte seurte °rotic(u)lāre roeillier ‘aplatir (rouler)’ °exclār(i)cīre esclarcir b. ...CV.CVC... → ...CV CVC... test(i)mōniāre [nj] tesmoignier témoigner arc(u)ballista arbaleste ant(e)cessōre CRs ancessor ancêtre c. ...CVC.CV... → ...CVC CV... °expand(i)cāre espanchier épancher excort(i)cāre escorchier °adprend(i)tīciu aprentiz apprenti d. ...CVC.CVC... → ...CVC CVC... esparpeillier éparpiller °intortiliāre [lj] entorteillier exparpiliāre [lj] e. ...CVC.CV.CV... → ...CVC CVC V... et ...CV.CV.CVC... → ...CVCV CVC... °excommūn(i)cāre escomungier, excommunier °exper(ī)mentāre espermenter escomengier
FC sûreté éclaircir arbalète écorcher entortiller expérimenter
Remarques 1. Lorsque la seconde prétonique en syllabe ouverte est ə < a, elle se maintient et c’est alors la première qui est syncopée : °malefātūtu > malfeu ‘misérable’. Dans le cas de trois prétoniques en syllabe ouverte, on observe le même maintien de ə < a et c’est la seconde des deux autres qui est régulièrement syncopée : ...Ca.CV.CV... → ...Cə.CVCV.... : °apparic(u)lāre > apereillier, apareillier FC appareiller ‘préparer’. 2. Dans gutturiōne > goitron ‘gorge’, posteriōne > poitron ‘cul’ (FC potron dans potronminet), °impastōriāre > empaistrier FC empêtrer, materiāmen > mairrien ‘bois de construction’, °materiāmentu > merrement ‘bois de construction’, on attend, à l’issue de la consonification de i en hiatus (x §66), une séquence -rj- fermant la syllabe précédente. La chute de la prétonique que l’on observe interviendrait ainsi en syllabe fermée. Mais, dans ces mots, on est toujours et seulement en présence d’une séquence -V(C)tVriV- et la syncope de la prétonique amène une attaque branchante -tr-. On peut penser que cette circonstance a déterminé une chute très précoce de l’atone prétonique, avant même la consonification de i en hiatus : posteriōne > °postriōne > °postrjōne > °pojstrōne > poitron ‘cul’. 3. Dans ministeriāle > menestrel FC ménestrel (et, avec substitution de suffixe, > menestrier FC ménétrier), la prétonique en syllabe fermée se maintient comme attendu, mais il faut
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
281
supposer avec Fouché (1952-1961 : 476, 479, 903) une chute de i / j, c’est-à-dire poser °ministerāle. Et si cette chute n’est pas isolée (cf. pariete > °parēte > paroi, °agūru lc auguriu > eur FC heur x §276.1), elle reste sans explication claire. 4. Ministeriu aboutit régulièrement à menestier (Eul 10) ‘office, service’. On a proposé de voir dans ce mot l’origine de mestier FC métier (ainsi Fouché 1952-1961 : 476, qui suppose « une sorte de réduction haplologique »). Mais mestier repose sur °misteriu lc mystēriu gr μυστήριον (Bourciez et Bourciez 1967 : §49-Rq1, Rheinfelder 1953 : 259, TLFi). 5. FEW 10 : 51b, REW 7036 et TLFi (s.u. rinceau) posent, sur la base de it. ramoscello, un étymon °ramuscellu, diminutif de rāmus ‘branche’, comme étymon de raincel FC rinceau. On aurait donc là un cas de syncope vocalique en syllabe fermée : °rām(u)scellu. Mais, si l’étymon proposé se justifie pour l’italien, il n’est pas admissible pour rainsel : dans les diminutifs en -scellu, la voyelle précédente demeure toujours, aussi bien i : arboriscellu > arbreisel, arbroisel FC arbrisseau, °vermiscellu > vermeisel, vermoisel FC vermisseau, que u : °rīvuscellu > ruisel FC ruisseau. De plus il existe rameisel qui suppose °rāmiscellu où la prétonique se maintient comme dans les autres formes citées. 6. Dans les noms des jours de la semaine : lunsdi < °lūnis die lc lūnæ die, marsdi < martis die, mercresdi < °mercuris die lc mercurii die, juesdi < jovis die, vendresdi < veneris die, le maintien du s, avant son effacement général d’où lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi, est imputable au caractère composé de ces mots : le traitement de o dans jovis + die, qui est celui d’un o tonique, le montre. Il s’agit de la chute d’une finale, non de la syncope d’une prétonique.
16.1.5.2 Absence de centralisation 159
De même que la syncope, la centralisation (passage à ə) est inconnue en syllabe fermée. Remarques 1. La finale verbale 3p -ant / -unt où la voyelle passe à ə (cantant > chantent, °dormunt > dorment) semble constituer une exception. Mais, si la graphie s’est imposée jusqu’à nos jours, la réalité phonétique de la nasale n’est attestée par rien. 2. En FC, ə en syllabe fermée demeure exclu. Si, dans la phonétique de la parole, les alternances ə – Ø possibles engendrent une multitude de syllabes fermées avec ə (je ne te le dirai pas [ʒən.təl.di.ʁe.pa] où les deux premières syllabes avec ə sont fermées, par exemple), au plan lexical, une syllabe fermée avec ə est est exclue : */CəC./.
16.1.5.3 Absence de diphtongaison spontanée 160
Les voyelles en syllabe fermée, qu’elles soient toniques ou atones, ne connaissent pas de diphtongaison spontanée. Remarque 1. Pour les cas de diphtongaison conditionnée concernant ε et ɔ, voir (x §§170 sq.).
16.1.5.4 Identité d’évolution en syllabe fermée pour les voyelles toniques et atones 161
La triple absence de syncope (x §§156-158), de centralisation (x §159) et de diphtongaison spontanée (x §160), montre que la syllabe fermée constitue une sorte de citadelle où une voyelle est à l’abri de toutes les évolutions liées à la présence ou à l’absence de l’accent qui affectent les voyelles en syllabe ouverte, à savoir : 1° en position atone : la syncope (> ø) ou la centralisation (> ə), 2° sous l’accent : la diphtongaison spontanée.
282
Partie 3. Phonétique Historique
La conséquence principale de cette situation est qu’en syllabe fermée, l’évolution d’une voyelle sera identique, qu’elle soit tonique, initiale ou prétonique. 16.1.5.5 Stabilité fondamentale des voyelles en syllabe fermée 162
Fondamentalement, une voyelle en syllabe fermée se maintient sans changement, en toute position (tonique, initiale, prétonique). Les seuls changements observables sont dus aux effets que déterminent certaines consonnes en coda dans leur processus de disparition. Ceux-ci sont examinés dans les sections qui suivent. Remarques 1. Cette stabilité des voyelles en syllabe fermée a été souvent notée : « les voyelles entravées se maintiennent sans changement » (Hatzfeld et al. 1924 [1890] : §493) ; « dans une syllabe intense, notamment au centre syllabique avant l’entrave, les voyelles gardent leur timbre sans le modifier » (Straka 1979 [1964] : 264, §12) ; « l’action de l’entrave a donc été essentiellement conservatrice » (Bourciez et Bourciez 1967 : §22, italiques de l’auteur). 2. La stabilité mentionnée ici doit s’entendre évidemment hors changements non conditionnés. Sur ceux-ci, voir §§70-75.
16.1.6 Effets sur les voyelles consécutifs à la chute des consonnes en coda 163
Les glides j et w, les nasales n et m, le glide nasal ȷ ̃ (= ɲ x §129) et la sifflante s, provoquent, lors de leur chute en tant que codas, des effets sur la voyelle. Remarques 1. Les consonnes dont la chute en coda ne s’accompagne pas d’effet sur la voyelle précédente sont dans ce qui suit désignées sous le terme de codas « neutres » (symbole : C°). Il s’agit des occlusives p, b (sauf br, bl x §165.2), t et d, des fricatives f, v et de la sonante r. Dans les géminées pp, bb, tt, ff, rr, ces mêmes consonnes en coda sont également neutres, mais il faut leur ajouter k, l, ʎ et ɲ dans les géminées correspondantes kk, ll, ʎʎ, ɲɲ ainsi que la géminée tʦ issue de kj (x §96) et ktj (x §300.8). 2. Pour les effets, erratiques, de r en coda sur a, ε et e, voir §173.2, §176.2, §182.5.
16.1.6.1 j et w en coda a. Vocalisation de j et w en coda 164
Dans le cas de j et w, l’effet sur la voyelle transite par la vocalisation du glide (x §36) (dès le 8e ou 9e siècle pour j, au 11e siècle pour w), d’où une diphtongue (dite souvent « de coalescence » x §198). Celle-ci, en syllabe de nouveau ouverte, connaîtra, comme les diphtongues spontanées, soit une fusion des deux éléments de la diphtongue (monophtongaison : ai > ε par exemple), soit la consonification du premier élément (bascule des diphtongues au 13e siècle : iε > jɛ, ue > we, yi > ɥi) (x §199). b. Action fermante de j et w en coda
165
Yod en coda exerce une action fermante sur certaines voyelles. Ainsi dans le cas de au dont la monophtongaison produit ɔ (x §193). Devant j en effet, la diphtongue au aboutit régulièrement à we , qu’elle soit tonique (nausea > noise) ou atone (adauctāre > aoitier ‘augmenter’) (x §193). Ceci implique une fermeture de ɔ en o puisque seul o+j (vōce > voiz FC voix x §189) produit la diphtongue oi d’où we alors que ɔ+j aboutit à ɥi : nocte > nuit (x
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
283
§§170 sq.). De même, o tonique a pu passer à u devant j : si o en syllabe fermée par j aboutit normalement à we (nuce > noix, vōce > voix x §189), l’aboutissement ɥi dans 1s cōgito > cuit FC (je) cuide (arch.) ou puteu > puiz FC puits suppose que o s’est fermé en u (Bourciez et Bourciez 1967 : §75-Rq1, Fouché 1952-61 : 415). Enfin, l’évolution de ε et ɔ devant j relève probablement de cette action fermante de j (x §§179, 186). w en coda a exercé de même une action fermante sur ɔ : l’aboutissement u de ɔw < ɔl (mold(e)re > moudre x §185), semblable à celui de ow < ol (pulv(e)re > poudre x §190), montre que ɔ s’est fermé en u (Bourciez et Bourciez 1967 : §74-H). Remarques 1. Pour l’origine des yods en coda voir §153. Lorsque yod en coda est suivi de l,n, il est tout à fait transitoire car il fusionnera avec l et n, d’où les géminées ʎʎ et ɲɲ (x §300). 2. w en coda est issu de l’évolution de la latérale l : vélarisée en coda, celle-ci passe à w vers le 11e siècle (x §302). Beaucoup plus tôt, w en coda a pu provenir d’une part de b dans br, bl (x §343) et d’autre part, de g en coda primaire (x §300) (sagma > some FC (bête de) somme, Bagdad > Baudas FC Bagdad). Ces w, vocalisés en u, ont constitué des diphtongues avec les voyelles précédentes (au x §175, εu x §181 et iu x §191.1), lesquelles sauf rares exceptions (fabrica > °faurga > forge) ont ensuite évolué en syllabe ouverte. Dans auca lc avica > oe, oue FC oie, anal. < oiseau, aucellu lc avicellu > oisel FC oiseau, la diphtongue procède d’une syncope de l’atone qui suit le w intervenue en latin même (Väänänen 1981a : §72). Hors ces derniers cas, w en coda ne procède jamais de w latin : w latin hérité , passé à v en position intervocalique (x §319) et placé en coda par la syncope de la voyelle suivante, est ensuite éliminé sans laisser de trace (x §298) (nav(i)gāre > nagier FC nager). 3. w en coda peut aussi provenir de la latérale palatalisée, si la voyelle qui suit la géminée ʎʎ est syncopée. La syncope entraîne en effet la dégémination de ʎʎ et, passée en coda devant la C qui suit, la latérale est alors dépalatalisée et en coda aboutit régulièrement à w : °nugālior > °nogaʎʎor > °noaʎ(ʎo)r > °noalr > °noaɫdrə > °noawdrə > CSs noaudre ‘de moindre valeur’. Le processus concerne en particulier les mots en -aliu, -ac(u)lu du type tripāliu ou gubernāculu : il explique les pluriels en -aus, -aux en face des singuliers en -ail (x §175.4). Voir de même le pluriel vieux à côté du singulier vieil (< °veclu lc vetulu) ou mieus FC mieux < melius.
16.1.6.2 Les nasales n et m en coda a. Nasalisation 166
Dans le cas des nasales n et m, l’effet consiste en la propagation de la nasalité sur la voyelle précédente, suivie – mais seulement aux abords du FClass (fin 16e siècle x §301.1), de la disparition de la consonne nasale en coda avec maintien du caractère nasal de la voyelle. Cette nasalisation a progressivement affecté en AF (11e-13e siècles) toutes les voyelles sauf ə suivies de n ou m, en syllabe ouverte (CV.NV > Cṽ.NV), comme fermée (CVN.CV > CṽN.CV). Mais la nasalité de la voyelle s’effacera aux 16e et 17e siècles devant les nasales intervocaliques (Cṽ.NV > CV.NV), tandis qu’elle se maintiendra devant les nasales en coda, après même leur disparition en tant que consonnes (CṽN.CV > Cṽ.CV), d’où les voyelles nasales phonologiques en FC. Remarques 1. n est tombé en latin devant s : me(n)se > mēse > mois, spo(n)sāre > sposāre > espouser FC épouser (App.Pr. 76 ansa non asa, 152 mensa non mesa) (Väänänen 1981a : §121,
284
Partie 3. Phonétique Historique Leumann 1977 : §152). On constate ensuite, sporadiquement, la chute de n en coda devant d’autres consonnes : °rānu(n)cula > grenouille, co(n)ventu > couvent. 2. Régulièrement nasalisées, les voyelles suivies d’une consonne nasale qui est finale dès l’AF (fam(e) > fain FC faim, somn(u) > son FC somme ‘sommeil’, cunn(u) > con) maintiennent leur nasalité lors de la dénasalisation des voyelles nasales intervocaliques des 16e-17e siècles puisqu’à ce moment elles ne sont plus intervocaliques : les consonnes finales deviennent coda à la fin du 15e siècle (x §313). En revanche devant voyelle finale présente en AF (flamma > flame FC flamme), les voyelles nasales dénasalisent régulièrement : elles sont encore intervocaliques aux 16e-17e siècles et au-delà.
b. Action fermante des nasales 167
n et m ont par ailleurs un effet fermant sur les voyelles précédentes, tandis que les voyelles nasalisées tendent au contraire à s’ouvrir spontanément (Straka 1979 [1955] : 506 sq., 513515). Ces effets opposés seront précisés dans les sections consacrées à chacune des voyelles en syllabe fermée devant n ou m. 16.1.6.3 ȷ ̃ en coda
168
Pour yod nasal ȷ ̃ (= ɲ x §129, origines x §§134 sq.), les effets de la palatalité et de la nasalité s’additionnent : le glide nasal (composé de l’agent palatal |I| et de l’agent nasal |N|) est vocalisé (x §36) et la nasalité se propage sur la voyelle (65b) d’où une diphtongue nasale (la palatalité |I| combinée au a produit e, nasalisé par N en ẽ) qui sera ensuite (65c) monophtonguée comme les diphtongues orales issues de la vocalisation de j (x §164), la nasalité de la voyelle se maintenant (x §166) (sancta > saȷt̃ a > sẽĩtə > sẽte sainte). (65)
Figure 1 : ȷ ̃ en coda (exemple pour a)
a. aȷ.̃ C C V C V C V | | a C I | N
>
b. ẽĩ.C C V C V C V | | a C I | N
>
c. ẽ.C C V (C V) C V | | a C | I | N
16.1.6.4 s en coda 169
La chute de s en coda, qui commence au 11e siècle (la variante voisée devant C voisée, z, est la première affectée x §303), est complète à la fin du 13e siècle. Cette chute provoque un allongement compensatoire de la voyelle précédente. Dans le cas de a et ɔ, cet allongement amènera une modification du timbre : a passera à ɑ (x §175) et ɔ à o (x §185) : asinu > asne > âne [ɑnə], hospite > oste > hôte [otə]. Pour les autres voyelles, l’allongement compensatoire n’ayant pas eu de conséquence phonologique, s en coda sera considéré comme un C°. Remarque 1. D’autres allongements compensatoires consécutifs à la chute des codas ont été notés – dans le cas des nasales en particulier (x §364). Mais de ces allongements, aucun n’a eu de conséquence phonologique : ils sont restés de niveau phonétique, alimentant surtout les controverses normatives.
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
285
16.1.7 ε et ɔ toniques en CVC : diphtongaison conditionnée 16.1.7.1 ε, ɔ + C.(C)j 170
ε et ɔ toniques en syllabe fermée se maintiennent de façon générale comme attendu (herba > (h)erbe x §176, porta > porte x §185). Mais dans deux environnements particuliers, on constate, en certains cas, une diphtongaison conditionnée. Ainsi, ε en syllabe ouverte passe régulièrement à iε dans des contextes _C.Cj (tertiu > tierz FC tiers) et en quelques cas _C.j, en particulier lorsque C est labiale (°leviu > liege FC liège x §177). La diphtongaison de ɔ en uɔ (> uɛ) dans ces contextes est également attestée (°noptia lc pl nuptias > nuece FC noce, adpropiat > aprueche FC (il) approche), mais, restée dialectale, elle ne s’est pas imposée (x §187.1). Le processus consiste en l’action de j ou ʎ non adjacents (« métaphonie » Bourciez et Bourciez 1967 : §50-Rq, « breaking or fracture » Pope 1934 : §410, « dilation » La Chaussée 1989a : 39). Il ne s’observe que pour ε et ɔ et la diphtongaison romane. Son caractère dialectal, même s’il reste difficile à préciser (voir Fouché 1952-1961 : 236-239), est net : à côté des formes avec diphtongue, une variante sans diphtongaison est presque toujours bien attestée (ters pour tertiu, noce – qui a prévalu – pour noptia). Remarque 1. Ces évolutions apparaissent comme déviantes par rapport à la norme syllabique qui s’impose dans la langue dans la même période et exclut toute diphtongaison, spontanée ou conditionnée, en syllabe fermée. Ces cas sont peut-être la trace d’une hésitation originelle sur les propriétés syllabiques de certaines consonnes en coda et de r en particulier. En espagnol, la diphtongaison en syllabe fermée est de règle (porta > puerta) et ceci résulte probablement de la capacité de r à se propager sur le noyau syllabique vide à sa droite (à l’instar de s,ʦ x §30) : la syllabe ne serait ainsi fermée qu’en surface. Sur cette hypothèse, voir Ségéral et Scheer (2008b : 502).
16.1.7.2 ε, ɔ + ʎʎ 171
Devant ʎʎ, ε et ɔ connaissent une diphtongaison du même type que la précédente (x §170) : melius > mieuz, mieus FC mieux, folia > fueille FC feuille, alors que pour toutes les autres voyelles, ʎ en coda dans la géminée ʎʎ est une C° devant laquelle la voyelle précédente se maintient sans changement (Nyrop 1914 : §207) (x §163.1). Le caractère dialectal, de nouveau, est net – au moins pour ɔ (La Chaussée 1989a : 116). Et, même si les formes avec diphtongue se sont largement imposées in fine, les formes sans diphtongaison sont bien attestées : ainsi melz (Eul 16) à côté de mielz (x §178), ou foille à côté de fueille (x §187). Remarque 1. Pour un possible effet semblable de la nasale palatale ɲɲ sur ε, voir §178.1.
16.1.8 ε, ɔ devant j en coda 172
Dans le contexte _ j.C, d’où que j provienne, on observe pour ε un aboutissement i : lectu > °lεjtu > lit (x §179), pour ɔ un aboutissement ɥi : nocte > °nɔjte > nuit (x §186). Classiquement (Bourciez et Bourciez 1967 : §49-H, Matte 1982 : 89, La Chaussée 1989a : 37 sq.), cette évolution est analysée comme résultant d’une diphtongaison condi-
286
Partie 3. Phonétique Historique
tionnée déclenchée par j en coda, en iε pour ε, en uɔ > uɛ pour ɔ, en suite de quoi le second membre de la diphtongue (ou « triphtongue ») aurait disparu, d’où ij et uj aboutissant à i et yi > ɥi, respectivement. Mais, objectivement, ce que l’on constate dans lectu et nocte consiste en une fermeture de la voyelle devant j en coda : εj passe à ij, d’où i et ɔj à uj puis yj, d’où ɥi. Or il existe d’autres effets de fermeture dus à j – sur les voyelles d’arrière au moins (x §165) : sur o qui passe à u dans 1s fugio > °fujjo > (je) fuis ou 1s cōgito > cuit FC (je) cuide comme sur ɔ < au qui passe à o dans nausea > °nojsa > noise (x §193). Et les faits qui pourraient valider l’hypothèse diphtongale ne sont, eux, guère évidents. L’évolution de ε et ɔ devant j relève ainsi plutôt d’une action fermante de yod en coda que d’une diphtongaison conditionnée en syllabe fermée du type de celle observée dans les deux cas précédents (x §§170 sq.) – et dont les aboutissements sont d’ailleurs différents.
16.2 a 16.2.1 a en syllabe fermée par C° 173
a en syllabe fermée par C° se maintient en toute position. (66)
Tableau 3 : a en syllabe fermée par C°
a. tonique b. initiale c. prétonique
syllabe fermée primaire lat AF arbre arb(o)re caballu cheval vache vacca agnellu [ɲɲ] agnel argentu argent ballāre baller °accaptāre achater escarter °exquartāre
FC
agneau acheter écarter
syllabe fermée secondaire lat AF mac(u)la [ʎʎ] maille rabia rage gab(i)ta lc gabata jatte, jate cap(i)tāle chatel tāliāre [ʎʎ] taillier coāg(u)lāre [ʎʎ] caillier °adaciāre [kj] aacier batāc(u)lāre [ʎʎ] baaillier
FC
jatte cheptel tailler cailler ‘agacer’ bâiller
Remarques 1. a en syllabe fermée a été antériorisé en æ comme en syllabe ouverte (x §70). La palatalisation des vélaires (carru > char, gamba > jambe) le montre. 2. Devant r, on observe erratiquement un passage à e, en variante le plus souvent avec a, à la tonique (°garba > jarbe / gerbe FC gerbe, sarpa > sarpe / serpe FC serpe) comme à l’initiale (sarcophagu > sarcueu / sercueu FC cercueil, °artemisia lc artemīsia > armoise / ermoise FC armoise, °sparvāriu g °esparwari > espervier FC épervier). Le passage inverse, ε > a (x §176.2) ou e > a (x §182.5), est fréquent également. Sur la permanence de cette hésitation dans la langue, voir Nyrop (1914 : §§244-247).
16.2.2 a en syllabe fermée par j 174
a en syllabe fermée par j se maintient. La séquence aj (æj) aboutit à ε en toute position. (67)
Tableau 4 : a en syllabe fermée par j
a. tonique
lat lacrima lacte
AF FC lairme, lerme larme lait
lat pāce variu
AF pais vair
FC paix
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
b. initiale c. prétonique
lat adjūtāre bāsiāre °adratiōnāre °exclāriāre
AF aidier baisier araisnier esclairier
FC aider baiser arraisonner éclairer
lat lactūca pācāre °exmagāre retractāre
AF laitue paiier esmaier retraitier
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FC payer ‘inquiéter’ ‘révoquer’
Remarques 1. Dans quelques mots, on note pour a prétonique devant j en coda un aboutissement we : ōrātiōne > oroison, °spasmātiōne > pamoison, vēnātiōne > venoison, līberātiōne > livroison, ligātiōne > lioison, occāsiōne > ochoison, °pantasiāre > pantoisier. Mais les formes en ai existent pour tous les mots cités et elles sont souvent très anciennes (oraisun Alex 62). Et si we s’est finalement imposé dans pâmoison et pantois (dér. de pantoisier), c’est ɛ < ai que l’on a, à terme, dans oraison, venaison, livraison, liaison et Bourciez et Bourciez (1967 : §17a-Rq3), comme Fouché (1952-1961 : 485), ayant posé comme régulière l’évolution vers we, doivent invoquer « l’influence » de saison, raison pour rendre compte de ce fait. Et le passage à we de ai prétonique se constate seulement devant jʦ, js (< tj, sj) mais non devant jt < kt ni jtr < trj- où l’on a ε : retractāre > retraitier ‘révoquer’, allactāre > alaitier FC allaiter, repatriāre > repairier ‘retourner’, et encore devant jʦ < tj n’est-il pas constant (°adratiōnāre > araisnier FC arraisonner, °adsatiōnāre > assaisnier FC assaisonner). En fait, à l’exception de °pantasiāre, les mots concernés sont des noms suffixés en -tiōne, siōne. On est, avec ce suffixe (avant que la forme savante -ation s’impose), en face d’une hésitation entre -aison comme saison < satiōne et -oison comme toison < to(n)siōne, d’où les nombreux doublets bataison / -oison, salaison / -oison, lunaison / -oison, etc. Les formes en -oison du type oroison relèvent ainsi de l’analogie, non de la phonétique. Quant à apreveisier, aprevoisier / apri- FC apprivoiser, il reposerait (FEW 25 : 51b, Bourciez et Bourciez 1967 : §17a-Rq3) sur une base °adprīvātiāre et l’on aurait là un autre passage de aj à ej d’où oj. Mais Fouché (1952-1961 : 479) invoque un croisement avec vitiāre, qui s’accorde, lui, avec le développement phonétique (cf. invitiāre > envoisier ‘(se) divertir’) et que l’absence, pour apreveisier, de graphie appuie. 2. Le suffixe -āriu / -āria aboutit à -ier / -iere FC -ier / -ière. a. -āriu b. -āria
lat caballāriu calendāriu caldāria formīcāria
AF chevalier calendier chaudiere fourmiiere
FC calendrier chaudière fourmilière
lat dēnāriu pānāriu quadrāria rīpāria
AF denier panier carriere riviere
FC
carrière rivière
Cette évolution est un problème notoire – « un des faits les plus obscurs de la phonétique française », pour reprendre la formule de Bourciez et Bourciez (1967 : §39-H). Il faut souligner qu’il ne s’agit pas là d’un développement qui serait propre à la syllabe fermée tonique et serait inconnu des positions initiale et prétonique, mais d’un développement propre au suffixe -āriu / -āria. La même séquence en effet, ailleurs que dans ce suffixe, aboutit à -air / -aire comme attendu : variu > vair, paria (neut pl) > paire, °clārēa (< clāru) > glaire, glārea (-ria) > glaire ‘gravier’, frk °harja > haire, ārea > aire. Sur les hypothèses très nombreuses dont ce développement du suffixe a été l’objet, voir Staaf (1896), Nyrop (1908 : §248), Bourciez et Bourciez (1967 : §39-H), La Chaussée (1989a : 9.3.3), Fouché (1952-1961 : 411-415), Pope (1934 : §26), Rheinfelder (1953 : §275). Le suffixe -aire, qui procède aussi de -āriu / -āria, est de formation savante (Nyrop 1908 : §299, Bourciez et Bourciez 1967 : §39-Rq2). 3. Pour les évolutions savantes macru > maigre, °ācru > aigre, aquila > aigle, °aquilentu > aiglent et aiglentier, eglenter (Rol 114) FC églantier (suff. -ier), voir §346.2. 4. Pour fac(e)re > faire, °tac(e)re lc tacēre > taire, voir §117.
288
Partie 3. Phonétique Historique
16.2.3 a en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w, s 175
Devant n ou m en coda (68a), a est nasalisé. Les suites ãN.C se maintiendront jusqu’à la fin du 16e siècle (x §301.1), période dans laquelle la nasale en coda chutera, et ã, qui se maintiendra, se vélarisera progressivement en ɑ̃ (Ruhlen 1979 : 326 et n.12, Pope 1934 : §§434, 443). En syllabe fermée par ȷ ̃ (68b), a aboutit à ε͂ . Suivi de w en coda (68c), a passe à la diphtongue au lorsque le glide est vocalisé (x §36), vers le 11e siècle. La diphtongue, monophtonguée progressivement à partir de la fin de l’AF, aboutit à o en toutes positions. Enfin, a en syllabe fermée par s (68d) se maintient. Mais la chute de s en coda, aux 11e et 12e siècles (La Chaussée 1989a : 201, 204), provoque un allongement compensatoire qui sera suivi d’une évolution du timbre vers a postérieur [ɑ]. (68)
Tableau 5 : a en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w, s
a. _N tonique initiale préton. b. _ȷ ̃ tonique initiale c. _w tonique initiale préton. d. _s tonique initiale préton.
lat amante campu cambiāre campānia °expand(i)cāre grandior sancta anxiōsu alba alnu caldāria falcōne excaldāre as(i)nu Laz(a)ru castanea °ma(n)s(u)ētinu mal(e)-astrūcu
AF amant champ changier champagne espanchier graindre sainte ainsos aube alne, aune chaudiere faucon eschauder asne lazre, ladre chastaigne mastin malastru
FC
changer Champagne épancher ‘plus grand’
lat man(i)ca am(i)ta cantātōre mantellu incantāre anxia plangere
AF manche ante chanteor mantel enchanter ainsse plaindre
calda talpa saltāre salvāre cabal(li)cāre pastu passu castīgāre castellu
chaude taupe sauter sauver chevaucher past, pas pas chastiier chastel
FC tante chanteur manteau ‘anxiété’
anxieux aune, aulne chaudière échauder âne ladre châtaigne mâtin malotru
chevaucher (re)pas châtier château
Remarques 1. Le suffixe de participe présent -ant, issu régulièrement de -ante des verbes en -āre, a été très tôt généralisé à tous les verbes. Les formes latines en -ente et -iente n’ont pas de descendance. 2. °antius > ainz ‘auparavant’ est notoirement problématique. Straka (1979 [1954]) fait le tour de la question. 3. Sur spatula > espaule (espalle Rol. 647) FC épaule voir §345.5. 4. -aʎʎos dans le pluriel des mots en -aliu et -ac(u)lu, aboutit à -aʎs après la chute de la finale et la dégémination de ʎʎ qui s’ensuit. La latérale en coda est dépalatalisée dans ce contexte, puis l passe régulièrement à w (x §165.3) d’où -aus, -aux en face du singulier en -ail [-aʎ]. On a ainsi : tripāliu > CRs travail mais pl tripālios > travaulx, travaux, āliu > ail pl aulx, aux FC aulx, gubernāculu > governail, gouvernail pl gouvernaux FC gouvernails. 5. Sous influence savante, s s’est maintenu parfois après a : ainsi, par exemple, dans casta > chaste, hasta > haste ‘lance’.
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
289
16.3 ɛ (tonique) 16.3.1 ε en syllabe fermée 176
En syllabe fermée, primaire (69a) comme secondaire lorsque la syncope de la posttonique s’est produite avant la diphtongaison romane (69b), ε se maintient sans changement jusqu’au FC. (69)
Tableau 6 : ε en syllabe fermée C°
lat a. cervu servu esca testa fenestra b. °es(se)re perd(e)re
AF cerf serf esche teste fenestre estre perdre
FC
tête fenêtre être
lat herba merda hernia mæstu, -a foreste °per(nu)la °ret(i)na
AF (h)erbe merde hergne mest, -e forest perle resne, rene
FC herbe hernie ‘triste’ forêt rêne
lat ferru sella adpressu ecce septem pert(i)ca mer(u)la
AF fer selle apres ez, es set perche merle
FC
après ‘voici’ sept
Remarques 1. FC espèce et épice reposent sur lc specie. Le maintien du s dans espèce indique que la formation est, au moins sur ce point, savante. Mais sa chute dans épice ne fait pas pour autant de cette forme l’aboutissement régulier : la séquence kj, qui aboutit à la géminée tʦ (x §283), est une C° (x §163.1) comme Fouché (1952-1961 : 419-Rq) le rappelle justement, et on attend donc en AF une forme avec e, et celle-ci est bien attestée, espesse (Alex 1298), espece. Dans epice, le vocalisme i ne peut être dû qu’à l’action du j subséquent, mais l’action de j non adjacent provoque une diphtongaison en iε (neptia > niece FC nièce) (x §177) et non un passage à i. La forme est probablement dialectale (ou, comme Bourciez et Bourciez 1967 : §50-Rq le proposent, « demi-savante » ?). Il en va de même pour Graecia > Grice FC Grèce et Gallaecia > Galice (Rheinfelder 1953 : §261). L’aboutissement régulier de Graecia est Grece FC Grèce. 2. Devant r, ε passe parfois à a : derb(i)ta > derte, dertre FC dartre, g °herda > herde, harde ‘troupe de bêtes’ (Bourciez et Bourciez 1967 : §47-Rq2). Dans lacertu > lezart FC lézard et lacerta > laisarde FC lézarde, il s’agit d’une substitution du suffixe -ard(e) à la finale.
16.3.2 Diphtongaison conditionnée de ε 16.3.2.1 ε + C.(C)j 177
ε se diphtongue en iε devant les suites C.Cj (r.tj, p.tj, t.tj, r.vj et r.rj) (70a), et dans le contexte _C.j avec C = labiale (70b). Cette diphtongaison conditionnée (x §170), s’est imposée, mais les formes sans diphtongue sont attestées. (70)
Tableau 7 : ε + C.(C)j
lat a. __C.Cj tertiu ferrea celt ? °bertiu b. __C.j °trebiu 3s °ingreviat
AF tiers, ters fierges, ferges biers, bers triege, tegeTL10-652 : 25 engriege
FC tiers ‘entraves’ berceau ‘sentier’ ‘il accable’
lat neptia celt °pettia cervia lc cerva °leviu
AF niece, nece piece, pece cierge, cerge liege, lege
FC nièce pièce ‘biche’ liège
290
Partie 3. Phonétique Historique Remarque 1. Le fait que la diphtongaison conditionnée s’observe uniquement lorsque ɛ est suivi de C.tj, r.rj et labiale + yod indique qu’elle a eu lieu seulement après l’accomplissement de la métathèse C.j > j.C (x §§277 sq.) : les groupes en question sont ceux et seulement ceux qui interdisent la métathèse, c’est-à-dire qui subsistent encore après son action (et pratiqueront le renforcement C.j > C.ʤ (x §§285-287).
16.3.2.2 ε + ʎʎ 178
Suivi de ʎʎ, ε se diphtongue en iε. Cette diphtongaison est, comme la précédente (x §177), due à l’action d’une consonne distante, en l’occurrence ʎ en position post-consonantique dans la géminée (ʎ en coda est une C° x §163.1). Les formes avec diphtongue ont prévalu mais les formes sans diphtongue sont attestées. (71)
Tableau 8 : ε + ʎʎ
lat a. melius b. °veclu lc vet(u)lu
AF mielz, mieus, melz vieil, viel, veil
FC mieux
lat melior
vieil (x §345)
AF CSs mieldre, mieudre, meldre, meudreTL5-1342 : 51
FC ‘meilleur’
Remarques 1. On prête souvent à la nasale palatale ɲɲ une action semblable à celle de ʎʎ. Ceci n’est pas impossible, mais les faits sont peu clairs. On invoque 3s subj veniat / 3s subj teneat > viegne / tiegne FC (il) vienne / tienne (Bourciez et Bourciez 1967 : §53), mais veigne, teigne (aussi vaigne, taigne) sont attestées et la diphtongue peut être due à la pression analogique de 3s venit > vient (Fouché 1952-1961 : 920-Rq1). Pour pectine, peigne (paigne) semble l’aboutissement régulier (x §131), pieigne et pigne étant des formes probablement dialectales. Pour ingeniu > engien, engin et Compen(d)iu > Compiègne de même peut-être. 2. Pour °veclu, vieil est sans doute régulier (x §345.2), mais on ne peut pas exclure ici un effet analogique à partir de viez, vies < vetus ‘âge’. De même CSs niez, nies ‘neveu’ < nepos pourrait expliquer niece < neptia (x §177).
16.3.3 ε en syllabe fermée par j 179
En syllabe fermée par j, ε aboutit à i. Cette évolution résulte, plutôt que d’une diphtongaison conditionnée, de l’effet fermant de j (x §172). (72)
Tableau 9 : ε en syllabe fermée par j
lat lectu pretiu mediu respectu sex
AF FC lit pris prix mi respit répit six
lat 3s exit decem °ebriu 3s precat pejjus
AF ist dis ivre prie pis
FC ‘(il) sort’ dix (x §212.1) (il) prie pis ‘plus mauvais’
lat Alesia bestia pectus vecte nesciu -a
AF Alise bisse piz, pis vit nice
FC bisse, biche pis (nom) vit (nom) ‘sot, niais’
Remarques 1. A partir de lc ecclēsia gr. ἐκκλησία, il faut, pour eglise, glise FC église, poser °ecclesia avec e. L’adaptation de gr η semble avoir été flottante (Rheinfelder 1953 : §§27, 262). Il
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
2.
3.
4. 5.
291
faut ainsi supposer °-eriu pour cemetire, cimitire < lc cœmētēriu, cīmītēriu gr. κοιμητήριον (indépendamment du fait que le caractère savant du mot est clair, vu la conservation de t intervocalique et le maintien de la prétonique en syllabe ouverte), pour mestier FC métier < lc mystēriu gr. μυστήριον et pour mostier, moustier FC moutier < lc monastēriu gr. μοναστήριον, même si l’aboutissement, -ier, dans ces deux derniers mots est différent (Rq2). -eriu / -a, comme -āriu / -a (x §174.2), constitue une finale problématique. L’aboutissement attendu, -ire, est présent dans adulteriu > avoutire ʻadultèreʼ (pour v, d’origine obscure, voir Fouché 1952-1961 : 603-Rq9), māteria > matire FC matière ou dans imperiu > empire, mais la conservation de t intervocalique dans AF matire indique qu’il est savant et les formes imperie, empirie, empere, antérieures à empire, que ce dernier l’est probablement aussi (Bourciez et Bourciez 1967 : §49-Rq1, Fouché 1952-1961 : 417). Et le plus souvent, on observe une finale -ier / -iere : ainsi dans °misteriu > mestier, °mosteriu > moustier et °cīmīteriu (-a ?) > cimetiere (m. et f.) (sur ces mots voir Rq1), °gīgeriu lc gigēria nom pl > gisier FC gésier, māceria > maisiere ‘paroi’. L’influence du suffixe -ier / -ière < -āriu / -a a ici sûrement joué (Bourciez et Bourciez 1967 : §49-Rq1). integru lc integru aboutit régulièrement à entir, la forme entier qui est restée en FC étant une réfection à l’aide du suffixe -ier (FEW 4 : 736a note 5, TLFi entier). A partir de lc alacre, les formes alegre et aliegre (aussi aligre) FC allègre supposent des bases paroxytonisées et, s’agissant de aliegre, aligre, une forme apophonisée : °alacre et °alecre respectivement. Dans les deux cas, le maintien de g < k, semblable à celui que l’on a dans ācru lc ācre (App. Pr. 41 acre non acrum) > egre, aigre et macru > megre, maigre à côté des aboutissements réguliers aire et maire (Nord-Est), indiquent qu’il s’agit de mots de formation plus ou moins savante. Cerise repose sur °ceresia forme apophonisée de lc pl cerasia gr. κεράσιον. Dans kst(r), la vélaire tombe régulièrement (cf. extrāneu > estrange FC étrange, sextāriu > sestier FC setier x §300.8) : estres (et non *istres) < ext(e)ras FC aîtres, êtres est régulier.
16.3.4 ε en syllabe fermée par n ou m 180
Devant n ou m en coda, ε est nasalisé. Sous l’action fermante de la nasale suivante (x §167), ε͂ passe ensuite à ẽ, rejoignant ẽ < eN. Au 11e siècle ẽ s’ouvre spontanément (x §69) et rejoint ã < aN qui évoluera ensuite jusqu’à FC ɑ̃ (x §175). (73)
Tableau 10 : ε en syllabe fermée par n ou m
lat dentu ten(e)ru sensu
AF FC dent tendre sens
lat tempus cadentia tend(e)re
AF tens chaance, cheance tendre
FC temps chance
lat AF crēdentia creance lentu lent
FC créance
16.3.5 ε en syllabe fermée par w 181
ε suivi de w (< l) en coda passe, lorsque le glide est vocalisé au 11e siècle (x §164), à εu (74a) (pour la décomposition des voyelles en Eléments voir §18). Cette diphtongue présente ensuite, avec l’émergence d’un a médian, un contour complexe en εau (74b). L’évolution ultérieure de cette diphtongue complexe emprunte deux voies différentes : dans la première, A fusionne avec U comme il le fait déjà dans ε (74c) d’où εo, qui se mo-
292
Partie 3. Phonétique Historique
nophtongue ensuite – mais seulement à partir du 16e siècle, en o () (74d) et finit par s’imposer au 17e siècle. Dans la seconde, εau passe à io (74c’) et, à la suite de la bascule des diphtongues (x §199), aboutit à jo (74d’). Cette dernière évolution, marquée comme « populaire » (Fouché 1952-1961 : 336 sq., Pope 1934 : §75-A.2.i), disparaîtra progressivement, sauf en certains cas d’hiatus (Rq1). (74)
Figure 2 : ɛu > o / jo. Exemple pour pl bel(lo)s > beaus FC beaux
a. bɛu C V C V | | I U | b A
b. bεau C V C V | | I U | b A
c. bεo C V C V | | I U b
A
c’. bio C V C V | | I U | b A
d. bo C (V C) V | (I) U | b A
d’. bjo C V C V | I U | b A
L’évolution se constate dans quelques mots présentant une suite εlC (75a) et surtout dans les noms et adjectifs en -ellu (ou -elle, mais beaucoup plus rarement) : dans les formes de CRp, la latérale passe en coda devant s final lorsque la voyelle finale tombe. Ainsi -εllos / -εlles > -εls (75b), d’où -εws > -εus > -εaus (> os). La pression analogique exercée par ces formes de pluriel amène ensuite o () dans les singuliers. (75)
Tableau 11 : ε en syllabe fermée par w (< l)
lat a. helmu g helmg °spelta Meldis Bel(e)na b. pelle, pl pelles bellu, pl bellos cappellu, pl cappellos °fascellu castellu, pl castellos rastellu porcellu vitellu
AF elme, eaume, hiaume espelte, espeltre, espeautre, espiautre pel, pl peaux, piaus bel, pl beaux, biaux chapel, pl chapeaux, chapiaux faisel, faissel, pl faisseaux, faissiaux chastel, pl chasteaux, chastiaux rastel, pl rasteaux, rastiaux porcel, pourcel, pl pourceaux, pourciaux veel, pl veaux, viaux
FC heaume épeautre Meaux Beaune peau beau, bel chapeau faisceau château râteau pourceau veau
Remarques 1. Lorsque la suite εau (74b) s’est trouvée placée par la chute de l’intervocalique précédente (t,d le plus souvent) en hiatus avec une voyelle initiale postérieure o,u, c’est l’aboutissement avec j qui s’est imposé (76a). Dans une situation similaire, si l’atone précédente est e, l’hiatus est résolu par la coalescence des deux voyelles (76b). Si l’atone précédente est a (76c), un j épenthétique apparaît et la suite aj passe à e, qui se maintient en hiatus. On ajoutera que dans quelques mots en -āle, où la tonique s’est trouvée également placée en hiatus avec une voyelle postérieure o,u, la finale -els du CRp est passée à -εls, probablement par analogie avec les mots en -ellu, d’où -aux et, par analogie -au au singulier : °jocāle, pl °jocāles > joel, juel, jouel, joiel, pl joiaus FC joyau, nucāle, pl nucāles > noel, nouel, noiel, pl noiaus FC noyau. Dans les mots en (76a), la prononciation est [-ojo], [-yjo] jusqu’au 19e siècle. Pour tous, Littré donne systématiquement cette prononciation comme la norme, tout en mentionnant les prononciations [-wajo], [-ɥijo] qui prévalent aujourd’hui.
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC) (76)
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Tableau 12 : hiatus V-ellu
lat a. alauda + -ellu, pl -ellos botellu, pl botellos g °hauwa + -ellu, pl -ellos °nōdellu, pl °nōdellos g °thūta + -ellu, pl -ellos b. vitellu, pl vitellos c. °prātellu, pl °prātellos
AF aloe, aloel ‘alouette’, pl aloyaulx ‘aloyau’ boel, boiel, pl bouiaus, boyaux hoel, houel, pl hoyaux noel, noiel, pl noiaux tuel, tuiel, pl tuyaulx veel, pl veaux, viaux prael, preel, praiel, pl preaus, praiaux
FC aloyau boyau hoyau ‘agrafe’ tuyau veau préau
2. A côté de peau < pelle, la forme avec j, piau, a survécu dans le dérivé dépiauter. 3. Sur les étapes possibles entre eau et o (εo, eo, œo, əo...), voir Bourciez et Bourciez (1967 : §48-H), Fouché (1952-1961 : 337), Pope (1934 : §539), Zinc (1986 : 141). 4. Dans melius, vet(u)lus > CRp °veclos (x §178), la géminée palatale ʎʎ est dégéminée lorsque la finale tombe et ʎ en coda devant s est dépalatalisé en l. Celui-ci passe à w puis u (x §165.3), mais la diphtongaison antérieure de ε en iε empêche l’évolution vers εau et la suite ieu passe à iø > jø : mieux, pl vieux (puis singulier par analogie à côté de vieil). 5. Dans phlegma gr. φλέγμα > fleume ‘lymphe’, w est issu de g devant m (x §165.2). Le mot n’a pas survécu, l’emprunt savant phlegme ayant prévalu.
16.4 e 16.4.1 e en syllabe fermée par C° 182
e se maintient en syllabe fermée en toutes positions mais au 12e siècle, s’ouvre spontanément en ε (x §§70-75), qui se maintiendra jusqu’au FC, modulo la loi de position (x §199.4). (77)
Tableau 13 : e en syllabe fermée par C°
a. tonique
b. initiale
c. prétonique
lat virga hirp(i)ce cippu trich(i)la ferrātu dignāre [ɲɲ] vig(i)lāre [ʎʎ] septembre abbreviāre [vj] °exvig(i)lāre [ʎʎ] gubernāculu [ʎʎ]
AF verge herce cep treille ferre deignier veillier setembre abregier esveillier governail
FC herse ferré daigner septembre abréger éveiller gouvernail
lat capistru sēpia [pj] vir(i)de fissa firmāre °lēviāriu [pj] virtūte pistrīnu lībertāte seneciōne [kj] interr(o)gāre
AF chevestre seche vert fesse fermer leger vertu pestrin liberte seneçon enterver
FC chevêtre seiche
léger pétrin liberté séneçon interroger
Remarques 1. La séquence #esC, où e est la prothèse vocalique devant le groupe initial sC (x §153.1), aboutit régulièrement à #eC en FC : spatha > espee FC épée, °stēla lc stella > esteile, estoile FC étoile, °sturnellu > estornel, estournel FC étourneau, scūtella > escuele FC écuelle, scrībere > escrivre, escrire FC écrire. 2. Dans plusieurs mots, on observe pour e prétonique en syllabe fermée devant C°, à côté du maintien régulier, un aboutissement i qui a prévalu. Ceci devant -ʎʎ- (exparpiliāre > esparpeillier, esparpillier FC éparpiller, pāpiliōne > paveillon, pavillon FC pavillon) et -ɲɲ-
294
Partie 3. Phonétique Historique
3. 4. 5.
6. 7.
8.
(°catēniōne > chaeignon, chignon FC chignon, °lūminiōne > lumeignon, lumignon FC lumignon). Cette évolution doit être mise en rapport, avec celle de e vers ə que l’on observe pour e prétonique après la simplification de la géminée qui suit, -ll- dans appellāre > appeler, abellāna > avelaine FC aveline, cancellāriu > chancelier (Fouché 1952-1961 : 486) ou -tʦ- < -kj- / -ktj- dans seneciōne > seneçon, °āmiciōne > ameçon FC hameçon, suspectiōne > souspeçon FC soupçon, simplification qui place e en syllabe ouverte. L’évolution générale e > ə dans ce contexte se poursuit vers i lorsque la géminée suivante est palatale (Pope 1934 : §275). On notera que le processus n’est pas propre à la prétonique : même si elles ne se sont pas maintenues, les formes en i sont attestées aussi à l’initiale (meliōre > meillor / millor FC meilleur, seniōre > seignor / signor FC seigneur). La finale -iliu aboutit régulièrement à -eil (consiliu > conseil, °mistiliu > méteil). Pour cil, sourcil, mil, til ‘tilleul’, exil qui reposent aussi sur des mots latins en -iliu en lc, il faut supposer une variante en °-īliu. Sur ces mots voir (x §191.2). Pour i dans strigula > estrille FC étrille, strigulāre > estriller FC étriller, lenticula > lentille on a pu supposer un remplacement du suff. -iculu / -a par -īculu / -a (Fouché 1952-1961 : 198-Rq2, Bourciez et Bourciez 1967 : §58-Rq2). Devant r, on observe des passages e > a à la tonique (comme pour ε x §176.2) : sēr(i)ca > serge, sarge FC serge, g °skirpa > escherpe, escharpe FC écharpe, comme à l’initiale : mercātu > marchie FC marché, °sirpiculāria > serpeilliere, sarpilliere FC serpillière. A l’initiale, on note quelques passages de e à a aussi devant l d’où au (> o) : silvāticu > salvage, sauvage, el(ē)mos(i)na gr ἐλεημοσύνη > almosne FC aumône, delphīnu > daufin FC dauphin (mais delfin est attesté). Le changement est ancien : salvāticu est attesté au 4e siècle (EM, TLFi). Pour l’évolution inverse a > e voir (x §173.2). -isca, f. de -iscu, aboutit régulièrement à -esche (°danisca > danesche FC danoise). Cette forme sera éliminée au profit de -oise / -aise, forme féminisée du masculin -ois / -ais < -iscu. Sur -iscu, voir (x §183.5). Dans °inguine lc inguen > eigne [eɲə], la géminée ɲɲ est issue d’une séquence ɲn secondaire qui se constitue à l’issue de la syncope de l’atone posttonique et de la chute qui s’ensuit de la labio-vélaire devenue consonne médiane dans un groupe CCC : °eŋ(gᵂe)ne > °eŋne. Cette géminée, intervocalique, persiste. La forme actuelle du mot FC aine [εnə] est une trace de la prononciation avec n au lieu de ɲ, fréquente en AF et MF (Bourciez et Bourciez 1967 : §198-Rq), cf. senechier, senefiier ‘présager’ < significāre, dine à côté de digne. Dans °metips(i)mu > meesme FC même, le groupe -psm- évolue selon la règle : s se maintient en tant que médiane (x §30) et p, placé en coda, chute (x §298).
16.4.2 e en syllabe fermée par yod 183
En syllabe fermée par j, e se maintient en toutes positions. En pfr, ej passe à ei (x §164) et rejoint la diphtongue ei. En AF, ei > oi > ue > we > wε (> wa) (x §213). (78)
Tableau 14 : e en syllabe fermée par j (tous les mots ont également des formes AF en oi)
lat fēria arbitriu pice b. initiale decānu regiōne fēriāta c. prétonique domnicellu °impejjōrāre °arboriscellu a. tonique
AF foire arveire (oi) peiz, poiz deien (oi) reion (oi) feirié, foirié dameisel (oi) empeirier (oi) arbreisel
FC ‘illusion’ poix doyen région férié damoiseau empirer arbrisseau
lat lēge tēctu crēscere vectūra fiscella °rētiolu explicitāre °cupidietāre supplicāre
AF lei (oi) teit (oi) creistre veiture (oi) feissele (oi) reiseul espleitier (oi) coveitier (oi) sopleier
FC loi toit croître voiture faisselle ‘petit filet’ exploiter convoiter supplier
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
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Remarques 1. A côté des aboutissements réguliers en -wε, les effets analogiques amènent souvent i : ainsi dans empirer d’après pire à côté de empoirier < °impejjorāre, respitier d’après respit à côté de respoitier ‘mettre un délai’ < respectāre, issir d’après 3s ist < exit à coté de eissir, oissir ‘sortir’ < exīre, sier, nier à côté de soier, noier FC scier, nier < secāre, negāre d’après sie, nie < 3s secat, 3s negat (Bourciez et Bourciez 1967 : §95-Rq2). Significativement, en l’absence d’une source analogique avec i, par exemple dans explic(i)tāre > esploitier FC exploiter, on n’a pas de forme en i attestée. 2. Pour l’aboutissement i dans conficere > confire, sufficere > sofire FC suffire, subjicere > sogire, sougire ‘soumettre’, despicere > despire ‘mépriser’, striga > estrie ‘sorcière’, on peut penser avec Fouché (1952-1961 : 714) que la résolution de la vélaire s’est produite de bonne heure lorsque la voyelle tonique était encore i : le yod se confond alors avec elle et produit ij qui a la valeur d’un ī long dont l’aboutissement régulier est AF i (x 148.3). 3. Le développement -ece du suffixe -itia dans pigritia > perece FC paresse ou laetitia > leece FC liesse n’est pas régulier. La forme attendue, -oise [-wezə], est bien attestée : °proditia > prooise FC prouesse, g °rīki+-itia > richeise, richoise et l’hypothèse (Bourciez et Bourciez : §58-Rq3) d’une modification du suffixe -itia en -icia, qui aboutit régulièrement à -ece, est très vraisemblable. Une troisième forme, -ise (bêtise, franchise), qui suppose -ītia, confirme – sans parler de la forme savante -ice (justice) – que ce suffixe a été l’objet de modifications diverses. 4. Pour -ēriu, voir §179.2. 5. L’origine du yod que suppose l’évolution de la finale et du suffixe -iscu est un problème difficile (x §264.7). Quelle que soit l’explication retenue, -iscu, par une étape -ejs, aboutit régulièrement à -eis, -ois. (Sur le maintien de cette finale : Danois, Gallois... ou son évolution vers -ais : Anglais, Irlandais voir §213.1 et §350.3). 6. Pour °jectāre > jeter et frictāre > freter, fretter FC frotter, voir §300.8. 7. Pour minister(i)āle > menestrel, voir §158.3.
16.4.3 e en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w 184
Devant n ou m en coda (79a), e est nasalisé. Au 11e siècle, ẽ s’ouvre spontanément (x §69) et rejoint ã < aN, qui évoluera ensuite jusqu’à FC ɑ̃ (x §175). Devant ȷ ̃ en coda (79b), e est nasalisé en ẽ, puis eȷ̃ ̃ > ẽĩ (x §168) qui aboutit à ẽ. A la fin de l’AF (13e siècle), ẽ s’ouvre spontanément en ε͂ (x §69). Enfin, devant w (< l) en coda (79c), e se maintient. Puis ew passe au 11e siècle à eu (x §164), qui est, à la fin du 12e siècle, monophtongué en ø. (79)
Tableau 15 : e en syllabe fermée par n ou m
lat a. _N tonique findere sēm(i)ta initiale °gincīva sentīre préton. comin(i)tiāre b. _ ȷ ̃ tonique fingere pingere initiale cinctūra c. _w tonique capillos initiale dēl(i)cātu
AF fendre sente gencive sentir comencier feindre peindre ceinture cheveus deugie
FC sente (nom) commencer
cheveux ‘délicat’
lat inter g °meisinga infante infernu °juvencellu cingere tingere tinctūra illos °fil(i)cāria
AF entre mesenge enfant enfern jovencel ceindre teindre tainture eus feugiere
FC mésange enfer jouvenceau teinture eux fougère (Rq4)
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Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Le préfixe verbal in-/im- aboutit régulièrement à en- : impŭtāre > enter, inflāre > enfler, interrŏgāre > enterver FC interroger (empr.), implicāre > empleier, emploier FC employer. Les formes avec in- [ε͂ ] (interdire, inviter etc.) sont savantes. 2. Dialectalement, eȷ̃ ̃ a pu, sur le modèle de ej > oj > we, passer à oȷ̃ ̃ puis weȷ̃ ̃ d’où wẽ : ainsi dans AF vointre, pointure, poindre, sointure, à côté de veintre, peinture, peindre, ceinture. 3. e tonique < a, passé en syllabe fermée secondaire devant l, aboutit à jø en picard (-elC > -iewC > -ieuC > -jøC : tālis > CSs tieulx ‘tel’, quālis > CSs quieulx ‘quel’ (Zink 1989 : 142-145). Pieu issu de pieus < pālus dans ce cadre a prévalu sur l’aboutissement régulier pel. 4. La forme fouchiere, fougiere < °fil(i)cāria qui s’est imposée (FC fougère) est d’origine dialectale (Bourciez et Bourciez 1967 : §93-Rq2, Pope 1934 : §502).
16.5 ɔ (tonique) 16.5.1 ɔ en syllabe fermée 185
ɔ n’existe qu’en position tonique (x §155). En syllabe fermée par C°, primaire ou secondaire, ɔ se maintient en toutes positions (80a). Devant w (< l) en coda, ɔ se ferme en o (x §165) et la diphtongue ou résultant de la vocalisation de w, comme ou issu de o + w (x §190), aboutit à u (80b). Devant n ou m en coda, ɔ est nasalisé. Sous l’action fermante de la nasale suivante (x §167), ɔ̃ passe ensuite à õ, rejoignant õ < oN. Au 11e siècle õ s’ouvre spontanément (x §§70-75) en ɔ̃ qui demeure jusqu’au FC (80c). Enfin, devant s en coda, ɔ se maintient mais la chute de s (11e-12e siècles) provoque un allongement compensatoire (x §169). Celui-ci amène une fermeture du timbre en o (80d). (80)
Tableau 16 : ɔ en syllabe fermée
lat a. porta coccu b. °colopu pol(li)ce c. com(i)te ponte d. costa
AF porte coc colp polce conte pont cote
FC coq coup pouce comte côte
lat collu cornu °vol(vi)ta mol(e)re contra pond(e)re hosp(i)te
AF col cor volte moldre contre pondre oste
FC col, cou voûte moudre hôte
lat morte porcu sol(i)du sol(vē)re tond(e)re 1s comp(u)to tostu
AF mort porc solt, sout soudre tondre conte tost
FC
sou (ré)soudre (je) conte tôt
Remarque 1. Les aboutissements col < collu et fol < folle sont réguliers. Cou, fou sont analogiques des formes avec -s final où l en coda passe à w d’où u (x §185) : col(lo)s, fol(le)s > cous, fous.
16.5.2 ɔ en syllabe fermée par j 186
En syllabe fermée par j, ɔ se ferme en u et uj (yj (x §72) passé à yi lorsque le glide est vocalisé (x §36) aboutit à ɥi (bascule des diphtongues (x §199). Comme pour ε, l’étape initiale de cette évolution résulte, plutôt que d’une diphtongaison conditionnée, de l’effet fermant de j (x §172).
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC) (81)
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Tableau 17 : ɔ en syllabe fermée par j
lat nocte coxa octo trojja (troja) 1s °posseo
AF nuit, noit cuisse, coisse huit, uit, oit truie, troie puis
FC nuit cuisse huit truie (je) puis / peux
lat coriu modiu ostrea 3s nocet Cotiu
AF quir, cuir muid, mui, moi uistre, oistre nuit Cuis
FC cuir muid huître (il) nuit
Remarques 1. Pour °coc(e)re lc coquere °kok(e)re > cuire, °doc(e)re lc docēre > duire ‘instruire’, °noc(e)re lc nocēre > nuire, voir §117. 2. ɥi se réduit parfois à i : vocitu > vuide FC vide, trimodia > tremuie FC trémie (Fouché 1952-1961 : 288-Rq4, Nyrop 1914 : §455-1°). (La même évolution se constate aussi pour ɥi < ū suivi de j en coda : rūgitu > ruit FC rut x §192.5). 3. A côté des aboutissements ɥi, une variante en we est souvent attestée : ainsi oistre < ostrea, voide (Rol 1507) à côté de vuit FC vide < °voc(i)tu, proisme à côté de pruisme ‘proche’ < prox(i)mu. Pour foire ‘diarrhée’, oiste FC hostie (empr.), groisse ‘grossesse’, ivoire, memoire FC mémoire, où seul we est attesté, voir §189.3.
16.5.3 Diphtongaison conditionnée devant ʎʎ 187
Devant ʎʎ issu de lj (82a) ou de kl,gl (82b), ɔ passe à uɔ. Cette diphtongaison est en tout point parallèle à celle de ε en iε devant ʎʎ (x §178). Les formes avec diphtongue ont prévalu mais les formes en ɔ sans diphtongue sont bien attestées. (82)
Tableau 18 : ɔ + ʎʎ
lat a. folia 1s soleo foliu b. brog(i)lu celt brogilos oclu (AppPr 111) lc oculu
AF fueille, foille sueil, soil fueil, foil brueil, broil
FC feuille ‘(j’)ai coutume’ ‘feuille’ breuil
ueil, uel, oil
œil
lat °orgoliu °soliu 1s °voleo °scoclu lc scopulu °troc(u)lu lc torc(u)lu
AF orgueil, orgoil sueil, soil vueil, voil escueil, escoil
FC orgueil seuil (je) veux écueil
trueil, troil
treuil
Remarques 1. Comme pour ε (x §177), la diphtongaison de ɔ en uɔ > uε est attestée devant C.Cj (°nɔptia > nuece FC noce, torquere °tɔrkere > tuertre, tuerdre FC tordre) et dans le contexte _C.j avec C = labiale (3s °adpropiat > aprueche, approche FC (il) approche). Mais, dans le cas de ɔ, les variantes avec diphtongaison ont cédé le pas à celles sans diphtongaison. 2. Le cas de torquere > °tɔrkere > tuertre, tuerdre FC tordre est remarquable puisque l’agent palatal à l’origine de la diphtongaison conditionnée n’existe pas dans l’aboutissement. La raison en est que le yod dégagé par la dépalatalisation devant r (k+(e)+r > [c]+r > j+tr x §101) ne peut ni s’ancrer en présence d’un r en coda ni palataliser r (qui est impalatalisable x §284.4, 5), et donc disparaît selon la règle (x §139.2). Mais il a durant son existence éphémère causé la diphtongaison conditionnée. Pour un autre cas où un yod flottant agit sur une voyelle (jacet > gist FC (il) gît) voir §207.1b. 3. Le pluriel ieus FC yeux à côté de uelz < oc(u)los est sans doute dû à une dissimilation (Rheinfelder 1953 : §295, Bourciez et Bourciez 1967 : §§70-Rq1, 191-H) (x §218). 4. Pour 1s °colligo > cueille FC (je) cueille, voir §273.1.
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Partie 3. Phonétique Historique
16.6 o 16.6.1 o en syllabe fermée par C° 188
o en syllabe fermée se maintient en toutes positions. Au 13e siècle, un changement non conditionné fait ensuite passer o à u (x §§70-75). Cette fermeture a toutefois été souvent contrariée, en particulier par les effets analogiques (3s portat > porte FC (il) porte a imposé porter au lieu de pourter < portāre), et par l’effet abaissant des nasales (unda > onde [õ] (x §190), ɲɲ carōnea > charogne) – mais parfois sans raison bien claire : ainsi pour ortie < urtīca ou corbeille < corbic(u)la. La « querelle des ouistes et des non-ouistes » (x §383) au 16e siècle témoigne de cette confusion (x §390, Fouché 1952-1961 : 427-429, Bourciez et Bourciez 1967 : §99-H). (83)
Tableau 19 : o en syllabe fermée par C°
lat bucca surdu b. initiale dormīre burdōne c. prétonique abortāre tussīre a. tonique
AF boche, bouche sort, sourt dormir, dourmir bordon, bourdon avoulter, avorter tossir, toussir
FC bouche sourd dormir bourdon avorter tousser
lat gurga ursu urtīca cuneāta ɲɲ inhortāre °rotun(d)iāre
AF gorge ors, ours urtie, ortie cognee enorter rooignier
FC ours ortie cognée ‘informer’ rogner
Remarque 1. A partir de tōttu (attesté au 5e siècle, voir Väänänen 1981a : §112), issu avec gémination expressive de lc tōtu, on a régulièrement des formes attendues avec o / u : masc. CSs toz, tous, CRs tot, tout, fém. sg tote, toute, pl totes, toutes. La forme du CS mp tuit constitue un problème notoire. L’hypothèse d’un croisement entre °tuit < °tūtj-V et °tūtti < °tōtti, proposée par Bourciez et Bourciez (1967 : §75-Rq1), semble la plus crédible.
16.6.2 o en syllabe fermée par j 189
En syllabe fermée par j, o se maintient en toutes positions. Lorsque j est vocalisé, la diphtongue oi rejoint oi issu de ei, puis oi > ue > wε (> wa) (x §213). (84)
Tableau 20 : o en syllabe fermée par j
lat a. tonique vōce rāsōriu b. initiale octōbre nucīcula c. prétonique appodiāre
AF voiz, vois rasoir oitovre, oitouvre noicille, noisille apoier, apoiier
FC voix octobre ‘noisette’ appuyer
lat nuce tructa pōtiōne to(n)siōne inodiāre
AF noiz, nois troite poison toison enoier
FC noix truite ennuyer
Remarques 1. L’aboutissement régulier de tructa, troite, a été concurrencé par truite qui pourrait être issu d’une forme °trūcta avec ū (Bourciez et Bourciez 1967 : §81, Fouché 1952-1961 : 199), mais aussi bien d’une forme avec o et une forme trocta semble attestée au 4e siècle (TLFi s.u.). 2. Pour nocēre, à côté de la forme attendue mais mal attestée noisir, on a nuisir, analogique de nuis, nuit < 2s noces, 3s nocet FC (tu) nuis, (il) nuit. Quant à la forme nuire, soit elle est analogique de duire, soit elle repose sur °nocere, dont elle serait l’aboutissement régulier (La Chaussée 1989b : §180, Bourciez et Bourciez 1967 : §116-Rq2, Fouché 1931 : §80-d) (x §117.5).
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
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3. Pour foire ‘diarrhée’, on pose (REW 3438, FEW 3 : 713a), un étymon °fōria avec ō. Une forme foria (Gaffiot) n’aurait pu aboutir qu’à *fuire. EM cite le REW sans valider ni contester le ō proposé. Pour oiste, oite FC hostie (empr.), groisse ‘grossesse’, ivoire il faut de même supposer des bases avec ō (°hōstia, °grōssia, °ebōreu) – à moins que l’on impute le timbre fermé o à un effet fermant de j ? Pour memoria > memoire FC mémoire ou historia > histoire voir §288. 4. Pour 1s cōgito > cuide, puteu > puis FC puits, voir §165.
16.6.3 o en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w 190
Devant n ou m en coda sous (85a), o est nasalisé. Au 13e siècle, õ s’ouvre spontanément en ɔ̃ (x §§70-75), qui se maintiendra jusqu’au FC. Devant ȷ ̃ sous (85b), o est nasalisé et la séquence oȷ̃ ̃ passe à la diphtongue õĩ (x §168) qui suit un développement parallèle à celui de la diphtongue orale oi (x §189), d’où wε͂ . Enfin, devant w (< l) sous (85c), o se maintient en toutes positions. Puis ow > ou (11e siècle), qui est monophtongué en u (12e siècle). (85)
Tableau 21 : o en syllabe fermée par n, m, ȷ,̃ w
a. _n,m tonique initiale préton. b. _ȷ ̃ tonique initiale préton. c. _w tonique initiale préton.
lat unda somniāre voluntāte jung(e)re °long(i)tānu injung(e)re culpa col(lo)cāre adult(e)rāre
AF onde songier volonte joindre lointain enjoindre colpe coucher avoutrer
FC songer volonté
coulpe ‘commettre un adultère’
lat mundu cum(u)lāre prōmunturiu punctu punctūra
AF FC munt, mont monde combler promontoire point pointure ‘piqûre’
ultra pulmōne °escultāre
outre poumon escouter
écouter
Remarque 1. En position prétonique, on note des aboutissements e : commūn(i)cāre > comengier (mais °accommūn(i)cāre > acomungier Alex 52) FC communier, voluntāte > volente (mais volunte Pass 503) FC volonté, voluntārie > volentiers (mais voluntiers StLég 97). Ils procèdent d’une dissimilation o-o > o-e (on a de même corecier < corruptiāre à côté de corocier, courroucier FC courroucer). Pour calumniāre > chalongier, la variante chalengier s’explique mal, mais tout aussi mal chalenge < calumnia à côté de chalonge avec u tonique.
16.7 i 191
Pour i tonique, les faits sont clairs : i se maintient, en syllabe fermée par C° (86a), par j (86b), ou par n, m (86c), i étant dans ce dernier cas nasalisé à la fin de l’AF en ĩ qui s’ouvre en MF en ε͂ . Dans les positions atones, les faits sont plus ambigus : les syllabes fermées que l’on peut invoquer là sont à peu près exclusivement secondaires, consécutives à la chute d’une prétonique (cīv(i)tāte > cité, °amīc(i)tāte > amistie FC amitié) ou à l’apparition d’un yod en coda (tītiōne > tison). Il est possible que le timbre i se soit maintenu en syllabe ouverte initiale jusqu’à la chute de la prétonique ou au passage en coda de yod, mais on peut dans pres-
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Partie 3. Phonétique Historique
que tous les cas invoquer l’analogie : sur °cīvite (FEW 2 : 724b) > cit ‘cité’ pour cīv(i)tāte, sur °cīnque lc quīnque pour °cīnquanta > cincante FC cinquante, sur le CSs dans le cas de tītiōne > tison par exemple. Sur cette question on se reportera au §224.3. (86)
Tableau 22 : i tonique en syllabe fermée
lat a. _C° tībia bj b. _j amīca c. _m,n sīmiu
AF tige amie singe
FC
lat ī(n)sula camīsia prīncipe
AF isle chemise prince
FC île
lat scrīptu
AF escrit
°cīnque
cinq
FC écrit
Remarques 1. En coda après i, w, qu’il provienne de g en coda devant m ou de l, est perdu : pīgmentu (ī REW 6488 et EM) > piument, piment FC piment, °fīl(i)cella > ficelle, fīlius > °fiʎʎ(u)s > °fils (x §165.3) > CSs filz, fiz FC fils [fis]. Axīle aboutit régulièrement à aissil ‘bout de planche mince’ et le pl axīl(e)s à axis (Renart), MF aisils, aisis ; la finale de FC essieu, qui repose sur le pluriel, est d’origine picarde (Fouché 1952-1961 : 316-Rq5, TLFi). 2. Pour cil, sourcil, mil, til ‘tilleul’, eissil FC exil, il faut supposer pour lc -iliu dans ciliu, superciliu, miliu, tiliu, exiliu, une variante en °-īliu (Fouché 1952-1961 : 198-Rq2, 408-410, Bourciez et Bourciez 1967 : §58-Rq1). La finale -iliu aboutit en effet régulièrement à -eil (consiliu > conseil, °mistiliu > méteil). 3. Afflīgere > aflire FC affliger, dīcere > dire, excondīcere > escondire FC éconduire relèvent du paradigme fac(e)re (x §117).
16.8 u 192
u tonique en syllabe fermée se maintient et passe ensuite, par changement non conditionné (x §72), à y devant C° (87a). Devant j (87b), y se maintient de même, puis yj > yi d’où ɥi. Dans les positions atones, initiale et prétonique, on se trouve devant les mêmes difficultés que pour i (x §191) : y initial de jugier FC juger < jūd(i)cāre peut être dû à un maintien du timbre u jusqu’au passage en syllabe fermée par suite de la chute de la prétonique, mais aussi bien à l’analogie à partir de 3s jūd(i)cat > juge FC (il) juge (x §224.3). (87)
Tableau 23 : u tonique en syllabe fermée
lat AF FC a. _C° celt °rūsca ruche b. _j frūctu fruit
lat AF 3s pūrgat purge 3s lūcet luist
FC (il) purge (il) luit
lat °acūc(u)la ʎʎ
AF FC aguille aiguille
Remarques 1. Devant nasale en coda, u passé à y est nasalisé au 13e siècle en ỹ qui s’ouvre en œ̃ en MF : lūn(a)e+die > lundi, °imprūm(ū)t(u)āre lc prōmūtuāri > emprunter. 2. y devant ȷ ̃ (issu de ɲɲ dégéminé à la suite de la chute de la voyelle finale x §134) aboutit à ỹĩ d’où ỹẽ puis ɥε͂ : jūniu > juin. 3. y + w (< l) se résout en y : pūl(i)ce > puce. 4. L’élévation de o < u que suppose l’aboutissement puits (à côté de pois attendu) pour puteu est parfois expliquée par l’influence de frk putte (La Chaussée (1989a : 129, FEW 9 : 631a). Mais elle est aussi possiblement un effet de yod en coda (x §165). 5. ɥi < uj passe en certains cas à y : rūgitu > ruit FC rut ou à i : °canapūtiu > chanevuis FC chènevis, salimūria > salmuire FC saumure, comme il arrive pour ɥi < ɔj (x §186.2).
Chapitre 16. Voyelles en syllabe fermée (CVC)
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16.9 au 193
au en syllabe fermée est, comme en syllabe ouverte, monophtongué en ɔ (x §196.2) en position tonique. En position atone, le résultat de cette monophtongaison s’est probablement confondu avec o atone issu de o, ō et u (x §155). Son évolution devant C° est illustrée sous (88a). En syllabe fermée par j sous (88b), au > o aboutit régulièrement à oj > we (> wa) en toutes positions. Si cette évolution ne surprend pas pour les atones (elle appuie le passage à o), elle est en revanche étonnante concernant la tonique : ɔ devant j en coda aboutit en effet à ui > ɥi (x §172). Il faut ici supposer avec La Chaussée (1989a : 123) que la diphtongue au tonique suivie de j en coda est passée à o, ceci sous l’effet fermant de j en coda (x §165). (88)
Tableau 24 : au en syllabe fermée
a. _C° tonique initiale b. _j tonique initiale
lat claustru °auctōridiāre gaudia auctāre
AF clostre otroiier joie oitier
FC cloître octroyer ‘accroître’
lat °faurga (x §165.2) °austrūcia nausea aucellu (x §165.2)
AF forge ostruce noise oisel
FC autruche oiseau
Remarque 1. Dans lc auscultāre, au est passé à a par suite d’une dissimilation au – u > a – u semblable à celle qui se produit en syllabe ouverte dans le même contexte (augustu > °agustu > aost, aoust FC août x §223) : °ascultāre > ascouter, escolter avec subst. préf. ex- FC écouter.
Philippe Ségéral
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 17 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
17.1 Généralités 17.1.1 Introduction 194
Les voyelles toniques se maintiennent en syllabe ouverte comme en syllabe fermée (x §156) : la présence de l’accent exclut la réduction à schwa et la syncope. Remarque 1. Rappelons que dans tous les chapitres traitant des voyelles le départ des évolutions décrites, et donc les voyelles citées, sont celles du système vocalique du roman de l’Ouest (x §§7982). Les évolutions décrites se déroulent dans le cadre général fixé au §5.
195
196
Mais, tandis qu’une voyelle tonique en syllabe fermée se maintient sans changement, hors effets segmentaux (x §162), le changement, pour une tonique en syllabe ouverte, est de règle. L’ampleur de l’évolution des toniques en syllabe ouverte depuis le lt caractérise le français parmi les langues romanes. Les évolutions liées au caractère tonique des voyelles et à la forme ouverte de la syllabe où elles se trouvent consistent d’abord, en pfr, en un processus de diphtongaison, suivi par un processus de monophtongaison, achevé pour l’essentiel (Rq3) à la fin de l’AF. Remarques 1. Pour les évolutions non conditionnées, c’est-à-dire les évolutions qui affectent les voyelles indépendamment des contextes syllabique, accentuel et segmental, voir §§70-75. 2. Dès le pfr – à la fin du 5e siècle selon La Chaussée (1989a : 189) mais postérieurement à la diphtongaison de lt ɔ (< lc o) en uɔ (x §216), la seule diphtongue du lc demeurée en lt, au, est monophtonguée en ɔ. Il s’agit d’une évolution non conditionnée : elle concerne au tonique ou atone, en syllabe ouverte ou fermée (La Chaussée 1989a : 107) (x §71). 3. au issu de a+w (< l) en coda ne sera monophtongué qu’en MF (x §175).
17.1.2 Diphtongaisons 17.1.2.1 Diphtongaisons spontanées 197
Les diphtongaisons sont dites spontanées lorsqu’elles procèdent seulement de la longueur qu’une voyelle acquiert sous l’accent en syllabe ouverte (x §77). La diphtongaison spontanée des toniques en syllabe ouverte concerne toutes les voyelles. Pour i et u, la diphtongaison semble absente. Mais on peut penser qu’elle est ici simplement triviale : après la diphtongaison (en iɪ et uʊ ? voir Straka 1979 [1964] : 233 « ...la diphtongaison des voyelles fermées é > ei, ó > ou, voire i > íi (iy), etc. »), la monophtongaison a ramené i et u (y). Les diphtongaisons spontanées affectent d’abord ε (< lc e) et ɔ (< lt o) aux 3e et 4e siècles : diphtongaison dite « romane », cette appellation renvoyant à son caractère largement répandu dans les langues romanes. Ensuite, au 6e siècle, elles concernent e (< lc ē,i), o (< lt ō,u) et a (< lt ā,a) : diphtongaison dite « française » parce que caractéristique du français (d’oil).
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
303
17.1.2.2 Diphtongues secondaires dites « de coalescence » 198
Des diphtongues secondaires apparaissent à la suite de la vocalisation en pfr et AF de j et w en coda (x §164) après des voyelles toniques mais aussi bien atones. Ces diphtongues secondaires, souvent dites « de coalescence », concernant des voyelles originellement en syllabe fermée, sont pour cette raison traitées au chap. 16 (x §164). D’autres diphtongues secondaires se forment lorsque i final et u final atones sont placés en hiatus avec la tonique précédente par la chute d’une consonne intervocalique (x §205). Toutes ces diphtongues secondaires, seront, comme les diphtongues spontanées, monophtonguées (x §199.3). 17.1.2.3 Monophtongaisons
199
Les monophtongaisons concernent toutes les diphtongues spontanées mais adviennent au terme de deux processus différents (La Chaussée (1989a : 207). Le premier consiste en une fusion des deux parties de la diphtongue : yœ (issu de ɔ > uɔ) est monophtongué en œ (x §216), øu (issu de o > ou) en ø (x §219) et æε (issu de a), en e (x §206). Le second passe par la consonification du premier élément des diphtongues ouvrantes (intervenue dans la seconde moitié du 13e siècle selon La Chaussée 1989a : 206 sq.), processus appelé « bascule des diphtongues » Rq1) : iε (< lc e), ue (< lc i, ē) > jɛ, we. Ainsi ε > iε > jε (petra > pierre x §210) et ē > ei > oi > oe > ue > we > wε (> wa) (tēla > toile x §213). Le glide ainsi produit forme avec la consonne précédente une attaque branchante (x §§350). La monophtongaison est presque complète (x §196.3) à la fin de l’AF. Après l’apparition de diphtongues secondaires en position atone (x §198), elle est un second indice majeur de l’obsolescence de l’accent de longueur : une voyelle tonique peut désormais être brève (x §88). Remarques 1. La théorie de la « bascule des diphtongues » (La Chaussée 1989a : 206 sq., Fouché 19521961 : 265-267) repose sur une conception selon laquelle les diphtongues de l’AF seraient, à l’origine, accentuées sur la première partie (ei, ae, eu, ai, ie, ue) ; étant donné une « attirance naturelle » de l’accent sur l’élément le plus ouvert, l’accent « bascule » alors dans les diphtongues ie, ue de la première à la seconde partie : ie, ue > ie, ue. Dans les diphtongues ei, ae, eu, ai l’accent est déjà sur l’élément le plus ouvert, et les diphtongues ie, ue maintenant se conforment à cette règle. Lorsque ces dernières sont devenues ainsi ie, ue, leur premier élément perd sa protection accentuelle et se réduit à une consonne : ie, ue > je, we. Bourciez et Bourciez (1967 : §46-H) (et dans le même sens Rheinfelder 1953 : §64) consentent à ce scénario, mais inversent la causalité : la seconde partie des deux diphtongues devient tonique parce que la première se consonifie. Mais, en vérité, rien, ni l’aboutissement lui-même ni les textes ni le comparatisme roman ne permettent de supposer que l’accent pour une diphtongue donnée tombait sur la première, plutôt que sur la seconde partie, et surtout qu’il ait existé une quelconque différenciation sur ce point entre les deux éléments de la diphtongue : la seule raison d’être de cette affirmation est de motiver la consonification qui, elle, est réelle (Scheer et Ségéral 2017). 2. Comme la consonification des voyelles non basses en hiatus beaucoup plus tôt (observable depuis le lc x §66), la bascule des diphtongues au 13e siècle transforme la première voyelle d’une séquence VV en glide. Mais les deux consonifications se distinguent fonda-
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Partie 3. Phonétique Historique mentalement quant à leur fonctionnement : la seconde produit le glide à partir d’une diphtongue, le première sur la base d’un hiatus ; le glide résultant de la seconde forme avec la consonne précédente un groupe solidaire TR (x §§350 sq.), alors qu’il forme toujours avec la consonne qui précède une suite hétérosyllabique lorsqu’il est issu de la première. Cette différence de nature se manifeste encore dans le fait que seules les voyelles hautes i,u sont consonifiées à partir d’une diphtongue (bascule), alors que ce sont les voyelles hautes i,u et moyennes e,o qui deviennent glide lorsqu’elles font partie d’un hiatus (consonification du lt). 3. Les diphtongues de « coalescence » (x §198), toniques ou atones, seront monophtonguées selon les deux mêmes voies que les diphtongues spontanées : ai > ε (x §174), au > o (x §175), εu > jo / o (x §181), ei et oi > we (x §§183, 189, 193), eu > ø (x §184), ou > u (x §190), yi > ɥi (x §192) : pour les diphtongues nasales : ãĩ > ẽ (x §175), ẽĩ > ẽ (x §184), õĩ > wẽ (x §190), ỹẽ > ɥẽ (x §192.2), ĩε͂ > jε͂ (x §211). Sur la monophtongaison des diphtongues secondaires V + i# / u# final en hiatus, voir §205. Quant à la diphtongue iε issue de æε (< a) à la suite de l’effet Bartsch-Mussafia (x §200), elle passera de même à jε (°capu > chief FC chef x §207). 4. Les voyelles moyennes simples issues des monophtongaisons seront ensuite, à partir du 16e siècle, soumises généralement à la « loi de position » : FC je en CV# (pied) mais jε en CVC(ə)# (miel, pierre). Sur cette évolution, voir §359.
17.1.3 Effets segmentaux 17.1.3.1 Effet Bartsch-Mussafia 200
L’effet Bartsch-Mussafia (Rq1) consiste en l’élévation en i du premier membre des diphtongues spontanées lorsque ce premier membre est antérieur : la diphtongue æε (x §206) issue de æ (< a x §70) passe ainsi à iε (x §207) et ei issu de e (x §213) à ii (x §214) ; pour iε issu de ε (x §210) et ii de i (x §197), l’effet n’est simplement pas visible (x §210.1, §221.1). Ce processus intervient en pfr dans la seconde moitié du 6e siècle (La Chaussée 1989a : 195, Zink 1989 : 116). Le déclencheur en est la présence, à gauche de la diphtongue, d’une consonne palatale qui peut être séparée d’elle d’une ou de plusieurs consonnes : Cpal(C)(C)(C)__. Les consonnes déclenchantes, donc palatales, sont : j, ȷ,̃ ɲ, ʎ, ʧ, ʤ, ʦ (Rq2). L’effet Bartsch-Mussafia concerne les voyelles antérieures : a (= æ x §70) (x §207), e (x §214), ε (x §210.1) et i (x §221.1). Ainsi par exemple cāru, après la diphtongaison ā > ē, n’aboutit pas à AF *cher mais à AF chier FC cher : la palatale ʧ à gauche de la voyelle tonique a fourni la palatalité qui cause æε > iε. Remarques 1. On ne cite jamais le texte où Karl Bartsch (1832-1888) a énoncé sa loi. Souvent l’effet Bartsch est décrit sans même faire référence à Bartsch ou à sa loi (Richter 1934, Matte 1982 : 93), et lorsque Bartsch et sa loi sont mentionnés (Rheinfelder 1953 : §225, Pope 1934 : §416, Blondin 1975 : 208 sqq.) ils sont cités sans que la source dans les écrits de Bartsch ne soit identifiée. Même dans les écrits du 19e siècle il n’est pas aisé de trouver la référence que donne Neumann (1888 : 48) dans sa nécrologie de Bartsch : Bartsch (1862, 1863). Bartsch appartient à la première génération des romanistes allemands et s’est consacré à l’édition de textes médiévaux. Dans ses commentaires d’une édition de l’Erec (Bartsch 1862 : 179 sq.), il a attiré l’attention sur les participes du premier groupe (type
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
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changié). Mais il n’y a dans ce texte aucune formulation d’une généralisation à propos du i intercalé qu’on avait déjà indentifié depuis longtemps et dont on ne savait que faire. C’est seulement Adolf Mussafia (1863) qui, reprenant les exemples de Bartsch, a formulé la régularité en dressant la liste des consonnes précédentes qui provoquent l’apparition de ce i intercalé : λ, ɲ, ʧ, ʤ, ʦ, s. La relation de cause à effet entre la palatalité des consonnes et l’apparition du i a donc été identifiée par Adolf Mussafia, lequel, pour on ne sait quelle raison, n’a pas été retenu dans la pratique postérieure qui attribue la découverte à Bartsch sans jamais donner son origine. Neumann (1888 : 48) pudiquement recommande à son lecteur de comparer ce que dit Bartsch à la part qu’a Mussafia dans l’établissement de la loi. Dans les chapitres 11 à 23 le phénomène en question est désigné sous les termes de loi ou effet Bartsch-Mussafia. 2. ʦ n’est pas une consonne palatale en AF mais provient de la palatale ʧ par voie de la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ (x §100). Elle était donc palatale au moment des faits. 3. L’effet Bartsch-Mussafia n’affecte pas au, monophtongué avant le 6e siècle en ɔ (x §196.2). 4. Ne concernant que des diphtongues spontanées, l’effet Bartsch-Mussafia n’affecte que les voyelles en syllabe ouverte : cāru > chier FC cher mais carru > char *chiar. Pour l’influence des consonnes palatales sur a initial atone en syllabe ouverte (caballu > cheval) voir §239. Références bibliographiques : Rheinfelder 1953 : §§220 sqq. ; Nyrop 1914 : §190 sqq. ; Schwan et Behrens 1925 : §§39-41 ē, §§5253 a, §87-2b a ; Meyer-Lübke 1908 : §60 a, §63 ē, §114 a ; Richter 1934 : §§152 sq. ; Fouché 19521961 : 320 sq. ē, 393 sq. a, 452 a+palatale ; Bourciez et Bourciez 1967 : §41 a, §59 ē, §42 a+palatale ; Jordan 1923 : 101 sq. ; Regula 1955 : 28-31 a, 37 ē, 59, 63 sq. a ; Pope 1934 : §§414-418 ; Blondin 1975 : 208 sqq. ; La Chaussée 1989a : 113 ; Pierret 1994 : §§435-438 ; Matte 1982 : 93 ; Meyer-Lübke 1890 : §259 a, §105 ē ; Machonis 1990 : 96 sq.
17.1.3.2 Effet des nasales 201
Au 11e siècle, la nasalité des consonnes nasales se propage sur la voyelle qui précède : VN > ṼN. Ce processus de nasalisation affecte progressivement (en MF seulement, pour les voyelles hautes) toutes les voyelles devant nasale, intervocalique ou en coda. Il sera suivi en français classique d’un processus de dénasalisation lorsque la consonne nasale est intervocalique (ṼNV > VNV), tandis que la nasalité de la voyelle se maintiendra devant les nasales en coda ou finales de mots (x §301), et la chute in fine de ces dernières ne modifiera pas ce caractère nasal, d’où les voyelles nasales phonologiques du français (Ruhlen 1979 : 325) (x §367). Remarque 1. A côté des nasalisations, les nasales sont responsables de certaines fermetures vocaliques (x §167, §211) et interfèrent dans la diphtongaison de ɔ (x §217) et le passage de la diphtongue ei < e à oi (x §215).
17.1.3.3 Effet des labiales 202
Les labiales subséquentes ont amené une ouverture, de lt o en ɔ (lc juvene > lt °jɔvene d’où juene FC jeune x §216.3), de ē en ε (lc sēbu > lt °sεbu d’où sieu FC suif x §212.1). Par ailleurs les labiales bloquent le passage de ou (< o) à øu puis ø (3s cubat > couve FC (il) couve x §219.2). Voir aussi (x §206.3).
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Partie 3. Phonétique Historique
17.1.4 Effets de l’hiatus sur les voyelles toniques 17.1.4.1 Généralités 203
La chute des consonnes intervocaliques (x §315) place nombre de voyelles toniques en hiatus. Lorsque cet hiatus est entre la tonique et une voyelle finale (V.V#), on constate des effets sur le développement des toniques si cette finale est ə (< a) d’une part et i ou u d’autre part (x §234). Remarque 1. Dans les hiatus apparaissant entre une tonique et une initiale ou une prétonique (V.V), l’atone peut se maintenir – éventuellement en se consonifiant, ou être absorbée par la tonique, mais le développement de cette dernière n’est pas affecté (pour quelques rares exceptions toutefois, voir §222.3 et §220.1).
17.1.4.2 V en hiatus avec ə# 204
L’hiatus avec ə (< a) final entraîne pour ɔ issu de au, une fermeture en u : 3s laudat > (il) loue (x §223). Remarque 1. Le développement des autres toniques n’est pas affecté dans cette situation : amīca > amie, rūga > rue (plante), laeta > liee ‘joyeuse’, °prēda > proie, rota > reue FC roue, anal. < rouelle < rotella, 3s nōdat > neue FC (il) noue (anal.), fata > fee FC fée.
17.1.4.3 V en hiatus avec u# et i# 205
u final atone en hiatus primaire (dans le cas de ε seulement : deu, jūdæu) ou créé par la chute d’une vélaire (jocu > jeu, fāgu > fou ‘hêtre’) ou d’une labiale (clāvu > clou, °sebu > sieu, siu FC suif) (x §318) forme, avec la voyelle tonique qui précède, une diphtongue secondaire (x §198). Ces diphtongues à second élément u apparaissent dans le cas de a (x §209), ε (x §212), ɔ (x §218) et i (x §221.4) – peut-être aussi o (x §219.1) et au (x §223.5). i final atone en hiatus à la suite de la chute d’une vélaire ou d’une labiale intervocaliques (x §318), est, comme u, à l’origine de diphtongues secondaires. Le cas se rencontre avec a (x §209.5) et u (x §222.2). Remarque 1. Dans quelques cas, l’hiatus a pu se former entre la tonique V et u posttonique, voir (x §212.4).
17.2 a 17.2.1 Evolution générale 206
a tonique (< lc a, ā) passe, « à la fin du 4e siècle au plus tard » selon La Chaussée (1989a : 108), à æ dans le cadre de l’évolution non conditionnée a > æ (x §70). æ est ensuite diphtongué (x §197), probablement en æε (Straka 1979 [1959] : 191, Matte 1982 : 106, La Chaussée 1989a : 108).
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
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La monophtongaison intervient ensuite assez vite (avant le 9e siècle : voir Eul 22 spede < spatha, 26 preier < precāre). Mais le timbre de la monophtongue est problématique : d’abord distincte de e et de ε en syllabe fermée comme l’indiquent les assonances (Pope 1934 : §233, La Chaussée 1989a : 108, Zink 1989 : 56), probablement æ (Straka 1979 [1959] : 191), elle se ferme ensuite en e, qui se maintiendra en FC (en s’ouvrant éventuellement en ε selon la « loi de position » x §199.4). (89)
Tableau 1 : a tonique en syllabe ouverte
lat mare abbāte g °blād g °wadu
AF mer abe blet, ble gue
FC abbé blé gué
lat amāru clāru āla sale
AF amer cler ele sel
FC clair aile
lat ape faba mātre patre
AF ef, e feve mere pere
FC ‘abeille’ fève mère père
Remarques 1. L’évolution a > e concerne plusieurs des formes des verbes, très nombreux, du premier groupe : l’infinitif (a.), le participé passé (b.), la 2p des présent, imparfait et futur de l’indicatif, du subjonctif et du conditionnel (c.), la 1s (d.) et la 3p du parfait (e.). a. b. c. d. e.
lat -āre -ātu -ātis -āi -ārunt
cantāre cantātu cantātis °cantāi (x §209.5) °cantārunt
AF -er -e -ez -ei -e -erent
chanter chante chantez chantei -e chanterent
FC chanter [e] chanté [e] chantez [e] chantai [e] chantèrent [ɛ]
L’impératif 2p aimez ne continue pas la forme latine correspondante amāte : la finale -ez est analogique (La Chaussée 1989b : 203, Fouché 1931 : 206). 2. Pour 1p -āmus dans ces mêmes verbes, l’aboutissement attendu, *-ains (*-iens avec effet Bartsch-Mussafia x §200), n’est pas attesté. A la seule exception du verbe être, tous les verbes français présentent à la 1p la désinence -ons. La Chaussée (1972 : 403-405, 1989b : §100) pointe les difficultés que soulève l’hypothèse d’une analogie à partir de sons, aboutissement régulier et attesté, quoique tardivement, de la 1p du verbe être sumus (Fouché 1931 : 187-190, 409-411, 1952-1961 : 365, Bourciez et Bourciez 1967 : §43-Rq1) et propose une explication phonétique fondée sur l’existence, dans l’Ouest, d’une vélarisation a > ɑ en contexte labial, qui aurait conduit, devant m, via une diphtongaison en ɑu, à õ (-ons) – hypothèse qui permet aussi d’expliquer -oe < -āba (Rq3). 3. Dans les formes d’indicatif imparfait des mêmes verbes, a de 1s -āba, 2s -ābas, 3s -ābat et 3p -ābant a abouti régulièrement à e : AF -eve, -eves, -eve(t), -event. Mais cette évolution, bien attestée, est limitée à l’Est. A l’Ouest, l’aboutissement -oe / -oue, -oes / -oues, -oet / -ouet, -oent / -ouent ne peut guère s’expliquer que par un passage de b intervocalique à w, d’où une diphtongue au. La Chaussée (1972 : 401-403, 1989b : §152) fait l’hypothèse que « le a tonique s’est vélarisé » (Rq2) devant labiale, provoquant le passage de -b- intervocalique à -w-. Quoi qu’il en soit, les formes en -eve comme les formes en -oue ont disparu au profit des formes régulières d’imparfait des verbes en -ēre : AF -eie / -oie, -eies / -oies, -eiet / -oiet, -eient / -oient > FC -ais, -ait, -aient [ɛ] (x §213.3) qui ont été généralisées. 4. a, placé en position atone initiale par suite d’un processus de procliticisation, aboutit régulièrement à a (x §235), d’où AF a < ad / ab / apud FC à et AF ja < jam FC déjà < des + jam par exemple. Des formes atones de ce type se sont parfois imposées ultérieurement dans les positions accentuées. Ainsi pour les formes de présent du verbe avoir 2s as < °as et 3s a < °at (lc habet, habes) ou pour 2s vas < vādis, 3s va < vādit, 2s imp va < vāde (Fouché 1952-1961 : 173, 236-Rq3 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §35-Rq4). Lorsque les formes toniques et atones
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Partie 3. Phonétique Historique
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(proclitiques) coexistent en AF, l’une d’elles s’est finalement imposée et généralisée, la forme atone dans quāre > quer / car FC car, māle > mel / mal FC mal, mais la forme tonique au contraire dans tāle > tel / tal FC tel et quāle > quel / qual (rare mais Pass 332) FC quel. Dans le futur, de structure périphrastique (infinitif + habere), les désinences 2s -as et 3s -a, issues de °as, °at < habes, habet, sont une anomalie (« Au VIe siècle, quelle qu’en soit la raison, -as, -at ne se diphtonguent pas », La Chaussée 1989b : 240). L’explication analogique à partir des formes atones de avoir (Rq4) (Fouché 1952-1961 : 173) semble la seule possible. La finale -a du parfait 3s des verbes du premier groupe (il chanta) est d’origine obscure. Les formes latines en -āvit sont passées à -aut / -ait / -at (rare) (Väänänen 1981a : §333), mais on attendrait -ɔ (cf. it. / esp. cantò) pour -aut, ε- pour -ait, e pour -at. Il est probable que -a est dû à l’analogie sur la 2s -as < -asti (Bourciez et Bourciez 1967 : §35-Rq3, Fouché 1952-1961 : 297-Rq2), le t final étant dans cette dernière forme tombé en raison de son caractère « hétéroclite » (La Chaussée 1989b : 207) pour une 2s. Le suffixe -tāte aboutit régulièrement à -te (bonitāte > bonte FC bonté, cīvitāte > cite FC cité, vēritāte > verte FC vérité etc.) ou, avec effet Bartsch-Mussafia (x §200), -tie (°amīcitāte lc amīcitia > amistie FC amitié, dignitāte > deintie, daintie FC dignité, medietāte > meitie, moitie FC moitié etc.). On notera que beaucoup de ces formes présentent des doublets dérivées à partir d’adjectifs par adjonction du suffixe -te : amerte à partir de amer < amāru à côté de amarte < amār(i)tate FC amertume, chierte à partir de chier < cāru FC cherté à côté de charte, cherte < cāritāte (Nyrop 1908 : §292). Le suffixe nominal / adjectival -āle passe régulièrement à -el (canāle > chenel FC chenal suff -al, carnāle > charnel, hos(pi)tāle > ostel FC hôtel, pect(o)rāle > peitrel FC poitrail suff. -ail), et son allomorphe -āre, à -er (altāre > alter FC autel, bucculāre > bucler FC bouclier suff. -ier, singulāre > sengler FC sanglier suff. -ier). Mais le premier a été concurrencé par le suffixe -al savant ou dialectal ou, plus rarement, par le suffixe -ail et le second a été remplacé par le suffixe -ier (< -āriu) ou, parfois, par le suffixe -el. Pour cruel, il faut supposer °crūdāle à partir de lc crūdēle et °fidāle pour feel FC fidèle empr. à côté de fidēle > feeil, feoil. kw intervocalique s’étant réduit à w (x §324), aqua aboutit à ewe d’où eve (cf. FC évier) ou bien, w s’étant vocalisé d’où °euə qui passe à °eauə (x §181), d’où eau resté en FC (Fouché 1952-1961 : 264, 338, 644, Bourciez et Bourciez 1967 : §§38-Rq5, 137-2°). Pour aive, voir §324.
17.2.2 a + effet Bartsch-Mussafia 207
a, passé à æ (x §70) et diphtongué en æε (x §206) subit l’effet Bartsch-Mussafia (x §200) : æε > iæ. Le timbre de la seconde partie de la diphtongue se ferme ensuite et cette dernière se confond avec iɛ issu de ε (x §210). La bascule des diphtongues (x §199) est ensuite à l’origine de iɛ > jɛ. Le sort du glide est étudié aux §§350 sq. (90) ʧ Cʤ Cʧ jj ɲɲ ʎʎ jt jd jʣ
Tableau 2 : a + effet Bartsch-Mussafia lat cāru nāv(i)gāre g °marcāre decānu g °wadanjāre vig(i)lāre allactāre cōgitāre °satiāre
AF chier nagier marchier doiien gaaignier veillier allaitier cuidier saisier
FC cher nager marcher doyen gagner veiller allaiter cuider ‘suffire’
jz js jst jstr jr ȷC ̃ tʦ (< kj) Cʦ (< Ctj) Cʦ (< Ckj)
lat bāsiāre °bassiāre °amīc(i)tāte °impast(o)riāre frāgrāre dignitāte °lakeāre °captiāre calceāre
AF baisier baissier amistie empaistrier flairier deintie lacier chacier chaucier
FC baiser baisser amitié empêtrer flairer dignité lacer chasser chausser
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
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Remarques 1. L’effet Bartsch-Mussafia sur a conduit à i lorsqu’un élément palatal figure aussi à droite de a. a) 3s cacat > chie FC il chie L’aboutissement i de la tonique suppose l’effet Bartsch-Mussafia qui à partir du ʧ initial amène a > iɛ qui est relevé à i par un yod à sa droite. Celui-ci existe bien puisque a+k+a aboutit à jj selon la règle (x §323), mais ce yod géminé place la tonique en syllabe fermée, ce qui bloque l’effet Bartsch-Mussafia (x §200.4). Il faut supposer ici avec La Chaussée (1989a : 195) que jj s’est simplifié en j avant l’effet Bartsch-Mussafia. b) 3s jacet > gist FC (il) gît Ici l’effet Bartsch-Mussafia venant du ʤ < #j initial occasionne a > iɛ après que k+e > j+ʦ (x §102) a eu lieu, mais lorsque le yod qui en est issu est encore flottant, i.e. non ancré en tant que coda (jacet > °ʤajʦet > °ʤiɛjʦet). Le yod flottant agit alors : iεj > i (> °ʤiʦet > gist). C’est à cette même étape où le yod est flottant que le ʦ dans le type placēre > °plajʦēre est voisé : il se trouve en position intervocalique avant l’ancrage de yod (> °plajʣir > °plaj.ʣir > plaizir) (x §141). L’action d’un yod flottant sur une voyelle s’observe encore dans torquere > °tɔrkere > tuertre, tuerdre FC tordre (x §187.2) où, procédant de la dépalatalisation [c] > j+ʦ (< k+i,e), il cause la diphtongaison conditionnée de ɔ en syllabe fermée (x §170) avant de disparaître. c) suffixe -iācu Dans ce suffixe le ā a d’abord été diphtongué (et antériorisé) en æɛ > æ (x §206) et le yod (issu de i en hiatus) constitue un contexte palatal gauche (renforcement de yod appuyé en ʧ, ʤ (x §285) dans Clippiācu > °Clipʧæcu, métathèse Cj > jC (x §284) dans Floriācu > °Flojræcu, palatalisation de n,l (x §283) dans Cantiliācu > °Chantiʎʎæcu). Ensuite le -k devant u final (type °vērācu > verai FC vrai x §318) produit jj (> °Clipʧæjjə, °Flojræjjə, °Chantiʎʎæjjə). Après l’amuïssement de schwa et la dégémination consécutive du yod devenu final qui amène æj > æi, l’effet Bartsch-Mussafia en provenance de la consonne palatale à gauche relève la voyelle d’avant æi > ii (> Clichy, Fleury, Chantilly). 2. Dans cane > chien, iɛ < a (effet Bartsch-Mussafia) est nasalisé devant n et aboutit, comme la diphtongue iɛ issue de e, à jε͂ (x §§210 sq.). Le j, qui aurait dû ensuite disparaître (°propeānu > prochien > prochain x §350) s’est maintenu dans ce seul mot, semble-t-il (Zink 1989 : 236).
17.2.3 a + N 208
Suivie de m,n intervocalique, la diphtongue spontanée æε (x §206) passe à æi sous l’action fermante des nasales (Straka 1979 [1955] : 506). Elle est nasalisée en æı̃ ̃ qui passe au 12e siècle à ẽĩ, rejoignant ẽĩ < e + N (x §215). Elle est monophtonguée en ẽ au siècle suivant avant de s’ouvrir, à la fin de l’AF, en ε͂ . ε͂ sera plus tard (17e siècle) dénasalisé devant nasale demeurée intervocalique mais la nasalité se maintiendra devant nasale devenue finale de mot (x §201), d’où en FC les alternances -ε͂ – -εn(ə), dans les adjectifs en particulier, entre le masculin et le féminin (sain sε͂ – saine sεnə). (91) > ɛNə > ε͂ N
Tableau 3 : a + N intervocalique lat 3s amat manu sānu
AF aime main sain
FC (il) aime
lat lāna pane vānu
AF laine pain vain
FC
lat rāna fame exāmen
AF raine faim essaim
FC
310
Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Le suffixe adjectival -ānu / -āna aboutit régulièrement à -ε͂ / -εn(ə) (germānu / -a > germain / -aine, °propeānu / -a > prochain / -aine). Dans phāsiānu > faisan, la finale indique un emprunt, probablement au provençal. Le suffixe nominal -āne, d’abord féminin mais ensuite aussi masculin, qui s’est développé, à partir de formes en -a au nominatif singulier, en un paradigme ´-a / -āne (amita / °amitāne), sur le modèle de ´-o / -ōne (latro / latrōne > CSs lere / CRs larron, baro / barōne > CSs ber / CRs baron) (Väänänen 1981a : §239, La Chaussée 1989b : §19.2C), aboutit aussi à -ε͂ : °amitāne (amita + āne) > CRs antain ‘tante’, °pūttāne (°pūtta < pūtida + -āne) > CRs putain, °nonnāne (nonna + -āne) > CRs nonain, nonnain FC nonnain. 2. Le cas d’anate > ane ‘canard’ (conservé dans FC bédane = ‘bec d’ane’), fait problème. Si anite avec apophonie attendue de la posttonique est attesté en lc (EM s. u.), c’est la forme non apophonisée anate – due à une harmonie vocalique en provenance de la voyelle initiale selon Niedermann (1991 : 30), qui semble à l’origine des formes françaises. L’évolution de a tonique dans ce mot est déroutante. Si la posttonique est syncopée, a est en syllabe fermée et on attend *ant. Si la posttonique se maintient et passe à ə, puis la syllabe finale chute (x §237.4, 5), a est en syllabe ouverte et on attend aine (x §208), forme attestée (quoique rarement, FEW 24 : 524a). Mais la forme ane reste inexpliquée. Ce mot a été l’objet d’hypothèses multiples, rapportées en détail dans le FEW 24 : 524. Aucune ne s’impose clairement.
17.2.4 a en hiatus avec u# et avec i# 209
La suite a.u# qu’amène la chute d’une vélaire (x §322) (fāgu > fou ‘hêtre’) ou d’une labiale (x §319) (clāvu > clou, flāvu > flo, flou FC flou, Andecāvu > Anjou) intervocalique entre a tonique et u final aboutit ultimement (pour les étapes, voir Rq2) à ou qui sera monophtongué en u. Pour le cas de a.i# > ai voir la Rq5. Remarques 1. La disparition des labiales intervocaliques est ancienne (avant la fin du 5e siècle (x §319.8), App.Pr. 62 flavus non flaus) et celle des vélaires devant o,u intervient au 3e siècle pour lat. g, au 5e pour lat. k (x §322.2). L’hiatus entre a et u# s’est donc d’abord maintenu (La Chaussée 1989a : 118, 190) puisque a.u# n’a pas rejoint au primaire, qui aboutit à la fin du 5e siècle à ɔ (auru > or x §223). 2. L’aboutissement u dans fāgu > fou suppose que la diphtongue intermédiaire entre au < a.u# et son aboutissement monophtongué u n’a pas été ou puisque ou < o aboutit à ø (nōdu > neu FC nœud x §219). Il faut donc (Bourciez et Bourciez 1967 : §35-Rq6, Straka 1979 [1956] : 206, La Chaussée 1989a : 118) supposer qu’après la monophtongaison de au primaire en ɔ, la diphtongue secondaire au < a.u# est passée à ɔu (il est exclu qu’elle soit demeurée sans changement, au < aw avec w < l en coda aboutissant à o x §175) et s’est maintenue telle jusqu’au-delà de la monophtongaison de ou < o en ø. Ce n’est qu’ensuite que ɔu s’est fermé en ou, rejoignant ou < ɔ,o devant w < l en coda (colpu > coup x §185, ultra > outre x §190), pour se monophtonguer en u. 3. Dans 3p °awunt (< lc 3p habent) > ont, 3p °facunt (< lc 3p faciunt) > font et 3p vādunt > vont, la diphtongue secondaire au qui se forme après la chute de w devant u se trouve en syllabe fermée par n, d’où ɔ̃ (x §185). 4. blāvu (< g blao) > blo, blou. La forme bleu passée en FC s’explique mal. 5. i# se trouve placé en hiatus après a à la suite de la chute de w intervocalique dans la finale de pf 1s -āvi du pf 1s des verbes du 1e groupe. La diphtongue secondaire ai < a.i# aboutit à ε (e) : 1s pf amā(v)i > j’aimai. La chute de w, qui n’est pas phonétique (La Chaussée 1989b : §208), est ancienne (probavi non probai, Grammaticus Vaticanus (= Probus, voir xxxvi) 1833 : 288b, Bourciez et Bourciez 1967 : §166-Rq2).
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
311
Une diphtongue secondaire ai s’est formée, avec un semblable aboutissement, à la suite de la résolution en j (vocalisé en i) d’une vélaire k,g en position finale primaire (x §327) (fac > fai) ou secondaire (x §318) (°vērācu > verai FC vrai).
17.3 ɛ 17.3.1 Evolution générale 210
En syllabe ouverte, ɛ < lc ĕ se diphtongue en iɛ. Cette diphtongaison spontanée intervient au 3e siècle. Elle constitue, avec celle, un peu plus tardive, de ɔ < lc ŏ en uɔ (x §216), la diphtongaison romane (x §197). Elle se produit dans les paroxytons (92a), mais aussi dans les proparoxytons lorsque la syncope de la posttonique est postérieure à la diphtongaison (92b). La bascule des diphtongues (x §199) au 13e siècle amène jε qui se maintiendra, modulo la « loi de position » (x §199.4) (je en syllabe ouverte : pied pje, mais jε en syllabe fermée : ciel sjεl ou ouverte suivie de Cə : biere bjεʁə), jusqu’au FC. (92)
Tableau 4 : ε en syllabe ouverte
a. ɛCV b. ɛC(v)
lat feru heri petra lep(o)re eb(u)lu
AF fier (h)ier piere lievre hieble
FC hier pierre lièvre hièble
lat gelu cælu pede tep(i)du °fem(i)ta
AF giel ciel pie tiede fiente
FC gel pied tiède
lat fel mel g °bera frem(i)tu fer(e)tru
AF fiel miel biere friente fiertre
FC
bière ‘vacarme’ ‘châsse’
Remarques 1. L’effet Bartsch-Mussafia est sans effet visible sur iε < ε (x §200) (Zink 1986 : 118). 2. medicu > miege ‘médecin’, °sedicu > siege FC siège, °pedica > piege FC piège sont réguliers : la diphtongaison est intervenue avant l’évolution -Cicu > -Cju > Cʤə (x §272). Pour les aboutissements mie et mire de medicu voir §288.
17.3.2 ε +N 211
Suivi de m ou n intervocalique, iε > ie sous l’action fermante des nasales (x §167) et la diphtongue est nasalisée en ĩẽ, d’où jẽ à la suite de la bascule des diphtongues (x §199), puis, à la fin de l’AF, jε͂ qui se maintient en finale de mot jusqu’au FC. Ainsi bene > bien, rem > rien, 3s venit > vient, gem(e)re > giembre FC geindre, °femu lc fimu > fien, fiem, fiens ‘fumier’. Remarque 1. Pour les processus analogiques qui ont amené le passage de -iembre, aboutissement régulier de -em(e)re, à -eindre dans °crem(e)re > criembre, gem(e)re > giembre, prem(e)re > priembre, d’où FC craindre, geindre et preindre FC empreindre préf. en-, voir Fouché (1931 : §69).
17.3.3 ε en hiatus avec u# 212
u# se maintient en hiatus après iε. Lorsque le i de la diphtongue est consonifié lors de la bascule des diphtongues au 13e siècle (x §199), d’où jε.u, ε.u aboutit à la diphtongue εu qui est monophtonguée en œ, d’où jœ.
312
Partie 3. Phonétique Historique
L’hiatus iε.u# peut être primaire (deu > dieu, hebræu > ebrieu FC hébreu, jūdæu > juieu ‘juif’, Matthæu > Matieu FC Matthieu, frk °streup- > estrieu FC étrier), ou amené par la chute d’une vélaire (graecu > grieu FC grec, cæcu > cieu ‘aveugle’) ou labiale (°sεbu Rq1 > sieu FC suif) intervocaliques devant u (x §318). Remarques 1. Le ē de lc sēbu s’est ouvert sous l’influence de la labiale (FEW 11 : 360a) (x §202) : sieu < °sεbu, cf. °ebriu lc ēbriu > εbriu > ivre (x §177), °femu lc fimu > fiens ‘fumier’ et °femita < °fīmita (REW 3309, FEW 3 : 544a, dér. < fimu) > fiente (Bourciez et Bourciez 1967 : §57-Rq2). 2. Pour 3s °sequit, la variante sieut provient de l’évolution kw intervocalique > w (x §324) : °siεkwet > siεwet > °siε.ut > sjεut. (La variante siut repose sur l’évolution kw > k.w (x §324) : sεk.wet > sεj.wet > sij.wet (x §177) > siwt > siut > siyt d’où syit > sɥit (x §221) FC (il) suit. De même pour °legwa < celt °leuca -ga et °tregwa < frk °treuwa : à côté des aboutissements avec i, liwe (Rol. 688), liue, live et trive, triuve où g en coda dans g.w < gw est passé à j et ε régulièrement à i (x §177), les aboutissements lieve, lieuwe, lieue FC lieue et trieve, trieue FC trêve reposent sur gw > w (x §324). 3. tolōneu (App.Pr. 2 tolonium non toloneum) (lc °telōneu < gr τελώνιον) avec o initial harmonique sous l’influence du o suivant, aboutit à tolnieu et, avec métathèse l-n > n-l, à tonlieu demeuré en FC. L’un et l’autre montrent une diphtongue iε < e qui, suivie de u# en hiatus, aboutit régulièrement à jœ. Mais dans la base qu’il faut supposer, °tolōneu / °tonōleu, e bref tonique en position pénultième est anormal et n’a pas d’explication claire. 4. rēg(u)la aboutit régulièrement à reille (vélaire résolue en yod qui palatalise la latérale x §346), spécialisé dans le sens de ‘barre, barreau (de porte)’. Mais on a aussi rieule, riule et, pour tēgula, seulement tieule, tiule (teille n’est pas attesté). Les aboutissements rieule, tieule semblent bien indiquer (contra Fouché 1952-1961 : 181-Rq2) un abrègement de ē en e d’où °regula et °tegula (pour ce dernier, outre le fait que teille n’est pas attesté, voir REW 8614 °tegella mentionné par EM s.u. tego) et la diphtongaison en iε. L’effacement de g intervocalique devant u (x §316) a ensuite amené iε.u en plaçant u posttonique en hiatus, d’où jœ. Pour riule, tiule, il s’agit des formes en -iu- qui coexistent toujours avec les formes en -ieu (diu, ebriu, griu, estriu, ciu, siu), d’origine picarde selon Fouché (1952-1961 : 330-Rq1). Le passage à FC tuile relève de iy > ɥi (x §221). Règle est emprunté.
17.4 e 17.4.1 Evolution générale 213
e tonique (< lc i, ē) en syllabe ouverte se diphtongue en ei au 6e siècle. Cette diphtongaison spontanée constitue avec celles de o (< lc u, ō) (x §219) et de a (< lc a, ā) (x §206) la diphtongaison dite française (x §197). ei passe ensuite à oi (x §74.2) puis oe et ue au 12e siècle d’où, à l’issue de la bascule des diphtongues au 13e siècle (x §199), we. Pour l’évolution ultérieure de we, voir la Rq1. (93)
Tableau 5 : e tonique en syllabe ouverte
lat tēla pira vitru
AF teile, toile peire, poire veirre, voirre
FC toile poire verre
lat fide crēta trēs
AF fei, foi creie, croie treis, trois
FC foi craie (Rq1) trois
lat pilu sēru °pēsu (< pensu)
AF peil, poil seir, soir peis, pois
FC poil soir poids
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
313
Remarques 1. we, issu de e en syllabe ouverte, mais aussi we et we issus de e et o toniques ou atones en syllabe fermée par j (x §§183, 189), s’ouvrent spontanément au 13e siècle en wɛ / wɛ qui se maintiendra jusqu’au début du 19e siècle, et régionalement plus longtemps encore. Mais dès la fin de l’AF, à côté de ce maintien, des évolutions se produisent dans deux directions différentes : la première vers wa / wa, à l’origine populaire et longtemps combattue par les grammairiens, mais qui finira par éliminer wε / wɛ en FC ; la seconde vers ε / ɛ qui sera très générale aussi dans le peuple et tout aussi combattue (Fouché 1952-1961 : 273 sqq.). Si wε / wɛ sera souvent rétabli, ε / ɛ s’imposera dans nombre de formes (x §350.2, 3). 2. Sous l’effet de i final, ē est passé, très tôt, à ī : pf 1s fēcī > fis FC (je) fis, pf 3s fēcit > fist FC (il) fit, pf 1s vēnī > vin FC (je) vins, pf 3s vēnit > vint (Fouché 1952-1961 : 398, Bourciez et Bourciez 1967 : §55-Rq2). 3. Les désinences d’imparfait 1s – oie, 2s -ois, 3s -oit, 3p -oient, régulièrement issues de -ē(b)am, -ē(b)as, -ē(b)at, -ē(b)ant, ont été généralisées à tous les verbes et sont passées à ε (Rq1). 4. La finale -ēre des infinitifs de la 2e conjugaison latine aboutit régulièrement à -oir : dēbēre > deveir, devoir FC devoir, habēre > aveir, avoir FC avoir, movēre > moveir, movoir, mouvoir FC mouvoir, valēre > valeir, valoir FC valoir, vidēre > veeir, veoir FC voir, etc. 5. Généralement, lt ae passe à ε d’où iε : caelu > ciel, laetu > lie ‘joyeux’, graecu > grieu FC grec, etc. Mais dans quelques mots, ae est passé à e (attesté parfois dès le lc) : ainsi dans praeda > proie, saeta (sēta) > soie, saepe (sēpe) > soif ‘haie’, blaesu > blois ‘bègue’, cæpa (cēpa) > cive (x §214) (Väänänen 1981a : §59). 6. Le suffixe -ēse < -ē(n)se (x §166.1) aboutit régulièrement à -ois : °cortēse > courtois, °turonē(n)se > tournois adj. ‘de Tours (monnaies)’. Il a servi (avec -ais, Rq1) à former en particulier des gentilés (Nyrop 1908 : §280 x §350.3). 7. Lc digitu est passé très tôt à °ditu, d’où deit, doit FC doigt. Le fém. (ancien pl n) °dita > deie, doie ‘doigt = unité de mesure’ l’assure : pour °digita, on aurait *doite. 8. fidēle aboutit régulièrement à feeil, feoil FC féal suff. -al, fidèle empr. ; pour la variante feel et pour crūdēle > cruel, voir §206.8. 9. Pour tēgula > FC tuile et rēgula > règle, voir §212.4.
17.4.2 e + effet Bartsch-Mussafia 214
L’effet Bartsch-Mussafia (x §200) élève à i le premier membre de la diphtongue ei issue de e d’où ii (> i), qui se maintient jusqu’au FC. (94) #ʦ Cʦ
Tableau 6 : e + effet Bartsch-Mussafia lat cēra cēpa (cæpa x §213.5) mercēde °markē(n)se (< g mark-)
AF FC cire cive merci marchis marquis
jj jʣ js
lat °pāgē(n)se placēre Parīsiē(n)se
AF pais plaisir Parisis
FC pays ‘frappé à Paris’
Remarques 1. Le suffixe -ē(n)se précédé d’une consonne palatale aboutit régulièrement à -is : marchē(n)se (< g °mark-) > marchis FC marquis, Parīsiē(n)se > Parisis. Dans burgē(n)se > bourgeois, la finale -ois s’est substituée à -is attendu. 2. L’absence de passage à i de e tonique en syllabe ouverte dans les formes verbales telles que dīcē(b)am > diseie, disoie, dīcēnte > disant, °facē(b)am > faiseie, faisoie est due à la pression analogique exercée par la forme de la désinence dans les autres verbes (Bourciez et
314
Partie 3. Phonétique Historique Bourciez 1967 : §59-Rq3). Voir Nyrop (1914 : §191) pour quelques autres maintiens de e dus à l’analogie. 3. jʣ < k+e dans racēmu, et Cʦ < (C)k+e dans pullicēnu (k+i,e > j+ʦ x §100) déclenchent régulièrement l’effet Bartsch-Mussafia (x §200) qui amène i < ē (Richter 1934 : §156-II, Fouché 1952-1961 : 366-Rq2), d’où raisin et poucin FC poussin (pour ε͂ < i + N, voir x §221.6). Il n’y a nul besoin ici de supposer un passage de lc racēmu à °racīmu et de lc pullicēnu à °pullicīnu (FEW 10 : 14a, 9 : 528b, Bourciez et Bourciez : 1967 : §60-Rq3, TLFi). 4. L’effet Bartsch-Mussafia attendu dans recipere est attesté : reciwre Lég 57 (on notera que le préfixe re- est ici phonologiquement externe au radical : il n’est pas accentué : °recipit (lc recipit x §84.2) et aucun yod n’apparaît à gauche de la vélaire palatalisée (*rejʦ-). Les formes receivre, reçoivre, comme 1s receif, reçoif à partir de °recipo lc recipiō demeuré en FC (je) reçois, ne sont pas phonétiques (La Chaussée 1989b : §105-2A) : elles supposent une réfection ancienne, mais à partir de quelle forme ? Quant à recevoir (aussi percevoir, décevoir, concevoir etc.), il s’agit aussi d’une réfection, plus tardive (12e siècle, reçoivre et recevoir dans ChTr voir DECT). 5. sicera (< gr σίκερα), avec métathèse °cisera, aboutit à sistre, citre, sizre, cidre. Le mot latin est donné avec ī dans le FEW parce que, dans hbr šekar, dont gr σίκερα est la transcription, le ẓere est censé valoir ē, d’où ί long postulé dans σίκερα et de là dans le latin. Mais ni DELG ni Bailly ne donnent σίκερα avec ī. La forme sicera donnée par EM et REW 7898 est très possible et i de cidre est alors régulièrement dû à l’effet Bartsch-Mussafia (x §200).
17.4.3 e + N 215
Suivi de m,n intervocalique, e est diphtongué comme attendu en ei. La diphtongue est au 11e siècle nasalisée en ẽĩ et en reste à ce stade : l’évolution en oi de la diphtongue orale (x §213) n’a pas lieu dans le cas de la diphtongue nasale (Rq1). L’évolution se confond ensuite avec celle de ẽĩ issue de a + N (x §208) et donne lieu aux mêmes alternances -ε͂ – -εn(ə) (plein plε͂ / pleine plεnə). (95)
Tableau 7 : e + N intervocalique
lat a. ɛNa arēna catēna b. ɛNV frēnu plēnu
AF areine chaeine frein plein
FC arène chaîne
lat °pēna strēna Rēmis sērēnu
AF FC peine estreine étrenne Reims serein
lat vēna °vervēna sinu terrēnu
AF FC veine verveine sein terrein terrain
Remarque 1. Dans l’Est, ei est passé à oi avant que la nasalisation, un peu plus tardive, n’intervienne, d’où des formes en -oin wε͂ , dont quelques-unes se sont imposées : avoine < avēna, foin < fēnu à côté de aveine, fein. Les formes en -oi pourraient ainsi être des emprunts (Bourciez et Bourciez 1967 : §60-Rq1). Mais pour moins < minus qui a prévalu sur meins (aussi CSs moindre < minor sur meindre), l’emprunt est peu vraisemblable (Nyrop 1914 : §216, Rheinfelder 1953 : §207, Fouché 1952-1961 : 376-377). Pour Fouché, qui s’appuie sur d’autres évolutions parallèles (du type armoire à côté de armaire < armāriu), l’évolution est due à la labiale qui précède (voir aussi Rheinfelder 1953 : §207, La Chaussée 1989a : 134). Mais cet effet de la labiale n’est nullement régulier : voir peine, veine, verveine. Plus justement peut-être, Pope (1934 : §487) envisage une régression vers wε / wε͂ , favorisée par la présence d’une labiale, à partir de formes où w avait disparu (x §213.1).
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
315
17.5 ɔ 17.5.1 Evolution générale 216
En syllabe ouverte, dans les paroxytons (96a) et dans les proparoxytons à syncope tardive (x §339) (96b), lt ɔ (< lc ŏ), se diphtongue en uɔ (Rq1). Cette diphtongaison constitue avec celle, parallèle, de ε (< lc ĕ) en iε (x §210), la diphtongaison romane (x §197). Elle intervient au 4e siècle, un peu après celle de ε. La diphtongue uɔ aboutira en AF (13e siècle) à œ (Rq2) qui s’est maintenu jusqu’au FC, modulo la « loi de position » (x §199.4) (il peut ø – cœur, œuvre œ). Les étapes entre uɔ et œ sont incertaines. Les graphies indiquent que le second élément de la diphtongue a été, au cours du 11e siècle, antériorisé : pour cor FC cœur on a quor dans Alex (166) mais coer et quer dans Rol (299 et 2356). Mais au-delà, la graphie , très générale, n’indique pas clairement l’identité phonétique des deux éléments de la diphtongue. Il est seulement à peu près certain qu’elle ne note pas [ue], qui aurait amené we au moment de la bascule des diphtongues (x §199). On peut penser avec La Chaussée (1989a : 107, 200, 207) que uɔ est passé, au 11e siècle, par « différenciation », à uε, puis que u a arrondi ε en œ (Rq2) et qu’enfin u a été antériorisé en y, d’où yœ. Mais il est plus probable que u est d’abord passé à y dans le cadre de l’évolution non conditionnée de u (x §72) et que c’est ce y qui est à l’origine de l’antériorisation de ɔ en œ. Reste que la monophtongaison finale en œ fait problème. La fusion des deux éléments de la diphtongue, yœ > œ, est étonnante. Le premier élément de la diphtongue étant une voyelle haute, on s’attendrait en effet à sa consonification lors de la bascule des diphtongues (x §199) : yœ > ɥœ, comme iε (< ε) > jε et ue (< e x §213) > we. L’explication de La Chaussée (1989a : 207) par la faible différence dans les degrés d’aperture des deux éléments de la diphtongue ne convainc pas. La question demeure. (96)
Tableau 8 : ɔ en syllabe ouverte > œ
lat a. bove cor b. mob(i)le
AF buef cuer mueble
FC bœuf cœur meuble
lat mola novem op(e)ra
AF muele nuef uevre, oevre
FC meule neuf num. œuvre
lat AF novu nuef proba prueve
FC neuf adj. preuve
Remarques 1. La diphtongue est parfois notée uo (Pope 1934 : §227, Bourciez et Bourciez 1967 : §66-H, Straka 1979 : 226), parfois uɔ (Rheinfelder 1953 : §§69 sq., La Chaussée 1989a : 107) ; Zinc (1986 : 54 sq.) affirme que ε de iε est passé à e « vers le 7e siècle ? » par « rapprochement » et, pour la même raison, ɔ de uɔ à o, mais sans fournir d’argument. Nous suivons ici Rheinfelder (1953 : §§69 sq.) : il n’y a pas de raison que le deuxième élément de la diphtongue se soit fermé. 2. Sur le caractère mi-fermé [ø] ou mi-ouvert [œ] de l’aboutissement en AF, les avis divergent également : Rheinfelder (1953 : §§69 sq.) donne ö̜ (ouvert) et, au contraire, Zinc ö ̣ (fermé). Mais les notations ambiguës abondent : La Chaussée (1989a : 107, 200, 207) utilise œ, qui est défini à la page 7 comme « moyen (renier) » à côté de œ́ « fermé (peu) » et œ̀ « ouvert (fleur) » et Pope (1934 : §550) utilise ö quand sa notation (page xvii) ne prévoit que « ö̜ , œ œuf » et « ö ̣, ø feu ». Quant à Bourciez et Bourciez (1967 : §66), ils donnent œ « qui est œ̜ devant une consonne qui s’articule, et œ ̣ à la finale » – mais cette notation renvoie à la « loi de position » et ne concerne pas l’AF. Comme pour uɔ (Rq1), nous suivrons ici Rheinfelder (1953 : §§69 sq.) et noterons œ.
316
Partie 3. Phonétique Historique 3. Devant labiale, lc ō s’est ouvert en ɔ (x §202) : °colɔbra lc colubra > coluevre FC couleuvre, °ovu lc ōvu > uef FC œuf, °jɔvene lc juvene > juene FC jeune, °mɔbile lc mōbile > mueble FC meuble, 3s °cɔperit lc cōperit > cuevre FC (il) couvre (Rheinfelder 1953 : §305, Bourciez et Bourciez 1967 : §72-Rq1, Pope 1934 : §488). 4. Le suffixe lt -jɔlu < lc -eolu / -iolu (x §87) > -uel, -eul : °fīljolu > filluel, filleul, °avjolu (< lc avus) > aiuel, aioel FC aïeul, °gladjolu > glaiol, glaieus FC glaïeul, °līnjolu lc līneola > lignuel, ligneul, °tiljolu > tilluel, tilloel, tilleul, °lintjolu > linsuel, linceul. Le suffixe -euil s’est parfois substitué à -eul : °caprjolu > chevruel, chevreul FC chevreuil, °scūrjolu (< lc sciūru < gr σκίουρος) > escureul, escurueil FC écureuil. FC moyeu provient de moieus forme avec -s final d’où l en coda passé à w, de moiuel, moieul < °modjolu (lc modiolu). 5. Pour dēforis > deors, dehors, l’absence de diphtongaison s’explique mal. La Chaussée (1989a : 32) l’impute à l’hiatus dû à la chute de f devant voyelle d’arrière (x §317). L’existence d’une variante defuer où f s’est maintenu – du fait du sentiment persistant de la composition (dē+foris) selon Bourciez et Bourciez (1967 : 173-Rq2) (x §319.3) – et où la diphtongue est présente semble aller dans ce sens. Mais cette variante est rare et tardive (13e siècle) et les formes defors, avec f mais sans diphtongaison, sont très fréquentes.
17.5.2 ɔ + N 217
Pour ɔ suivi de nasale intervocalique, on attend la diphtongaison de la voyelle puis sa nasalisation. De fait, les formes avec diphtongaison sont bien attestées : bonu / -a > buona (Eul 1), buen / buene FC bon / bonne, comes > CSs cuens ‘comte’, homo > CSs (h)uem ‘homme’, sonu > suen FC son (bruit). Mais elles n’ont pas, sauf exception (Rq1), survécu. Soit la forme a simplement disparu (ainsi CSs cuens), soit l’analogie a imposé ɔ̃ à partir de ɔ̃ atone issu régulièrement de o atone + N (x §243.1) dans les verbes : 3s tonat > tone FC (il) tonne ou 3s sonat > sone FC (il) sonne à partir de tonāre > toner FC tonner et sonāre > soner FC sonner, ou à partir des emplois proclitiques : homo > om, on, bonu > bon. Pour son < sonu, l’analogie a joué à partir de soner. Remarque 1. Les aboutissements Roem, Ruem FC Rouen < Rōtomagu et Caem FC Caen < °Catomagu portent la trace de la diphtongaison de ɔ devant nasale (Bourciez et Bourciez 1967 : §71Rq1).
17.5.3 ɔ en hiatus avec u# 218
Dans un petit nombre de mots, la diphtongue uɔ < ɔ a été placée en hiatus avec u# par suite de la chute d’une vélaire intervocalique (x §322). Ainsi cocu lc coquu > pl cous (Rol 1817), queu, keu, kieu FC queux, focu > fou, fu, feu FC feu, jocu > jou, ju, jeu, gieu, giu FC jeu, locu > lou, lu, leu, lieu, liu FC lieu. Les aboutissements en œ FC ø (queu, feu, jeu, leu) pourraient résulter seulement de la chute de u final dans yœ.u# d’où yœ > œ (x §216) (Rq1). Mais lieu < locu, et aussi gieu < jocu, kieu < cocu (fieu n’est pas attesté), conduisent à supposer une évolution dans laquelle yœ.u# passe à y.œu et y est ensuite dissimilé en i, d’où jœ après monophtongaison de œu en œ et consonification de i (bascule des diphtongues x §199). Une semblable dissimilation de y en i se rencontre dans l’évolution de la diphtongue conditionnée °uε < ɔ en syllabe fermée par ʎ (x §187) : oculos > °uɛʎs > yœʎs > yœls > yœws ieus > yœus > iœus > yeux (Rheinfelder 1953 : §295, Bourciez et Bourciez 1967 : §70-Rq1). Toutefois, les aboutissements keu, feu, leu, jeu montrent que cette évolution n’a été qu’une variante, qui n’a prévalu que dans lieu.
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
317
Remarques 1. Selon une autre hypothèse (Rheinfelder 1953 : §311), ø dans ces mots serait le résultat non pas de la diphtongaison spontanée de ɔ, mais de la diphtongue ou du type flōre > AF floure > AF fleur (x §219). Car ou peut être le résultat de la rencontre de ɔ et -u# après la chute de la vélaire (x §317), ɔ ayant été relevé à o sous l’influence du -u#. Cette voie à l’avantage d’expliquer l’absence de graphies en pour la voyelle tonique des mots en question, absence qui étonne, étant la graphie normale pour ɔ diphtongué. 2. La même situation d’hiatus, yœ.u#, avec un même aboutissement ø, se rencontre dans sarcophagu > sarqueu FC cercueil (x §272.2).
17.6 o 17.6.1 Evolution générale 219
o tonique (< lc ō, u) en syllabe ouverte se diphtongue en ou au 6e siècle. Cette diphtongaison constitue, avec celles de e (< lc ē, i) en ei (x §213) et de a (< lc a, ā) (x §206), la diphtongaison dite française (x §197). La diphtongue ou est monophtonguée en ø au 13e siècle. Elle rejoint ainsi ø issu de la diphtongue de coalescence eu < ew < e + l en coda (x §184) (illos > eus FC eux). Ceci incline à supposer un passage de ou à eu (« différenciation ») puis de eu à øu par assimilation partielle (Pope 1934 : §226, 542, La Chaussée 1989a : 107 sq., 124). Selon La Chaussée (1989a : 203) cette évolution de ou vers eu / øu est « picarde ou francienne ». (97) lat flōre gula nepōte
Tableau 9 : o en syllabe ouverte AF flurRol2431, flor, flour, fleur gole, goule, gueule nevud, nevo, neveu
FC fleur gueule neveu
lat hōra duos nōdu
AF ore, oure, eure (Rq4) deus no, noud, neu
FC heure deux nœud
Remarques 1. En AF, ou < o est le plus souvent graphié , en angl.-norm. (Bourciez et Bourciez 1967 : §72-H, Zink 1986 : 198). 2. Devant labiale, ou aboutit à u : 3s cubat > couve FC (elle) couve, lupa > love, louve, Lupara > Louvre (Bourciez et Bourciez 1967 : §72-Rq1, Pope 1934 : §489). Lorsque la labiale disparaît, ou passe régulièrement à eu : lupu > leu conservé en FC dans à la queue leu leu ; l’aboutissement lou, lu FC loup est mis au compte soit d’influences dialectales soit d’une analogie à partir de louve. Pour les formes où la labiale est suivie de la latérale (duplu > doble, double et stup(u)la > estoble, estouble, estoule, esteule FC éteule, voir §343. 3. Les pron. nous et vous < nōs et vōs atones en position proclitique. Au contraire, leur poss. 3p invar. et 3p pr. pers. < (il)lōrum s’est imposé FC leur, leurs pr. pers. leur, la forme atone lor, lur a disparu. 4. A partir de hōra, plusieurs expressions ont engendré des adverbes avec o par suite de leur emploi proclitique : ore, ores (-s adv.), or (perte de ə final) < °ha(c) hōra ; lores, lors < (il)la hōra et alors = a + lors ; encore, ancor, encor < °hinc ad hōram ou °hinc hac hōra. D’où FC ores (d’ores et déjà), or (devenu cj. de coord.), lors, alors, encore. Aussi d’ore en avant FC dorénavant. 5. Le suffixe -ōre > -eur : calōre > chaleur, dolōre > douleur, odōre > oudeur FC odeur, valōre > valeur, cantātōre > chanteor, chanteur, amātōre > ameor, ameeur, ameur ‘amant’. Le suffixe -ōsu > -ous, -eus FC -eux : pērīc(u)lōsu > perillous, perilleux FC périlleux, otiōsu > oiseus FC oiseux. Dans zēlōsu > °jalos, gelos, gelus FC jaloux, spō(n)su > espos FC époux, amōre > amor, amour, l’aboutissement u est d’origine dialectale (Fouché 1952-1961 : 307).
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Partie 3. Phonétique Historique 6. Dans jugu > jou FC joug, la chute de g devant u, intervenue avant la diphtongaison de o, a amené un hiatus o.u dont l’aboutissement u dans jou (à côté de jeu attesté) fait problème : o.u, rare à l’époque concernée, est peut-être passé à ɔ.u sous l’influence de ɔ.u < a.u (cf. clāvu > clou, fāgu > fou x §209) ?
17.6.2 o + N 220
On attendrait pour ō suivi de n ou m intervocalique une nasalisation de la diphtongue ou normalement issue de cette voyelle au 6e siècle (x §219), soit õũ. Mais les graphies ne montrent pas cette diphtongue. Selon La Chaussée (1989a : 134 sq.), la diphtongaison aurait néanmoins eu lieu et le passage de õũ à õ (au 12e siècle, avant le passage de ou à eu) serait dû à l’action ouvrante de la nasalisation. Quoi qu’il en soit, l’aboutissement est õ, qui s’ouvrant au 13e siècle, rejoint ɔ̃ issu de ɔ suivi de N (x §217). Ainsi dōnu > don, nōmen > non, nom FC nom, corōna > corone FC couronne, persōna > persone FC personne, pōma > pome FC pomme. Remarques 1. Le suffixe -ōne aboutit régulièrement à -on : °barōne (g °baro) > baron, carbōne > charbon, falcōne > faucon, pulmōne > poumon, mentōne > menton, sāpōne > savon. 2. a initial, placé en hiatus devant ɔ̃ à la suite de la chute de la labiale devant o (x §317) dans pāvōne > paon et tabōne > taon ou de d intervocalique dans °fladōne (g °flado) > flaon FC flan, s’est fondu avec la tonique en amenant un passage de ɔ̃ à ã (x §203.1). Le passage de AF feon < °fētōne (lc fētu), foetu, à FC faon fɑ̃ est sans doute analogique.
17.7 i 221
i en syllabe ouverte, après une phase probable de diphtongaison qui n’a pas laissé de traces (x §197), se maintient sans changement jusqu’au FC (98a). i + N intervocalique est à la fin de l’AF nasalisé en ĩ, qui s’ouvre en ẽ en mfr – mais se maintient chez les lettrés, et se dénasalise en i au 17e siècle (98b) (x §388). Devenu final de mot (98c), ĩ, ouvert en ε͂ , se maintient lorsque la consonne nasale tombe (x §201). (98) a. iC b. iNə c. iN#
Tableau 10 : i en syllabe ouverte lat amīcu lībra farīna vīnu
AF FC ami livre (poids) farine vin
lat īra marītu līma fīne
AF ire mari lime fin
FC
fin (nom)
lat rīpa vīta °pectorīna līnu
AF rive vie poitrine lin
FC
Remarques 1. i provient dans certaines formes de e suivi d’un i atone final : pf 1s vin FC (je) vins repose sur °vīni lc vēni, pf 1s pris FC (je) pris sur °prīsi < °prē(n)si (lc prehendi). Ce processus métaphonique est ancien. On notera qu’il a aussi affecté e en syllabe fermée, ainsi dans pf 2s -istī : °vidīsti lc vidistī > veis FC (tu) vis, pf 2s °venīsti lc venistī > venis FC (tu) vins. 2. L’effet Bartsch-Mussafia est sans effet visible sur i (x §200). 3. La finale -īre des infinitifs de la 4e conjugaison latine aboutit régulièrement à -ir : venīre > venir, sentīre > sentir, partīre > partir, mūnīre > munir, fīnīre > fenir, finir FC finir, etc. Les verbes germaniques en -jan ont été adaptés en -īre d’où aussi -ir : °furbjan > forbir, fourbir, °hatjan > hair FC haïr, °raustjan > rostir FC rôtir, °sazjan > saisir, °warnjan > garnir. L’analogie a imposé cette finale dans certains verbes : currere > courre refait en courir, tenēre > tenoir en tenir, quaerere > querre en quérir.
Chapitre 17. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 1. toniques
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4. La finale -īvu / -īva aboutit régulièrement à -if / -ive : °cactīvu lc captīvu > chaitif FC chétif, nātīvu > naif FC naïf, vīvu > vif. 5. Le suffixe -ie provient de -īa, adaptation de gr -ία. Il a servi en particulier dans la dérivation de noms abstraits : felunie, felonie à partir de felon, felun, jalosie de jalos, jalous. La finale grecque -ία a aussi été adaptée en ´-ia : °ecclesia lc ecclēsia, gr ἐκκλησία > eglise FC église, °artemisia lc artemīsia gr ἀρτεμισία > armoise. 6. Pour i issu de l’effet Bartsch-Mussafia sur e (x §214.3), l’aboutissement de i + N est le même : racēmu > raisin, pullicēnu > poucin FC poussin.
17.8 u 222
u (< lt ū) passe à y au terme d’une évolution non conditionnée (x §72) et en syllabe ouverte se maintient jusqu’en FC (99a). Devant nasale, y est nasalisé en ỹ au 13e siècle qui s’ouvre en œ̃ au siècle suivant – la prononciation ỹ se maintenant toutefois longtemps parmi les lettrés. Si la voyelle demeure intervocalique (99b), sa nasalité disparaîtra, et le timbre y s’imposera : lūna > lỹnə / lœ̃ nə > lynə lune. Mais la nasalité se conservera si la chute de la voyelle finale la place en finale de mot (x §201) et c’est œ̃ qui s’imposera (99c), d’où en FC les alternances -œ̃ / -ynə (œ̃ brun, commun, opportun – y brune, commune, opportune). (99) a.
b. c.
Tableau 11 : u en syllabe ouverte lat cūlu mūru mūla sēcūru lūna g °brūnu
AF cul mur mule seur lune brun
FC
mule sûr lune brun
lat cūpa lactūca rūga virtūte fortūna ūnu
AF cuve laitue rue vertu fortune un
FC
lat glūte mātūru crūdu pūtidu / -a plūma jējūnu
AF glu meur cru put / pute plume jeun, jun
FC mûr pute plume (à) jeun
Remarques 1. Les participes en y sont nombreux en AF et ils se sont pour la plupart maintenus en FC (beu FC bu, deu FC dû, eu, fondu, lu, paru, rompu, tendu, valu, veu FC vu etc.). Mais seul un petit nombre d’entre eux continuent un participe lc -ūtu : co(n)sūtu (< consuere) > cousu, solūtu (< solvere) > solu FC (ré)solu, °futtūtu (lc futūtu, < futuere) > foutu, imbūtu > embu (< imbuere). Certains sont devenus adjectifs ou noms : tribūtu (< tribuere) treu, treut FC tribut empr., °ferūtu (pp. de ferīre) > feru FC féru, for(s) + °bibūtu (lc bibitu, < bibere) > fourbeu (< forboire ‘boire avec excès’) FC fourbu, d’autres ont disparu : secūtu (< sēqui) > seut, seu ‘suivi’. De même pour les participes latins en -ūsu : conclūsu (< conclūdere) > conclus FC conclu, confūsu (< confundere) > confus FC adj. 2. Après y, i en hiatus se maintient et y.i forme une diphtongue yi qui aboutit à ɥi : 1s pf °fūi lc fui > fui FC (je) fus (anal.), °alterūi (alterī datif de alter croisé avec cūī datif de quī) > autrui, °(il)lūi (dat. illi croisé avec cūī datif de quī) > lui (aussi celui, nului < °(ec)ce, nūl(l)u + °(il)lūi ‘nul (aucun)’). 3. a initial passé à ə (x §240) en hiatus avec y disparaît régulièrement : °sapūtu > seu FC su, °cadūta > cheu FC chu. Mais dans °fātūtu > feu fəy FC feu ‘défunt’, °agūru lc auguriu > eur əyr FC heur, la fusion des deux voyelles aboutit à ø (Bourciez et Bourciez 1967 : §96-H). 4. Le suffixe -ūra > -ure : armātūra > armeure FC armure, me(n)sūra > mesure. 5. La finale -ūmen aboutit régulièrement à -un : albūmen > aubun ‘blanc d’œuf’, alūmen > alun, flūmen > flum, flun ‘fleuve’, legūmen > leun FC légume empr.
320
Partie 3. Phonétique Historique
17.9 au 223
La seule diphtongue du lc demeurée en lt, au, passe de manière non conditionnée à æu. Cette antériorisation, liée à celle de a (x §70), est assurée par la palatalisation des vélaires situées à gauche de la diphtongue (causa > chose, °gauta > joue x §105), et doit de ce fait être antérieure au 5e siècle. æu, sans doute revenu à au, est ensuite, à la fin de 5e siècle (La Chaussée 1989a : 189), l’objet d’une monophtongaison non conditionnée en ɔ (x §71). En position tonique (100a), ɔ se maintient jusqu’au FC – en se fermant en o devant z (chose, il pose) et, erratiquement, dans quelques mots (pauvre, il chôme). ɔ < au, en hiatus avec ə# < a# (100b), se ferme en u, au 13e siècle (La Chaussée : 1989a : 202). Ces hiatus résultent de la chute de consonnes intervocaliques, mais la date de cette chute est très diverse selon la consonne concernée : la chute de k dans auca est datable du 5e siècle (x §322.2), celle de ð (< t,d) dans laudat du 10e ou 11e seulement (x §320.1). L’hiatus entre ɔ et a,ə a donc pu se maintenir longtemps. (100) Tableau 12 : évolution de au tonique lat a. au en syll. ouv. causa claudere alausa 3s laudat b. hiatus au.ə# °nauda
AF chose clore alose loe, loue noe, noue
FC
(il) loue noue
lat auru clausu paupere auca g °hauwa
AF or clos povre oe, oue hoe, houe
FC
pauvre oie houe
Remarques 1. Les diphtongues au secondaires qui résultent de la syncope de i dans -av(i)CV- (auca lc avica > oe, oue FC oie anal. sur oiseau – aussi au atone dans aucellu lc avicellu > oisel FC oiseau Väänänen 1981a : §§62, 72), de la vocalisation en u de b > w (parab(o)la > °paraula > parole), ou de g en coda (sagma > °sauma > some FC somme (bête de) x §165.2), se comportent comme au primaire. 2. caule > chol. La forme chou est une réfection analogique à partir de CRp chous régulièrement issu de nom. pl. caul(ē)s : ɔ en syllabe fermée par w < l en coda aboutit à u (x §185). 3. L’effet des nasales étant postérieur à la monophtongaison de au en ɔ, l’évolution de au + N se ramène à celle de à ɔ + N (x §217) : 3s °caumat > chome FC (il) chôme, °sagma > some FC somme (bête de), fantagma > fantome FC fantôme. 4. Dans -awa, w passe régulièrement à v (x §319) (3s lavat > il leve FC (il) lave). Mais on observe des aboutissements oə, uə dans g °kawa > choe, choue ‘choucas’, celt °bawa > boe, boue, °krawa > groe ‘griffe’ FC gravir. Dans ces mots, tout se passe comme si w s’était vocalisé d’où une diphtongue au en hiatus avec a#. Ceci peut-être à la suite d’une gémination de w amenant aw(w)a d’où au.a comme g °hauwa > au(w).a > AF hoe FC houe (Meyer-Lübke 1908 : 158) ? 5. Dans traucu > trou, paucu > pou FC peu, raucu > ro, rou ‘rauque’ (et dér. enroer FC enrouer), la chute de k,g (x §322) a placé ɔ < au devant u#, mais l’aboutissement u ne peut pas ici être imputé à l’hiatus : u# final ne s’est pas maintenu jusqu’au 13e siècle. La suite ɔ.u# a formé une diphtongue ɔu qui a rejoint ɔu < -awu (clāvu > clou), d’où u (x §209).
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Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
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Chapitre 18 Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
18.1 Evolution en syllabe ouverte des voyelles atones du lc 224
Les voyelles atones du lc en syllabe ouverte évoluent en lt vers a, e, o et au, selon le schéma (101) (x §82) : (101) Tableau 1 : évolution lc > lt des voyelles atones en syllabe ouverte lc ↓ lt
ī
i
ē e
e
a
ā a
o
ō
u o
ū
au | au
Remarques 1. Ces voyelles seront affectées par les changements non conditionnés : a > æ (x §70), o > u (x §73), au > ɔ (x §71). Egalement u > y (x 72) – mais ceci ne concerne que u analogique (Rq2). La diphtongue au atone se maintient au moins jusqu’à la palatalisation des vélaires devant a (°gaudiōsu > joyeux x §105), avant d’être monophtonguée en ɔ (x §71). Rappelons également que les évolutions décrites se déroulent dans le cadre général fixé au §5. 2. L’évolution des voyelles atones du lc en syllabe ouverte (101) est pour l’essentiel semblable à celle de leur évolution en syllabe fermée (x §§80, 155). Mais, en position initiale, ī et ū qui aboutissent à i et u respectivement en syllabe fermée, passent, en syllabe ouverte, à e et o. Sur la base d’exemples tels que fīlāre > filer, rīpāria > riviere, hībernu > (h)iver, ūsāre lc ūti > user, °fūnāmen > funain FC funin, dūrāre > durer, on a pu poser que lc ī passe régulièrement à i et ū à u (> y Rq1). Ainsi Nyrop (1914 : §151), Bourciez et Bourciez (1967 : §§97, 103) et – avec prudence – La Chaussée (1989a : 126 sq.). Cependant, les aboutissements ə pour ī et o (> u Rq1) pour ū sont nombreux : dīvīnu > devin, fīnīre > fenir FC finir, prīmāriu > premier, nūtrīre > norrir, nourrir, ūnītu > oni, ouni FC uni, frūmentu > froment et il faut alors supposer un passage de ī à e et de ū à o. On peut souvent, pour ī, imputer ces passages à e à un processus de dissimilation #ī–ī > #i–ī d’où #e–i (Richter 1934 : §104, Rheinfelder 1953 : §98, Bourciez et Bourciez 1967 : §98, La Chaussée 1989a : 126) : dīvīnu > devin, vīcīnu > veisin, voisin, vītīcula > veille FC vrille, °dīvīsāre lc dīvīsum > deviser. Pour ū, on doit poser là des abrègements ū > u, éventuellement attribués (dans frūmentu, par exemple) au contexte labial (Bourciez et Bourciez 1967 : §103-Rq1). Mais il n’y a pas de séquence ī–ī dans prīmāriu > premier, ni de labiale dans nūtrīre > norrir, nourrir. Dans l’hypothèse alternative, ī et ū aboutissent régulièrement à e et o, via un abrègement en i et u (Fouché 1949 : 23-27, 1952-1961 : 184-189, Lausberg 1969 : §254). Vont dans ce sens prīmāriu > premier, °crīnūtu > crenu, nūtrīre > nourrir, ūnītu > oni, ouni, nūgāle > noaus ‘pis (adv.)’, ūrīna > orine FC urine (sans qu’il soit besoin de supposer pour ce mot une base °aurīna, qui serait issue d’un croisement avec auru, Fouché 1952-1961 : 185-Rq3). A quoi s’ajoutent toutes les formes où l’on doit, dans l’hypothèse précédente, supposer une dissimilation (dīvīnu > devin) ou un abrègement attribué au contexte segmental (frūmentu > froment). Quant aux formes avec i et u, elles peuvent s’analyser comme résultant de processus analogiques à partir de formes apparentées où la voyelle concernée est sous l’accent : ainsi fīlāre > filer s’explique à partir de 3s fīlat > (il) file ou de fīlu > fil et dūrāre > durer à partir de 3s dūrat > (il) dure. Et sur ce modèle : fīnīre > finir qui a prévalu sur fenir, līberāre > livrer, prīvāre > priver, līmāre > limer, mīrāre lc mīrāri > mirer ; fūmāre > fumer ‘dégager de la fumée’ (aussi fum ‘fumée’ < fūmu), jūrāre > jurer, sūdāre > suer, °tūtāre > tuer, °pūtīre lc pūtēre > puir FC puer (réf.), ūsāre > user. Pour les noms, l’analogie peut procéder du CSs : ainsi tīmōne > timon, °(g)līrōne lc glīre > gliron, liron
322
Partie 3. Phonétique Historique ‘lérot’ (aussi gleron, leron), à partir de CSs tīmo, °(g)līro, ou de mots apparentés : rīpa > rive pour rīpāria > riviere, pūtidu > put ‘sale’ pour °pūtināsiu > punais ‘fétide’, fūnu > fun ‘corde’ pour °fūnāmen > funain FC funin. Bien qu’elle laisse quelques formes en suspens (hībernu > (h)iver par exemple (x §241.2), cette seconde hypothèse doit être préférée. Elle est, en effet, bien plus en accord avec ce qui apparaît comme la tendance générale d’évolution des voyelles atones en syllabe ouverte, à savoir la neutralisation des timbres, dont l’émergence du schwa, ə (x §225), est la trace la plus évidente. 3. L’évolution des voyelles atones du lc en syllabe ouverte représentée en (101) n’a sans doute pas été homogène, du point de vue chronologique, selon les positions considérées. A l’initiale, l’évolution paraît avoir été plus lente que dans les autres positions atones – résistance qui serait un autre aspect de la « spécificité de l’initiale » (x §233). Le passage de ī à e et de ū à o en particulier a pu être relativement tardif : dans le doublet fuison / foison < fūsiōne, par exemple, fuison peut être due à l’analogie à partir du CSs (Rq2) mais aussi bien à un maintien plus long du timbre u à l’initiale. Ce dernier a pu se prolonger jusqu’à la chute des prétoniques : dans jūd(i)cāre > juger par exemple, le maintien du timbre u peut être dû à l’analogie à partir de 3s jūd(i)cat > juge FC (il) juge, mais il peut être aussi celui, régulier, de u passé en syllabe fermée à la suite de la chute de la prétonique. De même i de cite FC cité peut être dû à l’influence analogique de °cīvite (FEW 2 : 724b) > cit ‘cité’ mais aussi à un maintien du timbre i de l’initiale de cīvitāte jusqu’à la chute de la prétonique, d’où ciutat Lég 141, ciptet Alex 42, citet Rol 5, cite FC cité. En finale, i et u se sont maintenus assez longtemps pour former des diphtongues de coalescence avec la tonique précédente (caecu > cieu ‘aveugle’, clāvu > clou, pf 1s cantāvi > chantai x §205). Quant au processus dit de « dilation » qui amène le passage de ē à ī dans pf 1s fēcī > (je) fis, pf 1s vēnī > vin FC (je) vins sous l’action d’un i final (x §221.1), il suppose pareillement un maintien de ce timbre (Fouché 1952-1961 : 398, Bourciez et Bourciez 1967 : §55-Rq2). Fouché, s’appuyant sur pf 1s fēcī > fis comme pf 3s fēcit > fist FC (il) fit, conclut que « l’i final a agi sans aucune considération de quantité et uniquement par son timbre ». Au contraire, sur la base de vīgintī > vint FC vingt, où la dilation a lieu, en face de dum interim > domentre(s) ‘pendant (que)’ où elle n’a pas lieu, Sampson (1980 : 24) affirme que cette conservation du timbre n’a concerné que ī final latin, mais il ne considère pas pf 3s fēcit > fist FC (il) fit, pf 3s vēnit > (il) vint – que Bourciez et Bourciez (1967 : §55-Rq2) ne citent pas non plus. 4. Dans jūnīcia > genice FC génisse et jūniperu > genoivre FC genièvre, l’aboutissement de lc ū initial atone implique une mutation de timbre intervenue en lt : il faut en effet supposer des bases avec e initial (DEAF G : 470, 487). Bourciez et Bourciez (1967 : §103-Rq2) imputent le passage à e à la présence à gauche de j et de n intervocalique à droite. Cet environnement est bien récurrent en effet dans ces deux mots, mais il n’explique pas le changement à supposer.
18.2 Le schwa ə 18.2.1 Une voyelle nouvelle : ə 225
En lt et pfr, apparaît, en syllabe ouverte atone, une voyelle nouvelle, moyenne et centrale : ə. Remarques 1. Les appellations de cette voyelle sont nombreuses : e sourd, e muet (Bourciez et Bourciez 1967 : §14, H), e central (Fouché 1952-1961 : 508), e français féminin (Nyrop 1914 : 513), voyelle neutre, schwa etc. Cette dernière dénomination, nom d’une voyelle de l’hébreu aux caractéristiques très semblables à celle de la voyelle qui apparaît en lt et pfr, s’est largement
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
323
répandue dans la phonologie contemporaine. C’est celle qui sera utilisée dans ce chapitre. Souvent transcrite e̥ , elle le sera ici par ə (API). La graphie pour ce son nouveau a été d’abord hésitante (voir dans les Serments : cosa, sendra, poblo, fradre / fradra) avant d’être . 2. Schwa est propre à la syllabe ouverte atone : il n’apparaît jamais en position tonique ni en syllabe fermée (x §159).
18.2.2 Origines de ə 18.2.2.1 ə < V 226
Toutes les voyelles atones du lt, a, e, o et au, peuvent se trouver à l’origine de ə, à l’issue de processus divers. La voyelle centrale peut procéder : 1. 2. 3.
de toutes les voyelles atones dans les positions autres que l’initiale (102b,c,d) ; de e initial : venīre > venir (102a.ii) ; sous conditions segmentales, de a et o initiaux : – a précédé de C palatale (102a1), cas i : caballu > cheval (x §§238 sq.) ; – a en hiatus avec ø < ō : pavōre > peeur FC peur et avec y < ū : matūru > meur FC mûr et (102a2), cas i (x §240) ; – o suivi de o dans la syllabe suivante (102a1), cas iii : °conucula > quenoille FC quenouille (x §245).
(102) Tableau 2 : origines de ə i. < a a.
initiale
b. c. d.
1. 2. prétonique posttonique finale
ə < a / #Cpal __ ə < a / #(C)__ø/y ə ə
ii. < e ə
iii. < o
iv. < au
ə < o / #C__Co ə ə ə
ə ə ə
ə ə ə
18.2.2.2 ə < Ø (épenthétique) 227
ə peut encore être épenthétique, c’est-à-dire procéder de Ø. Ceci arrive dans les formes latines en e,o + r,l# lorsque la syncope de la finale crée un groupe TR (x §26 sq.) sans voyelle à sa droite : pip(e)r > °pipr > peivre FC poivre, °insimul > °insem(b)l > ensemble (x §251). Ceci renvoie à une proscription générale de *TRØ qui conduit ici à l’épenthèse, ailleurs empêche l’élimination de schwa dans TRə (x §231). Celle-ci est, depuis le pfr jusqu’au FC, une caractéristique de la langue (Rq1). Remarque 1. En FC, *TRØ est toujours proscrit (Scheer 2015 : §139). En finale de mot, la nonexécution de ə# après TR dans autre ou capable, par exemple, est possible mais elle entraîne la perte de R (aut’, capab’) alors que la même non-exécution de ə# après les groupes RT (porte [poχt]), RR (il parle [paʁl]) et TT (apte [apt]) est sans conséquence. A l’intérieur du mot, de même, ə peut être omis (fort’resse, larg’ment), mais après TR, s’il l’est, R est perdu : *autr’ment, mais aut’’ment (Dell 1985 : 225, 1976, Scheer 1999, 2000). A l’initiale, *TRØ est exclu : premier (*pr’mier), grelot (*gr’lot). 2. Le schwa anaptyctique décrit au §337 est également épenthétique.
324
Partie 3. Phonétique Historique
18.2.3 Chronologie des apparitions de ə 228
En termes chronologiques, il convient de distinguer trois étapes dans l’apparition de ə : 1. ə est d’abord issu de e,o,au et, en finale, de Ø épenthétique après TR (x §227), dans les positions autres que l’initiale (103a.i). Cette centralisation commence au 3e siècle. En finale, elle est postérieure à la palatalisation romane (k+i,e, rum(i)ce > ronce x §273, gracile > graisle FC grêle adj. x §112) et à l’élimination des labiales (clāvu > clou) et des vélaires (graecu > grieu FC grec) devant u final (x §§316-318) : elle doit intervenir à partir du 4e siècle ; 2. ə procède ensuite de a dans ces mêmes positions autres que l’initiale (103b.i). Cette centralisation de a est postérieure à la palatalisation des vélaires devant a (x §105) et à la chute de ə final < e,o,au (x §230) au 7e siècle ; 3. ə enfin est issu de e en position initiale (103c). Cette centralisation a lieu au 11e siècle (x §241). Les aboutissements ə de a et o initiaux sous conditions segmentales (point 3 du §226), qui supposent un passage préalable à e dans les trois cas (x §§238, 240, 245), font partie de cette troisième étape. (103) Tableau 3 : apparitions de ə : chronologie à partir du a. 3e siècle b. 7e siècle c. 11e siècle
e, o, au, Ø# a e
i. positions non initiales ii. initiale >ə >ə >ə
18.2.4 Deux évolutions différentes de ə : ə1 et ə2 18.2.4.1 ə1 et ə2 229
ə issu de e,o,au non initiaux et Ø# (103a) d’une part et ə issu de a non initial et de e initial (103b,c) d’autre part, connaissent des évolutions différentes. Dans ce qui suit, ils seront, pour la clarté, respectivement dénommés ə1 et ə2. 18.2.4.2 ə1 : évolution générale
230
231
ə1 (< e,o,au non initiaux et Ø#) est promis à disparition. Cette évolution ə > Ø constitue ce qui est dénommé traditionnellement la syncope pour la prétonique ou la posttonique et, s’agissant de la finale, l’apocope, lesquelles interviennent entre le 3e siècle et le 7e. Cependant le processus de syncope ou d’apocope est inhibé et ə1 se maintient lorsqu’il est précédé : 1. 2.
en finale et prétonique, d’une attaque branchante TR : mare > mer mais patre > pere FC père dormītōriu > dortoir mais °quadrifurcu > carrefour (x §250) ; en finale, de certains groupes consonantiques hétérosyllabiques : ponte > pont mais com(i)te > conte, comte (x §252).
18.2.4.3 ə2 : évolution générale 232
ə2 (= ə < a non initial et e initial) se maintient en AF. Aussi bien ə2 < a non initial (ornāmentu > ornement, tēla > toile, porta > porte) que ə2 < e initial, hérité (venīre > venir) comme issu, avec
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
325
effet segmental, de a (caballu > cheval, mātūru > meur FC mûr) et de o (°conucula > quenoille FC quenouille) (x §228 point 3). Ce maintien de ə2 suppose que les règles qui ont amené l’élimination de ə1 (syncope et apocope) ont cessé d’être actives lorsque ə2 apparaît. Remarque 1. Pour quelques syncopes erratiques de ə2 à l’initiale en AF (°vērācu > verai, vrai par exemple), voir §260.1.
18.3 La spécificité de l’initiale 233
En position initiale, une atone en syllabe ouverte n’est pas soumise à la syncope. Ceci pourrait se ramener à une impossibilité découlant de la nature de la frontière (#) gauche du mot (x §22) : cette frontière consistant en une unité CV vide où la position V doit être gouvernée par la voyelle suivante, i.e. l’initiale, celle-ci ne peut pas passer à Ø. Mais en réalité, la question ne se pose pas ainsi. Seul ə1 peut conduire à Ø, et lorsqu’une initiale passe à ə (c’est le cas de e), il s’agit de ə2 qui n’est pas soumis à l’évolution vers Ø (x §232). La véritable spécificité de l’initiale est ainsi, pour les voyelles autres que a, non l’absence de syncope, mais l’absence de passage à ə1, en d’autres termes le maintien du timbre. Et cette spécificité de l’initiale n’est pas unique. En AF, e initial passe à ə2. On pourrait attendre un passage semblable à ə2 pour toutes les voyelles et non pas seulement pour e. Or ni a, ni o, ni au ne connaissent – sauf circonstances segmentales particulières – de centralisation vers ə2. Dans le cas de a, le maintien en position initiale renvoie sans doute à une propriété plus générale de la voyelle basse, dont le maintien sans passage à ə1 dans les positions autres que l’initiale, dans la période précédente, est un autre témoignage. Le cas de o et ɔ (< au) initiaux est plus étonnant : on attendrait pour ces voyelles moyennes une centralisation symétrique à celle qui a affecté e initial au 11e siècle. Il est possible que le bouleversement général de l’arrière du système vocalique (évolutions non conditionnées u > y x §72 et o > u x §73) soit lié à cette non-évolution de o et ɔ vers ə. Mais dans ce cas comme dans celui de la voyelle basse, les processus en cause restent à clarifier. La « résistance mélodique » en quoi consiste la spécificité de l’initiale atone en syllabe ouverte est sans doute un des problèmes les plus difficiles que pose l’évolution du vocalisme dans la langue. Remarque 1. La spécificité de l’initiale a été rapportée à celle de l’initiale latine. En latin, en effet, les atones intérieures peuvent être syncopées en certains cas et surtout sont affectées par l’apophonie qui tend à les élever vers i / u, toutes choses exclues dans le cas de l’initiale. Cette spécificité des initiales latines a été analysée comme résultant d’une « intensité initiale » (Vendryes 1902, Niedermann 1991 : §13), laquelle se serait maintenue en roman. Cette « intensité » a souvent été ensuite transmuée en un « accent initial », « contre-accent » ou « accent secondaire » (Pope 1934 : §211, Rheinfelder 1953 : §§96-135, Fouché 1952-61 : 127-128). Mais le passage spontané de e initial à ə, les cas d’aphérèse ainsi que la syncope qui affectera généralement les initiales placées en hiatus invitent à rejeter ce caractère prétendument accentué. Bourciez et Bourciez (1967 : §86) invoquent une « netteté particulière » de l’initiale. La notion est fort vague mais elle évite de poser un accent controuvé : la spécificité de l’initiale est une réalité, mais elle n’est pas due à un accent.
326
Partie 3. Phonétique Historique
18.4 L’hiatus 234
Les hiatus du lc disparaissent en lt via la consonification des brèves non basses (x §66) – sauf dans quelques cas particuliers comme via > voie (x §66.2). Mais, à l’issue de la chute de certaines consonnes intervocaliques (x §§315-318), un grand nombre d’hiatus nouveaux apparaissent, impliquant une voyelle atone et la tonique (V.V ou V.V) ou – mais plus rarement, deux voyelles atones (V.V). Quelques-uns amènent des diphtongues de coalescence. C’est le cas d’hiatus entre la tonique et i,u finaux V.i/u# : pf 1s cantāvi > chantai (x §§209.5, 224.3), °alterūi > autrui (x §222.2), clāvu > clou, fāgu > fou ‘hêtre’ (x §§205, 244.1), et d’hiatus entre deux voyelles atones, V.V dans quelques mots (x §246.5). Hors ces cas, les hiatus demeurent stables en AF. A partir du MF, ils seront pour la plupart progressivement résolus, selon des voies diverses (voir §235.4, 5 pour a, §243.2 pour o, §247 pour au, §261 pour ə) (x §384-iii). Enfin, l’hiatus de a initial avec ø/y entraîne régulièrement en AF le passage de a à e d’où ensuite ə (x §240).
18.5 a 18.5.1 Evolution générale 18.5.1.1 a initial 235
a atone initial en syllabe ouverte se maintient (104). Toutefois, sous effet segmental, précédé d’une consonne palatale (x §238) ou en position d’hiatus avec ø,y (x §240), a passe à e en pfr, d’où plus tard au 11e siècle ə2 (x §241). (104) Tableau 4 : a atone initial en syllabe ouverte : maintien lat habēre lavāre marītu
AF avoir laver mari
FC
lat parente amante °sapēre lc sapere
AF parent amant savoir
FC
lat ma(n)sūra Alamannia manēre
AF masure Alemagne maneir, manoir
FC Allemagne ‘demeurer’ (cf. manoir)
Remarques 1. Quelques a initiaux proviennent de la dissimilation de au devant consonne vélaire suivie de o (#(C)auko-, #(C)augo- > #(C)ago-, Väänänen 1981a : §62, Niedermann 1991 : §35) : augustu > °agustu > aost FC août, Augusta > °agusta > Aoste, Sauconna > °Saconna > Saône, auguriu > °aguriu > eur FC heur (x §240). Cette dissimilation, ancienne, s’observe aussi en syllabe fermée (x §193.1) : auscultāre > ascoltāre (att. 2e siècle) > ascouter (et escouter par substitution du préf. es- à as-) FC écouter. 2. Un certain nombre de a initiaux procèdent de e : °pelōrida gr acc. πελωρίδα > palourde, par exemple (x §239.1). 3. Un passage de a initial atone à e (d’où plus tard au 11e siècle ə2 x §241) s’observe, en l’absence d’une consonne palatale à gauche (x §238), dans quelques mots, la forme avec e pouvant coexister avec celle où a s’est maintenu : grānāriu > grenier, gravāre > grever, °ranucula lc ranunculu > renoille FC grenouille, g °krabītja > escrevice FC écrevisse,
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
327
°marr- + -ella > merele ‘jeton’, sānāre > saner / sener ‘guérir’, farīna > farine / ferine, o. i. (FEW 22, 1 : 119b) > barele / berele ‘jeu amoureux’, bālāre > baler / beler FC bêler, crātīcula > graille [ai] / greille [ei] FC grille et °crātīculu > grail / greil FC gril (l’aboutissement i dans ces deux dernières formes procède de formes avec ə2 : si a se maintient à l’initiale, l’aboutissement de la suite a.ī en hiatus est régulièrement ε : rādīce > raiz, rai FC rai- dans raifort Rq4). Dans fut 1s °far(e)-ayyo > ferai, le passage à ə2 est peut-être plutôt celui – régulier – de a placé en position prétonique dans des expressions comme si ferai (Nyrop 1914 : §175, Bourciez et Bourciez 1967 : §88-Rq4). On notera dans tous ces mots la présence d’une sonante, principalement r mais aussi l ou n, dans l’environnement immédiat et qu’un semblable passage de a à e advient aussi en syllabe fermée, à l’initiale atone comme à la tonique, devant r (x §173.2). Le passage inverse de e initial à a n’est pas rare (Rq2) et s’observe de même en syllabe fermée (x §§182.5, 184.5). 4. a initial en hiatus avec une voyelle autre que ø ou y, se maintient en AF. Mais ces hiatus seront, pour la plupart, résolus en MF et FClass selon diverses voies. Les hiatus a.o, a.u seront résolus par disparition de a initial : Sa(u)conna > Saone FC Saône [son], °agustu lc augustu > aost, aoust FC août [ut], satullu > saol, saoul FC saoul [su], °adoculāre > aouiller FC ouiller. De même dans a.õ mais avec modification de la voyelle nasale, d’où FC ɑ̃ : pāvōne > paon FC paon [pɑ̃], g fladōne > flaon FC flan [flɑ̃], tabōne lc tabānu > taon [tɑ̃]. Dans a.a et a.ə, les deux voyelles fusionneront en un a dont la longueur amènera ɑ du français moderne (aujourd’hui maintenu dans certaines variétés seulement) : g °wadaniāre > gaaignier FC gagner, batāclāre (att. TLFi) > baaillier FC bâiller, °catabola gr καταϐολή > chaable, chable ‘châblis’, °catalectu > chaelit FC châlit, Catalaunis > Chaelons FC Châlons. Dans a.e, la fusion amènera ε : catēna > chaeine FC chaîne, °catēniōne > chaeignon, chaignon ‘collier’ (FC chignon X tignon ?), mais d’une part a parfois se maintient et d’autre part des formes avec un yod épenthétique apparaissent : °prātellu lc prātulu > prael, praiel FC préau (où e < aj s’est ensuite maintenu), patella ‘ustensile de cuisine’ > paele (pour poele Rq5), paielle ‘ustensile de cuisine’, quaternu > quaer, caer, quaier FC cahier (mais une influence du suffixe -ier est possible), °batāre > baer, bayer (mais aussi beer FC béer où a est passé à e – puis peut-être ə2 avec e rétabli ensuite x §260.4, l’hiatus se maintenant ?). Dans a.iε : cathedra > chaiere FC chaire (et chaise), a initial fusionne avec i puis εε > ε. Dans a.i, les voyelles pourront fusionner, d’où ε : rādīce > raiz, rai FC rai- dans raifort, °hatīna g °hatjan > haine, °wadīmen g °waida + īmen > gain FC gain dans regain. Mais l’hiatus avec i persistera parfois : nātīvu > naif FC naïf, °hatīre g hatjan > hair FC haïr. Enfin, dans crātīcula > graille / greille FC grille et °crātīculu > grail, greil FC gril, a est passé à ə2 x §240.1. 5. Patella amène paele, paielle (Rq4), mais aussi poele FC poêle ‘ustensile de cuisine’, qui présente un passage de a à o. Celui-ci est imputé à l’influence de la labiale p, o.e ayant ensuite évolué comme oe < oi : oe > wε FC wa (Bourciez et Bourciez 1967 : §88-Rq5, Rheinfelder 1953 : §§48, 307, Straka 1984 : 30). La même évolution a > o est obscure dans Nātāle > noel FC Noël, où l’hiatus o.e (> o.ε) s’est ensuite maintenu.
18.5.1.2 a prétonique et final 236
En prétonique (105a) et en finale (105b), a atone en syllabe ouverte passe à ə2. (105) Tableau 5 : a atone prétonique et final en syllabe ouverte > ə2 lat a. préton. Alamannia armātūra capillātūra sacrāmentu
AF Alemagne armeure cheveleure sairement
FC Allemagne armure chevelure serment
lat °fortaricia margarīta ornāmentu °orphanīnu
AF forterece margerie ornement orfenin
FC forteresse marguerite orphelin
328
b. finale
Partie 3. Phonétique Historique lat faba porta vīta
AF feve porte vie [iə]
FC fève
lat canīcula 3s cantat 3p cantant
AF chenille chante chantent
FC (il) chante (ils) chantent
Remarques 1. Les formations adverbiales basées sur les adjectifs en -ā (abl. f.) + mente, où a est en position prétonique, amènent régulièrement -ement -əmã : sōlā-mente > solement, seulement, carā-mente > chierement FC chèrement, firmā-mente > fermement. L’analogie a généralisé cette finale dans les formes du type fortī-mente > forment, grandī-mente > granment à partir de formes féminines en -ə de l’adjectif, elles-mêmes analogiques, d’où AF fortement, grandement (La Chaussée 1989b : 239-1B, 2A). Dans le cas des adj. et part. en -ent, -ant toutefois, les formes phonétiques (x §§166, 175) en -amɑ̃ ont prévalu sur les formes analogiques : FC récemment, instamment à côté de MF recentement, instantement (< recā-mente, īnstā-mente). 2. Dans mīrābilia > merveille, le devenir de a prétonique, qui n’aboutit pas à ə2 (*mereveille), fait problème. Il est probable que l’on a affaire ici à un effet harmonique en provenance de e initial qui a fait passer a prétonique à e, d’où ə1 syncopé ensuite. 3. Dans la finale verbale 3p -ant, a final passe à ə2. La nasale, même si elle est demeurée jusqu’à ce jour dans la graphie, n’a aucune réalité phonétique. Cette désinence de 3p -ə(t) s’est imposée dans tous les verbes, sauf trois (x §244.1).
18.5.1.3 a posttonique ? 237
On pose classiquement un aboutissement Ø pour a posttonique : Bourciez et Bourciez (1967 : §15) disent ainsi explicitement que la syncope des posttoniques concerne toutes les voyelles « y compris a ». De fait, pour les mots issus de formes avec a posttonique en latin, l’aboutissement en AF suppose une syncope. Mais une syncope pure et simple de a supposerait un traitement particulier de l’atone posttonique : en prétonique comme en finale, a passe à ə2, lequel se maintient (x §260). Or on ne voit pas de quoi pourrait procéder une telle particularité de la posttonique parmi les atones non initiales. La situation est donc telle que l’aboutissement Ø ne peut s’expliquer que par un passage ancien de a latin à e ou o dans cette position. Or une évolution de ce type est avérée dans une série de mots. La loi de l’apophonie interne en latin a normalement fait passer a posttonique à i (e devant r) : facere – inficere, pario – reperio etc. (Niedermann 1991 : §§15c, 16). Même dans les emprunts, l’apophonie s’est parfois appliquée (sīser, sīseris du gr σίσαρον ‘panais’, par exemple) et parfois les formes avec i,e sont attestées à côté des formes avec a : camera / camara gr καμάρα ‘voûte’, hilerus / hilaris (-us) gr ἱλαρός ‘joyeux’ ou encore ceresia / cerasia (nom pl) ‘cerise’ dér. de gr κέρασοϛ (ou κερασόϛ) où la suffixation à partir de °ceresa / °cerasa a amené ensuite le caractère tonique de la voyelle. Au-delà des emprunts, le maintien de a en latin a eu des causes diverses (Niedermann 1991 : §19), mais là encore les formes avec et sans apophonie coexistent souvent : ainsi Caeseris et Caesaris, anite et anate ‘canard’ (Grandgent 1934 : §233, Väänänen 1981a : §52), alibru et alabru ‘dévidoir’, tālitru et tālatru ‘chiquenaude’. Et ce sont en général les formes avec apophonie qui sont à l’origine des formes françaises : citre FC cithare – même si le mot en AF est en partie savant – repose sur la forme apophonisée citera (App. Pr. 23 cithara non citera) et non sur cithara gr κιθάρα, Oise sur Isera et non sur Isara, gate / jate FC jatte sur °gabita (gabida att. TLFi) et non sur gabata. De sorte que, même en l’absence d’attestation formelle, on peut raisonnablement supposer pour les mots latins avec a posttonique des variantes avec apophonie. Le mot (h)aliegre FC allègre, vu le développement de la tonique, ne peut reposer que sur °alecre
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
329
(pour le changement accentuel, voir §§85 sq.) et non sur lc alacre (EM, Niedermann 1991 : §19, Meyer-Lübke 1890 : §273, Bourciez et Bourciez 1967 : §132-Rq1, Fouché 1952-1961 : 230-Rq1) ; or la forme avec e n’est pas attestée. Il en va possiblement de même pour calamu gr κάλαμοϛ > chaume, Lazaru > lazre, ladre, platanu gr πλάτανοϛ > plasne, plane ‘platane’, Stephanu gr Στέφανοϛ > Estienne FC Etienne, Rhodanu > Rhône, °canapu / -e lc cannabim gr κάνναϐιϛ > chanve, chanvre, °sinapi lc sināpi gr σίναπι (iāi) (« griech. Betonung », Rheinfelder 1953 : §194) > sanve, senve, aussi seneve, senevre (TL) FC sénevé (« gelehrte Bewahrung des Pänultima-Vokals », Rheinfelder 1953 : §194). Dans les chapitres 11 à 23 nous avons maintenu a posttonique dans les formes-sources latines citées, mais il est convenu que a posttonique est passé, avant d’être syncopé, à e ou o. Remarques 1. A côté de lc colaphum gr κόλαφος, colophu, forme attestée avec o harmonique (App. Pr. 166 tonitru non tonotru, 177 coluber non colober), est sans doute régulièrement à l’origine de colp, cop, coup FC coup. 2. Pour Sēquana > Seine, o posttonique dans les formes tardives Sekona, Segona rappelées par Gierach (1910 : §62.5) et Richter (1934 : §141-Rq4) résulte probablement d’une fusion de l’appendice labio-vélaire avec a posttonique : Sēquana > °sekona ; o posttonique élimine ensuite la vélaire précédente selon la règle (x §322) puis, passé à ə1, tombe, d’où °sena qui aboutit, après diphtongaison de e, à Seine (x §215). 3. Pour le devenir de a posttonique dans la finale atone -acu / -agu, voir §246.5. 4. Dans quelques cas, a posttonique semble s’être maintenu jusqu’au passage général de a atone non initial à ə2. Ainsi dans Orcada > Ourche, Barbara > Barbe et dans quelques mots plus ou moins savants : orphanu gr ὀρφανόϛ > orfe FC orphelin, organu gr ὄργανον > orghene, orgue, lampada gr λαμπάς, -άδος > lampe. La syllabe finale – après s’être maintenue, au moins dans les formes écrites (orfene, orghene) – a été perdue. Le processus est semblable à celui que l’on constate dans d’autres mots savants où une posttonique autre que a s’est aussi maintenue, du type episcopu > evesque FC évêque, principe > prince (x §§267.2, 371). 5. Le cas de ane ‘canard’ (en FC dans le composé bédane = ‘bec de canard’), est obscur. La forme repose sur lc anate ou anite. Mais la chute de la posttonique, dans les deux cas, amènerait *ant. Il faut ainsi supposer que la forme repose sur anate et que a posttonique, s’étant maintenu, est passé à ə2, la finale se perdant (Rq4). Mais a tonique en syllabe ouverte devant n intervocalique aboutit à ε et la forme attendue – et attestée, est aine (x §208.2) et non ane, qui demeure sans explication.
18.5.2 a initial précédé de consonne palatale > e, d’où ə2 238
239
Précédé d’une C palatale, ʧ ou ʤ, a initial atone en syllabe ouverte aboutit régulièrement en AF à ə2 : caballu > cheval, °garofilu > gerofle FC girofle. Cet aboutissement indique un passage antérieur de a à e sous l’influence de la consonne palatale. Cette évolution, toutefois, est conditionnée par la nature de la consonne à droite de a : certaines consonnes permettent en effet le passage à e puis ə2 (106i) tandis que d’autres au contraire bloquent le processus d’où le maintien de a (106ii). Devant n, m et v < p,b,w (106a-c), le passage à ə2 est à peu près général. Au contraire devant l, r, s et ð < t,d (106d-g), a se maintient généralement. La plupart des contrevenants (camellu > chamel) ou des doublets (canonicu > chenoine / chanoine) peuvent s’expliquer par le caractère savant du mot ou la variation dialectale et, dans le cas de ð, lorsque la voyelle suivante est y, par l’hiatus qu’amène la chute de cette consonne (Rq2).
330
Partie 3. Phonétique Historique
Cette opposition entre l, r, s, ð d’un côté et n, m, v de l’autre se constate mais n’a pas d’explication claire. Dans le cas de la palatale voisée ʤ, l’effet de la consonne de droite est souvent en opposition avec celui qu’elle a lorsque la palatale est la non voisée ʧ : on a ainsi ə2 devant l et r dans galīna > geline, °garofilu > gerofle et au contraire a devant b dans °gabella > javele – à côté de gevele toutefois, et ceci encore est déconcertant. (106) Tableau 6 : a atone initial précédé de consonne palatale ʧ, lat
AF AF i. a > ə2 ii. a > a chanel a. __n canāle canapūtiu chenevis canīcula chenille b. __m °camīnu chemin camīsia chemise camīnāta cheminee c. __v caballu capillu capistru d. __l calamellu calēre galīna e. __r °carōnia °garofilu f. __s casālis g. __ð catēna catellu
cheval chevel chevestre geline gerofle
FC canal chènevis
cheminée
cheveu chevêtre chalemel chalumeau chaloir géline charogne girofle chasel ‘métairie’ chaeine chaîne chael ‘jeune chien’
lat
AF i. a > ə2 °canīle chenil cānabula chenole canonicu chenoine camellu camēlu °camōria °caprōne chevron capitiu chevez °gabella gevele calōre calumnia °galīre caragiu cathedra °cadūtu
AF ii. a > a
FC
chanole chanoine chamel chamoil chamoire
‘trachée’ chanoine chameau ‘chameau’ ‘morve de cheval’
chavez javele chaleur chalonge jalir charai
chevet javelle
chaiere cheu
calomnie (jaillir) ‘sortilège’ chaire chu
Remarques 1. Le passage de a à e est ordinairement ramené à l’effet Bartsch-Mussafia (x §200) (La Chaussée 1989a : 195, Zinc 1989 : 116), et pour cette raison daté de la seconde moitié du 6e siècle par La Chaussée. Mais l’effet de Bartsch-Mussafia ne concerne que des diphtongues toniques en syllabe ouverte. Il n’a pas lieu en syllabe fermée : carru > char, cap(i)tāle > chatel (x §200.4), ce qui s’explique par la présence d’une seule position V accessible en syllabe fermée. Or, la situation (une seule position V) est la même pour une initiale atone. L’évolution a > e apparaît ainsi plutôt comme un simple effet phonétique de contact, favorisé ou inhibé par le contexte droit. La datation pourrait être, par suite, quelque peu différente de celle de l’effet de Bartsch-Mussafia. 2. Les formes cheoir < °cadēre lc cadere et cheance < °cadentia avec ə2 à côté des formes chaoir, chaance avec a sont probablement dues à l’analogie, à partir de cheu (*chau) FC chu < part. pass. °cadūtu, où a en hiatus avec y passe régulièrement à e d’où ə2 (x §240).
18.5.3 a initial en hiatus avec ø/y > e, d’où ə2 240
Placé en hiatus devant ø (107a) ou y (107b), a initial passe à ə2. Comme dans le cas de a initial précédé de palatale (x §§238 sq.), cette évolution suppose probablement un passage préalable de a à e, imputable au caractère antérieur des voyelles concernées.
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
331
(107) Tableau 7 : a initial en hiatus devant ø et y > ə2 lat a. fragōre
AF freor, freour, freeur, freur b. °agūriu lc auguriu eur °cadūtu cheu °fātūtu feu eu °habūtu
FC frayeur (réf.)
lat pavōre
heur (x §222.3) chu ‘défunt’ (x §222.3) eu [y]
AF paor, paour, pour Rol peor, peeur mātūru meur °placūtu pleu sabūcu seu °sapūtu seu
FC peur mûr plu ‘sureau’ su
Remarque 1. Dans crātīcula > graille [ai] / greille [ei] FC grille et °crātīculu > grail / greil FC gril (gril, grille), a initial en hiatus avec l’antérieure i a dû aussi passer à e – peut-être la présence de r a-t-elle joué (x §235.3). Dans ces mots, i suppose en effet ə2 < e : l’hiatus a.i aboutit régulièrement non à i mais à ε par voie de fusion (rādīce > raiz, rai FC rai- dans raifort x §235.3), alors que ə.i donne régulièrement i : vītīcula > veille FC vrille, pf 2s vīdīsti > veis FC (tu) vis. Avec les antérieures moyennes, l’hiatus ne semble pas avoir provoqué ce passage de a à e : a se maintient dans prātellu > prael, praiel FC préau (x §235.4). Toutefois la variante beer à côté de bayer < °batāre (x §235.4) montre bien un passage de a à e – puis peut-être à ə, e initial en hiatus dans FC béer pouvant être dû à une réfection ultérieure (x §260.4).
18.6 e 18.6.1 e initial > ə2 241
En position initiale, e reste stable jusqu’au 11e siècle (La Chaussée 1989a : 89, 201), date à laquelle il passe à ə2 (108). Ce ə ne disparaît que dans quelques mots, entre obstruante et r (x §260.1). (108) Tableau 8 : e atone initial en syllabe ouverte > ə lat dīvinu pilāre dēbēre venīre
AF devin peler devoir venir
FC
lat °dīmediu °pirāriu dēnāriu tenēre
AF demi (Rq3) perier denier tenir
FC poirier
lat prīmāriu minūtu cēlāre fenestra
AF FC premier menu (adj.) celer fenestre fenêtre
Remarques 1. Dans plusieurs mots, on note un passage de e initial à a. Dans beaucoup de cas, l’évolution est ancienne : ainsi dans °hirunda lc hirundine (App. Pr. 165 hirundo non harundo) > aronde, °bilancia lc bilanx > balance, °tripāliu lc tripāle > travail, °pelōrida gr acc. πελωρίδα > palourde, aerāmen > araim FC airain. Plus tardifs sans doute sont les mêmes passages de e à a dans les mots où les variantes avec e sont attestées : pigritia > perece, paresse, °tremāculu > tremail, tramail, °glēnāre > glener, glaner, °fēnāre lc fēnu > fener, faner, zēlōsu > gelos, jalos FC jaloux. Cette évolution de e initial n’est pas propre à la syllabe ouverte : elle s’observe aussi en syllabe fermée (mercātu > marchie FC marché, silvāticu > °salvaticu > sauvage x §§182.5, 184.5). Les consonnes à droite, majoritairement des sonantes, peuvent avoir joué ici un rôle (Bourciez et Bourciez 1967 : §94), mais aussi des processus d’assimilation ou de dissimilation en provenance de la voyelle subséquente (Fouché 1952-1961 : 453-455, Bourciez et Bourciez 1967 §94-H).
332
Partie 3. Phonétique Historique 2. Le maintien de i initial dans (h)iver < hībernu fait difficulté : on ne voit pas à partir de quel mot l’analogie aurait ici pu jouer. Mais un caractère en partie savant n’est peut-être pas exclu. Dans ēbriāca > ivraie, i initial est probablement dû à l’analogie à partir de ivre ; l’explication phonétique de Fouché (1952-1961 : 457) par une action du yod de la syllabe suivante n’est pas évidente. Dans eboreu > ivuire, ivire, ivoire, qui est en partie savant, l’origine de i initial est de même peu claire (Rheinfelder 1953 : §106). Dans caementu > ciment, hērēditāre > ireter et avec métathèse eriter FC hériter, aequāle > ivel FC égal, i initial est peut-être dû à une dissimilation e – e > i – e (Fouché 1952-1961 : 455). 3. Les hypothèses °de-mediu pour dīmidiu > demi, et °de-rectu pour dīrectu > dreit, droit (La Chaussée 1989a : 127, Bourciez et Bourciez 1967 : §98-Rq) sont sans doute inutiles : demi repose sur °dīmediu (avec e analogique de mediu) et dans dīrectu > dreit, droit (aussi °dīrectiāre > drecier FC dresser), ī initial a disparu très tôt, probablement dès le lt (Bourciez et Bourciez 1967 : §19-Rq1, Fouché 1952-1961 : 423, Rheinfelder 1953 : §139), comme i dans quirītāre > crier, la possibilité pour les deux consonnes mises en contact de former une attaque branchante TR ayant dû favoriser cette syncope. 4. Pour l’origine de e initial dans °jēnīcia lc jūnīcia > genice FC génisse et °jiniperu / °jēniperu > jūniperu > genoivre FC genièvre, voir §224.4. 5. Lc i et e en hiatus primaire étant passé à j en lt (x §66) et e atone initial ne se maintenant jamais tel, aucun hiatus en AF n’implique e : seul ə < e peut se trouver en hiatus (x §261). Pour le cas de leopardu > leopart, liopart FC léopard et de quelques autres mots savants voir §66.5, 6.
18.6.2 e prétonique, posttonique et final 242
e atone prétonique, posttonique et final en syllabe ouverte passe à ə1 à partir du 3e siècle. ə1 disparaît (> Ø) régulièrement ensuite (109). Cette syncope intervient avant l’apparition de ə2 issu de a (x §229). Mais ə1 se maintient, tout aussi régulièrement, lorsqu’il est précédé d’un groupe TR (x §227) : °quadrifurcu > carrefor, carrefour, patre > pere FC père ou, s’agissant de la finale, d’un groupe CCC : hosp(i)te > oste FC hôte ou de certains groupes hétérosyllabiques C.C : comite > conte FC comte. Sur ce maintien de ə1 < e et sur les groupes consonantiques qui le déterminent, ainsi que pour davantage d’exemples, voir §§257-259. (109) Tableau 9 : e atone prétonique, posttonique et final en syllabe ouverte > ə1 (> Ø) a. préton. b. postton. c. finale
lat aestimāre cīvitāte dēbita pertica mare heri virtūte
AF esmer cite dete perche mer ier vertu
FC estimer cité dette hier
lat °blastēmāre dormītōriu lāridu sēmita satis nōmen 3s dormit
AF blasmer dortoir lard sente sez, ses nom, non dort
FC blâmer
(assez < ad-satis) nom (il) dort
Remarques 1. Dans vestīmentu, que ī soit passé à i (vestiment Pass 219) ou à e (vestement Rol 2348) FC vêtement, la conservation d’une prétonique autre que a en syllabe ouverte, anormale (cf. fortī-mente > forment x §236.1), est due à l’analogie à partir de vestīre > vestir FC vêtir. De même dans sentīmentu > sentement FC sentiment (empr.) à partir de sentīre > sentir. 2. Lorsque la syncope de la voyelle précédant -r et -l final créé un groupe -TR#, celui-ci reçoit un ə1 d’appui à sa droite : piper > peivre, poivre, °insimul > ensemble (x §§227, 251).
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
333
3. La finale verbale 3p -ent est sans descendance : l’analogie a imposé -ə(t) < -ant (x §236.3). 4. Quelques e prétoniques en syllabe fermée par une consonne géminée passent en AF à ə2 après la dégémination de -ll- (cancellāriu > chancelier) ou de -tʦ- (suspectiōne > souspeçon FC soupçon) (x §182.2). Pour l’évolution ə2 > i lorsque la géminée est palatale, voir §260.3.
18.7 o 18.7.1 Evolution générale 18.7.1.1 o initial 243
En position initiale, o atone en syllabe ouverte se maintient puis passe à u (110), au terme d’un changement non conditionné (x §73), au 13e siècle. Il aboutit toutefois à ə2 lorsque la voyelle suivante est o par suite d’un processus de dissimilation (x§245). (110)
Tableau 10 : o atone initial en syllabe ouverte > u
lat cōlāre co(n)ventu °movere cubāre frūmentu
AF coler, couler covent, couvent movoir, mouvoir cover, couver froment, frument
FC couler ‘accord’ (couvent) mouvoir couver froment
lat juventu corōna °morīre lc mori nūtrīre subinde
AF jovent, jouvent corone, couronne morir, mourir norrir, nourrir sovent, souvent
FC ‘jeunesse’ couronne mourir nourrir souvent
Remarques 1. Devant nasale, u < o s’ouvrira en ɔ à l’issue de la dénasalisation (Pope 1934 : §459-5, Bourciez et Bourciez 1967 : §101) : rōmānu > romain, roumain FC romain, rōmānice > romanz, roumanz FC roman, dōnāre > doner, duner FC donner, sonāre > soner, suner FC sonner, °tonitru > tonoire, tuneire FC tonnerre. 2. u (< o) initial en hiatus avec e se maintient jusqu’au FC : jocāre lc jocāri > joer, jouer, locāre > loer, louer ‘mettre en location’, nōdāre > noer, nouer, rotāre > roer, rouer, rotella > roele, rouele FC rouelle, votāre > voer, vouer. Dans botellu > boel, boiel FC boyau, °jocāle > joel, jouel, joiel FC joyau, nucāle > noel, nouel, noiel FC noyau, les formes avec yod d’origine analogique ont prévalu (x §181.1). L’hiatus avec wε < oi < ei dans °potēre > poeir, pooir amènera un v épenthétique : FC pouvoir. Mais ce n’est pas le cas dans °fodic(u)lāre > foeillier, fooillier FC fouiller, °brodic(u)lāre > broeillier, brooillier FC brouiller où l’initiale s’impose, comme cela advient pour u en hiatus avec i : °rōbīc(u)la > roille FC rouille. En hiatus avec a (rutāb(u)lu > roable, rouable FC râble), avec o,u (cuculla > coolle, coule, cucurbita > coorde, courde FC courge) ou encore avec wẽ (cotōneu > cooin, coin FC coing), u initial se perdra.
18.7.1.2 o prétonique, posttonique et final 244
o atone prétonique, posttonique et final en syllabe ouverte passe à ə1 à partir du 3e siècle. Ce ə1 disparaît (> Ø) ensuite régulièrement (111) avant l’apparition de ə2 < a (x §§228 sq.). Mais il se maintient s’il est précédé d’un groupe TR (x §227, latrōciniu > larrecin FC larcin, templu > temple) ou, en finale, d’un groupe CCC (carpinu > charme (arbre)) ou de certains groupes hétérosyllabiques C.C (alnu > aune FC aulne). Sur ce maintien de ə1 < o et sur les groupes consonantiques qui le déterminent, ainsi que pour davantage d’exemples, voir §§257-259.
334 (111)
Partie 3. Phonétique Historique Tableau 11 : o atone prétonique, posttonique et final en syllabe ouverte > ə1 (> Ø)
lat mandūcāre °impejjorāre b. postton. fābula merula oculu c. finale mūru carru cāru caballu
a. préton.
AF mangier empeirier fable merle oil, ueil, uel mur char chier cheval
FC manger empirer œil cher
lat °co(n)sūtūra °pistūrīre ancora antephona auricula 1s pē(n)so 1s placeo 1s mitto 1s perdo
AF costure, cousture pestrir ancre antievre, antiene oreille peis, pois plaz met pert
FC couture pétrir antienne (je) pèse (je) plais (je) mets (je) perds
Remarques 1. Dans 3p °awunt lc habent > ont, 3p °facunt lc faciunt > font et 3p vādunt > vont, la chute, très précoce, de la C intervocalique amène une diphtongue de coalescence au qui aboutit à ɔ̃ (x §209.3). Dans tous les autres verbes, la finale -unt a été éliminée, l’analogie ayant imposé -ə(t) < -ant (x §236.3). 2. Pour o final issu de au# atone dans -agu#, -acu#, voir §246.5.
18.7.2 o initial > e par dissimilation, d’où ə2 245
o atone initial suivi de o dans la syllabe suivante passe généralement à ə2. Celui-ci est issu de e < o à la suite d’un processus de dissimilation o – o > e – o (Bourciez et Bourciez 1967 : §99-Rq3, Fouché 1952-1961 : 455-457), intervenu après le 7e siècle. (112)
Tableau 12 : o initial > e > ə2 (dissimilation o – o > e – o)
lat corōna °conucula honōre rotundu
AF corone, querone conoille, quenoille onor, enor roont, reont
FC couronne quenouille honneur rond
lat °sporōne g sporo sorōriu rotundiāre
AF esporon, esperon sororge, serorge redoignier, rooignier, reoignier
FC éperon ‘beau-frère’ rogner
Remarques 1. Dans les formes préfixées par sub-, on assiste au même passage de o initial à e, d’où ə2 lorsque la chute de la coda a ramené la voyelle en syllabe ouverte : submonere > somondre, semondre ‘convoquer’, °succutere > secorre, secourre FC secouer (réfection), succurrere > socorre, secourre FC secourir (réf.), °sub-longu > solonc, selonc, selon, °sub-diurnāre > sujurner, sejourner FC séjourner. 2. Pour °rotundiāre > reoignier FC rogner, le recours à l’influence de retundere ‘rabattre, émousser’ (Bourciez et Bourciez 1967 : §102-Rq1) paraît inutile (Fouché 1952-1961 : 455).
18.8 au 18.8.1 Evolution générale 246
En syllabe ouverte, au atone reste inchangé en position initiale jusqu’à la palatalisation des vélaires (caumāre > chomer FC chômer x §105) puis est monophtongué en ɔ (x §71), qui se maintient, excepté en hiatus (x §247). Dans les autres positions atones, au devenu ɔ aboutit, comme e et o, à ə1 (Rq3-5).
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones (113)
335
Tableau 13 : au atone initial en syllabe ouverte
lat °aurāticu auricula ausāre caumāre
AF orage oreille oser chomer
FC
chômer
lat clausūra °daurāre lc deaurāre pausāre °raubāre g °raubôn
AF closure dorer poser rober
FC ‘clôture’ (dé)rober
Remarques 1. Suivi d’une consonne vélaire et de o (contextes #(C)auko-, #(C)augo-), au initial passe régulièrement à a, par dissimilation : auguriu > °aguriu > eur FC heur, Sauconna > °Saconna > Saône (x §235.1). 2. Devant z (< s intervocalique), ɔ issu de au initial, comme ɔ < au tonique (x §223), passe à o au 12e siècle, cf. FC oser, poser avec o. 3. En position prétonique, au est très rare. Dans °paraulāre lc parabolāre > parler, au secondaire (u procède de b en coda x §343) aboutit à Ø, sans doute par une étape ə. (Pour la généralisation ultérieure des formes faibles (3s °paraulat > parole puis parle), voir Fouché 1967 : §§6, 67d). Dans g °blauƀ > esbloir, esblouir (aussi esbloer, esblouer) FC éblouir, la préfixation est sans doute tardive et le développement de au est en réalité celui de au initial, comme le supposent implicitement Bourciez et Bourciez (1967 : §104-2°) et Fouché (1952-1961 : 436). La voyelle se maintient comme attendu – avec passage à u en hiatus (x §247). 4. En principe, au est exclu en position posttonique. La diphtongue n’apparaît que dans quelques emprunts. Dans encau(s)tu, emprunt au gr ἔγκαυστον, qui aboutit à enque FC encre, le maintien de l’accent sur l’antépénultième montre le caractère en partie savant de la forme (La Chaussée 1988 : 21). L’absence de palatalisation de la vélaire à gauche suppose un passage de au à ɔ avant le 5e siècle, d’où probablement ə, mais le devenir de la finale n’est pas clair. Dans celt Nemausu > a occ Nemse (Nègre 1977 : 38) AF Nismes FC Nîmes (Fouché 1952-1961 : 146), au est syncopé, là encore probablement via une étape ə. 5. A partir de -acu, -agu (x §246.5), une diphtongue au atone finale se forme à la suite de la chute de la vélaire (x §§318, 322). Après monophtongaison en ɔ (Fouché 1952-1961 : 459), la voyelle aboutit régulièrement à ə qui disparaît ensuite. Ainsi dans les toponymes en -agu : Rotomagu > °Rotɔmau > °Rotuɔmo > °Rotuɔmə > Roðuem > Rouem FC Rouen (Rodomo att. 8e siècle), Catomagu > Caem FC Caen, Argentomagu > Argenton, -tan, Carentomagu > Carenton, -an, Noviomagu > Noyon. Dans sarcophagu > sarcou (Rol 2966), sarqueu (Alex 583) FC cercueil il n’y a pas de diphtongue au atone, a posttonique, passé à e ou o (x §237), ayant subi la syncope. L’évolution de ce mot est décrite en détail au §272.2. Dans astracu gr ὄστρακον > astre, atre FC âtre et vertragu celt > veltre, vealtre, viautre, vaultre FC vautre, o final, passé à ə1, s’est régulièrement maintenu après groupe TR (x §§227, 250) – à moins que vautre repose sur veltraga, veltraha, formes attestées tardivement (Notes tironniennes, voir TLFi).
18.8.2 ɔ < au en hiatus 247
ɔ < au initial, placé en hiatus, passe à u, comme au tonique dans la même situation d’hiatus devant ə final (x §223). (114) lat laudāre audīre gaudīre
Tableau 14 : ɔ < au initial en hiatus AF loer, louer oir, ouir joir, jouir
FC louer ‘faire l’éloge’ ouïr jouir
lat °exblaudīre (x §246.3) g °hauwellu
AF FC esbloir, esblouir éblouir hoel, houel hoyau (x §181.1)
336
Partie 3. Phonétique Historique
18.9 ə 18.9.1 Evolution générale 248
ə est syncopé (> Ø) ou se maintient. Les changements autres ne concernent que quelques cas particuliers (Rq1, 2). Cela étant, ə1 et ə2 connaissent des évolutions différentes (x §229). On examinera successivement, dans les sections qui suivent l’évolution de ə1, puis celle de ə2. Remarques 1. Dans quelques mots, ə2 < e initial est passé à y en AF : ainsi dans °fimāriu > femier puis fumier (et °fimāre > femer puis fumer ‘amender une terre’), part. bibente > bevant puis buvant, gemellu > gemel, gemeau puis jumeau. C’est probablement là un effet de la présence, à gauche et/ou à droite, d’une labiale (Bourciez et Bourciez 1967 : §92-Rq2). De même pour ə2 < a prétonique dans calamellu > chalemel FC chalumeau (Bourciez et Bourciez 1967 : §17a-Rq3), mais le passage de ə à y n’intervient dans ce mot qu’en MF. Pour buvant < bibente, l’analogie peut aussi avoir joué à partir du participe passé °bibūtu > beu, bu (x §261). L’environnement labial semble encore à l’origine du passage de ī tonique à ū (> y) dans 3s °affībulat lc fībula > afuble FC (il) affuble, d’où y prétonique analogique dans °affībulāre > afubler FC affubler. 2. La dégémination de certaines géminées ramène e prétonique en syllabe ouverte. On constate ensuite un passage de e à ə2 (x §260.3). Dans le cas où la géminée est une palatale (ʎ < ʎʎ ou ɲ < ɲɲ), ə2 aboutit ensuite à i : papiliōne > pavillon, Aveniōne > Avignon (x§260.3). 3. Le schwa sera en MF l’objet d’un arrondissement spontané (Fouché 1952-61 : 519-527) (x §384-i). Cette variante arrondie demeure en FC : le schwa est prononcé ɵ (mi-fermé) ou ɞ (mi-ouvert) – la notation par ə restant toutefois très générale dans les transcriptions.
18.9.2 ə1 18.9.2.1 Généralités 249
Pour ə1 (issu de e, o et au non initiaux x §§228 sq.) la syncope est de règle, ceci dans toutes les positions non initiales : prétonique, posttonique, finale (voir §242 pour e, §244 pour o et §246.3-5 pour au ; pour la finale d’autres exemples figurent aux §§253-256. En prétonique et en finale, toutefois, ə1 se maintient toujours dès lors qu’il est précédé d’un groupe TR (x §250). En finale, ə1 est syncopé (x §§254-256) dans beaucoup de cas : rep(u)tu > ret ‘accusation’ par exemple, mais aussi bien se maintient (x §§257-259) dans beaucoup d’autres : tep(i)du > tiede FC tiède. Cette double évolution, particulièrement déroutante, a été au centre de discussions et de controverses nourries et a fait l’objet d’hypothèses diverses, brièvement rappelées au §252.1. Mais Sampson (1980) a montré que le destin de ə1 final – maintien ou disparition – est prédictible en fonction du contexte consonantique gauche de la voyelle : la distribution entre les contextes qui amènent la chute de ə1 et ceux qui entraînent son maintien sont clairement, en effet, en distribution complémentaire. Au-delà, la caractérisation de ces contextes – et, en particulier, des groupes hétérosyllabiques C.C hérités ou créés par la syncope de la posttonique, est encore un autre problème. L’examen des faits conduit à penser que l’on est devant une rémanence des principes qui régissent les groupes consonantiques hétérosyllabiques du latin : de façon frappante, à quelques rares exceptions près de faible importance (voir les remarques des §256 et §259), les groupes C.C après lesquels la chute de ə1 se constate sont les groupes qui existent en latin tandis que ceux après lesquels ə1 se maintient sont absents en latin (Holm 1991 : 120-123).
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
337
Le caractère simple, et général dans les langues, des contraintes régissant les groupes C.C en latin (les groupes admis sont N.C homorganiques, r/l.C, s.C) explique sans doute en partie leur persistance, mais il reste néanmoins difficile de porter au jour les principes qui sous-tendent ces contraintes (Morin 2003 : 144-152 examine plusieurs hypothèses). Nota : nous utiliserons infra pour la commodité les expressions C.C « latins » et C.C « non latins », pour désigner les deux groupes C.C évoqués plus haut. 18.9.2.2 Maintien de ə1 prétonique ou final après TR 250
a. ə1 < e,o,au prétonique ou final précédé d’un groupe TR Le groupe TR ne permettant pas l’absence de voyelle à sa droite (x §227), ə1 se maintient en toute position, prétonique (115a) et finale (115b,c) (il n’y a pas de cas en posttonique). Le groupe TR peut être intervocalique (patre > pere FC père) ou postconsonantique (ventre > ventre), primaire (templu > temple) ou secondaire (find(e)re > fendre) et T de TR peut être épenthétique (x §292) (cin(e)re > cendre (115c)). (115)
Tableau 15 : ə1 < e,o,au : maintien après (C)TR
lat a. préton. mātrīculāriu °quadrifurcu nūtrīmentu b. finale patre latro T= étym. ventre 1s intro nostru eb(u)lu find(e)re ung(u)lu c. finale °ess(e)re laz(a)ru T= épenth. prem(e)re ten(e)ru
AF marreglier carrefor norrement pere CSs lere ventre entre nostre ieble fendre ongle estre lazre, ladre priembre tendre
FC marguillier carrefour ‘nourriture’ père ‘larron’ (j’)entre notre hièble être ladre (em)preindre (adj.)
lat °exfridātu petrosīliu latrōciniu alt(e)ru tend(e)re asp(e)ru lep(o)re templu duplu vinc(e)re ung(e)re gen(e)ru cin(e)re cum(u)lu mol(e)re
AF esfreed Rol 438 perresil larrecin altre, autre tendre aspre lievre temple doble veintre (x §116) oindre (x §116) gendre cendre comble moldre
FC effrayé persil larcin autre âpre lièvre double vaincre
moudre
Remarques 1. Le groupe TR, qui entraîne le maintien de ə1 final, peut être issu de (C)Tn via un changement n > r (x §68) : pamp(i)nu > pampre, °timb(a)nu lc tympanu gr τύμπανον > tinbre, timbre, coph(i)nu gr κόφινοϛ > cofre FC coffre, Ling(o)nes > Langres, °Lond(i)nu > Londres, °Cartunes > Chartres, ōrd(i)ne > ordre Rol 3639 (à côté de orne, ourne), diāc(o)nu gr διάκονοϛ > diacne, diacre (Bourciez et Bourciez 1967 : §193-Rq1). Aussi l > r : scand(a)lu > esclandre (avec l épenthétique et l final > r). 2. Pour le maintien de ə1 final dans les verbes du type facere > faire, voir §117.5. 3. Dans i(n)strūmentu > estroment, estrument FC instrument la conservation de la prétonique est normale après TR mais le non-passage de o à ə1 fait problème : effet de la labiale m subséquente ?
251
b. ə1 épenthétique (< Ø) final après TR créé par la syncope Lorsque la syncope crée un groupe TR final, celui-ci, ne tolérant pas l’absence de voyelle d’appui (x§227), reçoit un schwa épenthétique ə1 à sa droite. Le T du groupe TR créé par la
338
Partie 3. Phonétique Historique
syncope peut être d’origine (116a) ou lui-même épenthétique (x §292) (116b). Dans tous les cas, ə1 épenthétique se maintient. Les formes concernées sont, outre quelques invariables (insimul, semper, inter), des singuliers de noms neutres latins en -ur ou -er (rōbur, piper) et des CSs issus de nominatifs latins en -er ou -or de noms masculins (presbiter, cantor) et de comparatifs d’adjectifs (minor). (116)
a.
b.
Tableau 16 : ə1 épenthétique : maintien après (C)TR lat semp(e)r quatt(uo)r inter pip(e)r n. rōb(u)r n. fulg(u)r n. sulf(u)r n. insim(u)l marm(o)r n. ant(e)cess(o)r min(o)r seni(o)r
AF sempre catre entre (prép.) peivre rouvre foudre soufre ensemble marbre CSs ancestre CSs mendre CSs sendra Serm
FC ‘aussitôt’ quatre poivre
ancêtre moindre ‘seigneur’
lat cant(o)r cust(o)r duct(o)r past(o)r sūt(o)r presbyt(e)r
AF CSs chantre CSs costre CSs duitre CSs pastre CSs surre CSs prestre
FC ‘sacristain’ ‘chef’ pâtre ‘cordonnier’ prêtre
°juni(o)r meli(o)r forti(o)r nugali(o)r grand(io)r
CSs joindre CSs mieldre CSs fortre CSs noaldre CSs graindre
gindre meilleur ‘plus fort’ ‘pire’ ‘plus grand’
Remarques 1. Selon Fouché (1952-61 : 654-656) et Lausberg (1967 : §561 note 2), l’épenthèse de la voyelle finale n’a pas eu lieu après la syncope (et en réaction au TR# qu’elle crée), mais la précède. Ainsi pip(e)r serait d’abord devenu °peip(e)re, puis la syncope aurait créé AF peivre. Ce scénario manque de motivation pour l’épenthèse : quelle en serait la raison ? Fouché invoque le fait que le r final aurait été « très faible » et donc menacé de disparition, menace déjouée par l’adjonction d’une voyelle protectrice. Ce type de raisonnement téléologique doit être rejeté : la supposée faiblesse du -r final ne repose sur aucune observation, et l’idée qu’il faille « sauver » le -r (mais non pas d’autres consonnes comme le -s dans minus > moins x §329) est controuvée. Et surtout l’épenthèse avant la syncope supposerait l’apparition de « sur-proparoxytons » (*presbitere), ce qui est tout à fait improbable. Sampson (1980 : 39) opte pour un processus de métathèse : -Cər#, -Cəl# > -Crə#, -Clə#. Comme l’épenthèse avant la syncope dans l’analyse précédente, une telle métathèse manque de motivation (qu’est-ce qui la déclencherait ?) et ainsi passe à côté de la généralisation évidente que l’épenthèse est une réaction à un groupe TR sans voyelle d’appui (x §227). 2. Dans mai(o)r > maire, pei(o)r > pire et °sei(o)r > sire, la finale étant précédée de jj, il n’y a pas de groupe TR# qui apparaisse lorsqu’elle est syncopée et pourtant ces mots présentent un schwa final. Morin (1979 : 108, 2003 : 158 sq.) les rapproche du type fac(e)re > faire, °rag(e)re > raire qui, comme eux, présente un -ə d’appui (non pas épenthétique, mais résistant à la syncope x §117.5) et explique que le yod géminé de majj(o)r s’est d’abord (contre la règle, mais voir §281.1) renforcé en une occlusive palatale voisée ɟ (> °maɟ(o)r), laquelle est mise en contact par la syncope avec le -r, d’où °maɟr puis °majdr après la dépalatalisation de ɟ en j+d selon la règle (x §115). Dans maire, pire et sire, un groupe TR# a ainsi bien existé et ə final épenthétique est régulier. Références bibliographiques : 1. Voyelle d’appui provoquée par le -TR# résultant de la syncope : Pope 1934 : §258 ; La Chaussée 1989a : 88 sq., 171 sq., 1989b : 43 ; Rheinfelder 1953 : §§173 sq., 763 ; Schwan et Behrens 1925 : §170 note ; Bourciez et Bourciez 1967 : §138 2°-Rq1. 2. Voyelle d’appui insérée avant la syncope : Fouché 1952-1961 : 654-656 ; Lausberg 1967 : §561 note 2 ; Morin 1979, 2003.
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
339
18.9.2.3 ə1 final (non précédé de TR) 252
a. Evolution générale Lorsque ə1 est précédé d’un groupe consonantique autre que (C).TR, soit il est éliminé (> Ø) soit il se maintient, et ceci est prédictible en fonction de la nature du contexte consonantique gauche (Sampson 1980 : 33-47). On considérera successivement la perte de ə1 final (x §§253-256) puis son maintien (x §§257-259), en précisant dans les deux cas les contextes consonantiques qui déterminent l’évolution. Remarque 1. La conception que les néogrammairiens avaient de schwa final, et qui a ensuite dominé la discipline jusqu’à Sampson (1980), est formulée dans les Auslautgesetze (« lois de la finale », Meyer-Lübke 1890 : §313, 1908 : §§115-120, voir réf. bibl.). Ainsi la première apparition de ə1 aurait concerné, au 3e ou 4e siècle, les finales autres que a des proparoxytons : ces finales seraient passées à ə avant la syncope des posttoniques et ə se serait ensuite maintenu (asinu > °asinə > asne FC âne), protégé par un accent secondaire qu’il aurait porté (Meyer-Lübke 1908 : §120, Rheinfelder 1953 : §168). Les finales de paroxytons, au contraire, non protégées par cet accent secondaire, seraient demeurées sans changement avant de tomber au 7e siècle, ne se maintenant, sous la forme de ə, que comme voyelle d’appui après des groupes TR (patre > pere FC père) ou après certains groupes C.C hétérosyllabiques (somnu > some FC somme, rubeu > rouge). Mais il faut d’abord, dans ce cadre, écarter les proparoxytons dans lesquels la finale ne s’est nullement maintenue (calidu > °caldu > chaud, genitu > °gentu > gent, reputu > °reptu > ret ‘accusation’, horidu > °hordu > ort ‘répugnant’, oculu > ueil FC œil, placitu > plait FC plaid, °vocitu > vuit FC vide, praepositu > prevost FC prévôt, frigidu > freit, froit FC froid etc.), et pour cela supposer une syncope de la posttonique antérieure au passage à ə de la finale (Fouché 1952-61 : 507, Bourciez et Bourciez 1967 : §15-H). La syncope de certaines posttoniques a certes pu intervenir très tôt, dès même le lc (Väänänen 1981a : §66), mais la supposer dès lors qu’on n’a pas le ə final attendu est circulaire. Et surtout, il faut imaginer que e,o final de paroxyton, qui s’est maintenu, passe, au moment de la chute des finales, à Ø sans passer par ə (sans quoi le schwa final du type asinu > asne FC âne serait également tombé), ce qui est en soi hautement improbable : l’élimination des voyelles est toujours précédée d’un stade centralisé, en français comme ailleurs (x §64). L’hypothèse d’un passage général de toutes les finales autres que a à ə – ce que Sampson (1980 : 32) nomme « the amalgam vowel » définie comme « the vowel [ə] of pre-OFr. which derives from any non-low final vowel that has not become an offglide », est beaucoup plus vraisemblable et doit être préférée. Le maintien ou non de la finale sous forme de ə, dans les paroxytons comme dans les proparoxytons, doit alors découler, dans ce cadre, de règles liées à la nature des groupes consonantiques qui précèdent. Or, comme il a été dit au §249, Sampson démontre dans l’article cité que tel est en effet le cas : les groupes consonantiques qui amènent le maintien de ə ou sa chute sont en distribution complémentaire. Références bibliographiques : Auslautgesetze : Meyer-Lübke 1890 : §313, 1908 : §§115-120 ; Nyrop 1914 : §251 ; Rheinfelder 1953 : §§166-168 ; Regula 1955 : §20 ; Pope 1934 : §§258 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §78 ; Richter 1934 : §141 ; Lausberg 1969 : §§275, 285 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §14 ; Straka 1979 : 229 ; La Chaussée 1989a : 88 ; Morin 2003 : 138-154 ; Rainsford 2019.
253
b. ə1 final > Ø L’élimination de ə1 final intervient dans trois contextes (examinés dans les paragraphes qui suivent) :
340 1. 2. 3.
254
Partie 3. Phonétique Historique
après C simple (sauf affriquée) ; après géminée ; après groupes C.C « latins » (x §249).
i. après consonne simple (intervocalique) Après consonne simple (intervocalique), la chute de ə1 est systématique (117). Seules les affriquées ʧ et ʤ font exception à cette règle, exigeant un schwa d’appui en toute circonstance (Rq1). (117)
Tableau 17 : ə1 final après consonne simple (intervocalique) p b v t d
lat °capu 1s bibo novu nepōte fide
AF chef beif, boif neuf neveu fei, foi
FC (je) bois
s r l m n
lat nāsu mare cūlu fame pāne
AF nez, nes mer cul fain pain
FC nez faim
Remarques 1. Dans les formes d’origine latine, ʧ et ʤ n’existent qu’en position forte (x §105) : on ne peut donc pas observer leur comportement à l’intervocalique devant ə1 final. Mais il existe quelques formes d’origine germanique où ʧ et ʤ sont intervocaliques devant ə1 (< e, i) final (x §105.5) : frk rīki > riche, m. bas all. flage > flage, flaige ‘champ’ (FEW 3 : 594b, 15.2 : 134b). Or dans ces mots le schwa final est présent, attestant donc le fait que ʧ et ʤ, même sans être membres d’un groupe, exigent un schwa d’appui. 2. Dans les formes 1s des verbes en -āre, où ə1 < -o# est tombé régulièrement (1s clāmo > claim, 1s porto > port), le -ə final du FC je clame, je porte est analogique des formes de 2s, 3s.
255
ii. après géminée Précédé d’une géminée, ə1 est toujours éliminé. (118)
pp tt tʦ kk ss tʦ
Tableau 18 : géminées CxCx+ə1# : chute lat drapp(u) catt(u) 1s placeo siccu oss(u) ecce
AF drap chat plaz sec os ez
FC
(je) plais voici
mm nn ɲɲ ll ʎʎ rr jj
lat summ(u) cunnu cuneu caball(u) alliu carr(u) °majju
AF som, son con coing cheval ail char mai
FC ‘sommet’ coin
Remarques 1. Dans le type rot(u)lu > °roð.lə > rolle ‘rôle’, mod(u)lu > molle FC moule (x §345), le maintien de ə1 est imputable au groupe ðl et non pas à la géminée ll, créée tardivement suite à la chute de ð en coda. 2. Les obstruantes voisées géminées sont très rares. Gobe ‘engourdi’, qui reposerait sur °gubbu (FEW 4 : 298b) et où ə se serait maintenu après la géminée -bb-, est douteux : qualifiant d’ordinaire la main, gobe n’est peut-être que la forme féminine (Morin 2003 : 147). 3. Les infinitifs curr(e)re > courre FC courir et quaer(e)re > querre FC quérir sont difficiles à interpréter : effet analogique à partir des futurs (Bourciez et Bourciez 1967 : §14-Rq1) ?
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
341
iii. après groupes C.C « latins » 256
ə1 final est éliminé après les groupes hétérosyllabiques C.C. « latins » (x§249). Ceux-ci sont les groupes N.C homorganiques (119a), r.C (pour rl voir §259.5) (119b), l.C (sauf lm, ln, voir §259.1) (119c), s.C (119d) et groupes d’occlusives sourdes (119e). Il faut y ajouter les groupes j.C (119f), après lesquels la chute de ə1 est, en dépit des apparences (pas de groupe j.C en latin), régulière (Rq1). Pour le groupe mn, voir Rq2. (119)
Tableau 19 : CC+ə1# : élimination de ə1
lat a. N.C mp campu nt ponte gen(i)tu ŋk truncu b. r.C rp corpus rb orbu rv nervu rt morte rd surdu lur(i)du rm verme c. l.C lp col(o)pu lv salvu lt saltu d. s.C sp crispu e. p.t pt septe f. j.C jt lacte lc lāc °voc(i)tu jd rig(i)du frig(i)du
AF champ pont gent tronc cors orp nerf mort sort, sourt lort, lourt verm, ver colp salf, sauf salt, saut cresp set lait vuit roit froit
FC
corps orbe (adj.) sourd lourd ver coup sauf saut ‘frisé’ (crépu) sept vide raide froid
mb nd nʦ ŋg rʦ rs rk rg rn ld lʦ ls st pt jr jʦ js
lat plumbu mundu rōmān(i)ce longu martiu ursu arcu largu diurnu cornu
AF plon mont romanz lonc marz ors, ours arc larc jorn corn
FC plomb monde roman long mars ours
cal(i)du calce falsu hoste rep(u)tu variu pāce palātiu axe
chalt chals fals, faus ost ret vair pais palais ais
chaud chaux faux (adj.) ‘armée’ ‘accusation’
large jour corne
paix
Remarques 1. La distinction entre groupes connus vs. inconnus en latin départage correctement les cas de C.N (chute de ə1 après rm et rn « latins », contre maintien après vn, tn, dn, sn, mn, sm ln, rɲ « non latins »), s.C (chute de ə1 après sp, st « latins » contre maintien après sl « non latin ») et N.C (toujours homorganique en latin, donc chute de ə1 après mp, mb, nt, nd, nʦ, ŋk, ŋg contre maintien après groupe non homorganique nv, mt, mʦ). Ce partage suppose que les groupes j.C (119f), inconnus en latin (il n’y avait pas de yod en coda x §119), n’existent déjà plus lorsque ə1 chute, i.e. que le yod avait déjà été vocalisé pour former avec la voyelle précédente une diphtongue (x §164). L’élimination de ə1 s’est alors faite selon la règle non pas après groupe CC mais après consonne simple (x §254). 2. Le cas de mn est problématique. Ce groupe est latin et l’on attend donc la perte de ə1 final. Et celle-ci s’observe en effet dans damnu > dan, dam, dom(i)nu > dan, dam ‘seigneur’ ou encore somnu > som FC somme (‘sommeil’). Mais les cas avec maintien de ə1 final existent aussi : some à côté de som pour somnu, scamnu > eschame ‘tabouret’, hom(i)ne > home FC homme. Les hypothèses diverses rappelées par Sampson (1980 : 39-41) restent inconclusives, en particulier pour hom(i)ne > home. Sur ce problème, voir Morin (2003 : 145). 3. Pour cognitu > cointe ‘avisé, prudent’ en face de sanctu > saint, junctu > joint, l’hypothèse de Sampson (1980 : 45 sq.) d’une opposition entre ɲt dans cognitu mais jnt dans junctu ne convainc pas. Le maintien de ə1 final dans cointe n’a pas pour l’heure d’explication. 4. Pour sk (type discu > deis, dois ‘estrade’), voir §264.7.
342
Partie 3. Phonétique Historique 5. Dans les formes 1s des verbes en -āre du type 1s porto > port, le -ə final a été rétabli (FC je porte) par analogie sur 2s portas, 3s portat.
257
c. Maintien de ə1 final ə1 final se maintient dans deux contextes : 1. 2.
après groupes CCC ; après groupes CC « non latins ». Remarque 1. ə1 se maintient aussi après ʧ et ʤ intervocaliques (x §254).
258
i. après groupe CCC ə1 se maintient toujours après groupe triconsonantique CCC (hors C.TR traité aux §§250 sq.), tous créés par la syncope d’une posttonique (120). Les groupes se terminant par ʧ,ʤ (120b) sont cités pour mémoire : ces affriquées, même simples, exigent une voyelle d’appui (x §254). (120) Tableau 20 : CCC+ə1# : maintien systématique a. CCC
b. CC+ʧ,ʤ
rpn rpʦ spt lbn ndt ndʦ rtʧ
lat carp(i)nu herp(i)ce hosp(i)te galb(i)nu °lend(i)te °und(e)ce port(i)cu
AF charme herce oste jalne lente onze porche
FC (arbre) herse hôte jaune œuf de pou
rʦn rfʦ jʦl jʦn jʦm mnt mbʤ
lat circ(i)nu forf(i)ce grac(i)le frax(i)nu dec(i)mu Namn(e)tes °cambiu
AF cerne force graisle fraisne disme Nantes change
FC forces pl. grêle ‘fin’ frêne dîme
Remarques 1. L’incidence du caractère triconsonantique du groupe consonantique peut être mesurée par le fait qu’un groupe CC hérité et un groupe CC qui résulte de l’élimination de la consonne médiane dans un groupe CCC (C1C2C3 > C1C3) ne se comportent pas de la même manière : ə1 chute après s.t d’origine (hoste > ost ‘armée’) mais se maintient après s.t < sp(V)t (hosp(i)te > oste FC hôte). Il en va de même pour r.n (cornu > corn FC corne vs. r(p)n : carp(i)nu > charme (arbre)) et pour r.ʦ (martiu > marz FC mars vs. r(p)ʦ : herp(i)ce > herce FC herse). L’interprétation de l’effet que produit le groupe C1C2C3 est une question épineuse (Sampson 1980 : 35 signale le contexte CCC comme interdisant la chute de ə1 : « W[ord] F[inal] S[equence] 6 : no three consonant sequences », mais sans commentaire). Il est tout à fait certain que le maintien de ə1 final ou son élimination n’interviennent pas après la syncope de la posttonique (C1C2(v)C3 > C1C2C3) et la perte de la médiane (> C1C3) (x §67) : dans le cas contraire, les groupes issus de cette réduction se seraient comportés de la même façon que les mêmes groupes primaires. Or, comme le montrent les exemples ci-dessus, tel n’est pas le cas. Il est évidemment tout aussi impossible que le sort de ə1 ait été décidé avant la syncope de la posttonique : après C1C2vC3 une seule consonne précède ə1 final et dans ce contexte celui-ci serait tombé. Il faut donc supposer qu’après la syncope de la posttonique le groupe CCC a été stable pendant un temps avant que la consonne médiane ne disparaisse. Durant son existence temporaire le groupe CCC empêche alors ə1 de chuter, et c’est à ce stade que la règle de syncope cesse d’être active (x §232), si bien que lorsque CCC est réduit à CC on se trouve en période de ə2, où aucun schwa n’est plus éliminé. 2. On notera que le maintien de ə1 final après CCC peut être rapporté au caractère « non latin » de ces groupes : Niedermann (1991 : §§100, 105) montre que ces groupes ont été en latin pour l’essentiel ramenés à des groupes CC.
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
343
ii. après groupe C.C « non latins » 259
ə1 se maintient après les groupes C.C « non latins » : groupes N.C non homorganiques (121a), groupes C.N autres que r.m et r.n (121b), groupe d’occlusives dont l’une est voisée (p.d, b.t, t.d) (121c) et groupe s.l (121d). Nota : les groupes C + ʧ, ʤ, sont omis en (121), l’affriquée, même intervocalique, exigeant le maintien de ə1 (x §254). (121) Tableau 21 : CC+ə1# : maintien de ə1 a.
nv
b.
mt vn tn dn sn
c.
pd
d.
td sl
lat °can(a)pu °sin(a)pi com(i)te °jov(e)ne Steph(a)nu plat(a)nu Rhod(a)nu -ūd(i)ne as(i)nu ac(i)nu tep(i)du rap(i)du °fat(i)du pess(u)lu pē(n)s(i)le
AF chanve senve conte juevne Estienne plasne, plane Rosne -ume asne aisne tiede rade fade pesle, pedle poisle
FC chanvre ‘senevé’ comte jeune Etienne platane Rhône -ume âne aine tiède rapide
lat mʦ rum(i)ce pūm(i)ce
AF ronce ponce
FC
sm spasmu lm °helmu cal(a)mu ln alnu rɲ °lurniu rl Car(o)lu
espasme helme chaume aune lorgne Charle
spasme heaume
bt
cote, code coude malade treze treize
cub(i)tu male-hab(i)tu dʦ trēd(e)ce
aulne ‘qui louche’
pêne poêle (pièce)
Remarques 1. Les groupes l.m et l.n (121b) vont à l’encontre de la généralisation proposée : ils amènent le maintien de ə1 bien que présents en latin (même si, pour ln au moins, cette présence est tardive et très limitée, voir Niedermann 1991 : §83). Cette divergence paraît néanmoins trop circonscrite pour remettre en question l’idée générale d’une permanence des règles latines. 2. Pour mn, voir §256.2. 3. Si le maintien de ə1 dans °jov(e)ne > juevne FC jeune est conforme à l’attente, le groupe v.n étant inconnu en latin, sa chute après v.t, groupe tout aussi inconnu, dans °cīv(i)te > cit ’cité’ est anormale, comme le note justement Morin (2003 : 146 et n.39). Mais à partir de cīv(i)tāte, l’aboutissement ciptet Alex FC cité semble indiquer une évolution de w vers p en coda. Si une telle évolution s’est produite dans °cīv(i)te, la chute de ə1 final après pt dans °cipte est régulière (x §256 (119e)). 4. Dans rum(i)ce > ronce où la chute de la posttonique amène le groupe NC non homorganique et herp(i)ce > herce, herse où cette chute amène un groupe CCC, le maintien de ə1 final est conforme à l’attente. Dans falce > falz FC faux (outil), calce > chals, chauz FC chaux, sal(i)ce > salz, saus ‘saule’, la chute de ə1 final après lʦ x §256 (119c) est de même conforme à l’attente. Mais pour pol(li)ce, à côté de pouz, pous attendu, on a aussi pouce et pour pūl(i)ce l’aboutissement est pulce, puce : les maintiens de ə1 final dans ces cas sont problématiques. Pour puce, le ə final est probablement un marqueur de féminin. Et de même peut-être pour pouce (Sampson 1980 : 44, qui renvoie à Richter 1934 : §166C). 5. Le maintien de ə1 après r.l est normal, le groupe ayant disparu en latin via une assimilation rl > ll (Niedermann 1991 : §81). A côté de Car(o)lu > Charle FC Charles, rappelé par Sampson (1980 : 38) et Morin (2003 : 150), merle pourrait être un autre exemple de ce maintien de ə1 après rl, s’il repose sur mer(u)lu (qui est attesté), ce que le genre du mot français semble suggérer – mais il peut aussi bien procéder de lc mer(u)la f. avec changement de genre ensuite.
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Partie 3. Phonétique Historique 6. On pourrait objecter que sm (121b) se rencontre dans plusieurs mots latins et qu’il est donc un groupe « latin ». Mais tous les mots en question sont des emprunts au grec : plasma < πλάσμα, cosmos < κόσμοϛ, baptismus (-um) < βαπτισμόϛ, fantasma < φάντασμα, chrisma < χρῖσμa ou encore, à l’initiale, smaragdus < σμάραγδοϛ, smīlax < σμίλαξ etc. Le latin a éliminé les groupes sm : la forme arch. dusmus ‘ronces’ est dūmus en lc. 7. Le type masc(u)lu, mascel > mascle, masle FC mâle (x §349) produit des formes en skl représentant C.TR ainsi que des formes en sl. Le maintien systématique du ə1 final peut être dû au groupe C.TR (x §250 sq.) dont les formes en sl sont issues, mais également à sl seul (121d). De même encore musc(u)lu > mouscle, mosle FC moule, mūsc(u)lu > muscle et osc(u)lu > oscle ‘douaire’.
18.9.3 ə2 260
ə2 se maintient en AF. Exemples pour ə2 < a prétonique ou final au §236 et pour ə2 < e initial, au §241. Remarques 1. A la fin de l’AF, ə2 initial > Ø dans quelques mots, entre une obstruante et r : °vērācu > verai, puis vrai, °birota > °beroue + suff. -ette > beroete, brouete FC brouette (x §361-iv). On constate aussi parfois en AF la disparition de ə2 prétonique : ainsi dans alabastru > alebastre FC albâtre mais aussi aubastre qui suppose la perte de ə2, °dēnārāta > deneree puis denree FC denrée ou encore 3s fut AF donra, menra pour AF donera, menera (x §361-iii). La possibilité d’omettre ou de réaliser le schwa caractérisera ensuite la langue à travers tous les stades évolutifs jusqu’à nos jours. 2. Pour calamellu > chalemel puis chalumeau, voir §248.1. 3. Dans plusieurs mots, où e prétonique s’est régulièrement conservé en syllabe fermée, on constate un passage de ce e à ə2 qui, régulièrement, se maintient. Ceci advient, postérieurement à la chute de ə1 issu de e prétonique en syllabe ouverte, à la suite de la simplification des géminées -ll- (abellāna > avelaine FC aveline) et -tʦ- (seneciōne > seneçon). Lorsque la géminée est palatale, l’évolution se poursuit jusqu’à i : e > ə2 > i (x §182.2). Pour ʎʎ : papiliōne > pavillon, exparpiliāre > esparpeillier, esparpillier FC éparpiller, pāpiliōne > paveillon, pavillon FC pavillon ; pour ɲɲ : °catēniōne > chaeignon, chignon FC chignon, °lūminiōne > lumeignon, lumignon FC lumignon, Aveniōne > Avignon. 4. ə2 initial repassera souvent à e en FClass sous influence savante dans certains mots : FC périr pour perir < perīre, par exemple (Bourciez et Bourciez 1967 : §92-Rq1). 5. La perte de ə2 final dans la préposition chies, ches FC chez < casa (à côté de chiese, chese ‘maison’ FC top. La Chaise-Dieu) s’explique peut-être par la proclise, mais l’analogie à partir de lez < latus a aussi pu jouer – à moins que chies ne procède de casu, attesté, quoique tardivement (Bourciez et Bourciez 1967 : §12-Rq1).
18.9.4 ə en hiatus 261
En MF et FClass, ə en hiatus sera progressivement éliminé (x §384) : 1.
2.
ə en hiatus avec la voyelle (tonique) suivante (ə.V), que ə soit initial (pēduculu > peouil FC pou, °aetāticu > eage FC âge, vidēre > veoir FC voir) ou prétonique (°mīrātōriu > mireoir FC miroir, armātūra > armeure FC armure, °mescadante > mescheant FC méchant, °anatīcula lc °anaticula > aneille FC anille, crūdā-mente > cruement FC crûment) ; ə en hiatus avec la voyelle précédente, la tonique (V-ə : nata > nee [neə] FC née [ne], nūda > nue [nyə] FC nue [ny] (adj.), 3s laudat > loue [luə] (x §204) FC (il) loue ‘fait l’éloge’ [lu]), ou l’initiale (V.ə : °catalectu > chaelit FC châlit, Catalaunis > Chaelons FC Châlons).
Chapitre 18. Voyelles en syllabe ouverte (CV) : 2. atones
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Remarque 1. Dans dē + foris > defors puis dehors (x §216.5), ə < e initial s’est maintenu en FC [dəɔʁ], mais l’attaque glottale (ʔ < h < f, voir TLFi) intervocalique présente au niveau phonologique (/dəʔɔʁ/), même si elle n’a pas de réalisation de surface, fait que ə n’est pas, phonologiquement, en situation d’hiatus. Même situation, pour le préfixe re-, dans rehausser, rehaut (au contraire de réunir, réanimer, réinviter avec ə > e en hiatus), ou encore dans le héros ou de haut.
18.10 Evolution des atones en syllabe ouverte : essai de synthèse 262
Les évolutions des voyelles atones en syllabe ouverte, du latin à l’AF, décrites dans les sections qui précèdent, peuvent se ramener au schéma (122) ci-dessous. (122) Tableau 22 : évolution des voyelles atones en syllabe ouverte Nota : ⇣ = changements non conditionnés (x §224.1) ; > = évolutions dues à des effets segmentaux ou à l’hiatus ; v = évolutions spontanées ; TR = présence à gauche d’un groupe TR (x §§250 sq.) amenant le maintien de ə1 ; CC = présence à gauche d’un groupe consonantique (CCC x §258, C.C « non latin » x §259) amenant le maintien de ə1 ; (ə1 se confond ensuite avec ə2 comme signalé par les italiques ə2). Le passage de ɔ initial à o (ausāre > oser [oze]) devant z (x §246.2) est laissé ici de côté.
Philippe Ségéral
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 19 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
19.1 Consonnes étudiées 263
Ce chapitre étudie les obstruantes en position forte, i.e. à l’initiale (#__) et après consonne hétérosyllabique (C.__) (x §20). Remarques 1. Ayant en pfr et AF le statut de sonante (x §303.1), la sifflante s est traitée au chap. 20. 2. Une consonne placée après consonne hétérosyllabique mais suivie d’une consonne (plutôt que d’une voyelle) ne se trouve pas en position forte mais est la médiane d’un groupe CCC et en tant que telle éliminée selon la règle : temptāre > tenter, galb(i)nu > jalne FC jaune. Cela à moins que les deux dernières consonnes du groupe CCC ne puissent former un groupe TR solidaire : umbra > ombre, rump(e)re > rompre (x §67). Sont étudiés ici seulement les cas où une consonne en position forte est suivie d’une voyelle ou de la fin du mot.
19.2 Obstruantes en position forte primaire 264
Les consonnes en position forte primaire, i.e. initiales (#__) et appuyées par une consonne dès le latin (C.__), se maintiennent en AF et jusqu’en FC sans aucune altération (sauf d’origine mélodique, Rq1). Seules les labio-vélaires kw, gw, consonnes simples en latin, perdent leur appendice vélaire (Rq2). (123) Tableau 1 : consonnes en position forte primaire
p b f t d k kw g gw h
position initiale (#__) lat (germ) AF porte porta bene bien foi fide tēla toile dent dente cor cuer querēla querele gula gole °gwerre (< frk °werra) guerre frk °happja hache
FC
cœur querelle gueule
position appuyée (C.__) lat AF FC talpa taupe herba (h)erbe herbe īnfernu enfern enfer cantāre chanter ardōre ardeur rancōre rancor rancœur quīnque cinc cinq angustia angoisse lingwa lengue langue –
Remarques 1. Les vélaires sont en position forte comme ailleurs sujettes à la palatalisation (romane x §97 ou gallo-romane x §105), et tj est assibilé en ʦj (fortiāre > forcier FC forcer x §282). Ces altérations, d’ordre mélodique, en position forte primaire ne modifient en rien l’action de la position (maintien) mais s’ajoutent à son résultat. Par conséquent elles ne sont pas abordées ici. En position forte secondaire toutefois la situation est différente et les deux palatalisations, romane et gallo-romane, seront considérées (section 19.3). 2. kw, gw Il s’agit en latin de consonnes labio-vélaires simples (occupant comme les affriquées une seule position consonantique), notées . Lat. gw n’existe qu’après ŋ mais en début de mot le w- germanique renforcé fournit des gw (x §275) (frk °werra > °gwerre > guerre).
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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En position forte (initiale et appuyée), kw, gw latins comme germaniques perdent leur appendice w et la vélaire demeure telle quelle en AF et jusqu’en FC. Cela vaut également devant voyelle antérieure : protégées par leur appendice, kw, gw ne participent pas à la palatalisation, ni romane ni gallo-romane (x §97.5). Enfin, lorsqu’un mot compte deux labio-vélaires, des dissimilations peuvent en réduire l’une (quīnque > °kīnque > cinc FC cinq) ou les deux (querquēdula > °kerkēdula > cercelle FC sarcelle) à k. 3. h germanique (réf. bibl. 5) Le francique importé en France par le Nord-Est est parlé par les Francs Saliens dont sont issus les mérovingiens. Il s’agit de la branche bas-allemande du francique, dont la plus grande partie relève du haut allemand et constitue avec d’autres dialectes dans le Sud de l’actuelle Allemagne le vha. Le francique transporté en France n’étant pas attesté, le vha en général (attesté depuis le 8e siècle) et les variétés occidentales du francique haut-allemand en particulier sont les points de repère les plus proches à date ancienne (Gamillscheg 1970 [1934]). Dans toutes les langues germaniques, primitivement h note une consonne qui fut [χ] (fricative uvulaire sourde), produit de la loi de Grimm. va garder cette valeur devant consonne et en finale jusqu’en période historique (et de fait moderne : nocte = vha naht, nha Nacht [naχt] ‘nuit’, vha hōh, nha hoch [hōχ] ‘haut’). A l’initiale χ est devenu [h] mais a résisté davantage devant consonne () que devant voyelle () : il était déjà [h] dans le second contexte lorsqu’il était encore χ dans le premier. Ensuite [h] s’amuït dans , mais se maintient dans (jusqu’en nha). Enfin, χ est également devenu [h] à l’intervocalique (vha sehan ‘voir’). Lors des premiers contacts avec le monde germanique, le latin rend frk χ par [k] : la rivière g Wahal (delta du Rhin aux Pays-Bas, aujourd’hui Waal) apparaît en tant que Vacalus chez César (Gamillscheg 1970 [1934] : III §26). Le pfr a été en contact avec χ en coda (adapté en tant que vélaire x §300.5), seulement avec [h] en position intervocalique et initiale devant voyelle, et successivement avec les trois étapes évolutives du francique en position initiale devant consonne, i.e. χC- > hC- > C- (Rheinfelder 1953 : §§431-444). Ainsi χC- a été adapté en tant que = kC- (frk °Hluþawic > Chlodavīcus > AF Cloevis > AF Clovis, frk °Hlamika > Clamiciācu > FC Clamecy (Nièvre)) et fC- (hl- frk °hlao > flou nha lau ‘tiède’, hr- frk °hrok > froc nha Rock ‘jupe’). Ensuite hC- a été adapté au moyen de l’insertion d’une voyelle (frk °hnap > hanap nha Napf ‘écuelle’). Enfin, après l’amuïssement de [h] dans la source, il n’y en a plus aucune trace en pfr / AF (frk °Hluþawic > Lodhuuicus Serm > AF Lodovis > AF Loois FC Louis). Gamillscheg (1970 [1934] : III §29) fait le point sur le matériel lexical en question (et III §30 doute de l’interprétation concevant des emprunts successifs basés sur frk χC- > hC- > C-). Devant voyelle, h initial germanique était [h] et est repris tel quel par le pfr. Le h initial latin ayant été amuï au moins depuis la fin de la République (Leumann 1977 : §178), son existence à l’aube du pfr était uniquement graphique. L’AF ne l’écrit pas (hom(i)ne > ome FC homme, hōra > ore FC heure, habēre > avoir etc.), mais note le h dans les mots germaniques (frk °hatjan > hair FC haïr, frk °hester > hestre FC hêtre, frk °happja > hache, etc.). La graphie pour le h germanique est systématique et fidèle à l’étymologie, notant donc une réalité phonétique, [h]. Il en va de même pour l’intervocalique où la graphie AF fidèlement restitue pour l’ancienne géminée germanique (frk °jehhjan > jehir ‘avouer’, frk °thaihhjan > tehir ‘prospérer’) ainsi que pour frk simple (frk lēha > lehe FC laie ‘femelle du sanglier’, non confondu avec lāta > lée ‘large’ Gamillscheg 1970 [1934] : III §27). Ensuite depuis le début du 13e siècle des graphies sans h- apparaissent : ardi au lieu de hardi (< frk °hardjan), ache au lieu de hache (< frk °happja) etc. L’amuïssement progressif du h- durera plusieurs siècles, accompagné par les querelles habituelles des grammairiens et commentateurs, les prononciations sans h- venant du peuple et étant combattues par la
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Partie 3. Phonétique Historique
4.
5.
6. 7.
norme. Ce n’est qu’à la fin du 17e siècle que l’état du FC est atteint : le h- n’a plus aucune existence phonétique mais empêche la liaison et l’élision (h aujourd’hui écrit et dit h aspiré, résultat selon Wüest 1979 : 276 de la lutte par la norme contre l’absence du [h]). Enfin, on invoque pour l’introduction de h aspirés non étymologiques des raisons variées : croisement avec un mot germanique similaire à initiale h- (haut = altu X frk °hauh nha hoch), lexicalisation d’un h expressif réellement prononcé (exprimant l’emphase : herse < AF herce < hirp(i)ce, hennir < AF henir < hinnīre, hurler < AF uller < ūl(u)lāre), mode au 16e siècle de prononcer les h latins (héros emprunt du lc hērōs, hernie < AF hergne < hernia), évitement de l’homophonie (des héros avec h aspiré pour le différencier de des zéros), marque de la rareté ou du caractère étranger du mot (haste, harem, hiatus, humus, hyène), marque des noms propres (les troupes de Hitler mais l’hitlérisme). Le h latin quant à lui a été restauré dans la graphie à partir des 14e-15e siècles et il reste fort peu de mots en FC qui possédaient un h en lc mais ne le portent plus : avoir < habēre, orge < hordeu ou on < homo en font partie. Obstruantes finales appuyées Comme leurs pairs internes, les consonnes finales appuyées se maintiennent : en groupe primaire déjà final dans la source (3p -nt amant > (ils) aiment etc., frk Bernhard > Bernard), en groupe primaire devenu final (camp(u) > champ, drapp(u) > drap, fort(e) > fort, trunc(u) > tronc), en groupe secondaire dont la dernière consonne était (3s ten(e)t > tient) ou non (°col(a)p(u) > colp FC coup, cal(i)d(u) > chalt FC chaud, clēr(i)c(u) > clerc, poll(i)c(e) > pouz FC pouce) finale dans la source. En position finale (mais non interne : tumba > tombe) le groupe mb est réduit à mm > m (Pope 1934 : §371) : plumbu > plom, plon FC plomb, columbu > colom FC coulon. Ce processus concerne seulement la labiale voisée : grand(e) > grant FC grand, long(u) > lonc FC long. Ailleurs qu’en position finale, le processus NC > NN s’observe pour le seul lieu palatal ɲɟ > ɲɲ (ng+i,e part. prés. plangente > plaignant x §97.4). Enfin, f final appuyé a tendance à disparaître : gomph(u) > gon FC gond, frk werwolf > leu garol, garulf (TL4-195 : 19-21) FC (loup) garou, frk Rolf > Rou. A partir de la seconde moitié du 12e siècle, les consonnes finales appuyées tombent en sandhi externe devant mot à initiale consonantique (x §312, Rol 2847 Sein Gabriel) en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (x §67). A partir de la fin du 15e siècle elles sont également amuïes devant pause (x §§313, 374). Evolution b > v Il existe quelques cas, non systématiques, où b aboutit à v après r : verbēna > verveine, verba > verve, arbitriu > arveire, orbu > orvet. Pour les deux premiers mots on invoque une assimilation du b au v initial. La seconde partie des géminées latines se trouve en post-coda et est donc appuyée (x §23, (9a2, a3)). Elle est traitée comme toutes les autres consonnes appuyées, i.e. maintenue : gutta > gote FC goutte, cippu > cep etc. Pour le sort des géminées voir §296. Type disc(u)s > deis, dois FC dais ‘estrade où est dressée une table d’honneur’ Les radicaux en -sk suivis d’une voyelle non palatale (i.e. dont la vélaire échappe à la palatalisation) apparaissent en tant que -js en AF : discu > deis, dois FC dais ‘estrade’, °boscu g °bosk- > bois, °friscu g °frisk > freis, frois FC frais, franciscu > franceis, françois FC français, °mariscu frk marisk > mareis, marois FC marais, luscu > lois ‘loucher (regard)’, °lambruscu > lambrois FC lambris. Les grammaires (réf. bibl. 4) y voient une métathèse sk > °ks dont le produit a ensuite évolué selon la règle en réduisant à yod la vélaire en coda (x §300). Mais l’idée de Meyer-Lübke (1890 : §470) et Stimming (1919 : 144 sq.) est plus convaincante : ce type est basé non sur l’acc. sg. (discu) mais sur le nom sg (disc(u)s). Le groupe sk-s qui en est issu se comporte alors comme le groupe st-s (acc. pl. host(ē)s > °ost-s > CRp oz ‘troupe, armée’ x§67.7) : le premier s est éliminé sous l’action dissimilatrice du second, i.e. sks > ks comme sts > ʦ. La vélaire a alors été réduite à yod selon la règle (x §300), ks aboutissant à js.
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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Meyer-Lübke (1890 : §470) fait valoir avec raison que le traitement particulier de sk ne se rencontre qu’en finale (de radical) : il est inconnu à l’intérieur du mot. Cela va de soi si sa cause est une base nominative -sk-s, mais n’a pas d’explication dans l’hypothèse fondée sur la métathèse (dont la motivation demeure par ailleurs obscure). Enfin, Stimming (1919 : 144) cite le prov quecs < quisque + s qui montre que -sks# s’est réduit à -ks de la même façon dans cette langue, sauf que le -ks# résultant demeure (selon la règle en prov). Références bibliographiques : 1. Général (position interne) : Bourciez et Bourciez 1967 : §§162-164 lab., §§140 sq. dent., §§114 sq. k, §118 g ; Fouché 1952-1961 : 549 initiale, 800 app. ; Rheinfelder 1953 : §373 C initiales sauf vélaires, §§455-459 C appuyées, §§399 sq. g+i,e initial, §§408-411 k+i,e initial, §§412-420 k,g+a initial, §§475-491 k,g appuyé ; Brittain 1900 : §§78, 83 initiale, §§98, 100 appuyés ; Nyrop 1914 : §368 p, §375 b, §438 sq. f, §382 t, §390 d, §400 k+o,u, §401 k+a, §403 k+i,e ; Matte 1982 : 180-184 ; Regula 1955 : 138-140 lab., 149-152 dent., 118 sq. vél. ; Schwan et Behrens 1925 : §104 lab. à l’initiale, §112 lab. appuyées, §115 dent. à l’initiale, §122-1° dent. appuyées, §134 k+i,e initial, §137 k+i,e appuyé, §§138 sq. k+a initial, §§141 sq. k+a appuyé, §144 k+u,o initial, §147 k+u,o appuyé. 2. Obstruantes appuyées finales : Rheinfelder 1953 : §§776-779 lab., §§782-784 dent., §§790-795 vél. ; Nyrop 1914 : §443 f, §449 v, §387-2° t, §395-2° d, §§418 sq. k, §436-2° g ; Schwan et Behrens 1925 : §113 lab., §117b tt, dd, §122-3° t,d, §137 k+i,e, §147 k+u,o ; Bourciez et Bourciez 1967 : §172 p,b,v, §173-4° f, §152 t,d, §128 k,g ; Regula 1955 : 138 p, 131+139 b, 140 f, 131 sq.+135 sq.+149 sq. t,d, 131 sq. k,g ; Clédat 1917 : §143 p, §141 t,d, §142 k,g ; Pope 1934 : §356. 3. rb > rv : Rheinfelder 1953 : §460 ; Regula 1955 : 139 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §164-Rq2 ; Schwan et Behrens 1925 : §112 note ; Nyrop 1914 : §375. 4. Type -sk > js (disc(u)s > deis) a) Métathèse sk > ks : Bourciez et Bourciez 1967 : §136-Rq2 ; Rheinfelder 1953 : §463 ; Regula 1955 : 133, 145. b) Base nominative et dissimilation -sk-s > k-s : Meyer-Lübke 1890 : §470 ; Stimming 1919 : 144 sq. Schwan et Behrens 1925 : §146 ; Richter 1934 : §96C, §161A. c) Contre la dissimilation : Zauner 1920 : 616 ; Meyer-Lübke 1908 : §208. d) Analogie et étymologies alternatives : La Chaussée 1989a : 47. 5. h germanique : Rheinfelder 1953 : §368, §§431-444 ; Gamillscheg (1970 [1934] : III §§26-32) ; Fouché 1952-1961 : 578-585 ; Nyrop 1914 : §§478-487 ; Wüest 1979 : 275-277 ; Meyer-Lübke 1908 : §§154, 202 ; Braune et Eggers 1987 [1886] : §151 note 1 ; Franck 1909 : §109 ; Wilmanns 1911 : §87.
19.3 Obstruantes en position forte secondaire 19.3.1 Fonctionnement général 19.3.1.1 Position forte secondaire pré- ou posttonique 265
Une consonne en position forte secondaire est placée après une voyelle promise à la syncope (C2 dans VC1(v)C2V > VC1.C2V). Celle-ci peut être posttonique (proparoxytons : dēb(i)ta > dete FC dette) ou prétonique (paroxytons : cīv(i)tāte > cité). Remarque 1. Pour les obstruantes finales en position forte secondaire voir §264.4.
19.3.1.2 Trajectoires forte, faible et très faible 266
a. Caractérisation Contrairement à leurs pairs en position forte primaire, les consonnes en position forte secondaire ont pendant un temps subi l’action de l’intervocalique. Leur évolution en porte
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Partie 3. Phonétique Historique
l’empreinte : on observe pour chacune des consonnes, labiales, dentales, vélaires, sourdes et voisées, deux trajectoires différentes selon le temps qu’elles ont passé en position intervocalique. Une consonne en position forte secondaire est par la syncope placée en position appuyée et ainsi garantie contre toute altération. Si la syncope intervient assez rapidement, on retrouve la consonne telle quelle et il n’y a pas de différence avec les groupes primaires (dēb(i)ta > dete FC dette comme cantāre > chanter). Si en revanche la syncope s’est fait attendre, l’action intervocalique a eu le temps d’endommager la consonne, qui arrive dans le havre sûr de la position forte sous une forme définie par son avancement sur la trajectoire intervocalique (pour t, voisement dans malehab(i)tu > malade). La consonne parcourt la trajectoire forte dans la première situation décrite, la trajectoire faible dans la seconde. Enfin, il existe dans quelques cas peu nombreux une trajectoire très faible où, dû à une syncope encore plus tardive que lors de la trajectoire faible, la consonne a encore davantage avancé sur la trajectoire intervocalique (pour t, jusqu’à ð > ø dans cap(i)tellu > chael ‘chef (militaire)’).
267
b. Effet de la trajectoire faible (et très faible) Les consonnes engagées dans la trajectoire faible (ou très faible) avancent toujours sur la trajectoire intervocalique et selon les cas en sont soustraites par la syncope plus ou moins tardive à des étapes variables. Il est montré sous (124) que les labiales arrivent toujours au terme de l’évolution intervocalique régulière (x §319), i.e. à v (sauf un cas qui s’est arrêté à b : al(a)pa > aube (roue)). La dentale t arrive à d en trajectoire faible (il s’agit de la seule évolution t > d de la langue) et dans quelques rares cas à ð > ø (trajectoire très faible). La voisée d disparaît en trajectoire faible (aboutissement régulier à l’intervocalique x §320). Les vélaires, lorsqu’elles ne sont pas palatalisées ou éliminées par un u,o adjacent (x §317), arrivent à g (un seul cas, ver(ē)cundia > vergoigne FC vergogne) (Rq1). K+a aboutit à g (palatalisé ensuite en ʤ devant a, comme k en trajectoire forte est palatalisé en ʧ) en trajectoire faible et à jj en trajectoire très faible ; la voisée g+a en fait autant (> jj) en trajectoire faible (jj est l’aboutissement intervocalique régulier pour i,e,a+k,g+a x §323). Enfin, k+i,e aboutit à j+ʦ en trajectoire forte et en trajectoire faible le produit ʦ est voisé en ʣ (selon la règle x §99). (124) Tableau 2 : obstruantes en position forte secondaire : trajectoires forte et faible (et très faible)
p b f t
>p >b >f >t
trajectoire forte lat AF colp °col(a)pu °al(i)bānu aubain °mal(e)fātu maufé cote cub(i)tu
ʦ d k+a
>ʦ >d >ʧ
part(ī)tiōne tep(i)du °gran(i)ca
FC coup ‘diable’ coude
parçon ‘partage’ tiede tiède granche grange
g+a > ʤ nāv(i)gāre nagier nager k+u > k clēr(i)cu clerc k+i,-e > ʦ °domn(i)cella dancele donzelle
>v >v >v >d >ð>ø >ø >ʤ > jj > jj >g >ʣ
trajectoire faible lat AF FC °sin(a)pi senve ‘senevé’ cer(e)bellu cervel cerveau mal(i)fatiu mauvais cub(i)tu code coude cap(i)tellu chael ‘chef (mil.)’ – tepidu tieve tiède °gran(i)ca grange commūnicāre comuniier communier castigāre chastiier châtier ver(ē)cundia vergoigne vergogne °domn(i)cella donzele donzelle
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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Remarques 1. Sauf dans quatre mots (dont deux sont montrés sous (124)), la vélaire dans k,g+u est toujours éliminée en position intervocalique par le u suivant (°sedi(c)u > siege FC siège x §272). La vélaire ne s’étant jamais trouvée en position forte ici, ces cas ne sont pas inclus dans le tableau (124). 2. Il existe une série de proparoxytons qui au lieu d’être réduits par la syncope selon la règle perdent leur syllabe finale entière. Ces mots comptent une consonne en syllabe finale (p dans prīncipe > prince) qui par la syncope aurait dû être placée en position forte secondaire : t dans anate > ane ‘canard’ (x §237.5), d dans sapidu > save ‘dégoûtant’, g dans pāgina > page, l dans angelu > ange, n dans orphanu > orfe ‘orphelin’. Diverses hypothèses ont été avancées (réf. bibl.) et la plus apte est décrite au §371 : ces mots (dont beaucoup, mais non tous, ont un caractère savant décelable) sont des emprunts tardifs au latin qui datent de la période où l’oxytonie régnait. L’élimination de la dernière syllabe est alors un moyen (parmi d’autres) de les ramener à des oxytons (le schwa final ne compte pas). Un argument en faveur de ce scénario est le fait que la voyelle tonique lorsqu’elle est libre demeure toujours non diphtonguée (pāgina > page) : libre dans la source, elle l’est nécessairement demeurée (car la syncope n’a jamais eu lieu : la consonne suivant l’atone aurait été placée en position appuyée et serait rendue par l’AF). Or dans la période tardive il va de soi que la diphtongaison n’a plus cours. Références bibliographiques : Perte de la syllabe finale (type prīncipe > prince) : La Chaussée 1988 : 80-83 propose un résumé des hypothèses entretenues. Sinon Meyer-Lübke 1890 : §339, 1908 : §125 ; Gierach 1910 : §129-1° ; Bourciez et Bourciez 1967 : §15-Rq1,2 ; Rheinfelder 1953 : §§76 note, 150 sq., 467 ; Fouché 19521961 : 471-473, 507 ; Schwan et Behrens 1925 : §76-Rq.
19.3.1.3 Locus de variation 268
Il n’est pas possible de prédire pour un mot donné quelle trajectoire, forte (sans altération) ou faible (avec altération), il va suivre. Cela dépend d’un facteur extérieur, i.e. l’ordre chronologique dans lequel se sont produites la syncope et l’action intervocalique. Signe de cette situation, on observe fréquemment des doublons, i.e. des aboutissements sourd et voisé d’un même mot (par exemple pour °gran(i)ca > granche, grange FC grange, ou cub(i)tu > cote, code FC coude). Remarques 1. Il est certes possible, çà et là, d’identifier une cause pour le retard de la syncope : le caractère savant de commūnicāre (> comuniier FC communier), un groupe CC à gauche de la voyelle atone dans °formīcāria qui a (peut-être) joué (> formiiere FC fourmilière x §271.1) ou la présence d’une frontière préfixale dans male-dīcere (> maleir ‘maudire’ x §270.5) qui placent ces mots en trajectoire très faible. Mais il s’agit là de la portion congruë du matériel lexical qui est très important surtout pour les dentales et dont l’illustration est sévèrement limitée dans le cadre de la GGHF. 2. Causes de la variation L’observation que a posttonique chute (x §237) quand a prétonique est rendu par schwa x §236) a entre autres choses conduit à l’idée que la prétonique résiste plus longtemps que la posttonique, dont l’élimination est plus précoce et plus radicale. Etablie par MeyerLübke (1884 : 233) et Neumann (1890 : 559 sq.), cette généralisation est parfois appelée loi de Neumann. Elle est reprise à leur compte par un grand nombre d’auteurs (réf. bibl. 2) (notamment à propos de la variation k+a > ʧ,ʤ : voir la discussion détaillée chez Gierach 1910 : 119 sqq. et Gerhards 1913 : 3 sqq.), qui en déduisent que les deux trajectoires, forte
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Partie 3. Phonétique Historique et faible, y trouvent leur origine : la syncope frappant la posttonique de manière plus précoce, elle a lieu avant le voisement intervocalique, qui en revanche a eu le temps d’agir sur les consonnes prétoniques. Ainsi les consonnes posttoniques suivraient la trajectoire forte et les consonnes prétoniques, la trajectoire faible. Fidèle à l’enseignement néogrammairien selon lequel une loi phonétique concernant une source donnée dans le même système (dialectal) ne peut produire qu’un seul résultat (x §§52-55), toute déviation de ce règlement est mis sur le compte des facteurs habituels qui sont mobilisés lorsque l’on ne veut pas admettre l’existence de la variation : analogie, évolution savante ou au contraire vulgaire, emprunt ou forme dialectale (x §§52-55). On a encore cherché à prédire une syncope plus ou moins tardive, et donc le comportement des consonnes en position forte secondaire, en fonction de la nature des consonnes environnantes (réf. bibl. 4) ou, pour les posttoniques, de la voyelle finale (syncope hâtée par -a, retardée par -u) (réf. bibl. 5). Or la variation rencontrée ici n’obéit à aucun de ces conditionnements contextuels, d’aucune façon (réf. bibl. 3). La situation est bien résumée par Clédat (1903a : 124) : « les exceptions sont aussi nombreuses que les exemples de l’application de la loi, et si l’on adoptait la solution inverse, elle se heurterait à la même objection ». La variation observée est le résultat tout à fait ordinaire de l’implémentation progressive des deux processus concernés qui se croisent, la syncope et le voisement intervocalique (x §92), et cela n’a rien d’anormal (x §51). 3. Variation k+a > ʧ,ʤ : interprétation géographique de Straka Ayant examiné la variation entre sourde ʧ et voisée ʤ (gran(i)ca > granche, grange FC grange) dans les toponymes, les articles du FEW et une carte de l’ALF (gallica), Straka (1979 [1970] : 359) conclut que la syncope s’est répandue du Nord-Est vers le Sud (importée par les Francs et suivant leur sillon). Le voisement intervocalique en revanche aurait pris le chemin inverse : venant du Sud, il a gagné du terrain en allant vers le Nord. Ainsi au Sud et à l’Ouest la voisée ʤ a été doublement favorisée : le k d’origine a été atteint par le voisement plus tôt qu’ailleurs, et il a dû patienter plus longtemps avant d’être figé par la syncope. Il en va de même, à l’inverse, pour ʧ dans le Nord-Est : ici la syncope s’est appliquée de bonne heure, et le voisement s’est fait attendre.
Références bibliographiques : 1. Chronologie relative de la syncope et du voisement intervocalique : Bauer 1903 ; Gierach 1910 ; Meyer-Lübke 1890 : §§523 sqq. ; Clédat 1903b : 209-228 ; Marchot 1901 : §53 ; également réf. bibl. 2. 2. Syncope et donc évolution de la consonne en fonction de la loi de Neumann : Meyer-Lübke 1884 : 233, 1890 : §336 ; Horning 1887 : §97 ; Neumann 1890 : 559 sq. ; Gierach 1910 ; Nyrop 1914 : §255 ; Schwan et Behrens 1925 : §103b ; Rheinfelder 1953 : §488, mais position inverse §456 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §122, 2°-H, Rq1,2, §141, 2°-H ; Straka 1953 : 297 sqq., 1979 [1970] : 360. 3. Variation imprédictible (par la loi de Neumann etc.) : Clédat 1903a : 122 sq. ; Meyer-Lübke 1908 : §128 ; Rheinfelder 1953 : §456, mais position inverse §488. 4. Syncope hâtée ou retardée en fonction des consonnes environnantes : Gierach 1910 ; Gerhards 1913 : 19 sqq. ; Marchot 1901 : §§53 sq. ; Clédat 1903b : 212 ; Richter 1934 : §66A ; Straka 1953 : 252 sqq., 279 sq. ; La Chaussée 1989a : 180-193. 5. Chronologie de la syncope déterminée par la voyelle suivante : Nyrop 1914 : §259-3° ; Bourciez et Bourciez 1967 : §15-H ; Morin 2003 : 114 sq.
19.3.2 Labiales 269
En trajectoire forte (syncope de bonne heure), p,b,f demeurent. En trajectoire faible (syncope tardive), les trois consonnes aboutissent à v (qui est le résultat régulier en position intervocalique x §315).
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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(125) Tableau 3 : labiales : trajectoire forte vs. faible
p postton. préton. b postton. préton. f préton.
trajectoire forte lat AF coup > p °col(a)pu up(u)pa hupe °col(a)pāre pull(i)pēde > b °scar(a)b-ot °al(i)bānu °her(i)berga arc(u)ballista > f °mal(e)fātu °oss(i)frāga
FC huppe
coper porpié escharbot aubain herberge arbaleste maufé osfraie
couper pourpier escarbot auberge arbalète ‘diable’ orfraie
lat > b al(a)pa > v al(a)pa °sin(a)pi –
trajectoire faible AF FC aube aube (roue) auve aube (roue) senve ‘senevé’
> v cann(a)be cer(e)bellu °vert(i)bella coll(ī)bertu > v mal(i)fatiu
chanve cervel vervele culvert mauvais
chanvre cerveau vervelle ‘serf’
Remarques 1. Il existe un seul cas, montré sous (125) et en variation avec v, où p a été figé à l’étape b. 2. Le retard de la syncope du seul cas où f aboutit à v (mal(i)fatiu > mauvais) est dû à la frontière morphologique, qui n’a pas joué dans °mal(e)fātu > maufé ‘diable’ (x §270.5). 3. AF polpe (pol(y)pu) FC poulpe est emprunté (Gierarch 1910 : 12 note 1). Références bibliographiques : Gierach 1910 : §§6, 19, 62 labiales, §108 p, §122 f ; Schwan et Behrens 1925 : §112b ; Nyrop 1914 : §439-2° f ; Regula 1955 : 139 b ; Bourciez et Bourciez 1967 : §68 polypu, §164-Rq2, §178-Rq3 ; Fouché 1952-1961 : 799 sqq.
19.3.3 Dentales 270
La sourde t connaît trois aboutissements : 1° si préalablement à la syncope elle n’a en position intervocalique pas été entamée elle demeure (trajectoire forte : cub(i)tu > cote FC coude) ; 2° si elle a eu le temps de voiser à l’intervocalique, elle aboutit à d (trajectoire faible : cub(i)tu > code FC coude) ; 3° enfin, au cas où elle a avancé jusqu’à ð en position intervocalique, son aboutissement est zéro (trajectoire très faible : cap(i)tellu > chael ‘chef (militaire)’ (Rq1, 2). 1° est contrasté avec 2° sous (126) et 2° avec 3°, sous (127). L’évolution t > d en trajectoire faible est remarquable puisque t n’aboutit jamais à d ailleurs dans la langue. Ainsi on dispose ici de la photographie qui montre une étape intermédiaire de l’évolution de t intervocalique qui sauf en cette circonstance est non attestée : t > °d > ð > zéro (x §320). Pour sa part, d connaît une évolution en trajectoire forte tep(i)du > tiede FC tiède, et faible où il aboutit à zéro selon la règle (tep(i)du > tieve FC tiède) (Rq3). (126) Tableau 4 : t,d en trajectoire forte et faible trajectoire forte lat AF cote t postton. > t cub(i)tu dēb(i)ta dete com(i)te comte préton. sub(i)tānu sotain cap(i)taneu chataigne dub(i)tāre doter
trajectoire faible lat AF > d cub(i)tu code male-hab(i)tu malade cucurb(i)ta coorde soudain sub(i)tānu sodain ‘capitaine’ cap(i)taneu chadaine douter cōg(i)tāre cuidier
FC coude dette
FC coude gourde soudain ‘capitaine’ cuider
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Partie 3. Phonétique Historique
trajectoire forte lat AF tiede d postton. > d tep(i)du lur(i)da lorde rap(i)du rade préton. mal(e)dīcere maudire froidier °frig(i)dāre sol(i)dāre solder
FC tiède lourde ‘rapide’ ‘refroidir’ souder
trajectoire faible lat AF > ø tepidu tieve pallidu pale rancidu rance Cupedonia Ermedōnis Cervedūnum
FC tiède pâle Couvonges Ermont Cervon
(127) Tableau 5 : t en trajectoire faible et très faible
t postton. > d préton.
trajectoire faible lat AF FC (il) cuide >ð>ø 3s cōg(i)tat cuide 3s voc(i)tat vuide (il) vide cap(i)tellu chadel ‘chef (mil.)’
trajectoire très faible lat AF FC 3s cōg(i)tat cuie (il) cuide 3s voc(i)tat vuie (il) vide cap(i)tellu chael ‘chef (mil.)’
Remarques 1. Trajectoire très faible t > d > ð > zéro La trajectoire très faible fait aboutir un t non pas à d (trajectoire faible), mais à zéro. Elle a suscité chez les auteurs étonnement et incompréhension (Meyer-Lübke 1890 : §531, Gierach 1910 : §48.5, §52.2). Considérons d’abord le fonctionnement de la trajectoire faible : dans cap(i)tellu > chadel ‘chef (militaire)’ le t a eu le temps de voiser en d (cap(i)tellu > °chavedel), puis a été figé en position appuyée par la syncope (°chav.del) ; enfin, la labiale en coda est éliminée selon la règle (x §298) (> chadel). Comme dans rap(i)du > rade ‘rapide’, le d redevenu intervocalique n’est plus concerné par la lénition intervocalique, qui affecte seulement ð (vīta > °vide > AF viðe Alex > AF vie Rol) (x §320). En trajectoire très faible cap(i)tellu > chael ‘chef (militaire)’, le sort de la labiale est celui précédemment décrit, mais la dentale a progressé davantage sur la trajectoire de lénition avant d’être par la syncope placée en position appuyée : elle est arrivée jusqu’à ð (cap(i)tellu > °chavedel > °chaveðel). C’est ainsi que se présente la différence entre la trajectoire faible (d en position appuyée) et la trajectoire très faible (ð en position appuyée). Redevenu intervocalique après la chute de la labiale en coda, le ð connaît le même sort que tous les autres ð intervocaliques (> zéro), alors que le d dans la même position demeure. La trajectoire très faible est ainsi le produit du fait qu’une dentale, déjà arrivée en position appuyée, redevient intervocalique parce que la coda disparaît, puis en tant que ð poursuit la lénition intervocalique qui l’élimine. Le même cas se présente lorsque la coda est une vélaire dans les autres cas mentionnés sous (127): dans 3s cōg(i)tat la vélaire aboutit à jj selon la règle (> °cōjj(i)da x §98), puis la syncope place la dentale en position appuyée et cause la dégémination de yod (> °cōj.da). Lorsque le yod se vocalise pour produire avec la voyelle précédente la diphtongue ui (le o ayant été relevé à u par le yod en coda x §172), le d redevient intervocalique mais n’est plus concerné par la lénition intervocalique (> AF cuide). Si en revanche la dentale arrive jusqu’à ð avant d’être placée en position appuyée (> °coj.ða), ce ð sera amuï selon la règle lorsqu’il redeviendra intervocalique (> AF cuie). 2. Trajectoire très faible : dossiers particuliers L’étymologie de FC foie est notoirement difficile et multiple, dans la Romania comme en français. A partir de lc fīcātu, il faut poser pour l’AF : °ficatu > feie, foie FC foie, °fīcatu > fie, °fīticu > firie (Rol 278), °fiticu > fege (Fouché 1952-1961 : 157, 177, 616, Pope 1934 : §645b). L’étymon qui a produit le mot du FC, °ficatu > feie, foie, a connu une évolution qui se conçoit dans les termes de la trajectoire très faible (Rq1). Digita > deie, doie ‘unité de mesure évaluée à l’épaisseur d’un doigt’ et digitāle > deel ‘dé à coudre’ sont basés sur les formes réduites °dita et °ditāle (x §213.7, Gierach 1910 : §30).
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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3. d > zéro en trajectoire faible Si l’évolution du type tepidu > tieve FC tiède est phonétique, le d (comme le p) est allé au terme de sa trajectoire intervocalique d > ð > ø (x §320), produisant un hiatus de deux voyelles atones qui se réduit à schwa. Mais tepidu > tieve FC tiède peut également relever tu type prīncipe > prince (x §267.2), i.e. avoir perdu sa syllabe finale entière : dans ce cas AF tieve est l’aboutissement régulier de °tepi. Or le type prétonique, représenté uniquement par des toponymes, appuie l’évolution phonétique : Cupedonia > Covedonia (attesté en 1006, Nègre 10234) > Couvonges (Meuse), Ermedōnis > Ermont (Val-d’Oise) et Cervedūnum > Cervon (Nièvre). Ces mots n’ont assurément perdu aucune syllabe mais la labiale et la dentale ont précisément comme dans le type tepidu > tieve FC tiède éprouvé l’évolution intervocalique régulière, aboutissant à v pour celle-là, à zéro pour celle-ci. L’élimination de la dentale en position intervocalique (qui n’a pas d’alternative) a donc créé un hiatus atone-tonique dans °Couveonges qui s’est résolu selon la règle (élimination de l’atone x §261). Enfin, le fait que la diphtongaison ait eu lieu dans tepidu > tieve FC tiède dément l’idée que ce mot relève du type prīncipe : les emprunts tardifs n’ont plus diphtongué (x §267.2). 4. tj devenu ʦj par assibilation (x §282) est également représenté en position forte secondaire, mais uniquement en trajectoire forte et position posttonique : °min(u)tiāre > mincier ‘couper en menus morceaux’, part(ī)tiōne > parçon ‘partage’ etc. Le groupe Cʦj produit par la syncope n’est pas réduit (CʦC est stable x §§29, 284) et la métathèse ʦj > jʦ est bloquée selon la règle en présence d’une coda (x §284). 5. Type male-dīcere > maleir ‘maudire’ La persistance de la voyelle prétonique dans le type male-dīcere > maleir ‘maudire’ est due à la frontière morphologique : dans AF maleir cette voyelle est traitée comme une finale (le composé n’était pas encore lexicalisé), alors que dans AF maudire elle a connu un traitement proprement prétonique, conduisant à sa disparition (le composé était déjà lexicalisé, i.e. considéré comme un seul item). Il en va de même pour bene-dīcere > beneir FC bénir. Enfin, obœdīre > obeir FC obéir est savant (maintien du b intervocalique). Références bibliographiques : 1. Général : Gierach 1910 : d aux §§4, 48, 52.2 d > ø, 53, 117-120, deux dentales réunies par la syncope aux §§9-17, t aux §§4, 33, 49-53, 69-74, 94, 101-103, 110, s au §125 ; Seifert 1919 t posttonique ; Bourciez et Bourciez 1967 : §141 (tout sauf §141-1° t,d) ; Meyer-Lübke 1908 : §128 t,d ; Fouché 1952-1961 : 464 sqq., 496 sqq., 797 sqq. ; Brittain 1900 : §§102 sq. ; Pope 1934 : §§350, 353 sq. ; Nyrop 1914 : §382-2° t, §390-2° d ; Clédat 1903b : 213-225, 1917 : §128 ; Matte 1982 : 181 t,d ; Regula 1955 : 119 d, 119, 131, 135 sq., 149-151 t ; Schwan et Behrens 1925 : §122-2° t,d ; Lausberg 1967 : §§521-523. 2. Type °min(u)tiāre tj > ʦj : Gierach 1910 : §126 ; Regula 1955 : 169 ; Schwan et Behrens 1925 : §195 ; Clédat 1903b : 222 sq. ; Nyrop 1914 : §474-4° ; Regula 1955 : 169.
19.3.4 Vélaires k,g 19.3.4.1 k,g+a 271
Lorsque la syncope agit de bonne heure (trajectoire forte), k+a est placé en position appuyée tel quel et y participe à la palatalisation gallo-romane k > ʧ (qui pour les mots latins n’a lieu qu’en position forte x §105) : °gran(i)ca > °granka > granche FC grange. Lorsqu’en revanche la syncope se fait attendre (trajectoire faible), k+a a le temps de voiser à l’intervocalique et arrive en position appuyée sous la forme de g, qui devant a est palatalisé en ʤ selon la règle : °gran(i)ca > °granga > grange (Rq1). Les deux trajectoires sont génératrices d’une importante variation géographique et de nombreux doublons.
356
Partie 3. Phonétique Historique
G+a est également représenté en trajectoire forte et faible. Dans celle-là g arrive en position appuyée tel quel et y est palatalisé en ʤ (nāv(i)gāre > nagier FC nager). Celle-ci permet à la lénition intervocalique d’aller à son terme et produit jj selon la règle (x §323) (castigāre > chastiier FC châtier). (128) Tableau 6 : k+a en trajectoire forte et faible trajectoire forte lat AF granche k postton. > ʧ °gran(i)ca pert(i)ca perche pesche pe(r)s(i)ca préton. °nīd(i)cāre nichier mast(i)cāre maschier °trīn(i)cāre trenchier g postton. > ʤ celt Bitur(i)gas celt Catur(i)gas nagier préton. nāv(i)gāre °rūm(i)gāre rongier fungier fūm(i)gāre
FC grange pêche nicher mâcher trancher Bé(d)orges Chadorges nager
trajectoire faible lat AF > ʤ °gran(i)ca grange ped(i)ca piege Lemov(i)ca °nīd(i)cāre nigier °niv(i)cāre negier clēr(i)cātu clergié – > jj castigāre °exmagāre
FC piège Limoges nicher neiger clergé
chastiier châtier esmaiier ‘troubler’
‘fumer’
Remarques 1. K+a connaît quelques cas en trajectoire très faible dus au caractère savant des mots qui a retardé la syncope à tel point que la lénition intervocalique a pu aller jusqu’à son terme, i.e. jj (pācāre > paiier FC payer x §323). Arrivé à ce stade, la prétonique ne peut plus être syncopée puisqu’elle est entravée par le jj : commūnicāre > comuniier FC communier, excommūnicāre > escomeniier FC excommunier, supplicāre (> °sopplej.jer) > soploiier FC supplier, applicāre > aploiier FC appliquer, °auct(ō)ricāre > otroiier FC octroyer. Peut-être le retard de la syncope est-il également motivé par un groupe CC à gauche de la voyelle atone : °formīcāria > formiiere FC fourmilière, formicāre > formiier FC fourmillier. 2. Sur oga > ova dans corr(o)gāta > corvee FC corvée et interr(o)gāre > enterver ‘interroger’ voir §317.3. 3. L’idée que ʧ, ʤ ne sont pas issus de la palatalisation mais représentent un yod renforcé en position forte (réf. bibl. 3) n’est pas compatible avec les faits et doit être écartée (Straka 1979 [1970] : 353 sqq. en fait la démonstration). Selon cette hypothèse la vélaire dans -Cica a été éliminée (°granica > °grania), puis le i s’est consonifié (x §66) (> °granja) et le yod a été renforcé en ʧ,ʤ (x §107) (> granʤe = grange). Mais le voisement de l’affriquée résultante contredit cette perspective : yod renforcé produit uniquement ʤ (rabia > rage), sauf après obstruante sourde (sēpia > seche FC seiche) (x §285.1). Si dans des cas comme pertica > perche on peut attribuer le ʧ sourd au t précédent, une sonante précédente devrait produire uniquement ʤ, ce qui n’est pas le cas : la variation ʧ / ʤ est dans ce contexte comme ailleurs générale (°granica > granche, grange) et souvent ʧ est le seul aboutissement documenté (°trīn(i)cāre > trenchier FC trancher, °pend(i)cāre > penchier FC pencher). La seule source possible de la variation ʧ / ʤ est le mécanisme trajectoire forte / faible qui est à l’œuvre pour toutes les consonnes, labiales, dentales et vélaires. Par ailleurs, l’évolution basée sur un yod renforcé est impossible pour les cas où la voyelle précédant la vélaire n’est pas i,e : dans coll(o)cāre > colchier, couchier FC coucher, mand(ū)cāre > mangier FC manger °trād(u)ca > troche il n’y pas de source pour le yod. On a pu encore songer à une évolution basée sur le renforcement de yod, mais lequel au lieu de provenir d’un i consonifié continuerait la vélaire devenue yod et placée en position appuyée par la syncope : °gran(i)ca > °gran(i)jja > °granja > grange (Marchot 1901 : 93, Clédat 1917 : §134). Cette hypothèse est caduque pour la même raison que la précédente (existence de la sourde ʧ après sonante).
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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4. On a souvent réduit l’évolution C(v)k+a > ʧ,ʤ à la finale -ica, en l’opposant à -icu (x §272) (par exemple Straka 1970 dont le titre mentionne -ica et -icu). Or les deux paradigmes en question ne sont en rien définis par le timbre de la voyelle précédant la vélaire. Pour C(v)k+a, il est vrai que dans la grande majorité des cas la voyelle promise à la syncope est i, mais il existe And(e)cāvu > Anjou, And(e)cāvis > Angiers FC Angers, mand(ū)cāre > mangier FC manger, °trād(u)ca > troche et coll(o)cāre > colchier, couchier FC coucher. 5. Outre la variation ʧ / ʤ, il existe des formes avec palatale (ʎ ou ɲ) : basil(i)ca > Bazeille, °gran(i)ca > gragne FC grange, (nux) gallica > gaille, jaille ‘noix’, (dies) domin(i)ca > dimagne FC dimanche, °mentiōn(i)ca > mençogne FC mensonge etc. Si comme l’entend Straka (1979 [1970] : 354-356) il s’agit de formations basées sur -ia, -ea (°gran-ea plutôt que °gran(i)ca, celui-ci donnant AF grange, granche, celui-là AF gragne), aucune vélaire n’est impliquée et l’aboutissement palatal est produit selon la règle. Alternativement, il s’agit d’une évolution basée sur -ica qui implique une réduction précoce de la vélaire (ika > °ijje > °ije > ie comme pīca > pie x §323), si bien que i se consonifie et palatalise le n,l précédent : °granica > °grania > gragne. Les deux scénarios sont considérés par le FEW 4 : 37b, 227a note 6 (avec des références bibliographiques supplémentaires). Quelle que soit l’étymologie à l’origine des formes avec palatale, elles sont selon Straka (1979 [1970] : 356) géographiquement restreintes au Nord, Nord-Est et Est (sauf Alamannia / Alamannica > Allemagne). Nauton (1954 : 232 sqq.) et Straka (1979 [1970] : 354-356) en ont fait le relevé. Voir encore Fouché (1952-1961 : 937 sq.). Références bibliographiques : 1. Données : Gierach 1910 : §§20-23, 43-45, 77-81, 91 sq., 96-99, 106 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §143 ; Regula 1955 : 118 sq. ; Fouché 1952-1961 : 467-70, 492 sqq., 797 sqq. ; Clédat 1917 : §§134-136 ; Bauer 1903 : 13 sqq. ; également dans les références ci-dessous. 2. ʧ, ʤ avatars de k,g palatalisés : Straka 1979 [1970] : 353 sqq. ; Meyer-Lübke 1908 : §128 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §122-2° ; Rheinfelder 1953 : §487 sq. ; Nyrop 1914 : §401-2° ; Pope 1934 : §§349, 352 ; Clédat 1917 : §134 ; Marchot 1901 : 91-94. 3. ʧ, ʤ issus de yod renforcé : Marchot 1901 : 93 ; Clédat 1903a : 136 ; Nauton 1954 : 231 sq., 243 sqq.
19.3.4.2 k,g+u,o 272
En position intervocalique, les vélaires suivies de u,o sont de droit éliminées en position interne (sēcūru > seur FC sûr x §322), mais peuvent (graecu > grieu FC grec) ou non (°vērācu > verai FC vrai, le yod final étant l’aboutissement de la vélaire x §323.2) être amuïes par l’action d’un u,o final (x §318). Les vélaires en position forte secondaire C(v)+k,g+u (il n’y a pas de cas devant o) se trouvent dans cette situation avant l’action de la syncope. Celle-ci a pu intervenir assez tôt pour les en extraire avant qu’elles ne soient amuïes par l’action du u suivant. La vélaire apparaît alors en AF en tant que k (syncope précoce : clēr(i)cu > clerc) ou g (syncope plus tardive : ver(ē)cundia > vergoigne FC vergogne). Il s’agit là des évolutions en trajectoire forte (> k) et faible (> g) qui sont illustrées sous (129) : quatre mots seulement répondent à cette situation, tous avec lc k. Lorsqu’en revanche dans le type sourd C(i)+k+u la vélaire a été amuïe par le u suivant avant qu’elle ne soit sauvée par la syncope, l’hiatus Ciu est créé (car la voyelle promise à la syncope est toujours i ici : °sedi(c)u > °sediu). Le i se consonifie alors (> °sedju x §66), puis se renforce en ʤ selon la règle (> siege FC siège x §287). Ce type est illustré sous (130) (Rq1). Enfin, le type voisé C(v)+g+u est très peu représenté : la vélaire est toujours éliminée (celt Rotomagu > °Rotomau) et la diphtongue au qui en résulte fusionne en -o selon la règle (Rodomo est attesté au 8e siècle). Atone, -o se réduit ensuite à schwa et tombe (> Rouem FC
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Partie 3. Phonétique Historique
Rouen) (x §246.5). Lorsqu’en revanche la diphtongue créée par la chute de la vélaire est tonique, elle demeure (sarcophagu > sarcou, sarqueu FC cercueil) (Rq2). (129) Tableau 7 : k+u vélaire non éliminée par le u suivant, évoluant en trajectoire forte et faible
k
trajectoire forte lat AF clerc > k clēr(i)cu parr(i)cu parc estanc °stant(i)cu
FC
trajectoire faible lat AF > g ver(ē)cundia vergoigne
FC vergogne
étang
(130) Tableau 8 : ik+u vélaire éliminée par le u suivant, puis renforcement du i consonifié R=sonante, D=obstruante voisée, T=obstruante sourde lat > ʤ baleāri(c)u tenebri(c)u b. D__ > ʤ °sedi(c)u Leodi(c)u °jūdi(c)u c. VT__ > ʤ silvāti(c)u villāti(c)u herbāti(c)u d. C.T__ > ʧ porti(c)u forasti(c)u a. R__
AF baillarge tenierge siege
FC ‘orage’ ‘sombre’ siège Liège
juge sauvage vilage village erbage herbage porche forasche farouche
lat mani(c)u °petri(c)a medi(c)u °pedi(c)u chīrurgi(c)u viāti(c)u °corāti(c)u formāti(c)u domesti(c)u levisti(c)u
AF mange pierge miege piege surge voiage corage formage domesche luvesche
FC (le) manche ‘chemin pierreux’ ‘médecin’ ‘de noble origine’ ‘chirurgien’ voyage courage fromage ‘domestique’ livèche
Remarques 1. Voisement de l’affriquée L’affriquée issue du renforcement est voisée (ʤ) après sonante (130a) (baleāri(c)u > baillarge ‘orage de printemps’) et obstruante voisée (130b) (°sedi(c)u > siege FC siège), ce qui est attendu : les affriquées de cette provenance sont de droit voisées (rabia > rage, jūrāre > jurer) sauf après obstruante sourde, qui impose son voisement (sēpia > seche FC seiche) (x §285.1). Or dans le type Ciu étudié ici l’affriquée est également voisée après obstruante sourde (130c) : silvāti(c)u > sauvage. La raison en est que cette obstruante sourde, soumise à l’action intervocalique, est elle-même déjà voisée au moment de la consonification : silvāti(c)u > °silvādiu > °silvādju > sauvage. Cela est confirmé par le fait que lorsqu’elle n’est pas intervocalique mais appuyée (et donc ne peut voiser), l’affriquée à sa droite est bien sourde (130d) : porti(c)u > porche (après avoir dévoisé le yod renforcé, le t est éliminé en tant que consonne médiane d’un groupe CCC x §67). Alors que le voisement des affriquées issues de k+a n’est pas prédictible et produit une forte variation ʧ / ʤ (x §271), celui des affriquées continuant ik+u est prédictible (selon la distribution indiquée supra) et ne génère aucune variation : l’amuïssement de k en élimine la source, i.e. la différence habituelle entre trajectoire forte et faible. 2. Type voisé C(a)+g+u Le type celt Rotomagu > Rouem FC Rouen expliqué dans le texte principal est encore illustré par d’autres toponymes celtiques (x §246.5). L’hapax sarcophagu > sarcou (Rol 2966), sarqueu (Alex 583) FC cercueil (FC -eil par analogie, voir Bourciez et Bourciez 1967 : §66-rq1) a donné lieu à des interprétations diverses (réf. bibl. 5). On peut penser qu’il s’agit du seul mot en -C(a)+g+u qui après l’élimination de la vélaire produise un hiatus tonique-atone, et ce de la manière suivante. Dans AF sarcou la diphtongaison de o n’a pas eu lieu, ce qui veut dire que la tonique a été entravée. Par conséquent la syncope a d’abord placé la vélaire en position appuyée et ainsi
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
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créé l’entrave (sarcophagu > °sarcov.gu). Ensuite la labiale en coda a été éliminée selon la règle (x §298) (> °sarcogu) et la vélaire est ainsi redevenue intervocalique, contexte où entre deux voyelles vélaires elle est amuïe de droit (x §322), ce qui crée un hiatus toniqueatone qui devient diphtongue selon la règle (> sarcou) (x §205, fāgu > fou ‘hêtre’). Dans AF sarqueu (= sarkø, qu valant k) la diphtongaison o > uɔ a eu lieu (sarcophagu > °sarkuɔvagu). Cela a été permis par une syncope plus tardive (> °sarkuɔv.gu). La labiale a ensuite été éliminée en coda (x §298) (> °sarkuɔgu), tout comme le g redevenu intervocalique devant u (> °sarkuɔu). Enfin, l’hiatus final tonique ɔ > uɔ plus -u# atone se résout en eu [ø] selon la règle (x §218). Défendue notamment par Straka (1953 : 301, 1979 [1970] : 348 sqq.), il existe depuis MeyerLübke (1890 : §538) (qui dans Meyer-Lübke 1908 : §123 se rallie à l’analyse basée sur la consonification) l’idée que le yod renforcé en affriquée dans -icu n’est pas le i consonifié mais l’avatar de la vélaire. Il est en effet possible que la vélaire aboutisse à yod devant -u final : c’est son sort dans le type °vērācu > verai FC vrai (x §318) où elle échappe à l’action du -u final parce que celui-ci est réduit à schwa assez tôt pour ne plus l’amuïr. On aurait donc °sedicu > °siedikə > °siedijə. Ensuite la syncope s’applique (> °siedjə) et le yod se renforce (> siege). Ce scénario rencontre deux obstacles, dont le second est dirimant. D’une part c’est l’évolution ij qui subit la syncope en laissant yod en place. Or yod est absorbé par un i adjacent (striga > °strija > estrie ‘sorcière’, magistru > °majistru > maistre FC maître, sauf dans quelques cas où celui-ci a eu le temps de devenir e selon la règle en syllabe fermée (sagitta > °sajjete > saiete ‘flèche’) (x §148.3). D’autre part, si tous les cas de -icu suivaient le type sagitta > saiete, le yod issu de la vélaire, s’il a existé, est nécessairement géminé (x §§120, 323) (pācāre > paiier FC payer) : -Cicu > -Cijjə > -Cejjə. A cette étape le i atone devenu e est entravé et donc ne peut subir la syncope. Pour que jj dégémine il faut attendre l’élimination du schwa final (-Cejjə > -Cej), mais alors la syncope est également exclue puisque le yod final forme avec la voyelle précédente une diphtongue (°vērācu > °verajjə > °veraj > verai FC vrai, et ce également lorsque celle-ci est atone : vectūra > °vej.tūra > veiture FC voiture x §198). Il n’existe donc aucune voie qui permette à yod issu de la vélaire de devenir appuyé. Contredit par Zauner (1920 : 618 sq.), Stimming (1919 : 154) soutient l’idée étrange que la vélaire dans -icu a été palatalisée par le schwa issu de -u final : -icu > °-icə > -iʤə. Peutêtre a-t-il pris le -e transcrivant schwa pour une voyelle antérieure. Sur medi(c)u > meie, mire (à côté de miege, attendu) ‘médecin’, voir §288. Dans quelques mots tardifs, savants ou empruntés au latin, k intervocalique est éliminé par le -u suivant, mais le i du -iu résultant ne se renforce plus et le résultat est -ie (Fouché 1952-1961 : 507, 943, Rheinfelder 1953 : §719, Stimming 1919 : 155, Regula 1955 : 119). Ainsi canonicu > °canoniu > AF chanonie, qui dès le 11e siècle devient AF chanoine par métathèse (x §288). De même monachu > AF monie > AF moine, apostolicu > AF apostolie > AF apostoile, sardonicu > AF sardonie > AF sardoine, rūsticu > AF rustie > AF ruiste ‘rude, violent’ (FC rustre), Lingonicum > Langoine, [Ceno]mannicum > Maine, vettonica > AF betonie > AF betoine ‘betonica officinalis, plante des bois’. On relève un cas où le yod issu de la consonification, au lieu de se renforcer, pratique la métathèse (x §284) : rūsticu > °rūst.ju > ruiste (à côté de ruste) ‘rude, violent’ FC rustre. Cela suppose une métathèse stj > jst basée sur un groupe tj non assibilé (x §282), dont le t apparaîtra tel quel en AF.
Références bibliographiques : 1. Général : Gierach 1910 : §§4, 40, 76, 78, 92, 107, §96 état de l’art ; Nyrop 1914 : §400-2° Rq ; Bauer 1903 : 13 sqq. 2. Yod issu de la consonification : Meyer-Lübke 1908 : §123 ; Rheinfelder 1953 : §719 ; Pope 1934 : §352 ; Fouché 1952-1961 : 459-3°, 935 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §149 ; Clédat 1917 : §134 ; Nauton 1954 : 243-248.
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Partie 3. Phonétique Historique
3. Yod continue la vélaire : Meyer-Lübke 1890 : §538 ; Horning 1902 : 21 sq. ; Straka 1953 : 301, 1979 [1970] : 348 sqq. ; Schwan et Behrens 1925 : §148 ; Richter 1934 : §§82, 106, 140 ; Regula 1955 : 119, 131, 148 ; Alessio 1951-1955 I : 207. 4. G+u : Meyer-Lübke 1908 : §119 ; La Chaussée 1976 ; Fouché 1952-1961 : 629 sq. ; Stimming 1919 : 132. 5. Sarcophagu > sarcou, sarqueu FC cercueil : FEW 11 : 231a ; Richter 1934 : §§124, 136, 147Ia, 150 ; Meyer-Lübke 1890 : §523 ; Pope 1934 : §§263, 341, 556.
19.3.4.3 k,g+i,e 273
K suivi de i,e aboutit à ʦ en trajectoire forte selon la règle (syncope de bonne heure : °domn(i)cella > dancele FC donzelle), à sa version voisée ʣ en trajectoire faible (syncope plus tardive, aboutissement régulier en position intervocalique x §99 : °domn(i)cella > donzele FC donzelle). Il n’y a pas de cas avec g+i,e (Rq1). (131) Tableau 9 : k+i,e > ʦ (trajectoire forte) postton. préton.
lat hirp(i)ce pūl(i)ce °dōd(e)ce °domn(i)cellu °domn(i)cella off(i)cīna berb(ē)cīle
AF herce puce doce dancel dancele uissine bercil
FC herse douze ‘jeune homme’ donzelle usine ‘bercail’, cf. Bercy
lat rōmān(i)ce poll(i)ce
AF romanz pouz
FC roman pouce
nav(i)cella med(i)cīna rād(ī)cīna °dūr(i)cīre °pull(i)cella
nacele mecine racine durcir pucele
nacelle ‘médecine’
AF berzil doze resel
FC ‘bercail’ douze réseau
pucelle
(132) Tableau 10 : k+i,e > ʣ (trajectoire faible) lat postton. °domn(i)cellu °domn(i)cella off(i)cīna
AF donzel donzele uisine
FC ‘jeune homme’ donzelle usine
lat °berb(ē)cīle °dōd(e)ce °rēt(i)cellu
Remarques 1. g+i,e Pour la voisée g+i,e on ne peut faire valoir qu’AF coillir FC cueillir qu’à tort les grammaires font souvent remonter à °coll(i)gīre, alors qu’il procède de la forme attestée collig(e)re où la vélaire ne s’est donc jamais trouvée en position forte secondaire. La forme non attestée °coll(i)gīre doit son existence uniquement à l’idée que le yod qui palatalise la latérale (dans l’infinitif AF coillir autant que dans les formes conjuguées, AF 3s cueilt) est l’avatar de la vélaire : °coll(i)gīre > °coll(i)jīre > °colljīre. Or afin de pouvoir faire tomber le i précédant la vélaire il faut qu’il soit atone, d’où l’introduction de -īre non attesté (Nyrop 1914 : §423-2°, Fouché 1952-1961 : 820, Pope 1934 : §943). Cette évolution ne peut être correcte puisque g+i,e intervocalique produit un yod géminé (x §98) qui s’il avait existé aurait entravé le i précédent qui donc ne serait jamais tombé. Par conséquent le yod a une autre source : il est de droit à la 1s colligō > °coljo > cuele FC (je) cueille puisque la vélaire est éliminée par le -ō suivant (x §322) et l’hiatus résultant produit le yod par consonification (x §66). Il faut ainsi conclure avec Rheinfelder (1953 : §290) et Bourciez et Bourciez (1967 : §100-Rq2) que les autres formes du paradigme verbal (où la latérale palatalisée est généralisée) sont analogiques à partir de la 1s. 2. Avis reçu et formes voisées Sauf pour les numéraux 11 à 16 (Rq3), l’avis reçu rechigne à admettre que k+i,e puisse aboutir à la voisée ʣ > z. Cela est étrange étant donné, justement, que la voisée dans ces
Chapitre 19. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 1. obstruantes
361
numéraux est attribuée à une syncope retardée, ce qui correspond précisément aux conditions de la trajectoire faible qui produit les voisées pour toutes les autres consonnes en position forte secondaire, en variation avec les sourdes issues de la trajectoire forte. On constate pour k+i,e exactement cette même variation. Dans l’aboutissement voisé le résultat de k+i,e > j+ʦ (°domn(i)cella > °domejʦella) est régulièrement voisé en position intervocalique (comme dans placēre > °plajʦēre > °plajʣir > plaisir x §141) puisque le yod n’est encore que flottant et le ʦ par conséquent, intervocalique (> °domejʣella). La syncope, tardive, élimine ensuite la prétonique qui n’est pas entravée puisque le yod n’est que flottant (> °domʣella), d’où AF donzele FC donzelle. Si en revanche la syncope est intervenue de plus bonne heure le ʦ n’avait pas le temps de voiser à l’intervocalique et l’aboutissement est AF dancele FC donzelle. Enfin, un troisième cas de figure se présente lorsque, la syncope se faisant encore attendre davantage, le yod flottant de l’étape °domejʣella a eu le temps de s’ancrer en coda (> °domejʣella) et ainsi bloque la syncope qui n’aura plus lieu, d’où AF damoisele FC demoiselle. Il en va de même pour °domn(i)cellu > dancel, donzel, damoisel FC damoiseau. Plutôt que de suivre cette voie tout à fait régulière, les auteurs préfèrent jouer l’emprunt au Nord (picard, wallon) et à l’Est (lorrain) pour expliquer les formes voisées (Gierach 1910 : §128-1°). Le FEW 7 : 335a concède que la voisée dans AF uisine est due à une syncope plus tardive (par rapport à AF uissine < off(i)cīna), mais la place en dehors du francilien. Seul Marchot (1901 : 89) dérive la voisée z dans AF berzil par voie phonétique. Enfin, Clédat (1903b : 212) raccroche berb(e)cīle > berzil à son analyse des numéraux (Rq3) qui veut que la voisée précédente, ici b, ait transmis son voisement au k > ʦ, mais ne mentionne pas les cas où la consonne précédente est sourde mais produit tout de même [z] (off(i)cīna > uisine FC usine). Pour AF donzel, donzele il joue l’analogie. 3. Numéraux 11 à 16 Les chiffres 11 à 16 en -deci(m) présentent une affriquée voisée ʣ : °ūnd(e)ce > onze, °dōd(e)ce > doze FC douze, °trēd(e)ce > treze FC treize, °quatord(e)ce > catorze FC quatorze, °quīnd(e)ce > quinze, °sēd(e)ce > seze FC seize. De l’avis général (Rheinfelder 1953 : §§479, 744, Schwan et Behrens 1925 : §137 note, Fouché 1952-1961 : 469, Bourciez et Bourciez 1967 : §115-Rq1), ce voisement ʦ > ʣ à l’intervocalique est dû au retard qu’a pris la syncope étant donné l’autonomie prolongée dont a joui -deci (avec e tonique) avant de ne faire qu’un avec le numéral à sa gauche (le e devenant alors posttonique et syncopable). Meyer-Lübke (1884 : 233, 1908 : §124), Pope (1934 : §351) et Clédat (1903a : 136 sq., 1917 : §133) au contraire attribuent la voisée ʣ au fait que dans °ūnd(e)ce, °quatord(e)ce et °quīnd(e)ce le ʦ issu de la palatalisation a été par la syncope placé après le d appuyé, qui aurait eu en position forte assez de force pour lui transmettre son voisement. Les aboutissements de °dōd(e)ce, °trēd(e)ce et °sēd(e)ce où le d n’est pas appuyé seraient alors analogiques à celles où il l’est. Cette interprétation ne peut être correcte puisqu’aucune sourde n’est jamais voisée en position appuyée, quelle que soit la consonne à sa gauche (dans le type sēpia > seche FC seiche x §285.1 c’est une sourde en coda qui modifie le voisement de la consonne appuyée, mais cela concerne uniquement la sonante yod > [ç]) : Gierach (1910 : §128-3°) en fait la démonstration avec derb(i)ta > dertre FC dartre et berb(e)cīle > bercil ‘bercail’. Clédat (1903b : 223) admet les faits mais n’en tire aucune conséquence. De fait l’évolution des numéraux est parfaitement régulière : l’autonomie prolongée de -deci(m) avec e tonique retarde la syncope. Le ʦ est ainsi placé en trajectoire faible, où il a le temps de voiser en ʣ en position intervocalique. Références bibliographiques : Gierach 1910 : §§4, 41, 127 sq., pp. 90 sq. ; Clédat 1903a : 136 sq., 1917 : §132 ; Fouché 1952-1961 : 492 sqq. ; Regula 1955 : 73 ; Rheinfelder 1953 : §§477-479 ; Schwan et Behrens 1925 : §137 ; MeyerLübke 1908 : §152 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §115 ; Pope 1934 : §351.
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Tobias Scheer
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 20 Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
20.1 j, w 20.1.1 Position initiale 20.1.1.1 Yod 274
A l’initiale, yod (latin comme germanique) se renforce d’abord en ɟ (occlusive palatale voisée) qui comme tous les autres ɟ de la langue (x §107) est ensuite affriqué en ʤ. (133) Tableau 1 : yod initial > ɟ > ʤ lat lat jocu jūs jocāre germ juk
AF jeu jus joer joc
FC
jouer ‘perchoir’, cf. jucher
lat jūrāre jacēre jugu °jangalōn
AF jurer jesir jou jangler
FC gésir joug ‘bavarder’
lat juncu juvene jūniu °jehhjan
AF jonc juene juin jehir
FC jeune ‘avouer’
Remarque 1. Le renforcement #j > ɟ a eu lieu dès le latin tardif : toute la Romania le pratique (Lausberg 1967 : §§329-333). Références bibliographiques : Straka 1979 [1965] : 313 sq., 317 passage par ɟ ; Rheinfelder 1953 : §402 ; Nyrop 1914 : §469 ; Regula 1955 : 96 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §138-1° ; Schwan et Behrens 1925 : §150 ; Pope 1934 : §203 ; Matte 1982 : 177.
20.1.1.2 w 275
Dans les mots germaniques, w initial se renforce en gw (> g x §264.2) : °werra > guerre. W latin en revanche aboutit à v- (valēre > valoir), sauf dans une douzaine de mots qui suivent l’évolution du vocabulaire germanique (vāgīna > gaine). (134) Tableau 2 : w initial w
germ w > g lc w > v lc w > gw
lat frk °werra frk °wadju frk worm valēre vīnu vāgīna vadu vastāre Vasconia vulpīculu
AF guerre gage gorme valoir vin gaine gué, wé gastir goupil
FC
gourme
gué gâter Gascogne
lat frk °wīsa frk °wahta frk °waiđanjan vēla vēnd(e)re vervactu vespa vīpera viscu celt °varenna
AF guise gaitier gaaignier voile vendre garait, waret guespe, wespe guivre, vivre gui, wi, visc garenne
FC guetter gagner guéret guêpe guivre gui
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
363
Remarques 1. Les hypothèses suivantes ont été formulées concernant le double traitement de lc w- initial. 1° Influence de mots germaniques quasi identiques en forme et en sens Les mots du type vāgīna ont dans un premier temps participé à l’évolution régulière w > v. Dans les cas où des mots germaniques (quasi-)homophones et ayant le même sens existaient, le w- initial germanique a été repris dans les mots d’origine latine et a ensuite donné gw selon la règle. On cite lc vadum ‘gué’, vastus ‘désert’ et vespa ‘guêpe’ qui sont ainsi devenus °wadu, °wastu et °wespa sous l’influence du frk °wad ‘gué’, °wōsti ‘désert’ et °wapsa ‘guêpe’ pour donner en AF gué, gastir FC gâter et guespe FC guêpe. Ainsi Brittain (1900 : §80), Meyer-Lübke (1908 : §155), Bourciez et Bourciez (1967 : §163Rq1), Fouché (1952-1961 : 559-Rq2-3), Rheinfelder (1953 : §429), Pierret (1994 : §354). 2° Double emprunt Selon Fouché (1952-1961 : 561-Rq4) le type vāgīna a été emprunté en francique qui ne possède pas de v (ou β). Le v- initial est alors adapté en w dans la bouche des Francs, puis le mot est réemprunté par le pfr avec le w- germanique qui a abouti à gw selon la règle. Les mots du type vāgīna ont fait l’objet de ce double emprunt, à la différence de ceux du type valēre. 3° Les mots du type vāgīna sont d’origine celtique : Alinei (2000 : 934 sq). 2. Il existe quelques cas de renforcement v > b à l’initiale (ainsi qu’en position appuyée x §289.5) : °vervīce lc vervēx > berbiz FC brebis, Vesontiōne > Besançon. Références bibliographiques : 1. Germ w- : Rheinfelder 1953 : §427 sq. ; Fouché 1952-1961 : 559-563 ; Gamillscheg 1970 [1934] : III §§33 sq. ; Regula 1955 : 97 sq. ; Richter 1934 : §92 ; Meyer-Lübke 1908 : §155. 2. lc w- : Rheinfelder 1953 : §429 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §163 ; Fouché 1952-1961 : 558 sq. > v, 561 sq. > gw ; Nyrop 1914 : §445-1° ; Brittain 1900 : §80 ; Meyer-Lübke 1908 : §155 ; Pierret 1994 : §354 ; Marchot 1901 : 63.
20.1.2 Yod appuyé (C+yod) 20.1.2.1 Fonctionnement général 276
a. Processus latins : dj, gj > ɟ, tj > ʦj Les groupes C.j hétérosyllabiques sont créés par a consonification de i,e en hiatus, intervenue dès la République (x §66). Leur sort dépend de la nature du C. D’abord deux processus interviennent encore en latin (témoignages dans les inscriptions, toutes les langues romanes sont affectées) : dj, gj > ɟ (135a) (x §281) et l’assibilation tj > ʦj (135b) (x §282). Il s’agit de changements spontanés (x §69), i.e. affectant tous les dj, gj, tj de la langue, en toute position (la position initiale n’est pas montrée sous (135)). (135) Tableau 3 : processus latins
a.
dj, gj > ɟ
b. assibilation
évolution d.j > ɟ g.j > ɟ tj > ʦj
position intervocalique lat AF FC moiuel moyeu modiōlu regiōne roion région ratiōne raison
lat hordeu Georgiu °fortiāre
position forte AF FC orge Jorges Georges forcier forcer
Remarque 1. On note encore dans quelques mots isolés (pariete > paroi, ariete > aroi ‘bélier’ FEW 25 : 218a, abiēte > avoi ‘sapin’ FEW 24 : 32b, quiētu > coi) ainsi que dans des formes verbales (part. prés. faciente > faisant, 3s imp faciēbat > faisoit FC (il) faisait) la perte sèche d’un yod appuyé (ou, si non encore consonifié, d’un i), devant voyelle tonique dans les exemples cités, devant voyelle atone dans auguriu > °agūru > eur FC heur. Cette perte est erratique et au cas
364
Partie 3. Phonétique Historique où la voyelle pénultième est brève elle s’allonge lorsqu’elle devient tonique : pariete > °parēte > paroi (mais capreolu > chevruel FC chervreuil). On explique cet allongement par le fait que dans le système accentuel latin (x §76) une voyelle tonique brève libre n’était pas possible (Richter 1934 : §25B, Bourciez et Bourciez 1967 : §6-Rq1, Lausberg 1969 : §149.2). Cela suppose pour la perte du yod (ou du i) une forte ancienneté où la quantité et le système accentuel latins étaient encore intacts (x §78), ce qui est confirmé par la situation romane où l’allongement est général (Lausberg 1967 : §251, Väänänen 1981a : §50).
b. Position intervocalique 277
Ensuite en pfr le C des groupes C.j est palatalisé lorsqu’il est palatalisable (cas de n, l, k), aboutissant à des consonnes palatales géminées (ɲɲ, ʎʎ, [cc] > tʦ x §283) (136a). Les consonnes non palatalisables pratiquent la métathèse si elles sont éligibles pour ce processus (cas des dentales, mais non des labiales) : C.j > j.C pour C = r,s,ʦ (x §284) (136b). Enfin, le yod suivant les consonnes qui ne sont ni palatalisables ni aptes à la métathèse, i.e. dans les groupes labiale + yod, se renforce en ɟ (ou [c] après obstruante sourde) (136c), comme partout ailleurs en position forte (initiale jocu > jeu x §§107, 274). (136) Tableau 4 : évolution en pfr : C.j en position intervocalique a. C palatalisable b. C impalatalisable c. C impalatalisable et inapte à la métathèse
évolution n n.j > ɲɲ l l.j > ʎʎ k k.j > [cc] r r.j > j.r s s.j > j.s ʦ.j j.ʦ Clab+j Clab + ɟ
processus palatalisation métathèse –
renforcement
lat cuneu palea °glacia paria bāsiāre ratiōne rabia
AF FC coing coin paille glace paire baisier baiser raison rage
c. Position appuyée 278
En position appuyée le groupe C.C.j créé par la consonification doit perdre la consonne médiane (x §67). C’est effectivement ce que l’on observe pour les groupes à consonne médiane labiale, où le yod est (comme après labiale non appuyée x §277) toujours renforcé en ɟ (puis affriqué en ʤ) : ser(v)iente > °ser.jente > serjant FC sergent (137a) (Rq1). En dehors de ce cas de figure deux situations se présentent. D’une part la palatalisation des C palatalisables n, l, k s’effectue et le résultat géminé dégémine en position appuyée selon la règle (sa première jambe est la consonne médiane x §29) : C.nj > C.ɲ,ɲ > C.ɲ (hernia > °herŋŋa > herŋe = hergne FC hernie), C.kj > C.[cc] > C.[c] (> C.ʧ > C.ʦ) (°arciōne > °ar[cc]ōne > °ar[c]ōne > arçon) (137b). D’autre part C.t.j, devenu Cʦj suite à l’assibilation (x §276) (137c), ne perd pas sa consonne médiane puisque le groupe CʦC est stable (x §284) (Rq2). (137) Tableau 5 : évolution en pfr : C.j en position appuyée C2 a. labiale b. palatalisable : n,l,k c. ʦ
C1.C2+j C1.C2+j
évolution > C1.ɟ > C.Cpal
processus C2 perdue C2 dégéminée
C1.ʦ+j
> C1.ʦj
groupe intact
lat ser(v)iente hernia °arciōne °fortiāre
AF serjant hergne arçon forcier
FC sergent hernie forcer
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
365
Remarques 1. Le fait que le groupe r.j créé par l’élimination de la labiale dans ser(v)iente > °ser.jente > serjant FC sergent ne participe pas à la métathèse (r.j > j.r x §284), ni le lj créé dans alveu > °al.ju > auge à la palatalisation (l.j > ʎʎ x §283), conduit à la conclusion que le groupe disjoint C.C précédant le i,e en hiatus a retardé la consonification de celui-ci, si bien que lorsqu’elle finit par se faire la labiale médiane tombe mais la période d’activité de la métathèse et de la palatalisation est déjà révolue. Cela place le renforcement j > ɟ en position appuyée dans une période plus tardive que la métathèse et la palatalisation. Cette chronologie est confirmée par le comportement des mots savants ou retardés pour une autre raison qui pratiquent toujours le renforcement, même si leur contexte les qualifie pour la métathèse ou la palatalisation (cēreu > cerge FC cierge x §287), ainsi que par l’intégration des mots germaniques, qui font de même (g °sturjōne > esturgeon x §286) (x §279). 2. Il existe un seul groupe C.j appuyé éligible à la métathèse mais différent de ʦ.j : le type rrj burriōne > borjon FC bourgeon. Le renforcement j > ɟ qu’il pratique procède du fonctionnement décrit à la Rq1 : la consonification est retardée par le r.r précédent et lorsqu’elle a lieu le r médian tombe mais le groupe r.j ainsi créé ne participe plus à la métathèse, révolue. 3. La situation des types hordeu > orge et verēcundia > vergoigne FC vergogne (x §281) est différente de celle des types ser(v)iente (Rq1) et burriōne (Rq2) : ici il n’y a jamais eu de yod en pfr puisque les groupes r.dj, n.dj sont devenus r.ɟ, ɲɟ dès le latin (x §276).
d. C.j tardifs (mots savants et germaniques) 279
Le yod des groupes C.j qui existent encore dans la langue lorsque la palatalisation et la métathèse n’ont plus cours est toujours renforcé en ɟ > ʤ (ou [c] > ʧ après obstruante sourde). Outre le cas des labiales + yod qui ont traversé la période d’activité des deux processus mais n’y étaient pas éligibles (x §§277 sq.), il s’agit de mots dont l’évolution populaire a été empêchée par leur caractère savant (cēreu > cerge FC cierge x §287) ou qui sont entrés dans la langue après la fin de la palatalisation et de la métathèse (vocabulaire germanique : g °sturjōne > esturgeon x §286). e. Sort de ɟ
280
Après les événements décrits aux §§276-278, des occlusives palatales ɟ existent en position intervocalique (dj, gj > ɟ : modiōlu > °moɟōlu, regiōne > °reɟōne) et appuyée (dj, gj > ɟ : hordeu > °horɟu, Georgiu > °ɟorɟu, Clab+j > Clab+ɟ : rabia > °rabɟa, ser(v)iente > °serɟente). Le sort de tous les ɟ de la langue, ceux précités comme ceux de d’autres provenances (x §107), est uniforme en fonction de la position : spirantisation en jj à l’intervocalique (> moiuel FC moyeu, roion FC région), affrication en ʤ (ou ʧ après obstruante sourde) en position forte (> orge, Jorges FC Georges, rage, sergent). 20.1.2.2 dj, gj > ɟ
281
En période impériale, dj et gj se réduisent à ɟ simple, en toute position (138). A l’intervocalique ils rejoignent ainsi g+i,e au stade ɟ (x §98), et tous les ɟ de la langue ainsi réunis poursuivent leur trajectoire intervocalique pour aboutir à jj (139). Il en va de même en position forte : dj et gj réduits à ɟ simple rejoignent g+i,e (x §104) et le résultat commun ɟ est comme tous les autres ɟ en position forte affriqué en ʤ (x §107) (140).
366
Partie 3. Phonétique Historique
Un seul cas de figure n’aboutit pas à l’affriquée en bout de course : lorsque ɟ en position appuyée est précédé de la nasale n, le groupe ɲɟ est créé (ndj > ɲɟ verēcundia > vergoigne FC vergogne, ngj > ɲɟ frk wingjan > guignier FC guignier). Or par évolution spontanée ce groupe aboutit toujours à la nasale palatale géminée : ɲɟ > ɲɲ (°long(i)tānu > lointain x §97.4). (138) Tableau 6 : dj, gj > ɟ en toute position V__V dj
#__ C.__
>ɟ
> jj
gj
>ɟ
> jj
dj
>ɟ
>ʤ
gj r.dj r.gj n.dj
>ɟ > rɟ > rɟ > ɲɟ
>ʤ >ʤ >ʤ > ɲɲ
n.gj > ɲɟ > ɲɲ
lat modiolu medianu radiu regiōne corrigia diurnu (in)de-ūsque Georgiu hordeu Georgiu verēcundia °rotundiāre frk wingjan
AF moiuel moiien rai roion correie jorn jusque Jorges orge Jorges vergoigne rooignier guignier
FC moyeu moyen ‘rayon’ région courroie jour
lat gaudia °studiāre modiu exagiu refugiu Diana dē eā rē
AF joie estoiier mui essai refui gene giers
FC étudier muid refuge ‘sorcière’ ‘donc’
Georges Georges vergogne rogner guigner
vir(i)diāriu vergier chīrurgia cirurgie Burgundia grandior graignor
verger chirurgie Bourgogne ‘plus grand’
(139) Tableau 7 : sort de ɟ en position intervocalique dj gj g+i,e
ɟ
> jj
lat modiōlu regiōne flagellu
AF moiuel roion flaiel
FC moyeu région fléau
(140) Tableau 8 : sort de ɟ en position forte
dj gj g+i,e
ɟ
>ʤ
position initiale lat AF FC jorn jour diurnu Georgiu Jorges Georges gente gent
position appuyée lat AF FC hordeu orge Georgiu Jorges Georges argentu argent
Remarques 1. La confusion de dj, gj et g+i,e (illustrée pour le pfr sous (139) et (140)), liste à laquelle il faut encore ajouter yod initial (x §274), est pratiquée par la quasi-totalité de la Romania (Lausberg 1967 : §352). Elle est également documentée par les inscriptions : Väänänen (1981a : §§95 sq.) montre que ces consonnes s’y sont à un moment donné confondues : les différentes graphies utilisées sont interchangeables à volonté, en position forte comme à intervocalique. Ainsi yod est écrit di (V__V Madio pour Maio, #__ Diauolenus pour Iauolenus), g+i,e (V__V Trogiae pour Troiae, #__ Genuarius pour jānuārius) ou z (V__V huzus pour huius, #__ Zesu pour Jesu) ; dj est écrit yod (V__V Aiutor pour Adiutor, #__ ies pour dies), g+i,e (appuyé Congianus pour Condianus) ou z (V__V oze pour hodie, #__ zebus pour diebus) ; gj est écrit di (V__V Remidium pour Remigium) ou yod (appuyé iuria pour jurgia) ; enfin, g+i,e est écrit yod (#__Ienubam pour Genavam) ou z (V__V septuazinta pour septuaginta) (inscriptions documentées par Väänänen 1981a : §§95 sq., Richter 1934 : §§39, 67, Adams 2013 : 120-123, Leumann 1977 : §139b-γ, §159b).
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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On notera l’absence de cas où yod appuyé participerait à ces graphies, dans un groupe labiale (voisée) + yod par exemple, ou après consonne sourde. La consonne notée par ces différentes graphies confondant les quatre objets étymologiques est ɟ. Il ne peut s’agir de yod (hypothèse que font tous les auteurs cités, parmi lesquels Väänänen 1981a : §96 et Adams 2013 : 120-123 x §282.2) puisqu’à l’évidence g+i,e en position forte (argentu > argent) n’a jamais été yod : le résultat de la palatalisation romane k,g+i,e est [c,ɟ] (x §104). A l’inverse, aucun yod qui aboutira à autre chose que ʤ (sauf yod intervocalique) n’est concerné par ces graphies : si elles notaient yod, elles auraient également représenté des groupes labiale (voisée) + yod ou yod après consonne sourde. La raison pour laquelle Clab+yod ne participe pas à la confusion des graphies est le fait qu’au moment de cette confusion en lt le yod de ce groupe n’était pas encore ɟ : l’évolution C.j > C.ɟ ne concerne que les groupes tardifs (x §279). L’absence de groupes C.j avec C sourde (tels k.j, t.j) parmi les confusions de graphies s’explique par le simple fait que leur évolution n’a jamais produit un stade ɟ (x §§277 sq). L’inclusion dans la confusion graphique constatée dans les inscriptions de yod intervocalique latin interroge : le toscan (pēios > peggio dʤ) et le catalan (māiu > maig ʒ) en ont tiré une affriquée (Lausberg (1967 : §471) qui suppose ɟ, mais il n’y a pas de raison de poser un passage par ɟ pour le français où yod latin intervocalique donne d’abord un yod géminé (raia > °rajje x §§119 sq.) qui ensuite se simplifie (> °raje) et le cas échéant se combine avec la voyelle précédente pour former une diphtongue (> raie (poisson)) (x §148). Il faudrait localiser les graphies confondant yod intervocalique et les trois autres consonnes, pour voir si la Gaule y participe. 2. L’évolution dj, gj > ɟ ne peut relever du pfr : elle est nécessairement latine puisque son résultat est simple et non géminé. Il est simple puisqu’un ɟɟ géminé intervocalique (modiōlu > °moɟɟōlu, regiōne > °reɟɟiōne) n’aurait pas abouti à jj mais produit l’affriquée ʤ. Le ɟ simple ne peut avoir été créé en pfr non plus puisque le résultat de la palatalisation d’une consonne par yod est toujours géminé (°glacia > °glakja > °gla[cc]a > °glatʦe > glace x §96). Richter (1934 : §39) dit précisément cela : elle place l’évolution gj > ɟ en position intervocalique aux 1e-2e siècles, i.e. en latin, exclut un passage par yod et précise que l’aboutissement, l’occlusive palatale voisée ɟ, est simple. Références bibliographiques : 1. dj, gj intervocaliques a) Général : Fouché 1952-1961 : 909-Rq1 dj, 911-Rq1 gj ; Nyrop 1914 : §475-4° dj, §477 gj ; Rheinfelder 1953 : §§493, 748 ; Richter 1934 : §§39, 61 sq., 67 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §119b gj, §148-1° dj ; Pope 1934 : §309-ii ; Regula 1955 : 169 sq. dj, 176 gj ; Meyer-Lübke 1908 : §161 ; Jordan 1923 : 148 ; Pierret 1994 : §343-Rq1 ; Matte 1982 : 71, 82, 178 ; Ségéral et Scheer 2001b : 106 sqq. b) Datation : Straka 1979 [1965] : 325, 1e siècle ap. JC ; La Chaussée 1989a : 177, 1e siècle ap. JC ; Fouché 1952-1961 : 909, 2e siècle ap. JC ou plus ancien, avec données des textes et inscriptions ; Nyrop 1914 : §475-4°, 8e siècle au plus tard (gloses de Cassel) ; Pope 1934 : §304, beaucoup plus tôt que le 4e. 2. dj, gj à l’initiale : Nyrop 1914 : §475-1° ; Rheinfelder 1953 : §§393, 405 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §148 ; Fouché 1952-1961 : 915 sq. ; Pope 1934 : §309 ; Matte 1982 : 71, 178. 3. dj, gj en position appuyée : La Chaussée 1989a : 74 sq. ; Nyrop 1914 : §475-2°, 3° ; Richter 1934 : §§39, 61 sq., 67 ; Regula 1955 : 172, 176 ; Matte 1982 : 71, 82, 178. 4. Interprétation en fonction des dialectes romans : Castellani 1965 ; Loporcaro 2011a.
20.1.2.3 Assibilation tj > ʦj 282
Egalement durant l’Empire, le t du groupe t.j est assibilé en ʦ.j. Cette évolution a lieu en toute position, intervocalique autant que forte (processus non conditionné x §69).
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Partie 3. Phonétique Historique
ʦ apparaîtra en AF tel quel en position forte (°fortiāre > °forʦjāre > forcier FC forcer), sous sa forme voisée à l’intervocalique (ratiōne > °raʦ.jōne > °rajʦōne > °rajʣon > raison). Le détail de ces deux types est étudié au §284. Remarques 1. Il existe deux (et seulement deux) sources de ʦ (ʣ) dans la langue, dont l’assibilation décrite ici est la première. De loin plus nombreux seront les ʦ (ʣ) créés plus tard par la dépalatalisation générale ʧ > j+ʦ (x §102). 2. La forte ancienneté de l’assibilation est documentée par le fait que toutes les langues romanes la pratiquent (Lausberg 1967 : §§452-455), ainsi que par de très nombreuses inscriptions où tj est rendu par (position appuyée : Crescentsianus pour Crescentianus, 140 ap. JC), (position appuyée : Vincentzus pour Vencentius), (position appuyée : Tersia pour Tertia, Monsius pour Montius) ou ζ (intervocalique : ampiζatru pour amphitheatro). L’inscription la plus ancienne date de 140 ap. JC, mais on pense que les événements sont plus anciens : Richter (1934 : §57) place l’assibilation aux 1e-2e siècles et considère qu’elle est d’abord apparue en position appuyée, quand La Chaussée (1989a : 179) la localise dans la seconde moitié du 2e siècle. 3. Les inscriptions témoignent du sort séparé de la sourde tj et de la voisée dj : Adams (2013 : 120 sqq.) observe que la graphie (parmi d’autres : x §281.1) peut représenter dj, mais ne transcrit jamais tj. De même, à la différence de l’action de yod dans dj (> ɟ), l’effet du yod pour tj s’est arrêté à l’étape assibilée ʦj : dans aucune langue romane et aucune position l’évolution n’a été poussée au-delà de ʦ (Lausberg 1967 : §§452-455). Références bibliographiques : 1. Général : Rheinfelder 1953 : §§518-527 ; Richter 1934 : §§57 sq., 64, 85 ; Lindsay 1894 : §90 ; Straka 1979 [1965] : 313 sqq. ; La Chaussée 1989a : 179 ; Fouché 1952-1961 : 909 ; Pope 1934 : §§303 sq. 2. Inscriptions, Romania : Adams 2013 : 120-123 ; Väänänen 1981a : §99 ; Joret 1874 : 66-68 ; MeyerLübke 1920 : §162 ; Sturtevant 1940 : §196b,c ; Grandgent 1934 : §§276 sq. ; Hall 1976 : 195 sq ; Leumann 1977 : §159a.
20.1.2.4 Palatalisation 283
Après l’élimination de dj, gj (x §281), la palatalisation concerne les groupes C+j présents dans la langue dont C est palatalisable : il s’agit de k+j, n+j et l+j (les labiales ainsi que r et s ne sont pas palatalisables, voir §284.4, 5 pour ces dernières). La palatalisation d’une consonne par yod en pfr produit toujours un résultat géminé (x §96) et ainsi n.j palatalise en ɲɲ (tinea > teigne note ɲɲ) et l.j, en ʎʎ (palea > paille note ʎʎ). Comme partout ailleurs dans la langue (x §§104, 106), le résultat de la palatalisation d’une vélaire est pour k.j une occlusive palatale, ici la sourde [c] et, comme il a été dit, géminée : k.j > [cc] (°glacia > °gla[cc]a). Comme tous les [c] de la langue, cette géminée [cc] est ensuite affriquée en tʧ (> °glatʧa) et dépalatalisée en j+tʦ (> °glajtʦa) (x §104). Le yod ainsi dégagé ne peut s’ancrer en présence d’une coda déjà existante (x §139), i.e. ici la première jambe de la géminée tʦ : par conséquent il est perdu (> °glatʦe) et le résultat est l’AF glace. Il va de soi que l’évolution de la voyelle tonique précédant les trois géminées ɲɲ, ʎʎ et tʦ est entravée. En position appuyée, la palatalisation produit une géminée selon la règle : C.nj > C.ɲ,ɲ (pour la nasale). La première jambe de la géminée ɲɲ se trouvant être la consonne médiane d’un groupe triconsonantique CCC, elle est éliminée (x §67), ce qui revient à la dégémination (x §29) C.ɲ,ɲ > C.ɲ (hernia > hergne FC hernie). Il en va de même pour C.k.j > C.[c].[c] > C.[c] > C.ʧ > C.ʦ (°arciōne > arçon) et C.l.j > C.ʎ.ʎ > C.ʎ (alliu > ail).
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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(141) Tableau 9 : palatalisation C+j : nj, lj, kj kj Vkj rkj lkj nkj kkj skj
> tʦ > rʦ > lʦ > nʦ > tʦ > ss
d(v)kj > tʦ nj Vnj > ɲɲ nnj rnj ŋnj lj Vlj llj
> ɲɲ > rɲ > ɲɲ > ʎʎ > ʎʎ
lat °glacia braciāre aciariu °arciōne calceāre Francia bisaccia pisciōne musciōne Cod(i)ciacu cuneu vīnea °pinniōne hernia insignia palea meliōre °molliāre
AF glace bracier acier arçon chaussier France besace poisson moisson coing vigne pignon hergne enseigne paille meillor moillier
FC
lat facia brachiu erīciōne urceolu dulcia lanceāre
AF face braz heriçon orzuel douce lancier
bras hérisson ‘bénitier’
ascia fascia
aisse faisse
‘aissette’ fasce
hernie
ūniōne °montanea frk °brunnja °borniu
oignon montagne broigne borgne
meilleur mouiller
folia fīlia alliu
fueille fille ail
brasser chausser
‘moineau’ Coucy (Aisne) coin
FC
lancer
besogne feuille
Remarques 1. La palatalisation nj > ɲɲ, lj > ʎʎ et kj > [c(c)] est commune à toute la Romania (sauf nj en sarde) (Lausberg 1967 : §§463-467). Elle s’est selon Straka (1979 [1956] : 200-202, 1979 [1965] : 324 sq.) et La Chaussée (1989a : 66, 178 sq.) produite au 2e siècle ap. JC ou plus tôt. 2. L’évolution skj > °jsʦ > jss (pisciōne > poisson) est étudiée au §144. 3. Le groupe kwj perd la consonne médiane selon la règle (x §67) et le groupe traité est ainsi k.j qui produit tʦ selon la règle : laqueāre > °lak.w.jāre > °lakjāre > lacier FC lacer (x §97.5). 4. Le groupe nj est devenu jj dans senior > °sejjor > sire FC Sire et seniōre > °sejjōre > sieur FC Mon-sieur. On attribue cette évolution à l’emploi proclitique des deux mots (Fouché 1952-1961 : 906, La Chaussée 1989a : 171). Enfin, dans seniōre > seignor FC seigneur l’évolution est régulière (> ɲɲ), et senior > sendra Serm ‘Seigneur’ relève du type pip(e)r (x §329.2). 5. Alors que le résultat géminé pour n.j, l.j ne leur pose pas de problème, les auteurs sont désemparés par celui de k.j, qu’ils cherchent à motiver par un florilège de procédés plus controuvés les uns que les autres. Ils n’ont ainsi pas saisi le parallèle entre n.j, l.j et k.j, ni encore moins que cette gémination découle de la palatalisation d’une consonne par yod et est de fait prédite (x §96). Certains ne font que constater la gémination en la plaçant avant (Meyer-Lübke 1908 : §152, Clédat 1917 : §71, Martinet 1949 : 120, Morin 1986b : 7) ou après (Pope 1934 : §306, Richter 1934 : §77) la palatalisation et en lui attribuant des vertus spontanées. Fouché (1952-1961 : 911) fait apparaître une consonne ex nihilo : kj > kty > kʦy > tʦy (« une articulation prélinguale s’est déclenchée »). Enfin, Clédat (1903b : 206-208) veut « intercaler » un tʦ géminé entre le k et le yod, puis faire tomber le k devant groupe CC. Dans une autre optique, la gémination est mise sur le compte d’une force articulatoire particulière de k par La Chaussée (1989a : 66 « force et durée […] qui équivaut à celle d’une géminée »), Matte (1982 : 80 « consonne très forte »), Bourciez et Bourciez (1967 : §117-H « ky a renforcé son articulation »), Blondin (1975 : 233 « une palatalisation conditionnée par un y subséquent provoque une plus grande dépense énergétique, c’est-à-dire si cette dépense s’étale dans le temps un allongement de la consonne ») et Rheinfelder (1953 :
370
Partie 3. Phonétique Historique §527 « k devant j articulé plus fortement que t »). Enfin, Blondin (1975 : 140) veut croire en une « réaction contre le mouillement de la consonne ». 6. Il existe un traitement tardif (emprunt au latin ou savant) qui fait aboutir tj à ʦ (assibilation) sans application d’aucun autre processus (réf. bibl. 2) : comparer l’évolution populaire °prōditia > proeise FC prouesse avec le traitement tardif °prōditia > proece FC prouesse. L’évolution peut être plus ou moins savante, par exemple dans le le suffixe -itia qui produit -eise (pop.), -ise, -ece, -ice : jūstitia > justice, justise, jostise FC justice, laetitia > leece, liece, ledece (Alex) FC liesse, pigritia > perece FC paresse. Ainsi Scotia > Escoce FC Ecosse, Bonifatiu > Boniface, servitiu > service, nutritiōne > norreçon FC nourrisson, tapītiu > tapiz FC tapis, capitiu > chevez FC chevet etc.
Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 911 sqq. ; Nyrop 1914 : §333 sq. nj, §352 lj ; Rheinfelder 1953 : §§498-504 lj, nj ; Schwan et Behrens 1925 : §198 kj, §200 lj, §203 nj ; Bourciez et Bourciez 1967 : §117 kj, §147-1° Ctj ; Meyer-Lübke 1908 : §157 ; Regula 1955 : 170-173 nj, lj, 174-176 kj ; Pope 1934 : §306 kj, §311 nj, §312 lj ; La Chaussée 1989a : 66 kj, 72 sq. lj, nj ; Matte 1982 : 80 sqq., 94 lj, nj, 177 kj, tj ; Pierret 1994 : §333 nj, §334 lj, §335 kj ; Morin 1986b kj, tj ; Jacobs 1991 ; Ségéral et Scheer 2001b : 108-110. 2. tj > ʦ dans des mots savants : Fouché 1952-1961 : 282-Rq7, 934 ; Pope 1934 : §308-ii ; Rheinfelder 1953 : §§251, 521 ; Schwan et Behrens 1925 : §193 note ; Meyer-Lübke 1908 : §157 ; Jordan 1923 : 149 ; Neumann 1878 : 80 sqq. ; Horning 1900 : 552 sqq.
20.1.2.5 Métathèse 284
La métathèse concerne les groupes C+j où C est une dentale : r,s,ʦ+yod (Rq1). Par la négative, il s’agit de tous les groupes C+j de la langue dont le C n’est ni palatalisable ni labial (x §277) ni éliminé en latin par l’évolution dj, gj > ɟ (x §281). La métathèse consiste en l’inversion du groupe hétérosyllabique C.j > j.C. Il concerne tous (et seulement) les cas où r ou s (ʦ se terminant par s) sont suivis de yod, soit : r.j (paria > paire), s.j (bāsiāre > baisier FC baiser), ʦ.j (ratiōne > raison), ainsi que tous les groupes solidaires TR (x §27) dont le second élément est r (par exemple pr.j > j.vr dans °cūpriu > cuivre). La métathèse est bloquée lorsque le groupe C.j est appuyé (x §139) (cantiōne > chançon FC chanson), sauf lorsqu’il l’est par s (x §140) (angustia > angoisse). Il n’y a que deux groupes C.j éligibles à la métathèse qui existent en position appuyée : ʦ.j issu de l’assibilation de tj (x §282) (cantiōne > °can.ʦ.jōne > chançon FC chanson) et rrj (burriōne > borjon FC bourgeon), étudiés ci-dessous dans cet ordre. Le groupe C.ʦ.j ne perd pas sa consonne médiane (x §67) : tout comme CsC, il est stable puisque s et ʦ ont des vertus particulières faisant qu’ils peuvent brancher sur le noyau vide à leur droite (x §30). Cette situation est montrée sous (142a) : ʦ dans Cʦj branche sur le noyau à sa droite et le yod se trouve en position intervocalique (puisque les deux noyaux adjacents sont remplis, celui suivant ʦ par le branchement de cette consonne). (142) Tableau 10 : Cʦj et sʦj a. °canʦjōne (< cantiōne) C V C V C V C V | | | | | | c a n ʦ j ō ne
b. °angos.ʦja (< angustia) C V C V C V C V | | | | | | an g o s ʦ j a
c. °angoj.sʦa (< angustia) C V C V C V C V | | | | | | an g o j s ʦ e
A la question de savoir si la métathèse dans cette situation (yod intervocalique et non pas appuyé) est tentée et avortée (plutôt que non engagée) il faut répondre par l’affirmative. Le groupe s.ʦj (angustia > °angus.ʦja > °angojs.ʦa > angoisse) le montre : il pratique la méta-
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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thèse à partir d’un groupe Cʦj (142b) (seul s appuyant permet la métathèse de C.j en position appuyée x §140). La réduction de sʦ à ss (par lénition intervocalique x §144) ne peut avoir lieu qu’après la métathèse puisque ce n’est que la présence du yod à sa gauche (associé à une unité CV épenthétique, grisée sous (142c) x §141) qui provoque le branchement du s, et donc le placement du ʦ en position intervocalique (142c) (Rq2). Le yod intervocalique dans C.ʦj sera plus tard la source de la palatalité BartschMussafia (x §200) qui amène -ier dans le type °fortiāre > °forʦjāre > °forʦjier > forcier FC forcer), puis disparaîtra en position intervocalique selon la règle (VjV > zéro x §148) : cantiōne > °canʦjōne > chançon FC chanson. Le type rrj burriōne > borjon FC bourgeon montre avec éclat que le yod dans Cʦj n’est pas appuyé : dans burriōne la médiane tombe (r.r.j > r.j : burriōne > °bur.r.jōne > °bur.jōne x §278.2) (alors qu’elle demeure dans Cʦj), puis le yod appuyé se renforce selon la règle (> bor.ɟon > borjon) (x §278.2). Le fait que le yod dans Cʦj ne se renforce pas est donc une anomalie : tous les groupes C.j tardifs (i.e. qui n’ont pratiqué ni la palatalisation ni la métathèse) se renforcent (x §§279, 286 sq.). La raison pour laquelle le yod dans Cʦj s’y soustrait est montrée sous (142a) : il n’est pas appuyé mais intervocalique. Enfin, le type ssj > jss (°bassiāre > baissier FC baisser) pratique la métathèse à travers une géminée qui, comportant une coda, ailleurs bloque le processus (°matteūca > maçue FC massue). De fait sj dans le type s.sj est appuyé par s tout comme l’est le type s.Cj (angustia > angoisse) : la métathèse dans les groupes Cj appuyés par s est de droit (le fonctionnement du type ssj > jss est étudié en détail au §144). (143) Tableau 11 : métathèse rj
Vrj
> jr
Vprj Vbrj Vtrj
> jpr > jbr > jtr
sj
rrj Vsj
> rɟ > js
ʦj
Vʦj
> jʦ
tʦj rʦj lʦj nʦj kʦj pʦj r(v)tj n(v)tj NCtj nksj sCj stj strj ssj
> tʦj > rʦj > lʦj > nʦj > tʦj > tʦj > rʦj > nʦj > Nʦj > ȷs̃ j > jss > jstr > jss
lat paria feria °cūpriu °ebriu arbitriu mat(e)riame burriōne bāsiāre ma(n)siōne ratiōne pōtiōne °matteūca °fortiāre °altiāre cantiōne °tractiāre captiāre part(ī)tiōne °min(ū)tiāre punctiōne anxia angustia postea ostrea °bassiāre grossia
AF paire foire cuivre ivre arvoire mairien borjon baisier maison raison poison maçue forcier haucier chançon tracier chacier parçon mincier poinçon ainse angoisse puis uistre baissier groisse
FC foire ‘illusion’ merrain bourgeon baiser
massue forcer hausser chanson tracer chasser ‘partage’ (é)mincer
lat °fūriōne coriu
AF fuiron cuir
FC furet
repatriāre ātriu ferreāre °artemisia Ambrosiu palatiu puteu frk °blettjan sortiāriu °exaltiāre crēdentia lectiōne neptia
repairier aitre fergier armoise Ambrois palais puiz blecier sorcier essaucier creance leçon niece
repairer aître ‘enchaîner’
°vēnd(i)tiōne redemptiōne
vençon raençon
celt bostia pastiōne °impast(o)riāre messiōne crassia
boisse boisseau paisson empaistrier empêtrer moisson craisse graisse
Ambroise puits blesser exaucer créance nièce ‘vente’ rançon
‘inquiétude’ huître baisser ‘grosseur’
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Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Pour ce qui concerne la métathèse, ʦ est une variété de s puisque c’est sa composante s qui est au contact du yod. ʦ se comporte également comme s par ailleurs (x §30). 2. La Chaussée (1989a: 73) place la métathèse (qui dans sa conception est une palatalisation Rq4) de t,s et ss au 2e siècle, celle de r à la fin du 3e ou début du 4e siècle. Même si la métathèse avait lieu après la réduction sʦ > ss, elle se ferait toujours à partir de la même structure (142b) où yod est intervocalique : au lieu du ʦ ce serait s qui brancherait. 3. Le type ktj (°tractiāre > tracier FC tracer), où la vélaire est perdue sans laisser de trace palatale, est étudié au §300.8. Le type ptj (captiāre > chacier FC chasser) ne nécessite pas de disposition particulière : la labiale en coda tombe assez tard pour garantir le ʦ contre le voisement (rupta > route x §298). 4. Avis reçu : transmission de la palatalité par contact, r’, s’, t’ Depuis Meyer-Lübke (1890 : §§509 sqq., 1908 : §187), l’interprétation canonique conçoit une transmission de yod par contact : dans un groupe Cj la palatalité est d’abord transmise au C qui devient C’ (= C palatalisé). Ensuite C’ relâche la palatalité à sa gauche, avant de dépalataliser : Cj > C’j > jC’j > jCj (réf. bibl. 3). Straka (1979 [1965] : 322 sqq.) a donné à cette analyse une implémentation en termes de phonétique articulatoire qui est rapportée à la Rq5. Il y aurait ainsi eu en pfr des r, s, t palatalisés (notés r’, s’, t’). L’alternative à la transmission par contact est un déplacement du yod par métathèse : Cj > jC. Cette solution est retenue par Richter (1934 : §§57, 126) qui décrit le processus en tant qu’anticipation du yod où le C du groupe Cj demeure non palatal : rj > jrj (> jr) etc. De même Darmesteter (1874 : 387). Enfin, Meyer-Lübke (1890 : §519), Regula (1955 : 167, 174) et Matte (1982 : 83 sq.) pensent que s a été palatalisé en s’ (sj > js’) alors que r, non palatalisable, a subi la métathèse (rj > jr). Ni r ni s (ni encore moins t) n’a produit des versions palatalisées qui soient décelables dans la graphie, l’évolution ou en français moderne et il y a toutes les raisons de douter des analyses qui posent des versions palatalisées r’, s’, t’ (Rq5). Tout montre au contraire que r et s (ainsi que ʦ) sont strictement impalatalisables en français, à quelque étape évolutive que ce soit (x §115, §116.2). 5. Straka (1979 [1965] : 322 sqq.) et La Chaussée (1989a : 73 sqq.) exposent le fonctionnement de la métathèse par contact telle qu’elle est conçue par Straka et ses épigones. Straka fait la différence entre les consonnes palatales (ɲ, ʎ, ʦ, ʧ, ʤ) et demi-palatales (r’, s’, t’). Contrairement aux vélaires par exemple, selon lui r,s,t ne se palatalisent que difficilement et la résistance qu’ils opposent fait que la palatalisation s’arrête à mi-chemin, produisant r’, s’, t’. C’est cette difficulté articulatoire et l’effort particulier qu’elle suppose qui ralentit les organes phonatoires et produit le yod implosif à leur gauche. Enfin, toujours à cause de leur difficile palatalité, r’, s’, t’ finissent par se dépalataliser un peu plus tard. L’analyse de Straka est donc fondée sur une propriété intrinsèque des consonnes, plus ou moins difficilement palatalisables. Cette perspective est sèchement disqualifiée par le fait que la structure syllabique n’y joue aucun rôle. Car la généralisation majeure à propos de la métathèse est qu’elle est bloquée lorsque yod est précédé d’un groupe disjoint (C.Cj), alors qu’elle s’effectue en présence d’un groupe solidaire antécédent (.TRj). Par ailleurs, si on peut songer à la palatalisation éphémère du groupe entier pour trj > °t’r’j > °jt’r’ > jtr ou même strj > °s’t’r’j > °js’t’r’ > jstr, le groupe à labiale prj > jpr (°cūpriu > cuivre) ne saurait transmettre la palatalité par contact : il n’y a pas de labiale palatalisée (ce que Straka 1979 [1954] : 550 confirme à l’occasion de son analyse de ptj captiāre > chacier FC chasser). Enfin, il n’y a pas de raison pour laquelle le r géminé dans le type rrj (burriōne > borjon FC bourgeon) ne pourrait être palatalisé en r’r’ : dans l’analyse de Straka r est palatalisable au même titre que s, et la géminée ss l’est autant en s’s’ : bassiāre > °bas’s’iāre > baissier FC
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
373
baisser. Par conséquent un yod implosif devrait apparaître à gauche du rr dans burriōne > *bujron, ce qui n’est pas le cas. 6. Sur rūsticu > °rūst.ju > ruiste (à côté de ruste) ‘rude, violent’ FC rustre, voir §272.7. Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 916 sqq. ; Rheinfelder 1953 : §510 r’, §516 s’, §519 tj, §523 stj, §530 skj ; Schwan et Behrens 1925 : §§193-203 ; Regula 1955 : 167-169 sj, ssj, stj, tj, 174 rj, 176 skj ; Bourciez et Bourciez 1967 : §117 kj, §147-2° tj, §147-Rq3 stj ; Nyrop 1914 : §476 ; Pope 1934 : §308 Ctj, tj ; Luquiens 1926 : §§193 sqq. ; Jordan 1923 : 148-151 tj, 168 sq. rj ; Matte 1982 : 93, 179 ; Pierret 1994 : §§336-338 tj, sj, rj. 2. Métathèse Cj > jC sans palatalisation de C : Darmesteter 1874 : 387 ; Richter 1934 : §57 ; Ségéral et Scheer 2001b : 112 sq. 3. Transmission de yod par contact, via s’,r’,t’ : Meyer-Lübke 1890 : §§509 sqq., 1908 : §187 ; Brittain 1900 : §125 ; Nyrop 1914 : §468-4°, §473 sj, §474 tj ; Schwan et Behrens 1925 : §193 t’, §§196 sq. s’, §§201 sq. r’ ; Bourciez et Bourciez 1967 : §182 ; Rheinfelder 1953 : §494 ; Pope 1934 : §§313315 r’,s’,ss’ ; Fouché 1952-1961 : 821-Rq, 915-917 ; Regula 1955 : 167 s’ ; Straka 1979 [1954] : 547, note 1, 1979 [1965] : 322 sqq. ; La Chaussée 1989a : 73 sqq. ; Blondin 1975 : 114, 236 sqq. ; Pierret 1994 : §327 ; de Grave 1920 : 9 ; Morin 1986b kj, tj ; Jacobs 1991 : 42 ; Posner 1997 : 243. 4. rrj (type burriōne > borjon) : Fouché 1952-1961 : 936 ; Rheinfelder 1953 : §511 ; Regula 1955 : 174.
20.1.2.6 Labiale + yod : renforcement 285
Ne permettant pas la métathèse ni n’étant palatalisables, la seule issue que les labiales autorisent pour yod à leur droite est le renforcement en occlusive palatale, sourde [c] après obstruante sourde (sēpia > °sep.ja > °sep.[c]a), voisée ɟ ailleurs (rabia > °rab.ja > °rab.ɟa). Comme tous les autres [c,ɟ] de la langue (x §107), ceux issus du groupe labiale + yod sont ensuite affriqués en ʧ,ʤ (> °sep.ʧa, °rab.ʤa), puis la labiale en coda tombe selon la règle (x §298) (> seche FC seiche, rage) (Rq1). Il existe quelques cas où le groupe labiale + yod aboutit à yod géminé : °aviolu > aiuel FC aïeul. Ici la chute de la labiale en coda, précoce, a précédé le renforcement et provoqué la gémination (compensatoire) du yod (Rq2). Dans les groupes labiale + yod appuyés, la labiale tombe en tant que consonne médiane d’un groupe triconsonantique (x §67) (ser(v)iente > °ser.v.jente > °ser.jente), puis yod se renforce (> °ser.ɟente > °ser.ʤente > serjant FC sergent). Le groupe r.j ne participe plus à la métathèse (r.j > j.r x §284) ni le groupe l.j dans alveu > °al.ju > auge à la palatalisation (l.j > ʎʎ x §283) parce que la création de ces groupes C.j, retardée par le C.C précédant yod, tombe dans une période plus tardive où ces deux processus n’ont plus cours (x §278.1). (144) Tableau 12 : labiale + yod > [c,ɟ] > ʧ,ʤ lat pj Vpj > ʧ sēpia sapiam ppj Clip(p)iacu lpj Ul(p)ia(c)u bj Vbj > ʤ rabia rubeu wj Vwj > ʤ °leviu quadruviu rwj ser(v)iente lwj al(v)eu
AF seche sache
FC seiche Clichy Ouchy
rage rouge liege carroge serjant auge
liège ‘carrefour’ sergent
lat apiariu popia frk °hāppja
AF achier poche hache
FC ‘rucher’
gōbiōne vidubiu alleviāre abbreviāre °conser(v)iu sal(v)ia
goujon veoge alegier abregier concierge sauge
(poisson) vouge alléger abréger
374
Partie 3. Phonétique Historique
lat mj Vmj > ʤ sīmiu vindēmia mmj com(m)eātu mnj somniāre mbj cam(b)iāre
AF singe vendenge congié songier changier
FC vendange congé songer changer
lat °blastemiāre laudemia
AF blastengier loenge
FC ‘blâmer’ louange
°dom(i)niōne °lu(m)beu
donjon longe
(viande)
Remarques 1. L’assimilation de voisement a lieu à l’étape yod (plutôt qu’à l’étape occlusive ou affriquée, réf. bibl. 3). Ce processus peut être apprécié en français moderne (ainsi que dans d’autres langues) : yod est prononcé [ç] (la fricative palatale sourde que l’on trouve en allemand dans un mot comme ich [ɪç] ‘je’ par exemple) après obstruante sourde (pied [pçe]), alors qu’il apparaît en tant que [ʝ] (fricative palatale voisée) ailleurs (bien [bʝɛ˜ ], lier [lʝe]). Ce sont donc de fait les fricatives palatales [ç,ʝ] qui se renforcent ensuite en occlusives palatales [c,ɟ]. 2. Lab+yod > jj Les mots suivants relèvent de ce type : pluvia > pluie, °aviolu > aiuel, aoel FC aïeul, °atavia > taie ‘grand-mère’, °ataviōne > taion FC tayon, °caveola > jaiole, jaole FC geôle, cavea > jaie ‘cage’, les toponymes Noviomagus > Noyon (Oise), Blavia > Blaye (Gironde) ainsi que les formes verbales 1s sapio > sai FC (je) sais, 1s habeo > ai FC (j’) ai et 1s dēbeo > dei FC (je) dois. On a imputé l’aboutissement jj des formes verbales à leur emploi proclitique (Bourciez et Bourciez 1967 : §171-R3) ou à leur fréquence (Pope 1934 : §946, « usure phonétique » selon La Chaussée 1989a : 77 note 1). Fouché (1952-1961 : 906 sq.) doute que l’hypo-thèse proclitique puisse être valable pour sapio et dēbeo, comparés à habeo. Schwan et Behrens (1925 : §191 note) attribuent l’évolution des noms de parenté (°aviolu > aiuel FC aïeul, °atavia > taie ‘grand-mère’ et °ataviōne > taion FC tayon) au langage enfantin. 3. L’occitan fournit des traces de l’étape intermédiaire où la labiale et l’affriquée cohabitent : aprov 1s subj sapcha < sapiam ‘que je sache’, gasc. apcha < frk hāppia ‘hache’ (voir Séguy 1954 vol.1 carte 129 sq.). 4. Le groupe mnj (somniāre > songier FC songer) est étudié au §291.3. Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 925 sqq. ; Nyrop 1914 : §472 ; Rheinfelder 1953 : §§497, 531-536 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §171 ; Schwan et Behrens 1925 : §§191 sq. ; Regula 1955 : 166 sq. ; Meyer-Lübke 1908 : §162 ; Brittain 1900 : §§118-125 ; Pope 1934 : §305 ; Clédat 1903b : 207, 225-228 ; La Chaussée 1989a : 77, 147 sq. ; Pierret 1994 : §344 ; Matte 1982 : 78 sqq., 177 sq. ; Jacobs 1991 ; Ségéral et Scheer 2001b. 2. Lab+j > jj : Rheinfelder 1953 : §533 ; Schwan et Behrens 1925 : §348-4d ; Fouché 1952-1961 : 906 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §171-R2,3 ; Pope 1934 : §187-ii-c. Ségéral et Scheer 2001b : 106 sqq. 3. Assimilation de voisement : Rheinfelder 1953 : §497 ; La Chaussée 1989a : 77 ; Pierret 1994 : §344 ; Matte 1982 : 78 sq.
20.1.2.7 Mots germaniques 286
Comme ailleurs (palatalisation gallo-romane x §105.2, amuïssement des labiales par u,o adjacents x §319.7), le comportement des mots germaniques est pour C+yod fonction de leur date d’entrée dans la langue : ils ont participé aux processus en vigueur au moment de leur arrivée et fournissent ainsi des indications concernant la datation relative des différents processus (Rq1).
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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Pour ce qui est des groupes C+yod, on relève des mots germaniques, sous (145), qui ont participé à chacun des cinq processus que les groupes latins Cj ont subis successivement : 1° dj, gj > ɟ (x §281), 2° assibilation tj > ʦj (x §282), 3° palatalisation (x §283), 4° métathèse C.j > j.C (x §284) et 5° renforcement C.j > C.ɟ (x §285). (145) Tableau 13 : mots germaniques bienséants : participation au processus attendu dj gj ngj ntj kj lj rj sj bj
germ frk °grōdi frk °wāgja frk °wingjan frk °dintjan frk °makjo g °dulja frk °harja got kausjan frk laubja
romanisé °grōdjariu °dintiare °makjōne
AF gruier guignier dancier maçon doille haire choisir loge
FC gruyer Gaye (Marne) guigner danser douille
attendu dj, gj > ɟ dj, gj > ɟ ngj > ɲɟ assibilation palatalisation palatalisation métathèse métathèse renforcement
> jj > jj > ɲɲ > nʦj > tʦ > ʎʎ > jr > js >ʤ
§281 §281 §281 §282 §283 §283 §284 §284 §285
A côté de ces mots bienséants qui ne font que confirmer leur présence au moment des faits en question, les cas plus intéressants sont ceux, sous (146), où les mots germaniques présentent un traitement différent de ce qui est attendu pour le même groupe C+yod latin. (146) Tableau 14 : mots germaniques déviants : renforcement à la place du processus attendu dj gj ndj ltj kj nkj rj
germ frk °wadju frk °wāgja Gamundias frk °bultjo g rīki frk °ankja g °sturjōne
romanisé
AF
°boltjōne riche anche esturgeon
FC gage Vaiges (Mayenne) Gemonges (Wall.) boujon
attendu dj, gj > ɟ dj, gj > ɟ ndj > ɲɟ assibilation palatalisation palatalisation métathèse
> jj > jj > ɲɲ > nʦj > tʦ > nʦ > jr
§281 §281 §281 §282 §283 §283 §284
Dans tous les cas la déviance est au profit du renforcement. Le renforcement est donc le processus par défaut, i.e. celui qui est appliqué lorsque les autres n’ont plus cours. Cela établit avec certitude (et confirme x §279) que le renforcement est plus tardif que l’ensemble des autres processus : lorsque ceux-ci sont actifs, les mots germaniques les pratiquent (145), mais se rabattent sur le seul processus toujours en cours après la cessation de leur activité. Remarque 1. Les indications pour la datation absolue sont plus difficiles puisque, précisément, l’entrée des mots germaniques s’est échelonnée sur une longue période à partir du premier contact avec le latin lors de la conquête de la Gaule par J. César (1e siècle av. JC), suivi par l’intégration de Germaniques dans les légions romaines en nombre croissant jusqu’à la fin de l’Empire, les peuplements germaniques installés en Gaule sur invitation des Romains, les invasions puis de manière continue jusqu’en AF et au-delà (Wüest 1979 : 345 sqq.). Sur les relations de parenté du francique (langue des Francs Saliens introduite en Gaule par le Nord-Est) au sein des langues germaniques, voir §264.3.
376
Partie 3. Phonétique Historique
20.1.2.8 Mots tardifs 287
Les mots dont l’évolution a pour une raison ou une autre été retardée pratiquent le renforcement. Ainsi le type savant (ecclésiastique) est illustré sous (147a), la frontière morphologique a retardé la consonification sous (147b), consonification qui dans le type -icu > -ʤe sous (147c) a dû attendre l’élimination de la vélaire par le -u. Enfin, la raison du retard des cas sous (147d) n’est pas apparente. (147) Tableau 15 : mots tardifs lat a. cēreu lāneu extrāneu b. (in)de-ūsque c. °sedi[c]u d. sorōriu Malbodiu
AF cirge, cierge lange estrange enjusque siege serorge
FC cierge (x §49a) ‘étoffe de laine’ étrange jusque siège ‘beau-frère’ Maubeuge
lat līneu °mentiōnia °exsaniāre
AF linge mençonge essangier
FC mensonge essanger
davantage d’exemples au §272 °camoria chamorge ‘morve’ 1s subj °alliam alge, auge que j’aille
Remarque 1. mençonge (FC mensonge) remonte à °mentiōnia. L’étymon concurrent °mentiōnica n’est pas crédible (voir le résumé de la situation dans Blumenfeld 1980). AF mençonge et AF mençogne représentent deux aboutissements distincts du même étymon °mentiōnia : celuici représente le traitement populaire nj > ɲɲ (x §283), alors que celui-là est savant (associé au diable, le mensonge tenait une place importante dans la religion chrétienne). Références bibliographiques : Nyrop 1914 : §§471-1°, 475-4° ; Rheinfelder 1953 : §507 ; Meyer-Lübke 1908 : §162 ; Pierret 1994 : §345 ; Regula 1955 : 169, 172, 174 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §199-Rq3 ; La Chaussée 1989a : 86 ; Ségéral et Scheer 2001b : 100 sqq.
20.1.2.9 Emprunts au latin en ancien français : nouvelle métathèse 288
De nouveaux groupes C+yod en assez grand nombre sont produits en AF dans des emprunts au latin (médiéval). La réforme carolingienne (8e-9e siècles) (voir chap. 6.1, chap. 26.2.1) a cherché à restaurer la prononciation du latin, et dans cette perspective proscrit la consonification des voyelles non basses en hiatus (x §66). Ainsi les emprunts au latin (introduits bien sûr exclusivement par des savants) désormais entrent dans la langue avec l’hiatus latin, qui est également de rigueur dans des mots présents dans la langue depuis l’origine mais dont l’évolution a été retardée pour cause d’emploi savant et qui ont pu participer, selon les cas, à quelques évolutions populaires. Ainsi oleum > uelie FC huile a pratiqué la diphtongaison, mais canonicus > chanonie FC chanoine, emprunt, est arrivé trop tard pour cela. Tous les mots en question ont perdu la consonne finale et d’éventuelles vélaires dans les terminaisons -icu, -ica. La consonification, latente, finira ensuite par avoir raison de la norme et reprend ses droits à partir du 12e siècle, mais alors ne crée des groupes C+yod qu’à partir de iV (alors que jadis eV en faisait autant x §66). Lorsque le groupe C+i+V est directement suivi de la voyelle tonique (148), l’AF montre d’abord un hiatus et à partir du 12e siècle sa version consonifiée, qui est l’état du FC : audientia > AF audience (trisyllabique, die) > AF audience (bisyllabique, dj).
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Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
En position posttonique (149), donc en finale de mot, le groupe C+i+V dans un premier temps produit également un hiatus -ie, c’est-à-dire -iV dont la dernière voyelle est réduite à schwa : historia > AF estorie FC histoire (Rq1). Le i est ensuite consonifié (> °estorje) et dès le 11e siècle s’engage dans une nouvelle métathèse qui peut (> AF estoire) ou non (> AF estore) réussir (dans ce dernier cas le est perdu, voir également §272.6). Ces trois étapes de l’évolution (hiatus, forme métathésée avec et sans le yod / i) sont souvent toutes attestées en AF. A la différence de l’ancienne métathèse (x §284), la nouvelle concerne yod après toutes les consonnes, sans exclusive (fluviu > fluive FC fleuve etc.). Enfin, les groupes avec dentale t,d+i+V produisent des formes en r (150). Cela arrive seulement devant i+V parce que seul i en hiatus est consonifié (grammatica > °gramadica > °gramaðia > °gramað.ja), ce qui place ð < d en coda, position qui amène la confusion de ð avec z (Rq2) (> °gramazja), puis z devient r par rhotacisme en coda (> °gramar.ja). Enfin, la métathèse rj > jr produit gramaire FC grammaire. Les formes avec r existent, selon les mots et attestations, avec (grammatica > gramaire FC grammaire) ou sans (medicu > mirie ‘médecin’) métathèse, souvent en doublon (medicu > mirie, mire ‘médecin’, dans medicu > °merje > °mej.re > mire yod métathésé et donc placé en coda relevant e à i x §179). Enfin, il existe des formes non consonifiées où le ð est demeuré intervocalique et comme ailleurs (x §320) attesté avant (medicu > midie ‘médecin’) ou après (medicu > mie ‘médecin’) son élimination. (148) Tableau 16 : C+yod prétonique pj tj dj sj
lat (lm) expiatiōne affectiōne audientia occasiōne
AF expiacion afection audience ocasion
FC expiation affection audience occasion
[pj] [ksj] [dj] [zj]
lj kj gj stj
lat humiliāre officialis regiōne christiānu
AF umelier oficial region chrestiien
FC humilier officiel région chrétien
[lj] [sj] [ʒj] [tj]
(149) Tableau 17 : C+yod posttonique pj bj fj vj dj
lat (lm) sapidu superbia graphiu fluviu studiu
AF Cie savie superbie grafie fluevie estudie
AF iCe saive – graife fluive estuide
AF Ce – superbe grafe flueve estude
FC sage superbe greffe fleuve étude
lat (lm) lj oleu rj historia gloria nj canonicu gj refugiu
AF Cie uelie estorie glorie chanonie refugie
AF iCe oeile estoire gloire chanoine refuige
AF Ce uele estore glore – refuge
FC huile histoire gloire chanoine refuge
(150) Tableau 18 : C+yod posttonique avec rhotacisme tj
dj
lat (lm) grammatica °fiticu (< fīcātu) dalmatica arte-ma[thema]tica studiu medicu invidia Aegidius homicīdiu
AF -die – fidie – – estudie midie envidie – omecide
AF -ie – – daumaie – – mie envie – –
AF -rie – firie – – – mirie envirie Gilies –
AF -ire gramaire fire daumaire artimaire esturie mire envire Gires, Giles omecire
FC grammaire foie ‘vêtement liturgique’ ‘magie’ étude ‘médecin’ envie Gilles homicide
Remarques 1. L’anglais a emprunté les formes en -ie : AF glorie, esturie > angl glory, story (de même cemetery < cœmētēriu, contrary < contrāriu, ivory < eboreu, memory < memoria). Cela
378
Partie 3. Phonétique Historique montre que la métathèse -Cje > -jCe (> AF gloire, estuide) n’a lieu qu’après la conquête normande de l’île britannique au 11e siècle (Pope 1934 : §645, La Chaussée 1988 : 87). 2. La langue a connu des échanges entre ð et z en coda à plusieurs reprises et dans les deux sens : t.n, d.n > ð.n > z.n (Rhod(a)nu > Rosne FC Rhône x §299) et z > ð en anglonormand (īns(u)la > °izle > iðle écrit idle = AF isle FC île x §303.2). C’est la raison pour laquelle un passage direct ð > r (sans passer par z) dans le type grammatica > gramaire FC grammaire qui est supposé dans les grammaires (réf. bibl. 2) n’est pas recevable. Du reste le rhotacisme dans les langues du monde décrit toujours un passage z > r, jamais ð > r (Wiese 2011 : 724 sq.).
Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 460, 939 sqq. ; Nyrop 1914 : §471-Rq ; Rheinfelder 1953 : §§514, 521, 534-536, 719 ; Meyer-Lübke 1908 : §§125, 143, 195 ; Pope 1934 : §645 ; Blondin 1975 : 272 sqq. ; Straka 1979 [1965] : 323 note 55 ; Stimming 1919 : 155 ; Regula 1955 : 119. 2. Rhotacisme grammatica > gramaire : La Chaussée 1988 : 72-76 propose un survol détaillé des écrits sur la question. Sinon Havet 1877b ; Fouché 1952-1961 : 941-Rq2 ; Meyer-Lübke 1908 : §195 ; Rheinfelder 1953 : §751 ; Nyrop 1914 : §475-Rq ; Clédat 1917 : §136d ; Bourciez et Bourciez 1967 : §149-Rq2 ; Regula 1955 : 169 sq. 3. Réforme carolingienne : Fouché 1952-1961 : 939 ; Pope 1934 : §§646 sq.
20.1.3 w appuyé (C+w) 289
w appuyé a trois sources : il est 1° appuyé dès le latin (seulement primaire : servīre = serwīre) (151a), 2° issu de la consonification (x §66) (tenue > °ten.we) (151b) ou 3° issu de la résolution de kw intervocalique en k.w (aqua > °ak.wa x §324) (151c). Dans tous les cas l’aboutissement est v : servir, tenve ‘ténu, mince’, aive FC eau. (151) Tableau 19 : w appuyé a. w appuyé latin b. w < consonification c. k.w < kw
lat servīre cervēsia calva tenue vidua aqua
AF servir cervoise chauve tenve veve aive
FC
‘ténu, mince’ veuve eau
lat advenīre silvāticu malva jānuāriu
AF avenir sauvage mauve jenvier
FC
janvier
equa
ive
‘jument’
Remarques 1. Dans le cas particulier où le w appuyé est suivi par une voyelle promise à la syncope (3s serv(i)t), celle-ci le place en position médiane d’un groupe triconsonantique (> °ser.w.t) où il est éliminé selon la règle (x §67) : > sert FC (il) sert. Cela va de soi lorsque comme dans l’exemple cité le w ou sa forme renforcée v ne forment pas avec la consonne suivante un groupe éligible au statut d’attaque branchante (x §27) (r.w.t ou r.v.t dans °ser.w.t, s.w.t ou s.v.t dans °mā(n)su(ē)tīnu > mastin FC mâtin et °co(n)su(ē)tūdine > costume FC coutume), mais le résultat est le même (zéro) lorsque la consonne suivante est r et en principe permettrait à v de former avec elle une attaque branchante : pulv(e)re > °pol.v.re pourrait aboutir à *pol.vre comme rump(e)re aboutit à rom.pre (x §67). Au lieu de cela le w / v dans le groupe C.w.r est toujours éliminé en tant que consonne médiane d’un groupe triconsonantique (x §67) et le groupe l’r qui en résulte appelle l’épenthèse (x §292), d’où AF poldre FC poudre. Il en va de même pour solv(e)re > soldre FC (ab)soudre, °volv(e)re > voldre (GD) ‘construire en forme de voûte’ et inv(o)lāre > embler (sur ce mot voir §292.7).
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
2.
3.
4.
5. 6. 7.
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La raison pour laquelle le w n’a pas pu se solidariser avec le r suivant est le fait qu’il ne s’était pas encore renforcé en v lorsque la syncope a agi : C.w(e)r > C.w.r. Or les sonantes ne sont pas aptes à l’attaque branchante. Si w avait déjà été renforcé en l’obstruante v au moment de la syncope, le groupe solidaire C.vr se serait constitué. C’est le cas dans la même configuration, mais lorsque le w est issu de kw intervocalique : sequ(e)re > °sek.w(e)re > °sej.v.re > sivre FC suivre (x §324.4). On en conclut que la syncope a été plus précoce dans le type pulv(e)re, produisant C.w.r, que dans le type sequ(e)re où elle crée C.v.r (w ayant eu le temps d’avancer à v avant la syncope). Il semble qu’il n’y ait que deux mots germaniques présentant un w appuyé, qui comme w- germanique initial (x §275) est renforcé en gw > g dans frk °skarwahta > eschargaite FC échauguette, mais seulement en v dans frk °sparwāri > espervier FC épervier. Il s’agit sans doute d’entrées différées dans la langue : plus tôt pour le dernier mot qui participe encore à l’évolution latine, trop tard pour cela s’agissant du premier qui a donc suivi le sort normal de tout w en position forte (initiale et appuyée) présent dans la langue, aboutissant à gw > g. L’avis de Fouché (1952-1961 : 797) selon lequel dans le type pulv(e)re > poldre FC poudre la chute du w est la conséquence de sa position par rapport à l’accent (posttonique dans un proparoxyton) est une simple reformulation du fait que le w tombe lorsqu’il est placé devant voyelle syncopée. °Ma(n)su(e)tīnu > mastin FC mâtin montre d’ailleurs que la place de l’accent ne joue aucun rôle. La situation des parfaits forts en -Cui est complexe (réf. bibl. 3). La perte de w dans le type 3s parf volu(i)t > volt FC (il) voulut est normale (C.w.t, Rq1). Mais plutôt que de subir le même sort, le w dans le type 3s parf habu(i)t > out FC (il) eut aboutit à w. Ici le b a donc été perdu et il faut penser avec La Chaussée (1989a : 153) que la consonification a été retardée de plusieurs siècles à cause de l’autonomie morphologique du morphème -ui. Ainsi le b a pu tomber sous l’action du u suivant (x §317). Il existe quelques cas de renforcement rv > rb (également à l’initiale x §275.2) : vervēce > °berbīce > berbiz FC brebis, corvu > corbel FC corbeau, curvāre > corber FC courber (réf. bibl. 4). Lorsque w appuyé devient final, le résultat régulier -v est dévoisé en -f selon la règle (x §326) : cervu > cerf, nervu > nerf, salvu > sauf, calvu > chauf FC chauve, etc. Après groupe consonantique (solidaire ou disjoint), w est éliminé sans trace : C.Cw battuālia > bataille, quattu(o)r > catre FC quatre, Arduenna > Ardennes, vīctuālia > vitaille FC victuaille, mortua > morte ; .TRw februāriu > fevrier FC février, Confluente > Conflans (Sainte-Honorine, Yvelines). Pour annuāle > anvel ‘annuel’ il faut supposer avec Richter (1934 : §117) et La Chaussée (1989a : 146) un °anuāle. De l’avis général (réf. bibl. 5), cette évolution a lieu en latin tardif (Febrarias pour Februarias en 162 ap. JC). Le pfr a donc reçu ces mots sans w et la règle selon laquelle c’est la consonne médiane d’un groupe triconsonantique qui est perdue (x §67) (et non pas la dernière) n’est pas violée.
Références bibliographiques : 1. Général : Rheinfelder 1953 : §541 ; Nyrop 1914 : §445-2° ; Matte 1982 : 77, 185 ; Regula 1955 : 120 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §206 ; Fouché 1952-1961 : 729, 797 sq. ; Richter 1934 : §117 ; Marchot 1901 : 62). 2. Type pulv(e)re : Nyrop 1914 : §447 ; Fouché 1952-1961 : 797 sq. ; Rheinfelder 1953 : §631 ; MeyerLübke 1908 : §180 ; La Chaussée 1989a : 148 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §189-Rq ; Clédat 1917 : §114 ; Matte 1982 : 77, 185. 3. Parfaits en -ui : Schwan et Behrens 1925 : §349-3 ; La Chaussée 1989a : 152-158 ; Rheinfelder 1953 : §542 sq. ; Fouché 1952-1961 : 725 sqq. ; Väänänen 1981a : §90 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §174-Rq2 ; Blondin 1975 : 124 sqq. 4. rv > rb (curvāre > corber) : Rheinfelder 1953 : §461 ; Schwan et Behrens 1925 : §112 note ; Bourciez et Bourciez 1967 : §164-Rq2 ; Brittain 1900 : §104 ; Fouché 1952-1961 : 798 ; Pope 1934 : §189.
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Partie 3. Phonétique Historique
5. CCw > CC : Bourciez et Bourciez 1967 : §174 ; Richter 1934 : §§40, 117 ; La Chaussée 1989a : 146, 177 ; Rheinfelder 1953 : §547 ; Schwan et Behrens 1925 : §20-3 note ; Pierret 1994 : §305 ; Matte 1982 : 77, 185 ; Fouché 1952-1961 : 797 sq.
20.2 Liquides, nasales et s 20.2.1 Position initiale 290
En position initiale les liquides r,l, les nasales m,n et s (Rq1) se maintiennent. (152) Tableau 20 : liquides, nasales et s en position initiale r m
lat ratiōne mātre
AF raison mere
FC mère
l n
lat lūna nocte
AF lune nuit
FC
lat s sīmiu
AF singe
FC
Remarque 1. En pfr et AF la sifflante s a le statut de sonante (x §303.1) et est donc traitée de droit dans le présent chap. 20. Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §153 s, §177 r, §184 l, §192 m,n ; Schwan et Behrens 1925 : §125 s, §165 r, §171 l, §179 m,n.
20.2.2 Position appuyée 20.2.2.1 Situation générale 291
Les liquides, nasales et s en position appuyée se maintiennent, dans les groupes primaires (R+r,l : frk °sperling > esperlenc FC éperlan ; C+N : arma > arme, C+s : versāre > verser) comme secondaires. Le comportement de ces derniers diffère selon le type de sonante qui se trouve en position appuyée : les nasales et s demeurent simplement comme dans les groupes primaires (C+m : dec(i)ma > disme FC dîme ; C+n : as(i)nu > asne FC âne, C+s : °pert(ū)siāre > percier FC percer), alors que les liquides sont augmentées à leur gauche d’une occlusive épenthétique lorsque le groupe qu’elles forment avec la consonne précédente est inconnu de la langue (tel que m’r : cam(e)ra > chambre) (x §292). (153) Tableau 21 : liquides, nasales et s appuyées (hors cas d’épenthèse)
R+r,l mr lr rl sl C+m rm lm sm bm
groupes primaires lat AF frk Haimrīk Henri g Ulrīcu Olri frk °sperling esperlenc frk °hruslo frelon arma arme frk °worm gorme palma paume frk °helm helme baptisma batesme °submon(e)re semondre
FC Ouri éperlan gourme heaume baptême semoncer
lat
groupes secondaires AF FC
épenthèse : cam(e)ra > chambre (x §292) r’m st’m pt’m s’m n’m k’m
er(e)mu aest(i)māre sept(i)māna pess(i)mu an(i)ma dec(i)ma
(h)erme esmer semaine pesme ame disme
‘lieu inculte’ estimer ‘très mauvais’ âme dîme
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
C+m gm C+n rn ln sn ŋn C+s rs
groupes primaires lat AF fleume phlegma Wigmund Guimont ōrnāre orner alnu alne g °alisnō alesne agnellu agnel verser versāre
FC flegme aulne alêne agneau
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groupes secondaires lat AF FC l’m cal(a)mu chaume ks’m prox(i)mu proisme prime (abord) s’n as(i)nu asne âne t’n °ret(i)na resne rêne aisne aine k’n ac(i)nu l’n mol(i)nariu mounier meunier r’s °pert(ū)siāre percier percer
Remarques 1. Les liquides participant aux groupes solidaires TR (x §27) ne sont pas appuyées et donc éclipsées de la présente étude, qui ainsi ne concerne que les groupes non-TR, i.e R.R et ceux dont le second élément est une nasale (C.N) ou s (C.s). 2. Dans le type ŋn > ɲɲ (agnellu > agnel FC agneau) le n est palatalisé par le ŋ devenu ȷ ̃ en coda (x §300). 3. mn, nm > mm La rencontre de deux nasales différentes m et n produit une géminée nasale qui est toujours labiale : mn > mm (somnu > some FC somme) comme nm > mm (an(i)ma > ame FC âme). Ainsi (mn primaire) °domnicella > damoisele FC demoiselle, Interamnus > Entrammes (Mayenne), (m’n secondaire) hom(i)ne > ome FC homme, fēm(i)na > feme FC femme, nōm(i)nāre > nomer FC nommer etc., (n’m secondaire, il n’y a pas de groupes primaires) min(i)ma > mame ‘petit (doigt)’, Hieron(y)mu > Jerome FC Jérôme. Attesté dans les inscriptions (Solemmo pour Solemno CIL6 : 28117), le processus mn > mm est ancien, placé par Richter (1934 : §43) aux 1e-2e siècles. Le cas où mn est appuyé laisse entrevoir le mécanisme du processus m.n > m.m, dont le résultat est inattendu puisqu’il semble favoriser l’extension de la coda, faible, aux dépens de la post-coda, forte. Dans term(i)nu > terme le m est éliminé en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (x §67), mais en tombant lègue sa labialité au n qui devient m. Ce processus est particulièrement évident dans carp(i)nu > charme (arbre) où la seule source de la labialité est le p éliminé. Lorsque dans un groupe CmC le m n’est pas suivi de nasale, il tombe sans laisser de trace : 3s dor(mi)t > (il) dort, ver(me)s > vers etc. Pour Cm’n > Cm on compte encore carm(i)nāre > charmer ‘enchanter’, germ(i)nāre > germer et carm(e)n > charme. Enfin, mn devient également mm lorsque le groupe (primaire mn ou secondaire m’n) est suivi de yod : mnj >mmj. La consonne médiane ayant été perdue (x §67), mj rejoint mj primaire (sīmiu > singe) et aboutit à mʤ selon la règle : somniu > songe, somniāre > songier FC songer, calumnia > chalonge FC challenge, calumniāre > chalongier FC ‘accuser’, °dom(i)niariu > dangier FC danger, °dom(i)niōne > donjon. Il existe également des aboutissements avec ɲɲ : somniāre > soignier FC songer, °dom(i)niōne > doignon FC donjon ( valant ɲɲ). Cette voie palatale est ouverte lorsque le processus mnj > mmj, s’appliquant normalement de bonne heure avant l’entrée en vigueur de la palatalisation nj > ɲɲ (x §283), est retardé, si bien que mnj est saisi par celle-ci et produit mɲɲ > mɲ > ɲɲ. 4. Sonantes en position finale appuyée Comme les autres consonnes appuyées finales en latin ou devenues finales (x §264.4), les nasales (verm(e) > verm FC ver, corn(u) > corn FC cor, ann(u) > an), liquides (caball(u) > cheval, carr(u) > char) se maintiennent. Il n’y a pas de groupes secondaires ici puisque la consonne qui devrait être finale est toujours suivie d’un schwa (x §259). Enfin, s appuyé final se maintient également partout : dans les groupes qui sont finaux en latin (seul -ks existe : sex > sis FC six) autant que dans ceux devenus finaux : rs urs(u) > ors FC ours, ls fals(u) > fals FC faux, ns cēns(u) > cens, ps laps(u) > laps, ss oss(u) > os. Il apparaît en tant que ʦ dans certains cas (Rq5). Pour le sort des sonantes appuyées finales en AF et au-delà voir §264.4.
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Partie 3. Phonétique Historique 5. -Cs > -Cʦ En AF, les suffixes flexionnels -s (CRp, CSs, 2s) apparaissent en tant que -ʦ (écrit ) après certaines consonnes : ɲ, ʎ, Cn (Rheinfelder 1953 : §§622, 668, Pope 1934 : §318, Marchot 1901 : §56, Walker 1981a : 62 sqq.). Ainsi pour CRp -s : -ʎ CRs conseil – CRp conseuz, -ɲ CRs poing – CRp poinz, -rn CRs jorn – CRp jorz FC jour, -nn CRs an (< annu) – CRp anz. Pour CSs -s : -ʎ CRs fil – CSs filz FC fils, -ɲ CRs juin – CSs juinz, -rn CRs corn – CSs corz FC cor. Dans le cas de -Cn-s la nasale est perdue en tant que consonne médiane d’un groupe triconsonantique, processus du pfr (x §67) qui est toujours synchroniquement actif en AF (Walker 1981a : 59-63) : AF fort – for-ment, CRs verm – CRp vers FC ver, voir également la perte de la consonne médiane en sandhi externe CC#C au 12e siècle (x §313.1). Il faut faire la différence entre ces cas et la simple rencontre d’un -t, -d avec un -s qui produit -ʦ par combinaison (x §67) et sans que -ʦ n’apparaisse à la place de -s (2s aud(i)s > oz FC (tu) ois, 2p amāt(i)s > amez FC (vous) aimez). Mais le phénomène n’est pas tout à fait régulier. Ainsi 2s -s ne montre pas le même comportement que le -s de la flexion nominale : il est -ʦ également après d’autres consonnes (2s serz de servir, 2s dorz de dormir, 2s suiz de sivre FC suivre, 2s viz de vivre). Le phénomène n’est pas uniquement synchronique non plus puisqu’il faut mobiliser le nn géminé de annu, qui n’était déjà plus géminé en AF (x §296), afin de justifier CRs an – CRp anz (qui selon Rheinfelder 1953 : §§622, 668 s’oppose à -n simple dont la suffixation ne produit jamais le -ʦ : CRs fin – CRp fins (< fīne)). De même il existe quelques rares cas où -Cs, -C(v)s monomorphématique, donc hors suffixe -s, est représenté par -Cʦ (à côté de formes en -s) : puls(u) > pouz, poulz FC pouls, sūrsu > suz TL9-1089 : 27, 1090 : 47 FC sus, °sin(e)s > sanz, senz FC sans. Enfin, les formes en -ʦ ne sont caractéristiques que de la plus ancienne période de l’AF. Plutôt qu’une fortition (qui serait attendue pour tous les s en position forte, donc également initial et appuyé, dont il n’y a aucune trace), le processus -Cs > -Cʦ représente un effet de coarticulation typique pour le contexte entre sonante et obstruante finale. En anglais par exemple warmth ‘chaleur’ est souvent prononcé war[mtθ] (au lieu de war[mθ]), et en allemand Hemd ‘chemise’, Hals ‘cou’ et Gans ‘oie’ apparaissent typiquement en tant que He[mpt], Ha[lʦ] et Ga[nʦ] (au lieu de He[mt], Ha[ls] et Ga[ns]). L’avis général, autant dans les grammaires (Schwan et Behrens 1925 : 73, Richter 1934 : §160, Rheinfelder 1953 : §622) que dans les études générales sur l’épenthèse dans les langues du monde (Wetzels 1985, Piggott et Singh 1985, Clements 1987, Picard 1987a, 1989), est donc de considérer qu’il s’agit d’une consonne dite intrusive, ou de transition, qui répond à une logique phonétique de coarticulation, plutôt que d’un processus phonologique.
Références bibliographiques : 1. Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §155 s, §193 m,n ; Regula 1955 : 133 rn, rm, 142 n’m, 144 sn, sm, s’m, 156 k+i,e+n > sn, 158 sq. gm, gn ; Schwan et Behrens 1925 : §78-2bα, §131-1° s, §183, §188 Cn, Cm ; Clédat 1903b : 264-271 ; Rheinfelder 1953 : §580 ; Gierarch 1910 : §§4-6 l’m, r’m, §39 g’n, §56 sq. k’n, §§57 sq. k’m ; Matte 1982 : 183-185 ; Nyrop 1914 : §330-2° m,n,r,s, §458-2° s. 2. En position finale appuyée : Rheinfelder 1953 : §§785 sq. s, §§824 sq. ; Nyrop 1914 : §345 l, §363 r, §§464-466 s ; Schwan et Behrens 1925 : §127b ss, §131.2 s, §132b s, §167b r, §188 m,n ; Bourciez et Bourciez 1967 : §160 s ; Regula 1955 : 132 s, 133 m,n. 3. -Cs > -Cʦ a) général : Rheinfelder 1953 : §§499, 622, 625 ; Nyrop 1914 : §§336-2°, 354 ; Richter 1934 : §160 ; Pope 1934 : §365-ii ; Clédat 1917 : §§123 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : 73, §279d) ; Pierret 1994 : §381 ; Fouché 1952-1961 : 860 ; La Chaussée 1989a : 141 ; Walker 1981a : 62-65 ; Wetzels 1985 : 322 sq. b) après certaines consonnes seulement : Rheinfelder 1953 : §§622, 668 ; Pope 1934 : §318 ; Marchot 1901 : §56 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §160-Rq2 ; Regula 1955 : 132.
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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4. mn > mm a) Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §196 ; Regula 1955 : 142 ; Nyrop 1914 : §323-4° ; Fouché 1952-1961 : 805-808 ; Schwan et Behrens 1925 : §182 ; Richter 1934 : §43 ; Meyer-Lübke 1908 : §§172, 178 ; Rheinfelder 1953 : §§464, 580 ; Pope 1934 : §371 ; Clédat 1903b : 266 sq., 1917 : §116 ; Marchot 1901 : §52. b) Situation romane : Lausberg 1967 : §418 ; Wüest 1979 : 100-102. c) Cm’n > rm (term(i)nu > terme) : Nyrop 1914 : §323-4° ; Bourciez et Bourciez 1967 : §196 ; Rheinfelder 1953 : §670 ; Schwan et Behrens 1925 : §188 note. d) mnj > mj : Rheinfelder 1953 : §§503, 505 ; La Chaussée 1989a : 79 ; Nyrop 1914 : §472-4° ; Regula 1955 : 142 ; Schwan et Behrens 1925 : §204.
20.2.2.2 Epenthèse cam(e)ra > chambre 292
Lorsque la syncope crée un groupe C+r,l non éligible en tant que groupe solidaire (x §27) et inconnu de la langue, une consonne épenthétique est insérée en son sein (Rq4). Cette consonne est toujours occlusive et hérite son lieu d’articulation de la consonne précédente : b dans cam(e)ra > chambre, d dans cin(e)re > cendre. Elle est toujours voisée sauf si la consonne précédente est sourde (ess(e)re > estre FC être). Les différents types répondant à la définition donnée sont montrés sous (154). (154) Tableau 22 : C’r, C’l provoquant l’épenthèse m’r m’l n’r n’l l’r s’r z’r #sl
lat cam(e)ra num(e)ru cum(u)lāre sim(i)lāre cin(e)re pon(e)re spin(u)la mol(e)re absol(v)(e)re ess(e)re antecess(o)r Laz(a)ru frk °slaitan frk °slītan
AF chambre nombre combler sembler cendre pondre espingle moldre assoldre estre CS ancestre lazre, ladre esclater esclier
FC
épingle moudre absoudre être ancêtre ladre éclater ‘briser’
lat cucum(e)re Cam(e)rācum hum(i)le insim(u)l ten(e)ru ven(e)ris-dīe
AF concombre
pul(ve)re 3s fut °val(ē)rat cō(n)s(u)(e)re °fars(u)raceu °sis(e)ra frk °slag frk °slimb
poldre valdra costre (cosdre) fastras cidre (sistre) esclo esclem
umble ensemble tendre vendresdi
FC Cambrai humble vendredi poudre (il) vaudra coudre fatras cidre esclot ‘tordu’
L’épenthèse ne se manifeste pas lorsque le groupe créé par la syncope est licite, i.e. connu de la langue, sous (155). Les groupes non déclenchants existent en effet par ailleurs : s’l (exligere > eslire FC élire), r’l (frk °sperling > esperlenc FC éperlan), r’r (terra > terre) et l’l (vīlla > vile FC ville). (155) Tableau 23 : C’r, C’l ne provoquant pas l’épenthèse s’l r’l r’r l’l
lat ī(n)s(u)la masc(u)lu mer(u)la °par(au)lāre quaer(e)re curr(e)re ūl(u)lāre
AF isle masle merle parler querre corre uller
FC île mâle quérir courir hurler
lat musc(u)lu misc(u)lāre poster(u)la °ōr(u)lāre 3s fut °mor(ī)rat 3s fut °fer(ī)rat
AF mosle mesler posterle orler morra ferra
FC moule mêler poterne ourler (il) mourra (il) férira
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Partie 3. Phonétique Historique
L’épenthèse ajuste donc les seuls groupes qui sont inconnus de la langue, ce qui explique pourquoi les groupes primaires ne sont jamais concernés (Rq8). Le seul groupe primaire qui reçoit l’épenthèse est germ #sl- (frk °slaitan > esclater FC éclater (154)) (Rq3), à contraster avec le même groupe s’l, mais interne et secondaire (ainsi que latin), qui demeure sans épenthèse (ī(n)s(u)la > isle FC île). La différence n’est pas due au caractère primaire ou secondaire du groupe, mais au fait que sl existe dans la langue en position interne, alors qu’il est inconnu à l’initiale : seuls les apports germaniques introduisent #sl- (Rq1). Quant à sa nature, l’épenthèse au sein de #sl- est en t (> °#stl-), qui vélarise ensuite en #skl- selon le type vet(u)lu > °vec.lu > vieil (x §345) (Rq2). Enfin, il n’y a pas d’épenthèse devant nasale parce que ces consonnes sont inaptes à former des groupes solidaires (x §27). Par conséquent l’insertion d’une occlusive dans un groupe C’N créerait une séquence C.T.N non viable dont le T médian serait aussitôt éliminé (x §67) (alors que devant liquide la séquence bien formée C.TR x §29 est produite). Remarques 1. On peut citer un seul mot germanique possédant un groupe sl interne. Comme attendu il n’appelle pas l’épenthèse puisque sl interne est connu de la langue : frk °hurslo > °hruslo > frelon. Ce mot est documenté en AF sans s seulement, mais les formes avec s sont attestées aux 15e (freslonniere) et 16e siècles (freslon), FEW 16 : 271a. 2. S’agissant de l’origine de la vélaire dans le type #sl- > #skl-, il n’y a guère d’alternative à l’épenthèse en t qui est ensuite vélarisé. Cela montre qu’il n’y a rien d’anormal dans l’évolution spin(u)la > °spin’la > °spindla > espingle FC épingle : la dentale épenthétique peut être vélarisée (Rq11). Tous les mots germaniques en #sl- aboutissent à #skl-, sauf un (frk slingan > eslinguer FC élinguer), qui visiblement est arrivé trop tard pour participer à l’épenthèse et au lieu de résoudre le #sl- impossible par l’épenthèse recourt à la prothèse en e- (x §153.1). L’épenthèse et la prothèse sont en effet en concurrence dans ce sens que si la prothèse s’applique l’épenthèse est superflue puisque le groupe sl est devenu interne et donc ne pose plus de problème. Le fait que #sl- soit résolu par l’épenthèse est normal étant donné le fait que la prothèse n’a été que phonétique jusqu’au 12e siècle, date à partir de laquelle elle a été lexicalisée (x §153.1). 3. Selon Gamillscheg (1970 [1934] : III §36), comme g #sl-, g #sw- produit un k épenthétique. Mais l’attestation est restreinte au FC (frk °swang > FC écang FEW 17 : 289b) et à quelques toponymes (Swerdes = Zwerdes 12e siècle = Squerdia attesté en 857, Suavia = Ecoivres, frk swarda > Escardes (Marne)). 4. Lorsque les deux membres d’un groupe déclencheur sont séparés par une frontière préfixale, l’épenthèse n’a pas lieu : n-r (in-raucāre > enroer FC enrouer, °in-rev(e)re > enrievre ‘dissolu’), n-l (°ban-legwa celt °leuca x §212.2 > banlieue, la pénultième tonique montrant que le préfixe n’est pas pris en compte), s-r (frk °des-hring- > desrengier FC déranger). Ici l’autonomie morphologique (ou l’action de la norme) a retardé le moment où n-r etc. était traité en tant que groupe, et ce moment venu l’épenthèse n’avait plus cours. 5. Deux noms propres germaniques demeurent sans épenthèse alors qu’ils portent des groupes déclencheurs (mais primaires) : mr Haimrīk > Henri et lr Ulrīcu > Olri, Ouri. On peut invoquer ici le fait que les noms propres contreviennent souvent aux régularités (Molino 1982). 6. Des formes telles que AF 3s fut donra, menra, fréquentes pour AF donera, menera, ont perdu leur schwa en AF (x 261.1) : les groupes sont donc créés à un moment où la langue ne pratiquait plus l’épenthèse (Fouché 1952-1961 : 823-Rq4, Morin 1980 : 210, Pope 1934 : §369). 7. Dans inv(o)lāre > embler, la labiale b est insérée parce que le groupe écrit est homorganique et donc la nasale labio-dentale comme le w (ɱw) : le groupe traité par l’épen-
Chapitre 20. Consonnes en Position Forte ({#,C}__) : 2. sonantes
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thèse après la chute de w en tant que médiane du groupe ɱwl (x §67) est ɱl et donc la labiale b tient son lieu de ɱ, de droit. 8. On relève deux mots où un groupe primaire, mn (dont l’aboutissement régulier est mm x §291.3) produit une épenthèse : columna > colombe, colone FC colonne, Domne Deu > Dambredieu. Ces cas sont plutôt à rapprocher des graphies latines de la période carolingienne columna > calumpnia, damnātiōne > dampnatio FC damnation (Fouché 1952-1961 : 808-Rq1) ainsi que de l’anglo-normand columpne (< columna) et de l’AF 1p chantomps (< cantāmus, FC (nous) chantons), dampner (< damnāre, FC damner), tous avec la sourde p (Gutheim 1891 : 76, 89). 9. L’AF ne note pas la différence entre la sourde s et la voisée z, mais le voisement de la consonne épenthétique la trahit : s avait le temps de voiser à l’intervocalique dans frk maser > masdre FC madre, mais non dans ess(e)re > estre FC être, et il en va de même des doublons cō(n)s(u)(e)re > costre, cosdre FC coudre et °sis(e)ra lc sīcera > sistre, cidre FC cidre. 10. Dans marm(o)r > marbre le m du groupe r.m.r est tombé en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (x §67), mais représente la seule source possible de la labialité du b inséré. Il a transmis sa labialité à l’occlusive épenthétique en tombant, de la même manière que la labialité du p déchu a été transmise à la nasale dans car(pi)nu > charme (arbre) (x §291.3). Il n’est nul besoin de penser avec Rheinfelder (1953 : §669) qu’au lieu d’être épenthétique le b continue directement le m, qui se serait dénasalisé. 11. Spin(u)la > espingle FC épingle est parfois dit analogique (Bourciez et Bourciez 1967 : §197-Rq3, Schwan et Behrens 1925 : §186 note, La Chaussée 1989a : 140), mais il n’y a aucune raison ici de recourir à des procédés qui dépassent l’évolution phonétique et populaire. Le groupe n’l est inconnu de la langue et provoque l’épenthèse d’un d (spin(u)la > °spindla), puis le groupe dl devient gl selon la règle (x §345, acid(u)la > °acigla > oseille), mais, appuyé, ce gl dans °spingla ne se réduit pas à jl (> espingle). Ainsi Fouché (1952-1961 : 823-Rq5), Morin (1980 : 220 note 7), Carton (1989a : 153). Le fait qu’une consonne épenthétique puisse participer à la vélarisation est documenté par les groupes germaniques #sl- > #skl- (Rq2). La seule difficulté que l’on peut faire valoir est la chronologie : la vélarisation de tl, dl est connue dans toute la Romania et remonte donc au lt (x §345.1), ce qui peut être trop tôt pour l’épenthèse que La Chaussée (1989a : 140) dit être accomplie avant la fin du 4e siècle. Mais outre qu’en français des formes à d de ce mot se rencontrent en sarde et des formes en g, en provençal, rhéto-roman, dans toute l’Italie (Piémont, Abruzzes, Naples, Calabre), en catalan et espagnol (REW 8154). Cela indique la forte ancienneté de l’épenthèse. 12. Picard (1987a,b) pense que le point commun des cas où l’épenthèse n’a pas lieu est la latérale en seconde position de groupe C’l (n’l, r’l, s’l, z’l). Ici l’épenthèse créerait un groupe tl, dl mal formé en AF et donc avorté. Il a besoin pour cela de déclarer analogique spin(u)la > espingle FC épingle (Rq11), et doit une réponse aux questions de savoir pourquoi l’épenthèse n’a pas lieu dans le cas de r’r (quaer(e)re > querre), et comment #sl- > #skl- (Rq2) est possible. 13. Consonne épenthétique phonétique ou phonologique L’épenthèse a été analysée de deux manières concurrentes, phonétique et phonologique : phonétique lorsqu’elle est le moyen de surmonter une difficulté articulatoire (mauvais contact entre deux consonnes, l’école strakaïenne invoquant trois causes phonétiques différentes pour 1° nasale+r,l, 2° s,z+r et 3° l’r) (réf. bibl. 1) ; phonologique lorsque son insertion répond à des contraintes syllabiques et / ou le fait que les groupes qui la reçoivent sont mal formés ou inconnus dans la langue (réf. bibl. 2). Le phénomène a retenu l’attention des études générales sur l’épenthèse qui cherchent à dégager des principes stables à travers les langues et dans ce cadre est toujours analysé dans l’optique phonologique (réf. bibl. 2). 14. Sur les alternances synchroniques en AF dues à l’épenthèse (3s fut valdra – inf valeir FC (il) vaudra – valoir etc.) et le statut toujours épenthétique ou déjà lexicalisé de la consonne épenthétique à ce stade évolutif, voir Walker (1978, 1981b) et Morin (1980).
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Partie 3. Phonétique Historique
Références bibliographiques : 1. Cause phonétique (difficulté articulatoire) : Meyer-Lübke 1908 : §180 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §158 s’r, §189 l’r, §197 m’r, m’l, n’r ; Nyrop 1914 : §§496-499 ; Schwan et Behrens 1925 : §§169, 174-2, 175, surtout §186 ; Brittain 1900 : §114 ; Laclotte 1904 ; Clédat 1903b : 277, 286-288, 1917 : §114 ; Pope 1934 : §370 sq. ; Richter 1934 : §113 ; Rheinfelder 1953 : §§613-621 ; Straka 1979 [1964] : 270 sq., 1979 [1965] : 311 ; Fouché 1952-1961 : 823-Rq1 ; La Chaussée 1989a : 140 sq. ; Carton 1974 : 152 sq. ; Pierret 1994 : §§378-380. 2. Cause phonologique (CC mal formés ou inconnus) : Lausberg 1967 : §§512 sq. ; Wüest 1979 : 315 sqq. ; Fouché 1927 : 47, 60 ; Matte 1982 : 186 sq. ; Walker 1978, 1981a : 66, 1981b ; Wetzels 1985 ; Morin 1980 ; Singh 1980 ; Piggott et Singh 1985 ; Picard 1987a,b, 1989 ; Morin 1980 ; Ségéral et Scheer 2005, 2007 ; Montaño 2017 : 163-178. 3. germ #sl- > #skl- : Fouché 1952-1961 : 709 ; Richter 1934 : §134 ; Meyer-Lübke 1890 : 40 ; Gamillscheg 1970 [1934] : III §37 ; Regula 1955 : 105 ; Picard 1987b : 279 ; Morin 1980 : 220 note 10.
Tobias Scheer
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Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
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Chapitre 21 Consonnes en coda (__.C) Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
21.1 Généralités 21.1.1 Consonnes étudiées 293
Ce chapitre étudie la première consonne d’un groupe C.C hétérosyllabique, sachant que tout groupe CC est hétérosyllabique sauf s’il est muta cum liquida TR (x §27). L’autre consonne connue sous le nom de coda (x §§19, 23), la consonne finale C#, est en pfr, AF et jusqu’à la fin du 15e siècle une intervocalique (x §§34 sq.). Ce n’est que depuis lors qu’elle est devenue coda (x §313). Par conséquent jusqu’à la fin du 15e siècle les seules codas de la langue se rencontrent en position pré-consonantique (__.C) et ce sont elles que le chapitre étudie. Les consonnes finales C# relèvent du chap. 22 (consonnes intervocaliques). Remarques 1. On distinguera, parmi les consonnes pré-consonantiques, celles qui ont occupé cette position depuis le latin (codas primaires : rupta > route) et celles qui y ont été placées par le développement ultérieur (codas secondaires : tep(i)du > °tiev.du > tiede FC tiède). 2. Seules les codas précédées de voyelle sont étudiées (rupta > route). Précédée d’une consonne (cas de b dans galb(i)nu > jalne FC jaune après la syncope : lbn), la coda occupe la position médiane d’un groupe triconsonantique et est éliminée (x §67).
21.1.2 Désintégration radicale des codas 21.1.2.1 Mouvement général 294
Wilhelm Köritz écrit déjà en 1886 (p. 33) que « une des lois les plus générales de la langue française [est] la suppression de toute consonne qui clôt une syllabe » (notre traduction, emphase dans l’original). Ce processus s’accomplit lentement mais avec une grande constance sur une longue période allant du début du pfr jusqu’aux abords du français classique : les nasales en coda ne tomberont qu’à la fin du 16e siècle (x §301.1). 21.1.2.2 Coda différente de la consonne suivante : Cx.Cy
295
Dans les groupes Cx.Cy où la coda et la consonne suivante sont différentes (i.e. en dehors des géminées x §296), les obstruantes sont les premières à céder à la pression positionnelle de la coda : elles sont déjà entièrement désintégrées aux abords de l’AF. Les sonantes en coda quant à elles sont d’abord restituées sans dommage en AF (seule la latérale est devenue vélaire : l > ł) et ne commencent leur déclin qu’à partir du 11e siècle (x §357). Bien davantage que celle de l’intervocalique, l’action de la coda est radicale : elle réduit les obstruantes en position pré-consonantique (primaire comme secondaire) ou bien à zéro ou bien à un glide (j,w) et contribue ainsi à la diminution massive du corps des mots qui fait la particularité du français dans le concert des langues romanes (x §62). Le tableau (156) illustre la situation en faisant abstraction des influences mélodiques qui le cas échéant inclinent l’évolution purement positionnelle (Rq1, 2).
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Partie 3. Phonétique Historique
(156) Tableau 1 : évolution des obstruantes en coda lat p b w,v t d k g
AF >ø >ø >ø >ø >ø >j >j >w
lat rupta obstāre – – ad-venīre facta nigru Bagdad
coda primaire AF FC route oster ôter avenir faite neir Baudas
advenir noir Bagdad
lat tep(i)du cub(i)tu nāv(i)gāre rot(u)lu rād(ī)cīna mac(u)la rig(i)du
coda secondaire AF tiede coude nagier rolle racine maille roit
FC tiède nager rôle raide
Plus tard les sonantes connaîtront le même sort : à partir du 11e siècle elles sont toutes réduites à zéro ou à un glide. Ce processus sera plus ou moins long et dans le cas des nasales n’aboutira à leur perte (en tant que consonnes) qu’à la fin du 16e siècle. Seul r y échappe dans une certaine mesure, mais il a souvent été restitué après avoir été comme les autres sonantes éliminé (x §357). La situation globale des sonantes est montrée sous (157) (Rq3). (157) Tableau 2 : évolution des sonantes en coda lat m n l r s
10e s. >m >n >ł >r >s
11e-16e s. >ø >ø >w > (r) >ø
lat gamba sentīre alba larga testa
coda primaire AF FC jambe sentir albe aube large teste tête
coda secondaire lat AF FC rum(i)ce ronce man(i)ca manche sol(i)dāre solder souder cer(e)bellu cervel cerveau as(i)nu asne âne
Remarques 1. Relevant d’un conditionnement mélodique, les évolutions suivantes ne sont pas montrées sous (156) : t,d+n > z (°ret(i)na > resne FC rêne) (x §299), k+(i,e)+C (fac(e)re > faire, grac(i)le > graisle FC grêle) (x §112). Enfin, t,d+l > k,g+l (vet(u)lu > °veclu > vieil) est déjà latin (x §345) et l’évolution propre au pfr est celle montrée, t,d+l > ll. 2. Les deux aboutissements de g représentent deux traitements chronologiquement successifs : dans une première période g devient w, plus tard yod (x §300). A noter également que les groupes TR, a priori solidaires, étaient disjoints T.R lorsque les vélaires ont été réduites en coda (nig.ru > noir) (x §335). 3. La sifflante s est une sonante en pfr et AF (x §303.1).
21.1.2.3 Géminées CxCx 296
Toutes les géminées de la langue, héritées (gutta > gote FC goutte, cippu > cep, cappa > chape) ou créées au cours de l’évolution (rot(u)lu > rolle FC rôle, quadrātu > carré), dégéminent, i.e. perdent leur position coda et ainsi deviennent des consonnes simples intervocaliques (Rq1). Deux diagnostics placent la dégémination au 7e siècle ou plus tard (La Chaussée 1989a : 196) (sauf après voyelle longue Rq4) : 1° les géminées ne participent pas à la lénition intervocalique (voisement, spirantisation x §315) et 2° les voyelles toniques à leur gauche ne diphtonguent pas (Rq2, 3). La dégémination était ainsi consommée dès le début de l’AF, qui n’a jamais connu de géminées (StLég 200 aporter < adportāre FC apporter etc.), sauf rr (Rq4).
Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
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Remarques 1. Les géminées sont assises sur deux positions consonantiques dont la première est une coda et la seconde, une post-coda (i.e. appuyée) (x §23). 2. L’absence de diphtongaison à gauche des géminées montre qu’elles étaient encore entières jusqu’à la fin de la dernière diphtongaison spontanée (celle de a > æ, vers la fin du 4e siècle x §70) : leur partie coda la bloque. De même, les géminées ne montrent aucune trace du voisement ou de la spirantisation qui affectent les obstruantes intervocaliques. Par conséquent elles ne se sont simplifiées qu’après la fin de la période qui a connu ces processus : le voisement intervient vers la fin du 4e siècle et la spirantisation, au courant du 5e siècle pour les labiales et vélaires, au courant 6e ou 7e siècle pour les dentales (datation labiales x §319.8, dentales x §320.1, vélaires x §322.2) (Rq3). 3. On cite encore un troisième diagnostic qui permettrait de localiser la dégémination dans le temps, mais qui de fait est inconclusif. Comme la palatalisation gallo-romane k,g+i,e,a > ʧ,ʤ (x §105) n’affecte selon l’avis reçu les vélaires uniquement lorsqu’elles se trouvent en position forte, le type vacca > vache n’y aurait pas participé si le kk avait déjà été dégéminé au moment où la palatalisation se met à agir : °vaka aurait alors, selon l’avis reçu, produit *vaie (suivant bāca > baie x §323). Or les vélaires simples intervocaliques qui étaient présentes dans la langue au moment de la palatalisation gallo-romane y ont bien participé : il est vrai qu’il n’y en avait plus dans les mots latins (emportées par la lénition intervocalique), mais les mots germaniques ont apporté de nouveaux k,g intervocaliques qui ont été palatalisés selon la règle (frk °breka > breche FC brèche x §105.5). Si donc la vélaire dans le type vacca a dégéminé au moment où les mots tels frk °breka sont entrés dans la langue (i.e. après la fin de la lénition intervocalique et pendant l’action de la palatalisation gallo-romane), le résultat °vaka a abouti à vache selon la règle (Bourciez et Bourciez 1967 : §122-1°-Rq1, voir §105.5). Le type vacca > vache n’est donc d’aucun secours pour la datation de la dégémination : la palatalisation de sa vélaire a pu se faire aussi bien en amont qu’en aval de ce processus. 4. rr est la seule géminée de l’AF (Fouché 1952-1961 : 814, Schwan et Behrens 1925 : §103b, Meyer-Lübke 1908 : §183) et sa graphie suit l’étymologie. Ce n’est qu’à partir du 12e siècle que des graphies non étymologiques apparaissent (merre pour mere < mātre, FC mère, curre pour cure < cūrātu, Fouché 1952-1961 : 862). L’AF note également , mais qui représente [s] et sert à faire la différence avec [z] (Fouché 1952-1961 : 814). La dégémination de rr, entamée au 12e siècle, sera achevée seulement au 16e ou 17e siècle. 5. L’impossibilité de syllabes super-lourdes CV̅ C (x §33) a conduit de très bonne heure (en lt) à la dégémination après voyelle longue : le ē tonique de stēlla > °stēla > esteile, estoile FC étoile était libre au moment de la diphtongaison, et il en va de même pour le ō tonique de ōlla > ole, oule, eule ‘grand pot, marmite’. Enfin, dans glōssa > °glōsa > glose, le voisement n’a pu toucher qu’un s simple (l’évolution de la voyelle tonique est savante). D’ordinaire on ne cite que la dégémination de la latérale ll après voyelle longue, mais le cas de glōssa > °glōsa > glose représente le même processus. Il serait en effet étonnant que seule la géminée latérale réagisse à une voyelle longue précédente (le latin ne connaît que très peu de cas de voyelles longues en syllabe fermée CV̅ C x §33.1). En tout état de cause, la latérale géminée a comme toutes les autres géminées bloqué la diphtongaison des voyelles brèves à sa gauche : bulla > bole FC boule, capillu > chevel FC cheveu. Autorisant celle des voyelles longues précédentes, elle a donc bien été dégéminée sous leur influence. Notons encore que la dégémination de bonne heure après voyelle longue est documentée par le commentaire de Consentius de Narbonne (5e siècle) à propos de vīlla > vile FC ville : « si quis decat vilam pro villam… ». Références bibliographiques : 1. Général : Schwan et Behrens 1925 : §103b p.73 ; Nyrop 1914 : §316-1° ; Clédat 1917 : §99 ; Pope 1934 : §366 ; Meyer-Lübke 1908 : §183 ; La Chaussée 1989a : 191, 196.
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Partie 3. Phonétique Historique
2. rr en AF et MF : Nyrop 1914 : §316 ; Fouché 1952-1961 : 814, 862 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §181-H ; Clédat 1917 : §87 ; Schwan et Behrens 1925 : §167a ; Meyer-Lübke 1908 : §183. 3. Dégémination de bonne heure après voyelle longue : Fouché 1952-1961 : 813 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §186-H ; Meyer-Lübke 1920 : §158. 4. Type vacca > vache : Fouché 1952-1961 : 814-Rq ; Pope 1934 : §366 ; Clédat 1917 : §104a.
21.1.3 Reprise de la substance des codas par la voyelle précédente 297
La substance des consonnes éliminées en coda peut être perdue ou reprise par la voyelle précédente : cela dépend de leur nature. Meyer-Lübke (1908 : §165) décrit « le mouvement consistant en ceci que les consonnes fermant les syllabes s’apparentent au possible à la voyelle précédente et finissent par se noyer dans elle » (notre traduction). Ainsi les labiales (rupta > route) et dentales (plat(a)nu > plane) disparaissent sans laisser de trace sur la voyelle précédente (de même encore f, v, r). En revanche les vélaires et sonantes (sauf r) sont d’abord affaiblies mais continuent à exister en tant que coda, puis lèguent leur substance à la voyelle précédente en se combinant avec elle. Du point de vue de la voyelle précédente on peut ainsi classer les consonnes en coda dans deux catégories : neutres (pas d’effet sur la voyelle lorsqu’elles tombent) et contaminantes (effet sur la voyelle lorsqu’elles tombent) (x §163.1). Le détail de l’influence des codas sur la voyelle à leur gauche est étudié au chap. 16.
21.2 Obstruantes 21.2.1 Labiales 298
En coda primaire comme secondaire, les labiales (p,b,f,w) sont éliminées sans laisser de trace (rupta > route, tep(i)du > tiede FC tiède). (158) Tableau 3 : labiales en coda primaire p b
lat rupta subtus
AF route soz
FC sous
lat capsa obstāre
AF chasse oster
FC châsse ôter
(159) Tableau 4 : labiales en coda secondaire p b f w
lat tep(i)du sēpia cub(i)tu rabia Steph(a)nu nāv(i)gāre cavea
AF tiede seche code rage Etienne nagier chage
FC tiède seiche coude nager cage
lat AF male-sap(i)du mausade apiu ache dub(i)tāre doter rubeu rouge °anteph(o)na antiene cīv(i)tāte cité °leviu liege
FC maussade douter antienne liège
Remarques 1. Produit par la syncope, le groupe fn (ou vn) a trois aboutissements. 1° Le n devient r et peut ainsi former un groupe solidaire avec la labio-dentale comme dans coph(i)nu > cofre FC coffre. L’évolution n > r se présente également après d’autres consonnes (ord(i)ne > ordre x §§68, 371). 2° La labio-dentale est perdue en coda selon la règle (Steph(a)nu > Etienne). 3° Des formes avec conservation irrégulière de la posttonique (Steph(a)nu > Estievene, raph(a)nu > ravene ‘radis’, Bourciez et Bourciez 1967 : §173-Rq1).
Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
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Deux traitements peuvent coexister pour le même mot : antiph(o)na / °anteph(o)na > antievre, antoine, antienne FC antienne (Fouché 1952-1961 : 612-Rq3). Tous ces processus témoignent du fait que fn, vn ne sont pas des groupes viables dans la langue. 2. Dans les groupes labiale + yod (rabia > rage) le yod se renforce en [c,ɟ] > ʧ,ʤ, puis la labiale tombe en coda (x §285). 3. La sonante lc w en coda secondaire (il n’y a pas de cas primaires) est devenue v en position intervocalique (x §319) avant la syncope : nāv(i)gāre > °nāv.gāre > nagier FC nager. Si elle avait encore été w au moment de la syncope, elle aurait formé avec la voyelle précédente une diphtongue (alba > °aw.ba > aube) (x §164). 4. Les Serments documentent encore la labiale f en coda : dans 3s dēb(e)t > dift FC (il) doit, b est devenu v à l’intervocalique, puis après la syncope a été dévoisé au contact du t. Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §§170 sq. p,b,v, §173 f ; Rheinfelder 1953 : §§567-576 ; Schwan et Behrens 1925 : §111 ; Regula 1955 : §122 sq.
21.2.2 Dentales 299
En coda primaire, les dentales t,d spirantisent puis sont éliminées, avant la période AF, sans laisser de trace (advenīre > avenir FC advenir). En coda secondaire, t,d sont également éliminés dès avant l’AF sans postérité aucune dans le cas général (rād(ī)cīna > racine, vidua > veve FC veuve x §289). Cependant dans les situations suivantes le traitement est différent puisque le processus que l’on y observe a lieu de bonne heure avant que la coda n’ait raison de la dentale. Le groupe t.j créé par la consonification (x §66) et assibilé en ʦ.j (x §276) subit la métathèse ʦ.j > j.ʦ (ratiōne > raison x §284) et d.j devient ɟ (> jj : modiōlu > moiuel FC moyeu x §281). Par ailleurs, le groupe tl, dl devient kl, gl lorsqu’il est créé de bonne heure (vet(u)lu > °veclu > vieil x §345) ; son premier élément tombe et la latérale gémine sur la place vacante dans les groupes établis plus tardivement (rot(u)lu > rolle FC rôle x §345). Enfin, les groupes tn, dn créés par la syncope deviennent zn : Rhod(a)nu > Rosne FC Rhône (la graphie AF ne permettant pas de noter la voisée [z], elle est rendue par ). Ici la dentale spirantisée en ð à l’intervocalique est passée à z en position de coda : ð.n > z.n. Cette évolution est à mettre sur le compte de la proximité (articulatoire et perceptive) de ð et z qui amène la confusion des deux segments également ailleurs dans la langue, toujours en coda (Rq2). (160) Tableau 5 : t,d en coda a. groupes primaires (il n’existe pas de t.C en latin) lat AF FC avenir advenir d advenīre advocāre avoer avouer
lat °adsatis admīrārī
AF assez amirer
b. groupes secondaires (illustration de t.j au §284, de d.j au §281 et de d.w au §289) lat AF FC lat AF racine med(i)cīna mecine d.C rād(ī)cīna jūd(i)cāre jugier juger °med(i)cāre megier t.l, d.l > jl vet(u)lu vieil acid(u)la oseille > ll rot(u)lu rolle rôle mod(u)lu molle t.n, d.n > zn plat(a)nu plasne platane °ret(i)na resne °capit(i)ne chevesne rati(o)nābile raisnable Rhod(a)nu Rosne Rhône celt °bod(i)na bosne
FC admirer
FC ‘médecine’ ‘donner soin’ (le) moule rêne raisonnable borne
392
Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Contrairement aux autres positions faibles (vīta > AF vithe, vide [ð] Alex > AF vie Rol pour l’intervocalique phonétique x §320, 3s dōnat > donet [-θ] FC (il) donne pour l’intervocalique finale x §327, voir §344.1 pour les groupes tr, dr), les dentales en coda n’apparaissent jamais dans les textes AF, même anciens. 2. La confusion de ð et z en coda s’observe également dans les emprunts tardifs au latin tels grammatica > gramaire FC grammaire où ð.j est passé à z.j, qui subit le rhotacisme z.j > r.j (x §288). Elle se rencontre encore en sens inverse : z devient ð en coda en anglonormand : īns(u)la > °izle > iðle écrit idle, cf. AF isle, FC île (x §303.2). 3. Le groupe tl, dl produit encore d’autres aboutissements qui sont plus ou moins savants : tit(u)lu > AF title > AF titre etc. (x §68). 4. Les groupes t,d+s issus de la syncope en position finale forment l’affriquée -ʦ (écrite ) : 2p amāt(i)s > amez FC (vous) aimez (x §67).
Références bibliographiques : 1. Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §145 tl, §146 t+C ; Nyrop 1914 : §383 t, §392 d ; Rheinfelder 1953 : §553 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §§119-121 ; Meyer-Lübke 1908 : §§175 sq. ; Pope 1934 : §372. 2. tn, dn > zn : Fouché 1952-1961 : 799, 804, 861 sq. ; Meyer-Lübke 1908 : §176 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §146-Rq1 ; Schwan et Behrens 1925 : §120 ; Clédat 1903b : 268, 1917 : §116 ; Rheinfelder 1953 : §561 ; Straka 1979 [1964] : 243 ; Montaño 2017 : 142-163.
21.2.3 Vélaires 300
Dans les groupes primaires (y compris k,g+r,l, qui sont disjoints Rq6), k et ŋ en coda se réduisent à yod (facta > faite) ou yod nasal ȷ ̃ (agnellu [ŋn] > agnel FC agneau) (Rq1) et g, à w (sagma > °sawme > some FC (bête de) somme, Bagdad > Baudas FC Bagdad) (Rq4, 5). Le yod (ou yod nasal) issu des vélaires en coda se combine avec la consonne suivante lorsque celle-ci est palatalisable (cas seulement de la latérale et de la nasale : jl > ʎʎ mac(u)la > maille, ȷñ > ɲɲ agnellu [ŋn] > agnel FC agneau, jn > ɲɲ pect(i)ne > °pec.ne > °pej.ne > peigne, où dans , note la palatalité de la latérale / nasale), autrement (cas de t, s, r, w suivants x §284.4, 5 : j.t facta > faite, j.s exīre > eissir FC issir, j.r sacrāmentu > sairement FC sacrement, j.w aqua > aive FC eau) poursuit sa trajectoire régulière en coda qui l’amène à se combiner avec la voyelle précédente pour former une diphtongue (x §164). Les cas de j.l et j.r sont encore examinés au §346. Dans les groupes secondaires k,g+(v)+C, le sort de la vélaire dépend du timbre de la voyelle promise à la syncope. Lorsque celle-ci est u,o,a, la vélaire est par la syncope placée en coda et se réduit à yod comme dans les groupes primaires (mac(u)la > °macla > °majle > maille, trag(u)la > °traj.le > traille). En revanche lorsque dans k,g+(i,e)+C la voyelle promise à la syncope est palatale, dans le cas général la vélaire ne s’est jamais trouvée en coda puisqu’elle a été palatalisée avant l’action de la syncope et le résultat varie selon que la consonne est (fac(e)re > °faj.tre > faire) ou n’est pas r (grac(i)le > graisle FC grêle) (x §114). Mais il existe un petit groupe de mots (six items, voir la liste au §117.8) où la syncope a frappé k+(i,e)+C de manière précoce lorsque la vélaire n’était pas encore entamée par la palatalisation. Dans ce cas elle est placée en coda et se réduit à yod selon la règle : °voc(i)tāre > vuidier FC vider. Dans tous les cas (groupes primaires et secondaires), l’évolution de la voyelle tonique précédant le groupe vélaire+C est entravée.
Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
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(161) Tableau 6 : groupes primaires k.t
>j
k.s k.r k.l k.n g.r k.w ŋ.kt > ȷ ̃ ŋ.n g.d > w g.m
lat facta lūcta exīre sacrāmentu cochlear pect(i)ne nigru equa sequ(e)re sancta agnellu Bagdad Magdalēna sagma phlegma figmentu
AF faite luite eissir, issir sairement cuiller peigne neir ive sivre sainte agnel Baudas Maudeleine some fleume fiment
FC lutte issir sacrement cuillère noir ‘jument’ suivre agneau Bagdad Madelaine (bête de) somme flegme, flemme ‘matière’
lat lacte nocte exiliu lacrima
AF FC lait nuit eissil, essil exil lairme larme
agru aqua aquariu punctu pugna smaragdu
aire aive eau evier évier point poigne esmeraude émeraude
pigmentu sagmariu
piument somier
piment sommier
(162) Tableau 7 : groupes secondaires davantage de données pour le type k,g+(i,e)+C aux §§112 sq., pour le type k,g+(u,o,a)+C au §349 vél.+(i,e)+C
k > j+ʦ k > yod g > yod vél.+k+(i,e)+r k > j+t g > yod vél.+(u,o,a)+C k > yod g > yod
lat ac(i)nu °voc(i)tāre rig(i)du fac(e)re °rag(e)re mac(u)la trag(u)la
AF aisne vuidier roit faire raire maille traille
FC aine vider raide
lat grac(i)le plac(i)tāre cōg(i)tāre °coc(e)re frīg(e)re fēnuc(u)lu rēg(u)lāre
AF graisle plaidier cuidier cuire frire fenoil reillier
FC grêle plaider cuider fenouil ‘verrouiller’
Remarques 1. La nasale vélaire ŋ aboutit à yod nasal ȷ ̃ (= ɲ en coda x §129) seulement lorsque la consonne suivante n’est pas homorganique : c’est le cas de ŋn (écrit en latin : agnellu > °aȷñ el > °aɲɲel > agnel FC agneau x §131) et de ŋk+C (où le k homorganique est éliminé en tant que médiane d’un groupe CCC : sancta > °saŋta > °saȷt̃ e > sainte x §136). Lorsque la consonne suivante est homorganique, le groupe ŋk, ŋg demeure : rancōre > rancor FC rancœur (x §301). 2. Outre le cas mentionné à la Rq1, il existe deux types où une vélaire en coda ne se réduit pas à yod : lorsqu’elle est géminée (vacca > vache et non pas *vaiche) et au cas où elle est suivie de yod : k.j > tʦ (°glacia > glace x §283). La raison en est d’une part que la géminée ne possède pas de segment indépendant dans la position coda qu’elle occupe (il s’agit d’un k en position appuyée qui branche à gauche x §23), d’autre part que la palatalisation de k+yod (2e siècle ou plus tôt x §283.1) est antérieure à la réduction des vélaires en coda (à partir du 3e siècle, Rq5). 3. Pour pectine > peigne FC peigne et pectināre > peignier FC peigner voir §§131, 178.1 et pour Sēquana > Seine, §237.2. 4. Dans les groupes primaires, le traitement différent de la sourde (k > yod) et de la voisée (g > w) procède de l’avance qu’a eue cette dernière sur la trajectoire de lénition en coda (cette avance de la voisée est générale dans la langue, voir §§98, 322.2 pour la position intervocalique) : g avait déjà spirantisé en ɣ quand k était encore occlusif (Rq5). Dans cette
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Partie 3. Phonétique Historique
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8.
première période les fricatives vélaires en coda se vocalisent en w : g > ɣ > w. La sourde k ne se vocalise pas parce qu’elle n’est pas encore fricative. Plus tard dans une seconde période lorsque k a spirantisé en x, les fricatives vélaires deviennent yod par évolution spontanée, i.e. en l’absence d’action d’un agent palatal (nocte > nuit) (Rq7). Datation relative et absolue : g > w avant k,g > yod (réf. bibl. 4) L’asymétrie chronologique dans l’évolution de k et g est documentée par les attestations en latin : on trouve w à la place de g dès le 3e siècle (Rheinfelder 1953 : §591, Richter 1934 : §79, Nyrop 1914 : §428) : fraumentu pour fragmentu, fleuma pour phlegma, App.Pr. 85 pegma non peuma. Des résolutions en yod en revanche ne se rencontrent que plus tard : Bax(e)ra (nom propre) > °Bajs(e)ra > Baisdra en 588. Richter (1934) place ainsi g > w entre les 2e et le 4e siècles (§79) et k,g > j, entre les 3e et 5e siècles (§95). Cela s’accorde avec le fait que les mots germaniques participent à la résolution en yod : germ h en coda était en francique à l’époque des faits χ (fricative uvulaire sourde, écrite dans les formes franciques reconstruites en référence à la graphie vha x §264.3) et s’est confondu avec le x (fricative vélaire sourde) issu de k (Rq7) (frk °wahtōn > gaitier FC guetter, frk °thwahlja > toaille FC touaille) : la réduction à yod était donc active au moins depuis le 5e siècle. La Chaussée (1989a : 46) place l’évolution k,g > x,ɣ > yod à la fin du 3e ou au début du 4e siècle. Straka (1979 [1964] : 239-241, 279) la localise au 3e siècle. On note un seul cas de gm > jm : le nom germanique Wigmund > °gwij.mund > Guimont (ij > i x §148.3). Le fait que le seul mot où gm se résolve en jm est germanique appuie la chronologie établie : à son arrivée au 5e siècle les vélaires en coda se résolvent déjà en yod. Tous les autres mots présentant gm (161) étaient présents lorsque la résolution se faisait encore en w. Comme tous les groupes solidaires (.TR > T.R x §335), les groupes k,g+r,l primaires ont été désolidarisés et leur vélaire de ce fait est réduite à yod en coda selon la règle : sacrāmentu > sairement FC sacrement, nigru > neir FC noir (x §346). Ces groupes ne participent pas à l’évolution g > w parce qu’ils étaient encore solidaires lorsque ce processus (qui s’est produit de bonne heure) avait cours (Rq4, 5). L’évolution de la vélaire aboutissant à yod en coda est k,g > x,ɣ > ç,ʝ > j (réf. bibl. 5). L’étape x est selon Hall (1976 : 197) attestée dans le mozarabe nḥt (roman parlé sous le règne arabe de la péninsule ibérique) qui note noxte < nocte. L’évolution transformant la vélaire en palatale se produit sans intervention d’aucun agent palatal extérieur (nocte > °noxte > nuit). En effet, la trajectoire palatale est intrinsèque à toutes les fricatives vélaires de la langue (x §323.2) : on la rencontre encore en position finale secondaire (°vērācu > verai FC vrai x §318), en position finale primaire (2s imp fac > fai FC fais ! x §327) et en position intervocalique (pācāre > paiier FC payer x §323). Un avis répandu attribue l’origine de la palatalité à la dentale qui se trouve à droite de la vélaire (La Chaussée 1989a : 46, Pope 1934 : §§319, 325, Bourciez et Bourciez 1967 : §135, Meyer-Lübke 1908 : §166, Wireback 2009 : 56). Or la vélaire se réduit également à yod lorsqu’elle n’est pas suivie de dentale mais de w, articulation à laquelle il est difficile de prêter des vertus palatales : k.w > j.w (aqua > aive FC eau) (x §324). Ce fait disqualifie sèchement l’idée que les dentales seraient la source de la palatalité. Elles ne sont par ailleurs connues pour cette vertu, ni en (proto-)français ni ailleurs. Elimination de la vélaire sans trace palatale : ks > ss, kt > tt, ktj > ttj (> ss), kw > w Il existe pour kt et ks des aboutissements sans yod mais où t,s évoluent en position appuyée (i.e. sans altération) (réf. bibl. 3) : jactāre > getier FC jeter, exagiu > essai. Dans ces cas le k s’est effacé déjà en latin et son absence a donné lieu à l’allongement compensatoire de la consonne suivante : kt > tt, ks > ss. Le résultat a alors été traité selon la règle. Alors que l’évolution kt > tt est erratique et ne concerne que quelques mots, le type ks > ss est la règle (les aboutissements js comme dans exīre > eissir FC issir sont très rares). Il faut compter encore ici le type kw > k.w > w > v (aqua > eve FC eau (x §324.3) où la perte sèche de k à l’étape k.w est également erratique (aqua > °ak.wa > °aj.ve > aive FC eau).
Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
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La même élimination de la vélaire sans trace palatale se constate dans le type ktj factiōne > façon, où elle est systématique : il n’y a pas d’aboutissements avec résolution de la vélaire en yod. Le groupe ktj est donc passé à ttj assibilé en tʦj (x §282) qui aboutit régulièrement à ss (°matteūca > °matʦjue > maçue FC massue x §284). Comptent ici encore lectiōne > leçon, tractiāre > tracier FC tracer, suspectiōne > sospeçon FC soupçon, frictiōne > friçon FC frisson, maledictiōne > maudiçon FC malédiction, °districtia > destrece FC détresse, coctiōne > coçon ‘marchand’ et °sūctiāre > sucier FC sucer. Enfin, dans ŋktj (°punctiōne) le k est de même perdu mais comme dans ŋkt (> ŋt > ȷt̃ sancta > sainte x §136) en a une bonne raison puisqu’il est médian d’un groupe CCC (x §67). Il en résulte ŋtj qui évolue selon la règle (réduction de ŋ à yod nasal ȷ ̃ devant consonne non homorganique x §136, tj > ʦj > s en position appuyée x §284) pour aboutir à ȷs̃ : °punctiōne > poinçon. De même junctiōne > joinsson ‘redevance’ (DEAF J : 477). Les attestations latines des formes sans vélaire sont nombreuses. Pour kt > tt on cite autione pour auctione et fata pour facta à Pompéi, App. Pr. 154 auctor non autor, et même coturnix pour cocturnix chez Ovide (né en 43 av. JC) (Richter 1934 : §45, Leumann 1963 : §142c, Baehrens 1922 : 85). Pour ks > ss Richter (1934 : §17) relève mers pour merx (chez Plaute, né vers 254 av. JC), cossim pour coxim, vissi pour vixi, coius pour coniunx. Nyrop (1914 : §406-Rq) et Regula (1955 : 153) attirent l’attention sur le fait que dans des variétés familières ou régionales du FC ks est prononcé ss devant consonne : escuser, esclure, espression, espress, esplication. Références bibliographiques : 1. Général : Schwan et Behrens 1925 : §158.1 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §135 ; Rheinfelder 1953 : §§585 sq. ; Fouché 1952-1961 : 815 sq. ; Nyrop 1914 : §406-1° ks, §407 kt, §426 gC ; Pope 1934 : §§324 sq. ; Straka 1979 [1964] : 239-241 ; Regula 1955 : 119 g, 152-154 ks, kt ; Richter 1934 : §§45, 95, 102 ; La Chaussée 1989a : 46 ; Meyer-Lübke 1908 : §166, 1920 : §237. 2. Combinaison du yod issu de la vélaire avec la consonne suivante ou la voyelle précédente en roman de l’Ouest : Wireback 2007, 2009. 3. Absence de yod dans ks > ss, kt > tt, ktj > ss : Bourciez et Bourciez 1967 : §136-Rq1, §147-Rq3 ; Pope 1934 : §§326, 359 ; Rheinfelder 1953 : §§588c ; Fouché 1952-1961 : 802, 816, 912 ; Nyrop 1914 : §406-3° ; Richter 1934 : §45 ; Regula 1955 : 152 sq. ; La Chaussée 1989a : 84 ; Pierret 1994 : §336-1. 4. Type sagma > some FC (bête de) somme : Fouché 1952-1961 : 816-818 ; Rheinfelder 1953 : §§591 ; Pope 1934 : §359 ; Nyrop 1914 : §428 ; Richter 1934 : §79 ; Väänänen 1981a : §124 ; Grandgent 1934 : §268 ; Meyer-Lübke 1908 : §169. 5. Trajectoire kC > °xC > °çC > jC : Bourciez et Bourciez 1967 : §135-H ; Pope 1934 : §§319, 324 ; Fouché 1952-1961 : 816 ; Regula 1955 : 153 ; Richter 1934 : §§45A, 95A.
21.3 Sonantes 21.3.1 Nasales 301
Les consonnes nasales en coda, primaire comme secondaire, nasalisent à partir du 10e siècle la voyelle à leur gauche (gamba > jãmbe) avant de disparaître en tant que consonne à partir de la fin du 16e siècle (> FC jãbe) (x §367). (163) Tableau 8 : m,n en coda
m n ŋ
lat gamba sentīre rancōre
groupes primaires AF FC jambe sentir rancor rancœur
groupes secondaires lat AF FC rump(e)re rompre man(i)ca manche anc(o)ra ancre
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Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. La nasalisation des voyelles commence selon Pope (1934 : §434) au 10e siècle mais n’aura affecté toutes les voyelles qu’à la fin du 13e siècle ou même plus tard (x §367). Elle concerne toutes les voyelles suivies d’une nasale, y compris en finale (vīn(u) > vin) et en position intervocalique (fēm(i)na > feme [fãmə] > FC f[a]mme, l’abaissement de la voyelle tonique documentant sa nasalité). Les voyelles nasales suivies de consonnes nasales intervocaliques sont ensuite dénasalisées à partir des 16e-17e siècles (AF feme [fãmə] > [famə] FC femme [fam] (x §388). Les consonnes nasales en position finale et pré-consonantique quant à elles sont éliminées à partir de la fin du 16e siècle (selon Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 209). Dans des variétés méridionales ces consonnes nasales s’entendent encore aujourd’hui : monde [mɔndə], bon [bɔŋ]. 2. Lorsque la nasale vélaire n’est pas homorganique avec la consonne suivante elle se réduit comme les autres consonnes vélaires à yod (nasal) : agnellu = [ŋn] > °aȷ.̃ nellu > °aɲɲel > agnel FC agneau, sancta > °saŋta > °saȷt̃ e > sainte (x §300.1). 3. Le groupe ŋg+i,e (part. prés. plangente) est d’abord palatalisé (> ɲɟ °plaɲɟente), puis de façon spontanée la nasale gémine (ɲɟ > ɲɲ °plaɲɲente > plaignant, le notant la palatalité de la nasale) (x §97.4). 4. Les groupes (primaires et secondaires) de nasales différentes sont réduits à mm. Ainsi mn > mm dans somnu > some FC somme, hom(i)ne > ome FC homme et nm > mm dans an(i)ma > ame FC âme (x §291.3).
Références bibliographiques : 1. Nasalisation et dénasalisation devant consonne nasale intervocalique : Bourciez et Bourciez 1967 : §195 ; Pope 1934 : §§432 sq., §§440, 444 ; Morin 2002 ; van Reenen 1987, 1994 ; Van Hoecke 1994. 2. Perte des consonnes nasales en coda : Pope 1934 : §§437 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §195-H ; Morin 2002 ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 209.
21.3.2 r, l 302
En coda primaire comme secondaire, les liquides r, l demeurent au début de l’AF, puis subissent la lénition durant cette période (Rq1) (x §357). R chute de manière erratique (rimes du type large : sage x §357) et est souvent restitué par la suite (16e-17e siècles x §380). La latérale est éliminée après lc ī, ū (pūl(i)ce > AF pulce > AF puce) et se vocalise en w ailleurs (poll(i)ce > AF pols > AF pouz FC pouce) (x §365). (164) Tableau 9 : r, l en coda
r l
>w >ø
lat barba alba –
groupes primaires AF FC barbe albe aube
lat cer(e)bellu poll(i)ce nom sg fīl(iu)s pūl(i)ce
groupes secondaires AF AF cervel pols pouz fils fis pulce puce
FC cerveau pouce fils puce
Remarques 1. Gess (1999a) montre que la vocalisation de l, souvent placée bien en amont de l’AF (7e siècle selon Straka 1964 : 46), n’a débuté qu’au courant du 11e siècle (les graphies en pour la latérale que l’on trouve avant l’AF notent selon lui la latérale vélarisée ł). 2. Il existe également des cas où, placée par la syncope en coda (nom. sg. °nugāli(o)r > °nogaʎʎ(o)r > °noaʎʎr), la latérale palatale géminée ʎʎ dégémine et de ce fait dépalatalise (> °noalr), ce qui produit une latérale ordinaire en coda qui vocalisera selon la règle (> °noałdrə > °noawdrə > CSs noaudre ‘de moindre valeur’) (x §165.3).
Chapitre 21. Consonnes en coda (__.C)
397
Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §180 r, §188 l ; Nyrop 1914 : §§342-344 ; Pope 1934 : §396 r > ø ; Rheinfelder 1953 : §§602-606 ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 211 sq. ; Montaño 2017 : 187-273.
21.3.3 s 303
Lat s commence à tomber au 11e siècle (via x,ɣ ou h,ɦ x §357), d’abord devant obstruante voisée (ici notée D) et sonante (ici notée R) où il est voisé : hīsp(i)dōsu > hisdos FC hideux, masc(u)lu > AF masle > AF male FC mâle (la graphie note la voisée [z]). Lorsqu’il est demeuré sourd devant obstruante sourde (ici notée T, foreste > forest FC forêt), il tombe seulement au 13e siècle. La résistance prolongée de la sourde par rapport à la voisée (générale dans la langue) est attestée par l’anglais qui au moment de la conquête normande au 11e siècle emprunte z+D,R déjà sans (ang. hideous, male) mais s+T encore avec s (angl forest) (réf. bibl. 3). Lorsque s est par la syncope placé devant r, le groupe reçoit en son sein l’épenthèse régulière (x §292) : ess(e)re > estre FC être, frk maser > masdre FC madre (t ou d selon que le s avait ou non le temps de voiser x §292.9). Enfin, s suivi de yod pratique la métathèse s.j > j.s (bāsiāre > baisier FC baiser) et il en va de même pour ssj (°bassiāre > baissier FC baisser) (x §284). (165) Tableau 10 : s en coda [T = obstruante sourde, D = obstruante voisée, R = sonante] lat sT foreste castellu besta testa sD hīsp(i)dōsu sR masc(u)lu °disj(u)nāre
AF forest chastel beste teste hisdos masle disner
FC forêt château bête tête hideux mâle dîner
angl forest castle beast hideous male dine
lat hosp(i)te hos(pi)tāle fas(ci)nāre tes(ti)mōniu exgrumāre vass(e)llittu °blast(ē)māre
AF oste ostel faisnier tesmoin esgruner vaslet blasmer
FC hôte hôtel fasciner témoin ‘égrener’ valet blâmer
angl host hostel
valet blame
Remarques 1. Le fait que la chute de s ne soit amorcée que durant l’AF montre que cette consonne a le statut de sonante. Cela concorde avec le diagnostic fourni par l’épenthèse qui ne concerne que les groupes de deux sonantes (m’r cam(e)ra > chambre, m’l, n’r, n’l, l’r) mais s’applique également aux groupes s’r (ess(e)re > estre FC être) et z’r (Laz(a)ru > ladre) (x §292). 2. La réalité de [z] est encore documentée par le fait que lat s devant sonante et obstruante voisée devient ð en anglo-normand (réf. bibl. 4) : īns(u)la > °izle > iðle écrit idle AF isle FC île. De même adne (< as(i)nu), madle (< masc(u)lu), medler (< misc(u)lāre), vadlet (< vass(e)llittu), brudler (< °brust(u)lāre). Le passage z – ð en coda se rencontre encore en sens inverse ð > z dans le type °ret(i)na > resne FC rêne (x §299) et, augmenté du rhotacisme z > r, dans les emprunts tardifs au latin tel grammatica > gramaire FC grammaire (x §288). 3. En picard, [z] devient r par rhotacisme (voir l’évolution parallèle t > ð > z > r dans grammatica > gramaire FC grammaire x §288) : varlet (< vass(e)llittu), dirner (< °disj(u)nāre), marle (< masc(u)lu), merler (< misc(u)lāre), almorne (< °almos(i)na), arne (< as(i)nu), orfraie (< °oss(i)frāga, angl osprey). Deux formes picardes ont été adoptées par le français : orfraie et varlet (courant 14e-15e siècles, voir Littré). Le [z] issu de t,d+n (x §299) parti-
398
Partie 3. Phonétique Historique cipe également à cette évolution : celt °bod(i)na > pic borne (AF bosne), emprunté par le français en tant que FC borne.
Références bibliographiques : 1. Général : Nyrop 1914 : §§460-463 ; Pope 1934 : §§377 sq. ; Regula 1955 : 144-146 ; Schwan et Behrens 1925 : §§128 sq. ; Straka 1979 [1964] : 443 sqq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§157-159 ; Gess 1998a,b, 1999a ; Montaño 2017 : 187-273. 2. Trajectoire s > x > h > ø : Bourciez et Bourciez 1967 : §157-H ; Regula 1955 : 146 ; Pope 1934 : §378 ii ; Fouché 1952-1961 : 861 2°b ; Nyrop 1914 : §462. 3. Anglais témoin de la chute différée de z et s : Rheinfelder 1953 : §557 ; Regula 1955 : 145 sqq. ; Pope 1934 : §377 ; Fouché 1952-1961 : 861 ; La Chaussée 1989a : 201 z, 204 s ; Straka 1979 [1964] : 443 sqq. ; Nyrop 1914 : §462 ; Jordan 1923 : 164 note. 4. [z] > ð en anglo-normand : Bourciez et Bourciez 1967 : §157-H ; Regula 1955 : 146 ; Pope 1934 : §378 i ; Fouché 1952-1961 : 861 2°c,d ; Schwan et Behrens 1925 : §129 note ; Nyrop 1914 : §462-1° ; Straka 1979 [1964] : 453 sq.
Tobias Scheer
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Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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Chapitre 22 Consonnes intervocaliques (V__V et V__#) Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
22.1 Consonnes étudiées : intervocaliques phonétiques et finales 304
Les consonnes étudiées dans ce chapitre sont intervocaliques. Cela inclut les consonnes phonétiquement intervocaliques, i.e. qui sont précédées et suivies d’une voyelle (V__V), ainsi que les consonnes phonétiquement finales, i.e. placées en fin de mot (et précédées d’une voyelle : V__#). En effet, les consonnes finales sont en pfr, AF et jusqu’à la fin du 15e siècle (x §313) des intervocaliques. Le fait que les consonnes finales sont des intervocaliques est d’abord établi en section 22.2 : tous les diagnostics de la période pfr et AF consonnent. Ensuite la section 22.3 décrit la genèse de la liaison qui commence à se mettre en place à la fin du 12e siècle avec l’élargissement du domaine dans lequel se calcule la phonologie au-delà du simple mot (accent de groupe), et qui se termine avec la chute des consonnes finales devant pause à partir de la fin du 15e siècle, marque du changement de leur statut syllabique (Rq1). Enfin, l’évolution des consonnes dans les deux positions intervocaliques est étudiée : phonétique (V__V) en section 22.4, finale (V__#) en section 22.5. Remarques 1. Il y a à l’égard du statut syllabique des consonnes finales deux types de langues : celles qui les considèrent en tant que codas et celles où elles sont intervocaliques (x §§34 sq.). Ayant appartenu au dernier type jusqu’à la fin du 15e siècle, le français a ensuite rejoint le premier : depuis la fin du 15e siècle et jusqu’à ce jour la consonne finale est une coda. 2. Les consonnes finales précédées d’une autre consonne (…VC.C#) sont appuyées. Par conséquent elles relèvent du chap. 19 pour les obstruantes, du chap. 20 pour les sonantes.
22.2 Statut syllabique de la consonne finale 22.2.1 Vue d’ensemble des diagnostics 305
Les consonnes finales (d’origine ou devenues finales) ne sont pas des codas mais ont le statut syllabique intervocalique. Leur intervocalicité n’est pas physique mais positionnelle : elle ne signifie pas, comme il a été envisagé (x §310.1), qu’il ait existé une voyelle (épenthétique) à droite de la consonne finale, qui se serait ainsi trouvée physiquement en position intervocalique. Il s’agit simplement du fait que la consonne finale primaire (mais également secondaire après la perte de la voyelle finale), sans voyelle phonétique d’aucune sorte à sa droite, soit considérée par la langue comme instanciant une position intervocalique (x §§34 sq.). Tous les diagnostics convergent vers cette conclusion : l’évolution des consonnes finales (primaires et secondaires) est identique à celle des consonnes en position intervocalique phonétique (V__V) (x §§308 sq.), et leur sort s’oppose à celui que connaissent les consonnes en coda (position pré-consonantique V__.C) (x §§306 sq.). Par ailleurs, les voyelles toniques précédant les consonnes finales (primaires comme secondaires) sont libres : elles diphtonguent systématiquement (x §§310 sq.). Les consonnes finales de deviendront coda qu’à partir de la fin du 15e siècle lorsqu’elles commencent à tomber devant pause (x §313).
400
Partie 3. Phonétique Historique
22.2.2 Consonnes finales 22.2.2.1 Consonnes finales ≠ consonnes pré-consonantiques 306
a. Obstruantes En position finale (primaire comme secondaire), les obstruantes montrent une évolution tout à fait différente de celle de leurs pairs en coda (position pré-consonantique V__.C). Le tableau (166) compare l’évolution des labiales et dentales en position finale et pré-consonantique, dans les deux cas lorsqu’elles sont primaires (y existent dès la latin) et secondaires (y sont placées par l’évolution). Pour les primaires, il n’y a que d qui permette cette comparaison puisqu’en position finale primaire le latin ne connaît que -t, -d, -k (x §327) et il n’existe pas de t en coda primaire (x §299). Le t en position finale primaire n’est donc montré qu’à titre indicatif. Enfin, le tableau est réduit aux faits qui sont dus à l’influence positionnelle, i.e. faisant abstraction des conditionnements mélodiques (Rq1). Il apparaît ainsi qu’en position finale et pré-consonantique l’aboutissement des obstruantes labiales et dentales n’est jamais le même. (166) Tableau 1 : évolution des labiales et dentales en position finale et pré-consonantique
pos. primaire pos. secondaire
t d p b w t d
>θ >θ >f >f >f >θ >θ
position finale V__# lat AF FC et ed, et et ad ad, at à chief chef cap(ut) 1s bib(ō) beif (je) bois nov(u) nuef neuf gret gré grāt(u) fid(e) feit foi
– >ø >ø >ø >ø >ø >ø
pré-consonantique V__.C lat AF FC – ad-venīre avenir advenir tep(i)du tiede tiède cub(i)tu coude nāv(i)gāre nagier nager rot(u)lu rolle rôle rād(ī)cīna racine
Toutes les occlusives intervocaliques de la langue sont sujettes à deux processus positionnellement conditionnés : d’abord le voisement p,t,k > b,d,g, ensuite la spirantisation b,d,g > v,ð,ɣ (x §315). Pour les labiales et dentales, les effets apparaissent directement dans les aboutissements sous (166), modulo le dévoisement en finale (x §326). Les vélaires en revanche subissent deux influences mélodiques lourdes : elles sont palatalisées par un i,e suivant (x §§98 sq.), amuïes par un u,o adjacent (x §322). Celles qui échappent à ces processus connaissent une trajectoire uniforme qui à partir de leur état voisé et spirantisé ɣ les amène à yod : finale primaire (2s imp fac > fai FC fais ! x §327), finale secondaire (°vērācu > verai FC vrai, vagu > vai ‘errant’ x §318) et intervocalique phonétique (pācāre > paiier FC payer x §323). Or ce mouvement vers yod ne doit rien à la position des vélaires : toutes les fricatives vélaires x,ɣ le pratiquent quelle que soit leur position. Il est ainsi partagé avec la position préconsonantique (nocte > °noxte > nuit x §300.7) (et bien entendu x,ɣ n’existent pas en position forte). En apparence, donc, les positions intervocalique hors conditionnement mélodique (pācāre > paiier FC payer) et pré-consonantique (nocte > nuit) produisent le même aboutissement, yod. Mais de fait la position n’y est pour rien : il s’agit de la trajectoire intrinsèque (évolution spontanée x §69) de toute fricative x,ɣ de la langue lorsqu’elle n’est déviée par aucune influence contextuelle (x §323.2). Remarque 1. Relevant d’un conditionnement mélodique, l’évolution t,d+n > z (°ret(i)na > resne FC rêne, Rhod(a)nu > Rosne FC Rhône x §299) n’est pas montrée sous (166). Il en va de même
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
401
pour t,d+l > k,g+l (vet(u)lu > °veclu > vieil), évolution qui est déjà latine : en pfr, t en coda secondaire aboutit à zéro (et ensuite la latérale gémine : t,d+l > ll) (x §345).
b. Sonantes 307
Les sonantes arrivent aux abords de l’AF sans aucun dommage (Rq2), et ce en toute position : forte, coda, intervocalique (phonétique V__V et finale V__#). L’action de la coda ne les saisit qu’à partir du 11e siècle (x §357), date à partir de laquelle le différentiel positionnel apparaît. Le tableau (167) montre la stabilité des sonantes en position finale et préconsonantique jusqu’au début de l’AF, ainsi que leur désintégration dans cette dernière position, et dans elle seulement, qui a eu lieu durant l’AF. Une cellule vide dans la colonne ‘AF, MF 11e-15e’ indique qu’il n’y a pas eu de changement dans cette période. (167) Tableau 2 : évolution des sonantes finales et pré-consonantiques (pr. = position primaire, sec. = position secondaire) lat m n s l r
10e 11e15e pr. > n > n sec. > n > n pr. > n > n sec. > n > n pr. > s > s sec. > s > s pr. > l > l
position finale AF AF, MF 10e 11e-15e rien rem fam(e) fain in en vīn(u) vin trēs treis claus(u) clos mel miel
>m >n >n >n >s >s >ł
sec. > l pr. > r sec. > r
cael(u) cor cār(u)
>ł >r >r
>l >r >r
lat
ciel cuer cher
10e
11e15e >m >n >n >n >ø >ø >w >ø >w > ø,r >r
pré-consonantique AF AF, MF 10e 11e-15e gamba jambe rum(i)ce ronce sentīre sentir man(i)ca manche testa teste tete as(i)nu asne ane alba albe aube pulce puce pūl(i)ce sol(i)dāre solder souder larga large cer(e)bellu cervel lat
Il apparaît que dans la période allant du 11e au 15e siècle la latérale et s ont subi la lénition en position pré-consonantique, mais sont demeurés en position finale. L’asymétrie entre la vocalisation l > w en coda mais non en finale fonde les alternances typiques sg – pl qui caractérisent le FC : cheval – chevaux, journal – journaux etc. Car dans l’acc. pl. caball(ō)s > AF chevals > AF chevaus FC chevaux la syncope place la latérale devant consonne, i.e. le -s du pluriel, ce qui conduit à sa vocalisation. Dans l’acc. sg. caballu > cheval et revanche, la latérale, finale en AF, n’est pas vocalisée (Rq3). La même identité positionnelle qui détermine l’alternance entre l vocalisé devant consonne mais non vocalisé en position finale est responsable de l’évolution de s. Cette consonne est éliminée devant consonne (testa > AF 10e teste > AF, MF 13e-15e tete FC tête x §303) mais demeure en position finale : c’est justement sa présence en tant que marqueur du pluriel -s, en position finale, qui fait que la latérale dans l’acc. pl. caball(ō)s > °cheval-s est vocalisée. Comme la latérale, s est donc réduit (à zéro) en position pré-consonantique, mais préservé en finale. La rhotique r suit l’asymétrie de l et s : son élimination est documentée devant consonne (rimes du type large : sage x §357) mais non en finale (elle est souvent restaurée par la suite aux 16e-17e siècles x §380). Enfin, les nasales sont les seules sonantes qui devant consonne demeurent stables dans la période entre le 11e et le 15e siècle : elles n’y tomberont qu’à la fin du 16e siècle (x §301.1).
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Partie 3. Phonétique Historique
Quant aux consonnes finales devant pause, elles deviennent coda à partir de la fin du 15e siècle (x §313) et alors tombent (sonantes comme obstruantes, y compris la latérale qui dans cette position n’est donc jamais vocalisée, sauf par analogie, Rq3). Remarques 1. La sifflante s est une sonante en pfr et AF (x §303.1). 2. L’évolution -m# > -n# (rem > rien) est déjà latine (x §328), et il faut signaler la perte de la nasale dans quelques mots (jam > ja FC dé-jà, ja-dis x §328.3). La seule altération que l’on puisse citer pour les sonantes en coda dans la période pfr est la vélarisation l > ł de la latérale (x §302.1). L’évolution m > n dans le type rum(i)ce > ronce n’est pas due à la position mais simplement au contact avec la dentale suivante, qui impose l’homorganicité. 3. Les vocalisations de -l en position finale qui apparaissent de manière non systématique à partir du 13e siècle ne sont pas phonétiques mais par analogie issues des formes fléchies en -s : bellu > bel FC beau, folle > fol FC fou, capillu > chevel FC cheveu (Pope 1934 : §§392 sq., §814, Nyrop 1914 : §346) (x §181).
22.2.2.2 Consonnes finales = consonnes phonétiquement intervocaliques a. Obstruantes 308
Les obstruantes finales en latin sont rares : seules -t, -d et -k existent, et ce essentiellement dans des mots fonctionnels (x §327). En position finale secondaire en revanche toutes les consonnes sont représentées. Le tableau (168) montre les seules labiales et dentales puisque l’évolution des vélaires k,g est inconclusive pour les besoins de la comparaison entre les différentes positions (finale, intervocalique phonétique, pré-consonantique) (x §306). Il apparaît que l’évolution en position finale primaire (V__#), position finale secondaire (V__(V)#) et intervocalique phonétique (V__V) est identique (au dévoisement en finale près x §326). Cette évolution commune s’oppose à celle des mêmes consonnes en position pré-consonantique (V__.C) (x §306). Enfin, la chute de t,d > θ,ð dans les trois positions est gouvernée par la même chronologie (Rq1). (168) Tableau 3 : évolution des obstruantes en position finale et intervocalique phonétique
p b w t d
– – – >θ >θ
position finale primaire V__# lat AF FC – – – et ed, et et ad ad, at à
>f >f >f >θ >θ
position finale secondaire V__(V)# lat AF FC ef ‘abeille’ ap(e) trab(e) tref ‘poutre’ bœuf bov(e) buef sit(i) seid, sei soif nōd(u) nout, neu nœud
>v >v >v >ð >ð
intervocalique phonétique V__V lat AF FC rīpa rive faba feve fève lavāre laver vīta vide, vie vie laudāre lauder, loer louer
Remarques 1. La chute de la dentale -θ finale, d’origine primaire (ad > ad FC à) ou secondaire (nōd(u) > nout FC nœud), ne doit rien au mécanisme décrit au §312 qui à partir de la seconde moitié du 12e siècle fait tomber les consonnes finales en sandhi externe devant mot à initiale consonantique (…__# C…) – donc en coda. En effet, l’élimination de -θ final a lieu avant le début de ce mécanisme ; elle affecte les -θ en toute circonstance (et non seulement devant mot à initiale consonantique). -θ tombe dans l’Est et le Nord-Est à partir de la fin du 9e siècle mais est encore systématiquement présent dans Alex, i.e. au milieu du 11e siècle en Normandie. Il est éliminé partout à partir de la fin de ce siècle ou du début du siècle suivant (réf. bibl.). Cela correspond exactement à l’évolution de la même dentale en position inter-
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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vocalique (vīta > AF vithe, vide Alex > AF vie Rol) et la chronologie est également partagée (présence dans Alex, qui note vide) (x §320). En somme, comme les autres consonnes finales, -θ final se trouvait en position intervocalique en AF et est tombé dans cette position selon la règle. 2. On peut certes penser que les consonnes qui sont seulement devenues finales n’ont pas de raison d’avoir subi l’action de la coda puisqu’elles étaient au début intervocaliques et non pas finales. Mais cela ne vaut que jusqu’au moment où les voyelles finales chutent (au 7e ou 8e siècle, Meyer-Lübke 1908 : §115, La Chaussée 1989a : 88 sq., Straka 1979 [1964] : 247, Richter §§157, 159, 166). A partir de cet instant elles étaient finales et auraient subi les adversités de la coda si elles avaient occupé cette position syllabique. Références bibliographiques : 1. Datation de la chute de -θ final : Fouché 1952-1961 : 658, fin 9e siècle dans l’Est et le Nord-Est, élimination achevée partout à la fin du 11e siècle ; Nyrop 1903 : §53, -t primaire fin 11e siècle ; Pope 1934 :§§346 sq., amuïssement achevé milieu 12e siècle ; Bourciez et Bourciez 1967 : §151-H, Rq2, fin 11e, début 12e siècle ; Straka 1979 [1964] : 248, 10e siècle ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 212, 10e siècle.
b. Sonantes 309
Ce qui a été dit pour les obstruantes (x §308) vaut également pour les sonantes, sauf que celles-ci sont stables en toute position (forte, intervocalique, finale, pre-consonantique) jusqu’au début de l’AF. Alors que les sonantes pré-consonantiques sont désintégrées à partir du 11e siècle (x §307), elles demeurent durant cette période du 11e au 15e siècle en position finale (primaire V__# x §307 et secondaire V__(V)# x §331), sachant qu’à partir de la fin du 12e siècle la seule position finale est devant pause (x §312). L’évolution des sonantes en position intervocalique phonétique (V__V) est la même qu’en finale : hōra > ore FC heure, tēla > toile, amāre > amer FC aimer, lūna > lune, causa > chose (avec voisement s > z) (x §325). L’évolution des sonantes en position finale et intervocalique phonétique est donc identique (maintien) et s’oppose leur sort en coda (lénition). Ce n’est qu’à partir de la fin du 15e siècle lorsque la consonne finale devient coda (x §313) que le chemin des sonantes en position intervocalique phonétique et finale se sépare : devenue coda, la finale en subit l’action et tombe (x §380), alors que l’intervocalique demeure jusqu’à ce jour. 22.2.3 La voyelle tonique précédant la consonne finale est toujours libre 22.2.3.1 Voyelle tonique devant consonne en position finale primaire
310
Les voyelles toniques précédant les consonnes en position finale primaire (obstruantes comme sonantes) sont libres : elles diphtonguent systématiquement. Par conséquent la consonne finale ne ferme pas la syllabe et n’est pas une coda. (169) Tableau 4 : voyelles toniques devant consonne en position finale primaire C# t d k
lat 3s subj sit quid apud hoc illoc
AF seit queit, quei, coi avuec iluec, luec
FC soit quoi avec ‘là’
lat
AF
FC
sine hoc pro hoc
senuec poruec, pruec
‘sans cela’ ‘à cause de cela’
404 C# m r l s
Partie 3. Phonétique Historique lat rem °tom cor fel sāl trēs
AF rien tuen, tien cuer fiel sel treis
FC tien cœur trois
lat °mem °som pār mel
AF mien suen, sien per miel
tra(n)s
tres
FC sien (de) pair très
Remarques 1. Epenthèse après la consonne finale L’analyse du type mel > miel est pour bon nombre d’auteurs et depuis les origines de la discipline gouvernée par l’idée qu’une consonne finale entrave nécessairement la voyelle précédente et que, si elle ne le fait pas, elle est en réalité suivie d’une voyelle (réf. bibl. 1). Selon cette approche le -l de mel est donc intervocalique, non seulement dans son comportement et donc son statut syllabique, mais phonétiquement : une voyelle épenthétique -e aurait été insérée à sa droite et serait responsable de l’évolution libre de la voyelle tonique. Elle aurait ensuite disparu comme les autres voyelles finales (sauf a x §248) : mel > °mele > °miele > miel. Malgré l’évolution libre des voyelles toniques devant toute consonne finale primaire, sonante ou obstruante, les auteurs qui soutiennent l’idée de l’expliquer par l’épenthèse d’une voyelle -e ne franchissent ce pas que pour certaines sonantes (après -l et -r : Fouché 19521961 : 654-656, Väänänen 1981a : §133 ; également après -m : Lausberg 1967 : §189, 1969 : §§530, 561 sq.), et n’évoquent jamais les obstruantes finales. Plus tard l’AF administre la preuve que les consonnes finales sont des intervocaliques en l’absence garantie de voyelle phonétique à leur droite : la latérale est vocalisée en coda (acc. pl. caball(ō)s > chevaus FC chevaux) mais demeure en position finale (acc. sg. caballu > cheval) (x §307). L’idée que la voyelle tonique du type mel > miel ne peut diphtonguer qu’en présence d’une voyelle épenthétique après la consonne finale procède entre autres choses du fait que ses partisans ne connaissaient pas la situation typologique, i.e. ignoraient le fait que les consonnes finales dans les langues du monde (aujourd’hui parlées) souvent ne ferment pas la syllabe, et ce sans qu’il n’existe à leur droite la moindre trace vocalique : le statut syllabique de la consonne finale est variable d’une langue à une autre (x §§34 sq.). 2. Gaston Paris : naissance de l’opposition libre vs. entravé Très tôt, Gaston Paris (1881 : 36 sq.) a compris l’enjeu de l’évolution libre des voyelles toniques devant consonne finale. Constatant les faits mais maintenant l’idée générale que les consonnes finales ferment la syllabe, il introduit la notion d’entrave qu’il définit de la manière suivante : « [j]’appelle voyelle libre celle qui est finale, suivie d’une voyelle, d’une consonne simple ou des groupes pr br, tr dr ; voyelle entravée celle qui est suivie de deux consonnes autres que les groupes mentionnés » (36 sq., italiques dans l’original). La voyelle dans mel est donc libre tout en étant suivie d’une consonne qui ferme la syllabe : cela permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Gaston Paris est ainsi le père de la notion voyelle entravée vs. voyelle libre qui par la suite a été adoptée par tous les auteurs et fait florès plus généralement en phonologie (en dehors du domaine français, diachronique ou roman). Elle a été traduite en allemand (frei vs. gedeckt) et anglais (free vs. checked). Matzke (1898) retrace la genèse et la diffusion de cette notion dans le contexte de la fin du siècle. Il faut ajouter qu’aujourd’hui ces termes continuent à vivre, mais non avec le sens que Gaston Paris leur avait assigné : voyelle entravée et « en syllabe fermée » sont synonymes, tout autant que voyelle libre et « en syllabe ouverte ». Le subterfuge de Gaston Paris est certes prisonnier de l’idée qu’une consonne finale ne peut appartenir qu’à la voyelle précédente, mais il introduit la possibilité pour une langue que les voyelles suivies d’une consonne finale se comportent comme si elles étaient en syl-
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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labe ouverte. Ceci sans invoquer une voyelle épenthétique qui aurait rendu la consonne finale phonétiquement intervocalique (Rq1) : il s’agit là d’un progrès sensible. Mais la solution que Gaston Paris a imaginée ne résiste pas aux faits, même de la diachronie du français : elle peut rendre compte du comportement de la voyelle tonique précédant la consonne finale, mais n’est pas applicable à l’évolution des consonnes finales ellesmêmes qui dans ce fonctionnement certes n’entravent pas, mais ferment toujours la syllabe. Or l’évolution des consonnes finales primaires est intervocalique (x §§308 sq.), ce qui est impossible dans le système imaginé par Gaston Paris. Tous les diagnostics montrent donc que les consonnes finales ne ferment pas la syllabe ni ne sont des codas : leur statut syllabique est intervocalique. 3. Monosyllabicité On a pu encore tenir la monosyllabicité des mots sous (169) pour responsable de la diphtongaison des voyelles toniques devant consonne finale : elle aurait rendu leur articulation particulièrement forte (Schwan et Behrens 1925 : §35 note) ou longue (La Chaussée 1989a : 36), ce qui aurait permis la diphtongaison. Bourciez et Bourciez (1967 : §46-H) veulent également voir dans la monosyllabicité la cause de la diphtongaison, car « le débit [du mot] était allongé par le monosyllabisme ». Ces explications aussi désespérées que controuvées illustrent l’embarras des auteurs devant des faits qui ne devraient pas exister étant donné que dans leur esprit la consonne finale ne peut qu’appartenir à la voyelle précédente. La raison pour laquelle tous les mots sous (169) sont monosyllabiques est évidemment le fait qu’une voyelle tonique ne peut se trouver devant consonne finale que dans ce type de mot. Références bibliographiques : 1. Type mel > miel, C# suivie d’une voyelle épenthétique : Meyer-Lübke 1908 : §53 ; Richter 1934 : §§100, 110 I ; Fouché 1952-1961 : 654-656 ; Väänänen 1981a : §133 ; Lausberg 1967 : §189, 1969 : §§530, 561 sq. ; Straka 1979 [1957] : 36. 2. Type mel > miel, C# libre sans voyelle à sa droite : Paris 1881 ; Matzke 1898 : 41 ; Darmesteter 1910 [1891] : §43 ; Pope 1934 : §198 ; Matte 1982 : 199 sq. ; Nyrop 1914 : §§149, 165 ; Jordan 1923 : 57 ; Regula 1955 : 39.
22.2.3.2 Voyelle tonique devant consonne en position finale secondaire 311
Comme devant consonne finale primaire, les voyelles toniques devant consonne finale secondaire (__C(V)#) montrent toujours une évolution libre : elles diphtonguent. Le tableau (170) illustre cette situation. (170) Tableau 5 : voyelles toniques devant consonne en position finale secondaire i +lab e a o i +dent e a o ō i +vél e
lat 1s bib(ō) saep(e) cap(ut) prop(e) sit(i) ped(e) vad(u) mod(u) nōd(u) 1s plic(ō) caecu 1s leg(ō)
AF beif soif chief pruef seid, sei piet, pié guet, gué mœt nout, neu plei cieu li
FC (je) bois ‘haie, clôture’ chef ‘un (chiffre)’ soif pied gué ‘mode’ nœud (je) ploie ‘aveugle’ (je) lis
lat niv(e) °sebu trab(e) nov(u) fid(e) celt °bed(u) grāt(u) frk °alōd nepōt(e) – graecu 1s neg(ō)
AF neif, noi sieu, siu tref nuef feit, foi bied, biez, bies gret, gré aluet, alué, aluef nevud, neveu
FC ‘neige’ suif ‘poutre’ neuf foi bief gré alleu neveu
grieu ni, noi
grec (je) nie
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Partie 3. Phonétique Historique
22.3 Genèse de la liaison 22.3.1 Chute des consonnes finales en sandhi externe à partir du 12e siècle 312
A partir de la seconde moitié du 12e siècle, les consonnes finales s’amuïssent en sandhi externe devant mot à initiale consonantique, -s ouvrant le mouvement (réf. bibl. 1) (x §356). Ainsi -s final par exemple avait trois prononciations : [-s] devant pause, [-z] devant mot à initiale vocalique, zéro devant mot à initiale consonantique (réf. bibl. 2). Cette distribution tripartite était générale en AF pour toutes les obstruantes sourdes, les autres consonnes ne pouvant exprimer qu’une alternance à deux termes : présence devant pause et mot à initiale vocalique, absence devant mot à initiale consonantique (réf. bibl. 3). Remarque 1. Le FC a gardé l’alternance tripartite pour -s dans deux mots, six et dix (si[z] enfants, s[i] cafés, j’en ai si[s]), ainsi que l’alternance à deux termes pour tous (les voici tou[s], t[u] les enfants) (Tranel 1990, Laks 2005, Côté 2005). Ailleurs une autre alternance à deux termes est générale en FC : zéro devant pause (il est pet[i]) et initiale consonantique (un pet[i] café), consonne devant initiale vocalique (peti[t] enfant). Références bibliographiques : 1. Datation de la chute des consonnes finales devant mot à initiale consonantique a) général : (x §374) ; Pope 1934 : §§375-378, §§392-402, §§436-438, §§611-622 ; Straka 1979 [1964] : 248-252 ; Nyrop 1914 : §315-1° ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 212. b) chute de -s : Fouché 1967 : §92 ; Pope 1934 : §613 ; Gess 1999a. 2. Alternance -s, -z, zéro en sandhi externe : Pope 1934 : §§611-613 ; Rheinfelder 1953 : §771 ; Nyrop 1914 : §465 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §160-H ; Regula 1955 : 125 sq. 3. Allophonie bi- ou tripartite de toutes les consonnes finales : Nyrop 1914 : §315 ; Pope 1934 : §§611-613 ; Regula 1955 : 134.
22.3.2 La consonne finale C# devient coda à partir de la fin du 15e siècle 313
Dans le nouveau système gouverné par le sandhi externe (x §312), les positions syllabiques sont définies sans prendre en compte les frontières de mot. Ainsi une consonne finale devant mot à initiale consonantique (V__#C) occupe la même position syllabique qu’une consonne interne placée en coda (V__.C). L’effet qu’elle subit est donc celui d’une coda et non pas celui d’une consonne finale : le sandhi externe fait que, justement, elle n’est pas finale mais interne (Straka 1979 [1964] : 245, Morin 1986c : 168 sq.). Par conséquent le comportement des consonnes finales devant mot à initiale consonantique ne renseigne en rien sur le statut syllabique de la consonne finale. Il en va de même pour le contexte devant mot à initiale vocalique (V__#V) qui est strictement équivalent à la position intervocalique au sein d’un mot (V__V) : les consonnes qui s’y trouvent sont des intervocaliques. Par exemple, -s final de mot est voisé devant mot à initiale vocalique (V__#V) (x §312). Seule la position devant pause est indicative du statut syllabique de la consonne finale. Or c’est cette position qui conserve les consonnes le plus longtemps : elles n’y tombent qu’à partir de la fin du 15e ou le début du 16e siècle (réf. bibl. 1) (x §§356, 380). Seules les nasales finales devant pause (ainsi que les nasales pré-consonantiques) sont éliminées un peu plus tard, à partir de la fin du 16e siècle (x §301.1). La chute des consonnes finales devant pause à partir de la fin du 15e siècle est indicative de leur changement de statut syllabique : elles étaient des intervocaliques en pfr, AF et MF
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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jusqu’à cette date, puis deviennent des codas (x §34), statut qu’elles conservent jusqu’à ce jour. Que leur élimination soit due à leur valeur de coda syllabique et non pas à l’action de la position intervocalique est montré par le fait que -s par exemple tombe devant pause mais non pas en position intervocalique, où il est voisé depuis le pfr mais sinon conservé jusqu’en FC (bāsiāre > baiser FC bai[z]er). Si l’action intervocalique était responsable de son élimination en position finale, il aurait également été perdu en position intervocalique phonétique V__V. Remarques 1. Les consonnes en position finale appuyée (masc grand(e) > grant [grãnt] FC grand [grã], verm(e) > verm FC ver x §264.4) commencent à tomber en sandhi externe devant mot à initiale consonantique au même moment que les consonnes finales simples, i.e. au 12e siècle (x §312). Elles suivent le sort des consonnes finales simples encore plus tard en tombant devant pause en même temps qu’elles (Pope 1934 : §613). Le fonctionnement en sandhi externe explique comment les consonnes finales appuyées tel le -t dans AF fort ou le -k dans AF blanc, a priori protégées par la position forte dans laquelle elles se trouvent, sont venues à être perdues (Pope 1934 : §613) (réf. bibl. 2). Etant donné le règlement en sandhi externe, i.e. le calcul de la position syllabique à travers la frontière de mot, devant mot à initiale consonantique les obstruantes appuyées se trouvent placées au milieu d’un groupe de trois consonnes et ont donc été régulièrement éliminées en tant que consonne médiane (x §67). Ainsi dans la période de transition du 12e siècle, dans Roland le mot Seint FC Saint conserve son -t devant mot à initiale consonantique dans la plupart des occurrences (Seint Gabriel 2390, 2526, 3610) mais l’a perdu au vers 2847 (Sein Gabriel) en tant que consonne médiane du groupe ntg au même titre que, bien plus tôt, le b est tombé dans galb(i)nu > jalne FC jaune. Cela confirme que le processus qui élimine la consonne médiane d’un groupe CCC est toujours actif en AF (Walker 1981a : 59-63, voir les alternances synchroniques en AF au §291.5). 2. La chute des consonnes finales devant pause (x §380) a été combattue par la norme, qui a réussi à rétablir un certain nombre de consonnes finales, dans duc par exemple qui était prononcé [dy] au 16e siècle mais s’est ensuite stabilisé en tant que [dyk]. Il en va de même dans bec, coq, sec, chef, neuf, cep, vis, chétif, jadis etc., ou encore pour les obstruantes appuyées : arc(u) > arc > FC ar[k] face à porc(u) > porc > FC [pɔʁ]. Pope (1934 : §§615622), Fouché (1952-1961 : 663-680) et Morin (1986c : 170-176) font le tour des cas particuliers et des facteurs qui ont pu jouer lors de la restitution erratique des consonnes finales (analogie, registre, monosyllabicité etc.). 3. Bybee (2001 : 168-171) et Morin (1981 : 36, 2005 : 18 sq.) pensent que la chute des consonnes finales devant pause est analogique (aux formes devant consonne), et qu’elle est amadouée par le maintien de la consonne en tant que consonne de liaison dans des constructions fréquentes. Références bibliographiques : 1. Datation de la chute des consonnes finales devant pause : §§356, 380 ; Pope 1934 : §617 ; Nyrop 1914 : §315-2°, 3° ; Fouché 1952-1961 : 664-667 ; Regula 1955 : 134 ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 209, 212 sq. 2. Chute de C2 dans -C1C2# : Pope 1934 : §§613-616 ; Nyrop 1914 : §419 k, §449 f ; Straka 1979 [1964] : 248-252.
22.3.3 Genèse de la liaison en deux étapes : sandhi externe (12e s.), C# coda (15e s.) 314
Le fonctionnement en sandhi externe documente le fait que le domaine sur lequel opère la phonologie (domaine computationnel) n’est plus délimité par la frontière de mot mais la traverse et définit des portions plus grandes de la chaîne linéaire (qu’on a pu appeler groupe
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Partie 3. Phonétique Historique
de souffle) : la position syllabique des segments est désormais calculée sans prendre en compte la frontière de mot (x §313). L’élargissement du domaine computationnel ne produit pas seulement des effets sur les consonnes finales : il constitue un événement majeur dans l’évolution de la langue, aux conséquences multiples : changement accentuel (accent de mot > accent de groupe), cliticisation des pronoms personnels, perte de leur capacité à jouer le rôle d’hôte pour d’autres clitiques (objet). Le détail de ces phénomènes est étudié au §375 (Rainsford 2011). Cette évolution est à l’origine de la liaison du FC (x §§393 sqq.), qui va naître en deux étapes dont la première est illustrée sous (171) où les grands crochets délimitent les domaines de computation et le -s du mot gros représente la consonne finale. (171) Figure 1 : genèse de la liaison étape 1, à partir de la fin du 12e siècle : [mot 1] [mot 2] > [mot 1 mot 2] a. devant mot à initiale consonantique C V C V | | | gr o s
C V C V | | | m u r
>
C V C V C V C V | | | | | | gr o s m u r ø gr[o] mur
gro[s] mur b. devant mot à initiale vocalique C V C V | | | gr o s
C V C V C V | | | | au t e l
>
C V C V C V C V | | | | | | | gr o s au t e l z gro[z] autel
gro[s] autel c. devant pause
il est
C V C V | | | gr o s il est gro[s]
> il est
C V C V | | | gr o s il est gro[s]
Sous (171a) le -s est final de mot mais se trouve en position de coda après l’évolution. Il est ainsi éliminé par le même processus qui frappe s en coda au sein d’un mot (AF teste > AF tete FC tête), et ce au même moment (x §303). Sous (171b) l’évolution montrée place le -s en position intervocalique où il subit le voisement au même titre qu’en position intervocalique à l’intérieur du mot (causa > cho[z]e). Enfin sous (171c) le -s se trouve en position finale de domaine (devant pause) et y demeure après l’évolution. Sa position syllabique étant donc non altérée (intervocalique finale x §305), il est prononcé -s lors des deux stades évolutifs. Toutes ces évolutions ont été provoquées par un seul événement : la modification de la taille du domaine computationnel. Les processus en vigueur et le statut lexical du -s demeu-
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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rent inchangés. Avant comme après l’évolution, -s est une consonne régulière associée à un constituant syllabique (x §20). Cette représentation lexicale ne changera que vers la fin du 15e siècle lorsque les consonnes finales (de domaine, i.e. devant pause) deviennent des codas et sous l’action de cette position syllabique tombent devant pause (x §313). C’est cette deuxième étape évolutive qui installe le fonctionnement moderne de la liaison. Ce en quoi elle consiste est montré sous (172a) : lorsque le -s devient inaudible devant pause, il perd l’association à son constituant syllabique mais demeure en tant que segment, désormais flottant (x §20). En d’autres termes, la consonne finale perd son support syllabique (son unité CV). (172) Figure 2 : genèse de la liaison étape 2, à partir de la fin du 15e siècle restructuration lexicale : consonne finale stable > consonne finale flottante a. perte du support syllabique C V C V > C V | | | | | gr o s gr o s
b. devant voyelle C V C V | | | gr o s au tel
c. devant consonne C V C V C V | | | | | gr o s m u r
Le produit de cette évolution compte donc une consonne dite flottante qui ne sera prononcée qu’à la condition de trouver un constituant consonantique auquel elle peut s’attacher. C’est le cas sous (172b) devant mot à initiale vocalique, qui possède à gauche de la première voyelle une attaque vide. Un mot à initiale consonantique comme sous (172c) en revanche n’en offre pas : la consonne flottante ne peut s’associer et demeure non prononcée. Devant pause la situation est la même (il est gros [gʁo]). Remarque 1. Il existe une littérature importante sur la liaison, dont le détail est exploité aux §§393 sqq. L’analyse en termes de consonne flottante est classique depuis les années 1980, résumée dans Encrevé (1988). Il existe des points de vue différents, exposés par exemple par Durand et Lyche (2008).
22.4 Intervocalique phonétique V__V 22.4.1 Situation générale 22.4.1.1 Action de la position et de la substance 315
Le sort des obstruantes en position intervocalique phonétique dépend de deux facteurs, un syllabique (la position intervocalique), l’autre défini par la substance mélodique des voyelles adjacentes. La position intervocalique engage les obstruantes dans une trajectoire de lénition : les consonnes sourdes sont d’abord voisées, ensuite toutes les occlusives spirantisent. De son côté la substance mélodique joue d’une part en palatalisant les vélaires à diverses étapes de leur évolution, d’autre part en amuïssant les labiales et vélaires : β (< p,b,w) et ɣ (< k,g) sont éliminés par un u,o adjacent. Seules les dentales échappent complètement à l’action de la substance : t,d sont spirantisés en ð qui demeure jusqu’en AF et ne tombera qu’au début du 12e siècle (vīta > AF vithe, vide = [viðə] Alex > AF vie Rol FC vie). Le détail de ces évolutions est décrit au §319 pour les labiales, au §320 pour les dentales et aux §§321 sqq. pour les vélaires. Le tableau (173) résume la situation globale hors
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Partie 3. Phonétique Historique
influence de u,o, i.e. seulement pour les obstruantes dont l’évolution n’est pas influencée par ces voyelles. La situation des labiales et vélaires adjacentes à u,o est étudiée à part aux §§316-318 (Rq1). (173) Tableau 6 : lénition des obstruantes en position intervocalique lat p b w f t d k+i,e g+i,e k+a g+a
rīpa faba lavāre raphanu vīta laudāre aucellu flagellu pācāre negāre
palatalis. romane – – – – – – au[c]ellu flaɟellu – –
voisement riba – – ravanu vida – >…> ojʣelə – pagare –
spirantisation riβə faβə laβare – viðə lauðare – flajjelə paɣare neɣare
ɣ > jj β>v rive feve laver – – – – pajjer nejjer
résultat v v v v ð ð j+ʣ jj jj jj
AF
FC
rive feve fève laver ravene ‘radis’ vide vie lauder louer oisel oiseau flaiel fléau paiier payer neiier nier
Enfin s’agissant des sonantes, rien ou presque n’est à signaler (voir le détail au §325) : r, l, m, n demeurent à l’intervocalique sans modification jusqu’en AF et au-delà jusqu’à ce jour. Comptant parmi les sonantes en pfr et AF (x §303.1), s participe au voisement intervocalique et aboutit à z (causa > cho[z]e). Remarques 1. Le tableau (173) concède quelques raccourcis afin de permettre une vision d’ensemble. Ainsi le type k,g+a n’existe qu’après i,e,a parce que les vélaires sont éliminées après u,o. L’évolution de k+i,e passe après la palatalisation à proprement parler (> [c]), et avant le voisement, par deux autres étapes qui ne sont pas montrées : l’affrication (> ʧ) et la dépalatalisation (> j+ʦ) (x §104). 2. Dans les mots germaniques, le pfr et l’AF ont également connu un [h] intervocalique : le francique possédait [h] à l’initiale et à l’intervocalique, tous deux fidèlement restitués par la graphie AF : frk °jehhjan > jehir ‘avouer’, frk °thaihhjan > tehir ‘prospérer’ (x §264.3).
22.4.1.2 Action de u,o adjacents (éliminant les labiales et vélaires) 316
L’action des voyelles labio-vélaires u,o amuït les labiales et vélaires adjacentes. Ce processus souffre deux locus de variation : 1. 2.
en position intervocalique phonétique V__V (x §317) les labiales ne sont pas toujours amuïes (par exemple u,o+b aboutit à zéro dans °nūba > nue FC nue, nuage, mais à v dans cubāre > cover FC couver) ; en position finale secondaire (intervocalique finale V__(V)#) (x §318) devant u,o final promis à la syncope, les labiales et vélaires ne sont pas toujours amuïes (par exemple w+u# produit zéro dans clāvu > clou, mais -f dans 1s lav(ō) > lef FC (je) lave).
a. Variation en position intervocalique phonétique (V__V) 317
A l’intérieur du mot où la voyelle suivant la consonne est stable, b,w précédés de u,o ne sont pas toujours amuïs et p, jamais. Lorsqu’elles échappent à l’action de u,o, les labiales apparaissent en tant que v en AF, aboutissement attendu hors influence de u,o (x §315). En re-
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vanche lorsque les labiales sont suivies de u,o, p est éliminé dans certains mots mais aboutit au v attendu dans d’autres, alors que b,w tombent toujours. Les vélaires quant à elles sont toujours éliminées en présence d’un u,o adjacent (i.e. qui précède ou suit), sans aucun survivant (Rq4). La situation est illustrée sous (174) (voir le détail et davantage d’illustration pour les labiales au §319, pour les vélaires au §322). Les causes et le fonctionnement de cette variation ont trait à la chronologie relative des événements (Rq1, 2). (174) Tableau 7 : action de u,o sur les labiales et vélaires en position intervocalique phonétique V__V variation des labiales, mais non des vélaires lat p +u,o part. °sapūtu b °tabōne w pavōne f dēforis u,o+ p – b °nūba w °ūvitta f sarcophagu k +u,o sēcūru g legūme u,o+ k jocāre g rūga
> zéro AF seu taon paon deors
FC su taon
nue (l)uete sarcou
nue, nuage (l)uette cercueil
lat nepōte – – – cūpa cubāre novellu –
seur leun joer rue
sûr légume jouer rue
– – – –
dehors
> v (labiales) AF FC neveu
cuve cover novel
couver nouvel
Remarques 1. Avance des vélaires sur la trajectoire de lénition Les vélaires ont parcouru la trajectoire de lénition (voisement et spirantisation : k > g > ɣ) plus rapidement que les labiales (p > b > β, w > β). L’action de u,o s’exerce à l’étape ultime de la lénition intervocalique β, ɣ. Cet état fricatif ɣ a été atteint par les vélaires dans tous les mots avant la fin du processus qui élimine β, ɣ adjacents à u,o. En revanche les labiales dans certains mots ont mis plus longtemps pour spirantiser, si bien que lorsqu’elles atteignent β l’action de u,o avait déjà cessé. En règle générale il n’y a qu’un aboutissement pour un mot donné, mais il existe des cas comme fevu > fieu, fief FC fief qui possèdent les deux formes. Ainsi s’établit une hiérarchie de la force intrinsèque, i.e. de la résistance variable que les occlusives opposent à l’action intervocalique : les vélaires cèdent en premier, suivies des labiales. Les faits ne localisent pas les dentales dans cette hiérarchie, qui par ailleurs s’accorde avec celle dont témoigne l’évolution des occlusives en attaque branchante (x §336). 2. Action de u,o précédent révolue plus tôt que celle de u,o suivant Par ailleurs, l’action de u,o précédant les consonnes a cessé avant celle de u,o les suivant. Ainsi b,w ont toujours atteint β pendant la période d’activité de u,o suivant (d’où b,w+u,o > ø), alors qu’ils sont arrivés à β pour certains mots avant la fin de l’action de u,o précédent (u,o+b,w > ø), après cette fin seulement pour d’autres (u,o+b,w > v). Le parcours de la sourde p sur la trajectoire de lénition p > b > β étant plus long, elle a du retard par rapport à b,w et aboutit toujours à β après la fin de l’action de u,o précédent (u,o+p > v), mais tantôt avant (p+u,o > ø), tantôt après l’activité de u,o suivant (p+u,o > v) (datation absolue x §319.8). 3. Le cas o+g+a est particulier en ceci qu’il aboutit à ova : rogāre > rover ‘demander’, 3s rogat > rueve ‘(il) demande’, doga > dove FC douve, corr(o)gāta > corvee FC corvée, in-
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Partie 3. Phonétique Historique terr(o)gāre > enterver ‘interroger’ (mais doga produit également une forme sans v, AF doue). Différentes hypothèses ont été envisagées quant à l’origine du v, la plus plausible étant l’épenthèse selon le modèle potere > AF pooir > AF povoir FC pouvoir (Rheinfelder 1953 : §§119, 730, Bourciez et Bourciez 1967 : §123-2°-Rq2, Pope 1934 : §341, Fouché 1952-1961 : 613 sq.). 4. En position interne il existe un seul cas, ver(ē)cundia > vergoigne FC vergogne, où, placée en position appuyée par la syncope, la vélaire a été sauvée de l’action du u suivant (x §272).
b. Variation devant u,o# finaux promis à la chute 318
L’amuïssement des labiales et vélaires est variable lorsque le u,o suivant la consonne se trouve en position finale et sera réduit à schwa, puis à zéro au cours de son évolution (x §§226, 249). Contrairement à la variation observée en position interne (x §317), il existe ici des mots où les vélaires autant que les labiales échappent à l’amuïssement et se présentent alors en AF sous leur forme attendue hors influence labio-vélaire, i.e. -f (< v dévoisé en position finale x §326) pour les labiales, -j pour les vélaires (yod est l’aboutissement régulier de k,g spirantisés en l’absence de toute inflexion contextuelle x §323.2). La variation décrite est illustrée sous (175) et ses causes sont étudiées à la Rq1. (175) Tableau 8 : action de u,o final sur les labiales et vélaires précédentes variation des labiales et des vélaires
p b w k g
+u,o#
+u,o#
lat lupu °sebu clāvu rīvu
> zéro AF lou, leu sieu, siu clou riu
graecu caecu fāgu
grieu cieu fou
FC loup, leu suif ru
lat napu 1s bibō novu 1s lavō
grec ‘aveugle’ ‘hêtre’
°vērācu lacu vagu
> -f (labiales), -j (vélaires) AF FC nef ‘navet’ beif (je) bois nuef neuf lef (je) lave verai lai vai
vrai lac ‘errant’
Remarques 1. Causes de la variation en position finale En position finale le processus de référence qui décide de l’aboutissement est la réduction à schwa (puis à zéro) de u,o# (x §§226, 249). Lorsque les labiales et vélaires arrivent au stade fricatif β,ɣ avant que o,u# ne soient rendus inoffensifs par la schwaïsation (perte de leur substance labio-vélaire), elles sont éliminées par le processus général qui détruit β,ɣ+u,o. Celui-ci est donc actif avant la réduction à schwa des voyelles finales (autres que a). Lorsqu’en revanche les labiales et vélaires atteignent le stade fricatif β,ɣ seulement après la schwaïsation de u,o#, il n’y a plus d’agent labio-vélaire qui puisse les amuïr et elles continuent leur trajectoire naturelle, i.e. β devient v (comme hors contexte u,o, dévoisé en -f en finale x §326) et ɣ aboutit à yod (x §323.2). Ainsi le processus éliminant β,ɣ+u,o court encore mais est par la schwaïsation des voyelles finales rendu inopérant dans ce contexte. 2. k,g+u# > yod est encore attesté dans celt °bragu > brai, brau ‘boue, fange’, 1s negō > ni, noi FC (je) nie, 1s pācō > pai FC (je) paie et dans de nombreux toponymes en -ācu (Camerācu > Chambray (Eure), Cambrai (Nord), °Gornācu > Gornai (Seine-Maritime) FC Gournay, °Duācu > Douai (Nord)) et -iācu (x §207.1c) (Clippiācu > Clichy).
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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3. Sur le devenir des diphtongues finales créées par l’élimination de la vélaire, voir §205 (tonique-finale jocu > jeu) et §246.5 (atone-finale Rotomagu > Roðuem > Rouem FC Rouen). Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §172-Rq ; Stimming 1919 : 129-132 ; Regula 1955 : 47 ; Rheinfelder 1953 : §§311, 698 p, 703 w, 775 ; Schwan et Behrens 1925 : §106.2.
22.4.2 Obstruantes 22.4.2.1 Labiales 319
L’aboutissement normal de toutes les labiales (p, b, f, w) est v. Cette évolution étant de droit, elle est altérée par l’action d’un u,o précédent ou suivant qui amuït la labiale selon les modalités décrites au §317. La trajectoire de lénition des consonnes labiales se présente de la manière indiquée sous (176). L’action des voyelles u,o amuït les labiales à l’étape évolutive β (x §317.1). (176) Tableau 9 : labiales : trajectoire de lénition p
b w,f
β
v zéro
hors influence de u,o sous l’action de u,o
(177) Tableau 10 : p,b,w non adjacents à u,o p w
lat rīpa capistru lavāre levāre
AF rive chevestre laver lever
FC
lat faba dēbēre raphanu Stephanu
AF feve deveir ravene Estievene
lat p > ø part. °sapūtu part. °recipūtu w > ø pavōne avunc(u)lu pavōre
AF seu receu paon oncle peor
b chevêtre f
FC fève devoir ‘radis’ Etienne
(178) Tableau 11 : p,b,w + u,o lat p > v nepōte sapōre b > ø °tabōne sabūcu vīburnu f > ø dēforis
AF neveu savor taon seu viorne deors
FC saveur sureau
FC su reçu peur
dehors
(179) Tableau 12 : u,o + p,b,w lat p > v cūpa b > v cubāre subinde w > v novellu bovāriu f > ø scrōfa
AF cuve cover sovent novel bovier escroe
FC couver souvent nouvel bouvier écrou
lat > v °assopīre > ø °nūba °rōbic(u)lu w > ø ovic(u)la °ūvitta f > ø sarcophagu
p b
AF assovir nue roille, roil oeille (l)uete sarcou, sarqueu
FC assouvir nue, nuage rouille ouaille (l)uette cercueil
Remarques 1. La sonante lc w est ici traitée avec les obstruantes : son évolution est intimement liée à celle de p,b (et f), et elle deviendra v.
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Partie 3. Phonétique Historique 2. Dans AF ravene ‘radis’ < raphanu et AF Estievene FC Etienne < Stephanu le maintien de la voyelle posttonique est savant, mais l’évolution intervocalique f > v est régulière et populaire. Le statut de f intervocalique est difficile (Rq3) et tous les cas où il aboutit à v montrent ou bien le maintien savant d’une atone (encore maleficiu > maleviz ‘malice’, beneficiu > benevis ‘bienfait’) ou bien la syncope de la voyelle précédente (mal(i)fatiu > mauvais). 3. Le comportement de f est souvent difficile à juger puisque divers facteurs annexes pèsent sur son destin. En dehors d’emprunts, lc f n’existe qu’en début de mot (ou de morphème). Par conséquent en position intervocalique il ne survient que dans des mots composés ou préfixés et y est précédé d’une frontière morphologique. Pour cette raison il est malaisé de déterminer s’il a un statut intervocalique (frontière morphologique à sa gauche sans influence) ou initial (frontière encore active). Les nombreux aboutissements en f sont ainsi à mettre sur le compte d’un statut syllabique encore initial (profundu > profont FC profond, praeferre > preferer FC préférer, dēforis > defors FC dehors etc.), d’une évolution savante ou d’emprunts tardifs au latin (profānus > profane, defensu > defois ‘défense’, scapha > eschafe ‘chaloupe d’un grand navire’, elephante > olifant FC éléphant, etc. (Fouché 19521961 : 613-Rq2). Enfin, f a tendance à être éliminé lorsqu’il est entouré de deux voyelles identiques (La Chaussée 1989a : 52) : aedificāre > aigier FC édifier, °afannāre > ahaner. 4. b,w+u,o aboutit toujours à zéro sauf dans deux mots isolés qui produisent v : rubōre > rovor, roveur ‘rougeur’ (mais il existe également la forme attendue AF roor) et favōre > favor FC faveur. Il s’agit visiblement d’emprunts au latin (FEW 3 : 439b). 5. Le latin a connu tout au long de son évolution propre des cas où w est éliminé par l’action d’un u,o suivant (également précédent selon certains auteurs : Provincia > Proence FC Provence) (réf. bibl. 2). On relève ainsi aunculus pour avunculus chez Plaute (né vers 254 av. JC), et l’Appendix Probi sermonne 29 avus non aus, 62 Flavus non Flaus, 174 rivus non rius, 176 pavor non paor. On relève par ailleurs Flaus pour Flavus en 183 av. JC et Otaus pour Octavus à Pompéi. Mais la chute de w dans ces conditions est erratique, liée à un registre bas selon Fouché (1952-1961 : 635). La coexistence de formes latines avec et sans w est encore attestée par le fait que le pfr a dans certains cas hérité de formes avec w quand des inscriptions les attestent sans cette consonne : noum pour novum en 143 ap. JC mais AF nuef FC neuf. En somme, lorsque lc w adjacent à u,o manque en AF il n’est pas toujours possible de déterminer à quelle époque il est tombé : sa chute peut être latine ou pfr. 6. Obscure, l’évolution des imparfaits en -abam, -iebam, -ebam et des parfaits en -vī ont donné du fil a retordre aux analystes (réf. bibl. 5). 7. Mots germaniques Le matériau consigné dans le FEW (vol. 16 à 18) est peu nombreux, et ce particulièrement pour p. Hors influence de u,o les mots germaniques se comportent comme les mots latins : p,b,w n’aboutissent jamais à zéro. Comme ailleurs (concernant la palatalisation x §105.2 ou C+yod x §286) leur destin dépend du moment auquel ils sont entrés dans la langue : ceux qui sont arrivés assez tôt participent à la spirantisation et au voisement intervocaliques (p : frk °skapin > eschevin FC échevin, b : frk trabo > atraver ‘installer en tente’). Entrés lorsque ces processus n’avaient déjà plus cours, ils conservent leur état d’origine (p : frk skip > eschiper FC équiper, b : frk °gabaiti > gibier). Germ w se comporte comme lc w, i.e. devient v hors influence de u,o : frk °krawjan > gravir. L’influence de u,o est également documentée. On relève quelques cas où p, b sont éliminés (frk °streup- > estrieu, estrier, FC étrier, frk °klobo > glaon ‘bûche’). L’évolution w > zéro dans ce contexte est en revanche très fréquente : frk °sprāwo > esprohon ‘étourneau’, frk Chlodoward > Clouard etc. Comme pour les mots latins il existe également des aboutissements en v : frk °streup- > estrief, frk hūba > huve ‘bonnet’, frk °Chlodowīg > Clovis. Enfin, les mots tardifs conservent leur consonne : frk °wala hlaupan > galoper.
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8. Datation absolue La chronologie absolue des événements selon La Chaussée (1989a : 44 sq., 49-51, 143151) se présente de la manière suivante (pour d’autres auteurs voir réf. bibl. 4). Le premier mouvement est effectué par b qui est spirantisé en β dès la fin de la République (seconde moitié du 1e siècle av. JC). L’évolution suivante w > β est datée au 1e siècle de notre ère, le témoin étant les graphies grecques qui avaient l’habitude de rendre lc w par gr ου mais commencent à le transcrire par béta β qui à cette époque en grec représente la bilabiale voisée [β] (Väänänen 1981a : §89). Ainsi l’empereur Nerva (96-98) apparaît en tant que Nέρουας et Nέρβας. Alors que b > β n’a lieu qu’en position intervocalique, w > β se produit en toute position. Cela conduit à la confusion de w et b en β, consommée au début du 2e siècle. Ce β venant de b,w est ensuite devenu v au cours du 3e siècle, puis a subi l’action de u,o qui le transforme en w entre la fin du 3e et le début du 4e siècle. Enfin, ce w s’amuït entre le début du 4e et la fin du 5e siècle. L’évolution p > b n’a lieu qu’à la fin du 4e siècle lorsque toutes les obstruantes sourdes subissent le voisement intervocalique. Le b secondaire qui en est issu devient alors successivement β et v au courant du 5e siècle. 9. Le type part. °sapūtu > seu FC su est souvent mis sur le compte de l’analogie (La Chaussée 1989a : 52, Bourciez et Bourciez 1967 : §166, Regula 1955 : 108, Schwan et Behrens 1925 : §105-2°), visiblement pour ne pas devoir admettre d’entorse à l’idée que la sourde p n’est jamais amuïe par un u,o adjacent. Or il n’y a aucune raison de penser que les formes supposément analogiques soient rares ou marginales : le type nepōte > neveu n’est pas plus fréquent. Ainsi Fouché (1952-1961 : 618) et Nyrop (1914 : §371) pensent avec raison que l’évolution du type part. °sapūtu est phonétique, i.e. que p+u,o est soumis à la variation. Références bibliographiques : 1. Général labiales : Nyrop 1914 : §371 p, §378 b, §442 f, §448 v ; Fouché 1952-1961 : 611-613 f, 617-623 p,b, 633-645 w ; La Chaussée 1989a : 43 et 52 f, 49 et 51 sq. p,b, 143-147 et 151 sq. w ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§165 sq., §173-2° f ; Stimming 1919 : 129-132 ; Schwan et Behrens 1925 : §105 p, §106 b,v, §107 f ; Meyer-Lübke 1908 : §61 w+u,o, §§155 sq., §156, §158 ; Pope 1934 : §§332-336 et §§343-345 p,b, §§186-189 w ; Regula 1955 : 107-110 ; Jacobs et Wetzels 1988. 2. w déjà éliminé par l’action de u,o en latin : La Chaussée 1989a : 143-146 ; Fouché 1952-1961 : 634-637 ; Straka 1979 [1964] : 252 sq. ; Richter 1934 : §§11, 33, 34 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §166-H ; Meyer-Lübke 1908 : §§61, 158 ; Regula 1955 : 110 ; Schwan et Behrens 1925 : §106-1b ; Pope 1934 : §187. 3. Mots germaniques : Fouché 1952-1961 : 622 ; Rheinfelder 1953 : §713 w ; Stimming 1919 : 129 sqq. ; Meyer-Lübke 1908 : §§155 sq. 4. Trajectoire et datation absolue : La Chaussée 1989a : 44 sq., 49-51, 143-151 ; Straka 1979 [1964] : 253 sq. ; Fouché 1952-1961 : 611, 619, 633, 642 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §165-H, §166-H ; Regula 1955 : 108, 110 ; Nyrop 1914 : §§371, 378 ; Pope 1934 : §§186-188, §§332-336. 5. Imparfaits en -abam, -iebam, -ebam et parfaits en -vī : La Chaussée 1989a : 152-155 ; Fouché 1952-1961 : 623, 633 sq., 638-641 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §166-Rq2 ; Nyrop 1914 : §378 ; Schwan et Behrens 1925 : §§341 sq. ; Pope 1934 : §917 ; Regula 1955 : 109.
22.4.2.2 Dentales t,d 320
En position intervocalique t et d apparaissent en tant que ð dans les plus anciens textes de l’AF (vīta > AF vide, vithe Alex, laudāre > AF lauder StLég). Le ð s’amuït ensuite et a entièrement disparu de la langue au début du 12e siècle (> AF vie Rol, loer Rol FC louer) (Rq1). Les dentales des mots germaniques aboutissent au même résultat.
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Partie 3. Phonétique Historique
(180) Tableau 13 : t,d > ð > ø lat vīta nātivu mātūru d laudāre cōda audīre
t
AF vide, vie naif meur lauder, loer coe audir, oir
FC vie naïf mûr louer queue ouïr
lat spatha °hatīre frk °hatjan °witāre frk °wītan vidēre °exfridāre g °friþu °im-blādāre frk °blād
AF espede, espee hair guier veoir esfreer emblaer
FC épée haïr guider voir effrayer emblaver
Remarques 1. En position intervocalique phonétique t a comme les autres obstruantes sourdes été voisé vers la fin du 4e (La Chaussée 1989a : 49) ou le début du 5e siècle (Bourciez et Bourciez 1967 : §142-H) et le résultat d s’est confondu avec le d primaire. Le d représentant lc t,d s’est ensuite spirantisé en ð au cours du 6e (La Chaussée 1989a : 53) ou 7e siècle (Bourciez et Bourciez 1967 : §142-H) et s’est amuï dans l’Est et le Nord-Est à partir de la fin du 9e siècle (Pope 1934 : §347, Meyer-Lübke 1908 : §194), plus tard ailleurs. Il a partout disparu à la fin du 11e (Fouché 1952-1961 : 600, Bourciez et Bourciez 1967 : §142-H, MeyerLübke 1908 : §194) ou au début du 12e siècle (Nyrop 1914 : §394, Regula 1955 : 112). 2. Les graphies pour [ð] sont variables (Schwan et Behrens 1925 : §116 note, Pope 1934 : §347) : d (Eul spatha > espede), th en anglo-normand (Alex spatha > espethe), dh (Serm Lothariu > Ludher). Le Anglo-Saxon Chronicle (Ms. Laud) de la fin du 9e siècle utilise le signe : Catomagu > Caðun FC Caen. Emprunté au français, fide > feið FC foi a abouti au moyen anglais feið > angl faith. 3. On compte de nombreux mots savants déjà en AF (metallu > metal FC métal, nātūra > nature, latīnu > latin, odōre > odor FC odeur, Rheinfelder 1953 : §696), et a fortiori plus tard (natif, céder, odeur, idée, modérer, perfide, remède etc.). Références bibliographiques : Rheinfelder 1953 : §§687-697 ; Fouché 1952-1961 : 600-603 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §142 ; Pope 1934 : §§346 sq. ; Nyrop 1914 : §386 t, §394 d ; Meyer-Lübke 1908 : §156 t, §§160, 194 d ; La Chaussée 1989a : 50, 53 ; Schwan et Behrens 1925 : §116 ; Regula 1955 : 111 sq. ; Jacobs et Wetzels 1988.
22.4.2.3 Vélaires a. Vue d’ensemble 321
Sauf kw qui est à part (x §324), les vélaires ont en position intervocalique subi trois processus qui se sont déroulés successivement et sans enchevêtrement. D’abord la palatalisation romane a transformé k,g+i,e (k+i,e > j+ʣ x §99, g+i,e > jj x §98) à partir du 1e siècle ap. JC (x §97.2). Plus tard vers le 4e siècle (x §322.2) alors que ce processus était achevé et qu’il n’y avait plus de vélaires suivies de i,e, les vélaires restantes, devenues ɣ en vertu du voisement et de la spirantisation qui touchent toutes les occlusives de la langue (x §§315, 322.2), ont été éliminées par l’action de u,o adjacents (x §322). Enfin, cette élimination achevée, seules demeurent les vélaires précédées d’une voyelle d’avant (i,e,a) et suivies de a : i,e,a+k,g+a devenues i,e,a+ɣ+a. Dans ce contexte la fricative vélaire ɣ échappe à toute influence contextuelle et comme les autres fricatives vélaires de la langue poursuit sa trajectoire intrinsèque pour aboutir à yod (géminé) par évolution spontanée (x §323.2). Par conséquent, malgré le fait que ɣ soit entouré de voyelles palatales, l’évolution i,e,a+ɣ+a > yod n’est pas une palatalisation.
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Ce mouvement à trois étapes qui successivement élimine les vélaires est résumé et illustré sous (181). Deux des trois étapes sont ensuite détaillées dans les sections infra : k,g+u,o (ainsi que u,o+k,g) au §322, k,g+a au §323. Le cas k,g+i,e est étudié ailleurs (x §§98 sq.). (181) Tableau 14 : évolution des vélaires k,g en position intervocalique phonétique pal. romane lat 1e-2e k,g+i,e > j+ʣ, jj k,g+u,o – u,o+k,g – i,e,a+k,g+a –
k,g > ø adjac. u,o vers 4e – >ø >ø –
ɣ > jj évolution spontanée – – – > jj
lat aucellu sēcūru jocāre pācāre
k AF oisel seur joer paiier
FC oiseau sûr jouer payer
lat flagellu legūme rūga negāre
g AF flaiel leun rue neiier
FC fléau légume nier
b. k,g+u,o (et u,o+k,g) 322
En position intervocalique, k,g sont éliminés lorsqu’ils se trouvent suivis ou précédés de u,o (cette loi est due à Darmesteter 1874 : 382). (182) Tableau 15 : k,g+u,o (précédé de i,e,a) lat k +u sēcūru cicūta g +u legūme fāgu
AF seur ceue leun fo, fou, fau
FC sûr ciguë légume ‘hêtre’
lat k +o cicōnia 1s advocō g +o fragōre frīgorōsu
AF ceoigne aveu freor friulos
FC cigogne (je) avoue frayeur frileux
(183) Tableau 16 : u,o+k,g (suivi de a) u+ k u+ k
lat carrūca lactūca rūga jugāle
AF charrue laitue rue joel, joiel
FC o+ g o+ g joyau
lat jocāre focāciu rogāre doga
AF joer foace rover doue, dove
FC jouer fouace ‘demander’ douve
(184) Tableau 17 : u,o+k,g+u,o lat k °lūcōre cucurb(i)ta
AF luor coorge
FC lueur courge
lat g a(u)gustu jugu
AF aost jou, jeu
FC août joug
Remarques 1. Sont ici traités tous les cas où les vélaires tombent sous l’action de u,o, y compris lorsque cela se produit devant a dans u,o+k,g+a (alors que k,g+a de droit relève du §323). 2. Trajectoire et datation Il existe deux avis concernant la trajectoire de k,g en position intervocalique phonétique : soit k,g se sont confondus en g, spirantisé en ɣ puis éliminé par u,o adjacents (MeyerLübke 1908 : §159, Fouché 1952-1961 : 613, 629, Rheinfelder 1953 : §686, Schwan et Behrens 1925 : §140, Matte 1982 : 95). Alternativement, la sourde et la voisée ont parcouru la même trajectoire, mais consécutivement l’une à l’autre sans jamais se rencontrer. Ainsi selon La Chaussée (1989a : 55) g primaire s’est spirantisé dans la première moitié du 3e siècle et l’élimination du résultat ɣ a été consommée dès la fin du même siècle. De son côté k ne s’est voisé qu’à la fin du 4e siècle pour être spirantisé au courant du 5e siècle avant de tomber (pages 44, 55). Dans le même sens Meyer-Lübke (1908 : §189), Bourciez et Bourciez (1967 : §123-1°-H), Blondin (1975 : 187), Richter (1934) et Pope (1934 : §§341 sq).
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Partie 3. Phonétique Historique En appui à des trajectoires parallèles mais décalées dans le temps, Richter (1934 : §54) d’une part fait valoir des inscriptions comme Austo pour Augustu datant des 2e et 3e siècles où g+u est déjà amuï. D’autre part elle cite des graphies migat pour micat au 4e siècle, Theuderigo pour Theuderico en 514, graphies inverses iocali pour (con)jugali en 514 et liticare pour litigare en 514, enfin colegare pour collocare dans la Lex Salica (6e siècle) (Richter 1934 : §§108, 121). 3. Le yod dans le type exsūcāre > essuer, essuier FC essuyer est épenthétique et de facture plus récente : il n’est inséré qu’en AF (x §128). 4. Les mots germaniques, peu nombreux, suivent les mots latins en éliminant k,g adjacent à u,o : frk °būkōn > °būcāre > buer FC cf. buée, frk Hūgo > Hue, frk °slag > °esclāgu > esclo, esclou FC esclot. 5. La séquence o+g+a aboutit à ova : rogāre > rover ‘demander’ (x §317.3).
Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §123-2° u,o+k,g, §126 k,g+u,o ; Fouché 1952-1961 : 613 sq. u,o+k,g, 629-632 k,g+u,o ; Rheinfelder 1953 : §§714-726 k,g+u,o, §§727-732 u.o+k,g ; La Chaussée 1989a : 44 sq., 50, 53-56 ; Meyer-Lübke 1908 : §§156, 159, 189 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §140-2° u,o+k,g, §145 k,g+u,o ; Regula 1955 : 114 k, 115 sq. g ; Nyrop 1914 : §§414 k+u,o, 415-1° u,o+k ; Pope 1934 : §§333-336 k > g > ɣ, §§340-342 ɣ > zéro ; Matte 1982 : 95, 189 sq.
c. k,g+a 323
Après la palatalisation de k,g+i,e (x §§98 sq.), les k,g restants devenus ɣ (x §322.2) ont été éliminés lorsqu’ils étaient adjacents à u,o (y compris devant a, cas traités au §322). Cette perte consommée, ɣ n’existe donc plus que lorsqu’il est précédé de i,e,a et suivi de a : i,e,a+ɣ+a. Ce ɣ aboutit à ʝ puis yod géminé : pācāre > paiier FC payer. Malgré les apparences (ɣ est entouré de voyelles palatales), cette évolution est spontanée, i.e. se fait sans aucune influence contextuelle (Rq2). Le yod géminé jj issu de cette évolution connaît ensuite trois aboutissements différents représentés par les graphies (devant ā tonique : pācāre > paiier FC payer), zéro (après lc ī,i : pīca > pie) et (ailleurs : bāca > baie) (Rq3). Cette distribution est étudiée en détail au §148. (185) Tableau 18 : (i,e,a+)k,g+a > jj lat k,g+a > jj > pācāre precāre necāre jj > ø pīca amīca jj > bāca rīca
k AF paiier preiier noiier pie amie baie reie
FC payer prier noyer
raie
lat castigāre ligāre pāgānu striga 3s castīgat plaga ossifrāga
g AF chastiier leiier paiien estrie chastie plaie orfraie
FC châtier lier païen ‘sorcière’ (il) châtie
Remarques 1. L’évolution ʝ > jj est générale dans la langue (x §98). 2. Les fricatives vélaires x,ɣ de la langue aboutissent à yod par évolution spontanée (x §69), i.e. lorsqu’elles ne sont déviées de leur trajectoire intrinsèque par aucune influence contextuelle. Ainsi la fricative sourde x en coda arrive à yod en l’absence d’une quelconque source extérieure de palatalité (nocte > °noxte > nuit) (x §300.7). De même les vélaires en position finale secondaire, lorsqu’elles échappent à l’emprise de u,o# finaux suivants, aboutissent à yod : °vērācu > verai FC vrai, vagu > vai ‘errant’ (x §318). Enfin, les vélaires en position
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finale primaire aboutissent également à yod lorsque la voyelle précédente est autre que u,o : 2s imp fac > fai FC fais ! (x §327). S’ajoute à cela donc le type i,e,a+k,g+a pācāre > paiier FC payer étudié ici. Sauf dans le type nocte > nuit, dans tous les cas où une vélaire aboutit à yod elle est adjacente à une voyelle palatale. Qui plus est, le contexte dans lequel elle devient yod est spécifiquement défini par la présence à sa gauche (i,e,a+ɣ+(u,o)# : °vērācu > verai, i,e,a+x# : fac > fai) ou à sa doite et à sa gauche (i,e,a+ɣ+a : pācāre > paiier) d’une voyelle palatale. La conclusion que celle-ci est la cause de l’évolution vers yod de la vélaire semble donc tomber sous le sens. Or le type pācāre > paiier montre qu’en réalité cette évolution est par défaut : elle concerne les vélaires qui ont échappé à tous les autres processus d’altération. Ensuite, l’hypothétique palatalisation dans les types °vērācu > verai et 2s imp fac > fai devrait se faire de gauche à droite. Or la palatalisation progressive de consonnes vélaires est absolument inconnue dans la diachronie et la synchronie du français. Enfin, s’il est reconnu que la trajectoire palatale des fricatives vélaires est spontanée, le mystère posé par le type nocte > nuit disparaît : le destin palatal de la vélaire en l’absence de toute source de palatalité est de droit. L’idée que l’évolution ɣ > yod dans le type pācāre > paiier représente la trajectoire spontanée de ɣ en dehors de toute influence contextuelle est exprimée par Fouché (1952-1961 : 614) qui dit que la fricative ɣ est devenue jj par « intensification de la tendance palatale » ainsi que par Bourciez et Bourciez (1967 : §123-1°-H, §126-H) : « ne pouvant se développer en yod devant une voyelle vélaire, il [le ɣ] s’est complètement effacé » (§126-H). Mais ces auteurs ne font pas le lien avec les autres cas cités où les fricatives vélaires aboutissent à yod. Une version affaiblie de cette position reconnaît une influence contextuelle par la voyelle palatale suivante (et parfois précédente), mais la place avant la spirantisation : dans cette perspective celle-ci a concerné des occlusives qui n’étaient déjà plus vélaires mais « médiopalatales » (Nyrop 1914 : §§413-2°) ou « vélo-palatales » (Blondin 1975 : 186 sq.). Leur spirantisation a produit une fricative du même lieu déjà avancé, qui s’est donc trouvée dès sa naissance sur une trajectoire palatale qu’elle a poursuivie jusqu’à yod si toutefois elle n’en a pas été déviée (par un u,o adjacent). Ainsi Nyrop (1914 : §§413-2°) « la médiopalatale sonore a cessé d’être explosive et est devenue fricative : baga > baja ». Ce scénario (réf. bibl. 1) prévoit donc une évolution spontanée après la spirantisation, mais à partir d’une base palatalisée antérieurement. Il repose sur l’idée très généralement répandue que le lieu d’articulation des occlusives vélaires a déjà en latin été plus ou moins antériorisé en fonction de la voyelle suivante. Il est montré aux §§108 sq. que cette différentiation dans la source est entièrement inopérante pour les palatalisations romane et galloromane et fait de mauvaises prédictions. Quoi qu’il en soit, l’idée que les occlusives vélaires étaient déjà antériorisées avant la spirantisation peut seulement couvrir le type pācāre > paiier. Elle ne peut couvrir les trois autres cas cités où les vélaires aboutissent à yod. 3. Le fait que la voyelle tonique précédant la vélaire présente une évolution entravée dans tous les cas (bāca > baie et non pas *beie) montre que le yod a bien été géminé au début de son existence, et que sa réduction est due à son évolution ultérieure. 4. Comme ailleurs le comportement des mots germaniques dépend du moment de leur entrée dans la langue (x §105.2, 5). Références bibliographiques : 1. k,g+a > jj a) palatalisation s’appliquant avant la spirantisation : Nyrop 1914 : §§413-2°, 415-2°, 3°, 434-2° ; Rheinfelder 1953 : §§733-739 ; Blondin 1975 : 186-188. b) évolution spontanée : Fouché 1952-1961 : 614, Bourciez et Bourciez 1967 : §123-1°-H, §126-H. c) palatalisation s’appliquant à ɣ, i.e. après la spirantisation : Pope 1934 : §§286, 298, 302 ; MeyerLübke 1908 : §§159, 189 ; La Chaussée 1989a : 53-55 ; Richter 1934 : §§121, 129, 138. d) Position non explicite : Schwan et Behrens 1925 : §140 ; Luquiens 1926 : §140 ; Matte 1982 : 95.
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Partie 3. Phonétique Historique
d. kw, gw 324
A l’intervocalique, le latin connaît kw (écrit ) mais non gw. Cependant quelques cas de gw intervocalique sont fournis par le celtique et le germanique (Rq1). Quelle que soit leur origine, les labio-vélaires produisent k.w, g.w hétérosyllabiques. La vélaire en coda et le w en position appuyée évoluent alors selon la règle : la première se réduit à yod (x §300) quand le second se renforce en v (x §289). Ainsi (parmi les nombreux autres aboutissements de ce mot, réf. bibl. 2) aqua > °ak.wa > °aj.ve > aive FC eau. Dans le type equa > °ej.va > ive ‘jument’, ej > i est régulier (x §179). (186) Tableau 19 : kw > k.w > j.v lat aqua aequāle sequ(e)re aquariu
AF aive ivel sivre evier
FC eau ‘égal’ suivre évier
lat antīqua equa adaequāre celt °leuga
AF antive ive aiver live
FC ‘ancien’ ‘jument’ ‘associer’ lieue
lat aequāre °exaequāre °beslīquāre got triggwa
AF iver essever besliver trive
FC ‘rendre égal’ ‘s’écouler’ ‘courir de biais’ trêve
Remarques 1. gw intervocalique se rencontre dans celt °leuga > °legwa (FEW 5 : 262b) > live (Rol 688 liwe) FC lieue et got triggwa (FEW 17 : 361b) > °tregwa > trive FC trêve. Sur ces deux mots voir §212.2. 2. L’évolution de Sēquana > Seine est basée sur kw > k.w et la fusion subséquente en o de w avec a posttonique (x §237.2). 3. Dans quelques cas kw,gw aboutit à w seul, en position intervocalique dans aqua > eve FC eau, celt °leuga > °legwa > lieve, lieue FC lieue, got triggwa > °tregwa > trieve FC trêve ; en coda (lorsque la voyelle suivante a été syncopée) dans sequ(e)re > sieure FC suivre, 3s sequ(i)t > sieut FC (il) suit. L’évolution kw, gw > w avec perte sèche de l’occlusive se conçoit à partir de l’évolution régulière kw, gw > k.w, g.w : k en coda est perdu sans trace palatale dans les types kt > tt (jactāre > getier FC jeter), ks > ss (exagiu > essai) et ktj > ttj (factiōne > façon) (x §300.8). Dans tous ces cas la consonne appuyée par k a géminé (allongement compensatoire) et cette gémination est rendue possible par le fait que la voyelle précédente est toujours atone. Le w dans les cas de k.w > w cités ne peut géminer puisqu’il est précédé de la voyelle tonique qui a diphtongué. Or une voyelle longue (ou diphtongue) ne peut être entravée (*CV̅ C x §33) mais c’est cette configuration *CV̅ C que la gémination de w aurait produite. Enfin, le caractère erratique de la perte sèche de k en coda que l’on observe pour k.w, g.w se retrouve pour kt > tt et, dans une certaine mesure, pour ks > ss (x §300.8). 4. Lorsque kw est suivi d’une voyelle promise à la syncope, le w renforcé en v (sequ(e)re > °siek.w(e)re > °siej.v(e)re) après la syncope (> °siv.re) rencontre la consonne suivante et forme avec elle un groupe solidaire TR s’il est éligible à ce statut (x §27) : c’est le cas de v.r dans °siv.re > sivre FC suivre. Dans aqu(i)la > °ak.v.la en revanche le groupe v.l n’est pas une attaque branchante possible (x §27) et par conséquent v tombe en tant que consonne médiane (x §67), d’où °aj.la dont le j.l aboutit à ʎʎ selon la règle (x §300), produisant AF aille FC aigle. La séquence C.w’r qui dans sequ(e)re > sivre FC suivre conduit à la formation du groupe solidaire vr est également produite par pulv(e)re > °polw’re, mais ici conduit à l’élimination de w en tant que consonne médiane (x §67) et la création du groupe l’r (> °pol’re), qui provoque l’épenthèse (x §292) (> poldre FC poudre x §289.1). Le traitement différent du groupe C.w’r dans sequ(e)re et pulv(e)re ne peut être que d’ordre chronologique : dans le premier mot le w appuyé lorsqu’il a été mis en contact avec le r s’était déjà renforcé en l’obstruante v, apte à l’attaque branchante, alors que dans le second il était encore au stade sonant w, inéligible pour former une attaque branchante.
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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5. Sur le type laq(u)eāre > lacier qui permet la palatalisation de kw, voir §97.5. Ce type montre que la résolution de kw en k.w s’est également faite en coda : le w est tombé en tant que consonne médiane dans °lak.w.jāre (ce qui a produit k.j qui a palatalisé). Or pour produire le groupe k.w.j ou bien kw > k.w a eu lieu en position intervocalique et donc avant la consonification qui crée yod (VkweV > Vk.weV > Vk.w.jV), ou alors celle-ci a eu lieu d’abord (VkweV > Vkw.jV) et kw s’est résolu en k.w en coda ensuite (> Vk.w.jV). La première hypothèse n’est guère crédible puisque la consonification remonte à la République (x §66.1). 6. Pour coquīna > °kokīna > cuisine il faut supposer une évolution kw > k sous l’influence du k initial (Bourciez et Bourciez 1967 : §137-2°-Rq1, Regula 1955 : 121). Références bibliographiques : 1. Général : Pope 1934 : §§327-330 ; Rheinfelder 1953 : §§421-426, 540-546 ; Fouché 1952-1961 : 723 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §137-2° ; Schwan et Behrens 1925 : §155 ; Richter 1934 : §55 ; Brittain 1900 : §101 ; Regula 1955 : 120 sq., 156 ; Clédat 1917 : §97-3° ; Matte 1982 : 77, 185 sq ; Meyer-Lübke 1908 : §191. 2. Aboutissements multiples de aqua (> aigue, eve, eaue, aive etc. FC eau) : Pope 1934 : §330 ; Clédat 1917 : §97-3° ; Bourciez et Bourciez 1967 : §137-2°-Rq2 ; Rheinfelder 1953 : §544 ; Fouché 19521961 : 724.
22.4.3 Sonantes 325
En position intervocalique les sonantes (m, n, r, l, s) demeurent en AF et de fait jusqu’à ce jour. (187) Tableau 20 : évolution des sonantes intervocaliques lat hōra pira m amāre pōma r
AF ore poire amer pome
FC heure aimer pomme
lat tēla valēre n lūna plāna
l
AF toile valoir lune plaine
FC
lat s causa pausāre
AF chose poser
FC
Remarque 1. s a le statut de sonante (x §303.1) mais comme les autres obstruantes participe au voisement intervocalique, aboutissant à [z] (causa > cho[z]e). Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §156 s, §179 r, §187 l, §194 m,n ; Rheinfelder 1953 : §§671-685 ; Fouché 1952-1961 : 597 sq. l,m,n, 599 sq. s ; Nyrop 1914 : §321 m, §328 n, §340 l, §359 sq. r, §459 s ; Schwan et Behrens 1925 : §126.1 s, §166 r, §172 l, §180 m,n ; Meyer-Lübke 1908 : §151 ; Pope 1934 : §399 r ; Regula 1955 : 112-114 s,m,n, 116-118 l,r.
22.5 Intervocalique finale V__# 22.5.1 Dévoisement en finale 326
Comme de nombreuses autres langues (allemand, turc, russe etc., Iverson et Salmons 2011), l’AF pratique le dévoisement en finale des obstruantes voisées, et ce synchroniquement : masc. AF masc. froit, fém. froid-e (Walker 1981a : 68 sqq.). Par conséquent il n’existe pas d’obstruante voisée en position finale en AF.
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Partie 3. Phonétique Historique
22.5.2 Position finale primaire V__# 22.5.2.1 Obstruantes 327
En position finale primaire de toutes les obstruantes le latin ne connaît que -t, -d et -k. Leur attestation est très spartiate et se limite pour l’essentiel à des mots fonctionnels ainsi qu’à des morphèmes flexionnels 3s -t de diverses formes verbales (ainsi 3s dōnat > donet FC (il) donne). Ayant le statut syllabique d’une intervocalique (x §305), les dentales -t, -d voisent (t,d > d) et spirantisent (> ð) de droit, puis dévoisent en finale (> -θ) : et > ed, et FC et, apud > od ‘avec’. Elles apparaissent sous cette forme dans un premier temps en AF, puis -θ est perdu jusqu’au début du 12e siècle. L’évolution de t,d final est donc identique et synchrone (x §308.1) à celle de t,d en position intervocalique phonétique (au dévoisement en finale près). Après voyelle palatale, -k aboutit à yod (2s imp fac > °fax > fai FC fais !, °ecce hāc > çai, sai FC çà), évolution régulière et intrinsèque des fricatives vélaires lorsqu’elles ne subissent aucune influence extérieure (nocte > °noxte > nuit) (x §323.2). Après voyelle vélaire, -k demeure (Rq2) : apud hoc > avuec FC avec, sine hoc > senuec ‘sans cela’. (188) Tableau 21 : -t, -d, -k en position finale primaire t d i,e,a+k u,o+k
lat et 3s subj sit quid quod 2s imp fac illāc apud hoc sine hoc
AF ed, et, e seit queit, quet qued, que fai ilai, lai, la avuec senuec
FC et soit quoi, que que fais ! là avec ‘sans cela’
lat aut
AF o, ou
FC ou
apud ad 2s imp dūc °ecce hāc pro hoc illoc
od, o ad, at, a dui çai, ça poruec, poro iluec, luec
‘avec’ à (con)duis ! çà ‘à cause de cela’ ‘là’
Remarques 1. Les mots fonctionnels ont un sort différent selon qu’ils souffrent ou non d’un emploi clitique qui les prive de leur accent de mot. Le -k disparaît dans les formes atones quelle que soit la voyelle précédente. Ainsi des réflexes toniques et atones du même mot cohabitent en AF : °ecce hāc > çai, sai (tonique), ça, sa (atone) FC çà, illāc > ilai, lai (tonique), la (atone) FC là, pro hoc > poruec (tonique), poro (atone) ‘à cause de cela’, quid > queit (Alex 131, 444) FC quoi (tonique), quet FC que (atone). Dans les deux derniers mots, la tonicité de la voyelle est documentée par le fait qu’elle diphtongue. 2. Le fait que -k précédé de u,o apparaisse inchangé en AF interroge : aucune occlusive n’est jamais restituée telle quelle en position intervocalique ou coda ailleurs dans la langue. Pope (1934 : §357) pense qu’ici le -k a dans un premier temps spirantisé en -x sans palataliser puis, -x ne faisant pas partie de l’inventaire consonantique de l’afr., a été rétabli en -k, la voyelle vélaire antécédente aidant. On peut se demander alors pourquoi les fricatives vélaires ailleurs dans la langue n’ont pas suivi cette voie. L’idée que Fouché (1952-1961 : 649 sq.) se fait de la question n’illumine pas davantage. Références bibliographiques : 1. Dentales : Fouché 1952-1961 : 656-659 ; Nyrop 1914 : §387-1° t, §395-1° d, 1903 : §§50-3°, 53, 115-3° ; Rheinfelder 1953 : §§180, 754 ; Fouché 1967 : §93 ; Väänänen 1981a : §131 ; Pope 1934 : §347 ; Schwan et Behrens 1925 : §124.1 ; Lausberg 1967 : §§547, 551 t, §§559 sq. d ; Bourciez et Bourciez 1967 : §151-Rq2 ; Matte 1982 : 201 ; Regula 1955 : 123 sq. ; Straka 1979 [1964] : 246-248.
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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2. Vélaires : Fouché 1952-1961 : 649 sq. ; Nyrop 1914 : §417 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §130 ; Rheinfelder 1953 : §§725 sq. ; Pope 1934 : §357 ; Schwan et Behrens 1925 : §149 ; Matte 1982 : 201 ; Lausberg 1967 : §563. 3. u,o+k# > -k : Fouché 1952-1961 : 649 sq. ; Pope 1934 : §357 ; Rheinfelder 1953 : §762.
22.5.2.2 Sonantes a. Nasales 328
Les nasales -m et -n ont commencé à s’amuïr de très bonne heure en latin classique et sauf de rares exceptions (Rq2, 3) étaient absentes à l’entrée du pfr. Elles sont toutefois maintenues dans la graphie en AF. Remarques 1. Les nasales finales ont déjà disparu de bonne heure en latin. On relève pocolo pour pocolom au 5e siècle av. JC et des inscriptions régulières dès le 3e siècle av. JC ainsi qu’à Pompéi. L’Appendix Probi 217 passim non passi lutte encore contre la perte des nasales. Dans la versification latine un -m final n’empêche pas l’élision d’une voyelle brève précédente lorsque le mot suivant est à initiale vocalique, par exemple dans necdum etiam qui est scandé necd’ etiam (phénomène appelé ecthlipsis). Voir Lausberg (1967 : §529), Väänänen (1981a : §127), Straka (1979 [1964] : 246). 2. Dans les nombreux mots en -n, la nasale n’a laissé aucune trace en AF : nōmen, exāmen ont systématiquement été traités sans le -n, i.e. °nōm(e) > non FC nom, °exām(e) > essain FC essaim etc. Seuls les deux monosyllabes en -n que le latin possède ont conservé la nasale : in > en, non > non, nen FC non (mais également non > ne sans nasale). Leur voyelle demeure non diphtonguée, ce qui indique un évolution atone en tant que clitique (x §327.1). 3. -m final n’a de descendance AF que dans rem > rien ainsi que dans les possessifs meum, tuum, suum, réduits à °mem, °tom, °som. La version tonique de ces possessifs a abouti à AF mien, tuen, suen FC mien, tien, sien selon la règle et la version atone, à AF mon, ton, son non diphtongués (x §327.1, Schwan et Behrens 1925 : §190, Fouché 1952-1961 : 651). Enfin, le -m est perdu dans trois autres monosyllabes : jam > ja FC dé-jà, ja-dis, quem, quam > que et 1s sum > sui FC (je) suis. Lorsque lc -m est représenté en AF (également en position finale secondaire : fam(e) > fain FC faim x §331), il l’est en tant que -n. L’évolution m > n est déjà attestée à Pompéi (79 ap. JC) où on lit rumbrun pour rubrum ou encore quen pour quem (Richter 1934 : §42, qui rapporte également de nombreuses formes en -n ailleurs dans les inscriptions). Références bibliographiques : Richter 1934 : §§9, 42, 89 ; Fouché 1952-1961 : 650-653 ; Rheinfelder 1953 : §766 n, §§768 sq. m ; Pope 1934 : §205i m, §435 m > n ; Bourciez et Bourciez 1967 : §200 ; Schwan et Behrens 1925 : §190 ; Nyrop 1914 : §318, §325 m, §332 n ; Meyer-Lübke 1908 : §184 ; Väänänen 1981a : §127 ; Lausberg 1967 : §§529-533 ; Matte 1982 : 202 ; Regula 1955 : 121 sq. ; Straka 1979 [1964] : 246.
b. r, l, s 329
En position finale primaire, les trois consonnes lc -r, -l et -s demeurent en AF et ne tomberont que lorsque les consonnes finales deviennent coda à partir de la fin du 15e siècle (x §§313, 380). Lorsque la syncope de la voyelle précédant -r et -l final crée un groupe consonantique -TR#, celui-ci reçoit un schwa d’appui à sa droite : pip(e)r > peivre FC poivre, insim(u)l > ensemble. Cette épenthèse de schwa final est étudiée en détail au §251.
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Partie 3. Phonétique Historique
(189) Tableau 22 : l, r, s en position finale primaire l s r r > rə
l > lə
lat fel sāl tra(n)s minus cor pip(e)r cic(e)r ant(e)cessor melior insim(u)l
AF fiel sel tres moins cuer peivre çoire ancestre mieldre ensemble
FC
très cœur poivre (pois) chiche ancêtre meilleur
lat mel nihil trēs nōs pār fulg(u)r nom sg cant(o)r nugali(o)r māi(o)r
AF miel nehel treis nos per foudre chantre noaldre maire
FC ‘rien’ trois nous (de) pair ‘pire’
Remarques 1. La voyelle précédant la consonne finale dans certains mots fonctionnels (nōs > nos FC nous) demeure non diphtonguée, ce qui indique un emploi clitique et donc atone (x §327.1). 2. Le schwa d’appui est appelé uniquement par le groupe -TR#, dont le T peut être d’origine (pip(e)r > °pipr > poivre) ou épenthétique (x §292) (meli(o)r > °mel’r > °meldr > mieldre FC meilleur). Pour davantage d’illustration ainsi que des références bibliographiques voir §251. Références bibliographiques : Fouché 1952-1961 : 654-656 ; Rheinfelder 1953 : §763 sq. r, §765 l, §§756-759 s ; Schwan et Behrens 1925 : §170 r, §176 l, §132 s ; Bourciez et Bourciez 1967 : §183 r, §191 l, §160 ; Nyrop 1914 : §345 l, §363 r, §464 sq. s ; Lausberg 1967 : §§536-540 s, §§561 sq. r,l ; Meyer-Lübke 1908 : §184 ; Matte 1982 : 203 ; Regula 1955 : 125 sq. s, 128-130 r,l.
22.5.3 Position finale secondaire V__(V)# 22.5.3.1 Obstruantes 330
Le sort des obstruantes en position finale secondaire (V__(V)#), illustré au §308 pour les labiales et dentales, est identique à celui des obstruantes en position intervocalique phonétique (V__V). L’évolution de la voyelle tonique précédente est toujours libre (x §311). Les dentales t,d sprirantisent en ð, qui est dévoisé en -θ lorsqu’il devient final, puis tombe en même temps que le t,d > ð intervocalique (jusqu’au début du 12e siècle x§308.1). Les labiales p,b,w (clāvu > clou x §319) et les vélaires k,g (jocu > jeu x §218) sont éliminées par un u,o adjacent et les vélaires, palatalisées devant i,e (voc(e) > vois FC voix x§321). Remarque 1. Devant u,o#, les labiales et vélaires produisent la variation décrite au §318. Au lieu de s’amuïr, les labiales peuvent aboutir au -f attendu hors contexte u,o (1s lav(ō) > lef FC (je) lave) et les vélaires, à yod qui représente leur trajectoire intrinsèque (x §323.2) (°vērācu > verai FC vrai). Références bibliographiques : 1. Labiales : Bourciez et Bourciez 1967 : §172 p,b,v, §173 f ; Rheinfelder 1953 : §§772-775 ; Schwan et Behrens 1925 : §105.2 p, §106.2,3 b,v ; Stimming 1919 : 129-132 ; Regula 1955 : 122 sq. ; Straka 1979 [1964] : 247 sq. 2. Dentales : Bourciez et Bourciez 1967 : §151 ; Pope 1934 : §§346, 356.ii ; Schwan et Behrens 1925 : §116.2 ; Rheinfelder 1953 : §780 ; Regula 1955 : 123 sq. ; Straka 1979 [1964] : 247 sq.
Chapitre 22. Consonnes intervocaliques (V__V et V__#)
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3. Vélaires : Rheinfelder 1953 : §787 ; Pope 1934 : §341 type fāgu, §342.ii type locu ; Regula 1955 : 126-128 ; Schwan et Behrens 1925 : §135.3 -ke, §145.2 -ku, -gu ; Bourciez et Bourciez 1967 : §129 ; Nyrop 1914 : §417 k, §436-1° g ; Straka 1979 [1964] : 247 sq. ; La Chaussée 1989a : 56.
22.5.3.2 Sonantes 331
En position finale secondaire (et primaire) les sonantes r, l, s, m, n se maintiennent en AF. Comme toutes les autres consonnes finales elles ne tombent devant pause qu’à partir de la fin du 15e siècle lorsque les consonnes finales deviennent coda (x §§313, 380). (190) Tableau 23 : sonantes en position finale secondaire m (> n) n ɲ r l s
lat fam(e) vīn(u) pugn(u) cār(u) caball(u) nas(u)
AF fain vin poing, poin cher cheval nes
FC faim poing nez
lat nōm(en) dōn(u) long(e) fer(u) cael(u) pis(u)
AF non don loing fier ciel pois
FC nom loin
Remarques 1. L’évolution -m# > -n# (fam(e) > fain FC faim) est déjà latine (x §328.3). 2. Pour la nasale palatale ɲɲ(V)#, dégéminée en finale (gruniu > groing = ɲ FC groin), voir §134. Références bibliographiques : 1. Nasales : Bourciez et Bourciez 1967 : §200 ; Schwan et Behrens 1925 : §180.2 m, §181.2 n ; Rheinfelder 1953 : §§822 sq. ; Nyrop 1914 : §325 m, §332 n ; Regula 1955 : 123. 2. r, l, s : Nyrop 1914 : §§464 sq. s ; Rheinfelder 1953 : §756 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §160 ; Regula 1955 : 125 sq. ; Schwan et Behrens 1925 : §126.2, §132a.
Tobias Scheer
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 23 Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
23.1 Généralisations majeures 23.1.1 Objet 332
Ce chapitre étudie les groupes solidaires, ou attaques branchantes, i.e. les groupes consonantiques qui n’entravent pas la voyelle à leur gauche : en (proto-)français il s’agit de muta cum liquida TR (à l’exclusion de tl, dl, vl) et, à partir du 13e siècle, en sus de C+yod, nouvelle attaque branchante créée suite à la consonification iε > jɛ (x §199) qui est étudiée à part aux §§350 sq. Le statut syllabique, la terminologie et le fonctionnement des groupes TR sont explicités aux §§26-28. Les groupes TR existent en position forte et intervocalique, mais à l’évidence en coda ne surviennent pas. 23.1.2 Communauté de destin de T seul et T dans TR
333
Une généralisation majeure concernant l’évolution des groupes TR est que, à position égale (faible, forte), l’aboutissement de T suivi de R est le même que celui de T seul. Ainsi T a le même sort dans {#,C}TRV et {#,C}TV (position forte), ainsi que dans VTRV et VTV (position intervocalique). Par exemple, t est perdu dans petra > pierre autant que dans vīta > vie. Le tableau (191) juxtapose l’évolution des différentes obstruantes T lorsqu’elles surviennent seules et engagées dans un groupe solidaire TR. A position égale (intervocalique sous (191a), forte sous (191b)), leur comportement est identique. Il est à noter que l’évolution des vélaires dans un groupe TR solidaire intervocalique (nigru > °nej.re > noir) se fait toujours en coda (x §336) : par conséquent les vélaires manquent sous (191a). (191) Tableau 1 : communauté de destin de T lorsqu’il est seul et engagé dans un groupe TR a. intervocalique
p >v b >v f w t d
>f >v >ø >ø
lat pr capra pl triplu br febre bl tab(u)la fl °trif(o)lu wr vīv(e)re tr patre dr crēd(e)re
TR AF chievre treble fievre table trefle vivre, guivre père creire
FC chèvre triple fièvre trèfle vivre père croire
FC
T AF rive
FC
p
lat rīpa
b
faba
feve
fève
raphanu w lavāre t vīta d laudāre
ravene laver vie loer
‘radis’
lat p patre talpa b barba alba
T AF père taupe barbe aube
louer
b. position forte
p >p b >b
pr pl br bl
lat prūna plenu brachiu °blastēmare
TR AF prune plein bras blasmer
blâmer
FC père
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
f
>f
t
>t
k >k g >g
fr fl wr tr dr kr kl gr gl
lat frātre flōre – trēs drappu crīne clave grana glānde
TR AF frere flor treis drap crin clef graine glant
FC frère fleur trois
gland
lat f fame infernu vinu t rupta ardōre k rancōre obscūru g angustia gula
T AF fain enfer vin route ardeur rancor oscur angoisse gole
427
FC faim
rancoeur obscur gueule
Remarques 1. Le tableau ne fait pas la différence entre les deux positions fortes (initiale et appuyée) dont le comportement est identique (x §12), ni entre groupes primaires et secondaires qui sont confondus dans l’évolution de la langue (x §334). 2. Effet *vl vl n’est pas un groupe solidaire possible en AF (ni en FC) (x §27). L’impossibilité pour une évolution d’aboutir à vl introduit des distorsions dans l’évolution par ailleurs symétrique. D’une part pl, bl intervocaliques ne peuvent pas aller jusqu’au terme attendu vl et ainsi arrêtent leur lénition au stade bl (triplu > treble FC triple) (x §341). Cela crée un différentiel avec p,b seuls qui pratiquent la spirantisation et vont jusqu’à v (rīpa > rive). D’autre part f voise normalement en position intervocalique (raphanu > ravene ‘radis’ x §319.2), mais ne peut en faire autant dans le groupe fl puisque l’aboutissement en serait vl, prohibé (°trif(o)lu > trefle FC trèfle) (x §342). 3. La communauté de destin de T seul et engagé dans un groupe TR n’est pas le propre du français : elle s’observe peu ou prou dans la diachronie de toute la Romania (surtout pour Tr), mais aussi au-delà de cette famille de langues (réf. bibl. 2). Références bibliographiques : 1. Dans la diachronie du français : Clédat 1917 : §97 « En principe, dans les groupes conjoints intervocaliques, la seconde consonne se maintient, et la première est traitée comme si elle était isolée entre deux voyelles » ; Matte 1982 : 193 ; Pierret 1994 : §§370 sq. Pour les labiales uniquement : Bourciez et Bourciez 1967 : §168 ; Brittain 1900 : §108 ; Suchier 1893 : 65. Pour les dentales uniquement : Machonis 1990 : 106 sq. 2. Romania : Lausberg 1967 : §419 ; Meyer-Lübke 1890 : §494 ; diachronie de l’italien : Rohlfs 1966 : §26 ; dialectes modernes de la Gaule (selon l’ALF) : Brun-Trigaud et Scheer 2010, 2012 ; toscan (gorgia toscana) : Castellani 1960 ; Giannelli et Savoia 1978, 1979-80 ; Marotta 2001, 2008 ; celtique : McCone 1996 ; Jaskuła 2008.
23.1.3 Confusion des groupes primaires et secondaires 334
L’autre événement majeur concernant muta cum liquida est la confusion des groupes TR primaires et secondaires : l’évolution d’un groupe TR donné, avec ou sans voyelle intervenante en latin et dans un environnement donné, produit toujours le même résultat en AF. Ainsi -Vdr- et -Vd(v)r- aboutissent tous deux à r (patre > pere FC père comme būt(y)ru > bure FC beurre) ; de même -Cbr- et -Cb(v)r deviennent Cbr (umbra > ombre comme arb(o)re > arbre). Les tableaux sous (192) (position intervocalique) et (193) (position forte) illustrent la confusion des groupes primaires et secondaires.
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Partie 3. Phonétique Historique
(192) Tableau 2 : confusion des groupes primaires TR et secondaires T(v)R en position intervocalique
pr br pl bl fl wr tr dr tl dl kr kl gr gl
> vr > vr > bl
>r >r > jr > jl > jr
lat capra febre triplu – – – patre °cathedra – – lacrima cochlear nigru –
TR AF chievre fievre treble
FC chèvre fièvre triple
pere chaiere
pierre chaire
lairme cuillier neir
larme cuiller noir
p(v)r b(v)r p(v)l b(v)l f(v)l w(v)r t(v)r d(v)r t(v)l d(v)l k(v)r k(v)l g(v)r g(v)l
> vr > vr > bl > bl > fl > vr >r >r > ll > ll > jr > jl > jr > jl
lat lep(o)re bib(e)re cap(u)lu tab(u)la gariof(i)lu vīv(e)re būt(y)ru crēd(e)re rot(u)lu mod(u)lu māc(e)rāre genuc(u)lu °rag(e)re brog(i)lu
T(v)R AF lievre boivre chable table gerofle vivre bure creire rolle molle mairier genouil raire bruil
FC lièvre boire câble girofle vivre beurre croire rôle moule ‘pétrir’ genou breuil
(193) Tableau 3 : confusion des groupes primaires TR et secondaires T(v)R en position forte
pr br pl bl fr fl tr dr tl dl kr kl gr gl
> pr > br > pl > bl > fr > fl >r >r > kr > kl > gr > gl
lat prūna brachiu plēnu °blastēmare frātre flamma frātre drappu – – crīne clave grāna glānde
TR AF prune bras plein blasmer frere flame frere drap crin clef graine glant
FC
blâmer frère flamme frère
gland
p(v)r b(v)r p(v)l b(v)l f(v)r f(v)l t(v)r d(v)r t(v)l d(v)l k(v)r k(v)l g(v)r g(v)l
> pr > br > pl > bl > fr > fl >r >r > kr > kl > gr > gl
lat rump(e)re arb(o)re – amb(u)lāre sulf(u)r – alt(e)ru vend(e)re cart(u)la scand(a)lu anc(o)ra circ(u)lu bulg(a)ru ung(u)la
T(v)R AF rompre arbre
FC
ambler soufre altre autre vendre chartre charte escandre esclandre ancre cercle bougre ongle
La différence qu’il y a dans la source entre groupes TR primaires et secondaires est ainsi neutralisée. Les évolutions qui ont conduit à cette confusion sont étudiées aux §§335-338. Références bibliographiques : Lausberg 1967 : §§519 sq.
23.2 Grandes lignes de l’évolution 23.2.1 Désolidarisation, confusion des groupes primaires et secondaires 335
Les groupes primaires et secondaires intervocaliques (mais non en position forte) se sont confondus au stade évolutif VT.RV (groupe TR non solidaire). Celui-ci est produit par deux
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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processus convergents : la syncope des voyelles atones pré- et posttoniques d’une part (VT(v)RV > VT.RV x §§63 sq.) et la désolidarisation des groupes primaires intervocaliques d’autre part (V.TRV > VT.RV). (194) Tableau 4 : confusion des groupes primaires et secondaires désolidarisation TR > T.R V.TRV > VT.RV VT(v)RV –
lat groupes primaires groupes secondaires
syncope V atones – > VT.RV
confusion VT.RV
La désolidarisation en position intervocalique TR > T.R est de fait déjà latine : l’ambiguïté syllabique du groupe Tr (tauto- / hétérosyllabique) est documentée en latin classique (Rq1) et on en retrouve la trace en AF dans le paradigme colubra (x §§85 sq.) qui produit des aboutissements sur base proparoxytone (groupe TR solidaire : inte.gru > entre) et paroxytone (groupe T.R désolidarisé : integ.ru > entir). S’agissant du groupe Tvl > Tl, la syncope est déjà documentée pour le latin classique (où poplus et populus par exemple cohabitent) et se généralise ensuite, si bien que c’est le groupe T.l hétérosyllabique qui entre dans les langues romanes (Rq2, 3). Enfin, il est utile de noter que la désolidarisation concerne les seuls groupes TR intervocaliques et peut donc être interprétée comme une forme de lénition (Rq4). Remarques 1. Tr (obstruante suivie de r) Les groupes Tr avaient un statut syllabique ambigu déjà en latin classique. L’apophonie interne et ce que l’on appelle la licence poétique en témoignent (réf. bibl. 7). a) Apophonie interne (réf. bibl. 5) Ce que dans la tradition française on appelle l’apophonie interne a comme origine l’accent initial du latin pré-historique. Elle élève les voyelles brèves en syllabe intérieure et produit des résultats différents en syllabe ouverte et fermée. En syllabe ouverte, la fermeture aboutit à i ou u (faciō – cōnfīciō) sauf devant r où elle produit e (dare – reddere), tandis qu’en syllabe fermée, a ne s’élève qu’à e (factus – cōnfectus). En latin archaïque, les voyelles internes devant Tr ne s’élèvent qu’à e (au lieu de i), témoignant ainsi du fait que Tr était hétérosyllabique : genetrīx (malgré genitor), moletrīna, alebris, cerebrum, cōnsecrāre, integrum. Comme on sait par ailleurs que Tr ne faisait jamais position dans la métrique du latin archaïque (par exemple chez Plaute, né en 254 av. JC) et que l’apophonie est causée par l’accent initial pré-historique qui n’avait plus cours en latin archaïque, cōnsecrāre etc. sont indicatifs du caractère hétérosyllabique de Tr en période pré-historique (réf. bibl. 6). En latin classique on observe tantôt des voyelles moyennes (indicatives de T.r), tantôt des voyelles hautes (supposant .Tr) : comparer tenebrae, genetrīx, integrum, palpebra, feretrum, avec calcitrāre, lūdicra, tālitrum, tonitrus et colubra. Cette situation témoigne du fait que le groupe Tr est en latin classique un locus de variation : il entrave tantôt la voyelle précédente, tantôt il la laisse libre. b) Licence poétique : ambiguïté de Tr dans la scansion latine (réf. bibl. 7) L’ambiguïté syllabique de muta cum liquida en latin classique apparaît encore dans la scansion poétique : toutes les séquences de deux consonnes ou davantage sont hétérosyllabiques au regard de la scansion (rendant la syllabe précédente longue : fāc.tu), sauf le groupe Tr qui est tautosyllabique de droit (i.e. laissant la voyelle précédente brève : inte.grum). Le poète peut toutefois décider par licence poétique de rendre Tr également hétérosyllabique : on dit alors que le T fait position, et la voyelle précédente est métriquement longue (ou longue par position : intēg.rum).
430
Partie 3. Phonétique Historique Il y a deux hypothèses sur l’origine de la licence poétique (qui ne s’excluent pas mutuellement) : elle a ou bien pu entrer dans les coutumes par imitation savante de la prosodie homérique lors de l’établissement d’une langue littéraire en latin classique (réf. bibl. 9), ou alors elle reflète la langue populaire où dès le latin classique Tr est devenu hétérosyllabique (réf. bibl. 8). Au-delà de l’influence grecque, nous savons que le flottement tauto- vs. hétérosyllabique de Tr a une base proprement latine : l’apophonie (Rq1a) en témoigne ainsi que, dans une certaine mesure, l’anaptyxe du latin tardif (x §337). Cela appuie l’interprétation en termes de registre (Tr est hétérosyllabique dans la langue populaire). 2. Tl (obstruante suivie de l, réf. bibl. 1) Depuis le latin archaïque des formes longues Tvl et courtes Tl ont coexisté en position intervocalique dans la langue littéraire (orāclum / orāculum, periclum / periculum, poplus / populus etc.). Plaute écrit systématiquement Tl sauf en fin de (demi-) vers où on trouve Tvl (Capt. 740 : periclum vitae meae tuo stat periculo). Les formes courtes Tl sont abondantes en latin archaïque et en latin tardif, mais peu répandues en latin classique littéraire (Ward 1951). Les formes courtes Tl sont le résultat d’une syncope pratiquée dans la langue populaire que Plaute utilisait sans ambages mais qui fut supplantée par la nouvelle norme littéraire du latin classique (réf. bibl. 3). Elles se sont ainsi raréfiées dans les écrits du latin classique (mais les auteurs y recourent en cas de besoin métrique), alors qu’elles règnent dans la langue populaire. Ayant étudié le phénomène d’un point de vue socio-linguistique dans les inscriptions et les textes non littéraires, Adams (2013 : 97) est ainsi amené à dire à propos de Tl dans la période du latin tardif que « [t]his type of syncope is so banal in written texts that it must be doubtful whether there were many speakers who resisted it ». Les groupes Tl de la langue populaire sont donc issus de la syncope en latin archaïque, classique ou tardif (Tvl > Tl). Otero (1988 : 249 sq.) conclut à l’hétérosyllabicité des formes T.l après syncope : « [t]here is evidence that the new syllabification just illustrated [T.l] persisted for an extensive period of time ». C’est donc la forme courte T.l qui entre dans la Romania (réf. bibl. 4). Le caractère latin de la syncope dans Tvl (oculus > oclus) est également établi par le fait qu’on ne rencontre les voyelles en question dans aucune langue romane (incluant celles qui n’éliminent pas les voyelles posttoniques : hedera > it. edera, mais oculu > it. occhio). Les aboutissements français confirment le caractère hétérosyllabique de T.l : si Tl avait été tautosyllabique, fēnuc(u)lu par exemple aurait donné un fēnu.clu proparoxytonique. Or pour ce mot ni pour aucun autre mot de ce type (x §346), aucun aboutissement proparoxytonique n’est attesté : les réflexes reposent systématiquement sur des paroxytons, i.e. fēnuc.lu > fenoil FC fenouil (ce qui suppose l’hétérosyllabicité du groupe T.l). 3. Relevant une augmentation constante de l’usage de la licence poétique entre le 2e siècle av. JC et le 5e siècle ap. JC, Loporcaro (2005, 2007, 2008, 2011b : 102 sq., 2015 : 28 note 15) conclut que muta cum liquida intervocalique était toujours hétérosyllabique en latin tardif. 4. Les formes longues Tvl sont issues d’une épenthèse en latin pré-historique (poplus > populus, réf. bibl. 2) qui ne concerne que les groupes intervocaliques : elles sont inconnues en position initiale (plangere, clāvis, etc.) ou appuyée (exemplum, templum, ampla, sauf un cas isolé chez Plaute, extempulō, cité par Maniet 1975 : 105). De même les raisons de penser que Tr était hétérosyllabique en latin classique concernent seulement la position intervocalique : il n’y a évidemment pas d’apophonie interne à gauche d’un groupe TR initial ou appuyé puisqu’il n’est pas précédé d’une voyelle. Et il n’y a pas de licence poétique à faire valoir pour les TR en position forte pour la même raison.
Références bibliographiques : 1. Tl – Tvl en latin en général : Leumann 1963 : §81 ; Lindsay 1894 : 93sqq, 145 sqq. ; Stolz 1894 : §§187 sqq. ; Ward 1951 ; Meiser 2002 : §65 ; Lausberg 1969 : §282. Etude détaillée des différents groupes Tl : Sen 2015 : 121 sqq.
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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2. Caractère pré-historique de Tl > Tvl : Leumann 1963 : §81 ; Baehrens 1922 : 16 sqq. ; Sommer 1977 : §87. Opinion différente : de Groot 1921 : 60 sqq. ; Vendryes 1902 : §§260 sqq. ; Väänänen 1981a : §67. 3. Tl – Tvl, caractère populaire des formes courtes : Baehrens 1922 : 16 sqq. ; Ward 1951 ; Adams 2013 : 97 sq. ; Binder 2000 : 153 sqq. ; Lindsay 1894 : 129 sqq. 4. Tl toujours hétérosyllabique en latin classique : Vendryes 1902 : 94 note 1 et Niedermann 1924 : 309 ; Ward 1951 : 482 sqq. 5. Apophonie interne : Leumann 1963 : §§62 sqq. ; Sommer 1977 : §74 ; Niedermann 1991 : §§13-19 ; Sen 2015 : 79 sqq. ; Meiser 2002 : §52. 6. Apophonie témoin de l’hétérosyllabicité de Tr en latin pré-historique : Allen 1973 : 138 ; Sommer 1977 : §74c ; Leumann 1963 : §66, 1977 : §89b ; Meiser 2002 : §53.1 ; Hermann 1917 : 103 sq. ; Loporcaro 2011b : 102 sq. 7. Ambiguïté de muta cum liquida dans la scansion et la diachronie interne du latin : Timpanaro 1965 ; Niedermann 1991 : §110 sq. ; Leumann 1963 : §161d ; Baehrens 1922 : 10 ; Lindsay 1894 : 93 sqq. ; Vendryes 1902 : §§107-109 ; Juret 1921 : 54 sq., 1938 : 20-23 ; Sturtevant 1922 : 45 sqq. ; Havet 1877a, spécifiquement sur le paradigme colubra ; Weiss 2009 : 67 sq. ; Vineis et Maierù 1994 : 190 note 309. 8. Différentiation littéraire (inte.grum) vs. populaire (integ.rum) : de Groot 1921 : 40 ; Baehrens 1922 : 10 ; Havet 1877a ; Fouché 1952-1961 : 130, 151 ; Stolz 1894 : 101 ; Stolz et Debrunner 1922 : 111 ; Meillet et Vendryes 1979 : §§193-Rq2, 202 ; Neumann 1896 : 521 ; Hermann 1923 : §291 ; Safarewicz 1936 : 22 ; Pulgram 1975 : 172. Critique de cette position : Niedermann 1925 : 83, 1991 : 16 ; Meyer-Lübke 1920 : §112. 9. Licence poétique sous influence grecque : Sihler 1995 : §81.6a ; Niedermann 1991 : 174 ; Leumann 1963 : §161d ; Hermann 1917 : 102, 1923 : §275 ; Pulgram 1975 : 158 ; Havet 1877a.
23.2.2 Action de la coda (réduction des vélaires) 336
A l’issue de la désolidarisation et de la syncope, tous les groupes TR intervocaliques, primaires et secondaires, sont hétérosyllabiques VT.RV. Les vélaires de ces groupes se trouvent donc placées en coda et comme toutes les vélaires en coda de la langue (facta > faite) sont réduites à yod : nig.ru > °nej.ru > neir FC noir, mac(u)la > °mac.la > °maj.la > maille (x §300). Etant intrinsèquement plus solides, les dentales et labiales résistent à l’action de la coda durant cette période où les groupes TR sont désolidarisés. La réduction des vélaires à yod constitue une preuve irréfutable du fait que les groupes TR, même primaires, sont passés par un stade évolutif disjoint T.R. Remarque 1. Le différentiel entre vélaires d’une part et dentales / labiales d’autre part transparaît encore ailleurs dans la langue (x §317.1).
23.2.3 Anaptyxe 337
On observe en latin tardif la présence d’une voyelle épenthétique, dite anaptyctique, qui sépare les groupes consonantiques. En Gaule cette voyelle est introduite seulement dans les groupes TR intervocaliques (discipu(l)ina pour disciplina) (Rq1). L’anaptyxe a joué un rôle dans la diachronie du français dans les évolutions suivantes : 1° l’AF en conserve des traces (Rq3) ; 2° le déplacement de l’accent dans le type colubra > °colubra nécessite la forme intermédiaire °colubəra (x §86) ; 3° le T du groupe TR intervocalique (primaire comme secondaire) doit être intervocalique au regard d’un certain nombre de processus (Rq4).
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Partie 3. Phonétique Historique Remarques 1. Anaptyxe en latin tardif L’anaptyxe est attestée en latin tardif par les inscriptions et commentaires de grammairiens (Meyer-Lübke 1890 : §313, de Groot 1921, Hermann 1923 : §284). Si sur le territoire de l’Empire elle concerne les groupes TR en toute position (forte comme intervocalique), elle ne s’observe que dans les groupes intervocaliques en Gaule (selon le matériau fourni par de Groot 1921 : 67 sqq.) : socera pour socrus CIL XII 2630 (Gaule narbonnaise), discipu(l)ina pour disciplina Eph. Epigr IX 896 (ad CIL VII 896, Castlebeards, Bretagne), etc. Cela indique que la désolidarisation a frappé les seuls TR en position faible : les muta cum liquida en position forte (i.e. initiale et appuyée) n’ont jamais été disjoints et par conséquent n’ont jamais porté l’anaptyxe. Ainsi la cause ultime de la désolidarisation des groupes TR en position intervocalique est la lénition. Ou, autrement dit, la désolidarisation est une forme de lénition. 2. On peut penser que l’anaptyxe est la matérialisation phonétique de la désolidarisation : en Gaule elle introduit une voyelle seulement au sein des groupes muta cum liquida intervocaliques (Rq1), qui de même sont les seuls à être disjoints (x §335). 3. Les traces de l’anaptyxe que l’on retrouve en AF apparaissent en deux circonstances (toujours avec des groupes TR où T est labial). a) groupes Tər : schwa libre préservé en AF Il existe des cas de TR se présentant en AF avec une voyelle en leur sein qui a échappé à la syncope en position libre malgré le fait d’être atone et interne. La plupart du temps ces formes concernent des groupes secondaires (°sup(e)rānu > sovrain, soverain entrée TL FC souverain, sēp(e)rāre > sevrer, severer entrée TL FC sevrer), mais il existe également quelques cas avec des groupes primaires (labra > levre, levere TL5-382 : 5-7 FC lèvre, abrot(o)nu > aurone, averoine TL1-681 : 45 sq., REW 39 FC aurone). Ces évolutions irrégulières sont toujours accompagnées de formes régulières sans voyelle au sein du groupe. b) entravée, l’anaptyxe demeure Lorsqu’un groupe TR est suivi d’une voyelle promise à la syncope, le maintien de celleci sous forme de schwa est régulier (quadrifurcu > carrefour x §250). Or il existe des cas où l’aboutissement attendu TRə est effectivement produit, mais accompagné de formes en -TeR- : fabricāre > favrechier, favregier et favargier FC forger, fabrica > faverge FC forge, °lubricāre > lovregier et lovergier ‘rendre glissant’, °excollubricāre > escolovregier et escolovergier ‘glisser, couler’. La voyelle que l’on observe dans les formes en -ver- est non étymologique et placée au sein du groupe TR – il s’agit de l’anaptyxe. 4. Dans les groupes TR primaires, le T montre un comportement intervocalique en plusieurs circonstances. a) Dans duplu > dovle (TL2-1971 : 40 ; 1972 : 2, à côté de doble, double) FC double, le v ne peut être issu de l’évolution du groupe solidaire bl, qui produit bl (tab(u)la > table x §341). Il est donc nécessairement le résultat de l’évolution intervocalique (faba > feve FC fève x §319) : duplu > °dubəlu > °dovəlu > dovle. b) br > wr fabr(i)ca > forge. Dans ce paradigme, l’évolution b > w ne peut s’être faite qu’en position intervocalique (x §343). c) La voyelle présente au sein du groupe bl qui permet la diphtongaison de la voyelle tonique précédente (eb(u)lu > °iebələ > ieble FC hièble x §341.3) ne peut être la voyelle d’origine puisque les groupes Tvl sont déjà syncopés et entrent dans les langues romanes en tant que T.l hétérosyllabique (x §335.2). 5. Sujette à la syncope et survenant bien avant le 7e siècle, l’anaptyxe est un ə1 dans les termes des §§229-232.
Références bibliographiques : 1. Schwa libre préservé en AF (type soverain) : Neumann 1896 ; Niedermann 1991 : §12-2°. 2. L’anaptyxe entravée demeure (type favergier) : le niveau d’attestation des différentes formes est très inégal, certaines étant rares ou marginales, quand d’autres comme AF lovergier, favargier sont
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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parfaitement courantes. Mussafia 1894 : 53 note ; Richter 1934 : §148A ; Fouché 1967 : §11c, 1952-1961 : 712-Rq1.
23.2.4 Resolidarisation des groupes T.R hétérosyllabiques 338
Après l’élimination de l’anaptyxe par la syncope, la langue connaît un mouvement de solidarisation des muta cum liquida : tous les groupes TR éligibles (x §27) acquièrent le statut d’attaque branchante (TəR > T.R > .TR). Or les groupes intervocaliques à vélaire, réduits à j.R (x §336), sont dans cet état inaptes à l’attque branchante (x §27) et ne se solidarisent pas. Par conséquent le yod poursuit son évolution en coda (lacr(i)ma > °laj.r(i)ma > lairme FC larme, mac(u)la > °maj.le > maille x §346). Remarque 1. tl, dl produits par la syncope ne sont pas éligibles en tant que groupe solidaire (x §27) et à défaut de solidarisation poursuivent leur évolution en tant que groupe disjoint t.l, d.l : voir le §345 pour la position intervocalique (rot(u)lu > °rot.la > rolle FC rôle), le §348 pour la position appuyée (ūst(u)lāre > usler ‘brûler’).
23.3 Attaques branchantes en position faible (intervocalique) 23.3.1 Vue d’ensemble 339
Le tableau sous (195) propose une vision d’ensemble de l’évolution des groupes TR en position intervocalique dont le détail est épelé plus bas. Il y est entendu qu’il n’y a pas de différence entre groupes primaires et secondaires (x §334). Le tableau indique si l’évolution de la voyelle tonique précédant le groupe est typiquement libre ou entravée, et dans ce contexte la différence est faite entre le cas général sous (195a) qui ne connaît guère de variation (voyelles autres que lc e,o : aboutissement ou bien uniformément diphtongué ou bien uniformément non diphtongué) et celui sous (195b) (lc e,o) où on constate une variation entre formes avec et sans diphtongue. (195) Tableau 5 : évolution des groupes TR en position intervocalique a. TR précédé d’une voyelle autre que lc e,o action action solidaV__V, de la risation syncope coda p,b +r b.r – br w +r v.r – vr lab+R β.R w.R – +l b.l – bl t,d +r d.r – dr +l d.l – – k,g < t,d +l ɣ.l j.l > ʎ.ʎ – k,g +r ɣ.r j.r – +l ɣ.l j.l > ʎ.ʎ –
action de la coda – – – – – ø.l > l.l – – –
lénition au sein de TR vr – – ðr > r(r) – – – –
lat
AF V tonique libre boivre bib(e)re °inrev(e)re enrievre fabr(i)ca tab(u)la patre pere rot(u)lu acid(u)la nigru genuc(u)lu
AF V tonique entravée boire forge table père rolle oseille neire genouil
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Partie 3. Phonétique Historique
b. TR précédé de lc e,o action V__V, syncope p,b +l b.l k,g < t,d +l g.l k,g +r g.r +l g.l
action de la coda – j.l > ʎ.ʎ j.r j.l > ʎ.ʎ
solida- action risation de la coda bl – – – – – – –
lénition au sein de TR – – – –
lat
eb(u)lu vet(u)lu leg(e)re oc(u)lu
AF V tonique libre ieble vieil lire ueil
AF V tonique entravée eble veil leire oil
Les formes à voyelle entravée sous (195a,b) procèdent de ce que le T du groupe TR pour une raison ou une autre a été rendu inapte à former un groupe solidaire (196a,b), ou a retardé la solidarisation (196c). (196) cas où la voyelle tonique précédant TR est entravée a. les vélaires sont réduites à yod au stade désolidarisé T.R (> j.R) et donc ne peuvent plus se solidariser par la suite (x §27) ; b. dans le type fabr(i)ca > °fabər(i)ca (x §343), lorsque la syncope se fait attendre, le b intervocalique a le temps d’avancer vers β (> °faβər(i)ca) qui une fois la syncope intervenue (> °faβ.r(i)ca) ne peut pas se solidariser avec le r,l suivant puisque β (à la différence de v) est inapte à former un groupe solidaire (x §27) ; c. le groupe b.l finit par se solidariser, mais demeure disjoint plus longtemps que les autres groupes pr, br, vr, dr. Cette difficile solidarisation est à mettre en rapport avec le fait que vl, son aboutissement attendu (x §333.2), n’est pas un groupe solidaire possible (x §27).
La diphtongaison a ainsi été bloquée par l’entrave que constitue T.R (créé par la syncope ou la désolidarisation x §335), et ce de manière définitive pour les cas où le T en coda au moment de la solidarisation n’est plus apte à former une attaque branchante (196a,b). Leur chronologie relative est montrée sous (197c,d). Les groupes T.R qui n’ont pas perdu leur capacité à former une attaque branchante se solidarisent ensuite : il s’agit de pr, br, vr, tr, dr (197a). Le .TR solidaire qui en résulte permet la diphtongaison de la voyelle tonique à sa gauche et existe dans la période d’activité de la diphtongaison romane (lc e,o, 3e-4e siècles) comme de la diphtongaison française (voyelles autres que lc e,o, 6e siècle) (x §197). Par conséquent toutes les voyelles toniques précédant pr, br, vr, tr, dr pratiquent la diphtongaison. Quant à b.l, il finira par se solidariser mais, retardé (196c), à un moment où les deux diphtongaisons, romane et française, ont déjà cessé leur activité (197b). Les voyelles toniques à sa gauche sont donc systématiquement entravées. (197) Tableau 6 : chronologie relative de l’évolution des groupes TR intervocaliques 3e-4e siècles dipht. romane syncope ou désolidarisation a. p,b,v,t,d+(v)+R p.r, b.r, v.r, t.r, d.r b. b(v)l b.l c. k(v)R, g(v)R k.R, g.R > j.R d. b(v)R > β(v)R β.R > w.R
6e siècle dipht. française solidarisation pr, br, vr, tr, dr – – –
solidarisation bl
Enfin, les aboutissements diphtongués de lc e,o dans les cas sous (195b) s’expliquent par le caractère précoce de la diphtongaison romane qui était déjà active avant la syncope, i.e. lorsque le T des futurs groupes T.R était encore intervocalique T(v)R (eb(ə)lu > °iebəlu >
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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ieble FC hièble). La diphtongaison française ne se produisant que plus tard lorsque la syncope a fait son œuvre, elle ne concerne jamais des voyelles suivies de T(v)R. Dans les contextes en question, i.e. b.l et groupes à vélaire (195b), ces voyelles sont donc toujours entravées. Remarques 1. Au cas où la solidarisation de p.r, b.r, v.r, t.r, d.r est retardée et n’intervient que lorsque la diphtongaison romane est déjà révolue, des formes à lc e,o entravés sont produites : elles sont souvent rares ou minoritaires, mais parfois bien attestées : ainsi lep(o)re > levre (à côté de lievre) (l’entrée TL note les deux x §340.2) ou vitru > verre (entrée TL) (à côté de veire) FC verre. 2. La diphtongaison romane est productrice de variation (x §90) et son croisement avec une syncope plus ou moins précoce donne encore lieu à d’autres locus de variation (x §§9193).
23.3.2 T = labiale 23.3.2.1 pr, br 340
Les groupes pr, br, primaires comme secondaires, deviennent vr en AF. La voyelle tonique précédant p,b+(v)+r montre une évolution libre (Rq2). (198) Tableau 7 : pr, br pr p(v)r br b(v)r
lat capra lep(o)re dēcip(e)re febre bib(e)re
AF chievre lievre deceivre fievre boivre
FC chèvre lièvre décevoir fièvre boire
lat °cūpriu pip(e)r 3sg. sēp(a)rat lābra frk tiƀ(e)r
AF cuivre peivre seivre levre toivre
FC poivre (il) sèvre lèvre ‘bétail’
Remarques 1. Il existe des cas où le b du groupe bR (primaire ou secondaire) est devenu w : fabr(i)ca > °faw.r(i)ca > forge. Ce paradigme est examiné à part au §343. 2. Il existe quelques cas d’évolution entravée de la voyelle tonique, surtout lorsqu’elle est e,o (x §90). Ils sont souvent minoritaires ou rares mais pour certains mots parfaitement courants : lep(o)re > lievre (libre), levre (entravée) (l’entrée TL note les deux). 3. L’évolution b > v a lieu au sein de l’attaque branchante après la syncope et la solidarisation (lep(o)re > °lie.bre > lievre FC lièvre), et non pas à l’intervocalique (comme dans rīpa > rive) avant la syncope. Cela est établi par le fait que les groupes à latérale p(v)l, b(v)l (x §341) ne produisent jamais vl (parce que vl n’est pas une attaque branchante possible x §27). Si b était passé à v à l’intervocalique avant la syncope, 1° le v n’aurait jamais pu se constituer avec la latérale en attaque branchante et on aurait eu un traitement en coda (i.e. perte ou passage à w x §343) ; 2° l’aboutissement régulier bl (duplu > double) serait impossible puisque b aurait déjà été transformé en v avant la solidarisation. Ce n’est qu’au sein du groupe solidaire que s’explique l’impossibilité de l’évolution bl > vl. Mais le traitement intervocalique de b existe dans quelques cas : sab(u)lōne > savelon (à côté d’AF sablon FC sablon) sans syncope de l’anaptyxe, duplu > dovle (à côté d’AF doble FC double) (x §337.4a) et fleb(i)le > fevle (à côté d’AF fieble, feble FC faible) avec syncope de l’anaptyxe (x §341.2). 4. Le type pip(e)r > peivre FC poivre dont le groupe T(v)R évolue selon la règle est particulier en ce qu’une voyelle finale non étymologique apparaît en AF. Il est étudié au §251.
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Partie 3. Phonétique Historique
Références bibliographiques : Bourciez et Bourciez 1967 : §168 ; Fouché 1952-1961 : 712 sq., 744 sq. ; Regula 1955 : 136 sq., 140 ; Clédat 1917 : 107 ; Rheinfelder 1953 : §565 ; Brittain 1900 : §108.1 ; Pope 1934 : §372 iii ; Schwan et Behrens 1925 : §109 ; Nyrop 1914 : §369-2° pr, §376-2° br ; Meyer-Lübke 1908 : §188 ; Pierret 1994 : §371.
23.3.2.2 pl, bl 341
Pl, bl primaires comme secondaires aboutissent au groupe solidaire AF .bl (Rq1). Le fait marquant de ce paradigme est d’une part la non-spirantisation de la labiale (Rq1), d’autre part l’aboutissement systématiquement entravé de la voyelle tonique précédant le groupe (triplu > treble FC triple). Cela contraste avec le groupe pr, br qui spirantise la labiale et permet la diphtongaison de la voyelle tonique à sa gauche (capra > chievre FC chèvre x §340) (Rq2). (199) Tableau 8 : pl, bl pl p(v)l b(v)l
lat duplu pop(u)lu stup(u)la tab(u)la °mōb(i)le
AF doble poblo, pueble estoble table moble, mueble
FC double peuple estouble meuble
lat triplu cap(u)lu Gratianop(o)lis fāb(u)la eb(u)lu
AF treble chable fable eble, ieble
FC triple câble Grenoble hièble
Remarques 1. Le caractère solidaire du groupe bl est établi d’une part par le fait que la labiale n’est pas éliminée (ce qui est le sort des labiales en coda : rupta > route x §298), d’autre part par le refus de bl de devenir vl. Il s’agit là d’une particularité saillante des groupes pl, bl : toutes les labiales intervocaliques (x §319) et engagées dans des groupes muta cum liquida deviennent v, sauf dans pl, bl dont la labiale demeure occlusive. La lénition b > v ici est bloquée parce que le résultat, vl, n’est pas une attaque branchante possible (x §27). Ce blocage ne s’explique donc qu’au sein d’une attaque branchante (x §340.3). 2. Il existe des évolutions à tonique libre, typiquement pour e,o brefs et toujours accompagnées de formes à tonique entravée : eb(u)lu > ieble, eble FC hièble ; flēb(i)le > foible, feble (également °fleb(i)le > fieble) FC faible ; °mob(i)le > mueble, moble FC meuble ; pop(u)lu > pueble, poble FC peuple. La raison en est le caractère précoce de la diphtongaison romane (x §339). Enfin, il existe une forme rare diphtonguée pour i : triplu > treible TL10-554 : 10, 11, à côté de treble FC triple. 3. La syncope dans les groupes T(v)l est déjà latine et les mots en question entrent dans la Romania avec un groupe T.l hétérosyllabique (l’italien, qui ne pratique pas la syncope, a hérité des formes syncopées : oculu > it. occhio) (x §335.2, §65 réf. bibl. 1). Or les formes diphtonguées (eb(u)lu > ieble FC hièble Rq2, x §339) supposent la présence d’une voyelle au sein du groupe bl (eb(u)lu > °iebələ > ieble). Par conséquent cette voyelle ne peut être la voyelle d’origine : il s’agit nécessairement de l’anaptyxe (x §337.4c). Références bibliographiques : 1. Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §169 ; Fouché 1952-1961 : 744 sq., 824 ; Schwan et Behrens 1925 : §110 ; Rheinfelder 1953 : §566 ; Clédat 1903b : 280 sq., 1917 : §108 ; Meyer-Lübke 1908 : §188 ; Regula 1955 : 136 ; Nyrop 1914 : §369-1° pl, §376-1° bl ; Brittain 1900 : §108.2 ; Pope 1934 : §372 iii ; Pierret 1994 : §372. 2. pl,bl n’aboutissent pas à vl puisque ce groupe n’est pas apte à l’attaque branchante : Bourciez et Bourciez 1967 : §169-Rq1 ; Clédat 1903b : 280. Dans les dialectes (espace ALF) : Brun-Trigaud et Scheer 2010, 2012.
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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3. Hypothèse de la gémination italienne bl > bbl (x §86.2c) : Bourciez et Bourciez 1967 : §169-Rq1 ; Fouché 1952-1961 : 823 sq. ; La Chaussée 1989a : 150 ; Pierret 1994 : §372 ; Jacobs et Wetzels 1988 : 127 note 3. Contre cette gémination : Morin 1986b.
23.3.2.3 Groupes avec w, f 342
Les groupes à labio-dentale, rares, ne subissent pas de modification : f ne semble pas être voisé lorsqu’il est suivi de r, mais des exemples non équivoques manquent (dans °suff(e)rīre > sofrir, soufrir FC souffrir la géminée ff peut être responsable du non-voisement). Le groupe fl ne peut aboutir à vl, qui n’est pas une attaque branchante possible (x §27). (200) Tableau 9 : w,f+r,l fl f(v)r f(v)l w(v)r
lat sufflāre g leffur gariof(i)lu vīv(e)re
AF sofler liefre, lefre gerofle vivre
FC souffler ‘lèvre’ girofle
lat
AF
FC
°suff(e)rīre °trif(o)lu °inrev(e)re
sofrir, soufrir souffrir trefle trèfle enrievre ‘adonné au plaisir’
Remarque 1. On relève des cas de b(v)l > fl où au lieu de demeurer bl spirantise en modifiant son voisement : sīb(i)lāre > sifler FC siffler, bub(a)lu > bufle, bouffle FC bufle, fundib(a)lu > fondefle ‘très grande fronde’. Le dévoisement de la labiale peut être conçu comme une stratégie visant à contourner vl, qui est exclu (x §27) (Clédat 1903b : 281). Références bibliographiques : Fouché 1952-1961 : 612, 725, 744, 824 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§168c, 169-Rq2, 173.3, 173-Rq1 ; Nyrop 1914 : §§376.1, 440 ; Schwan et Behrens 1925 : §110 ; Rheinfelder 1953 : §566 ; Regula 1955 : 141 ; Meyer-Lübke 1908 : §193.
23.3.2.4 Vocalisation de la labiale : bR > w.R 343
Il existe des cas où la labiale des groupes p,b+r,l est vocalisée en w, qui se mélange avec la voyelle précédente (dont l’évolution est toujours entravée sauf dans le cas de e dans neb(u)la > nieule qui représente un effet de la diphtongaison romane x §§90, 339). La vocalisation de b se rencontre dans les groupes primaires (fabr(i)ca > forge) et secondaires (°cannab(u)la > chanole ‘nuque’) mais est lexicalement erratique et concerne peu de mots. Enfin, les formes vocalisées cohabitent souvent avec des formes en bl, attendues (stab(u)lu > estaule, estable FC étable). Le type vocalisant fabr(i)ca > forge ne peut représenter l’évolution de la labiale en coda puisque les labiales dans cette position tombent (cub(i)tu > code FC coude) (x §298). L’évolution ne se fait pas en attaque branchante non plus car le résultat ici est vr (lābra > levre FC lèvre x §340) ou bl (tab(u)la > table x §341). Reste l’évolution en position intervocalique : b > β > v (faba > °faβa > feve FC fève) (x §319). S’étant désolidarisée (fabr(i)ca > °fab.r(i)ca x §335) et ayant reçu l’anaptyxe (> °fabər(i)ca x §337), la labiale des groupes primaires s’est également trouvée en position intervocalique. Le type pulv(e)re > poldre FC poudre témoigne du fait que w / β sont inaptes à l’attaque branchante : dans ce mot le w / β tombe en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (x §67) parce qu’il n’est pas encore [v] (x §289.1) : wR, βR ne sont pas éligibles au statut de groupe solidaire (x §27).
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Partie 3. Phonétique Historique
Si donc dans stab(u)lu > °stabəlu la syncope, tardive, agit lorsque le b se trouve déjà à l’étape β de son évolution intervocalique (> °staβ.lu), le groupe β.l est inapte à l’attaque branchante. Le β deviendra alors w en coda (> °staw.lu) qui se combine avec la voyelle précédente (> AF estaule FC étable) (en coda, à la différence de v, le glide w ne tombe pas x §298.3). Si en revanche la syncope intervient plus tôt lorsque le b est encore occlusif (stab(u)lu > °stabəlu > °stab.lu), le groupe b.l se constitue en attaque branchante (> AF estable FC étable). (201) Tableau 10 : bR, pR > w.r lat p(v)l stup(u)la br fabr(i)ca fabr(i)cāre b(v)l °cannab(u)la stab(u)lu diab(o)lu b(v)r 3s fut °hab(e)rat
AF esteule, estoble forge forgier chanole estaule, estable diaule Eul aura, avra
FC éteule
lat
AF
abrot(o)nu aurone, averoine forger ‘nuque’ étable
parab(o)la neb(u)la trīb(u)lāre
FC aurone
parole nieule, neule, nieble ‘nuage’ triuler, tribler ‘broyer’
(il) aura
Remarques 1. L’évolution bR > w.R est communément associée aux dialectes du Nord (picard) ou NordEst (wallon) (réf. bibl. 2). Le fait qu’elle se trouve également dans des mots ou des textes qui ne sont pas suspects d’origine nordiste (comme par exemple °cannab(u)la > chanole ‘nuque’) est mis sur le compte d’un emprunt aux dialectes. Richter (1934 : §148A) fait la différence entre les mots qui peuvent avoir été empruntés (°stup(u)la > estoule, puisqu’il y a également l’AF estoble) et ceux qui selon elle ont nécessairement une origine phonétique de droit (fabr(i)ca > forge). Ici comme ailleurs lorsqu’il est question de provenance dialectale, les auteurs ne disent pas si dans le dialecte en question l’évolution considérée est régulière et de droit. 2. L’analyse exposée ici qui attribue la vocalisation de la labiale à l’action prolongée de l’intervocalique (imputable à l’application tardive de la syncope) est due à Meyer-Lübke (1884 : 233) (réf. bibl. 3). 3. L’application plus ou moins tardive de la syncope est le moteur central de la variation dans la langue (x §§92 sq.). Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 711 sq. ; Clédat 1917 : §97, §108 ; Brittain 1900 : §108.3 ; La Chaussée 1989a : 149 sq. ; Rheinfelder 1953 : §§566, 607 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §169-Rq1,2 ; Nyrop 1914 : §§369.1, 376.1 ; Schwan et Behrens 1925 : §110-Rq ; Marchot 1901 : 91 sq. ; Seifert 1923 : 41 sq. 2. Origine dialectale : FEW 13.1 : 24b ; Rheinfelder 1953 : §§566, 607 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §169-Rq1,2 ; Nyrop 1914 : §§369.1, 376.1. 3. Syncope tardive : Meyer-Lübke 1884 : 233, 1890 : §336, 1908 : §123 ; La Chaussée 1989a : 150 ; Fouché 1952-1961 : 619-Rq.
23.3.3 T = dentale 23.3.3.1 tr, dr 344
Suite au voisement du t (patre > °padre) et après la syncope suivie de la solidarisation (x §339) (crēd(e)re > °crēd.re > °crē.dre), les groupes tr, dr primaires et secondaires se confondent en dr. La spirantisation a alors lieu au sein de ce groupe solidaire et produit ðr (> °pa.ðre,
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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°crē.ðre), état documenté dans les premiers textes de l’AF (Rq1). La voyelle tonique précédant le groupe est libre et pratique la diphtongaison. Le ð du groupe ðr est ensuite éliminé par la lénition au sein de l’attaque branchante et le résultat est un r simple après voyelle tonique (patre > pere FC père, 3s it(e)rat > eire FC (il) erre, crēd(e)re > creire FC croire), un rr géminé après voyelle atone (quadrātu > carré, it(e)rāre > errer). La gémination observée représente un allongement compensatoire : le r s’étend sur la place libérée par le ð, mais cette gémination ne peut se faire si elle crée l’entrave d’une voyelle longue / diphtongue (comme dans patre > °pē.ðre > *pēr.re, sachant que sous le régime de l’accent de longueur toute voyelle tonique libre est longue x §77). En effet, les syllabes *CV̅ C sont prohibées dans la langue (x §33) (Rq4). (202) Tableau 11 : tr, dr > ðr > r / rr a. ðr > r après voyelle tonique (quelle que soit sa longueur en latin) lat AF FC lat tr patre pere père mātre vitru veire, voire verre arātru arbitriu arvoire ‘illusion’ °tonitru frere frère latro frātre t(v)r 3s it(e)rat eire (il) erre dr frk fodr fuerre feurre, foin d(v)r crēd(e)re creire croire claud(e)re °rīd(e)re rire occīd(e)re b. ðr > rr après voyelle atone (quelle que soit sa longueur en latin) lat AF FC lat tr vitrariu verrier vitrīnu °petrosīliu perresil persil °petrāriu perron °nutrīre °petrōne °putritūra porreure ‘saumure’ matrīna t(v)r °būt(y)rāre burrer beurrer it(e)rāre dr quadrātu carré adrestāre °quadrifurcu carrefor carrefour °quadrellu d(v)r Theod(e)rīcu Tierri Thierry 3s fut °claud(e)rat orra (il) ouïra 3s fut cad(e)rat 3s fut aud(i)rat
AF mere arere toneire CS lere
FC mère araire tonnerre ‘voleur’
clore ocire
occire
AF verrin perrier no(u)rrir marraine errer arrester carrel clorra cherra
FC ‘transparent’ ‘petit canon’ nourrir arrêter carreau (il) clora (il) choira
Remarques 1. Les textes les plus anciens notent le ð (écrit d) : on trouve fradre dans les Serments, St. Léger ne connaît que dr à une exception près, dans Alex pedre, medre coexistent avec pere, mere (Fouché 1952-1961 : 720-Rq1, Nyrop 1914 : §383). Par conséquent, La Chaussée (1989a : 198) place la chute de ð au 9e siècle. En position intervocalique, ð < t,d est également présent dans les plus anciens textes (vīta > AF vithe, vide Alex > AF vie Rol x §320). Il en va de même pour la position finale primaire (i.e. t,d qui étaient déjà finaux en latin) où le -t > -θ est écrit ( dans les graphies anglo-normandes) : 3s dōnat > donet FC (il) donne (x §327). Il n’y a qu’en coda (primaire et secondaire, sauf en coda secondaire devant n : °ret(i)na > AF resne > AF rene FC rêne x §299) que t,d ont disparu sans laisser de trace en AF (x §299). Enfin, t,d se maintiennent bien sûr en position forte (x §§264, 270). 2. La généralisation que rr se rencontre après voyelle atone et r après voyelle tonique est due à Pierre Fouché (1952-1961 : 719-723). Les autres auteurs font état de la variation r / rr sans la saisir ou y attacher d’importance (variation graphique). Ainsi Bourciez et Bourciez (1967 : §144-2°) : « Entre voyelles, ils [tr, dr] se sont par assimilation réduits à rr, parfois à
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5.
6.
r ». L’AF distinguant r simple et géminé (x §296.4), il ne peut s’agir d’un simple artefact graphique, comme il a été prétendu (réf. bibl. 3a). Sans surprise, l’analogie a joué sur la distribution de r et rr de façon significative, surtout au sein des paradigmes verbaux, mais également dans les formes nominales (CS vs. CR) ainsi que dans les dérivations. Fouché (1952-1961 : 721 sq.) dresse une liste des doublons où, à côté du r simple attendu, on observe également des formes à géminée, et vice versa. rr est la seule géminée de l’AF et ce seulement jusqu’au 12e siècle, date à partir de laquelle on rencontre des graphies non étymologiques (x §296.4). S’ajoutent donc à l’activité analogique qui obscurcit la régularité (Rq3), à partir du 12e siècle, des graphies non fiables qui en apparence contreviennent : on ne sait plus alors si et notent la simple ou la géminée. On citera, parmi d’autres, les cas suivants qui présentent des formes avec r et rr : petra > piere, pierre FC pierre, hed(e)ra > iere, ierre FC lierre, frk °loþr > loire, luerre, loirre, leurre FC leurre, frk °fodr > fuere, feure, fuerre, feurre FC feurre ‘foin’, Brivod(u)ru > Briare (Loiret), Briarres (Essonne), lutra > leure, leurre FC loutre. Il faudrait pour chaque attestation contrôler la date du texte afin de mesurer la fiabilité de la graphie r / rr. On a pu avancer l’idée que l’occlusive dans les groupes tr, dr est éliminée par l’action intervocalique au même titre que lorsqu’elle est seule en position intervocalique (vīta > vie x §320). Ainsi pour les groupes primaires Meyer-Lübke (1890 : §313) et de Groot (1921 : 28) font fond sur le schwa anaptyctique (x §337) et Straka (1979 [1964] : 244 sq.) veut accréditer un schwa phonétique pour des raisons articulatoires. Cette hypothèse est assurément dans l’erreur puisque l’occlusive sous forme de ð est encore attestée en AF (Rq1) alors qu’elle n’était plus intervocalique depuis longtemps. Merk (1983) pense que l’on obtient rr des groupes primaires tr, dr alors que r continue les groupes secondaires t(v)r, d(v)r. L’exemple 3s it(e)rat > eire vs. it(e)rāre > errer ainsi que les données sous (202) montrent qu’il est dans l’erreur.
Références bibliographiques : 1. Général : Fouché 1952-1961 : 719 sqq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §144-2° ; Nyrop 1914 : §383 ; Regula 1955 : 147 ; Rheinfelder 1953 : §555 ; Schwan et Behrens 1925 : §118. 2. tr, dr > r / rr : Fouché 1952-1961 : 719-723 ; Pope 1934 : §372 ; Rheinfelder 1953 : §555 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §144-H ; Clédat 1917 : §97.1 ; Richter 1934 : §§122, 167 ; Machonis 1990 : 106 sq. ; La Chaussée 1989a : 50, 53 ; Schwan et Behrens 1925 : §118 ; Merk 1983 ; Gess 1998a ; Scheer 2014b ; Scheer et Ségéral 2017. 3. AF rr / r a) simple artefact graphique : La Chaussée 1989a : 53 ; Pierret 1994 : §371 ; Nyrop 1914 : §383. b) attestant la réalité phonétique de rr / r : Bourciez et Bourciez 1967 : §181-H ; Pope 1934 : §372 ; Rheinfelder 1953 : §555 ; Fouché 1952-1961 : 719 sq.
23.3.3.2 tl, dl 345
Sauf apport germanique (frk °Hrotland > Rolland FC Roland), le groupe tl, dl est toujours secondaire (tl, dl n’existe pas en latin, Rq1). Il connaît deux évolutions : 1. tl, dl > kl, gl 2. tl, dl > ll
vet(u)lu > °veclu > vieil, acid(u)la > °acigla > oseille rot(u)lu > rolle FC rôle, mod(u)lu > molle FC moule
Les deux traitements de tl, dl résultent d’une syncope plus ou moins précoce (réf. bibl. 2) (x §92 sq.) : lorsqu’elle intervient de bonne heure en latin tardif, l’occlusive dentale devient vélaire et poursuit son évolution régulière, identique à celle des groupes kl, gl d’origine (x §346) : k.l, g.l > j.l > ʎʎ (écrit ). Si en revanche la syncope est plus tardive et se produit seulement lorsque le processus de vélarisation n’a plus cours, t(v)l et d(v)l suivent l’évolution attendue : voisement et spi-
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
441
rantisation de t,d > ð (rot(u)lu > °roð(u)lu), puis suite à la syncope (> °roð.lu) élimination de ð en coda (ðl n’est pas un groupe solidaire possible x §27), enfin allongement compensatoire de la latérale (> rolle FC rôle). (203) Tableau 12 : tl, dl > kl, gl lat sit(u)la vet(u)lu dl acid(u)la
tl
°sicla °veclu °acigla
AF seille vieil, veil oseille
FC ‘seau’ vieil
lat
AF
bot(u)lu rād(u)la
°bocla °ragla
FC
bueille, buille ‘entrailles’ MF raille ‘racloir’
(204) Tableau 13 : tl, dl > ll lat tl frk °Hrotland t(v)l rot(u)lu °c(o)rrot(u)lāre Cat(a)launis d(v)l mod(u)lu
AF Rolland rolle croler molle
FC Roland rôle crouler Châlons-sur-Marne moule
lat
AF
FC
°rot(u)lāre spat(u)la
roller espalle, espaule
rouler épaule
°cercēd(u)la
cercele
sarcelle
Remarques 1. En latin le groupe tl est résolu en kl en permanence depuis la naissance de la langue jusqu’en lt. L’évolution tl, dl > kl, gl se rencontre dans toute la Romania. Ainsi vet(u)lu > rum. vechiu, it. vecchio, esp. viejo, port. velho (ust(u)lāre > prov usclar) (réf. bibl. 1). 2. La voyelle tonique précédant le groupe tl, dl > kl, gl du type vélarisant est toujours entravée, sauf lorsqu’il s’agit de e,o tonqiues qui produisent également des formes diphtonguées : vet(u)la > °vec.la > °vej.la > °veʎ.ʎə > vieille, veille FC vieille). Il s’agit là de la diphtongaison conditionnée, amenée par la seconde partie de la géminée ʎʎ (x §178). 3. Il existe également deux cas où kl provient de pl : scop(u)lu > °scoclu > escueil FC écueil et manip(u)lu > °maniclu > MF manoil ‘anse, poignée’. Pour celui-ci voir GD, FEW 6.1 : 230b et pour celui-là, Bourciez et Bourciez (1967 : §169-Rq2), Rheinfelder (1953 : §575). 4. Pour les mots plus ou moins savants qui pratiquent tl > tr (capit(u)lu > AF chapitle > AF chapitre, tit(u)lu > AF title > AF titre), voir §68. 5. Dans spatula > espaule (espalle Rol 647) FC épaule, w serait issu de la vélarisation de l en coda dans la géminée -ll- produite par -t(u)l- : Pope (1934 : §372), Rheinfelder (1953 : §§558, 604), Bourciez et Bourciez (1967 : §145-H), Fouché (1952-1961 : 302) et Richter (1934 : §132) notent explicitement AF espałle avec la première latérale vélaire, la seconde non vélaire. L’obstacle à cette interprétation est le fait que ll latin aboutit à l simple après dégémination et non pas à w.l (bella > bele FC belle). Clédat (1917 : §112), Fouché (1952-1961 : 231), Suchier (1893 : §56) et Rheinfelder (1953 : §604) à cela répondent qu’au moment de la constitution de la géminée dans le type spat(u)la > AF espalle > AF espaule, les géminées ll primaires avaient déjà dégéminé (x §296) et l’évolution l.l > w.l est propre aux nouvelles géminées (qui sont donc fausses x §23, (9a3)). Introduisant la différence entre vraie et fausse géminée que les auteurs cités ne manipulent pas, Morin (1986d) s’accorde avec cette analyse. En appui de l’évolution ł.l > w.l, on cite deux étymologies germaniques, frk °salha > °salla > saule et frk Walha > °Gualla > Gaule (Gamillscheg 1970 [1934] : III §14, Rheinfelder 1953 : §604). On constate en revanche que la vélarisation n’a pas lieu dans g °malha > male FC malle (FEW 16 : 508), tout à fait parallèle pourtant à g °salha, non plus que dans frk °wala hlaupan (FEW 17 : 484) > galoper. Quoi qu’il en soit, spatula > espaule FC épaule est un hapax et le fait qu’un seul mot parmi tous ceux qui présentent dl, tl > ll ait pratiqué la vocalisation de la première latérale demeure obscur.
442
Partie 3. Phonétique Historique
Références bibliographiques : 1. tl, dl > kl, gl en latin et la Romania : Leumann 1963 : §88.1, 111b ; Sommer 1977 : §129.4a ; Meiser 2002 : §86.1 ; Meyer-Lübke 1920 : §154 ; Grandgent 1934 : §§234, 284 ; Lausberg 1967 : §508 ; Väänänen 1981a : §125. 2. tl, dl > ll : Bourciez et Bourciez 1967 : §145 ; Fouché 1952-1961 : 231, 465-Rq6, 744 ; Pope 1934 : §372 ii ; Clédat 1903b : 278 sq., 1917 : §112 ; Meyer-Lübke 1908 : §175 ; Rheinfelder 1953 : §§558, 604 ; Schwan et Behrens 1925 : §§119, 175-Rq ; Nyrop 1914 : §341-3° tl, §391 dl ; Regula 1955 : 147 tl, 151 dl. 3. tl, dl > kl, gl en français : Fouché 1952-1961 : 465, 716 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §145-H ; Nyrop 1914 : §341-3° tl, §391 dl ; Regula 1955 : 151 sq. ; Pope 1934 : §360 ; Rheinfelder 1953 : §559 ; Schwan et Behrens 1925 : §25 ; Clédat 1903b : 278 sq. ; Meyer-Lübke 1920 : §154.
23.3.4 T = vélaire 346
Précédée d’une voyelle, la vélaire des groupes k,g+r,l primaires et secondaires au stade évolutif disjoint T.R se résout en yod (x §336) (selon la règle en coda x §300). Ce yod palatalise la consonne suivante lorsqu’elle est palatalisable (cas de la latérale, le résultat étant la géminée palatale ʎʎ x §96, écrite , mac(u)la > maille) mais se combine avec la voyelle précédente (x §164) lorsqu’elle ne l’est pas (cas de r x §284.4, 5, lacrima > lairme FC larme). Au cas où la vélaire dans les groupes secondaires est suivie d’une voyelle palatale k,g+(i,e), elle ne s’est jamais trouvée en coda puisqu’elle a été palatalisée avant la syncope. C’est donc une consonne palatale qui a été placée en coda et l’aboutissement varie selon que la consonne suivante est (fac(e)re > °faj.tre > faire) ou n’est pas r (grac(i)le > graisle FC grêle). Ces types sont illustrés aux §§112 sq. (plutôt qu’ici) et leur évolution est étudiée aux §112 (type grac(i)le) et §117 (type fac(e)re). La voyelle tonique précédant k,g+r,l est toujours entravée sauf dans le cas de e,o toniques (rassemblés à part sous (206)) qui engendrent également des formes libres (oc(u)lu > ueil, oil FC œil). Il s’agit là d’un effet de la diphtongaison romane (x §339). (205) Tableau 14 : k,g+r,l après voyelle tonique autre que e,o : évolution toujours entravée lat lacrima sacrāmentu gr nigru 3s flāgrat k(v)l mac(u)la lentic(u)la g(v)l trag(u)la kr
AF lairme sairement neir flaire maille lentille traille
FC larme serment noir (il) flaire
lat ācre lacr(i)māre agru °flāgrāre fēnuc(u)lu genuc(u)lu °reg(u)la
AF aire lermer aire flairier fenoil genouil, genoil reille
FC ‘amer’ ‘pleurer’ ‘nid (d’aigle)’ flairer fenouil genou règle
(206) Tableau 15 : k,g+r,l après e,o tonique : évolutions entravées et libres lat integru leg(e)re cochlear oc(u)lu °troc(u)lu g(v)l brog(i)lu
e gr g(e)r o kl k(v)l
AF libre lire ueil trueil brueil
AF entravé entir leire cuillier, coller oil truil, troil bruil, broil
attestation leire : TL5-506 : 13 coller : GDC Roman d’Alex 12e oil : entrée GDC et TL troil : entrée GD toutes les formes entrée TL
FC entier lire cuiller œil trueil breuil
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
443
Remarques 1. Valeur du graphique précédant l et r Le dans les graphies de l’AF (et jusqu’au FC) a un statut tout à fait différent devant r où il représente un yod (puis la seconde partie d’une diphtongue) et devant l (ou ) dont il note simplement la palatalité sans avoir de réalité phonétique lui-même : ainsi représente [ʎʎ] (sur les façons d’écrire [ʎ] voir Nyrop 1914 : §§350 sq., Pope 1934 : §695 sq.). On sait par exemple que le graphique devant latérale n’a jamais représenté une diphtongue puisqu’il n’est jamais passé à oi (auric(u)la > oreille et non pas *oroille), alors que devant r le graphique qui représente une vraie diphtongue aboutit à oi selon la règle (nigru > AF neir > AF noir, cic(e)r > AF ceire > AF çoire ‘(pois) chiche’). 2. Bon nombre de mots présentent une évolution savante k,g+r,l (primaire et secondaire) > gr, gl : macru > maigre, °ācru > aigre, ecclēsia > eglise FC église (x §179.1), °aboc(u)lo > avogle FC aveugle, būg(u)la > bugle (plante). Il existe également quelques mots où même le voisement n’a pas eu lieu : saec(u)lu > siecle FC siècle. Références bibliographiques : 1. Général : Bourciez et Bourciez 1967 : §57 et §116-H1° C(v)r, §58 C(v)l, §133-2° ; Nyrop 1914 : §§350-352 C(v)l, §§408 sq. C(v)r ; Fouché 1952-1961 : 714 sqq. ; Clédat 1903b : 273-276, 1917 : §110a ; Brittain 1900 : §§115-117 ; La Chaussée 1989a : 56 sq. C(v)r, 69 sq. C(v)l ; Straka 1979 [1965] : 318 sq. ; Matte 1982 : 92, 194 ; Pope 1934 : §§319-322 ; Regula 1955 : 154 sq. k(v)R, 158 sq. g(v)R ; Rheinfelder 1953 : §585 C(v)r, §594 C(v)l ; Richter 1934 : §§94, 99, 107 ; BoydBowman 1954 : 36 sq. 2. Mots savants k,g+r,l > gr, gl : Fouché 1952-1961 : 225-Rq5, 364-Rq6, 465-Rq5,6, 715, 718, 744 ; Nyrop 1914 : §§408 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §133-Rq2.
23.4 Attaques branchantes en position forte 23.4.1 Situation générale 347
Protégés par la position forte (i.e. initiale et appuyée par une coda précédente x §10), les groupes TR se maintiennent tels quels, qu’ils soient primaires ou secondaires. Remarque 1. S’agissant des groupes secondaires, ils produisent des groupes TR solidaires seulement lorsque le T au moment de la syncope est apte à l’attaque branchante. Ce n’est pas le cas de tl, dl (ūst(u)lāre > usler ‘brûler’) (x §348) ni du type k,g+(i,e) où la vélaire est palatalisée (x §349).
23.4.2 T = labiale et dentale 348
A l’initiale (prūna > prune, trēs > trois) et en position appuyée (umbra > ombre, ultra > outre), également lorsque celle-ci est secondaire (Rq3), les groupes TR primaires se maintiennent. Il en va de même pour les groupes secondaires créés par la syncope qui se solidarisent et ensuite demeurent (rump(e)re > rompre, alt(e)ru > autre). Lorsque le produit de la syncope est un groupe tl, dl, inapte à former une attaque branchante (x §27), l’occlusive chute selon la règle (x §67) en tant que consonne médiane d’un groupe CCC (ūst(u)lāre > usler ‘brûler’) (Rq1).
444
Partie 3. Phonétique Historique
(207) Tableau 16 : TR à l’initiale pr br bl pl
lat prūna brachiu °blast(ē)māre plenu
AF prune bras blasmer plein
FC
lat frātre flamma trēs drappu
fr fl tr dr
blâmer
AF frere flame treis drap
FC frère flamme trois
(208) Tableau 17 : C.TR : groupes primaires p r l b r l
lat comprēnd(e)re amplu umbra °im-blādāre
AF FC comprendre ample ombre emblaer emblaver
f r l t r d r
lat °exfridāre inflāre ultra salamandra
AF esfreer enfler outre salemandre
FC effrayer salamandre
(209) Tableau 18 : C.T(v)R : groupes secondaires (sauf après s) p r l b r l f r w r
lat rump(e)re – arb(o)re amb(u)lāre sulf(u)r sequ(e)re
AF rompre arbre ambler soufre sivre
FC t d
r l r l
lat alt(e)ru cart(u)la vend(e)re scand(a)lu
AF altre chartre vendre escandre, escanle
FC autre charte esclandre
suivre
(210) Tableau 19 : s.T(v)R : groupes secondaires précédés de s lat sp (v) r asp(e)ru l mesp(i)lu
AF aspre mesple
FC âpre nèfle
lat st (v) r post(e)riōne l ūst(u)lāre
AF poistron usler
FC ‘cul’ (potron-minet) ‘brûler’
Remarques 1. Le groupe Ctl, Cdl est résolu par l’élimination de l’occlusive dentale (ūst(u)lāre > usler ‘brûler’) dans l’évolution populaire. Les traitements concurrents sont plus ou moins savants et tardifs. On observe, souvent pour le même mot comme par exemple scand(a)lu FC esclandre, la résolution par l > r (> escandre), la perte de t,d (> escanle), le maintien irrégulier de la voyelle atone (> escandele) ou encore la perte de l (> escande) (x §68). 2. Sur sequ(e)re > sivre FC suivre où le v continue le w de la labio-vélaire kw et la constitution de C.v’r en attaque branchante vr est réussie, voir §324.4. Sur pulv(e)re > poldre FC poudre où elle n’a pas lieu et le w tombe, voir §289.1. 3. Il est des cas où un groupe TR primaire, en position intervocalique dans la source, se trouve placé en position post-consonantique suite à la syncope de la voyelle à sa gauche : °oss(i)frāga > orfraie (x §303.3), fer(e)tru > fiertre ‘châsse’. Références bibliographiques : 1. Général : Rheinfelder 1953 : §§626-628. 2. #TR : Fouché 1952-1961 : 683 sq. ; Bourciez et Bourciez 1967 : §§140, 162 ; Nyrop 1914 : §312 ; Schwan et Behrens 1925 : §104.1 labiales, §115.1 dentales ; Meyer-Lübke 1908 : §150 ; Pierret 1994 : §§356 sq.
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
445
3. C.TR : Fouché 1952-1961 : 818 sq. ; Rheinfelder 1953 : §§629 sq. C+Tlab+r,l, §§636 sq. C+Tdent+r,l ; Bourciez et Bourciez 1967 : §144-1° C.TR ; Schwan et Behrens 1925 : §114a labiales, §123a denatales. 4. C.T(v)R : Fouché 1952-1961 : 825 sqq., 497 sq. futurs type part(i)rat > partra ; Nyrop 1914 : §377 C.b(v)R, §§385, 406-3° C.t(v)R, §393 C.d(v)R ; Rheinfelder 1953 : §§629 sq. C.Tlab(v)R, §§636 sq. C.Tdent(v)r ; Schwan et Behrens 1925 : §114b C.Tlab(v)R, §123a C.Tdent(v)R ; Pope 1934 : §363 sq. ; Regula 1955 : 149 R.t(v)r, 152 R.d(v)r ; Meyer-Lübke 1908 : §179.
23.4.3 T = vélaire 349
Les groupes TR primaires à vélaire demeurent à l’initiale comme après consonne : grana > graine, inclināre > incliner. Lorsque dans les groupes secondaires la vélaire est suivie d’une voyelle postérieure k,g+(u,o,a)+r,l, elle demeure et se constitue avec la liquide suivante en groupe solidaire : anc(o)ra > ancre, avunc(u)lu > oncle. Dans les groupes secondaires où la vélaire est suivie d’une voyelle palatale et de r k,g+(i,e)+r, elle est palatalisée et in fine aboutit à t,d (vinc(e)re > veintre FC vaincre, surg(e)re > sourdre). Le détail de cette évolution est étudiée au §116 (illustration au §112). Il existe un seul cas où k,g+(i,e) est suivi le la latérale : dans marg(i)la > marle FC marne la vélaire, palatalisée en ɟ > ʤ, est éliminée en tant que consonne médiane du groupe Cɟl ou Cʤl (x §67) selon la règle (x §113.1). Enfin, la dentale t,d dans l’aboutissement des types AF veintre, sourdre n’est pas épenthétique mais le continuateur de la vélaire (x §116.3), sauf dans le type ŋg+(i,e) plang(e)re > plaindre. Ce cas particulier est dû à l’évolution singulière mais parfaitement générale du groupe ŋg+i,e : palatalisé en ɲɟ selon la règle (plang(e)re > °plaɲɟ(e)re), il devient entièrement nasal par l’évolution spontanée ɲɟ > ɲɲ (x §97.4) (> °plaɲɲ(e)re). Après la syncope et la simplification de la géminée (x §134) (> °plaɲre), le groupe ɲ’r appelle l’épenthèse de droit (x §292), d’où plaɲdre = AF plaindre ( note ɲ). (211) kr kl
Tableau 20 : k,g+r,l à l’initiale lat crēd(e)re clave
AF croire clef
FC
lat gr grossu gl glānde
AF gros glant
FC gland
(212) Tableau 21 : C.TR : groupes primaires k r l
lat adcrēsc(e)re conclūd(e)re
AF acreistre conclure
FC accroître
lat g r malgrātu l g engle
AF maugré englois
FC ‘chagrin’ anglais
(213) Tableau 22 : C+k,g+(v)+r,l : groupes secondaires (sauf après s) a. k,g+(u,o,a) : vélaire suivie d’une voyelle postérieure lat AF FC ancre k u,o r anc(o)ra u,o l circ(u)lu cercle °ex-carbunc(u)lu escarboncle escarboucle furunc(u)lu furoncle cōperc(u)lu couvercle
lat °merc(u)ri-die sarc(u)lāre bucc(u)la avunc(u)lu dracunc(u)lu
AF mercredi sarcler boucle oncle draoncle
FC
‘abcès’
446
Partie 3. Phonétique Historique
lat g a r bulg(a)ru u,o l ung(u)la cing(u)la sing(u)lāre
AF bougre ongle cengle cengler
FC
lat vha ung(a)ro strang(u)lāre ang(u)lu Ling(o)nes
sangle sangler
b. k,g+(i,e) : vélaire suivie d’une voyelle antérieure (sauf ng+(i,e)+r) lat AF FC lat charcre, chartre chartre vinc(e)re k e,i r carc(e)re canc(e)ru chaintre, chancre chancre torqu(e)re g e,i r °fulg(e)re foldre, foildre foudre sparg(e)re sourdre terg(e)re surg(e)re e,i l marg(i)la marle marne sangu(i)lentu c. ng+(i,e)+r lat g e,i r plang(e)re ung(u)(e)re jung(e)re cing(e)re
AF plaindre oindre joindre ceindre
FC
AF FC hongre estrangler étrangler angle Langres
AF veintre, veincre tortre, tordre espardre terdre sanglent
lat string(e)re fing(e)re pung(e)re ping(e)re
AF estreindre feindre poindre peindre
FC vaincre tordre ‘répandre’ ‘essuyer’ sanglant
FC éteindre
(214) Tableau 23 : s+k,g+(v)+r,l : groupes secondaires précédés de s lat sc i,e r °cognosc(e)re crēsc(e)re °nāsc(e)re sc o,u l masc(u)lu, mascel misc(u)lāre musc(u)lu
AF conoistre croistre naistre mascle, masle mescler, mesler mouscle, mosle
FC connaître croître naître mâle mêler moule
lat pāsc(e)re °parēsc(e)re
AF paistre pareistre
FC paître paraître
mūsc(u)lu osc(u)lu
muscle oscle
‘douaire’
Remarques 1. Sangw(i)lentu > sanglent FC sanglant est régulier puisque le g, protégé de la palatalisation par son appendice w, peut comme dans ung(u)la > ongle après la syncope former un groupe solidaire avec la latérale (Rheinfelder 1953 : §645). 2. La variation entre des formes avec k et t (carc(e)re > charcre, chartre, vinc(e)re > veintre, veincre, canc(e)ru > chaintre, chancre) est étudiée au §93. Références bibliographiques : 1. K,g+r,l à l’initiale : Schwan et Behrens 1925 : §157 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §131 ; Nyrop 1914 : §§312, 399 ; Pierret 1994 : §§356 sq. 2. C.TR : Bourciez et Bourciez 1967 : §133-1°. 3. C+k,g+(v)+R : Rheinfelder 1953 : §§627, 642 sqq. ; Fouché 1952-1961 : 825 sqq. ; Nyrop 1914 : §312, §399 #KR, §412-2°, 3° ; Pope 1934 : §363 sq. ; Regula 1955 : 157 R.k(v)R, 150 sq. R.g(v)R. 4. R+k,g+(e,i)+R : Fouché 1952-1961 : 465 sq. ; Meyer-Lübke 1908 : §181 ; Clédat 1903b : 284 sq., 1917 : §110b ; Bourciez et Bourciez 1967 : §118-Rq ; Rheinfelder 1953 : §§657-659 ; La Chaussée 1989a : 71 sq., 81, 141 sq. ; Pierret 1994 : §330-2 ; Pope 1934 : §293 ; Richter 1934 : §§69A, 84-Ic, 133 ; Nyrop 1914 : §412-3° ; Lausberg 1967 : §509 ; Morin 1979, 2003 : 160 sq. 5. R+k,g+(u,o)+R : La Chaussée 1989a : 69 ; Schwan et Behrens 1925 : §161 ; Nyrop 1914 : §412-2°, 3°. 6. sc(v)R : Fouché 1952-1961 : 479 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §133-Rq1 ; Nyrop 1914 : §499 ; Regula 1955 : 144, 179 ; Morin 1979 : 105.
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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7. Type plang(e)re > plaindre a) d épenthétique : Bourciez et Bourciez 1967 : §§118-Rq, 197 ; Nyrop 1914 : §§333, 498-3° ; Rheinfelder 1953 : §284 ; Regula 1955 : 160, 179 ; Lausberg 1967 : §509. b) d continue la vélaire : Meyer-Lübke 1908 : §181 ; Schwan et Behrens 1925 : §163 ; Richter 1934 : §133A ; Pope 1934 : §293 ; Fouché 1952-1961 : 827 ; Straka 1979 [1965] : 311 ; La Chaussée 1989a : 142.
23.5 Groupes Cj, Cw issus de la consonification au 13e s. 23.5.1 Evolution populaire au 13e s. 350
On appelle bascule des diphtongues (x §199) la consonification qui affecte au 13e siècle les deux (seules) diphtongues ouvrantes iε (< lc e) et ue (< lc i,ē) pour produire jɛ, we. Yod issu de ce processus forme avec la consonne précédente (quelle qu’elle soit) une attaque branchante (215a) (Rq1). En revanche w, après quelque hésitation qui l’a éliminé d’un certain nombre de mots, et sous la pression de la norme (216b) (Rq2, 3, x §351), redevient diphtongue et le demeure jusqu’en FC (216a). A la différence des liquides r,l qui ne peuvent s’engager qu’avec les obstruantes (x §27), yod est apte à former une attaque branchante avec toutes les consonnes. Il existe néanmoins deux restrictions. D’une part, comme dans toutes les autres langues, une attaque branchante triple est impossible : *TRj (condition syllabique). D’autre part, le français prohibe les attaques branchantes homorganiques (condition mélodique) : yod ne peut s’engager avec une consonne palatale (*Cpalj). Le cas de w est différent : *TRw est pour w autant exclu que pour yod, mais rien ne permet d’affirmer qu’il y ait jamais eu dans la langue des attaques branchantes Cw (x §351). Dans les configurations impossibles, *TR+j,w et *Cpalj, yod et w sont perdus, mais seulement au 17e siècle de manière définitive. La langue a hésité pendant une longue période allant du 13e au 17e siècle où les formes en et (brief / bref) (215c), en et ( ici note e : croie / craie) (216b) ainsi qu’en et (chier / cher) (215b) ont cohabité et alimenté des débats interminables entre grammairiens qui condamnant tantôt les unes, tantôt les autres. Dans l’ensemble, toutefois, la norme a combattu les formes innovantes et in fine réussi à sauver, jusqu’au 17e siècle et au-delà, de très nombreuses formes en (trois, croiser, croix, droit, gloire etc.), quelques cas isolés en (grief, grièvement, brièvement), mais aucun mot avec yod après consonne palatale (Rq2-4). (215) Tableau 24 : yod a. C_
p f t ʦ b. Cpal_ ʃ ʒ c. TR_ br tr kr
lat pede feru tertiu aciariu cāru gelu hebræu frk °treuwa °crem(e)re
AF pied fier tiers acier chier giel ebrieu trieve criembre
AF, MF pjed fjer tjers acjer cher gel hebreu treve crembre
FC pied fier tiers acier hébreu trêve craindre
s m l r ʎ ɲ gr kr br
lat °sedicu mel lep(o)re ad-retro tāliāre ba(l)neāre °greve 1s crepō brevi
AF siege miel lievre arriere taillier baignier grief crieve brief
AF, MF sjège mjel ljevre arrjere tailler baigner gref creve bref
FC siège miel lièvre arrière grief (je) crève bref
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Partie 3. Phonétique Historique
(216) Tableau 25 : w a. C_
>w p b f t b. TR_ > ø fr kr
lat pira bib(e)re fide tēla °friscu crēta
AF poire boire foi toile frois croie
AF, MF pwere bwere fwe twele frais craie
FC poire boire foi toile
s m l r kl gl
lat sēru mē(n)se lēge rēge clēta celt glis-
AF soir mois loi roi cloie gloise
AF, MF swer mwe lwe rwe claie glaise
FC soir mois loi roi
Remarques 1. ie en position initiale absolue Lorsque iε est initial et n’a donc pas de consonne à sa gauche, la consonification est ou bien bloquée (la diphtongue demeure et devient éventuellement hiatus par la suite), ou alors le yod qu’elle produit est perdu. Mais dans aucun cas le yod ne s’installe en tant que consonne dans l’attaque initiale du mot. Ainsi l’article défini l- a pu s’agglutiner à hed(e)ra > ierre > MF, FC lierre seulement parce qu’il y a eu élision (l’ierre), ce qui veut dire qu’il n’y avait pas de yod consonne en début de mot (l’attaque initiale était vide). Le fait que les deux autres mots dans cette situation, heri > (h)ier > FC hier et eb(u)lu > ieble > FC hièble, ont un h muet (i.e. pratiquent l’élision et la liaison) confirme ce diagnostic : il n’y a pas de yod consonne dans ces mots, qui n’ont donc jamais pratiqué la consonification. Des formes sans AF er (entrée TL) FC hier et hed(e)ra > edre (TL 1289 : 3, 6), eedre (TL 1289 : 6), airre (TL 1290 : 4) FC lierre montrent ce qui se passe lorsque la consonification a lieu : le yod est perdu. Le FC connaît de nombreux mots avec yod consonne initial (qui donc refusent la liaison et l’élision), mais qui sont tous des emprunts récents : yaourt, yoga, yacht, yeti, yiddish, yod etc. 2. Perte de w dans TRoi Dans les mots sous (216b) où ue, consonifié en we, a perdu le w après TR, la norme n’a pas réussi à réinstaller la diphtongue et le FC a hérité ɛ (écrit ). Mais la perte de w après TR était dès le 13e siècle beaucoup plus générale, systématique par exemple dans le Livre des Mestiers du prévôt de Paris Etienne Boileau, écrit vers 1268. On trouve ainsi au 16e siècle je cray pour je crois, fret pour froid, tra pour trois, dret pour droit. Ces pertes ont été rétablies par l’action de la norme. 3. Perte de j,w après consonne simple Yod et w ont également été éliminés après consonne simple. Dans le cas de w ces formes ont persisté jusqu’en FC dans quelques cas, alors que les formes sans yod (ren pour rien, ben pour bien) n’ont eu aucune postérité. Ainsi l’élimination de w a été définitive dans discu > deis, dois > MF, FC dais ‘estrade où est dressé une table d’honneur’, °cognosc(e)re > conoistre > MF, FC connaître, frk °mariscu > marois > MF, FC marais, rig(i)da > roide > MF, FC raide, vitru > voire > MF, FC verre, tonitru > tonoire > MF, FC tonnerre et dans des marques flexionnelles comme l’imparfait AF 3s -oit > MF, FC -ait (vendoit > vendait x §213.3) ou le conditionnel ainsi que dans le suffixe -ēta désignant des ensembles d’arbres ou de fleurs (chênaie, roseraie, frênaie, saussaie, au(l)naie, etc.). Elle a été rétablie par la norme dans may (pour moi), var (pour voir), avar (pour avoir), recever (pour recevoir), savar (pour savoir) etc. De cette hésitation le FC a gardé les gentilés tantôt en -ois (chinois, hongois, suédois, etc.), tantôt en -ais (japonais, anglais, finlandais etc.) ainsi que des paires oi – ɛ avec différentiation sémantique : François – français, Benoît – benêt, harnois – harnais, roide – raide, ormoie – ormaie. 4. Perte de yod après Cpal Pour Cpal+ie, les formes sans yod apparaissent depuis la fin du 12e siècle ou du 13e siècle, mais la présence des formes avec yod persiste jusqu’au 17e siècle (arrachier, abregier etc.). La perte de yod après consonne palatale a produit en FC, pour le même suffixe, gaucher mais droitier, oranger mais pommier, ou encore créancier et épicier mais boucher. Dans
Chapitre 23. Consonnes en attaque branchante (muta cum liquida)
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les infinitifs en -er / -ier, la perte de yod après consonne non palatale, due à l’action analogique, est fréquente : AF aidier, laissier, flairier > MF, FC aider, laisser, flairer etc. Références bibliographiques : 1. Evolution ue > we > e / ue 13e-17e : Fouché 1952-1961 : 273-281 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §54H.b ; Schogt 1960 ; Pope 1934 : §§522-524 ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 205. 2. TRie > TRe : Fouché 1952-1961 : 733 sq. 3. Cpal+ie > Cpal+e 13e-17e : La Chaussée 1989a : 203 sq. ; Fouché 1952-1961 : 734-738 ; Pope 1934 : §§509-513, §877 ; Bourciez et Bourciez 1967 : §41-H ; Regula 1955 : 30 note ; Rheinfelder 1953 : §226 ; Nyrop 1914 : §193 ; Jordan 1923 : 101 note 1 ; Pierret 1994 : §435-Rq2 Picoche et MarchelloNizia 1999 : 204 sq.
23.5.2 Action de la norme : hésitation entre le 13e et le 17e s. 351
Pendant la période d’hésitation entre le 13e et le 17e siècle le / des formes conservatrices en , et sont des voyelles : la consonification a été bloquée par le TR / Cpal précédent et le iε / ue sont toujours les diphtongues qu’ils étaient en AF. Les formes , (= TRe) et Cpale en revanche ont procédé à la consonification : le premier élément des diphtongues, devenu consonne, est éliminé dans ces contextes. Le projet de la norme consistant à sauver le / n’était donc viable phonologiquement qu’en en faisant des voyelles : dans un premier temps en les maintenant à l’état de diphtongue. Mais au 17e siècle cette période est révolue et après TR, diphtongue ie jusqu’ici, devient l’hiatus i.e. L’événement qui documente cette évolution est la scansion de mots tels meurtrier et sanglier qui au 17e siècle a évolué : bisyllabiques jusqu’alors (meurtrier avec ie diphtongue), elle est désormais (dans le Cid de Corneille et jusqu’au FC) nécessairement trisyllabique (meurtrier avec i.e hiatus) (Fouché 1952-1961 : 740-742, Pope 1934 : §511). Le statut d’hiatus de est marqué par la présence d’un yod (anti-hiatique) en son sein : on dit FC meurtr[ije]r, et de même en l’absence de frontière suffixale gr[ije]f. Mais = ue n’a pas suivi ce chemin : il s’agit en FC non pas d’un hiatus mais d’une diphtongue. En effet, ne compte que pour une seule syllabe (trois est autant monosyllabique que toile, hongrois sont bisyllabiques etc.) et il est impossible de faire apparaître un glide anti-hiatique en son sein. Ainsi n’a jamais eu que deux valeurs depuis le 13e siècle : glide+ voyelle we et diphtongue ue > uɛ > ua (x §213.1). Le premier cas a causé la perte de w parce que celui-ci ne pouvait former avec la consonne précédente d’attaque branchante (x §350.2, 3). Le second représente tous les cas de qui n’ont pas perdu leur premier élément (Rq1). Enfin, le fait que w soit incapable de se constituer en attaque branchante explique pourquoi il n’y a pas d’effet d’homorganicité pour lui : l’interdiction *Cpalj est la conséquence du rapport rapproché qu’entretiennent les deux consonnes au sein d’une attaque branchante. Ce rapport étant absent pour w, il n’est en rien influencé par les propriétés mélodiques de la consonne à sa gauche. Remarque 1. Le fait que autorise la liaison et l’élision (l’oiseau, les [z] oiseaux) ainsi que sa présence après TR (trois, proie etc.) et l’impossibilité de la synérèse après TR (louer peut être prononcé [lwe] mais trouer ne peut être *[trwe], Kaye et Lowenstamm 1984) montre qu’il s’agit d’une diphtongue et non pas d’un groupe w+a avec w consonne (pour un avis différent voir §199). oi ne doit son existence qu’à la norme, qui le restitue ou maintient en tant que diphtongue (x §350).
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Tobias Scheer
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Partie 3. Phonétique Historique
Chapitre 24 Evolution depuis l’ancien français Partie 3. Phonétique Historique Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
24.1 Plan du chapitre et généralités 352
Ce chapitre est divisé en cinq parties : phonologie segmentale de l’ancien français (section 24.2), évolutions prosodiques (section 24.3), phonologie segmentale du moyen français (section 24.4), phonologie segmentale au début de la période du français moderne (section 24.5) et diachronie de la liaison (section 24.6). Lorsque l’on parle des périodes, leurs limites sont nécessairement un peu arbitraires ; pour nous elles correspondent respectivement et grossièrement à la période allant de la dernière partie du 9e siècle jusqu’à la fin du 13e siècle pour l’ancien français (AF), et aux trois siècles suivants (14e, 15e, et 16e siècles) pour le moyen français (MF). On parlera du français classique puis moderne (FC) quand il s’agit du début du 17e siècle et audelà. Le chapitre présente les inventaires phonologiques (l’ensemble des consonnes et voyelles) qui correspondent à chacune de ces périodes vers son début. Les inventaires sont conservateurs, ne reflétant pas toutes les oppositions qui pourraient être qualifiées de « contrastes dérivés » (Harris 1990), de « contrastes marginaux » (Harris 1994), ou de « quasi contrastes » (Scobbie et Stuart-Smith 2008). Ils sont suivis des descriptions des processus variés qui ont touché les éléments qui y figurent et qui, dans certains cas, ont modifié les inventaires mêmes. Les processus n’étant bien souvent pas limités par les divisions imposées ici, on traite de certains d’entre eux sur plus d’une période (par exemple, la chute des consonnes finales, les effets qu’exerce la nasalisation sur les voyelles précédentes). Le lecteur ne doit pas oublier la nature graduelle et continue des changements linguistiques, ni les nombreux facteurs qui peuvent les influencer. La fréquence est un de ces facteurs. Le développement d’un son donné dépend en partie de sa fréquence dans des mots et des collocations diverses, les mots et les collocations étant eux aussi sujets aux effets de fréquence. Un son donné a aussi des propriétés inhérentes (perceptuelles ou articulatoires) qui peuvent déterminer en partie son destin, les traits des sons n’ayant pas tous la même saillance perceptuelle ou la même complexité articulatoire (de façon générale, et dans des contextes phonologiques spécifiques). Des facteurs sociolinguistiques interviennent également, qui sont très importants mais souvent très complexes à discerner et à comprendre, même de nos jours où les informations pertinentes sont au moins potentiellement disponibles (par exemple via des corpus de langue parlée). On ne peut pas non plus oublier les facteurs extralinguistiques comme les attitudes des locuteurs ou spécialistes envers la langue et les variétés non standard (y compris concernant certains sons spécifiques), l’avènement de l’éducation publique et le prescriptivisme. L’existence et l’interaction possible de tous ces facteurs expliquent la difficulté que l’on a à proposer des dates spécifiques pour les changements phonético-phonologiques, ou des limites géographiques et sociales. Remarque 1. Nous remercions B. Bullock, S. Goyette, Chr. Marchello-Nizia, T. Meisenburg, T. Scheer et Ph. Ségéral pour avoir commenté des versions antérieures de ce chapitre.
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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24.2 La phonologie segmentale de l’ancien français 353
La période de l’AF débute au 9e siècle, qui marque la fin de la renaissance carolingienne, cette dernière ayant préparé le terrain pour la renaissance plus importante du 12e siècle. La période connaît une stabilité impressionnante sous la maison des Capétiens directs, de 987 à 1328. Ce sont les Capétiens qui établissent une capitale fixe à Paris. Avec la stabilité vient une activité littéraire importante, surtout aux 12e et 13e siècles et, avec ce passage à l’écrit, la langue commence à subir les premières pressions normatives (même si la norme se définit par rapport à l’oral : Rickard 1989). Avec le centre du pouvoir royal et légal à Paris, et le centre du pouvoir religieux à Saint-Denis, c’est la langue de cette région qui bénéfice du plus grand prestige. La stabilité politique et sociale de la période ne s’étend pas à la phonologie. Comme on va le voir dans les sections suivantes, il s’est produit durant cette période des simplifications structurales importantes ainsi que de nombreux bouleversements qualitatifs dans le système vocalique. 24.2.1 Les consonnes de l’ancien français 24.2.1.1 Inventaire des consonnes de l’ancien français (217) Tableau 1 : inventaire consonantique occlusives
labiales p, pp b, bb
dentales
affriquées fricatives nasales latérales rhotiques glides
f v m
θ (> ø) ð (> ø)
(w)
alvéolaires t, tt d, dd ʦ (> s) ʣ (> z) s, ss z n l, ll r, rr
post-alvéolaires
vélaires k, kw (> k) ɡ, ɡw (> ɡ)
uvulaire
glottale
ʧ (> ʃ) ʤ (> ʒ) h ɲ ʎ (ʁ) j
(w)
24.2.1.2 Processus qui touchent les consonnes a. Modifications de l’inventaire 354
Les segments complexes au niveau structural se simplifient. Les consonnes géminées, avec une complexité qui couvre une frontière de syllabe, auraient perdu leur position coda avant la fin du 11e siècle (Pope 1934 : §366). Seule la rhotique géminée a résisté à ce changement. Le segment kw, déjà simplifié dans tous les autres contextes en gallo-roman, se simplifie en k devant a (kwãnt > kãnt) (Pope 1934 : §192). Gw se simplifie en ɡ un peu plus tard, l’articulation secondaire ayant disparu avant la fin du 12e siècle (lingua > langue ; germ gwarder (< °wɑrdɑre) > garder) (Pope 1934 : §192, Machonis 1990 : 180). De façon similaire, dans le courant du 13e siècle, ʦ, ʣ se simplifient en s, z (fricatives prédorsales avec une articulation dentale) respectivement (ʦẽnt > sãnt ; poiʦ > puɛs ; trɛʣə > trɛzə), et ʧ, ʤ deviennent ʃ, ʒ, nouveaux membres de l’inventaire (ʧar > ʃar ; saʧə > saʃə ; ʤãmbə > ʒãmbə ; eaʤə > əaʒə) (Pope 1934 : §194, Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 195). Les fricatives originales s, z étaient prédorsales, vraisemblablement avec une articulation post-alvéolaire ou même prépalatale. Après la désaffrication de ʦ, ʣ, les fricatives ori-
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Partie 3. Phonétique Historique
ginales fusionnent avec les dentales issues de ce processus (Martinet 1955 : 245 sq.). Le ʃ et le ʒ en revanche étaient articulés avec un geste dorsal vers le palais. Les fricatives issues de la désaffrication continuent à alterner avec les vélaires originales (x §§97, 104) dans de nombreuses formes (par exemple, sec / seche ; blanc / blanche ; porc / porcelet) (Walker 1971 : 70, 1981a : 71 sq., Klausenburger 1974 : 40, 1979 : 113). La disparition des dentales θ et ð commence pendant la première partie de la période (aθ > a ; freðrə > frerə) (Pope 1934 : §§193, 346 sq., 356, 372, Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 196). La perte de θ, qui n’existait qu’en position finale, se généralise au 10e siècle (par exemple la désinence verbale 3s de la 1ère conjugaison -əθ > ə). Le θ final de faith (< lc fedem) en anglais pourrait suggérer une survie plus longue de ce son, mais on ne peut pas écarter l’influence possible de la nature religieuse / savante de ce mot ou d’une pression morphologique interne à l’anglais ; on trouve également la forme sans consonne finale, fai / fei, en moyen anglais. D’un autre côté, le -θ final est encore systématiquement présent dans La vie de saint Alexis en Normandie au milieu du 11e siècle, ce qui suggère son élimination partout à partir de la fin de ce siècle (voir Straka 1979 [1964] : 248, Fouché 1952-1961 : 658, Nyrop 1903 : §53, Bourciez et Bourciez 1967 : §151-H, Rq2). A un certain moment, l’articulation (dorso-)uvulaire de la rhotique se développe au sein de la population qui parle français. Alors que cette articulation postérieure est généralement considérée comme un développement relativement moderne, l’historien Morris Bishop signale la citation suivante du biographe de Louis IX, Jean de Joinville, où il parle de l’estime du roi pour la droiture et l’honnêteté, et dans laquelle il cite même ce dernier : Au contraire, disoit-il que male chose estoit de penre de l’autrui ; « car li rendres estoit si griez que, neis au nommer, le rendres escorchoit la gorge par les erres qui y sont, lesquiex senefient les ratiaus au diable, qui touz jours tire ariere vers li ceus qui l’autrui chatel weulent rendre » (Wailly 1882 : 13) ‘Au contraire, il disait que c’est une mauvaise chose de prendre le bien de l’autrui ; « car le rendre est si pesant qu’à sa seule prononciation le mot rendre écorche la gorge par les r qui y sont, symbolisant les râteaux du diable qui tire toujours vers lui ceux qui veulent rendre les possessions de l’autrui. »’
On peut en tirer la conclusion, comme le fait Bishop (1968 : 69), que l’articulation dorsale (ʁ et / ou ʀ) existait déjà au 13e siècle, au moins à la cour, même si elle n’était pas généralisée (la plupart des grammaires sont toutefois réservées concernant cette interprétation : Straka 1965b, Nyrop 1914 : §§355 sq., Rheinfelder 1953 : §373, Pope 1934 : §394, Bourciez et Bourciez 1967 : §176, Meyer-Lübke 1908 : §204, La Chaussée 1989a : 104 sq.). Il est possible que la qualité de la rhotique sur l’axe antérieur-postérieur, et sa manière d’articulation, soient déterminées par la place qu’elle occupe dans la structure syllabique (attaque vs. coda) (voir Morin 2013, Premat et Boula de Mareüil 2018). Il s’ensuit que cette consonne subirait ou exercerait des effets coarticulatoires différents selon sa position. Le son germanique w, origine du gw initial qui se simplifie en g, était mal toléré aussi à l’intérieur des mots, où il devient v dans la première partie du 12e siècle (g °skiuhan > esʧewer > esʧever eschever FC éviter, 3s esʧewe > esʧeve escheve FC (il) évite (Pope 1934 : §192). Le glide ɥ s’introduit dans le système vers la fin de la période (escuele eskyɛlə > ekɥɛlə FC écuelle ; circuit ʦirkyit > sirkɥit) (Pope 1934 : §267). b. Dévoisement des obstruantes en fin de mot 355
Ce processus limite la distribution des obstruantes voisées qui désormais ne se trouvent plus qu’au début ou à l’intérieur des mots.
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
453
c. Amuïssement des consonnes en fin de mot et de radical 356
Un processus d’affaiblissement et de disparition des consonnes finales débute très tôt dans la période de l’AF et marque la période profondément. Ce processus touche d’abord les mots grammaticaux devant consonne (par exemple, ent (< inde) qui devient en ; aθ (< ad) qui devient a ; iv (< ibi) qui devient i (y)). Les autres consonnes finales qui s’amuïssent tôt sont celles précédées d’une consonne sonore et suivies d’une troisième consonne. Il s’agit de deux types de contextes : la troisième consonne est flexionnelle (-s ou -t), ou bien elle se trouve en début du mot suivant. Le premier contexte représente des cas morphophonologiques (des sandhis internes) qui touchent les labiales et les vélaires finales de radical (nominal et adjectival) en contact avec soit le -s flexionnel (serf ~ sers ; verm ~ vers ; champ ~ chans ; porc ~ pors ; sanc ~ sans), le résultat pour les dentales dans ce contexte étant une affriquée (saint ~ sainz ; fort ~ forz), soit le t flexionnel (servir ~ sert ; dormir ~ dort), le résultat pour les dentales dans ce contexte étant leur élimination (prendre ~ prent ; torner ~ tort) (voir Klausenburger 1979 : 85, Einhorn 1974 : 57). Dans ce contexte, la cible est dans une relation prosodique étroite avec l’élément flexionnel déclencheur. Le deuxième contexte dans lequel le processus s’applique représente des sandhis externes où la consonne finale est précédée d’une consonne sonore et suivie d’une consonne à l’initiale du mot suivant (par exemple, des formes depuis la dernière partie du 12e telles que sain batesme, Sein Gabriel, quan l’ot, Pope 1934 : §613). Évidemment sensible à la relation prosodique entre la consonne touchée et la consonne déclencheuse, la chronologie du processus suit l’extension du domaine prosodique du mot à la phrase phonologique (x §375), touchant d’abord les consonnes finales à l’intérieur de la phrase phonologique, et plus tard les consonnes finales de phrase. Le processus (qu’il soit interne ou externe) est très naturel puisque dans le contexte phonologique de trois éléments consonantiques, l’élément central est normalement le moins perceptible et donc le plus susceptible d’effacement. Ces simplifications des groupes de trois consonnes font écho au même processus à l’intérieur des mots depuis le latin (galb(i)nu > jalne) (x §67). Le processus interne qui concernait les consonnes finales précédées d’une consonne sonore touche ensuite les consonnes finales précédées d’une voyelle. Ce sont les labiales et les vélaires qui disparaissent (drap ~ dras ; nef ~ nes ; coc ~ cos ; croc ~ cros), les dentales et les palatales produisant des affriquées, représentées à l’écrit par z (nuit ~ nuiz ; an ~ anz ; jorn ~ jorz ; fil [ʎ] ~ fiz ; poing [ɲ] ~ poinz) (Rq1). Les autres consonnes finales sont touchées vers la fin de la période (fin du 12e siècle), surtout et d’abord s et, dans une moindre mesure, t. Ce processus ne touche ces consonnes que quand elles sont à l’intérieur de la phrase et suivies d’un mot à initiale consonantique, où elles sont moins perceptibles. On voit ici se mettre en place le fameux phénomène de la liaison (x §§393 sqq., §§312 sq.), avec des consonnes finales réalisées en position prévocalique et supprimées en position pré-consonantique. La généralisation du processus d’amuïssement, en ce qui concerne les autres consonnes susceptibles d’être touchées et le domaine d’application (à la pause), attend la période du MF (x §380). Ceci dit, il y a quelques attestations dès le 13e siècle de l’amuïssement à la pause des consonnes finales précédées d’une autre consonne (par exemple, dũn pour donc en finale de phrase). Remarque 1. La morphophonologie du pluriel est assez complexe (voir Klausenburger 1979). En fonction de la consonne finale, la pluralisation entraîne : le renforcement de θ en t (escut [θ] > escuz
454
Partie 3. Phonétique Historique [ʦ]) ; la perte de l après i et y (fil [l] (cordon de textile) ~ fis ; cul ~ cus) ; la vocalisation de l ailleurs (cheval ~ chevaus ; fol ~ fous ; bel ~ beaus (avec l’insertion (peut-être perceptuelle, ou par analogie avec les pluriels en [aus]) d’un élément transitionnel [a] après le e) ; et l’épenthèse apparente d’un [t] après les consonnes n, ɲ, ʎ suivie par la chute de ces dernières (jorz (ʤourns > ʤournʦ > ʤourʦ) ; anz (ans > anʦ > ãʦ) ; fiz (fiʎs > fiʎʦ > fiʦ) ; poinz (poiɲs > poiɲʦ > põĩʦ) (cette épenthèse apparente serait due au séquencement relatif des gestes articulatoires : la fermeture du velum et l’occlusion orale de la consonne nasale dans le cas de n et ɲ ; le contact central et le contact latéral dans le cas de ʎ (Ohala 1974, Anderson 1976, Browman et Goldstein 1987, Recasens 2011) (cf. la prononciation de mots comme prince [pɹɪnʦ], tense [tɛnʦ], else [ɛlʦ], health [hɛltθ] dans certaines variétés d’anglais).
357
d. Réduction des consonnes en coda à l’intérieur des mots Cette réduction est un processus important avec plusieurs effets qui marquent le système phonologique. Au cours des 11e aux 14e siècles (Gess 1999a), les seuls segments permis en coda interne (S (= s, z), les nasales, la latérale (déjà vélarisée dans cette position) et la rhotique) subissent une réduction articulatoire. Dans un premier temps, cette réduction n’a lieu que dans cette position, mais comme on l’a vu dans la section précédente, vers la fin de la période elle commence à toucher les consonnes en finale de mot lorsqu’elles sont suivies d’une consonne. Cette extension coïncide avec la diminution de la pertinence du mot et l’importance croissante du syntagme ou de la phrase comme domaine d’accentuation (x §375). Le résultat de la réduction des consonnes en coda est l’absence presque totale de syllabes fermées à l’intérieur des mots. Néanmoins, la réduction articulatoire n’est pas totale, et laisse un résidu perceptible (en plus des effets qualitatifs sur les voyelles précédentes x §363). S se réduit d’abord par l’affaiblissement de son articulation antérieure (donc l’abaissement de la partie antérieure de la langue), et la rétraction du corps de la langue. Le son produit par la constriction postérieure résiduelle (palato-vélaire ou laryngale) peut être perçu comme une aspiration (voir Straka 1979 [1964] : 443-445 qui le note h/x). Il y a des graphies qui suggèrent qu’une aspiration était toujours perçue, au moins dans certaines variétés, au 14e siècle (par exemple, ehmaier, mahnie dans le Poème moral) (Marchello-Nizia 1979 : 84, Pope 1934 : §378). Le résidu analogue dans le cas des nasales est la nasalisation qui touche la voyelle précédente (x §367), et dans le cas de l, c’est l’articulation vélaire secondaire qui perdure ([u̯ ]), produisant nombre de diphtongues (x §365). En ce qui concerne la consonne coda la plus sonore – la rhotique –, bien que sa perte soit bien attestée dans des rimes du type large : sage aux 12e et 13e siècles (Pope 1934 : §396), sa sonorité (et une articulation dorsale) semble l’avoir sauvée d’une disparition totale. Le contexte le plus important où on voit la disparition de la rhotique pendant cette période se trouve dans les formes où elle était géminée (pɑrrin > pɑˑrĩ) (Morin 2006 : 135). La disparition totale des articulations associées au consonantisme en fin de syllabe (surtout les articulations coronales) entraîne l’apparition dans l’inventaire vocalique de plusieurs nouveaux éléments : toutes les monophtongues et diphtongues nasales ; la diphtongue áu venant de la vocalisation de ł (les autres diphtongues venant du même processus se monophtonguent en AF, et pour la plupart renforcent des catégories déjà existantes) ; enfin, les sons ɜ et ɑ suite à la disparition du S (x §363). Tous ces nouveaux membres ont en commun, au moins au début, une longueur phonétique compensatoire associée à la consonne disparue (voir Gess 1999a et les références citées pour une discussion détaillée de la chronologie de la perte des consonnes coda).
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
455
e. Métathèse de la rhotique 358
Les propriétés perceptuelles et articulatoires de la rhotique interagissent pour la rendre susceptible à des métathèses (par exemple formage > fromage ; berbis > brebis), surtout dans les syllabes non accentuées (Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 198) (voir le traitement de Russell Webb et Bradley 2009 des métathèses en français et espagnol modernes). 24.2.2 Les voyelles de l’ancien français 24.2.2.1 Inventaire : monophtongues, diphtongues, triphtongue (218) Tableau 2 : inventaire vocalique de l’AF
fermées mi-fermées mi-ouvertes ouvertes
monophtongues antér. postér. i y e o (> óu / u) ə ɛ ɔ
diphtongues post.
antér. ýi (> yí) éi
óu (> éu), ói
íɛ (> iɛ́)
a
ái, áu
antér.
triphtongue postér.
íeu (> iéu)
úɔ (> úɛ), ɔ́i, ɔ́u (> ø, u)
24.2.2.2 Processus qui touchent les voyelles a. Suites de l’antériorisation gallo-romane du u 359
Parmi les changements les plus importants de la période gallo-romane (x §72), en termes d’effets provoqués en AF, est l’antériorisation de la voyelle u. Mais ce processus n’est pas uniforme à travers le domaine d’oïl (et il touche aussi la langue d’oc). Les 10e et 11e siècles voient alors une variation importante dans la prononciation de cette voyelle. Dans les variétés où l’antériorisation a lieu tôt, comme dans le francien, une fois que cette voyelle occupe l’espace antérieur de y dans l’espace vocalique, des effets importants se font sentir : le vide qu’elle laisse dans l’espace u entraîne la fermeture de o (et dans certains cas de ɔ) vers cette partie de l’espace vocalique ; et l’accès à l’espace antérieur pour des voyelles arrondies permet l’antériorisation qui va donner naissance à ø et œ. Ce dernier effet sera examiné dans l’étude des diphtongues au §365 (le ø vient des diphtongues úɔ et óu). Le vide dans l’espace u tire vers lui les voyelles o,ɔ, et donc dans de nombreux contextes, o se ferme en u, óu ou o très fermé aux 11e et 12e siècles (Pope 1934 : §578, Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 195 sq., Anipa 2016). On voit cet effet quand il s’agit de o et ɔ prétoniques comme par exemple dans porcellos > pourceaux ; pullanu > poulain ; laudare > loer > louer, et quand ɔ est en fin de mot (laudo > lou) ou est suivi d’une voyelle (joe > joue) (Pope 1934 : §578). Les résultats devant consonne sont variables. Devant S, ɔ devient o (ausare > oser, causa > chose, claus(i)tura > closture) (Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 195 sq.). La fermeture semble être plus extrême devant les nasales, aboutissant à l’espace u (fontana > funtaine) ; les voyelles fermées créées par ce processus se rouvrent en FC (funtaine > fontaine) (Pope 1934 : §459). Devant l et r, o devient ou (flor flour ; gole goul) et ɔ perdure (or (< aurum) ; porc (< porcu)). Quand il s’agit de ɔ suivi d’un l qui se vocalise, le résultat ɔ́u aboutit éventuellement à u (moldre > moudre).
456
Partie 3. Phonétique Historique Remarque 1. Pour la possibilité d’une évolution u > úu > íu > y (parallèle au développement du o (> ø) et du ɔ (> œ)), voir Bichakjian (1974). Une telle évolution de la voyelle fermée aurait pu précéder (et entraîner) celle des voyelles moyennes.
360
361
b. Antériorisation et fermeture de a Il y a eu antériorisation et fermeture de a vers æ sous l’accent relativement tôt dans de nombreuses variétés, y compris le francien. Ce processus génère des alternances dans le système verbal (lavons [lav] ~ leve [læv]) ainsi que dans le système nominal pour les imparisyllabiques (clavel [klav] ~ clef [klæf]) (Walker 1981a). Ce processus aboutit à e, dans certains cas (comme par exemple dans la terminaison de l’infinitif -er) via une forme diphtongale intermédiaire ǽi (Sampson 1999 : 66). c. Le schwa i. La nature phonétique du schwa Le schwa ne représente au début qu’une réalisation centralisée des voyelles atones en syllabe ouverte, liée à la réduction de durée associée à la position métrique faible. Par sa nature, le schwa est moins perceptible que des sons les plus sonores – les autres voyelles et les consonnes sonores (nasales et liquides). Avec son articulation neutre (sans spécification pour déplacement lingual ou mouvement des lèvres), il est aussi sujet à des effets coarticulatoires. Devant une consonne palatale, par exemple, il devient i, probablement en passant par e (champignuel < °kampənjɔlʊ, forme dérivée de campānia ; pavillon < paveillon < pāpiliōnem). ii. Disparition du schwa final en hiatus (contextes limités) L’hiatus implique une syllabe sans attaque, une structure non-favorisée. Déjà avant la fin du 9e siècle, le schwa tombe quand il se trouve en position finale des mots fonctionnels (atones par nature) et suivi d’une voyelle (Séquence de Sainte Eulalie : Quelle [Que elle] Deo raneiet ; Ellent [Elle ent] adunet le suon element ; Quelle [Que elle] perdesse sa virginitét). Le 13e siècle voit la disparition des schwas posttoniques suivant les voyelles des terminaisons verbales (-oie, -oies, -oient ; soie, soies, soient, aie, aies). Ce processus se généralisera en MF (x §384-ii, iii) (Pope 1934 : §§271, 273). iii. Disparition du schwa interne (contexte limité) Aux 12e et 13e siècles on voit le début d’un processus qui touche le schwa lorsqu’il se trouve en position prétonique interne entre deux consonnes si au moins l’une d’entre elles est une liquide ou une nasale. Il s’agit ici de mots trisyllabiques, le schwa se trouvant entre l’accent final et la syllabe initiale, qui est plus forte que les autres voyelles non toniques (par exemple, donerai > donrai ; derrenier > dernier ; contrerolle > controlle ; naperon > napron ; perresil > persil ; sairement > sairment). Ce processus, qui se généralise en MF (x §384-iii), crée des mots plus courts et, dans le système phonotactique, de nouvelles séquences de consonnes hétérosyllabiques, ainsi que l’ajout d’attaques complexes intérieures (Pope 1934 : §272, Klausenburger 1970). iv. Disparition du schwa en syllabe initiale (contexte limité) Dès le début du 13e siècle, un schwa en syllabe initiale peut tomber lorsque la consonne à sa gauche peut se joindre à celle à sa droite pour former une attaque complexe de sonorité croissante (par exemple, l’attaque complexe nouvelle en début de mot vr- dans vrais (qui alterne avec verais dans La continuation de Perceval, 1200 (TLFi)).
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
457
d. L’épenthèse de e devant sC- à l’initiale de mot 362
Pendant la première partie de la période, la voyelle e s’insère devant une suite sC- à l’initiale de mot si le mot précédent se termine par une consonne (il ot espusethe ~ ta spuse dans Alex). Cette épenthèse se généralise avant le 12e siècle pour s’appliquer même après voyelle, et il y a une restructuration des lexèmes sous-jacents qui introduit le e- dans la forme lexicale (épouse, étudier, école) (Walker 1971 : 66). e. Changements qualitatifs subis par les voyelles entravées
363
Comme on a vu au §357, les seules consonnes en coda interne en AF étaient S (= s, z), les nasales, la latérale (vélarisée dans cette position (ł)) et la rhotique. Même avant leur disparition, ces consonnes auraient eu un effet sur la qualité des voyelles qu’elles entravaient. Les effets attendus par défaut (sans tenir compte de la qualité originale de la voyelle) seraient la postériorisation et l’abaissement, au moins pour le S, le ł et le r. L’aspiration du S mentionnée au §357, qui précède la disparition du segment, résulte de l’abaissement de la partie antérieure de la langue (plus d’articulation apicale) et d’une rétraction du corps de la langue, pour donner un son que Straka (1979 [1964] : 453 sq.) transcrit comme h/x (différent de la transcription h qu’il donne pour l’équivalent du processus espagnol). De façon similaire, l’articulation du ł et du r entraîne un abaissement prédorsal (Recasens 2014) et une rétraction dorsale. On peut s’attendre à ce que ces tendances articulatoires naturelles d’abaissement et de rétraction soient interprétées comme une contrainte contre les articulations coronales en position coda, et que les aspects articulatoires postérieures associés aux consonnes en coda (les articulations dorsales) prennent davantage d’importance par rapport à leurs effets coarticulatoires, avec des répercussions concomitantes sur le plan perceptuel. Ce serait le cas aussi pour les nasales, mais celles-ci n’ont pas de spécification pour le lieu d’articulation, et les effets de la nasalisation sont très particuliers à cause des antirésonances que celle-ci entraîne (x §367). Les effets de postériorisation et d’abaissement devant S, ł et r s’observent surtout dans le cas des voyelles moyennes et de la voyelle ouverte, les articulations associées aux voyelles fermées y étant trop résistantes. Après le 10e siècle, la voyelle e en syllabe fermée s’ouvre graduellement vers l’espace ɛ, un processus terminé à la fin du 12e siècle ou au début du 13e (ce processus a eu lieu plus tôt dans le contexte nasal, Sampson 1999 : 68). La réalisation de ce processus n’a pas eu lieu dans certaines régions (Champagne et les dialectes de l’Est) (Morin 1991 : 69). A côté de e + s > ɛs (creste, fresche), on voit aussi ɛ + s > æs ou ɜs (feste). Pour le a, la difficulté perceptuelle causée par sa proximité avec æ,ɜ se combine avec l’effet articulatoire de postériorisation devant S affaibli pour pousser ce dernier vers l’espace ɑ (a + s > ɑs (paste)). Après la disparition du S, ɛ et æ,ɜ finissent par fusionner en ɛ, mais on voit une trace de l’ancienne prononciation æ ou ɜ dans certaines variétés, (par exemple, la forme fǽit ou fɜ́it pour fête chez certains locuteurs en Amérique du Nord, et qui se distingue de faite fɛt). Dans l’espace postérieur, le changement de ɔ en o vient d’une rétraction de la langue associée au processus de désarticulation du s (Straka 1979 [1964] : 463), à laquelle s’ajoute la pression fermante causée par le vide laissé par l’antériorisation du u. Sur le plan phonétique, l’antériorisation du u avait donné à o et ɔ une articulation plus fermée que celle de leurs équivalents phonologiques antérieurs e et ɛ, et les a rendus ainsi plus résistants aux effets d’ouverture (croste krostə > króustə ou krustə croûte ; coste kɔstə > kostə côte) (Rq1). Devant l et r, l’abaissement plus important du prédorsum (Recasens 2014) et l’aperture plus importante de la mâchoire (Lindblom 1983, Kirchner 1998) assure assez de résistance à
458
Partie 3. Phonétique Historique
la fermeture pour que le ɔ reste stable dans cette position (porte pɔrtə ; folle fɔllə (avant la dégémination)). Mais ceci n’est pas le cas pour le o, qui devient óu ou u (lord > lourd). L’effet le plus fort de la rhotique se retrouve dans le cas de ɛ, qui s’ouvre en a dès le 13e siècle (lairme > larme) (Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 196) (Rq2). Dans la plupart des contextes potentiels devant la latérale, la vocalisation de cette dernière élimine le contexte pertinent pour l’abaissement. Remarques 1. Pour une analyse alternative de l’asymétrie entre le comportement des voyelles e,ɛ et o,ɔ en syllabe fermée, voir Morin (1986a). Pour le développement parallèle de ɛ, a, et ɔ en finale de mot lorsqu’ils sont suivis du s pluriel au 16e siècle, voir §383 ainsi que Morin et al. (1990 : 510 sq.). 2. On voit des traces de l’ouverture de y en œ dans quelques mots du FC comme beurre et heurter (Marchello-Nizia 1979 : 74).
f. Longueur vocalique 364
Au cours des 11e-14e siècles, les consonnes qui entravaient les voyelles discutées au §363 perdent leurs traits consonantiques. Ces changements créent toute la série de voyelles nasales, des voyelles orales, et quelques diphtongues fermantes et des triphtongues qui deviendront des monophtongues et des diphtongues ouvrantes, respectivement. Tous ces vocoïdes seraient phonétiquement longs. Comme on a vu dans la section précédente, la présence des consonnes en coda avait entraîné, avant que les codas ne tombent, des différences de qualité entre les voyelles qui les précèdent et ces mêmes voyelles en syllabe ouverte. La désarticulation des codas dans chaque cas aurait pu entraîner encore des modifications qualitatives en concert avec l’allongement phonétique compensatoire (des coarticulations avec le résidu articulatoire des codas disparues, qui aboutissent à des vocoïdes fusionnés, par exemple ał > ɑu̯ > oː). La survie de la longueur créée par la perte des consonnes en coda, et son rôle dans le système phonologique (s’il en existe un), sont des questions controversées (voir Gess 2006, Morin 2006). Comme on le verra plus bas, le MF a connu plusieurs autres processus d’allongement, mais ce processus en particulier n’aurait créé que « quelques malheureuses paires lexicales dont les termes, la plupart du temps, n’appartiennent pas à la même catégorie grammaticale et risquent peu de se trouver dans le même contexte syntaxique, pour ne rien dire des restrictions sémantiques contextuelles » (Dumas 1974 : 16, voir également Gess 2006 : 73). Cela ne veut pas dire que dans quelques-uns des items lexicaux touchés certaines nuances de qualité et de quantité vocalique n’aient pas perduré, mais celles-ci appartiendraient à la représentation phonétique détaillée des mots particuliers (Pierrehumbert 2002) et ne nécessitent pas qu’on postule des catégories phonémiques pour en rendre compte. Comme le souligne Morin (2006 : 142), les fonctions morphologiques, comme par exemple entre i et iː pour marquer la différence entre le prétérit et l’imparfait du subjonctif, auraient été très précaires étant donné les changements analogiques à grande échelle mais non uniformes qui ont touché les désinences verbales. g. Développement des diphtongues (y compris la monophtongaison)
365
Plusieurs des diphtongues en AF viennent des processus précédents qui touchaient les monophtongues sous l’accent. C’est le cas pour la diphtongaison dite romane (ɛ > íɛ ; ɔ > úɔ) et la diphtongaison dite française (e > éi ; o > óu). Les autres viennent de la vocalisation des consonnes (fructu > fruit ; factu > fait ; alba > aube) ou la réunion d’une voyelle non fermée
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
459
avec une voyelle fermée ou un glide, suite à la perte d’une consonne ou une métathèse (paucu > pou FC peu ; dormītōriu > dormtorjʊ > dortoir). Bien qu’on trouve des diphtongues de ces derniers types dans des syllabes non accentuées (par exemple affruitier ‘mettre en fruit, planter’), elles se trouvent majoritairement en syllabe accentuée (par exemple affruite) et peuvent presque toujours être associées à des formes de la même famille où la diphtongue est en syllabe accentuée. On trouve, en outre, des formes avec monophtongues en position non accentuée (par exemple affrutier GD). Même si dans quelques formes la diphtongue ne se trouve qu’en position non accentuée, et y reste intacte (par exemple poison < pōtiōne), la corrélation entre les diphtongues et la position accentuée est assez nette. Le système des diphtongues au début de la période se caractérise par le fait que chaque membre, qu’il s’agisse d’une diphtongue fermante ou ouvrante, est accentué sur le premier élément. Un changement important qui a touché ce système avant la dernière partie du 12e siècle a transformé les diphtongues dont le premier élément est fermé ([+haut]), donc íɛ, ýi et úɔ, de façon que l’accent tombe sur le deuxième élément (le plus sonore des deux, en supposant que y, avec l’articulation supplémentaire d’arrondissement, est moins sonore que i). Les diphtongues iɛ́, yí vont alors rester stables, le premier membre prenant une valeur de glide. Ce processus a touché aussi la triphtongue íɛu (°dɛ́u > díɛu > diɛ́u). Pour úɔ (buof), de même que pour óu (flor) (deux des trois diphtongues ayant les deux éléments arrondis, l’autre étant ɔ́u), il y aurait eu une étape caractérisée par une dissimilation du trait d’arrondissement des deux éléments, úɛ et éu étant le résultat (la catégorie éu est renforcée par l’issue de ɛ + ł vocalisé, voir ci-dessous après (220)). úɛ suit le processus qui déplace l’accent, le mettant sur l’élément plus ouvert. Puis uɛ́ et éu (peut-être yɛ́ et éy, mais avec un arrondissement articulatoire qui chevauche l’élément e voisin) se transforment en uœ́ et ǿu (peut-être yœ́ et ǿy) (Pope 1934 : §550, 551, Fouché 1952-1961 : 323). La monophtongaison qui a lieu avant le MF (voir plus bas dans le présent paragraphe) donne œ,ø, cet espace articulatoire étant disponible en dessous de l’espace fonctionnel de y (Bichakjian 1974). D’une façon similaire, la triphtongue iɛ́u devient iǿ. On ne peut pas préciser exactement à quel moment la distribution de œ et ø (élément d’une diphtongue ou voyelle pleine) cesse d’être déterminée par la qualité (mi-ouverte ou mi-fermée) de leurs sources, et commence à être déterminée par la structure syllabique (la « loi de position »). Si Morin (1986a) a raison et cette « loi » touche la distribution de e et ɛ à partir du 12e siècle (et toutes les voyelles moyennes avant le 16e siècle), il est possible que la direction de la monophtongaison (vers œ ou vers ø) ait été déterminée au moins en partie par la structure syllabique. Le développement de la diphtongue ɔ́u montre une variabilité importante (paucu > pɔ́u > pou ~ poi ~ peu > pø peu et focu > fɔ́u > fou ~ feu > fø feu à côté de traucu > trɔ́u > trou ~ trau ~ treu ~ tro > tru trou et clāvu > klɔ́u > clou ~ clau ~ cleu ~ clo > klu clou) (Fouché 1952-1961 : 309, Pope 1934 : §§547 sq.). ɔ́u issu de la vocalisation de ł devient u (kɔl̴p > kɔ́up > ku coup). La diphtongue éi (rei, veisin), comme úɔ et óu, subit un processus de dissimilation qui dans ce cas rend le premier élément arrondi. Ce processus a lieu avant le milieu du 12e siècle. Le résultat, ói, renforce la catégorie ói formée par les réflexes de lat ŭ et ō dans un contexte palatalisant (noiz, poison). La diphtongue ɔ́i (< áu + j) (joie < gaudia ; choisir < got kausjan) suit un développement incertain ; ou elle se joint également à la catégorie ói ou elle se développe en parallèle avec cette catégorie. Ce développement implique l’abaissement, entre les 11e et 13e siècles, de l’élément fermé (qui implique une articulation coronale). L’abaissement de l’élément fermé entraîne aussi le déplacement de l’accent sur celui-ci.
460
Partie 3. Phonétique Historique
(219) Figure 1 : les deux scénarios (voir aussi Sampson 1999 : 76) éi
éi > ói ói > óe > ué
ɔ́i
óe > ué ɔ́i
La diphtongue éi devant nasale résiste à ce développement (roi vs. reine). Comme dans ói,ɔ́i l’élément fermé de la diphtongue ái (mai, porterai, maison) s’ouvre en e (perte du geste coronal), puis ɛ. Dans ce cas, l’élément ouvert se ferme aussi (ái > ǽe > ǽɛ). Cette diphtongue subit une monophtongaison et aboutit à e en position finale (mái > mɛ́i > me ; pɔrtərái > pɔrtərɛ́i > pɔrtəre) et ɛ ailleurs (máizon > mɛ́izon > mɛzon). Le nivellement s’achève pendant la dernière partie de cette période (Pope 1934 : §§528 sq., Sampson 1999 : 76). A côté de l’AF ái, il y a la séquence a+j : dans le premier cas, soit l’élément fermé a toujours été vocalique, ou la vocalisation qui l’a produit a eu lieu plus tôt que dans le deuxième cas. En position finale, aj provient de a suivi d’une vélaire devenue yod (verai < °vērācu). aj non final provient soit de a + j dérivé d’une vélaire devenue yod (plaie < plaga), soit de a + la diphtongue ié (chaiere < °cathedra). Cette séquence aj devient ái tôt dans la période mais suit une trajectoire distincte (les premiers cas de ái s’étant déjà transformés en ǽe). Lorsqu’elle est suivie d’une voyelle, l’élément fermé demeure un glide et le noyau ouvert se ferme en ɛ (par exemple dans payer) ou dans certains cas reste inchangé (par exemple, aïeul, cahier, payen) (Pope 1934 : §§530-532). (220) Tableau 3 : évolutions de a + élément palatal ái > ǽe > ǽɛ > e /__# > ɛ ailleurs
aj > ái > ɛ /__# áij+V> ɛ-jV, a-jV
La vocalisation de l dont il a déjà été question a fait naître pendant la période de l’AF d’autres diphtongues, mais pas suivant les voyelles fermées i, y, u. Après i, la latérale n’était jamais vélarisée, mais a disparu (i + l > i, filcele > ficele). La latérale après y et u a simplement fusionné avec ces voyelles (y + l > y ; u + ł > u). Ailleurs dans le système, e + ł > éu (fełtrə > feutrə) ; ɔ + ł > ɔ́u (sɔłdrə > sɔudrə ; et a + ł > au (ałtrə > autrə). Puis les résultats suivent les mêmes trajectoires que les autres membres de leurs catégories, éu et ɔ́u devenant ø (via ǿu) et u, respectivement, avant la période du MF, mais áu perdure plus longtemps (Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 194). La triphtongue iɛ́u, qui résulte de la coalescence de íɛ + u (díɛu > diɛ́u) et de la vocalisation de ł (viɛ́łz > viɛ́uz), devient iǿ en parallèle avec éu > ø. Comme on a vu dans cette section, la dernière partie de la période AF a connu plusieurs cas de monophtongaison (ɔ́u > u ; éu > ø ; ái > e,ɛ). A cette liste s’ajoute la diphtongue áu, déjà devenue ɔ plus tôt. Devant voyelle ou à la fin du mot, ɔ devient o et aboutit à u au cours du 13e siècle (1s laudo > lɔ > lo > lu lou ; laudāre > lɔer > loer > luer louer (Pope 1934 : §578, Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 194). La nouvelle diphtongue áu issue de la vocalisation de l demeure jusqu’en MF, comme on vient de voir. Il est à remarquer que cette diphtongue n’implique pas d’articulation coronale et serait donc tolérée plus longtemps. h. Diphtongaison dans le système morphologique 366
Dans le système morphologique on voit plusieurs cas où une forme avec diphtongue est en alternance avec une forme avec monophtongue (Klausenburger 1979, Walker 1981a). Il existe ainsi des alternances dans le système verbal et dans le système nominal / adjectival
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dans les imparisyllabes. Le processus qui produit une diphtongue sous l’accent est illustré sous (221) avec les formes 1s et 1p. (221) Tableau 4 : naissance de diphtongues sous l’accent a. e ~ ei ~ ə e est ei sous l’accent, e ou ə ailleurs (e devant r) b. ə ~ ie ɛ est ie sous l’accent, ə ailleurs c. o ~ ou o est ou sous l’accent d. ɔ ~ ue ɔ est ue sous l’accent e. ə̃ ~ ĩẽ ɛ̃ est ĩẽ sous l’accent, ə̃ ailleurs f. ã ~ ãĩ ã est ãĩ sous l’accent
esperons ~ espeir ; devons ~ deif levons ~ lief plorons ~ plour morons ~ muer venons ~ vieng amons ~ aim
L’opacité de ce processus due aux nombreuses exceptions est discutée dans Klausenburger (1979) et Walker (1981a). i. Nasalisation et développement des voyelles nasales 367
Le développement des voyelles nasales en français est décrit en grand détail dans Sampson (1999), d’où sont tirées les grandes lignes exposées ici. A l’époque la plus ancienne de l’AF il est apparu un processus important de nasalisation allophonique qui a touché toute voyelle devant consonne nasale (Rq1). Ce processus s’est appliqué sans égard à la structure syllabique – il a eu lieu quand la consonne nasale servait d’attaque de la syllabe suivant la voyelle en question (ṼNV), aussi bien que quand elle partageait la rime avec elle, en position coda (ṼNC, ṼN#). D’après certains chercheurs, ce processus très généralisé de nasalisation était possiblement dû à une influence celte (voir Pope 1934 : §§9, 428). Quelle que soit son origine, on sait que la nasalisation a eu lieu avant la différentiation de éi en ói (avant le milieu du 12e siècle x §365) à cause de formes comme peine, où la nasalisation a bloqué la dissimilation de la diphtongue (voir aussi roi vs. reine). Il est probable que déjà aux 10e et 11e siècles, toute monophtongue et diphtongue orale avait un allophone nasal correspondant (Sampson 1999 : 65). La nasalisation a eu un effet important sur la qualité de certaines voyelles. La tendance à travers les langues est de centraliser les voyelles nasalisées (les voyelles fermées s’ouvrent et les voyelles ouvertes se ferment, pour des raisons perceptuelles, Beddor 1983, Hajek 1997, Sampson 1999, Carignan et al. 2013). Suivant cette tendance, à date ancienne dans le développement des voyelles nasalisées en AF, il y a une neutralisation de la distinction entre ɛ̃ et ẽ qui implique la fermeture de ɛ̃ (vɛñ t > vẽnt vent à côté de vẽntə vente). En même temps, ã se ferme en æ̃ et se diphtongue en ǽ ̃ i en syllabe ouverte (manu > main). Aux 11e et 12e siècles, la catégorie agrandie ẽ s’ouvre en ɛ,̃ et eı́ ̃ ̃ (peint) s’ouvre en ɛ́ ı̃ .̃ Dans la séquence ıẽ ́ ̃ (rien), une ouverture généralisée a été empêchée par le premier élément fermé, mais il faut quand même noter la variante peu prestigieuse, mais assez répandue, ıã ́ ̃ (p. ex., lian, viant, reans, paians pour lien, vient, riens, païens, Sampson 1999 : 71). Les autres effets d’ouverture sont discutés au §386, même s’ils étaient possiblement en cours vers la fin de la période AF. La voyelle ɛ̃ (< ẽ) se confond avec la voyelle æ̃ (< ã en syllabe fermée) (tend [æ̃ ]: tant [æ̃ ]). La confusion s’est déroulée graduellement sur plusieurs siècles (~ 13e-15e), trouvant
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Partie 3. Phonétique Historique
leur aboutissement dans quelques parlers au 16e siècle (Sampson 1999 : 70). On reviendra sur ce changement au §386. Comme pour le o oral devant S, le seul cas de fermeture qui va à l’encontre de la tendance universelle vers la centralisation implique la voyelle õ (et la diphtongue ṍĩ), dont la fermeture en ũ (ou o̝ ̃) (bon / bun) (et celle de la diphtongue ṹĩ, point / puint) est due à l’effet général résultant de l’antériorisation du u (on voit donc la même asymétrie entre ẽ et õ qu’on voit dans le cas de leurs équivalents oraux). On ne peut pas écarter la possibilité que la fermeture de o devant consonne nasale ait eu lieu avant la nasalisation, mais il est plus probable que les deux effets allaient de pair, et que la fermeture de cette voyelle était plus prononcée dans l’environnement nasal. Comme son homologue oral ói, ṹĩ subit une ouverture de l’élément coronal en ẽ et un déplacement de l’accent sur celui-ci, pour devenir uẽ ́ .̃ La diphtongue ý ̃i (juin) suit un développement parallèle et devient yẽ ́ .̃ La diphtongue æı́ ̃ ̃ se ferme selon la tendance universelle, avec un effet assimilatoire probable de son deuxième élément coronal, qui lui aussi s’ouvre. Le résultat de la fermeture de æı́ ̃ ̃ est ɛ́ ẽ ,̃ ce qui donne, au 12e siècle, la confusion avec ɛ́ ı̃ ̃ provenant de eı́ ̃ ̃ (lui aussi avec le dernier élément ouvert, ɛ́ ẽ )̃ , et des rimes du type pleine : graine. Après le 12e siècle, cette diphtongue ɛ́ ẽ ̃ commence à se monophtonguer en ɛ̃ ou ẽ, mais il s’agit là d’un processus graduel et on trouve toujours au 16e siècle des descriptions d’une prononciation diphtongale (Sampson 1999 : 73). Où la diphtongue se monophtongue, le résultat ɛ̃ ou ẽ reste distinct de la voyelle æ̃ résultant de la confusion de ɛ̃ (< ẽ) et æ̃ (< ã) discuté plus haut, et aurait facilité l’abaissement de celle-ci en ã. peı́ ̃ ñ t > pɛ́ ı̃ ñ t vɛñ t
> pɛ́ ẽ ñ t > pɛñ t / pẽnt > vɛñ t
> væ̃ nt > vãnt
3s peint 3s vend
Sampson (1999 : 73)
La disparition des consonnes coda nasales, avec le résidu de nasalisation qui reste lié à la voyelle (x §356), donne naissance aux voyelles et diphtongues nasales phonémiques ĩ, ỹ, ũ (õ̝ ), (ø̃), æ̃ (ã), ıẽ ́ ,̃ yẽ ́ ,̃ uẽ ́ ,̃ ɛ́ ĩ (x §§386 sq.). La voyelle très marginale ø̃ vient de la monophtongaison de yẽ ́ ̃ (la diphtongue originale – pas celle dérivée de yı́ ̃ )̃ qui se trouvait dans des formes perdues telles que buen(e), tuen(e), suen(e) ; cuens, suen, huem qui ont cédé aux formes bon(ne), tien(ne), sien(ne) ; comte, son, on / homme (Sampson 1999 : 72). Remarque 1. Le degré de nasalisation important dans les variétés d’oïl explique la direction d’assimilation inattendue dans les séquences de nasales ayant des lieux d’articulation distincts (par exemple, femme < fēm(i)na ; homme < hom(i)ne, Gess 1999b).
24.3 Evolutions prosodiques 24.3.1 Accentuation. Vers une oxytonie stricte au 12e s. 24.3.1.1 Syncopes préclassiques 368
Le système accentuel du latin classique avait déjà commencé à devenir opaque de bonne heure. La syncope dans la période préclassique (au moment où l’accent suivait la règle classique (x §76) sauf dans les mots de quatre syllabes avec les trois premières légères où l’accent se trouvait sur la première syllabe comme dans par exemple opitumus ‘meilleur’ et balineum ‘bain’, Lindsay 1894 : 158) avait changé opitumus en optimus et balineum en
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balneum. En latin classique, le premier mot n’existait que dans la forme syncopée, mais balneum alternait avec une forme pleine balineum, accentuée sur l’antépénultième en latin classique et non plus sur la pré-antépénultième comme au temps de Plaute. La coexistence d’une forme syncopée et d’une forme longue dans laquelle il semble que ce soit une voyelle accentuée qui s’est effacée a dû contredire la généralisation que les voyelles accentuées ne chutent pas (Jacobs 2015). Remarque 1. Cicéron alterne entre balineum et balneum dans ses lettres à Atticus (balneum : Ad Atticum, xiii. 52 et balineum ii. 3).
24.3.1.2 Syncopes en latin classique 369
La syncope dans les mots du type soliculum > soliclum ‘soleil’ et manipulum > maniplum ‘poignée’ a fourni également des formes qui semblent contredire la systématique de l’accentuation latine en créant des formes de surface accentuées sur une pénultième légère, c’est-àdire ayant une voyelle brève et étant ouverte. La consonification telle qu’elle a eu lieu peu après la période classique dans des mots comme filiolum ‘filleul’ et mulierem ‘femme, épouse’ a augmenté le nombre de formes prosodiques avec des pénultièmes légères accentuées, [filjolu] et [muljere]. A ces mots sont venus s’ajouter en latin tardif des mots comme 3s demorat ‘(il) demeure’ et 3s renegat ‘(il) renie’ où le déplacement de l’accent sur la racine aboutit également à des pénultièmes légères accentuées. Enfin, l’application de la syncope posttonique en pfr a transformé presque tous les mots proparoxytons en paroxytons (tabula > table, colaphu > °[kɔlpu] > colp, cop ‘coup’ etc.) et a consolidé davantage le caractère paroxytonique du pfr. Remarque 1. Pope (1934 : §249) met la syncope en rapport avec une intensité plus forte de l’accent en gallo-roman causée par une influence germanique. La syncope pourtant a existé dans la langue depuis le latin préclassique et classique (x §65). La thèse d’un accent musical pour le latin a été remise en cause par Lindsay (1894), l’influence germanique par Noske (2015) (x §76). La syncope a été décrite par Jacobs (2004) comme étant conditionnée par le pied accentuel. En latin classique la syllabe finale ne faisait pas partie du pied, qui ou bien regroupait la syllabe antépénultième et la pénultième si celle-ci était légère ou bien consistait uniquement en la syllabe pénultième quand la pénultième était lourde. Le relâchement de la contrainte que la dernière syllabe ne faisait pas partie du pied et la contrainte qui veut que le pied principal soit le plus possible à droite du mot ont mené à un nouveau système d’accentuation regroupant les deux dernières syllabes à la fin de la période du pfr. L’apocope peut dans cette perspective être considérée comme la continuation naturelle de la syncope, c’est-à-dire la réduction et l’effacement de la partie atone du pied.
24.3.1.3 Apocope 370
Par l’apocope, que l’on situe entre la fin du 7e et la fin du 9e siècle (Richter 1934 : 236, 243246, Pope 1934 : §§256, 260, Fouché 1952-1961 : 501), toute voyelle finale inaccentuée, sauf [a], était réduite à schwa avant la fin du 9e siècle et puis effacée, ce dont témoignent des formes comme commun, amur et sagrament dans les Serments de Strasbourg. La voyelle, cependant, n’était pas effacée si une voyelle d’appui était nécessaire (Pope 1934 : §258). Une telle voyelle était nécessaire avant un groupe final [-nt], comme par exemple dans 3p
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deivent FC (ils) doivent et 3p veient FC (ils) voient, après les affriquées [ʧ] et [ʤ] comme dans apiu > °[apʧe] > [aʧə] ache ‘céleri’ ou simiu > °[simʤe] > [sinʤə] singe et après des groupes consonantiques consistant ou bien en une obstruante suivie de l ou r (type fiertre (< fer(e)tru) ‘châsse’ ou feble (< flebile) FC faible) ou bien en une latérale suivie d’une nasale (type alne FC aune ou helme FC heaume). La représentation de cette voyelle finale en tant que e dans fradre, o comme dans Karlo, nostro ou a dans nulla et aiudha dans les Serments de Strasbourg montre l’incertitude des scribes et une certaine variation dans sa réalisation. Dans des textes plus jeunes, comme la Séquence de sainte Eulalie, on ne trouve que e et a pour la noter. L’apocope a changé non seulement la plupart des paroxytons en oxytons mais a également réintroduit dans la langue des groupes de consonnes en position finale de mot, comme chalt FC chaud (Fragment de Valenciennes), corps (Séquence de sainte Eulalie, La Vie de saint Léger), quens FC comte, corn FC corne, blancs et colps FC coup (Chanson de Roland) (x §§372 sq.). 24.3.1.4 Emprunts de la période de l’ancien français 371
La perte de l’accent proparoxytonique s’observe clairement dans la façon dont les emprunts ont été adaptés en ancien français. Des mots d’emprunt ont été adaptés de trois façons différentes : par la chute de la voyelle atone pénultième, par la chute de la dernière syllabe ou bien par un déplacement de l’accent. La première façon, qui peut être considérée comme une continuation tardive de la syncope pfr, consistait à faire chuter la voyelle de l’avant-dernière syllabe avec modification, si nécessaire, des consonnes restantes, comme dans par exemple capit(u)lu > chapitre, tit(u)lu > titre, apost(o)lu > apostre, id(o)lu > idele, idle, idre ‘idole, dieu païen’, an(i)ma > aneme, anme, alme, arme FC âme, ord(i)ne > °ordne > ordre, Lond(i)nu > °Londne > Londres, diac(o)nu > diacre, ou scand(a)lu > escandle > escandre, escanle FC scandale (Pope 1934 : §643). Une deuxième façon de mettre les proparoxytons en accord avec la paroxytonie était de faire tomber la dernière syllabe, comme dans imagine > image(ne) > image, virgine > virge(ne) > virge, vierge, angelu > ange(le) > ange, episcopu > °[evɛskə(və)] evesque FC évêque, organu > orge(ne) > orgue, orphanu > orfe(ne) > orfe FC orphelin, pagina > page(ne) > page, pallidu > pale(de) > pale FC pâle, rancidu > rance(de) > rance ou margine > marge(ne) > marge (Pope 1934 : §644, Bourciez et Bourciez 1967 : §15, ReinheimerRîpaenu 1990). Parfois, les deux manières différentes d’adapter des mots d’emprunt ont abouti à des formes doubles comme pampe (pampe(ne) < pampinu) ‘pétale’ à côté de pampre (< °pampne < pamp(e)ne) < pampinu) (Bourciez et Bourciez 1967 : §15) ou ange (ange(le) < angelu) et angle, angre (ang(e)le < angelu) (cf. DEAF, lemme angele). Des formes intermédiaires comme imagene, virgene et angele apparaissent en tant que telles dans La Vie de Saint Alexis (11e siècle) où l’on trouve également quatre occurrences de la forme pleine aneme qui apparaît encore comme anima dans des textes plus anciens comme la Séquence de sainte Eulalie (peu après 881) et La Vie de saint Léger (ca. 1000). Pope (1934 : §638) signale que des mots comme ceux donnés ci-dessus n’ont pas tous été empruntés au latin en même temps et que parfois il s’agit de mots qui, à vrai dire, ne sont pas des mots d’emprunt, mais des mots utilisés tous les jours par le clergé, comme virgene, imagene, aneme, angele, etc., ce qui a pu ralentir l’évolution normale, et elle situe l’effacement de la dernière syllabe à un moment assez tardif « sometimes only in Later Old French », c’est-à-dire, en ancien français du 12e siècle, sans doute à cause de leur présence
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dans la Vie de Saint Alexis. Bourciez et Bourciez (1967 : §15) placent la deuxième modification également à une époque relativement tardive, à un moment « où la loi de l’accent se faisait encore sentir » mais où « la voix était devenue incapable après avoir proféré une syllabe forte, de se prolonger distinctement sur deux syllabes faibles » et ils notent que le mot évêque semble un des plus anciens représentants de ce changement et supposent pour son évolution les stades intermédiaires °ebescobe > °evesceve. Effectivement, si les deux [p] dans episcopum ont tous les deux, en passant à [v], subi le voisement et la spirantisation, en revanche les [p] intervocaliques dans, par exemple, capitulu et apostulu, le [k] intervocalique dans diaconu et les [t] intervocaliques dans capitulu, titulu et apostolu ont clairement échappé au voisement et à la spirantisation. Notons aussi que si la chute de la voyelle pénultième dans ces trois derniers mots s’était produite au même moment que dans vetulus ‘vieux’ ou vitula ‘veau’, l’Appendix Probi recommandant 5 vetulus non veclus et 6 vitulus non viclus, on se serait attendu à des formes portant pareillement trace de ce changement [tl] > [kl]. Pour les mots en question, il faut donc ou bien supposer qu’ils ont été introduits plus tard, ou bien supposer qu’il s’agit d’une catégorie spéciale de mots (liturgie) qui ont davantage résisté à l’évolution régulière de la langue que d’autres. S’il est clair que ces mots n’ont pas toujours suivi l’évolution régulière, la question se pose de quelle manière ces mots, pour lesquels Pope et Bourciez supposent une chute de la syllabe finale relativement tardive, étaient prononcés en ancien français. Bourciez et Bourciez (1967 : §15) ne sont pas très précis dans la datation, mais remarquent, après avoir relevé l’évolution particulière du mot episcopum : « On a eu de même, et cela à des époques différentes : prince < °prince(ve) < principe ; […] marge < °marge(ne) < margine ; vierge < °virge(ne) < virigine ; orgue < °orgue(ne) < organu, etc. » Ils ajoutent que dans les poèmes du 11e siècle des mots « écrits par tradition pagene, virgene etc., ne comptent en réalité que pour deux syllabes : une forme comme organe (12e siècle) ne se produit que quand le sentiment de l’accentuation latine s’est oblitéré ». Sans doute Bourciez et Bourciez pensaient-ils ici au Psautier d’Oxford (milieu du 12e siècle) dans lequel on trouve deux occurrences pour organe (organo dans le psaume 150 : 4 et organes dans le psaume 136 : 2, les deux fois avec le sens ‘instrument de musique’) et aucune pour orgue (Rq1). Si l’on suit Pope et Bourciez et Bourciez dans leur datation tardive de la deuxième manière de modifier les proparoxytons, faut-il alors admettre que la langue avait encore des proparoxytons avant le 12e siècle et que ce n’était qu’au 12e siècle que le sentiment de l’accent latin avait vraiment disparu ? Gaston Paris, dans sa deuxième édition de la Vie de Saint-Alexis (le plus ancien manuscrit a été écrit au 12e siècle en Angleterre, soit un siècle après le poème original qui est localisé et daté « dans la partie de la Normandie la plus voisine de l’Ile de France, aux environs de l’an 1040 »), indique en italiques les voyelles posttoniques des proparoxytons des mots comme aneme, angele, virgene, imagene et glorie FC gloire en notant qu’elles ne comptent pas pour la mesure du vers et que « l’ẹ doit y être prononcé très rapidement, l’i comme dans escalier ». Le poème est d’une régularité parfaite quant à la versification. Chaque strophe contient cinq vers et chaque vers comporte toujours dix syllabes (décasyllabes), quatre avant l’hémistiche et six après. Donc, le nombre minimal de syllabes est de dix et dans ce cas-là la fin de l’hémistiche et la fin du vers ont toutes deux une terminaison masculine, c’est-à-dire un mot oxyton, accentué sur la dernière syllabe. Un vers peut contenir onze syllabes (dans ce cas on a ou bien à l’hémistiche ou bien à la fin du vers une terminaison féminine (un mot paroxyton avec une finale atone)) ou bien douze syllabes lorsque les deux, l’hémistiche et la fin du
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vers, ont une terminaison féminine. Aux vers 86-89 on retrouve quelques exemples de proparoxytons qui vont finir plus tard en français par voir disparaître leur dernière syllabe. (222) Tableau 5 : Vie de Saint-Alexis 86 Puis s’en alaṭ | en Alsis la citeṭ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 88 Quẹḍ angẹlẹ firẹnt | par comandẹment Deu 1 2 3 45 6 7 8 9 10 11 90 Saintẹ Mariẹ, | qui portat Damnẹdeu 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
87 Por unẹ imagẹnẹ | dont il oḍit parler, 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 89 El nom la virgẹnẹ | qui portat salvẹteṭ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Comme l’assonance est masculine en [e], les vers, selon la terminaison de l’hémistiche peuvent avoir dix ou douze syllabes. Les vers 86 et 90 en comptent dix, les trois autres onze. Il ressort clairement que angele, virgene comptent pour deux et imagene pour trois syllabes et que ces mots étaient toujours accentués sur l’antépénultième syllabe. Il en va de même pour des mots comme aneme FC âme ou glorie FC gloire, comme au vers 613. Ce vers montre une terminaison féminine à l’hémistiche et à l’assonance et contient donc douze syllabes. 613 Quer orẹ est s’anẹmẹ | dẹ gloriẹ rẹplẹniḍẹ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Notons que dans ce vers le e final de orẹ ne compte pas étant donné que le mot suivant commence par une voyelle tout comme le e final de unẹ au vers 87. Selon Rheinfelder (1953 : §150) la motivation de ces graphies est soit savante, soit le signalement de la palatalisation de [g] (angele [anʤlə]). Cette prononciation ressemble à la prononciation très rapide recommandée par Gaston Paris pour des mots comme virgene, angele et imagene c’est-à-dire pas comme [virʤənə], [anʤələ] ou [imaʤənə], mais comme [virʤnə], [anʤlə] ou [imaʤnə]. Pourtant, une prononciation comme [virʤnə] ou [anʤlə] semble moins vraisemblable (Fouché 1952-1961 : 472). Comme un groupe consonantique [rʤ] ou [nʤ] n’était plus possible en coda, il faudrait supposer pour les deux premiers mots une attaque [ʤn] et [ʤl], ce qui aurait dû entraîner des modifications des consonnes restantes, tout comme dans par exemple ord(i)ne > °ordne > ordre, comme illustré ci-dessus. La versification semble donc clairement montrer que ces mots n’étaient plus des proparoxytons au 11e siècle et qu’ils étaient probablement déjà prononcés [virʤə] [anʤə] et [imaʤə]. Un des manuscrits, désigné P par Gaston Paris (Paris 1885 : 443), contient au début du vers 89 la variante El nun de la virge. A cet égard il est instructif de comparer la prononciation des mots anglais virgin ‘vierge’, angel ‘ange’, image ‘image’ et verge ‘bord’. Le mot virgin [vɜ:ʤɪn] doit provenir d’une forme française virgene et non pas d’une forme comme vierge ou virge parce que dans ce cas-là on n’aurait pas eu de trace du [n] dans le mot anglais, tout comme dans l’anglais verge [vɜ:ʤ] qui provient de l’ancien français verge (< virga). L’absence d’une trace de [n] dans le mot anglais image et sa présence dans virgin semble indiquer qu’au début du 11e siècle et en tout cas avant 1066 virgene et angele étaient encore des proparoxytons, mais que imagene ne l’était plus (Rq2). L’assonance dans la Vie de Saint Alexis illustre également la troisième et dernière façon d’adapter des emprunts proparoxytoniques en ancien français. Cette dernière méthode consiste à déplacer l’accent sur la dernière syllabe, comme par exemple dans fragile > fragile, facile > facile, fabrica > fabrique, utile > utile, mobile > mobile, calice > calice, dominu > dominum, canticu > cantique ou tympanu > timpan FC tympan. De nouveau, on re-
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trouve parfois des formes doubles comme martre et martir pour martyre FC martyr, avoltre, avoutre et adultere pour adulteru et utle (Quatre Livres des Rois) et utile pour utile. Dans la Vie de Saint Alexis, la dernière syllabe du nom propre du personnage principal figure souvent à la fin de l’hémistiche ou à la fin du vers, comme par exemple dans les deux vers sous (223) et il montre clairement un accent final (Alexis > Alexis) (Lote 1991 : 50). (223) Tableau 6 : Vie de Saint-Alexis 471
Sirẹ Alexis, | tanz jorz t’ai dẹsidreṭ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
507 Chantant en portẹnt | lẹ cors saint Alexis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Un autre exemple, relevé par Pope (1934 : §648) et Lote (1991 : 56), est l’assonance masculine de la strophe 44 dans laquelle om FC homme, maisun FC maison, grabatum ‘lit pour se reposer’, dolour FC douleur et amour terminent les vers et où on voit que l’accent s’est déplacé de l’avant-dernière sur la dernière syllabe dans grabatum (< grabatum). Un exemple comparable est fourni par l’ancien proparoxyton balseme (< balsama) ‘baume’ qui apparait sous la forme de balsemu dans le Roman d’Alexandre dans l’alexandrin au vers 5399 Car il vivent d’encens e de bon balsemu, dans lequel toutes les syllabes comptent afin d’obtenir un alexandrin, mais où balsemu à la fin du vers témoigne d’un accent final. Cette dernière manière d’incorporer des mots proparoxytons dans la langue est pour Pope (1934 : §648) plus tardive, ces mots montrant clairement qu’ils n’ont pas participé à l’évolution régulière de la langue, qui a donné pour les étymons fragile, fabrica et mobile en ancien français fraile FC frêle, forge ‘action de forger, fabrication’ et mueble ‘mobile, mouvant, qui peut changer de place’. Notons également que le [k] dans calicem (> calice) n’a pas subi la palatalisation, contrairement au [k] de capitulu (> chapitre) donné plus haut (Rq3). Les deux dernières façons de faire disparaître des mots proparoxytons (la chute de la dernière syllabe et le déplacement d’accent) s’observent aussi dans d’autres variétés galloromanes. Wheeler (1988) mentionne que l’occitan montre un déplacement d’accent dans des mots comme lacrima > lagrema ‘larme’ ou persica > persegue ‘pêche’ et Rohlfs (1970 [1935]) que le gascon témoigne de l’effacement de la dernière syllabe dans tepidu > tebi ‘tiède’ ou galbinu > gaubi ‘jaune’. Le dernier moyen utilisé par l’ancien français pour incorporer des mots d’emprunt (déplacement de l’accent sur la dernière syllabe pour entrer en conformité avec l’oxytonie) n’est pas sans rappeler le déplacement d’accent (entre autres, Lindsay 1894, Niedermann 1991 : 16 sq., Richter 1934 : §22, Fouché 1952-1961 :151-153, Pope 1934 : §214, Pulgram 1975 : 156-172, Steriade 1988, Bullock 2001, Ségéral et Scheer 2005, Lahiri et al. 1999) en gallo-roman dans des mots comme integru > integru, c’est-à-dire des mots avec une pénultième légère suivie d’un groupe consonne+liquide (x §85). Dans ce groupe de mots on voit des résultats différents. Parfois la syncope s’est appliquée avant le déplacement d’accent de l’antépénultième sur la pénultième, comme dans feretru > fiertre ‘châsse’ ou pullitra > poltre ‘jeune jument’ et parfois on a des formes doubles, comme entre ‘en bonne forme’ (FEW 4 : 734b, DEAF entre) et entir ‘sincère, pur’ (< integru) ou palpre et palpebre (< palpebra) ‘paupière’ (qui apparaissent encore en tant que telles dans le Psautier d’Oxford (comme par exemple aux vers 10, 5 et 131, 4 respectivement). Comme le Psautier d’Oxford est un texte en prose il ne renseigne pas sur la prononciation, mais La Chanson de Roland contient cinq formes remontant à tenebras FC ténèbres : tenebrus au vers 814 et tenebros au vers 2896. Les deux formes se trouvent en position finale d’un vers avec une assonance masculine (as-
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Partie 3. Phonétique Historique
sonance tenebrus (814) et merveillus (815) et tenebros (2896) avec amur (2897)) et témoignent donc d’un accent final et ressemblent sous ce rapport à balsemu dans le Roman d’Alexandre mentionné ci-dessus. Ces déplacements d’accent en gallo-roman de l’antépénultième sur l’avant dernière peuvent être interprétés de la même façon que les déplacements que nous venons de discuter pour l’ancien français. Tout comme ceux-ci mettent les mots proparoxytons en accord avec l’oxytonie de l’ancien français, ceux-là, à un stade antérieur, mettaient les proparoxytons en accord avec la paroxytonie du gallo-roman (Jacobs 2006). En résumé, les trois façons différentes d’adapter des proparoxytons, chute de la voyelle pénultième, chute de la dernière syllabe et déplacement de l’accent, montrent clairement que l’ancien français n’a jamais adopté un patron accentuel qui lui était étranger et, à l’appui de Noske (2015), invalident davantage une influence accentuelle germanique. Remarques 1. Si le Psautier d’Oxford contient uniquement des formes comme angele, virgine et imagene ainsi que des centaines d’occurrences pour aneme(s) qui s’accordent mal avec une oblitération du sentiment de l’accentuation latine, on trouve cependant un certain nombre d’occurrences (neuf pour être précis) pour anme et anmes. 2. La forme vierge au lieu de virge s’explique (Pope 1934 : §500) par l’épenthèse d’une voyelle entre un [i] et [r], tout comme dans cirge FC cierge. 3. Bourciez et Bourciez (1967 : §15) mentionnent que l’accentuation proparoxytonique « est devenue peu à peu si contraire aux habitudes de la langue que plus tard, en moyen français, lorsqu’on avait dans certaines formules interrogatives une succession de deux [schwas], on a fait du premier un [e] accentué. On a commencé à dire dès le 16e siècle aimé-je pour aime-je, conté-je pour conte-je, etc. ».
24.3.2 Structure syllabique, début de l’ancien français 24.3.2.1 Nouveaux groupes CC# 372
Les processus de la syncope et de l’apocope ont créé des groupes de consonnes qui n’existaient pas en latin classique ou en latin tardif. Les groupes qui en résultaient en position intérieure du mot ont été adaptés en conformité avec les conditions de la structure syllabique (x §28). En position finale de mot, de nouveaux groupes de consonnes étaient admis, comme illustré ci-dessous (Fouché 1952-1961 : 775-777 ; Klausenburger 1970 : 57 sq.). (224) Tableau 7 : nouveaux groupes consonantiques en position finale a. liquide + obstruante [l] + obstruante colp [lp] coup folc [lk] foule chalt [lt] chaud salf [lf] sauvé sals [ls] saule c. liquide + nasale [r] + nasale jorn [rn] jour ferm [rm] fort
[r] + obstruante corp [rp] forc [rk] part [rt] serf [rf] mors [rs]
[l] + nasale n’existe pas
corbeau fourche côté, portion serf morsure
b. [s] + plosive cresp [sp] basilisque [sk] prest [st]
d. nasale + p, t, k, s champ [mp] vent [nt] blanc [ŋk] cuens [ns]
crêpé basilique prêt
champ vent blanc comte
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Remarque 1. Le groupe [ln] ou [lm] n’existe pas, parce que c’est précisément un des contextes où une voyelle d’appui était nécessaire (x §370), comme dans alne FC aune ou helme FC heaume.
24.3.2.2 -s et -t flexionnels 373
Dans le cas de la présence d’un [s] ou [t] flexionnel, comme dans 3s dēbet > deift (dift dans les Serments de Strasbourg) FC (il doit), le nombre maximal de consonnes s’élevait à trois : corps ‘corps, CSs, CRp’, colps ‘coup, CSs, CRp’, corns ‘cor, CSs, CRp’, 3s rompt ‘(il) rompt’, 3s serft ‘(il) sert’ etc. (Fouché 1952-1961 : 777). Dans le cas des dentales devant [s] le résultat était une affriquée (saint ~ sainz , fort ~ forz, plaint ~ plainz, nu / nuz, chalz ‘chaux ; chaussure ; chaud’) (voir Klausenburger 1979 : 85 et Fouché 1952-1961 : 776). Une affriquée résultait également lorsqu’une géminée [n] ou un [ɲ] ou [ʎ] est entré en contact avec un [s] final, comme dans anz (< annu) FC an, bainz (< balneu) et filz (< fīlius) ‘fils’ (Fouché 1952-1961 : 776, Pope 1934 : §318). Wetzels (1985) observe que dans ces derniers cas, l’affriquée est presque toujours représentée par le graphème z en ancien français, mais que dans les cas où un [n] simple entrait en contact avec un [s] final, on le retrouve moins systématiquement, comme par exemple dans mainz pour mains (< manus) ‘les mains’. Pour [n] simple en contact avec [s] final il s’agit selon Wetzels (1985) de la création, variable et non pas systématique, d’un contour consonantique entre les deux consonnes. Partant du fait que [ɲ] et [ʎ] étaient également des géminées, l’affriquée dans les cas d’une géminée [n], [ɲ] et [ʎ] devant [s] final est décrite par Wetzels (1985) comme le résultat d’une assimilation complète du second élément de la géminée qui s’assimile partiellement à la consonne à sa droite et à celle à sa gauche. Remarques 1. Pour mains on trouve une seule forme mainz dans le DEAF main. Pour une paire minimale pols / polz (< poll(i)ce, FC pouce) et pols / polz (< pulsu, FC pouls) on s’attendrait donc à des différences systématiques dans l’orthographe. 2. Une affriquée résultait également dans le cas de [rn] suivi de [s] final, comme dans jorn / jorz.
24.3.2.3 Simplification des groupes en position finale 374
Les nouveaux groupes de consonnes en position finale de mot étaient mal tolérés et donc de courte durée. Comme on a vu au §356, dans les groupes avec une première consonne liquide (x §372 (224a)) les labiales et vélaires finales de radical en contact avec l’élément flexionnel ont été effacées de bonne heure (sg serf ~ pl sers, sg verm ~ pl vers, sg champ ~ pl chans, sg porc ~ pl pors, sg sanc ~ pl sans, 1s dorm ~ 3s dort, 1s serf ~ 3s sert). Les affriquées, étant des consonnes simples, n’ont pas été simplifiées, ce qui veut dire qu’au début du 11e siècle en position finale de mot le nombre maximal de consonnes finales est de deux. Fouché (1952-1961 : 779-781) note que dans les groupes de deux ou trois consonnes dont la première est [s] sous §372 (224b), c’est cet [s] qui a chuté comme dans pl cresps > creps FC pl crêpés, basilisque > basilique, ou prest > pret FC prêt.
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Partie 3. Phonétique Historique
Le premier processus d’amuïssement touche ensuite les consonnes finales de radical simples (i.e. précédées d’une voyelle) suivies par -s ou -t flexionnel. Comme auparavant, ce sont les labiales et les vélaires qui disparaissent (sg drap ~ pl dras, sg crep ~ pl cres, sg nef ~ pl nes, sg coc ~ pl cos, sg croc ~ pl cros, 1s deif ~ 3s deit) et ce sont les affriquées, représentées à l’écrit par z, qui restent (sg nuit ~ pl nuiz ; sg an ~ pl anz ; sg jorn ~ pl jorz ; sg fil [ʎ] ~ pl fiz ; sg poing [ɲ] ~ pl poinz). La chute de la nasale après [r] sous §372 (224c), comme dans, sg jorn > pl jor FC jour, sg forn > pl for FC four semble également avoir eu lieu avant le 11e siècle. Fouché (19521961 : 782) précise « de bonne heure » en notant l’absence de [n] dans le mot char (< carne) FC chair dans la Chanson de Roland. La présence ou l’absence de [n] dans ces cas est indépendante du segment initial du mot suivant. Si on trouve effectivement deux occurrences de char et une seule de chars, le poème, au vers 1265, contient la forme charn en position finale du vers et carn dans le vers 3606 devant un mot à initiale consonantique. Les formes pour le mot ‘jour’ sont plus claires : il y a trois occurrences de la forme jor, la forme jur apparaît 17 fois, jurz 14 fois et il n’y a que trois occurrences de jurn, à chaque fois devant un mot commençant par une consonne. Le mot corn FC cor apparaît cinq fois (une fois devant un mot suivant commençant par une voyelle et quatre fois devant une initiale consonantique) en tant que tel et deux fois au pluriel sous la forme corns, mais jamais sous la forme cor. La forme cors apparaît 67 fois mais toujours avec le sens ‘corps’, sauf une seule fois dans le vers 1468 où elle a le sens ‘cor’. Les deux occurrences de corns posent la question de savoir si les groupes de trois consonnes, dans des mots comme corps, colps, corns, rompt ou serft mentionnés ci-dessus, ont vraiment existé ou témoignent plutôt d’une graphie conservatrice. La Chanson de Roland semblerait exclure qu’il s’agisse uniquement d’une graphie conservatrice et montre que les groupes étaient traités différemment. Un mot comme colps apparaît 31 fois en tant que tel et 4 fois sous la forme cols, mais jamais sous la forme cop ou cops. Un mot comme corps n’apparaît jamais en tant que tel, mais toujours, 76 fois, sous la forme cors. L’adjectif blancs apparaît cinq fois devant un mot suivant commençant par une voyelle et 7 fois devant une initiale vocalique, mais jamais sous la forme blans. Le mot haubert apparaît 13 fois sous la forme osbercs, mais jamais sous la forme osbers. Enfin, si on trouve une occurrence de cerfs, il n’y en a aucune pour serft, mais deux fois sert. Les changements discutés ci-dessus impliquent que vers la fin du 11e siècle et au début du 12e siècle, des deux consonnes possibles en position finale de mot la première est toujours ou bien une liquide ou bien une nasale, la deuxième ou bien une affriquée ou bien une obstruante sourde ([p, t, k, f, s]) qui peut être un [s] ou [t] flexionnel. (Fouché, 1952-1961 : 779). 24.3.3 Domaine d’accentuation : du mot à la phrase phonologique 375
Le changement prosodique le plus important, et avec des conséquences nombreuses, s’est produit au courant des 12e et 13e siècles. Le domaine d’accentuation qui était le mot depuis le latin classique commence à s’élargir et le mot va perdre son autonomie accentuelle. Traditionnellement ce domaine plus large était appelé groupe de souffle, groupe rythmique, syntagme phonologique ou encore phrase phonologique (de l’anglais Phonological Phrase). Pope (1934) met de nouveau (x §369.1) ce changement en rapport avec l’intensité de l’accent qui, cette fois-ci, serait devenue plus faible. Elle remarque
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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In the earlier period, when the tonic stress was intense, words remained, broadly speaking, the unit of the phrase, but in Later Old and Middle French, words closely connected in thought, word-groups consisting of substantives and articles or adjectives – verbs and subjects, objects or adverbs – auxiliaries and participles, etc., were more and more run together and thus the phrase or locution became the sentence-unit instead of the word. Pope (1934 : §170)
Kukenheim (1971 : 330) met ce changement en rapport avec la perte de l’enclise : « le rythme, encore descendant dans les premiers textes, qui se ressentent aussi de l’influence germanique, se fait ascendant aux environs de 1150, époque charnière, après La Chanson de Roland, si riche encore en pronoms enclitiques » (voir également Rainsford 2014). Marchello-Nizia (2015a) propose une discussion très détaillée des différentes étapes du pronom personnel je, qui avant le début du 12e siècle ne connaissait pas d’élision, phénomène qui commence à se produire durant ce siècle et qui se répand aux 13e et 14e siècles. Elle conclut : « Elision de JE devant voyelle, perte pour JE de la possibilité d’être support d’enclise, disparition de la forme gié dédiée aux emplois disjoints et toniques, remplacement progressif de JE tonique par moy : en environ deux siècles et demi, entre 1100 et 1350, du début de l’élision devant un verbe à l’initiale vocalique au remplacement de « je et il » par « Moy et lui », on peut suivre les étapes de la transformation des formes du pronom sujet. » Marchello-Nizia (2015a : 40)
La perte de l’enclise et le changement dans le domaine de l’accentuation, du mot à la phrase, a été également observée par Adams (1987). A propos de l’enclise elle remarque « As long as je, for example, in [jes avrai] [Je les aurai] remained an independent form with its own accent, les could cliticize to it. As words lost their rhythmic independence, enclisis ceased to be possible » (Adams 1987 : 165). Le fait que je, ge était une forme indépendante avec un accent est corroboré par le fait qu’il puisse être séparé du verbe, comme par exemple dans Jo del mien ferai ma volente (le Mystère d’Adam, vers 617) et aussi par le fait qu’il puisse être employé de façon autonome comme dans Ge, por quoi ? Twelve Fabliaux, fabliau 9, ligne 682) (Einhorn 1974 : 64) et encore par sa résistance initiale à la proclise (MarchelloNizia 2015a). Jacobs (1993b) propose une analyse formelle du changement prosodique en se basant sur le modèle de Selkirk et Shen (1990) selon lequel la structure prosodique d’une langue est dérivée de la structure syntaxique en optant ou bien pour le côté droit ou bien le côté gauche d’une catégorie lexicale dans la délimitation des phrases. Jacobs (1993b) suppose que la perte de l’enclise peut être analysée en stipulant que le côté gauche a été remplacé par le côté droit d’une catégorie lexicale qui permet de regrouper le verbe et tous les pronoms précédents. Se basant sur une étude détaillée de l’organisation rythmique d’un corpus de textes annotés prosodiquement et syntaxiquement, Rainsford (2011) plus récemment situe le remplacement d’un accent de mot par un accent de phrase entre le milieu du 12e et le milieu du 13e siècle. Le changement en question, la réanalyse d’un accent de mot comme un accent de phrase, a pu se produire dès que le sentiment de rythme avait complètement disparu de la langue, c’est-à-dire dès que la langue s’était débarrassée des derniers proparoxytons. Le fait que c’est la phrase qui est devenue le domaine d’accentuation a eu également des conséquences pour les groupes de consonnes en position finale de mot. Les groupes de deux consonnes ne sont désormais possibles qu’en position finale de la phrase (voir entre autres Pope 1934 : §§171, 613, Jacobs 1989 : 101, Morin 1986c).
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Partie 3. Phonétique Historique
En position finale de mot, mais à l’intérieur d’une phrase, les consonnes finales et les groupes de consonnes vont être traités de la même manière que les groupes qui résultaient de la syncope (x §28), mais ici en fonction du début consonantique ou vocalique du mot suivant (x §312). A ce sujet Fouché (1952-1961 : 665) et Pope (1934 : §611) citent Sylvius (1531) qui remarque « In fine dictionis, nec s nec caeteras consonantes … ad plenum sonamus, scribimus tantum : nisi aut vocalis sequatur, aut finis sit clausulae » [‘A la fin d’un mot ni s ni les autres consonnes ne sont prononcés, bien qu’ils soient écrits : sauf s’il y a une voyelle qui suit ou à la fin de la phrase’]. Pope (1934 : §612) mentionne que les occlusives et fricatives finales avaient une double ou triple articulation. Une forme verbale comme beif ‘je bois’ avait [f] en position finale de phrase, [v] à l’intérieur d’une phrase si le mot suivant commençait par une voyelle et la consonne finale était effacée en position intérieure d’une phrase si le mot suivant débutait par une consonne. Pope (1934 : §612) remarque que ce stade s’est maintenu jusqu’en français moderne dans la prononciation de dix par exemple (les phrases sont délimitées par des parenthèses) : [dis] (nous sommes dix) et [dis] (nous sommes dix)(dans cette pièce), (dix hommes) [dizɔm], (dix femmes) [difam].
24.4 La phonologie segmentale du moyen français 24.4.1 Conditions externes de l’évolution entre le 14e siècle et le français contemporain 376
Au 14e siècle, après les nombreux changements phonologiques analysés précédemment, quelques-uns d’entre eux sont toujours en pleine progression. Même si le moyen français (jusqu’à la fin du 16e siècle) représente une période assez turbulente du point de vue politique et social, il existe plusieurs forces conservatrices concernant la langue et son usage, dues à divers facteurs : l’arrivée des presses d’imprimerie – la première à Paris en 1470, et une soixantaine avant la fin du siècle (une autre quarantaine à Lyon) ; une nouvelle conscience nationale à la suite de la consolidation du pouvoir de la couronne française pendant la dernière moitié du 15e siècle, et la poursuite de l’unification politique du territoire au cours du 16e siècle ; une attention érudite nouvelle portée sur le français au 16e siècle, même s’il subsiste certains doutes quant à son statut par rapport au latin et à l’italien (Rickard 1989). Le développement se terminera avec les inventaires qu’on trouvait à l’aube de l’ère moderne, c’est-à-dire au début du 17e siècle, et qui font apparaître une langue qui ressemble déjà beaucoup à celle d’aujourd’hui. Il y a eu, depuis lors, encore des forces conservatrices qui contraient les changements pendant cette période, car les 17e et 18e siècles représentent une période de codification et standardisation intenses de la langue, et le 19e siècle témoigne du déclin rapide des dialectes sur le territoire français (Rickard 1989). Straka (1981 : 161) cite Charles Bruneau qui, dans sa contribution (tome XII, 1948) à l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, prétend que « vers 1850 […] la prononciation de mots français était définitivement fixée » et que « désormais, cette prononciation ne changerait plus guère ». Mais la lenteur de l’évolution phonologique n’établit pas son inexistence ; la langue a continué à subir des changements jusqu’à nos jours, et continue à en subir aujourd’hui. La langue moderne a fait et continue de faire l’objet d’une multitude d’études qu’on ne tentera pas de résumer dans ces quelques pages.
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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24.4.2 Les consonnes du moyen français 24.4.2.1 Inventaire des consonnes du moyen français 377
Voici l’inventaire des consonnes en MF (225) Tableau 8 : inventaire consonantique du MF occlusives affriquées fricatives nasales latérales rhotiques glides
labiales p, b
dentales post-alvéolaires vélaires t, d k, ɡ
f, v m
s, z n l r, rr
(w)
uvulaire glottale
ʃ, ʒ ɲ ʎ
h (ʁ)
j, ɥ
24.4.2.2 Processus qui touchent les consonnes a. Modifications de l’inventaire 378
Le ʎ commence à se réduire à j au 14e siècle, et sa réduction continue progressivement pendant la période pour s’achever en FC (Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 199). La réalisation de la rhotique est fort variable. Elle varie entre le [r] apical et des prononciations dorso-vélaires et uvulaires, ainsi qu’entre des réalisations vibrées et approximantes, avec bien sûr la possibilité d’effacement en position coda ou finale de mot (x §§356 sq.). On voit aussi des cas d’assibilation (qui a donné par exemple chaise de chaire (MarchelloNizia 1979 : 85 sq. ; voir également les formes hypercorrectes rairon pour raison, courin pour cousin, évoquées par Wartburg 1934 : 156, qui cependant n’identifie ses sources). La réalisation de cette consonne dépend en grande partie de son contexte phonologique (initial, intervocalique, coda, finale de mot). Les changements qui ont touché les consonnes en position de coda suggèrent que c’est dans cette position qu’aurait commencé la régression de l’articulation coronale. La réalisation de la rhotique dépend aussi de la qualité des sons environnants (par exemple, les voyelles antérieures fermées facilitent l’assibilation). La rhotique géminée, qui n’existait qu’à l’intérieur des mots, s’est simplifiée en perdant la position coda, après l’influencé exercée par celle-ci sur la prononciation de la voyelle précédente ([bɑʁʁə] > [bɑʁ]). Voir aussi Morin (2005) pour une discussion de la variabilité de la rhotique. La disparition du h germanique a lieu au cours de la dernière période du MF, mais il est à remarquer que cette consonne est toujours attestée chez certains locuteurs (parmi les plus âgés) au Nouveau Monde (Gess et al. 2012), ainsi qu’au Pays Basque (Eychenne 2009). La disparition du h se produit au niveau phonétique, mais il garde son statut structural en projetant une unité de squelette qui occupe la position attaque de la syllabe initiale et qui empêche l’élision dans le homard et la liaison dans les homards (le phénomène est dénommé h-aspiré). b. Glides
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Un certain nombre de nouveaux glides labiaux émergent dans des contextes d’hiatus, mais ils ont tendance à se consonantiser (par exemple, espoenter > [espuwanteʁ] > épouvanter). Se produisent également de nouveaux glides palataux (par exemple, voielle [vwɛɛlə] > voyelle ; aiant [ɛant] > ayant) qui restent dans le système et conservent un comportement consonantique (ils occupent une position d’attaque). En revanche, après consonne (diable, viande, fuir,
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Partie 3. Phonétique Historique
juif, fouet, moi), ou à l’initiale (yeux, huile, ouaille), les glides semblent avoir un comportement vocalique (ils semblent former un noyau complexe avec l’élément vocalique suivant). Dans le premier contexte, une datation précise de leur apparition est difficile sur le plan diachronique, mais si les conditions qui ont produit les formes lexicalisées du verlan jɛb̃ , jɛʃ̃ et wam pour bien, chien et moi à l’ère moderne (Bullock 2002) avaient déjà existé en MF, ils auraient eu un statut vocalique. La situation est plus claire dans le deuxième contexte puisqu’on sait qu’à l’initiale ces éléments n’ont jamais bloqué ni l’élision ni la liaison au pluriel (les [z] yeux, l’huile, les [z] ouaille), et font donc partie d’un noyau complexe. A la fin de la période, au 16e siècle, il a pu se produire des effets vocaliques devant le glide palatal (i de transition dans [brɥijɛʁ] qui alterne avec [bryjɛʁ] bruyère ; changement de timbre dans [paje] payer dont la première voyelle peut se prononcer e ou ɛ). Le j peut aussi disparaître, comme on le voit dans [ʒajã] > [ʒeã] géant, et ses comportements possibles sont évidents dans la triade de prononciations de gruyère : [gʁyjɛʁ], [gʁɥijɛʁ], [gʁyɛʁ]. Références bibliographiques : Pope 1934 : §§239, 241 ; Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 199.
c. Perte des consonnes finales 380
L’amuïssement des consonnes finales à l’intérieur des groupes de mots quand elles sont suivies d’une autre consonne, qui a commencé vers la fin de l’AF (x §356), se poursuit en MF. Un témoignage amusant nous vient de la fin du 16e siècle et d’une enseigne en forme de rébus décrite par Tabourot (1587), où l’on avait représenté un os, un bouc, un duc (oiseau : le grand-duc) et un globe pour signifier ‘Au bout du monde’ (Pope 1934 : §617). Un effet profond de ce processus est la perte des désinences grammaticales, par exemple du s du pluriel, du s et du t marqueurs de personne, qui donne au 14e siècle le paradigme 1s -ə, 2s -ə, 3s -ə, 1p -õ̝ /ũ, 2p -e, 3p -ə(nt) pour les verbes de la 1ère conjugaison (Marchello-Nizia 1979). Le processus touche aussi la rhotique finale, marqueur important de l’infinitif (-er > [e] ; -ir > [i] ; -oir > [ué]) et d’agentivité (-eur) (ce qui explique le féminin en -euse, par analogie avec les terminaisons adjectivales -eux / -euse) (Rickard 1989 : 63). A partir du 15e siècle, le processus s’étend et touche les consonnes devant pause, ce qui donne naissance aux consonnes flottantes de liaison (x §313). Ceci représente une progression vers une syllabation ouverte presque absolue, les exceptions venant de l’intervention des grammairiens, de l’influence de l’orthographe, et surtout du nombre de syllabes et du fait que les consonnes finales des monosyllabes étaient plus résistantes à l’effacement dans cette position (Pope 1934 : §619). Le processus n’aboutira qu’en FC (17e siècle) et touche en dernier la rhotique : après la forte condamnation par les grammairiens de la prononciation sans rhotique, cette dernière a été restaurée aux 16e et 17e siècles dans les terminaisons de l’infinitif -ir et -oir (Rickard 1989 : 63). Comme le fait remarquer Morin (1986a : 218), qui place l’achèvement de la perte des consonnes finales « plus ou moins arbitrairement » au 16e siècle, « [b]ien que l’on ait des attestations très tôt de l’amuïssement des consonnes finales, il est difficile de savoir à quel point celui-ci était général dans la langue. D’autre part, cet amuïssement a pu se produire à différentes époques selon les régions et les couches sociales ». Au 16e siècle alors, il existe toujours des réalisations à la pause comme [pɛrt] pour perd, même si cette prononciation est en train de devenir moins courante. La même situation vaut pour le s final, dont la prononciation à la pause (et même à l’intérieur du syntagme – une cause néanmoins perdue) est un sujet qui préoccupe les grammairiens au 16e et même
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au 17e siècle. D’un autre côté, c’est aussi au 16e siècle qu’on peut trouver, quand il s’agit du « cas de liaison impossible ou facultative », des prononciations sans consonnes finales devant voyelle. Picoche et Marchello-Nizia (1999 : 199) donnent les exemples de avec, soif, fils et moult prononcés dans ce contexte comme ils se prononçaient jadis devant consonne et parfois à la pause, c.-à-d. sans consonne finale. Pour les contextes où la liaison est impossible (qui « ont peu évolué depuis le 16e ») et où elle est facultative (situation plus complexe), voir (x §§393 sqq.). Dans les contextes à liaison, le s final (et parfois le f) est voisé, ce qui donne les trois prononciations qu’on trouve toujours en FC de six et dix devant consonne, devant voyelle et en finale de phrase. Références bibliographiques : Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 199 sq. ; Pope 1934 : §§614-623 ; Morin 1986a : 218.
d. Distribution des consonnes 381
La perte du schwa final (x §384-ii) change le caractère de la fin du mot. Jusqu’ici, ce domaine psycholinguistiquement saillant était limité à des voyelles et à un nombre limité de consonnes. A côté des liquides l et ʁ, il y avait un nombre restreint de formes se terminant par une consonne sourde (la vaste majorité de consonnes finales ayant disparu de la prononciation). Après la disparition du schwa final on trouve en position finale de nombreuses obstruantes voisées et des nasales. Il y a désormais une abondance de formes innovatrices telles que syllabe [b], ballade [d], bague [ɡ], cave [v], vase [z], âge [ʒ], dame [m], canne [n], peigne [ɲ], et même des formes telles que courbe [ʁb], Elbe [lb], corde [ʁd], solde [ld], orgue [ʁɡ], algue [lɡ], larve [ʁv], quatorze [ʁz], gorge [ʁʒ], belge [lʒ], forme [ʁm], borne [ʁn], borgne [ʁɲ] (les séquences avec l comme premier membre sont limitées à cause de sa vocalisation). A ces formes avec une obstruante voisée finale s’ajoutent des formes innovatrices comportant une obstruante non voisée (harpe [ʁp], Alpes [lp], carte [ʁt], halte [lt], barque [ʁk] (à côté du plus ancien arc), calque [lk], course [ʁs] (à côté du plus ancien ours), valse [ls], porche [ʁʃ]) ; des formes en s+C dont le s n’avait pas disparu (jaspe [sp], veste [st], casque [sk] et le suffixe -isme [sm]) ; et d’autres formes moins nombreuses (apte [pt], lapse [ps], rythme [tm], acte [kt], axe [ks]) (Klausenburger 1970 : 68 sq.). 24.4.3 Les voyelles du moyen français 24.4.3.1 Inventaire (monophtongues et diphtongues, orales et nasales)
382
Voici l’inventaire des voyelles en MF (226) Tableau 9 : inventaire vocalique du MF
fermées mi-fermées mi-ouvertes ouvertes
monophtongues monophtongues diphtongues diphtongues orales nasales orales nasales antér. postér. antér. post. antér. post. antér. post. i y u ĩ ỹ ũ (o̝ ̃) yí e ø o (ø̃) ié iǿ ié ̃ ə ɛ (œ) ɜ ɔ ɛ̃ ɔ uɛ́ (ɛ́ ı̃ )̃ , ỹɛ́,̃ (< ao, > o) ũ ɛ́̃ a ɑ æ̃ (ã) áu
tripht. orale
əáu
476
Partie 3. Phonétique Historique
24.4.3.2 Processus qui touchent les voyelles 383
a. Monophtongues orales La distribution des voyelles moyennes e – ɛ, o – ɔ est déterminée en partie par la « loi de position » selon laquelle la voyelle mi-fermée des paires est préférée en syllabe ouverte et la miouverte, en syllabe fermée. Les effets de cette « loi » touchent d’abord la paire e – ɛ, en AF (par exemple, les cas de e > ɛ devant s coda mentionnés au §363 : creste, fresche). La résistance contemporaine de o et ɔ à l’ouverture dans la même position empêche que les effets touchent cette dernière paire avant le 16e siècle (Morin 1986a). On peut décrire la « loi de position » comme une préférence par défaut, s’il n’y a pas un autre processus (lié à l’accentuation ou à la nature de la consonne suivante) qui agit sur la qualité de la voyelle. Certains processus renforcent la « loi », comme par exemple celui qui change ɔ > o en syllabe ouverte devant z, v (ʧɔzə > ʃoz chose ; pɔvrə > povrə pauvre) (Pope 1934 : §579). Un effet important de la « loi de position » est l’émergence de la voyelle œ, variante de ø en syllabe fermée, surtout devant l et r. Cette période est marquée par une confusion importante entre o,ɔ et u (Marchello-Nizia 1979 : 73 ; Rickard 1989 : 64 sq., Sampson 1999 : 79 sq.). En position inaccentuée, le ɔ devient u dans les parlers moins cultivés (pourter, vouler pour porter, voler), mais cette prononciation est contrecarrée par les formes reliées où la voyelle se trouve sous l’accent (la porte, le vol). Entre le o et le u (chose / chouse) on voit une hésitation importante qui devient si controversée qu’on parle des « ouistes » et des « non-ouistes » au 16e siècle (Tabourot 1587). Pour Anipa (2016), la confusion entre le o et le u est en fait une confusion entre le o et une forme diphtonguée óu. Lorsque ɛ, a, et ɔ se trouvent en contact avec le s du pluriel, ils suivent le même développement qu’à l’intérieur des mots. Ils deviennent alors ɜ, ɑ et o. Ce changement suit la perte des consonnes finales du radical devant s (par exemple, crocs krɔks > krɔs > kros > kro) (Morin et al. 1990). L’ouverture de ɛ en a devant la rhotique, qui a commencé au 13e siècle, mène à une situation au 16e siècle où la variation qu’on trouve dans ce contexte provoque une réaction négative et, dans certaines couches sociales, le remplacement systématique de a par ɛ, ce qui représente la prononciation de la Cour à la fin du siècle. On cite souvent les paroles de Geoffroy Tory, imprimeur et typographe, qui écrit en 1529 : « … les dames de Paris, au lieu de a prononcent e bien souvent, quand elles disent, Mon mery est a la porte de Perys… » (Pope 1934 : §497, Marchello-Nizia 1979 : 73 sq., Picoche et Marchello-Nizia 1999 : 196, Rickard 1989 : 64 sq.). Les consonnes palatales exercent une influence assez forte sur les voyelles précédentes. Dans les paragraphes suivants, le symbole ~ indique une variation sociolinguistique. a(ã) ~ ɛ(ɛ)̃ devant palatale (ʒ , ɲ, ʎ). Devant un son palatal, où on voit une forte influence coarticulatoire pendant cette période, la variation entre ɛ et a est l’inverse de ce qu’on trouve devant la rhotique. Devant les palatales c’est le a qui se ferme en ɛ sous l’effet du trait articulatoire fermé associé aux palatales (voir par exemple les rimes du type sage : sai je ; Bretaigne : enseigne ; conseille : travaille, Marchello-Nizia 1979 : 75-77). ɛ ~ i devant ʎ. L’effet de fermeture touche aussi le ɛ quand il est atone et suivi de ʎ (par exemple, la prétonique dans pavillon < paveillon), ou tonique et précédé de j (ville pour vieille, mis en rime avec estrille, faucille, Marchello-Nizia 1979 : 76 sq.). ẽ ~ ĩ devant ɲ. De façon similaire, le e se ferme en i devant ɲ (voir par exemple l’hésitation que soulignent les grammairiens du 16e siècle entre tigne et teigne, vigne et la forme hypercorrecte veigne, Marchello-Nizia 1979 : 76).
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õ ~ w̃ ɛ̃ devant ɲ. Depuis le 13e siècle on voit des rimes et des graphies qui montrent une diphtongaison de õ devant la palatale nasale (par exemple, compeingne : esloingne ; saingne : tesmoingne). Les grammairiens du 16e siècle réagissent contre cette tendance dans la prononciation et dans l’orthographe ; ils prescrivent une prononciation avec o et la graphie -ongne(-) (Marchello-Nizia 1979 : 77). Avant d’aborder la question du schwa en MF, il faut mentionner un processus qui touche non pas une voyelle seule, mais des séquences de voyelles. Les hiatus vocaliques créés par l’inversion des pronoms sujet commençant par une voyelle (il, elle, on) et une forme verbale sont remplacés au 16e siècle par l’introduction dans la prononciation d’un t, sans que ce soit représenté à l’écrit (aime-on ; parla-il, Rickard 1989 : 72). Cette épenthèse serait le résultat d’une analogie avec des formes avec un t final sous-jacent ou dérivé d’un d final dévoisé (est-il, commencent-elles, finit-on, prend[t]-il).
384
b. Schwa i. Nature phonétique du schwa Au cours de la période du MF, on voit une variation de cette voyelle jusqu’ici assez neutre dans son articulation. En position initiale et en syllabe intérieure, elle a tendance à se labialiser en ø. Etant donné la vulnérabilité du schwa aux effets coarticulatoires, ce processus aurait de toute probabilité commencé en présence d’un son labial avoisinant. Au 16e siècle, dans de nombreux mots calqués sur le latin, cette voyelle arrondie a été remplacée par e – conséquence des réformes erasmiennes (Marchello-Nizia 1979 : 73, 82). ii. Disparition du schwa final La disparition du schwa final en hiatus continue et dépasse les paradigmes verbaux pour toucher les participes passés féminins (aimée, fondue) et d’autres mots contenant cette structure sensible (hardie), au cours des 14e et 15e siècles. À la fin du 16e siècle, le schwa final suivant une consonne a une réalisation tellement faible qu’il perd sa valeur syllabique (Rickard 1989 : 63). Ceci est le cas même quand le schwa est précédé par une séquence obstruante+liquide (par exemple, chambre : Estienne 1557), et de telles prononciations sont tellement communes qu’on commence à trouver des formes sans la liquide finale graphiée (Thurot 1881 : 280-283), lesquelles sont communes aujourd’hui (par exemple, d’aut’ personnes, le premier minist’, sur la tab’, etc.). Après consonne, l’articulation extrêmement faible du schwa final, quand il est réalisé, devient alors associée au relâchement de la consonne. Ce changement entraîne, dans les styles informels, la présence de nouvelles consonnes en finale de mot. Mais dans l’art oratoire et les discours, les schwas finaux après consonne continuent à être réalisés. iii. Chute du schwa interne En hiatus à l’intérieur du mot, le schwa devant voyelle (par exemple, mescheant, preechier, veoir, reonde) disparaît au cours du 14e siècle : dans certains cas, le processus avait débuté dès le 13e siècle. Les hiatus avec schwa devant voyelle sont rares au début du 15e siècle. Dans le cas spécifique du schwa suivi de y, il y a une variation entre y et ø comme aboutissement, avec une résolution générale en faveur de y en francien (meur məyr > myr mûr, sceu səy > sy su), mais on voit des effets des dialectes dans des mots comme fø feu ‘défunt’ (< fātūtu) et œʁ heur (bonheur, malheur, heureux (< auguriu) (Sampson 1999 : 77 sq., Marchello-Nizia 1979 : 58 sq.). Pour le schwa après voyelle à l’intérieur du mot (par exemple, crierai, vrayement), la disparition est plus lente : si elle commence au 14e siècle (Rickard 1989 : 63), elle ne s’achève pas
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avant le 16e siècle (Marchello-Nizia 1979 : 57-60). D’autres hiatus, qui n’impliquent pas le schwa (par exemple haïne), disparaissent eux aussi aux 15e et 16e siècles. La disparition du schwa entre deux consonnes touche davantage des formes où le résultat implique une obstruante à gauche et une liquide à droite (par exemple, baverie, moquerie, espelucher, Marchello-Nizia 1979 : 82). iv. Développement du schwa en position initiale Il y a au 15e siècle une labialisation du schwa en syllabe initiale ou prétonique, qui donne la prononciation ø lorsque cette voyelle est prononcée, mais sa réalisation devient de moins en moins assurée (Marchello-Nizia 1979 : 73). Les grammairiens du 16e siècle signalent des formes qui montrent l’expansion du contexte phonotactique dans lequel la non-réalisation du schwa en syllabe initiale peut avoir lieu (il s’agit du processus qui a donné vrai (< verai) en AF). Cette expansion entraîne de nouvelles séquences consonantiques comme par exemple pt (petit), tn (tenant), dv (devant), ʃv (cheval) (Cohen 1950 : 325, Klausenburger 1970 : 70 sq., Marchello-Nizia 1979 : 82). Ce processus aurait commencé dans les contextes où les mots en question étaient précédés d’une voyelle, donc où la consonne initiale était en sandhi externe une coda (le petit > ləp.ti etc.). c. Diphtongues orales 385
Dans les diphtongues qui commencent par i (ié, iǿ), le premier élément est absorbé par une consonne palatale précédente (mangier > manger, chief > chef, chier > cher ; engieu > enjeu, Rickard 1989 : 64). Parce qu’elle n’implique pas une articulation coronale, la diphtongue áu dérivée de a+ł vocalisé est la dernière diphtongue fermante à survivre. Pendant la période du MF, elle se monophtongue en o via une prononciation áo (Rickard 1989 : 64). De façon similaire, la triphtongue əáu se simplifie en əó (via əáo). La prononciation o de l’ancienne triphtongue n’est pas signalée avant le 16e siècle (Marchello-Nizia 1979 : 68). Pendant cette période, la diphtongue ué deviendra uá en passant par uɛ́. Cette première étape aura déjà commencé avant la fin de l’AF dans les terminaisons de l’imparfait et du conditionnel où la diphtongue peut même se monophtonguer en ɛ (processus qu’on trouve également après liquide, voir Wartburg 1934 : 156, Pope 1934 : §522, Marchello-Nizia 1979 : 64 sq., Rickard 1989 : 64). L’aboutissement éventuel à uá dans les autres contextes commence tard dans la période du MF, et d’abord devant r (Pope 1934 : §525). Il y a une variabilité importante entre uɛ́ (/ ɛ) et uá, surtout géographique, et les variétés conservatrices préservent uɛ́ jusqu’en français moderne. C’est cette variabilité qui nous a donné l’adjectif français fʁãsɛ́ (< fʁasu ̃ ̯ ɛ́) à côté du nom propre François fʁasua ̃ ̯ ́ . Wartburg (1934 : 156) voit dans cette variabilité, « un des premiers effets de l’intervention des grammairiens dans l’évolution phonétique du français ». La monophtongaison de uɛ́ en ɛ (par exemple, chinois versus japonais) a été combattue par les grammairiens jusqu’au 17e siècle, et surtout dans le cas des terminaisons verbales (les terminaisons -ois, -oit sont dites préférables à -ais, -ait : Marchello-Nizia 1979 : 65). d. Monophtongues nasales
386
A la suite de l’ouverture aux 11e et 12e siècles de ẽ en ɛ̃ et de eı́ ̃ ̃ en ɛ́ ı̃ ,̃ et la monophtongaison de cette dernière en ɛ,̃ la fin de la période de l’AF (13e siècle) a vu le début de l’ouverture de ĩ. Première des voyelles nasales fermées à s’ouvrir, ĩ devient ẽ avant la fin de la période du MF. En ce qui concerne les autres voyelles fermées, l’ouverture de ỹ n’a pas commencé avant le
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14e siècle (Sampson 1999 : 75), et la graphie pour ũ (o̝ ̃) rend impossible une datation précise de l’ouverture de cette voyelle. On sait, en revanche, que la période du MF n’a pas vu l’aboutissement de ces ouvertures, les résultats ø̃ et õ n’étant pas acceptés en tant que norme avant le 17e siècle (de même pour ɛ,̃ résultat éventuel de l’ouverture graduelle de ĩ > ẽ). Cette période voit la poursuite de la confusion de ɛ̃ (< ẽ) et æ̃ (< ã). Mais peut-être à cause d’une réaction contre cette confusion, on constate une postériorisation graduelle de æ̃ en ã (Sampson 1999 : 70). Même cette postériorisation n’arrive pas à empêcher la confusion, et les deux voyelles finissent (au moins dans la région parisienne) par former une seule catégorie dans une région plus postérieure que les deux sons originaux (ɑ̃). C’est ce déplacement important dans l’espace vocalique qui permet l’ouverture plus tard de ẽ (< ĩ) en ɛ.̃ La confusion de ɛ̃ et æ̃ en ã s’achève au 16e siècle au plus tard dans la région parisienne, probablement beaucoup plus tôt parmi les locuteurs les moins prestigieux (Sampson 1999 : 70). L’ouverture de ẽ et sa confusion avec ɛ̃ (< é ĩ , ǽ ̃ i x §387) a commencé au 15e siècle mais la distinction persiste dans des parlers les plus conservateurs jusqu’au 17e siècle, probablement sous l’effet de l’orthographe, où l’on trouve des graphies in à côté de ein et ain. C’est dans les années 1680 que la question semble être définitivement tranchée parmi les grammairiens (Sampson 1999 : 80). e. Diphtongues nasales 387
Les diphtongues yı̃ ́ ̃ (juin) et uı̃ ́ ̃ (point) suivent un parcours prévisible : le deuxième élément s’ouvre, d’où yẽ ́ ̃ et uẽ ́ ̃ avant la fin de la période. Comme on a vu au §367, l’élément palatal de la diphtongue ıẽ ́ ̃ a empêché l’ouverture généralisée de son deuxième élément en ɛ,̃ même si on sait qui la variante ıã ́ ̃ existait déjà en AF. Cette dernière a survécu même après le 16e siècle, mais se limitait aux locuteurs non scolarisés (Sampson 1999 : 72). Dans la variété prestigieuse, la diphtongue reste ıẽ ́ .̃ Déjà commencées au 12e siècle, les monophtongaisons de ɛ́ ı̃ ̃ en ẽ, et de ǽ ̃ i en ɛ,̃ avec la confusion des deux, se poursuit, aboutissant avant la fin de la période MF (Marchello-Nizia 1979 : 71 sq., Sampson 1999 : 80 sq.). f. Dénasalisation devant nasale intervocalique
388
Vers la fin du 15e siècle commence le processus de dénasalisation des voyelles nasalisées lorsque la consonne nasale est en position d’attaque de la syllabe suivante (lune lỹ.n(ə) > ly.n(ə), fini fĩ.ni > fi.ni). Il s’agit d’un processus de longue haleine, mené par les couches sociales les plus aisées, qui ne voit son achèvement à Paris que dans la dernière partie du 18e siècle. La dénasalisation, discutée longuement par Sampson (1999 : 97 sq.), a lieu avant que l’ouverture des voyelles ĩ et ỹ en ẽ et ø̃ soit achevée. On voit que les voyelles originales survivent sous leur forme dénasalisée (fine fin °fen / fɛn, lune lyn / °løn / lœn). Le cas des formes en ũ (ou o̝ ̃, bon / bun x §367), qui se dénasalisent en o,ɔ (bonne bɔn / °bun), s’explique par l’influence de l’orthographe parmi les locuteurs instruits : tandis que i et u suggèrent les prononciations i et y, l’orthographe o suggère une voyelle non fermée (Sampson 1999 : 100). Il faut aussi tenir compte de l’existence des formes qui montrent une prononciation non fermée des voyelles antérieures dans les parlers moins prestigieux (voir epaine, origene, cuirene pour épine, origine, cuisine ; et leune, eceume, feume pour lune, écume, fûmes dans les Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps (1649)), ainsi que de la persistance de la forme øn / œn pour une qui est documentée dans le langage populaire de Paris (« surtout parmi les basses classes » selon Bauche 1920 : 41). Dans le cas de ɛ,̃ la voyelle dénasalisée conserve la qualité qu’elle avait sous sa forme nasale (pleine plɛñ (ə) > plɛn(ə)). Concernant l’autre voyelle non fermée, ã, il y a deux abou-
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Partie 3. Phonétique Historique
tissements. Comme pour ɛ,̃ le résultat par défaut voit le maintien de la qualité que la voyelle avait sous sa forme nasale (lame, femme lãm(ə), fãm(ə) > lam(ə), fam(ə)). Mais dans un nombre limité de mots on trouve une voyelle ouverte postérieure, ɑ̃, dont la qualité est liée à l’allongement phonétique consécutif à la perte d’une consonne (géminée (flamme flɑmə) ou autre (damne dɑnə ; âme ɑmə (< anmə < an(i)ma)). On observe la même caractéristique vocalique dans des formes où la nasalisation a été bloquée par une consonne dont la chute subséquente entraîne l’allongement phonétique (blâme blɑm < blasme). La dénasalisation aurait commencé dans les syllabes accentuées et c’est en grande partie la préservation de la distinction entre les formes masculines et féminines, surtout avec la chute contemporaine du schwa final des formes féminines, qui aurait provoqué la perte de nasalisation (Martinet 1969 : 144-154). Par exemple, pour plein / pleine, où le schwa final de pleine est de plus en plus susceptible d’effacement, l’alternance plɛ̃ ~ plɛñ (ə) devient plɛ̃ ~ plɛn(ə) pour rendre la distinction entre les formes plus saillante.
389
g. Longueur vocalique La longueur phonétique entraînée par la perte des consonnes en coda disparaît peu à peu. Mais à cette source de longueur il s’en ajoute d’autres (Morin 2006 : 134 sq.). On peut signaler le processus étudié au §384-iii, qui au 14e siècle a touché le schwa en hiatus avec une voyelle suivante (veelle vəɛ́lə > vɛːl). On peut se demander si la disparition au 16e siècle du schwa en hiatus après voyelle initiale (par exemple, crierai, vrayement) a provoqué elle aussi un allongement (ce serait le cas d’après Cohen 1950 : 168). La longueur qui aurait accompagné la monophtongaison de [ai] et [oi] devant [z] permet à Morin (2006 : 135) de lui attribuer le statut de semi-longue (plaisir > [plaizir] > [pleˑziːr]), même si pour De Bèze (1584) le z intervocalique a un effet plus généralisé, touchant toute voyelle et diphtongue qui le précède. Mais le z ne serait pas la seule consonne à avoir cet effet d’après certains de ceux qui se prononçaient sur la langue ; il y aurait également eu un allongement de a devant ʎ, de ɛ et a devant s, et de a dans la terminaison -age (Pope 1934 : 569 sq.). On remarque la circonspection sur ces points de Pope (1934), qui souligne la confusion possible opérée par les observateurs entre la qualité et la quantité vocaliques, surtout quand il s’agit des sons ouverts. On peut comparer à cette liste de consonnes l’ensemble de consonnes dites allongeantes en FC (v, z, ʒ, j, et la rhotique) et se demander s’il ne s’agit pas là d’une situation remarquablement stable sur une période très longue (le cas de s excepté). Une autre source de longueur vocalique est l’allongement compensatoire entraîné par la chute du schwa final, au moins dans certaines variétés. Cet allongement touche la voyelle qui précède la syllabe contenant schwa. Comme le fait remarquer Estienne (1557), ‘[q]uelque fois {E} ne se prononce qu’à demi son & en refermant la bouche, & la syllabe de deuant est longue, comme Sapíence, Iustíce, Châmbre’. La survie de cet allongement dépend de sa capacité à agir dans le système, tout comme celle de l’allongement qui accompagnait la chute des consonnes en coda. Dans ce cas, il prend une valeur morphologique pour marquer le féminin (creuse [øː] ~ creux [ø], grosse [oː] ~ gros [o], épaisse [ɛː] ~ épais [ɛ], sainte [ɛː̃ ] ~ saint [ɛ]̃ , ronde [ɔː̃ ] ~ rond [ɔ]̃ , amie [iː] ~ ami [i]) (Gess 2008). Dans le système verbal, il allongera la finale du radical dans les formes autres que les première et deuxième personnes du pluriel (par exemple, [taːp] tape, tapes, tapent vs. [tapɔ̃], [tape] tapons, tapez). Dans ces deux derniers cas le rôle morphologique de la longueur est affaibli, surtout par la présence d’un autre marqueur qui rend son rôle redondant. Ainsi dans les paires féminin ~ masculin, le féminin est mieux signalé par la présence saillante d’une consonne finale (accompagnée par le déterminant du syntagme quand il s’agit du singulier). On s’attend alors à
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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ce que, en l’absence d’un autre facteur, le dernier contexte à conserver la longueur soit celui très limité où il n’y a pas de consonne finale (protégé ~ protégée), et surtout quand le déterminant ne signale pas le genre (l’amie ~ l’ami). Notons que pour ce dernier type de longueur, il s’agit toujours d’une syllabe accentuée, donc d’une voyelle déjà touchée par les effets allongeants associés à sa position métrique, et dans certains cas la consonne suivant la voyelle en question est-elle également de nature allongeante. Il existe des cas, alors, comme dans onze et quinze, où il y a quatre sources d’allongement : l’allongement compensatoire suivant la perte de la consonne nasale ; l’allongement compensatoire suite à la chute du schwa final ; l’allongement dû au z suivant la voyelle ; et l’allongement lié à l’accentuation (qui varierait selon la position dans la phrase). Cette situation, avec plusieurs sources de longueur dérivée, n’est pas un contexte favorable à la longueur contrastive (cf. Renwick et Ladd 2016). Le conflit continu entre les grammairiens de l’époque sur ce sujet n’est pas surprenant, alors, et démontre la faiblesse et le statut précaire de ce contraste.
24.5 La phonologie segmentale au début de la période du français moderne (env. 1600) 24.5.1 Généralités 390
La discussion dans les sections précédentes nous mène aux inventaires suivants pour l’aube de l’ère moderne de la langue française, avec le ʎ qui achève sa disparition, la réalisation uvulaire de la rhotique qui domine le « standard » émergeant, le h de plus en plus marginal, et les voyelles nasales fermées qui s’ouvrent en ɛ,̃ œ̃ , et õ avant la fin du 17e siècle. Les 17e et 18e siècles représentent une période intense de codification et de standardisation de la langue. Le 19e siècle témoigne du déclin rapide des dialectes sur le territoire français et l’expansion du français d’outre-mer (Rickard 1989). Néanmoins, l’affirmation que la prononciation serait fixe depuis 1850 (x §376) dément la riche variation qu’on voit de nos jours, documentée dans des programmes de recherche tels que la Phonologie du français contemporain (PFC : Durand et al. 2002). 24.5.2 Inventaires
391
L’inventaire des consonnes au début de la période du français moderne se présente de la façon suivante. (227) Tableau 10 : inventaire consonantique au début du FC occlusives affriquées fricatives nasales latérales rhotiques glides
labiales p, b
dentales post-alvéolaires vélaires t, d k, ɡ
f, v m
s, z n l (r)
w
uvulaire glottale
ʃ, ʒ ɲ (ʎ)
h ʁ
j, ɥ
482 392
Partie 3. Phonétique Historique
L’inventaire des voyelles (monophtongues et diphtongues, orales et nasales) au début de la période du français moderne se présente de la façon suivante. (228) Tableau 11 : inventaire vocalique du MF monophtongues orales antér. postér. i y u e ø o ə ɛ œ ɔ a ɑ
fermées mi-fermées mi-ouvertes ouvertes
monophtongues nasales antér. post. (ĩ) ỹ ẽ (ø̃)
diphtongues orales antér. post. yí iǿ
ã
(ái),uá(uɛ́)
diphtongue nasale antér. post.
uɛ́ ̃
24.6 Diachronie de la liaison 24.6.1 Dynamiques de la liaison 393
Le français présente un processus assez rare dans les langues du monde : une consonne graphique est prononcée sous certaines conditions complexes à l’initiale du mot suivant si celui-ci commence par une voyelle. Ce processus de sandhi externe est intimement lié à la prosodie, la syllabation, la morphologie, mais aussi la syntaxe et la sémantique de la langue. Il est extrêmement variable dans ses conditionnements grammaticaux et socio-stylistiques. Considérons les formes parallèles sous (229) (« ͡ » indique la présence, « / » l’absence de liaison). (229) Tableau 12 : liaison en français contemporain : exemples a. b. c. d. e. f.
1. 1. 1. 1. 1. 1.
des savants͡ anglais un pied ͡ à terre de temps͡ en temps des dessinateurs͡ illustres nous irons͡ au parc trop͡ âgé
2. 2. 2. 2. 2. 2.
des marchands de draps / anglais le pied / à l’étrier le temps / était chaud des dessinateurs / illustrent ce journal nous irons / au zoo vous ne ferez jamais un bon marin, vous êtes trop / homme de terre
En (229a1) la liaison est variable sans conditionnement autre que sociolinguistique, en (229a2) la liaison est également variable mais conditionnée, dans une certaine mesure, par le rattachement de l’adjectif soit au premier (absence de liaison) soit au second (liaison facultative) des noms. En (229b1) et (229c1) la liaison est obligatoire, mais en (229b2) et (229c2) elle est impossible. En (229d1) la liaison est variable sans conditionnement autre que sociolinguistique, mais en (229d2) la liaison est impossible ou sociolinguistiquement très marquée. En (229e1) la liaison est variable mais en (229e2) elle est impossible ou très difficilement réalisable pour des raisons syllabiques et euphoniques. Enfin, en (229f1) la liaison est très fréquente, mais en (229f2), dans l’exemple bien connu de Nyrop, la liaison est bloquée par l’effet comique d’une possible ambiguïté d’interprétation. Comme on le voit, la variabilité du phénomène de sandhi externe qu’est la liaison présente en phonologie du français contemporain une typologie particulièrement complexe.
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Cette typologie constitue le résultat instable de la mise en œuvre de dynamiques diachroniques contradictoires. Actives depuis l’origine de la langue, voire depuis le latin pour certaines, ou depuis la période classique pour d’autres. Ces dynamiques contradictoires expriment quatre tendances profondes de la phonologie du français. Une première dynamique favorise l’ouverture des syllabes finales de mot par la syncope de la consonne étymologique. S’y oppose une dynamique de marquage morphologique du nombre, de la personne et des régularisations des paradigmes qui tendent au contraire à maintenir les consonnes finales. La prosodie liée des groupes de souffle, typique du français depuis son origine, est une autre dynamique qui favorise l’enchaînement syllabique et l’effet de contour consonne-voyelle ou voyelle-consonne, en rendant à nouveau instable la consonne graphique finale devant consonne, tandis que le conservatisme orthographique et la prégnance de la forme graphique constituent une dynamique qui favorise la prononciation des consonnes finales dans tous les cas. Nous examinons ces quatre dynamiques diachroniques contradictoires tour à tour. Références bibliographiques : Brunot 1905 ; Darmesteter 1910 [1891] ; Nyrop 1914 ; Martinet 1955.
24.6.1.1 Dynamique de la syllabation ouverte 394
Dans l’ensemble linguistique indoeuropéen, le phylum auquel appartiennent le latin et le français, ancien, moyen et moderne, est marqué par une dynamique syllabique qui privilégie une syllabation ouverte, spécialement pour la finale, quelle que soit l’unité considérée (mot, morphème, groupe intonatif etc.). Déjà en sanscrit et dans les langues indo-européennes archaïques, la syllabe finale d’unité constituait la position la plus faible de la chaîne. Amuïssement et chute de la consonne fermante étaient très courantes devant consonne initiale. Devant initiale vocalique, la consonne fermante se maintenait souvent et se liait à cette voyelle si bien que dès l’indo-européen on a pu parler de liaison, même si le phénomène n’y a ni la régularité ni l’ampleur qu’il acquerra en français. En latin archaïque, puis classique, un certain nombre d’inscriptions attestent également de la chute de la consonne fermante de la syllabe finale dans l’usage. Ainsi de la chute de s nominatif, m accusatif et d ablatif dans l’inscription archaïque du tombeau de Scipio 259 av. JC. Au 1e siècle, en latin tardif les graffitis de Pompéi montrent l’ampleur pris par le phénomène de syncope dans l’usage peu ou pas lettré. Dans le domaine d’oïl, pour les dialectes dont est issu le français, la syncope de la consonne fermante finale d’unité se généralise. L’amuïssement puis la chute, d’abord devant consonne, puis devant voyelle et enfin à la pause deviennent dominantes. On considère que la chute de ces consonnes débiles est totalement accomplie dans le français du 12e siècle qui connaît une très grande majorité de finales ouvertes. Au 13e siècle en tout cas la majorité de ces consonnes a disparu. Références bibliographiques : 1. Perspective indo-européenne : Brugmann et Delbrück 1886-1900 ; Gauthiot 1913. 2. Latin classique et latin tardif : Juret 1921 ; Väänänen 1981a. 3. Diachronie du français : Bourciez et Bourciez 1967.
24.6.1.2 Dynamique du marquage morphologique 395
Ce mouvement général de syncope des consonnes débiles est pourtant entravé par la morphologie. Avec la perte du système morphologique casuel hérité du latin et la mise en place
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Partie 3. Phonétique Historique
progressive de la morphologie flexionnelle du français moderne, le système morphologique subit des évolutions profondes. Le marquage morphologique du nombre, de la personne, du temps et du mode se stabilise. Lorsque ces marques d’unités se réalisent sous la forme de consonnes finales, celles-ci résistent en général à la chute. Les consonnes qui marquent le nombre du déterminant ou du nom (des amis), la personne du pronom ou du verbe (nous avons été), continuent de se prononcer, d’abord à la pause et devant voyelle puis uniquement devant initiale vocalique. Il en est de même des consonnes fonctionnelles et de celles qui sont paradigmatiquement motivées (petit / petitesse, grand / grandeur). Le système morphologique de marquage contrarie ainsi, dans une certaine mesure, la dynamique de la syllabation ouverte généralisée en protégeant de la chute un certain nombre de consonnes en position faible lorsque celles-ci peuvent s’enchaîner sur une voyelle subséquente. La pause, même brève, qui agissait d’abord comme une voyelle en protégeant la consonne finale de la chute, a progressivement changé de fonction agissant finalement comme les consonnes et favorisant comme elles la chute. L’enchaînement vocalique impliquait une sonorisation de la consonne finale résistante, et on trouve un réflexe de l’état ancien où la pause protégeait de la chute dans un certain nombre de numéraux qui se présentent encore aujourd’hui sous trois états : avec consonne finale sonorisée par l’enchaînement sur initiale vocalique ; avec consonne finale syncopée devant initiale consonantique ; et avec consonne finale sourde, comme originairement, à la pause ou à la finale absolue : si[z] amis, si[] camarades, j’en veux sis[s]. Ce régime ternaire n’a pas perduré en français moderne. Finalement, les consonnes morphologiquement et paradigmatiquement protégées ne se sont plus maintenues que devant initiale vocalique, chutant devant consonne et à la pause. Ce régime duel correspond proprement à la liaison moderne. Dans la période contemporaine, on note la réapparition variable d’un régime ternaire pour six et plus récemment pour dix. Références bibliographiques : Clédat 1917 ; Marchello-Nizia 1999 ; Böhme-Eckert 2004.
24.6.1.3 Dynamique de l’enchaînement généralisé 396
L’amuïssement puis la chute des consonnes en position faible, qu’elles soient fonctionnelles ou non, interagit avec une dynamique prosodique qui se met en place très tôt dans l’histoire de la langue. Déjà en latin, l’autonomie prosodique des modifieurs était très relative et de nombreux éléments morphologiques ou lexicaux tendaient à se prononcer comme s’ils étaient liés au mot principal qu’ils modifiaient (populusque). L’enclise sur l’élément lexicalement fort, qu’elle soit progressive comme dans le cas des proclitiques ou régressive comme dans celui des enclitiques, tendait à constituer comme des éléments prosodiques uniques les composés construits autour d’une catégorie lexicale majeure, nom ou verbe. En français, dès l’origine, cette prosodie liée se généralise. L’autonomie des éléments morphologiques et lexicaux détachés, articles, adjectifs, adverbes, est très relative et très fluctuante. Témoins de ce statut prosodique très instable, agglutinations (l’auriol > loriot, non chalant > nonchalant) et déglutinations (l’agriotte > la griotte) sont fréquentes dans les graphies. Un certain nombre se sont stabilisées dans l’orthographe actuelle. Dès la période classique, puis moderne, les grammairiens, unanimes, notent que la prosodie du français est totalement enchaînée. Les éléments morphologiques et lexicaux s’enchaînent sans césure
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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quelconque et forment de longs composés qui se prononcent d’une seule tenue. L’accent n’est pas un accent de mot ou de lexème mais un accent de groupe où l’ictus est barytonique et tend à occuper soit la finale de groupe, soit la pénultième lorsque la finale est féminine (i.e. avec e muet prononcé). L’enchaînement se double d’une resyllabation, la consonne enchaînée passant à l’attaque de la syllabe subséquente. En français, ce fonctionnement particulier de langue cursus, par opposition aux langues nexus comme les langues germaniques et saxonnes, est sensible au contour et favorise donc tous les enchaînements CV, mais aussi VC. Ceci influe sur le maintien des consonnes en position faible dont la débilité s’en trouve accrue devant consonne. L’enchaînement et la création de groupes de souffle longs ont une telle force dans la langue, que même l’absence de contour n’y fait pas obstacle et faute de syncope ou de réorganisation syllabique possible, la langue enchaîne aussi bien CC et VV que les contextes à contour. Les grammairiens sont à nouveau unanimes à souligner que l’hiatus, fréquemment attesté lexicalement et dans la formation des groupes, ne fait jamais obstacle à l’enchaînement. Sans en être la cause, l’enchaînement généralisé du français et la création de groupes prosodiques longs dynamisent ainsi le phénomène de liaison et la chute des consonnes débiles devant voyelle. Références bibliographiques : Palsgrave 1530 ; Thurot 1881 ; Pulgram 1970.
24.6.1.4 Dynamique de la graphie : le rôle de l’orthographe 397
Dès son institution comme langue officielle du royaume par le décret de Villers-Cotterêts (1539), le français se diffuse dans les provinces, d’abord comme langue administrative et judiciaire, c’est-à-dire sous forme écrite. Langue de bureau, langue administrative et de gestion politique, il lui faut une écriture stabilisée adossée à un outillage grammatical adapté. Au moyen-âge l’usage des scribes était très fluctuant, notamment pour ce qui concerne les consonnes, parce qu’elles étaient particulièrement instables dans l’usage oral. Ils avaient tendance à les réintroduire dans leurs graphies. Avec l’imprimé, le mouvement s’accélère et de très nombreuses consonnes graphiques apparaissent ou réapparaissent. Aux 14e et 15e siècles, les lettres de surcharge, consonnes étymologiques ou supposées telles, lettres muettes, quiescentes ou adventices deviennent extrêmement nombreuses si bien qu’on a pu dire qu’on n’a jamais écrit autant de consonnes en français qu’à l’époque où on ne les prononçait plus. A partir du 16e siècle, redoublée par la diffusion de l’imprimerie, la nécessité de définir une norme graphique et un bon usage grammatical s‘impose avec force. Dès cette époque, au sein du groupe des lettrés et des imprimeurs la question de la superfluité, surtout des consonnes, fait débat. Avec l’imprimé et les premiers dictionnaires et grammaires du français la querelle de l’orthographe s’installe. La question « faut-il écrire comme on parle ou parler comme on écrit » polarise les positions. Au cours des siècles suivants, si beaucoup des outrances et des lettres de surcharge sont progressivement abandonnées, un très grand nombre de consonnes réintroduites sont normativement stabilisées dans la forme graphique, spécialement bon nombre de consonnes finales qui avaient totalement disparu à l’oral. La prégnance spécifique de la forme graphique qui se développe avec l’enseignement et l’apprentissage de la lecture à haute voix modifie le contexte phonologique, rendant à
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Partie 3. Phonétique Historique
nouveau disponible pour la liaison et l’enchaînement un grand nombre de ces consonnes finales qui dans les siècles précédents avaient chuté dans l’usage oral. Cette remotivation de l’oral par l’écrit, fût-il fautif ou archaïsant, dénommé « effet Buben », prend toute son ampleur avec la période moderne et contemporaine et le développement de la scolarité. Le statut de la liaison et de l’enchaînement en est durablement affecté. En français moderne et contemporain, seules et uniquement les consonnes finales graphiques peuvent ainsi déclencher la liaison. Cuirs et velours, fausses liaisons en [r] et fausses liaisons en [z] respectivement, sont ainsi sentis comme des fautes d’orthographe orales et stigmatisés comme telles (il a chanté [r]͡ à tue-tête, moi[z]͡ aussi). Il n’en a pas toujours été ainsi et on note au cours de la période classique quelques changements linguistiques dont la motivation est inverse, de l’oral vers l’écrit. Il en est ainsi du t euphonique des interrogatives (va-t-il etc.). Il s’agit d’un ancien cuir régularisé au 17e siècle comme l’atteste encore la construction figée Malbrough s’en va-t’en guerre. Le t latin de 3ème personne (amat, venit) avait comme les autres consonnes finales totalement chuté aux 12e et 13e siècles et les prononciations avec hiatus étaient partout requises. On trouve ainsi dans une charte sous François 1e : car qui a il de plus propre à un homme que son office ? Pascal écrit encore Doutera il de tout ? A contrario, l’usage oral et populaire, où les prononciations voilà-ti pas que sont par ailleurs nombreuses, présente dans le cas des interrogatives la prononciation d’un t inséré sous la pression morphologique de la régularité paradigmatique. Cet usage populaire se généralise et après une vive polémique avec Malherbe, c’est finalement Vaugelas qui décide pour le t phonique et graphique entre deux tirets. Références bibliographiques : Buben 1935 ; Catach 2001 ; Cerquiglini 2004 ; Cohen 1963.
24.6.1.5 Variabilité systémique de la liaison 398
Les quatre dynamiques qui pèsent sur la réalisation ou la syncope des consonnes en position faible sont clairement contradictoires. Tandis que la tendance historique à la syllabation ouverte en finale tend à supprimer toute consonne fermante, devant voyelle comme devant consonne ou pause, l’enchaînement syllabique généralisé favorise la formation d’un contour et donc le maintien des consonnes débiles uniquement devant voyelle. La morphologie quant à elle tend à protéger les consonnes fonctionnelles et de marquage quel que soit le contexte droit, tandis que l’orthographe normative fournit, remotive ou restitue, des consonnes même lorsqu’elles avaient depuis longtemps disparu. L’interaction de ces quatre dynamiques contradictoires fait émerger un régime très instable pour ce qui concerne les consonnes finales. La liaison qui se met en place dès la période classique de la langue, et perdure dans la période moderne et contemporaine, constitue l’une des manifestations de surface de ce régime systémique particulièrement instable. 24.6.2 La liaison et sa variation
399
Dès la période classique, les grammairiens attestent de l’existence d’une phénoménologie extrêmement variable organisée en trois classes distinctes de constructions tel que montré sous (230).
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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(230) types de liaison a. la classe des liaisons obligatoires réalisées par tous les locuteurs en tous styles et tous contextes conversationnels. La non-réalisation d’une liaison de ce type (*les / amis, *nous / avons, *de temps / en temps) constitue une faute de langue et est entendue comme une erreur. b. la classe des liaisons interdites pour tous les locuteurs en tous styles et tous contextes conversationnels. La réalisation d’une liaison de ce type (*et͡ alors, *en͡ haut, *un soldat͡ anglais, *un plan͡ ouvragé) constitue une faute de langue et est entendue comme une erreur. c. la classe des liaisons facultatives ou variables (des plats ͡ / exquis, avez-vous ͡ / essayé, mais ͡ / alors, depuis ͡ / un an) dont la réalisation apparaît dépendante du niveau de langue, du contexte conversationnel et du statut social des locuteurs.
Ces trois classes de constructions ont un statut très différent. Liaisons obligatoires et liaisons interdites sont relativement stables et ont peu évolué depuis le 16e siècle. Quelques constructions seulement ont changé d’appartenance, ainsi par exemple Etats Unis, pour le nom du pays, est-il passé de la classe des interdites au 19e siècle, Etats / Unis, à celle des obligatoires au 20e siècle, Etats͡ Unis. Les réorganisations sont beaucoup plus sensibles concernant la classe des liaisons variables. De nombreuses liaisons qui ne se faisaient pas dans les premières périodes de la langue ont fini par devenir variables et par apparaître avec une fréquence relative dans les périodes modernes et contemporaines (étonnamment ͡ / assuré, des amis ͡ / et des connaissances, nous sommes ͡ / allés). La tripartition obligatoires, interdites, variables, mise en place dès les premiers temps du français, continue d’organiser le processus de liaison à l’époque contemporaine. Pour ce qui concerne la classe des liaisons variables, la variation de la liaison se déploie selon trois dimensions qui contraignent l’instabilité de son régime : la dimension diachronique, selon le temps historique, la dimension diastratique, selon le statut social des locuteurs, la dimension diaphasique, selon le niveau stylistique du discours. La quatrième dimension de variation de la liaison, la variation diatopique ou géographique, semble pour ce qui concerne la liaison, assez inerte. S’ajoute à ces quatre dimensions une cinquième, la variation inhérente qui concerne proprement l’instabilité structurale du processus. Cette dernière s’observe au sein du même discours, tenu dans un même temps et dans le même contexte par le même locuteur. Elle apparaît souvent dans les reprises et les réparations (j’ai beaucoup͡ aimé, vraiment beaucoup / aimé ce film). La variation inhérente constitue la motivation systémique des autres types de variation. Elle ne peut être réduite par aucune analyse contextuelle, phonologique, morphologique, syntaxique, stylistique, sémantique ou prosodique. La variation inhérente s’illustre dans l’existence de la classe des liaisons variables. Les deux autres classes de liaisons, obligatoires et interdites, étant relativement stables dans le temps, nous analysons ici du point de vue diachronique les changements qui affectent les liaisons variables. L’interaction du changement diachronique avec les dimensions diaphasiques et diastratiques est donc à considérer. Références bibliographiques : Delattre 1947 ; Encrevé 1988.
24.6.2.1 Diachronie et variation diaphasique 400
Outre la pression morphologique, qui peut aussi s’analyser comme un savoir savant sur la langue, la forme écrite qui rétablit, stabilise puis normativise les consonnes finales débiles
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Partie 3. Phonétique Historique
pèse dès le français moderne sur sa prononciation. Les liaisons variables tendent à être plus fréquemment réalisées au fur et à mesure que l’on s’élève dans la formalité des styles de parole. Rares dans le vernaculaire, les liaisons variables sont plus fréquentes dans les styles plus formels. Comme l’attestent les grammairiens dès le 17e siècle, la chaire, le barreau, la scène ou la diction des vers ont leurs contraintes propres qui requièrent des liaisons plus nombreuses, voire même des liaisons totalement inusitées dans la prononciation ordinaire. Si dans tous les styles de parole la liaison est interdite avec une consonne finale graphique de nom propre (François / était à Paris), dans la diction la plus soutenue des vers, elle est néanmoins possible, et même selon certains requise. On prononcera ainsi, mais avec un s léger, Jésus ͡ était en Galilée. Cet usage ancien illustre la variation diaphasique. Il s’est maintenu, pour le théâtre et la poésie, jusqu’à la période contemporaine et, s’il est raillé comme pédant à la fin du 19e siècle, il est aujourd’hui encore recommandé par certains prescripteurs. Références bibliographiques : Hindret 1687 ; Martinon 1913 ; Milner et Regnault 1987.
24.6.2.2 Diachronie et variation diastratique 401
La réalisation des liaisons variables est intimement liée à la forme graphique qui soit la motive soit en enregistre l’usage. Ce lien entre forme orale et forme écrite s’exprime pleinement dans la variation diaphasique. Il s’illustre également dans la variation diastratique. Parce que l’usage de l’écrit est dès l’origine fortement diversifié dans le corps social, variation diaphasique et diastratique sont donc liées. La capacité à tenir un discours soutenu voire formel et la capacité à lire sont évidemment corrélées. De la période classique jusqu’à la période contemporaine, l’usage de la lecture est fortement minoritaire, voire marginal, dans la société française. Seuls quelques locuteurs ont donc accès à la forme graphique et aux consonnes finales étymologiques, paradigmatiques ou grammaticales qui y ont été restituées et y perdurent. Ainsi, plus on s’élève dans le corps social et plus les liaisons variables sont-elles relativement fréquentes. Molière le note avec justesse. Dans L’impromptu de Versailles (1663), il met en scène un auteur de théâtre qui porte son nom et s’adresse à un de ses acteurs en ces termes : ‘Vous faites le poète, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe.’ La liaison variable constitue ainsi, dès l’origine de la langue, un marqueur sociodifférentiel très efficace. Si, dans le cas général, les variables sociodifférentielles marquent le déclassement, c’est ici l’inverse : l’usage ordinaire reste très pauvre en liaisons variables et cette liaison constitue un phénomène sociolinguistique inversé. Jusqu’au milieu du 19e siècle, l’usage ordinaire, mais aussi l’usage soutenu, sont donc relativement pauvres en liaisons variables. Outre les styles les plus formels déjà signalés, et même pour ceux-ci, peu de liaisons variables reste la marque d’un bon usage moyen. La variabilité du phénomène, et même sa valeur sociodifférentielle, changent radicalement avec le développement de l’instruction publique et de l’école obligatoire. Avec ses exercices de lecture à haute voix, de récitation et de dictée orale, l’école modifie la relation normative entre oral et écrit et généralise un style soutenu beaucoup plus riche en liaisons variables. En matière de liaisons, de nombreux grammairiens, aristocrates ou conservateurs de la fin du
Chapitre 24. Evolution depuis l’ancien français
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19e et du début du 20e siècle, ont ainsi condamné ce qu’ils raillent comme l’usage illégitime des instituteurs, critiquant ceux qui ont appris à prononcer le français par l’œil alors que le peuple et ses élites l’ont toujours appris par l’oreille. La période contemporaine est ainsi marquée par une inversion de la norme et du bon usage moyen : une fréquence importante de liaisons variables devient un signe patent d’éducation, de culture et de position sociale. L’acmé de ce processus de différentiation sociale par un usage fréquent des liaisons variables qui prononce toutes les lettres écrites apparaît à la fin du 20e siècle avec la liaison non enchaînée. Pendant une période assez courte se généralise avec une fréquence importante chez les locuteurs les plus légitimes et chez les professionnels de la parole publique en style formel la prononciation de la consonne finale sans resyllabation sur la syllabe suivante, donc en position finale de mot et non enchaînée, comme dans l’orthographe (des pay[z] / européens). Cet usage sociodifférentiel qui atteint des proportions significatives vers 1980, ne se généralise pourtant pas à l’ensemble des locuteurs et des styles. Il régresse ensuite et occupe aujourd’hui une position marginale, mais non nulle. Dans la période récente, la typologie des liaisons en trois classes distinctes se modifie fort peu. Liaisons interdites et liaisons obligatoires restent pratiquement stables. Seules les liaisons variables s’affaiblissent en fréquence, retrouvant l’usage moyen du 19e siècle et des siècles précédents. Quelques réorganisations mot-à-mot expliquent le changement de profil de la liaison variable. Neuf mots qui appartenaient au début du 20e siècle à la classe des liaisons obligatoires passent dans celle des liaisons variables : pas, mais, puis, plus, moins, bien, peut-y, c’est-à, quand. Dans la classe des liaisons variables, si les pronoms non personnels restent liants, ils présentent des liaisons moins fréquentes, contrairement aux pronoms personnels qui lient toujours variablement mais avec une très grande fréquence. Les conjonctions monosyllabiques et les adverbes monosyllabiques lient toujours, mais avec une fréquence moindre qu’au début du 20e siècle. Globalement, la liaison reste assez fréquente sur une catégorie principale (nous allons petits amis), nom ou verbe. Elle est peu fréquente depuis une catégorie principale (personnes illustres, chantons en cœur). Références bibliographiques : Damourette et Pichon 1911-1927 ; Encrevé 1988 ; Laks 2007 ; Laks et Peuvergne 2017.
24.6.3 Conclusion 402
Résultat instable de quatre dynamiques diachroniques contradictoires – chute des consonnes débiles, enchaînement généralisé, fonctionnalité morphologique et orthographe –, la liaison constitue en synchronie et en diachronie un phénomène majeur de l’oral en français. Au cours des siècles sa fréquence est restée variable, contrainte par de nombreux facteurs linguistiques et sociolinguistiques dont le poids relatif a évolué dans le temps. Organisé par une tripartition en liaisons obligatoires, interdites et variables, son régime a peu changé. Quelques changements de classe des mots déclenchant la liaison expliquent le changement diachronique qui s’analyse ainsi mot par mot, construction par construction. Hormis ces changements, la fréquence moyenne des liaisons variables a peu changé, retrouvant au 21e siècle une fréquence assez basse qui était la sienne jusqu’au milieu du 19e siècle. Randall Gess et Haike Jacobs (24.1), Randall Gess (24.2, 24.4, 24.5), Haike Jacobs (24.3), Bernard Laks (24.6)
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Partie 3. Phonétique Historique
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Chapitre 25. Introduction
Partie 4 Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation
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Partie 4. Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation
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Chapitre 25. Introduction
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Chapitre 25 Introduction
Partie 4. Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation Chapitre 25. Introduction
25.1 Pourquoi traiter des graphies dans une grammaire du français ?
Consacrer une partie spécifique aux codes de l’écrit (graphies et ponctuation) implique que le temps n’est plus où l’écriture, signe de signe et construit social, était tenue à la lisière du champ de la linguistique en train de se fonder. Cet ostracisme, sans doute nécessaire après tant de siècles de suprématie de l’écrit, ne rendait pas compte du fait que c’est sous sa forme écrite que la langue se présente au linguiste, a fortiori lorsque son enquête porte sur un état de langue antérieur à la fin du 19e s. et à l’invention du magnétophone. Quel que soit son objet de recherche, les données du linguiste, historien de la langue, transitent par l’écriture, elle est son matériau. Jusqu’aux années 1970, les graphies du français sont traitées comme telles, un réservoir d’attestations à partir desquelles restituer une forme sonore, dater une évolution phonétique, identifier une main, soit comme un vêtement indifférent et qu’on peut, par conséquent, améliorer, harmoniser ou moderniser. La défiance des linguistes à l’égard de l’écriture n’a pas détourné les savants des graphies mais a fait de leur étude une discipline auxiliaire. Deux articles de Nina Catach, parus en 1973 et proposant une description linguistique de la norme écrite du français en termes de système et de structure, ont sorti l’orthographe de cette position subalterne. Presque cinquante ans de recherches sur l’orthographe du français ont suivi qui ont profondément renouvelé les approches, justifiant que la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) s’en fasse l’écho et réserve une partie autonome aux systèmes d’écriture successifs du français en tant qu’ils témoignent des rapports entre l’écrit et l’oral, entre l’écriture et la société dont elle assure la communication, entre l’écriture et la langue. Les descriptions des états successifs de l’écriture du français sont menées pour ellesmêmes mais aussi orientées par les procédés innovants (digraphes, étymologisation de la forme graphique, graphies conservatrices) rendus nécessaires par un changement dans un des paramètres de l’écrit (la forme phonique, le tracé des caractères, la fonction de l’écrit, la délivrance du sens). Depuis les premières expérimentations d’écriture du protofrançais jusqu’à l’orthographe moderne telle qu’elle se fixe au 19e s., les systèmes d’écriture successivement en vigueur ont beaucoup changé. Longtemps ce changement a été attribué à des facteurs externes (les scribes de la chancellerie royale, les clercs de la justice), décrit en termes de dégradation et de perte et présenté non comme un affaiblissement du principe phonographique mais comme un attentat contre celui-ci. Cette perception du changement causé par une intervention externe est révoquée par la recherche récente et la comparaison avec l’histoire d’autres orthographes occidentales (Daniels et Bright 1996). La prise en compte des travaux des psycholinguistes (Fayol et Jaffré 2008, 2014) montre que le principe phonographique ne rend compte que des premiers temps d’un système d’écriture. Sans cesser d’être la base du système, qui assure la communication, le principe phonographique est rejoint par un autre principe, sémiographique, selon lequel le signe graphique fait accéder directement à l’information, sans passer par le signifiant sonore. D’apparition plus tardive, ce principe moins phonographique convient mieux à un lecteur devenu expert, pratiquant une lecture oculaire.
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Partie 4. Codes de l’écrit : Graphies et ponctuation
Bernard Cerquiglini intitule significativement son ouvrage paru en 2004 Genèse (et non Histoire) de l’orthographe, pour montrer qu’au premier principe, phonographique, de l’écriture vient s’ajouter un second principe, qu’il dénomme « graphique » et qui s’exprime par des formes graphiques pour l’œil. C’est ce principe graphique qui s’exerce quand deux graphies sont devenues allographes et font l’objet d’une distribution nouvelle. Plutôt qu’un agent extérieur, le moteur du changement est à chercher dans l’évolution de la forme sonore qui bouleverse la correspondance graphie / phonie : la forme graphique ne correspond plus au son (une diphtongue s’est monophtonguée). L’inertie graphique maintient dans l’usage la notation de la diphtongue (raison), le principe phonographique crée une forme à graphème simple (reson). Une redondance graphique s’installe. On parle de « graphie conservatrice ou rétrograde ou historique » mais si la forme est conservatrice, sa fonction est nouvelle. Le code a remotivé une graphie périmée sur le plan phonographique en lui assignant une fonction dérivative : a, le premier élément du digraphe ai rattache visuellement le mot raison à son paradigme dérivationnel rationnel, rationalité, etc. Dès cet instant, dès que ai et e sont davantage que la notation d’un son, le supplément de sens qu’ils véhiculent ne vaut plus que pour le français : ce n’est plus une écriture mais une orthographe.
25.2 Historiographie : historiens de l’orthographe et éditeurs de textes D’un point de vue historiographique, deux domaines sont particulièrement concernés par la question des systèmes graphiques, l’histoire de la langue et l’ecdotique : historiens de la langue et éditeurs de textes en effet ont été d’emblée confrontés à la variation diachronique et diatopique du code graphique du français. Si l’histoire de la langue a pu longtemps ne voir dans la graphie qu’une voie d’accès à l’étude de l’évolution phonétique, les éditeurs ont, depuis toujours, eu à décider de respecter ou non les graphies des documents qu’ils donnaient à lire. Les uns et les autres ont fait des choix qui ont évolué parfois en parallèle, parfois en contradiction. Les attitudes des éditeurs ont aussi varié en fonction des traditions dont ils se réclamaient et de la datation des textes : les spécialistes des époques postérieures au Moyen Age en ont le plus souvent modernisé l’usage graphique où ils ne voyaient qu’un habillage indifférent. C’est la question de la place de l’orthographe dans l’étude de la langue qui est ainsi posée par ces pratiques et qui reçoit des réponses différentes. Les hésitations des grammairiens depuis le 16e s. témoignent de cette difficulté à intégrer le système d’écriture à l’étude de la langue : fait-il partie intégrante de la langue ou bien, en tant que code secondaire, est-il à reléguer parmi les normes qui assurent le bon fonctionnement de la communication écrite et le prestige de la langue ? 25.2.1 Orthographe et histoire de la langue Alors que le Moyen Age a vu l’apparition du traité d’orthographe servant de manuel pour bien écrire la langue française, destiné à des étrangers et, en particulier, aux étudiants anglais, le 16e s. se caractérise par l’éclosion d’un débat autour de l’orthographe qui mobilisera pendant des siècles aussi bien les intellectuels que les professionnels de l’écrit, les ensei-
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gnants et les grammairiens. Hormis les ouvrages polémiques suscités par cette controverse, les grammaires ont tardé à accorder à l’orthographe plus que quelques lignes (le plus souvent, la liste des graphèmes). Considérée comme un simple appareil de normes, suffisamment immobile pour ne pas mériter de longues enquêtes historiques, l’orthographe est tenue à la lisière du discours grammatical jusqu’au 20e siècle. Le développement de la linguistique en tant que discipline autonome ou englobante par rapport à la phonétique historique et à la philologie a probablement contribué à changer le regard porté sur le code graphique. La dichotomie saussurienne langue / parole, mais surtout langue / écriture a pu aider à distinguer avec plus de précision entre la langue parlée (qui est première) et sa transcription à l’écrit (seconde). Selon Saussure « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier » (1972 : VI, 2) ; si le lien naturel entre signifiant et signifié est pour lui celui du son, il reconnaît toutefois la nécessité de se servir de documentation écrite : « bien que l’écriture soit en ellemême étrangère au système interne, il est impossible de faire abstraction d’un procédé par lequel la langue est sans cesse figurée » (1972 : VI, 1). Dans le but d’affaiblir un tant soit peu le prestige que l’on a toujours accordé à la langue écrite, Saussure parle d’une écriture qui voile la langue, qui est travestissement et qui est plus une entrave qu’une voie d’accès à la langue. Par ailleurs, le cadre défini dans les premières décennies du 20e s. par Antoine Meillet, qui a contribué à présenter la langue comme un fait social, ainsi que le développement des études anthropologiques sur les langues orales ont pu favoriser l’appréhension de l’orthographe comme un fait historiquement et socialement déterminé. Code conventionnel et passible de modifications qui, tout en étant extérieur à la langue, peut trouver sa place dans une description de la langue, voire dans une grammaire. La linguistique du 20e s. est prête à faire des systèmes graphiques un objet d’étude aussi bien en diachronie qu’en synchronie. Le premier linguiste à faire une place de choix à l’histoire de l’orthographe est Ferdinand Brunot qui, dans son Histoire de la langue française des origines à 1900, publiée entre 1905 et 1938, consacre plusieurs pages du premier volume portant sur l’époque médiévale à l’histoire du code écrit du français, depuis les premiers textes en français jusqu’à la Renaissance. Dans les éditions successives de cet ouvrage, Brunot étoffe et modifie cette partie en faisant appel aux travaux de l’un de ses disciples, Charles Beaulieux, auteur d’une thèse sur l’histoire de l’orthographe (1927), qui deviendra par la suite conservateur en chef de la Bibliothèque de la Sorbonne. 25.2.2 Écrire une histoire de l’orthographe française Avant que l’orthographe ne trouve sa place à l’intérieur de l’histoire du français grâce à Brunot, un imprimeur et éditeur français, Ambroise Firmin-Didot avait déjà publié ses Observations sur l’orthographe française (1867), ouvrage dans lequel il juxtaposait des propositions de simplification de l’orthographe et un aperçu historique des différents systèmes orthographiques adoptés ou proposés à partir du 16e s. jusqu’à son époque. Dans cet ouvrage, tout en rappelant la variabilité des graphies anciennes et l’irrégularité chaotique de ce système de transcription avant la rédaction du premier dictionnaire de l’Académie, Firmin-Didot entendait aussi souligner le caractère historique et conventionnel des règles orthographiques, dans le but de promouvoir son projet de réforme, présenté comme une pétition à l’attention de l’Académie française. Beaulieux fut le premier à s’intéresser non seulement à l’histoire du débat orthographique et aux choix des différents imprimeurs, mais aussi aux graphies médiévales. Il chercha
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dans les manuscrits français les plus anciens le témoignage d’un système graphique quasiment phonographique. Grâce à lui, l’orthographe française trouve un antécédent noble (des textes littéraires) qui pourrait servir de modèle aux réformateurs du 20e s. Comme l’a montré Cerquiglini (2004), Beaulieux crée, peut-être malgré lui, le mythe d’une époque édénique où l’écriture du français correspond quasi parfaitement à la prononciation. Convaincu de la nécessité d’une réforme de l’orthographe dans le sens d’une simplification et d’une réduction des formes aberrantes et des inconséquences du système, Beaulieux trouve dans la graphie des romans de Chrétien de Troyes et, en particulier, chez le célèbre scribe Guiot, la preuve que le code écrit peut être – puisqu’il l’a déjà été – proche de la parole. Ses recherches ont certainement été inspirées par les travaux des médiévistes comme Gaston Paris qui avaient mis au jour, par leurs éditions critiques, la diversité et la variabilité des graphies, mais aussi l’existence de systèmes graphiques moins étymologisants et plus phonographiques. Les médiévistes, sensibles au caractère conventionnel du code graphique et à son historicité, se retrouvent effectivement en première ligne, à côté des spécialistes du FMod, lors des débats sur la réforme de l’orthographe tout au long des 19e et 20e s. Il faudra attendre le milieu des années soixante, pour voir deux linguistes reprendre la question de l’orthographe du français, mais d’une manière qui se voulait résolument synchronique. Comme Beaulieux, Blanche-Benveniste et Chervel (1969 et 21978) ont milité pour une simplification de l’orthographe actuelle, dont ils ont souligné le caractère conventionnel et peu systématique, mais contrairement à leur prédécesseur, qui avait dessiné l’histoire de l’orthographe sous forme de récit d’une déchéance progressive, ils déclarent vouloir sortir du cadre des études historiques pour s’inspirer des principes de la linguistique moderne. A la même époque, Nina Catach reprend explicitement le flambeau de Beaulieux, mais pour retracer une histoire de l’orthographe postérieure à la période médiévale et surtout pendant cette étape essentielle pour la mise en place de l’orthographe moderne qu’est la Renaissance ; le but affiché de cette entreprise était de rendre compte du rôle joué par les imprimeurs du 16e s. dans l’évolution de l’orthographe. Nina Catach, fondatrice du groupe de recherche HESO au CNRS, a publié une monographie sur l’orthographe au 16e s. (1968), ainsi qu’un Dictionnaire historique de l’orthographe française (1995) et de nombreuses études individuelles et collectives sur le fonctionnement du code écrit et sur la ponctuation ; les travaux de ce groupe de recherche ont renouvelé l’approche des faits graphiques et de l’orthographe actuelle. La dernière mise au point d’une certaine envergure est due à Bernard Cerquiglini, qui a retracé l’histoire du système graphique du français selon une perspective d’histoire culturelle et sociale, en mettant au centre la figure de Beaulieux et l’illusion d’optique créée par sa présentation des graphies de l’ancien français. Bien que son analyse du système graphique médiéval ne soit plus acceptable aujourd’hui, Beaulieux est le seul à avoir accordé, dans la longue histoire de l’orthographe du français, une place de choix à la période médiévale. Si la vision idéalisée que son étude nous offre des graphies du Moyen Age est dépassée, cela tient à la fois au choix du corpus et aux méthodes d’analyse. En effet, Beaulieux a mené ses enquêtes à partir des dictionnaires et n’a pu fournir aucun résultat quantitatif qui aurait permis de nuancer certaines affirmations ou de modifier sensiblement la datation des phénomènes observés. Nina Catach a par contre privilégié la période qui a suivi le Moyen Age et a, elle aussi, utilisé davantage les dictionnaires ou les imprimés que les textes écrits à la main. Blanche-Benveniste et Chervel ont travaillé dans une perspective presque exclusivement synchronique et sur des données de seconde main.
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Lorsque Bernard Cerquiglini fait paraître sa Genèse de l’orthographe (2004), les chercheurs ne sont plus systématiquement mus par leur militantisme en faveur d’une réforme phonocentriste. Voilà plus d’une décennie que Jacques Anis a proposé son modèle de graphématique autonome où il défend l’idée que l’écrit n’est plus subordonné à l’oral et que l’écriture réfère directement au sens ; la proposition n’a pas rencontré le succès mais a suscité l’intérêt de la communauté scientifique pour la réflexion à laquelle elle invitait sur l’autonomie de l’écrit (Anis 1983). Plus mesuré, Cerquiglini ne nie pas la référence à l’oral mais il lui adjoint un second principe (le principe graphique), qui rend visibles le sens et l’organisation de la langue. Le procédé des lettres dites étymologiques illustre ce principe : sans effet sur la phonie, car, en position de fin de syllabe où, depuis la fin du 13e s., on ne prononce plus aucune consonne, ces lettres améliorent la lisibilité en distinguant entre les jambages, inscrivent le radical dans la forme fléchie, et revenant ainsi sur une filiation qui brouille les paradigmes, confèrent aux parlers romans la stabilité de l’écrit latin. 25.2.3 Histoire de l’orthographe et tentatives de réforme Ce rapide excursus historiographique montre que le plus souvent ces tentatives pour retracer l’histoire de l’orthographe du français ou pour comprendre le fonctionnement des systèmes graphiques à une époque donnée allaient de pair avec des positionnements forts par rapport à une réforme du code graphique, réforme considérée comme souhaitable, voire absolument nécessaire. C’est le cas de Firmin-Didot, de Beaulieux, de Catach, de Blanche-Benveniste et Chervel, ainsi que de Cerquiglini, mais les auteurs de notes et traités qui suggèrent une réforme du code graphique depuis le 19e s. sont bien plus nombreux. Certains des auteurs de ces histoires, manuels ou traités déplorent que les décisions sur l’orthographe soient aux mains d’un groupe de personnes (l’Académie ou le pouvoir politique) qui ne sont ni linguistes, ni philologues et qui ne sont pas assez versés dans l’histoire pour savoir que l’orthographe du français n’est pas immuable et qu’elle ne l’a jamais été. Nombreux sont ceux qui souhaitent qu’à l’école on réduise le temps consacré à l’apprentissage de l’orthographe, qui se fait toujours au détriment de matières plus importantes. Ils affirment aussi avec force qu’il s’agit là d’une convention qui n’est pas, ou plus, réservée aux savants et aux professionnels de l’écriture, car de nos jours l’orthographe « est faite pour tout le monde » (Meyer 1905) : enfants, peu lettrés, étrangers. Et c’est sur ce terrain que les philologues, les phonéticiens, les imprimeurs rencontrent les enseignants et les pédagogues. Ce n’est pas étonnant que les philologues médiévistes, conscients du caractère conventionnel de l’orthographe et de sa variabilité dans l’histoire, se soient souvent sentis concernés par la question de la réforme de l’orthographe et aient été de fervents défenseurs de réformes plus ou moins importantes. De même, les spécialistes des langues orales et les phonéticiens se sont souvent interrogés sur les problèmes que pose le code écrit d’une langue et sur son efficacité. L’étude de la relation entre phonie et graphie en synchronie et la démarche historique conduisent séparément mais efficacement les spécialistes à mettre en cause le statu quo et l’idée que l’orthographe est immuable en tant qu’image figée d’une langue de culture qui a atteint son plus haut niveau de développement. Ce combat est aussi celui que mènent bon nombre d’enseignants depuis la création de l’école publique et, en particulier, après la scolarisation de masse : réduire les difficultés et les inconséquences rendra le code graphique plus accessible et plus facile à apprendre. C’est de l’alliance entre la conscience historique et les préoccupations pédagogiques que naissent les mouvements les plus importants en faveur d’une modification de l’ortho-
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graphe française à partir du milieu du 19e s. Depuis, spécialistes de l’oral, phonéticiens, pédagogues, philologues et linguistes médiévistes se rencontrent sur le terrain de la réforme, en opposition à tous ceux qui défendent l’orthographe contre tout changement, qu’ils considèrent comme une atteinte à l’intégrité de la langue française. 25.2.4 Pratiques éditoriales. La graphie comme voie d’accès à la phonie ? L’attitude des philologues et des éditeurs de textes vis-à-vis du code graphique a toujours été ambiguë. Les médiévistes ont hésité, selon les époques et les théories dont ils se réclamaient, entre un respect scrupuleux des graphies du manuscrit qu’ils portaient à la lumière et l’effacement des graphies considérées comme aberrantes. En effet, certains éditeurs, plus soucieux de donner à lire un texte compréhensible et facile à déchiffrer, n’ont pas hésité à modifier le texte qu’ils avaient sous les yeux en « modernisant l’orthographe ». Le modèle théorique joue un rôle important dans le rôle accordé aux graphies. Pour ceux qui suivent la méthode dite lachmanienne et qui souhaitent reconstituer l’original d’auteur, les copies médiévales, dans leur diversité, ne représentent que des avatars corrompus par des copistes qui ont sensiblement modifié les graphies originales de l’auteur. Puisqu’ils accueillent dans le texte édité des leçons provenant de manuscrits différents, ils ont le choix entre fournir un texte bigarré du point de vue graphique ou corriger les graphies des manuscrits qu’ils considèrent les plus éloignés de l’auteur afin de se rapprocher le plus possible de l’original perdu. Pour eux donc la graphie est le fait du copiste et elle n’importe guère, parce qu’au lieu de donner accès au texte tel qu’il a été écrit par l’auteur, elle le masque par l’accumulation d’éléments exogènes. Par contre, pour ceux qui suivent une pratique inspirée de Bédier et qui choisissent un manuscrit de base qu’ils corrigent le moins possible, la graphie du texte qu’ils éditent doit être respectée parce qu’elle est un des éléments qui caractérisent le texte tel qu’il a été produit à un moment donné de la transmission textuelle. Entre ces deux tendances opposées, des éditeurs ont choisi des voies moyennes, par exemple, en respectant le texte de base, quitte à intervenir là où une graphie trop marquée régionalement (p. ex. ait, graphie lorraine pour la P3 du verbe avoir) ou bien ambiguë (p. ex. mangez pour manger) venait entraver la compréhension du texte. La situation est très différente pour les éditeurs de textes composés à partir du 16e s. : convaincus que les graphies sont une affaire d’imprimeurs et qu’elles n’ont plus aucun rapport direct avec l’auteur, soucieux aussi d’offrir aux lecteurs des textes lisibles sans heurter leurs habitudes avec des graphies insolites, les éditeurs ont massivement fait le choix de modifier les graphies du texte original. Ce qui fait que l’on a créé l’illusion chez le lecteur non spécialiste que l’orthographe moderne est née et a été fixée définitivement à partir de la Renaissance. Malgré les travaux de Catach et des autres spécialistes de l’histoire de l’orthographe, des cohortes d’élèves et d’étudiants, habitués à la graphie normalisée offerte par les éditions critiques modernes, sont toujours convaincus que la variation graphique ne concerne que les manuscrits du Moyen Age et que l’orthographe est immuable depuis des siècles. L’intervention des éditeurs, convaincus que la graphie n’a aucune importance parce qu’elle masque la langue plutôt qu’elle n’en représente la prononciation, rend les enquêtes sur les graphies particulièrement complexes, voire périlleuses : le linguiste qui accède aux textes anciens grâce à des éditions modernes n’a en effet jamais la certitude de travailler sur les graphies originales. Même quand on prend pour objet d’étude des graphies originales, la prudence reste de mise. En effet, si les philologues, dans leurs éditions critiques, ont pu considérer la graphie
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des manuscrits médiévaux comme une voie d’accès à la phonie, le développement des études sur les scriptae médiévales a permis de mieux mesurer les risques que comporte cette interprétation du code écrit. La variété des graphies dans des documents provenant de la même région géographique, voire à l’intérieur d’un même document, doit inciter le linguiste médiéviste à la prudence quant à l’établissement de correspondances univoques entre la graphie et la prononciation (Gossen 1979, Goebl 1975). Si le code graphique permet parfois de deviner une prononciation, il peut tout aussi bien fonctionner comme un masque qui la dissimule, dans le but de représenter, non pas une, mais plusieurs phonies différentes et assurer ainsi une plus large diffusion aux textes écrits. 25.2.5 Une histoire du code graphique dans la Grande Grammaire Historique du Français (GGHF) Ce que nous proposons dans la GGHF, c’est une enquête fondée sur les attestations puisées dans les grands corpus informatisés, dans les éditions électroniques ou dans les bases de données textuelles (comme le Dictionnaire du Moyen Français (DMF), la Base de Français Médiéval (BFM), DocLing) disponibles aujourd’hui. Nos observations s’éloignent donc parfois des conclusions de nos prédécesseurs, aussi bien pour la description d’un phénomène (dates, extension géographique, importance numérique) que pour l’explication qu’on peut en donner, car chaque phénomène est replacé dans ce que nous avons appelé, pour la période médiévale, les systèmes graphiques, qu’ils soient liés à l’individu, à un atelier ou à une région en particulier. Nous avons aussi voulu comparer nos données, quand cela a été possible, avec le discours métalinguistique contemporain ou postérieur (grammaires, traités d’orthographe, introductions d’auteur ou notes d’imprimeurs), dans le but de saisir le point de vue des contemporains sur tel ou tel autre phénomène (prononciation par rapport à l’écrit, existence d’une norme implicite, etc.). C’est en cela que la partie 4 de la GGHF à la fois prolonge les remarques de nos prédécesseurs, sur lesquelles s’est appuyée notre réflexion, et innove en ouvrant la voie à de nouvelles enquêtes plus fines grâce à l’accroissement des données utilisables. 25.2.6 Définition du corpus : une hétérogénéité nécessaire La variété des démarches éditoriales évoquées plus haut est l’une des raisons pour lesquelles le corpus noyau dont se sont servis les autres collaborateurs de la GGHF n’a pas été le seul retenu pour cette partie. En effet, pour définir un corpus fiable qui donne accès aux graphies originales des copistes ou des compositeurs d’imprimerie, il a fallu procéder à des vérifications très précises entre originaux et éditions modernes. Le recours au travail d’éditeurs respectueux des graphies originales (aussi bien pour les textes du Moyen Age que pour les textes composés jusqu’au 19e s.) s’est révélé nécessaire, parfois même la vérification de certaines graphies dans le manuscrit ou dans l’imprimé reproduit. Si quelques textes du corpus noyau ont dû être abandonnés en raison de choix éditoriaux incompatibles avec nos exigences, d’autres textes, qui ne faisaient pas partie de ce corpus, ont été ajoutés parce qu’ils nous permettaient d’étudier certains phénomènes, parfois très excentriques par rapport au français déjà standardisé ou peu attestés dans les textes littéraires les plus représentés dans les bases de données textuelles disponibles. La mise en ligne
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de nombreuses éditions de type semi-diplomatique est un avantage indéniable pour les enquêtes quantitatives et qualitatives, certaines de ces éditions font donc partie de notre corpus. Au-delà de la question de la fidélité à l’original, les textes de notre corpus ont été choisis aussi pour que l’ensemble représente une variété des supports (manuscrits et imprimés), des origines géographiques surtout pour les textes antérieurs aux années 1550 environ, et des genres textuels : la littérature reste le type dominant, mais nous avons essayé d’inclure aussi des textes de la pratique (chartes, comptes rendus de procès), des textes théoriques (grammaires et traités) ainsi que quelques échantillons de l’écrit privé (lettres et billets). Parmi les textes littéraires, majoritaires dans ce corpus, nous avons essayé de retenir des genres différents (épique, lyrique, narratif, historique, etc.) afin de tester l’impact éventuel du genre sur les choix graphiques : est-ce que les genres qui sont plus proches de l’oralité, comme le théâtre, présentent des graphies spécifiques, moins grammaticales et plus liées à la parole telle qu’elle est prononcée ? Y a-t-il une relation entre la lyrique, avec ses formes fixes pour lesquelles la mise en page est essentielle, et le système graphique utilisé par les copistes ou les imprimeurs ? Pour répondre à toutes ces questions, nous avons choisi un corpus assez large, varié et hétérogène. Cette hétérogénéité s’est révélée absolument nécessaire parce que nos enquêtes ont aussi montré que la graphie peut varier selon la situation de communication et les enjeux de l’écrit. Étant donné que les choix graphiques peuvent être influencés par la position occupée par un mot sur la ligne (fin de ligne, à la rime), il est aussi important que le corpus contienne les deux formes (vers ou prose) et que l’on tienne compte de cette variable lorsqu’on analyse les attestations d’une graphie particulière (Cazal et Parussa 2007). Notre corpus est donc constitué de textes reproduits dans les graphies originales qui appartiennent à différents genres et formes et qui constituent un échantillon représentatif de la diversité des choix graphiques en fonction d’éléments aussi variés que le lieu de production, le destinataire, la fonction de l’écrit, le lien éventuel avec l’oral et le type de support (Kristol 2017). Références bibliographiques : Anis 1983 ; Baddeley 1993 ; Beaulieux 1927 ; Blanche-Benveniste et Chervel 21978 [1969] ; Brunot 1905-1938 ; Catach 1968, 1973a, 1973b, 1995a ; Cazal et Parussa 2007 ; Cerquiglini 2004 ; Chiss et Puech 1983 ; Goebl 1975 ; Gossen 1979 ; Daniels et Bright 1996 ; Firmin-Didot 1867 ; Fayol et Jaffré 2008, 2014 ; Kristol 2017 ; Meyer 1905 ; Saussure 1972 [1906-1911].
Yvonne Cazal et Gabriella Parussa
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Chapitre 26. Graphies : des usages à la norme
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Chapitre 26 Graphies : des usages à la norme Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation Chapitre 26. Graphies : des usages à la norme
26.1 Oral et écrit Les rapports entre l’oral et l’écrit dans la société médiévale suscitent depuis longtemps des débats animés entre les chercheurs, qu’ils soient historiens, sociologues ou spécialistes de littérature (Clanchy 1979, Goody 1987, Kristol 2017, Ong 1982, Zumthor 1983 et 1987). Après avoir magnifié la naissance d’une culture écrite en langue française à partir du 9e s. et avoir souligné les liens indéniables et nécessaires avec la culture antique en langue latine, on en est venu, dans la deuxième moitié du 20e s., à mettre en évidence le caractère éminemment oral de la littérature médiévale. Si avant la fin du 15e s., l’écrit est dans les faits relativement rare, on ne peut pas qualifier la culture en langue française d’exclusivement orale : l’écrit existe partout, aussi bien dans l’administration que dans les échanges privés, pour la conservation des textes fondateurs et pour les échanges officiels. Compte tenu du fait que nous ne savons pas exactement quel est le pourcentage de textes conservés jusqu’à nos jours, par rapport à ceux qui ont effectivement circulé à l’époque médiévale, il est difficile de se représenter exactement la place de l’écrit dans cette société. Une étude récente a montré la difficulté à séparer ces deux aspects de la communication et propose une distinction plus nuancée, axée sur la différence entre aspect médial et aspect conceptionnel d’un énoncé (Koch et Oesterreicher 2001). La typologie plus fine ainsi obtenue de ces procédés divers, basée sur ce que les auteurs appellent le continuum communicatif, devrait permettre de mieux analyser les manifestations de l’oral et de l’écrit dans la société médiévale. Si on possède des textes littéraires en langue française mis par écrit à partir du 9e s., les autres documents officiels et privés qui nous sont parvenus ont été rédigés en latin pendant bien plus longtemps. En effet, c’est seulement à partir du début du 13e s. que certaines chartes sont rédigées en français, le latin restant toutefois très présent et majoritaire dans les actes notariés, les lettres officielles et tous les documents à caractère juridique. Le latin, qui a depuis toujours la fonction de langue de culture, assumait aussi le rôle d’une lingua franca qui permettait l’intercompréhension par le medium de l’écrit entre des gens parlant des langues différentes, comme les vulgaires romans mais aussi des langues plus éloignées comme le moyen haut allemand ou l’anglais, ou plus proches comme les parlers d’oc et d’oïl (picard, anglo-normand, lorrain, etc.). Les premiers documents conservés écrits en langue française sont donc des textes littéraires (à part peut-être les Serments de Strasbourg qui apparaissent dans une chronique historique en latin) ; il faudra cependant attendre le 12e s. pour un véritable essor de cette pratique de mise par écrit, voire le 13e s. pour sa généralisation à divers types de textes littéraires : romans, récits brefs, chansons de gestes, etc. Si l’on compare avec la diffusion des textes écrits à l’époque moderne, l’écrit au Moyen Age est rare ; les coûts de réalisation d’un livre sont en effet assez élevés et la facture d’un seul exemplaire est un procédé long, parfois laborieux qui mobilise souvent plusieurs personnes. C’est pourquoi l’écrit est d’abord réservé à la conservation de textes fondateurs dont se charge une institution : un monastère, une abbaye, ou un mécène – comte, prince ou roi. La mémorisation, le colportage des textes et la récitation publique par des jongleurs assurent la diffusion des histoires, des poèmes et des chansons que l’on veut faire connaître, partager et transmettre aux générations futures. La mémorisation est une
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pratique courante au Moyen Age et la capacité des hommes à apprendre par cœur de textes même très longs est aujourd’hui prouvée ; cette habileté pallie la rareté des écrits (Carruthers 1990). Des jongleurs, qui sont parfois aussi auteurs, mémorisent de longues chansons de gestes ou des textes plus brefs comme les lais et les chansons et les récitent devant une cour ou dans les villes, sur une place publique. Ces deux moyens de transmission de la littérature et de la pratique judiciaire semblent avoir leur place propre dans la société médiévale jusqu’au 15e s., l’écrit s’imposant de plus en plus, surtout à partir de l’introduction du papier qui fait baisser les coûts des livres. On estime, par exemple, à environ 45 000 la production d’actes écrits à la cour royale dans les années 1330 (Guyotjeannin 2000 : 98). Vers la fin du Moyen Age, grâce à l’introduction de l’imprimerie et à la réalisation rapide de nombreux exemplaires du même livre, l’écrit sera diffusé d’une manière encore plus rapide et sur une plus vaste échelle et finira par remplacer la mémorisation et l’oralisation dans de nombreux domaines. Entre le 12e et le 15e s., on parlera donc d’une culture de l’écrit, même si les pratiques de mémorisation et la transmission orale de certaines œuvres sont encore possibles. Clercs et jongleurs assurent la conservation, la transmission et l’actualisation des textes littéraires (Birge-Vitz 1999), alors que les notaires et les secrétaires, surtout à partir du 14e s., garantiront la conservation des actes et le triomphe progressif de l’écriture.
26.2 Qui écrit et pour qui ? 26.2.1 Le manuscrit L’accès du français à l’écriture, la conservation de documents de toutes sortes, écrits en langue vulgaire, se fait d’abord dans les mêmes lieux qui ont servi à la mise par écrit des textes en latin : les scriptoria des monastères, les ateliers de copistes laïcs dans les grandes villes comme Paris, Arras ou Mons et les chancelleries. Des copistes, habitués à transcrire des textes en latin, se retrouvent donc, à partir d’un moment donné, à mettre par écrit une langue jusqu’alors destinée exclusivement à la communication orale, qui n’a pas encore développé un code écrit propre et homogène. L’Église, qui depuis les 6e et 7e s. a monopolisé toutes les formes de la culture écrite en latin, en faisant d’abord du livre un objet de culte aussi bien qu’un objet d’étude et donc de lecture, va surtout assurer la conservation de la culture antique et une circulation limitée de l’écrit entre les centres de la vie religieuse. Une intense activité de copie de textes liturgiques, théologiques et didactiques se met progressivement en place, ainsi que des échanges de livres destinés à enrichir les bibliothèques des abbayes et des monastères les plus importants. La réforme carolingienne en revalorisant l’enseignement grammatical assure aussi une meilleure compréhension des textes anciens et une intense activité de correction des textes nouvellement transcrits. C’est seulement à partir du 12e s. qu’une activité de copie est attestée en dehors du système ecclésial ; un changement qui a été mis en relation avec le développement des villes et la naissance d’une bourgeoisie urbaine qui est devenue un destinataire potentiel de l’écriture et consommatrice, donc commanditaire, de livres (Cavallo 1977). Une étude de grande envergure a mis en évidence l’existence à Paris de libraires, parcheminiers, copistes à partir du 12e s. (Rouse et Rouse 2000 : I, 19-25). On sait que de très nombreux livres manuscrits ont été produits à Paris dans le courant des 12e et 13e s., bien que l’on ignore presque tout de
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l’activité exercée par ces professionnels de l’écriture : on a juste des noms de copistes (des hommes et quelques femmes aussi), de parcheminiers et de libraires. Des noms de rues, comme la rue la Parcheminerie, le Clos Bruneau ou la rue Neuve-Notre-Dame à Paris désignent précisément le quartier de Paris dans lequel ces professionnels exerçaient leur activité. A peu près à la même époque, on fonde des universités dans les grandes villes européennes ; maîtres et étudiants ont besoin de livres pour l’enseignement et on se met ainsi à organiser le travail de copie dans des ateliers qui sont sous le contrôle direct de l’Université. A partir du 13e s., ces libraires, qualifiés dans les documents de stationarii, sont souvent sous l’autorité de l’Université, certains de leurs noms figurent dans les registres de cette institution. Ces artisans, libraires ou simples copistes, insérés dans le contexte urbain, sont soumis à la demande de riches et nobles commanditaires et mécènes, mais aussi d’un lectorat de riches bourgeois de plus en plus nombreux. Ils représentent l’alternative aux scriptoria qui continuent toutefois à copier des textes – c’est le cas notamment des abbayes de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève à Paris (Martin et Chartier 1982 : 47) – et ils favorisent ainsi l’essor des textes en langue française et des textes littéraires en particulier. Certains des libraires de l’Université, sous le règne de Charles V, ont aussi la fonction d’ecrivain du roi, et apposent parfois leur signature sur les manuscrits qu’ils ont copiés (Rouse et Rouse 2000 : I, 267-283). A ces nombreux lieux de copie urbains et conventuels s’ajoutent encore les chancelleries princières et, en particulier, la chancellerie royale, l’ensemble des notaires au service du roi qui deviennent petit à petit, à partir du 12e s., un groupe spécialisé dont le personnel est formé spécifiquement pour rédiger et copier des actes officiels. Si la rédaction des actes se faisait au début majoritairement, voire exclusivement, en latin, les chancelleries laïques ont commencé assez rapidement à utiliser la langue vernaculaire, alors que les institutions ecclésiastiques n’ont eu recours au français que dans des occasions particulières (Lusignan 1999 : 509-510). Les notaires et secrétaires de la chancellerie royale sont de plus en plus nombreux, et deviennent progressivement des fonctionnaires au service du roi, car ils reçoivent des gages fixes et des bourses en fonction du travail accompli (Morel 1900 : 71). Ils subissaient, très probablement depuis la réorganisation de la chancellerie, une sorte d’examen avant d’être admis à la chancellerie, même si la seule mention explicite date de 1342, qui rappelle que les notaires ont été évalués et qu’ils ont été jugés « suffisans pour escrire et faire lettres en françois et en latin » (Morel 1900 : 496). Depuis l’avènement de Philippe VI, en effet, les notaires du roi écrivent aussi en français ; le latin et le français seront les deux langues de la chancellerie tout au long des 14e et 15e s. A côté de ce personnel administratif fixe, le roi s’entoure aussi de nombreux autres notaires qui ne sont pas payés par gages mais en fonction des lettres qu’ils ont copiées. Le nombre de notaires et secrétaires ne cesse de s’accroître, il augmente d’abord de 30 à 59, mais en 1350, ils sont déjà 72 et on en dénombre 105 en 1359, sans mentionner les clercs qui aident les notaires et les secrétaires du roi dans la transcription des documents. Une véritable cohorte de scribes entoure le roi aux 14e et 15e s., dont une partie exerce probablement aussi son activité à l’extérieur de la chancellerie en assurant les services d’écrivain à tous ceux qui en ont la nécessité. Références bibliographiques : Birge-Vitz 1999 ; Carruthers 1990 ; Cavallo 1977 ; Clanchy 1979 ; Goody 1987, Guyotjeannin 2000 ; Koch et Oesterreicher 2001 ; Kristol 2017 ; Lusignan 1999 ; Martin et Chartier 1982 ; Morel 1900 ; Ong 1982 ; Rouse et Rouse 2000 ; Zumthor 1983 et 1987.
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26.2.2 Copistes et systèmes graphiques Clercs ou laïcs, hommes ou femmes, les copistes assurent pendant plusieurs siècles la conservation des textes par leur travail de transcription, voire d’adaptation. Contrairement à ce que l’on a pu affirmer pendant longtemps, les femmes sont nombreuses à exercer cette activité aussi bien dans les monastères et dans les abbayes que dans les ateliers urbains où elles aident le père ou le mari, dont elles prennent la place s’il décède. Malheureusement, la documentation est rare, bien que l’on connaisse les noms de religieuses copistes en Allemagne, en Italie et en France, et ceux des laïques travaillant à Bologne, en Allemagne et à Paris (Fianu 2003, Rouse et Rouse 2000, Beach 2003 et 2017, Bischoff 1985 : 249-250). Les recherches récentes sur les systèmes graphiques montrent qu’il existe une relation entre celui qui copie un document, le lieu de production et l’usage d’un système graphique déterminé. La transcription, en effet, n’est jamais un acte anodin, au contraire elle correspond assez souvent à une adaptation de la langue du texte que l’on copie aux habitudes linguistiques du copiste et des lecteurs à qui ce livre est destiné. Il arrive donc que le système graphique adopté lors de la transcription soit plus proche de la langue parlée par le copiste et par ses lecteurs potentiels. Ainsi, par exemple, la langue de certains manuscrits du Roman de la Rose, composé par deux auteurs orléanais, présente des caractéristiques de la scripta picarde. Au milieu du 16e s., des imprimeurs qui publient des textes composés au Moyen Age dans un français teinté de régionalismes tenteront de faire disparaître ces formes régionales, suivant en cela le mouvement de standardisation du français (Parussa 2019). Il arrive aussi qu’un décalage temporel important entre la composition du texte et sa copie impose un véritable remaniement au niveau linguistique. Outre les graphies, le copiste devra aussi modifier la morphologie, la syntaxe ou le lexique et il deviendra remanieur, ainsi par exemple, la langue d’un manuscrit du 15e s. des Fables de Marie de France (composées au 12e s.), présente des graphies, des tournures typiques du MF et un lexique « modernisé » (Parussa 2000). Plusieurs paramètres extralinguistiques interviennent dans l’élaboration des usages graphiques et sur leur évolution. Aussi longtemps que le code graphique n’est pas unifié ni standardisé, les choix en matière de graphies dépendent aussi de l’origine géographique du scripteur, de son lieu d’apprentissage, de la variété régionale de son parler ou de celui du public visé, et parfois même de son âge (Parussa 1999, Parussa et Trachsler 2002, Cazal et al., 2003). Ainsi, les pages copiées de sa main par le poète Charles d’Orléans dans un recueil de ses œuvres où interviennent aussi d’autres copistes, professionnels ou non, se signalent par des graphies désuètes au milieu 15e s., date de constitution du recueil. Ce sont là les graphies d’un homme âgé qui conserve l’usage graphique de sa jeunesse, quelques cinquante ans plus tôt (Parussa 2011). A rebours, les manuscrits d’un Michel Gonnot, scribe au service de Jacques d’Armagnac, copiés à plusieurs années d’intervalle (1463-1476) montrent une actualisation de son usage graphique (Parussa et Trachsler 2005). D’une façon générale, un copiste donné n’utilise pas l’éventail complet des variantes possibles, mais fait montre de préférences qui construisent des régularités personnelles. Ainsi, tel scribe écrira toujours le suffixe issu du latin -itia -esce, tel autre choisira -esse, alors qu’un autre encore hésitera entre -ece et -esse. Les graphies à base AR- seront les seules utilisées par un copiste donné pour les formes verbales du Futur I et II du verbe avoir (ara, aront, aroient), alors qu’un autre préférera les graphies à radical AUR- (aura, auront, auroient). En nombre suffisant, traits et préférences permettront de définir un profil d’un copiste qui le fera reconnaître ailleurs, dans d’autres manuscrits non signés.
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Il ne faut toutefois pas oublier le poids de l’enseignement et de l’appartenance à un groupe. Étant donné que l’on reconnaît dans certains types d’écriture, une sorte de marque de fabrique d’un atelier : plusieurs copistes pouvant écrire de manière presque identique (Martin et Chartier 1982 : 35), on peut aussi imaginer qu’un chef d’atelier ait pu imposer un système graphique particulier à ses employés et collaborateurs. Même si aucune enquête précise et approfondie sur cet aspect n’a été menée jusqu’ici, des éléments relevés dans des manuscrits copiés dans le même atelier portent à croire que tous les copistes finissent par adopter un même système graphique qui, sans être parfaitement uniforme pour tous, est au moins assez représentatif de la manière d’écrire du maître d’atelier et des autres copistes. Par exemple, certaines graphies relevées dans les manuscrits copiés dans l’atelier de Jean Wauquelin à Mons, semblent montrer que les copistes sont influencés par un système qui peut être celui du chef d’atelier. On retrouve en effet, sous la main de trois copistes travaillant dans ce même atelier, des graphies comme ossy (aussi), ensy (ainsi), soer (sœur) (Parussa 2006). Si l’appartenance à un atelier peut déterminer certains choix graphiques des copistes, lorsqu’il s’agit d’une administration qui est soumise à des règles précises de fonctionnement et souhaite affirmer son identité, la relation entre système graphique et groupe de copistes paraît encore plus probable. Pour ce qui est de la chancellerie du roi et d’autres instances d’enregistrement d’actes, par exemple, on a déjà souligné la présence de graphies surchargées de lettres non prononcées, dites étymologiques, dans les écrits de ces notaires et secrétaires à partir du début du 14e s. (de Jong 1995). Plus récemment, on a affirmé que la responsabilité de ce choix de graphies surchargées pour le français écrit revient exclusivement à la chancellerie royale (Brazeau et Lusignan 2004b). Beaulieux (1927) a attribué aux notaires et aux clercs de l’administration la responsabilité de cet éloignement entre graphie et phonie qui aurait entraîné la perte définitive de la simplicité primitive. Des études plus récentes (De Jong 1995, Brazeau et Lusignan 2004b) ont toutefois montré que, s’il est vrai que les graphies étymologiques apparaissent d’abord massivement dans les écrits de la chancellerie royale, on ne peut pas attribuer cette innovation à la cupidité des copistes qui gagneraient plus en étoffant leurs écrits de lettres superflues. Il est bien connu en effet que les notaires et secrétaires de la chancellerie royale étaient payés sur gages (journaliers ou mensuels) et aussi en fonction du nombre d’actes qu’ils avaient copiés. Les copistes des ateliers urbains étaient eux aussi rémunérés à la tâche, des paiements attestent que les sommes d’argent sont calculées en fonction de ce qu’ils avaient écrit (livre, cahier, ou nombre de lettrines). La rémunération dépend beaucoup plus rarement du nombre de lignes copiées : l’exemple donné par Runnalls (2003 : 254) concerne un texte en vers où l’ajout de lettres ne change rien au salaire final. Références bibliographiques : Beaulieux 1927 ; Beach 2003, 2017 ; Bischoff 1985 ; Brazeau et Lusignan 2004b ; Cazal, Lefèvre, Parussa et Pignatelli 2003 ; Fianu 2003 ; de Jong 1995 ; Martin et Chartier 1982; Parussa 1999, 2000, 2006, 2011, 2019 ; Parussa et Trachsler 2002, 2005 ; Rouse et Rouse 2000 ; Runnalls 2003.
26.3 Le livre imprimé La révolution introduite par la nouvelle technique de reproduction rapide des livres ne bouleverse pas complètement l’activité des scriptoria et des ateliers de copie urbains qui continuent à produire des livres copiés à la main. Si on date généralement le premier livre impri-
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mé de 1452-1453 (une Bible en latin, issue de l’atelier de Gutenberg à Mayence), en France il faudra attendre 1470 pour voir paraître, aux presses installées au collège de Sorbonne, le premier livre produit avec des caractères mobiles. Il s’agit d’un recueil de lettres en latin de Gasparino Barzizza pour l’enseignement de l’art épistolaire, une publication commanditée par un célèbre humaniste et membre du collège de la Sorbonne : Guillaume Fichet. Pendant de nombreuses années, voire pendant tout le 16e s., l’ancienne technique et la nouvelle ont coexisté : on continue à produire de beaux livres copiés à la main, avec de belles peintures et de riches décorations pour les offrir aux mécènes comme les princes et les rois, pendant que les ateliers d’imprimeurs se multiplient surtout dans les grandes villes, d’abord Lyon et Paris, ensuite aussi Rouen et Angers. Si le prix du livre ne diminue pas tout de suite de manière spectaculaire, la rapidité de cette technique permet de produire facilement plusieurs centaines d’exemplaires d’un même ouvrage. Assez vite, cet objet devient plus accessible grâce à la diminution des coûts et du temps de production. Ainsi les marchands et négociants de centres urbains, les notaires et avocats et les prédicateurs peuvent plus facilement se procurer des textes écrits : manuels, livres liturgiques, mais aussi textes littéraires. Un marché important se crée en quelques années, ce dont témoigne le nombre grandissant des imprimeurs établis en France et surtout à Lyon au début. Qui sont ces imprimeurs ? On a pu affirmer qu’ils étaient pour la plupart d’anciens copistes reconvertis à cette nouvelle technique, et on a souvent cité les exemples de Colard Mansion, Antoine Vérard et Peter Schoeffer, l’associé de Gutenberg. Dans la réalité, s’il est sûr que le brugeois Colard Mansion est passé, dans les années 1470, de copiste à imprimeur pour augmenter la production de son atelier, et que Peter Schoeffer travailla comme scribe à Paris, rien ne prouve qu’Antoine Vérard ait été copiste, et pour la plupart des imprimeurs européens nous ne savons pas s’ils avaient exercé l’activité de scribes avant de travailler dans une imprimerie. Il est évident que de nombreux scribes ont pu mettre leurs compétences au service d’un imprimeur, qui est généralement un artisan, comme ce fut le cas pour Schoeffer dans l’atelier de Gutenberg, d’autant plus que les copistes devaient bien connaître le marché du livre et savoir comment se procurer les manuscrits à reproduire, une des préoccupations principales du libraire imprimeur (Edmunds 1991 : 37). Si tous les imprimeurs n’ont pas été copistes, les scribes les plus doués ont donc continué à travailler sur des manuscrits de luxe, la reconversion partielle dans un autre métier à l’intérieur de l’atelier d’imprimerie ou la diminution importante du nombre de scribes sera progressive et ne deviendra tangible qu’à partir du 16e s. On constate toutefois que ce changement technique d’une importance considérable n’a dans un premier temps pas bouleversé les habitudes des professionnels du livre qui produisent des imprimés ressemblant parfaitement à un manuscrit. Tout dans le livre imprimé rappelle l’ancien manuscrit : la mise en page, la page de titre avec une grande enluminure de présentation, les titres rubriqués, les lettres initiales peintes ou historiées, les abréviations, etc. Il suffit d’observer l’un des premiers imprimés de luxe produits par Vérard à Paris, par Barthélemy Buyer et Guillaume Le Roy à Lyon ou par Colard Mansion à Bruges, pour se rendre compte qu’il est parfois difficile de distinguer entre un livre manuscrit et un imprimé. 26.3.1 Imprimeurs et graphies Du point de vue de la calligraphie et des graphies, on ne constate aucun changement important dans le passage de la copie manuelle à la reproduction en série. Les caractères
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d’imprimerie imitent parfaitement les écritures comme la bâtarde ou la gothique et conservent les initiales ornées des manuscrits. Les imprimeurs employant probablement d’anciens copistes pour composer le texte ou vérifier les épreuves, les systèmes graphiques ne varient pas et l’on retrouve les mêmes lettres étymologiques dans les incunables et les imprimés d’avant 1540 (date des plus anciens traités à proposer une véritable réforme de la manière d’écrire le français). Avant les réflexions critiques des imprimeurs et théoriciens de la langue et de l’orthographe, la majorité des imprimés présente les graphies relevées dans les manuscrits. Les deux extraits qui suivent montrent la permanence des graphies dites étymologiques propres au moyen français, telles haultement, escript, chault … : Car jasoit ce que delle on ait tres dignement et haultement escript comme de la princesse droituriere des humains oeuvres vraye et seure guide de la vie […] (Martin Lefranc, Estrif de Fortune et de Vertu, Bruges, Colard Mansion, 1477-84, f. 1r) Le regnart et le chevreau ung jour d’esté ouquel faisoit grant et excessif chault estoient alterés et mors de soif. Et pour subvenir a leur alteration firent diligence de cerchier aucune riviere ou autre eaue en laquelle ilz peussent boire. (Les apologues d’Ésope traduits du latin de L. Valla par Guillaume Tardif, Paris, Vérard, 1490, [Aiij])
Quand on compare la copie réalisée manuellement et la version imprimée d’un même texte, on constate qu’au niveau des graphies, de l’usage des abréviations et de la ponctuation, les deux exemplaires sont quasiment identiques. Cela vaut aussi bien pour les incunables que pour les imprimés entre 1500 et 1540-1550, parfois même plus tardifs, à l’exception des textes sortis des ateliers d’imprimeurs impliqués dans la réforme de l’orthographe. On remarque toutefois que certains imprimeurs lyonnais, les premiers à publier massivement des textes en langue française, choisissent d’éliminer de leurs éditions toute marque dialectale ou régionale. Alors que le public lyonnais et des alentours parle plutôt le francoprovençal ou l’un des dialectes d’oc, les imprimeurs qui visent un public plus large et espèrent vendre leurs livres à Paris et au Nord et à l’Est de la France, adoptent une langue écrite neutralisée du point de vue régional et composent leurs textes dans une scripta qui ressemble à celle utilisée en Ile-de-France : une sorte de français écrit commun, devenu langue véhiculaire (Parussa 2019). Ce choix est encore plus frappant si l’on compare avec l’Allemagne, où, à la même époque les premiers livres, qui s’adressaient visiblement à une clientèle plus locale, ont été imprimés dans divers dialectes alémaniques (Coq 1989 : 210). En Italie aussi, les premiers imprimés présentent encore de nombreuses graphies régionales, même si progressivement l’introduction de l’imprimerie favorisera une certaine stabilisation des graphies de la langue italienne (Braida 2000 : 76). Malgré le caractère conservateur des graphies des premiers imprimés, ce fut dans le milieu des imprimeurs qu’eurent lieu les premiers débats sur la réforme de l’orthographe (Catach, et 26.7.3). Ces artisans, qui visaient un public plus diversifié et plus large que celui des copistes, se trouvèrent devant un dilemme difficile à résoudre. Comment atteindre des lecteurs familiarisés avec des systèmes graphiques très différents en fonction de leurs habitudes de scripteurs et des caractéristiques de la scripta locale, alors que l’imprimé peut voyager loin du lieu où il a été composé ? Face à un public plus large et donc parfois moins familier de la lecture de textes longs, ils se demandèrent comment rendre plus accessibles les écrits qu’ils publiaient et commencèrent par ajouter quelques signes diacritiques et de la ponctuation. La Briefve doctrine (1533) est le premier exemple de texte théorique qui identifie clairement des moyens permettant de résoudre certaines ambiguïtés du code écrit français. L’apostrophe est inventée pour séparer le déterminant article d’un nom à initiale vocalique le tréma pour indiquer une
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diérèse, l’accent aigu pour distinguer [e̥ ], devenu [œ], de [e] final. On ne remarque toutefois pas encore de réflexion sur une modification éventuelle de la graphie des mots. 26.3.2 Les écrivains et les choix graphiques Depuis l’invention de l’imprimerie et jusqu’aux années quarante du 16e s. les graphies des textes imprimés sont une affaire d’imprimeur plus que d’écrivain (Catach 1968). Les manuscrits que les auteurs remettent éventuellement à l’imprimeur ne sont pas reproduits à l’identique, les graphies peuvent en effet changer de manière importante, car ce sont les compositeurs qui transcrivent selon leur propre code. Il suffit de voir l’écart qui existe entre les corrections marginales et interlinéaires de la main de Montaigne sur l’imprimé dit de Bordeaux et le texte imprimé, pour se rendre compte que l’éditeur bordelais a éliminé toutes les graphies régionales (et pourtant d’auteur) comme honnur, rigur, estoint, etc. et qu’il les a remplacées par des graphies plus courantes. Il existe toutefois des auteurs plus concernés par le code écrit, Ronsard est l’exemple le plus évident de l’attention que l’on pouvait accorder au choix de l’imprimeur et de la conscience du problème orthographique pour le français, même si, après avoir choisi de publier ses œuvres avec une orthographe simplifiée à partir de 1550, le poète ne s’occupera plus de ce problème et les éditions successives reviendront à des graphies à l’ancienne. L’orthographe et la ponctuation demeurent longtemps une affaire d’imprimeur. Une étude récente sur les textes dramatiques a montré que, même au 17e s., ce n’est pas l’auteur qui place et choisit les signes de la ponctuation, mais l’imprimeur (Riffaud 2007). 26.3.3 Destinataires de l’écrit : la lecture et les lecteurs L’étude du code écrit du français ne peut pas ignorer la relation avec l’oralité et, éventuellement la performance orale après le passage à l’écrit ; par conséquent, la destination de tous les documents qui nous sont parvenus devient un problème crucial pour le chercheur, parce que l’identification de cette variable peut parfois donner un sens à certains éléments comme la ponctuation, les rubriques ou le paratexte marginal ou interlinéaire. Il est tout aussi essentiel de connaître les méthodes de lecture de ces mêmes textes pour mieux comprendre les usages graphiques des copistes du Moyen Age (Andrieux-Reix 1999c). D’après les études les plus récentes sur la lecture au Moyen Age, il existait diverses manières de lire un texte, des manières qui pouvaient varier en fonction du type d’écriture, du lieu où se trouvait le lecteur, de son niveau de culture, de la présence d’autres personnes autour de lui. Selon Saenger (1982 : 131-132), pendant le Haut Moyen Age, la scriptura continua du latin obligeait le lecteur à lire à voix haute pour interpréter correctement un texte dans lequel les unités de discours n’étaient pas identifiables immédiatement. Mais pour les premiers textes en français l’écriture sépare déjà certains mots et propose des groupes (du type déterminant-nom, pronom-verbe, etc.), ce qui permet une lecture silencieuse, devenue nécessaire dans les monastères où l’on pratique la lecture et la copie de textes en groupe. Mais dans d’autres milieux comme les cours, la lecture reste orale : on lit de longs textes en prose pour les gens regroupés autour d’un roi ou d’un prince. Les deux modes de lecture sont possibles aussi bien dans les monastères et abbayes que dans les villes et dans les cours princières, même si les rois et les princes s’entourent de lecteurs jusqu’au début du 15e s. On connaît le nom d’un lecteur célèbre, Gilles Malet, qui était aussi garde de la librairie royale sous Charles V et Charles VI,
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dont Christine de Pizan souligne les qualités de lecteur : « cellui, par especialment sur tous aultres, souverainement bien lisoit et bel pontoit (c’est-à-dire ponctuait) » (Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, II, 63), en soulignant par là que la ponctuation médiévale a aussi bien une fonction pneumonique que sémantique. Avec la diffusion à plus vaste échelle que permet le livre imprimé, le lectorat s’élargit à une population qui n’avait pas forcément de familiarité avec le livre manuscrit. Les imprimeurs rivalisent alors d’efforts pour créer de nouveaux repères afin de faciliter la lecture et la compréhension du texte. Pour bien comprendre les raisons de l’accroissement important du nombre de lecteurs il faut aussi prendre en compte les mutations économiques et sociales qui ont favorisé l’alphabétisation. Pendant tout le haut moyen âge l’instruction était réservée aux clercs, les litterati qui seuls avaient accès à l’écriture qu’ils avaient apprise dans les écoles cathédrales ou monastiques. Petit à petit on doit répondre à une demande croissante de la part de la riche bourgeoisie des villes, des artisans et marchands qui souhaitent que leurs enfants apprennent à lire et à écrire, et il se crée, à côté des institutions sous l’autorité de l’évêque, des écoles tenues par des curés dans les paroisses où l’on enseigne les rudiments de la lecture et de l’écriture. On connaît mal l’histoire de l’enseignement et de l’école au Moyen Age, mais on possède quelques attestations prouvant que la noblesse et la riche bourgeoisie faisaient instruire leurs enfants : de nombreux livres liturgiques, des recueils de prières, des vies de saints, des summae pédagogiques témoignent de ce que l’on faisait copier des textes qui étaient destinés à la lecture personnelle. 26.3.4 Ateliers, chancelleries, Académie, École Malgré le désintérêt des auteurs pour la question de la présentation matérielle du texte, tout au long du 16e s. et encore au début du 17e s., on débat sur la question des graphies étymologiques et simplifiées et de la réforme éventuelle du code écrit. Un nombre très important d’ouvrages théoriques, polémiques et de grammaires voit le jour, des imprimeurs acceptent de suivre telle ou telle autre « nouvelle orthographe », alors que nombreux sont ceux qui continuent à utiliser les mêmes graphies médiévales. Si certains écrivains et des grammairiens participent au débat et essaient d’orienter les choix des imprimeurs mais aussi des scripteurs, il n’existe jusqu’au début du 17e s. aucune instance qui puisse prendre la décision de définir la bonne manière de graphier les mots du français. Ce qu’on appelle l’orthographe n’est encore « qu’un art d’écrire » (Wynants 1997: 78) pour lequel les usagers disposent de deux traditions d’écriture : l’orthographe nouvelle et l’orthographe ancienne. Entre l’une et l’autre manière d’écrire, le choix est, pour une bonne part, affaire d’appréciation personnelle – même si la place du scripteur dans la société et son rapport à l’écrit sont des facteurs déterminants. En 1635, cependant, le cardinal de Richelieu fonde l’Académie française, une compagnie de lettrés qui avait pour mission de régler la langue française et, en particulier, de rédiger un dictionnaire (x 10.2). Celui-ci ne verra le jour que bien longtemps après la création de cette institution, mais il marquera un moment clé dans l’histoire de l’orthographe, parce que dans la préface les académiciens énoncent un choix précis en matière de graphies (Quemada et Pruvost 1998). Ils affirment avoir choisi les graphies anciennes et dessinent les contours d’un code graphique qui va se fixer de plus en plus, le dictionnaire devenant une référence pour la manière d’écrire correctement les mots du français. Le débat est momentanément clos et les graphies simplifiées proposées par tant de réformateurs disparaissent presque définitivement. Même s’il ne faut pas surestimer le rôle joué par l’Académie dans la fixation du code gra-
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phique (Catach 1968) et que la variabilité graphique continue d’exister tout au long du 17e s. (Pellat 2001), une page est tournée, parce que dorénavant les imprimeurs pourront avoir recours au dictionnaire pour décider quelle graphie adopter pour un lexème donné et parce que c’en est fini aussi bien avec la liberté et la variété des graphies médiévales qu’avec les élans réformistes ; ces derniers ne cessent pas pour autant, mais leur impact sera moindre étant donné l’autorité de l’Académie. A partir de cette fin de 17e s., l’Académie devient en effet l’instance qui décidera des modifications à apporter au système graphique ; elle éliminera le -s implosif à partir de 1740 : beste s’écrira donc bête, et en 1835 elle décidera d’utiliser les graphies du type -ais pour les désinences d’imparfait et abandonnera définitivement les formes en -ois, plus anciennes. C’est encore l’Académie qui validera les choix de la commission nommée par le ministre Rocard pour la simplification de l’orthographe en 1990. Cette commission ne préconisera pourtant pas de véritables modifications de l’orthographe, mais de simples rectifications qui constituent de simples suggestions et laissent la possibilité d’utiliser les anciennes graphies. En France, plus que dans les autres pays européens, on légifère à propos de l’orthographe de la langue nationale. Si l’Académie semble avoir uniformisé les usages des imprimeurs d’une manière certes lente et progressive, mais évidente, il ne faut pas penser que l’orthographe ainsi définie s’impose partout et dans toutes les situations. Une enquête que nous avons menée sur les écrits privés du 14e au 18e s. a prouvé que les scripteurs de billets et lettres (écrivains, ministres ou simples bourgeois) ne s’inquiètent pas d’une norme qui n’est énoncée nulle part clairement et écrivent selon des habitudes personnelles qui dépendent peut-être de leur précepteur ou maître. On sait qu’au 18e s., dans les collèges, les maîtres pouvaient avoir différents systèmes graphiques, d’où le conseil de Rollin (1768 : 11) d’adopter la même orthographe pour éviter de désorienter les élèves lors d’un changement d’enseignant. Les besoins d’une pédagogie de l’orthographe, réclamée par les maîtres de l’école du 19e s. chargés « d’apprendre à écrire à tous les petits français » (Chervel 1977 et 2006) ont parachevé l’unification des pratiques (Citton et Wyss 1989). 26.3.5 Choix graphiques et écriture : l’influence du graphétique Depuis le premier texte écrit en langue française jusqu’à nos jours, de nombreux paramètres ont changé le rapport de la société à l’écrit. Comme nous l’avons vu, le support (parchemin, papier), la technique (copie à la main, imprimerie), les lieux de production (monastères, ateliers urbains), les destinataires des livres (communautés religieuses, riches mécènes, bourgeois) changent profondément au cours des siècles. Les manières d’écrire, la calligraphie, sont aussi soumises à de changements profonds surtout dans les périodes de réforme ou de grandes transformations sociales. Pour les textes en langue latine, on relève le passage de l’onciale à la minuscule caroline, justement à l’époque de la réforme carolingienne, une écriture qui visait la clarté et la lisibilité, pour passer ensuite, surtout pour les textes en français à l’écriture gothique, aux courbes anguleuses, soignée et lisible, qui devient la plus utilisée pour les manuscrits contenant des textes littéraires ou théologiques. Une autre forme d’écriture, imitant la cursive des chartes, s’appellera bâtarde et sera utilisée massivement à la cour de Bourgogne, d’où l’appellatif « bourguignonne ». Depuis la fin du 12e s., s’était développé un autre type d’écriture à partir de l’écriture rapide des brouillons et des minutes, utilisée surtout dans les milieux de la chancellerie et de l’administration,
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la cursive (Bischoff 1985). Ce type d’écriture facilite l’acte d’écrire et le rend plus rapide, mais il n’est pas forcément plus lisible parce que le trait est moins contraint par des règles précises dans la manière de tracer les lettres et parce qu’il y a plus de ligatures entre ces lettres et plus de boucles aussi. Cursive et gothique coexistent longtemps, la première étant d’abord spécifique pour l’écrit administratif et privé ; de même que la cursive et la bâtarde pendant les deux derniers siècles du Moyen Age. Il est possible qu’il existe un lien entre l’adoption de l’écriture cursive par l’administration royale et les changements importants qui eurent lieu au niveau des graphies. On a vu, effectivement, qu’à partir de 1330 environ des lettres muettes, dites étymologiques, quiescentes ou superflues sont introduites dans le code graphique du français dans le milieu de la chancellerie royale (x 27.2). Or, l’une des raisons pour lesquelles ces graphies sont adoptées non seulement par les notaires et secrétaires du roi, mais aussi par les copistes des ateliers urbains et des scriptoria pourrait être liée au type d’écriture. Ces lettres superflues seraient en effet nécessaires dans une écriture cursive, car, avec leurs hastes et hampes (p b d t h g y) qui dépassent les autres lettres, elles serviraient à délimiter les syllabes, à marquer les fins de mots, mais aussi à donner plus de corps et d’élégance à des mots, devenus souvent très courts, voire monosyllabiques (Cerquiglini 1996 : 31 et suiv.). Apparues dans l’écriture cursive plus ou moins calligraphique, ces lettres, généralement étymologiques, se répandent quel que soit le type d’écriture et deviennent un élément constitutif du nouveau code graphique du MF. A la fin du 14e s., tous les textes copiés en langue française présentent cette particularité, même si les graphies simplifiées ne sont jamais totalement absentes. On ne trouve plus aucune graphie tans (pour temps) dans les textes littéraires après le début du 14e s., mais on trouve encore les formes avocat, autre, faite (au lieu de advocat, aultre, faicte) dans des documents de la fin du 14e s. ou du 15e s. L’emploi de l’allographe y au lieu de i ou de -z au lieu de -s semble aussi caractériser les graphies des 14e et 15e s., avec des pourcentages différents selon le copiste. Dans ce cas aussi, on peut expliquer cette innovation par les nécessités d’un certain type d’écriture cursive. Y et z en position finale servant à baliser de manière plus claire la fin du mot, les deux lettres se terminent en effet par un long trait qui descend au-dessous de la ligne d’écriture (x 27.4.3). 26.3.6 Au-delà de l’écriture : mise en page et oralisation Les graphies varient aussi parfois en fonction de la place que le mot ou le syntagme occupe sur la page. Il apparaît que la position à la rime influence parfois le choix des graphies de la part du copiste. Pour obtenir ce que l’on a appelé une rime pour l’œil, le copiste choisit parfois des graphies rares comme chanton, iron (formes de P4 sans -s final) à la rime avec des syntagmes qui se terminent par -on (chanson, environ) ; ou encore une graphie rare et non étymologique pour le substantif immence à la rime avec clemence. Mais il arrive aussi que le copiste, pour souligner une prouesse du « rimeur », mette volontairement en évidence l’éloignement étymologique entre deux homophones : puitz / puys (adverbe de temps). Le code graphique semble donc obéir à des contraintes qui sont parfois contradictoires et qui varient en fonction de la place du mot sur la page, ainsi la position en fin de vers serait propice à l’apparition de graphies inattendues et plus rares (Cazal et Parussa 2007) (voir ci-dessous 26.6.3) Le choix qu’offre le système entre deux graphèmes allographes, par exemple i ou y est utilisé à des fins distinctives, notamment de la catégorie des noms propres. Ainsi, y est préféré pour les noms de personne, personnages historiques ou littéraires : Briseyda, Loys, Yseut, Yppolite, Ysaÿe, etc., où ce graphème en vient à marquer l’origine étrangère ou prestigieuse.
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Le graphème non fonctionnel sur le plan de la phonographie se voit doté d’une fonction sémiographique (la trace d’un emprunt), et d’une fonction morphographique, indicatrice de l’appartenance à la catégorie des noms propres. Cet usage sémiotique est encore à l’œuvre en MF où il fait l’objet des recommandations des premiers traités sur l’orthographe (voir cidessous 26.7.2) : Y vero habet sonum i in omni loco et debet scribi in pluralibus locis loco i, causa ornatae scripturae et principaliter in proprius nominibus civitatum et villarum, cognominibus virorum mulierum et dignitatum. (Tractatus, §20) ‘Y se prononce comme i partout et doit être écrit, à la place de i en différents endroits, pour une écriture ornée et principalement dans les noms propres de villes et de villages, dans les noms propres des hommes, des femmes et des titres.’ Item que vel qui consuevit olim scribi cum k secundum usum veterem, sed secundum modernos commutatur k in q, exceptis propriis nominibus et cognominibus, verbi gracia, Kateryne de Kirkeby. (Orthographia gallica, version courte, S 10) ‘Que ou qui était autrefois habituellement écrit avec un k selon l’usage ancien, mais selon les modernes, k est remplacé par q, sauf dans les noms propres et les surnoms, comme dans les mots Kateryne de Kyrkeby.’
Dans d’autres cas, le fait que le manuscrit soit destiné à la lecture à voix haute peut entraîner l’utilisation d’une ponctuation et de balises particulières, pour les pauses, pour l’intonation ou pour les passages du discours direct au discours indirect et vice versa. Il existe enfin, quelques rares cas où l’on remarque que la graphie inattendue s’explique probablement par le fait que le texte a été dicté au copiste (p. ex. : ja soit ce que que le scribe du manuscrit BnF fr. 282 de la traduction de Valère Maxime par Nicolas de Gonesse écrit jassoesse que ; f. 321vb). Références bibliographiques : Andrieux-Reix 1999 ; Bischoff 1985 ; Braida 2000 ; Brown 1995 ; Catach 1968 ; Cazal et Parussa 2007 ; Cerquiglini 1996; Chervel 1977, 2006 ; Citton et Wyss 1989 ; Coq 1986, 1989 ; Edmunds 1991 ; Ornato 1997 ; Parussa 2019 ; Pellat 2001 ; Quemada et Pruvost 1997 ; Riffaud 2007 ; Saenger 1970, 1982, 1997 ; Wynants 1997.
26.4 L’alphabet latin pour une langue romane Au moment où les conditions socio-culturelles étaient remplies pour donner une forme écrite à la langue vulgaire, les scribes n’ont pas fait le choix d’inventer un alphabet. Pour des raisons professionnelles, certainement (parce qu’ils ont appris à écrire en latin), peutêtre aussi pour des raisons culturelles (pour témoigner de la continuité génétique entre le latin et la langue vulgaire), ils choisissent de réemployer pour le nouvel idiome les 23 lettres de l’alphabet latin. Or le système phonologique du français est à la fois différent de celui du latin, plus étoffé, variable selon les régions et en réaménagement constant tout au long du Moyen Age. Adopter l’alphabet latin revenait donc à renoncer à toute correspondance bi-univoque entre la lettre et le son. On a pu avancer (Blanche-Benveniste 1969) que c’est cette inadéquation de l’alphabet latin à transcrire le système phonologique de la langue vulgaire qui a obligé les scribes à combiner entre eux les graphèmes disponibles ou encore à doter de plusieurs valeurs différentes tel ou tel graphème selon la place qu’il occupe dans le mot, ou selon les phonèmes qui l’entourent. Le français devenait ainsi une langue « à orthographe », c’est-à-dire une
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langue pour laquelle les graphèmes cumulent une fonction phonogrammatique (ils notent un phonème) et une fonction soit diacritique (ils aident à sélectionner une valeur phonématique parmi les valeurs possibles d’un graphème) soit idéographique (ils singularisent la forme écrite d’un mot pour faciliter l’identification de son signifié). Ces deux dernières fonctions, qui écartent la langue écrite de la seule transcription phonologique, la rendent par là-même perméable à l’expression de données extralinguistiques, provenant de la conception – variable selon les périodes – que les copistes se faisaient de la fonction de l’écrit, et singulièrement s’agissant du français, du lien de filiation ou d’altérité qu’il devait entretenir avec le latin. L’écriture du français témoigne d’une grande dépendance à l’égard de l’orthographe du latin auquel elle emprunte son principe alphabétique et la table de correspondance entre lettre et son. Cette fidélité, garante de lisibilité pour des lecteurs qui avaient appris à lire et à écrire en latin, s’accordait avec l’évidence de la filiation que la langue vulgaire entretenait avec la langue latine, mais elle imposait aussi des aménagements du code graphique latin en raison du déséquilibre entre le nombre d’unités de l’écrit (les 23 lettres de l’alphabet latin) et le nombre d’unités de l’oral (les sons linguistiquement pertinents du phonétisme roman), environ deux fois plus nombreux. Pour transcrire ces phonèmes inconnus du latin (en ce 9e siècle, principalement des consonnes palatales et interdentales), les clercs ont d’abord exploité toutes les ressources de l’alphabet latin en utilisant le z et le k, rares en latin, plus tard le y. Ils ont surtout fait le choix de conserver, chaque fois que possible, la lettre latine soit en la dotant de valeurs phoniques supplémentaires, sélectionnées par le contexte (à sa valeur latine de /k/, la lettre c se voit chargée de noter /ts/ devant e, i ), soit d’adscrire à la lettre notant le son originel latin (par exemple le c de la forme CABALLUM) une seconde lettre, à fonction diacritique (par exemple h) formant ainsi un graphème composé ou digraphe (ch), notant le son roman (la palatale /tʃ/ puis /ʃ/). Ces innovations ont le mérite de présenter les sons romans comme dérivés des sons latins et d’articuler ainsi l’écriture du français au système latin, mais au prix d’une rupture du parallélisme strict entre unité de l’écrit et unité de l’oral : en français, le graphème n’est plus équivalent à la lettre. Ces complications indéniables ont été cependant préférées à l’invention de nouveaux caractères, solution très peu représentée dans l’histoire du code graphique : il faudra, par exemple, attendre la Renaissance pour qu’on utilise u et v comme deux graphèmes distincts (notant des phonèmes différents).
26.5 Les graphies dans les manuscrits du Moyen Age 26.5.1 Les frontières du mot L’écriture manuscrite a posé, dès son apparition, le problème du marquage de la frontière des mots (voir ci-dessus 26.3.3). Si les grammaires du grec et du latin ont depuis l’Antiquité identifié avec précision les parties du discours : mots, verbes, pronoms, particules, etc., il est difficile de mesurer la conscience que les scribes d’abord et les lecteurs ensuite avaient de ces catégories. Qu’est-ce qu’un mot pour un locuteur qui n’a pas suivi un enseignement poussé de la grammaire ? Le Donat, grammaire latine que les clercs apprenaient par cœur et dont il existait plusieurs versions françaises qui ont circulé entre le 13e et le 15e s., identifie huit parties du discours. L’écriture manuscrite, gothique, bâtarde ou cursive, agglutine ou segmente sans toujours tenir compte des catégorisations grammaticales (Andrieux-Reix et Monsonégo 1997).
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Pour ce qui est de la tradition antique, on observe deux attitudes différentes vis-à-vis de la ligne ou de la colonne d’écriture. Dans certains papyrus latins, les mots sont séparés par des points, mais d’autres documents manuscrits et surtout les inscriptions adoptent la scriptura continua, ou scriptio continua, c’est-à-dire une suite de lettres sans espaces. Mais l’usage de segmenter la chaîne graphique est bien implanté dans les textes latins quand apparaissent les plus anciens manuscrits en français. Ces premiers témoins, datés du 10e et 11e s., ménagent le plus souvent une séparation nette entre chaque élément, signalée par un espace, parfois par un point. Dans les Serments de Strasbourg, le scribe délimite par un point certains constituants de la phrase (compléments circonstanciels, prépositionnels, etc.), dans les manuscrits contenant de textes versifiés, comme la Séquence de sainte Eulalie, les scribes utilisent le point pour découper la chaîne graphique et identifier les vers. Bien qu’on n’ait pas conservé d’exemples de scriptura continua dans le domaine français, la division de l’énoncé en éléments graphiques séparés par un espace dans les manuscrits du Moyen Age ne correspond pas à nos actuels mots graphiques. Entre le 12e et le 15e s., par exemple, dans les manuscrits français, les groupements dominants en termes de fréquence correspondent à l’agglutination : – – –
de monosyllabes élidés (dorfin, mamitié) de composants du groupe nominal (lirois, tresgrant, delachambre, aladame, sesanges) des composants du groupe verbal (sesjoist, jelevois, maccuse, sifist, lidist)
Dans certains cas, l’agglutination concerne davantage d’éléments et dans un autre ordre, comme dans les Serments de Strasbourg où l’adverbe, le verbe et le sujet forment une seule séquence graphique : sisaluaraieo (comprendre : si salvarai eo). Il est possible que la séquence graphique délimitée par deux blancs dépende du geste de la main qui ne lève la plume que pour la tremper dans l’encre. L’agglutination, comme la séparation des mots, dépendrait donc plus de la contingence que d’une réflexion grammaticale. Pour séduisante qu’elle puisse paraître, cette explication ne semble valable que pour les écritures cursives voire très cursives, car pour d’autres formes d’écriture comme par exemple la gothique, la plume est levée après chacun des traits qui composent la lettre. Quel que soit le type d’écriture, l’agglutination tout comme, à l’inverse, la séparation d’éléments qui se souderont par la suite (en fuir, ja mes, beau coup) sont la trace soit d’une grammaticalisation en cours, soit d’une indifférence à la distinction des catégories grammaticales, ou encore le signe d’une perception différente de ces catégories. La séquence concerne le plus fréquemment le nom et le déterminant, ainsi que tous les monosyllabes qui précèdent un substantif, un adjectif, un verbe ou un adverbe : le procédé est d’autant plus fréquent que l’élision n’est pas encore indiquée par une apostrophe, signe inconnu des scribes du Moyen Age (lamour, je lecris, sesprist). Le Tractatus orthographie (15e s.) prescrit cette agglutination fondée sur la prononciation « et prima vocalis non debet scribi nec sonum retinere, ut labbe » sauf pour les noms propres où il ne faut pas la faire (Stengel 1879 : 22). Ces groupes agglutinés peuvent aussi correspondre à des groupes de mots prononcés dans une seule émission de voix, selon des « rythmes de diction » (Andrieux-Reix et Monsonégo 1997), à la mise en place progressive d’un accent de groupe de mots plutôt que d’un accent de mot (Marchello-Nizia 1995 : §6). Dans ce cas, l’agglutination et la séparation entre les mots participeraient de la représentation de la forme sonore. Quoi qu’il en soit, la séparation entre les éléments du discours se met en place progressivement tout au long de la période médiévale, même si l’agglutination marque encore souvent l’élision d’une voyelle,
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jusque dans les premiers imprimés. Mais dès le 16e s., les imprimeurs, soucieux de la lisibilité de leurs livres par un large public, pratiquent une séparation systématique entre les mots et inventent assez rapidement l’apostrophe comme signe d’élision ( voir 26.7.3.3). Une fois ce signe adopté, dans les textes imprimés, le mot graphique est encadré par deux blancs. Il faudra attendre le 20e s. pour que d’un côté les écrivains renouent avec la scriptura continua pour surprendre le lecteur obligé de déchiffrer, comme le fait Raymond Queneau (1959) avec le célèbre « Doukipudonktan» qui ouvre Zazie dans le métro où l’espace retrouve la fonction de pause rythmique qu’il avait dans les manuscrits latins (x 28.3.1.2). Dans l’écriture privée toutefois, plus souvent cursive, l’agglutination reste fréquente (Pellat 1998, Seguin 1998), l’apostrophe tarde à s’imposer et ce, même dans les lettres écrites par des hommes et des femmes éduqués. Beaucoup d’auteurs du 17e s. isolent peu les mots dans l’écriture à la main : Bossuet écrit asonger (= a songer) ; La Rochefoucauld, deplaire, dumerite (‘de plaire’, ‘du mérite’) (Pellat 1998 : 90-91). L’extrait d’une lettre de la main de Mme de Sévigné témoigne de cette pratique, plus d’un siècle après l’introduction de l’apostrophe et l’abandon de l’agglutination dans les imprimés : ma treschere vous ignores bien come iesuis pour vous sy vous nesaues que tous les chagrins quemepeut donner lexces de latendresse queiay pourvous sont plus agreables que tous les plaisirs du monde (Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 1679).
Ce sont toujours les mêmes catégories de mots qui subissent l’agglutination : déterminant + nom / adjectif, sujet pronominal + verbe et, plus généralement, les monosyllabes, même si on remarque une perception de plus en plus analytique des catégories du discours, qui remplace l’imitation de la chaîne parlée. Cependant, au 18e s., l’agglutination de certains mots et en particulier des monosyllabes est encore pratiquée, malgré un usage plus régulier de l’apostrophe. Dans une lettre manuscrite autographe de Voltaire, datée de 1761, on relève par exemple : jel’auray fait copier ; que j’ay recours ; quele cardinal ; vous mela renverrés ; méclaire.
L’agglutination concerne ici les pronoms clitiques antéposés, mais ces pronoms se lient parfois au monosyllabe qui précède : quele, jel’. Certains grammairiens du 18e s. préfèrent l’agglutination pour des locutions conjonctives comme parceque, tandisque, parconséquent (Girard, Vrais principes, 1747, cité par Seguin 1998 : 107). L’enseignement généralisé de l’orthographe et de la grammaire par l’école publique imposera, même dans l’écriture privée, des normes pour la séparation des mots à l’écrit. Cependant, l’écriture des « peu lettrés » peu toujours présenter des cas d’agglutination (Branca-Rosoff et Schneider 1994 : 43, Pellat 1998 : 12). La segmentation a notablement changé depuis les premiers textes en français. Dans les manuscrits du Moyen Age, la borne droite de l’écriture, définie par la réglure qui délimite l’espace sur la page ou sur la colonne, force parfois les copistes à couper un mot en deux parties de longueur souvent inégale. Cette segmentation imposée par la mise en page montre que les scribes n’ont pas toujours conscience de la syllabation. Si, dans la majorité des cas, la coupe est faite à la fin d’une syllabe, il est fréquent aussi de voir une seule lettre séparée du reste du mot : a-bominacions, e-stude, mais es-toit, a-voit ; ou bien une syllabe muette rejetée au début de la ligne suivante : envecti-ve, puis-se, venu-es. Une coupe peut intervenir aussi au milieu d’un digraphe ou d’une séquence semi-consonne + voyelle : esto-illes, congno-issance, pi-erres ; ou encore au milieu d’une syllabe : lux-ure. La tendance à séparer les doubles consonnes semble se généraliser dans les manuscrits des 14e et 15e s. : continuel-
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lement, bail-lerés, oc-cis, as-sez, dar-riere, pour-ront, renom-mée, fem-me ; dans ces deux derniers cas la segmentation atteste probablement de la double articulation nasale, de la voyelle et de la consonne, encore articulée jusqu’au 16e s. Références bibliographiques : Andrieux-Reix et Monsonégo 1997 ; Branca-Rosoff et Schneider 1994 ; Marchello-Nizia 1995 ; Pellat 1998 ; Seguin 1998.
26.6 Les paramètres du diasystème médiéval Le concept de « mouvance » (Zumthor 1972 : 507) a d’abord désigné une caractéristique essentielle de la littérature médiévale : le texte des œuvres manuscrites n’est pas figé une fois pour toutes, mais soumis à des variantes et remaniements récurrents tout au long de la période et parfois même au-delà. Si le degré de liberté pris par le copiste varie en fonction de nombreux paramètres (proximité par rapport à l’auteur du texte, type de texte transcrit, etc.), certains copistes sont aussi des remanieurs et adaptent l’œuvre transcrite à son nouveau public. Ces modifications touchent aussi bien le contenu (suppression d’un prologue devenu obsolète ou gênant, ajout de moralisations, etc.) que la forme. Elles concernent aussi bien la morphologie que la syntaxe ou le lexique. Les graphies à cet égard ont un statut singulier. C’est à leur endroit en effet que les scribes se sentent le plus libres d’intervenir et n’hésitent pas à remplacer les graphies de leur modèle (plus ou moins éloignées sur le plan chronologique et / ou géographique) par celles de leur propre usage. D’une copie à l’autre, ce sont les graphies qui varient le plus, au point que les éditeurs modernes des textes anciens choisissent de ne pas les mentionner. Caractéristique essentielle du code graphique du français médiéval, la variabilité opère non seulement d’un copiste à l’autre, d’un manuscrit à l’autre, mais aussi à l’intérieur d’un même manuscrit, au sein d’un même texte copié par une même main, un seul scribe. Cet espace de liberté qui permet à un copiste d’écrire le même mot sous deux, voire trois formes différentes (meson / maison, peut / puet, lui / luy, home / homme / omme) sans attenter à la lisibilité ni empêcher la reconnaissance du mot, est déterminé par des causes très différentes. La première et la plus importante est que le code écrit du français est soumis dès la période des origines à des exigences parfois contradictoires : représenter des sons nouveaux pour lesquels il n’existe pas de lettre dans l’alphabet latin, rappeler par la graphie la ressemblance entre le latin et le français, et donner en même temps des indications pour l’identification de certains graphèmes (voir ci-dessus 26.4 et x 27.2.1.3). La variabilité graphique est aussi accrue par le caractère sous-déterminé du code graphique qui propose plusieurs lettres pour la notation d’un même son, comme y, k, h dont la valeur phonique est déjà assurée par d’autres lettres bien plus fréquentes : y peut permuter avec i dans toutes ses positions, k a la même valeur que q, qu, et c dans certains contextes ; h muet peut toujours être omis. Ce double emploi explique probablement leur rareté en AF alors que les scriptae étrangères, comme la scripta germanique, ou des scriptae excentriques comme l’anglo-normand ou le lorrain, en font un usage plus étendu. Sur le code graphique du français avant le milieu du 16e s. s’exercent des forces parfois contradictoires, parfois additionnées, de nature et d’effet différents. L’idée abstraite d’un système graphique et la réalisation concrète d’une unification des pratiques semblent anachroniques ou prématurées. Au contraire, chaque scribe résoudra différemment, et de manière
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plus ou moins individualisée, les problèmes que posent les variétés dialectales du français, la tension entre langue romane et latin, la nécessité d’assurer la lisibilité et la diffusion du texte. 26.6.1 Variation diatopique, diaphasique et diastratique À l’intérieur d’un même texte, la variation graphique peut être importante, mais la plus visible pour le lecteur du texte médiéval et renaissant est la variation entre les copies manuscrites et parfois même entre les exemplaires imprimés d’une même œuvre. Deux copistes transcrivant le même texte, deux imprimeurs exerçant leur activité dans des villes différentes ne produiront pas forcément deux copies ou deux éditions identiques. Entre deux copies, les graphies changent parfois de manière substantielle, et cette différence a été le plus souvent attribuée au lieu de copie ou à la variété régionale du français parlée par le copiste. Cette variation diatopique a été identifiée très tôt par les éditeurs de textes médiévaux qui ont souligné l’importance du phénomène, en essayant d’identifier la scripta régionale et de localiser le lieu de copie, si ce n’est le copiste. Il est très aisé de trouver des exemples de ce phénomène quand on analyse de près des témoins d’une tradition textuelle importante. Des trois manuscrits (fin 13e-déb. 14e s.) qui contiennent le Jeu de Robin et de Marion, deux présentent des graphies picardes ou picardisantes, alors que le troisième, copié vraisemblablement dans un atelier parisien, n’en contient presque pas. Ainsi, on peut opposer canter et chanter, treske et tresche, chele et cele, jou et je, eskoufle et escoufle, des variantes graphiques qui renvoient parfois, mais pas toujours, à une différence de prononciation et ne modifient le texte ni du point de vue sémantique ni du point de vue grammatical. Malgré la tendance grandissante d’unification des scriptae, au 15e s. encore, on peut identifier des manuscrits copiés par un scribe provenant d’une aire géographique différente de celle de l’auteur. Dans les traditions manuscrites des textes dont on connaît l’auteur, on peut facilement relever des copies réalisées loin du lieu de composition de l’œuvre. Par exemple, parmi les vingt-deux manuscrits du Livre des Fais d’Armes de Christine de Pizan (1410), deux seulement ont été composés dans des ateliers parisiens sous le contrôle de l’auteure ; l’un des manuscrits tardifs est l’œuvre de Jacquemart Pilavainne, un copiste qui a travaillé dans l’atelier de Jehan Wauquelin à Mons. La comparaison des graphies de cette copie avec celles d’un des manuscrits parisiens ne laisse pas de doute sur la provenance de ce manuscrit. Elle montre aussi que l’activité de copie correspond à une appropriation du texte sur le plan graphique et peut-être aussi à une adaptation au public. Ce manuscrit en effet, composé entre 1450 et 1473 probablement pour Philippe de Croÿ, comte de Chimay, s’adresse donc à un public de langue wallonne et il est normal d’y retrouver des graphies éloignées de la scripta d’Ile de France produite par les ateliers parisiens du début du 15e s. Pour comprendre en quoi consiste cette transformation de l’aspect graphique du texte de Christine, on peut comparer les formes suivantes : cy / chy ; force / forche ; vuidier / widier ; percent / perchent. Il est vrai qu’à cette époque, les variantes de ce type sont moins fréquentes et moins systématiques que dans la période qui précède, mais on constate aussi qu’elles apparaissent encore dans certains imprimés. Même dans les cas où il ne reste qu’un seul manuscrit d’une œuvre, il est possible d’identifier des graphies qui aident à le situer géographiquement ou qui confortent une hypothèse de localisation appuyée sur d’autres éléments. C’est le cas, par exemple, des graphies lh et nh pour les sons palatalisés [l] et [n], ainsi que -atge pour -age, que l’on relève
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dans le manuscrit de la Moralité d’Argent de Jazme Oliou, copié probablement à Avignon : orgulheux, filhetes, companhon, messatge, visatge. Ces digraphes sont en effet typiques des scriptae du sud de la Loire, même si on peut aussi retrouver lh dans les manuscrits du Nord-Est, les manuscrits lorrains en particulier (Chaurand 1989). La variation diastratique au sens strict n’est pas très présente dans les manuscrits littéraires et documentaires de l’époque médiévale, car la transcription de ces témoins est toujours confiée à des professionnels de l’écriture, ayant appris à écrire dans une école monastique, cathédrale ou paroissiale. Copistes et clercs, greffiers et notaires partagent le même savoir et si leurs systèmes graphiques sont différents, leurs niveaux d’instruction sont souvent comparables, même s’il existe des scribes moins habiles que d’autres, moins soignés ou moins attentifs dans leur travail. Clercs du palais et copistes des ateliers urbains n’écrivent peut-être pas tout-à-fait de la même manière, mais cela dépend davantage du milieu fréquenté que de leur place dans la société. Il semblerait qu’il soit tout aussi difficile de trouver des témoignages de la variation diaphasique ou situationnelle. Les quelques brouillons, autographes ou non, qui nous sont parvenus peuvent éventuellement offrir un observatoire pertinent pour l’étude comparée des graphies. N. Catach et G. Ouy (1976) ont pu montrer qu’au 15e s. il existe une conscience graphique car des écrivains comme Pierre d’Ailly et Jean Antoine de Baïf semblent connaître deux types de systèmes graphiques : une graphie moins surveillée, pour les brouillons et l’écrit non destiné à la circulation, et une graphie d’apparat pour les écrits publics et / ou officiels. Le hasard a parfois conservé, à côté du document définitif, le brouillon préparatoire. Un exemple en est fourni par un registre du tabellionage d’Alençon, qui contient, datés du 14 juin 1371, le brouillon et la minute d’un bail de métairie (Bretthauer 2008). Le brouillon est une première mise par écrit des volontés des contractants et contient toutes les clauses du contrat. L’acte définitif, qui sera archivé dans le registre (la minute) ou délivré aux parties (les grosses), doit rendre le contrat valide : des modifications sont apportées (ordre, repérage énonciatif) qui le mettent en conformité avec un formulaire. Plusieurs indices montrent que le tabellion a ce brouillon sous les yeux, c’est la base de son travail. Or, parmi les changements opérés, figurent aussi des modifications de graphies. Là où le brouillon écrit usaiges, tielx, le tabellion « corrige » en usages, telx, moins marquées ; aux formes beux, patiz, esplaita, competente, il substitue beufs, pastiz, explecter, compectante, c’est-à-dire les graphies latinisantes à lettres adscrites, dont l’usage a d’abord caractérisé l’écrit administratif. Deux usages se côtoient qui n’auraient pas le même effet sémiotique. Le choix des lettres quiescentes témoignerait d’une formalisation plus grande. Leur présence pourrait appartenir à l’ensemble des traits formels qu’un document doit présenter pour avoir une forme authentique. D’une manière plus générale, l’écriture privée devrait pouvoir fournir des traces de l’existence d’une utilisation des ressources graphiques plus relâchée, moins formelle, même si les documents qui nous sont parvenus datant du Moyen Age sont souvent des lettres officielles plus que des brouillons. C’est dans ce domaine qu’il est possible d’identifier une sorte de variation diastratique, qui dépendrait non pas tant du niveau social du scripteur que du degré d’instruction et de littératie. Les lettres autographes des hommes et des femmes des 15e, 16e et 17e s., montrent les traces évidentes d’une moindre familiarité avec le code écrit, surtout pour ce qui est de la graphie morphologique. C’est la raison pour laquelle on trouve chez les hauts personnages plus ou moins instruits, mais qui n’ont pas reçu une éducation de type universitaire, des graphies comme onst (‘ont’), hobtenir, saincté (‘santé’), aites (‘êtes’), innutile, tien (P3 de tenir), catreures (‘quatre heures’), aultant, sofconduit, senet (‘ce n’est’) amyrablement, graphies absentes ou rarissimes dans les documents officiels et les manus-
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crits produits par des professionnels ou par des clercs ayant une bonne connaissance du latin et de la grammaire. Ces graphies ont été relevées dans les lettres de Marguerite de Navarre, Henri IV, François Ier, Renée de France, Catherine de Lorraine et d’autres personnages de haute extraction sociale, ce qui prouve tout d’abord que la graphie ne préoccupe pas du tout les hommes et les femmes de la noblesse, même lorsqu’ils écrivent des lettres destinées à d’autres personnages importants. La communication par l’écrit est assurée, malgré ces graphies qui paraissent aberrantes, voire obscures, à des lecteurs habitués aux règles orthographiques. Quand le texte passe de l’atelier du copiste à celui de l’imprimeur, les choix graphiques demeurent une affaire de professionnels, qu’ils soient artisans de l’écriture, compositeurs, correcteurs ou clercs latinistes. Le célèbre exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne, qui contient des corrections, ajouts et élagages de la main de l’auteur, publié par Abel L’Angelier en 1588, permet de comparer les graphies choisies par cet éditeur au moment d’insérer les corrections de Montaigne dans l’édition posthume, avec les graphies propres à l’auteur. On y remarque des variantes intéressantes qui permettent d’opposer la graphie plus standardisée (ou parisienne) de cet imprimeur : estoient, valeur et grandeur, besoing à celle de Montaigne : estoint, valur et grandur, besouin, que l’on retrouve dans les scriptae de l’Ouest et du Sud-Ouest (de la Bretagne au Poitou-Saintonge). Ces mêmes graphies sont repérables sous la plume de Montaigne dans l’une de ses lettres autographes à Henri IV (datée de 1590) : tenur, besouin, protecturs, pouvoint, grandur, rigur. Ce sont donc là des variantes individuelles, que l’on peut aussi attribuer à la zone géographique dont Montaigne est originaire (Poitou, Saintonge), mais qui ne passeront malheureusement jamais dans les éditions anciennes et modernes des Essais ; à ce jour, la seule édition en ligne qui donne accès aux graphies authentiques de Montaigne est celle des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (CESR Tours). 26.6.2 Variations individuelles et système Au-delà de cette variation (diaphasique, diatopique et diastratique) qui est la caractéristique la plus évidente de ce que l’on a appelé le diasystème médiéval (Segre 1979, Wilhelm 2013 et 2015), les manuscrits du Moyen Age, même ceux copiés dans la même région ou la même ville, voire dans le même atelier, et qui ne présentent aucune variation de type dialectal, offrent souvent des différences importantes entre eux pour ce qui est des graphies. Cette variation considérable et largement soulignée a souvent poussé les philologues à conclure à une absence totale de régularités ou de systématisation pour l’écrit manuscrit du français. Les recherches les plus récentes ont toutefois prouvé que, s’il est vrai qu’il n’existe pas de norme commune, analogue à l’orthographe en FMod, cela ne signifie pas que les scribes écrivent chaque mot ou forme n’importe comment. L’étude comparée des graphies de différents manuscrits du même texte a montré que chaque copiste suit, en écrivant, un système qui lui est propre ou propre à son atelier et que pour certains lexèmes ou morphogrammes, chaque copiste a fait des choix souvent valables pour la totalité des occurrences, parfois simplement pour la majorité d’entre elles. Ainsi, on a pu dessiner le profil graphique d’un certain nombre de scribes qui se distinguent des autres par leur manière d’écrire soit des suffixes (-age vs. -aige ; -our vs. -eur ; -ece, -esce, -esse), des préfixes (soub- vs. sou- ; an- vs. en-), des digraphes comme eu / ue dans peut, puet, l’opposition digraphe / graphème simple dans feust / fust, le choix des lettres muettes comme s ou l dans apoltre, epiltre, chapiltre, etc. (Parussa 1999). En comparant les graphies de plusieurs copistes qui travaillaient dans le
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même atelier, à Mons, on a pu montrer des profils de scribes différents, dont celui de Jacotin du Bois, celui de Jehan Wauquelin lui-même et d’un troisième copiste qui pourrait être Jacquemart Pilavainne. Le système graphique de Jacotin se caractérise par un certain nombre de lexèmes dont la graphie est toujours identique : soer, avueuc(q), ensi, tamps, ossy / ossi, capitle, pluiseurs, sieuwir, meisment ainsi que les formes du verbe « avoir » : euwe, euyst, euwist, euwismes ; alors que l’autre scribe – le remplaçant de Jacotin quand celui-ci est parti et qui ne faisait pas partie de l’atelier avant cette date – privilégie des graphies comme avoec, temps, chapit(t)re, plusieurs, meismement. L’analyse comparée de plusieurs témoins manuscrits composés dans cet atelier a aussi révélé que certaines graphies semblent apparaître dans tous ces manuscrits – ossi / ossy, oevre, capitle, pluiseurs – elles pourraient donc constituer une sorte de marque de fabrique de l’atelier Wauquelin (Parussa et Trachsler 2006). Ces différents profils montrent que l’écriture manuscrite connaît une forme de variation individuelle qui se constitue dans un cadre communicatif bien défini ; les éléments communs à des systèmes individuels divers ont contribué à la fixation progressive de certaines règles générales, surtout pour ce qui est des morphogrammes (marque de pluriel, marques de personnes pour les verbes, etc.) et des paradigmes des pronoms et des déterminants. Cependant, dans l’ensemble des choix graphiques d’un scribe, les mots que l’on peut retrouver chez un autre copiste avec la même graphie sont très nombreux, beaucoup plus nombreux que ceux qui constituent son « profil » particulier et le distinguent des autres. Si l’on peut tracer le profil d’un scribe, il est plus difficile de distinguer entre les différents imprimeurs, car avec l’imprimerie les graphies se stabilisent progressivement en perdant leur teinte régionale ou leur dimension individuelle. La variation continue cependant d’exister et deux copies du même texte, sorties de deux ateliers différents, ne seront pas identiques pour ce qui est des graphies. Dans deux éditions presque contemporaines du Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, publiées l’une à Alençon chez Simon du Bois (1531), l’autre à Paris chez Antoine Augereau (1533), on relève : Alençon : clarté, fyens, puys, contrainct, attend, voiant, incongnu, dompté Paris : clairté, fiens, puis, constrainct, attent, voyant, incongneu, domté
Ces choix graphiques montrent une hésitation encore très évidente sur l’utilisation de certains graphèmes, notamment les lettres quiescentes et le y, sans que l’on puisse déterminer une évolution vers des graphies plus « modernes ». Il faudra attendre la fixation des graphies pour que les différences entre deux imprimeurs s’estompent et ne concernent plus que des détails comme l’utilisation d’un -s ou d’un -z en fin de mot ou les graphies des mots les plus rares, ou encore qui figurent sous des formes différentes dans les dictionnaires. 26.6.3 Prose et vers La graphie d’un mot peut aussi être sensible à la mise en page et à la forme du texte. En effet, les copistes qui transcrivent des œuvres en vers comme en prose semblent parfois avoir prêté attention au positionnement du mot sur la page pour choisir une graphie plutôt qu’une autre. Ainsi, à l’époque où le graphème y se répand dans les manuscrits de la fin du Moyen Age, le choix de la graphie aussy ou aussi peut dépendre de la place que le copiste a à sa disposition sur la page, un mot en fin de ligne ou éloigné d’autres lettres à hampe ou à haste a plus de chances de se graphier avec un y plutôt qu’avec un i. Des copistes réfractaires à
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son usage semblent parfois y avoir recours pour remplir l’espace blanc qu’ils évitent systématiquement. La place à la rime peut représenter un lieu textuel, un contexte graphique, qui motive le choix d’une variante. A cette place de la fin du vers, l’homophonie de la rime est souvent redoublée d’une homographie, une sorte de « rime pour l’œil ». Cet effet, uniquement visuel, est parfois obtenu au prix de la réactivation d’une forme graphique, ou très minoritaire chez ce copiste, ou même inexistante ailleurs qu’à la rime. Ainsi le copiste du manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève a normalisé les formes femme (24 occurrences) et deux (25 occurrences) qu’il emploie systématiquement sauf quand elles riment avec ame et veulx où il écrit fame et deulx, pour rendre la rime homographe. Il remobilise ce faisant une graphie ancienne (fame) ou contraire à l’étymologie (deulx < duos). Tout l’éventail des formes possibles semble disponible. Pour les besoins visuels de la rime, il recourt, par exemple, à 7 variantes (pour 33 occurrences) du mot « cieux », ciels, cieuls, ciex, cieuls, cieulz, cielz, cielx alors que la graphie majoritaire cielx ne représente pas la moitié des emplois. Pareil émiettement est inconnu de l’usage contemporain en prose où peut s’exercer la tendance – jamais complètement réalisée – des copistes à homogénéiser leurs habitudes graphiques. La pratique de l’homographie à la rime, en maintenant dans l’usage des variantes rares, minoritaires ou périmées, exerce à cet égard une force contraire à la normalisation. La forme du texte est donc une variable à prendre en compte quand on étudie les systèmes graphiques médiévaux (Cazal et Parussa 2007). Références bibliographiques : Bretthauer 2008 ; Catach et Ouy 1976 ; Cazal et Parussa 2007 ; Chaurand 1989 ; Parussa 1999 ; Parussa et Trachsler 2006 ; Pellat 1998 ; Segre 1979 ; Seguin 1998 ; Wilhelm 2013, 2015 ; Zumthor 1972.
26.7 De la pratique à la norme prescriptive : la fabrique de l’orthographe 26.7.1 La période prénormative (9e-13e s.) Les premières prescriptions (fin 13e s.) portant sur l’écriture du français médiéval retardent de plusieurs siècles sur les plus anciens témoins du passage au graphique de cette langue. Passée la période encore expérimentale du très ancien français (842-1130), les textes et documents écrits en AF se multiplient au cours du 12e et du 13e s., sans être accompagnés de discours explicite de type métalinguistique, qu’il soit prescriptif ou descriptif. L’ancien français n’est pas grammatisé ; et même si, à partir du 13e s. quelques mentions éparses ont pu être rassemblées (Lusignan 1986) qui attestent d’une réflexion sur la langue, celles-ci portent d’abord sur la conscience de l’unité du « français » malgré la diversité de ses expressions régionales (x chap. 10), sur les « façons de parler », jamais sur les « façons d’écrire ». Il existe, certes, émanant de la culture savante d’expression latine, des ouvrages didactiques qui prolongent la tradition grammaticale et orthographique antique. Mais les pratiques des copistes ne semblent pas informées de ce discours savant et portant sur le latin. La diffusion du discours savant et ses relais éventuels jusqu’aux ateliers ne sont pas documentés. Ce silence n’implique pas l’absence de régularités. Mais celles-ci relèvent d’une sorte de grammaire empirique qui ressort des usages effectifs dans les manuscrits,
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des régularités observées et des choix opérés par tel ou tel copiste dans le diasystème des variantes disponibles. L’absence de normes explicites ne signifie pas que l’on écrit comme on veut, selon l’inspiration du moment : des traditions d’écriture existent et elles sont liées à un atelier ou à un scriptorium, à une ville ou à une région. Toutefois, un même copiste peut effectuer des choix à l’intérieur d’une série de possibles. 26.7.2 Premiers discours normatifs : les traités orthographiques du moyen français C’est un fait d’histoire externe, le recul tout au long du 13e s. de l’usage de l’anglo-normand en Angleterre, qui crée un contexte favorable à l’apparition d’un discours réflexif sur l’orthographe du français. La conquête normande (1066), en implantant le français comme langue de la classe dirigeante, avait créé en Angleterre une situation de trilinguisme où l’anglais restait la langue parlée de la majorité de la population tandis que le français se voyait doté d’un double statut (x 7.1.3) : langue maternelle de la noblesse, de sa littérature et de l’exercice du pouvoir, il s’imposait aussi comme langue savante, dans des domaines qu’il partageait désormais avec le latin, comme la justice, l’enseignement et la religion. Cette situation, qui paraissait solide encore au 12e s., ne résiste pas à la perte de la Normandie et de l’Anjou (1203) qui raréfie les échanges entre l’Angleterre et le continent, ni à la montée en puissance d’une bourgeoisie anglophone : le français, qui continue d’exercer son prestige sur la noblesse anglaise, doit désormais faire l’objet d’un apprentissage réfléchi (Kristol 1990) comme une langue, sinon étrangère, du moins seconde (Rothwell 1968 : 3746). C’est pour répondre à ces besoins nouveaux que sont composés des ouvrages didactiques d’abord sous la forme de listes de vocabulaire (Nominalia), de glossaires, de manuels de conversation (Manieres de langage). Ils sont suivis, à partir de la fin du 13e s., de traités orthographiques qui associent à la description de l’usage déjà à l’œuvre dans les ouvrages précédents une première formulation de règles prescriptives. Le plus ancien de ces traités est le Tractatus orthographiae gallicanae, rédigé à la fin du 13e s. par un « étudiant parisien » dont seules les initiales T. H sont connues. Cette première version a fait l’objet d’un remaniement au début du 15e s., dit « de Coyfurelly » du nom de son auteur – ou de son copiste – dont on pense qu’il enseignait le droit à l’Université d’Orléans. Un deuxième représentant de ces manuels d’orthographe est parvenu jusqu’à nous, portant le titre d’Orthographia gallica, qui dut connaitre un certain succès puisque quatre versions (latines, française et mêlant les deux langues) en ont été conservées, étagées chronologiquement du début du 14e s. au début du 15e s. (Andrieux-Reix 2006). 26.7.2.1 La structure des traités Mise à part l’innovation d’importance qui consiste à prendre le code écrit du français comme objet du discours métalinguistique, ces traités s’inscrivent dans la tradition des traités orthographiques latins (et portant sur le latin, comme le De Orthographia d’Alcuin composé vers 800) dont ils reprennent le mode d’exposition, la démarche explicative et l’outillage théorique qui place la lettre au centre du dispositif (Auroux 1994 : 82-85). C’est elle d’abord qui détermine la structure du traité, formé de courts paragraphes d’une à quelques lignes, consacrés chacun au comportement graphique d’une lettre. L’ordre alphabétique détermine l’ordre d’exposition, assez brouillé cependant dans l’Orthographia gallica. Le commentaire est en latin, sauf dans la version française de l’Orthographia gallica, où il est en latin et en français ;
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il est systématiquement assorti d’exemples en français, consistant le plus souvent en des mots isolés, parfois en une phrase. Il s’ensuit une grande discontinuité et un certain arbitraire dans la succession du discours que viennent réparer, dans une certaine mesure, des remarques additionnelles, rassemblées dans le Tractatus en fin d’alphabet (items 22 à 27). Aux commentaires graphiques s’ajoutent, à partir de l’Orthographia gallica, des remarques de nature lexicale ou grammaticale qui trahissent l’influence des manuels de conversation. La démarche adoptée va, le plus souvent et à l’imitation des traités latins, de la lettre au son : C etiam in medio diccionis quoque habet sonum s, ut in hiis diccionibus ca, pica, recoi, frauncois, rauncon, chauncon et hujusmodi. Unde errant qui scribunt cum s. (Tractatus, §4) ‘Mais C à l’intérieur du mot a aussi le son s, comme dans ces mots ca, pica, recoi, frauncois, rauncon, chauncon ainsi de suite. Ce qui fait qu’ils se trompent ceux qui écrivent avec s.’
Ce mode d’exposition est repris de la tradition des traités latins pour qui la lettre est non seulement une réalité graphique, à la fois caractère et graphème, mais aussi ce qui permet de penser l’unité sonore, ce que nous appelons le phonème et dont l’intuition ne sera effective qu’à partir du 18e s. (Fournier 2007a, 2007b). Mais l’ordre inverse se rencontre aussi, une même remarque pouvant selon les versions, adopter l’une ou l’autre approche : Item quandocumque aliqua sillaba pronunciatur cum aspiracione, illa sillaba debet scribi cum s et t loco aspiracionis, verbi gracia est, fest, plest. (Orthographia gallica, version longue, L18) ‘Chaque fois qu’une syllabe est prononcée avec une aspiration, cette syllabe doit être écrite avec s et t à la place de l’aspiration, comme dans les mots est, fest, plest.’
qui devient dans la version française du même traité : Et quant s est joynt a la t, ele avera le soun de h, come est, plest serront sonez eght, pleght. (Orthographia gallica, version française, F35) ‘Et quand s est ajouté à t, il aura le son de h, comme dans est, plest qui seront prononcés eght, pleght.’
Il n’y a pas là d’incohérence véritable : tous les ouvrages didactiques depuis l’Antiquité, sous le titre Orthographia, développent pour tout ou partie une description phonétique. Les traités du MF ne dérogent pas à cette tradition et fournissent les premiers essais de description de la prononciation, notamment quelques règles d’élision ou de liaison. Le choix entre les deux démarches tient peut-être au degré de francophonie attribué aux destinataires, selon qu’ils disposent ou non d’une compétence orale ou qu’ils découvrent le français à partir de sa seule forme écrite. 26.7.2.2 Une description raisonnée des usages Malgré leur brièveté et leur caractère non systématique, ces ouvrages abordent les points principaux qui font difficulté dans la correspondance lettre / son du code graphique contemporain, à savoir les cas où une lettre est muette, ou bien les cas où une lettre acquiert, en raison de son contexte, une valeur phonique nouvelle : Item quandocumque hec littera l ponitur post a, e, o, si aliqua consonans post l subsequitur, l quasi u debet pronunciari, verbi gracia m’alme (my soule), loialment, bel compaignoun. (Orthographia gallica, version longue, L23) ‘Chaque fois que cette lettre l est placée après a, e, o, si quelque consonne suit après le l, alors l doit être prononcé comme u, par exemple m alme (mon âme), loialment, bel compaignoun.’
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Sont abordés également les cas où plusieurs lettres sont en concurrence pour représenter le même son : Item altrefoithe c prent a luy s, et ne serra pas sonee qe c, comme ay resceu serra sonee j’ay receu. Et altrefoithe simple s serra sonee double ss escript, comme puisse, fuisse, eusse, et altrefoithe escriveretz c vel q indifferenter, comme cuer ou qoer. (Orthographia gallica, version française, F24-26) ‘Dans certains cas, c s’unit à s et il ne se prononcera pas comme c, ainsi ay resceu sera prononcé comme j’ay receu. Et parfois là où on écrit ss on prononce s, comme puisse, fuisse, eusse, et parfois vous écrirez indéfferemment c ou q, comme cuer ou qoer.’
Les commentaires sont de plusieurs sortes : soit ils en restent au constat de la variation libre, signalée par l’adverbe indifferenter ici, ailleurs par l’emploi de potest (opposé à debet), soit l’analyse va plus loin, jusqu’à l’explicitation d’un critère de structuration de la variation. Ce peut être un critère interne, comme la catégorie linguistique – en l’occurrence, celle des noms propres – pour le graphème k (voir 26.3.6) : Item que vel qui consuevit olim scribi cum k secundum usum veterem, sed secundum modernos commutatur k in q, exceptis propriis nominibus et cognominibus, verbi gracia, Kateryne de Kirkeby. (Orthographia gallica, version courte, S 10) ‘Que ou qui était autrefois habituellement écrit avec un k selon l’usage ancien, mais selon les modernes, k est remplacé par q, sauf dans les noms propres et les surnoms, comme dans les mots Kateryne de Kyrkeby.’
La distribution de k et de q obéit aussi à un critère linguistique externe, le changement diachronique, qui oppose « l’usage ancien » (où l’on reconnait en fait la scripta anglonormande où k est un graphème fréquent) à l’usage secundum modernos, usage moderne qui n’emploie plus ce graphème. 26.7.2.3 Un « bon usage » orthographique ? Les traités témoignent aussi d’une conscience de la coexistence de traditions graphiques distinctes selon les régions et opposent l’écrit secundum gallicum aux autres scriptae : Item secundum gallicum t omittatur in istis diccionibus, liz, pounz, porpoinz et sic cetera cum z vel s. Tamen Vasconi et Anglici scribunt cum t, ut amy sount noz litz faitz, sount noz porpointz prestez quod non est gallicum immo Vasconicum. (Tractatus, §15b) ‘En français, le t doit être omis dans ces mots, liz, pounz, porpoinz et ainsi dans tous les autres qui s’écrivent avec z ou s. Cependant les Gascons et les Anglais écrivent avec un t, comme dans amy sount noz litz faitz, sount noz porpointz prestez, ce qui n’est pas français mais gascon.’
Dans la version de Coyfurelly, le commentaire décrit, de façon précise et sans marques évaluatives, la correspondance des graphèmes k et ch entre la scripta picarde (romanica) et le français d’Ile de France : K eciam in lingua romanica, non autem in lingua gallicana, nomine et loco c et h scribi debet et sonari, ut kival, gallice chival, kien, chien, vake, vache, necnon loco c debent scribi c et h secundum romanicos, ut pour chou vel pour cheu, gallice pour ce vel pour ceu. (Coyfurelly, 17) ‘K en langue picarde, mais non en langue française, doit être écrit et prononcé à la place de c et h, comme dans kival, français chival, kien, chien, vake, vache et au lieu de c, on doit écrire et prononcer c et h dans l’usage des picards comme dans pour chou ou pour cheu, en français pour ce ou pour ceu.’
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Face à la pluralité des lettres et à la variance des formes, le discours savant parvient, avec parfois beaucoup de finesse, à expliciter les paramètres qui organisent cette variation : en mettant au jour des régularités, ces traités sont d’abord une description raisonnée des usages. Ils ne sont pas exempts cependant d’une perspective normative, au demeurant inévitable dans des ouvrages didactiques. Celle-ci prend la forme d’une promotion de l’usage graphique gallicus identifié au français d’Ile de France et présenté comme le « bon usage » orthographique. La mention répétée « non est gallicum » qui peut sonner comme une condamnation, le traitement du graphème k, l’auteur du Tractatus qui se dit « étudiant parisien », sont autant de manifestations d’un discours normatif qui tend à ériger la variété d’Ile de France en standard orthographique. 26.7.2.4 La « concordance » avec le latin Le discours didactique des traités semble courir le risque de l’émiettement et de l’énumération possiblement infinie de règles particulières. Sur le mode de l’ajout en fin de traité, ou dans le fil des remarques, le principe général de l’écriture graphocentrée et latinisante du français trouve à s’énoncer. Dans le Tractatus, à la lettre B : vero in medio diccionis semper debet sonari ut debriser, trubuler etc, exceptis his diccionibus debt, endebt, subget, necnon istis verbis doubter, redoubter, substituer in quibus et similibus B in medio scribi debet set non sonari. (Tractatus, §3 B) ‘B à l’intérieur d’un mot doit toujours être prononcé comme dans debriser, trubuler, sauf dans ces mots : debt, endebt, subget ainsi que dans ces verbes doubter, redoubter, substituer et les mots semblables dans lesquelles B intérieur doit être écrit mais pas prononcé.’
Le b muet dans doubter, redoubter, substituer est mentionné, sans autre explication. Ce n’est qu’à la 26e remarque, après avoir épuisé l’alphabet, que l’auteur ajoute : Item quelibet diccio gallica concordans latino in quantum poterit debet sequi scripturam latini. (Tractatus, §26) ‘Chaque mot français, quel qu’il soit, ayant un équivalent latin doit suivre, autant que possible, l’écriture latine.’
Peut-être conscient de ce que la présentation par lettre a laissé de côté, il formule pour la première fois un principe d’écriture, d’application générale, et qui est repris par l’Orthographia dans toutes ses versions : l’alignement de la forme écrite française sur la forme latine (x 27.2) : Item pro majori parte scribetis gallicum secundum quod scribitur in latinis, ut ‘compotum’ acompte, septem ‘sept’, prebenda ‘prebende’, opus ‘oeps’, etc. (Orthographia gallica, version longue, L85) ‘Dans la plupart de cas, écrivez le mot français comme il est écrit en latin, comme compotum ‘acompte’, septem ‘sept’, prebenda ‘prebende’, opus ‘oeps’, etc.’ […] et en plusours lieux acorderés ové le latyn, come septem ‘sept’, prebenda ‘prebendre’ et serra soné ‘provendre’. (Orthographia gallica, version française, F63)
La règle a le mérite d’être simple d’application et facile à mettre en œuvre : le latin est la langue connue des scripteurs. Il y a davantage car la comparaison avec la forme latine est présentée comme ce qui, entre deux variantes, rend le choix décidable. Ainsi dans cet autre exemple sur k et q : Item qi, qe, qar, qant consueverunt scribi apud antiquos per k, sed apud modernos mutatur k in q, ut melius concordet cum latino, quia k non reperitur in quando, quis, quod. (Orthographia gallica, version longue, L46)
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation ‘Qi, qe, qar, qant étaient habituellement écrits avec un k, chez les anciens, mais chez les modernes, k est remplacé par q, pour que cela s’accorde mieux avec le latin, parce que k ne se trouve pas dans quando, quis, quod.’
Le graphème latin met fin à la variation libre, les formes en q en deviennent préférables, sinon légitimes. L’usage en vigueur depuis les premières décennies du 14e s., dans l’écrit administratif et adopté au cours du même siècle pour l’écrit littéraire, se voit donné en norme à suivre. Ce faisant, cette mutation du principe d’écriture (et l’adscription de consonnes muettes empruntées à la forme latine qui le caractérise), reçoit dans les traités sa première justification. Il est notable que toutes les formulations qui s’y rapportent recourent au paradigme de la « concordance ». Le verbe concordare désigne à la fois la visée du procédé (« ut melius concordet cum latino »), la procédure elle-même (« acorderés ové le latyn ») et ce qui définit son champ d’application (« quelibet diccio gallica concordans latino »). Le terme évoque le rapprochement, la mise en conformité, l’accord et la correspondance. La lettre muette, empruntée au mot latin, a pour fonction de rendre cette concordance visible. On trouve parfois le verbe suivre et ses dérivés : « debet sequi scripturam latini », « debet sequi scripturam latini », « scribetis secundum quod scribitur in latinis », « selon le latyn » qui introduisent l’idée d’un guide et d’un modèle. Les lettres latines font du français écrit un double du latin. Rien dans ces deux formulations n’évoque les notions d’origine, de filiation ou de subordination entre les deux langues. Pourtant les hommes de la Renaissance, qui héritent de cette écriture latinisante, vont l’interpréter en termes d’étymologie et faire des lettres adscrites le signe d’une allégeance, louée ou dénoncée, au latin. La présentation qu’en font les traités médiévaux permet de penser que ces lettres muettes, qui vont devenir, au siècle suivant, des lettres étymologiques, ne sont pas encore perçues comme telles. 26.7.2.5 Les destinataires des traités du moyen français Les traités du MF se hissent rarement jusqu’à la formulation de règles générales : que l’une d’elles soit l’alignement de l’écrit français sur la forme latine, pourrait laisser croire que le seul objectif est l’enseignement du français écrit, pour des scripteurs latinistes et usagers de l’écriture latine. Ces deux traits définissent les notaires et l’écrit administratif ou juridique en français. Bien des mots donnés en exemples (acompte, prebende, etc.) appartiennent au vocabulaire de l’administration. Le graphocentrisme est adapté à ce public et à cette fonction. Mais d’autres exemples, en nombre à peu près équivalent, sont empruntés au registre de la sociabilité de cour (count, countee, roy, treshonuré sire, treshonoree dame) et même de la courtoisie (ma dame, ta dame, m’alme, qeor, etc.), jusqu’aux modèles des manuels de conversation contemporains (me recommandetz a un tel, cez sont mes compaignons, etc.) ; les fréquentes remarques portant sur l’écriture des noms propres et des titres pouvant relever de l’un et l’autre contextes. Le français représenté dans les traités est aussi une pratique orale. C’est pour ce deuxième public – celui de la noblesse au pouvoir – que les lettres muettes représentent un obstacle et c’est en son nom que sera menée à partir du 16e s. leur contestation. Références bibliographiques : Andrieux-Reix 2006 ; Auroux 1994 ; Lusignan 1986 ; Rothwell 1968 ; Kristol 1990 ; Fournier 2007a, 2007b.
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26.7.3 Orthographes anciennes et orthographes réformées 26.7.3.1 Les nouveaux signes d’imprimerie Après deux cents ans environ de fonctionnement, la norme orthographique en usage depuis le 14e s., désignée désormais orthographe ancienne, voit son principe même (graphocentrisme, latinisation des formes graphiques) remis en cause, explicitement par le discours grammatical qui se tient sur la langue française (x 10.3.2), et techniquement, par les accents et signes diacritiques qui sont conçus comme une « thérapeutique de la lettre » (Cerquiglini 1996 : 51), mais qui, s’agissant des lettres muettes, fournissent aussi l’instrument de leur élimination. Ces critiques ont des raisons multiples. Elles tiennent d’abord à la conscience grandissante des potentialités techniques de l’imprimerie qui rend caducs les procédés de lisibilité adoptés par l’écriture manuscrite : pour ne pas interrompre la progression de la plume sur la ligne, l’écrit à la main s’est servi des lettres comme de signes diacritiques. Prises dans la linéarité de l’écriture, rien ne les distingue des autres pour qui découvre le mot sous sa forme écrite. L’information que les lettres muettes apportent reste inaperçue de qui ne connaît pas le latin. L’émergence de nouveaux usagers de l’écrit (les étrangers, les nonlatinistes), qui sont lecteurs sans être lettrés, explique aussi leur contestation. C’est au nom des « rudes & ignorantz, lesquelz ne sçaiuent si non lire, & neantmoins ont couraige d’apprendre & sçavoir » (Briefve doctrine, f. 13v) qu’est revendiqué le changement orthographique. La modification de l’équilibre entre le latin et le français au profit d’une séparation plus nette entre les deux langues est un troisième facteur de remise en cause de l’orthographe ancienne : comme on se moque du pédant qui mélange les deux langues, l’escumeur de latin, on dénonce désormais l’écriture latinisante du français. C’est toutefois le latin écrit qui fournit l’exemple de l’usage des accents introduits et largement utilisés en Italie, au début du 16e s., par Alde Manuce, dans ses éditions de textes latins. Les imprimeurs français en font un usage modéré d’abord, pour noter les différentes valeurs de la lettre e ou comme diacritique pour distinguer des homophones. 26.7.3.2 Palsgrave et les premières propositions Les premières contestations explicites de l’orthographe latinisante vont porter sur les insuffisances de son fonctionnement phonographique. Là encore, c’est un contexte de « français langue étrangère », qui motive l’élaboration du discours métalinguistique. L’anglais John Palsgrave publie en 1530 l’Esclaircissement de la langue francoyse, considéré comme la première grammaire du français. Mais l’étranger auquel il s’adresse, bien plus que le public visé par les traités des siècles précédents, attend de l’écrit qu’il l’aide à produire une prononciation exacte, ne serait-ce que pour éviter les moqueries (Lalou : 1988). Aiguisées par la guerre de Cent Ans, les représentations caricaturales de l’accent anglais dans les œuvres théâtrales des 14e et 15e s. attestent que le français pour les étrangers est aussi une langue orale. Au-delà du cas particulier de l’Angleterre, au 16e s., le français sert de langue de communication dans le milieu des commerçants et dans le milieu politique (Neumann 1959). Si la grammaire de Palsgrave fait une place importante à l’orthographe, c’est principalement sous cet aspect de la mauvaise correspondance graphie-phonie (Baddeley 2003) à laquelle son auteur entreprend de remédier. L’orientation phonographique est nette dans les aménagements proposés ; par exemple, la distinction de u et v, (mais pas i et j) et l’élaboration d’un
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dispositif intéressant où, sous chaque ligne d’un texte graphié dans l’écriture de son temps, est intercalée sa transcription phonographique : Et de mon tresredoubte seigneur mon seigneur le regent / Edemountreredoutéseyniéurmounseyniéurlereiànt, Loingtain imitateur des orateurs / salut. Lointaynymitatéurdesoratéursaléut. (f. 21v)
Il s’agit là d’un simple expédient pédagogique, d’un exemple de la différence importante « betwene the writynge of the french tong and the soundyng of it redyng and spekyng » (f. 21v), mais il est notable que cette transcription phonographique efface les consonnes muettes (loingtain > lointayn). Partant de l’anglais, la langue source de ses destinataires, pour laquelle la place de l’accent tonique est pertinente, Palsgrave propose d’abord d’indiquer par un accent aigu la place de la voyelle tonique dans les mots de plus d’une syllabe, c’est-à-dire sur l’avantdernière syllabe dans les mots terminés par un e, appelé « féminin », sur la dernière syllabe dans les autres. Sont ainsi distingués les homographes cite, cité. Il utilise aussi l’accent aigu pour marquer la place des pauses. Mais, entre le début et la fin de sa grammaire, Palsgrave semble avoir changé d’avis sur la pertinence de cette notation de la tonique pour le français : il y renonce finalement dans tous les cas, sauf dans celui de l’e fermé tonique final, au singulier (abbé, amiableté) comme au pluriel (beaultéz). Suivi d’un e de féminin, e tonique reste sans accent (pipee, archee). De tonique, l’accent aigu est devenu phonétique. En France, les innovations orthoépiques, c’est à dire concernant la bonne prononciation, vont venir de la nouvelle typographie du latin adoptée par les imprimeurs italiens. Pour éviter les fautes de prononciation dans cette langue qui n’est transmise que par les textes, l’imprimeur humaniste Henri Estienne utilise, depuis le début du siècle, un système de notation assez complet : un accent aigu signale la voyelle tonique, un circonflexe indique la longueur sur les contractions et les voyelles longues, et un accent grave distingue les prépositions et rend plus lisibles les monosyllabes (Catach 1968 : 32), enfin un e cédillé remplace le digraphe ae. Il s’agit, pour les imprimeurs parisiens qui adoptent bientôt ce système de signes nouveaux, de faciliter la prononciation restaurée du latin. Son application aux imprimés français emprunte plusieurs canaux : la pratique nouvelle est mentionnée dès le titre des ouvrages, comme un argument publicitaire : Heures, a la louange de la Vierge Marie, selon lusage de Rome. […] Le tout au long, sans y rien requerir, est tres correct en bone orthographie de poinctz, daccens et diphtongues situez aux lieux a ce requis (Geoffroy Tory, Heures, 1525)
Sa destination première, l’accentuation des textes latins – où leur utilité est vite reconnue – a pu lever les réticences des imprimeurs qui s’étaient opposés aux innovations orthographiques. Des caractères nouveaux, gravés pour le latin, sont désormais disponibles pour les textes français. Mais l’artisan décisif du passage est Geoffroy Tory, d’abord correcteur dans l’atelier de Robert Estienne, puis imprimeur lui-même de 1531 à 1533, protégé du roi et premier imprimeur royal. 26.7.3.3 Geoffroy Tory, le Champ fleury et la Briefve doctrine Humaniste, régent de collège et graveur, Geoffroy Tory est aussi théoricien : il publie en 1529 le Champ fleury où il conduit une étude de la construction des lettres et de leurs proportions qui, selon la tradition antique, reflètent l’Univers (Lioce et Swiggers 2003). Dans la
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troisième partie, il passe en revue la valeur phonique qu’a chaque lettre en latin, puis dans différentes langues vivantes, notamment l’italien. De la prononciation en français, il décrit la variation, opposant régulièrement le picard au « bon françois ». Ce faisant, il identifie finement les cas de sous-détermination de l’écrit, celui de la lettre e, notamment, qui correspond selon lui à trois valeurs différentes, celui de u muet en tant que diacritique de g « dur », celui de c qui peut être articulé de deux façons : C deuant O. en pronunciation & langage francois, aucunesfois est solide, cõme en disant Coquin, coquard, coq, coquillard. Aucunesfois est exile, comme en disant Garcon, macon, facon, francois, & aultres semblables (f. 37v)
Il en reste à la description de l’usage, sauf à de rares occasions où il se fait discrètement prescriptif, en mentionnant le recours à un signe auxiliaire, en l’occurrence l’apostrophe, comme une solution envisageable : Je dis & allegue ces choses [l’emploi de l’apostrophe pour signaler l’effacement de s dans les vers mesurés] icy afin que sil auenoit quon deust escripre en lettre Attique telz metres ou le S se doiburoit euanoyr, on les porroit escripre honnestement & scientement sans y mettre la dicte lettre S au lieu ou elle se porroit perdre, & escrire vng point crochu au dessus du lieu ou elle deburoit estre. Lequel point crochu estant au dessus des lignes en fin des dictions, signifie quil ya quelque Vocale ou le S ostez par vertus de la quantite du metre / ou de la Vocale qui sensuyt en la sequente syllabe ou diction. (f. 56 v)
L’application au français reste implicite, le propos, prudent et sous forme d’hypothèse ; le contexte d’emploi est cependant énoncé : l’apostrophe est employée en lieu et place de la consonne s ou d’une voyelle ôtée en raison du mot qui suit. Dès 1531 cependant, dans les imprimés qu’il compose, Tory emploie la cédille (empruntée à l’usage typographique espagnol qui diffuse en France par le biais des traductions), l’apostrophe et l’accent aigu sur le e final. C’est en 1533 que cette pratique est présentée et systématisée dans la Briefve doctrine pour deuëment escripre selon la proprieté du langaige Françoys. L’ouvrage se présente modestement comme un petit opuscule, un livre de métier, destiné aux typographes et aux imprimeurs, où les accents et les signes auxiliaires sont, pour la première fois, présentés et leur fonction explicitée. En plus des exemples au fil de l’exposé, des poèmes pieux, dont le principal est le Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, encadrent le traité comme autant d’applications du régime d’accents et de signes préconisé par Tory. L’apostrophe : La Briefve doctrine s’ouvre sur une présentation de l’apostrophe, « un petit point figuré quasi en forme de croissant », qui remplace l’agglutination et qui est immédiatement distinguée de la synalèphe qui marque e caduc « qui se doibt escripre » d’un e barré. L’apostrophe sert aussi à signaler l’apocope, par laquelle une voyelle finale s’amuït devant consonne « afin que le mot soit plus rond et mieux sonnant », surtout « pour la nécessité du vers » (pri’, hom’). Pour la prose, un seul exemple est donné : « grant’ chose pour grande chose ». L’accent aigu : L’accent aigu (« une Virgule ung peu inclinée ») distingue « e masculin » final de e féminin qui n’en porte pas – aucun souvenir ne demeure du premier emploi d’accent tonique. L’e féminin « ne se signe » et les séquences ee, es s’opposent ainsi à é, éz. L’accent circonflexe et le tréma : Ils sont présentés comme deux caractères « contraires », l’accent circonflexe est un signe de « conjonction » marquant la syncope d’une voyelle (hardîment pour hardiement) ou d’une
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syllabe (qu’a^uous pour qu’auéz vous). Il s’emploie aussi pour signaler une synérèse (a^age, e^age). Le tréma indique au contraire une lecture en deux syllabes (païs vs paîs). L’accent grave : Il s’emploie « pour eviter doubte » et sa fonction n’est plus phonétique mais diacritique. Un seul exemple est donné : la préposition à, qui est distinguée ainsi de ha ou a, formes du verbe avoir. La cédille : « Ç qui est ung c auec une queuë faicte d’une petite s quasi come ung cinq de chiffre » indique que c est prononcé [s] devant a, o, u. Il remplace le digraphe ce : « Et n’est besoing d’escrire prononceant, annonceant, receoit : comme plusieurs font ». L’accent tonique en cas d’enclise : Enfin, la Briefve Doctrine demande qu’un accent aigu (qui retrouve ainsi sa valeur d’accent tonique) soit placé sur les verbes dont le sujet pronominal est postposé : on écrira « Si m’essaieráy je touteffois de sçavoir la verité de tout » (p. 17). La syllabe finale doit être aguisée & notée parce qu’elle n’est tonique qu’en raison de la postposition du pronom sujet. Le modèle du latin et du grec, en ce cas précis, sert peut-être de filtre déformant à l’analyse. Dans une édition posthume de 1538, cet accent est remplacé par un tiret (iray-ie), appelé « macaph », d’après le nom du signe horizontal utilisé en hébreu pour relier entre eux plusieurs mots brefs. Phonographie et aide à la lecture : Chez Palsgrave, comme chez les imprimeurs de textes latins, l’adoption des nouveaux signes d’imprimerie répond à une demande d’exactitude phonographique. Elle émane de publics qui ne peuvent se contenter d’une notation incomplète ou ambiguë du signifiant oral, suffisante pour des lecteurs qui reconnaissent par l’intermédiaire du signifié (plus qu’ils ne la déchiffrent) la forme orale qui fait partie de leur compétence. Pour lire le français sans accent anglais ou pour apprendre à prononcer le latin à l’italienne, ils ont besoin d’un écrit univoque. Les nouveaux caractères d’imprimerie viennent assurer cette fonction. Ils auraient pu paraitre inutiles dans l’écrit en français, s’adressant à des lecteurs francophones. Là encore, c’est un besoin spécifique – la bonne lecture des textes de poésie versifiée – qui a motivé leur transfert aux imprimés composés en français. Il semble, en effet, que la Briefve doctrine n’aurait pas vu le jour sans la rencontre de l’imprimeur Tory et du poète Clément Marot, bien que l’attribution de l’ouvrage à ces deux auteurs demeure hypothétique et qu’on ait aussi évoqué le nom d’Étienne Desgouttes (Baddeley 2016 : 82). Quelques mois avant la sortie de la Briefve doctrine, Tory a imprimé l’Adolescence clémentine, où il expérimente ses nouveaux signes. Le poète et l’imprimeur ont des intérêts convergents, ici en faveur d’une phonographie. Marot sait l’importance d’une typographie soignée : il a corrigé les précédentes impressions des œuvres de Villon, annonçant dans la préface : « I’ay faict a icelles ce que ie vouldroys estre faict aux myennes si elles estoient tõmbees en semblable inconuenient ». Dans la Briefve doctrine, la référence aux « poetes Françoys » est omniprésente, si l’e caduc est dit « féminin », c’est en référence à la rime du même nom, on n’y parle pas de « phrase » mais de « rhythmes » et de « cadences ». Hormis le à et la cédille, tous les autres signes sont présentés comme utiles à la scansion des vers. Marot inaugure une lignée de poètes, où s’inscriront aussi Ronsard et les poètes de la Pléiade, qui défendront aux côtés des imprimeurs innovants puis des grammairiens l’adoption de tous les procédés graphiques qui servent la notation du signifiant sonore. Marot et Tory, Ronsard et Meigret,
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Baïf et Ramus, forment successivement ces associations entre un poète et un imprimeur, puis entre un poète et un grammairien, où l’écrivain fournit un vecteur de diffusion aux nouvelles normes typographiques puis orthographiques. Ouvrage technique, la Briefve doctrine témoigne aussi des implications sociologiques de la question orthographique au 16e s. Les nouveaux signes graphiques facilitent la lecture des « gens non lettréz qui ont toutesfois bon esprit, & vouloir d’entendre ». L’apostrophe est ainsi justifiée : Car la langue Françoyse en seroit plus distincte, & facile a entendre, ainsi qu’il me semble : & que chascun (au moins de ceulx, qui ont quelque esprit) peult clairement veoir & entendre, en y pensant ung peu (Briefve doctrine, f. 14 r)
Ces nouveaux usagers de l’écrit donnent une nouvelle dimension, sociale et idéologique, au petit ouvrage de métier adressé aux « Imprimeurs des liures en François » qui ont besoin d’une norme typographique. L’amélioration de la notation phonographique fédère les deux destinataires de l’ouvrage. Concurrence des procédés graphiques : L’entreprise de la Briefve doctrine se montre largement orientée vers l’objectif positif de promotion des accents et diacritiques. Elle n’est pas une réforme orthographique : l’ouvrage respecte la graphie usuelle de son temps et les lettres adscrites. Une dénonciation de ces lettres peut affleurer, mais s’accompagne d’une grande prudence. On lit ainsi, à l’occasion de l’accent grave, qui distingue la préposition à de la forme verbale (il) a : Quand il est verbe de habeo, il n’est point noté [accentué] : aulcuns toutesfois l’escripvent avec aspiration ha, qui n’est pas maulvais. Ie m’en rapporte à l’usaige & iugement des meilleurs et plus sçavans. Tant y a, que les Françoys n’y proferent point la h : par quoy il semble estre superflu de l’y escripre, si n’est pour la difference. (Briefve doctrine, f. 16 v)
A cet endroit seulement, est explicitée la concurrence directe entre le recours à la lettre comme diacritique (ajoutée « pour la difference ») et l’usage de l’accent qui la rend « superflue ». Cet adjectif servira à la fois d’étiquette et de chef d’accusation aux lettres muettes, tout au long du siècle, dans les discours des grammairiens partisans du phonocentrisme (voir ci-dessous 26.7.3.5). Présentés dans la Briefve doctrine comme une simple amélioration typographique, compatible avec l’usage graphique traditionnel, les accents montrent ici qu’ils sont en réalité le poste avancé d’un changement radical du principe de l’écriture. Une fois déchargée de sa fonction diacritique par l’accent qui la remplace, la lettre muette devient une anomalie dans un code phonographique (« les Françoys n’y proferent point la h »). Inutile à la prononciation, elle n’est plus qu’une lettre latine, dont on évalue la pertinence ; sa présence dans le latin habere rend acceptables les formes françaises avec h : « ha, qui n’est pas maulvais ». Mais, sans fonction dans le code, elle devient une lettre étymologique, c’est-à-dire un casus belli dans le débat où le français renégocie sa place à l’égard du latin. La polémique est éludée dans ce qui reste un livre technique. En deux phrases cependant, l’auteur installe les termes qui formeront les principaux outils et le lexique commun des discours sur le code graphique, à savoir l’usage, les savants, les français, proférer (« prononcer ») et écrire. 26.7.3.4 Jacques Dubois et la lettre suscrite Deux ans avant la parution de la Briefve doctrine, Jacques Dubois, homme de lettres et médecin picard connu aussi sous le nom de Sylvius Ambianus (1478-1555), édita une introduc-
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tion à la grammaire du français, rédigée en langue latine (Isagoge, 1531). Bien qu’il ne s’occupe pas véritablement des problèmes que pose l’orthographe, Dubois consacre un chapitre de l’Isagoge à la proposition de nouveaux caractères nécessaires à la bonne adéquation du français écrit à la prononciation ; selon lui, ces nouveaux signes viennent combler un manque évident et résoudre les nombreuses difficultés que rencontre le lecteur français : ambiguïté de certains graphèmes, impossibilité de noter une grande variété de sons à cause d’un manque de lettres spécifiques. Si Dubois ne participe pas au débat orthographique et s’il est rarement mentionné par les études sur la réforme de l’orthographe, les quelques pages qu’il consacre à ces techniques de transcription répondent bel et bien à une réflexion sur le système de la langue écrite. Comme il le rappelle dans la préface, écrire une grammaire du français lui a demandé un effort important : tantæ molis erat linguæ gallicæ rationem invenire et in canones coniicere. (Isagoge, f. aiiii) ‘Tant il était laborieux de trouver un système de la langue française et de la faire entrer dans des règles.’ (trad. Demaizières 1998 : 199)
C’est donc bien un système, un ensemble de règles qu’il s’apprête à définir pour la première fois, en prenant comme modèle principalement le latin, mais aussi le grec. Les nouveaux caractères qu’il crée ne s’inspirent pas forcément des usages propres à l’écriture latine, cette dernière étant tout aussi déficitaire que celle du français. Comme les auteurs qui l’ont précédé, Dubois se préoccupe de distinguer des sons vocaliques proches et pourtant différents, comme les trois sortes de e : faible, fort et moyen, grâce à des signes suscrits dont certains ont déjà été utilisés dans le Champ fleury et dans la Briefve doctrine (comme l’accent grave et l’accent aigu), alors que d’autres moyens sont introduits ici pour la première fois. Dubois essaie, par exemple, de distinguer entre ce qu’il appelle diphtongue (son vocalique prononcé dans une seule émission de voix dont le point d’articulation varie), comme ai dans aime, raison, etc. et le hiatus comme dans païs. Pour le premier cas, il préconise l’utilisation d’une sorte d’accent circonflexe suscrit, qui marque la liaison entre les deux voyelles et forme un signe diacritique suscrit qu’il a pu emprunter directement au grec (où il sert à noter la syllabe longue) ou aux réflexions de l’imprimeur Tory sur l’usage de ce qu’il appelle « accent circunflect » comme marque du vocatif ô (Champ fleury, f. 53r). Pour le deuxième cas, il utilise les deux points – l’un sur chaque voyelle – qui notent la séparation des sons vocaliques appartenant à deux syllabes distinctes. Pour ce qui est des sons consonantiques, Dubois propose toute une série de caractères qui sont constitués de deux signes superposés : c + s long suscrit représente donc le son [ʃ], g + u suscrit représente le son [g] devant i et e, alors que le son [j] est transcrit par la lettre g suivie d’un tiret, p. ex. : G-ilbert. Le système ainsi conçu se fonde moins sur la création de caractères totalement inventés, que sur la superposition de signes et de lettres de l’alphabet latin. Figure_01
Si Geoffroy Tory et les auteurs de la Briefve doctrine, en proposant des signes diacritiques, s’inspiraient de l’exemple italien et, en particulier, des innovations introduites par Alde Manuce (Richardson 1994), Dubois semble s’être tourné plutôt vers l’allemand et / ou le néerlandais qui, selon une tradition déjà bien établie, aussi bien dans les manuscrits que dans les imprimés, notaient diphtongues, anciennes diphtongues et voyelles longues à l’aide d’un signe diacritique ou d’un caractère suscrit. La création de ces nouveaux signes est issue de
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l’idée que le caractère de base (consonne ou voyelle) peut être modifié par un élément diacritique ou un autre caractère qui s’écrit au-dessus de celui-ci, afin de rendre compte de la prononciation française qui s’est éloignée du latin ; ainsi, par exemple, la lettre c surmontée de la lettre h indique que la prononciation est [ʃ], mais le maintien de la lettre c à l’écrit permet de renvoyer à l’étymon latin, ex. : caballus > cheval. Contrairement au modèle germanique, donc, qui rendait compte de l’évolution récente de la prononciation, Dubois semble être davantage concerné par l’origine latine : l’écriture à deux étages lui permet en effet de garder dans la ligne inférieure le caractère présent dans l’étymon latin, qu’il s’agisse du latin classique ou du latin tardif. Il affirme explicitement vouloir que : pronontiationem ipsam quam potes proxime scriptura imiteris (Isagoge, p. 5) ‘par l’écriture, on imite la prononciation elle-même au plus près’ (trad. Demaizières, p. 209)
Bien que l’Isagoge de Dubois ait vu le jour grâce à un imprimeur de grand renom comme Robert Estienne, capable de créer ces nouveaux assemblages de caractères, cet ouvrage ne semble pas avoir laissé de traces impérissables dans le débat sur la réforme de l’orthographe entamé par Louis Meigret en 1542. Ces réflexions sur la correspondance entre la phonie et la graphie sont pourtant intéressantes et révélatrices non seulement de la manière dont on prononçait voyelles et diphtongues en français, mais aussi de l’importance de la variation régionale au 16e s., variation à laquelle Meigret semble avoir été particulièrement sensible tout comme Geoffroy Tory. Le système qu’il a proposé est certainement trop complexe, aussi bien pour des raisons techniques (il crée des difficultés supplémentaires à l’imprimeur et au scripteur) que pour des raisons d’intelligibilité : l’écriture qui s’inscrit sur deux étages de caractères est plus difficile à déchiffrer que la suite linéaire de caractères et si les diacritiques vont finir par s’imposer pour distinguer des sons, comme par exemple les différents e en français, la superposition de consonnes n’a jamais été envisagée par les autres théoriciens de la réforme du système graphique. Dubois est cependant le premier à avoir identifié clairement les problèmes que pose un code graphique sous-déterminé. Les innovations qu’il a proposées font de lui à la fois un conservateur, par son désir de marquer l’étymologie du mot par la lettre, et un réformateur par l’attention qu’il porte à la nécessité de noter avec plus de précision la phonie. De nombreux signes diacritiques qu’il a proposé d’utiliser seront retenus par les réformateurs de l’orthographe, comme par les auteurs de la Briefve doctrine, et, ensuite, par les auteurs des dictionnaires, notamment l’accent circonflexe, bien qu’il ne soit pas encore le modifieur de son vocalique qu’il deviendra par la suite, mais plutôt un signe de cohésion entre voyelles. 26.7.3.5 Les « bâtisseurs d’orthographe » Si ces réflexions sur l’orthographe, sur la lisibilité des textes en langue française et sur la nécessité de créer des signes diacritiques pour désambiguïser les lettres d’un alphabet latin défaillant font leur apparition depuis les premières décennies du 16e s., il faudra attendre 1542 pour que la parution de traités entièrement consacrés à des propositions concrètes de réforme suscite un véritable débat destiné à se prolonger longtemps (Cerquiglini 2004). Pour résumer de manière un peu simpliste ces discussions, on dira qu’elles opposent les tenants de la phonographie (l’écriture doit reproduire fidèlement la prononciation) et ceux qui pensent que l’écriture ne se limite pas à représenter la parole, mais qu’elle a d’autres fonctions : logographiques, morphologiques et dérivatives.
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a. Louis Meigret Louis Meigret est le premier à avoir posé le problème de l’orthographe d’une manière globale, en considérant l’écriture comme un système conventionnel que l’on peut et que l’on doit réformer afin qu’elle représente au mieux « la prolacion » (c’est-à-dire la prononciation). Auteur de traductions du latin, tout comme Tory, Meigret est aussi grammairien et humaniste. Conscient de la nécessité d’introduire la rationalité comme fondement de l’écriture, Meigret veut supprimer les incohérences et les abus du système orthographique français, en tant que symptômes évidents de l’ignorance et de l’obscurantisme des tenants de la tradition. Si le Traité touchant le commun usage de l’escriture françoise de Meigret paraît chez Denis Janot, en 1542, sa composition remonterait aux environs de 1531 ; Meigret aurait en effet immédiatement réagi aux remarques de Tory, peut-être aussi à celles de Jacques Dubois, mais il n’aurait pas réussi à trouver un imprimeur qui accepte de publier son ouvrage. Le Traité paru en 1542 doit toutefois être un remaniement de cette version plus ancienne, car Meigret y fait allusion aux traités de Dolet de 1540. Denis Janot avait accepté de le faire paraître, mais en utilisant les caractères traditionnels, et ce n’est qu’en 1548 que Meigret trouvera le moyen de faire imprimer ses œuvres en orthographe réformée, grâce à l’imprimeur humaniste parisien Chrétien Wechel. Celui-ci commença par publier Le Menteur de Lucien, dont l’introduction vint compléter les réflexions de Meigret sur l’orthographe, et imprima ensuite le Tretté de la Grammere Françoeze (1550). Le débat qui s’ensuit est bien connu aujourd’hui (Citton et Wyss 1989). D’un côté, Peletier du Mans et les poètes de la Pléiade s’accordent sur la nécessité de simplifier l’orthographe et de réduire l’écart par rapport à la prononciation, même si pour Du Bellay et Ronsard cet accord restera au niveau théorique, tous les deux continuant à imprimer leurs œuvres en orthographe traditionnelle, avec quelques menus ajustements empruntés au système de Meigret. D’un autre côté, les réactions commencent après la parution de la deuxième édition du Traité de Meigret (chez Jeanne de Marnef, 1545) : Guillaume des Autels, un étudiant en droit, fait paraître entre 1548 et 1549, sous le pseudonyme de Glaumalis de Vezelet, un ouvrage dans lequel il aurait pris le parti des conservateurs et critiqué les propositions de Meigret. Bien qu’il ne nous reste aucun exemplaire de cet ouvrage, nous en connaissons le contenu grâce à la réaction de Meigret dans les Défenses de Louis Meigret touchant son orthographie françoise (Wechel, 1550), où il répond aux critiques et défend sa proposition de réforme. b. Jacques Peletier du Mans Selon Etienne Pasquier, Jacques Peletier du Mans, auteur de « deux beaux livres en forme de Dialogues » est celui « qui remua, le premier des nostres, l’Ortographe ancienne de nostre langue […] » (Recherches, VII, 7, 615). S’il n’est pas vraiment le premier, Peletier du Mans est pourtant celui qui, en poursuivant la réflexion sur la relation entre phonie et graphie commencée par Meigret, réussit à élaborer une réforme du français écrit applicable et acceptable. Animé par le souci de rendre accessibles les sciences à ceux qui ne pouvaient pas lire le latin, Peletier participe à cette action de diffusion des savoirs avec la publication d’un traité d’algèbre en français, au moment où Charles de Bovelles publiait sa Géométrie. Pour rendre la langue française apte à véhiculer les « bonnes Sciences », préoccupation qu’il partageait avec Tory (Champ fleury, f. 30), il fallait rationaliser son écriture ; la modernisation de l’orthographe participe donc de ce mouvement plus général (Monferran 1999 : 7475).
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En donnant la priorité à l’oral et, en particulier, à la perception auditive, Peletier du Mans, tout comme Meigret, propose un nouveau système cohérent et efficace, qui est censé transcrire les mots tels qu’ils sont prononcés. Ce système, qu’il est parvenu à faire accepter par son imprimeur Jean de Tournes – ce que Meigret n’avait pas réussi à faire pour la première édition de son Traité –, est cependant différent de celui de son homologue lyonnais. Peletier se propose en effet de corriger seulement certains abus de l’écriture, comme l’inconstance et l’irrégularité et, notamment, l’affaire des lettres quiescentes. Réformateurs convaincus de la nécessité de rapprocher l’écriture de la prononciation, Meigret et Peletier du Mans pourraient s’opposer ensemble aux défenseurs de la tradition, mais ils proposent deux systèmes orthographiques différents, chacun créant de nouveaux signes ou utilisant le même diacritique et le même signe pour deux finalités différentes. Ainsi, le -e final est transcrit par e barré par Peletier (ɇ), alors que Meigret préfère garder la lettre e non diacritée ; Peletier par contre note par un accent grave le e fermé tonique en position finale (è), alors que Meigret préfère utiliser l’accent aigu (é).
L. Meigret
J. Peletier du Mans Meigret, fidèle au principe phonographique, élimine à l’écrit le morphogramme -s de pluriel quand celui-ci n’est pas prononcé et le remplace par une sorte d’apostrophe (de’ ręzõs, « des raisons »). Peletier, moins audacieux, le maintient à l’écrit, même là où on ne le prononçait pas (des dernierɇs sillabɇs). L’orthographe morphologique pose visiblement des problèmes difficiles à résoudre aux tenants de la phonographie. Malgré ces différences dans l’utilisation des diacritiques et dans le degré d’adaptation de la graphie à la phonie, Peletier du Mans et Meigret partagent les mêmes principes et ont un but commun : ils veulent tous les deux réformer l’orthographe du français en partant du principe phonographique et soulignent les mêmes failles du système graphique communément utilisé, ainsi que les mêmes difficultés rencontrées par les scripteurs et les lecteurs ; notamment, l’abus des lettres muettes, qui deviendra un véritable leitmotiv dans le débat orthographique (x 27.2.3). Pourtant, Peletier consacre les premières pages du Dialogue (5-27) à souligner les divergences entre le système qu’il propose et celui de Meigret. S’ils sont tous les deux conscients de la variation dans la prononciation du français, Peletier s’évertuera à imposer la prononciation de la Cour et à critiquer les mots qui « sentent le terroir », alors que Meigret accueillera des variantes phoniques comme la diphtongue [ao] au lieu de [o], propre au français régional lyonnais. Le mot autre sera transcrit otrɇ par Peletier, mais aotre par Meigret. C’est là en effet l’obstacle majeur que rencontrent les propositions des réformateurs : plus la graphie se rapproche de la phonie, plus elle reflète la variation diatopique, au détriment de l’unité de la langue écrite. c. Ramus Dans la Préface à sa Gramere (1562), Pierre de la Ramée, connu sous le nom de Ramus, présente une liste de grammairiens qui commence par Sylvius (Jacques Dubois) et se poursuit
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
avec tous ceux qui se sont intéressés à la question de l’écriture, en plaçant au sommet, pour la richesse de sa réflexion, Louis Meigret. Cette première édition, parue chez Wechel en orthographe réformée, selon un système encore différent de celui de ses prédécesseurs mais tout aussi phonocentriste, est suivie d’un remaniement paru chez le même imprimeur en 1572, en orthographe traditionnelle, sous le titre de Grammaire Françoise. La place de la question orthographique y est centrale, comme le prouve la réflexion selon laquelle la grammaire est un art de bien parler, qui est de bien & correctement user du langaige, soit en prosodie ou orthographe, cest a dire en vraye prolation ou escripture. (Grammaire, p. 3)
Bien que cette deuxième édition paraisse en orthographe traditionnelle, les discussions entre un élève et son maître qui constituent l’ossature de l’ouvrage font une grande place à la réflexion sur l’inadéquation entre la graphie en usage et la prononciation. Ramus fait preuve d’une étonnante clairvoyance au sujet de l’histoire du code graphique, en formulant l’hypothèse que certains digraphes vocaliques du français témoignent d’une évolution phonétique. Ainsi, par exemple, les digraphes au et eu sont pour lui des voyelles simples (son point de vue est celui de la prononciation) mais : il pourroit bien estre que nos Francoys aient quelquefois prononce ces deux voyelles comme en diphtongue, & puis quilz ayent faict dune diphtongue une voyelle […] (Grammaire, p. 5-6).
Ramus affirme qu’il faudrait « une propre figure » pour représenter ces sons, un nouveau caractère plus adapté que le digraphe en question, proposition renouvelée au sujet des digraphes et trigraphes consonantiques. Mais il fait remarquer incidemment qu’il ne lui revient pas d’imposer quoi que ce soit au peuple de France. Dix ans après la parution de ses propositions de réforme de l’orthographe, Ramus semble donc avoir une attitude plus prudente, bien qu’il soit toujours convaincu que « lescripture […] est messagere & truchemande de la voix » (p. 16) et que le temps du changement viendra quand on laissera aux plus savants la possibilité d’opérer des réformes progressives qui puissent être acceptées. Comme ses prédécesseurs, Ramus dénonce les abus dans l’écriture, et en premier lieu, la superfluité de certains caractères (lettres étymologiques, lettres doubles « ceste escripture ou n’est prononcee qu’une consonne pour deux escriptes » Grammaire 1572, p. 39), en appelant de ses vœux un « expedient a redresser » cette écriture qui la réduise enfin à la « vérité ». d. Les conservateurs Si les premières réactions de Guillaume des Autels aux propositions de Meigret ne nous sont pas parvenues, c’est le Dialogue de Peletier qui nous donne un accès indirect aux idées des opposants à la réforme orthographique et surtout aux arguments de Théodore de Bèze, qui n’a rien publié d’autre sur le sujet que les quelques mots figurant dans la Préface à l’Abraham sacrifiant (1550), où il semble se moquer des tentatives de Meigret, qu’il qualifie de « maigres fantaisies ». Toutefois, la critique principale de Théodore de Bèze touche à l’adéquation de l’écriture à la prononciation dont il dénonce le risque majeur : ils veulent faire qu’il y ait quasi autant de manieres d’escrire, qu’il y a non seulement de contrées, mais aussi de personnes en France (Abraham sacrifiant, « Préface », p. 7)
C’est malgré tout le Dialogue de Peletier qui nous offre l’ensemble des arguments des conservateurs : –
La phonographie produit de la variation graphique au lieu d’un système unique pour tous les locuteurs du français.
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– –
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–
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Les habitudes des lecteurs et des scripteurs bien ancrées dans l’usage font obstacle au changement, car les nouvelles règles imposent un réapprentissage. Les lettres quiescentes et / ou étymologiques rendent visibles les rapports paradigmatiques et la dérivation synchronique lorsqu’elles soulignent la parenté entre les mots (sang et sanguin, temps et temporel) ; elles servent également à distinguer pour l’œil les homophones (compte et conte). Ces lettres, dénoncées comme superflues par les réformateurs, servent au contraire à donner de la « grâce » à l’écriture du français, argument esthétique qui se fonde sur le principe de l’abondance, de la richesse, une qualité évoquée au même moment par d’autres hommes de lettres, aussi bien sur le plan lexical que sur le plan stylistique. En gardant l’orthographe traditionnelle, on respecte les choix des anciens et la tradition bien établie. Un principe de « révérence » vis-à-vis de la langue mère, qui est censé donner plus de prestige à la langue française, au moment où elle est sur le point de s’émanciper du latin.
Il est aisé de reconnaître, dans les arguments des conservateurs et dans les réponses fournies par les réformateurs, les termes du débat orthographique qui s’est poursuivi au 17e s. et même jusqu’à nos jours, notamment pour ce qui est de la fonction dérivative de certaines lettres et de la difficulté à changer les règles orthographiques déjà en place. Il est cependant intéressant de constater que, malgré les lacunes évidentes d’une théorie linguistique naissante qui ne connaît pas les notions de « phonème » et de « graphème », certains aspects du code graphique sont déjà mis en évidence, comme par exemple le fait que l’écrit n’est pas un code substitutif de l’oral, mais un système indépendant et parallèle. Selon de Bèze, en effet, l’écriture doit être subordonnée au sens plus qu’à la prononciation car, par le code écrit, on peut accéder au sens sans passer par l’oral. Les critiques de Meigret, de Peletier, de Ramus et de tant d’autres contre les lettres étymologiques soulignent l’une des difficultés majeures que pose l’écriture du français depuis longtemps ; progressivement l ou b devant consonne seront supprimés dans certains imprimés du milieu 16e s. (debvoir > devoir, veult > veut), et, plus tardivement, s (maistre > maitre), changement qui n’a été entériné par l’Académie française qu’en 1741. Comme l’ont montré Citton et Wyss (1989), on aurait tort de croire que les réformateurs poursuivent une idée de justice sociale et de démocratisation de l’écriture et de la lecture. Les conservateurs apparaissent clairement comme élitistes, au moins d’après l’image qu’en offre le Dialogue de Peletier, en ce qu’ils considèrent que la distinction entre savants et « gens mécaniques » est nécessaire et qu’elle se fait en vertu de leur manière d’écrire. Les réformateurs, qui sont certes animés par le désir de rendre l’écrit plus clair et facilement accessible, ne reconnaissent pas moins qu’il faut enlever le gouvernemant de l’écriture des mains des gens mécaniques et des clercs du Palais (Dialogue : 132-133). Aucun des participants au débat ne semble se soucier de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture par les gens de basse extraction sociale. Dans les deux camps, mention est faite, parfois, de la question des femmes. Le conservateur Théodore de Bèze (Dialogue : 45) s’étonne de voir à son époque des femmes désireuses d’apprendre à écrire, bien que « cela ne leur serve à rien », et dit clairement que l’orthographe est « une affaire d’hommes » car il s’agit toujours du choix réfléchi (eleccion) de celui qui écrit et non de son bon plaisir (plesir). Meigret et Ramus reconnaissent parfois les femmes comme les destinataires de la réforme, tout en rappelant que leur façon d’écrire est parfois beaucop plus raysonnable, & mieux poursuyvie selon l’Alphabeth, que celle des plus savans homes des nostres. (Meigret, Traité, 1542, f. Eiiii)
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et les placent résolument, associées aux enfants et aux étrangers, du côté du « naturel » : les petis enfans, les femmes et les estrangiers, c’est a dire ceulx qui ont le simple naturel, et qui ne sont embrouillés de nos belles raisons étymologiques […] quand les letres qui sont nos signes declareront evidamment sans ambiguité leurs significations, alors nous serons absous de ce blasme, et nostre escripture sera aisee aux petits enfans, aux femmes, a toutes nations. (Ramus, Grammaire, 1572, p. 52-53)
La pensée réformatrice au 16e s. se veut une manière de rationaliser l’écriture, de la simplifier, afin de rendre la lecture plus aisée. Étroitement liées au développement de l’imprimerie qui, en plus d’augmenter et diversifier le lectorat par rapport aux textes manuscrits, pose le problème de l’uniformisation du code graphique du français, les premières tentatives de modification du code graphique médiéval viennent du milieu des imprimeurs. Quand les grammairiens et les hommes de lettres s’emparent de cette question, leurs propositions de réforme répondent davantage à la volonté d’imposer l’autorité des lettrés et des savants sur celle des notaires et des professionnels de l’écriture en général, même si la question de la diffusion de la lecture auprès des femmes et des « gens mécaniques » est prise en compte au moins d’un point de vue théorique. Des obstacles non négligeables, comme la variation diatopique, la dérivation synchronique, l’homonymie et les habitudes des scripteurs viennent empêcher la réalisation des nombreux systèmes de transcription inventés tout au long du 16e s. et même au-delà. Cependant, le débat et la réflexion sur les besoins des imprimeurs et des nouveaux lecteurs de livres imprimés d’un côté et des grammairiens de l’autre contribueront à modifier de manière progressive et peu perceptible le code graphique du français, dans le sens d’une plus grande adéquation à la prononciation et d’une réduction de certaines ambiguïtés. Références bibliographiques : Baddeley 2016 ; Baddeley et Biedermann-Pasques 2003 ; Catach 1968 ; Cerquiglini 1996, 2004 ; Citton et Wyss 1989 ; Lalou 1988 ; Lioce et Swiggers 2003 ; Monferran 1999 ; Neumann 1959 ; Richardson 1994.
26.8 Actualités orthographiques 26.8.1 Les Rectifications de 1990 et la tolérance orthographique En 1990, l’Académie française a approuvé à l’unanimité un certain nombre de modifications ou de rectifications orthographiques, qui avaient été proposées par le Conseil supérieur de la langue française et avaient reçu l’avis favorable du Conseil de la langue française du Québec et du Conseil de la langue française de la Communauté française de Belgique. La liste de ces rectifications a été publiée par le Conseil supérieur de la langue française dans la section des Documents administratifs du Journal Officiel de la République française (au nº 100, du 6 décembre 1990) [désormais JO], ce qui les rendait « officielles » en France, une fois qu’elles avaient été admises par les plus hautes instances en matière de politique linguistique du français (x 10.2). Ce rapport est la partie visible d’un long processus de concertation et de réflexion d’un groupe de travail qui a initié ses réunions en 1985 et dont la mission était d’aboutir à des propositions non de réforme de l’orthographe, mais seulement de rectification d’un certain nombre de graphies identifiées comme particulièrement « incohérentes », eu égard à l’évolu-
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tion de la langue. En 1985 déjà, Bernard Cerquiglini, linguiste et Directeur des Écoles au Ministère de l’Éducation nationale, avait réuni un groupe d’experts afin de relancer, à l’initiative du linguiste Pierre Encrevé, un « aménagement prudent de l’orthographe ». Parmi ces experts se trouvaient Nina Catach, Jean-Claude Milner, Jean-Claude Chevalier et Maurice Gross. Ce groupe a reçu le soutien du Premier Ministre d’alors, Michel Rocard (nommé en 1988), et l’adhésion de l’Académie française. La concertation s’est réalisée à deux niveaux : Bernard Cerquiglini a présidé un Comité d’experts (des linguistes, des grammairiens, des enseignants, des correcteurs et des éditeurs de dictionnaires), chargés de rédiger le Projet de Rapport. Ce premier Rapport a été ultérieurement supervisé par un groupe de travail du Conseil Supérieur, présidé à son tour par le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon (Cerquiglini 1995 et 2016, Encrevé 2013). Les nouvelles propositions ont été fondées sur une série de principes et d’objectifs généraux : a) Amélioration des normes orthographiques qui posaient le plus de problèmes aux enfants apprenant la langue ou aux adultes. b) Suppression de certaines incohérences qui ne permettent pas de formuler de règle méthodique. c) Orientation pour la formation des néologismes, notamment des mots nouveaux de la technique et de la communication, selon des normes conformes à la tradition graphique du français. Les nouvelles règles ont pour objectif de supprimer des anomalies, des exceptions ou des irrégularités de l’orthographe française. Elles touchent, approximativement, moins d’un mot par page dans un livre ordinaire et, dans la plupart des cas, ce changement ne concerne qu’un accent. Les rectifications affectent, au total, 2500 mots environ, sans oublier que près d’un tiers des mots rectifiés en 1990 figuraient déjà comme variantes dans un ou plusieurs dictionnaires (Goosse 1991). Les ajustements proposés en 1990 suivent la droite ligne des modifications orthographiques introduites par l’Académie auparavant, à savoir lorsque la graphie d’un mot sur quatre fut modifiée (Dictionnaire, 31740) (voir 26.3.4 et x 27.3.5.1), et lors des éditons suivantes de son Dictionnaire. Le terme Rectifications de l’orthographe lui-même est emprunté à l’Abbé Grégoire, qui en soutenait la nécessité dans son célèbre rapport Sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (1794 : 17). Il est nécessaire de rappeler qu’au cours du 20e s., d’autres propositions de rectification et surtout de tolérance des variantes graphiques ont vu le jour : les arrêts ministériels de « tolérances » orthographiques de G. Leygues en 1900 et en 1901, la réforme de Beslais en 1961-1965 et l’arrêté ministériel de Haby en 1977. Or à cause de leur faible diffusion, ces rectifications n’ont eu aucun effet dans l’enseignement en France. 26.8.1.1 Règles de l’orthographe rectifiée a. Principes généraux « Aucune des deux graphies, ni l’ancienne ni la nouvelle, ne peut être considérée erronée » (déclaration qui précède les listes de mots, dans les fascicules du Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, que la Compagnie publie périodiquement, depuis 1993, dans le Journal Officiel). Ces rectifications ne visent pas à modifier le système orthographique dans son ensemble, mais plutôt à régulariser l’utilisation du trait d’union, de diacritiques comme le tréma et les accents grave et aigu, à systématiser des aspects de l’orthographe grammaticale (-s de pluriel, conjugaisons) et à éliminer certaines anomalies du code écrit du français.
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b. Le trait d’union Le trait d’union est un outil de formation de mots composés très productif en FContemporain mais son usage varie selon les dictionnaires. Les modifications tendent à régulariser son emploi, soit en le supprimant, soit en l’introduisant dans la graphie de mots composés qui ne le portaient pas. Ne sont concernés qu’un petit nombre de mots pour lesquels la graphie est hésitante et dont on généralise la variante la plus génératrice de régularités. i. Mots composés : suppression du trait d’union La soudure (ou agglutination) est appliquée depuis longtemps par l’Académie pour les mots composés perçus par les locuteurs comme formant une seule unité lexicale. En 1990, la soudure est étendue selon les critères suivants : 1. NOUVELLE RÈGLE : généralisation de la forme agglutinée, sans trait d’union et sans apostrophe, dans les mots composés des éléments prépositifs invariables contr(e)- et entr(e)-, lorsque ceux-ci fonctionnent en tant que préfixes. Cette règle est conforme au critère déjà appliqué par l’Académie française en 1835, 1878 et 1935 pour ce type de composés. De la même façon qu’avant 1990 on écrivait sous forme agglutinée contretemps, contrechamp, (à) contresens, contrechâssis, contrefaçon, contrepoint ou contrescarpe, on écrira aussi désormais : contrattaque, contrecourant, contrejour, contreréforme, contrindiquer, controffensive, contrordre, etc. Est ainsi soulignée l’apocope de [ə] dans le préfixe contre- devant voyelle : contre-attaque, prononcé [kɔ̃tʁatak], sera graphié contrattaque, ce qui offre une meilleure adéquation à la phonie. La même agglutination sera appliquée aux mots composés de la particule entre- et d’un seul mot (nom, adjectif ou verbe). On écrivait déjà, avant 1990, s’entraider, entracte, entrevue, entrouvrir, etc. ; il est ainsi possible d’écrire entredeux et non pas entre-deux, s’entraimer et non pas s’entr’aimer. 2. NOUVELLE RÈGLE : dans une liste de mots composés sur la base d’un élément verbal suivi d’une forme nominale ou sur la base du mot tout, on écrira de façon agglutinée, sans trait d’union, les composés de croque-, passe-, porte-, tire- et -tout figurant sur une liste exhaustive dont nous donnons quelques exemples : Orthographe traditionnelle : croque-monsieur, croque-mitaine passe-partout porte-monnaie tire-bouchon
→ → → → →
Orthographe rectifiée : croquemonsieur, croquemitaine passepartout, passepasse, comme passeport portemonnaie, comme portefeuille tirebouchon, tirebouchonner
3. NOUVELLE RÈGLE : le trait d’union est supprimé dans une liste limitée de noms composés d’éléments nominaux et adjectivaux tels que aéro-, auto-, basse-, mille- ciné-, haut- / haute- et télé- : aéroclub, comme aéronautique, aéroport ; autostop, autostoppeur / -euse, bassecour, bassecontre, cinéclub, cinéshop, hautparleur, hautecontre, millefeuille, millepatte, millepertuis, platebande, plateforme, prudhomme. Le préfixe auto- était déjà agglutiné à la base lexicale (autobus, autocollant, etc.). On écrira de même les mots autoécole, autostop, autoallumage, autoamorçage, etc. L’agglutination touche également d’autres mots composés d’éléments nominaux et adjectivaux ou d’une préposition et une forme nominale : arcboutant, bienaimé, bienfondé, branlebras, chauvesouris, chèvrepied, colvert, étasunien / -ne, (un) encas, lieudit, malfamé, potpourri, quotepart, rondpoint, sagefemme, saufconduit, téléfilm, téléimprimeur, terreplein. 4. NOUVELLE RÈGLE : tous les autres éléments savants terminés en -o- ou -i- s’écriront de façon agglutinée. La règle s’adresse, en particulier, aux lexicographes et aux créateurs de néologismes (JO : 18), en vue d’une unification orthographique, et concerne, entre autres, les composés de agro-, audio-, cardio-, -cyclo-, hydro-, macro-, mini-, mono-, narco-,
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néo-, pneumo-, poly-, psycho-, radio-, rhino-, vidéo- : agroalimentaire, audiovisuel, cardiovasculaire, électroménager, médicolégal, néogothique, psychomoteur, radioactif, rhinopharyngite, vidéocassette, etc. Exception : le trait d’union est maintenu lorsque la composition est libre et sert à indiquer la relation de coordination entre deux termes (noms propres, noms géographiques, ethnonymes, etc.) : les relations italo-françaises ; les contentieux hispano-anglais ; les mythes gréco-romains. 5. NOUVELLE RÈGLE : les mots composés contenant les préfixes latins extra-, intra-, ultra- et infra- s’écriront de façon agglutinée, de la même façon que l’on écrivait en un seul segment graphique le mot extraordinaire. Exemples : extraconjugal, extrafort, ultrafiltration, extrafin, extralucide, infrasonore. Exception : le mot extra-utérin, car la forme agglutinée *extrauterin pourrait induire une prononciation *[ɛkstʁoteʁɛ]̃ . 6. NOUVELLE RÈGLE : les mots composés d’origine latine ou empruntés à d’autres langues et bien implantés dans l’usage s´écriront de façon agglutinée, lorsqu’ils fonctionnent comme des noms et non pas comme des citations. Par exemple, les latinismes (un) apriori, (un) statuquo, (un) vadémécum, (un) exlibris, (un) exvoto et facsimilé, ou les emprunts weekend, baseball, fairplay, ossobuco, basketball, globetrotteur, blackout, handball, sidecar, bluejean, harakiri, striptease, hotdog, volleyball, lockout, covergirl, majong, cowboy. 7. NOUVELLE RÈGLE : les mots composés à partir d’onomatopées ou d’éléments expressifs s’écriront de façon agglutinée. Par exemple : blablabla, bouiboui, coincoin, froufrou, grigri, kifkif, mélimélo, pêlemêle, pingpong, prêchiprêcha, tamtam, tohubohu, traintrain, tsétsé.
ii. Les numéraux : extension du trait d’union Dans l’orthographe traditionnelle, le trait d’union n’apparaissait que pour les nombres inférieurs à cent (vingt-trois mais cent trois), ce qui est peu justifiable. Les Rectifications étendent le trait d’union à tous les nombres complexes, sauf millier, million et milliard, qui sont perçus comme des noms. On écrira : Elle a vingt-quatre ans. Cet ouvrage date de l’année quatrevingt-neuf. Elle a cent-deux ans. Cette maison a deux-cents ans. Il lit les pages cent-trentedeux et deux-cent-soixante-et-onze. Il possède sept-cent-mille-trois-cent-vingt-et-un euros. c. Orthographe grammaticale i. Singulier et pluriel des noms composés Les Rectifications entreprennent de mettre fin aux doutes sur la graphie des pluriels des mots composés. En cas d’agglutination, ceux-ci se comportent comme les mots simples et prennent un s au pluriel : un portefeuille, des portefeuilles ; un passeport, des passeports. Or des analyses contradictoires règlent parfois le pluriel des composés écrits avec un trait d’union : d’après l’orthographe traditionnelle, des après-midi est invariable, mais des aprèsdîners demande un s au pluriel ; il faut distinguer des gardes-meubles (le mot désigne les « gardiens ») et des garde-meubles (les locaux où l’on garde les meubles). NOUVELLE RÈGLE (JO : 14) : les mots composés d’un verbe et d’un nom suivent la règle des mots simples et prennent la marque du pluriel seulement quand ils sont au pluriel ; cette marque est portée exclusivement sur le second élément du mot composé. Exemples : Orthographe traditionnelle : un compte-gouttes, des compte-gouttes un mille-pattes, des mille-pattes
→ → →
Orthographe rectifiée : un compte-goutte, des compte-gouttes un millepatte, des millepattes
Le pluriel de quelques 350 noms est ainsi rectifié : des appuie-têtes, des pèse-lettres, des sèchecheveux, des après-midis, des sans-abris, des lèche-bottes, etc. Exceptions : quand l’élément
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation nominal prend une majuscule ou quand il est précédé d’un article singulier, il ne prend pas de marque de pluriel. Exemples : un prie-Dieu, des prie-Dieu ; un trompe-l’œil, des trompe-l’œil.
ii. Le pluriel des emprunts NOUVELLE RÈGLE : le singulier et le pluriel des emprunts (des noms et des adjectifs provenant du latin ou d’autres langues) devront suivre sans exception les règles du pluriel en français, afin de renforcer l’intégration de ces emprunts dans les régularités du système graphique (JO : 14). Exemples : un apriori un sandwich un mafioso un match un média un confetti
des aprioris des sandwichs des mafiosos des matchs des médias des confettis
un lied un scénario un barman un box un curriculum un crescendo
des lieds des scénarios des barmans des box des curriculums des crescendos
La forme du singulier la plus fréquente en français est conservée, même si dans la langue d’origine il s’agit d’un pluriel : errata est un pluriel latin ; graffiti et spaghetti sont des pluriels en italien ; média a comme origine un pluriel neutre latin. Les emprunts préalablement simplifiés à travers l’agglutination restent ainsi complètement régularisés. Par exemple : des covergirls, des bluejeans, des ossobucos, des weekends, des hotdogs. Suivant les règles graphiques du français, les emprunts qui se terminent par -s, -x ou -z ne portent pas un -s graphique au pluriel. Par exemple : des boss, des kibboutz, des box. Exceptions : la nouvelle règle n’est pas appliquée aux mots dotés d’une valeur de citation comme des mea culpa, des requiem, etc. (JO : 15).
iii. Le participe passé du verbe laisser Les règles traditionnelles de l’accord du participe passé sont parfois d’une application difficile et donnent lieu à des fautes, même chez les usagers les plus instruits. NOUVELLE RÈGLE : le participe passé du verbe laisser suivi d’un infinitif restera invariable dans tous les cas (même employé avec l’auxiliaire avoir et lorsque l’objet direct se trouve situé devant le verbe). Exemples : Elle s’est laissé mourir Je les ai laissé partir
Elle s’est laissé séduire Les choses qu’elle a laissé faire
d. Le tréma et les accents i. Le tréma Dans l’orthographe traditionnelle, le tréma ne posait aucun problème lorsqu’il portait sur une voyelle effectivement prononcée (par exemple, dans le mot maïs), mais il déroutait certains usagers dans les cas où il portait sur une voyelle dite « muette » : par exemple, dans les adjectifs féminins aiguë [egy] et ambiguë [ɑ̃bigy]). NOUVELLE RÈGLE : afin de régulariser l’emploi du tréma, ce diacritique portera toujours sur la voyelle qui est effectivement prononcée. Par exemple, l’on pourra distinguer un u prononcé du u non prononcé dans le digraphe gu- (-gue-, -gui- se prononcent [gə], [gi]). Exemples : Orthographe traditionnelle : aigu, aiguë, suraiguë
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Orthographe rectifiée : aigu, aigüe, suraigüe
Il est donc préférable d’écrire : ambigu, ambigüe, ambigüité, contigu, contigüe, contigüité, etc.
Chapitre 26. Graphies : des usages à la norme
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Le tréma est également appliqué à certains mots qui ne le portaient pas dans l’orthographe traditionnelle, afin d’éviter les prononciations incorrectes des graphies -gu- et -geu- : Orthographe traditionnelle : arguer et toute sa conjugaison gageure [gaʒyʁ] rongeure [ʁɔ̃ʒyʁ]
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Orthographe rectifiée : argüer et sa conjugaison : il argüe, etc. gageüre rongeüre
ii. Accent grave sur e Dans un certain nombre de mots, un accent aigu ne correspondait pas dans la prononciation la plus fréquente en FContemporain à un e fermé ([e]). Ces anomalies sont corrigées par les nouvelles règles de régularisation de la graphie. NOUVELLE RÈGLE : devant une syllabe qui contient un e muet, c’est-à-dire un [ə] non prononcé, on écrira un è avec accent grave et non pas un é avec accent aigu. Il est donc possible d’écrire : évènement, allègrement, abrègement, cèleri, complètement (nom), crèmerie, empiètement, etc. Selon cette règle, on accentue d’après le modèle du verbe semer les futurs et les conditionnels des verbes du type céder. Orthographe traditionnelle : je céderai, céderais j’allégerai je considérerai
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Orthographe rectifiée : je cèderai, je cèderais j’allègerai je considèrerai
De nombreux verbes sont concernés par cette rectification. Dans les inversions interrogatives, on écrira avec accent grave (è) la terminaison en -e de la première personne du singulier du présent de l’indicatif et du subjonctif. Exemples : Orthographe traditionnelle : aimé-je ? puissé-je ?
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Orthographe rectifiée : aimè-je ? puissè-je ?
iii. Accent aigu sur e L’emploi de l’accent aigu sur e est régularisé en vue d’une plus grande adéquation de la graphie à la prononciation actuelle de cette voyelle. 1. NOUVELLE RÈGLE : on munit d’un accent aigu le e d’une liste de mots où cet accent avait traditionnellement été omis par l’Académie française ou bien dont la prononciation a changé en FContemporain. Exemples : asséner, bélitre, bésicle, démiurge, québéquois, recéler, réfréner, sénescence. 2. NOUVELLE RÈGLE : on munit d’accents les mots empruntés à la langue latine ou à d’autres langues, lorsqu’ils n’ont pas valeur de citation (par exemple, des requiem). Mots d’origine latine : artéfact, critérium, déléatur, désidérata, exéat, linoléum, média, mémento, mémorandum placébo, référendum, sénior, spéculum, vadémécum, véto. Emprunts à d’autres langues : allégro, braséro, chéchia, cicérone, condottière, édelweiss, diésel, kakémono, imprésario, pédigrée, pérestroïka, péséta, piéta, révolver, séquoia, sombréro, trémolo, zarzuéla.
iv. Accent circonflexe L’accent circonflexe représente une importante difficulté de l’orthographe du français. Dans le texte officiel des Rectifications (JO : 13), on reconnait que « l’emploi incohérent et arbitraire
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
de cet accent empêche tout enseignement systématique ou historique ». D’après un argument traditionnel, l’accent circonflexe remplacerait à l’écrit un s disparu de la prononciation au cours du temps (x 27.3.7). Mais cette justification étymologique n’est pas suffisante pour tous les cas ; dans les mots extrême et allô, par exemple, le circonflexe n’a aucune justification historique. Par ailleurs, dans l’orthographe traditionnelle, l’accent n’est pas constant à l’intérieur d’une même famille de mots : jeûne / déjeuner ; côte / coteau ; grâce / gracieux. L’usage de l’accent circonflexe n’est pas cohérent : on écrit bateau, mais château ; noirâtre, mais pédiatre ; zone, clone et atome, mais aumône et monôme. Sur la voyelle e, l’accent circonflexe a la même valeur que l’accent grave : on écrit il mêle et il harcèle ; même et thème ; trêve et grève, etc. La graphie de certains mots dont l’histoire est tout à fait parallèle est traitée de façon différente : l’orthographe traditionnelle accentue plaît, tandis que tait ne comporte pas d’accent. Sur les lettres i et u, l’accent ne correspond en FContemporain à aucune distinction phonétique de timbre ou de durée. On prononce également cime et abîme ; haine et chaîne ; voûte, croûte et route, doute ; bout et moût. Or, cet accent est doté d’une forte valeur iconique pour les francophones et semble être inséparable de l’image visuelle des mots (Cerquiglini 1995). Par conséquent, le texte officiel des Rectifications n’oblige pas les adultes à supprimer l’accent circonflexe. La nouvelle règle est destinée à introduire progressivement un usage plus logique de l’accent circonflexe pour les apprenants. NOUVELLE RÈGLE : l’accent circonflexe n’est pas obligatoire sur i et u, sauf dans les cas où il permet de distinguer deux mots homophones, comme c’est le cas de la distinction entre le passé simple et l’imparfait du subjonctif de certains verbes. Mais « les personnes qui ont déjà la maitrise de l’orthographe ancienne pourront, naturellement, ne pas suivre cette nouvelle norme » (JO : 15). Cas particuliers : – Il est recommandé de supprimer l’accent circonflexe sur i et u, dans tous les verbes terminés en -aitre et dans leurs conjugaisons : apparaitre, connaitre, disparaitre, naitre, paitre, paraitre. Par exemple : il apparait, il connait, il disparait, il nait, il pait, il parait, etc. – Il est recommandé de supprimer l’accent circonflexe des mots et des familles de mots dont le JO fournit une liste exhaustive (abime, aout, boite, bruler, ile, maitre, voute, etc.). – Il est recommandé de supprimer l’accent circonflexe dans une série de mots afin d’éliminer certaines anomalies : mu (p. passé de mouvoir) comme su, vu, etc. ; il plait comme il tait, il fait ; piqure comme morsure ; assidument, continument, crument, etc., comme absolument, éperdument.
e. Les verbes terminés en -eler et -eter NOUVELLE RÈGLE : dans les verbes terminés en -eler et -eter à l’infinitif, le e ouvert [ɛ] sera transcrit dans la conjugaison par un è, où l’accent grave remplace la double consonne. Par exemple, ruisseler sera conjugué selon le modèle du verbe peler (il pèle). Orthographe traditionnelle : ruisseler, il ruisselle, ruissellement étiqueter, il étiquette, il étiquettera
→ → →
Orthographe rectifiée : ruisseler, il ruissèle, ruissèlement étiqueter, il étiquète, il étiquètera
Les mots dérivés en -ement issus des verbes concernés par cette règle porteront également un è avec accent grave : amoncèlement, craquètement. Exceptions : les seules exceptions sont les verbes, très stabilisés dans l’usage, appeler, jeter et leurs dérivés. Exemples : j’appelle, il interpelle, tu rappelles, tu jettes, il jette.
Chapitre 26. Graphies : des usages à la norme
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f. Rectification d’autres anomalies Un certain nombre de modifications ponctuelles qui avaient déjà été proposées par l’Académie française en 1975 sont à nouveau intégrées aux règles de 1990 (JO : 14). Elles visent à harmoniser la graphie entre les mots d’une même famille ou d’une même série, notamment le doublement de la consonne (x 27.3). Ainsi, on peut écrire bonhommie (comme bonhomme), boursouffler (comme souffler), charriot (comme charrette, charrue), combattif (comme combattre), ventail (comme vent et éventail). De même, oignon peut s’écrire ognon (comme besogne, grognon, rognon), relais peut être orthographié relai (comme balai, délai, essai) et eczéma peut devenir exéma (comme examen). g. Recommandations générales pour les néologismes et les emprunts Pour la création de mots nouveaux, en cas de concurrence entre plusieurs graphies, il est recommandé de privilégier la forme francisée, ainsi que la graphie la plus simple : suppression de l’accent circonflexe, agglutination, dérivation par le moyen d’un seul n, régularisation du pluriel, etc. 26.8.1.2 Institutionalisation des Rectifications Les Rectifications de 1990 figurent intégralement dans le Dictionnaire de l’Académie française (au titre de variantes admises), ainsi que dans le Dictionnaire Hachette depuis 2002 et dans le Nouveau Littré depuis 2006, mais le Petit Robert n’en retient que 66% dans son édition de 2016. Appliquées ou expliquées dans de nombreux ouvrages de référence sur la langue française (p. ex. Grevisse et Goosse 1993 [1936], Bescherelle 2006, Chaurand 1999a), elles sont enseignées dans plusieurs pays francophones mais se heurtent à des résistances en France, où il faut attendre la rentrée 2016 pour qu’une majorité d’éditeurs de manuels scolaires recoure à cette orthographe rectifiée. Désormais, la plupart des correcteurs orthographiques informatiques intègrent – au moins au titre d’option – ces rectifications dont un bon nombre avait été adopté depuis longtemps par les scripteurs (Biedermann-Pasques et Jejcic 2006, Langues et cité 2006). La diffusion des Rectifications n’a pas été réalisée en exclusivité par une institution de France ou de la Francophonie. Elle est menée par des linguistes, des grammairiens, des associations d’experts, à travers des publications individuelles et collectives (AIROE 22002 [2000], Cerquiglini 2016, Contant et Muller 22009 [2005], Goosse 1991, Llamas-Pombo 2006, Masson 1991, RENUOVO 22005 [2002]). Ces publications se fondent sur un ensemble de recherches spécialisées dans la normativité orthographique. [La section 26.8.1 applique les Rectifications orthographiques approuvées par l’Académie Française] Références bibliographiques : AIROE 22002 [2000] ; Baddeley, Jejcic et Martinez 2013 ; Bescherelle 2006 ; Biedermann-Pasques et Jejcic 2006 ; Catach 1991, 1995a ; Catach, Baddeley, Pasques et Jejcic 1992 ; Catach et Rebejkow 2001 ; Cerquiglini 1995, 2016 ; Chaurand 1999a ; Contant et Muller 22009 [2005] ; David et Ducard 1998 ; Dictionnaire 31740 ; Encrevé 2013 ; Goosse 1991 ; Grégoire 1794 ; Grevisse et Goosse 1993 [1936] ; Gruaz et Honvault 2002 ; Journal Officiel 6/12/1990 ; Langues et cité 2006 ; Llamas-Pombo 2006 ; Masson 1991 ; Matthey 2008 ; RENUOVO 22005 [2002] ; Rey-Debove et Le-Beau-Bensa 1991.
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26.8.2 Les scriptures électroniques A la fin des années 90, alors que les Rectifications orthographiques, pensées par des linguistes et officialisées par la loi, continuent de peiner à s’implanter dans l’usage, une nouvelle technologie, liée au développement d’internet et aux progrès de la téléphonie mobile, fait son apparition dans le champ de la communication écrite. Ce sont les jeunes qui, les premiers, se sont emparés de ce nouvel outil, le SMS ou texto, qui leur fournit un mode de communication personnel et discret – analogue aux « petits mots » circulant en classe – et donne à l’écrit, par la quasi synchronie entre rédaction et réception du message, la vivacité de la conversation. Plus de vingt ans après sa mise sur le marché des télécommunications, la pratique des SMS s’est étendue à toutes les classes d’âge même si elle reste l’apanage des adolescents et des adultes de moins de trente ans (André 2017) : on estime à 49,5 milliards (chiffres de l’Observatoire des marchés des communications électroniques en France) le nombre de SMS échangés au 3e trimestre 2016. Cette pratique a désormais une histoire qui trouve sa place dans une plus vaste histoire du code de l’écrit. Des linguistes se sont intéressés à cette communication productrice d’un nouveau type d’écrit dont ils ont rassemblé les attestations dans de vastes corpus d’où sont extraits les exemples de ce chapitre (Fairon et al. 2006a, Panckhurst et al. 2014), qu’ils ont interrogés dans deux directions : le rôle des contraintes venues du support dans l’élaboration de cette écriture et la relation avec le code écrit conventionnel. 26.8.2.1 Des contraintes venues du support L’abrègement, principal procédé de l’écriture SMS, est d’abord la réponse à une contrainte technique imposée par le support qui limite à l’origine les messages à 160 caractères, espaces compris. La rapidité de leur acheminement – qui fait le principal attrait de ces short messages – est à ce prix. On écrira donc Dm1 mat1 jvi1 taplé ou pa ? plutôt que demain matin, je viens t’appeler ou pas ? économisant ainsi seize caractères ou espaces. De la même façon, la saisie du message qui se fait, avant la création du clavier tactile (en 2007), sur un clavier alphanumérique de téléphone, rend compte de certains choix graphiques : la forme mwa n’est pas plus économe de lettres que moi, mais w et a sont accessibles par une seule pression sur leurs touches, oi en demande six. Un code écrit élémentaire naît de la réponse à ces contraintes liées au support. Avec le progrès technologique, celles-ci ont pu s’alléger ou disparaître sans frapper d’obsolescence l’écriture SMS qui demeure un code fondé sur l’économie des caractères obéissant à un nombre limité de procédures. 26.8.2.2 Les procédés de l’écriture SMS Pour abréger son message, le scripteur de SMS peut puiser dans les procédés abréviatifs (troncations et apocopes), typiques de la langue parlée familière comme aniv pour « anniversaire » (a) ou tel pour « téléphone » (e) : (a) Cc la bel alor jpensè tle dir ce mat1 ms tu ma snobé! Lol alor voila jte souète 1 joyeux anniversère 19 an ou la vielle! Alor qd S kon fète sa? di on se voi jeudi? è je voulè savoir tu mavè proposé 1 portable 1foi S ke sa ti1 tjs ou pa? redi moi è encor bon aniv! a bi1to gbx jtd profite bi1 dta journé! ‘Coucou la belle alors je pensais te le dire ce matin mais tu m’as snobé ! Lol alors voilà je te souhaite un joyeux anniversaire 19 ans ouh la vieille ! alors quand est-ce qu’on fête ça ?
Chapitre 26. Graphies : des usages à la norme
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dis on se voit jeudi ? et je voulais savoir tu m’avais proposé un portable une fois est-ce que ça tient toujours ou pas ? redis-moi et encore bon anniv ! à bientôt gros bisous. Je te dis profite bien de ta journée’
Attendues dans un écrit de type privé, informel, ces formes ne remettent pas en cause le code graphique standard, au contraire des formes compactées ou agglutinées, du type : jpensé tle dir pour « je pensais te le dire » ou mavé pour « m’avais » qui, elles aussi, sont évocatrices de l’oral mais portent atteinte à l’orthographe conventionnelle en enregistrant dans l’écrit les amuïssements des voyelles atones et des e instables. Économie de caractères et phonographie vont de pair : le mot graphique n’en dit pas plus que le mot phonique, aucun blanc ne vient restaurer la distinction entre le verbe et ses pronoms clitiques qui sont traités comme une suite sonore, définie comme un groupe accentuel. Cette phonographie qui se veut radicale conduit les scripteurs de SMS à retirer au code graphique standard tout ce qui fait le « supplément de l’écrit » (Blanche-Benveniste et Chervel 21978 : 137), à savoir tous les graphèmes muets, maintenus dans l’écrit pour l’information grammaticale ou lexicale qu’ils apportent : on se voi, redi, sa ti1 (a), fass (b). (b) Fodré kon lui fass kan mm un cado la smaine prochaine ‘Faudrait qu’on lui fasse quand même un cadeau la semaine prochaine’ (c) jV pa venir c soir c tro cho ! bonne soiré ‘Je vais pas venir ce soir, c’est trop chaud ! bonne soirée’
Sont ainsi éliminées préférentiellement les finales muettes : cho (c), les marques de personne verbale : redi, on se voi, je voulè savoir tu mavè proposé (a), de féminin : soiré (c), de pluriel : 19 an (a), c’est-à-dire l’ensemble des signes dont la fonction est d’être porteurs d’informations que l’oral assigne au contexte et qu’une écriture phonocentrée peut donc considérer comme redondantes. Un second type d’abréviation porte sur les graphèmes composés (digraphes, trigraphes, consonnes doubles) que l’écriture SMS remplace chaque fois que possible par la lettre simple allographe : kom, la bel (a), aniv (a) mais moins souvent qu’on ne pourrait s’y attendre : anniversère (a), bonne (c). Le digraphe qu est presque toujours éliminé au profit de la lettre k, parfois q : kon, kan (b), kiki (d) ; les digraphes et trigraphes vocaliques au, ai, eau sont simplifiés en o et é : cho (c) fodré (b), cado (b), in par le chiffre 1 dans mat1 (a), eu par u dans ta u (e), produisant des formes transparentes, décapées des informations autres que phonographiques qui se sont sédimentées avec le temps dans les formes graphiques conventionnelles. (d) ya kiki vien ? ‘y’a qui qui vient ?’ (e) ta u < prénom > o tel ? ‘tu as eu < prénom > au téléphone ?’
Sont ainsi promues les lettres, rares en français écrit mais monovalentes, comme k et z. On écrit bizou, repoz avec un z dont [z] est l’unique valeur, plutôt qu’avec s dont [z] n’est qu’une valeur contextuelle. On écrit aussi qd S kon fête sa ? et sa ti1 tjs (a) où s est dans sa valeur de base, plutôt que la lettre diacritée ç (ça). Au-delà de leur fonction abréviative, ces procédés et substitutions de graphèmes témoignent aussi d’une analyse au moins intuitive du double fonctionnement du code graphique standard, fait d’une base phonographique – que l’écriture SMS généralise et radicalise – et d’un complément sémiographique, le plus souvent uniquement visuel qui est au contraire effacé le plus possible de l’écriture des messages.
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
26.8.2.3 Alternances de code L’écriture SMS ne se limite pas à ces interventions sur le code en usage, elle recycle également d’autres codages, marginaux en français mais disponibles, comme les abréviations des sténographies, les sigles, les rébus et les pictogrammes (David et Gonçalves 2007) qui ne peuvent cependant être multipliés sans risque pour la lisibilité même s’ils sont d’un rendement abréviatif élevé. Le plus transparent à cet égard est le syllabogramme par lequel une syllabe phonique est représentée par une seule lettre (ou un signe mathématique, ou un caractère spécial comme +, @, &) prise dans sa valeur épellative (son nom dans la récitation de l’alphabet) : 2m1jusKvendyanoprobtmDrangpa&noublipavnirbalDbleujsui1pEmaladmèonvafRfètken mm bizou ‘Demain jusqu’à vendredi il y a no problem tu me déranges pas Et n’oublie pas de venir au bal des Bleus je suis un peu malade mais on va faire la fête quand même. Bisou’
K se lit [ka] dans jusK (« jusqu’à »), D vaut [de] dans dérang(e) et R représente la syllabe [Ɛr] dans fR (« faire ». Les chiffres sont régulièrement employés pour remplacer un digraphe ou un trigraphe : 1 vaut pour in, ain dans mat1, 2m1, le chiffre 8, moins fréquent, vaut pour ui dans ojourd8, p8 ; ils fonctionnent aussi comme syllabogrammes, tel le chiffre 2 dans 2m1 ou 10 dans 10kut (pour « discute »). Le procédé, emprunté au rébus, emblématise l’écriture SMS : le syllabogramme peut représenter un mot entier monosyllabique comme dans jtm (pour « Je t’aime ») où le verbe, noyau de la forme compactée est représenté par la lettre m. Il peut remplacer parfois deux mots formant une seule syllabe phonique : dans S ke pour « est-ce » ou g pour « j’ai ». Les SMS puisent aussi dans les ressources des sténographies pour former des graphies logographiques où le mot est réduit à son « squelette » consonantique (cc pour « coucou », tjs pour « toujours »). On trouve enfin des siglaisons (lol, mdr) et parfois des pictogrammes ( colpu > colp) qui s’est vocalisé et qui forme avec le o précédent une diphtongue par coalescence /ou/ (graphiée colp ou coup) qui se monophtongue en /u/ au 12e s. A partir de là, le digraphe ou (ou sa variante ol) est donc disponible pour représenter /u/ dans toutes ses occurrences, même là où aucune diphtongaison n’a eu lieu. Par exemple dans les mots où /u/ provient seulement de la fermeture d’un /o/ à l’initiale (voloir > vouloir), ou encore dans des mots où /u/ ne provient pas de la vocalisation d’un l comme dans Roland (11e s.) où le mot neveu (de nepotem) est graphié nevold, et même nevuld, témoins d’une évolution régionale en /u/ de la diphtongaison de o fermé (pour une évolution commune en /œ/, graphié eu, neveu dès le 12e s.) (Straka 1980). La complication – réelle – est compensée par la clarification que l’existence du digraphe opère. Ainsi le digraphe ou (ol) est-il censé décharger les graphèmes simples o et u de la représentation du phonème /u/. En réalité, l’histoire des digraphes montre que, pendant tout le Moyen Age et encore à l’âge préclassique, les graphèmes simples conservent leur aptitude à noter les nouveaux phonèmes et restent dans l’usage comme autant de concurrents des digraphes. Pour la plupart des mots, c’est au 17e s. qu’ont été fixées dans l’usage, souvent de façon arbitraire, les formes en o et en ou. Il est vraisemblable, cependant, que ces graphies différentes n’ont pas été sans influencer les timbres définitifs (Catach 1995c, s.v. douleur). 27.1.2 Les premiers digraphes : la notation des phonèmes consonantiques Inconnus du latin, de nouveaux phonèmes se sont développés dans la Gaule septentrionale : les consonnes palatales [λ] et [ɲ] (x 14.3), les affriquées [ts], [dz], [ʧ], [ʤ], ainsi que les inter-
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
dentales [θ] et [δ], pour lesquels les copistes ont dû inventer une représentation graphique que ne fournissait pas l’alphabet latin. Poids ou prestige de celui-ci ? Aucun caractère nouveau n’est inventé, la solution retenue est celle des digraphes : on ajoute au caractère latin une seconde lettre, chargée de noter que le son d’origine s’est modifié. Ainsi, pour marquer l’affaiblissement d’un t ou d’un d, les plus anciens textes recourent à la notation th ou dh, la lettre h étant chargée de signifier que la dentale est devenue interdentale (fricative). Les Serments de Strasbourg opposent ainsi la dentale d de fradre à l’interdentale dh de aiudha et cadhuna. 27.1.2.1 Les notations de la palatalité La notation de l palatal, inconnu du latin, se caractérise par une grande diversité de graphies (on ne trouve pas moins de 10 transcriptions différentes dans le Domesday Book, même si le choix est plus resserré dans les œuvres littéraires) et par le fait qu’aucune graphie n’a réussi à s’imposer avant que le phonème disparaisse de la langue commune, par assimilation au phonème [j] (Chaurand 1989). A la finale, comme à l’intérieur du mot, il arrive que la palatalité ne soit tout simplement pas notée (péril). Mais le plus souvent, les copistes cherchent à rendre la palatalité du l au moyen d’un digraphe, ils font suivre le caractère l, soit d’un i (voyelle palatale), soit d’un h (lettre muette et donc disponible), soit d’un autre l, ou d’une combinaison de ces marques (dans Roland, -ill prédomine). Dans un mot comme fille, l’i a donc deux fonctions, à la fois signe vocalique plein et signe diacritique de palatalité du l géminé subséquent. Dans un texte en français copié par un scribe méridional aux alentours de 1470 (Oliou, Moralité), qui ne présente que très peu de traits régionaux, on trouve plusieurs graphies qui trahissent l’origine du copiste. Celui-ci, qui est aussi l’auteur du texte, marque le son palatal avec le digraphe lh usuel en domaine d’oc : orgulheulx, filhes, veulhés. L’auteur, alors même qu’il veut écrire en français du Nord, reste lié à son système graphique qui garde peut-être aussi la trace d’une prononciation particulière. Contrairement à /ʎ/, /ɲ/ s’est maintenu dans la prononciation du français contemporain, sauf à la finale absolue des mots où il s’est dépalatalisé (ex. poing, graphie rétrograde conservée afin de faciliter le rapprochement avec les dérivés, poignée, empoigner et de distinguer de point). Les copistes médiévaux utilisent pour noter cette palatalité le groupe gn qui existe en latin (agnus, « l’agneau »), mais aussi la voyelle palatale i et souvent une combinaison des trois, sous la forme gn, ngn, ign, ign(i) à l’intervocalique, (i)ng à la finale. Parmi ces di/trigraphes possibles, ign fait difficulté car l’i peut être assigné à la voyelle précédente et être interprété comme un élément de digraphe vocalique ai, ei, oi, (voir les variations sur la prononciation de oignon, encoignure en français contemporain). Les réformateurs et les grammairiens des 16e et 17e s. (Ramus, Saint-Liens, Pasquier, Mermet, Maupas) conviennent que, dans la suite graphique ign, l’i n’a pas sa valeur vocalique mais marque la palatalisation. Le risque de confusion (qui attribuerait l’i à la voyelle précédente, pour une lecture en /ε/ quand cette voyelle est un a) est de plus en plus régulièrement dénoncé à mesure qu’on avance dans le 17e s. Ainsi Oudin (1633) écrit : « Quelquefois i ne se prononce pas devant gn, comme en ces mots espaigne, campaigne, compaignon, gaigner, qui s’escrivent plus proprement sans ledit i », alors que le jésuite Chifflet, seulement quelques années plus tard, constate : « on n’écrit plus l’i après l’a devant la syllabe gne, comme montaigne, gaigne, Espaigne ». Cette ambiguïté dans le rôle du i (ai + gn ou a + ign ?) rend difficile l’interprétation de cette rime de Malherbe (compagne : desdaigne) : rime uniquement visuelle ou possible prononciation en a ? Le digraphe mal interprété a influé parfois sur la
Chapitre 27. Graphématique et graphétique en diachronie : les principaux phénomènes
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prononciation, que ce soit celle du nom de l’écrivain Montaigne ou celle des mots baigner, saigner, châtaigne, araignée du français moderne (Marchello-Nizia 21997a [1979] : 92). 27.1.3 La notation des phonèmes vocaliques 27.1.3.1 Les graphies historiques d’une ancienne diphtongue Parmi les faits d’évolution qui éloignent le français du latin (et des autres langues romanes), on doit compter certainement l’évolution spectaculaire qu’ont imprimée aux voyelles les différentes diphtongaisons, qu’elles se soient produites sous l’accent par segmentation ou par coalescence sous l’influence de l’entourage consonantique. Le vocalisme du français se voit, au fil des diphtongaisons successives, enrichi de nouveaux phonèmes pour lesquels le scribe doit établir de nouvelles notations, en l’occurrence un signe graphique double pour deux sons successifs. Aussi longtemps que la séquence de deux voyelles correspond à une diphtongue articulée, il n’y a pas à proprement parler digraphe (heure / houre (< hora), deit / doit (< debet), flour / fleur (< florem), neuf / noef (< novum), puet (< potet), fraire / freire (< fratrem), vient (< venit). Chacune de ces séquences représente, avant la fin du 12e s., une véritable diphtongue, respectivement : [uo] / [ue], [ei] / [oi] / [ae], etc. (x Partie 3, §197, 365). Le copiste suit l’évolution de la prononciation, ce qui rend ces nouvelles graphies elles-mêmes évolutives selon le stade de la diphtongaison que l’écrit enregistre. Celui-ci étant par nature archaïsant, cet enregistrement peut être en retard par rapport à l’évolution phonétique (ex. passage de ei à oi, au 12e, de oi à oe au 13e s., dont les graphies feible, foible et foeble, ou dret, dreit et droit, rendent compte avec plus ou moins de précision). Chaque actualisation de la graphie ajoute à la variation dans la mesure où une forme phonétique dépassée se maintient dans l’écrit sous forme de graphie historique ou rétrograde, parfois sous la même main, à côté de la graphie nouvelle. Les graphies des diphtongues varient aussi diatopiquement et, selon les scripta et les régions, on trouve telle ou telle notation de diphtongue en proportion plus importante, ou majoritaire, sans qu’on puisse déterminer si cette variation rend compte d’une différence de prononciation ou d’un essai de convention locale (voir l’inventaire de Dees 1987). Quoi qu’il en soit, ces représentations graphiques différentes sont peut-être homophones (quand elles figurent sous une même main), peut-être pas (quand elles témoignent d’une évolution divergente et régionale de la diphtongue). Cette variation (x 26.6.1) – caractéristique de l’écrit médiéval dont les codes graphiques ne sont ni unifiés, ni normalisés – se manifeste de façon particulièrement aiguë dans la notation des diphtongues dont le phonétisme est difficile à identifier et particulièrement mouvant. A ce « bricolage » décentralisé des copistes, vient s’ajouter à partir du début du 13e s. le fait que presque toutes les diphtongues se réduisent soit à un phonème vocalique unique, soit à la suite semi-consonne + voyelle (à la suite de l’amuïssement de l’élément diphtongal, d’une assimilation ou de la consonnification du premier élément de la diphtongue) complique encore la situation graphique, puisqu’aux différentes notations de la diphtongue s’ajoute désormais la possibilité de noter ou non dans l’écrit cette monophtongaison. De cette remarquable diversité des graphies de digraphes, les dictionnaires de l’AF et du MF offrent des exemples éclairants : puet, pot, peut, poeut ; frere, freire, fraire, noef, nuef, neuf, noeuf, hore, heure, houre. Alors même qu’un mouvement d’unification des codes graphiques s’amorce au 15e s., des graphies tardives, comme neix (Passion d’Amboise, 15e s.) ou naiz (Marguerite de Navarre, 16e s.), pour le mot nez, viennent ajouter encore à cette variance des digraphes issus des diphtongaisons.
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
Les semi-consonnes posent un problème spécifique aux copistes : la notion même n’en est pas identifiée, on continuera longtemps à parler pour [we] / [wa], ou [ye] (aboutissement de la diphtongaison de [e] fermé ou ouvert) de « diphtongue » dont il s’agit donc de noter le premier élément. Il faudra attendre le 18e s. pour que les grammairiens identifient clairement ces éléments (Fournier 2007a et 2007b). Cette difficulté à transcrire des sons qui ne ressemblent pas tout à fait aux voyelles a pu favoriser la multiplicité des digraphes ou des trigraphes qui cherchent à noter ce premier élément dans des mots comme foeble, coeffe (et encore en FMod moelle, poêle) ou mirouer, pour lequel aucune lettre n’était disponible en français. La notation de l’évolution de l’ancienne diphtongue oi et les hésitations qu’elle suscite durablement dans l’histoire du système graphique illustrent les tiraillements entre tendances phonétistes, besoin de stabilisation d’une convention et contradictions venues de l’intérieur du système graphique ; on connaît en effet l’évolution de cette diphtongue qui varie selon les régions, selon la classe des mots, voire selon le niveau de langue : ([wε], [wa] ou [ε]). C’est toutefois la graphie rétrograde oi, qui se maintient pour [wa] jusqu’au FMod, pour [ε] jusqu’en 1835, date à laquelle le dictionnaire de l’Académie officialise le digraphe ai (Biedermann-Pasques 1975). D’un autre côté, le maintien d’une prononciation [wε] en français jusqu’au 18e s., plus tardivement encore dans certaines provinces, conduit à la création de doublets graphiques (aveine / avoine) ou phoniques (raide / roide) (Parussa 2020). 27.1.3.2 Le digraphe est la marque d’un ancien hiatus La réduction qui affecte les diphtongues s’exerce aussi sur les hiatus (x 18.4), créant des digraphes qui prennent la forme de graphies rétrogrades : c’est ainsi que le possessif meum > mon se rencontre avec la graphie meon dans les Serments de Strasbourg. Les situations de hiatus sont multipliées par l’amuïssement des consonnes intervocaliques, fréquent en français. Les graphies enregistrent ce hiatus et continuent d’écrire deux voyelles successives alors même que le hiatus s’est réduit, créant ainsi de nouveaux digraphes. Relèvent de ce type de graphies, toutes les formes de subjonctif imparfait comme feust, eust, ou de participe passé comme apparceu, pleu, etc., d’abord bisyllabiques, [e-y], ensuite réduites aux formes modernes en [y]. Cette réduction est tardive en français et on peut trouver des formes bisyllabiques au 15e s., surtout en poésie, où l’exigence du mètre peut déterminer le choix de la forme plus archaïque. Les formes à digraphe eu demeurent très fréquentes même à une époque où la réduction des hiatus s’est généralisée. Dans une traduction copiée au début du 16e s. on relève majoritairement le digraphe eu alors que phonétiquement la diphtongue est réduite : peust, sceust, eust, feusse, cheut, peu, veu, etc., mais aucune occurrence de *fust, pu, vu (Bourgouin, Triomphes, 1502). Le digraphe eu est d’abord polyvalent : il note soit [ø] ou [œ], soit [y] (selon les mots et les régions), ce qui est encore possible au 17e siècle (Ménage 1675). En FMod, si l’on excepte les formes du verbe avoir (j’eus, j’ai eu), c’est le graphème simple u qui représente le son [y]. La force de cette correspondance (eu = [œ] ou [ø]) est telle que les lecteurs modernes lisent parfois gageure ([ɡaʒœʁ]), en assignant à tort le e à un digraphe eu alors qu’il appartient au digraphe ge (x 26.8.1). 27.1.3.3 La vocalisation de l antéconsonantique Une source importante de création de digraphes en français est certainement la vocalisation de l implosif (x Partie 3, §307). Ce phénomène est relativement tardif : il s’amorce fin 7e s. et la
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vocalisation proprement dite a lieu au 11e s. Quand le son vocalique qui en résulte [u] se trouve en contact avec une autre voyelle, il se combine avec celle-ci par une série d’assimilations jusqu’à ce que la diphtongue se réduise au 15e ou au 16e s. Ainsi alteru > altre > autre, est prononcé probablement [aotre̥ ], ou [otre̥ ], en MF. Louis Meigret, en 1542, affirme que l’on prononçait [ao] la suite au, dans autant, chaud, chevaux, digraphe dont il critique sévèrement l’usage pour son inadéquation à la prononciation et qu’il propose de remplacer par ao : aotant : Nous avons d’avantaige en la prononciation de la diphtongue ao, laquelle nostre escriture ne cognoit comme point, mais a au contraire en bonne recommandation la diphtongue au, qu’onques à mon advis langue de françois ne prononça en son langage, comme autant, cault, chauld, chevaux, royaux, esquelz nous oyons distinctement la diphtongue ao, tout ainsi qu’en paoure. […] Usons doncques de la vraye diphtongue en nostre escriture dont use la prononciation, et escrivons aotant, caot et ainsi des autres. (Meigret, Traité, 1542, p. 4)
Pendant tout le Moyen Age, les graphies pour cette diphtongue sont très nombreuses, parmi lesquelles autre, altre, aultre, ou encore atre, ottre avec un graphème simple. Les formes comportant le digraphe au, parfois le trigraphe aul (autre, aultre) sont de loin les formes les plus diffusées aux 14e, 15e et 16e s. D’autres diphtongues sont créées de la même manière, grâce à la combinaison entre le son vocalique [u], issu de la vocalisation de l implosif et les voyelles e, o, et même avec les diphtongues ie, uo. Une évolution qui est parfois gommée par des graphies conservatrices du type : chevels, moldre, mais qui peut aussi être enregistrée à l’écrit de manière redondante : veult, yeulx, beaulx, etc. 27.1.4 Interprétation des digraphes La généralisation des digraphes s’accompagne de la nécessité d’indiquer au lecteur à quel moment, pour quelles formes, une lecture en digraphe est requise, à quel moment il doit au contraire maintenir séparée l’articulation des deux voyelles. Pour qui a appris à lire en latin (où le mot deus se lit de-us), la difficulté est réelle quand il s’agit de lire le français deux, où la suite eu forme digraphe. La présence de l’x final va donc constituer une indication de lecture propre au français : il n’est plus en FMod, comme il l’a été dans les manuscrits latins et français, la marque abréviative pour la séquence us mais un graphème coagulant, assigné à l’identification du digraphe précédent. A rebours, d’autres lettres (qui se révèlent relativement disponibles, comme l’est devenu x) se voient chargées de dissoudre la séquence de lettres, d’en empêcher la lecture en digraphe. C’est cette fonction coagulante que remplit la notation de l quand il est adscrit après la séquence voyelle + u. A cette place de fin de syllabe, la lettre l est en effet redondante en raison de la présence du u qui en est la forme vocalisée ; elle peut donc assumer la fonction diacritique d’indiquer que la suite « voyelle + u » n’est pas à prononcer en hiatus. C’est ce rôle que lui reconnaît encore au 16e s. R. Estienne : et l’escrit on seulement pour aider la prolation, à fin de ne mesler les lettres de la syllabe precedente, avec la subsequente : comme aucuns escrivent peult, moult et plusieurs autres, à fin qu’on ne die pe-ut, en deux syllabes, mo-ut. (Estienne, 1569, cité par Catach 1978 : 21-22).
Ce l maintenu et muet peut aussi avoir comme fonction de distinguer entre deux digraphes fréquents, voyelle + u et voyelle + n, que l’écriture cursive distingue mal (Chaurand 1978 : 69, Van Hoecke 1980 : 69).
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De même la présence d’une consonne f, b, d, devant u ou i (pouvant représenter aussi bien un phonème vocalique [u / i] qu’un phonème consonantique [v / j]) sert à lever l’ambiguïté en indiquant que la lettre qui suit est une consonne, comme dans les mots : debuoir, aduocat, adiourner, briefue. Pour interdire en revanche une lecture en digraphe d’un hiatus, les scribes se sont servis de deux lettres disponibles dans l’alphabet latin : h et y (voir ci-dessous 27.4.2-3). L’évolution de ces deux graphèmes diacritiques diffère selon la place qu’ils occupent dans le mot ou les exigences paradigmatiques. Souvent l’un et l’autre seront progressivement remplacés par le tréma : haïr, aï, ouïr, etc. Mais le tréma, signe suscrit, pourtant recommandé dès 1533, ne parvient pas à évincer totalement l’h dans cette fonction d’« anticoagulant » : trahir, ahuri, envahir, etc. Il remplace plus facilement y à cause peut-être des nombreuses fonctions que cette lettre assume dans le système graphique du français moderne : pour le mot pays, le dictionnaire de l’Académie en 1694 enregistre encore les deux graphies pays et païs. Influence de l’écrit sur la prononciation ? Alors que pendant tout le 16e s., on prononce [pa-i], au 17e s., l’y a été interprété comme i double (le premier servant à noter avec a le son [ε] ou [e]) et l’on prononce [pe-i]. Pour le mot cahier, les dictionnaires enregistrent jusqu’au 18e s. les graphies : cahier, caïer et cayer, cette dernière étant considérée par Furetière comme la plus ancienne. Quant au tréma, sa fonction est sans ambiguïté, seule se pose la question de la voyelle sur laquelle il porte. Il discrimine en effet gui dans ambiguïté [gɥi] et aguicher [gi], mais n’est pas systématique (aiguille prononcé [gɥi]). Il a longtemps été sur la voyelle la plus ouverte (aiguë, contiguë). Les Rectifications de 1990 proposent de le faire porter sur u quand celui-ci est effectivement prononcé : exigüe, contigüe. Références bibliographiques : Biedermann-Pasques 1975 ; Blanche-Benveniste et Chervel 21978 ; Catach 1978, 1995c ; Chaurand 1978, 1989 ; Fournier 2007a, 2007b ; Marchello-Nizia 21997a [1979] ; Parussa 2020 ; Van Hoecke 1980.
27.2 Les lettres dites « étymologiques » Le passage de l’ancien au moyen français se caractérise, sur le plan des usages graphiques, par l’apparition des lettres étymologiques. Après 1320 et de façon massive à partir de 1340 dans les chartes parisiennes (De Jong 1995), au cours du 14e s. dans les textes littéraires du domaine d’oïl, les scribes systématisent l’habitude d’insérer dans la graphie des mots des lettres supplémentaires, sans valeur phonographique (recepte, niepce, faicte). Ces lettres muettes, principalement des consonnes, sont le plus souvent, mais pas exclusivement, empruntées à l’étymon latin du mot (d’où leur appellation de lettres étymologiques) où elles ont cessé d’être prononcées en raison de l’évolution phonétique dès le latin vulgaire ou au cours du Haut Moyen Age. Ainsi la graphie dete (ou doite, daite) de l’AF cède la place à la forme debte (ou debde, dobte, doibde) avec un b muet, mais présent dans le latin debita (la « dette »). Cette graphie qui revient sur l’assimilation très ancienne du b implosif au t qui suit n’est pas absolument inconnue avant le MF (on trouve au 13e s. les formes debt, le « dû » dans un légendier anglonormand, dobte dans une charte de Soissons) mais elle est adoptée massivement à partir de 1350 où elle élimine presque totalement les formes sans b. Cet usage se prolonge jusqu’à la fin du 16e s. C’est au 17e s. que les dictionnaires commencent à enregistrer les graphies déte (Richelet) puis dette (où le redoublement du t marque l’ouverture du e précédent), d’abord
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à côté de la forme debte, bientôt signalée comme une variante vieillie (« Quelques uns escrivent encore debte », Académie 1694) ; la graphie étymologique disparaît définitivement au début du 18e s. (Académie 1718) même si Féraud (1787) s’en souvient encore : « On écrivait autrefois debte, debvoir ». Outre ces exemples où la consonne ainsi graphiquement restaurée était présente et prononcée en latin, on trouve aussi, plus rarement, en MF des formes (sçavoir, peult, huile) où la lettre adscrite (c, l, h) ne figure pas dans le mot latin (respectivement sapere, potet, olea). Adoptées massivement en MF, décriées comme « superflues » par les réformateurs de l’orthographe mais maintenues fortement dans l’usage après l’invention de l’imprimerie, les lettres étymologiques deviennent, à la fin du 16e s., l’emblème de l’orthographe ancienne et, comme telles, objet de débats qui amènent leurs défenseurs à préciser leurs fonctions dans le code orthographique. Consacrées par la première édition du Dictionnaire de l’Académie, elles ne résistent cependant pas à la démocratisation de l’accès à l’écrit, et la même institution de l’Académie, dans son édition de 1718, en restreint fortement l’usage aux graphies où une fonction – principalement de diacritique lexical ou morphologique – leur est explicitement reconnue. L’orthographe du français actuel, et notamment sa dimension idéographique, peut être considérée comme le fruit de ce double mouvement d’adoption massive puis d’éviction partielle des lettres étymologiques. 27.2.1 Une mutation du code graphique Au cours de ces presque quatre siècles, les lettres étymologiques reçoivent différentes appellations selon qu’on leur reconnaît ou non une fonction dans le code graphique et selon la nature de celle-ci. L’auteur de l’Orthographia gallica se contente d’en recommander l’usage « pur bele escripture » (éd. Johnston 1987 : § F34). Au 16e s., les partisans d’une graphie phonographique, ennemis des lettres étymologiques, les dénoncent comme « adventices », « parasites » et « superflues ». Cette attitude réprobatrice est encore celle de Charles Beaulieux, le premier historien de l’orthographe à les décrire systématiquement, qui n’y voit qu’une « complication » du code graphique de la période précédente de l’AF. Ces condamnations ont toutes en commun de s’arrêter à l’effet le plus visible de l’insertion des lettres étymologiques : inscrire dans les mots français une trace du signifiant latin. La démarche est attribuée au prestige qu’exerce le latin et au désir d’affilier la langue vulgaire à son origine illustre. Cette interprétation – durablement reprise – a le défaut de ne pas expliquer pourquoi l’usage des lettres étymologiques ne se systématise qu’en MF, alors que la coexistence des deux scriptae latine et française et l’emprise exercée par celle-là sur celle-ci est bien antérieure et plus forte au moment du passage au graphique de la langue vulgaire. Serge Lusignan répond à cette objection en faisant valoir que leur apparition dans les chancelleries parisiennes coïncide avec la décision de recourir au français pour la rédaction des documents légaux : l’étymologisation de l’écrit constituerait une compensation, inventée par les notaires réticents à abandonner le latin (Lusignan 2004b : 133). Mais tout porte à croire que cette fonction sémiotique n’épuise pas les raisons de l’adoption des lettres muettes et, plus que d’une complication (qui suppose que le système graphique reste fondé sur les mêmes principes qu’en AF), il s’agit plutôt d’une véritable mutation du code écrit (Van Hoecke 1992) dont l’usage des lettres muettes montre qu’il obéit à une conception nouvelle de l’écrit. Pour la période de l’ancien français, le code graphique se caractérise par son fonctionnement essentiellement phonologique : les graphèmes y ont un statut distinctif indirect en ce sens qu’ils représentent des phonèmes qui sont, eux, char-
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gés de différencier les unités significatives. L’indépendance à l’égard de l’origine étymologique n’y est cependant pas totale (x 26.4) si l’on songe par exemple à la répartition des graphèmes c, qu, k notant le son /k/ (cors, qui même si on trouve ki et ke au côté de qui et que) ; les graphies latinisantes ou hellénisantes ne sont pas inconnues des premiers textes : corps dans Eulalie (9e s.), baptizer, conpta, derunpt dans Alexis (11e s.), aduenture, aduocat, augmenter, doctrine aux 12e et 13e s., la graphie veult apparaît très tôt au 13e s. Mais la tendance phonographique est forte : les lettres muettes sont rares, ainsi que les lettres doubles. Au contraire, les copistes s’emploient à représenter les éléments constitutifs de la prononciation, notamment les différentes variations dialectales (leu, liu pour « lieu » de locum) ; ils suivent également l’évolution phonétique (par exemple, la fermeture de [o] en [u], por cède la place à pour). Source de variance diatopique (x 26.6.1), cette subordination au code phonique est aussi créatrice de nombreux homographes : vent (de ventu, le « vent ») n’est pas distingué de vent (de vendet, « il vend »), non (de non) s’écrit comme son homophone non (de nomen, « le nom »). Elle a aussi pour conséquence d’effacer le lien formel entre le simple et ses dérivés (il vent vs. vendre, le non vs. nomer). 27.2.1.1 Les causes du changement Des faits nouveaux, occasion d’un changement en profondeur du fonctionnement du code écrit, vont permettre de remédier à ces inconvénients inhérents à tout code phonographique, changement qui explique le recours au procédé des lettres étymologiques. Le premier d’entre eux est un facteur externe, portant sur la pratique de la lecture. On sait que, depuis l’Antiquité, la lecture se fait à haute voix, pour un public d’auditeurs, ou au moins à voix basse, dans le cas d’une lecture individuelle. Corollairement, la copie d’un texte se fait sous la dictée lorsqu’il y a plusieurs copistes, sous la forme d’une autodictée lorsque le copiste lit lui-même le texte source. Ce passage par la phonation s’imposait aussi longtemps que, dans l’écrit médiéval latin, le texte écrit se présente sous la forme d’une scriptio continua, où les mots se suivent, sans qu’aucun espace ne vienne les séparer. Dans ce cas, le lecteur est obligé de prononcer les suites de lettres écrites afin que l’oral qu’il produit lui permette de reconnaître des unités signifiantes (Saenger 1970). Les historiens de la lecture (Chartier 1997) ont établi que, sauf quelques exceptions toujours signalées comme remarquables, ce passage par l’oralisation se maintient alors même que, comme dans l’écrit manuscrit français, les mots ou les groupes de mots sont désormais séparés par des blancs. Pour copier, écrire, comme pour déchiffrer, on continue de prononcer : l’accès au sens transite par la prononciation. Cette subordination peut cesser avec la maitrise croissante de la lecture oculaire dont la propagation accompagne à partir du 13e s. la diffusion de la pratique de l’écrit (qui n’est plus le fait des seuls cercles monastiques), le poids grandissant des universités, l’usage de la lecture privée et l’accroissement du nombre des lecteurs / scripteurs (Catach 1997 : 143). Peu à peu, les lecteurs apprennent à reconnaître le mot sans le prononcer. Cette aptitude nouvelle a comme conséquence que le code graphique, sur une base qui demeure phonographique, peut se doubler d’un fonctionnement logographique : c’est directement le mot et son signifié qui sont reconnus, et plus seulement la succession sonore qu’il constitue. 27.2.1.2 La fin de la syllabe : une place muette pour une information nouvelle sur le mot La graphie d’un mot peut donc superposer des lettres muettes aux graphèmes phonogrammiques. Le caractère muet de celles-là était suffisamment indiqué par le fait que ces con-
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sonnes sont insérées en fin de syllabe interne du mot – souvent à l’articulation entre préfixe et radical – ou en finale (x Partie 3, §354, 356, 380), toutes places où l’évolution phonétique a abouti à l’amuïssement des sons consonantiques (Marchello-Nizia 21997a : 103111). C’est ainsi que [s] implosif intérieur s’est effacé quelle que soit la consonne qui suit depuis le 12e s. (estre rime avec lettre) à quelques exceptions près que recense par exemple le Tractatus orthographiae de Coyfurelly. [l] implosif intérieur, palatal ou non, s’est vocalisé dès le 11e s. pour former une diphtongue avec la voyelle précédente (chevals est écrit chevaus, chevax ou chevaux et se prononce [ᶘevo(s)]). En domaine picard et lorrain où tes < talis rime avec reconfortés, où ils, ilz s’écrit iz), il a pu s’effacer tout à fait. Les autres consonnes, p, b, c, f, v, d, t, dans cette même position implosive intérieure, se sont assimilées à haute époque à la consonne suivante : lorsqu’elles réapparaissent dans la graphie d’abord des mots étrangers, puis dans le vocabulaire savant, calqué sur le latin, les rimes montrent qu’elles ne sont pas prononcées. Les consonnes finales, quant à elles, sont au 14e s. soit très affaiblies dans la prononciation (comme r et l finals), soit tout à fait amuïes comme t, c et f sauf à la pause ou devant un mot à initiale vocalique, où elles peuvent rester articulées (x Partie 3, Phonétique). A l’intérieur du mot, et dans une moindre mesure à la finale, il n’y a donc plus, au moment où se répand l’usage des lettres étymologiques, de consonnes articulées en fin de syllabe : une place s’avère disponible pour des consonnes uniquement graphiques, porteuses à ce titre d’informations non phonétiques sur le mot. 27.2.1.3 Fonction diacritique Ainsi rendues possibles par ces facteurs extérieurs au code graphique, ces lettres muettes sont mises au service de l’amélioration de ce code. On a pu avancer qu’en tant que lettres pourvues de hastes et de hampes, elles ménageaient des repères verticaux utiles au déchiffrement d’une écriture qui, plus rapide et plus cursive, a tendance à cette époque à s’écraser sur la ligne (Beaulieux 1927, Cerquiglini 1996). Elles réparent aussi certaines ambiguïtés d’ordre graphétique. L’ajout d’une consonne aux formes deuoit, aiourner, auril, désormais graphiées debuoit, adiourner, apuril, permet de sélectionner la valeur consonantique ([v] ou [ʒ]) des lettres u et i qui peuvent aussi représenter la valeur vocalique [ü] ou [i]. L’évocation de l’étymon latin (debet, ad, aprilem) peut passer au second plan, en faveur d’une fonction diacritique. La même démotivation de la dimension étymologique est lisible dans le rétablissement graphique du l en fin de syllabe dans les mots où, sur le plan phonétique, il s’est vocalisé au 11e s. en [u] non syllabique, qui a formé ensuite une diphtongue par coalescence avec la voyelle précédente (x Partie 3, Phonétique) : chaut (latin caldus), mout (latin multum), eux (latin illos) sont désormais graphiés chault, moult et eulx. On explique ce rétablissement du l par sa fonction distinctive d’avec n ou u consonne dont les jambages peuvent se confondre (chaut et chant par exemple, mauuais écrit mauluais, « mauvais »), et par le rôle de « coagulateur » de digraphe (Blanche-Benveniste 21978 : 234) qui évite une lecture en hiatus e-u de la suite eu (représentant le phonème [œ]). Il arrive que cette aptitude diacritique, l l’exerce en dehors de toute justification historique : ainsi les copistes du MF distinguent par ce moyen les formes deulx (latin duos) de deus (latin debutos > de-us, puis dus), où le l n’est pas étymologique mais reversé, dans sa fonction diacritique, sur le code graphique pour l’améliorer (voir aussi peult, dieulx, joyeulx). La consonne muette peut n’appartenir à l’étymon d’aucun mot d’une série, comme le h ajouté à l’initiale des mots vile, vit, vis désormais huile, huit, huis, pour imposer une lecture en semi-consonne du u, parfois tracé v à l’initiale et, de ce fait, ambigu. Tout se passe comme si l’insertion d’une
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lettre étymologique dans un mot ou une série de mots donnés créait visuellement une séquence graphique, réutilisable ailleurs, là où elle n’est pas justifiable par l’étymologie, pour résoudre la même insuffisance du code. 27.2.1.4 La distinction des homophones, vers la logographie La fonction diacritique recoupe partiellement la fonction de distinction des homophones (particulièrement nombreux en français, notamment dans les termes de haute fréquence) auxquels s’ajoutent des homographies produites par les ambiguïtés de l’écriture manuscrite, liées aux jambages et aux caractères bivalents. Ainsi la forme conter peut être la graphie de deux homophones (de même origine) « compter » et « conter », mais elle peut aussi représenter « coûter », écrit couter. Une écriture phonocentrée s’accommode des erreurs possibles sur le mot doit (qui peut référer au « doigt » comme à la forme verbale « doit »), ou sur vile (possiblement lu comme « huile » ou « ville »). Mais l’amélioration du code graphique conduit à distinguer graphiquement ces suites de lettres en individualisant le mot au moyen d’une lettre spécifique. Le plus souvent, cette marque logographique est puisée dans l’étymon, comme le g de digitum (le « doigt »), ou le p de computare (« calculer » / « compter »). Là encore, la fonction d’évocation de l’origine latine n’est pas première comme le montre le fait que la lettre étymologique peut être assignée à l’un seulement de la paire d’homophones hétéronymes, comme compter et conter qui relèvent pourtant du même étymon computare. 27.2.1.5 L’organisation du lexique Au-delà de leur rôle diacritique et distinctif, les lettres étymologiques sont convoquées dans la graphie du français pour y inscrire une information sur le mot, notamment sa place dans le lexique. Dans les mêmes années qui voient se diffuser l’usage de ces lettres adscrites, le lexique du français connaît en effet un enrichissement considérable (x Partie 9, Lexique). A la faveur et pour les besoins des traductions – qui se font de plus en plus nombreuses aux 14e et 15e s. où la langue française conquiert de nouveaux domaines d’expression jusque-là réservés au latin – le lexique du fonds ancien de la langue (issu principalement du latin mais dont la filiation est masquée par l’érosion phonétique), devenu fortement polysémique, est redoublé par des emprunts à la langue latine sous forme de calques. Ces néologismes, forgés dans l’usage savant à partir de sources latines, prennent souvent la forme de dérivés. Face à cet apport lexical, le besoin se fait sentir de rattacher le fonds ancien au fonds nouveau, de mettre en évidence les relations entre l’un et l’autre : les lettres étymologiques en fournissent le moyen sur le plan graphique. C’est ainsi que, par exemple, le substantif noces (du latin nuptias mais dont le p s’est amuï depuis le latin vulgaire) voit sa graphie noces, parfois neuces, se changer en nopces peu de temps après la création de l’adjectif dérivé nupcial, forgé par Nicolas Oresme, en 1372-1374, pour les besoins de sa traduction du Livre de politique d’Aristote. La plus ancienne attestation de nopces (source DMF, s.v. noces) date de 1392, elle se trouve dans le Roman de Mélusine de Jean d’Arras. Jusqu’en 1400, sur les 32 occurrences recensées par le DMF, 7 seulement sont graphiées nopces : la graphie ancienne coexiste avec la graphie avec p étymologique mais reste majoritaire. La proportion s’inverse largement après 1400 où la forme nopces est presque partout adoptée (21 des 23 occurrences du DMF). Une information métalinguistique est ainsi apportée par la restauration graphique des lettres étymologiques. Muettes dans le mot simple mais articulées dans ses dérivés, elles acquièrent ainsi un statut de lettre dérivative qui affilie visuellement toutes les unités d’un même paradigme :
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temps et temporel (mais printemps et printanier). Rappelons à cet égard que l’étymologie est, au Moyen Age, au fondement de la description du langage et du monde (Buridant 1998). Mais alors que, à la suite d’Isidore de Séville et pendant tout le premier Moyen Age, elle est conçue comme un moyen ontologique de remonter, par les mots, au signifié originel, elle s’infléchit nettement à partir du 14e s. vers une étymologie philologique, dont la méthode principale est la derivatio. Le Dictionarius de Firmin Le Ver, composé entre 1420 et 1440, obéit ainsi à ce principe qui structure le lexique latin au moyen d’un lemme, mot-vedette à partir duquel sont regroupés tous les dérivés (Merrilees 1998 : 127-147). Le signifié passe au second plan au profit d’une « idée horizontale du système » dont l’usage des lettres étymologiques à fonction dérivative est l’expression, transposée à la langue vulgaire. C’est en 1529 que ce rôle de couture lexicale est mentionné dans la première explicitation des fonctions des lettres étymologiques par l’auteur anonyme du Traicté de l’art et science d’orthographie gallicane : Nous regarderons pour bien discerner de lescripture sil descend dudit vocable quelque dénominatif lequel brisera tout le different ; comme il fault escripre concord, normand, picard, verd et semblables par d ainsy que les denominatifz concorde, normandie, picardie, verdure enseignent (Biii v)
27.2.1.6 La régulation des graphies L’évolution phonétique avait conduit à la multiplication de graphèmes (digraphes et trigraphes) de même valeur phonogrammique, ou allographèmes, comme, par exemple, an et en, ain et ein, o et au, eau qui alternent dans les textes d’AF et multiplient les variantes graphiques. Le choix de les éliminer au profit d’un seul graphème n’ayant pas été fait, la normalisation de leurs emplois – qui se met en place très lentement à partir du 16e s. – s’est fondée sur l’argument étymologique. C’est ainsi que la répartition entre les graphèmes de notation du trait nasal d’une voyelle, qui entre dans l’usage en MF et perdure dans l’orthographe du FMod, obéit au critère de la voyelle étymologique. Si l’on prend l’exemple du couple d’homophones plein de plenus et plain de planus, la situation est la suivante : la graphie ain semble fixée pour l’adjectif plain dans les manuscrits du MF mais le produit de plenus connaît deux graphies concurrentes : plein et plain, toutes deux attestées dans le DMF et encore au 16e s. chez Ronsard, Marguerite de Navarre et Montaigne en 1592. On trouve encore plain dans les imprimés du siècle suivant, Nicot et Furetière enregistrent encore les deux variantes, jusqu’à ce que le Dictionnaire de l’Académie (1694) normalise la distribution selon la voyelle étymologique. Une zone d’ambiguïté semble cependant persister, dont la résolution est toujours confiée à l’étymologie, comme dans cette remarque de Victor Hugo, corrigeant ses épreuves : « P.3, ligne 18, il y a plein pied, il faut plain pied (étymologie plano pede) ». La voyelle étymologique est convoquée pour organiser la distribution entre digraphes équivalents et ce d’autant que cette voyelle a aussi une fonction de lettre dérivative car elle retrouve son articulation première dans les dérivés, plénitude, planifier. Ce critère rend compte de la distinction par l’hétérographie de nombreux homonymes, faim / fin (famélique, affamé et finir), repère (latin reperire), repaire (latin repatriare), même si certaines graphies, soutenues par l’usage, l’empêchent d’être entièrement systématique : pair (parité) et père (paternel). La distinction par la voyelle peut s’émanciper du critère étymologique (dessein et dessin où seul l’un des deux homonymes est adossé au dérivé dessiner). La raison étymologique n’est pas une fin en soi (Cerquiglini 1996 : 57), mais un moyen de normaliser l’orthographe, par exemple par la création de sous-ensembles lexicaux ou
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
grammaticaux : qu pour les mots grammaticaux (mais car qui vient pourtant de quare), alternance qu / c qui oppose les formes verbales aux adjectifs convainquant / convaincant), graphies x, (étymologique) et z (phonétique puis historique) pour le groupe des noms de nombre (deux, six, dix, deuxième, sixième, dixième, treize, seize). Dans cette dernière série, l’étymologie cède devant des raisons distinctives et dérivatives qui se mélangent pour individualiser la série (soixante) dans un effort de systématisation qui n’est pas allé jusqu’à la sélection d’un seul graphème pour identifier la série (sizain, dizaine) (Catach 1995c : 1176). 27.2.2 Adossement au proto-système du latin L’établissement des graphies sur la prononciation multiplie les variantes (régionales, individuelles) et rend difficile la fixation d’une orthographe commune. A cet éparpillement, augmenté des graphies périmées sur le plan phonographique mais maintenues par l’usage, l’écrit latin fournit un proto-système, apte à subsumer visuellement les réalisations particulières et les prononciations singulières. Les lettres étymologiques, dont l’apparition précède chronologiquement la grammatisation du français, constituent donc le premier lieu d’une réflexion, d’ordre épilinguistique, sur la langue, qu’illustre par exemple la réfection étymologisante de la graphie de l’adjectif grant (de grandem). L’assourdissement de la consonne devenue finale en [t] est d’abord inscrit dans la graphie de l’AF : grant. Lorsque la forme du féminin grant est refaite sur le modèle des adjectifs biformes en grande, un d muet remplace le t phonographique au masculin, emprunté certes à l’étymon, mais chargé d’abord d’inscrire dans la forme écrite, non plus le mot « en discours », tel qu’il se prononce ([grãn] jusqu’à la fin du 16e s., [grã] ensuite), ni même tel qu’il est articulé à la pause ou devant voyelle ([grãnt] puis [grãt]), mais une abstraction (une sorte de lemme), une forme non fléchie du mot, sous-jacente à ses différents emplois, à partir de laquelle se construisent les formes fléchies, grande, grandir, etc.), en d’autres termes, le « mot en langue » ou « en système » (Blanche-Benveniste 1997 : 40). Des microsystèmes sont ainsi mis en place dans les manuscrits du MF où le recours aux lettres muettes témoigne d’une analyse lexicologique en préfixe et base. Dans la série des mots formés au moyen du préfixe sou (graphié sou- en AF) une distribution s’opère entre la forme soubs ou soubz (par référence à l’étymon subtus) et la forme soub (sans s / z, de sub). La première est préférée quand sou- est préfixe (soubzrire, soubztraire, soubzterraine, soubstenir), la forme courte apparaît quand sou n’est pas perçu comme préfixe, à l’initiale d’un élément qui n’est pas autonome en langue (soubdain, soubtille, soubtiveté). La tendance est forte, on ne trouve jamais dans le corpus soubtenir ni soubzdain. A l’inverse, souvenir n’est jamais graphié soubvenir (alors que venir existe par ailleurs), ce qui désarrime, formellement et sémantiquement, le mot de la base venir et le distingue de subvenir récemment forgé (14e s.) sur la forme latine. Dans cet effort de systématisation, un graphème d’origine étymologique – ou son effacement – accède au statut de morphogramme. La consonne étymologique fonctionne donc comme une lettre quiescente (une autre de ses appellations à partir du 16e s.) : elle inscrit et préserve l’identité du mot, son analyse lexicale ou grammaticale, indépendamment de ses réalisations discursives. 27.2.2.1 Lien avec la phonographie De tels procédés – qui font de la langue écrite le lieu d’une grammaire empirique – rendent cependant le système graphique instable parce que le fonctionnement idéographique qu’ils
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mettent en place s’exerce sur un code fondamentalement phonographique. Connue sous le nom d’effet Buben ou orthographisme (Chevrot et Malderez 1999), la tendance à prononcer toutes les lettres écrites s’exerce rapidement sur les graphies étymologiques, d’abord sur les monosyllabes (tact, rapt, fils, but, dot), puis à l’intérieur des mots (obscur, cheptel, adversaire, dompteur), modifiant définitivement leur prononciation ou introduisant une variante (exact). Il n’est pas toujours aisé de mesurer le caractère muet ou non d’une lettre étymologique au moment de sa réintroduction graphique. Le phénomène a probablement été favorisé par l’école et la pratique de la dictée : au 19e s., quand se généralise la scolarisation, la langue française qui fait l’objet de l’apprentissage est loin d’être la langue maternelle de tous. Une part conséquente du lexique se présentait aux élèves et à leur maître d’abord sous une forme écrite qui ne correspondait à aucune forme orale de leur vernaculaire et dont par conséquent la prononciation était restituée à partir de la graphie, sans égards pour les lettres muettes. 27.2.3 Les causes de l’éviction partielle des lettres étymologiques La dimension logographique et sémiographique, qui individualise le mot et en accélère l’identification visuelle, est cependant coûteuse pour le système dont elle disperse les signes. Les lettres étymologiques n’ont en effet d’autre motivation que d’appartenir à l’étymon latin (un p ici, un d ou un b ailleurs), et ne sont pas, autrement, prédictibles : elles résistent en tant que telles à la systématisation qui rend le code graphique économe. C’est ce défaut que corrigent peut-être les graphies deste (rimant avec charete chez Chrétien de Troyes, BnF 12560), depte (13e s.), delte (14e s.), depde (15e s.) à côté de debte puis dette où la consonne étymologique peut s’indifférencier, jusqu’à ne plus avoir d’autre fonction que de marquer l’ouverture de la voyelle précédente. Il y aurait là une tentative pour motiver phoniquement la consonne muette qui ne réussira qu’avec l’usage des lettres doubles (dette), facilement généralisable (voir ci-dessous 27.3.4). Plus durable, la graphie du s implosif intérieur constitue un autre exemple de remotivation d’une lettre historique. Il se conserve en effet dans les graphies jusqu’à une époque tardive, alors qu’il n’est plus prononcé depuis le début du 12e s. (Académie 1694 : hostel, teste, monstrer, etc.). C’est le dictionnaire de l’Académie de 1740 qui supprime l’s dans cette position. Mézeray, dans un développement sur « l’S muette », défend le maintien graphique de cette consonne implosive contre son remplacement par l’accent circonflexe, parce que, dit-il, cet s indique que la voyelle précédente est longue, sauf dans de nombreuses exceptions qu’il énumère, où elle est brève (p. 249-50). Il est probable que le s graphique doit sa conservation, tout au long des 16e et 17e s., à cette fonction de signalement d’un allongement compensatoire de la voyelle précédente, fonction assurée par la suite par l’accent circonflexe (Cerquiglini 1995) (voir ci-dessous 27.3.4.3 et 27.3.7 ; x Partie 3, §389). 27.2.3.1 Les défenseurs du phonocentrisme Après l’invention de l’imprimerie, la querelle de l’orthographe, qui donne lieu aux premières véritables explicitations sur l’orthographe du français, fait une large place à la dénonciation ou à la défense des lettres étymologiques. Les opposants, tenants d’un retour à une graphie phonocentrée, et leurs continuateurs d’aujourd’hui partisans d’une orthographe simplifiée, avancent des arguments qui tiennent à l’émancipation du français à l’égard du latin mais aussi à la longue tradition, remontant à Aristote, qui subordonne l’écriture à la voix. Ainsi Meigret en 1542 affirme :
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation Parquoy il fault confesser que puis que les lettres ne sont qu’images de voix, que l’escripture deura estre d’autãt de letres que la pronõciation requiert de voix. Et que si elle se treuue autre, elle est faulse, abusiue et damnable (Traité, Aiii v)
A l’inverse, les défenseurs de ce qui, au 16e s. et encore au 17e s., est désigné comme l’ancienne orthographe (comprendre l’orthographe étymologisante du MF) en explicitent les fonctions d’autonomisation de la langue écrite, notamment la distinction des homonymes, l’aide que ces lettres muettes apportent aux étrangers lisant le français, les liens paradigmatiques qu’elles tissent et l’affiliation au latin. D’après les paroles que lui fait prononcer Jacques Peletier du Mans, Théodore de Bèze, fervent partisan de l’ancienne orthographe, évoque aussi un critère d’ordre esthétique : ces lettres donneraient de la grâce et de la beauté à la langue française écrite, en soulignant aussi la richesse de cette langue tant au plan lexical que graphique. Les lettres étymologiques lui semblent un moyen de rendre la copie (l’abondance et la richesse) d’une langue que l’érosion phonétique a rendue grêle et éloignée du latin et des autres langues romanes. Au-delà de ces arguments d’ordre esthétique, c’est une orthographe de lecteurs qui est ainsi défendue là où les réformateurs entendent promouvoir une orthographe de scripteurs. Car la pratique de l’écrit se diffuse dans la société et n’est plus réservée au corps professionnel des lettrés latinistes. Alors même que leurs fonctions dans le code graphique excèdent de beaucoup la seule évocation du latin originel, c’est au nom des illettrés, parfois cultivés mais non latinistes et désormais scripteurs, que les lettres étymologiques sont dénoncées. Parmi ces nouveaux accédants à l’écrit, les femmes sont présentées comme les bénéficiaires – et parfois les promotrices – d’une orthographe « simplifiée », c’est-à-dire subordonnée au code oral. C’est ainsi que le Grand Dictionnaire des Précieuses, composé en 1661 par Somaize, propose, même si c’est pour s’en moquer, une liste de rectifications orthographiques, fondées sur le refus du principe étymologique et l’éviction des consonnes muettes (autheur > auteur, sçavoir > savoir, effects > éfets, nopces > noces, aduis > auis) (Cerquiglini 1996 : 129). L’orthographe ancienne se voit coupée de l’usage, continûment adossé à l’oral, coupure qui est tantôt déplorée (dès le 16e s., par exemple par Meigret), tantôt revendiquée par Théodore de Bèze pour différencier la manière d’écrire « des gens doctes et des gens mécaniques » et, encore au siècle suivant, dans cette première version de la préface au Dictionnaire de l’Académie de 1694 : La Compagnie declare qu’elle desire suiure l’ancienne orthographe qui distingue les gents de lettres d’auec les ignorants et les simples femmes. (Mezeray, Cahiers, cité dans L’Orthographe en questions, 2006 : 52)
Le débat sur les lettres étymologiques se construit aussi en termes sociologiques de « distinction » qui brouillent durablement la perception du caractère systématique (relevant du système orthographique) du choix des lettres étymologiques. Si l’on considère la pratique des manuscrits et des imprimés composés à partir de 1500, l’opposition est moins contrastée. Ils présentent des graphies identiques à celles qui caractérisent le MF : les lettres étymologiques y sont massivement représentées et aucun changement significatif n’est visible même chez ceux qui, comme Geoffroy Tory, sont sensibles aux problèmes liés à la lisibilité des textes et évoquent le besoin d’une réglementation des graphies. Si les premiers réformateurs comme Louis Meigret (1542) réclament l’abandon de toutes ces lettres muettes, source d’erreurs pour les lecteurs et les scripteurs (surtout les femmes, les enfants et les étrangers, comme le dit Ramus), les imprimeurs continuent, dans leur grande majorité, à écrire comme ils l’ont toujours fait, en suivant la tradition tardo-médiévale. Quelques
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éditeurs, adeptes des idées réformistes qui préconisent un accord entre la « prolacion » (prononciation) et l’écriture, impriment des textes où les lettres étymologiques sont quasiment absentes, mais elles ne sont jamais complètement effacées. Ronsard suivra un certain temps ces mêmes idées et on peut relever dans l’édition des Œuvres de 1553 des graphies comme tans, piés, amirer, neu, etc., mais cette tendance reste très marginale et, globalement, les graphies du 16e s. sont très proches de celles que l’on relève au siècle précédent. Références bibliographiques : Beaulieux 1927 ; Blanche-Benveniste 1997 ; Buridant 1998 ; Catach 1995c, 1997 ; Cerquiglini 1996 ; Chartier 1997 ; Chevrot et Malderez 1999 ; De Jong 1995 ; Honvault-Ducrocq (2006) Lusignan 2004b ; Marchello-Nizia 21997a [1979] ; Merrilees 1998 ; Saenger 1970 ; Van Hoecke 1992.
27.3 Les consonnes doubles Par convention, nous employons le terme « redoublement » pour désigner le procédé graphique de la séquence de deux lettres consonnes identiques, sans préjuger de sa valeur phonographique. Nous réservons « gémination » au phénomène phonique de réduplication du phonème consonne. Remarquons que cette distinction terminologique n’est pas en place chez les grammairiens des 16e et 17e s. qui utilisent l’un ou l’autre de ces termes pour référer indifféremment à la prononciation ou la graphie (Peletier : lettres doubles, Bosquet : double consonante, Cauchie : geminates consonantes, Ménage parle de redoublement). Le procédé du redoublement, qui n’apparait qu’à l’intérieur du mot en français, n’affecte pas également toutes les lettres consonnes de l’alphabet : h, j, k, q, v ne sont jamais doubles en FMod, b, g, d et z le sont rarement (abbé, agglomération, addition, pizza.). Les lettres c, f, l, m, n, p, r, s et t sont les plus fréquemment redoublées. Cette distribution a pu varier dans l’histoire du français. Ainsi, les redoublements de g, d, z et k sont mieux représentés en AF où ils se concentrent surtout dans la scripta anglonormande (ils se conservent, au demeurant, dans la langue écrite du moyen anglais, plegge, jugge, duzze). Certains redoublements ont disparu comme celui qui touche la première lettre de quelques digraphes consonnes en ancien et en moyen français : ch / cch, qu / cqu (sec / secche ; public, publicque). 27.3.1 Un point névralgique dans le code graphique du français Le redoublement peut témoigner en français de fonctionnements phonographiques sensiblement différents et qui peuvent, pour une même séquence de deux consonnes identiques, varier dans l’histoire. – –
la consonne double conserve la même valeur phonique que la consonne simple, le redoublement est dépourvu de valeur phonographique (menotte, pelote). les deux consonnes n’ont pas, l’une et l’autre, la même valeur phonique. Par exemple, le graphème c a deux valeurs différentes en français [k] ou [s] et, quand il est redoublé, le premier graphème note [k], le deuxième [s] (accepter, occire, occident). Le digraphe gg représente également les deux phonèmes [g] et [ʒ] (suggérer). Ces consonnes doubles existaient déjà en latin (accedere, suggerere) où elles étaient issues de l’assimilation des préfixes : ad + caedere et sub + gerere. On suppose que la prononciation en AF était
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identique à celle de la consonne simple, étant donné que l’on trouve des graphies du type ocire, sugestion, à coté d’occire, suggerer, suggestion. Toutefois, les grammairiens au 17e s. affirment qu’il faut prononcer les deux consonnes différemment, comme dans aksepter. la séquence de deux consonnes représente un phonème différent de la consonne simple (en FMod ss à l’intervocalique (basse / base) ; rr, ll et nn dans l’histoire du français). Le cas du digraphe ss n’est pas tout à fait identique, bien qu’il soit issu également de l’assimilation en latin d’un préfixe (ad + similare > assimilare). En français, le graphème simple s représente à l’intervocalique le son [z], alors que le digraphe ss représente la sifflante sourde [s]. La fonction de ce redoublement est donc d’abord phonographique ; toutefois il permet aussi, parfois, d’opposer des paires minimales : base / basse ; case / casse ; rose / rosse. la première des deux consonnes exerce une fonction de lettre diacritique sur la voyelle de la syllabe précédente dont elle indique l’aperture, la longueur ou l’articulation nasale à un moment de l’histoire du mot (jette / jetons, patte / paste, année / asne).
Cette pluralité de fonctionnements fait des consonnes doubles un point névralgique du code graphique du français. Des premiers commentaires de la Renaissance aux débats les plus récents des Rectifications de l’orthographe de 1990, leur usage – et les difficultés qu’il représente pour les apprenants – soulève des questions qui tiennent au caractère instable de leur statut graphématique, signe uniquement visuel, sans valeur phonographique ajoutée par rapport à la lettre simple, graphème contextuel discriminant l’articulation de la voyelle précédente, ou marque d’une gémination effective. Cette instabilité les rapproche des consonnes étymologiques muettes avec lesquelles les consonnes doubles partagent plusieurs caractéristiques fonctionnelles, lisibles en synchronie, et plus généralement une histoire commune, que ce soit dans la chronologie de leur apparition ou que ce soit sous l’aspect des modalités de leur remplacement par les accents suscrits, ou de leur rationalisation en système. La question posée par l’existence dans le code du français écrit de ces consonnes doubles est celle des raisons de leur émergence dans le code graphique du français, dont elles avaient presque totalement disparu en AF, de leur fonction et de leur valeur phonographique dans l’histoire (d’une fonction diacritique contextuelle à leur possible réarticulation). 27.3.2 Les consonnes doubles en latin et la simplification en latin parlé tardif L’existence de consonnes doubles dans le code graphique du français est le fruit d’une réintroduction. En latin classique, le redoublement graphique correspondait à une gémination (vacca, annus). Il existait donc dans cette langue une opposition pertinente entre consonne double et consonne simple (annus vs. anus). Leur articulation en fait une charnière syllabique où la première consonne est prononcée implosive, avec une force décroissante, et la seconde explosive, avec une force croissante. La période d’affaiblissement articulatoire qu’est le latin vulgaire voit les géminées se réduire en un son unique, intervocalique. Cette réduction affecte toute la Romania à l’exception de l’Italie centrale et méridionale (Väänänen 1981a [1967] : 58-59, Bourciez 1978 : 122) (x Partie 3, §296). La phonétique historique du français établit que ces consonnes sont encore géminées au 6e s. puisque les voyelles toniques qui précèdent (e, o et a) n’ont pas diphtongué (cattu > chat, annu > an, -ittu > et), ce qui laisse supposer que la consonne qui suit est encore géminée et forme entrave. Le fran-
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çais ne connait plus de géminées. Cette hypothèse est confirmée par les textes écrits de AF qui enregistrent généralement cette simplification, conformément au fonctionnement essentiellement phonographique de l’écrit. Le redoublement de consonnes y est relativement rare. Les formes graphiques présentant un redoublement ont le plus souvent des variantes, parfois dans le même texte, où la consonne est simple (soufrir / souffrir, sajete / sajette, gabé / gabbé, etc.). Font exception les digraphes tt, rr et ll, les deux premiers étant prononcés, selon certains grammairiens du 16e s., avec une plus grande intensité que la consonne simple et le dernier pouvant représenter l’antériorisation de la latérale. 27.3.3 Les consonnes doubles en ancien français Il est d’usage de dater du 14e s., la réintroduction dans l’écrit des consonnes doubles, ce qui en fait un phénomène contemporain de l’usage des lettres dites « étymologiques ». Mais, au vu des comptages, cette date du MF signale davantage une intensification significative du recours au procédé qu’une véritable innovation. Cependant cette chronologie doit être affinée, car il n’est pas exact de dire que le redoublement est inconnu avant cette date. Une enquête menée sur le corpus de la BFM 2012 montre que, pour certaines consonnes, le redoublement est attesté dès les tout premiers textes en français. C’est le cas, par exemple, des mots peché (564) / pecché (348), mettre ou mectre (670) / metre (568), abé (100) / abbé (243), elle (7939) / ele (4834), suffrir, souffrir, soffrir (237), sofrir, soffrir, suffrir (119) ; les doubles consonnes apparaissent donc déjà dans des textes antérieurs au 13e s. 27.3.3.1 Fonction logographique Leur statut de variantes montre qu’il s’agit de redoublements sans gémination et dotés par conséquent d’une autre fonction, qui semble d’abord de fidélité à la forme graphique latine, où la consonne est double : peccatu, mittere, abbas, -tem, illa. Cette fonction logographique est confirmée a contrario par des mots comme aller ou pucelle (qui ne sont pas attestés en latin écrit), où la double consonne apparaît plus tardivement (déb. 14e s.). Pour ce type de mots, aucune image de la forme graphique latine n’a pu exercer son influence. La plupart des emplois précoces relèvent du lexique semi-savant ou religieux qui a pu, en revanche, favoriser l’imitation de la graphie latine. Ensuite, à partir de la fin du 13e s., l’adossement général du code graphique du français aux graphies latines intensifie le redoublement consonantique dans tous les mots où il existait en latin. 27.3.3.2 Fonction phonographique Dès l’AF, une analyse spécifique doit être réservée au redoublement de n et de l qui marque la palatalisation de la consonne. Dans les plus anciens textes, le redoublement est l’un des moyens graphiques inventés par les scribes du français dès les premiers passages au graphique de la langue vulgaire, pour noter des sons inconnus du latin. Le procédé est assimilable à celui des digraphes, par lesquels un regroupement de deux lettres consonnes est utilisé pour représenter un phonème nouveau, pour lequel l’alphabet latin ne fournissait pas de lettre adéquate (voir ci-dessus 27.1). C’est ainsi qu’une des plus anciennes notations du l palatal, dans Eulalie (conselliers < consiliarios) et dans les Dialogues de l’ame (dollet < doleat) prend la forme d’un redoublement de la consonne l (pourtant simple dans l’étymon latin). Un méca-
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nisme analogue est à l’œuvre pour n dans la forme sennior, ensenna relevée dans Passion, ou gaainner qui apparaît dans ThaonComput. L’emploi d’une double consonne pour marquer la palatalisation semble être une pratique bien connue des copistes anglo-normands. L’AngloNorman Dictionary (AND) recense en effet de nombreuses graphies du type : conseller, baller, veller. On peut faire l’hypothèse que la palatalisation relevant d’un phénomène d’énergie articulatoire, le copiste a pu recourir au redoublement de la consonne pour représenter cette articulation plus forte, ou bien considérer que le redoublement constitue la notation la plus sommaire de l’altération, un digraphe minimal. Sans avoir de lien avec l’étymologie, la consonne double rend compte d’une modification de l’articulation (palatalisation ici) originelle (batalle, ensenna). Cette solution, cependant, sera très rapidement abandonnée, sans doute parce qu’elle entre en conflit avec les cas où le redoublement est purement graphique (nouvelle, tranquille ou ruinne) ou issu d’une assimilation de deux consonnes après amuïssement d’une voyelle (m + n, dans hominem, femina, etc.) et renvoie à l’articulation d’une consonne simple à l’oral. La nasalisation viendra compliquer davantage la valeur de n et m doubles à partir du 12e s. Les digraphes ll et nn seront donc abandonnés et les digraphes il, li, lh, gn ou les trigraphes du type ill, ilh, ign, ngn, etc. assureront seuls la représentation graphique des sons palatalisés. 27.3.4 Les consonnes doubles en moyen français et en français moderne 27.3.4.1 Un procédé purement graphique Le redoublement des consonnes se généralise en MF où le témoignage des traités prouve qu’elles ne sont pas géminées. Dans le traité De orthographia gallica, on trouve l’item suivant : Item l et r aliquando geminabuntur in scriptura et non in sono, ut celle, elle, terre (londe), guerre (werre) debent sonari tere, gere, ele, cele, etc. (Orthographia gallica, version longue L 77)
Le procédé est purement graphique, la consonne reste intervocalique et la syllabe précédente ouverte. C’est cette absence de valeur phonique de la première des deux consonnes qui leur vaut la condamnation des réformateurs de la Renaissance, qui les rangent parmi les consonnes superflues et les traitent comme les consonnes étymologiques adscrites (costé, febve, advocat, etc.). 27.3.4.2 Valeur phonographique contextuelle L’absence de gémination ne signifie pas pour autant que le redoublement est dépourvu de fonction phonographique ; cependant celle-ci est indirecte et s’exerce de façon contextuelle sur la voyelle qui précède dont elle indique le degré d’aperture, la longueur ou l’articulation nasale, comme, par exemple, dans : recette, pierre, annee. Les premiers traités du 16e s. font référence à cette valeur et donnent l’exemple du son [ɛ] dans verre, appelle, jette ; Peletier du Mans parle de [e] clair, Estienne de syllabe prolongée et Bosquet de « prolacion longue ». L’information diacritique portée par le redoublement consonantique sur la voyelle précédente peut porter sur l’aperture de celle-ci, son lieu d’articulation ou sur sa longueur.
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Plusieurs discussions, à partir de la Renaissance, portent sur la réalité de cette fonction diacritique de la consonne double. Elles sont notamment bien présentes dans les traités écrits en orthographe réformée (à fonctionnement phonographique) où les auteurs s’efforcent d’éliminer les consonnes superflues, sans valeur phonographique. Meigret, par exemple, dans sa réponse à Guillaume des Autels, écrit lęttr’, trętté, ecritture, tonęrres, ęlle, etc. ; dans ces mots la consonne double peut relever de différentes analyses. Elle note peut-être une prononciation plus forte pour le digraphe rr. Mais dans ce cas, comme pour les autres redoublements, force est de constater qu’elle est redondante avec la notation de l’aperture de la voyelle précédente par une sorte de cédille ou de signe souscrit. La consonne double dans trętté, ecritture, par contre est certainement ressentie par Meigret comme une sorte de simplification (ou démotivation de l’étymologie) par rapport aux graphies étymologisantes de ses contradicteurs : escripture et traicté. 27.3.4.3 Concurrence d’autres systèmes diacritiques : les accents Dans ce rôle phonographique contextuel, les consonnes doubles se trouvent en concurrence avec le procédé des consonnes muettes de fin de syllabe (debte, recepte) qui peuvent avoir cette même fonction diacritique portant sur l’articulation de la voyelle précédente. Ces dernières, cependant, n’ont comme motivation que d’être présentes dans l’étymon latin (c’est tout au moins ainsi qu’elles sont perçues) ce qui les rend difficilement prédictibles pour ceux qui ignorent le latin. Sous cet aspect, le redoublement de la consonne est d’un maniement plus facile et peut être considéré comme une amélioration. Au 17e s., Dangeau est partisan de l’élimination des consonnes doubles, au nom d’un fonctionnement phonographique du code graphique. Cependant, il concède que, malgré l’aversion de la langue française pour les doubles consonnes, l, r et n peuvent se prononcer plus fortement comme dans Pallas, Varron, Cinna, essentiellement des noms propres venant du latin. Dangeau reconnaît aussi qu’en dehors de ces cas particuliers les doubles consonnes peuvent avoir une valeur diacritique indiquant que la prononciation de la voyelle qui précède est ouverte ou longue (terre, appelle, rejette, effet, coeffe), mais il prône l’utilisation de l’accent grave à la place du redoublement de la consonne. D’autres, comme La Touche (1696), sont plus enclins à conserver des consonnes doubles parce qu’elles n’empêchent pas la bonne prononciation, étant donné que toutes ces consonnes sont simples à l’oral. Au 18e s., l’abbé D’Olivet (1775) propose de remplacer les consonnes étymologiques adscrites par un accent circonflexe, mais aussi de conserver les redoublements porteurs de l’information de la brièveté de la voyelle qui précède : Peut-être y avoit il des inconvénients dans l’ancienne orthographe ; mais à la bouleverser, comme on voudroit faire aujourd’hui, il y en aurait encore de plus grands. A la bonne heure, par exemple, qu’on supprime les autres muettes, qui marquoient qu’une syllabe est longue, comme dans teste, dans paste ; car on peut me faire entendre la même chose par un accent, tête, pâte. Mais quoique l’un des t soit muet dans tette, dans patte, c’est une nécessité de continuer à écrire ainsi, parce qu’en pareil cas il n’y a point d’autre signe que le redoublement de la consonne, qui puisse marquer la briéveté de la syllabe (La Prosodie françoise, 1775, p. 22)
Redoublements et accents sont soit en distribution soit en concurrence chez les remarqueurs. L’élimination de la double consonne va parfois de pair avec l’introduction d’un accent (circonflexe, grave ou aigu). Meigret (1551) adopte le e cédillé, Dangeau (1694) propose d’utiliser un accent circonflexe qui servira à indiquer que la voyelle est ouverte et la syllabe
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longue (têre, vêra, fêrer) et un accent grave pour [ɛ] : j’apèle, Chapèle, je rejète, j’achète, viènent, anciène. Lesclache (1668-69) se sert de l’accent circonflexe : sôlicite, vîle, âsujetir, mais aussi de l’accent aigu métre, intélijance, conésance. 27.3.4.4 Fonction morphographique Le redoublement, d’origine phonétique, par assimilation, acquiert aussi une fonction morphographique, parce qu’il signale l’articulation entre préfixe et radical et entre radical et suffixe. –
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L’assimilation de la consonne finale du préfixe est ancienne, elle remonte au latin tardif mais on relève déjà des cas en latin classique : assum, pour adsum et se multiplie en latin vulgaire. Ainsi, Alcuin, De orthographia, écrit asspiratio, asspirare quelles que soient les formes conjuguées de ce verbe, notant ainsi par un redoublement de la consonne ss, l’assimilation sans doute ancienne de d implosif à s initial du radical spirare. En MF on peut relever de nombreux cas de redoublement graphique, témoins d’une telle assimilation : arraisonner, deffacer, assabler, appointer, immisericordieux, etc. Le procédé survit en FMod : illégal, affoler, annoter, pressentir. Le redoublement est le moyen graphique destiné à conserver dans l’écrit la trace de la dérivation préfixale. Dans les cas où la préfixation rendait s intervocalique, le redoublement ménage la valeur [s] de s entre deux voyelles : pressentir < praesentire latin, où, étant donné sa position intervocalique, le digraphe sert à éviter la prononciation [z]. Mais fait exception vraisemblable où le « préfixe » étant à finale vocalique, il n’y a pas eu d’assimilation, partant pas de redoublement, en dépit des valeurs contextuelles de la lettre s. Les suffixes français commencent tous, à l’exception du suffixe -ment, par une voyelle. Il ne devrait donc pas y avoir d’occasion de redoublement (marque d’une assimilation) pour les dérivés suffixaux, s’il n’y avait pas le phénomène de la nasalisation qui favorise la présence d’une double consonne nasale entre le radical du mot et le suffixe (émotion / émotionnel). Les suffixes posent donc la question de l’alternance graphique entre consonne simple et consonne double dans le paradigme dérivationnel d’un mot. Les solutions graphiques dépendent de la date d’entrée du mot dans la langue, avant ou après la nasalisation. Le redoublement des consonnes n et m obéit d’abord à une fonction phonographique selon laquelle la première consonne indique la résonance nasale de la voyelle précédente. Le deuxième n (ou m) conserve sa fonction « normale » phonographique, de notation de la nasale intervocalique. L’évolution phonétique va brouiller cette distribution : entre la fin du 16es. et le début du 17e s., elle conduit à un allègement de la prononciation nasale, qui se réalise de deux façons différentes, selon le contexte (voir 27.5.1). L’opposition consonne double / consonne simple est aussi perçue comme corrélée au statut tonique ou atone de la voyelle précédente : fidelle / fidelité, ou patronne / patronage (Régnier-Desmarais 1706 : 107-108) et rend compte aussi de l’opposition entre voyelle brèves et voyelles longues : mole, dome, avec un o « long et extrémement ouvert », s’opposent à molle, folle, somme où le o est « bref et serré ».
Alors qu’au 16e s. la réforme érasmienne portant sur la prononciation du latin a conduit à réarticuler toutes les consonnes du latin écrit, elle échoue à faire adopter l’usage de prononcer géminées les consonnes doubles des mots latins. Le redoublement graphique n’acquiert
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pas de contrepartie phonique. Ce qui a pour corollaire de renforcer la tolérance aux redoublements dans l’écriture du français, durablement perçu comme sans conséquences phonographiques. Ce point fait donc obstacle à leur éviction de l’usage graphique. 27.3.5 Le plurisystème : lettres étymologiques, consonnes doubles et accents Le maintien de la concurrence entre ces procédés complique la systématisation du code graphique. L’héritage (les graphies historiques) et l’usage (présence ancienne de redoublement consonantique provenant d’une graphie latinisante) ne sont pas entièrement éliminés, ou mis en conformité, avec la valeur diacritique de la première des deux consonnes. Se superposent notamment le recours à la consonne étymologique implosive et le recours à l’accent, deux procédés dotés d’un fonctionnement diacritique analogue sur la voyelle précédente. Les accents qui auraient dû éliminer cette solution « par la lettre » ne l’ont pas fait entièrement (concurrence je jette, j’achète). La notation de l’articulation nasale de la voyelle n’a pas fait l’objet d’une solution par l’accent ou le signe suscrit (le tilde) comme dans d’autres langues romanes. En ce qui concerne la fonction morphographique du redoublement, à la frontière préfixe / base, le redoublement reste associé à son origine phonétique, qui est le phénomène de l’assimilation de la consonne finale du préfixe à la consonne initiale de la base. Mais certains préfixes sont devenus homonymes et seule la connaissance diachronique de leurs origines respectives permet de comprendre la distribution entre redoublement et lettre simple : approfondir (ad + profond) mais apostrophe (apo + strophe), annuler (ad +nul) mais anormal (a + normal). Le principe étymologique, sémiographique ici qui distingue les différents préfixes, contrevient au principe phonographique. Certaines graphies restent, même en considérant leur origine, de vraies anomalies apercevoir (pourtant ad + percevoir). 27.3.5.1 Les étapes d’une rationalisation L’élimination principale se présente comme une rationalisation et est opérée par le Dictionnaire de l’Académie de 1740 (qui élimine aussi des consonnes adscrites dites « étymologiques »). La difficulté que pose la présence ou l’absence de consonnes doubles à l’écrit est encore vivement ressentie à l’époque actuelle : les manuels sur le français écrit leur font une place importante. Les Rectifications de l’orthographe de 1990, tentent de résoudre le problème de la consonne double dans les verbes en -eler et -eter et de remplacer partout la consonne double par une consonne simple tout en ajoutant un accent grave sur la voyelle qui précède, à l’exception des verbes appeler et jeter « dont les formes sont les mieux stabilisées dans l’usage » (JO 6 déc. 1990 : 13) (x 26.8.1.1.e.). 27.3.6 La réarticulation des consonnes doubles et le cas de la gémination La réalité de la gémination est régulièrement objet de controverses depuis que des témoignages existent sur la prononciation du français. En ce qui concerne le FMod, bien des dictionnaires (Martinet et Walter 1973) et bien des locuteurs attestent d’une prononciation géminée des consonnes doubles. Il ne s’agit cependant que d’un fait de variation, sans que l’opposition consonne simple / consonne double n’accède au statut d’opposition pertinente en langue et ne distingue de paire minimale. Toutes les consonnes doubles, au demeurant, ne
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sont pas susceptibles d’être réarticulées. Ainsi, par exemple, aucune réarticulation n’est attestée pour -bb- (abbé) ou -tt- dans le suffixe -ette. La gémination peut avoir différentes causes, notamment l’orthographisme (favorisé par la circulation uniquement écrite des écrits savants jusqu’aux peu lettrés, ou semi-lettrés) jusqu’à l’invention de la radio. Le zèle pédagogique, lié au demeurant à la cause précédente, a pu, par l’exercice de la dictée, associer dans l’esprit des élèves les formes longues, surarticulées de mots, et la forme correcte. Cette tendance est déjà évoquée par La Touche : Je remarquerai ici que plusieurs personnes qui ont contracté dans l’Ecole l’habitude de prononcer les doubles consonnes, conservent cette prononciation dans les mots françois qui commencent par ill et par imm ; par exemple, ils prononcent illustre, illégitime etc. comme illuƒtre, il-légitime, faisant ƒonner fort les deux l. Ils prononcent de même, immortel, immédiat, &c. comme im-mortel, im-médiat. Si ces gens-là consultent les personnes polies, & sur-tout les Dames, ils verront qu’elles prononcent iluƒtre, ilégitime, etc. (L’Art de bien parler françois, 5e éd., 1737, p. 26)
Ces deux facteurs de gémination s’exercent particulièrement à la frontière préfixe / base, important dans la prononciation une analyse du mot comme dérivé, analyse qui se voit ainsi représentée, dans la forme écrite. Relève d’un fonctionnement similaire, la gémination issue du contact entre finale et initiale dans la chaine parlée il l’a vu. La gémination, enfin, peut relever d’un accent d’insistance dont elle constitue la forme principale (C’est mmalheureux !). 27.3.7 Les accents Dans l’histoire du français écrit, on associe souvent l’introduction des accents aux imprimeurs du 16e s. ; depuis les travaux de Catach sur ce qu’elle a appelé le mouvement « orthotypographique » (1968), les imprimeurs sont considérés comme les inventeurs des accents modernes dont ils auraient progressivement introduit l’usage, afin d’aider le lecteur au déchiffrage de l’écrit. Au 16e s., l’accent est en effet d’abord un signe diacritique placé audessus de la voyelle e, qui permet de distinguer entre deux sons, celui de [œ], issu de [e̥ ], qui deviendra progressivement muet, et celui qui correspond à [e]. Ce petit signe oblique suscrit permettra de lever une ambiguïté gênante du code écrit du français et le lecteur pourra facilement distinguer la forme chante de la forme chanté, alors que cette distinction n’était jamais marquée dans les manuscrits médiévaux. Les accents ne constituent pourtant pas une nouveauté absolue dans le monde occidental et nombreux sont les systèmes d’écriture disposant d’une panoplie plus ou moins ample de ces signes auxiliaires. Les copistes grecs s’en servaient déjà au 6e s. avant notre ère pour noter la syllabe accentuée dans les polysyllabes et pour distinguer les mots dans une écriture qui ne les séparait pas toujours. Si la nature, la forme et la fonction de l’accent varient d’une langue à l’autre, ce signe naît comme une aide à la lecture. En latin, il est rare de trouver des manuscrits où tous les mots sont accentués (Bourgain 1998), mais la présence des accents sert, comme en grec, à identifier les mots agglutinés et à désambiguïser là où cela est nécessaire. Les accents dans les manuscrits latins sont utilisés surtout à partir de la Renaissance carolingienne ; le plus fréquent est l’accent aigu, dont les copistes se servent soit pour indiquer la syllabe tonique dans les proparoxytons, auquel cas l’accent se trouve sur n’importe laquelle des cinq voyelles, soit pour désambiguïser une suite de jambages, dans ce cas l’accent est noté sur la lettre i. Bien qu’Isidore de Séville reconnaisse l’existence de dix types différents d’accent, le plus utilisé dans les manuscrits latins est l’accent aigu dont la
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fonction est surtout distinctive et prosodique. L’accent circonflexe apparaît parfois aussi pour signaler que deux éléments séparés par le copiste sont à lire comme un seul mot, il est donc légitime de se demander si c’est le copiste lui-même qui a placé les accents pendant ou après la campagne d’écriture ou bien si c’est un lecteur qui aurait souhaité indiquer clairement la bonne lecture de certains mots ou syntagmes, là où il aurait identifié un problème, une ambiguïté. Dans certains cas, la différence de l’encre (plus sombre ou plus claire, voire de couleurs différentes) et du trait de plume (plus fin ou plus épais) permet d’attribuer aux lecteurs le placement des accents ; dans la majorité des manuscrits latins, d’ailleurs, la fréquence des accents varie en fonction de l’emplacement dans le texte : certains passages sont très fournis en accents, d’autres n’en présentent aucun. Dans les textes en français, la présence des accents est très répandue au début de la mise par écrit du français et, notamment, au 12e s. Comme l’ont montré les auteurs de l’Album des manuscrits du 12e siècle (Careri, Ruby et Short 2011), ce sont surtout des manuscrits anglo-normands ou des manuscrits copiés en Angleterre qui comportent une utilisation massive et intéressante des accents, même si on en relève aussi, beaucoup plus rarement, dans quelques manuscrits français (Bourgain 1998, Careri 2008, 2011, Short 2015). Dans ces copies, les accents peuvent assumer différentes fonctions (Careri 2015) : une fonction dite paléographique, quand ils servent à identifier la lettre i dans une série de jambages (ní / ín, uín) ; une fonction diacritique, appelée aussi phonétique, dans des mots comme iéo, céo, có, où l’accent sur la voyelle dénote la palatalité de la consonne qui précède [j] ou [z], ainsi qu’une fonction métrique, par exemple dans féíssons, óít, éúst, le double accent marque la valeur syllabique de chaque voyelle et facilite la lecture des vers (l’éditeur moderne transcrira donc ainsi feïssons, oït, eüst). Ces mêmes accents, dans un texte en prose, indiquent simplement la bonne prononciation d’un mot, d’une suite de syllabes, et ont donc une valeur phonétique. La tendance anglo-normande à la fusion des sons vocaliques incite les copistes à utiliser l’accent aigu, lequel, employé seul sur une suite de deux voyelles, indique que les deux sons appartiennent à la même syllabe comme le montre l’exemple de óeure (oevre), mais surtout dans sóudéément (le premier groupe de voyelles ne forme qu’une syllabe, le deuxième deux syllabes : soudéement). Véritable guide pour la lecture à haute voix, surtout dans des contrées où le français n’est pas forcément la langue maternelle des scripteurs et des lecteurs, ces accents disparaissent pourtant dans le premier quart du 13e s. Il ne restera que l’accent aigu sur la lettre i dans les manuscrits des 13-15e s., avec une fonction diacritique évidente, celle d’identifier la voyelle dans les séries de jambages (Prou 1924 : 268, Beaulieux 1927 : 156, Baddeley et Biedermann-Pasques 2003). L’accent sur í, lorsqu’il représente une voyelle, est très fréquemment employé à cette fin distinctive (Llamas-Pombo 2007b : 641). Il faudra attendre le début du 16e s. et la diffusion de l’imprimerie pour que l’utilisation de ces signes diacritiques devienne systématique et qu’on étende leur emploi à plusieurs cas de figure. D’une manière générale, deux mouvements distincts favorisent le recours aux accents. En premier lieu, la nécessité de rendre l’écrit accessible à des personnes qui ne sont pas des lecteurs ou écrivains professionnels : le fait que les imprimeurs s’adressent à un public plus large par rapport à leurs prédécesseurs (les copistes) favorise une prise de conscience des ambiguïtés du code écrit du français. L’introduction des accents vient tout d’abord pallier ces difficultés de lecture. En second lieu, la redécouverte récente par les humanistes des manuscrits grecs et latins et la volonté d’éditer les textes anciens, familiarise les professionnels de l’imprimerie avec deux langues qui connaissaient l’accentuation, mais surtout leur impose de signaler au lecteur la bonne prononciation de certains mots latins ou grecs. Une panoplie
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d’accents est tout d’abord utilisée par les imprimeurs italiens, comme Alde Manuce, qui travaillent en collaboration avec des éditeurs scientifiques soucieux de faciliter l’accès à ces textes anciens. Progressivement, ces accents et surtout l’accent grave, aigu et circonflexe passent des langues anciennes au français en s’adaptant aux besoins spécifiques du code écrit de cette langue. Si Jacques Dubois a eu recours à de nombreux signes diacritiques suscrits qui ne seront pas tous retenus ou utilisés de la même manière par les imprimeurs, La Briefve doctrine proposait aussi quelques accents : aigu, grave et circonflexe ainsi que le tréma, ce dernier étant un signe de « division », alors que l’accent circonflexe était considéré comme « un signe de conjonction ». D’autres techniques, comme la création d’un nouveau caractère, le e barré (x 26.7.3.5.b.) pour représenter le -e féminin, viennent concurrencer l’utilisation de l’accent aigu dont la fonction première était de distinguer [e̥ ] de [e]. Par la suite l’usage des accents s’impose progressivement, mais il varie selon les imprimeurs ; les dictionnaires les utilisent d’abord avec parcimonie, en retenant surtout l’accent aigu sur -e final, mais refusant de l’utiliser dans d’autres positions dans le mot. Dans l’écriture privée ce processus est encore plus lent et la pratique très variable jusqu’au 19e s. Si l’accent aigu s’impose rapidement pour la voyelle -e en syllabe tonique et en position finale, il tarde à s’étendre à d’autres positions dans le mot (réplique, décrire, ne se trouvent qu’à partir des dictionnaires du 18e s.) ; l’accent grave a d’abord une valeur distinctive a / à, ou / où, mais acquiert progressivement aussi une valeur phonétique et note l’aperture de la voyelle [ɛ] dans mère, congrès, ère, pour ne mentionner que quelques exemples. L’accent circonflexe qui est pourtant connu en latin et qui avait été choisi par Jacques Dubois pour indiquer un digraphe (ai, eu, ou dans maison, peut, vouloir) et le distinguer de la diphtongue correspondante, tardera à être accepté parmi les signes diacritiques (voir ci-dessus 27.2) ; au moment de la disparition définitive de s- implosif à l’écrit, au 18e s., il sera utilisé pour indiquer l’allongement compensatoire de la voyelle, non sans avoir suscité de vives réactions de la part de ceux qui le trouvaient particulièrement disgracieux ou inutile (Cerquiglini 1995). Les linguistes chargés de revoir le système orthographique peu avant 1990 ont travaillé sur la question des accents en essayant d’en améliorer l’usage et de rendre à chaque accent une fonction spécifique en éliminant ainsi les incohérences et les ambiguïtés. Afin de rendre plus cohérent l’usage des accents, les Rectifications (x 26.8.1.1.d.) proposent par exemple que l’accent grave sur la voyelle e ait partout une valeur phonétique et marque donc la prononciation [ɛ], il est donc permis d’écrire crèmerie, cèleri et également réglementer, événement. Afin de réduire l’emploi de l’accent circonflexe à la distinction des homonymes et des homographes et d’éviter l’usage purement étymologique (bête < beste), une liste a été dressée des cas où l’accent circonflexe pourrait être omis. La question a été discutée à nouveau en 2016, au moment de l’intégration de ces modifications dans les manuels scolaires. Considérées comme autant d’attentats à l’intégrité de la langue française, alors qu’elles ne visent que le code conventionnel qu’est l’orthographe, ces propositions de simplifications ont suscité des réactions fortes et souvent passionnées. Malgré ces modifications, le français écrit reste une langue qui fait un usage assez important des signes diacritiques aussi bien pour identifier le mot en cas d’ambiguïté ou homographie (eût / eut ; à / a) que pour indiquer la prononciation correcte [e, ɛ] parfois encore, pour garder une trace de l’histoire du mot (tête, âge). Références bibliographiques : Baddeley et Biedermann-Pasques 2003 ; Beaulieux 1927 ; Bourciez 1978 ; Bourgain 1998 ; Careri 2008, 2015 ; Careri, Ruby et Short 2011 ; Catach 1968 ; Cerquiglini 1995 ; Llamas-Pombo 2007b ; Martinet et Walter 1973 ; Prou 1924 ; Short 2015 ; Väänänen 1981a [1967].
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27.4 Quelques graphèmes en diachronie 27.4.1 La lettre e Écrire tout un roman en français sans jamais utiliser la lettre e, comme l’a fait Georges Perec avec La Disparition, est un véritable exploit. E est en effet la lettre la plus fréquente en français moderne : il entre dans la composition de nombreux digraphes (ei, eu, en, em) ainsi que dans des ligatures (œ, æ) et il est aussi le seul à accepter tous les diacritiques (e, è, â, ë). Exemple évident de la sous-détermination du code graphique, ce graphème renvoie depuis les origines du français écrit à plusieurs réalisations phoniques différentes, alors qu’en latin la lettre e ne notait que le phonème /e/ bref ou long. Il s’est maintenu avec cette valeur dans les mots romans où /e/ était atone et intérieur mercedem > merci, mais on le retrouve aussi en français comme produit de la diphtongaison de /a/ tonique en syllabe libre marem > mer, libertatem > liberté. Cependant, la lettre e, depuis le très ancien français (9e-11e s.), représente aussi d’autres sons, notamment celui, très fréquent, de [e̥ ], issu de l’évolution de -a en syllabe finale ou en tant que voyelle de soutien d’un groupe consonantique diabolum > diable. Pour noter ce son vocalique centralisé, les scribes des premiers textes en français hésitent au début entre plusieurs solutions : la lettre e, majoritaire, alterne avec a, ae, o, soit qu’ils entendent des sons qui varient en fonction des régions ou des registres, soit qu’ils entendent un son intermédiaire entre [e] et [a], voire entre [e] et [o], qui est difficile à transcrire avec les cinq lettres voyelles à leur disposition. L’adjectif notre, par exemple est écrit nostrae dans Passion, nostro dans Serments et nostra dans StAlexis (trois textes copiés autour de l’an 1000). Un mot comme mère peut même, dans le dernier texte cité, donner lieu à deux transcriptions différentes : medra et medre. A partir du milieu du 11e s., cependant, le graphème e se généralise pour noter [e̥ ], qu’il se trouve en position finale, initiale ou prétonique interne. Bien qu’il soit possible, surtout dans des textes versifiés, de ne pas noter la lettre e dans les cas où il y a eu élision ou apocope (vous semblil pour vous semble il, t’apelon pour t’appelle on, el pour elle) le choix de représenter ce phonème centralisé par la lettre e perdurera jusqu’en FMod. On sait pourtant que ce son subit une labialisation au 15e s. et passe à un son intermédiaire entre [œ] et [ø] et ensuite s’efface totalement, comme dans les mots carrefour [karfur] ou quatre [katr], à partir de la fin du 17e s. Jusqu’au 18e s., derrière voyelle, e avait pour fonction de noter l’allongement de celle-ci amie [ami:], et aujourd’hui encore, derrière consonne, il indique que la consonne qui précède est prononcée : grand [grã] / grande [grãd], cependant il ne représente plus aucun son dans cette position finale. La réalisation de ce phonème, qu’on appelle aujourd’hui schwa (x Partie 3, §361, 384), est parfois sujette à la variation en fonction du registre plus ou moins formel et les locuteurs hésitent entre son articulation ou son effacement [vənir] et [vnir] (pour le mot venir) (à propos de la liaison, x 24.6). En AF et surtout en MF, le graphème e ne sert pas seulement à noter, comme on l’a vu, [e] et [e̥ ], pourtant très fréquents, mais aussi [ε], [œ] et [ø], l’évolution phonétique ayant produit de nouveaux sons inconnus au latin et pour lesquels l’alphabet latin ne fournissait que la lettre e ou éventuellement une combinaison de lettres (digraphes vocaliques). Malgré le nombre élevé de sons que peut représenter la lettre e, la lecture des textes médiévaux ne semble pas avoir été ralentie ni même entravée par l’ambiguïté de certaines réalisations graphiques.
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
27.4.1.1 Sous-différenciation du code graphique médiéval ou surnorme orthographique moderne ? On a souvent évoqué le fait que les copistes du Moyen Age ne ressentaient pas le besoin de distinguer entre deux homographes comme une sorte d’anomalie inexplicable du code graphique. Habitués aux marques distinctives que sont les accents, les lecteurs modernes ont quelques difficultés à comprendre comment un code peut fonctionner sans distinguer entre des homographes qui ne sont ni homophones ni homonymes ; par exemple, entre deux formes verbales : chante (ind. prés.) et chanté (part. passé), ou entre un verbe et un substantif : dote (‘doute’) et doté (‘douté’), ou encore entre un adjectif et une préposition : apres (‘après’ / ‘âpres’). Les cas d’homographie sont tellement nombreux dans les écrits du Moyen Age que les éditeurs modernes ont pris l’habitude d’ajouter des accents aigus pour éviter les ambiguïtés et aider le lecteur moderne ; ainsi, dans leurs éditions critiques de textes anciens, ils distinguent soigneusement pie de pié (‘pied’) ; verte de verté (‘vérité’), més (‘mais’) de mes (‘mes’), etc. Cette indétermination apparente du code graphique médiéval est aggravée par l’équivalence acquise entre le graphème -z et le graphème -s, -qui se met en place plus précocement dans le Nord du domaine d’oïl, et dès la fin du 13e s. dans les autres régions. Avant la simplification des affriquées (x Partie 3, §291 rem. 5), le graphème z représentait l’affriquée sourde [ts] et outre cette valeur phonogrammique, il avait aussi une fonction distinctive car, quand il se trouvait en position finale, la voyelle en précession était forcément tonique, ainsi -ez correspondait à [ets] et pouvait s’opposer à -es [es]. L’opposition entre les deux formes du verbe porter : portes (P2) / portez (P5) était donc assurée à l’écrit comme à l’oral. Après 1200 environ, les deux sons consonantiques sont confondus et l’opposition entre les séquences -es et -ez n’est plus pertinente. On peut se demander comment les lecteurs médiévaux se débrouillaient avec ces homographies hétérophones. Faut-il supposer que le code écrit laissait flotter la graphie, alors même que cette indétermination à l’écrit correspond à une opposition phonique sémantiquement importante, puisque l’alternance revient souvent à opposer, à l’oral, l’actif et le passif, le substantif et le participe, l’adjectif et le substantif ? Ou, à rebours, l’intervention des éditeurs modernes est-elle l’expression d’une surnorme orthographique qui superpose la marque typographique de l’accent aigu à d’autres marques distinctives, inaperçues du lecteur moderne ? 27.4.1.2 Quel contexte pour le code graphique ? On sait qu’un graphème est susceptible d’ajouter à sa valeur principale une ou des valeurs supplémentaires, appelées « valeurs contextuelles » dans la mesure où c’est la présence d’un autre graphème avant ou après celui-ci qui détermine cette valeur. Ainsi, par exemple, la valeur principale du graphème c est [k], qu’il a héritée du latin, à laquelle s’ajoute la valeur contextuelle [s], lorsque ce graphème est suivi de voyelle palatale : e ou i/y. Pour le graphème e, par exemple, la présence d’un s suivi de consonne juste après cette voyelle indiquait, dès l’amuïssement de cette consonne implosive (entre 1100 et ca 1200) et jusqu’à une date tardive que la lettre e a la valeur phonographique de [e], comme dans despit, escrire, etc. Cependant, la présence d’une autre lettre avant ou après n’est pas la seule à relever du contexte graphique, l’entourage lexical ou syntaxique où est insérée la forme graphique peut aussi être un élément à prendre en compte. En l’absence des lettres diacritiques (z, e de féminin, t pour les plus anciens textes : pecchiet, citet dans StAlexis), les cas de réelle hésitation restants sont très peu nombreux : les
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comptages menés dans deux romans du 12e s., le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes et l’Enéas, ont montré que la lecture en [e̥ ] est beaucoup plus fréquente (85%) que celle en [e]. Cette dernière interprétation, plus rare en fin de forme, est soutenue, s’il s’agit de formes verbales, type porte, porté, par la présence d’une forme de l’auxiliaire avoir (a, avoit, ont, etc.) qui sélectionne le participe passé ; si l’homographie fait hésiter entre un participe passé et un substantif (la porte), un déterminant (la, une, cele…) permet de trancher. Il est vrai que le lecteur doit se livrer à un calcul que l’invention des signes diacritiques non littéraux économisera. Soucieux de dissiper toute ambiguïté et conscients que le livre imprimé s’adresse à un public plus large de lecteurs, parfois moins experts, les imprimeurs cherchent à résoudre la polyvalence de e surtout à la finale par différents moyens. Ils forgent de nouveaux caractères, comme le ɇ pour noter [e̥ ] en position finale, qui ne s’implanteront pas. Mais surtout, s’appuyant sur le fait que l’opposition de timbre [e̥ ] / [e] correspond en fin de mot à une opposition atone / tonique, ils empruntent aux imprimés latins leur accent aigu, marque de la tonique, pour opposer [e̥ ] (toujours atone et sans accent), à [e], noté é où l’accent aigu, indice de tonicité, en vient à marquer le timbre fermé. C’est ainsi qu’apparaissent les premiers accents et, tout d’abord, l’accent aigu sur la lettre e pour noter [e], voire l’accent grave pour noter [ɛ] ; Pellat et Andrieux-Reix (2006) considèrent à juste titre que le développement des accents est l’événement typographique et phonographique majeur du 16e s. (voir 27.3.7 et x 28.3.1.1). Entré dans le code graphique uniquement en position finale, é finit par se généraliser (17e-18e s.) pour noter [e] aussi dans d’autres positions dans le mot, quand il est en finale de syllabe (ré-duit, mais section). Alors que sur certains monosyllabes l’accent grave est introduit dès le 16e s. avec une valeur distinctive (a / à), sur la lettre e, les autres accents seront marqués plus tardivement dans le but de noter une prononciation particulière, par exemple [ε] (père, relève) ou un hiatus (poète [pɔɛt], Noël [nɔɛl]). Le système des accents sur e décharge le lecteur d’une analyse du contexte qui lui incombait dans le manuscrit médiéval. L’expertise est désormais du côté du scripteur. Souvent redondant (comme pour les finales du féminin ée, ées au demeurant tardives) l’accent sur le e représente un cas de surnorme graphique qui apparaît dès lors que le code graphique est censé fonctionner de manière autonome à l’égard des autres niveaux de fonctionnement linguistique. Malgré ce redoublement de marques, il reste en FMod un certain nombre de cas ambigus où l’accent n’a pas ou plus une fonction phonographique, mais a été conservé dans la graphie comme le célèbre événement, ou bien céleri, crémerie, où un accent aigu est noté sur un [ε], ou bien un è représente le son [e]. Les Rectifications de l’orthographe de 1990 ont essayé de porter remède à ces incohérences du système en proposant les graphies évènement, cèleri, crèmerie, règlementaire (x 26.8.1.1). D’autres facteurs contextuels, au sens graphique, contribuent à désambiguïser la lettre e. A la finale des mots, la présence d’un z après e signale que cette voyelle est tonique – et donc, fermée – ce que ne fait pas s. Quand, à la fin du 13e s., la prononciation de z se réduit de /ts/ à /s/, cette opposition diacritique se brouille : à la finale des mots et des formes verbales, on trouvera écrit ches / chez, nes / nez, vous aves / avez, deves / devez selon que le scripteur, prenant acte de ce que z est désormais un allographe de s, a remplacé z par s; ou selon que, tablant sur la règle qui veut que la voyelle précédant z est tonique, il conserve z comme diacritique de /e/ tonique et donc fermé – conservatisme qui lui fournit dans le même temps un morphogramme (-ez) de personne 5 (Andrieux-Reix 1999b : 89). L’Académie, en 1762, finit par établir la distinction actuelle qui oppose les pluriels des formes verbales en -ez (chantez) aux pluriels nominaux en -és (bontés), à part quelques ex-
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ceptions, eux-mêmes distingués des finales en es par l’accent aigu : és (Pellat et Andrieux 2006 :12). Pour la période médiévale, le nombre considérable de graphies du type chantez pour chanter, notamment au 15e s., montre que -z n’est pas toujours ou pas encore, dans le système de certains scribes, un morphogramme mais plutôt un diacritique (il indique que cet e final est accentué [e]). Cependant le pic d’utilisation que connaît z en MF, où il est étendu à des contextes où il n’est pas historique mais où son tracé le désigne comme une marque de fin de mot (ilz, cilz sont quasi exclusifs chez Michel Gonnot, copiste actif dans la seconde moitié du 15e s.), en vient à brouiller son fonctionnement de diacritique, indicateur de [e], et l’on trouve z comme marque de pluriel après e notant [e̥ ]. Sous la plume d’un autre scribe de la même époque, nous avons relevé des graphies du type les promessez et donnez, à coté de les cites et armes où -s et -z sont des variantes libres sur le plan phonographique et morphologique. La lettre e demeurera encore longtemps une source d’ambiguïté et un exemple de sous-détermination du code graphique. L’orthographe moderne a attribué une valeur morphogrammique figée à certaines séquences (-ez est devenu la marque unique de la P5 pour la plupart des formes verbales), -es est devenu le seul moyen pour noter [e̥ ] suivi de -s morphogramme de P2 ou de pluriel pour les substantifs et les adjectifs (tu chantes, promesses). 27.4.2 La lettre h Les lettres de l’alphabet français h et y, issues de l’alphabet latin, ont une trajectoire particulièrement intéressante dans l’histoire du code écrit du français. La lettre h représentait un phonème fricatif dans les langues sémitiques, comme l’arabe et l’hébreu, et faisait aussi partie des alphabets étrusque et latin, où elle notait un son aspiré. Ayant perdu sa valeur phonographique à partir du 2e s., elle a surtout été utilisée pour former des digraphes aptes à transcrire des mots grecs. Empruntée par les Romains à l’alphabet grec (upsilon), y notait en bas latin soit le son [y], qui sera ensuite prononcé soit [u], soit [i]. Ajoutée tardivement aux lettres latines, la lettres y, tout comme z est reléguée en fin d’alphabet. En français, ces lettres peuvent avoir une valeur phonographique (y représente le phonème [i] et h une simple aspiration de la voyelle subséquente, elles sont donc aussi des graphèmes. H peut donc noter un mode articulatoire ou avoir une valeur étymologique ou discriminante. Elle n’est plus un phonogramme en FMod, mais dans les cas où l’élision et la liaison sont impossibles, elle peut encore correspondre à un simple coup de glotte. Pour les Romains, jusqu’au 1er s. de notre ère, h- à l’initiale indique que la voyelle qui suit est aspirée : hostis [’hostis]. Cette lettre se maintient toutefois dans l’écriture même après la perte de sa valeur phonétique. Ainsi, les scribes qui transcrivent les premiers textes français ont eu tendance à utiliser cette lettre à l’initiale dans des formes comme haveir (< habere, Jonas) même si dans la plupart des cas il ne s’agit pas ou plus d’un graphème mais d’une simple lettre étymologique. En outre, dès les plus anciens textes en langue française, on remarque la présence de h à l’intérieur des mots : cadhuna, aiudha (Serments) ou à l’initiale : hom (Passion) haveir (Jonas). La scripta germanique connaît aussi cette lettre qui a cependant une véritable valeur phonographique et représente la fricative [’h] (x Partie 3, §264 rem. 3). Dans le Ludwigslied qui précède Eulalie dans le manuscrit de Valenciennes (9e s.), on relève : Heizsit, her, Hilph, à l’initiale ; h entre aussi dans la composition de digraphes comme dans les formes ther, then, bruche, etc. également présentes dans la partie en langue germanique des Serments de Strasbourg (herro, haldih, bruodher).
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27.4.2.1 h initial Ce graphème qui marque l’aspiration dans les langues germaniques, se retrouve tout naturellement dans les mots français issus du francique comme haïr, hêtre, hardi, mais est-il toujours la marque d’une aspiration ? Les témoignages des premiers traités d’orthographe et des grammaires divergent à propos de la prononciation de ce h- initial (x Partie 3, §357, 378). Certains traités de la fin du 14e s. témoignent parfois d’une différence dans le traitement de cette consonne initiale, comme le Tractatus Orthographiae, attribué à Coyfurelly qui affirme que la lettre h non est litera, sed aspirationis nota, ut in hiis diccionibus : huis, hers, hounte, hault, hopelande, herde…. in quibus h semper sonabitur. Sed in diccionibus : hinc, huy, hier, heure, le hostel, helas, huiseux, regehir, h non debet aspirari. (Tractatus, p. 17, l. 21) ‘n’est pas une lettre, mais une marque d’aspiration, comme dans les mots : huis, hers, hounte, hault, hopelande, herde…dans lesquels h doit toujours être prononcé. Mais dans les mots : hinc, huy, hier, heure, le hostel, helas, huiseux, regehir, h n’est pas aspiré.’
D’autres, comme l’auteur du traité composé pour Johan Barton et connu sous le nom de Donat françois, sont plus catégoriques et moins précis « h n’est pas lettre, mais elle est le signe de halaine » (p. 25, l. 32). La présence dans les textes de graphies sans h- initial, comme ome (Psautier d’Oxford), aveir (Roland), uis (Eneas1) prouve que dans les mots issus du latin, il n’y a plus aucune aspiration dès les premiers textes en langue française. Les hésitations des scribes sur la graphie de mots comme herbe / erbe (< lat. herba) sont autant de témoignages du fait que ce graphème n’a plus ici de valeur phonographique (premières occurrences de la forme erbe dans des textes du 12e s. : le Bestiaire de Philippe de Thaon et la Chanson de Roland, où les deux formes coexistent). Pour les mots d’origine germanique, toutefois, il existe aussi des graphies sans hcomme onie (Proverbes de Salemon, ms. déb. 13e s.), erbergie, erbergierent (Villehardouin, ms. 14e s.) et d’aches (Comptes Etat bourg., 15e s.) qui semblent prouver qu’une prononciation sans aucune aspiration était aussi possible. Elles sont plus rares et ne se généralisant pas en français, mais leur présence pose le problème de la prononciation aspirée ou non du h- germanique. Eustache Deschamps, dans son Art de dictier (1392), rappelle que : n’est pas h proprement lettre, mais n’est que une aspiracion sonnant selon la maniere des noms, ainsi comme se on vouloit dire hannequin ou hannote, qui sanz ladicte h n’aroit pas son plain son, ainçois on diroit annequin et annote. (Art de dictier, p. 273)
Les premiers à citer l’origine latine de certains lexèmes qui commencent par h- sont les grammairiens du 16e s., comme Palsgrave (1533) et Robert Estienne ; ce dernier affirme que cette lettre : Quelque fois ne se prononce point, mais sert seulement pour monstrer que le mot François vient du Latin, comme Heritier, de Hæres, heure, de Hora. Quelque fois on l’escript, combien que le mot Latin dont vient le mot Francois, n’en ait point, et se prononce ainsi qu’en Latin, comme Hault, Haultain de Altus, Heurler de Ululare. (Traicté, 1557)
Cependant, l’origine germanique de h- aspiré ne sera évoquée que beaucoup plus tardivement. À partir de ces distinctions de type étymologique, les grammairiens se posent des questions sur la présence d’un h en français à l’initiale de mots d’origine latine qui ne présentaient pas de h- en latin : octo, oleum, ostrea > huit, huile, huitre. Selon eux, la lettre h- a ici une valeur désambiguïsante, car elle empêche de lire u- initial comme s’il représentait la
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consonne labio-dentale [v]. On écrirait donc les mots cités avec un h- pour éviter une lecture vit, vile et vitre. Bien qu’on retrouve cette explication sous la plume d’Antoine Cauchie (Grammaticae, 1586) et de beaucoup d’autres grammairiens, une autre hypothèse est envisageable qui permettrait de relier davantage prononciation et graphie. Comme l’a suggéré Ch. Marchello-Nizia (21997a [1979] : 111), h- serait devenu, dans certains contextes, la marque favorisant l’identification de ce qui suit comme semi-voyelle : (ɥ) ou [j] (ex. hieble < ebulum). Il est d’ailleurs possible que h- marque dans ces mots une sorte d’aspiration produite par la prononciation de [j] et [ɥ] devant voyelle, ce qui s’accorderait aussi avec des mots où sa présence s’explique aussi par l’étymologie comme hier. A ce propos, Gilles Ménage (Observations, 1675) semble reconnaître une sorte de gradation dans l’aspiration de la voyelle initiale, qui serait moindre dans le cas de u- initial : M. de Vaugelas prétent que l’H en ces trois mots ; quoyque consone et non muette ; (car on dit le huitiéme, etc. et non pas l’huitiéme, etc.) n’est point aspirée. Pour moy, je tiens qu’elle l’est. Il est vray que l’aspiration n’y paroist pas tant qu’aux autres mots aspirez. Et ce temperament vient de la voyelle U, qui ne reçoit pas tant d’aspiration que les autres. hulote. humer. hune. hupe, hupê. Hure. (p. 217-218)
Thomas Corneille (Observations, 1704) est tout aussi prudent parce que, à propos de l’initiale des mots huit, huitiesme et huitain, il parle de « quelque sorte d’aspiration ». S’agit-il alors d’une fonction distinctive ou du marquage d’une modalité de prononciation ? La présence d’une aspiration est une sorte de leitmotiv sous la plume de nombreux grammairiens. Jean Bosquet (Elemens, 1586) dit « le h est prins pour note d’aspiracion », Palsgrave consacre à cette question un chapitre intitulé : « The soundynge of this letter H, whan he hath his aspiration and whan nat, and what is ment by aspiration » (Esclarcissement, 1530). Il est difficile de savoir si son témoignage est fiable, car dans la liste des mots qui commencent par un h- aspiré, figure un mot comme hierre (< edera) et parmi les mots qui contiennent un h aspiré, on remarque enhorter, adherence, trahir, etc. Il est clair qu’ici Palsgrave a confondu avec une autre fonction de la lettre h dont il sera question par la suite et que les témoignages des grammairiens français nous aident à identifier. Charles de Bovelles (De differentia, 1533, p. 29) parle aussi d’aspiration « H aspirationis nota est et signum, non litera » que l’on pourrait traduire selon les termes actuels « h n’est pas une lettre mais un signe d’aspiration ». Le seul à dire explicitement qu’il n’y a plus d’aspiration est Ramus (Grammaire, 1572) qui affirme clairement à propos du h- germanique dans des mots comme hallebarde, here, hideux, honteux : Ceste letre n’est point aspiration en Francoys comme en Latin, et pourtant n’est jamais apostrophee
Pour lui, donc, l’élision n’est pas possible, mais il n’y a pas d’aspiration en français. A la même époque, Théodore de Bèze, plus prudent, parle du fait que les Français réduisent au maximum l’aspiration, ce qui la rend presque inaudible : Aspirationem Franci quantum fieri potest emolliunt, sic tamen ut omnino audiatur, at non aspere ex imo gutture efflata, quod est magnopere Germanis et Italis praesertim Tuscis, observandum. (De Francicae linguae recta pronuntiatione, 1584) ‘Les Français réduisent autant que possible l’aspiration, mais on l’entend généralement, cependant, elle n’est pas un souffle âpre du profond de la gorge, comme on l’observe chez les Allemands et les Italiens, surtout chez les Toscans.’
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Gilles Ménage – qui pense que l’aspiration de h- à l’initiale est la façon correcte de prononcer en français – livre des remarques intéressantes sur le caractère régional de ce mode d’articulation. Il déplore, en effet, les mauvaises habitudes des habitants des provinces proches de l’Italie, comme la Bourgogne, le Dauphiné et la Provence, qui ne pratiquent plus l’aspiration. D’après lui, cette mauvaise habitude vient juste de gagner la ville de Paris : Les Italiens au contraire ne s’en servent jamais [de h] […] et de là vient que les peuples de France, voisins de l’Italie ; comme les Bourguignons, les Dauphinois & les Provençaux ; n’aspirent presque aucun mot. Cette vicieuse façon de prononcer a passé depuis quelques années jusques à Paris. (Observations, 1675, p. 214)
Entre norme et variation régionale ou sociale, il est difficile de dire à quelle époque le phonème fricatif glottal germanique a cessé d’être un phonème, et ou s’il il a laissé la place à la simple attaque glottale, présente parfois en FMod. Les grammairiens continueront à parler d’aspiration, tout en désignant par ce terme, l’impossibilité d’élider la voyelle finale du mot qui précède. Ainsi, il sera question d’aspiration pour haricot, non pas parce que l’initiale du mot serait un [h], mais parce qu’élision et liaison sont impossibles : le haricot et non l’haricot, les haricots : [le aʁiko]. Littré recommande l’aspiration comme cela se fait encore dans certaines provinces de France (la Normandie, par exemple) et s’insurge contre les détracteurs de l’aspiration, parmi lesquels il cite Voltaire qui affirmait déjà dans une lettre de 1767 « Je n’aime pas les h aspirées, cela fait mal à la poitrine, je suis pour l’euphonie ». Si on revient à une analyse des habitudes purement graphiques, les manuscrits et les premiers imprimés nous livrent les clés d’une sorte de système pour les mots d’origine latine selon lequel c’est la forme sans h- initial qui est transcrite à chaque fois qu’il y a élision de l’élément qui précède et, par conséquent, agglutination dans la chaîne graphique : lumble, domme, monneur (que les éditeurs transcrivent l’umble, d’omme, m’onneur). Cela peut aussi se produire, quoique de manière plus sporadique, avec certains termes issus du francique comme helme / heaume qui peut apparaître sous la forme elme après un déterminant élidé : lelme, mais sun helme. Les mots de ce type gardent le plus souvent la forme avec h- initial après le déterminant article non élidé : le helme. Toutefois, dans les manuscrits et imprimés du 16e s., la distinction entre mots avec h- d’origine latine et mots avec h- aspiré semble se fixer, même si les imprimeurs hésitent encore longtemps : d’onneur (Aneau, Alector, 1560), eureux (Baïf, Le Brave, 1573), l’hierre (Tyard, Mantice, 1587), un’hallebarde (Montaigne, Essais, 1580), l’umble (Racan, Psaumes, 1660). 27.4.2.2 h composant de digraphe La lettre h n’ayant souvent plus de valeur phonographique, elle est disponible pour fonctionner comme modificateur d’une autre consonne. Dès les plus anciens textes en langue française, cette lettre entre en effet dans la composition de digraphes. Dans les mots cadhuna, aiudha (Strasbourg), elle pourrait représenter l’affaiblissement de la consonne dentale (qui passe à la sonore correspondante au 4e s. et qui se spirantise au 6e s., pour enfin se réduire au 9e s.). Graphie conservatrice donc ou graphie qui a subi l’influence de la scripta germanique Bruodher, thes, Ludheren ? Quoi qu’il en soit, la lettre h ne peut fonctionner ici que comme modificateur de la consonne en précession, tout comme, dès les premiers textes aussi, elle sert, après la lettre consonne c, à représenter l’affriquée [tʃ] jusqu’au 13e s., et ensuite la fricative [ʃ]. Elle représente donc le produit d’une palatalisation, comme pour la palatisation de l ou de n, dont le résultat est parfois noté lh, nh, notamment, mais non exclusivement, dans les régions méridionales et orientales : bailhif (DocLing, Saône et Loire, déb. 14e s.), melhor (Sermon de
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Marie-Madeleine, ca 1200), à l’Est du domaine d’oïl, filhe (Passion d’Auvergne, 15e s.), anhel (PhoebusChasse, 1387), ailhe, merveilhe (Jeu d’Argent, ca 1470), au sud de la Loire. H a servi aussi à constituer le digraphe ph [f] (philosophie), déjà présent en latin, mais qui en AF alterne parfois avec la lettre simple f : filosofie, olifant. C’est le rôle que lui reconnaît le grammairien Jean Bosquet (Elemens, 1586) quand il parle des « proprietez » que la lettre h donne aux consonnes avec lesquelles il peut se combiner (c, p, r, et t). On remarque qu’il ignore ou passe volontairement sous silence les usages excentrés qui font de h un marqueur de palatalité (avec l et n). Certains des digraphes ont disparu en FMod (dh, lh, nh), d’autres se sont maintenus comme outils pour représenter des nouveaux sons (ch, par exemple), d’autres encore ont été conservés uniquement pour leur valeur étymologique et n’ont aucun lien avec la prononciation (théologie, chrétien, rhume). A cause de sa valeur d’origine (notation d’un phonème fricatif et / ou de l’aspiration dans les langues sémitiques, en grec et en latin) et de la perte progressive de sa valeur phonographique en latin et en français, la lettre h est un élément de l’alphabet disponible et fort utile aux scribes qui doivent écrire de nouveaux sons, non seulement en français mais dans toutes les langues romanes. L’italien et l’espagnol par exemple, l’ont utilisé dans la formation des digraphes, bien que l’emploi en soit différent. En italien, il a servi à marquer soit le redoublement de la consonne : rivegha (Salviati, Avvertimenti, 1568), soit l’occlusive sourde et sonore [k, g] devant voyelle palatale (che, ghisa, chiedere), usage qui perdure dans l’italien actuel. Le système graphique de l’espagnol en a fait un modificateur de la consonne c pour transcrire l’affriquée [tʃ] (churro, chico). 27.4.2.3 h disjoncteur, marque de la frontière syllabique ou diacritique L’une des valeurs que les grammairiens du 16e s. reconnaissent à cette lettre est précisément de pouvoir disjoindre une suite de voyelles. C’est pourquoi, on rencontre fréquemment dans les textes en AF et en MF des graphies comme envahir, trahir, esbahir, qui se conservent en FMod, mais aussi des participes passés qui contiennent un hiatus ehue, crehu (Jean d’Antioche, Rectorique) vehu, mehu (St. Gelais, Enéide, ca 1500) ou encore des lexèmes comme pohoir et pahis, plus inattendues, mais dans lesquels pourtant h a toujours cette même fonction disjonctive. Dans ces contextes, la lettre h semble avoir la fonction qu’assumeront plus tard, avec l’imprimerie, le tréma ou la lettre y qui vont la remplacer : haïr, pays, naïf, bien qu’elle se conserve, avec cette même valeur de disjoncteur, dans des mots comme ébahir, trahir, ahuri, etc. Antoine Cauchie (Grammaticae, 1586), en commentant ce même type de formes, a formulé une autre hypothèse. Il a en effet attribué aux gens de Besançon l’habitude d’utiliser h pour montrer que la lettre u qui précède est à interpréter comme une voyelle et pas comme une consonne. Les exemples qu’il fournit sont jouher et louher. D’après lui, plus qu’une marque de frontière inter-syllabique, la lettre h serait un moyen pour identifier la valeur vocalique du graphème en précession, exactement comme le h- en début de mot devant deux voyelles sert à identifier le phonème qui suit : huit, hier, huile, etc. H a pu aussi servir de diacritique dans certains cas d’homophonie et d’homographie. De nombreux manuscrits du Moyen Age ont préservé des graphies avec h- initial pour certaines formes du verbe avoir, surtout : ha (P3) où h- n’est pas simplement étymologique, mais sert à distinguer la forme verbale de la préposition à (qui ne porte pas d’accent dans l’écriture du Moyen Age). C’est le choix retenu dans le code graphique de la langue ita-
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lienne qui oppose ha à a, mais que le français a abandonné, après la fin du 16e s., au profit de l’accent grave qui permettra la même opération distinctive : a / à. Dans d’autres langues que le français, h a conservé une valeur diacritique après voyelle ; en allemand moderne, par exemple, h peut noter l’allongement de la voyelle qui précède fühlen, mehr, Jahr, etc. 27.4.2.4 h comme marque de l’interjection Étant donné sa nature aspirée, liée à l’exhalation du souffle de la voix, cette lettre pouvait marquer la force expressive imprimée aux mots par le locuteur. Selon certains grammairiens, h apparaît tout naturellement à l’initiale de nombreuses interjections : ho, hau, hola, helas, hi. Dans ces cas, la présence de cette lettre témoigne d’une prononciation particulière, plus forte, liée à l’émotion. Jean Bosquet (Elemens, 1586) parle à ce propos de prononciation « de cœur, avec forte haleine et … par affection ». Dans les systèmes graphiques du Moyen Age, la lettre h se plaçait en tête de l’interjection : hé, ha, ho, qui était parfois suivie dans les manuscrits par un signe de ponctuation comme le comma ou punctus elevatus, indice d’élévation de la voix (MarchelloNizia 2008). Au fil des siècles, la lettre h va se déplacer en position finale d’interjection : eh, ah, oh, comme pour noter une prononciation plus longue de la voyelle et la production d’une expiration à la fin du son vocalique. Cette typologie des occurrences relevées dans les textes français montre clairement la multiplicité des fonctions attribuées par les copistes et imprimeurs à la lettre h, une lettre pratique parce que souvent dépourvue de correspondant sonore en français. Les copistes ont fait de h un diacritique, un disjoncteur, une lettre à valeur étymologique. La lettre h fournit un exemple probant de la multiplicité des valeurs des lettres de l’alphabet dans le système graphique avant la fixation de l’orthographe. Parmi les nombreuses ambiguïtés que l’on peut relever dans les manuscrits et imprimés entre le 10e s. et le 16e s., beaucoup ont été réduites, mais des incohérences demeurent encore aujourd’hui. La lettre h marque la palatalisation de [k] dans chien, chevalier et représente le son [ʃ], mais elle note le son [k] dans chaos, chrétien. Elle sert parfois à marquer un hiatus trahir, envahir, mais dans d’autres mots c’est le tréma qui fait le même office : haïr, naïf, Noël. A l’initiale, elle pose le problème de sa nature, sans que l’étymologie permette toujours d’expliquer s’il y a aspiration ou pas. La règle générale, selon laquelle le h d’origine latine est non aspiré et permet l’élision, alors que le h d’origine germanique est aspiré et disjoint les deux syllabes : le haubert, est contredite par le mot héros qui présente un h- étymologique (< lat. heroes) non aspiré, lequel empêche pourtant l’élision de l’article : le héros vs. l’héroïne. Les usages liés à la lettre h montrent que le code graphique du français est à la fois surdéterminé (une lettre se voit attribuer plusieurs fonctions) et sous-déterminé (la même valeur est attribuée à deux lettres ou signes différents), les valeurs d’une lettre pouvant varier selon la diatopie, la diachronie ou les habitudes individuelles. 27.4.3 La lettre y La lettre y que les Grecs appelaient upsilon, a été introduite dans l’alphabet latin dans la deuxième moitié du 1er s. avant notre ère pour transcrire des noms d’origine grecque. Elle représentait le son [y], mais en bas latin elle correspondait plutôt à [u] ou [i]. Malgré une apparition très précoce dans les premiers textes en français : Symeonz (Passion), moyler
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(StAlexis), byse (Roland), cette lettre est très peu utilisée jusqu’à la fin du 13e s. Avant cette date, elle semble surtout employée pour noter des noms propres dans lesquels elle apporte à la fois de l’exotisme (une lettre venue d’ailleurs, d’un autre alphabet) et l’esthétisme d’un trait plus complexe que celui de la lettre i dont elle est l’allographe. Ainsi dans Syon, Tyre (Psautier d’Oxford, 12e s.), Egyptiens (ThaonComput, 12e s.), Enyde (Erec). Dans certains de ces noms propres : Yvoires, Yvain, Symon, la présence de la lettre y pourrait aussi s’expliquer par la nécessité de rendre le nom plus lisible en évitant la confusion que pourrait générer la lettre i qui peut représenter à l’écrit aussi bien le son [i] que le son [ʒ]. Étant donné que les noms propres ne font pas forcément partie des mots les plus usités d’une langue ou qu’ils appartiennent souvent à une autre langue, la lettre y devient nécessaire pour désambiguïser et faciliter la reconnaissance des caractères. Les premiers traités d’orthographe, rédigés pour des Anglais, reconnaissent l’existence de la lettre y. Mais si l’auteur de l’Orthographia gallica (H 41 : 19) ne voit aucune différence dans l’usage des deux lettres qui sont pour lui des allographes, le Tractatus orthographiae (§20, 193), en revanche, considère y comme une lettre caractéristique des noms propres de lieu et de personne et lui reconnaît une valeur ornementale. Dans les premiers textes, cette lettre est parfois un simple allographe de i et apparaît dans des lexèmes comme ymagene, yvern, abysme et ydres avec une nette préférence pour la position initiale. Un calcul approximatif des occurrences des i et des y dans le sous-corpus de la BFM qui regroupe les plus anciens textes (CoRPTeF) prouve que la lettre i est beaucoup plus employée que son allographe y (le ratio est d’environ 10 / 11.000). C’est à partir du 14e s. que la lettre y vient remplacer la lettre i dans toutes sortes de contextes : noms propres, noms communs, adverbes, formes verbales. Elle devient de plus en plus fréquente sous la plume de certains scribes qui en font un usage intensif. Sans jamais remplacer i – qui reste majoritaire pendant toute la période médiévale – la lettre y est privilégiée dans des contextes spécifiques, comme : –
–
Le contexte vocalique : y est précédé et suivi d’une voyelle, la deuxième étant le plus souvent [e̥ ], représenté à l’écrit par la lettre -e : joye, disoye, vraye, claye, etc. Mais il y a aussi des attestations de y entouré à gauche par une voyelle et à droite par une consonne : croyt, voyr, froyde, etc. Le contexte consonantique : y précède et suit une consonne. Dans le cas des consonnes labio-dentale et bilabiale n et m, la présence de y pourrait permettre d’identifier plus facilement la voyelle dans la série des jambages identiques comme dans enyvrent, garny, myracle, dormy, etc., mais elle se trouve aussi après t (tygre, tyssu), g (gyron), d (samedys), l (cueillyrent), etc.
Dans l’un comme dans l’autre cas, elle ne remplace pas complètement la lettre i et on relève parfois, dans le même texte, des formes concurrentes : voie et voye, rayson et raison. Cependant, la présence de y dans l’environnement vocalique est un trait qui caractérise l’écriture des 14e et 15e s. et qui sera décrit (parfois pour le décrier) par les grammairiens du 16e s. Robert Estienne, après avoir rappelé qu’on utilise cette lettre surtout au début des mots comme yver et yvre, affirme que l’y grec empêche qu’on assemble le [i] avec la voyelle subséquente et qu’on prononce par exemple envo-ier. Y marquerait ici l’appartenance de i a un digraphe (envoi-er). Malgré les affirmations de Ronsard dans l’Avertissement qui précède ses Odes (1550) en faveur de la suppression des y inutiles (conservés uniquement pour les noms propres grecs : Thetys, Thyeste, Hippolyte, Vlysse, afin que le lecteur reconnaisse leur origine hellénique),
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l’usage de l’y se maintient massivement à la Renaissance, dans les imprimés (Baddeley 1993 : 23), mais surtout dans l’écriture privée. Les lettres autographes des rois de France Henri IV et François Ier ainsi que celles écrites de la main de Louise de Savoie font état d’un usage immodéré de cette lettre, bien plus fréquente dans l’écrit privé que dans les manuscrits copiés par des scribes professionnels à la même époque. Voici deux courts extraits de ces courriers : […] le desyr que j’ay tousjours de savoyr de voz nouuelles, je me enhardy de vous escripre cest lettre vous suplyant qu’il vous plese me fere l’onneur de m’en mender (Louise de Savoie, lettre de 1505) […] la voulonté de un tel prynse que vous estes ne peut estre acompaygnee que d’onneur et mananymyté, parquoy, s’yl vous plest avoir sete onnesté, pytyé de moy avecques la seureté que meryte la pryson d’un roy de France. (François 1er, lettre de 1525) [Ajout de la ponctuation et des diacritiques afin de faciliter la lecture des textes]
Effet de mode lié au caractère décoratif de cette lettre ou bien influence des précepteurs qui leur avaient appris à l’utiliser ? Aucun témoignage ne nous permet d’expliquer cet usage particulier ; on remarque seulement qu’au siècle suivant on relève moins de y dans les mêmes contextes, même si en fin de mot et entre voyelles cette lettre est encore bien attestée dans les imprimés. Pour certains grammairiens du Grand Siècle, y donne plus de grâce à l’écriture (Oudin, Grammaire, 1633, Irson 1662), car les scribes « ont trouvé que sa queüe étoit commode pour s’esgayer, et faire des traits qui peuvent orner les marges et les bas des pages » (Furetière 1694, qui pense surtout à l’écriture manuscrite). D’autres grammairiens reprouvent cette habitude (Chifflet, Essay, 1659). Une attitude critique qui n’est pas nouvelle : un siècle auparavant, Peletier du Mans avait déjà dénoncé l’abus de y grec dans l’écriture française. Toutefois, par son tracé qui peut descendre bien en dessous de la ligne d’écriture, cette lettre peut servir aussi à marquer la borne des mots, surtout à droite. Dans la BFM on relève douze fois plus de y en position finale qu’en position initiale, pour le i le rapport n’est que de 2 / 1 en position finale. Il paraît donc évident que la place privilégiée pour -y est la fin de mot. C’est probablement la raison pour laquelle cette habitude se maintient encore longtemps dans les imprimés des 16e et 17e s., comme héritage de la pratique tardo-médiévale. Tolérée par Geoffroy Tory, qui en fait un exemple de l’influence du grec sur le français, cette lettre, on l’a vu, ne suscite pas toujours la sympathie des grammairiens et théoriciens de l’orthographe et même de certains auteurs, comme Ronsard qui la décrit comme un « épouvantable crochet » qu’il faut éliminer partout, à l’exception des mots d’origine grecque. Malgré les critiques des grammairiens, le dictionnaire de l’Académie de 1694 conserve les graphies avec y dans des mots comme playe, proye, roy, etc. ; l’édition de 1740 en réduit cependant l’usage et propose, par exemple, les graphies plaie, proie, roi. Y grec disparaît donc progressivement dans certains contextes, comme la fin de mot, l’entourage vocalique (les digraphes oy et ay notamment) et les désinences verbales de l’imparfait. L’affirmation de Féraud dans son Dictionnaire critique de 1787-1788, est catégorique et témoigne de l’abandon de ces graphies : « C’est une faûte de mettre l’y a la place de l’i dans les mots terminés en oie ; joye, il employe, il déploye, car alors il faudrait prononcer joa-ie ». Cette lettre se maintient toutefois en FMod, dans certains contextes vocaliques comme dans les mots payer, loyer, octroyer, probablement parce que, par sa forme à deux traits verticaux (cornes), cette lettre est plus apte à représenter un double i, le premier formant les digraphes oi et ai, le deuxième représentant le son [j] : [peje, lwaje]. Des graphies avec double ii, notant le redoublement de la voyelle, sont d’ailleurs bien attestées dans les corpus de français médiéval : loiier, noiier, paiier). Y remplace définitivement le double ii en MF et
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assume donc un rôle spécifique dans le code écrit en relation avec la phonie représentant à la fois un élément de digraphe et une semi-voyelle. Cette lettre est donc nécessaire en FMod pour traduire à l’écrit des mots comme boyau [bwajo], ayez [ɛje]. Certaines des fonctions qu’on lui a attribuées dans les premiers siècles de la mise par écrit du français se sont maintenues en FMod : la fonction étymologique (dans les mots d’origine grecque : physique, style), et la fonction connotative (elle désigne l’exotisme de certains mots et noms propres : Yacht, yoga, rythme). L’histoire de y résume bien les tensions qui ont traversé le code français dans son histoire : étymologisation, fonctionnalité, connotation, esthétique et recherche de la variation (Llamas Pombo 2011). Références bibliographiques : Andrieux-Reix 1999b ; Catach 1995c ; Llamas-Pombo 2011 ; Marchello-Nizia 21997a [1979], 2008 ; Pellat et Andrieux-Reix 1993b, 2006.
27.5 Phénomènes phonétiques et graphies 27.5.1 Les graphies de la nasalité 27.5.1.1 La nasalisation des voyelles au Moyen Age Le latin possédait des consonnes nasales, mais toutes ses voyelles sont orales ; de ce fait, les langues romanes qui présentent une opposition phonologique entre voyelles orales et voyelles nasales sont rares : le français est aujourd’hui l’une de ces langues, mais il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, la nasalisation des voyelles a eu lieu assez tardivement, en AF, et plus précisément entre le 10e et le 14e s. ; ce changement articulatoire a progressivement transformé certaines voyelles orales suivies de consonnes nasales – les voyelles simples, mais aussi les éléments de diphtongue – en sons ayant une résonance nasale (x Partie 3, §367). Ce phénomène évolutif a commencé avec les voyelles faisant partie d’une diphtongue et, en particulier, avec la voyelle la plus ouverte a, pour concerner ensuite e, o, i et u. La nasalisation s’est en effet faite plus rapidement pour les voyelles les plus ouvertes et n’a touché que tardivement et parfois plus légèrement les voyelles les plus fermées comme i et u. Une telle chronologie se fonde sur des attestations écrites : les assonances et les rimes relevées dans les premiers textes en français permettent de dater les étapes de la nasalisation les unes par rapport aux autres. L’hypothèse d’une nasalisation progressive a cependant été remise en cause par plusieurs chercheurs qui pensent que ce phénomène a touché toutes les voyelles en même temps, à savoir vers la fin du 10e s. (Morin 1994, Hansen 2001). La voyelle reçoit par anticipation les traits de nasalité de la consonne qui suit, le voile du palais s’abaisse et laisse passer l’air dans la cavité nasale ce qui donne une résonance nasale à la voyelle. Ainsi, par exemple, le mot bonté d’abord prononcé [bonte] passe à [bõnte] : la voyelle se nasalise, mais la consonne est toujours articulée en tant que telle ou comme un simple appendice consonantique. La voyelle est d’abord fermée et s’ouvrira ensuite à cause de la nasalisation. Les voyelles qui composent les diphtongues subissent une nasalisation qui touche d’abord la voyelle à proximité de la consonne nasale et ensuite la première voyelle de la diphtongue. Cette nasalisation concerne les diphtongues ai (main), ei (plein), ie (bien), ue (cuens), oi (poing), qui se réduisent par la suite à une voyelle simple nasalisée [plɛ]̃ ou à un ensemble semi-consonne + voyelle nasalisée [bjɛ]̃ .
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27.5.1.2 Les premières graphies de la nasalité Ce phénomène de nasalisation est attesté par les rimes et assonances. Le fait que dans StLegier on relève l’assonance : biens : Letgier prouve que la diphtongue ie n’a pas encore de résonance nasale : son timbre correspond à celui de ie + consonne non nasale. De même, la présence, dans StLegier et StAlexis, d’assonances entre i, o + consonne nasale et i, o + consonne (ex. bons : pod) atteste que la nasalisation de ces deux voyelles a eu lieu après la composition de ces textes (fin 10e s. et milieu du 11e s. respectivement). Cependant, la nasalisation ne produit aucun changement sensible dans les graphies, même après le 12e s. et l’extension de la nasalisation à la voyelle o : un mot comme bonté s’écrira toujours bonte et on ne relève pas de graphies du type bonnte qui rendraient compte à la fois de la nasalité de la voyelle et de l’articulation de la consonne nasale. Il faut prendre en compte le fait qu’à la même date la désarticulation des consonnes implosives est en cours, ce qui pourrait expliquer l’amuïssement de n ou m antéconsonantiques et donc l’absence de graphies du type nnt, nmp, nng. La datation de cet amuïssement des consonnes nasales implosives est très controversée : pour certains il aurait eu lieu très tôt, juste après la nasalisation, comme le précise Morin (1994 : 38), pour d’autres, par contre, il ne se serait produit qu’à partir de la fin du 15e s. (Bourciez 1958) voire à la fin du 17e s. (Carton 1974 : 181). La présence, dans des textes copiés à partir du 12e s., de graphies qui présentent n devant labiale : chanps, conbatera, cunpaignuns, ronpent semble indiquer que la lettre consonne n n’est qu’un diacritique qui marque la nasalité de la voyelle ; un phénomène graphique de large diffusion sur lequel Beaulieux (1927) avait déjà attiré l’attention. On pourrait toutefois s’attendre à ce que la nasalité soit marquée quand la consonne nasale est intervocalique et donc sûrement articulée. Un relevé des graphies attestées dans les textes rédigés entre le 11e et le 13e s. prouve que ce marquage de la nasalité n’a pas eu lieu immédiatement après la nasalisation. D’une manière générale, en effet, la transformation des voyelles ne donne pas lieu à une modification immédiate des graphies : étant donné que la consonne nasale peut être transcrite par une lettre spécifique (n ou m ou n, parfois graphié u, ce qui vient compliquer l’interprétation de certaines graphies (ex. mout et mont, Parussa 2017). La nasalité peut aussi être indiquée par un tilde (abréviation d’origine latine qui consiste en un petit trait horizontal, droit ou ondulé, surmontant la voyelle en précession) : un mot comme maison s’écrit aussi bien maison que maisõ, avant comme après la nasalisation. Dans les cas où la consonne nasale est intervocalique (bone), la nasalisation de la voyelle est parfois notée soit par le tilde sur la voyelle : bõne, soit par le redoublement de la consonne : bonne. A partir de la fin du 12e s., on relève les graphies Ronme, Romme, pour Rome, même si la graphie avec une seule marque de nasalité (Rome) demeure la plus fréquente pendant toute la période médiévale. Le code graphique n’enregistrerait donc que très partiellement ce phénomène phonétique. Les témoignages (comme la rime équivoque don n’ay : donnay, relevée dans un manuscrit du début du 15e s.), qui assurent à la fois la nasalisation de la voyelle et l’articulation de la consonne nasale, sont plutôt rares et on rencontre pendant toute la période médiévale des graphies identiques à celles qui précèdent la nasalisation : feme, bone, flame, ou bien des rimes comme femme : infame. L’examen des formes relevées montre que certains copistes notent à une époque très ancienne la nasalité de la voyelle, comme dans les formes anmor, ammor, anmera (11e s.). En général, toutefois, les copistes ne le font pas et la majorité des formes relevées ne porte aucune trace de la nasalisation : les formes amour, amer, ama sont nettement majoritaires, voire exclusives. Un relevé dans la BFM et dans la base du DMF n’a mis en évidence que
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deux occurrences de ammi, deux occurrences de anmi (< amicu) et aucune occurrence de ammour / anmour). Par ailleurs, si la forme présentait déjà en latin deux consonnes nasales comme dans flamma, anima, femina, le marquage de la nasalité semble avoir été plus précoce, si tant est que la double consonne nasale marque effectivement la nasalisation plutôt que l’étymologie. Ainsi, on relève dès le 11e s. des formes comme anma (< anima) et, à partir du 12e s., fenme, femme (< femina), flamme (< flamma), etc. S’agit-il simplement de graphies étymologisantes, attestées dès le début de la mise par écrit du français (voir 27.3.3), ou d’une tentative précoce de transcription d’une perception acoustique ? Pour les voyelles les plus fermées, qui ont subi une nasalisation tardive et probablement très légère, la nasalisation est parfois notée à l’intervocalique : unne, voisinne, bien que certains pensent que la nasalisation a été bien plus faible et moins avancée en syllabe libre (Zink 31991 [1986] : 82). La plupart du temps, toutefois, dans le cas des voyelles les plus fermées, la graphie ne change pas, que la consonne soit intervocalique ou implosive, malgré la résonance nasale de la voyelle : brin, brun, voisine, une, etc. Dans la notation des diphtongues, les graphies gardent rarement la trace de la nasalisation. Même si ce phénomène a eu lieu entre le 10e et le 11e s. comme pour les voyelles simples correspondantes, il faut attendre le 12e s. pour voir des graphies avec redoublement de la lettre n comme plainne ou pleinne (< plena) qui apparaissent au milieu du siècle et se maintiennent sporadiquement jusqu’au 15e s., bien que les graphies pleine et plaine soient largement majoritaires. Les graphies de l’AF et du MF gardent aussi une trace de l’influence ouvrante qu’exerce la nasalisation sur la voyelle qui prend une résonance nasale. Des graphies comme femina > fame, infante > enfant, tempus > tans montrent qu’il s’est produit une ouverture de la voyelle [e] > [a]. Bien que la relation entre la nasalisation et l’ouverture de la voyelle ait été mise en cause (Morin 1994), les graphies anciennes montrent que cette ouverture a bien eu lieu, d’autant plus que, dans certains cas, le FMod a conservé cette voyelle ouverte dans la prononciation : femina > femme [fam], intrare > entrer [ãtre]. Le plus souvent, cependant, le passage de [õ] à [ɔ̃], de [ɪ]̃ à [ɛ]̃ ou de [ỹ] à [œ̃ ] ne modifie en rien l’écriture et la lettre utilisée pour noter le nouveau son nasal demeure inchangée jusqu’en FMod : bon, voisin, brun. 27.5.1.3 La dénasalisation partielle Il est largement admis qu’à la nasalisation des voyelles fait suite, à partir de la fin du 15e s. ou du début du 16e s., un phénomène de dénasalisation partielle de ces mêmes voyelles qui concerne d’abord les voyelles les plus fermées, celles qui avaient été le moins touchées par la nasalisation : i et u. Si la consonne nasale est finale ou implosive, elle cesse d’être articulée alors que la voyelle garde son caractère nasal, comme dans bon, temporel, chanter ; en effet, en fin de syllabe, l’appendice nasal n’est plus prononcé. Par contre, si la consonne est intervocalique et donc forte, c’est elle qui se maintient, alors que la voyelle se dénasalise : grammaire, bonne, reine. Les graphies qui n’avaient pas enregistré la nasalisation se maintiennent telles quelles, alors que celles qui avaient représenté la nasalisation de la voyelle gardent le redoublement de la consonne nasale, même si celui-ci a perdu sa raison d’être : bonne, comment, damner, ennemi, etc. Dans les cas où les graphies avaient enregistré l’ouverture de la voyelle successive à la nasalisation, la tendance générale est au rétablissement de la voyelle étymologique. Les graphies comme vant, anfant, randre, etc., encore attestées au 15e s., sont progressivement éli-
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minées du code écrit du français, à part quelques rares exceptions comme le mot langue (< lingua). Les graphies des diphtongues nasalisées qui avaient enregistré tardivement et sporadiquement la nasalisation disparaissent avant le 16e s., sauf quelques rares cas (meinne, souverainneté dans des imprimés de la fin du 16e s. et du début du 17e s.). Elles se conserveront en FMod dans le féminin de certains adjectifs et substantifs : ancienne, chienne, mienne, mais pas dans d’autres cas comme pleine, vaine, certaine, fontaine, etc. 27.5.1.4 Chronologie, norme et variation Ceux qui croient au caractère progressif de la nasalisation ont le plus souvent retenu comme dates extrêmes de ce processus le début du 10e s. et la fin du 14e s. ; d’autres, au contraire, pensent que le processus a été plus rapide et qu’il a touché toutes les voyelles en même temps vers la fin du 10e s. (Morin 1994). Il y a aussi controverse sur la date de la phonologisation de l’opposition entre voyelle orale et voyelle nasale ; d’après Delvaux (2012), qui reprend d’autres travaux, elle se situe entre le 14e et le 16e s. Il n’y a pas non plus de véritable consensus sur l’empan chronologique et sur les causes de la dénasalisation ; les bornes de ce phénomène se situent pour certains entre 15e s. et 18e s., pour d’autres entre 16e s. et 17e s., d’autres encore pensent que toutes les dénasalisations se sont produites avant le 16e s. (Morin 1994). Que peuvent apporter les graphies dans ce débat sur les deux phénomènes qui ont touché le français à partir du 10e s. ? Tout d’abord, les graphies offrent le témoignage évident d’une grande variation diatopique, ce qui a conduit certains chercheurs à admettre que l’extension, l’intensité et la chronologie de ces deux phénomènes (nasalisation et dénasalisation) varient en fonction des régions. Morin (2002), en se fondant sur les témoignages des grammairiens qui ont adopté l’orthographe réformée et des dictionnaires des rimes, a montré de manière convaincante qu’au moins deux normes ont coexisté pendant le 16e s. et probablement avant aussi : une norme dite « orale » selon laquelle les voyelles suivies de consonne nasale articulée ne se sont pas nasalisées et une norme, dite « nasale », selon laquelle cette nasalisation a eu lieu. Cette variation socio-régionale expliquerait pourquoi il existe, même très tardivement, des graphies du type bone à côté de bonne. Les copistes du Moyen Age qui n’écrivent jamais femme, homme ou grammaire, mais toujours fame, home, gramaire transcrivent une phonie particulière sans nasalisation et offrent une preuve de cette variation (Morin 2002). Si, comme on l’a systématiquement souligné, les groupes consonantiques nn, mm, nm sont la marque graphique de la nasalisation de la voyelle et de l’articulation de la consonne, il ne faut pas oublier les nombreuses formes parfaitement contemporaines qui présentent une consonne simple. Pour ce qui est de la dénasalisation, si on en croit les graphies des traités d’orthographe et des grammaires du milieu du 16e s. – qui offrent des formes phonographiques du type gramere, bone, comun – ce phénomène serait déjà un fait acquis au milieu du 16e s. (x partie 3, §388). Toutefois, les formes à double consonne qui renvoient à une prononciation nasalisée de la voyelle en précession sont aussi présentes dans d’autres textes similaires de la même époque. Une enquête plus fine sur la nature de ces voyelles montre que la voyelle [o] fait exception et maintient jusqu’à une date plus tardive son trait de nasalité, les nombreuses remarques des grammairiens tout au long du 16e s. et encore au 17e s. en sont la preuve tangible. Ce phénomène n’a pas de quoi étonner puisque o + n est faiblement nasalisé dans toutes les langues, même celles qui n’ont pas phonologisé l’opposition voyelle orale /
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voyelle nasale (x 24.4.3.2). Dans ce dernier cas aussi, seule la variation diatopique et diastratique permet de rendre compte de la variété des analyses et des descriptions des grammairiens. Il est évident que la nasalisation et la dénasalisation des voyelles en français sont deux phénomènes complexes pour lesquels on n’a que très peu d’indices. Cependant, si on évite de raisonner en termes de standard et de norme unique et stable pour le français jusqu’au 17e s., l’examen des graphies peut révéler la complexité de ces phénomènes soumis à une grande variation diatopique et diastratique. Le témoignage des réformateurs de l’orthographe incite le linguiste à la prudence quant à l’uniformité de la prononciation des voyelles nasales et des consonnes nasales implosives (Van Hoecke 1994). Cette complexité et cette variabilité a laissé des traces en FMod malgré les efforts d’uniformisation et la définition d’un code graphique stable. Si en FMod standard, la voyelle suivie d’une nasale intervocalique est toujours orale : bonne, grammaire, commune [bɔn, ɡʁamɛʁ kɔmyn], dans certains mots, comme par exemple année, la nasalité de la voyelle s’est conservée dans la prononciation du Midi. En FMod, la graphie garde toutefois la trace de l’ancienne prononciation avec un double trait de nasalité (voyelle nasalisée / consonne nasale) : nn, mn, mm ont en effet la même valeur que la consonne simple (femme, canne, condamne), à part quelques exceptions comme ennui ou tînmes. Les graphies du FMod rendent compte de l’opposition phonologique entre gras et grand, pain et paix, grâce à la présence de la lettre n qui ne représente plus dans ces cas le son consonantique nasal mais est devenue un diacritique, un modifieur de la voyelle qui précède. La lettre redoublée nn ou mm marque une opposition qui est parfois morphophonologique : bon et bonne, vient et vienne, chien et chienne ; quand il s’agit d’une voyelle qui s’est nasalisée tardivement et faiblement, la double consonne n’apparaît pas dans la graphie et l’opposition entre les éléments vocaliques de chaque couple se fait non seulement par le caractère oral ou nasal, mais aussi par le degré d’aperture : voisin / voisine, brun / brune [ɛ̃ / in, œ̃ / yn]. La double consonne acquiert aussi une autre fonction à l’intérieur du code graphique du français dans lequel la suite V + CC + V sert à noter la nature de la voyelle qui précède, généralement ouverte (ainsi bonne s’opposerait à zone, comme appelle, à appelons, etc.), bien qu’il existe au moins une exception comme nonne qui se prononce exactement comme none. Le code graphique du FMod a hérité de la variété des fonctions des lettres consonnes du système médiéval : n et m peuvent noter aussi bien la consonne correspondante que fonctionner comme des diacritiques qui modifient la voyelle en précession an, am, on, etc. ou bien encore noter dans le digraphe constitué avec g, la palatalisation de la consonne nasale : agneau [aɲo]. Si la nasalisation a peu modifié les graphies d’origine – à l’exception de la double consonne nn ou mm qui répond au souci des copistes de noter à la fois la nasalisation de la voyelle et l’articulation de la consonne nasale – c’est peut-être parce que la nasalisation n’a pas touché toutes les régions de France et toutes les strates sociales de la même manière, comme semblent le prouver les vives discussions entre les réformateurs de l’orthographe, les remarques des grammairiens du 17e s. et les hésitations des scripteurs avant la fixation des normes orthographiques actuelles. S’il est possible d’édicter une sorte de règle générale pour la prononciation de ces doubles consonnes, il reste toutefois des exceptions en FMod comme le mot ennui que l’on peut opposer à ennemi ou encore la prononciation des mots préfixés comme : immaculé, immature que l’on peut opposer à immangeable, immanquablement. L’opposition entre consonne double et consonne simple à l’origine correspondait à la phonie (une consonne notant
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la nasalisation de la voyelle, l’autre l’articulation de la consonne nasale) ; par la suite, cette opposition trouve une nouvelle fonction dans le système, liée à la nature de la voyelle. Une opposition d’aperture qui s’est partiellement maintenue en FMod entre [o] et [ɔ], [e] et [ɛ] : la double consonne indique que la voyelle qui précède est ouverte benne, tonne, renne, une seule consonne sera donc forcément précédée d’une voyelle fermée. Si tel n’est pas le cas, le code graphique recourt à des diacritiques : rêne, patène, gêne ; cependant, dans le cas de la voyelle o, ce système interfère avec l’opposition de longueur, notée parfois par un accent circonflexe : zone [zo:n], tome [to:m], dôme [do:m], etc. / somme [sɔm], tomme [tɔm] bonne [bɔn], etc. Les phénomènes de la nasalisation et de la dénasalisation sont extrêmement complexes, et il est difficile d’établir une chronologie sûre à partir des attestations écrites, non seulement parce que les copistes n’ont pas toujours essayé de noter des résonances nasales non encore phonologisées, mais aussi parce qu’il y a eu compétition entre deux ou trois normes différentes. Références bibliographiques : Beaulieux 1927 ; Carton 1974 ; Delvaux 2012 ; Hansen 2001 ; Morin 1994, 2002 ; Rochet 1976 ; Ruhlen 1979 ; Van Hoecke 1994 ; Zink 31991 [1986].
Yvonne Cazal et Gabriella Parussa
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
Chapitre 28 Ponctuation 28.1 Introduction Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation Chapitre 28. Ponctuation 28.1.1 Définition Le terme ponctuation désigne l’ensemble des signes graphiques qui organisent la séquencialité de la langue écrite, complétant ou suppléant le système graphique alphabétique ; cet ensemble fait également système et fournit des informations sur la structuration de la syntaxe et des contenus, ainsi que sur le statut énonciatif ou sémantique des séquences graphiques. Les signes de ponctuation opèrent aux trois niveaux des séquences de la langue écrite : au niveau du mot, au niveau de l’énoncé et au niveau du texte (voir 28.1.3). À ces trois niveaux et à toutes les périodes de la langue, les signes de ponctuation contribuent à la lisibilité des textes ; la linguistique diachronique peut évaluer leur incidence soit sur la lecture silencieuse, soit sur les besoins de la lecture vocalisée. Le mot « ponctuation », pris au sens restreint, désigne dans la langue courante un ensemble de signes non alphabétiques qui se limite à une série réduite : point, deux-points, point-virgule, virgule, points de suspension, points d’exclamation et d’interrogation, parenthèses, tirets de différentes tailles, guillemets, crochets, chevrons et barres obliques. Or le terme « ponctuation », en tant qu’outil conceptuel de la linguistique contemporaine, a été doté d’un sens plus large, qui incorpore comme signes de plein droit d’autres ressources graphiques telles que l’espace bidimensionnel du support de l’écriture, les majuscules et une partie des signes appelés « auxiliaires » (Catach 1980a : 21) (voir 28.1.3.3). Tout au long de ce chapitre, on retient ce sens large du terme, parce qu’il permet d’embrasser les signes et les fonctions attestés dans toutes les périodes de la langue. La graphématique autonome (Anis 1983, Anis, Chiss et Puech 1988) remplace cependant le terme « signe de ponctuation » (au sens large) par les termes de topogramme ou graphème suprasegmental. Si le graphème peut être défini comme « l’unité minimale de la forme graphique de l’expression » (Anis 1983 : 33), on peut déceler deux grands types de graphèmes : graphèmes alphabétiques ou segmentaux et graphèmes suprasegmentaux. Un graphème suprasegmental est un graphème qui, localisé en un point de la chaîne graphique ou s’étendant sur tout un segment, modifie la structure ou le statut énonciatif d’un énoncé ou d’une partie d’énoncé (Anis 1983 : 41). L’inventaire des graphèmes suprasegmentaux comprend trois types formels (Anis 1983 : 41-42, Dahlet 2003 : 19) : – Graphèmes formés par la régulation de l’espace. La principale différence entre la « langue orale » et la « langue écrite » réside dans le fait que, dans le médium audible, la parole se déroule dans le temps, tandis que, dans le médium visuel, la parole se déroule de façon linéaire dans l’espace. Cet espace constitue le support visible du système d’écriture, dans la mesure où il contribue à la démarcation des unités de la langue écrite (Laufer 1972, Catach 1980a, Berrendonner et Reichler-Béguelin 1989, Védénina 1989, Arabyan 1994, Favriaud 2004). Exemples : le blanc séparateur des mots, des énoncés, des paragraphes et des chapitres. Le terme de « ponctuation blanche » désigne cette régulation de l’espace, dans certaines études sur l’histoire de la mise en page. On notera que les termes « ponctuation blanche » et « ponctuation noire » renferment une synecdoque et relèvent du format le plus répandu du livre imprimé, c’est-à-dire de l’encre noire sur du papier blanc.
Chapitre 28. Ponctuation
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– Graphèmes non alphabétiques ou « ponctuation » au sens restreint du terme, désignés aussi par le terme de « ponctuation noire » dans certaines études. Ce sont les signes visuels inscrits et tracés manuellement ou mécaniquement sur l’espace du support écrit : < . : ; , ? ! ( ) [ ] « » - – — >. – Graphèmes liés aux signes alphabétiques ou graphèmes de coalescence : ceux qui se manifestent à travers une variation formelle des graphèmes alphabétiques. Exemples : les oppositions romain / italique, maigre / gras, non soulignement / soulignement, minuscule / majuscule ou, encore, minuscule / lettrine, capitale ou petite capitale au Moyen Age.
Le signe de ponctuation peut être considéré comme un élément segmental, si l’on envisage sa forme. Par exemple : dans l’interrogation Tu viens ?, la courbe intonative suprasegmentale ascendante marque la modalité énonciative à l’oral, tandis qu’à l’écrit, le point d’interrogation apparaît à la droite de l’énoncé (Arrivé 2017 : 25). Or le signe de ponctuation se présente comme élément suprasegmental si nous considérons sa portée, c’est-à-dire l’étendue de la séquence graphique affectée par tel signe, étendue qui s’arrête là où intervient un autre signe de même niveau ou d’un niveau supérieur dans la hiérarchie entre les segments graphiques (Anis, Chiss et Puech 1988 : 121, Dahlet 2003 : 27-28). 28.1.2 Graphématique diachronique et ponctuation L’étude des signes de ponctuation dans une perspective diachronique met en jeu plusieurs variables et paramètres linguistiques : – L’ensemble des signes, à une époque donnée, fait système (Catach 1980a : 21). L’évolution des systèmes de ponctuation est anthropologiquement liée à l’histoire de la lecture et à ses différentes modalités (à haute voix, chantée, silencieuse, etc.). La ponctuation intègre ainsi des propriétés pragmatiques, dans la mesure où elle matérialise des instructions de lecture. – Bien que la substance de la ponctuation soit graphique et visuelle, elle maintient des rapports avec la langue orale à deux niveaux : premièrement, la ponctuation peut représenter par des moyens visuels des phénomènes oraux (par exemple, une pause) ; deuxièmement, elle peut signaliser l’oral représenté, c’est-à-dire les énoncés que l’écriture représente comme des productions orales. – Les systèmes de ponctuation sont soumis aux mêmes tendances évolutives que la graphie segmentale ou graphie alphabétique : leur variation diachronique présente, d’une part des tendances vers l’inertie des formes traditionnelles, d’autre part des tendances vers l’innovation. Les usages de la ponctuation s’inscrivent, historiquement, dans un continuum établi entre la variation et la standardisation. – La matérialité du support graphique (manuscrit, imprimé, numérique) a influé sur l’évolution des systèmes de ponctuation et, particulièrement, sur leur standardisation. – La ponctuation est un fait de langue écrite qui relève, d’une part, de la production individuelle d’un scripteur et, d’autre part, du système partagé par une communauté d’usagers de la langue à une étape donnée de son histoire. La graphématique, en tant que discipline linguistique, peut ainsi expliciter soit le système commun aux usagers du français à une époque donnée, soit la compétence scripturaire d’un seul usager dans une production écrite (x 26.6.2). – Si la variabilité structurée est une propriété essentielle du langage, qui joue des fonctions sociales et conditionne le changement linguistique, la ponctuation peut être soumise aux mêmes paramètres de variation que la sociolinguistique a décelés pour les différents plans du langage (Llamas-Pombo 2017a) : variation diachronique, variation diatopique (notamment,
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation au Moyen Age, puisque les différents milieux, scriptoriums ou chancelleries, disposent de systèmes partiellement différents), variation diastratique (qui oppose des formes communes à des formes senties comme soutenues, plus élaborées ou plus correctes) et variation diaphasique (variations de style, perceptibles à toutes les époques, désignées également par le terme de « esthétique de la ponctuation ») (x26.6).
28.1.3 Signes et fonctions 28.1.3.1 Graphies du mot et ponctuation du mot a. Graphèmes alphabétiques ou segmentaux Les graphèmes alphabétiques possèdent plusieurs types de variantes (x 27.3.7). La plus importante pour les systèmes de ponctuation est l’alternance allographe minuscule / allographe majuscule. Exemple : A est l’allographe majuscule de a. La majuscule constitue ainsi un graphème lié ou graphème de coalescence, parce qu’il se manifeste dans la variation formelle d’un graphème alphabétique. Comme d’autres signes graphiques, il n’a pas de correspondance articulatoire. En vertu de cette fonction visuelle de contraste, la majuscule, en combinaison avec des signes comme les points ou les différents types de virgules, contribue dès l’AF à la démarcation d’énoncés, d’unités syntaxiques ou d’unités de lecture. En outre, l’opposition entre la minuscule et la majuscule à l’initiale du mot a été dotée, au cours de l’histoire de la langue, de différentes valeurs grammaticales et sémantiques ; par exemple, elle assure en FMod l’opposition entre noms communs et noms propres. b. Graphèmes suprasegmentaux ou signes de ponctuation du mot Les « graphèmes suprasegmentaux » ou « signes de ponctuation » du mot graphique employés au cours de l’histoire du français écrit sont les suivants : – L’espace, désigné par les termes de blanc de l’écriture ou « ponctuation blanche », joue une fonction de séquenciation dans la démarcation de l’unité graphique mot (voir 28.3.1.2). Il est considéré par certains linguistes comme un signe à part entière (Catach 1980a : 18). – Certains « signes de ponctuation », au sens restreint du terme, ont pour fonction la séquenciation du mot et de ses composants. Leur inventaire comprend l’apostrophe, le trait d’union et le trait de division, le point en fonction d’abréviation, ainsi que le point et la barre oblique utilisés en AF et en MF pour la séquenciation des mots.
28.1.3.2 Ponctuation de l’énoncé Dans le classement des unités graphiques qui fonctionnent comme des organisateurs de la séquencialité, l’unité supérieure au mot retenue par la linguistique de la ponctuation contemporaine est la phrase. Or la notion de phrase n’émerge dans l’usage et dans la pensée linguistique qu’au 16e s. et ce n’est guère qu’au 18e s. qu’elle est introduite dans les grammaires (Seguin 1993). On retiendra alors, dans ce chapitre, un concept plus général, apte à intégrer toutes les structures syntaxiques que le français écrit a connues (Marchello-Nizia 2012a : 7). Le concept d’énoncé permet d’englober, non seulement la phrase au sens moderne, mais aussi le concept de période, défini et identifié depuis la grammaire latine comme unité de sens complet.
Chapitre 28. Ponctuation
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a. Ponctuation démarcative Les graphèmes suprasegmentaux qui ont pour fonction la délimitation ou démarcation de l’énoncé et de ses unités syntagmatiques, propositionnelles ou phrastiques, appartiennent à trois types formels (voir 28.1.1) : – L’espace blanc complète de façon pertinente l’information des « signes de ponctuation ». Par exemple, sur le plan de l’énonciation : l’énoncé « Ils vivent, malheureusement » s’oppose à l’énoncé « Ils vivent malheureusement », grâce à l’opposition virgule / espace blanc sans virgule. Sur le plan de la délimitation : dans l´écriture des vers ligne à ligne, l’espace blanc qui isole chaque ligne délimite une unité de versification. – Les graphèmes non alphabétiques, successivement nommés distinctiones ou positurae, en latin, et signes de ponctuation, au sens restreint du terme, en français. Leur fonction « démarcative » peut impliquer une « séparation », du point de vue du décodage visuel de la chaîne écrite, mais celle-ci peut également marquer un rapport de « connexion ». – La majuscule, signe ou graphème lié à un graphème alphabétique (voir 28.1.3.1.a.) constitue une marque de délimitation des énoncés, qui complète de façon pertinente l’information fournie par les « signes de ponctuation ». Par exemple : un point suivi d’un mot commençant par une lettre majuscule permet de délimiter une phrase en FMod.
b. Ponctuation énonciative Certains graphèmes suprasegmentaux jouent une double fonction : la démarcation syntaxique et la détermination du statut énonciatif des unités graphiques : 1. Marques de la modalité énonciative : le point d’interrogation < ? > et le point d’exclamation < ! > sont les deux signes du FMod qui marquent l’opposition pertinente entre énoncés déclaratifs, d’une part et énoncés interrogatifs ou exclamatifs, d’autre part. 2. Marques du discours : afin de délimiter le « discours rapporté » (notion linguistique), la « citation » (notion rhétorique et argumentative), les différentes « voix du texte » (notion narratologique) ou la parole des différents « énonciateurs » (notion linguistique), le français écrit présente au cours de son histoire plusieurs types de marques graphiques : – Les signes de ponctuation énonciative : les guillemets (guillemets dits français « », guillemets dits anglais “ ˮ et guillemets simples ‘ ’), des tirets, sans taille précise dans les périodes antérieures à l’imprimerie, puis de différentes tailles standardisées par l’imprimerie et par le traitement numérique de la langue < — – - > et autres (voir 28.3.4). – Marques de coalescence ou graphèmes liés : l’opposition soulignement / non soulignement ou l’opposition italique / romain sont des marques continues qui peuvent jouer un rôle distinctif dans la visualisation des différentes instances du discours.
28.1.3.3 Ponctuation du texte Le terme ponctuation de texte (Catach 1980a : 19) désigne l’ensemble des ressources graphiques qui permettent la segmentation d’une production écrite en unités supérieures à la phrase ou, suivant le concept qui est retenu ici, supérieures à l’énoncé. On pourra ainsi désigner également cet ensemble par le terme de ponctuation métaphrastique (Tournier 1980 : 38). Envisagées dans la perspective de leur disposition dans le support de l’écriture ou « espace graphique », ces ressources déterminent la « mise en page » du texte : 1. L’espace blanc, désigné aussi par le terme de « ponctuation blanche », contribue à distribuer le texte en unités inférieures : l’alinéa, le retrait et le paragraphe permettent de visualiser les étapes d’une narration ou d’une argumentation, les paroles de divers énonciateurs, l’exposition de sujets différents, etc. L’espace blanc devient significatif dans sa combina-
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation toire essentielle avec la « ponctuation noire », c’est-à-dire, avec tous les autres graphèmes (le point en fin de phrase, la majuscule du début d’une phrase ou d’un énoncé, etc.). 2. Le terme alinéa est employé pour la première fois en 1664 et la lexicographie l’atteste dès 1694 (Dictionnaire de l’Académie française) : il désigne le retrait ou espace blanc en début d’une ligne qui balise le paragraphe, unité surgie dans la culture lettrée du FPréclass et du FClass. Le paragraphe constitue « l’unité textuelle immédiatement supérieure à la phrase et immédiatement inférieure au chapitre, voire à la section » (Arabyan 1994 : 259, 2018 : 430). On peut considérer l’alinéa comme un signe double, au même titre que la parenthèse ou le guillemet actuels : il est ouvrant en début de paragraphe et il est fermant en fin de paragraphe, position nommée ligne creuse dans la terminologie de l’imprimerie. Les alinéas fermants sont présents dans la prose littéraire française depuis le 13e s. (Arabyan 2018 : 456). 3. Marques de coalescence ou graphèmes liés : – L’opposition minuscule / majuscule ou minuscule / majuscule / lettrine. Le fonctionnement complémentaire entre le blanc graphique et les lettres capitales (majuscules ou lettrines) a joué un rôle fondamental dans la macrostructure des textes. Au Moyen Age, par exemple, les textes narratifs, en prose comme en vers, sont copiés sur deux ou trois colonnes par page : l’emploi de lettrines parsemées en tête de certaines lignes de chaque colonne constitue une aide à la lisibilité du texte et une rupture de l’homogénéité gênante. Les étapes d’une narration, l’introduction des voix narratives ou le soulignement d’un marqueur du discours restent ainsi ponctués par la lettrine. – L’opposition soulignement / non soulignement et l’opposition italique / romain sont des marques continues qui peuvent jouer un rôle de segmentation et de démarcation d’unités textuelles supérieures à l’énoncé. 4. Les signes dits « auxiliaires » ou « caractères spéciaux » constituent une série de symboles, alphabétiques ou non alphabétiques, qui contribuent à la structuration des textes à différentes périodes de la langue (les pieds-de-mouche < ❡ >, les tirets longs, les astérisques, losanges, petites croix, etc.). En tant que « signes séparateurs », ils se trouvent « proches de la ponctuation » (Catach 1980a : 19) et peuvent ainsi être rangés parmi les ressources de la ponctuation métaphrastique (Tournier 1980 : 38). Dans la majorité des cas, cette série de signes provient de la liste antique et médiévale des notae sententiarum (voir 28.2.1). – Le paragraphus ou pied-de-mouche < ❡ ¶ > marque souvent en AF et en MF les énoncés d’une narration ou les différentes clauses d’un texte juridique. – L’astérisque ou les petites croix de diverses formes permettent dans les manuscrits médiévaux d’attirer l’attention du lecteur sur un passage omis, qui est renvoyé à la marge ou en bas de page (Llamas-Pombo 2017b).
28.2 Histoire de la ponctuation : origine et théories 28.2.1 Origine des signes de ponctuation Les signes de la ponctuation du français proviennent d’une transformation de la forme et de la valeur de deux séries de signes d’origine gréco-latine : 1. Les distinctiones (appelées aussi positurae, pausationae, punctaturae ou puncta dans la latinité tardive et médiévale) étaient liées aux trois niveaux d’articulation rhétorique du discours : en grec, kommata, kola et periodon ; en latin, caesa ‘les incises’, membra ‘les membres’ et circuitus ‘les périodes ou clauses’. A ces trois niveaux de discours correspondaient trois niveaux de ponctuation de la langue latine, notés par un point situé à différentes hauteurs par rapport aux lettres finales d’une séquence graphique (Hubert 1970 : 5-31, Catach 1968 : 297, Parkes 1992 : 13) (voir Tableau 1, 28.2.4) :
Chapitre 28. Ponctuation
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– La subdistinctio ou « ponctuation faible », marquée par le signe appelé comma, adoptait la forme d’un point bas < . > : ce point notait une pause au milieu d’un énoncé, après une séquence à sens incomplet. – La media distinctio ou « ponctuation moyenne », marquée par le signe nommé colon, adoptait la forme d’un point médian < · > : ce signe marquait une pause, quand la séquence graphique possédait un sens complet, alors que l’énoncé n’était pas encore terminé. – La distinctio ou « ponctuation forte », marquée par le signe nommé periodus, adoptait la forme d’un point haut < · > : ce point notait une pause finale, après un énoncé complet. Ces trois points marquaient les unités rhétoriques et constituaient une aide à la lecture des différentes unités de sens et des lieux de respiration. Dans ses origines romaines, cette triade servait à la ponctuation d’auteur ou à la notation d’une lecture individuelle des textes. 2. Les notae sententiarum constituent une série de symboles, d’origine grecque ou latine, que les grammairiens médiévaux ont répertoriés et qui servaient à la notation critique des manuscrits par les copistes intervenant dans la transmission des textes. Ces caractères permettaient de noter un renvoi, une correction, la place d’une citation, etc. Certains signes de ponctuation et certains « signes auxiliaires » ou « caractères spéciaux » actuels ont comme origine l’un des symboles de cette série (Catach 1968 : 72, Parkes 1992 : 43, Cunha et Arabyan 2004 : 39, Llamas-Pombo 1999 : 51-63, 2015) : – L’astérisque provient de l’asteriscus < * >. – Le pied-de-mouche < ₡ ❡ ¶ > trouve son origine dans l’abréviation des mots kaput ou capitulum par les lettres K. ou C. – Les guillemets doubles < » > ont des antécédents dans le diplè (qui avait la forme d’un chevron fermant >) et dans le paragraphus < ⎡ >. – Le bi-obelus ou double barre < // > se trouve à l’origine des barres de correction qui marquaient au Moyen Age deux lettres ou deux mots qui devaient être intervertis. Ce signe constitue également l’origine formelle des guillemets dits anglais < “ ˮ >.
Les Tableaux 1, 2, 3 (voir 28.2.4) présentent une histoire de la ponctuation en diachronie, établie à travers un choix, nécessairement restreint, des classements effectués par les théoriciens de la ponctuation. 28.2.2 La ponctuation dans les manuscrits Jusqu’au 16e s., il n’existe pas de théorisation spécifique de la ponctuation appliquée au français. Au Moyen Age, la théorie est énoncée en langue latine et pour la langue latine, par les grammairiens et les scripteurs spécialisés dans la transmission des textes (Hubert 1970) (voir Tableau 1, 28.2.4). Dans le contexte prénormatif de l’AF et du MF, la ponctuation n’échappe pas à la liberté qui caractérise l’écriture manuscrite. Il n’existe pas de standardisation de la forme des signes avant la diffusion de la typographie imprimée (Parkes 1992 : 41). Le système des signes n’est pas lui-même unitaire pour la langue médiévale : celui-ci peut varier selon les régions, les différents scriptoriums ou chancelleries, les registres de langue ou la typologie des textes (littéraires, documentaires, religieux, etc.). Il faut considérer, en outre, un certain taux de variation individuelle. Parmi les différentes copies d’un même texte, on peut trouver des manuscrits peu ou pas ponctués, tandis que d’autres présentent une ponctuation des plus riches (Marchello-Nizia 1978b : 43, Barbance 1992 : 515, Llamas-Pombo 1996a : 241-407,
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
Pignatelli 2007 : 101, Lavrentiev 2016 : 5). Au-delà de ces amples paramètres de variation, des usages récurrents peuvent être observés dans les manuscrits et prouvent l’existence d’une régulation de la ponctuation, qui était reconnue par une communauté de lecteurs et qui fut l’œuvre, dans la plupart des cas, de professionnels de l’écriture (x 26.2.1). 28.2.3 La ponctuation dans les imprimés Le 16e siècle est un moment clé pour l’histoire de l’orthographe. C’est à cette époque que l’on voit s’instaurer une réflexion explicite sur la mise en écrit du français, qui donnera lieu à une volonté de grammatisation et de standardisation de la langue (Cerquiglini 1996 : 49-60, 2004 : 52-60), qui concerne de façon spéciale la ponctuation. La technologie de l’imprimerie a accéléré les innovations, la stabilisation des pratiques de la ponctuation et l’émergence de sa théorisation (Catach 1968, Baddeley 2011). Le rapport entre la correction du français écrit et la standardisation de l’écriture mécanique a été tellement étroit au 16e s. que l’histoire de la langue française a consacré le terme orthotypographie pour désigner l’ensemble des règles d’écriture à l’aide des types ou caractères d’imprimerie. C’est en particulier Catach (1968 et 2001b : 126) qui a entériné ce terme, qui remonte au moins au traité de correction de livres de Jérôme Hornschuch (1608), intitulé Orthotypographia (Baddeley 1997a). Plusieurs phénomènes caractérisent la période du début du 16e s. (x 26.3) : – La technologie de l’imprimerie a influé sur la stabilisation des symboles, parce que les moules pour les fontes d’imprimerie des signes de ponctuation ont été composés en même temps que les fontes pour les caractères alphabétiques, de telle façon que tous les signes typographiques, ponctuation et lettres, ont été disséminés ensemble en Europe, notamment à partir des innovations d’imprimeurs italiens (Parkes 1992 : 51, Baddeley 2011 : 197). – Le début du 16e s. est une période de transition entre l’ère du manuscrit et celle de l’imprimé. Même si les habitudes graphiques liées à l’usage de l’une ou l’autre technique tendent alors à se différencier de plus en plus, certaines pratiques propres à l’écriture manuscrite persistent dans les textes imprimés (Baddeley 1998 : 52). Par exemple, si les premiers humanistes français pouvaient utiliser aux 14e et 15e s. deux ponctuations en latin, l’une courante pour les brouillons ou pour l’écriture d’un texte dicté et l’autre, plus luxueuse, de caractère archaïsant (Ouy 1987 : 169, Hamesse 1987 : 141), une telle pratique survit encore en français à la fin du 16e s. Par exemple, Michel de Montaigne, dans les additions marginales à l’édition de 1588 de ses Essais, utilise une ponctuation des plus réduites ; en revanche, ses interventions sur la partie imprimée du texte sont extrêmement précises pour la rectification de la ponctuation (Demonet 2000 : 39). – Au 16e s., la tâche de la ponctuation et de la segmentation des textes est encore le plus souvent l’affaire des ateliers d’imprimerie et non pas des auteurs des livres. Mais les imprimeurs ne pouvaient se servir des signes, en tant qu’objets matériels, que si ceux-ci étaient disponibles dans leurs casses ; il existe ainsi parfois une surprenante dissociation entre la théorie et la pratique de certains humanistes (Baddeley 2011 : 193) (voir 28.3.2.2).
Chapitre 28. Ponctuation
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28.2.4 Tableau des signes de ponctuation en diachronie VALEUR DES SIGNES
GREC (ALEXANDRIE)
GREC
et leurs dénominations en latin ⇓ DISTINCTIONES
PONCTUATION « FAIBLE » subdistinctio PONCTUATION « MOYENNE » media distinctio PONCTUATION « FORTE » distinctio
LATIN MEDIEVAL
LATIN DISTINCTIONES
TIONES
ou
ou POSITURAE, surgies avec les écritures en minuscules
POSITURAE
upostigmè ‘point bas’
komma
messè ‘point médian’
kolon
comma, subdistinctio, incisio
teleia stigmè ‘point haut’
periodos
(7e, 8e, 9e s.) DISTINCVARIAN-
comma
comma [avec virgule suscrite] < .ʹ > < ! > < >
colon, distinctio media, punctum
colon, constans
colon, punctus planus
periodus, plena distinctio, versus
periodus, finitiva
periodus
TES D’IRLANDE
(9e s.)
< .. >
< >
< ... >
LATIN ET DOMAINE GALLO-ROMAN (9e-15e s.) VARIANTES DE L’ECRITURE
POSITURAE, originaires CAROLINE des et dénominations manuscrits maintenues au liturgiques (8e-12e s.) 12e s. par Hugues de Saint Victor [marquées par *] comma* punctus
circum< > flexus virgula < > < / > < ·/ > colum* punctus
elevatus
punctus versus < > punctus interrogativus < >
punctus elevatus < > periodus* < . >< > > < punctus interrogativus < >
Tableau 1 : Classement des signes de la ponctuation : systèmes et dénominations (Antiquité et Moyen Age) Triades de segmentation de la langue écrite par le moyen des signes de ponctuation (nommés en latin classique distinctiones et, au Moyen Age, positurae, pausationae, punctaturae ou puncta). Le système latin de points à trois hauteurs est remplacé, au Moyen Age, par des systèmes où le point est combiné avec d’autres éléments graphiques pour former différentes sortes de signes. VALEUR DES SIGNES
BARZIZZA-FICHET-HEYNLIN (1471)
PONCTUATION « FAIBLE »
comma
PONCTUATION « MOYENNE »
colon
PONCTUATION « FORTE »
periodus
SIGNES DE LA MODALITE ENONCIATIVE ET DE LA SEQUENCIATION DES ENONCES
punctus interrogativus < > parenthesim
gemipunctus
[fonction : substitution d’un nom propre qui manque] semipunctum < ̷> [fonction : division du mot en fin de ligne]
JACQUES LEFEVRE D’ETAPLES (1529 : f. 53v)
GEOFFROY TORY (1529 : f. 66r) punctum suspensivum ou point suspensif geminum punctum ou point double semipunctum ou demypoint hypopliroma ou point crochu comma ou point incisant colon ou point respirant periodus ou point concluant interrogativum ou point interrogant responsivum ou point respondant admirativum ou point admiratif parenthesis ou point interposant
< ̷>
Signes de la tradition humaniste _______ comma
Signes ordinaires
côlum
comma
comma, en grec et en latin < : >
periodus
colon
colon, en grec punctum, en latin poinct rond, en français < . >
_______ virgûla < / >
< ‵. >
ETIENNE DOLET (1540 : 17-24) les poincts incisum, en latin virgule ou poinct à queue, en français < , > anciennement marqué < / >
Signes de la tradition humaniste ____________________ punctum admirativum aut exclamatîvum
punctum interrogatîvum
parênthesis
punctus sectiônis
interrogans, en latin interrogant, en français < ·҃ > admiratif
parenthese
Tableau 2 : Classement des signes de la ponctuation : systèmes et dénominations (15e-16e s.)
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
VALEUR DES SIGNES
PONCTUATION « FAIBLE »
PONCTUATION « MOYENNE »
PONCTUATION « FORTE »
MODALITE ENONCIATIVE, SEQUENCIATION DES ENONCES ET SIGNES DIACRITIQUES
LOUIS MEIGRET (1550 : f. 141v-142v ; f. 139v-140r)
PIERRE DE LA RAMEE (1572 : 207-209) distinctions
Termes Termes Formes Formes des de des « anciens » de « quelques « anciens » Meigret _________ nouveaux ___________ __________ souspir grammairiens » soupir
________ (point a cúe demipose virgule chez les im(le point
primeurs) moyen)
coma
semipoze
pose (le point hault) < · >
NICOLAS ANDRY DE BOISREGARD (1692 : 423-433)
point à queuë ou virgule
virgule
demy poinct ou demy comma
le point et la virgule
comma
deux points
point
periode (le point bas) parentesis ęntrejęt
Troęs acçęns, interrogation ‘trois accents’, dans la admiration terminologie de Meigret union poin d’amiraçíon
parenthese poin d’interrogaçíon < ? > poin de l’apostrophe < ’ >
JEAN BOSQUET (1586 : 138-139) poinctz
colon ou point rond ou final < . >
point
periodos ou periode
< >
interrogant admiratif parenthese ou entredeux division
>
deux points dessus
petite ligne
grande lettre [noms propres]
Tableau 3 : Classement des signes de la ponctuation : systèmes et dénominations (16 e-17e s.)
Le Tableau 1 est redevable à Catach (1968 : 297 et 1994b : 14-15). L’édition des données qui figurent dans les Tableaux 1, 2 et 3 a été confrontée aux informations fournies par les auteurs suivants : Baddeley (2011), Bourgain (1989), Colombat et al. (2011), Geymonat (2008 : 60-61), Hubert (1972), Lavrentiev (2011), Luque Moreno (2006), Ouy (1979 : 6669) et Parkes (1992 : 301-307). Les caractères spéciaux ont été transcrits d’après The Medieval Unicode Font Initiative (MUFI).
28.3 Histoire de la ponctuation : signes et fonctions 28.3.1 Graphie et ponctuation du mot 28.3.1.1 Graphèmes alphabétiques ou segmentaux du mot (accents, majuscules, graphie du nom propre) a. Graphèmes accentués (x 27.3.4.3 et 27.3.7) b. Écriture du nom propre et opposition majuscule / minuscule L’écriture de l’AF et du MF n’est pas dotée de conventions généralisées pour la graphie du nom propre : celui-ci s’écrit habituellement avec minuscule jusqu’au début du 16e s. (Beaulieux 1927 : 157) et même le nom de Dieu s’écrit en minuscule au Moyen Age. Dans les plus anciens textes, la minuscule est générale : dõ, eulalia, diaule, maximiien, krist (‘Dieu’, ‘Eulalie’, ‘Diable’, ‘Maximien’, ‘Christ’) dans Eulalie (Biedermann-Pasques 2003 : 55) ; dõ, karlo, lodhuuuig (‘Dieu’, ‘Charles’, ‘Louis’), dans les Serments de Strasbourg. Mais plusieurs procédés émergent au cours de cette période pour la distinction des noms
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propres : l’emploi de la majuscule, l’abréviation du mot ou son écriture entre des points et l’usage de l’allographe y (x 27.4.3). Dans la Chanson de Roland d’Oxford, le nom propre du héros épique apparaît dans 97% des cas précédé de la petite majuscule de r (François 2006). Mais en AF et en MF, l’usage de la majuscule dépasse le concept moderne de nom propre, puisque toute notion considérée importante par un scribe peut être dotée d’une majuscule initiale (Gasparri et al. 1993 : 141, Llamas-Pombo 2007a : 35, Lavrentiev 2016 : 7). Dans les manuscrits littéraires du 13e s., le traitement réservé aux noms propres de personne donne une impression de diversité de manuscrit à manuscrit, mais on relève comme caractéristique commune l’abréviation du nom par tous les procédés possibles : sur la dernière syllabe (art9 pour Artus), par suspension entre deux points (.f 9. pour Fergus), par un seul point (Y. pour Ysangrin), etc. (Careri et al. 2001 : XXXIV, 5, 21, 25). C’est l’orthotypographie du 16e s. qui instaure une pratique, de plus en plus généralisée, d’écriture des noms propres commençant par majuscule. Par exemple, dans les Bibles imprimées en ce siècle, on note la mise en place de la majuscule en l’espace de dix-huit ans, de 1505 à 1523 (Baddeley 1993 : 38, Biedermann-Pasques 2003 : 66). À la fin du 17e s., la généralisation de la majuscule distinctive de nom de personne est en cours, mais ne se trouve pas encore achevée, même dans les imprimés, comme le prouve une discussion entre les commissaires de l’Académie, qui hésitent encore sur la pertinence ou non de mettre une majuscule également aux mots pleins ou mots clés d’un thème donné, comme cela était encore en usage (Biedermann-Pasques 2003 : 66, Eskénazi 2000). 28.3.1.2 Graphèmes suprasegmentaux ou signes de ponctuation du mot (séquenciation, apostrophe, trait de division, trait d’union) a. Le blanc et la séquenciation des mots L’importance de l’espace blanc, en tant que composant essentiel de l’écriture alphabétique, a été mise en lumière par les travaux sur l’histoire de la séparation des mots et de son rapport avec la physiologie de la lecture (Dain 31975 [1900] : 174, Parkes 1987 : 26, 1997 : 118-119, Saenger 1989, 1990, 1997, Fruyt 1990, 2001, Desbordes 1990 : 227). Le processus de séparation systématique des mots, tel qu’il est établi en FMod, a subi en français un long processus de standardisation (Lewicka 1963, Wagner 1974, Catach 1980a : 18, 1998, Pellat 1998, Rickard 1982, Monsonégo 1993, Eskénazi 1996, Andrieux-Reix et Monsonégo 1997, 1998a, 1998b, Andrieux-Reix 1999a, 1999c, 2000b, 2003, Baddeley 1998, Baddeley et Biedermann-Pasques 2004, Biedermann-Pasques 1998, 2001, Careri et al. 2001) (x 26.5.1). Avant le 16e s., aucun traité théorique ne mentionne de règles explicites pour la séquenciation en français. Au 16e s., celle-ci fait rarement l’objet d’une instruction. Palsgrave (dans Lesclaircissement de la langue francoyse, 1530) admet, mais seulement pour les textes en vers, les séquences soudées du type ella tort (= ‘elle a tort’) ou du type iusquadix (= ‘jusqu’à dix’), qu’il proscrit dans la prose (Baddeley 1998 : 56). Le blanc graphique n’est mentionné, au début du 16e s., que par Olivétan, dans L’Instruction dés enfans, de 1537 (Baddeley 1993 : 220) : « Espace, en blanc, qui se faict entre lés motz. Nostre pere : et non no strepe re ». L’instauration du modèle logographique moderne, avec séparation de tous les mots, est aussi bien le résultat de l’application d’une règle que la conséquence des conditions matérielles de l’écriture imprimée. Les presses ont introduit dans les casses d’écriture les espaces de différentes tailles, formés par un caractère en plomb qui systématise la présence du blanc
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dans les lignes. Les espaces sont ainsi devenus des signes à part entière, ne marquant plus un vide, mais la frontière des mots (Christin 1995). b. L’apostrophe et la séquenciation des mots Un cas particulier de la soudure des mots dans la graphie manuscrite est celui qui se trouve lié à l’élision de la voyelle atone /ə/. L’élision est un phénomène de phonétique combinatoire qui se produit à la frontière entre deux mots, en vertu duquel la voyelle finale atone du premier mot disparaît devant l’initiale vocalique du mot suivant. La notation de ce phénomène, en AF et en MF, entraîne la soudure graphique d’un morphème grammatical atone élidé (article défini, préposition, négation, pronom personnel) et du mot plein qui le suit (par exemple : luns, lautre, nest, c’est-à-dire ‘l’un’, ‘l’autre’, ‘n’est’). Ce type de soudure est encore majoritaire dans les incunables. L’introduction de l’apostrophe en 1533 pour noter la voyelle élidée n’empêche pas que de nombreux livres imprimés, dans la seconde moitié du 16e s., ignorent encore ce signe, dont la généralisation ne se produit qu’au 18e s. La progressive mise en place de l’apostrophe est due à une série d’initiatives individuelles d’imprimeurs et de théoriciens de l’orthographe du 16e s. (Catach 1968 : 31-70, Baddeley 1996 : 294, Biedermann-Pasques 1998 : 76-83) (x 26.7.3.3 et 26.7.3.5). c. Le trait d’union et le trait de division Le trait d’union et le trait de division sont deux signes qui adoptent, dans la typographie contemporaine, la même forme d’un petit tiret < - >. La division des mots est marquée dans les manuscrits médiévaux français par le signe de la virgula iacens, qui adopte plusieurs formes : un tiret horizontal < – >, un trait ou deux traits obliques < / >, < // >, ou deux traits horizontaux < = >. Les deux traits obliques sont parfois réunis en un seul signe tracé sans lever la main. La première définition du signe de division de mots en France apparaît dans le cercle des premiers humanistes de la Sorbonne, à l’intérieur de l’Orthographia de Barzizza, qui reflète la théorie de la ponctuation telle qu’elle était enseignée à Paris vers 1400 : « la virgula iacens est un trait horizontal que l’on place en fin de ligne pour indiquer que le dernier mot continue à la ligne suivante » (cité par Ouy 1979 : 69, 1987 : 185, nous traduisons). La première dénomination en français de la virgula iacens est donnée par Tory, dans le Champ fleury, en 1529 : demypoint est la traduction du terme latin semipunctum (‘la moitié d’un signe’). Sa forme se présente, en effet, comme la moitié d’une virgula < / >). Lefèvre d’Étaples, en 1529, appelle en latin punctum sectiônis (‘point de coupure’) la variante redoublée du même signe < // >. La typographie a adopté, dans les incunables et les imprimés de la première moitié du 16e s., les trois variantes médiévales du signe de division : < – >, < / > < // >. Les pratiques dans le livre imprimé de cette période sont encore loin d’être normalisées. 28.3.2 Ponctuation de l’énoncé 28.3.2.1 Ponctuation démarcative Dans l’histoire du français, la démarcation de l’énoncé et de ses unités syntagmatiques, propositionnelles ou phrastiques, présente des changements dans la forme et la fonction des signes de ponctuation, parallèles aux grands courants de développement des notions grammaticales. Les trois fonctions principales de la ponctuation démarcative sont :
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La délimitation d’unités syntaxiques. L’expression de la hiérarchie syntaxique et énonciative. Le marquage de la modalité énonciative et des discours rapportés (voir 28.3.4).
28.3.2.2 Ponctuation rythmique et ponctuation syntaxique en ancien et moyen français Si l’écriture constitue, en général, « une analyse linguistique à des degrés divers de conscience » (Hagège 21986 [1981] : 102), la ponctuation des scripteurs du Moyen Age permet de déceler les unités de syntaxe et de signification qu’ils distinguaient et la façon dont ils les structuraient (Marchello-Nizia 1978b : 32, Mazziotta 2009 : 60-149). Afin d’éviter l’application anachronique de la notion de phrase à l’AF et au MF, d’autres notions ont permis une approche de la segmentation syntaxique des énoncés médiévaux : « unités de lecture » (Marchello-Nizia 1978b), « lieux de ponctuation » (Pignatelli 2007) et « frontières ou unités ponctuables » (Lavrentiev 2007b, 2009). Dès le Moyen Age, il existe une conscience du rôle de discrimination visuelle que jouent les signes, lorsqu’ils sont utilisés de façon pertinente : Positura est figura, posita in serie lectionis, ad distinguendos sensus [...] que, dum ordine suo apponitur, sensum nobis lectionis dilucidat (12e s., Hugues de Saint Victor, De grammatica, I-1475, éd. Hubert, 1970 : 105) ‘Le signe de ponctuation est une figure située dans le discours destiné à être lu pour en distinguer les différents sens ; s’il se trouve à la bonne place, il éclaire pour nous le sens de ce que nous lisons.’
On dressera ici une liste des grandes tendances graphiques de la ponctuation médiévale. a. Ponctuation rythmique Dans la plus ancienne poésie, les vers sont délimités soit par une majuscule initiale et le passage à la ligne, soit par un signe de ponctuation. Un point suivi d’une majuscule sépare les deux vers de chaque distique dans la Séquence de sainte Eulalie (9e s.) ; et un point suivi d’une minuscule sépare également les vers copiés à pleines lignes dans la Chanson de sainte Foi d’Agen (11e s.). Ces points séparent pour l’œil les structures orales de la poésie ; la ponctuation « rythmique » priorise ainsi la démarcation des unités métriques, même au détriment de la « logique » syntaxique. Par exemple : I lli en ortet dont lei nonque chielt . Qued elle fuiet lo nom christi ien . (Séquence de ste. Eulalie, 9e s., Ms. B. M. Valenciennes, 150, f. 141v, v. 13-14) ‘Il l’exhorte, peine perdue, à déserter la cause du Christ.’ (trad. Dion 1990 : 17)
Dans la traduction de ce distique d’Eulalie, le verbe exhorter ne peut pas être séparé par un point de la proposition complétive qu’il régit ; le manuscrit médiéval, à l’opposé, sépare par un point la conjonction complétive que, puisque c’est le commencement d’un vers décasyllabe. Aux 12e et 13e s., les vers copiés ligne à ligne, en colonnes, se terminent par un point, notamment dans la tradition anglo-normande (par exemple, les manuscrits de Roland et de Tristan conservés à Oxford). b. Ponctuation syntaxique La très grande majorité des unités linguistiques que l’on désigne actuellement par le terme de propositions sont délimitées en AF et en MF par des marques qui signalent leurs limites et leurs jonctions. Mais la langue du vers et la langue de la prose sont différentes (x 26.6.3).
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Les limites du vers ou de la césure suffisent à la démarcation des propositions, mais, en prose, ce sont les signes de ponctuation et certains types de mots qui assurent leur démarcation. Les mots joncteurs de propositions peuvent être des conjonctions et des adverbes (car, si, mais, or, lors, alors, puis, quant, etc.), des exclamations, des apostrophes ou des locutions composées (du type fors que, ainsi que, etc.) (Marchello-Nizia 1978a). Les textes en vers de cette période présentent chez certains scripteurs un signe de ponctuation pour marquer la fin d’un rejet et pour délimiter une proposition subordonnée, coordonnée ou indépendante. Exemple de rejet et proposition subordonnée relative : En tantes guises le destraint Amours / qui toutes coses vaint (Ovide moralisé, 14e s., Ms. BnF, fr. 24305, f. 98v) ‘De toutes ces manières la torture Amour, celui qui vainc toute chose.’
Pour la signalisation de structures syntaxiques, la majorité des scripteurs utilisent un éventail très limité de marques de ponctuation : une marque principale polyvalente, combinée avec l’opposition majuscule / minuscule et, éventuellement, une ou plusieurs marques secondaires, parfois plus spécialisées : soit le comma, soit la virgula, soit le punctus elevatus (Buridant 1980a, Boutier 2001, Lavrentiev 2016 : 6) (voir la forme de ces signes ci-dessus, dans le Tableau 1, 28.2.4). Les signes de ponctuation qui « distinguent » des unités syntaxiques (soit le point, soit la virgula < / >) jouent dans certains contextes plutôt un rôle de « connexion » qu’un rôle de « séparation ». Dans les énumérations et dans la coordination par et, ne, ou, la ponctuation marque souvent la connexion entre des syntagmes ou des propositions de même nature et de même fonction, juxtaposés ou coordonnés : Li cortois . li preu . li vaillant ‘Le courtois, le brave, le courageux’ la racine . ne le cion ‘Ni la racine ni le rejet’ Qui toz le bien done . et depart ‘[Nature], qui tous les biens donne et partage’ (Roman de la Poire, 13e s., Ms. BnF, fr. 2186, f. 37r, 16r, 58r ; Marchello-Nizia 1984 : XCVII)
La ponctuation médiévale permet très souvent de distinguer des réalités structurales différentes dans les séries énumératives du type (a et b et c) ou (a et b et c et d). Dans de nombreux manuscrits, l’alternance signe de ponctuation / absence de signe permet de hiérarchiser deux, trois ou quatre niveaux de coordination (Buridant 1980a, Boutier 2001). Exemple : Schéma [(a ∅ et b) . et (c ∅ et d)] En cele eglyse est li cuens Bauduins hom de noble lignie . esprovés de prouece et de viertu . et de hardement et de force ensevelis (L’estore des contes de Flandres, 13e s., Ms. BnF, fr. 12203, f. 50r ; Buridant 1980a : 36) ‘Dans cette église est enterré le conte Baudoin, homme de noble lignage, distingué par son courage et sa vertu, ainsi que par son audace et sa force.’
28.3.2.3 Théories et pratiques au 16e s. La période des incunables et des premiers imprimés, à la fin du 15e s. et au début du 16e s., se caractérise par une surprenante dissociation entre la théorie et la pratique de la ponctuation (voir 28.2.3). Par exemple, le second livre imprimé en France, l’Orthographia de Gasparino Barzizza (1471), contient en appendice le premier traité de ponctuation que l’on ait imprimé en France, le Compendiosus Dialogus de arte punctandi, écrit en latin (il s’agit probable-
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ment du résumé réalisé par Jean Heynlin d’un traité attribué à Guillaume Fichet). Ses imprimeurs à Paris, Gering, Crantz et Friburger, suivent scrupuleusement dans la ponctuation de leur édition les signes et les règles préconisés dans le traité. Par contre, lors de la deuxième édition du Compendiosus Dialogus, en 1482, son imprimeur, Pierre Hongre, ne disposait pas des fontes pour les signes décrits dans le traité, de telle façon qu’il en résulte un décalage entre les recommandations théoriques et la ponctuation du texte édité lui-même (Baddeley 2011 : 193) (voir ci-dessus Tableau 2, 28.2.4). Pendant le dernier quart du 15e s., les imprimeurs mettront en place un système de ponctuation très simple, basé sur trois signes de démarcation : la virgule, le comma < : > et le colon ou point final. Une telle évolution est déjà présente dans la Grammatographia de Lefèvre d’Etaples (1529), qui distingue deux listes et deux étapes dans le système des signes : d’une part, la liste des signes de tradition humaniste, analogue à celle du traité de Barzizza et, d’autre part, la liste des signes « ordinaires », c’est-à-dire ceux qui étaient déjà répandus dans les imprimés au début du 16e s. (Baddeley 2011 : 194) (voir Tableau 2, 28.2.4). Les imprimeurs et les théoriciens de l’orthographe introduisent dans la typographie française des signes qui existaient depuis les manuscrits anciens. C’est le cas des parenthèses (Catach 1968 : 302 ; voir Tableau 2, 28.2.4). Ce signe ouvrant-fermant contribue à l’énonciation écrite en tant que hiérarchiseur discursif (Dahlet 2003 : 91-93) : il permet d’insérer un segment dans un énoncé syntaxiquement autonome. Au 16e s., chez Marot ou Rabelais, les parenthèses servent à introduire des mots en apostrophe du type (amis Lecteurs). Dans un usage analogue aux guillemets ouvrants-fermants, les parenthèses peuvent également fonctionner comme marques d’énonciation. La divergence entre la théorie et la pratique est encore présente dans le Champ fleury (1529) de Geoffroy Tory ; cet auteur cite une liste de signes de ponctuation extraite d’un grammairien italien du 16e s., Aulus Antonius Orobius (voir Tableau 2, 28.2.4), mais aucun ne correspond vraiment à l’usage fait dans le Champ fleury lui-même, usage qui est dû à son imprimeur, Gilles de Gourmont. L’usage de signes de ponctuation différents pour une même fonction linguistique persiste dans les imprimés. L’alternance entre le point, le comma < : > et la virgule < , > pour la ponctuation moyenne, ainsi que les débats autour de leur usage, caractérisent la première moitié du 16e s. (Demonet 2000 : 41). Une telle variation peut être constatée dans le Champ fleury. Tory déclare que « le point est le signe d’une sentence parfaite » (1529 : 65v), mais, dans son livre, les trois signes cités alternent pour la ponctuation moyenne, de telle façon que le point peut marquer des énoncés non finis. Exemples (nous mettons en relief): – Jonction d’une proposition subordonnée temporelle à la proposition principale : point suivi de majuscule < . M > : Quant ie voy vng Francois escripre en Grec ou en latin. Il me semble que ie voy vng masson vetu dhabits de Philosophe […] (f. 12v) – Jonction d’une proposition subordonnée conditionnelle à la proposition principale : comma suivi de minuscule < : m > : Et si on me repliquoit que ce sont metres & non pas lettres : ie dirois que […] il a faict metres en nombre .XXIII. (f. 27v) – Coordination de parties du discours à trois niveaux : connexion primaire par le comma < : >, connexion secondaire par la virgule < , >, connexion tertiaire par l’absence de signe < ∅ > : FRancois, par la grace de Dieu, Roy de France, aux Preuost de Paris, Baillif de Rouen, & Senechal de Lion : & a tous noz autres Iusticiers & Officiers, ou a leurs Lieuxtenans, & a chascun deulx sicomme a luy apartiendra, salut (Tory, Champ fleury, f. A2r)
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Étienne Dolet, dans son traité sur La pvnctvation de la langve francoyse (1540), applique scrupuleusement les principes qu’il formule lui-même, même si on peut parfois constater de tout petits écarts (Lavrentiev 2009 : 1, 433, Baddeley 2011 : 193). Son traité, inclus dans La Maniere de bien tradvire d’vne langve en aultre et destiné aux imprimeurs, contient une liste de six signes, qui est devenue « canonique » et qui est reprise ultérieurement par plusieurs auteurs (Baddeley 2011 : 193, Dürrenmatt 2011 : 189) (voir ci-dessus Tableau 2, 28.2.4). Sa théorie, basée sur la syntaxe et sur la division du discours en périodes ou clausules, incorpore la considération de la lecture. Dans sa grammaire (Le Trętté de la grammęre françoęze, 1550), Louis Meigret présente une théorie essentiellement prosodique et pausale de la ponctuation : il introduit la terminologie de la musique dans les deux premiers termes de sa triade de signes de pause (soupir < , >, semipause < : > et point < . >), qu’il substitue aux noms virgule et comma. La parenthèse est désignée par le terme d’entrejet, de par sa capacité à introduire une séquence au milieu d’un propos. Les signes d’admiration et d’interrogation sont classés par Meigret parmi les accents, parce que leur différence est purement intonative. L’unité syntaxique du discours retenue par ce grammairien est la clause ; ainsi, la clause marquée par une admiration comporte une élévation de la prononciation au commencement, tandis que la clause marquée par une interrogation comporte une élévation vers la fin (Baddeley 2011 : 207-208, Lavrentiev 2016 : 55, Pagani-Naudet 2017) (voir ci-dessus Tableau 3, 28.2.4). Pierre de la Ramée ou Petrus Ramus reprend dans sa Grammaire (1572 : 206) la terminologie des degrés de pause de Meigret, tout en revenant au système de points à trois hauteurs utilisé dans l’Antiquité latine, qu’il avoue, à juste titre, être mal observé à son époque : le souspir < / >, la demi-pause ou point médian < · >, la pause ou point haut < · > et la période ou point bas < . >. Ensuite, il rappelle les signes prescrits par les grammairiens contemporains : la virgule, le comma, l’interrogation, l’admiration, la parenthèse et un type de tiret ou trait de division en fin de ligne nommé distinction en union (voir ci-dessus Tableau 3, 28.2.4). Dans ses Elemens, ou Institutions de la langue Francoise (1586 : 138-147), Jean Bosquet décrit les signes de ponctuation en usage dans les textes imprimés, selon une théorie essentiellement syntaxique : le discours est formé de sentences ou clauses ou périodes. La fin du discours est marquée par la période ; la fin des sentences par le point rond ; les divisions de la sentence se font par le comma < : > et la distinction d’éléments de même rang se fait par la virgule, en alternance avec un signe qui constitue déjà, par sa forme et par sa valeur, un ancêtre du point-virgule (voir Tableau 3, 28.2.4). Le terme phrase est attesté en français dès 1530 comme calque du latin phrasis : il garde alors son sens rhétorique, équivalent à la notion d’elocutio ou « manière de s’exprimer », par un mot, un groupe de mots ou un style particulier (Millet 1997 : 3). C’est dans le courant du 16e s. que l’on commence à percevoir l’émergence, dans l’usage et dans la pensée linguistique, de cette unité que l’usage moderne a désigné par le terme de phrase. Par exemple, au cours de ce siècle, l’usage du comma, le signe formé par un point superposé à un autre point < : >, nous permet de percevoir une opération de grammatisation dans l’intégration des éléments périphériques à la structure prépositionnelle (Combettes 2000b : 63, 79). La ponctuation et, concrètement, la complémentarité entre la virgule < , > et le comma < : > contribuent à la structuration et à l’intégration des constituants périphériques. Exemple : Or afin de poursuivre ce qui reste de nostre voyage, allans tousjours en declinant, le 15 et 16 de May, qu’il y eut encores deux de nos mariniers qui moururent [...] : aucuns d’entre nous imaginans là dessus que [...], nous n’attendions autre chose que d’aller tost (Jean de Léry, Histoire d’un voyage, 1580, p. 536, cité par Combettes 2000b : 66)
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à fin qu’on ne m’objecte pas que [...] je commets telle fautes : si quelqu’un, di-je, trouve mauvais que [...] j’use de ceste façon de parler [...], je respon que ce sont matières de mon propre sujet (id., p. 98, cité par Combettes 2000b : 67)
28.3.2.4 Théories et pratiques aux 17e et 18e s. Au 17e s., la lexicographie monolingue, les remarques sur la langue et les arts d’écriture contribuent à la définition de la ponctuation et de ses signes (Colombo 2008 : 255-258 et 263-266). L’importance accordée en ce siècle à la rhétorique se reflète fréquemment dans une conception de la ponctuation comme contribution à l’éloquence et à l’intelligence du discours (Chaouche 2000). Dans l’Escole françoise, Jean-Baptiste Du Val (1604 : 118) définit les signes de ponctuation comme « parcelles » ou « parties muettes de l’oraison » qui permettent d’apporter « la grace à nos paroles & comme certaine musique que nous pourrions appeler Loquence ». Du Val invoque ainsi le caractère musical et respiratoire des signes ; par exemple, les deux-points < : > permettent de diviser la période en unités respiratoires. Le point-virgule, signe rare en France jusqu’en 1550, se généralise au 17e s. et fonctionne en tant que variante de la virgule, lorsque les périodes sont trop longues. Une telle explication est déjà fournie par Jean Bosquet, en 1586, dans ses Elemens ou institutions de la langue françoise (voir ci-dessus Tableau 3, 28.2.4). Claude Irson, dans sa méthode pour apprendre la langue française (1660), maintient la théorie respiratoire des signes à trois niveaux : virgule, deux points, point virgule. Parmi les lexicographes, c’est seulement Furetière (1690) qui inclut la conception pausale des signes (comme « lieux d’un discours où on doit faire différentes pauses ») dans la définition de la ponctuation. C’est lui-même qui introduit pour la première fois le terme guillemet comme marque de la citation. Dans les Cahiers préparatoires du dictionnaire de l’Académie française, Mézeray (1673) reflète une conception autonome de la ponctuation, sans rapport aux pauses : la virgule, les deux-points et le point sont conçus comme signes séparateurs de la période et de ses parties, qui contribuent à la compréhension du sens. Également, les dictionnaires de Richelet (1680) et de l’Académie Française (1694) définissent la ponctuation comme une science (Richelet) ou comme un art (Académie) de la division du texte écrit, sans mentionner la valeur pausale des signes. La théorie exposée par Andry de Boisregard, dans ses Reflexions sur l'usage present de la langue française (1692 : 423-434), conjugue les deux fonctions de la ponctuation : la segmentation de l’écrit et la notation de pauses. Chez ce remarqueur, les signes, appelés encore distinctions, sont des marques pausales en rapport avec le sens plus au moins complet du discours : la virgule distingue des parties de discours liées les unes aux autres, le point-virgule marque une pause moindre que les deux-points et le point un sens complet et fini (voir cidessous Tableau 3, 28.2.4). Le signe deux-points < : > possède encore au 17e s. une gamme d’emplois démarcatifs plus ample qu’en FMod. Il peut déjà précéder une structure distributive, mais sert également à la simple démarcation de propositions subordonnées ou juxtaposées. Les phrases suivantes présentent les deux usages : Les deux points marquent un sens déja accomply en soy, mais qui demande encore quelque suite, comme : il faut avant toutes choses se bien connoître soy-mesme : parce que nous croyons souvent pouvoir plus que nous ne pouvons.
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation Il ne faut pas que l’Univers entier s’arme pour écraser l’homme : une vapeur, une goute d’eau, suffit pour le tuer. Quand la période est longue, on en distingue toûjours chaque membre par les deux points, comme : ne nous affligeons pas de la mort des fidelles : ils ont fait ce qu’ils avoient voüé : ils ont achevé l’œuvre que Dieu leur avoit donné à faire : Ils ont accomply la seule chose pour laquelle ils avoient esté créez (Andry de Boisregard 1692 : 425-426)
Les deux éléments les plus remarquables des traités du 17e s. sont l’attestation de la pleine fonctionnalité du point-virgule et, par contraste, la persistance de l’ancien usage des deuxpoints comme marque de pause, encore non spécialisée dans la hiérarchisation du discours et dans l’introduction de la parole, fonction qui ne sera reconnue explicitement qu’au 18e s. (voir ci-dessous 28.3.4.2). La théorie de la ponctuation, inclinée vers sa fonction respiratoire au début du siècle, semble évoluer, avec la réflexion lexicographique, vers une conception autonome, basée sur la division des unités de sens du texte écrit. Cette double conception a polarisé les études actuelles sur la ponctuation du théâtre imprimé au 17e s. en France. Pour Riffaud (2007), l’attribution d’une valeur « pneumatique » et pausale aux signes de ponctuation employés dans les pièces imprimées constitue « un postulat fragile », entre autres raisons, parce que la ponctuation était le plus souvent produite par les ateliers typographiques et non pas par les auteurs, et parce que, dans la plupart des cas, les pièces étaient parfois jouées avant leur mise en livre imprimé. La ponctuation du théâtre avait pour fonction primordiale de clarifier le sens en subdivisant le texte et non pas d’en faciliter la diction. Les règles de la déclamation n’ont pas influencé la manière de composer les textes dans les ateliers. En revanche, l’une des conséquences du transfert du texte théâtral de la scène à la casse est la création des points de suspension. Ils sont attestés dans les imprimés dès la Grammatographia (1529) de Lefèvre d’Etaples (Catach 1968 : 304), mais c’est dans le théâtre imprimé à Paris que la suite de points commence à se propager en français autour de 1630, pour marquer que la tirade d’un personnage est interrompue, ou encore que ce personnage laisse sa phrase en suspens (Riffaud 2007 : 177, Rault 2017 : 2). Ce signe devient une convention permettant de signifier textuellement l’interruption de l’énonciation d’un personnage. À la fin du 17e s., la suite de points fait partie des pratiques scripturales courantes du théâtre : BAJAZET Je vous doy tout mon sang. Ma vie est vostre bien. Mais enfin voulez-vous... ROXANE Non, je ne veux plus rien (Racine, Bajazet, II, 1, 1672, p. 24 ; Rault 2017 : 2)
28.3.2.5 Français moderne et contemporain Les études statistiques menées sur des corpus numérisés du FContemporain écrit ont permis de vérifier de façon quantitative l’évolution de la syntaxe, de la ponctuation et de la corrélation entre les deux. Pour Brunet (1999 : 713), si la phrase est complexe, elle n’aura pas la même segmentation qu’une phrase simple, et le dosage des virgules et des points sera différent. La statistique a confirmé que les constructions phrastiques ont tendance à se simplifier au 20e s. : « si l’on définit grossièrement la phrase comme l’espace textuel compris entre deux points, on voit que cet espace s’est réduit au cours des siècles » (Brunet 1999 : 714). Ce raccourcissement de la phrase a entraîné une hausse dans la quantité de signes de ponctuation forte, c’est-à-dire ceux qui peuvent finir la phrase. Le point, le point d’exclamation,
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le point d’interrogation, les points de suspension, les parenthèses et les tirets ont augmenté leur fréquence au 20e s., en tant que marques de la segmentation croissante du discours. 28.3.3 Ponctuation et modalités énonciatives : les rapports oral / écrit Le point d’interrogation < ? > et le point d’exclamation < ! > marquent en FMod l’opposition entre les modalités déclarative, interrogative et exclamative de l’énonciation. En dehors de cette opposition grammaticale, les signes de la ponctuation énonciative ont représenté, au cours de leur histoire, une gamme plus ample de valeurs et d’instructions de lecture. 28.3.3.1 Ancien français et moyen français Dans les manuscrits médiévaux, l’interrogation et l’exclamation ne sont pas marquées par la ponctuation de façon systématique ; or, dans les passages de discours direct ou de reproduction de paroles, dès le 12e s., plusieurs signes, déjà disponibles en latin, sont employés pour ponctuer les changements de modalité énonciative (voir Tableau 1, 28.2.4) : – Deux signes à fonction primairement syntaxique, le punctus elevatus et le comma, sont parfois employés pour le marquage énonciatif de l’interrogation et / ou l’exclamation. – Le punctus elevatus < > est un caractère originaire de la triade de signes qui ponctuaient, dans les manuscrits liturgiques latins et dès le 8e s., les différentes phrases mélodiques du chant ou de la prière. À partir du 12e s., les copistes des ordres religieux transposent cette triade mélodique à la ponctuation syntaxique de tout type de textes : le punctus elevatus adopte alors le rôle de la « ponctuation moyenne » et marque une unité syntaxique à l’intérieur d’un énoncé non fini. Il est utilisé par certains ordres religieux jusqu’au 15e s. (Parkes 1992 : 42 ; voir Tableau 1, 28.2.4). – Le comma est le signe médiéval par excellence de la « ponctuation faible » et marque la frontière d’une séquence graphique correspondant à une unité de sens non finie. Il adopte la forme d’un point avec une virgule ou un autre point suscrits : < ! >, < > ou < : > (voir Tableau 1, 28.2.4). – Les formes du punctus elevatus et du comma étant similaires dans les manuscrits, ces deux signes sont représentés typographiquement par le caractère < ! > dans de nombreuses études actuelles sur la ponctuation médiévale. – Le punctus interrogativus < ·҃ > (dont le signe suscrit prend une forme en zigzag) est incorporé au système de ponctuation disponible pour la langue française à travers la liste des positurae ou signes d’origine liturgique.
Le punctus elevatus peut marquer la première partie d’un énoncé non complet, lorsqu’il fonctionne en tant que hiérarchiseur discursif pour introduire un discours direct : Androgeus a respondu Qe a li rois misire eu ‘Androgeus a répondu : « Qu’a-t-il eu mon seigneur le roi ? »’ (Brut, 12e ou 13e s. ; Ms. Pal. Lat. 1971 ; f. 64r, v. 9-10 ; Careri 2008 : 222)
Mais le punctus elevatus a toujours gardé, de ses origines mélodiques, une certaine valeur intonative, puisqu’il peut être sélectionné pour la représentation de l’exclamation des interjections, dans les manuscrits des 12e et 13e s. : Ha pyramus quel le feras (Piramus, 13e s. Ms. Paris, BnF, fr. 837, f. 96v, 97r ; Llamas-Pombo 1996b : 136) ‘Ah, Piramus ! Que feras-tu ?’
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Le comma, signe primairement syntaxique, peut également représenter les changements énonciatifs : soit l’interrogation, attestée, par exemple, dans le manuscrit unique du Jeu d’Adam, soit l’exclamation : Quoi offriras tu ! (Jeu d’Adam, fin du 12e ou début du 13e s. Ms. BM Tours, 927 ; Dominguez 2016 : 526) ‘Qu’est-ce que tu offriras ?’ Hé ! Diex secorez moi car or en est li besoing (Queste du saint Graal, 13e s. Ms. Lyon, BM, 77, f. 117 ; Marchello-Nizia 2008a : 296) ‘Ah, Dieu ! venez à mon secours, car maintenant il y a urgence !’
La valeur connective du punctus elevatus a également été détectée dans les emplois interjectifs du comma après Ha ou He : pour Marchello-Nizia (2008a : 304), le comma exclamatif indiquerait, dans ce type d’occurrences, que l’énoncé n’est pas fini et que l’élément qui clôt le signe « n’est que le premier d’un énoncé en deux pans ». Enfin, un simple point ou colon pouvait marquer au Moyen Age l’exclamation, l’injonction ou les imprécations : fuiez . fuiez . ‘Fuyez, fuyez !’ ha. Dex quel douleur et quel domage ‘Ah, dieu ! Quelle douleur et quel dommage !’ (La mort le roi Artu, 13e s., Ms. BnF, Arsenal 3347, f. 304 ; Andrieux-Reix 1995 : 25)
Si le comma énonciatif peut représenter les deux modalités, le punctus interrogativus médiéval, < ·҃ >, sert également à marquer soit l’interrogation, soit l’exclamation, chez un même copiste et dans un même texte : Dites moi u laues laissie ·҃ (Ovide moralisé, v. VI, 3119, 14e s., Ms. BnF, fr. 24305, f. 195v ; Llamas-Pombo 2016a : 136) ‘Dites-moi, où l’avez-vous laissée ?’ Si dist las ·҃ com ua maisement (Ovide moralisé, v. I, 3593, 14e s., Ms. BnF, fr. 24305, f. 31v ; Llamas-Pombo 2016a : 137) ‘Il dit alors : « Ah, que je suis malheureux ! »’
Le punctus interrogativus, en tant qu’instruction de lecture, attire l’attention sur un changement intonatif, mais, de par sa polyvalence, il constitue moins la notation précise du suprasegmental qu’un marqueur du changement énonciatif. 28.3.3.2 Français préclassique et français classique Les normalisateurs des 16e et 17e s. établissent les premières règles d’emploi de l’admiratif : Olivétan fait apparaître une règle concernant la place du signe : ! Poinct admiratif, qui se met à la fin de la sentence ayant admiration, comme. Combien est grand ton Nom ô Éternel ! (Olivétan, L’Instruction dés enfans, éd. 1537, p. 139 [= 145] ; Biedermann-Pasques 1995 : 15)
Dans la première moitié du 17e s., l’admiratif est encore peu utilisé : certains grammariens le citent sans l’utiliser couramment (comme Du Val, en 1604, dans L’Eschole françoise) ; d’autres l’emploient sans l’avoir nommé (comme Maupas, en 1618, dans sa Grammaire et syntaxe françoise) (Biedermann-Pasques 1995 : 16-17). Mauconduit, dans son Traité d’orthographe, de 1669, confirme la règle d’Olivétan quant à la place du point admiratif : il doit être une ponctuation de phrase et non une ponctuation de
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mot ; le signe ne doit pas être mis immédiatement après les interjections ô, ah, eh, helas, comme dans les textes médiévaux, mais à la fin de la période complète. Au cours du 17e s., les points d’exclamation et d’interrogation se présentent parfois encore comme des signes interchangeables. Il en est ainsi, au moins, pour certains compositeurs d’imprimerie, qui présentent différents critères de ponctuation dans les éditions successives de pièces de théâtre du 17e s. (Riffaud 2007 : 58, 80, 87, 126) : Quel bien seroit égal à celuy de mes jours ? (1634, v. 1029) (Rotrou, Cléagénor et Doristée, éd. Antoine de Sommaville, 1634) Quel bien seroit égal à celuy de mes jours ! (1635, v. 1029) (Rotrou, Cléagénor et Doristée, 1635, édition revue par l’auteur ; Riffaud 2007 : 58)
C’est au cours du 18e s. que les termes point admiratif et point d’admiration sont remplacés par celui de point exclamatif, consacré par Girard en 1747 dans Les vrais principes de la langue françoise et par Beauzée en 1765 dans l’Encyclopédie, puis dans sa Grammaire Générale de 1767. Plusieurs auteurs, à différents moments de l’histoire du français, ont proposé la création de nouveaux signes qui pourraient traduire la richesse de la prosodie et des émotions de l’oral. Un « modèle oral », pionnier dans la création de signes, surgit au 16e s. dans les notations didascaliques des pièces pédagogiques de Gérard de Vivre, auteur qui distingue, entre autres signes originaux, trois types de pauses qui suivent un modèle théâtral (< † > une pause, < [ > deux pauses, < * > trois pauses] (Baddeley 2013). 28.3.3.3 Français moderne et français contemporain Au-delà de leur fonction primaire de représentation du suprasegmental (des intonations interrogatives ou exclamatives), les points d’interrogation et d’exclamation gardent une potentialité dénotative qui a favorisé la diversification de leur emploi plutôt idéographique que phonographique. Par exemple, le < ? > peut représenter le doute, l’incertitude, l’étonnement ou une donnée ignorée : Gui de la Brosse (?-1641), botaniste, médecin de Louis XIII (Colignon 1988 : 52)
Le langage SMS et les pratiques d’écriture médiée par ordinateur ont multiplié, au 21e s., les usages de ces deux signes pour noter différents degrés d’emphase (x 26.8.2.2). Des auteurs littéraires, comme Hervé Bazin (1966 : 142) ou des graphistes et des typographes comme Jane Secret, ont établi des systèmes de signes inventés pour explorer, de façon créative, les « potentialités figuratives » des idéogrammes ou des pictogrammes : ceux-ci pouvant noter l’ironie, l’autorité, l’acclamation, le doute, la joie, la colère, la surprise, etc. (Méron 2011, Ponge 2015, 2017). 28.3.4 Ponctuation énonciative et discours rapporté La reproduction ou la représentation de la parole ou de la pensée d’autrui est un procédé universel des langues, tant dans l’expression orale que dans l’écriture. Plusieurs types de ressources graphiques ont contribué à l’expression de différentes conceptions de la parole rapportée. Convergent ainsi la formation des systèmes de ponctuation et l’histoire de la grammatisation du français.
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28.3.4.1 Ancien français et moyen français Dans la plus ancienne poésie, composée pour une diffusion orale (9e-12e s.), la parole rapportée dans la langue écrite était signalisée par les seuls moyens linguistiques (par exemple, les verbes de parole du type il dit), sans le renfort visuel de la ponctuation (Cerquiglini 1981 : 12, Zumthor 1987 : 119). Par exemple, les vers de la Chanson de Roland dans le manuscrit d’Oxford (du 12e s.) présentent ainsi le discours direct : apres li dit culuertpaien cum fus unkes si ós . que me saisis ne adreit ne a tort . (Roland, ca 1100, Ms. Oxford, Bodleian Library, Digby 23, f. 41v, v. 2292-3) ‘Après, il lui dit : « Païen, fils de serf, comment fus-tu si osé que de te saisir de moi, soit à droit, soit à tort ? »’
La littérature médiévale a développé les moyens linguistiques qui permettent de représenter par l’écrit une mimesis du discours (Cerquiglini 1981 : 12). Les scripteurs médiévaux, entre le 13e s. et le 15e s., ont contribué à cette mimesis, mettant à l’œuvre plusieurs ressources pour le marquage graphique de la parole ; surtout dès lors que l’énonciation en présence, propre à l’ancienne poésie de transmission orale, a été progressivement remplacée par un système de localisation dans l’espace du livre (Perret 2006b : 256). a. Signes de ponctuation syntaxique ou démarcative Les signes de structuration syntaxique remplissent parfois simultanément une deuxième fonction de type énonciatif, de façon occasionnelle dans les textes en vers, mais assez fréquemment dans la prose. Dans certains manuscrits, la frontière représentée par le point < . >, la virgula < / > ou le comma dans ses deux variantes < : > et < ! >, en combinaison avec la majuscule, ainsi qu’avec la lettrine colorée ou l’alinéa qui ouvre une nouvelle section d’un texte, contribuent à détacher le discours rapporté au style direct ou à marquer un changement énonciatif, même si aucun de ces signes n’a pour fonction principale de signaler le discours rapporté (MarchelloNizia 1978b : 40-41, Poirion 1978 : 52, Buridant 1980a : 24-25, Marchello-Nizia 1984 : XCII, Barbance 1992 : 521-522, Gasparri et al. 1993 : 128, Careri et al. 2001 : 169, 173, Busby 2002 : 171-173 et 193-194, Marnette 2006 : 42, Perret 2006b : 247). Certains contextes discursifs semblent favoriser l’emploi d’une ponctuation intérieure au vers : les séquences dramatisées, les passages recréant des émotions ou les échanges verbaux formés par de courtes répliques attirent souvent une pratique plus intense de la ponctuation qu’ailleurs dans les textes narratifs (Gasparri et al. 1993 : 129, Llamas-Pombo 2008 : 146, 2015 : 221, Mazziotta 2018). Exemple : une séquence de dialogue monologué du narrateur : Amours ·҃ non uoir . et coi ·҃ outrage · (Philomena, Ovide moralisé, 14e siècle, Ms. BnF, 24305, fol. 193r). ‘— Amour ? — Impossible. — Alors, c’est quoi ? — C’est un outrage.
b. Rubriques énonciatives Suivant une tradition latine, dans les manuscrits du théâtre médiéval français, le nom des locuteurs est soigneusement indiqué, en dépit de quelques flottements dans les pièces les plus anciennes, comme le Jeu d’Adam (Ms. Tours B.M. 927 ; Hasenohr 1990 : 336). Suivant ainsi les traditions dramatique et didactique, un certain nombre de manuscrits de textes narratifs de fiction, copiés aux 13e, 14e et 15e s., présentent un marquage systématique des voix narratives à travers des rubriques qui introduisent le nom du locuteur, accom-
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pagné parfois d’un verbe de parole. Exemples : Fortune parle, l’Amant parle, Ci dit l’auteur que... Ovide acteur, Ovide parle, Tisbe la pucele ou Piramus ami) (Huot 1987a, 1987b, 1988, Barbance 1992 : 522, Looney 1994 : 27, Jeay 1994, Llamas-Pombo 1996a, 1996b, 2008, 2010, Busby 2002 : 193). 28.3.4.2 Français préclassique et français classique a. Les 16e et 17e siècles Pendant les 16e et 17e s., trois types d’énoncés font l’objet d’une différenciation typographique : la « citation », le « dialogue » comme genre et l’ « incise » (Laufer 1979 : 240), mais le « discours direct » ne sera théorisé qu’au 18e s. La citation est marquée dès le 16e s. soit par l’italique, soit par les guillemets répétés, soit par la mention de la source en marge, procédés qui ne sont pas exclusifs. Le guillemet répété à la ligne, dans les marges du texte, comme signe ouvrant, est le premier procédé employé dans les imprimés, procédé qui provient d’une ancienne pratique médiévale, que l’on peut dater au moins du 8e s. et qui n’a jamais été complètement abandonnée au 20e s. (Parkes 1992 : 181, Cunha et Arabyan 2004 : 39, Llamas-Pombo 2015). Au 17e s., le dialogue philosophique présente la disposition des répliques sur le modèle du théâtre. L’énonciateur est identifié par son nom, c’est-à-dire par les seuls moyens verbaux, par exemple, dans le Dialogue des morts de Fontenelle ou le Parallèle des anciens et des modernes de Perrault (Laufer 1979 : 240). Dès le 16e s., l’incise peut être présentée entre parenthèses, signes indicateurs d’un changement d’énonciation, procédé qui sera presque abandonné à la fin du 17e s. (Laufer 1979 : 241). b. Le 18e siècle En français, c’est au 18e s. que l’on atteste la première définition strictement grammaticale du discours direct : elle apparaît parmi les « Éléments de syntaxe » de la Grammaire générale de Beauzée (1767) et tient compte de deux fonctions, associées chacune à l’usage d’un signe de ponctuation : la dépendance syntaxique est marquée par les deux-points et l’indépendance énonciative est signalisée par les guillemets (Branca-Rosoff 1993, Rosier 2008 : 11). La grammatisation du concept de discours direct se trouve ainsi intimement liée à l’évolution des pratiques typographiques de ponctuation (c’est nous qui mettons en relief). C’est un usage universel & fondé en raison , de mettre les deux points après qu’on a annoncé un discours direct que l’on va rapporter, [...] pour une distinction plus marquée, on place encore des guillemets (») au commencement de toutes les lignes de ce discours, direct, ou bien on y emploie un caractère différent (Beauzée 1767 : tome 2, 613).
Les pratiques sont encore diverses au 18e s., période où plusieurs ressources graphiques sont mises en œuvre pour la ponctuation du discours direct : guillemets ouvrants-fermants, guillemets à la ligne, le contraste romain / italique, un seul tiret, le tiret ouvrant-fermant, etc. 28.3.4.3 Français moderne et français contemporain Pour signaliser les discours directs, la littérature narrative du 19e s. privilégie, entre tous les procédés disponibles, le tiret simple ou un couple de tirets ouvrants-fermants. Mais toutes les ressources de la ponctuation énonciative restent disponibles (Laufer 1979 : 249).
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Partie 4. Codes de l’ecrit : Graphies et ponctuation
Le rôle des professionnels de la typographie demeure fondamental en FMod. On leur doit, par exemple, la possibilité de ponctuer « la citation dans la citation », par le moyen d’une alternance de plusieurs variantes de guillemets (guillemets dits français au premier degré < « » > ; guillemets dits anglais pour le deuxième degré < “ ” > ; guillemet simple pour le troisième < ‘ ’ > Par exemple : Il a été un peu sonné et n’a rien dit pendant un moment, puis, relevant la tête : « Oui, mais on me disait pendant ce temps-là : “Ne trouves-tu pas que Sartre, depuis une quinzaine, devient complètement gâteux” » J’ai ri sans répondre : d’ordinaire ses perfidies sont plus fines. (JeanPaul Sartre, Lettres au Castor, cité par Drillon 1991 : 313)
28.3.5 Ponctuation, stylistique et poétique Si au cours des 16e et 17e s., la ponctuation de la littérature française est le plus souvent l’œuvre des imprimeurs, à partir du 18e s. et surtout au 19e s., les écrivains revendiquent l’invention de leur propre ponctuation et l’exploitation de cette ressource graphique, affranchie du cadre trop étroit des règles grammaticales. La ponctuation d’auteur fait partie des travaux de la critique littéraire contemporaine et se trouve au cœur des recherches actuelles sur la créativité littéraire et sur l’imaginaire de l’écriture. Au-delà de la perspective graphématique de ce chapitre et de son cadre strictement linguistique, la ponctuation relève, de plein droit, de la poétique, de l’esthétique littéraire et du style (Dürrenmatt 1998, 2000b, 2015, 2017, Serça 2012, Szendy 2013, Rault 2015a, 2015b, 2017, Bikialo et Rault 2015, 2017, Pétillon, Rinck et Gautier 2016). Références bibliographiques : Andrieux-Reix 1999a, 1999b, 2000, 2003 ; Andrieux-Reix et Monsonégo 1997, 1998a, 1998b ; Anis 1983 ; Anis, Chiss et Puech 1988 ; Arabyan 1994, 2018 ; Arrivé 2017 ; Baddeley 1993, 1996, 1997a, 1998, 2011, 2013 ; Baddeley et Biedermann-Pasques 2003, 2004 ; Barbance 1992 ; Berrendonner et Reichler-Béguelin 1989 ; Biedermann-Pasques 1995, 1998, 2001, 2003 ; Beaulieux 1927 ; Bikialo et Rault 2015, 2017 ; Bourgain 1989, 1998 ; Boutier 2001 ; Branca-Rosoff 1993 ; Brunet 1999 ; Buridant 1980a ; Busby 2002 ; Careri 1989, 2008 ; Careri et al. 2001 ; Catach 1968, 1980a, 1980b, 1994b, 1998, 2001b ; Cerquiglini 1981, 1996, 2004 ; Chaouche 2000 ; Christin 1995 ; Citton et Wyss 1989 ; Colignon 1988 ; Colombat et al. 2011 ; Colombo 2008 ; Combettes 2000b ; Cunha et Arabyan 2004 ; Dahlet 2003 ; Dain 31975 [1900] ; Demonet 2000 ; Desbordes 1990 ; Dominguez 2016 ; Drillon 1991 ; Dürrenmatt 1998, 2000b, 2011, 2015, 2017 ; Eskénazi 1996, 2000 ; Favriaud 2004 ; François 2006 ; Fruyt 1990, 2001 ; Gasparri et al. 1993 ; Germain 1992 ; Geymonat 2008 ; Hagège 21986 [1981] ; Hamesse 1987 ; Hasenohr 1990 ; Hubert 1970 ; Huot 1987a, 1987b, 1988 ; Jeay 1994 ; Laufer 1972, 1979 ; Lavrentiev 2007b, 2009, 2011, 2016 ; Lewicka 1963 ; Llamas-Pombo 1996a, 1996b, 1999, 2001a, 2007a, 2008, 2010, 2015, 2016a, 2017a, 2017b ; Looney 1994 ; Luque Moreno 2006 ; Marchello-Nizia 1984, 1978a, 1978b, 2008a, 2012a ; Marnette 2006 ; Mazziotta 2009, 2018 ; Mediavilla 2006 ; Méron 2011 ; Millet 1997 ; Monsonégo 1993 ; Ouy 1979, 1987 ; Pagani-Naudet 2017 ; Parkes 1987, 1997, 1992 ; Pellat 1998 ; Perret 2006b ; Pétillon, Rinck et Gautier 2016 ; Pignatelli 2007 ; Poirion 1978 ; Ponge 2015, 2017 ; Prou 1924 ; Rault 2015a, 2015b, 2017 ; Rickard 1982 ; Riffaud 2007 ; Rosier 2008 ; Saenger 1989, 1990, 1997 ; Seguin 1993, 1998 ; Serça 2012 ; Szendy 2013 ; Tournier 1980 ; Védénina 1989 ; Wagner 1974 ; Zumthor 1987.
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Introduction
Partie 5 Morphologie et morphosyntaxe
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
VAKAT
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Introduction
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Introduction
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Introduction Si l’on admet qu’une catégorie n’est en dernière analyse que la somme des propriétés qui la caractérisent, s’intéresser à l’évolution des catégories, en l’occurrence à leur spécialisation, c’est observer comment se modifient, s’ajoutent ou disparaissent telles ou telles de ces propriétés. Dans la mesure où ces transformations qui affectent les propriétés syntaxiques obéissent aux grandes tendances du changement, il importe de situer cette spécialisation catégorielle par rapport à l’ensemble des mutations typologiques qui ont conduit du latin au français. Les études typologiques (voir par exemple Hengeveld, Rijkhoff et Siewierska 2004) ont permis de mettre en rapport le paramètre de la catégorisation morphosyntaxique avec celui de la configurationalité, qui renvoie au degré de structuration de l’organisation syntaxique (x Introduction Partie 6). Dans une langue où le degré de spécialisation de la catégorisation morphosyntaxique est faible, les contraintes positionnelles sont plus fortes afin de garantir l’identification de la fonction grammaticale, à moins que des indices morphologiques ne garantissent cette identification. La corrélation inverse n’est toutefois pas observée : un degré élevé de la spécialisation de la catégorisation morphosyntaxique ne va pas nécessairement de pair avec une grande liberté positionnelle, comme le montre en particulier le cas du français moderne.
Le marquage morphologique des relations syntaxiques Trois grandes distinctions doivent être ici mentionnées. La morphologie grammaticale peut être soit de nature synthétique (flexionnelle) soit de type analytique (périphrastique). La position du morphème grammatical par rapport à l’unité lexicale constitue un deuxième paramètre, ce qui conduit Weinrich (1963) et Baldinger (1968) à poser la distinction entre « prédétermination » et « postdétermination ». On rappellera sur ce point que le mode d’expression de la morphologie grammaticale a souvent été mis en rapport avec celui de l’ordre linéaire des constituants. Selon Lehmann (1981 : 31), tant le caractère synthétique ou analytique que la position du morphème grammatical seraient corrélés à l’opposition OV / VO : les langues OV auraient typiquement une morphologie flexionnelle suffixale, alors que les langues VO auraient tendance à développer en tant que marqueurs grammaticaux des « particules » antéposées. Pour l’anglais et pour les langues romanes en particulier, il a été affirmé qu’il existe un rapport entre l’effritement de la flexion suffixale casuelle comme marquage morphologique des relations syntaxiques, et le passage de (S)OV vers (S)VO, dans la mesure où la fixation de la position du sujet et de l’objet direct de part et d’autre du verbe permettrait de compenser la perte de marque flexionnelle distinctive. Une étude détaillée du passage de (S)OV vers (S)VO pour les langues romanes montre qu’il n’y pas de relation mécanique de cause à effet entre la perte de la morphologie flexionnelle et l’émergence de l’ordre SVO, car la syntactisation de l’ordre des constituants ne se réduit pas à une modification de leur agencement linéaire, ce qui apparaît dans le fait que la fixation de la position de l’objet est plus précoce et plus répandue que celle du sujet (Combettes 1988, Lahousse et Lamiroy 2012, et x 34.2.4). Il faut par ailleurs prendre en considération le paramètre de l’argument « préférentiel », dans un système ou l’objet est obligatoire alors que le sujet est optionnel (Du Bois 2003a). Une troisième opposition, mise en évidence par Nichols (1986), prend en compte le fait que les morphèmes marquant les relations syntaxiques peuvent se rapporter soit à la tête (« head-marking ») soit au terme qui en dépend (« dependent-marking »). Ainsi, le marquage
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
casuel du latin relève du second type, car les constituants nominaux portent les marques de la fonction syntaxique par rapport au verbe dont ils dépendent, alors que le système des pronoms personnels clitiques du français moderne, qui sont parfois analysés comme affixes flexionnels (Pierre, ce livre, elle le lui a donné, Marie), ressortit au premier type, car le complexe verbal, constitué du verbe et des clitiques, se fait porteur des marques de fonction syntaxique des termes nominaux qui dépendent de lui. Dans beaucoup de langues, les deux types de marquage, loin de s’exclure, coexistent à des degrés divers. Cette dernière distinction a pu, elle aussi, être mise en rapport avec le paramètre de la hiérarchie et de la cohésion des relations syntaxiques. « Head-marking » : le système des clitiques Dans la perspective de cette typologie, le français reste d’une manière dominante « dependent-marking » : les constituants nominaux qui sont dans une relation de dépendance par rapport au verbe ou au nom portent la marque de leur relation syntaxique par rapport à ce verbe ou ce nom. La clitisation des pronoms antéposés au verbe a pourtant conduit à un système de « head-marking », et, dans un système qui se répand en français parlé, le « complexe verbal », constitué de la forme verbale et des clitiques, se fait porteur des marques de fonction syntaxique des termes nominaux qui dépendent de lui. Les termes nominaux se trouvent dans une position périphérique par rapport à la structure de la proposition et ne subissent pas de contraintes positionnelles liées à la syntaxe, ainsi que l’illustre : Moi, le livre, je le lui ai donné, à Marie. A Marie, je le lui ai donné, le livre, moi. Je le lui ai donné, le livre, moi, à Marie.
Ce système de « head-marking » existe parallèlement au système de « dependent-marking », mais peut également s’y substituer. On notera sur ce point la différence bien connue entre les GN disloqués à droite de la proposition, qui sont nécessairement précédés de la préposition en tant que marque de leur fonction syntaxique et qui requièrent donc le cumul du « head-marking » et du « dependent-marking », et les GN disloqués à gauche, qui peuvent se passer de cette marque fonctionnelle et qui permettent donc que la fonction syntaxique soit exclusivement indiquée par le « head-marking » : A ses enfants / Ses enfants, il leur achète souvent des livres. Il leur achète souvent des livres, à ses enfants / *ses enfants.
« Dependent-marking » : le rôle des prépositions Quoique le français soit, tout comme le latin, d’une manière dominante « dependentmarking », le mode d’expression des relations syntaxiques a fondamentalement changé. A l’exception du roumain, les langues romanes, dans leur état moderne, n’ont pas gardé la flexion casuelle et l’expression des relations syntaxiques est en grande partie assurée par des adpositions. C’est ainsi que le latin, à système synthétique, évolue progressivement vers un système analytique, où les marqueurs grammaticaux se trouvent à gauche de la tête. Comme c’était déjà le cas pour l’évolution du latin (Pinkster 1990), le français montre une tendance à développer les adpositions de façon plus nette dans le cas des arguments du verbe autres que le sujet et l’objet que dans le cas des adjoints, cette tendance concernant également les compléments du nom.
Introduction
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On évolue ainsi vers un système où, exception faite du 1er argument et du 2e argument, dont les fonctions syntaxiques se dégagent à partir de la position par rapport au verbe, les relations syntaxiques sont marquées majoritairement par des adpositions. Ce sont en particulier les prépositions à et de qui vont assurer ce rôle : comme cela a été montré par Goyens, Lamiroy et Melis (2002) pour à et par Carlier, Goyens et Lamiroy (2013) pour de, ces prépositions subissent un processus de grammaticalisation, qui se manifeste au niveau morphosyntaxique et au niveau sémantique. Ce type d’évolution n’est qu’un exemple d’un changement plus global : le marquage des oppositions grammaticales par des suffixes s’atrophie et, parallèlement, se développent des morphèmes grammaticaux qui précèdent la tête nominale ou verbale. Ces morphèmes perdent progressivement leur autonomie, en devenant clitiques, en s’agglutinant à l’élément qui suit, voire en fusionnant avec lui. Il est par exemple possible de citer, dans le domaine verbal, le cas de la personne verbale et celui des auxiliaires. L’évolution du français est caractérisée par l’expression du sujet, qui devient de plus en plus fréquente à partir du 13e s. (Prévost 2001), ce qui a pour conséquence que, en l’absence de sujet lexical, cette position syntaxique est occupée par un pronom. Cette structure n’est pas nouvelle, mais elle avait une valeur emphatique, qu’elle perd progressivement. En français oral contemporain, l’évolution se poursuit. D’une manière générale, le sujet tend à être exprimé sous forme pronominale même si le GN lexical associé est également exprimé. Le pronom sujet a perdu son autonomie et, devenu clitique, est en voie d’atteindre le stade suivant de l’évolution, qui est celui de l’affixe flexionnel (Miller et Sag 1997). Le domaine verbal fournit un autre exemple avec le développement des auxiliaires pour l’expression de la voix, du mode, du temps, et de l’aspect, et cela au détriment de la flexion temporelle suffixale. Alors que le latin classique a pour seul auxiliaire le verbe esse, marqueur du parfait passif, le français voit la création de divers auxiliaires de modalité, d’aspect et de temps, dont la position structurelle va se figer. C’est dans cette perspective qu’il convient d’interpréter le déclin du passé simple et son remplacement par le passé composé. Le passé composé émerge en latin tardif et se développe dans toutes les langues romanes, avec la valeur de « parfait du présent ». Il connaît néanmoins un essor particulier en français dans la mesure où il prend la valeur d’aoriste et s’étend ainsi au détriment du passé simple, évolution qui a pour aboutissement la disparition du passé simple en français oral contemporain. Dans le domaine nominal, cette tendance évolutive ne concerne pas uniquement la flexion casuelle, mais affecte également la catégorie du nombre. Le -s final en tant que marque du pluriel s’amuït à partir de 1300. Ce sont les articles, antéposés au nom, qui rempliront cette fonction de marquage du nombre. Ce nouveau statut conduit à l’extension des articles déjà existants et au développement d’un nouvel article, l’article partitif, de sorte qu’en français, d’une manière globale, tout nom commun est précédé d’un article qui véhicule le trait du nombre et, dans certains cas, du genre. Un autre exemple qui met en évidence l’abandon de la suffixation et l’essor des morphèmes antéposés à la tête nominale est l’expression de la petitesse. Jusqu’au FPréclass, la formation des diminutifs est très abondante et particulièrement libre. Le dictionnaire de la langue du 16e siècle de Huguet (1967) relève, pour le seul nom berger, la coexistence de quatre diminutifs, bergeret, begerin, bergeron, bergerot, sans différence sémantique particulière. Après cette période, on assiste à un changement progressif du statut du diminutif qui se charge de nuances affectives, positives ou négatives, ou se voit enrichi d’autres traits séman-
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tiques. La fréquence des créations devient extrêmement basse et l’expression normale de la petitesse se fait au moyen de l’adjectif petit, immédiatement antéposé au nom. Ces différents exemples provenant à la fois du domaine nominal et du domaine verbal donnent des indications sur la façon dont peut être interprétée cette mutation typologique. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre l’effritement de la flexion suffixale et la création de nouvelles formes grammaticales antéposées à la tête nominale ou verbale, dans la mesure où le développement des prépositions, des articles, des pronoms sujets, des formes analytiques du verbe tel que le parfait analytique est antérieur à l’affaiblissement de la morphologie suffixale. Néanmoins, dans la perspective de la cohérence du type de marquage des relations syntaxiques, l’affaiblissement progressif de la morphologie suffixale conduit à grammaticaliser davantage les marqueurs grammaticaux antéposés à la tête, à leur faire perdre le poids pragmatique ou sémantique qu’ils avaient au départ et à figer leur position structurelle. La spécialisation de la catégorisation morphosyntaxique Une catégorie morphosyntaxique peut se scinder en deux catégories distinctes par l’adjonction, pour l’une des catégories, d’un marqueur catégoriel spécifique, ou par la conservation, pour une catégorie morphosyntaxique particulière, d’un système casuel complexe qui disparaît pour les autres catégories (x 30.4 et 30.6). Ainsi, la séparation entre le déterminant démonstratif et le pronom démonstratif s’est-elle créée par la spécialisation des formes toniques celui, celle(s), ceux, qui rappelaient celles des pronoms personnels toniques lui, elle(s), eux. De la même manière apparaît la scission entre le déterminant quelque(s) et le pronom quelqu’un / quelques-uns par l’adjonction du marqueur à valeur pronominale un. Inversement, par l’action de l’analogie, à partir du pronom-déterminant chascun de l’AF, se forme le déterminant chaque par soustraction de un. Une catégorie morphosyntaxique peut également se scinder en deux catégories distinctes par une différenciation des contextes d’emploi. C’est ainsi que l’évolution vers des syntagmes structurés peut avoir un impact sur la formation de nouvelles catégories morphosyntaxiques. On mentionnera comme exemple de ce second procédé la forme latine ille donnant lieu aux formes li / le en AF. En latin, le démonstratif ille est utilisé indifféremment comme déterminant et pronom. En tant que déterminant, ille n’a pas de position structurelle fixe. Du latin tardif à l’AF, l’emploi déterminatif connaît un accroissement de sa fréquence, indice d’une grammaticalisation consistant en la transformation du démonstratif en article défini. Cette grammaticalisation se traduit par un affinement sémantique, une érosion phonétique et une fixation syntagmatique de la position : l’article défini se trouve en position initiale du syntagme nominal et, étant donné sa fréquence, devient le marqueur de la frontière gauche du syntagme. En même temps, pronom et déterminant sont clairement distincts. Ce cas illustre la corrélation qui peut être établie entre structuration du syntagme et émergence de nouvelles catégories morphosyntaxiques. Prenant en compte l’impact de la fréquence comme moteur de la grammaticalisation et force créatrice de nouvelles constructions grammaticales (voir Bybee 2012, Goldberg 2006), on peut supposer que la haute fréquence de la séquence « article défini + N (+ modifieur) » a engendré une nouvelle structure, qui prévoit une position structurelle pour le déterminant. Une fois que cette structure existe, d’autres morphèmes grammaticaux ou lexicaux peuvent s’y insérer. C’est ainsi que se créent d’autres articles, tels que l’article indéfini singulier dérivé du numéral de l’unité, ainsi que l’article partitif, formé à partir de la préposition de suivi de l’article défini, et que se forme donc
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le paradigme des articles. C’est ainsi également que les démonstratifs et les possessifs deviennent pleinement des déterminants. C’est enfin par ce même mécanisme que des adjectifs comme divers, semblables présentent au cours de l’histoire la tendance à devenir des déterminants et que naît progressivement le paradigme des déterminants nominaux. Cette perspective permet de comprendre pourquoi les changements catégoriels peuvent s’opérer à des vitesses différentes dans les diverses sous-classes, ce qui se produit par exemple pour les possessifs, les démonstratifs ou encore les indéfinis marquant l’identité ou la différence (même, tel, autre), catégories dans lesquelles la distinction pronom / déterminant ne s’effectue pas exactement à la même vitesse. Références bibliographiques : Baldinger 1968 ; Bybee 2012 ; Carlier, Goyens et Lamiroy 2013 ; Carlier et Combettes 2015 ; Combettes 1988 ; Du Bois 2003a ; Goldberg 2006 ; Goyens, Lamiroy et Melis 2002 ; Hengeveld, Rijkhoff et Siewierska 2004 ; Huguet 1967 ; Lahousse et Lamiroy 2012 ; Lehmann 1981 ; Miller et Sag 1997 ; Nichols 1986 ; Pinkster 1990 ; Prévost 2001 ; Weinrich 1963.
Anne Carlier et Bernard Combettes
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Chapitre 29 Morphologie dérivationnelle vs. flexionnelle Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Chapitre 29. Morphologie dérivationnelle vs. flexionnelle
Le français possède deux types d’affixes : des affixes dérivationnels, impliqués dans des patrons de formation de mots (ou de lexèmes), et des affixes flexionnels, qui marquent les variations propres à une même forme – en genre, nombre, mode, temps, etc. – selon l’appartenance catégorielle de celle-ci. Cependant, alors que les affixes dérivationnels peuvent se subdiviser à nouveau en deux catégories, en fonction de la place qu’ils occupent à la frontière du mot – suffixes à la frontière droite, préfixes à la frontière gauche –, les affixes flexionnels sont quant à eux d’un seul type : ce sont des suffixes. Il existe donc en français, comme dans beaucoup de langues indo-européennes, anciennes ou non, une asymétrie entre préfixes et suffixes. La frontière gauche n’accueille qu’un seul type d’affixe, des préfixes (nécessairement dérivationnels), alors que la frontière droite est possiblement le lieu d’un double marquage, flexionnel et dérivationnel, et l’ordre entre les deux est systématique : le suffixe dérivationnel est nécessairement placé après le radical et avant le suffixe flexionnel ; il en va d’ailleurs ainsi dans toutes les langues qui possèdent les deux sortes d’affixes, quelle que soit leur place : « If both derivation and inflection follow the root, or they both precede the root, the derivation is always between the root and the inflection » (Greenberg 1963 : 93) ; l’ordre inverse remettrait en effet en cause l’intégrité lexicale du lexème construit. Greenberg considère que c’est un trait typologique à valeur universelle (universel 28). En FMod, les variations flexionnelles suffixales concernent uniquement le genre, le nombre, la personne, le temps, l’aspect, le mode, et ceci en fonction de la catégorie d’appartenance. La morphologie flexionnelle a été le lieu d’évolutions diachroniques importantes (en particulier perte des variations casuelles – dont il ne reste que quelques traces sur certains pronoms, relatifs et personnels –, mise en place des variations actuelles), qui sont traitées en détail dans différents chapitres (x chap. 30 et 31). Le reste de cette section sera donc consacré uniquement au rôle des affixes dérivationnels (29.1) et aux ambiguïtés entre flexion et dérivation (29.2).
29.1 Rôle des suffixes dérivationnels Dans une langue comme le français, les suffixes dérivationnels jouent un rôle important dans la mesure où leur seule présence permet de connaître la catégorie d’un lexème construit et, si celui-ci est un nom, son genre. Le pluriel peut aussi être significatif, mais beaucoup plus rarement, c’est pourquoi nous nous concentrerons ici uniquement sur les deux premières notions, la catégorie et le genre. 29.1.1 Marquage de la catégorie La catégorie des mots construits provient du patron de construction ; dans un patron de suffixation, le suffixe est donc l’indice de la catégorie du lexème construit : les lexèmes suffixés par -ion ou -age sont des noms (imitation, séquençage), ceux suffixés par -able sont des adjectifs (inestimable) et ceux suffixés par -is- ou -ifi- sont des verbes (robotis-, humidifi-). Comme dans le lexique non construit, la catégorie a une incidence sur le jeu de marques flexionnelles possibles : les verbes suffixés par -is- et -ifi- prennent nécessairement une
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marque flexionnelle verbale : marque d’infinitif (robotiser, humidifier), de personne, temps, nombre, etc. (humidifions, humidifie, humidifieront, etc.), les noms suffixés par -ion pourront quant à eux prendre la marque du pluriel (imitations), etc. Certaines affixations permettent cependant de construire des termes appartenant à deux catégories ; cela concerne principalement les catégories du nom et de l’adjectif. Ainsi par exemple Roché (2011 : 70) considère que les lexèmes suffixés par -iste du type abolitionniste, marxiste ou puriste sont « sous spécifiés N / Adj » ; ce sont à la fois des noms de partisans et des adjectifs, ce qui leur permet d’être employés sans aucune difficulté ni effet de sens particulier dans des contextes nominaux et / ou adjectivaux. Les autres cas de double appartenance catégorielle sont généralement des cas d’homophonie. Ainsi par exemple, les formes suffixées par -ment peuvent appartenir aux catégories du nom (contournement) et de l’adverbe (rapidement). Il n’est cependant pas possible dans ce cas de considérer que les formes nominales et adverbiales sont construites par un seul et même patron : les noms sont construits sur base verbale, et ont un sens en relation avec ce mode de construction, à savoir « Action ou résultat de l’action dénotée par le verbe de base », alors que les adverbes sont construits sur base adjectivale et ont canoniquement pour sens « De manière Adj ». On peut donc considérer que l’on a deux suffixes homonymes, qui correspondent à deux patrons différents, ce qui est d’ailleurs en conformité avec l’étymologie des deux suffixes : le suffixe nominal provient du suffixe latin -ment(um) qui servait aussi à construire des noms d’action déverbaux, alors que le suffixe adverbial est issu, par grammaticalisation, du latin mente, ablatif du nom mens ‘esprit’ (sur la suffixation en -ment, x 32.4.2 et sur la grammaticalisation des affixes, x chap. 48). 29.1.2 Marquage du genre pour les noms suffixés Les noms du français possèdent nécessairement un genre, masculin ou féminin (à ce propos, x 30.1), et dans le lexique morphologiquement construit par suffixation, le suffixe peut être l’indice du genre des noms suffixés ; plusieurs cas peuvent être distingués. 29.1.2.1 Les noms à référence non humaine La suffixation impose généralement son genre au dérivé ; de façon générale, les dérivés sont tous du même genre, c’est le cas par exemple des noms d’action déverbaux : s’ils sont suffixés par -ion, ils sont nécessairement féminins, alors que s’ils sont suffixés par -age ou -ment, ils sont nécessairement masculins. De même, les noms suffixés par -isme sont tous masculins, quelle que soit la catégorie de la base sur laquelle ils sont construits, verbe (diriger / dirigisme) ou nom (Freud / freudisme), et, lorsqu’ils sont dénominaux, quel soit le genre du nom qui sert de base, masculin (capital / capitalisme) ou féminin (anarchie / anarchisme). Il arrive néanmoins qu’un même patron de suffixation construise des noms des deux genres ; c’est le cas des noms suffixés par -oir / -oire : arrosoir est masculin, balançoire est féminin, or les deux noms sont construits sur base verbale, respectivement arroser et balancer, et dénotent des instruments. L’alternance de genre du suffixe [waʁ], qui est uniquement graphique, est difficile à expliquer : les deux formes viennent du suffixe latin -orium / -oria, aucune des deux n’a réellement supplanté l’autre et il semble que, selon les époques, ce soit plutôt l’une ou l’autre forme qui a été préférée. Nyrop (1899-1930 : tome 3, § 278) signale néanmoins que le féminin serait un peu moins fréquent que le masculin parce que plus res-
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treint : il serait réservé à la formation de noms d’instruments alors que le masculin pourrait construire des noms d’instruments et des noms de lieux (parloir, abattoir ou trottoir par exemple). Cependant, la distinction entre nom de lieu et nom d’instrument est parfois difficile à opérer : crachoir dénote-t-il un lieu, comme le suggère Nyrop, ou un instrument ? Quant à baignoire, considéré comme dénotant un instrument par Nyrop, il peut aussi sans doute être conçu comme un lieu… Il arrive aussi que la suffixation n’impose pas son genre au dérivé, mais que celui-ci dépende du genre du nom de base ; cela se manifeste dans la suffixation diminutive : l’alternance entre -et et -ette, lorsque le lexème construit est un nom dénominal, est réglée selon ce principe : livreMASC / livret, maisonFÉM / maisonnette. Cela peut être dû au fait que la morphologie évaluative construit généralement des lexèmes dénotant des entités de même nature que la base, qui diffèrent néanmoins de celle-ci dans la mesure où elles ne sont pas conformes à la représentation prototypique, ou stéréotypique, que l’on peut en avoir : un livret est bien un livre, mais qui présente la particularité d’être de plus petite taille que ce que l’on s’accorde à appeler « livre ». 29.1.2.2 Les noms à référence humaine Alors que le genre des noms à référence non humaine est arbitraire, celui des noms à référence humaine peut être motivé par la sexuation du référent : les alternances suffixales entre masculin et féminin sont alors justifiées et justifiables ; il est possible de les retrouver avec les titres (comte / comtesse), les noms de métiers (acteur / actrice) ou d’activités (skieur / skieuse), certains noms d’animaux (âne / ânesse), ou noms ethniques (Suisse / Suissesse), etc. Le français, au moins le français de France, a longtemps répugné à féminiser les noms de métiers, au moins ceux qui n’étaient pas spécifiquement réservés aux femmes : vendeur / vendeuse, acteur / actrice mais pas, ou très difficilement, professeur / professeuse, auteur / autrice ou écrivain / écrivaine. Les réticences ont été, et sont encore, très fortes ; cependant, pour répondre à la demande de féminisation toujours croissante sans choquer l’oreille des locuteurs, des stratégies ont été inventées : alors que, étymologiquement, la forme féminine correspondant au suffixe -eur [œʁ] est -euse [øz] et celle correspondant au suffixe -teur [tœʁ] est -trice [tʁis], ces formes féminines ont été supplantées par une forme unique, -eure, qui présente l’avantage de marquer le féminin uniquement à l’écrit, la prononciation [œʁ] restant identique aux deux genres : un professeur / une professeure, un auteur / une auteure (mieux acceptés que, respectivement, professeuse et autrice) : à l’oral, le féminin est marqué sur le déterminant, mais pas sur le nom de métier lui-même. Cette stratégie ne peut cependant pas être appliquée dans tous les cas, et écrivain [ekʁivɛ]̃ ne pourra jamais se féminiser autrement qu’en écrivaine [ekʁivɛn] ou médecin en médecine, avec, pour ce dernier, le risque de confusion possible avec le nom du domaine de spécialité. Il est néanmoins à signaler que le risque de confusion existe aussi pour les noms masculins ; il n’est qu’à citer par exemple baleinier qui, en tant que nom de métier, dénote un marin qui chasse la baleine et en tant que nom d’instrument, dénote un bateau destiné à la chasse à la baleine. Un rapport de l’Académie française vient cependant de proposer une évolution significative, ainsi que le relate Le Monde du 29 février 2019 : « Enfin ! Jeudi 28 février, l’Académie française s’est prononcée en faveur d’une ouverture à la féminisation des noms de métiers, de fonctions, de titres et de grades ». La question du statut, dérivationnel ou flexionnel, de ce type de variation sera envisagée sous un autre angle à la section 29.2.1 ci-dessous.
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29.1.2.3 Changement de genre Le changement de genre est un processus bien répertorié et décrit dans le lexique des mots simples, mais il concerne aussi, de façon spécifique, le lexique morphologiquement construit par suffixation. Sont évoqués ici deux cas qui semblent assez représentatifs du processus : le premier concerne le changement de genre d’un patron dérivationnel, le second est différent, il concerne l’acquisition progressive, par un patron, d’une variation en genre liée à la sexuation du référent. Le premier cas est illustré par la suffixation en -eur (< lat. -orem), qui sert à former des noms de propriété féminins sur base adjectivale : large / largeur, pâle / pâleur, rouge / rougeur, etc. (x 48.2.3.1). En latin, les noms de ce type étaient masculins, ainsi calorem (> chaleur), dolorem (> douleur) ou lentorem (> lenteur). Cependant, dès le latin tardif, des noms ont été employés au féminin, et c’est ce genre qui a fini par s’imposer, même s’il a existé quelques tentatives à la Renaissance pour revenir au genre étymologique. Nyrop attribue ce changement de genre à ce qu’on appellerait maintenant la « pression lexicale » (x 48.2.3.1) : les noms de propriété suffixés étant systématiquement féminins, et ceci quel que soit le suffixe : -ité (beau / beauté), -esse (triste / tristesse), -erie (bizarre / bizarrerie), -ise (bête / bêtise), etc., le changement de genre permet à la suffixation en -eur de s’aligner sur les autres procédés construisant des noms de propriété ; ce faisant, elle lui permet aussi de se démarquer de la suffixation en -eur / -euse qui construit des noms d’agent ou d’instruments (voir ci-dessous 29.2.1). Le second cas est illustré par la suffixation en -on. Ce suffixe, issu du suffixe latin -onem, construit des noms masculins sur base nominale (lard / lardon, glace / glaçon) ou, plus rarement en FMod, sur base adjectivale (laideron < laid) ou verbale souillon (< souiller) ou louchon (< loucher, qui n’est plus en usage en FMod). Les noms suffixés par -on pouvant dénoter des humains, hommes ou femmes, l’usage s’est progressivement modifié : pendant très longtemps en effet, ces noms sont restés au masculin : un laideron, un louchon, un souillon se disaient pour parler d’un homme comme d’une femme ; la sexuation du référent a ensuite commencée à être prise en compte, mais elle était marquée uniquement sur le déterminant (c’est un / une laideron ou c’est un / une souillon). Actuellement, certains noms suffixés ont acquis un féminin : un laideron / une laideronne, un souillon / une souillonne, ce qui les intègre au paradigme des formes en -on variables, qu’elles soient simples (lion / lionne) ou suffixées, ainsi par ex. les noms / adjectifs ethniques (berrichon / berrichonne) ou les adjectifs qualificatifs à sens diminutif / dépréciatif (pâlichon / pâlichonne, maigrichon / maigrichonne). Les deux cas de changement de genre envisagés ici, à savoir l’intégration à la formation des noms de propriété pour les noms désadjectivaux en -eur, et la régularisation des formes en -on, peuvent donc être attribués à la pression lexicale (x 48.2.3.1).
29.2 Ambiguïté entre dérivation et flexion 29.2.1 L’alternance suffixale de genre : flexion ou dérivation ? En français, quelle que soit la catégorie en jeu, les alternances entre masculin et féminin sont souvent marquées par des suffixes flexionnels (x 30.1), comme dans le couple lion [ljɔ̃] / lionne [ljɔn]. Une telle alternance est généralement conçue comme opposant une forme non marquée, le masculin, à une forme marquée, le féminin, le marquage se manifestant, à l’écrit, par un e graphique, à l’oral, par différents phénomènes : dans l’exemple donné, par
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la dénasalisation et la réalisation de la consonne nasale, soit [ɔn] (voir par exemple à ce propos Connors 1971). On retrouve cette possibilité d’alternance avec certains suffixes dérivationnels, notamment les suffixes ethniques, qui forment à la fois des noms et des adjectifs (Paris / parisien, parisienne ; Lille / lillois, lilloise ; Lyon / lyonnais, lyonnaise). Les cas ne sont cependant pas toujours aussi clairs, en FMod comme dans l’ancienne langue, et la suffixation en -eur (< lat. -(t)or) va permettre d’exposer les difficultés. Selon Connors (1971), le suffixe agentif -eur n’avait pas de contrepartie féminine stable en AF : la forme latine qui lui correspondait, -iz / -is (< lat. -(t)rix), devenue -(t)rice en FMod), apparaissait dans les mots empruntés (AF empereeur / empereriz) ou était réservée à la langue spécialisée, juridique ou médicale. D’autres formes pouvaient marquer le féminin des noms agentifs en -eur : -esse (a) qui était la forme la plus usitée en AF, -euse (b) issue d’une sorte de confusion avec le suffixe adjectival -eux / -euse (< lat. -osus) (voir à ce propos Connors 1971) et -eure (c). Ces deux dernières formes étaient moins fréquentes que -esse, surtout -eure. Notons qu’un nom masculin en -eur possédait souvent plusieurs formes féminines concurrentes, ce que montrent les exemples sous (d), qui reprennent deux noms précédemment cités ; (a) vendeur / vendresse, successeur / successeresse, acteur / actoresse, acteresse (b) chasseur / chasseuse, vendeur / vendeuse (c) inventeur / inventeure (d) vendeur / vendresse, vendeuse ; inventeur / inventeresse, inventeure, inventrice
C’est finalement -euse qui va supplanter les autres formes pour devenir (selon Dubois 1962), la forme la plus fréquente et la plus neutre en FMod (la forme -trice s’est uniquement maintenue pour les formes masculines en -teur). A ce stade, l’alternance des noms agentifs en -eur / -euse (ou même celle de ce même type de noms en -teur / -trice) peut sans trop de problèmes être conçue comme une alternance flexionnelle. La situation est néanmoins plus complexe car les noms en -eur peuvent aussi dénommer des entités concrètes non humaines, généralement des instruments mais pas nécessairement. Cette possibilité a existé dès le MF, mais elle était peu exploitée ; on peut néanmoins citer le nom masculin émieur « Appareil de cuisine servant à réduire une substance en petits morceaux », attesté par le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) dans un texte de 1377, ou le nom féminin escourceuse « Dévidoir », daté de 1348 par le FEW (sur l’origine du sens nonhumain dans la suffixation en -eur, voir Rainer 2005a). La formation des noms non-humains en -eur / -euse s’est fortement développée à partir de la fin du 18e s. et surtout au 19e s., pour répondre, selon Dubois (1962 : 44), aux besoins de dénomination liés à la révolution industrielle. Les formes construites sont masculines (compteur (1752), régulateur (1770), inhalateur (1873)) ou féminines (tondeuse (1832), moissonneuse (1834), perçeuse (1894)). Dès le début de ce mode de formation, les formes en -eur / -euse peuvent correspondre à des noms en -eur agentifs, mais elles peuvent aussi être directement construites par suffixation en -eur (inhalateur (1873), accélérateur (1890)) ou en -euse (escourseuse (1348), essoreuse (1870), liseuse (1867)). Un tel état de fait remet crucialement en question le fait que -euse soit la forme marquée d’une variation flexionnelle : escourseuse, essoreuse ou liseuse ne correspondent à aucun masculin, pas plus que inhalateur ou accélérateur ne correspondent d’ailleurs à un quelconque féminin. Comment dès lors analyser -eur et -euse et les relations qu’ils entretiennent ? Une première possibilité est de considérer qu’il existe trois suffixes différents : (i) un suffixe dérivationnel, -eur, qui sert à construire des noms d’agent, la forme -euse étant sa variante flexionnelle pour marquer le féminin, (ii) un suffixe dérivationnel -eur qui permet de construire des noms non-humains masculins (N d’instruments, de lieux ou autres), (iii) un suffixe dériva-
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tionnel -euse qui permet lui aussi de construire des noms non-humains de sémantisme identique, mais féminins. Cette solution n’est pas réellement convaincante, ne serait-ce que parce qu’elle suppose la coexistence de trois suffixes distincts et qu’elle découple de manière stricte les sens Agent et Instrument, par ailleurs très souvent associés dans les langues, sans compter les cas de polysémie au sein d’une même langue : un batteur peut être un musicien qui joue de la batterie ou un appareil de cuisine qui sert à battre (des œufs, ou autres) ; elle correspond néanmoins semble-t-il aux analyses a-théoriques proposées par la plupart des dictionnaires. La seconde possibilité est de considérer qu’il existe deux suffixes dérivationnels différents, -eur et -euse, chaque suffixe construisant à la fois des noms humains (N d’agent) et non-humains (N d’instrument, de lieux et autres), la différence entre les deux résiderait alors dans le genre des noms construits : masculin pour -eur, féminin pour -euse. Dans cette perspective, les deux suffixes dérivationnels pourraient être considérés comme des réalisations d’une même forme dérivationnelle plus abstraite, qui pourrait être conventionnellement représentée par -EUR. La distinction entre flexion et dérivation n’est donc finalement pas aussi claire que ce à quoi l’on pourrait s’attendre, d’autant plus que les difficultés exposées à partir des formes en -eur / -euse valent pour d’autres formes : l’analyse des suffixes -ier / -ière pose exactement les mêmes difficultés : épicier / épicière mais poivrier versus salière. Ces difficultés se retrouvent aussi dans d’autres langues, dans les langues romanes notamment, ce que montre l’étude de Connors (1971), qui s’appuie sur des travaux antérieurs de Malkiel (1970). 29.2.2 Le suffixe évaluatif -ette : de la dérivation à la flexion ? Les diminutifs posent des questions plus ou moins similaires à celles qui viennent d’être évoquées : ils possèdent eux aussi souvent deux formes, une pour le masculin et une pour le féminin (par ex. -et / -ette). Or, si la forme -ette peut éventuellement être considérée comme la variation flexionnelle de -et lorsqu’il entre dans la formation d’adjectifs (simplet / simplette) ou même dans la formation de certains noms (biquet / biquette), cette analyse ne peut se généraliser à l’ensemble du lexique suffixé dans la mesure où la plupart de noms en -ette ne sont pas le correspondant féminin d’un nom en -et : –
–
fleurette ou jupette sont dérivés respectivement de fleur et jupe, tous deux féminins : -ette joue ici son rôle de diminutif, comme -et dans livre / livret ou sac / sachet. Dans ce cas, comme cela a été rappelé ci-dessus, le genre du dérivé correspond généralement au genre du nom de base ; les noms dérivés sur base verbale (sucer / sucette, trancher / tranchet) ou adjectivale (beau / belette) peuvent posséder eux aussi l’un ou l’autre genre, même si le féminin est plus fréquent que le masculin. Il n’en reste pas moins que, ici non plus, la distinction -et / -ette n’a rien de flexionnel.
Tous les cas mentionnés jusqu’à présent invitent à considérer -et et -ette comme des suffixes dérivationnels qui se distinguent par le genre des formes construites : masculin pour -et, féminin pour -ette, ceux-ci étant sans doute, comme précédemment, la réalisation d’une seule et même forme plus abstraite -ET. Il existe néanmoins des noms féminins suffixés pour lesquels le statut de -ette est moins clair : (a) Antoine / Antoinette, Pierre / Pierrette (b) PDG / PDGette, beur / beurette, flic / fliquette
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Les exemples (a) sont relativement anciens et mettent en jeu des noms propres, ceux de (b) sont plus récents et appartiennent à un registre plutôt informel ; l’un et l’autre cependant témoignent du même phénomène : -ette s’adjoint à un nom simple (c’est-à-dire non déjà suffixé) masculin pour en former le féminin ; il faut néanmoins noter qu’en (b), le suffixe semble garder une valeur pragmatique fréquente de l’affixation diminutive, une valeur hypocoristique, alors qu’en (a), cette valeur a disparu. Comment analyser cet emploi relativement récent, au moins celui de (b) ? Ce mode de formation semble illustrer un des cas de grammaticalisation recensés dans la littérature sur le sujet, à savoir l’évolution d’un affixe dérivationnel en affixe flexionnel (sur cette possibilité, voir notamment Kuryłowicz 1965), au moins pour ce qui concerne une partie de ses emplois. En l’état actuel, il est difficile de se prononcer sur l’ampleur que pourrait prendre ce procédé et sur son évolution. Le passé nous invite cependant à une certaine prudence : le suffixe -esse a, dans l’ancienne langue, joué un rôle similaire : les noms de titre (duc / duchesse), de métiers ou de pratiques (poète / poétesse, prêtre / prêtresse) ainsi que quelques noms d’animaux (âne / ânesse, tigre / tigresse) témoignent d’un fonctionnement identique, mais outre que ces noms féminins ont souvent acquis une valeur plus ou moins péjorative qui les différenciait du masculin correspondant, la productivité du suffixe a fortement baissé à partir du 16e s. et ce mode de formation n’existe quasiment plus en FMod. Quant aux noms de la série (a), les plus anciens, ils semblent lexicalisés : des prénoms comme Antoinette, Henriette, Georgette ou Pierrette ne sont plus nécessairement perçus comme la féminisation des prénoms masculins correspondants. Il est donc possible que la langue exploite simplement la possibilité de construire des noms féminins à valeur diminutive pour former quelques féminins correspondants de noms masculins, sans que cela change véritablement le statut du suffixe, fondamentalement dérivationnel. 29.2.3 Ambiguïtés intrinsèques Certaines formes semblent intrinsèquement indéterminées en ce qui concerne le statut, dérivationnel ou flexionnel, de l’affixe ; c’est le cas de -ant et -é et, sans doute de manière plus inattendue, de -ment ; les difficultés d’analyse que posent ces suffixes vont être étudiées dans cet ordre. En fin de section sera rapidement examiné le statut du -s adverbial, qui manifeste un autre type d’indétermination. 29.2.3.1 -ant et -é Les formes -ant (< lat. -antem) et -é (< lat. -atum) sont généralement considérées comme des formes verbales flexionnelles dans la mesure où elles font partie du paradigme de la morphologie verbale, et servent à former les temps non finis que sont les participes, présents (-ant) ou passés (-é) (sur ces marques, x 31.13). Ces formes sont cependant réputées être ambivalentes. Les formes en -ant sont très souvent attestées en tant que participe présent / gérondif mais aussi adjectif (a), l’orthographe imposant parfois une spécificité graphique pour distinguer les deux formes (b)–(c) : (a) Ils sont arrivés en souriant / un enfant souriant (b) -c- / -qu- : Il fait une chaleur suffocante / Suffoquant sous la crise d’asthme, il cherchait à reprendre son souffle (c) -g- / -gu- : C’est vraiment un enfant fatigant / Pierre se rend détestable en criant et en fatiguant tout le monde
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S’il est possible, dans un premier temps, de considérer que les adjectifs sont obtenus par transcatégorisation (voir à ce sujet Corbin 1987), à partir de la forme verbale correspondante, le fait que certains adjectifs en -ant ne soient pas transcatégorisés à partir d’un participe présent mais construits sur base nominale rend cette analyse quelque peu caduque : abracadabra / abracadabrant, anarchie / anarchisant, breton / bretonnant
C’est ainsi que Dubois (1962 : 3) en arrive à poser la question suivante : « Les mots en -ant appartiennent-ils, dans le français contemporain, à la flexion verbale ou à la flexion nominale ? ». Il n’est pas sûr qu’il en soit allé différemment dans l’ancienne langue, d’autant plus que cette « polycatégorialité » des formes en -ant, ou de leurs équivalents, existait déjà en latin et qu’elle est typologiquement très fréquente, ainsi que l’affirme Vangaever (2018 : 2) : « Les formes verbales non finies sont catégoriellement hybrides en ce qu’elles présentent des propriétés de plusieurs catégories morphosyntaxiques. Il s’agit là d’une propriété de ces formes non seulement en latin, mais dans n’importe quelle langue. » En ce qui concerne les formes en -é, le partage est encore plus difficile à opérer entre formes flexionnelles et formes dérivationnelles : (a) ils ont mangé / parlé / discuté (b) azuré, creté, étoilé, chocolaté (c) j’ai salé la soupe (d) la mer est salée (e) la soupe est salée
En (a) les formes en -é sont très classiquement des formes du participe passé de verbes, respectivement, manger, parler et discuter, -é est donc un suffixe flexionnel. En (b) en revanche, cette même forme en -é ne peut être analysée que comme un suffixe dérivationnel : il sert à former des adjectifs sur base nominale. Ce mode de formation existait déjà dans l’ancienne langue : les adjectifs azuré « De couleur azur, de couleur bleu clair », creté « Qui porte une crête ou une crinière » (et souvent « qui est fier, courageux ») et étoilé « Parsemé d’étoiles. Parsemé de figures en forme d’étoile » sont tous attestés dans le DMF, dans des textes du 14e s., avec un sens régulièrement construit qui peut être qualifié de sens de possession. Ce mode de formation existe toujours en FMod, et le patron n’a pas varié : la forme comme le sens sont toujours identiques. Ces deux modes de formations (le -é formateur du participe passé et le -é formateur d’adjectifs) pourraient sembler éloignés l’un de l’autre, mais les exemples sous (c)–(e) montrent qu’il n’en est rien : la forme salé peut être soit le participe passé du verbe saler (c), soit l’adjectif dénominal construit sur le nom sel (d) (avec une allomorphie régulière que l’on retrouve par ailleurs ; sur l’allomorphie, x 48.2.2.2) ; mais qu’en est-il dans l’exemple (e) ? L’emploi est ambigu et hors contexte, salé peut être analysé comme étant soit un participe passé soit un adjectif (sur l’ambiguïté entre adjectif et participe passé résultatif, voir par exemple Rivière 1990, ou Lagae 2005). 29.2.3.2 Le suffixe -ment Contrairement aux précédents, le statut dérivationnel de ce suffixe adverbial peut sembler bien établi (sur l’évolution de mente à -ment, x 32.4.2) ; il a cependant été souvent remis en cause, ce qui a donné lieu à de nombreuses discussions, en français, mais aussi pour les correspondants de -ment dans d’autres langues. L’argument principal, repris à Dubois (1969 : 4), est celui-ci : « Le suffixe adverbial en -ment n’est qu’une modalité syntagma-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
tique de l’adjectif : tandis que l’adjectif entre dans le groupe nominal, l’adjectif adverbial entre dans le groupe verbal (une marche rapide / il marche rapidement) ». Selon Dubois et les partisans de cette analyse, rapide et rapidement sont donc des variantes contextuelles d’un même lexème. Dal (2007 et 2018), qui s’appuie, entre autres, sur les travaux de Sugioka et Lehr (1983) et de Haspelmath (1996), mène le raisonnement de Dubois à son terme : selon cette auteure, la régularité du phénomène et la transposition contextuelle montrent que l’alternance entre les deux formes est d’ordre syntaxique, -ment serait donc un affixe flexionnel, et plus précisément une marque casuelle de l’adjectif. Ce n’est pas le lieu ici d’exposer les arguments et contre-arguments des uns et des autres (pour les contrearguments, voir par exemple Zwicky 1995 à propos de l’anglais -ly) ; seule sera faite une remarque, d’ordre diachronique : comme cela a été rappelé au début de ce chapitre (et aussi x 30.1), la langue française a perdu ses marques casuelles, sur l’adjectif comme sur les autres catégories. Selon Buridant (2000a) cette perte, qui aurait pour cause le caractère lacunaire et non fonctionnel de la déclinaison dans l’ancienne langue, s’est produite entre 1200 et 1300. En FMod, les alternances casuelles ne subsistent qu’à l’état de traces, avec certains pronoms, les pronoms personnels (voir par exemple les alternances il (sujet) / le / la (COD), lui (COI)) et les pronoms relatifs (qui vs. que ou quoi vs. dont). Il serait relativement curieux que l’évolution de -ment ait conduit à adopter massivement une marque casuelle extérieure au système d’origine latine, d’autant plus que celle-ci marquerait, semble-t-il, des « fonctions » d’une très grande hétérogénéité. 29.2.3.3 Le -s adverbial Le cas du -s adverbial est encore différent : son statut est difficile à déterminer dans la mesure où il ne semble être ni flexionnel, ni dérivationnel. Rappelons que de nombreux adverbes latins se terminaient par un -s, qu’ils ont souvent gardé ce -s en français (magis / mais, trans / très, minus / moins) et que ce -s final a pu être considéré comme une marque d’« adverbialité », ainsi que l’affirment Picoche et MarchelloNizia (1991 [1989] : 282) : « En afr cet -s final a été considéré comme une marque adverbiale et a été ajouté à des formes qui ne le comportaient pas, ainsi en AF peut-on avoir onc et onques, or / ore et ores, sempre et sempres » (x 32.4.1). Où classer ce -s analogique, qui n’est ni une marque flexionnelle (sauf à considérer comme précédemment que l’adverbe n’est pas une catégorie du français), ni une marque dérivationnelle : la forme à laquelle le -s est ajouté appartient déjà à la catégorie de l’adverbe ; d’une certaine manière, morphologiquement, l’ajout ne sert à rien. Une possibilité est d’en faire ce que Corbin (1987) appelait un « intégrateur paradigmatique », c’est-à-dire une forme qui a pour rôle d’intégrer, dans le paradigme d’une catégorie (sémantique ou syntaxique), des termes qui ne semblent pas en faire partie. Un exemple d’intégration sémantique bien connu est l’ajout de -ier au nom peuple (< populus) ‘peuplier’. En effet, peuple (qui pouvait aussi être confondu avec son homonyme) ne semblait pas être un nom d’arbre, ceux-ci étant généralement suffixés par -ier (pomme / pommier, olive / olivier, etc.). L’ajout d’un -ier « factice » en quelque sorte, l’a rendu similaire aux autres membres de la catégorie. On peut faire l’hypothèse que le -s analogique joue ce même rôle sur les adverbes auxquels il est adjoint, la différence étant que dans le cas présent, -s signale l’appartenance à une catégorie syntaxique, celle de l’adverbe (x 32.4.1.3). Les différents cas d’ambivalence entre dérivation et flexion mentionnés dans cette section montrent que la frontière entre les deux domaines est perméable et comporte des zones de recouvrement et d’indécision, même si bien sûr ces cas sont relativement mar-
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ginaux par rapport à l’ensemble des cas plus prototypiques décrits dans les chapitres qui suivent. Références bibliographiques : Buridant 2000a ; Connors 1971 ; Corbin 1987 ; Dal 2007, 2018 ; Dubois 1962, 1969 ; Greenberg 1963 ; Haspelmath 1996 ; Kuryłowicz 1965 ; Lagae 2005 ; Malkiel 1970 ; Nyrop 1899-1930 ; Picoche et Marchello-Nizia 1991 [1989] ; Rainer 2005a ; Rivière 1990 ; Roché 2011 ; Sugioka et Lehr 1983 ; Vangaever 2018 ; Zwicky 1995.
Dany Amiot
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Chapitre 30 Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
30.1 Les catégories nominales : noms, adjectifs et participes Dans ce chapitre, un certain nombre de facteurs qui sont intervenus dans l’évolution du nom et de l’adjectif seront étudiés, et ils articuleront cette présentation. Une division en périodes est forcément factice, étant donné que toute langue est en changement perpétuel, et que les changements modifiant la structure de la langue ne se produisent pas comme une coupure brutale, ni ne frappent l’ensemble de la structure simultanément. Au contraire, les changements et leur propagation (ou actualisation : Andersen 2001a, b, c) se manifestent petit à petit, suivant entre autres facteurs le dialecte, ou encore le genre ou le registre des textes. On montrera, grâce à la théorie de l’actualisation, comment les changements se répandent suivant un rythme prévisible. Néanmoins, force est de proposer une division chronologique qui reflète au mieux les modifications majeures qui sont particulières au nom, à l’adjectif et aux participes. Ces modifications incluent avant tout les changements liés au statut du groupe nominal (GN) et les modifications paradigmatiques et syntagmatiques à l’intérieur du groupe nominal : ici nous n’en étudierons que les aspects morphologiques. À ces modifications intralinguistiques s’ajoutent des modifications dues aux influences extralinguistiques, en particulier celles causées par l’influence externe d’autres langues ou de certaines variétés du français, ou par la politique linguistique. La présentation sera articulée en cinq périodes pertinentes pour le groupe nominal. – – – – –
La période allant du latin aux premiers textes en langue française (latin → très ancien français (TAF)) : section 30.1.1 ; la période de l’ancien français (AF) (12e et 13e s.) : section 30.1.2 ; la période du moyen français (MF) et du français pré-classique (14e s. – fin du 16e s.) : section 30.1.3 ; la période « classique » (17e et 18e s.), qui constitue la période de référence pour le français standard du 20e s. (section 30.1.4) ; le français moderne (FMod), le français contemporain, et le français avancé (section 30.1.5).
Les périodes anciennes nécessitent des présentations plus étoffées que les périodes modernes, non seulement parce qu’elles sont moins bien connues par le public, mais aussi parce qu’il est utile de présenter dès le début un certain nombre de points théoriques et méthodologiques valables pour l’ensemble de l’histoire du français. 30.1.1 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période allant du latin au début du 12e s. Les parties du discours se distinguent les unes des autres à travers l’inventaire de leurs catégories. Les catégories formelles spécifiques caractérisant le nom commun, les adjectifs, les participes, les déterminants et les pronoms sont le nombre et le genre, et le cas jusqu’au MF. Le nom se distingue formellement par le fait que son genre est en principe fixe, alors que le genre des adjectifs, des participes, des pronoms et des déterminants est régi par celui du nom
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auquel ils se rattachent ou auquel ils réfèrent. Les adjectifs possèdent en outre d’autres catégories qui n’existent pas pour le nom : les degrés de comparaison et les formes adverbiales (voir 30.1.1.4.b.) Dans ce qui suit, les catégories nominales du nom commun, de l’adjectif et des participes seront présentées conjointement (les déterminants et les pronoms sont présentés en 30.2). 30.1.1.1 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : cas et nombre L’expression des trois catégories cas, nombre et genre, est partiellement confondue dans le paradigme nominal du latin, de sorte qu’un unique morphème combine plusieurs catégories, ce qui est un trait caractéristique des langues indo-européennes de type flexionnel, surtout des langues anciennes. En latin classique, le nom possédait deux nombres (le singulier et le pluriel), trois genres (le masculin, le féminin et le neutre), six cas et cinq déclinaisons différentes, mais nous n’évoquerons que les distinctions qui sont à la source du système du français, à savoir les deux nombres, les deux genres (le masculin et le féminin, avec quelques vestiges du neutre) et les deux cas qui seront par la suite désignés par les termes de « cas sujet » et de « cas régime ». En général, le nominatif (auquel il faut ajouter le vocatif) latin correspond au cas sujet, tant pour la forme que pour les fonctions, alors que le cas régime de l’AF correspond aux différents autres cas latins, pour la forme comme pour les fonctions. Sans prendre en compte les variations diachroniques et diatopiques dont il sera question par la suite (voir 30.1.2.3), les tableaux suivants reproduisent les paradigmes « standard » de la déclinaison du nom et de l’adjectif en AF (ainsi qu’en MF, dans la mesure où des traces en subsistent alors), que nous ferons précéder de leur étymon latin. Le choix de présenter ensemble le nom, l’adjectif et les participes s’appuie sur des arguments de structure et a pour but une simplification de l’exposé. En effet, ces formes appartiennent aux mêmes paradigmes nominaux, avec une distribution identique des marques de cas et de nombre – mais pas de genre, dans la mesure où les adjectifs et les participes ne possèdent pas de genre inhérent, mais s’accordent au genre du nom. À cela s’ajoute l’impossibilité pour certaines formes de décider si ce sont plutôt des noms ou plutôt des adjectifs, entre autres les termes de nationalité : anglais, français etc. Afin de rendre la présentation aussi simple que possible, quatre classes nominales de base sont présentées, avec leurs sous-classes, signalées à l’aide d’une lettre (a, b, etc.) : 1. les noms, adjectifs et participes masculins du type mur(s) ; bon(s) ; 2. les noms, adjectifs et participes féminins du type fille(s) / bone(s) ; 3. les noms, adjectifs et participes féminins se terminant par une consonne du type flor(s) / grant (granz) et 4. les noms et adjectifs à deux radicaux, du type sire / mieudre. Dans les tableaux suivants, les parenthèses signalent l’optionalité : celle des déterminants et celles des marques flexionnelles. La flèche > signale l’évolution prévisible (« régulière ») à partir de la forme latine ; la flèche → signale que la forme est le résultat d’un changement analogique ; le symbole « ° » précède une forme reconstruite. Le tableau 1a présente la classe la plus importante des noms masculins, référant à des animés et des inanimés, comme murus > murs, pour laquelle l’alternance entre la présence et l’absence de la marque flexionnelle -s, provenant directement de l’étymon latin, suffit à distinguer les deux cas et les deux nombres. Elle regroupe l’essentiel des noms et adjectifs masculins de l’AF, de forme parisyllabique, c’est-à-dire des formes ayant le même nombre de syllabes pour les deux formes casuelles, contrairement aux formes imparisyllabiques.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
cas cas sujet cas régime cas sujet cas régime
singulier murus > (li) murs muru(m) > (le) mur bonus > bons bonu(m) > bon
pluriel muri > (li) mur muros > (les) murs boni > bon bonos > bons
Tableau 1a : Noms, adjectifs et participes masculins issus de parisyllabiques masculins latins Exemple : mur Cas sujet singulier : E puis desus esteit li murs / De paraïs (BenedeitBrendan, déb. 12e s., v. 1699 : ‘Et au-dessus était le mur du paradis’) Cas régime singulier : Il prennent la cité, Le mur unt effundré (ThaonComput, déb. 12e s., v. 78 : ‘Il prennent la ville, ils ont abattu le mur’). Cas sujet pluriel : Li mur erent espés et halt, (Eneas1, ca 1155, v. 441 : les murs étaient épais et hauts’) Cas régime pluriel : toz fist les murs aplanoier (Eneas1, v. 23 : ‘Il fit abattre tous les murs’) Exemple : bon Cas sujet singulier : bons est li venz (BenedeitBrendan, v. 82) Cas régime singulier : il demanda son bon cheval (Eneas1, v. 5950) Cas sujet pluriel : Bon sunt li cunte e lur paroles haltes (Roland, ca 1100, v. 1097) Cas régime pluriel : De bons vassals avrat Carles suffraite. (Roland, v. 939 : ‘Charles manquera de bons vassaux’) Exemple : grant Cas sujet singulier : Et li vallés fu grans et fors et biax et gens et bien fornis (Aucassin, fin 12e-déb. 13e s., p. 8) Cas régime singulier : mout par estoit entrepris, de grant mal amaladis (Aucassin, p. 12) Cas sujet pluriel : li mal sont grant et peoros (Eneas1, v. 2771 : ‘les maux sont grands et effrayants’) Cas régime pluriel : Cascuns i fiert tanz granz colps cum il poet (Roland, v. 3631)
Autres formes appartenant à la sous-classe 1a : chiens / chien ; fils / fil ; pain / pains, … À la sous-classe 1a se rattachent non seulement les adjectifs du type bons / bon ; sëurs / sëur…, les participes passés comme effundré, cité ci-dessus, qui distinguent les deux genres, mais aussi les formes masculines des adjectifs épicènes du type forz / fort, granz / grant. Dans l’ancienne langue ces adjectifs ne sont pas encore alignés sur le modèle du type bon / bonne. Pour les formes du féminin de ce type, voir le tableau 3 ci-dessous. À cette sous-classe il faut ajouter le nom reis / rei, dont l’étymon imparisyllabique est devenu parisyllabique (nominatif singulier latin rex → ͦ regis > reis, accusatif singulier regem > rei). D’autres noms appartiennent à ce type : lyons / lyon ; piés / pie(d), de même que les participes présents, tous épicènes, refaits selon le même modèle d’imparisyllabique devenant parisyllabique (nominatif singulier latin cantans → ͦ cantantis > chantanz, accusatif singulier cantantem > chantant) et, enfin, les infinitifs substantivés (li mangiers, li repentirs). La classe 1b regroupe le petit nombre de noms et d’adjectifs venant de masculins parisyllabiques dont l’étymon latin n’a pas d’-s à la forme du nominatif singulier, comme le nom latin magister > AF maistre(s), l’adjectif latin asper > AF aspre(s), qui en AF reçoivent un -s analogique au cas sujet singulier dans les dialectes qui conservent la déclinaison (voir le tableau 1b).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants cas cas sujet cas régime cas sujet cas régime
singulier magister > (li) maistre(s) magistru(m) > (le) maistre asper > aspre asperu(m) > aspre
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Pluriel magistri > (li) maistre magistros > (les) maistres asperi > aspre asperos > aspres
Tableau 1b : Noms et adjectifs masculins issus de parisyllabiques masculins latins sans -s étymologique à la forme du nominatif singulier Exemple : maistre Cas sujet singulier : Mot ot li mestre Tristran chier (BeroulTristan, fin 13e s., v. 971 : ‘Son maître d’armes avait beaucoup d’affection pour Tristan’) Cas régime singulier : Tristran s’en torne avoc son mestre. (BeroulTristan, v. 2451 : ‘Tristan s’en va avec son maître d’armes’) Cas sujet pluriel : cil qui de ce furent mestre les ont d’erbe fresche jonchiez. (RenartDole, déb. 13e s., v. 337 : ‘ceux qui étaient chargés de préparer des lieux les ont jonchés d’herbe fraîche’) Cas régime pluriel : par le conseil de ses granz mestres (RenartDole, v. 2840) Exemple : povre Cas sujet singulier : Jo n’iere pas si povre cum tu vas ci disant. (PontStMaxenceBecket, fin 12e s., v. 3404 : ‘Je n’étais pas aussi pauvre que tu le dis’) Cas régime singulier : Bien semblot povre peneant (WaceBrut, mi-12e s., v. 14264 : ‘Il ressemblait vraiment à une pauvre pénitent’) Cas sujet pluriel : il n’estoient mie rike, ains estoient povre, (ClariConstantinople, 1205, p. 21 : ‘Ils n’étaient pas riches, au contraire ils étaient pauvres’) Cas régime pluriel : Mais as plus povres le dunet a manger. (StAlexis, ca 1050, v. 255 : ‘mais il le donne à manger aux plus pauvres’)
Autres noms appartenant à la sous-classe 1b : arbre(s) / arbre, frere(s) / frere, gendre(s) / gendre, livre(s) / livre, pere(s) / pere, … Autres adjectifs appartenant à la sous-classe 1b : altre(s) / altre, aigre(s) / aigre, aspre(s) / aspre, destre(s) / destre, …. Le tableau 2 présente la classe (classe 2) la plus importante des noms féminins, référant à des animés et des inanimés, comme feme, rose, les adjectifs du type bone et les participes passés. Ce type se distingue des formes masculines par l’abandon de la déclinaison casuelle, non seulement au singulier, où les formes se confondaient déjà en latin tardif, mais aussi au pluriel, où les formes auraient pu conserver une déclinaison casuelle à l’aide de la présence / absence de l’-s final. Néanmoins, aucune forme du féminin de cette classe ne garde de trace de déclinaison ni au singulier ni au pluriel. cas cas sujet cas régime cas sujet cas régime
singulier femina > (la) feme femina(m) > (la) feme bona > bone bona(m) > bona
pluriel feminae → feminas > (les) femes feminas > (les) femes bonae → bonas > bones bonas > bones
Tableau 2 : Noms, adjectifs et participe passés féminins issus de féminins parisyllabiques latins (se référant à des animés et inanimés)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Exemple : feme Singulier : une fame estoit dame de tot lo regne. (Eneas, v. 553 : ‘Une femme régnait sur tout le pays’) Pluriel : Ne reverrunt lor meres ne lor femmes. (Roland, v. 1402 : ‘Ils ne reverront ni leurs mères, ni leurs femmes’) Exemple : bone Singulier : Ma bone espee ai ceinte. (Roland, v. 984 : ‘J’ai ceint ma bonne épée’) Pluriel : Noz espees sunt bones e trenchant (Roland, v. 949)
Autres noms appartenant à la classe 2 : fille, rose, terre, vie, etc. Autres adjectifs appartenant à la classe 2 : seüre, male, etc., qui distinguent les deux genres, ainsi que tous les participes passés : ceinte (cité ci-dessus Roland, v. 984). Le tableau 3 ci-dessous présente une classe importante de noms et adjectifs féminins qui se terminent en AF par une consonne : la classe 3. Les noms réfèrent avant tout à des inanimés comme flors / flor, maisons / maison, mers / mer, ou à des notions abstraites comme citez / cité, vertuz / vertu. Leur étymon latin appartient généralement à la troisième déclinaison latine, souvent imparisyllabique, mais leur nominatif (par exemple flors) a été reconstruit, ce qui est marqué à l’aide du symbole « ° », le paradigme étant devenu parisyllabique dès les premiers textes en français (voir tableau 3). Il s’agit sans doute d’une régularisation analogique sur le paradigme masculin, dans la mesure où ces cas sujet analogiques existent en particulier dans les dialectes qui conservent la déclinaison (voir la discussion à ce propos dans 30.1.2.3.b.). Ces noms se distinguent des noms imparisyllabiques conservés (voir les tableaux 4a ci-dessous) par le fait qu’ils ne réfèrent pas préférentiellement aux animés. D’autres étymons latins étaient parisyllabiques comme finis > fin(s) ; mare > mer(s) et navis > nef(s) / nés ‘navire’. Les adjectifs appartenant à cette classe 3 sont également parisyllabiques, leurs formes sont identiques au masculin et au féminin (adjectifs épicènes), mais avec une distribution différente des formes casuelles entre les deux genres, le masculin suivant le paradigme 1a du type bon. Au féminin pluriel, ces formes sont toujours dépourvues de distinction casuelle ; toutefois au singulier, dans les dialectes qui conservent la déclinaison, la marque casuelle du cas sujet en -s s’est répandue. cas cas sujet cas régime
singulier gens → ͦ gentis > (la) gen(z) gente(m) > (la) gent
pluriel gentes > (les) gens /genz
Tableau 3 : Noms féminins, adjectifs et participes épicènes issus de pari- et imparisyllabiques féminins latins Exemple : gent / genz Cas sujet singulier : la est remés la genz menue (Eneas1, v. 3193 : ‘là sont restées les petites gens’) / Ad une voiz crient la gent menude (StAlexis, v. 531 : ‘Les petites gens crient d’une même voix’) Cas régime singulier : Turnat sa teste vers la paiene gent (Roland, v. 2360) Pluriel : anviron lui vienent ses genz (Eneas1, v. 5922 : ‘Ses gens viennent autour de lui’) Exemple : grant / granz Cas sujet singulier : Granz est la presse, nus n’i poduns passer (StAlexis, v. 517) / Grant est la presse, ne l’estuet demander (StAlexis, v. 573) Cas régime singulier : jo i ai si grant perte (StAlexis, v. 148) Pluriel : Portet ses armes, mult li sunt avenanz (Roland v. 1154 : ‘Il porte ses armes, elles lui vont très bien’)
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Autres formes appartenant à la classe 3 : citez / cité ; genz / gent ; maisons / maison ; mers / mer ; dans cette classe se rangent les adjectifs épicènes parisyllabiques féminins du type fort / forz, grant / granz et les participes présents. Les exemples cités ci-dessus illustrent le flottement d’usage de la marque du cas sujet au singulier, parfois dans le même texte, comme en témoignent les exemples de StAlexis. Les tableaux 4a-e réunissent les noms et les adjectifs à deux radicaux. Il existe un certain nombre de sous-classes comprenant non seulement des formes du masculin, mais aussi du féminin. Les noms réfèrent essentiellement à des animés, surtout à des humains. Les adjectifs à deux radicaux incluent les comparatifs synthétiques du type grandior, grandiorem > graindre, graignor ; major, majorem > maire, major ; melior, meliorem > mieudre, meillor ; minor, minorem > mendre, minor ; pejor, pejorem > pire, pejor (voir 30.1.1.3). Le cas sujet pluriel des masculins des diverses sous-classes s’aligne sur celui des masculins parisyllabiques (voir tableau 1a), alors que le cas sujet féminin conserve l’absence étymologique de distinction casuelle au pluriel, caractéristique de tous les noms (et adjectifs) féminins. Par contre, le cas sujet singulier féminin garde la possibilité de se distinguer à l’aide de l’-s final. Le tableau 4a comprend une sous-classe intéressante des noms masculins du type latro > lerre, caractérisée par la présence d’un double marquage casuel, dans la mesure où le cas sujet singulier est plus court d’une syllabe que les autres formes (c’est un paradigme souvent imparisyllabique), et où l’accent frappe de façon différente la forme du cas sujet singulier : lerre est accentué sur la première syllabe, et les autres formes (larron(s)) sont accentuées sur la seconde syllabe. Au cas sujet singulier s’ajoute éventuellement un -s par analogie avec la classe 1a (murs), dans les dialectes qui conservent la déclinaison. cas cas sujet cas régime
singulier latro > (li) lerre(s) latrone(m) > (le) larron
pluriel latroni > (li) larron latrones > (les) larrons
Tableau 4a : Noms masculins souvent issus d’imparisyllabiques latins (se référant à des être animés), avec différence d’accentuation entre les formes
Autres exemples illustrant la classe 4a : abes / abé (nom parisyllabique); ber(s) / baron ; compain(s) / compagnon ; emperere(s) / empereor (nom parisyllabique); enfes / enfant (nom parisyllabique) ; fel / felon ; niés / neveu ; sire(s) / seignor ; il faut ajouter à ce type bon nombre de noms propres : Guene(s) / Ganelon ; Hugue(s) / Hugon ; Marsilie / Marsilion ; Pierre(s) / Perron. Le cas de sire, dont l’étymon est un comparatif latin, est particulier. Le paradigme originel (voir tableau 4b ci-dessous), a tendance en français médiéval à se scinder en deux sous-paradigmes, tous deux parisyllabiques, sur le modèle du type 1a (murs), comme le montre le tableau 4c. À cela s’ajoute la forme précédée d’un possessif monsieur, qui apparaît au 17e s. dans le Dictionnaire de l’Académie. En FMod ce sont les formes provenant du cas régime qui survivent : seigneur(s). cas cas sujet cas régime
singulier senior > (li) sire(s) seniore(m) > (le) seignor
Table 4b : Paradigme originel de sire(s), seignor à partir du latin
pluriel seniores → ͦ seniori > (li) seignor seniores > (les) seignors
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
cas cas sujet cas régime
singulier I (li) sire(s) (le) sire
pluriel I (li) sire (les) sires
singulier II (li) seignors (le) seignor
pluriel II (li) seignor (les) seignors
Table 4c : Paradigme médiéval remodelé de sire(s), seignor Exemple : sire Cas sujet singulier : Or sui jo vedve, sire, dist la pulcela (StAlexis, v. 491 :’maintenant je suis veuve, seigneur, dit la jeune fille’) / Muert li sires, muert la muillier (WaceBrut, v. 14683 : ‘le mari meurt, la femme meurt’) Cas régime singulier : Pur sun seignur deit hum susfrir granz mals (Roland, v.1117) Cas sujet pluriel : Entr’els an prennent cil seinor a parler (StAlexis, v. 516 : ‘les seigneurs se mettent à parler entre eux’) Cas régime pluriel : Manda li dus ces treis seignors (SteMaureChronNormandie, 1174, v. 13664 : ‘Le duc envoya chercher ces trois seigneurs’) Exemple : mieldre / meillor Cas sujet singulier : Ne fud nuls om del son iuvent Qui mieldre fust (StLegier, ca 1000, v. 32) Cas régime singulier : En nule tere n’ad meillor chevaler. (Roland, v. 2214 : ‘En aucun pays il n’y a de meilleur chevalier.’ Cas sujet pluriel : Tant li preierent li meillor Sarrazin Qu’el faldestoed s’es Marsilies asis. (Roland, v. 451) Cas régime pluriel : Dunc prent li pedre de ses meilurs serganz (StAlexis, v. 111)
Deux noms se distinguent de la classe 4a par le fait que leur accentuation ne varie pas, la première syllabe portant invariablement l’accentuation. Il s’agit de cuens / conte et de uem / home (voir tableau 4d). Comme dans le cas de sire / seignor, on relève une tendance vers l’alignement des formes. cas cas sujet cas régime
singulier comes > (li) cuens comite(m) > (le) conte
pluriel comites → ͦ comiti> (li) conte comites > (les) contes
Tableau 4d : Noms masculins issus d’imparisyllabiques masculins latins (se référant à des êtres animés), sans différence d’accentuation en AF entre les formes Exemple : cuens / conte Cas régime singulier : E dit al cunte : «Jo ne vus aim nient.» (Roland, v. 306) Cas sujet pluriel : grant mal funt e cil duc e cil cunte A lur seignur (Roland, v. 378).
Le tableau 4e comprend les féminins imparisyllabiques, se référant à des êtres animés. La différence par rapport au à la classe 4a est que le pluriel féminin ne distingue jamais le cas. cas cas sujet cas régime
singulier soror > (la) suer(s) sorore(m) > (la) seror
pluriel sorores > (les) serors
Tableau 4e : Noms féminins issus d’imparisyllabiques féminins latins. (se référant à des êtres animés)
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Exemple : suer(s) / seror Cas sujet singulier : Sa suer est d’une chambre issue (WaceBrut, v. 14273 : ‘Sa sœur est sortie d’une chambre’) Cas régime singulier : Se puis veeir ma gente sorur Alde (Roland, v. 1720 : ‘si je peux voir ma sœur Aude’) Pluriel : trois faees serors la firent, (Eneas1, v. 4015 : ‘trois fées sœurs la firent’) / […] il parolent / Des deus serors (TroyesYvain, fin 12e s., v. 6158-6159 : ‘ils parlent des deux sœurs’)
Autres exemples illustrant la classe 4e : ante / antain ; none / nonain ; pute / putain ; il faut ajouter à ce type bon nombre de noms propres : Aude / Audain ; Berte / Bertain ; Eve / Evain. Pour finir, il faut mentionner les noms indéclinables, pour lesquels la consonne finale, -s ou -z, appartient à la racine, ce qui exclut l’ajout d’une marque flexionnelle supplémentaire, de cas ou de nombre. Exemples de masculins indéclinables : bois, bras, dos, mois, nes, pas, repos, vis. À ceux-ci s’ajoutent les adjectifs masculins invariables qui se terminent en -s, -x, ou -z, tels bas, gras, gros, viex, joyeus, françois, faitiz, dont les féminins sont variables : basse, grasse, grosse, vieille ; joyeuse, françoise, faitice. Exemples de noms féminins indéclinables : croiz, foiz, pes, voiz. En général, les formes de l’adjectif et des participes s’alignent sur celles du nom, en suivant les types présentés dans les tableaux ci-dessus : les formes masculines du participe passé et du participe présent sont déclinables en cas et en nombre, selon le modèle du tableau 1a, alors que les formes féminines sont déclinables en nombre, mais pas en cas, à l’exception des formes du participe présent, épicènes, qui peuvent recevoir un -s ou -z au cas sujet singulier, suivant le modèle du tableau 3. Pour l’ensemble des formes nominales, la présence ou l’absence de l’-s final entraîne des modifications prévisibles de la racine, en particulier la disparition ou la modification d’une consonne finale. Les adjectifs féminins du type bone / male (tableau 2) montrent des variations par rapport aux masculins dues à la présence de l’-e final. Ce phénomène sera présenté et illustré dans la section 30.1.2.1, qui présentera les fonctions de la déclinaison bicasuelle pendant la période des 12e et 13e siècles. On verra plus loin (30.1.2.3.a.) que la déclinaison bicasuelle présentée ci-dessus est respectée dans un grand nombre de dialectes du moyen âge, en particulier dans les dialectes du nord et du nord-est, alors que dans d’autres dialectes elle se montre fragile dès les premiers textes en AF, de sorte qu’y dominent nettement les formes du cas régime, quelle que soit leur fonction. 30.1.1.2 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : le genre Des trois genres latins, les langues romanes conservent le masculin et le féminin, en gardant quelques vestiges du neutre. En principe, les noms français conservent le genre étymologique, sauf le neutre, mais il se produit des changements systématiques ou individuels qu’il faut mentionner brièvement : – –
les noms abstraits imparisyllabiques masculins en -or sont devenus des parisyllabiques féminins et suivent la classe 3, par exemple : calor → ͦcaloris > chaleur(s) ; dolor → ͦdoloris > douleur(s) (voir le tableau 3 ci-dessus) ; les noms d’arbres étaient en latin féminins, ils sont tous devenus masculins, par exemple : fraxinus > (le) fresne ; pinus > (le) pin. Même le mot arbor, à l’origine féminin, est devenu masculin : (un) arbre ;
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–
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
au singulier, les noms neutres du latin sont pour la plus grande majorité réanalysés comme masculins. Cela est dû au fait que la forme du singulier neutre latin ressemble au masculin accusatif singulier latin. À la suite de cette réanalyse, les neutres latins se terminant en -um s’alignent sur la classe française 1a, comme par exemple : argentum → (li) argenz / (le) argent ; aurum → (li) ors / (le) or ; cornu → (li) corz / (le) cor(n) ; velum → (li) voils / (le) voil ; vinum → (li) vins / (le) vin ; un certain nombre sont devenus indéclinables : cors < corpus, lez < latus, piz < pectus, tens < tempus. Une exception : mare est devenu féminin en français : la mer, alors que ce mot est devenu masculin dans d’autres langues romanes ; au pluriel, les neutres latins se terminent en -a, ce qui les rend similaires à la forme du singulier nominatif de la plus grande classe des féminins, la classe 2. Par analogie, un certain nombre de noms neutres pluriels en -a ont été réanalysés comme des féminins singuliers, par exemple : arma → (la) arme ; corn(u)a → (la) corne ; festa → (la) feste ; folia → (la) feuille (avec un sens parfois collectif : le feuillage); labra → (la) lèvre ; opera → (la) œuvre ; vela → (la) voile. Ainsi, dans certains cas, deux noms français proviennent du même neutre latin, un nom masculin dérivé du singulier, et un nom féminin du pluriel. Ceci vaut par exemple pour les paires suivantes : cor(n) – corne ; grain – graine ; tourment – tourmente ; vaisseau – vaisselle.
30.1.1.3 Les catégories nominales de la langue latine transmises au français : le degré de comparaison La troisième catégorie nominale de la langue latine qui persiste en français concerne exclusivement l’adjectif. L’adjectif latin possédait des formes synthétiques pour le comparatif et le superlatif. À l’adjectif fortis, ‘fort’, correspondait le comparatif fortior ‘plus fort’, et le superlatif fortissimus ‘le plus fort’. Ce système n’existe plus dans les langues romanes, il est remplacé par une structure analytique, déjà présente en latin (voir 30.1.1.4.b. ci-dessous). Le superlatif synthétique disparaît au profit d’un groupe adverbe + adjectif, en laissant quelques traces figées, comme grandisme et pesme, tandis que quelques comparatifs persistent dans la presque totalité des langues romanes : major > maire ; melior > mieudre ; minor > mendre ; pejor > pire et le comparatif devenu nom senior > sire, de senex ‘vieux’, un comparatif analytique s’installant ailleurs. 30.1.1.4 Les modifications formelles survenues depuis le latin classique a. La déclinaison Le syncrétisme des désinences était dejà bien avancé pendant la période classique. Il s’est accru au cours de la latinité tardive, en raison en particulier de deux changements majeurs : premièrement le remplacement au sein du système phonétique latin de la distinction quantitative (entre voyelles courtes ou longues) par la distinction qualitative (entre voyelles ouvertes ou fermées) ; et deuxièmement la disparition de la consonne -m finale. Pour plus de détails, voir entre autres Pinkster (1993) et Penny (2002 : 116-117), ainsi que la Partie 3. Malgré les confusions formelles inévitables que l’évolution ultérieure du latin nous permet de présumer au niveau du langage parlé, on n’en relève guère à l’écrit avant la fin du second siècle de notre ère. A partir du 3e s. on relève des confusions formelles et fonctionnelles entre le génitif et le datif. À partir du 4e s., le système originel à six cas est réduit à un système à deux ou à trois cas, dont la nature varie suivant les régions. Entre le 6e et
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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le 9e s., la déclinaison casuelle nominale (mais pas la déclinaison pronominale) disparaît entièrement dans la plupart des régions, à l’exception des régions où se parlent les dialectes roumains, rhéto-romans et galloromains. En termes géographiques, il faut distinguer trois zones : une première zone avec disparition précoce de la déclinaison nominale, comprenant le centre et le sud (l’Afrique du nord, l’Italie du sud et du centre et l’Espagne) ; une deuxième zone comprenant le nord-ouest, qui conserve un certain temps la distinction entre le nominatif et les cas obliques (distinction préservée jusqu’à nos jours dans certains dialectes rhéto-romans) ; et finalement une zone de l’est, avec un système casuel opposant le nominatif-accusatif à la forme du génitif-datif (distinction existant toujours en roumain). Cette distribution est sans doute due à des influences externes, à savoir les influences du substrat préexistant à l’introduction du latin dans certaines aires de la future Romania, du superstrat arrivant après l’introduction du latin, et de l’adstrat (en particulier dans le cas des dialectes rhéto-romans et pour le roumain). b. Structures synthétiques et analytiques Un des changements majeurs entre le latin et les langues romanes est l’évolution depuis un type de langue plutôt synthétique vers une langue plutôt analytique. Le latin possédait déjà des structures analytiques à côté des structures synthétiques qui étaient prédominantes, par exemple au passif, et au niveau du groupe nominal (dorénavant GN), l’utilisation des adpositions (prépositions ou postpositions) accompagnant les formes casuelles. C’est ainsi qu’on rencontre par exemple Templum de marmore (Virgile, Bourciez § 107b) correpondant à marmoreum templum (‘temple de marbre’) et ire Romam, alternant avec ire ad Romam (‘aller à Rome’). En ce qui concerne l’adjectif latin, nous avons vu plus haut (voir 30.1.1.3) que les degrés de comparaison étaient généralement exprimés de façon synthétique, pour le degré de comparatif à l’aide du suffixe -ior, pour le superlatif à l’aide du suffixe -issimus. Ainsi, pour l’adjectif latin fortis, le comparatif est fortior, le superlatif fortissimus ‘fort’, ‘plus fort’, ‘le plus fort’. Dès l’époque de Plaute, deux adverbes sont employés devant les adjectifs, en concurrence avec le comparatif synthétique, à savoir d’abord magis (magis fortis / fortior) et ensuite plus (plus fortis / fortior). Les adverbes dérivés de magis s’emploient en dacoroman, en ibéroroman et en catalan et ceux dérivés de plus se sont généralisés en italien, en rhéto-roman et en français. La section 30.1.2.2 traitera plus en détail le degré de comparaison en AF. Les adjectifs latins possèdent une forme adverbiale. Les adjectifs en -us (tableau 1a, section 30.1.1.1) ont une forme adverbiale en -e, tel l’adjectif longus (‘long’) auquel correspond la forme adverbiale longe. Les adjectifs du type -is (tableau 3, 30.1.1.1), tels gravis (‘lourd’) ont une forme adverbiale en -iter : graviter. S’agit-il d’une dérivation ou bien d’une flexion adverbiale ? Puisqu’il s’agit d’une formation régulière à partir de la racine adjectivale, avec un sens adverbial déterminé, il est légitime de considérer cette formation comme une flexion de l’adjectif. Ce phénomène est à rapprocher du -s adverbial en AF. Dans toutes les langues romanes, ces formations ont disparu, à l’exception de bene et male. En latin, on rencontre une tournure avec le nom féminin mens (‘esprit’) accompagné d’un adjectif au départ anté- ou postposé, dans une construction ablatif absolu qui signale l’attitude du sujet pensant : obstinata mentent perfer (‘fais-le avec obstination’ Catull. 8,11). Cette tournure se répand dans toutes les langues romanes (à l’exception du roumain). Généralement
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
cette formation romane est considérée comme un cas de dérivation, mais le point de vue de Togeby (1982 : vol. I, §234-237) selon qui il s’agit d’une flexion adverbiale de l’adjectif reste défendable. Si on accepte cette analyse flexionnelle, on assiste à un cas de renouvellement de l’inventaire d’une distinction paradigmatique en français par rapport au système latin. Comme il s’agissait d’une construction ablatif absolu avec comme noyau un nom féminin accompagné de son adjectif, celui-ci prend la forme du féminin. Il y a deux cas de figure, selon le type d’adjectif (voir 30.1.1.1) : soit un adjectif opposant forme masculine et forme féminine (tableau 1a et tableau 2, 30.1.1.1), comme pura mentent > purement ; soit un adjectif épicène (tableau 3), comme forti mentent > forment, dans lequel la voyelle prétonique interne, n’étant pas –a-, s’affaiblit et disparaît. Il en résulte d’apparentes irrégularités qui seront en partie, mais pas toujours, régularisées ultérieurement (voir par exemple élégamment, prudemment, etc.) au cours de l’histoire du français (voir 30.1.3.2). Dans les pages qui précèdent, il a été montré que la tendance à simplifier le système morphologique nominal du latin varie surtout selon la région géographique. Les simplifications se manifestent lentement à l’écrit par rapport à ce qu’on peut légitimement supposer à l’oral. Elles concernent le nombre des genres (réduction progressive de trois à deux genres), le nombre des cas (réduction progressive de six à trois ou à deux cas) et le nombre des classes de déclinaison du paradigme nominal. Dans un grand nombre d’études sur les langues romanes, on admet que la simplification de la déclinaison casuelle, qui se poursuit de façon inégale d’un point de vue diatopique, pourrait avoir subi des influences externes, à savoir les influences du substrat préexistant à l’introduction du latin dans certaines aires de la future Romania. Nos connaissances des tendances évolutives présentées dans les pages qui précèdent, depuis le latin jusqu’à la période de l’ancien français, reposent avant tout sur des sources indirectes, car nos informations sur le latin tardif proviennent soit de textes écrits, soit de reconstitutions faites par les chercheurs de la latinité tardive et de la philologie romane. La carence et l’hétérogénéité des sources écrites constituent un défi pour la reconstitution des étapes antérieures de la langue (x chap. 6). 30.1.2 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période de l’ancien français (12e et 13e s.) La période des 12e et 13e siècles est présentée dans les manuels comme la période « classique » de l’AF, car différents genres textuels y sont présents, souvent à un niveau d’écriture de très haut niveau, tant pour la forme que pour le contenu. Pourtant, avant que les principes de la linguistique variationnelle aient été acceptés, la présentation traditionnelle de AF a négligé de prendre en compte le haut degré de variation qui se manifeste dans les anciens textes, variation qui a parfois été interprétée comme étant due à l’ignorance des scribes, et en conséquence souvent corrigée dans les anciennes éditions critiques. Désormais, il est reconnu que cette variation est causée par plusieurs facteurs, dont il faut mentionner au moins les trois suivants. Il s’agit d’une part du degré de variation présent à toute époque : variation diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique, diamésique (voir la présentation de ces facteurs dans 30.1.2.3), d’autre part de l’absence d’une forme standardisée de la langue, et finalement de la transmission complexe des textes d’AF. En effet, très peu de textes sont transmis dans leur forme originale, à l’exception des chartes et d’autres textes juridiques. La plupart des textes ont été transmis à travers une succession de transcriptions, provenant de
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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périodes et souvent de dialectes qui diffèrent du moment et du dialecte de la première rédaction. À cette situation déjà compliquée, il faut ajouter un troisième facteur, à savoir que les écrits littéraires en AF n’avaient pas le prestige des textes latins que les copistes prenaient soin de transcrire avec précision. Au contraire, les copistes travaillant sur les textes littéraires de l’ancien français adaptaient leur version selon les désirs et les goûts du destinataire ou du commanditaire de la copie. Finalement, les éditeurs des textes AF ont rarement pu ou voulu respecter les variantes manuscrites ; certains ont opté pour des éditions présentant une standardisation du langage (voir sur ce point Cerquiglini 1989, Fleischman 2000, Schøsler 2004b, et le volume 65 de Speculum, dédié à la Nouvelle Philologie (1990)). Dans cet état des choses, il convient de se prononcer avec beaucoup de précaution sur l’ancienne langue, et en particulier d’éviter toute simplification ou généralisation. 30.1.2.1 Les formes nominales « basiques » de l’ancien français Les paradigmes nominaux de l’AF ont été exposés dans la section 30.1.1.1. La présente section présente des exemples illustratifs tirés du corpus (voir l’encadré). Nous avons constaté que, par rapport au latin, la morphologie de l’AF constitue une simplification paradigmatique, puisque l’ancien français ne possède que deux genres et deux cas. Le lecteur peu familier avec l’AF est souvent désorienté par l’absence de standardisation graphique et par la grande variation formelle, souvent à l’intérieur d’un même texte. Ce degré de variation est dû à au moins trois phénomènes : – – –
les changements en cours, qui se manifestent dans les textes à un rythme qui dépend entre autres du genre textuel et des variables diasystématiques (voir 30.1.2.3.a.) ; la non-correspondance entre la réalité phonétique et le système graphique emprunté au latin, adapté tant bien que mal au français ; les modifications prévisibles de la consonne et éventuellement de la voyelle précédant les morphèmes, en particulier le morphème -s, changements qui seront brièvement exposés et illustrés ci-dessous.
Illustration des formes « basiques » du type murs, maistre(s), lerre(s), suer(s), rose, reis, flor(s), provenant du corpus, ainsi que des adjectif du type bon, mal, fort, grant. Leurs paradigmes ont été présentés dans la section 30.1.1.1. (1a) Quant ot li pedre ço que dit ad la cartre Ad ambes mains derumpt sa blance barbe : « E ! Filz » dist il, « cum dolerus message ! » (StAlexis, ca 1050, v. 386-388) (‘Quand le père a entendu ce que raconte la lettre / il arrache sa barbe blanche / Ah, Fils, ditil, quel message douloureux !’) li pedre est un sujet postposé, forme du singulier indéclinable en cas sans -s analogique du type maistre(s), tableau 1b ; cartre, sujet postposé, féminin singulier indéclinable en cas du type rose, tableau 3 ; Ad ambes mains complément prépositionnel, féminin pluriel indélinable en cas avec numéral antéposé ; sa blance barbe complément d’objet direct, féminin singulier indéclinable en cas du type rose avec antéposition de l’adjectif épithète ; Filz, terme d’adresse, cas sujet singulier du type murs, tableau 1a ; cum dolerus message exclamation pour laquelle on s’attend à l’utilisation du cas sujet, ce qui n’est pas le cas : c’est une forme du singulier cas régime du nom type murs, avec antéposition de l’adjectif indéclinable en cas au singulier.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Présentation et illustration des modifications des finales des noms et des adjectifs dues aux marques de genre, de cas et de nombre. Malheureusement, ces modifications ne se manifestent pas toujours à l’écrit (voir dans l’exemple ci-dessus (1a) filz, au lieu de la forme attendue : fiz, sans -l-). – Si la consonne finale est une palatale, une nasale ou une latérale, elle s’amuït devant l’-s de flexion : masculin cas régime singulier ou cas sujet pluriel buef (‘boeuf’), drap, brief, vif, blanc, franc – cas régime pluriel ou cas sujet singulier bues, dras, bries, vis, blans, frans. Dans certains cas, l’-s final devient -z [ts] : masculin cas régime singulier ou cas sujet pluriel jorn (‘jour’), fil (‘fils’), fruit, nu – cas régime pluriel ou cas sujet singulier jorz, fiz, fruiz, nuz (exemple (1b) ci-dessous). – Si la consonne finale est une labiale, -l ou -l mouillé, elle se modifie en -u : masculin cas régime singulier ou cas sujet pluriel bel, chevel (‘cheveu’), ciel, col – cas régime pluriel ou cas sujet singulier beaus, cheveus, cieus, cous. (1b) Seat jurz le tenent sor terre (StAlexis, v. 572 : ‘Ils le gardent sur terre pendant sept jours’) Al sedme jurn fut faite la herberge (StAlexis, v. 576 : ‘le septième jour la sépulture fut faite’) Seat jurz est un complément de temps, forme de cas régime pluriel avec effacement de la consonne finale -n de la racine, mais qui apparaît dans la forme du cas régime du singulier jurn, complément de temps régi par la préposition. Autres modifications : les adjectifs épicènes Les adjectifs épicènes du type fort, grant ont tendance à s’aligner sur le modèle bon, mal avec distinction claire entre le masculin et le féminin. Déjà l’Appendix Probi (vers le 3e ou 4e s.) blâme l’utilisation de pauperus / paupera au lieu de la forme originelle épicène pauper. Les formes analogique forte, grande se rencontrent depuis Saint Alexis (voir l’exemple 1c) et Roland, puis gagnent lentement du terrain au cours de la période de l’AF. Après le 13e s., l’emploi des formes épicènes se restreint de plus en plus, mais les anciennes formes se rencontrent jusqu’au 16e s., surtout en poésie. Philippe Desportes (1546-1606) écrivait dans son recueil Les amours de Diane : Durant les grand’s chaleurs, j’ai vu cent mille fois […] ; cette forme épicène fut blâmée par Malherbe. Vaugelas relève des forme épicènes comme à grand’ peine, grand’chose, grand’peur. L’ancienne forme épicène reste dans quelques noms propres et quelques mots devenus des composés, comme Grandmaison, GrandPlace, grand-mère (pour plus de détails, voir 30.1.3.2). (1c) Grant est la presse ... (StAlexis, v. 572 : ‘la foule est grande’) Ne vus sai dirre cum lur ledece est grande (StAlexis, v. 610 : ‘Je ne saurai vous dire comment leur joie est grande’) Le neutre Il existe quelques vestiges du genre neutre dans des constructions impersonnelles type : il /cela est bon, qui se distingue ainsi – du moins en principe – du masculin : il (= un être humain) est bons. Survivent aussi quelques cas obliques, notamment dans les noms propres, mais aussi dans quelques expressions figées, comme les noms des jours de la semaine lunae (génitif singulier) dies > lundi et des noms de fêtes [festa] candelorum (pour candelarum génitif pluriel) > chandelor.
30.1.2.2 Le degré de comparaison en ancien français L’adjectif français conserve quelques formes synthétiques du comparatif latin et en a même créé de nouvelles par analogie. Certains comparatifs se rencontrent dans des formes imparisyllabiques avec changement d’accentuation entre les deux cas, selon le modèle présenté dans la section 30.1.1.1, tableaux 4a-b, tels les comparatifs suivants :
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graindre – graignor (du comparatif synthétique latin grandior ‘plus grand’) joindre / joinvre – joignor / juveignor (du comparatif synthétique latin junior ‘plus jeune’) maire – major (du comparatif synthétique latin maior ‘plus grand’) mendre – menor (du comparatif synthétique latin minor ‘plus petit’) mieldre – meillor (du comparatif synthétique latin melior ‘meilleur’) pire – peior (du comparatif synthétique latin peior ‘pire’) sire – seignor (du comparatif synthétique latin senior ‘plus âgé’) Autres comparatifs suivant ce système : bellezor (de ͦ bellatiorem, de ͦ bellatus, dérivé de bellus, ‘beau’) forçor (de fort) hauçor (de haut) noaudre -noaillor (‘mauvais’) Certains des comparatifs synthétiques ont survécu jusqu’à nos jours (meilleur, moindre, pire), alors que d’autres se sont figés dans un sens qui ne fonctionne plus comme un degré de comparaison maire-majeur, mineur, sire-seigneur. 30.1.2.3 La variation des formes nominales et les distinctions diasystématiques Pour comprendre l’importante variation des formes nominales de l’AF, il faut connaître les principes variationnels qui servent à éclairer cette variation, en particulier les principes basés sur les distinctions diasystématiques. a. Le processus de réduction du système casuel : les formes L’énorme variation des formes nominales du français d’une part dépend de la nature de la transmission des textes, qui a comme résultat une juxtaposition de formes de périodes et de dialectes différents et d’autre part, cette variation reflète le processus de la réduction de la déclinaison bicasuelle. Il en résulte la présence, souvent dans un même texte, de formes qui respectent la déclinaison et de formes qui ne la respectent pas. Il est bien connu que la désintégration de la déclinaison bicasuelle de l’AF est étroitement liée aux facteurs temps et espace. La désintégration se manifeste dans les dialectes de l’Ouest depuis les tout premiers textes (en anglo-normand et en normand). En revanche, la déclinaison se maintient jusqu’à la période du MF dans les dialectes du Nord et de l’Est (la Picardie, la Wallonnie, la Lorraine et la Bourgogne). L’Atlas des formes et des constructions des chartes françaises du 13e siècle (Dees et al. 1980) montre que, à ce moment de l’histoire du français, les chartes localisées et datées permettent de distinguer trois zones en fonction de leur respect des formes casuelles (voir la carte n° 206 de l’Atlas reproduite ci-dessous) : 1. 2. 3.
Absence de déclinaison (95-99% de formes a-casuelles) dans les dialectes de l’Ouest Maintien provisoire et défectueux (41-90% de formes a-casuelles) dans les dialectes du Centre Persistance de la déclinaison (6-23% de formes a-casuelle) dans les dialectes du Nord et de l’Est.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Carte 1 : Carte no 206 de l’Atlas (Dees et al. 1980) : formes casuelles
Dans le chapitre 8 de Schøsler (1984) les résultats de l’étude effectuée sur les chartes ont été comparés avec un échantillon de 17 textes littéraires, avec une nette confirmation de cette distribution diachronique et diatopique. La tendance est confirmée également par l’Atlas des formes littéraires (Dees et al. 1987). À cette évolution diachronique et diatopique dorénavant confirmée dans les dialectes d’oïl de l’Hexagone, il faut ajouter la situation de l’anglonormand, qui constitue un cas particulier, dans la mesure où ce dialecte, qui se manifeste quasiment dépourvu de déclinaison dès les premiers textes, est le premier à voir ses locuteurs subir un enseignement conséquent de la langue française « continentale ». On s’est demandé à quel point ce dialecte était la langue maternelle des Anglo-normands, ou bien une langue enseignée depuis le 13e s. Les manifestations textuelles de la perte progressive de la déclinaison bicasuelle dépendent aussi de facteurs diasystématiques liés à l’usage et à des facteurs linguistiques. Ces influences ont trait à la fonction des formes : au cours de la désintégration du système bicasuel nominal, c’est généralement la forme du cas régime qui remplace la forme du cas sujet, exceptionnellement l’inverse. Il ne s’agit donc pas d’un emploi aléatoire des formes, mais bien d’un processus d’abandon du système bicasuel progressant d’une façon prévisible. On a souvent invoqué que l’amuïssment progressif de l’-s final avait causé la disparition de la déclinaison. C’est oublier, d’abord que la déclinaison a disparu dans les autres
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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langues romanes, comme l’espagnol, bien que dans cette langue on prononce toujours l’-s final. C’est encore oublier que l’amuïssment progressif de l’-s final n’a pas entraîné la perte de la distinction du nombre, distinction également dépendante de l’opposition entre +/- -s final. En d’autres mots, le lien strictement causal entre disparition de la marque casuelle et disparition de la catégorie des cas est à écarter. Il faut se rappeler que les marques flexionnelles du latin, ainsi que de l’ancienne langue française, sont ambiguës, dans la mesure où l’AF ne dispose que de deux formes alternantes : zéro versus -s, pour signaler deux ou trois distinctions : cas, nombre, et – pour les adjectifs et les participes – genre. Une forme comme mur, peut être soit une forme du singulier-cas régime, soit du pluriel-cas sujet, et un adjectif comme bel peut être soit masculin-singuliercas régime, soit masculin-pluriel-cas sujet. C’est le contexte – y compris l’article optionnel – qui contribue à la désambiguïsation des formes : voir le tableau 1a de la section 30.1.1.1, adapté ci-dessous comme tableau 5a. En AF, chaque forme porte sa marque flexionnelle, comme c’était le cas en latin. Pour ce qui est de la relation entre les éléments, la situation reste identique à celle que nous avons identifiée pour le latin : le noyau nominal est l’élément qui détermine la forme des divers éléments (adjectifs, participes, etc.). cas cas sujet cas régime
singulier murus > (li) bels murs muru(m) > (le) bel mur
pluriel muri > (li) bel mur muros > (les) bels murs
Tableau 5a : Ancien français, paradigme des noms et adjectifs masculins issus de parasyllabiques latins aucune distinction casuelle
singulier
pluriel
le beau mur
les beaux murs
Tableau 5b : Français moderne, paradigme des noms et adjectifs masculins
En FMod (voir le tableau 5b ci-dessus), la distinction casuelle des noms n’existe plus, les formes du cas sujet ont généralement disparu, et la distinction de nombre est marquée de façon graphique à l’aide d’un -s (exceptionnellement par d’autres marques), un -s qui se prononce seulement dans des conditions spécifiques de liaison. Insistons sur le fait que si, graphiquement, les marques restent présentes en FMod, phonétiquement elles sont souvent effacées (-s / -x finaux pour les noms et parfois les adj., -t ou -ent finaux pour le verbe) ; en revanche l’opposition phonétique entre le –la d’une part et les d’autre part reste nette. Avec la désintégration du système casuel et avec l’amuïssement progressif de la consonne -s, le système devient opaque. Ces deux changements ne sont pas forcément liés, comme cela a été montré dans Schøsler (1984 et 2013). L’amuïssement se répand de façon irrégulière selon les dialectes. Il commence au 11e s. pour aboutir au 16e s. (voir Schøsler 1984 section 9.3.). La consonne finale s’amuït devant consonne avec le résultat que les formes en -s final se prononcent de plusieurs façons : avec un -s final sourd, avec ou sans un allongement compensatoire de la voyelle précédant un -s final non prononcé, ou avec un -s sonore prononcé en situation de liaison. Une forme écrite murs se réalise donc d’au moins quatre façons différentes : [myrs] / [myrz] / [my : r] / [myr] (voir le tableau 6 ci-dessous). Cette variation ne respecte aucunement le principe « une forme – une fonction », et pire : il n’assure clairement ni la distinction des cas ni la distinction du nombre, si ce n’est au niveau des déterminants masculins qui retiennent au cas sujet la distinction des cas, au détriment du nombre, la forme li étant identique au singulier et au pluriel. En effet, non seulement les articles définis du mascu-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
lin, mais tous les déterminants, possessifs et démonstratifs, se caractérisent par une marque casuelle univoque du masculin reposant sur une alternance de voyelle. cas cas sujet cas régime
singulier li my : r / li myr / li myrs / li myrz lǝ myr
pluriel li myr le : my : r / le : myr / le : myrs / le : myrz
Tableau 6 : Paradigme intermédiaire de l’ancien français suivant l’amuïssement progressif de l’-s final débutant devant consonne ; prononciation des formes
Cet état des choses a rendu nécessaire une simplification du paradigme, soit en retenant la distinction des cas, soit celle du nombre, et comme on le sait, c’est cette dernière qui a été retenue. N’oublions pas que, au cours de la réorganisation du paradigme, c’est la déclinaison univoque des déterminants qui est restée en vigueur plus longtemps que la déclinaison nominale (voir Schøsler 1984 : chapitres 8 et 9). Ce fait se laisse logiquement interpréter comme signe que les déterminants sont dans le processus d’acquérir le statut de tête, c’est-àdire de porteur des marques flexionnelles. Ce nouveau statut des déterminants se manifeste dans les cas de conflit entre les formes nominales et la forme du déterminant, où ce sont les marques flexionnelles du déterminant qui sont valables, comme le montrent les exemples conflictuels typiques ci-dessous (2a)–(2b) : (2a) Li barons [au lieu de li baron] du païs, li viel et li aisnez [au lieu de li aisné] / en ont parlé ensemble […] (Roman de Rou, 1160-70, v. 43-44) (2b) Bien m’a dit li evesque [au lieu de li evesques] : Eschac ! (Miracle de Théophile, 2nde moitié du 13e s., v. 6).
Pour des raisons liées au nouveau statut des déterminants, il a été jugé nécessaire d’inclure dans cette présentation morpho-syntaxique du nom les formes et la fonction des déterminants. b. D’autres réorganisations formelles On observe dans certains dialectes des tendances à vouloir combler quelques-uns des « trous » du système nominal et à régulariser les paradigmes nominaux. On mentionnera trois tendances. Il s’agit premièrement de l’addition d’un -s final au singulier cas sujet masculin dans les formes qui n’en avaient pas (voir les tableaux 1b et 4a, b, c de la section 30.1.1.1), deuxièmement de la régularisation du système casuel qui consiste à étendre le système aux noms féminins, et troisièmement, d’une tendance à la régularisation en réduisant la distinction du genre. La tendance vers la simplification du paradigme de la déclinaison se manifeste dans l’ajout d’un -s final au cas sujet singulier là où les noms masculins n’en avaient pas : pere + s et sire + s. Cette tendance est ancienne, elle se manifeste en particulier dans les dialectes qui conservent la déclinaison. L’introduction de formes casuelles au cas sujet singulier des noms féminins se terminant par une consonne se rencontre moins souvent et exclusivement dans les dialectes préservant la declinaison, comme le montre la carte 208 de l’Atlas de Dees et al. (1980). Selon cette carte les dialectes conservateurs ajoutent un -s analogique, alors que les dialectes sans déclinaison ou dans un état de décomposition casuelle ne présentent pas d’-s analogique (avec, pourtant, une exception inexpliquable en Charente Maritime) : flor + s, maison + s (voir le tableau 3 de la section 30.1.1.1), etc. L’utilisation de l’article li / ly au cas sujet féminin singulier vient s’ajouter à l’utilisation de l’-s final dans certains dialectes conservateurs (voir la carte 39 de l’Atlas de Dees et al. 1980).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Les deux tendances analogiques traitées ci-dessus peuvent s’interpréter aussi comme un mouvement vers la réduction de la distinction du genre. Ce mouvement se manifeste non seulement dans les noms féminins, mais aussi – et plus nettement – dans les différents pronoms et déterminants, qui distinguent le genre uniquement au singulier, alors qu’il y a neutralisation du genre au pluriel, tel le / la vs. les, ce / cette vs. ces, mon / ma vs mes etc. Dans ce dernier cas, notons l’utilisation de la forme unique mon au singulier masculin et féminin devant voyelle, mon remplaçant l’ancienne forme élidée m’ : m’amie > mon amie. L’usage au féminin de mon débute dans les dialectes du Nord et de l’Est à la fin du 12e s. (Nyrop 51965 [1899-1930] : vol II, § 547), dialectes où se rencontrent justement les deux tendances mentionnées ci-dessus. Les pages qui précèdent ont présenté les réorganisations des formes héritées du latin, dont la plus importante est causée par la perte progressive de la déclinaison bicasuelle et la disparition des formes du cas sujet. Une autre réorganisation, présente dans les dialectes conservateurs tend au contraire vers un renforcement et une régularisation du système casuel. Enfin, une troisième réorganisation vise la neutralisation de la distinction du genre, notamment au pluriel. Ces trois tendances constituent d’importantes simplifications par rapport au système latin. Il a été montré que le processus de décomposition de la déclinaison des dialectes d’oïl se poursuit dans un mouvement partant de l’ouest pour arriver au nord et à l’est. Ce phénomène se manifeste dans les textes par une juxtaposition de formes respectueuses et de formes nonrespectueuse de la déclinaison. La décomposition du système se manifeste dès les premiers textes écrits en dialectes provenant de l’ouest, alors que le système bicasuel se maintient dans les dialectes du nord et de l’est jusqu’à la période du MF. Pour décrire ce processus, il a fallu brosser un tableau dialectal et diachronique. Néanmoins, les deux facteurs liés à l’usager ne suffisent pas à rendre compte de la variation des formes. Il faut aussi prendre en considération non seulement les facteurs diasystématiques liés à l’usage, à savoir le style et le genre (facteur diaphasique), le niveau social (facteur diastratique) et, dans la mesure du possible, le médium (oral-écrit), mais aussi divers facteurs linguistiques. En d’autres mots, afin de mieux comprendre la variation des formes présentées dans les pages qui précèdent, il faut inclure leurs fonctions, ce qui sera fait dans la section suivante. 30.1.2.4 Le rôle des fonctions a. Présence dominante des formes du cas régime Les formes du cas sujet sont relativement rares, puisque leurs fonctions sont confinées à signaler le sujet, si celui-ci est exprimé, l’attribut du sujet, l’apposition du sujet et parfois l’apostrophe. Les autres fonctions, régies ou non par une préposition, sont exprimées à l’aide du cas régime. Cette différence de distribution a conduit Foulet (31930 [1919] : 32-34) à se demander si la disparition de la déclinaison ne serait pas causée par la présence ominante des formes du cas régime. Pour appuyer son propos, Foulet a calculé la fréquence relative des formes casuelles dans les textes du 13e s. examinés dans sa Syntaxe. Le résultat en est que les formes du cas sujet constituent entre un tiers et un dixième du nombre total des formes, et il conclut que « les petits bataillons [c’est-à-dire les formes du cas sujet] ont reculé devant les gros [c’est-à-dire les formes du cas régime] ». Malheureusement, c’est oublier que le rapport de force entre le nominatif et les autres cas existait plus ou moins inchangé depuis le latin tardif, car le nominatif assurait uniquement les fonctions se référant au sujet de la phrase, alors que les diverses formes obliques qui commençaient à se con-fondre, exprimaient les autres fonctions. Paradoxalement, le raisonnement de Foulet incite au contraire à se demander pourquoi la langue française aurait conservé la déclinaison si longtemps, si elle était menacée depuis le
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
latin tardif. Des éléments de réponse ont été proposés dans Schøsler (2018), en particulier dans la section 6.3 ((Un)usefulness of case morphology, its survival and decay: some answers). b. La variation des formes nominales dépendant de facteurs diasystématiques liés à l’usage (diastratie – diaphasie – diamésie) Les facteurs influençant l’usage des formes et qui sont liés au niveau social, au style et au médium, seront explorés dans les sous-sections suivantes. i. La variation diastratique En ce qui concerne l’influence du niveau social, ce facteur est difficile à examiner dans nos sources. Il est à cheval entre les facteurs liés à l’usager et ceux liés à l’usage, dans la mesure où le niveau social est soit celui de l’auteur, soit celui du destinataire. Néanmoins, dans une recherche sur les chartes luxembourgeoises on a réussi à démontrer une nette influence sur la variation casuelle dépendant du niveau social du destinataire des chartes, donc une variation de l’usage. En effet, dans ce dialecte conservateur du point de vue de la déclinaison (dialecte de l’Est), le scribe adapte l’usage casuel de ses chartes destinées à la chancellerie royale pour que celui-ci soit conforme à l’usage en cours à Saint Denis (dialecte du Centre), usage non-respectueux de la déclinaison (voir Völker 2003 et Schøsler 2013 : 178). ii. La variation diaphasique La disparition de la déclinaison est liée à la diaphasie, dans le sens où elle se manifeste différemment selon les traditions discursives, puisque la déclinaison se perd d’une part d’abord dans les textes en prose, ensuite dans les textes en vers. Malheureusement, nos sources ne permettent guère une comparaison entre les divers genres et styles sans impliquer d’autres facteurs de variation : temps et espace, car nous n’avons pas à notre disposition des textes comparables, de provenance géographique et temporelle identiques, sur lesquels examiner la distribution des formes casuelles. iii. La variation diamésique La disparition de la déclinaison est liée à la diamésie, dans les sens qu’elle progresse différemment dans les parties en discours direct (ou « oral représenté », suivant la terminologie de Marchello-Nizia (2012b)) par rapport aux parties narratives. Il faut accepter l’idée que l’oral représenté est bien un reflet de l’oral, tout en sachant qu’il n’est pas identique au discours direct. Les recherches effectuées sur l’oral représenté montrent que dans un même texte, la déclinaison se maintient plus longtemps dans les parties narratives que dans les parties en discours direct. Pour des raisons de sources invoquées plus haut, il n’a pas été possible de démontrer de différences de distribution sauf dans le cas d’un seul texte. Ce texte est la chantefable Aucassin et Nicolette du 13e s. qui constitue une excellente illustration de l’importance des variables liés à l’usage, dans la mesure où ce texte se compose de parties en vers et en prose, parties narratives et parties de l’ « oral représenté » – tous ces aspects représentant des facettes de la grammaire d’un même auteur. Dans ce texte, la désintégration de la déclinaison se manifeste plut tôt dans les parties en prose de l’ « oral représenté » que dans les parties narratives en prose, et plus tôt dans les parties en vers de l’ « oral représenté » que dans les parties narratives en vers (voir Schøsler 1984, 2001a, 2013). c. La variation des formes nominales dépendant de facteurs linguistiques Les variations diasystématiques dont il a été question jusqu’ici sont des facteurs extralinguistiques. À ces facteurs s’ajoutent des variations de nature intralinguistique. Parmi ces varia-
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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tions figurent entre autres des changements analogiques comme ceux mentionnés dans la section 30.1.2.3.b. Suivant l’argumentation d’Andersen (2001a, b, 2008), il est utile d’opérer une distinction entre changements motivés de façon externe ou interne. Les innovations se propageant à l’intérieur du système linguistique progressent selon une hiérarchie de marquage prédictible. Les changements motivés par des facteurs externes sont souvent introduits « par en haut » et résultent a priori du contact linguistique ou de besoins communicatifs et pragmatiques particuliers qui sont favorisés par les groupes dominants dans la société, alors que les changements motivés par des facteurs internes sont en principe introduits « par en bas ». Les changements se propagent dans un contexte marqué (m) ou non marqué (nm). D’après Andersen (2001b : 32), la nature marquée ou non marquée des contextes peut être définie selon une série de paramètres : style (soutenu [m], standard [nm]), médium (écrit [m], parlé [nm]), morphologie (par exemple : pluriel [m], singulier [nm] ; le passé ou le futur [m], le présent [nm]), syntaxe (proposition subordonnée [m], proposition principale [nm]), etc. La nature d’un changement, motivé de façon interne ou externe, détermine l’ordre d’apparition des innovations. En effet, les changements introduits « par en haut » apparaissent en principe d’abord dans les contextes marqués, comme par exemple le genre argumentatif et la poésie, appartenant typiquement au pôle de distance, selon la terminologie de Koch et Oesterreicher (2001 : 586), et se propagent ultérieurement à des genres textuels non marqués, comme par exemple à l’oral « authentique » ou « représenté ». En revanche, les changements introduits « par en bas » apparaissent en principe d’abord dans les genres textuels non marqués pour se propager ensuite aux genres marqués. Dans la chantefable Aucassin et Nicolette du 13e s., mentionnée plus haut comme texte particulièrement intéressant pour tester l’influence des différents facteurs, l’actualisation des changements en cours se manifeste selon le rythme prévisible pour les innovations venant « d’en bas », à savoir plus tôt dans les parties en prose de « l’oral représenté » que dans les parties narratives en prose, et plus tôt dans les parties en vers de « l’oral représenté » que dans les parties narratives en vers (voir Schøsler 1984, 2001, 2013). Pour résumer, le changement linguistique se manifeste non seulement suivant un rythme diatopique, mais à l’intérieur de chaque dialecte il se manifeste dans les textes selon une hiérarchie prévisible, conforme à la théorie d’actualisation d’Andersen (2001 a, b, c), dans la mesure où il frappe d’abord les contextes non marqués (la prose, l’ « oral représenté »), ensuite les contextes marqués (vers, narration), ce qui est la propagation prévue pour un changement motivé par des facteurs internes et introduit « par en bas ». En outre, à l’intérieur du système linguistique, la propagation de la perte de la déclinaison se poursuit selon une hiérarchie prévisible à savoir d’abord dans les catégories non marquées, ensuite dans les catégories marquées, c’est-à-dire les noms féminins avant les noms masculins, les adjectifs avant les noms, les noms avant les déterminants, les noms et déterminants avant les pronoms, le pluriel avant le singulier et les noms référant à des entités non-humains ou inanimés avant ceux référant à des entités humains ou animés (voir Schøsler 2001a : section 1.4). d. La déclinaison bicasuelle était-elle « nécessaire » pour la compréhension de la phrase dans l’ancienne langue ? Le latiniste Pinkster (1990a, 2015a, b) insiste sur le fait que des facteurs sémantiques liés à la valence verbale étaient plus importants pour l’interprétation d’une phrase latine que la déclinaison. Pour l’ancien français, cette question a été étudiée grâce à un nombre de facteurs morphologiques, syntaxiques et sémantiques, en vue de calculer leur importance relative sur un corpus électronique. Ces facteurs sont de trois types, et ils peuvent se cumuler :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
A : facteurs liés à la valence, à savoir la présence de verbes monovalents, ce qui exclut la confusion entre arguments, puisqu’il n’y a qu’un argument ; B : facteurs liés à la valence, à savoir des verbes plurivalents, ce qui implique une confusion potentielle entre arguments, et facteurs liés à la nature grammaticale ou sémantique des constituants. Certains contextes excluent la confusion entre arguments, telle la non-compatibilité sémantique. Par exemple, un grand nombre de verbes (regarder, lire, etc.) exigent un sujet animé, ce qui exclut la confusion des arguments d’une phrase comme la fille lit le poème. Il en est de même pour les verbes exigeant un complément phrastique (subordonnée, infinitif, etc.); C : le dernier type de facteurs listés est moins « efficace » que les facteurs A et que la plupart des facteurs B, car ils suggèrent, plutôt qu’ils n’assurent la bonne analyse. C’est le cas en particulier de l’ordre des mots, mais aussi le cas de la déclinaison bicasuelle, qui, on l’a vu, est de nature souvent ambiguë, quasiment limitée aux noms masculins, et très tôt défaillante dans bon nombre de dialectes. L’expérience du calcul sur l’ « utilité » de la déclinaison a été effectuée sur deux corpus électroniques (Schøsler 1984, 2018), avec des résultats concordants. Les facteurs A et B, liés à la valence verbale et / ou à la nature des arguments assurent pleinement l’identification des arguments. Dans cet état des choses, on ne peut guère souscrire à l’affirmation de Foulet (31930 : 37) selon laquelle « la distinction qu’il [le vieux français] fait, dans la forme, entre le sujet et le régime est fondamentale, [...] elle est la base sur laquelle repose toute l’économie de la langue ». Pour nous, la réponse à la question : « La déclinaison bicasuelle, était-elle « nécessaire » pour la compréhension de la phrase dans l’ancienne langue ? » est plutôt négative. La déclinaison de l’AF – tout comme celle du latin – n’était pas strictement « nécessaire », si ce terme implique qu’une communication sans déclinaison était vouée à l’échec. Les recherches montrent sans conteste que le rôle de la déclinaison n’était pas d’assurer l’identification des arguments, mais plutôt de contribuer, en collaboration avec d’autres facteurs, à faciliter la bonne compréhension de la phrase et donc d’optimiser la communication. En revanche, en FMod, c’est l’ordre des mots qui assure l’identification des arguments, mais les facteurs A et B y contribuent également. Ce qui s’est modifié au cours de l’histoire du français, c’est que le rôle prépondérant pour l’identification des arguments est passé des facteurs A et B au facteur « ordre des mots ». La section 30.1.2 a été consacrée à l’étude des formes et des fonctions nominales de l’AF. La présentation des formes avait pour but de présenter les grandes réorganisations morphologiques survenues pendant cette période. Ces réorganisations ont eu pour résultat des simplifications au niveau paradigmatique, mais au niveau textuel on constate une immense variation entre formes concurrentielles. Afin de jeter de la lumière sur une situation variationnelle qui peut paraître chaotique, il a fallu faire appel à deux approches théoriques. Premièrement à l’analyse diasystématique, qui permet d’établir des domaines de variation extralinguistique, à savoir la variation liée à l’usager et la variation liée à l’usage. Deuxièmement à l’hypothèse de l’actualisation, afin d’expliquer le processus des innovations à travers le système linguistique, et par conséquent les manifestations textuelles de ces innovations dans les différents genres textuels. Sur ce dernier point, les deux approches se complètent utilement. Avant de quitter la période de l’AF et de passer à l’époque suivante, il est sans doute utile de rappeler les difficultés inhérentes à toute périodisation (x chap. 4). Si l’on se fonde sur les importantes réorganisations paradigmatiques de l’AF dans la catégorie nominale pour établir
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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la séparation entre les deux périodes, il faudrait accepter que la période du MF débute plus tôt dans les dialectes de l’Ouest que dans les dialectes de l’Est et du Nord, ce qui n’est pas satisfaisant pour des raisons de clarté de présentation. La périodisation traditionnelle a été acceptée, parce qu’elle est plus simple. C’est aussi la périodisation choisie par Wagner (1974) et Marchello-Nizia (1979 : 108). 30.1.3 Les formes et les fonctions nominales au cours de la période du 14e au 16e s. La période entre le 14e et le 16e s. est une période de changements au niveau de la langue comme au niveau de la société. Le statut du français se modifie profondément, car d’un côté il est fortement influencé par les langues classiques et par l’italien, de l’autre il est soutenu par les auteurs et par les grammairiens dès le 16e s., qui cherchent à hisser le français au rang des langues prestigieuses de l’époque (le latin, l’italien) en précisant les règles de son usage. Vers la fin de la période antérieure, les dialectes du français en dehors de l’Ile-deFrance sont explicitement dépréciés par les grammairiens. Suite à l’invention de l’imprimerie, les textes diffusés en plus grand nombre qu’avant, transmettent des variétés plus « standardisées » du français, en réduisant les variantes diatopiques. Dans les écrits nonimprimés persistent, bien sûr, les variétés diatopiques, diastratiques et diaphasiques, par exemple dans les journaux intimes et des lettres privées entre personnes peu scolarisées. Mais de telles sources sont difficilement accessibles et moins faciles à exploiter. Elles ne seront pas utilisées dans cette section consacrée à la période du 14e au 16e s., mais par contre, elles seront exploitées pour la période suivante. Au niveau des formes du nom et de l’adjectif, l’influence des langues classiques et modernes se manifeste surtout dans les graphies (voir entre autres Gougenheim 1974 [1951] : 41, Marchello-Nizia 1979 : 93), moins au niveau de la morphologie. Les changements paradigmatiques des catégories nominales les plus importants du Moyen Age sont sans conteste au nombre de trois : 1) l’abandon de la déclinaison casuelle (30.1.3.1), 2) les diverses réorganisations analogiques, en particulier les formes du féminin (30.1.3.2) et 3) l’établissement du GN (30.1.3.3). Le début des trois modifications remonte aux premiers textes français, mais les processus n’ont abouti qu’à la fin de la période considérée. La période allant du 14e au 16e siècle constitue ainsi un moment charnière de la langue française. 30.1.3.1 L’abandon de la déclinaison casuelle Le processus de la disparition de la déclinaison s’étale sur plus de trois siècles. Il a été présenté dans la section 30.1.2.4 et ses sous-sections. Le résultat en est la disparition des formes du cas sujet, sauf dans certains noms et noms propres référant à des animés, tels pâtres, paintre, sœur, Hugues, Pierre, etc., qui au contraire préservent le cas sujet au détriment de la forme du cas régime. Dans d’autres cas, les deux formes casuelles ont été conservées, mais avec des sens différents, il s’agit dorénavant de deux noms différents : chantre / chanteur ; copain / compagnon ; gars / garçon ; pute / putain ; sire / seigneur / monseigneur. Voici quelques exemples illustratifs provenant des Quinze Joies du Mariage (QuinzeJoies, ca 1400): Par Dieu, sire, dit elle, je ne vous demande rien. Hellas ! (QuinzeJoies, ca 1400, p. 24) Ha a, mon tres doulx seigneur et amy [...] (id., p. 64) Vous savez que je suy seigneur de la meson et seroy tant come je vivroy (id., p. 74) [il] lui dit que ces seigneurs, qui sont ses parens et ses especiaulx amis (id., p. 52)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Et le pouvre compaignon qui a ce fait en est banny et n’y vient plus (id., p. 83) tu es ung mauvés garczon et te mesles de trop de chouses (id., p. 51) [elle] est allee chiés sa mere, chiés sa seur ou chiés sa cousine (id., p. 105)
30.1.3.2 Les réorganisations analogiques Nous avons vu dans la section 30.1.2 et ses sous-sections un certain nombre de réorganisations analogiques, parfois contradictoires, puisque certaines simplifications paradigmatiques ont eu pour résultat un renforcement du système casuel au dépens de la distinction du genre, alors qu’un autre mouvement analogique, débutant en latin tardif, vise à renforcer la distinction des genres (voir 30.1.2.3.b.). Nous avons vu que les adjectifs épicènes du type fort, grant ont tendance à s’aligner sur le modèle bon, mal et que les formes analogiques forte, grande avec distinction claire entre le féminin et le masculin (selon le type bonne, tableau 2 de la section 30.1.1.1) se rencontrent depuis StAlexis et Roland, puis gagnent lentement du terrain. Selon Marchello-Nizia (1979 : 100 et suiv.), les formes féminines du type grant et fort dominent toujours au 15e s., avant de disparaitre au profit de grande et forte au 17e s.. Persistent pourtant fort, grand et les adjectifs en -ant et en -ent dans des constructions figées ou dans des mots composés. À juger d’après la carte 100 (Dees et al. 1980) sur la distribution des formes féminines analogiques du pronom indéfini tel, épicène dans l’ancienne langue, tout comme fort et grant, les formes du féminin en -e sont particulièrement fréquentes dans les dialectes de l’Ouest et du Centre, alors que les formes déclinables en -s se rencontrent surtout dans les dialectes de l’Est et du Nord. En d’autres mots, il y a renforcement de la distinction du genre dans les dialectes où l’abandon de la déclinaison est en cours (Ouest et Centre), et renforcement casuel aux dépens du genre dans les dialectes qui conservent la déclinaison (Est et Nord). Les données de Dees et al. (1980) ne permettent pourtant pas d’affirmer avec certitude que cette tendance dialectale se manifeste également pour les adjectifs épicènes. Dans certains cas, c’est la forme masculine qui a été refaite en supprimant un -e final, tel public, tiré de la forme publique, invariable en genre. Il en est de même pour des adjectifs dérivés du latin en -ilis, pour lesquels ont été créées des formes masculines en -il, mais qui n’ont pas survécu : agil, difficil, docil, facil, fertil, inutil, subtil, etc. Ces adjectifs restent épicènes en FMod alors que des créations plus tardives ont persisté, tels bénin, caduc, exact, malin. La réorganisation analogique des adjectifs épicènes, alignés sur ceux qui distinguent les deux genres, touche également les formes du participe présent, pour lesquelles on observe deux tendances. La première consiste à généraliser l’accord en genre et en nombre, tendance qui tend à s’introduire même dans les formes du gérondif, suite à la confusion des deux formes (Gougenheim 1974 [1951] :118 : une chaine d’or pesante vingt et cinq mille soixante et troys marcz d’or (Rabelais, Gargantua p. 3, 1542) ; Les voix non encore voix, bramantes en tous lieux (D’Aubigné, Tragiques VI, v. 467, 1620) ; et en les enterrans vifs (D’Aubigné, Tragiques VII, v. 793, 1616). La seconde tendance est à l’invariabilité : larme de gomme en ambre durcissant (Marot III p. 245, Le second livre de la Méthamorphose d’Ovide, éd. posthume 1556). À la suite de la réorganisation analogique des adjectifs épicènes, il s’est produit un alignement des formes adverbiales en -ment des adjectifs épicènes. Ainsi, à côté des formes originelles granment (de grant), forment (de fort), briément (de brief), on relève les formes analogiques grandement, fortement, brièvement. Néanmoins, l’effet analogique est loin d’être généralisé, et la discussion à propos de ces formes se poursuit entre les grammairiens
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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et remarqueurs à l’époque classique. Certaines formes épicènes persistent de nos jours dans les formes adverbiales, malgré la réorganisation au niveau de la forme du féminin, en particulier pour les adjectifs en -ant et en -ent, telles prudemment, de prudent / prudente et vaillamment, de vaillant / vaillante, contrairement à présentement et véhémentement, qui ont aligné leurs formes adverbiales sur les féminins analogiques. Voici ci-dessous quelques exemples illustratifs provenant des Quinze Joies du Mariage (ca 1400): en pensant tourjours en la grant perte qu’il a faicte (QuinzeJoies, p. 9) Si estoie je jeune fille quant elle estoit grande damoiselle (id., p. 24) Pluseurs ont travaillé a moustrer par grans raisons et auctorités que c’est plus grant felicité […] (id., p. 1) et se font les levailles belles et grandes (id., p. 66) (unique exemple) mes se alume le feu de la folle amour plus grandement (id., p. 92) (4 exemples – aucun exemple de granment)
Au cours des 15e et 16e s., il y a eu des modifications des diverses formes dérivées à l’aide de suffixes. À la suite de l’amuïssement des consonnes finales, les suffixes -eur et -eux risquaient de se confondre, et les formes féminines étaient sujettes aussi à cette confusion : -eure ou -euse. Le suffixe -eresse, très répandu au moyen âge, mais rare en FMod, a été remplacé par le suffixe -euse. Ainsi, on avait autrefois la formation du féminin du type -eur en – eresse : pécheur / pécheresse, vengeur / vengeresse. Cette alternance a tendance à être remplacée par le type danseur / danseuse en FMod. Au cours de la période considérée, d’autres réorganisations de nature analogique se sont produites au niveau des distinctions du nombre et du genre. Pour ce qui est de la distinction du nombre, il a été montré que l’amuïssement progressif des consonnes finales, qui se manifeste depuis les premiers textes provenant des dialectes de l’Ouest, contribue à une certaine confusion (voir 30.1.2.3.a.). Il a été montré aussi que l’-s final provoquait des modifications des voyelles et des consonnes précédant cet -s (voir 30.1.2.1, encadré). Avec la disparition de l’s, certaines formes du singulier ont été refaites sur le pluriel, de sorte qu’à côté de la forme originelle au singulier, par exemple oisel avec le pluriel oiseaux, on crée une nouvelle forme du singulier oiseau, et les deux formes du singulier coexistent pendant quelque temps, avant que les formes analogiques s’imposent. Il en va de même pour les noms singuliers suivants : chapel, tombel, agnel, coutel, chastel. Dans d’autres cas, après une période d’hésitation, les formes analogiques ont été abandonnées, et les formes originelles du singulier maintenues, tel appel / appeau, autrefois pluriel appeaux, puis appels, refait sur le singulier. Il existe d’autres cas d’hésitation : col / cou, licol / licou, animal / animau, cheval / chevau. De telles confusions persistent en s’accentuant à la période suivante. Il en va de même pour des changements ou hésitations au niveau du genre, par exemple pour les noms commençant par une voyelle : abîme, amour, échange, espace, etc. (voir 30.1.4.1). 30.1.3.3 L’influence de l’établissement du groupe nominal sur la morphologie Au départ (en latin et en très ancien français), les marques de cas, de genre et de nombre sont portées par chaque élément du groupe nominal. Nichols (1986) désigne ce type de marquage par le terme dependent-marking. À propos d’une telle structure, on peut légitimement se poser la question de l’existence d’un « groupe nominal », dans le sens où ce terme est utilisé pour les langues modernes. Pour l’époque ancienne, on parle par conséquent de morphologie synthétique, et plus particulièrement de postdétermination, puisque les morphèmes
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
sont postposés à la racine. Par ailleurs, on a voulu classer le latin comme une langue non configurationnelle, avec un ordre des éléments relativement libre, régi par des facteurs pragmatiques plutôt que par la syntaxe (Pinkster 1991). Au cours de son histoire, le français accentue les traits d’une langue de type analytique et configurationnelle, pour laquelle dominent head-marking et prédétermination, dans la mesure où le déterminant est le porteur des marques de genre et de nombre en FMod (Haspelmath 2002 : chapitre 1, et Carlier et Combettes 2015). Certains chercheurs ont formulé l’hypothèse que la morphologie du FMod est en train d’évoluer vers un nouveau type linguistique, isolant ou polysynthétique (voir Hjelmslev 1963 : 91, 1968). Ces points de vue seront repris dans 30.1.5) Il semble se produire un changement important du statut des déterminants au cours de la période charnière entre la fin de l’AF et le début du MF – plus tôt dans les dialectes de l’ouest, plus tard dans les dialectes de l’est et du nord-est. Il présuppose une généralisation de l’usage des déterminants. Des statistiques basées sur la comparaison entre les traductions de Cicéron par Jean d’Antioche (traduction en AF du 13e s. éditée par Van Hoecke) et par Bornecque (FMod) montrent qu’au 13e s. un tiers des GN n’avait pas de déterminant exprimé, alors que dans la traduction moderne du même texte, il y a deux fois plus de déterminants exprimés. Les pages qui précèdent ont étudié deux changements paradigmatiques majeurs des catégories nominales : 1) l’abandon de la déclinaison casuelle, 2) les diverses réorganisations analogiques. Le second changement est lié à deux autres phénomènes qui se sont produits pendant la période du MF et du 16e s., premièrement la présence quasiment obligatoire du déterminant, et deuxièmement le transfert des marques flexionnelles des noms et des adjectifs sur ces déterminants. Le résultat est que c’est dorénavant le déterminant qui porte l’information sur le genre et le nombre du GN. Il y a deux façons de décrire ce fait, soit analyser le déterminant comme tête du GN, soit l’analyser comme une flexion antéposée au noyau nominal. Dans les deux cas, il y a eu changement de statut du déterminant par rapport au noyau, changement qui a logiquement sa place dans une présentation morpho-syntaxique du nom et de l’adjectif. 30.1.4 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes au cours de la période des 17e et 18e s. La période dite « classique » se caractérise par deux mouvements contrastés : la standardisation et la variation. Les ouvrages des remarqueurs et des grammairiens constituent des sources précieuses pour nous renseigner sur ces deux mouvements, dans la mesure où les formes et les constructions rejetées appartiennent à un usage ancien ou dialectal. Il existe un nombre important d’études portant sur cette période (voir en particulier Fournier 1998, Caron 1992a, b et les recherches de Ayres-Bennett, entre autres en collaboration avec Caron (2016)). Les écrits des remarqueurs et des grammairiens permettent d’inclure non seulement la variation selon le locuteur : la diachronie, la diatopie et la diastratie, mais aussi la variation selon l’usage qui comprend la situation de communication, la diaphasie et la diamésie. Au niveau des formes, il importe de mentionner les hésitations de genre (voir 30.1.3.2) et la formation des mots (dérivation, suffixation). L’étude d’Ayres-Bennett (2004) nous fournit en outre des informations qui permettent une analyse diastratique des formes, dans la mesure où elle examine les traits caractéristiques du langage des femmes.
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30.1.4.1 Le genre du nom Selon les remarqueurs et les grammairiens, les femmes seraient enclines à choisir le genre féminin pour un nombre de noms pour lesquels les hommes préfèreraient le genre masculin accepté en FMod, sauf pour le nom étude. Cela serait le cas entre autres pour les noms suivants : âge, caramel, couple, étude, ouvrage et poison. Or, selon Ayres-Bennett (2004 : 155 et suiv.) il s’agit de noms pour lesquels le genre varie au cours des siècles, ce qui est particulièrement vrai pour les noms qui commencent par une voyelle. Mais selon cette auteure, il n’y a pas de preuve en faveur de la présomption selon laquelle les femmes hésitent plus que les hommes sur le genre à attribuer au nom. Voici quelques exemples tirés de la Princesse de Clèves (1678), illustrant à l’aide du nom âge les difficultés à identifier le genre d’un nom commençant par une voyelle : Exemples ambigus : il faisoit paroître tant de sagesse pour son âge (LafayetteClèves, p. 30) un prince d’une grande élévation si l’âge eust mûri son esprit. (id., p. 42)
Un des rares exemples univoques du texte : dans un âge un peu avancé (id., p. 9)
30.1.4.2 La formation des mots : préfixes et suffixes L’élimination des diminutifs est un phénomène spécifique en français, et qui distingue cette langue des autres langues romanes. Au Moyen Age, le français en possédait un grand nombre, mais vers 1600 ils disparaissaient brusquement. Il est naturel d’y voir une réaction contre l’influence italienne et contre le langage des courtisans caractérisé par un emploi excessif de ces formes. En revanche, la formation par préfixe est fréquente en français, par exemple les préfixes dits « privatifs » dé-, dis-, a-, anti-, més-, non- et in-, qui sont utilisés avec une base adjectivale ou nominale : populaire → impopulaire, succès → insuccès, etc. 30.1.4.3 La formation des mots caractéristique des Précieuses La tendance des femmes, en particulier des Précieuses, à créer de nouveaux mots et surtout des tournures surprenantes, est un phénomène connu et ridiculisé à l’époque. Ce renouvellement se fait entre autres par – –
la dérivation, surtout à l’aide des suffixes -ment et -erie (Ayres-Bennett 2004 : 166) par exemple quitterie pour éloignement ; la formation de noms à partir d’adjectifs, par exemple un tendre, le doux, le sérieux (Ayres-Bennett 2004 : 166).
Néanmoins, on peut raisonnablement affirmer que les traits du langage des Précieuses relèvent du domaine social plutôt que du sexe (voir 30.1.4.4.c. ci-dessous). 30.1.4.4 Les variations selon l’usage (diaphasie, diamésie, diastratie) a. La diaphasie De nombreuses recherches dans le domaine de la syntaxe de la période classique montrent que les innovations se manifestent d’abord dans les genres qui expriment la communication
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
de proximité, selon la terminologie de Koch et Oesterreicher (2001), à savoir dans les lettres entre personnes qui se connaissent, le discours direct dans les pièces de théâtre ou dans les romans. Les études syntaxiques illustrant la diffusion des innovations selon les genres et le médium portent sur la syntaxe verbale, plutôt que sur la syntaxe nominale (voir entre autres Caron et Liu (1999), Lindschouw et Schøsler (2016), Kragh et Schøsler (2015) qui étudient la diffusion des innovations selon les genres textuels). Dans le domaine de la syntaxe verbale la diffusion précoce des changements dans les genres mentionnés semble prouvée. Par contre, dans le cas des règles plus ponctuelles défendues par Vaugelas, portant sur les graphies et les questions d’accord, il semble y avoir plus d’hésitation, à juger d’après les recherches de Caron (1992b), ainsi que d’autres études sur des lettres privées du 17e s., comme Martineau et al. 2009 (lettres francophones du Québec) et Schøsler (2018). Selon Caron (1992b), les « fautes » relevées dans l’écriture de la noblesse vers 1680 représentent des faits de langue naguère acceptables dans la variété dominante du français, mais « qui tend[ent] vers l’archaïsme à mesure que s’impose un nouveau dialecte syntaxique » – dialecte pris dans le sens de variété, plus particulièrement celle défendue par Vaugelas. Si ces règles s’imposent difficilement à l’écrit, cela est un argument en faveur de l’idée qu’elles sont imposées « d’en haut », selon la terminologie d’Andersen (2001a, b, c), et il est par conséquent naturel qu’elles soient moins rigoureusement respectées dans les lettres privées. Le genre épistolaire est interprété ici comme typique de la communication de proximité. Il se distingue des genres en vers, interprétés comme exemples de la communication de distance. Les remarqueurs attribuent généralement plus de liberté de langage aux genres en vers. Cette liberté se manifeste par exemple dans la position des adjectifs, plus libre en vers qu’en prose, comme l’attestent les cas ci-dessous cités par Haase (1965 [1898] : § 155), provenant de textes en vers : une âme bonne, un plaisir grand, l’épreuve première, ce public ennemi, le posthume Agrippa, un chimérique empire, etc. b. La diamésie Il est intéressant d’observer que Vaugelas précise à propos de certaines de ses règles qu’elles sont respectées à l’écrit, mais pas à l’oral, fait qui confirme l’idée que ces règles sont imposées « d’en haut »: Il y a fort peu que l’on commence à practiquer cette reigle [c’est-à-dire la règle concernant les «Verbes regissans deux cas, mis auec vn seul»], car ny Amyot, ny mesmes le Cardinal du Perron, ny M. Coiffeteau, ne l’ont jamais observée. Certes en parlant on ne l’obserue point, mais le stile veut estre plus exact. (Vaugelas 1647 : 80)
c. La diastratie : le langage des femmes Faut-il inclure sous la rubrique de variation selon l’usage quelques phénomènes attribués aux Précieuses ? Comme cela a été signalé dans la section 30.1.4.3 il faut constater, surtout suite à l’analyse précise d’Ayres-Bennett (2004) que ces phénomènes sont partagés par les hommes et les femmes dans certaines situations sociales, en particulier dans les salons. Il est par conséquent plus logique de concevoir ces traits de langage comme un choix linguistique fait par les locuteurs, dans un contexte spécifique. En voici quelques-uns, relevés par AyresBennett et par Caron (2016) : –
L’accord : selon les remarqueurs et les grammairiens, les femmes font plus de fautes que les hommes ; en morphologie nominale, un exemple cité – et confirmé – dans
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–
– –
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Ayres-Bennett (2004 : 162) est le pluriel analogique erroné milles au lieu de mille (Caron 1992b : 21) ; La neutralisation du genre au pluriel. Ce phénomène de grande importance est attesté dans les textes et par plusieurs remarqueurs. Il s’agit de l’usage du pronom ils au lieu d’elles. Selon certains auteurs contemporains c’est une erreur commise par « toutes les femmes & de la Cour & de la ville » (Vaugelas 1647 : 574), alors que d’autres grammairiens ne l’attribuent pas spécifiquement aux femmes (Ayres-Bennett 2004 : 162) ; L’usage exagéré des expressions de renforcement, en particulier avec les adverbes dérivés en -ment : furieusement, épouventablement, terriblement (Ayres-Bennett 2004 : 169) ; La préférence de l’emploi du pluriel des noms abstraits au lieu du singulier : les absences, les duretés, les pauvretés (Ayres-Bennett 2004 : 171).
D’autres variations sans référence particulière à l’usage des femmes concernent les accords et les anaphores : cas de non-accord des participes passés, accord hésitant des formes en -ant, anaphore fautive, ambiguë et / ou trop lointaine, voir Caron (1992b : 25), qui cite entre autres les exemples suivants : vous pouuez juger Ma chere Mere quelle douleur nous auons eu toutes de perdre […] (Mère Marie du St Sacrement) mais vous scauez que les issues ne sont pas toujours repondant aux espérances. (Mlle de Bellefonds)
Dans Schøsler (2018) a été relevé un certain nombre d’hésitations dans des lettres de femmes nobles du 17e s. provenant des Fonds Gaignières, présentées dans l’encadré ci-dessous : Exemples d’hésitation d’écriture féminine provenant de la Bibliothèque Nationale, Fonds Gaignières, cotes F 24985-24991 Mis à part les problèmes de segmentation (par exemple marive pour m’arrive dans la citation de la Marquise de Montespan, vous mavesfaict pour vous m’aves faict chez Mlle de Guise) et l’orthographe inconséquente, on relève un grand nombre d’erreurs de nombre et de genre, dont quelquesunes pourraient être purement graphiques, mais d’autres sont perceptibles à l’oreille. (vol 4, page 287), La Marquise de Montespan, sans date : Erreurs d’accord de nombre : quelque temps que marive / les marque de vostre amitie ; ie vous rans mille graine de lapavot ; may elle mest mesme arivee tous le temps que ... (vol. 3, page 291), Mlle de Guise, 1679 : Erreur d’accord de nombre et de genre : vous mavesfaict un grand plaisir de / me mander ce que vous scavies de ses [= ces] / malheureuse criminels. (vol 6, page 180-1) La duchesse douairière de Noailles, 14 avril 1684 : Ajout d’un -s pluriel analogique à mille : vostre / relation qui maprant / milles pettites circonstan[ces] (vol 6, page 257) La duchesse de Noailles, belle-fille de la duchesse douairiaire, 20 juin 1689 : Erreurs d’accord de genre : ie vous suis tres obligé [pour obligée] monsieur de la part que vous avez pris a la / joye .. et la peine que / vous avez pris au milieu ... Erreur d’accord de nombre : vous esté [= êtes, adressé à Monsieur de Gaignières] les honnesté et les régulier
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
On a pu constater dans cette présentation de la période dite « classique » qu’il y a deux mouvements contrastés, l’un vers la standardisation et l’autre vers la variation. Les écrits des grammairiens et des remarqueurs permettent d’inclure l’étude des variations diasystématiques. Il s’agit d’une part de la variation selon le locuteur, diachronique et diatopique, avec une concurrence entre des formes qui représentent l’usage ancien et dialectal, que les remarqueurs désirent éradiquer, et les formes nouvelles. D’autre part, les observations faites par les remarqueurs nous renseignent sur la variation selon l’usage : la diastratie (plus particulièrement le langage des « Précieuses »), la diaphasie et la diamésie. Ces observations nous montrent que, au niveau de la syntaxe nominale et des règles d’accord et d’anaphore, les locuteurs ont du mal à suivre les prescriptions dans leur communication de proximité. Cela confirmerait l’idée que ces règles, très ponctuelles, sont imposées « d’en haut », et ne correspondent pas à l’usage quotidien des locuteurs. 30.1.5 Les formes du nom, de l’adjectif et des participes du français moderne, et en particulier du français avancé Le but de cette section est de présenter l’évolution dans ses grandes lignes, en insistant sur les changements les plus profonds et en passant plus rapidement sur d’autres changements considérés ici comme moins importants. La période suivant l’époque du français « classique » a été marquée par de grandes réorganisations au niveau du groupe verbal, alors que le GN semble relativement inchangé jusqu’à l’époque moderne, période où se manifestent des modifications typologiquement intéressantes non seulement au niveau du GN, mais aussi à d’autres niveaux de la langue. Cette section se concentre sur la variation du français contemporain et sur les implications de ces variations pour l’analyse typologique du français (pour plus de détails, voir Gadet 2007). 30.1.5.1 Le renouvellement du vocabulaire a. La féminisation des titres et fonctions Un des points sur lesquels l’Académie française actuelle se prononce avec fermeté, en critiquant de façon explicite l’usage courant, concerne la féminisation des titres et fonctions (voir http://www.academie-francaise.fr/actualites/la-feminisation-des-noms-de-metiers-fonc tions-grades-ou-titres-mise-au-point-de-lacademie, publié sur le site le 10 octobre 2014 ; voir la citation plus bas). Sur ce sujet, l’Académie Française se distingue par une attitude conservatrice, contrairement aux institutions francophones, notamment canadiennes, voir par exemple : https://www.btb.termiumplus.gc.ca/redac-chap?lang=fra&lettr=indx_catlog& info0=9.2&info1=9.2.3%5Ea). Déjà en 2002, l’Académie française « publie une nouvelle déclaration pour rappeler sa position, et, en particulier, pour souligner le contresens linguistique sur lequel repose l’entreprise de féminisation systématique. Elle insiste sur les nombreuses incohérences linguistiques qui en découlent (ainsi une recteure nommée directrice d’un service du ministère de l’Éducation nationale, ou la concurrence des formes recteure et rectrice – préférée par certaines titulaires de cette fonction). L’Académie fait valoir que brusquer et forcer l’usage revient à porter atteinte au génie même de la langue française et à ouvrir une période d’incertitude linguistique. » Ainsi sont condamnés les termes suivantes : « professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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barbarismes. » Par contre, ont été acceptées les formes suivantes depuis l’édition du Dictionnaire de 1935 : artisane, postière, aviatrice, pharmacienne, avocate, bûcheronne, factrice, compositrice, éditrice et exploratrice. Au Canada francophone, par contre, presque tout titre et toute fonction peuvent être féminisés, comme il apparaît sur le site sus-mentionné, par exemple : mairesse, maîtresse de poste, députée, associée, chargée de projet, générale, consule, écrivaine, chirurgienne, informaticienne, bouchère, plombière, greffière, chercheuse, ingénieure, gouverneure, professeure, assureure, réviseure, superviseure, procureure et docteure (en droit, ès lettres etc). b. Le renouvellement du vocabulaire, le langage « des jeunes » ou « français avancé » Le vocabulaire se voit renouvelé par plusieurs nouvelles formations, dont certaines appartiennent au langage standard, telles la siglaison : SNCF, CNRS, etc., depuis le début du 20e s., alors que d’autres appartiennent plutôt au langage parlé, au langage des jeunes ou à ce qu’on a pu désigner par le terme « français avancé » : – – – –
Exemples de troncation : biz pour bizness, leur pour contrôleur Exemples de réduplication : leurleur pour leur pour contrôleur Exemple de métaphore : galère ; exemple de métonymie : casquette pour contrôleur Exemples de verlan : beur pour arabe, meuf pour femme, céfran pour français, babtou pour toubab, et même reubeu pour beur.
L’utilisation d’un langage particulier à un groupe de pairs, éventuellement appartenant à une localité précise, ou bien à un réseau particulier (à l’internet ou au chat) a une valeur identitaire et cohésive : elle sert à reconnaître les membres du groupe et à en exclure les autres. Ce type de langage est en renouvellement continuel. De tous les temps ont existé des types de langage identitaire ; l’époque moderne se caractérise par le fait que le phénomène est devenu très répandu, et que l’appartenance à une localité (quartier, ville, région) est réinterprétée comme l’appartenance à un groupe. Dans un contexte linguistique, l’utilisation répandue des médias électroniques permet aux chercheurs de suivre et d’analyser la variation du langage (voir par exemple le projet What’s up, Schwitzerland, Language, Individuels and Ideologies in mobile messaging, https://www.whatsup-switzerland.ch/index.php/en/). Ces variétés constituent pour ainsi dire des langues parallèles, d’une structure différente du français dit « standard », ce qui justifie l’interprétation selon laquelle le français se trouve dans une situation de diglossie. 30.1.5.2 Les formes Au niveau des formes, le français standard et le français avancé ne partagent pas entièrement les mêmes catégories morphologiques et leurs spécificités typologiques divergent. C’est un nouvel argument en faveur de la conception selon laquelle les locuteurs français sont dans une situation de diglossie. a. Les catégories morphologiques du genre et du nombre Les catégories nominales communes au nom et à l’adjectif sont le genre et le nombre (voir 30.1.1.1). Les adjectifs ont en outre le degré de comparaison et une forme adverbiale qui se laisse interpréter comme une nouvelle sous-catégorie ou bien comme une dérivation (voir 30.1.1.4.b.). Dans la présentation historique des formes nominales, des tendances vers des
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
régularisations morphologiques ont été relevées, allant soit dans le sens d’un renforcement de la distinction des genres (grant > grande, voir 30.1.3.2), soit au contraire dans le sens d’une suppression de cette distinction (voir 30.1.2.3.b.). Si cette suppression se manifeste dans quelques paradigmes des noms et des adjectifs, elle se manifeste néanmoins surtout dans les différents pronoms et déterminants, qui distinguent le genre uniquement au singulier, alors qu’il y a neutralisation du genre au pluriel, tel le / la vs. les, ce / cette vs. ces, mon / ma vs mes etc. En FMod, on relève dans le langage des jeunes une continuation de cette tendance vers la suppression de la distinction de genre, comme en témoignent les observations de Gadet (2007). L’exemple oral suivant illustre la variation référentielle des pronoms personnels avec hésitations quant au genre (Gadet 2007 : chapitre 3) : les meufs des fois y’en a qu’ils le prennent bien et [Ɛ] rigolent avec nous quoi / mais d’autres ou elles disent rien ou [askas] [= elles se cassent]
Pour ce qui est de la distinction morphologique du nombre, celle-ci se signale à l’oral par l’antéposition de la marque du pluriel devant le noyau du GN. La distinction du nombre se fait ainsi non seulement grâce à une alternance de la voyelle de l’article : [ə] ou [a] vs [e], mais aussi par un [z], marque univoque du pluriel antéposé à un noyau commençant par une voyelle. De façon significative, l’antéposition d’un [z] pluriel s’étend de façon fautive, ce qui prouve le bien-fondé de l’analyse selon laquelle la catégorie du pluriel est marquée à l’aide d’une flexion antéposée au noyau nominal, flexion qu’il faut par conséquent inclure dans ce chapitre sur la morpho-syntaxe du nom et de l’adjectif. Blanche-Benveniste (2010 : 152-159) cite plusiers cas, dont : quatre-z-enfants, mille-z-autres choses, les cinquante-s-autres pour cent, les ex-z-otages, presque-s-amis, (qu’est-ce que vous avez) comme-z-arbres ?
Il faut ainsi constater que la tendance à l’antéposition des marques flexionnelles, commencée dès les premiers textes du français, ne fait que s’accentuer en FMod. Les implications typologiques de ce phénomène seront présentées ci-dessous. b. Implications typologiques En français standard, les catégories nominales sont marquées à l’écrit par des marques de flexion à la fin du mot. Il s’agit là d’une structuration morphologique synthétique, typiquement indoeuropéenne, comme nous la connaissons en latin classique. Les modifications de ce système ont été présentées dans la section 30.1.2.3.a. et b., et il a été montré dans la section 30.1.3.3 comment les déterminants ont acquis le statut de flexion antéposée au noyau nominal. Dans la section 30.1.5.2.a., il a été observé que cette tendance vers l’antéposition des marques flexionnelles ne fait que s’accentuer en FMod, notamment à l’oral. Cette tendance ne se manifeste pas seulement dans le cas du GN, mais aussi pour le groupe verbal, car les marqueurs de personne, de nombre et de temps y sont antéposés à l’aide des formes du pronom sujet et des auxiliaires. Selon la terminologie de la typologie linguistique, le français accentue ainsi les traits d’une langue de type analytique et configurationnelle, dans laquelle dominent head-marking et prédétermination. Cette analyse semble correcte, malgré la présence de GN discontinus. Comme cela a été mentionné dans la section 30.1.3.3, la restructuration morphologique du français a été interprétée comme une tendance du français oral / avancé vers un type isolant ou agglutinant. Ces phénomènes ont retenu l’attention de beaucoup de chercheurs, par exemple Lambrecht (1981, 2004a), Jacob (1990), Klausenburger
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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(2000) et Nørgård-Sørensen et al. (2011 : chap. VII). Cette différence typologique entre l’écrit et l’oral ne fait que confirmer que, au niveau des formes et de leurs fonctions, comme au niveau du vocabulaire, le français se trouve dans une situation de diglossie, entre des variétés fort divergentes. 30.1.5.3 Analyse diasystémique de la variation morphologique en français moderne Au niveau de la variation, il est utile de reprendre les principes de l’analyse diasystématique. On se souviendra que ces principes distinguent la variation liée à l’usager et la variation liée à l’usage. En FMod, on observe des variations liées à la diachronie, en ce sens que les jeunes s’expriment différemment des locuteurs plus âgés. En ce qui concerne la variation diatopique, les chercheurs affirment que celle-ci est moins importante qu’autrefois, alors que l’importance des facteurs liés à la variation sociale et situationnelle ne fait que s’accroître (voir Gadet 2007 : chapitre 3, Glessgen et Schøsler 2018) ; en d’autres termes, le locuteur a à sa disposition des registres de langage qu’il va exploiter selon la situation et le moyen de communication. Au lieu d’affirmer que chaque locuteur utilise un langage déterminé par son âge, son lieu de naissance et son milieu social, il faut comprendre que chaque locuteur a la possibilité de s’adapter à – ou au contraire de se révolter contre – les spécificités linguistiques du groupe ou du réseau dans lequel il ou elle se trouve à un moment donné. Cela implique que chaque locuteur a à sa disposition au moins deux volets différents de vocabulaire et deux structures morphologiques du GN : une structure standard qui combine les traits synthétiques et analytiques, et une structure non standard à dominante analytique. La structure morphologique du français avancé avec ses morphèmes antéposés est l’argument pour lequel il a été nécessaire d’inclure une présentation – certes sommaire – des déterminants et de leur statut qui s’est modifié au cours de l’histoire du français. Les pages qui précèdent ont mis en évidence le contraste qui existe entre le langage standard, typiquement utilisé dans la communication à distance et à l’écrit, et le langage plus « avancé », typiquement utilisé dans la communication de proximité et à l’oral. Le premier constitue une continuation du langage standard transmis par les écrits des siècles précédents, caractérisé par une morphologie relativement synthétique héritée de la langue latine. Le second, qui ne constitue pas à proprement parler un seul langage, mais rassemble plutôt différentes variétés en perpétuelle modification, se caractérise entre autres traits par une morphologie analytique, avec les morphèmes antéposés au noyau nominal. Il faut ainsi constater que les tendances observées dès les premiers textes du français n’ont fait que s’accentuer au cours de son histoire. Ces tendances contrastent avec le français standard, fortement dépendant de sa tradition écrite, ce qui crée une situation de diglossie au sein de la société française. En conformité avec la théorie de l’actualisation, les innovations du français venant « d’en bas » se sont manifestées tout au long de l’histoire présentée dans le présent souschapitre, d’abord au niveau du langage peu formel et de la proximité, notamment à l’oral, dans la mesure où ce registre a été accessible à la recherche, et seulement plus tard au niveau du langage plus formel. Références bibliographiques : Andersen (éd.) 2001a, 2001b, 2001c, 2008 ; Ayres-Bennett 2004 ; Ayres-Bennett et Caron 2016 ; BlancheBenveniste 2010 ; Bourciez 1967 ; Carlier et Combettes 2015 ; Caron 1992a, 1992b ; Caron et Liu 1999 ; Cerquiglini 1989 ; Dees et al. 1980, 1987 ; Fleischman 2000 ; Foulet 31930 [1919] ; Fournier 1998 ; Gadet 2007 ; Glessgen et Schøsler 2018 ; Gougenheim 1974 [1951] ; Haase 1965 ; Haspelmath
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
2002 ; Hjelmslev 1963, 21968 [1928] ; Jacob 1990 ; Klausenburger 2000 ; Koch et Oesterreicher 2001 ; Kragh et Schøsler 2015 ; Lambrecht 1981, 2004a ; Lindschouw et Schøsler 2016 ; Marchello-Nizia 1979, 2012b ; Martineau, Mougeon, Nadasdi et Tremblay 2009 ; Nichols 1986 ; Nyrop 51965 [18991930] ; Nørgård-Sørensen, Heltoft et Schøsler 2011 ; Penny 2002 ; Pinkster 1990a, 1991, 1993, 2015a, 2015b ; Schøsler 1984, 2001a, 2004b, 2013, 2018 ; Speculum 1990 ; Togeby 1982 ; Völker 2003 ; Wagner 1974.
30.2 Les articles défini, indéfini et partitif 30.2.1 Le paradigme des articles : quelques éléments de chronologie La catégorie morphosyntaxique de l’article constitue une innovation du français par rapport au latin. En effet, ni le latin classique (LClass) ni le latin tardif ne disposait d’article grammaticalisé, même si certains pronoms-déterminants pouvaient occasionnellement être utilisés comme articles dès le latin classique (Pinkster 1988), une tendance qui s’accentue pour le marquage de la définitude en latin tardif (Selig 1992, Carlier et De Mulder 2010). En français moderne (FMod), les articles sont dans un stade avancé de grammaticalisation : tout nom commun est, sauf cas particulier, précédé d’un article. A la suite de Meillet (1982a [1912]), nous admettrons que la création d’une nouvelle catégorie morphosyntaxique, n’ayant pas d’expression linguistique auparavant, est l’indice d’une transformation du système grammatical dans son ensemble ou d’un changement de nature typologique. On verra (x 33.1.4.2) que l’émergence de la catégorie de l’article conduit en effet à une restructuration de la morphosyntaxe et de la syntaxe dans le domaine nominal. Le paradigme des articles en français comporte trois items provenant de sources morphologiques distinctes : l’article défini, provenant du démonstratif distal ille, l’article indéfini, provenant du numéral de l’unité unus, et l’article partitif, résultant d’une fusion de la préposition de, marquant un mouvement d’éloignement, avec l’article défini. La grammaticalisation de l’article défini à partir du démonstratif distal et celle de l’article indéfini à partir du numéral correspondent à des cycles de grammaticalisation répandus dans les langues, alors que l’existence d’un article issu d’une construction partitive est typologiquement très exceptionnelle (Heine et Kuteva 2002 : 120-121). Les statistiques suivantes provenant d’une comparaison entre un texte latin et ses traductions en ancien français (AF) et en FMod (Tableau 7 et Figure 1) mettent en évidence que les trois articles présentent des différences quant à la chronologie de leur développement : Zéro Article partitif Article un(s) Article défini Autres déterminants
Latin classique 86,9% 0,0% 0,0% 0,0% 13,1%
Ancien français 40,8% 0,0% 2,8% 44,4% 11,9%
Français moderne 16,0% 3,6% 10,5% 56,9% 13,0%
Tableau 7 : Fréquence relative des déterminants en LClass, en AF et en FMod, sur la base du texte latin De Inventione de Cicéron, sa traduction en AF par Jean d’Antioche [1284] et sa traduction en FMod par H. Bornecque (Goyens 1994 : 224, Carlier et Goyens 1998).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Figure 1 : Représentation graphique des données du tableau 7.
L’article défini est déjà bien établi dès l’AF, et sa progression de l’AF au FMod est seulement modeste. L’article uns, en revanche, est encore dans un stade embryonnaire en AF et sa fréquence de l’AF au FMod se voit triplée. Il ne se développe pleinement qu’en moyen français (MF), à partir du 14e s. (Carlier 2001). Quant au partitif, il ne s’est pas encore grammaticalisé en article en AF, quoique des occurrences isolées soient attestées très tôt dans des textes mimant l’oral, comme dans ce discours direct cité par Foulet (31930 [1919] : 353) : « Envoiez », dist-il, « enevois / Por de la char et por des pois / Et por de bon vin Orlenois ». (Richeut, Nouveau recueil complet des fabliaux, 12e s., v. 294-296) ‘« Envoyez », dit-il, « sans tarder pour de la viande et pour des pois et pour du bon vin d’Orléans ».’
Ce n’est que vers la fin du 14e s. et au cours du 15e s. que le partitif atteint un niveau de fréquence significatif. Une comparaison entre différentes traductions successives de quatre passages d’un même texte-source latin permet d’observer la rapidité de sa progression, avec toutefois un recul dans la traduction plus latinisante du 16e s., époque de l’humanisme et d’un respect devant les sources de l’antiquité (Carlier 2007a). Trad. 1 (14e s.) Trad. 2 (15e s) Trad. 3 (15e s.) Trad. 4 (début 16e s)
Nature des faucons 0 0 – 0
Typologie 1,3 0,78 – 0,93
Affaitage 0,7 0,6 – 2,55
Soins médicaux 0,81 16,04 19,84 9,49
Tableau 8 : Nombre d’occurrences du partitif par 1000 mots (en ‰) dans quatre traductions françaises du traité De Falconibus d’Albert Le Grand (Smets 2010).
Figure 2 : Nombre d’occurrences du partitif par 1000 mots (en ‰) dans la quatrième partie de ce même traité, consacrée aux soins médicaux.
666
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Le présent chapitre se concentrera sur les aspects morphologiques des trois articles. Les incidences de l’apparition de cette nouvelle catégorie sur la syntaxe du syntagme nominal seront abordées dans (x 33.1). L’évolution des conditions d’emploi des articles en fonction de leur valeur référentielle et en fonction de la nature sémantique du nom qui suit seront développées dans (x 39.1.1). 30.2.2 L’article défini 30.2.2.1 Origine latine L’article défini est attesté dès les premiers textes écrits en français (dont Eulalie). Il résulte d’un affaiblissement du démonstratif distal ille, allant de pair avec une aphérèse, et est fléchi en nombre, en genre et en cas. Pour le masculin, il existe une opposition entre cas sujet et cas régime, tant au singulier qu’au pluriel. Les formes du démonstratif latin ille au nominatif, dont dérive le cas sujet, et à l’accusatif (avec amuïssement du -m au singulier dès l’époque impériale), dont dérive le cas régime, sont présentées dans le tableau 9 : Singulier Pluriel
Nominatif Accusatif Nominatif Accusatif
Masculin ille illu(m) illi illos
Féminin illa illa(m) illae illas
Tableau 9 : Les formes de ille au nominatif et à l’accusatif (masculin et féminin) en latin classique
La forme li du CS sg. masc. de l’AF n’est toutefois pas issue de la forme ille du nominatif masc. sg. du latin classique. Ille en latin tardif aligne sa flexion sur celle du pronom relatif qui à cause de leur fréquente cooccurrence (qui concerne 33% des occurrences de ille en latin tardif), et apparaît ainsi sous la forme illī (quī) au nominatif masc. sg. > li. On peut d’ailleurs expliquer de la même façon la forme tardive illui (cui) au lieu de la forme classique illi à l’origine du pronom personnel datif singulier lui en français. Pour le féminin, la flexion casuelle fait défaut dès le TAF (très ancien français), et les formes sont celles de l’accusatif (illa(m) > la ; illas > las / les). 30.2.2.2 Les formes fléchies de l’article défini Le tableau suivant offre un aperçu des formes de l’article défini, à partir du TAF (Passion, StAlexis) jusqu’au FMod.
Masculin
Singulier
Féminin
Singulier
Pluriel
Pluriel
Cas sujet Cas régime Cas sujet Cas régime Cas sujet Cas régime Cas sujet Cas régime
TAF 9e-11e s. li lo > le, l’ li los / lis > les
li les
les
la
la
la
las > les
les
les
AF 12e-13e s. li, l’ le, l’
Tableau 10 : Les formes de l’article défini, à partir du TAF jusqu’au FMod
A partir du MF
le, l’
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Comme le montre le tableau 10, la flexion casuelle, qui fait défaut aux formes du féminin dès le TAF, disparaît également pour les formes du masculin au 14e s. Seules sont maintenues les formes du cas régime (CR). On repère pourtant occasionnellement des formes au cas sujet (CS) jusqu’au 15e s. Li evesquez vit par le inspiracion de Dieu que sainte Genevieve estoit le plus souveraine (Vie de sainte Geneviève, 15e s., p. 98)
Une seconde évolution, qui n’apparaît pas dans la forme graphique, est l’effacement de la consonne finale -s, vers 1300 (Fouché 1952-1961 : 663-667). Cette évolution phonétique n’affecte toutefois pas l’opposition entre le CR masc. sg. et les CR pl., car la forme du pluriel se démarque de celle du singulier par une fermeture de la voyelle /ləs/ > /les/ avant la chute du -s, ce qui conduit à l’alternance vocalique le /lə/ versus les /le/. 30.2.2.3 Les variantes Les formes lis, los, las, mentionnées dans le tableau 10 ci-dessus, sont attestées dans les plus anciens textes, comme Passion, ca 1000 (lis ped, v. 92 ‘les pieds’ ; las femnes ‘les femmes’, v. 38) et StLegier, ca 1000 (los pez ‘les pieds’, v. 233). La forme lo se maintient régionalement au-delà du 11e s. (lo roi, Eneas, ca 1155, v. 715, normand), avec fermeture possible de la voyelle : lou (lou cor, RenartDole, v. 5224, picard) ainsi que lu en anglo-normand (lu rei, Roland, v. 3838). Le tableau suivant présente quelques formes médiévales marquées régionalement, illustrées par les exemples (a) à (d). On signalera en particulier la forme picarde le en tant qu’article féminin singulier (CS/CR) (a, d), pouvant parfois, par analogie avec le masculin, donner lieu à li au CS (c). Cette forme est occasionnellement attestée en anglo-normand (le cartre, StAlexis, v. 348 ; le barbe, StAlexis, v. 406). Les différentes formes régionales coexistent dans les textes avec les formes données dans le tableau 10.
Masculin Féminin
Cas sujet Singulier Cas régime Cas sujet Pluriel Cas régime Cas sujet Singulier Cas régime Pluriel Cas sujet Cas régime
Anglo-normand Picard le (ex. a) lu (voir ci-dessus) lou (voir ci-dessus) lé (ex. b) le (ex. a) le
lé le / li (ex. c) le (ex. d)
lé
lé
Tableau 11 : Formes anglo-normandes et picardes de l’article défini (a) Sovent le virent e le pedre e le medra / E la pulcele quet il out espusede (StAlexis, ca 1050, v. 236 anglo-normand) ‘souvent le virent et le pere et la mère, et la jeune fille qu’il avait épousée’ (= ‘son père et sa mère, ainsi que la jeune fille qu’il avait épousée l’aperçurent souvent’) (b) Asez est melz qu’il i perdent lé chefs (Roland, ca 1100, v. 44 : anglo-normand) ‘il vaut mieux qu’ils y perdent leurs têtes’ Si apelad lé altres Sarrazins (Roland, v. 1237 ) ‘il appela les autres Sarrazins’
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe (c) li tere fu si perdue qu’il n’i avoit mais vile qui se tenist fors Sur et Escaloune (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 35, picard) ‘le territoire était en si mauvais état qu’il n’y avait plus de ville qui se maintienne, à part Sur et Ascalon’ (d) le mena en le cité de Cartage (Aucassin, fin 12e -déb. 13e s., v. 36, picard) ‘[il] le mena dans la ville de Carthage’
30.2.2.4 Elision Les formes le au CR masc. sg. et la au fém. sg. s’élident devant une voyelle (ou devant h muet), dès les plus anciens textes (ex. a-b) (à quelques exceptions près) jusqu’en FMod. La forme li au CS masc. sg. de l’AF s’élide occasionnellement, pour des raisons métriques (c) ou quand elle se combine à un pronom (l’om, l’uns, l’autres) (d), alors que la forme li au CS masc. pl. ne s’élide pratiquement jamais : (a) Si tu laises viure Jesúm, non es amics l’emperador (CR) (Passion, ca 1000, v. 236). ‘si tu laisses vivre Jésus, tu n’es pas un ami de l’empereur’ (b) L’aurelia ad serf semper saned (Passion, v. 162) ‘[il] soigne aussitôt l’oreille du serviteur’ (c) Vers dulce France chevalchet l’emperere (CS) (Roland, v. 706) ‘vers la douce France chevauche l’empereur’ (d) L’uns trait devant, l’autres boute derrier (AmiAmil, ca 1200, v. 2622) ‘l’un tire devant, l’autre pousse derrière’
30.2.2.5 Enclise Sous l’effet de l’enclise, l’article défini, forme clitique, se joint à ou fusionne phonologiquement avec les prépositions a, de et en qui précèdent, du moins dans certaines de ses formes. Les formes concernées sont le CR masc. sg. (a) et les fém. pl. et CR masc. pl. (b) : (a) Donc lo pausen el monument (Passion, v.351) ‘Alors [ils] le déposent dans le tombeau’ (b) Puis se baiserent es vis et es mentuns (Roland, v. 626) ‘Puis [ils] s’embrassèrent sur le visage et sur le menton’
Cette enclise s’exerce dès le TAF, même si des occurrences non enclitiques sont attestées, ex. enz en le palais ‘dans le palais’ (BenedeitBrendan, début 12e s., v. 281). L’article la du fém. sg. ainsi que sa variante régionale le ne subissent pas l’enclise : en la cort, la nuit de le feste saint Martin, ClariConstantinople, p. 13 ; les portes de le cité, Vie de Sainte Geneviève, p. 101, v. 4 ; juent a le pelote ‘ils jouent à la balle’, Eracle, v. 3440). Quand il y a possibilité à la fois d’enclise et de proclise avec élision de la voyelle en position finale, la proclise avec élision domine (Marchello-Nizia 2016). De ce fait, la forme élidée l’ du CR masc. sg. et du CR-CS fém. sg. ne fusionne pas avec la préposition qui précède. Le processus phonologique de l’enclise donne lieu aux formes suivantes (dont certaines sont limitées à un dialecte) :
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants Préposition + article défini a + le-ART.DEF.CR.M.SG a + les-ART.DEF.CR.M/F.PL en + le-ART.DEF.CR.M.SG en + les-ART.DEF.CR.M/F.PL de + le-ART.DEF.CR.M.SG de + les-ART.DEF.CR.M/F.PL
TAF al als / as enl / el es del dels / des
AF al / au as el, eu, ou, u, o es (os) del / deu / dou / du des
MF au / al aux ou / au (on) es / aux del / dou / du des / dez
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FPréclass au (à l’) aux au (on / ou) ès / aux du (de l’) des
Tableau 12 : Prépositions et enclise de l’article défini
On notera que, dans le cas des constructions infinitives à objet antéposé, la préposition régissant l’infinitif peut être contractée avec l’article introduisant l’objet direct : Dunc vindrent as lances briser / E as escuz fraindre e percier (WaceBrut2, 1155, v. 12549-12550) ‘alors [ils] en arrivèrent à briser les lances et à rompre et percer les boucliers’
L’enclise se produit occasionnellement en TAF avec d’autres prépositions ayant une voyelle finale : Lo corps estera sobre-ls piez (StLegier, ca 1000, v. 230) ‘le corps resta debout sur les pieds’ Contra.ls afanz que an a padir. (Passion, v. 111) ‘contre les maux qu’ils vont souffrir.’
Les formes enclitiques en TAF Les formes enl, als, dels, ne sont attestées que dans les textes les plus anciens, soit Eulalie pour la première forme, Passion et StLegier pour les deux autres formes. apres ditrai vos dels aanz que li suos corps susting si granz (StLegier, v. 9) ‘après je vous parlerai des tourments que le sien corps souffrit, si grands’
La préposition à + article défini La forme plurielle aux (à + les) se crée par analogie avec la forme du singulier au (à + le) et élimine as vers la fin du 14e s. La préposition en + article défini La forme el (en + le), ayant pratiquement le monopole aux 11e et 12e s. pour le masculin singulier, subit à partir du 13e s. la concurrence de ou. Les formes el / ou (en + le) / on et es (en + les) déclinent subitement à la fin du 13e s., et s’y substituent respectivement les formes au et aux, même si des occurrences tardives de ou (a) et de la forme plus rare on (b et c) sont encore attestées : (a) Le conte de Charroloys estoit encores à Saint-Trond, en une petite ville ou pays de Liége, (CommynesMémoires1, 1490-1505, p. 90) ‘le comte de Charolais était encore à Saint-Trond, en une petite ville dans le pays de Liège’ (b) il y avoit des gens d’armes qui logeoient on pays de Mets. (VigneullesNouvelles, 1515, p. 238) (c) Tout ce que sommes et qu’avons consiste en trois choses : en l’ame, on corps, es biens. (Rabelais, Tiers Livre, 1546, chap. 29)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Figure 3 : L’évolution de la fréquence des formes enclitiques « préposition + en + article défini », exprimée en ‰
La forme es / ès reste néanmoins attestée jusqu’en FClass et se maintient par figement dans les titres universitaires jusqu’en FMod (docteur ès sciences). La préposition en ne provoque plus l’enclise de l’article défini en FMod et ne s’utilise donc qu’en combinaison avec la forme la du fém. sg., ou la forme élidée l’ du masc. sg. de l’article défini (en la présence de…, en l’état), ou sans déterminant, la tendance étant de remplacer en par dans. La confusion entre les formes contractées des prépositions en et à avec l’article défini au cours du MF (voir tableau 12, cidessus) permet de rendre compte de l’alternance moderne entre les prépositions en et à auprès des noms de pays et de grandes îles ainsi qu’auprès des noms de saisons : en se maintient tout en s’utilisant sans article dans les cas où l’article n’avait pas subi l’enclise dès l’AF (en la, en l’) alors que les formes enclitiques (el / ou / on et es) se confondent avec celles de à + article défini. En conséquence, en et à se distribuent de la manière suivante : – –
en sans article devant les noms de genre féminin au singulier et devant les noms de genre masculin à initiale vocalique (ou h muet) : en France, en Islande, en Corse, en hiver ; à + article défini devant les noms au pluriel et devant les noms de genre masculin à initiale consonantique : au Brésil, aux Antilles, au printemps.
La préposition de + article défini Dans les premiers textes, del est la forme la plus fréquente au masculin singulier (del sang). Dès le 13e s., les trois formes del / dou / du sont en compétition devant un mot à initiale consonantique. Del sort de l’usage vers la fin du 13e s. sauf en anglo-normand, alors que dou disparaît vers la fin du 14e s. La vocalisation del > dou / du ne se produit évidemment pas devant initiale vocalique (ou h muet) (del ardur, AdgarMiracles, v. 51). Cette absence de vocalisation se maintient jusqu’en FMod, en vertu de la règle selon laquelle quand il y a possibilité à la fois d’enclise et de proclise avec élision de la voyelle en position finale, la proclise avec élision domine (l’entrée de l’immeuble). 30.2.2.6 La mise en place du paradigme moderne des articles définis Les deux évolutions majeures ayant trait à la morphologie de l’article défini concernent la disparition de la flexion casuelle, au cours du 14e s., et la disparition de l’enclise avec la
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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préposition en, en recul dès le 13e s., et devenant extrêmement rare vers la fin de la période de l’AF. Certaines formes subsistent toutefois comme archaïsmes et en particulier les variations formelles dans les formes enclitiques se maintiennent tout au long de la période du MF. 30.2.3 L’article indéfini issu du numéral de l’unité unus 30.2.3.1 Origine latine L’article indéfini provient du numéral de l’unité unus. On repère des emplois précoces de unus comme article dès le latin classique (Pinkster 1988). L’article un(s) est, tout comme l’article défini, fléchi en nombre, en genre et en cas. Les formes du cas sujet et du cas régime en AF proviennent respectivement des formes latines du nominatif et de l’accusatif, mais cette opposition casuelle a disparu au féminin, et n’existe qu’au masculin : unus nominatif masc. sg. > uns CS masc. sg.; unum accusatif masc. sg. > un CR masc. sg. ; uni nominatif masc. pl. > un CS masc. pl. ; unos accusatif masc. pl. > uns CR masc. pl. 30.2.3.2 Les formes fléchies de l’article indéfini
Masculin Féminin
AF Cas sujet uns Singulier Cas régime un Cas sujet un Pluriel Cas régime uns Cas sujet Singulier une Cas régime Cas sujet Pluriel unes Cas régime
MF
A partir du 16e s.
un, ung un (ung) uns une
une
unes
Tableau 13 : Les formes de l’article indéfini, à partir de l’AF jusqu’au FMod
L’article indéfini étant homonyme du numéral de l’unité et encore proche de son origine numérale (Carlier 2001, Herslund 2003 ; x 39.1.1.3.a.) en AF, il est souvent noté dans les manuscrits des 12e et 13e s. par le chiffre romain .i. et lors virent issir de la forest .i. chevalier armé d’unes armes blanches (Graal, p. 219d) ‘et alors ils virent sortir de la forêt un chevalier armé d’armes de couleur argent’
Comme le montre le tableau 13, tout comme pour l’article défini, la flexion casuelle, qui fait défaut aux formes du féminin dès le TAF, disparaît également pour les formes du masculin au 14e s. Seules sont maintenues les formes du cas régime, en dépit de quelques occurrences plus tardives de la forme au cas sujet. Puis vint uns evesquez nommés Sigebrans (Vie de sainte Bathilde (Version 3), déb. 15e s.)
Le tableau 13, fait apparaître par ailleurs que l’article issu du numéral présente une forme plurielle dans la langue médiévale (Woledge 1956, Buridant 2015, Carlier 2016), dont les conditions d’emploi sont précisées dans (x 39.1.1.3.c.). Cette forme plurielle est en recul dès le 14e s., même si elle se maintient comme archaïsme ou latinisme jusqu’au 16e s. : receut d’une dame de Paris […] unes lettres inscriptes au dessus : Au plus aymé des belles et moins loyal des preux, P.. N.. T.. G.. R.. L.. (Rabelais, Pantagruel, 1542, chap. 23)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Ce recul est expliqué par Woledge (1956) par l’amuïssement du -s final, qui efface la marque distinctive des formes plurielles uns, unes par rapport au singulier un, une. D’une manière plus fondamentale, cette disparition semble s’expliquer plutôt par le fait que le français abandonne le marquage suffixal du nombre sur lequel s’appuie cette distinction, au profit d’un marquage par des éléments qui précèdent le nom, à savoir des articles (Eckert 1986, Carlier et Combettes 2015). C’est ainsi que l’article pluriel uns, unes se voit remplacé par un article nouvellement créé, des, comme le montre la paire d’exemples suivants, dont le plus ancien comporte déjà le nouvel article : Qui a ses soulliers percez, il a besoin d’avoir des chausses (Les deux savetiers, fin 15e s.) le Duc vestu [estoyt] simplement d’unes chausses de veloux noir mouchetté, d’un propoint de treillis et d’une casaque de mesme (René de Lucinge, Dialogue du François et du Savoysien, fin 16e s.)
30.2.3.3 Les variantes L’article un(s) au masc. sg. ainsi que sa forme plurielle sont attestés sous la forme ung(s) du 14e au 16e s., avec quelques occurrences sporadiques plus tardives en tant qu’indice d’un style archaïque. La graphie ung est le reflet de la nasalisation de la voyelle [y], qui s’effectue au 14e s. (Zink 1991 : 82). Son vin trampoit en ung gobellet de voirre (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 332) ‘son vin trempait en un gobelet de verre’ Le conte de Lodesme passa la rivière en ung basteau dont la voille estoit de drap d’or, et avoit ungs brodequins chargéz de pierrerie (CommynesMémoires2, 1490-1505, p. 137) ‘des petites bottes décorées de pierres’
Il est possible que dans ung ait été maintenu pour éviter, dans l’écriture gothique, caractérisée par des traits verticaux épais et des traits courbes fins, la confusion entre un et d’autres formes graphiées par quatre traits verticaux , telles que vii, nu, vu. C’est du moins ce que suggère le grammairien Sylvius en s’insurgeant contre la graphie ung, sous prétexte d’une confusion possible entre les graphies un et vii. Hoc autem loco tollendus mihi est publicus Gallorum omnium error, qui vng per g scribendum certant, ne si debita illi orthographia vn scribant, vii. id est septem videantur : quum utriusque differentia vel cæco apparere possit. Nam in vii, id est septem, apiculi gemino ii superscribuntur. (Sylvius, Grammatica Latino-Gallica, 1531, p. 100) ‘Or, à cet endroit, il me faut supprimer une erreur publique de tous les Français qui rivalisent pour écrire ung avec un g, de peur que, s’ils écrivaient un, comme l’orthographe le demande, il semblerait que ce soit vii, c’est-à-dire ‘sept’, alors que la différence peut apparaître même à un aveugle, car dans vii, c’est-à-dire ‘sept’, deux points sont écrits au-dessus des ii.’
30.2.3.4 Elision Dans les plus anciens textes (Passion, StLegier), l’article indéfini s’agglutine au nom qui le suit quand celui-ci commence par une consonne nasale : En u·monstier me laiss’intrer (StLegier, v. 95) ‘Laisse-moi entrer dans un monastère’
En AF, le -e final de la forme féminine de l’article un peut s’élider devant une voyelle, sans que le phénomène soit systématique :
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Enoit m’avint un’avisiun d’angele (Roland, v. 836) ‘Cette nuit il me vint une vision d’ange’
30.2.4 L’article partitif 30.2.4.1 Origine Du point de vue formel, l’article dit partitif provient d’une contraction de la préposition de et de l’article défini, même si ce dernier peut occasionnellement faire défaut. On repère des emplois anciens de de partitif dès le latin tardif. 30.2.4.2 Les formes de l’article partitif Le tableau suivant offre un aperçu des formes du partitif, à partir de l’AF jusqu’au FMod. Le partitif étant inusité dans la fonction syntaxique de sujet en AF, seul le cas régime est mentionné dans le tableau 14. NOMBRE Singulier Pluriel
GENRE Masculin Féminin Masc. et fém.
AF (CR) del / deu / dou / du de la des
MF del / dou / du de la des
FPréclass du (de l’) de la (de l’) des
Tableau 14 : Les formes du partitif
30.2.4.3 Les variantes Au masculin singulier, del est anciennement la forme la plus fréquente. Dès le 12e s., del peut se transformer en deu / dou / du par vocalisation de /l/. Les différentes formes sont en compétition devant une consonne (del pain, Aucassin, fin 12e-déb. 13e s., v. 22 ; dou pain, AmiAmile, ca 1200, v. 2399 ; du pain, Eneas1, ca 1155, v. 3041). Deu est peu fréquent dès le départ, del sort de l’usage vers la fin du 13e s. sauf en anglo-normand, alors que dou disparaît vers la fin du 14e s, de sorte que la variante du se généralise. Le partitif se présente occasionnellement sous la forme de dans les textes des 15e et 16e s. : Et puis mesle avec du miel et de huille pur (EtienneAgriculture, 1564, p. 50 v°)
Cette forme se maintient en présence d’un adjectif antéposé au nom. En français contemporain, l’emploi de de à la place de de + article défini n’est plus attesté avec les noms massifs comme il l’était encore avant 1950, mais uniquement avec les noms comptables (x 33.1.3.2.b.) : Ma femme prépare de bonne soupe (Marcel Jouhandeau, Les Pincengrain, 1924) Le vent soufflait de violentes bourrasques (Anne-Marie Garat, Le grand Nord-Ouest, 2018)
30.2.4.4 Elision L’article partitif s’élide au féminin singulier devant une voyelle (ou devant h muet), et cela dès l’AF jusqu’en FMod de l’eau). Au masculin singulier, la forme del se transforme en deu / dou / du par vocalisation du /l/ devant consonne, mais se maintient sans vocalisation devant voyelle (del or en AF). Cette absence de vocalisation se maintient jusqu’en FMod, en vertu
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
de la règle selon laquelle quand il y a possibilité à la fois d’enclise et de proclise avec élision de la voyelle en position finale, la proclise avec élision domine (de l’or en FMod). Références bibliographiques : Buridant 2015 ; Carlier 2001, 2007a, 2016 ; Carlier et Combettes 2015 ; Carlier et De Mulder 2010 ; Carlier et Goyens 1998 ; Eckert 1986 ; Fouché 1952-1961 ; Foulet 31930 [1919] ; Goyens 1994 ; Heine et Kuteva 2002 ; Herslund 2003 ; Meillet 1982a [1912] ; Pinkster 1988 ; Selig 1992 ; Smets 2010 ; Sylvius 1531 ; Woledge 1956 ; Zink 1991.
30.3 Les pronoms personnels, et EN, Y et ON 30.3.1 Introduction Le français possède des pronoms personnels pour les personnes de l’énonciation au singulier (personnes 1 et 2), et au pluriel (personnes 4 et 5), ainsi que pour les personnes 3 et 6 (désormais P1, P2, P3, P4, P5 et P6), ce qui est le cas également des autres langues romanes. Il possède également un pronom indéfini qui depuis le 19e s. est devenu une forme courante du pronom nous spécialement à l’oral, et dont l’évolution est spécifique. Le latin ne possédait des pronoms personnels que pour les personnes de l’énonciation et de l’interlocution (P1, P2, P4, P5) ; pour les troisièmes personnes, comme c’est le cas pour plusieurs langues du monde, il utilisait des démonstratifs anaphoriques (Heine et Kuteva 112113). Le système pronominal roman a donc une double origine selon les personnes : à partir des pronoms personnels latins pour les personnes de l’énonciation (ego, me, tu, te, nos, uos), et à partir du démonstratif latin ille pour les personnes P3 et P6 ; le réfléchi de P3 et P6 est issu du pronom réfléchi latin se. Ainsi, aussi bien pour les pronoms personnels que pour les déterminants du nom, le français, comme toutes les langues romanes, a innové par rapport au latin. Depuis l’AF, le paradigme des pronoms personnels possède une déclinaison qui distingue la fonction de sujet et la fonction de complément, nommée habituellement « régime » ; cette déclinaison était rigoureusement observée et l’est encore en FMod, contrairement à celle des noms qui s’est effacée en quelques siècles. Avant le 12e s., cette déclinaison était asymétrique, les pronoms compléments offrant dès e le 9 s. des formes différenciées, atones ou toniques, suivant leur position par rapport au verbe, alors que jusqu’au 12e s. les pronoms sujets ne présentaient qu’une forme graphiquement indifférenciée, jo ou je, des formes toniques spécifiques, gié ou jou, apparaissant néanmoins dès le milieu du 12e s. dans certaines régions (voir tableau 15 ci-dessous). Mais aux 14e et 15e s., la distinction entre les deux types d’emplois, atones ou toniques, s’est généralisée pour les sujets, avec l’utilisation des formes régimes toniques comme sujets toniques, autonomes par rapport au verbe (Moi, je viendrai ; Vous viendrez toi et lui). Ainsi, à partir du 15e s., le paradigme des pronoms personnels sujets se trouve complexifié et restructuré sur le modèle des pronoms personnels régimes, et le système, devenu désormais symétrique, oppose formes atones et formes toniques aussi bien pour les sujets que pour les régimes. Par ailleurs, les pronoms régimes atones étaient clitiques dès l’origine, obligatoirement proclitiques devant un terme à initiale vocalique, ce qui est toujours le cas en FMod, et dans les autres cas pouvant jusqu’au 13e s. former enclise en se rattachant à un terme précédent (ne + le > nel > puis à nouveau ne le) ; progressivement, le pronom sujet je à son tour est devenu proclitique devant voyelle, cette évolution s’étant généralisée entre le 12e et le 15e s. (je aim > j’aim ; je i vois > j’y vais).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Enfin, entre le 17e et le 19e s., le pronom sujet on indéfini acquiert également une valeur pronominale et s’intègre au paradigme des pronoms personnels sujets, avec la valeur de nous (tableau 16). On distinguera deux grandes périodes dans l’évolution de la morphologie des pronoms personnels, des débuts du français jusqu’au 15e s., puis du 16e au 21e s. : deux tableaux mettront en évidence les changements qui séparent ces périodes. Mais des constantes perdurent : en français, tout au long des siècles, la déclinaison des pronoms personnels est structurée par une quadruple opposition, de nombre, de cas, de genre et de forme : de nombre puisqu’on distingue entre pronoms personnels du singulier (P1, P2, P3, et P5 comme personne « de politesse ») et de pluriel (P4, P5 et P6) ; de cas, puisque jusqu’en FMod on distingue formellement entre cas sujet et cas régime aux personnes P1 et P2, et entre cas sujet, cas régime direct et cas régime indirect aux personnes P3 et P6, seules les personnes P4 et P5 ayant une seule forme pour le cas sujet et le cas régime ; de genre aux personnes P3 (masculin, féminin, neutre) et P6 (masculin, féminin) ; et de forme (atone, tonique ; et pour les formes atones, élision pour les pronoms atones en cas d’enclise ou de proclise en AF, et encore en cas de proclise en FMod). 30.3.2 Le système des pronoms personnels du 9e au 15e s. Pour la période de l’AF, les manuels généralisent souvent une opposition entre formes atones, telles je et me, et formes toniques, telles gié et moi (Pope 1952 : tableau § 828 entre autres). Mais plusieurs indices conduisent des linguistes à hésiter sur la nature des pronoms sujets en AF, et leurs interprétations et désignations varient. Moignet (1965) a introduit la distinction, de syntaxe positionnelle, entre « conjoint » et « disjoint », opposant les formes conjointes au verbe conjugué, généralement atones, aux formes toniques « disjointes » en emploi prédicatif et autonome. Cette distinction a été reprise par Skårup (1975), De Kok (1985), et Zink, qui perçoit une évolution mais reste imprécis (1997 : 129). Togeby en revanche considérait les pronoms sujets comme uniquement toniques en AF (1974 : tableau § 102). Quant à Hasenohr (1993 : 71) et Buridant (2000a : 326), ils distinguent trois types de formes : 1) atones (ou faibles, ou conjointes) ; 2) toniques (ou fortes, ou disjointes) ; 3) indifférenciées, ayant l’un ou l’autre statut, ce troisième type concernant les pronoms sujets, et, pour nos et vos, le sujet et le régime. Ces hésitations (une forme ? deux formes ? trois formes ?) viennent du fait que le système des pronoms personnels est souvent présenté pour la période ancienne de façon synchronique, homogène, alors qu’il connaît un changement important autour de 1100-1130, comme le montrent les analyses réalisées sur de gros corpus (Marchello-Nizia 2015a). Les pronoms sujets présentent en effet une évolution décalée de deux siècles par rapport aux pronoms régimes : ces derniers offraient dès l’origine en français une distinction entre formes atones et formes toniques, ce qui n’était pas le cas pour les pronoms sujets, qui n’avaient qu’une seule forme, tonique, jusqu’au 12e s., la marque indubitable du caractère atone d’un terme étant sa capacité, si sa forme le permet, à s’élider devant un terme à initiale vocalique (proclise), comme l’a montré Rydberg (1906) et comme l’exprimait Moignet à propos du cas sujet je (1965 : 53-54) : « On ne peut se fonder sur la forme de ce mot [je] pour décider s’il est ‘tonique’ ou ‘atone’. On ne peut le dire atone que dans le cas d’élision attestée par le compte des syllabes ». Or si dès Strasbourg le pronom régime s’élide devant en (l’int ‘l’en’), ce n’est pas le cas pour le pronom sujet qui ne s’élide pas devant voyelle avant le début du 12e s. (Roland). Dans les tableaux 15 et 16, on adoptera la distinction « atone / tonique » pour présenter le système des pronoms personnels dans ses deux grandes
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
périodes, avant et après la restructuration des pronoms toniques aux 14e-15e s., car il n’existe pas de dénomination purement morphologique pour cette distinction : « conjoint / disjoint » décrit une opposition syntaxique qui ne correspond pas systématiquement aux emplois rencontrés dans les textes (Moignet 1965 : 53, note 1) ; et l’opposition « faible / fort » recouvre en fait une distinction phonétique et syntaxique. Pour le début de la première grande période, aux 9e-12e s., la distinction entre tonique ou atone est déjà marquée pour les pronoms aux cas régimes direct et indirect, et dès les plus anciens textes les formes régimes atones (me, etc.) s’élident obligatoirement devant voyelle (m’, etc.). En outre après un mot à finale vocalique, certaines des formes atones pouvaient présenter une forme enclitique raccourcie (-m, -t, -l, -s), rattachée au mot précédent (je le > jel, ne les > nes, si me > sim …), mais ce phénomène a disparu fin 13e-début 14e s. En revanche, pour le pronom sujet, les formes en elles-mêmes ne marquent pas de différence jusqu’au 12e s. Ce n’est qu’à partir de la première moitié du 12e s. que l’apparition d’une forme sujet atone distincte de la forme tonique apparaît nettement dans les textes, du moins pour les pronoms sujets à finale vocalique (P1 et P2), à travers le phénomène de l’élision, qui se marque d’abord dans la scansion, puis se marquera ensuite également dans les graphies (j’, t’). La raison de cet état de choses est sans doute syntaxique : l’expression du sujet n’étant pas obligatoire en AF lorsque le sujet était connu (c’est-à-dire identifié dans son contexte textuel ou situationnel), avant le 12e s. son expression était peu fréquente : ce n’est en effet que dans un cas sur cinq (20%) qu’un sujet connu était exprimé par un sujet pronominal (Passion, StAlexis, Roland) (x 34.1.1), et le pronom sujet, lorsqu’il était exprimé, restait sans doute marqué d’une certaine emphase, donc tonique. C’est pourquoi le tableau 15 distingue pour plusieurs pronoms sujets, dans la première grande période, deux étapes : du 9e au 12e s., correspondant au très ancien français (TAF), et du 12e au 15e s. correspondant à l’AF et au MF. Personne P1
P2
P3 masc.
Fonction CS 9e → mi-12e CS mi-12e → 14e-15e CR direct et indirect CS 10e → 12e-13e CS 12e → 14e-15e CR direct et indirect CS 9e-12e CS 12e → 14e-15e CR direct CR indirect
P3 fém.
CS CR direct CR indirect
P3 neutre
CS 11e → 15e s. CR direct CR indirect CS, CR direct et indirect CS, CR direct et indirect
P4 P5
Forme atone
Forme tonique je, jo, jeo, jou je, ge, j’, g’ je, ge, gié, jou me, -m, m’ mei, moi, mai, mi (picard) tu, te tu, te, t’ tu te, -t, t’ tei, toi, ti (picard) il, iil, iil le, -l, l’ lui li lui en, i / y – ele, el, al (Ouest) la, -l, l’, le (pic.) li, lié (Ouest), lei (Est) li li en, i / y – il, el, al, eil – le, lo, l’ – en, i / y – nos, nus (anglo-normand), nous vos, vus (anglo-normand), vous, (v)ous
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants Personne P6 masc.
P6 fém.
Réfl. P3 et P6
Fonction CS CR direct CR indirect CS CR direct CR indirect CR direct et indirect
Forme atone
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Forme tonique il
les, -s lor, leur les, -s lor, leur se, s’
els, eus, aus, ax, iaus els, eus, aus, ax, iaus eles, els, eus (Ouest), als (Ouest) eles, els, eus (Ouest) eles, els, eus (Ouest) sei, soi, si (picard), sai
Tableau 15 : Pronoms personnels (9e-15e s.) (CS = cas sujet ; CR = cas régime)
30.3.2.1 Pronoms personnels sujets du 9e au 15e s. : formes toniques et atones, enclise et proclise des CS atones Comme on l’a vu, les spécialistes hésitent sur la nature, tonique ou atone, du pronom sujet en AF ; le recours à de grands corpus permet d’éclairer ce point. Le pronom sujet je, et dans une moindre mesure tu, sont les seuls, à cause de leur voyelle libre, à pouvoir indiquer par leur forme leur statut atone ou tonique ; trois éléments servent de critère : la graphie (j’est clairement atone puisqu’élidé, alors que gié, qui ne s’élide pas et ne rime qu’avec des mots à finale accentuée comme congié, vangié, est tonique) ; la scansion dans les textes en vers (si je ne compte pas pour une syllabe devant un mot commençant par une voyelle, c’est qu’il est élidé, donc atone, même s’il est graphié je) ; la rime (si le pronom je rime avec un mot tel que change à finale inaccentuée, c’est qu’il est atone ; et s’il rime avec un mot accentué, tel le pronom ce, c’est qu’il est tonique). Par ailleurs, en AF, tous les pronoms sujets ont connu différentes graphies, selon les régions et les textes, puis selon qu’ils portaient l’accent ou non, et selon qu’ils pouvaient subir un abrègement dans certains contextes, par apocope dans le cas de la proclise ou par aphérèse dans le cas de l’enclise. On développera ci-dessous, personne par personne, une liste des formes attestées, en indiquant leurs spécificités : selon les dialectes ou les périodes, selon qu’elles sont élidées devant une voyelle, et selon qu’elles sont ou non support d’une enclise pour le pronom régime ou la négation ne. a. Forme du pronom personnel sujet : tonique ? atone ? indifférencié ? D’après l’analyse des corpus, ce n’est qu’au cours du 12e s. que se révèle clairement une distinction entre pronoms sujets toniques et atones, alors que pour les pronoms régimes cette opposition existait dès les premiers textes en français (Marchello-Nizia 2015a). Ce changement concerne tous les pronoms sujets, mais seuls deux d’entre eux, je et tu, peuvent le révéler à travers les changements que montre leur voyelle finale (élision pour je > j’, tu > t’, et pour je apparition d’une nouvelle forme tonique gié). C’est donc à travers les variations graphiques de ces deux pronoms que l’on examinera cette question de la nature tonique ou atone des pronoms sujets en AF. Entre le 9e et le 11e s., l’analyse des textes indique qu’il existe une seule forme du pronom sujet de première personne (P1), employée en toute position, qu’elle précède immédiatement le verbe conjugué ou le groupe verbal (que jo lur ai guerpide, StAlexis, v. 208) ou qu’elle soit séparée du verbe ou employée seule (E jo, dolente, cum par fui avoglie !, StAlexis, v. 434). En cette période il n’y a pas de graphie élidée pour les pronoms sujets, et dans les textes en vers, la scansion montre que eu (Passion : 8 occurrences) ou jo (StAlexis : 15 occurrences, dont 4 devant voyelle) comptent pour une syllabe devant voyelle (Jo atendeie de te bones noveles,
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StAlexis, v. 479 : décasyllabe). On peut faire l’hypothèse qu’il en est de même pour les autres pronoms, même si l’on ne peut disposer pour eux des mêmes preuves concrètes. Un indice supplémentaire du caractère tonique de la forme unique de pronom sujet en cette période, et pas seulement pour je, mais aussi pour tu ou il, est qu’elle peut former alors avec l’adverbe non ou avec le pronom neutre o une particule d’affirmation négative ou positive, dans un emploi où le pronom était clairement autonome, accentué : naie / naje (Eneas), oje, oïl, nenil. Au début du 12e s., un premier changement se produit, perceptible à travers la versification : bien que la graphie du sujet (je, jo, jeo en l’occurrence selon les régions) reste unique, plusieurs textes en vers présentent des cas où la scansion suppose pour être exacte l’élision de la voyelle du pronom de P1 jo, jeo, ou je, ce qui montre qu’il s’agissait dans ces cas d’une forme atone. Mais cela se produisait dans un seul contexte syntactico-phonétique : devant un verbe à initiale vocalique, ou devant les adverbes pronominaux en et i / y. C’est le cas dans Roland, composé vers 1100, dont le manuscrit le plus ancien date sans doute de la première moitié du 12e s., et qui est le premier texte à présenter cette trace d’élision (à moins d’analyser ces cas comme des spécificités de la scansion anglo-normande) : sur 27 emplois de jo devant un verbe commençant par une voyelle, 7 semblent être élidés (Livrez le mei, jo en ferai la justice, Roland, v. 498, décasyllabe ‘Livrez-le moi, je le jugerai’) ; mais le hiatus du pronom reste le cas le plus fréquent (E jo irai al Sarazin espan, Roland, v. 269 ‘et j’irai trouver le Sarrasin espagnol’). C’est le cas également dans le Comput de Philippe de Thaon (composé en 1113 ou 1119, manuscrit de la fin du 12e s. : un cas d’élision : Si cum jo ai acuntet, v. 2794 ‘ainsi que je l’ai raconté’), dans la Chanson de Guillaume (écrite vers 1140, mais recopiée au 13e s.), où sur 37 cas de jo précédant un verbe à initiale vocalique, 13 ont une possible élision (Loinz sunt les marches u jo ai a comander, v. 1020 ‘Loin est le pays que je dois commander’) ; et à la fin du 12e s. encore, un texte également anglo-normand, Adgar, tout en offrant lui aussi uniquement la graphie pleine du pronom, suppose pour que la scansion soit exacte l’élision de la voyelle dans 8 cas, toujours dans le même type de contexte (Un angele vint, si cum jo entent, v. 84) ; en revanche si le mot suivant n’est ni le verbe, ni en ou i, il n’y n’a pas d’élision (Quant jo arriere revendrai, v. 27). Ainsi, l’élision, à ses débuts, sélectionne son contexte : un verbe à initiale vocalique, ou en, ou i. Et même dans ce contexte restreint, l’élision est optionnelle, le hiatus restant nettement plus fréquent. On fera donc l’hypothèse que le pronom P1 est aux débuts du français une forme tonique, de même que les autres pronoms sujets, et que la situation change dans les premières décennies du 12e s., avec le développement de l’emploi du sujet pronominal au 12e s., qui, se banalisant progressivement, perd dans le contexte préverbal emphase et accentuation. Dès lors il existe deux variantes morphologiques de P1 en concurrence devant voyelle, l’une élidée et l’autre avec hiatus, et cette variation perdure jusqu’aux 14e-15e s. où l’élision devient obligatoire dans un contexte prévocalique. A partir du second tiers du 12e s., un changement d’ordre graphique apparaît dans les manuscrits : deux ou trois formes se répartissent désormais les emplois du pronom sujet de P1 dans les textes ; à côté de je ou jo dominants selon les régions, apparaît une forme courte pour le pronom élidé (j’, g’), mais également une ou des forme(s) spécifique(s) employée(s) dans des contextes toniques. La distinction pronom sujet atone / pronom sujet tonique devient formellement claire pour P1 : une forme courte pour l’élision quand elle peut se produire (j’), une forme tonique gié (parfois jou) pour les emplois marqués (toniques, en emplois « disjoints »), et, restant de loin la plus fréquente dans tous les emplois, une forme courante indifférenciée, tonique ou atone, je ou jo. Les premiers manuscrits qui offrent à la
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fois la double distinction, la graphie j ou g, du pronom élidé agglutiné au mot suivant, par proclise devant voyelle, et par ailleurs la forme tonique gié, datent du début du 13e s. – les deux phénomènes étant quasi contemporains ; ces manuscrits ont été copiés aussi bien dans l’Ouest (PontStMaxenceBecket, début 13e s., anglo-normand ; Eneas, manuscrit ca 1200, dialecte normand), le Nord (Juise, début 13e s., dialecte liégeois), ou l’Est (ms. BnF 794 copié par Guiot en 1235 : romans de Chrétien de Troyes en particulier). Mais l’élision n’est pas encore obligatoire, et les hiatus restent nombreux. Dans le dernier quart du 12e s. l’élision peut se faire dans de nouveaux contextes, devant un élément autre qu’un verbe conjugué, par exemple devant un infinitif régime ou un adverbe intercalé : se j’amender le dei, PontStMaxenceBecket, v. 4410, composé en 1174 ‘si je dois le corriger’; se j’onques puis, TroyesYvain, v. 5745 ‘si jamais je peux’), ou devant un attribut (Sui j’anfes a espoanter ?, Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier de la Charrette, 1177-1181, v. 1721 ‘Suis-je un enfant qu’on peut épouvanter ?’). Au 12e s. apparaissent de même des cas d’élision de tu / te devant un verbe à initiale vocalique, spécialement dans des textes picards (voir ci-dessous). A la fin du 13e s. et au 14e s. d’autres possibilités apparaissent ; l’élision se répand et se rencontre dans de nouveaux contextes : devant un complément prépositionnel (Qu’en ai-je a fere ? MeunRose, v. 4039 ; et MachautFortune, 1341, v. 2566), devant le coordonnant et (Oy j’et vi en ce parchet, MachautFortune, v. 4061 : ‘J’entendis et vis…’). Dans le courant du 14e s. l’élision devient majoritaire, tant dans la graphie que dans la scansion. Jusqu’au milieu du 15e s. cependant, persiste la possibilité, attestée par la scansion en vers, mais rare, de conserver je faisant hiatus devant voyelle (trois cas dans Griseldis, composé en 1392 et quelque peu conservateur, un cas chez Charles d’Orléans sur plus de 500 emplois du pronom sujet de P1 : Ballade LVIII, 1415, v. 15). Mais dès le 15e s. il semble que l’élision de je devant voyelle soit devenue obligatoire : c’est le cas chez Villon. Cependant, même en cas d’élision, la graphie je perdure irrégulièrement quelque temps en prose comme en vers, et c’est encore le cas en FMod quand le pronom est postposé au verbe conjugué et précède un élément vocalique (Puis je avoir du café ?). En même temps que l’élision se généralise, révélant le caractère atone des pronoms sujets placés devant le verbe conjugué, un autre changement, complémentaire, se développe : les formes toniques du pronom régime sont de plus en plus souvent utilisées pour les emplois toniques du pronom sujet. Dès la fin du 12e et le début du 13e s., ces formes (moi, toi, lui…) commencent à être employées dans quelques contextes précis, par exemple comme sujet coordonné (S’irons tornoier moi et vos, TroyesYvain, v. 2503, manuscrit copié par le scribe Guiot en 1230-1240). Dès la fin du 13e s. et au 14e s. cette substitution s’étend à d’autres constructions, et elle ne s’achève qu’au début du 17e s. (Humphreys 1932, Moignet 1965, Marchello-Nizia 21997 [1979] : 230-238, Zink 1997 : 129-171 : x 33.3.2 et voir ci-dessous b.i., b.ii.). b. Formes des pronoms personnels sujets i. 1e p. sg. au CS Pour ce pronom venant de lat. ěgo, réduit à ěo (forme attestée en latin au 6e s., et dont le e- initial a été renforcé en yod, ou bien a été diphtongué avant que l’initiale se consonifie), l’AF offre une quarantaine de graphies différentes entre le 9e et le 14e s., selon les régions et les emplois. Strasbourg (9e s.) utilise eo, io et iu ; Jonas n’offre que io ou jo, et Passion uniquement eu. Les textes composés en anglo-normand aux 11e et 12e s., ainsi que les manuscrits qui y sont
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copiés, utilisent uniquement, ou très majoritairement, jo (StAlexis, Roland, StBrendan, ThaonComput qui emploie aussi je et jeo, Chanson de Guillaume, WaceBrut2, PontSteMaxenceBecket, Quatre Livres des Rois, ThomasTristan, AdgarMiracles fin 12e s.), ou jeo (Gormont, Marie de France) ; ces formes régressent après le 12e s., jo perdurant cependant jusqu’au 14e s. Sur le continent, au Centre et à l’Est, dès le 12e s. la forme la plus courante est je (Couronnement de Louis, Roman de Thèbes, les romans de Chrétien de Troyes, etc.), ou ge (Eneas, Chrétien de Troyes Perceval ou le Conte del graal, RenartDole), qui devant voyelle peuvent s’élider en j’, g' dans les manuscrits dès le début du 13e s. Mais il existe une grande variété de formes dialectales, exclusives de je ou coexistant avec je : jou, joe, jeu, jen caractérisent les scriptas normandes (Chronique du Mont saint Michel, BeroulTristan ; Jen le te tendroy, Doon de Mayence, v. 10), jou et ju la scripta picarde (Floire et Eracle dans des manuscrits picardisants, les textes de saint Bernard, ClariConstantinople, et encore ponctuellement dans MeunRose dans le dernier quart du 13e s.) ; ju, jeu, gie, giei, jei, jey se trouvent en champenois et lorrain. Au 12e s., quelques textes offrent jusqu’à quatre ou cinq formes différentes : ainsi Li ver del juïse, composé dans le second quart du 12e s. dans la région liégeoise, emploie je, jeo, jo, ju, ge, et j’, ou bien Floire et Blancheflor, à peine plus tardif, à côté de je majoritaire utilise jou, jo, j’ et g’. Mais dans la majorité des textes composés à partir de 1130, et copiés quelques décennies plus tard, la forme qui domine est déjà je. Et à peu près en même temps, autour de 1150, apparaissent tout à la fois la graphie élidée j (attachée au mot suivant, et qu’on transcrit j’), et la forme tonique nouvelle gié. Gié apparaît au 12e s. essentiellement en vers, surtout chez certains auteurs (Chrétien de Troyes, Gautier d’Arras, Jean Renart…), et il est presque toujours postposé au verbe, ou bien seul ou coordonné, et en fin de vers, rimant avec vangié, congié, jugié, etc. : c’est clairement une forme tonique ; une variante jé tonique se rencontre dans le même contexte, mais plus rarement (Renaut de Beaujeu, Bel inconnu, v. 3602 prendrai jé : congié) ; gié cesse d’être utilisé à la fin du 13e s. Parfois jou, ou ju, servent aussi de formes toniques (Nous devons bien et jou et vous faire son bon et son plaisir, Eracle, v. 2678 ‘Nous devons bien, moi et vous, faire ce qu’il veut et qui lui fait plaisir’). La plupart de ces formes du pronom P1 ont été par ailleurs jusqu’au 13e s. support d’enclise pour le pronom régime le : jel, gel, geu (pour je le, ge le), jol, jou (jo le); pour les : jes, jez, jos, jous, ges, giés ; pour les pronoms me et te : jom, jot, jem, jet, et parfois pour en : jen (je en), et même pour vous : jous / j’ous (je vous). L’existence des graphies dialectales et des formes à enclise explique en partie l’étonnante bigarrure formelle de je, et l’apparition pour les pronoms sujets des nouvelles formes atones concourt à l’accroître encore. Cette variété de graphies commence cependant à régresser au 13e s. Enfin, dès les 12e et 13e s., la forme de cas-régime tonique commence à pouvoir être employée ponctuellement comme sujet tonique détaché ou coordonné. A la fin du 15e s. la substitution est achevée, je étant le dernier pronom à subsister dans des formules telles que Je Françoys Villon, escollier (Villon, Lais, v.2), à côté de moy Cristine de Pizan, femme soubz les tenebres d’ignorance […] emprens […] (Christine de Pizan, Charles V, p. 5). ii. 2e p. sg. au CS Comme P1, P2 a une forme tonique comme sujet, tu (Et tu, comant ?, TroyesYvain, v. 341) (rimant avec perdu, Eneas1, v. 4945-4946). Dès le 12e s. apparaît pour les emplois non toniques de tu une forme surtout utilisée dans le nord et l’est, te, sans doute analogique de je (Et tu, venis te ci ersoir ?, Bel inconnu, v. 5419 ‘Et toi, es-tu venu ici hier soir ?’). Cette forme atone peut s’élider devant voyelle dès
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le 12e s., et au 16e s. le grammairien Sylvius évoque l’élision t’es sage pour tu es sage (voir Pope 1952 : § 828 d’après Thurot 1881 : I, 279), élision que le FMod oral utilise encore ; mais contrairement à j’, l’élision en t’ devant voyelle n’est jamais devenue obligatoire, et elle reste la marque d’un registre oral familier. En picard, la forme normale du pronom sujet est te, qui connaît l’élision devant voyelle (Se t’as letre, Adam de la Halle, Jeu de la feuillée, v. 704 ‘Si tu as une lettre’). Dès le début du 13e s. sont attestés des cas où, comme pour P1, le pronom sujet tonique de P2 apparaît sous la forme toi (siudrons moi et toi, se tu viax, le chevalier, TroyesCharrette, v. 1801-1803 : ‘Nous suivrons toi et moi, si tu veux, le chevalier’). iii. 3e p. sg. au CS, masc., fém., neutre Le pronom sujet de P3 au masc. vient du démonstratif latin ĭlle > ĭllī sous l’influence de quī, puis > īllī sous l’influence du ī final > il ; il est originellement tonique comme les pronoms je et tu. Certains textes très anciens offrent la forme el, sous l’influence de copistes provençaux (Passion, StLegier). On a parfois aussi la graphie ill, et ilh en wallon. Par ailleurs, en MF, vers le milieu du 14e s., la forme ilz apparaît parfois pour P3 masc. (a) ou neutre (b) ; mais cet emploi est assez rare, et ne semble pas dépasser le milieu du 16e s. (Marchello-Nizia 21997 : 222-223) : (a) Et c’est che que dist l’Apostre du petit heritier, qu’ilz est soubz tuteurs et acteurs jusques au temps ordonné du pere. (Jean Daudin, De la erudition, 1360, p. 184) ‘Et c’est ce que dit l’Apôtre du jeune héritier, qu’il est sous le pouvoir des tuteurs et responsables jusqu’au moment décidé par le père.’ qu’ilz estoit ung tres meschant homme d’avoir fait ainsi (VigneullesNouvelles, 1515, p. 156) des actes qu’ilz a faictz (CalvinLettres, mi-16e s., p. 205) (b) comme ilz leur plairoit a estre (Froissart, Chroniques, XII, fin 14e s., p. 317) desquels ilz est dit es Proverbes (Jean Daudin, De la erudition, p. 87)
Devant un verbe commençant par une consonne ou un pronom régime, il peut se réduire à i avec effacement de -l (car s’i l’ocient, Aucassin, XXIV, 31 ‘car s’ils le tuent’) ; cet usage est signalé par plusieurs grammairiens encore aux 16e et 17e s., et il perdure encore en FMod à l’oral lorsque il précède un mot à initiale consonantique (I vient = ‘il vient’). Comme pour je et tu, le sujet P3 en emploi séparé du verbe peut dès le MF se rencontrer sous la forme de CR tonique (Paris […] estoit tellement fermee dyeau, que li mesmes tesmoigne que len ny pooit passer, Raoul de Presles, 14e s., cité par Humphreys 1932 : 104 : ‘Paris […] était tellement isolée par les inondations, que lui-même témoigne qu’on ne pouvait pas y passer’). Le pronom personnel P3 sujet au féminin, ele, vient du même démonstratif latin au féminin, ĭlla > ele ; il y a parfois un effacement de la voyelle finale donnant el (analogie avec il ?) dès le 12e s., les deux formes étant aussi bien atones (que el se seit pasmee, Roland, v. 3724) que toniques (il sera rois et el raïne, Eneas, v. 9836 ‘il sera roi et elle reine’) ; régionalement on peut avoir une forme al (Eneas, v. 150 : al li donra). Les dernières occurrences de la forme brève se rencontrent au début du 15e s. (Manières de langage de 1396). La forme avec -ll- apparaît (outre dans Eulalie où elle est proche du latin) dès le début du 13e s. (AmiAmil), elle progresse fortement au 14e s., où dans plusieurs textes elle est seule employée ; elle remplace totalement ele au cours du 15e s. Le pronom personnel P3 sujet au neutre apparaît sous la forme il dès le 11e s. (StAlexis, v. 51, 503), qu’il s’agisse d’un pronom neutre référentiel (référant à une proposition par
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exemple) ou purement explétif (Zimmermann 2014). De par son origine (< lat. ĭllu-) on attend la forme el, qui se trouve parfois à l’Ouest au 12e s., ainsi que la forme al (Peser m’en deit, e si fait el, Roman de Troie, 20263, cit. Moignet 1973 : 38 ‘Cela doit me déplaire, et c’est bien le cas’ : el rime avec fel). Mais l’analogie avec il masc. a joué très tôt, sans doute aussi pour distinguer ce sujet de ses homonymes, la forme de pronom fém. el et la forme de pronom indéfini el (< lat. aliud ‘autre chose’). Ce pronom sujet neutre n’apparaît qu’en emploi atone, immédiatement avant ou après le verbe : il n’a pas de forme tonique. iv. 1e et 2e p. pl. au CS (4e et 5e p.) Les sujets de P4 et P5, atones ou toniques, sont nos et vos, venant du latin nōs et uōs, et nus et vus en anglo-normand ; ils évoluent en nous et vous au 13e s. Le sujet de P5 apparaît parfois, par aphérèse, sous la forme os, ous, surtout postposé au verbe en phrase interrogative (Av’ous mal aux dens, maistre Pierre ? Pathelin, v. 1256) (Zink 1997 : 21) ; le pronom régime connaît le même abrègement (voir ci-dessous). v. 3e p. pl. au CS (6e p.), masc. et fém. Le sujet de P6 au masculin a la forme il, venant du démonstratif ĭllī > īllī sous l’influence du ī final, puis > il. Comme pour P3 masc., il peut se réduire à i devant un verbe commençant par une consonne. Il sujet pluriel reste dominant chez des auteurs archaïsants jusqu’au 15e s. (Froissart, Martial d’Auvergne). Mais la forme avec -s final apparaît dans quelques textes de la seconde partie du 13e s. (MeunRose3, v. 17007 et 17927 ; BeaumanoirBeauvaisis) ; elle est courante dès la fin du 13e s. dans une charte parisienne à côté de il (ils disoient). La forme avec -z final apparaît au tout début du 14e s., chez Joinville, chez qui les trois formes coexistent, l’ancienne forme il restant de très loin la plus fréquente (JoinvilleMémoires, 7 ilz et 2 ils : p. 42 ilz se assembleroient, etc., ils p. 142 et p. 236). Ils et ilz deviennent fréquents à partir de 1350 (Landry, Griseldis, QuinzeJoyes, Col, Alain Chartier, SaleSaintré, CentNouvelles…). La forme ils progresse fortement au 16e s. et remplace ilz en un siècle et demi. Aux 16e et 17e s. plusieurs grammairiens signalent la prononciation iz devant voyelle, prononciation qui perdure en FMod. Comme les autres pronoms sujets, en emploi d’insistance ou en emploi détaché du verbe, le sujet P6 peut se rencontrer sous la forme du CR tonique dès la fin du 13e s., le plus souvent suivi de mesmes (MeunRose2, fin 13e s., manuscrit de peu postérieur, v. 12347 : orent beü […] du vin que je pas ne versai : eus meïsmes l’orent versé ‘ils avaient bu du vin […] que je n’avais pas versé : eux-mêmes l’avaient versé’). Au féminin de P6, la forme eles est parfois remplacée par la forme du masculin il ; elle est parfois graphiée els ou eus dans l’Ouest, ou encore als ou as (Eneas, v. 114 : As ne sorent) ; elle suit la même chronologie que ele pour sa graphie : elles apparaît au 13e s., et la forme ancienne régresse fortement après 1350. vi. Le pronom indéfini sujet ON : vers un pronom « omnipersonnel » (Moignet 1965 :133) On pronom sujet indéfini désignant un être humain, est un morphème assez peu fréquent dans les langues du monde. Déjà en latin existait sans doute un emploi de homo proche de l’indéfini (Giacalone Ramat et Sansò 2010). En français, où il est attesté dès le 11e s., on a connu une évolution singulière : outre sa valeur indéfinie, il a acquis assez récemment semble-t-il, aux 18e-19e s., une nouvelle signification, en devenant l’équivalent du pronom personnel de la première personne du pluriel ‘nous’.
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Le pronom indéfini on, uniquement employé en fonction de sujet contrairement aux autres indéfinis, et désignant un agent animé indéfini, est ancien puisqu’il apparaît peut-être déjà dans les Serments de Strasbourg (842 : si cum om per dreit son fradra saluar dift, l. 5-6 ‘ainsi que tout homme doit légitimement protéger son frère’) ; et en tout cas, Passion et StLegier n’en offrant aucune occurrence, c’est à coup sûr dès le milieu du 11e s., dans StAlexis, que dans quatre énoncés les formes hom ou l’um désignent un indéfini animé (voir exemples cidessous). Ce nouveau pronom résulte de la grammaticalisation du nom huem, hom au CS sg. (home étant la forme du CR sg. ou du CS pl.), avec lequel il coexiste ; il y a donc trois interprétations possibles pour hom à partir du 11e s. : 1) un nom commun non défini, à valeur indéfinie (‘un homme, n’importe quel homme’), ou bien 2) un nom générique (‘tout homme, toute personne’) ; 3) ou bien déjà un pronom indéfini (‘tout un chacun, quelque être humain que ce soit, que l’on ne peut préciser davantage’). C’est donc le type de contexte et de constructions dans lequel entre cette forme, ainsi que sa signification, et assez vite également sa forme spécifique, qui permettent de distinguer l’emploi nominal de hom de son emploi pronominal d’indéfini. Si le verbe est au passé simple et marque une action ponctuelle, si le nom ‘homme’ est accompagné d’un déterminant, d’un adjectif qualificatif ou d’une relative qui le particularisent, il ne s’agit pas de l’indéfini, mais du nom. En revanche, il peut s’agir du pronom indéfini, en présence d’un temps verbal potentiellement intemporel, tel que le présent, ou d’un verbe déontique tel que devoir, et en l’absence de tout qualifiant ou déterminant, à l’exception de l’élément l’ devant en puis on. Quant à la forme de ce pronom, elle présente un grand nombre de variantes en AF. Dans les textes des 11e-12e s. du corpus GGHF, on relève 13 graphies pour le morphème ON pronom indéfini : on, l’on, om, l’om, um, l’um, hom, l’hom, hum, en (BeroulTristan), l’en, l’an, l’uen, auxquelles il faut ajouter hon, l’hon, l’em, un (WaceBrut), nen (Nord, Est et autres régions : Gormont et Isembart, Livres du roy Modus, fin 14e s.). Mais en ce début du processus de grammaticalisation, les copistes semblent parfois faire effort pour distinguer entre deux emplois, le nouveau et l’ancien, et ce processus favorisera sans doute au 13e s. la disparition d’un grand nombre de variantes. Ainsi dans StAlexis, les deux occurrences de l’um en (a) ont une syntaxe compatible avec celle d’un pronom (l étant discriminant ici pour l’interprétation des cinq jambages suivants fort ambigus l ɩ ɩ ɩ ɩ ɩ), et cette forme semble réservée à cet emploi ; dans les autres cas en (b), la forme hom est ambigue puisqu’elle peut être également celle du nom au CS sg. Dans Roland, et dans ThaonComput de même, environ un demi-siècle plus tard, l’om / l’um est réservé à l’emploi pronominal, mais celui-ci est également exprimé par la forme bivalente hom : (a) Iluec paist l’um del relief de la tabla. (StAlexis, v. 247) ‘Là on le nourrit des restes du repas.’ Saint Boneface, que l’um martire apelet, / aveit an Rome un’eglise mult bele. (StAlexis, v. 566) ‘Saint Boniface, que l’on qualifie de martyre, possédait à Rome une très belle église.’ E ceo truvum escrit / Es liveres que l’um lit. (ThaonComput, début du 12e s., v. 18171818) ‘Et nous trouvons cela écrit dans les livres qu’on lit.’ (b) Par nule guise ne l’em puet hom blasmer (StAlexis, v. 235) ‘On ne peut en aucune manière le blâmer de cela’ De tutes parz l’unt si avirunet, / C’est avis, unches hom n’i poet habiter. (StAlexis, v. 575) ‘Il est si entouré par la foule, qu’il semble qu’on ne peut s’en approcher.’ icele luür / Apele hom jur. (ThaonComput, v. 322)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Si dans les textes du 12e s. subsiste une ambiguïté formelle, dès la fin du 12e s. et au 13e s., les copistes ou les auteurs vont privilégier des formes spécifiques pour le pronom, on ou l’em (AdgarMiracles). Dès AmiAmil, la forme on va dominer, avec ou sans l’élément l’, et dans tous les cas on, antéposé ou postposé au verbe, est sujet d’un verbe au présent de l’indicatif. Mais un grand nombre de variantes subsistera encore, un même texte pouvant utiliser plusieurs graphies (JoinvilleMémoires : on, l’en, en), et certaines graphies peu répandues se conservant jusqu’au 15e s., telle nen : Nen dit qu’un homme est radoté / quant il a perdu sa memore (Gace de la Buigne, fin 14e s., v. 6612) ‘On dit qu’un homme radote quand il a perdu la mémoire’
La forme l’ devant on est en général identifiée comme l’article défini. Mais dans ce cas on attendrait li au CS (comme li uns, li autre) ; or on n’a jamais *li on pour le pronom, en revanche li om, li huem existent pour le nom. La présence de l’est variable, surtout utilisée anciennement devant an ou en : en effet au 13e s. on a l’en, l’an, rarement l’on ; sans doute l’ est-il destiné à lever la possible ambiguïté de la forme en devant le verbe. Plusieurs indices, en particulier formels, comme on le voit, montrent que dès le 12e s., pour les copistes, il y avait une distinction à opérer, qui marquait qu’une recatégorisation avait eu lieu. Et après 1500, seules quatre graphies spécifiques du morphème ON perdurent, deux, on et l’on, dominant largement. Ce nouveau morphème a été non seulement identifié comme différent du nom, mais analysé comme pronom, comme le fait Palsgrave au début du 16e s., qui cite les formes on, len et lon parmi les pronoms au singulier : je tu il elle len lon on et se (L’esclaircissement, p. 76). Les 11e-12e siècles n’ont pas marqué seulement le début de la recatégorisation de on. C’est également au cours du 12e s. que s’est dessinée une évolution sémantique de on, qui, d’indéfini, semble devenir presque personnel. En effet, dans un texte scientifique composé en 1113 ou 1119 et transmis par un manuscrit du dernier quart du 12e s., le Comput de Philippe de Thaon, qui est organisé sur le modèle « Question – Réponse », plusieurs emplois de um / hom pronoms pourraient renvoyer aux protagonistes du texte, nous ou vous : ainsi dans ces trois exemples, où l’indéfini dans le premier et nous dans le second paraissent synonymes, et où, dans le troisième, le sujet non exprimé de P4 truvum, et celui exprimé par l’um de lit, semblent renvoyer au même référent : E pur cest’achaisun / Issi le apeled um. (ThaonComput, v. 727-728) ‘Et pour cette raison on l’appelle ainsi.’ Et Libra en vertéd […] / Que nus ‘peise’ apelum En franceise raisun. (ThaonComput, v. 1699-1702) ‘Et libra en vérité […] que nous appelons ‘balance’ dans la langue française.’ ceo truvum escrit / Es liveres que l’um lit (ThaonComput, v. 1817-1818) ‘nous trouvons cela dans les livres qu’on lit’
Mais d’autres cas révèlent un même processus d’identification du pronom indéfini à une autre personne, je et vous en particulier : « Biaus niés, dist l’amulainne, oiés c’om vous dira. » (Bastars de Bouillon, v. 4763, cité par Nyrop 1899-1930, V : 375 : première moitié du 14e s.) ‘« […] écoutez ce que je vais vous dire »’
On équivalant à tu ou vous semble plus tardif (voir ci-dessous 30.3.1.c.).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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30.3.2.2 Pronoms personnels régimes du 9e au 15e s. : formes toniques et atones, enclise et proclise des CR atones a. Enclise et proclise des pronoms personnels régimes atones Le pronom personnel complément à la forme atone, qui est employé à l’intérieur du groupe verbal, peut s’abréger lorsqu’il est précédé ou suivi par un mot pouvant être support d’enclise ou de proclise. L’abrègement du pronom se fait par la perte de la voyelle finale pour les pronoms du type Consonne + Voyelle (me devenant m employé en enclise : sim, ou en proclise : m’en, etc.), par la perte de la voyelle initiale pour en, et par celle de la voyelle et d’une des consonnes pour les (-s), comme on le voit ci-dessous. Ces pronoms ainsi abrégés en une unique consonne (-m, -t, -l, -s, -n) peuvent s’attacher par un phénomène d’enclise – qui n’est jamais obligatoire – au mot précédent si celui-ci se termine par une voyelle : ne + le > nel, si + me> sim, que + les > ques, qui + la > quil, kil, qui + les > quis, je + les > jes, tu + me > tum, etc. Mais ce procédé, très vivant dans les textes les plus anciens, tend rapidement à se raréfier (Rainsford 2014). A la fin du 9e s., Eulalie offre quatre cas d’enclise en 29 vers (ell’ent = elle en, o-s < o se, no-s < non se) ; vers l’an mil, Passion et StLegier offrent entre autres no-ls (< non les), lui-s (< lui se) ; au milieu du 11e s., StAlexis présente un grand nombre d’enclises variées : sil, sim, sin (si en), sit (si te), nel, jol, jos, kil, kis, kin (ki en), luin (lui en ), nen (ne en), et même ol (où le) et purquem (pur que me) ; on a ainsi : Pur quem fuïs ? (StAlexis, v. 453 ‘Pourquoi me fuis-tu ?’). Mais dans Roland, un demi-siècle plus tard, leur nombre est déjà très réduit. Dès le 12e s., les enclises ne concernent plus guère que les pronoms le et les, et les mots supports si, ne, qui, que, je (Rainsford 2014) ; au 13e s. on a encore jou (je le, avec vocalisation de -l), nou (ne le). Les formes à enclise sont de plus en plus concurrencées par les formes atones normales, et au début du 14e s., époque la plus tardive où l’enclise pronominale se rencontre encore, ne sont attestés ponctuellement que nel et nes, alors que ne le et ne les dominent largement (Renart le Contrefait, 14e s.). En revanche, dès les plus anciens textes, la proclise des pronoms régimes atones à finale vocalique est obligatoire dans le groupe verbal devant en, i / y, et devant un verbe à initiale vocalique (me > m’, te > t’, le / la > l’, se > s’, et parfois li > l’) – et l’on rejoint ici la thèse de la primauté et de l’antériorité de la proclise sur l’enclise en AF soutenue par Lerch (Historische französische Syntax, t. 3, 1934 : 290 ; voir De Dardel et De Kok 1996 : 47-48 pour l’historique de ce débat). Cette règle a perduré du plus ancien texte français (non lint pois, Strasbourg, 9e s., ‘[je] ne l’en peux’…) jusqu’au FMod. Et dès qu’il y a la double possibilité, soit d’enclise soit de proclise, c’est la proclise qui l’emporte ; StAlexis présente la séquence jo + l + en fereie franc (v. 227 ‘j’en ferais un homme libre’) : le copiste du manuscrit (mi-12e s.) regroupe non pas jo + l, comme pour l’enclise, mais l + en, et il s’agit donc d’une proclise : io len fereie (qu’on transcrit jo l’en fereie). C’est la règle jusqu’au FMod. Seul le pronom régime indirect li (masc. ou fém.) ne s’élide qu’optionnellement en AF, essentiellement devant l’adverbe pronominal en (onques ne l’en sovint, Aucassin, p. 10 ‘il ne lui en souvint pas du tout’ : l’en = li en), mais cette possibilité de proclise ne perdurera pas. b. Formes des pronoms régimes i. 1e p. sg., 2e p. sg. et réfléchi au CR Pour les pronoms personnels régimes, la distinction entre forme tonique et forme atone existe de façon certaine dès les premiers textes. Les formes compléments (régime direct et indirect) de P1 viennent de la même forme latine d’accusatif me, qui était soit accentuée et diphtonguée
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
(mē accentué > mei, puis moi), soit non accentuée (me non accentué > mǝ). De même pour P2 (tē accentué >tei > toi, et tē inaccentué > te > tǝ), et pour le réfléchi de P3 (sē > sei > soi, et parfois sai dialectalement : Ne pot foïr ne sai deffendre, MeunRose1, v. 6687). La forme atone peut, jusqu’au 13e s., former une enclise avec un mot précédent terminé par une voyelle, comme on vient de le voir pour la 1ère personne. La forme tonique du pronom régime n’a connu que peu de variations, qui étaient des réalisations dialectales à époque ancienne. Pour P1 et P2, et pour le réfléchi de P3 et P6, l’anglo-normand et le normand ont utilisé longtemps les formes mei (parfois graphiée mai dans StAlexis), tei et sei. Au nord et au nord-est, le picard ainsi que les régions proches (Lorraine, sud de la Belgique) connaissent mi (issu du datif lat. mihi), ti et si (analogiques de mi) qui dominent dans les chartes, mais coexistent généralement avec moi, toi et soi (Gossen 1970 [1951] : 124-125) (cheste vile a molt mesfait a mi et a me gent, ClariConstantinople, p. 14 ‘Cette ville a très mal agi envers moi et mes gens’) ; ces formes, que l’on trouve au Moyen Age dans un grand nombre de textes (Aucassin, ClariConstantinople, Adam de la Halle, Garin, Gace Brulé, Thibaut de Champagne), subsistent à l’époque moderne dans ces mêmes régions. Dès les 12e-13e s., les régions du Centre et de l’Est emploient moi, toi, soi (< mei), devenues les formes les plus courantes, et dont la prononciation évoluera de [wè] à [wa] entre le 14e et le 18e s. ii. 3e p. sg. au CR masc., fém. et neutre Pour la personne P3 la situation est plus complexe, chacun des trois genres ayant son paradigme propre. La forme atone du CR direct au masc. (le) vient de l’accusatif du démonstratif ille, illu(m), non accentué sur la syllabe initiale (> lu, lo, lou > le), et au féminin de illa(m) (> la au fém., qui évolue en le en picard) ; la forme atone du CR indirect vient du datif latin illī > li pour le masc. et le fém. La forme tonique, qui s’emploie pour les CR direct et indirect, vient des datifs refaits accentués sur la finale, °illúī (illī refait sur le modèle de cui) > lui au masc., et illáei > li au fém. Pour le CR direct du pronom atone masc., la forme la plus ancienne est lo (Strasbourg, Passion, StLegier), lu (en anglo-normand : WaceBrut) et lou étant attestés ponctuellement jusqu’au milieu du 12e s. ; dès le 11e s. le s’impose puis se généralisera. Les formes lo, le s’élident obligatoirement devant un verbe à initiale vocalique, ou devant en ou i, mais peuvent également le faire devant d’autres termes (Voit l’Arragon, Prise d’Orange, v. 872 ‘Arragon le voit’) ; il peut former enclise avec un terme précédent avant le 13e s. Le CR direct atone fém. est la dès Eulalie, mais le en picard, et ces formes s’élident obligatoirement devant voyelle, de même que le CR atone neutre lo, le. Le CR indirect atone est li au masc. dès Strasbourg, ainsi qu’au fém. dès Eulalie, et c’est la seule forme jusqu’à la fin du 13e s. ; pour le neutre, c’est en qui sert de CR indirect. Mais dans le cours du 14e s. il y a variation pour le pronom au CR indirect atone entre li et lui, tant pour le fém. que pour le masc., et lui remplace complètement l’ancienne forme dès le milieu ou la fin 15e s. (il lui fu adviz que…, Berinus, § 140, fin 14e s.) (Marchello-Nizia 21997 : 226) Le CR tonique masc. est lui (forme indifférenciée pour les CR direct et indirect) dès Eulalie (et a lui nos laist venir, v. 28 ‘et qu’il nous laisse venir à lui’). Le CR tonique fém., li, a aussi les formes dialectales lei, lié. Dès la fin du 13e s. li commence à être remplacé par ele / elle (Philippe de Novarre) ; après une période de variation au 14e s. et au début du 15e s., la substitution est quasi achevée mi-15e s. (SaleSaintré). Il arrive que li / ele soit remplacé par la forme du masc. lui.
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Le CR neutre n’a pas de forme tonique (c’est le démonstratif neutre ço / ce, puis cela et ça qui en tiennent lieu). iii. 1e et 2e p. pl. au CR Les pronoms des personnes P4 et P5 viennent du latin nōs et uōs, et ils ont la même forme en toute fonction et en toute position : nos (Eulalie, Jonas, Passion, StLéger, Roland, Eneas…), nus (anglo-normand, Est : StAlexis, Roland, ThaonComput, AdgarMiracles) > nous dès le 13e s., et vos, vus (anglo-normand et normand) > vous. Pour ces pronoms, l’opposition entre formes tonique et atone n’est pas marquée graphiquement. Comme pour le CS, le CR de P5 connaît parfois un abrègement en os, ous qui forme enclise avec le mot précédent (BeroulTristan, v. 1243 : Se il n’os laisent en present ‘S’ils ne vous relâchent pas immédiatement’). iv. 3e p. pl. au CR masc. et fém. Pour la personne P6, le paradigme est plus simple que pour P3. Les CR directs atones viennent de illos (masc.) ou illas (fém.) qui n’étant pas accentués sur la syllabe initiale donnent tous deux les. Le CR indirect atone lor > leur vient du génitif pluriel latin masc. illorum pour les deux genres (la diphtongaison indique que le mot a été accentué, mais la chute de la première syllabe par haplologie montre qu’il s’appuie sur la forme suivante). Les CR toniques viennent aussi de ĭllos pour le masc. et de ĭllas pour le fém., mais accentués sur la première syllabe. Au masc. illos donne els > eus, et selon les régions aus / ax, eaus, iaus. Au fém. íllas > eles, qui parfois donne els (Ouest) ou aus, iaus (Nord et Est). 30.3.3 Le système des pronoms personnels du 16e au 21e s. Les phénomènes initiés antérieurement s’achèvent ou se poursuivent après le 15e s., mais une nouveauté se développe au 19e s. et se généralise en FMod à l’oral : l’emploi du pronom indéfini on en fonction de sujet pour P4 (Léa et moi on est allées au cinéma). Dans le tableau 16 ci-dessous, nous conservons la distinction « atone / tonique », sachant qu’en FMod un mot atone peut être accentué s’il se trouve en finale sous l’accent de groupe de mots : Donne moi la, Prends-le. Les termes « conjoint » et « disjoint » ne sont pas totalement exacts pour le FMod, puisqu’on a pour P3 l’emploi « conjoint » d’une forme « disjointe » : Lui viendra, eux resteront. Pers. P1 P2 P3 masc.
Formes atones (conjointes) Fonction CS ou CR CS je, j’ CR dir. et indir. me, m’ CS tu CR dir. et indir. te CS il, iCR dir. le, l’ CR indir. lui
Formes toniques (disjointes) Toutes fonctions } moi } toi } lui
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Pers. P3 fém.
P3 neutre
P4 (sg. ou pl.) P5 (sg. ou pl.) P6 masc.
P6 fém.
Réfléchi P3-P6-on
Formes atones (conjointes) Fonction CS ou CR CS elle CR dir. la, l’ CR indir. lui CS il CR dir. le, l’ CR indir. en, y CS et CR nous CS on CS et CR vous CS ils CR dir. les CR indir. leur CS elles CR dir. les CR indir. leur CR dir. et indir. se, s’
Formes toniques (disjointes) Toutes fonctions } elle – – – nous nous vous } eux
} elles soi
Tableau 16 : Pronoms personnels (16e-21e s.)
30.3.3.1 Changements dans les formes L’élision des CR le et la devant voyelle se rencontrait depuis le MF et encore en FClass dans des cas que l’on ne connaît plus en FMod : Mais mon petit Monsieur, prenez-l(e) un peu moins haut (Molière, Misanthrope, v. 433 : il s’agit d’un alexandrin, le s’élide devant un). La liaison en [z] devant voyelle des pronoms terminés par -s est devenue obligatoire (ils_entendent, nous_aimons, je les_entends…), comme c’est également le cas par exemple pour l’article les. Enfin, le remplacement des anciennes formes de CS tonique par les formes de CR tonique était achevé dès la seconde moitié du 15e s., seul je subsiste dans l’expression figée je soussigné NN. 30.3.3.2 La cliticisation du pronom sujet et l’emploi des formes de CR toniques : de il meïsmes à lui-même Aussi longtemps que le pronom personnel sujet a pu avoir une forme tonique, utilisée en emploi disjoint du verbe, je, tu, il, ele, etc., pouvaient se construire avec l’adverbe meïsmes comme marqueur d’emphase ou de contraste. Cette construction était très fréquente en AF. Mais dès la fin du 13e s., et plus tôt en anglo-normand et dans l’Ouest, sont attestés des cas où meïsmes / mesmes est précédé d’un pronom non pas au CS, mais au CR à la forme tonique, qui donc est ici en fonction de sujet : moi meïsmes, lui meïsmes, eus meïsmes remplacent je meïsmes, il meïsmes, il(s) meïsmes. C’est le signe que le pronom sujet a commencé à se cliticiser et ne peut plus se construire séparé du verbe. Tous les pronoms vont tour à tour connaître ce changement, entre le 13e et le milieu du 15e s. : et l’on trouve par exemple eus meïsmes employé comme sujet dans la seconde moitié du 14e s. (Raoul de Presles, PhoebusChasse, Mesnagier).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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A la fin du 14e s., certains textes offrent les deux constructions (Berinus, p. 108 il mesmes, mais p. 98 lui mesmes ; moy mesmes i perdi p. 355, mais je mesmes p. 339, 390, etc.). Et les derniers cas de pronom sujet + mesmes sont attestés dans CentNouvelles (il mesmes p. 42, je mesmes p. 427). Au milieu du 15e s., les pronoms sujets sont donc sur le point d’être totalement cliticisés. Un autre signe de la cliticisation commençante du pronom sujet en AF est offert par l’apparition d’une nouvelle tournure aux 12e-13e s. : la périphrase mes cors, ses cors (‘ma personne’, ‘sa personne’) avait commencé à être employée et pouvait soit remplacer le pronom sujet, soit, comme mesmes, l’accompagner en le renforçant (Villehardouin, La conquête de Constantinople, I, p. 92 : Et il ses cors ira avec vos ‘Et lui-même en personne ira avec vous’). Cette construction n’a pas perduré, mais peut-être faut-il y voir une autre tentative, éphémère, pour tenter de suppléer à la perte de tonicité des pronoms sujets ; cependant, le recours à la forme tonique des pronoms régimes et le développement de meïsmes se sont révélés des solutions plus efficaces et durables. 30.3.3.3 Développement du pronom indéfini sujet ON en un pronom personnel P4 : formes et valeur Le FMod est réputé posséder un pronom indéfini peu commun, on, qui dans l’oral quotidien, mais également plus formel, est très couramment utilisé en lieu et place de nous ; aussi figure-t-il dans le tableau 16 ci-dessus au même titre que nous. Comme pronom indéfini (voir 30.3.2.1.b.vi. ci-dessus), puis comme pronom personnel plus tard (17e-19e s.), on est le résultat d’un processus de grammaticalisation et de recatégorisation, grâce auquel un nom commun est devenu un pronom indéfini, puis, dans l’un de ses emplois, un pronom personnel. On a la séquence bien identifiée : nom commun > pronom indéfini > pronom personnel (Heine et Kuteva 2002 : 232-234) : E ceo truvum escrit Es liveres que l’um lit. (ThaonComput, début du 12e s., v. 1817-1818) ‘Et nous trouvons cela écrit dans les livres qu’on lit.’
On, pronom indéfini ou personnel, se caractérisait comme on l’a vu en AF par une grande variance graphique ; après 1500 seules ou presque perdurent les graphies on, l’on, l’an et l’en, les deux premières dominant largement. Cependant, au 17e s. encore, on a parfois l’en, que ne signalent ni les grammaires ni les dictionnaires, et qui paraît appartenir au registre des non-lettrés : ainsi chez Molière, dans cette tirade d’un paysan : « et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la mesme bande, qui s’equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui l’en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait. » (Molière, Dom Juan, I, 1 ; l’en désigne Don Juan et ses compagnons).
Cette variation graphique a laissé quelque trace en FMod, qui utilise encore à l’écrit les deux formes on ou l’on. Aux 16e et 17e s., apparaissent en français des emplois correspondant à un stade de la grammaticalisation qui s’achèvera au 19e s., le stade ii (« bridging contexts » chez Heine 2004) : dans ces contextes, on n’a pas encore atteint le stade iii où la valeur de on serait incompatible avec sa valeur de pronom indéfini, elle reste encore compatible avec la valeur indéfinie (Winter-Froemel 2019). Ce stade est encore vivant en français, en particulier à l’écrit. Par ailleurs, sémantiquement, le pronom on avait commencé en AF à être employé avec la valeur de diverses personnes (voir 33.3.2.1.b.vi., et x 39.2.1.1), parmi lesquelles P4 ;
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
mais aucune personne n’était favorisée à ce stade, et ce type d’emploi est resté vivant jusqu’en FMod (x 37.5.3). Ainsi, au 17e s., à côté d’équivalences présentes dès l’AF avec je ou tu, on continue à pratiquer une équivalence avec je : Ayres-Bennett (2004 : 39-45) montre que l’emploi de on = je continue à être attesté en particulier dans le registre haut ; et il se développe en cette période la possibilité d’une alternance on / vous : « Vous, Narcisse, approchez. (Aux gardes) Et vous, qu’on se retire. » (Racine, Britannicus, 1669, acte II, sc. 1) Car on avait dans cette maison tellement peu de personnalité que l’on conservait en bonne place tous les objets qui vous avaient été offerts. (Henry de Montherlant, Les Lépreuses, 1939)
Mais, de loin en loin, du 13e au 15e s., l’accord avec un verbe à la 1e personne du pluriel met en évidence une équivalence sémantique : Toutes les censés qu’on doit et doveront à l’aiglise de Saint-Pierre. (Histoire de Metz, III, 237 ; année 1295 ; cité par Nyrop 1899-1930 : V : 81) on aurions tort. (Mystère du Viel Testament, 1, v. 3633) S’on ne sommes mors ou tués, Nous vivrons au Monde vrayment. (Picot, Sotties, I, Farce des galans et du monde, écrite à Rouen vers 1445, v. 406-407)
Un autre aspect de la multivalence de on à partir du MF est l’accord, non plus avec le verbe, qui se maintient à la 3e personne du singulier, mais avec le participe passé ou l’attribut. Il existe deux possibilités : soit l’accord au masculin singulier, ce qui est de règle pour un pronom indéfini, soit, pour les emplois « personnels », l’accord sémantique du participe passé ou de l’attribut avec le référent de on. L’accord non seulement marque la cohérence syntaxique, mais il sert aussi, comme la glose (nous on y va), à lever l’ambiguïté possible de on (on est allées au cinéma) et à identifier plus sûrement le référent dans ces textes du FClass : Par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses. (MolièrePrécieuses, 1660, v. 675) Quand on est jeunes, riches et jolies comme vous, Mesdames, on n’en est pas réduites à l’artifice. (D. Diderot, Les bijoux indiscrets, 1748) Le commencement et le déclin de l’amour se font sentir par l’embarras où l’on est de se trouver seuls. (Jean de La Bruyère, Les caractères, 1687) Cependant, tandis que l’illustre prosélyte faisait sa cour et son ambassade à huit cents lieues de Paris, à Paris on était ingrate, on l’oubliait quelque peu. (MussetArticles, 1832, p. 637) […] la peine de se faire visite, quand on est de si grands personnages, pour tenir des propos si saugrenus. (ClemenceauRéparation, 1899, p. 550) Toi et nous, on est frangins, poupée. Nous faisons chacun le désespoir de notre famille. (MaletVie, 1948, p. 62) Ça a fait une petite agitation et puis on est partis, Keller, Paul, Mistler et moi entourant le permissionnaire. (SartreLettres1, 1932, p. 509) Léa et moi on est allé(es ?) à Rome et on s’est remises à l’italien (oral).
Cependant cette prévalence de la valeur P4 de on en FMod s’est peut-être développée antérieurement ailleurs. En effet, dès le 17e s., en Louisiane et au Québec, est bien attesté l’emploi spécifique de on comme équivalent généralisé de la première personne du pluriel (Ayres-Bennett 2004 : 39-45) : cet usage, témoignant dès cette époque d’une grammaticalisation déjà achevée du pronom indéfini en variante du pronom personnel nous, venait-il d’un parler régional de l’Ouest de la France ?
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Quoi qu’il en soit, déjà au 18e s., chez les lettrés, les deux pronoms on et nous alternent dans une même phrase pour désigner le même référent – mais ce ne peut être que dans un discours en première personne (discours direct, lettres, journaux intimes, égo-littérature) : Les lettres sont d’un grand soulagement en amour, il semble qu’on se délivre en écrivant, du fardeau qui nous accablait. (Bernis, Lettres, 1754-1771)
Chez plusieurs écrivains, se rencontrent au 18e s. des emplois du type « Préposition + nous + on + verbe », « chez nous on + verbe » – toujours en discours direct (théâtre, etc.) : « Mais pourquoi cette question ? – Entre nous on dit... – Quoi ? – Que vous êtes... un peu... esprit fort. » (D. Diderot, Entretiens sur le fils naturel, 1757 : Frantext)
Au 19e s. cette séquence est plus fréquence encore : La nature est ma passion, et une nuit d’Orient m’a toujours tenu éveillé autour des troncs des figuiers. Mais à présent, entre nous on peut le dire, cette lumière dardée sur les rivages, l’indigo de la mer, l’ombre noire des montagnes […] (E. Quinet, Ahasvérus, 1833, p. 124 : Frantext)
Elle apparaît en particulier dans des textes reflétant le langage oral familier, par exemple chez Jehan Rictus : « On commenc’ par avoir son crible Des loufoqu’ries de nos Aïeux ; On vourait pas, si c’tait possible, On vourait pas trinquer pour eux... Nous on est droits... nous on respire (Ça n’est déjà pas si cocasse)… Porquoi qu’y faut payer la casse Du preumier et du s’cond Empire ? » (J. Rictus, Les soliloques du pauvre, 1897, p. 61 ; source : Frantext)
On a souligné (Grafström 1969) la nouveauté de l’emploi de on employé seul au sens de nous (au lieu de nous on) par Flaubert dans l’Education sentimentale, dans les discours de Deslauriers : Deslauriers s’arrêta, et il dit : « …On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! » (G. Flaubert, L’éducation sentimentale, 1869, I, 1, p. 19 ; ou On y va, p. 23)
Dans le premier tiers du 20e s. cet emploi de on pronom personnel connaît un développement très rapide ; chez beaucoup d’auteurs (Céline, Péguy, Malraux) il reflète un usage oral. L’une des dernières étapes de cette évolution est l’accord du participe passé en genre et nombre (Léa et moi on est allées au cinéma). La possibilité d’un tel accord par le sens, réputé non correct, était déjà discutée par Féraud au 18e s., dans son Dictionnaire critique, à l’article on, ce qui prouve que ce phénomène existait au moins depuis les 17e -18e s. : Mais quoique collectif, il veut le v. au singulier, et comme collectif, il régit les noms adjectifs au pluriel, comme on le voit dans les deux exemples […] On est-il déclinable suivant les genres ? Une femme doit-elle dire : on n’aime pas être méprisée, ou méprisé ? C’est aux Dames à décider cette question. Mde de Sévigné leur a doné l’exemple de mettre le féminin. Un malheur continuel pique et ofense : on hait d’être houspillée par la fortune. "Ayez soin de me mander si vous les avez reçues (ces lettres); quand on est fort éloignée, on ne se moque plus des lettres qui commencent par : j’ai reçu la vôtre, etc. "Dans l’absence on est libérale des jours, on les jette à qui en veut. Dans une critique de la Princesse de Clèves, on dit, que
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe quand on parle en général, il faut se servir du masculin, (singulier) encôre que ce qu’on dit se raporte à une femme, ou même à plusieurs : on blâme donc cette phrâse : "Il étoit dificile de n’être pas surprise, quand on ne l’avoit jamais vu.
Cet usage spécifique des possibilités de référenciation de on indéfini tendant à remplacer nous, n’a pas effacé son usage omnipersonnel (Anscombre 2005, Peeters 2006). Cependant cette équivalence de on avec nous, qui est réputée caractériser le français oral contemporain, et est une innovation assez rare dans les langues pour être soulignée, a surgi comme tel relativement récemment. Ce phénomène, repérable ponctuellement dès le 13e s., ne prend de l’ampleur qu’à la fin du 19e s. et surtout au début du 20e s., ce qui a conduit L. Bollack en 1903, dans son essai anticipateur sur le Français en l’an 2003, à y voir l’un des traits du français en développement. Références bibliographiques : Anscombre 2005 ; Ayres-Bennett 2004 ; Bollack 1903 ; Buridant 2000a ; De Kok 1997 ; Giacalone Ramat et Sansò 2010 ; Gossen 1970 [1951] ; Grafström 1969 ; Hasenohr 1993 ; Heine et Kuteva 2002 ; Hunnius 1975, 1981 ; Jacobs 1993 ; Lerch 1934 ; Marchello-Nizia 21997 [1979], 2015a ; Moignet 1965, 1973 ; Nyrop 1899-1930 ; Palsgrave 1530 ; Peeters 2006 ; Pope 1952 ; Rainsford 2014 ; Rydberg 1906-1907 ; Skårup 1975 ; Togeby 1974 ; Thurot 1881 ; Winter-Froemel 2019 ; Zimmermann 2014 ; Zink 1989, 1997.
30.4 Les démonstratifs : déterminants et pronoms 30.4.1 Le système des démonstratifs aux origines (9e-fin 12e s.) Les premiers démonstratifs français descendent des deux séries latines ISTE et ILLE : ISTE donne naissance au démonstratif CIST de l’ancien français, ILLE au démonstratif CIL (de même qu’à l’article défini et au pronom personnel (voir et 30.3.2). En latin, le système des démonstratifs comportait trois séries orientées par rapport à la personne. Trois termes étymologiquement liés, IS, IPSE (< *IS-PSE) et IDEM ( cel, *ecce-illam > cele) ou à d’anciens datifs partiellement refaits (*ecce-illui > celui, *ecce-illaei > celi). Bien que certaines grammaires aient vu des régimes directs dans les formes courtes et des génitifs dans les formes longues, elles semblent être de simples variantes, car elles apparaissent dans des contextes et des fonctions syntaxiques très similaires. Les formes françaises proviennent de la « re-déixisation » des séries latines par ajout devant le démonstratif de l’adverbe déictique ecce, lui-même formé à partir du morphème -ce (Fruyt 2011a). Cette particule enclitique pouvait se postposer à d’autres indexicaux en latin archaïque et classique (notamment aux adverbes spatiaux, comme par exemple dans hic, huc, hac, istic, istinc, illic, illinc, etc.) et elle perd progressivement sa valeur déictique propre. Le renforcement des démonstratifs HIC, ISTE et ILLE par ecce est attesté dans quelques textes latins, les comédies de Plaute et l’Itinéraire d’Egérie en particulier, mais il reste rare et sans doute plus spécifique à la représentation de l’oral (on note la présence du verbe videre dans l’exemple qui suit) : ait nobis ipse sanctus presbyter : « ecce ista fundamenta in giro colliculo isto, quae uidetis […] nam ecce ista uia, quam uidetis transire inter fluuium Iordanem et uicum istum » (Itinéraire d’Egerie, fin 4e s., p. 186, § 14, 2) ‘ce saint prêtre nous dit : « ces fondations que vous voyez autour de cette petite colline […] et cette route que vous voyez passer entre le fleuve du Jourdain et ce village »’
Par aphérèse, ecce cil donne naissance à cil, ecce iste à cist, etc. Les tout premiers textes en langue vernaculaire portent également la trace de formes non renforcées, ist, est et este (d’ist di en avant, dans les Serments de Strasbourg, de tut est mund dans la Vie de saint Alexis, voir Marchello-Nizia 1997b), mais ces formes sont rares, limitées dans le temps (avant le 13e s.) et dans l’espace (surtout dans le quart sud-ouest du domaine d’oïl, d’après Buridant 2000a : § 95). Un nouveau renforcement a lieu en français par l’adjonction d’un préfixe optionnel iqui peut s’ajouter à n’importe quel élément des deux paradigmes (voir tableau 18), aux adverbes (ci / ici, ça / iça, iluec) et à certains indéfinis (tel / itel, tant / itant). Son origine est toujours discutée. Il s’est peut-être développé par analogie avec l’adverbe ici, forme renfor-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
cée de ci dont l’étymologie n’est pas claire (Buridant 2000a : § 95). Les démonstratifs préfixés du français apparaissent vers le milieu du 11e s. dans la version la plus ancienne de la Vie de saint Alexis, qui contient une forte proportion de traits de l’Ouest. On en trouve dans tous les textes postérieurs mais avec une fréquence bien plus haute quand ces textes sont dialectalement marqués de l’Ouest (de l’ordre de 20% à 25% des occurrences, contre 5% à 10% pour les autres régions, voir Guillot-Barbance et Marchello-Nizia 2015 : 90). On observe également que ces formes se trouvent de façon massive dans les parties narratives des textes, contrairement aux formes latines « re-déixisées » par ecce : dans le corpus échantillonné (9e-15e s.), 288 occurrences des démonstratifs préfixés en i- (85,4%) sont utilisées en dehors de l’oral représenté et seulement 49 occurrences (14,6%) dans l’oral représenté. Ces formes plus écrites, généralement anaphoriques, assurent une fonction cohésive. Il semble que toutes les formes courtes aient pu être accentuées ou non et que les formes longues ou très longues, préfixées en i- (icel) ou suffixées en -ui / -i (celui / celi) ou les deux (icelui / iceli), soient toujours accentuées (Marchello-Nizia 1995 : 141-144). Ces formes lourdes, fréquemment employées comme anaphoriques en tête de phrase et / ou de vers et plutôt en fonction régime, permettent souvent la mise en relief de l’élément repris, thématisé ou focalisé. Le système français comporte une dernière forme isolée, le pronom neutre ce, seule survivance de la série HIC latine (*ecce-hoc > ce). Ce pronom se rencontre sous des graphies très diverses suivant la région et l’époque et peut s’élider devant voyelle (ce / c’, ceo, ço, cen, che, ceu, zo, se, etc.). Il est le plus souvent déictique discursif et renvoie à un segment de discours étendu : « Il voz het moult, ce saichiéz voz de fi » (AmiAmil, ca 1200, v. 447) ‘Il vous déteste, sachez-le bien’
Ce système très ancien, dans lequel les paradigmes ne se distinguent pas d’un point de vue fonctionnel mais sémantique (x 39.1.2), va connaître un changement important au tournant du 13e s., lorsqu’une différenciation s’instaure entre les formes de pronoms-déterminants, la forme uniquement pronominale (ce neutre), et de nouvelles formes, qui ne sont plus que déterminants (ces puis ce) (Marchello-Nizia 1995 : 153-180, 2001). 30.4.2 La spécialisation catégorielle des démonstratifs (13e-17e s.) Un premier changement, dont les effets sont à la fois phonétiques, morphosyntaxiques et sémantiques, touche au tout début du 13e s. un secteur limité du paradigme. La transformation va peu à peu gagner tout le système et provoquer la réorganisation complète des démonstratifs en français. Le point de départ de l’évolution concerne la forme cez, masculin régime pluriel issu de la série CIST. Dans le manuscrit d’Oxford, manuscrit anglo-normand le plus ancien de la Chanson de Roland (début du 12e s.), cette forme est couramment employée comme déterminant à la place de la forme correspondante dans la série CIL (cels) et des deux formes féminines cestes et celes (dans l’exemple qui suit, cil est morphologiquement un cas sujet et cez un cas régime) : Grant est la plaigne e large la cuntree. / Luisent cil elme as perres d’or girunees / E cez escuz e cez bronies safrees / E cez espiez, cez enseignes fermees. / Sunent cez greisles, les voiz en sunt mult cleres (Roland, ca 1100, v. 3305-3309)
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‘Grande est la plaine et large la contrée. Les heaumes aux pierres serties d’or luisent, et les écus et les cuirasses ornées d’orfroi et les épieux, et les enseignes fixées aux hampes. Les clairons sonnent, les voix en sont très claires’
La spécialisation morphosyntaxique a déjà débuté dans ce manuscrit pour le pluriel : cels, cestes et celes ne sont plus employés que comme pronoms, cez est l’unique déterminant et neutralise l’opposition de genre et l’opposition sémantique jusqu’alors dominante dans tout le système. Dans les régions continentales, sauf en poitevin, berrichon, angevin et orléanais, un changement comparable a lieu dans le courant du 12e s. Sur le plan phonétique, une double évolution aboutit à la réduction des deux formes masculines cez et cels à une forme unique ces (Dees 1971 : 94-114). La simplification des occluso-constrictives simplifie la finale [ts] de cez en [s] (cela était probablement déjà le cas dans l’aire anglo-normande, même si les graphies ne le laissent pas toujours transparaître, voir Pope 1952 [1934] : § 1183). La forme cels se réduit elle aussi à ces lorsqu’elle est atone et proclitique. Cette seconde réduction est comparable, et sans doute reliée, à celle qui touche les formes enclitiques des (< dels) et as (< als), combinant l’article défini aux prépositions de (de + les) et à (a + les). Par analogie sans doute, la nouvelle forme ces s’impose rapidement au féminin pluriel. Le pluriel masculin et féminin dispose dès lors d’une forme unique, sémantiquement indifférenciée et catégoriellement spécialisée comme déterminant du nom. Il est très probable que ces changements ont été favorisés par une analogie avec deux autres déterminants, l’article défini et le déterminant possessif, dont les formes au pluriel sont également épicènes (les et mes / tes / ses). L’étape suivante précise le rapprochement du déterminant démonstratif avec l’article. Par analogie avec le couple de formes régimes pour le masculin les / le, la forme ce se crée aux alentours de 1200 pour le cas régime singulier. Le paradigme des déterminants démonstratifs s’enrichit brièvement d’une troisième forme¸ cis, qui complète la série pour le cas sujet masculin singulier (elle ne semble pas perdurer au-delà du début du 14e s.). Un nouveau paradigme de démonstratifs a ainsi émergé entre le 12e et le 13e s. Ses formes, limitées à trois (cis / ce / ces), sont uniquement déterminants et toujours atones. Elles ont pour « modèle » un autre déterminant atone, l’article défini li / le / les. Le système des démonstratifs devient dès lors hétérogène. Il comporte des déterminants atones (cis / ce / ces), des formes polyfonctionnelles atones ou toniques (cil / cist, cel / cest, cele / ceste, ceus / (cez), celes / cestes), des formes polyfonctionnelles toujours toniques (icil / icist, celui / cestui, celi / cesti, icelui / icestui, iceli / icesti), une forme pronominale tonique (ce neutre). La désolidarisation des formes et des paradigmes se poursuit dans les siècles qui suivent, entraînant la disparition d’un grand nombre d’éléments et la spécialisation morphosyntaxique de ceux qui subsistent, comme pronoms ou comme déterminants. Le cas sujet masculin cist (singulier et pluriel) disparaît entre la fin du 13e s. et le début du 14e s., comme la plupart des cas sujets en français. Mais la forme cil correspondante se conserve pendant plus d’un siècle, essentiellement comme pronom. Sa disparition est liée à un changement d’ordre accentuel. Lorsqu’au début du 15e s. le pronom personnel il devient clitique (voir 30.3.3.2 et Zink 1997), les emplois de cil régressent très vite. Le pronom il tonique étant remplacé par lui, la forme cil va laisser place à celui. La construction figée avec relative (cil qui) et, dans une moindre mesure, avec le complément déterminatif (cil de + N) reste usuelle jusqu’au début du 16e s. (Gougenheim 1984 [1951] : 76) et disparaît à la fin du siècle (2 occurrences chez Montaigne). La corrélation entre pronoms personnels et démonstratifs explique le maintien tardif de cil aux côtés de il, de même que les graphies parallèles cils / ils et cilz / ilz qui se déve-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
loppent au pluriel, puis le remplacement de cil par celui. Cette corrélation s’étend ensuite aux autres démonstratifs, les pronoms qui s’imposent correspondant tous aux formes toniques du pronom personnel (lui / celui, eux / ceux, elle / celle, elles / celles) et pouvant s’analyser comme : « pronom démonstratif ce + pronom personnel tonique » : ce-lui, c(e)-elle, c(e)eux, c(e)-elles. Les pronoms actuels proviennent tous de la série CIL, dont plusieurs éléments se sont perdus dans le même temps (cil, cel, celi et toutes les formes préfixées en i-). Le changement accentuel, évoqué à propos de la cliticisation du pronom personnel, a d’autres effets importants sur le groupe nominal : l’accent tonique de mot laissant place à un accent de fin de groupe de mots, les déterminants deviennent tous atones en français. Les démonstratifs qui l’étaient déjà, ce / ces, se trouvent dès lors employés de préférence aux autres. Ils appartiennent à la troisième série, apparue en français et sans origine latine. Deux membres de la série CIST viennent compléter le paradigme, ceste pour le féminin, cest pour le masculin, tandis que les formes restantes disparaissent (cis pour la troisième série, cist, cestui, cesti, cestes, cez et les formes préfixées pour la série CIST). La mise en place définitive du nouveau système bifide (pronoms / déterminants) a lieu entre le 16e et le 17e s.. La spécialisation complète des formes du paradigme de CIL se produit la première, vers le milieu du 16e s., celle du paradigme de CIST a lieu un siècle plus tard, vers le milieu du 17e s. La série des déterminants démonstratifs est donc celle qui se constitue le plus vite, par éviction des descendants de CIL : Combettes (2011a : 66) signale seulement deux occurrences du déterminant celle suivi d’une proposition relative dans les Essais de Montaigne (celle nuit que, à celle fin que). Au début du 17e s., les emplois comme déterminant de celui et celle sont vivement critiqués comme archaïques, et, en 1647, Vaugelas ne signale plus que pour la rejeter l’expression à celle fin, passée en français moderne sous la forme de à seule fin (Fournier 1998 : § 202). Depuis le début du 17e s., le macro-système des déterminants du français est resté stable. Il comporte quatre paradigmes à trois termes : le / la / les, ce / cette / ces, mon / ma / mes, un / une / des (et, plus récemment, pas un / pas une / pas de). Les formes pronominales sont plus lentes à se stabiliser, certains démonstratifs de la série CIST, ceste / cette et cestui / cettui en particulier, continuant pendant un temps de se mêler aux formes de CIL. Au féminin singulier, cette « fonctionne aussi bien comme déterminant que comme pronom dans les formes composées (cette-ci / là) » durant tout le 16e s. (Combettes 2011a : 66) : Mais parmy ces humeurs, il avoit cette-cy bien contraire à celle des princes, qui pour despecher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percée (MontaigneEssais, 1592, p. 18)
Au 17e s., on n’en trouve plus qu’une seule occurrence dans le corpus intégral, dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé : la fortune a voulu que cette-cy se soit presentée (UrféAstree, 1610, p. 33)
La forme longue cettui est encore davantage utilisée comme pronom, en composition avec les particules adverbiales -ci et -là (Gougenheim 1984 [1951] : 76, Haase 71969 [1898] : 44, Combettes 2011a : 66). Deux textes du corpus, datés du tout début du 17e s., l’utilisent toujours en grand nombre : Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres (1603, 52 occurrences) et Le Moyen de parvenir de F. Béroalde de Verville (1616, 41 occurrences) : un homme qui honnestement aime une douce femme, est humble et gracieux : mais cettui-là qui les rejette, est de qualité d’usurier (BeroaldeParvenir, 1616, p. 294)
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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La fréquence de cestui / cettui semble suivre la même ascension que celle de celui. En 1530, Palsgrave définit encore cettui comme en un pronom, mais Vaugelas considère en 1647 que « cetuy-ci commence a n’estre plus en usage ». Les formes préfixées en i- connaissent elles aussi une évolution importante. Plutôt adnominales à la période ancienne, elles deviennent relativement fréquentes comme pronoms à partir de la fin du 14e s., avant de disparaître dans le courant du 17e s. Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres (1603) se distingue à nouveau par son emploi massif de ces formes (573 occ.). On rencontre parfois encore ces démonstratifs de nos jours, mais de façon très sporadique et avec une connotation archaïque. Leur disparition est à mettre en relation avec le changement accentuel du français : l’accent de mot se perdant au profit d’un accent de groupe, les syntagmes doublement accentués comme icestui chevalier ou icele table ont progressivement disparu, et le déplacement de l’accent en position finale a provoqué leur remplacement progressif par des formes accentuées sur la particule suffixale (ce N-ci / là, celui-ci / là). Le renforcement des démonstratifs se marque désormais à l’aide de suffixes et non plus de préfixes, comme cela était le cas en latin (ecce + démonstratif) et aux origines du français (formes préfixées en i-). Le tableau suivant illustre la phase finale de la spécialisation catégorielle des démonstratifs par l’intermédiaire de deux textes narratifs éloignés d’une soixantaine d’années, les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure des Périers (1561) et Le Berger extravagant de Sorel (1627). Formes Paradigme de CIL
Paradigme de CIST
Formes préfixées
Formes neutres
celuy celuy là celle celle là ceux / ceulx ceux cy celles cest / cet / cét cest (i)cy cest là cestui / cettuy cy cestui là ceste / cette ceste cy ceste là icelle iceluy iceste iceux cecy cela / celà
Des Périers (1561) Pronom Déterminant 48 1 6 18 5 4 66 6 1
Sorel (1627) Pronom Déterminant 4 2 12 1 2
45 4 1
11 5
6
2 149
17
4 2 1 1 1 1 8 111
6 6
Tableau 19 : spécialisation catégorielle des démonstratifs chez Des Périers et Sorel
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
L’analyse de ces deux textes permet de constater la persistance chez Des Périers de descendants de CIST utilisées comme pronoms démonstratifs, et, dans une moindre mesure, de formes héritées de CIL comme déterminants. Dans le texte de Sorel, la spécialisation est quasiment achevée et cettuy-cy est le dernier représentant du paradigme de CIST à s’employer comme pronom. 30.4.3 L’apparition et le développement des formes suffixées (13e-20e s.) L’apparition des démonstratifs suffixés, composés ou complexes (ce N ci / là, celui-ci / là), découle de l’évolution sémantique des paradigmes médiévaux CIST et CIL, l’opposition catégorielle prenant le pas sur l’opposition sémantique première. L’emploi des formes simples en composition avec les adverbes de lieu (i)ci et la permet de restaurer, sous une forme nouvelle, un système d’oppositions binaires : les formes suffixées en -(i)ci indiquent au départ que la saisie du référent doit se faire par l’intermédiaire du contexte énonciatif, les démonstratifs suffixées en -la impliquent que cette saisie se réalise en dehors de ce contexte (x 39.1.2.2.b.). Le changement accentuel joue également un rôle dans cette évolution. L’ajout de la particule suffixale en fin de groupe nominal permet de faire porter l’accent sur l’élément sémantiquement distinctif : ce chevalier-ci, cette table-là sont marqués par rapport à cette table et celui-ci s’oppose à celui-là (Marchello-Nizia 1995 : 170171). L’évolution morphologique des paradigmes ayant débuté au pluriel, c’est également avec la forme plurielle ceus que les adverbes locatifs sont d’abord employés. Dans le courant du 13e s., ces s’impose comme le déterminant régime au pluriel et le pronom cez disparaît. Ceus devient dès lors le seul pronom masculin régime. L’association de ceus à l’adverbe (i)ci puis la permet de réintroduire une distinction sémantique entre deux formes plurielles (Dees : 1971 : 70-71). A partir du milieu du 14e s., (i)ci et la s’ajoutent aux autres démonstratifs (Dees 1971 : 155 ). (I)ci accompagne au départ les formes de la série CIST et là celles de la série CIL, mais dès le 15e s. on rencontre cestuy la ou celui-ci. A la même période, les deux adverbes sont sporadiquement associés au déterminant indifférencié ce / ces (Dees 1971 : 72) : ces seigneurs yci, ce chevalier la. L’usage du suffixe -ci et -là n’est devenu obligatoire pour les pronoms qu’aux 18e et 19e s., et il est resté facultatif, et même assez rare, pour les déterminants. A l’écrit, celui-ci est relativement fréquent, plus que celui-là (Veland 1996) : on trouve 139 occ. de celui-ci dans le corpus GGHF échantillonné et 122 occ. de celui-là. Les données seraient très différentes pour le français oral où celui-là semble être la forme qui prédomine très largement. Le développement des formes composées a entraîné la grammaticalisation progressive des particules ci et là, qui perdent leur autonomie et se transforment en suffixes (De Mulder et al. 2011). L’adverbe (i)ci, qui avait plusieurs formes dans les textes médiévaux (ci, cy, ici, icy…), se spécialise dans ses variantes : ci s’emploie comme particule non autonome, qu’on trouve également dans les locutions figées ci-joint, ci-dessus, et ici s’utilise comme adverbe plein. La dernière occurrence du démonstratif suivi de ici dans le corpus échantillonné (ces jours ici) se trouve chez Rétif de la Bretonne (1776). La raison de l’extension de la forme préfixée en i- comme adverbe plein n’est pas claire (Foulet 1954 : 437). Quant à l’adverbe la, il varie moins dans sa forme au départ (ila et yla sont assez rares) et il acquiert un accent graphique distinctif.
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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30.4.4 Le sous-système des formes neutres et l’explosion de ça (14e-20e s.) Les deux particules adverbiales ci et là s’ajoutent au pronom neutre ce et donnent naissance au 14e s. aux formes couplées ceci / cela : il disoit maintenant : « Je voy cecy, je voy cela, encores cecy, encores cela. » (CentNouvelles, 1456-1467, p. 90)
Depuis la fin du Moyen Age, ceci se maintient dans le corpus comme forme rare (entre 19 et 36 occurrences pour tous les siècles du corpus échantillonné), malgré une représentation plus forte au 17e s. (70 occurrences). La fréquence de cela, très comparable à celle de ceci au 15e s. (43 et 36 occurrences), se démarque au siècle suivant (255 occurrences), lorsque la forme simple, ce, commence à décroître. Cela semble avoir une fréquence assez stable depuis ce moment, malgré une faible hausse au 17e s. (373 occ.) et une légère baisse au 18e s. (170 occ.). Pendant plusieurs siècles, les deux formes neutres renforcées concurrencent sans l’éliminer le pronom simple ce. Ce dernier reste fréquent encore au début du 16e s., notamment après préposition, puis il se restreint à quelques expressions figées : ce faisant, pour ce faire, ce dit-il, sur ce, etc. (Combettes 2011a : 67 et x 33.2.3.3). Le 17e siècle marque une étape importante dans le sous-système des formes neutres. Ce a perdu son statut tonique et ses emplois se limitent pour l’essentiel à c’est et ce qui / que (Fournier 1998 : 202, § 291). La forme renforcée cela gagne du terrain et remplace partiellement ce / c’. Un quatrième pronom, ça, fait son apparition. Fournier (1998 : 201) indique qu’il est employé comme variante familière de cela, notamment chez Molière. Maillard (1989 : 80) constate que ça s’utilise à partir du milieu du 17e s. avec le verbe être, en particulier devant un adjectif : c’est beau, cela est beau, ça est beau. Une seconde construction, dans laquelle le pronom sujet est directement suivi du participe passé du verbe être (ça esté) et sur laquelle insiste Marchello-Nizia (2019), peut nous renseigner sur la genèse de ça. Cette structure dérive de la réanalyse de ce élidé devant l’auxiliaire avoir (ç’a esté) en un pronom de forme pleine ça. On trouve des traces de ce tour dès la période médiévale, mais il est rare et graphié ç’a esté par les éditeurs modernes (6 occ. de ç’a esté et 19 occurrences de ce a esté dans la BFM2016). La graphie pleine ça esté, « donnée sans doute par les imprimeurs », se développe aux 16e et 17e s.: Lisez l’Epitaphe du Ministre de feu Madame ; ça esté Titelman qui l’a faicte (BeroaldeParvenir, 1616, p. 488) je vous diray premierement que, sans vouloir contester avec vous d’aucune chose sur ce que vous me mandez, si j’ ay failli, ça esté pour parler trop franchement (Mersenne Le Père Marin, Correspondance, t. 5, 1635, p. 201)
Le pronom neutre, toujours suivi du participe passé du verbe être, s’utilise dans une proposition averbale. Il semble qu’au 16e s. toutes les occurrences de ça soient de ce type et que le pronom ne s’emploie devant un verbe conjugué qu’à partir de la seconde moitié du 17e s. Cette hypothèse d’une genèse de ça à partir de ça esté s’oppose à la thèse traditionnelle qui voit plutôt dans le pronom une variante syncopée et familière de cela / c’la. Il est possible aussi que la réinterprétation de ç’a en ça ait été favorisée par le rapprochement avec l’ancien adverbe spatial çà, conservé uniquement dans la locution figée çà et là (Foulet 1954). Maillard (1989 : 81) remarque qu’il n’est pas rare qu’un adverbe spatial donne naissance à une forme pronominale (voir, par exemple, inde > en et ibi > y). On note par ailleurs que ça, comme cela et contrairement à ce, ne peut pas référer à des animés humains dans ses premiers emplois. Il a généralement un contenu propositionnel et s’utilise le plus souvent après un premier segment,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
dont il reprend le contenu de manière résomptive tout en introduisant le focus de l’énoncé (voir l’exemple du Père Marin Mersenne ci-dessus). La suite de l’évolution de ça ne fera que confirmer et renforcer sa fonction d’« emphatiseur universel » (Maillard 1989 : 80). Au 18e s., ça prend sa véritable autonomie (Maillard 1989 : 85-86) : il se détache de l’attribut nominal et s’utilise dans de nouvelles constructions en composition avec c’est (c’est X, ça / ça, c’est X) : « c’est bien mal, ça » (Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782, lettre 97, p. 246) « ça, c’est bien aisé » (Laclos, id., lettre 156, p. 391)
Cette évolution semble suivre de près la trajectoire de cela, puisque des structures parallèles (c’est X que cela / cela, c’est X) se rencontrent dès le début du siècle : « ce n’est presque pas une erreur que cela » (Marivaux, Surprise de l’Amour, 1722, Acte 3, scène 6) « cela, c’est l’amour-propre d’une femme » (Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730, Acte 3, scène 4)
La construction thématisante / focalisante ça, c’est X (ça, c’est vrai) va se généraliser et rendre impossible *ça est X. La seconde évolution marquante du 18e s. est l’apparition de ça impersonnel : ça va succède à cela va. Et contrairement à cela, qui reste anaphorique ou déictique, ça se détache peu à peu de son contexte d’occurrence. L’étape suivante est celle d’une nouvelle avancée vers l’abstraction. Elle commence par l’apparition au 19e s. de ça + GV, GN et de GN, ça + GV. Ces constructions se démarquent nettement des précédentes en ce qu’elles peuvent s’employer avec des référents humains. Elles innovent également en ce que l’élément disloqué repris par ça prend une interprétation générique : ça se fusille, les espionnes (Victor Hugo, 93, 1874, p. 26) les blessés, ça a soif (Victor Hugo, id., p. 32)
La seconde évolution récente est la très large diffusion de ça impersonnel, parfois concurrent de il devant les verbes météorologiques (ça pleut, ça caille, ça pique), ou sorte de sujet collectif (ça va péter), sujet « fuyant » de la psyché (ça pense) ou « sujet vide ou inassignable » (Maillard 1989 : 80). Pour le pronom neutre, le français moderne dispose ainsi de 5 formes (ce / c’, cela, ceci, cela, ça), dont 4 sont atones et l’une seulement (ça) est tonique ou atone. Lorsqu’ils servent de pronom de reprise après un élément détaché, ce et ça bloquent l’accord du verbe (dans les exemples précédents, l’élément détaché est pluriel et le verbe singulier). La généralisation de ça en français contemporain, à l’oral surtout, en fait un morphème de base, dont le statut peut faire débat. Maillard (1989 : 326) met en question son statut de pronom, de démonstratif et de neutre. Il voit en lui un « supplétif universel », vidé de sa valeur déictique, qui peut être personnel ou impersonnel, reprendre un segment de discours, un nom ou un nom propre (Marie, c’est une traînée, ça couche avec tout) et remplacer on lorsqu’il est exclusif (alors, ça tousse ?) ; x 39.2.2.2.b. Son évolution hors de France peut renforcer cette thèse. Au Québec, ça s’utilise en composition avec là (çà m’est arrivé là, t’sais) ou là-bas, et il tend à donner naissance à une nouvelle forme complexe çalà, proche de l’ancien cela. Dans certains créoles, ça est devenu un pronom relatif. Aux Seychelles, il peut s’employer comme article : [i touy ça lisyen] « il tue le chien » (Maillard 1989 : 137), etc. Ces évolutions de ça peuvent être mises en relation avec celle de l’adverbe là, devenu une sorte d’interjection en français oral hexagonal (oh là là), comme l’était
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
701
déjà souvent l’adverbe spatial ça du Moyen Age, en particulier après or (or ça peut marquer une interpellation, une exhortation, une émotion, etc. et joue le rôle d’une interjection). 30.4.5 Le système du français standard et ses variations En constante évolution depuis ses origines, le système des démonstratifs est doublement déséquilibré en français standard : d’une part, les formes pronominales sont toujours suivies d’un modifieur (celui-ci / qui / de) tandis que les formes adnominales peuvent s’employer en l’absence des suffixes -ci et -là (ce N), d’autre part, qu’il s’agisse des formes pronominales ou adnominales, il semble que les démonstratifs suffixés en -là (ce N-là, celui-là, cela) l’emportent largement sur les formes suffixées en -ci. La valeur sémantique des démonstratifs s’étant appauvrie au fil du temps, le système courant s’est considérablement simplifié : une forme simple pour le déterminant (ce(t) / cette / ces), une forme complexe pour le pronom (celui / celle / ceux / celles-là / qui / de). Ces transformations multiples expliquent probablement aussi la distance qui sépare les démonstratifs du français de ceux de la plupart des autres langues romanes : (i) le système repose sur une spécialisation catégorielle des paradigmes, qui caractérise à un niveau très général la macro-grammaire du français ; (ii) ce système est fondé depuis les origines sur une opposition binaire qui le distingue du portugais, de l’espagnol, de l’italien, du sarde et le rapproche du roumain et du rhéto-roman ; longtemps attribuée à l’influence germanique (Wartburg 1937 [1934] : 66), cette caractéristique a été vue plus récemment comme la manifestation d’une partition entre langues romanes du Nord (français et roumain) et langues romanes du Sud (Iliescu 2008) ; (iii) le démonstratif est sémantiquement très affaibli et proche de l’article pour le déterminant (x 39.1.2.3). L’érosion sémantique du démonstratif se double, en français parlé, d’une réduction morphologique par aphérèse : [st] remplace cet, etc. Ce phénomène est difficile à dater mais on en trouve des traces dès le 16e s., dans l’expression à c’t heure par exemple, et davantage encore dans les textes littéraires des 18e et 19e s. Dans les passages d’oral représenté, la graphie « c’t » peut correspondre au déterminant masculin cet comme à la forme féminine cette (54 occurrences dans Frantext) : Comment que je ferons, c’t hiver ? J’ai pas mangé ma faim c’t année, depuis que le tambour nous a donné sa vache crevée. (P. Claudel, La jeune fille Violaine, 1892, p. 526)
La forme graphique « c’te » est plus fréquente (499 occurrences) et ne représente que le déterminant féminin : C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine ! (H. de Balzac, La peau de chagrin, 1831, p. 286)
Ce phénomène touche beaucoup moins les formes pronominales à l’écrit (13 occurrences de « c’lui » dans Frantext), mais il est fréquent à l’oral au masculin et avec la forme neutre cela ([sla]). Le pronom simple ce se réduit lui aussi devant pronom relatif commençant par une consonne ([sk] pour ce que) et il continue de s’élider devant voyelle, notamment avec le verbe être (c’est, c’était, etc.). Le système appauvri et simplifié du français moderne connaît de nos jours encore des variations importantes dans certaines régions. Le picard, en particulier, semble s’être éloigné du français standard en utilisant un démonstratif-article et une multiplicité de formes. Dans sa Petite grammaire de l’ancien picard, Gossen (1951 : 100) constatait déjà que « le pic. mod. possède, à côté de l’, él, un nouvel article ch’, chelle, ché, dérivant du pronom démonstratif ».
702
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Il est probable que cette évolution particulière et limitée à certaines parties de l’aire picarde découle de l’absence de forme féminine de l’article défini. Le démonstratif permet de restituer au singulier l’opposition de genre neutralisée au travers de l’article unique le (Debrie 1975). L’autre particularité du picard est d’avoir conservé pour le déterminant plusieurs formes issues des paradigmes médiévaux : ch’ (< ce), ch’t (< cest), ch’l (< cel), etc. pour le masculin ; cheul(e) / chel(e) / cho(le) (< cele), ste / ch’t / chteu (< ceste), etc. pour le féminin : Din chés courts jours, min grand-pére i foaisouot série. Il alleumouot s’vieille lampe à pétrole in fér blanc. Cho’m méche al feumouot, al noérchichouot ch’vérre et pi al impéstouot toute cho’b boutique. (Depoilly d’Dérgny, Un viu cléftieu, 1998, p. 83) ‘L’hiver, mon grand-père travaillait le soir. Il allumait sa vieille lampe à pétrole en fer blanc. La mèche fumait, elle noircissait le verre et elle empestait tout l’atelier.’
Toutes les formes ne sont pas présentes partout et leur fréquence est variable (les descendants de ceste, par exemple, sont bien moins fréquents que les formes issues de cele), mais le fait que le terme ch’ti (< cetui) soit utilisé pour désigner le parler du Nord de la France montre l’importance du phénomène pour les locuteurs. Un usage spécifique, étiqueté comme « vulgaire » par Nyrop (1899-1930, t.5 : 295), est l’emploi des formes pronominales plurielles simples précédées de l’article défini et suivies d’une proposition relative (ou, plus anciennement, de la préposition de). Le démonstratif renvoie alors à la classe des humains : Mais les celles qui, comme ça, dans cette gazette, se plaignaient, il les trouvait toujours soit trop dindes, soit trop tartes. (R. Queneau, Zazie dans le métro, 1959, p. 15) Mais c’est faisable avec des gens qui comprennent et y en a, mais avec les celles qui veulent nous mettre dans le pétrin on est mal récompensé. (J. Genet, Les Paravents, 1961, p. 101)
Cet usage est attesté depuis le 16e s. et Grevisse le relie à l’ancienne structure partitive médiévale assez i ot de ceus qui : Et avoit assez de cels qui disoit que il ne pooit mie paier son passage (G. de Villehardouin, Conquête de Constantinople, entre 1199 et 1213, t.1, p. 60 § 58) ‘Et il y en avait beaucoup qui disaient qu’ils ne pouvaient pas payer leur passage’
Il constate que « cet usage a subsisté dans le français de Belgique » : j’en connais de ceux (ou plus nettement populaire, des ceux) qui ne seront pas contents (Grevisse 1993 [1936] : 1029 § 673). Références bibliographiques : Buridant 2000a ; Combettes 2011a ; De Mulder et al. 2011 ; Debrie 1975 ; Dees 1971 ; Foulet 1954 ; Fournier 1998 ; Fruyt 2011a ; Gossen 1951 ; Gougenheim 1984 [1951] ; Grevisse 1993 [1936] ; GuillotBarbance et Marchello-Nizia 2015 ; Haase 71969 [1898] ; Iliescu 2008 ; Maillard 1989 ; Marchello-Nizia 1995, 1997b, 2001, 2019 ; Nyrop 1899-1930 ; Pope 1952 [1934] ; Veland 1996 ; Wartburg 1937 [1934] ; Zink 1997.
30.5 Les possessifs : déterminants, adjectifs et pronoms 30.5.1 Un système complexe de sous-paradigmes : les étapes d’une simplification 30.5.1.1 Un système à l’origine très diversifié De tous les systèmes morphologiques du français, celui des possessifs était à l’origine l’un des plus diversifiés ; cela tenait à ses origines latino-romanes, mais aussi au fait que dans
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
703
toutes les langues les possessifs sont porteurs d’un double référencement, à la personne du possesseur (par son radical), et au possédé (par ses marques désinentielles). Une grande complexité reste donc inhérente à ce système, qui en français (et dans d’autres langues) porte un nombre de distinctions considérable : personne du possesseur (P1 à P6), et pour le possédé marques du genre (masc. / fém.), du nombre (sg. / pl.), et déclinaison casuelle pour le masc. en AF (cas sujet / cas régime) ; en outre, pour le français et quelques autres langues romanes, s’ajoutent les oppositions entre formes toniques et atones, entre catégories morpho-syntaxiques (déterminant, adjectif, pronom jusqu’au 18e s., déterminant et pronom ensuite), et entre formes dialectales (trois ou quatre dialectes différents jusqu’au 15e s.). Cet empilement de marques aboutissait en français médiéval à environ 150 formes fonctionnelles différentes, ce qui dans le corpus de la BFM-2016 correspondait à 124 formes graphiques différentes. Ce système s’est considérablement transformé morphologiquement en cinq siècles, pour parvenir à la fin du 17e s. à un double paradigme simplifié, au terme de onze étapes successives de changements, dont sept sont des changements analogiques ; le FMod n’a conservé qu’un quart des formes médiévales, et ne comporte plus que 36 formes fonctionnelles différentes. Du Moyen Age à l’époque moderne, un quart seulement des formes anciennes a été conservé. Comme pour l’article défini et l’article indéfini (attestés dans Eulalie, 881), des formes spécifiques pour le déterminant possessif apparaissent dès le 9e s., dans le plus ancien texte (Strasbourg, 842), ce qui montre que cette catégorie innovante du « déterminant » était présente dans la grammaire du français dès l’origine ; car si en latin tardif et en roman des emplois précurseurs existaient déjà (voir 30.2), ce sont les langues romanes qui ont donné à cette catégorie un statut grammatical propre. En AF et jusqu’en FClass, il existait trois catégories de possessifs : le déterminant, l’adjectif et le pronom. Le déterminant se distinguait des deux autres par sa morphologie (dét. masc. son ami, dét. fém. s’amie ; adj. un sien ami ; pron. le sien) ; partageant les mêmes formes que le pronom, l’adjectif s’en distinguait par sa syntaxe (adj. un sien ami, je le crois mien ; pronom j’écoute le sien). Mais les emplois de l’adjectif ont fortement régressé au 17e s. , au point de ne plus guère subsister qu’à l’état de traces en FMod. On distinguera donc les trois catégories jusqu’aux 17e-18e s. , le FMod ne connaissant plus guère que le déterminant et le pronom possessifs, chacun ayant son paradigme propre. Toutes ces formes viennent d’un unique paradigme du latin classique, le possessif meus, tuus, etc. Mais un processus de diversification avait déjà commencé très tôt : en latin parlé, une série de variantes formelles étaient apparues, dont nous avons des témoignages anciens ; et ce mouvement n’a fait que s’accroître en roman, puis dans les langues romanes et spécialement en français ancien, avant que ne se produise une simplification progressive. 30.5.1.2 Les deux paradigmes de possessifs des origines au français moderne Dès les plus anciens textes en français et jusqu’en FMod, deux paradigmes de formes s’opposent, morphologiquement, syntaxiquement et sémantiquement. Le premier est constitué de formes atones, pouvant s’élider devant voyelle pour certaines (ma amie > m’amie), et ayant le comportement syntaxique et la valeur sémantique des déterminants (x 33.1 et 39.1) : il ne peut se combiner ni se coordonner avec d’autres déterminants, mais comme les autres déterminants il peut déterminer deux noms coordonnés (QuinzeJoies, 15e s. : mes pere et mere me disoient ; Molière : son rang et dignité) ; et dans le GN il ne peut être précédé que par tout, et ambes en AF (x 33.1).
704
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Le second paradigme comporte des formes toniques, qui se répartissent en AF en deux catégories différentes suivant leur syntaxe : celle de pronom autonome déterminé par l’article défini le (un mien), et celle d’adjectif interne à un GN ou attribut du sujet (un mien ami). En FMod il ne concerne plus guère que le pronom possessif. En TAF, aux 9e et 10e s., le système des possessifs toniques ou atones reste tel qu’hérité du roman. C’est au 11e s. que commence à se produire un processus de simplification, d’abord pour les formes toniques. Le système sera stabilisé au 15e s., avant d’ultimes simplifications aux 17e et 19e s. Dès Strasbourg (842), deux sortes de formes de possessifs sont attestées, l’une pour l’emploi de déterminant au cas régime sing. masc. : son fradra (l. 5), son fradre Karlo (l. 9), l’autre pour l’emploi d’adjectif précédé d’un déterminant au cas régime sg. masc. : cist meon fradre Karle (l. 4 et 8), ou au cas sujet sg. masc. : Karlus meos sendra (l. 10). Eulalie offre la même opposition : sa uirginitet (v. 17) comme déterminant fém. sing., l’autre comme adjectif au CRsg. masc. : lo suon element (v. 15). L’emploi de pronom apparaît dans Passion (v. 10 : per eps los nostres au CRpl. masc. ‘pour les nôtres mêmes’). Ces trois types d’emplois se distinguent non seulement par leur forme, mais aussi par leur syntaxe. Le radical de ces formes est spécifique de chacune des personnes du possesseur : P1 = m- : mes, ma, mien, moie… ; P2 = t- ; P3 = s- ; P4 = n- ; P5 = v- ; leur, indéclinable en TAF et en AF, est la forme spécifique de P6. Qu’il s’agisse des catégories du déterminant, de l’adjectif ou du pronom, en AF tous les possessifs s’accordent en nombre et pour certains en genre, sauf leur qui vient d’un autre paradigme du latin et reste invariable jusqu’au 14e s. La désinence porte l’accord avec le possédé, en nombre à toutes les personnes sauf P6, et en genre seulement aux personnes P1, P2 et P3 au sg. : mon livre / mes livres, ma table / mes tables, mais notre livre / nos livres, notre table / nos tables. En outre, au masc., la désinence porte la marque casuelle opposant le CS et le CR, distinction que n’a pas le fém. On distinguera dans les tableaux ci-dessous d’une part le paradigme des formes atones de possessifs (Tableau 20), d’autre part celui des formes toniques (Tableau 21). On ne distingue que deux grandes étapes, avant et après les 15e-16e s., pour conserver une vue d’ensemble et éviter de segmenter en plusieurs synchronies successives (9e-10e s. pour les formes toniques, etc.), les astérisques étant utilisés pour spécifier les formes archaïques et les formes dialectales ou tardives. Du 9e au 15e s.
Du 16e au 21e s.
Pers. du Cas possesseur
Masc. sg.
Masc. pl. Fém. sg.
Fém. pl. Pers. du possesseur
Masc. sg., Fém. sg. + Voy.
Fém. sg. + Cons
Masc. et Fém. pl.
P1 (1e pers. sg.)
CS
mes mis*
mi
mes
P1
mon
ma
mes
CR
mon mes mun* men*
ma, m’ me* mon*
CS
tes tis*
ti
tes
P2
ton
ta
tes
CR
ton tun* ten*
tes
ta t’ te* ton*
CS
ses, sis*
si
ses
P3
son
sa
ses
CR
son, sun* sen*
ses
sa s’ se* son*
P2 (2e pers. sg.) P3 (3e pers. sg.)
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants Du 9e au 15e s.
Du 16e au 21e s.
Pers. du Cas possesseur
Masc. sg.
Masc. pl. Fém. sg.
Fém. pl. Pers. du possesseur
Masc. sg., et Fém. sg.
Masc. et Fém. pl.
P4 (1e pers. pl.)
nostre(s) nos*
nostre noz* no*
noz P4 nos* nostres
notre
nos
CR
nostre no*
no*
CS
vostre(s) vos*
vostre voz* vo*
P5
votre
vos
CR
vostre vo*
voz vos*
CS et CR
lor lur* leur*, leurs*
P6
leur
leurs
P5 (2e pers. pl.)
P6 (3e pers. pl.)
CS
705
nostre no*
vostre vo*
voz vos* vostres
lor lur, leur leurs*
Tableau 20 : Morphologie des possessifs formes atones (certaines élidables) (* = formes dialectales ou tardives) Du 9e au 16e s. Masc. pl. Fém. sg.
Fém. pl.
Masc. sg. Fém. sg.
Masc. pl.
Fém. pl.
moie meie miue* mienne*
moies meies miues miennes
(le) mien (la) mienne
(les) miens
(les) miennes
tua** toue tue* tiue* tienne*
(le) tien
(la) tienne
toues tues tiennes
(les) tiens
(les) tiennes
(le) sien
(la) sienne
(les) siens
(les) siennes
Pers. du Cas possesseur
Masc. sg.
P1 (1e pers. sg.)
CS
meos** mens* miens
CR
meon** mien
CS
tuens tons* tiens*
tui** toi** tuen tien
CR
tuen, tien*
tos** tuens tiens
CS
suos** suens sons* siens*
soi** sei** suen sien
CR
suon** suen sien
sos** suens siens
CR
nostre
nostres
P2 (2e pers. sg.)
P3 (3e pers. sg.)
Du 17e au 21e s.
mien miens
sua** soue seue* sue* siue* sienne
soues sues siennes
706
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Du 9e au 16e s.
Du 17e au 21e s.
Pers. possesseur
Cas
Masc. sg.
Masc. pl. Fém. sg.
Fém. pl.
Masc. sg. Fém. sg.
Masc. pl. et Fém. pl.
P4 (1e pers. pl.)
CS
nostre(s)
nostre
CR
nostre
nostres
nostre
nostres noz
(le) nôtre*
(la) nôtre
(les) nôtres
P5 (2e pers. pl.)
CS
vostre
vostre
CR
vostres
vostres
vostre
vostres voz
(le) vôtre (la) vôtre
(les) vôtres
P6 (3e pers. pl.)
CS et CR
lor > leur lur* leurs*
(le) leur
(les) leurs
lor > leur lur* leurs*
(la) leur
Tableau 21 : Morphologie des formes toniques (** formes archaïques des 9e-10e s., * formes dialectales ou tardives)
30.5.1.3 Les effets de l’analogie Plusieurs changements affectent les formes de ces deux paradigmes entre le 9e s. et le 18e s. : cinq simplification analogiques, l’achèvement d’une grammaticalisation, et enfin la simplification progressive du système des possessifs en deux paradigmes homogènes (formes atones/déterminants vs. formes toniques/pronoms), comme cela s’est produit ailleurs dans la grammaire, pour les démonstratifs ou les indéfinis. Ce sont d’abord les formes toniques qui connaissent trois vagues d’analogie, avec pour pôle le CRsg. mien : aux 11e-12e s. les formes de P1, P2 et P3 s’alignent sur le radical de leur CRsg. masculin issu de meum, etc. (CSsg. meos >miens, suos > sons ou suens), puis aux 13e-14e s. il y a un alignement analogique pour P2 et P3 sur le radical du CRsg. de P1 (suen > sien), enfin au 14e s. le féminin de P1, P2 et P3 s’aligne sur les nouveaux masculins (moie > mienne, toue > tienne, soue > sienne). De leur côté, les formes dialectales, en picard et en anglo-normand, connaissent également pour les formes atones du CRsg. une analogie avec la forme du CRpl. mi, ti, si, et elles prennent la marque du CRsg. -s (mis, tis, sis) ; en picard, c’est le CRsg. de P1, P2 et P3 qui se régularise en men, ten, sen, et les CRsg. et pl. de P4 et P5 qui s’allègent en no, vo, et nos, vos. Au féminin, au 14e s., les formes atones élidées sont remplacées analogiquement par les formes du masculin (s’amie > son amie). Pour les deux paradigmes, la disparition de la déclinaison des masculins entraîne une simplification, masculins et féminins ne connaissant plus dès lors qu’une opposition entre singulier et pluriel. En outre pour P6, au cours du 14e s. leur s’accorde en nombre par analogie avec les autres formes, et devient leurs au pluriel, ce qui marque l’achèvement de son processus de grammaticalisation. Au 15e s. le double paradigme moderne des possessifs est en place, avec quelques survivances résiduelles, et au 17e s., pour P4 et P5 toniques, les graphies avec un accent circonflexe remplacent celles avec le -s- implosif. Au plan syntaxique, au cours des 17e-19e s., la régression de l’emploi adjectival du possessif entraine sa quasi disparition en FMod, le système opposant dès lors de façon simplifiée et homogène un paradigme de déterminants à un paradigme de pronoms.
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
707
30.5.2 Les possessifs du 9e au 16e s. 30.5.2.1 Le paradigme des formes de possessifs atones : déterminants a. Du 9e au 13e s. : une grande variété de formes C’est de l’unique paradigme qu’offrait la grammaire du latin classique pour les possessifs (meus, tuus, suus, noster, uester) que vient l’extraordinaire quantité de formes différentes qu’offre le possessif dans les langues romanes. Mais en fait ce paradigme s’était déjà quelque peu diversifié en latin. Des variantes diatopiques ou diastratiques s’étaient créées, à l’oral, plus courtes et sans doute inaccentuées, utilisées lorsque le possessif accompagnait un nom. Ces nouvelles formes sont attestées très tôt, et il en est resté des témoignages dispersés, dès le 2e s. avant notre ère chez le poète Ennius (sis pour suis), puis à la fin du 2e s. de notre ère chez le grammairien Festus (sam, sos également avec effacement de -u-), dans le Corpus Inscriptionum Latinarum (so), ces formes concernant essentiellement P1, P2 et P3 ; enfin au 7e s. le grammairien Virgilius Maro, de Toulouse, témoigne de l’existence de telles formes en Gaule (mus, mum, mi, etc.) (Bourciez 81955 [1889] : § 102), qui sans doute étaient employées dans des contextes où leur accent tonique s’était affaibli ou effacé ; et la forme mum citée par Virgilius atteste également l’existence de formes dans lesquelles le -m final s’était conservé à cette époque tardive (mum, tum, sum > mon, ton, son) : Sunt et alia pronomina […] ut mus, genitivus mi, dativus mo, accusativus mum […] sic erit et tus pro tuus. (Virgilius Maro Grammaticus, Opera…, 47, 10) ‘Il existe aussi d’autres ‘pronoms’[…] comme mus, au génitif mi, au datif mo, à l’accusatif mem […] Il en était de même pour tus au lieu de tuus…’
Dans une première période, pré-française, le roman commun a adopté cette distinction instaurée déjà en latin. Ces variantes, systématisées, se sont constituées en un second paradigme, atone, à côté du paradigme tonique issu du latin classique. Ce double paradigme s’est conservé, au moins à date ancienne, dans toutes les langues romanes, mais a perduré seulement dans certaines d’entre elles (français, occitan, espagnol, les autres langues conservant seulement des traces de l’état ancien). Les formes atones, employées comme déterminants, viennent en français de ces variantes latines atones, constituées en un second paradigme en roman. Dans ce paradigme atone, les déterminants de P1, P2 et P3 n’ont pas cessé d’évoluer entre le TAF et le 18e s. Pour P1, P2 et P3, au masculin sg., le cas sujet est issu du nominatif meus atone réduit à mus > mos > mes ; de même tuus > tus > tos > tes, et suus > sus > sos > ses ; et le cas régime est issu de la forme d’accusatif meum réduite à mum, qui conserve la nasale finale : mum > mun > mon ; de même tuum > tum > tun > ton, et suum > sun (Jonas, 10e s. : sun repausement) > son (Strasbourg : son fradra). Au masc. pl., le cas sujet vient du nominatif pl. mei > mi, et de même tui > ti, et sui > si ; et au cas régime pl. on a mes, venant de meos > mos, etc. Pour le déterminant féminin de P1, P2 et P3, on a le nominatif-accusatif sg. mea(m) > ma au sg. (qui s’affaiblit encore en me en picard), tua(m) > ta, et sua(m) > sa (Eulalie : sa uirginitet) ; et au pl., meas > mas > mes ; tuas > tas > tes ; suas > sas > ses. On a ainsi au 10e s., dans Passion, copié par un scribe méridional, en tas maisons, mas mans (‘mes mains’), et mos pedz (‘mes pieds’) ; dans StAlexis (mi-11e s.), si oil ; dans Roland, mi parent, ti per (‘tes pairs’).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Par ailleurs, devant un mot à initiale vocalique, les formes du fém. sg. de P1, P2 et P3 ma, ta, sa, atones et terminées en -a, s’élident, comme l’article la, dès les plus anciens textes (StAlexis : s’aname, v. 613, s’espethe, v. 72). Parfois on a la forme graphiée entière (ta aïe, sa amur), mais essentiellement dans des textes anglo-normands où la graphie de la voyelle n’indique pas toujours l’absence d’élision. Enfin, l’élision se produit également en AF devant des noms pouvant être masculins ou féminins, tels eveschié (StLegier : en s’evesquet), essoine ou ombre (Galeran, 13e s. : m’essoine, s’ombre). Pour P4 et P5, on a les mêmes formes au masc. et au fém., car le nominatif latin masc. sg. noster, l’accusatif masc. sg. nostrum, le nominatif masc. pl. nostri, ainsi que le nominatifaccusatif fém. sg. nostra(m), aboutissent tous à nostre en AF ; parfois, au CSsg., le masculin prend un -s final analogique, jusqu’à la fin du 13e s. (Tristan en prose : Morz est nostres cevaliers). Le CRsg. masc. est issu de nostros et donne noz, qui devient nos au 13e s. ; le fém. pl. vient de nostras, qui donne régulièrement nostres, mais en AF on a généralement la forme réduite, et analogique du masc., noz > nos. De même pour P5, la forme latine vester, devenue analogiquement voster dès le latin parlé (Plaute), donne en AF pour le masculin au CSsg. vostre(s) (TristanProse, après 1240 : vostres esquiers retournera…), au CRsg. vostre, au CSpl. vostre, et au CRpl. voz puis vos. Pour le fém. sg. on aboutit à vostre, au pl. à vostres, ou plus généralement à la forme analogique du masc. voz > vos. Les graphies en -z du déterminant possessif de P4 et P5 se rencontrent encore à la fin du 16e s. , à côté des formes en -s (MontaigneEssais : noz actions, noz maux, etc., mais nos yeux, nos plaisirs, nos actions). On a ainsi dans les plus anciens textes por nostro commun saluament (Strasbourg), noz voluntez (Passion) ; noz barons, noz amis, noz muillers, voz oilz, voz culpes (Roland). Et dans des manuscrits du13e s., au CSsg. la marque -s analogique se rencontre : nostres sire (AmiAmil) ; et pour le CRpl. on rencontre déjà les formes en -s, vos cos (TroyesYvain ‘vos coups’ : ms. du début 13e s.), nos amours et vos barons (BeroulTristan). Quant à la forme de P6, elle était en latin la même que pour P3 : suus, et n’était pas ambiguë en latin où suus était réfléchi ; mais déjà en latin était utilisée parfois, pour exprimer le possessif de P6 dans les cas d’un possessif non réfléchi, la forme de génitif pluriel du démonstratif déictique : illorum > lor / lur / lour. Le français (comme l’italien, le roumain, le provençal ancien) a intégré cette forme hétérogène dans son paradigme (ainsi que parmi ses pronoms personnels régimes, voir 30.3), alors que d’autres langues romanes (espagnol, portugais, occitan) ont conservé la forme issue de suus. Ainsi en AF, dès Jonas (10e s.) on a : E LOR peccatum lor dimisit (‘Et [il] leur pardonna leur péché’), LUR SALUT. Passion et StLegier ont lor, mais à partir de StAlexis et Roland, lur caractérise les textes normands et anglo-normands, et ce jusqu’au 14e s. La forme lour est bien plus rare, et n’est attestée que dans quelques textes des 13e et 14e s., elle ne se rencontre pas au-delà (TristanProse ; au 14e s. Fauvel, Chronique de Morée, Henri de Lancastre), aboutissant à leur. b. Formes dialectales Parallèlement à cette diversité des formes dérivées d’une part de l’évolution phonologique, d’autre part de l’existence de la déclinaison en AF, il existait une variation dialectale forte pour le système des possessifs. Anciennement, trois aires dialectales présentaient des formes spécifiques : le normand et l’anglo-normand dès le 11e s., le picard dès le 10e s. et le wallon au 12e s. ; le normand et l’anglo-normand d’une part, et le picard d’autre part, ont produit chacun, comme on l’a dit plus haut, une simplification raisonnée, analogique, des formes, tant pour la série du singulier (P1, P2, P3) que pour le pluriel en P4 et P5.
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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i. Anglo-normand et normand : 11e-14e s. – –
P1, P2, P3 Masc. : CSsg. : mis, tis, sis (par analogie avec le pl. mi, ti, si) ; CRsg. : mun, tun, sun et parfois men, ten, sen (StAlexis : sen vis, mais sum filz ; Roland) P6 : Au 12e s. et encore au 13e s., les textes normands et anglo-normands emploient uniquement ou majoritairement lur (StAlexis, Comput, Tristan de Thomas, J. Fantosme), certains faisant alterner lur et lor (Roland, Juïse, etc.).
ii. Picard : 10e-14e s. En Pl, P2 et P3, ainsi qu’en P4 et P5, le picard a opéré une régularisation des formes atones : – – – –
–
P1, P2, P3 Masc. : CRsg. : men, ten, sen (Jonas, mi-10e s., traits dialectaux picardswallons : sen cheve ‘sa tête’, BeroulTristan, Eracle : ten mari, sen cors ; ClariConstantinople ; Livre de la Passion, 14e s. : men plesir, ten sanc, sen pere); P1, P2, P3 Fém. : sg.: me, te, se, parfois analogiquement men, ten, sen (Livre de la Passion : ten mere, sen mere) ; P4 et P5 Masc. : CSsg. et CRpl. : nos, vos ; CRsg. et CSpl. : no, vo ; P4 et P5 Fém. : sg. : no, vo ; pl. : nos, vos. No et vo se trouvent dans de nombreux textes caractérisés comme plus ou moins picardisants (ClariConstantinople, BodelNicolas, Aucassin, CoinciMiracles, BeaumanoirBeauvaisis, Berinus, Griseldis) jusqu’à la fin du 14e s. Mais ces formes courtes ne se rencontrent pas dans les expressions avec ‘dame’ ou ‘seigneur’ (au sens religieux) : nostre Dame, nostre Seigneur, mais on n’a pas *no Dame, etc. Par ailleurs, au 14e s. chez Froissart on a la forme longue très couramment (Attendons nostres ennemis qui nous poursievent, p. 397) P6 : lour est rare (picard, et normand).
iii. Wallon – – –
P1, P2, P3 Masc. : CRsg. : men, ten, sen. P1, P2, P3 Fém. sg. : me, te, se (Commentaire sur les psaumes, mi-12e s. : se felenie, etc.). P6 : lor ou lur alternent.
Dans les dialectes, il y a parfois des interférences entre les formes de déterminant et celles de pronom, les premières étant utilisées pour les emplois de pronom ou d’adjectif, au lieu des formes longues attendues (Roland : les noz, les voz) ; et, à l’inverse, les formes longues peuvent servir de déterminant dans des textes wallons ou picards, et ce jusqu’au 14e s. (Froissart : nostres chevaus, au pl.) c. Fin 13e -14 e -15e s : phases de changement, mise en place du système moderne Divers changements, initiés dès la fin du 13e s. pour certains, vont contribuer à modifier sensiblement ce paradigme des formes atones. Tout d’abord, préfigurant l’effacement de la déclinaison, les formes de CSsg. masc. mes, tes, ses et de CSpl. masc. mi, ti, si, régulièrement employées jusqu’au 13e s., commencent dans le dernier tiers du 13e s. à être concurrencées dans certains textes par les formes correspondantes du CRsg. et du CRpl. masc. mon, ton, son et mes, tes, ses (CharteParis13 datée de 1276 : ledit Raoul et ses hoirs peuent doner). Cette concurrence se développe fortement au cours du 14e s. : quelques auteurs, tel Joinville au début du siècle, n’emploient plus les formes de CSsg. et CSpl. masc. ; et même quand elles sont encore présentes, aucun
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
texte ne les utilise plus systématiquement. Dans le corpus GGHF, les dernières occurrences de déterminants possessifs au cas sujet sg. ou pl. masc. se rencontrent dans le dernier tiers du 14e s., chez Froissart (1364-1400 : si enfant au CSpl.) et dans Griseldis (1395 : mes vouloirs au CSsg.). Elles cessent d’être employées au 15e s. Pour P6, la forme leurs, accordée au pluriel, commence à se trouver, très minoritairement, dans ClariConstantinople, ou dans Galeran et la Vie de sainte Bathilde dont les mss datent de la fin du 13e s., ou encore chez Etienne Boileau. Cependant au 14e s. leur invariable perdure, et est parfois seule forme employée encore dans des textes du début du siècle (trad. française de la Chirurgie de Henri de Mondeville, Fouke le Fitz Warin). Mais à partir du milieu du 14e s., la proportion s’inverse : leurs est employé couramment, même si parfois leur subsiste au pluriel (BersuireDecades, Berinus, OresmeAristoteCommentaire, FroissartChroniques, etc.) ; et dans quelques textes même, leurs est seul employé au pluriel. A partir du 15e s. leurs est généralisé, même si jusqu’au 17e s. la forme invariable se rencontre de loin en loin : Palsgrave (1530) donne leur comme déclinable, mais écrit leur navires, leur glaives. Même si sémantiquement et syntaxiquement lor / leur avait la même syntaxe que les autres possessifs, ce n’est donc qu’au cours du 14e s., soit six siècles après son entrée dans le paradigme des possessifs comme unique forme pour P6, que ce morphème à l’origine hétérogène se trouve totalement grammaticalisé par l’accord en nombre, sans doute analogique de P4 et P5, qui eux non plus ne s’accordent pas en genre. Le français est la seule langue romane à avoir poussé aussi loin ce processus de grammaticalisation pour leur. Par ailleurs, les possessifs féminins pour P1, P2 et P3 élidés devant voyelle en m’, t’, s’, sont progressivement remplacés au 14e s. par les formes masculines correspondantes : par analogie on a dès lors mon, ton, son devant voyelle. Dès la fin du 12e s., en lorrain, on rencontrait déjà quelques cas où mon précédait un nom féminin à initiale vocalique (Sermons de saint Bernard : la salveteit de mon aimne, mon offrande). Et du fait que des noms à initiale vocalique et pouvant être soit masculins soit féminins avaient comme déterminant possessif soit s’, soit son, le déterminant masculin mon, ton, son paraissait valoir pour les deux genres devant voyelle : ainsi pour ombre (Galeran : s’ombre, mais StBernard : son ombre), ou estuide (Galeran : s’estuide, mais Chrétien de Troyes, Erec : son estuide). Ce changement est attesté dans quelques textes dès la fin du 12e s. (StBernard) et au 13e s., mais il ne fait encore que s’esquisser. Ce n’est qu’au 14e s. que les formes mon, ton, son pour le fém. sg. apparaissent couramment devant voyelle dans certains textes : son espee, mon occasion, mon amye (JoinvilleMémoires, Chronique de Morée), en concurrence avec m’ame, m’amie, t’emprise ; cette innovation devient courante dès le milieu du siècle dans certains textes (Livre des seyntz medicines de Henri de Lancastre). L’évolution est cependant différente selon le substantif concerné : devant ame, amie, amour, espouse, la forme élidée persiste jusque fin 15e s. et parfois au-delà, m’amie se trouvant réanalysé alors puis relexicalisé en ma mie, ou m’amour en des mamours, ou t’ante en tante (ta ante > t’ante > tante > ta tante) ; en revanche devant les autres substantifs féminins à initiale vocalique, les formes analogiques mon, ton, son dominent largement dès le milieu du 14e s. et sont généralisées dès le 15e s. Enfin, cette période de la fin du 13e s. au 15e s. nous offre l’exemple d’une innovation éphémère, qui va caractériser un certain type de textes, avant de disparaître au terme de deux siècles seulement : il s’agit des déterminants ou pronoms composés essentiellement pour P1 et P3 : mondit, madite, mesdits, sondit, etc. Cet usage se développe largement dans les textes juridiques (RegistreChâtelet courant 14e s.: sondit seigneur, sadite sœur, sesdites vignes, etc. ; de même Vieux coutumier du Poitou au 15e s.) ou dans des écrits historiques (Nicolas
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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de Baye, Monstrelet, Commynes), mais aussi dans quelques textes de fiction (SaleSaintré, VigneullesNouvelles) ; on peut supposer qu’il a été calqué sur le latin, ou sur le déterminant ledit (Mortelmans 2009) (voir 30.2 et x 33.1). Ainsi, du RegistreChâtelet à Commynes, le corpus de la BFM en donne 568 occurrences, et très souvent avec seigneur ou maistre. Encore au milieu du 16e s. on a sesdictes lettres chez Des Périers, et sondit consort chez Montaigne. Mais ce possessif latinisant n’est plus guère utilisé par la suite que chez quelques auteurs des 17e et 18e s. (Beroalde de Verville, Restif de la Bretonne mondit frere). 30.5.2.2 Le paradigme des formes toniques de possessifs : adjectif, pronom et nom a. Trois fonctions pour une seule forme L’adjectif de forme tonique, le pronom et le nom se caractérisent par divers traits (x 33.1.3) syntaxiques et sémantiques. Tout d’abord, de l’AF au FMod, l’adjectif, tonique, se différencie du déterminant, toujours atone, non seulement par sa forme mais par sa syntaxe : il se place après un déterminant (y compris possessif : mon mien), il est qualifieur du nom dans un groupe nominal (cest mien anelet), peut se coordonner avec un autre adjectif possessif (il est vostre et mien), et attribut du sujet dans un prédicat verbal et dans ce cas peut n’avoir pas de déterminant (il est miens, c’est le sien). C’est par sa construction autonome et obligatoirement déterminée par l’article défini que le pronom possessif se distingue de l’adjectif tonique en l’AF. Ainsi auprès du verbe estre on peut opposer, comme attribut, l’adjectif possessif qui est non déterminé (ce livre est mien) au pronom qui est déterminé (ce livre est le mien) ; ainsi dans ce texte du début du 17e s. : La victoire demeurera mienne (UrféAstrée, 1610, p. 12v°) ‘La victoire restera mienne (= c’est à moi que restera la victoire)’ Quel contentement fut le sien ! (id., p. 29)
Et dès le 12e s. le pronom au masculin singulier a acquis dans certains contextes le statut de nom désignant la fortune ou les biens du locuteur : « Se ça volt venir Eneas, li mien li ert abandoné. » (Eneas1, ca 1155, v. 614) ‘« Si Eneas veut venir ici, ce que je possède sera à sa disposition »’
Et au masculin pluriel les miens signifie ‘mes parents’ ou ‘mes amis’, ces emplois étant restés constants jusqu’au FMod. b. Les paradigmes « primitifs » en Très Ancien Français Le paradigme des possessifs toniques de l’AF (adjectifs ou pronoms) a pour origine le paradigme accentué des possessifs du latin ; et jusqu’en FMod ces formes restent potentiellement accentuées. Les formes héritées du latin étaient nombreuses et complexes, et les plus anciens textes sont des témoins d’un état ancien du système résultant du jeu des seules évolutions phonétiques (voir Buridant 2000a : § 116, qui est l’un des seuls à évoquer, mais assez rapidement, ces « formes primitives », sans dater le moment de la reconfiguration du système). Assez vite, entre l’an mil et l’an 1100, plusieurs vagues de simplification successives en ont profondément changé la physionomie. Dès l’an mil commence cette intervention massive de l’analogie bien soulignée par Rheinfelder (21985 [1967] : t. II , § 316) : son action rapide a généralisé dès le milieu du 11e s. un radical unifié pour chacune des personnes P1, P2 et P3 (mien, tien, sien), comme c’était déjà le cas pour P4 et P5 dès le latin (où vester était devenu voster par analogie avec noster).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
On voit en effet qu’aucun des cinq plus anciens textes en français qui nous sont parvenus (Strasbourg, Eulalie, Jonas, Passion, StLeger) et qui ont été composés entre le 9e s. et le début du 11e s., ne porte trace de cette future analogie. Dans ces textes, la déclinaison distingue nettement entre une unique forme à nasale finale, celle du CRsg. issu de l’accusatif sg. latin meum, tuum, suum, et les formes des autres cas qui ne comportent pas de nasale ; dans ces textes, parfois brefs, les formes de possessifs sont pourtant relativement nombreuses (9 dans les seuls Serments de Strabourg), ce qui permet d’en avoir une approche précise. Les seules formes à nasale finale attestées en TAF sont donc des CRsg. (objet direct ou compléments autres) de P1, P2 et P3, issus des accusatifs latins au masculin singulier meum et suum ; ils sont attestés dans les deux plus anciens textes français (Strasbourg, l. 6, et l. 9 et 10 : cist meon fradre Karle / Karlo ; Eulalie, v. 15 : lo suon element). Dans Strasbourg, Passion et StLeger, les formes meos ou suos sont soit des sujets sg., au CSsg. masc., venant des nominatifs latins meus, suus (Strasbourg, l. 27 : Karlus meos sendra ; StLegier, v. 10 : li suos corps) ; soit des régimes pl., au CRpl., issus des accusatifs pl. latins meos, etc., avec parfois la diphtongue simplifiée : on a tos, sos (Passion, v. 61 : los tos enfanz, v. 3 : los sos affanz ‘ses souffrances à lui’, et v. 73, 129, 185 ; StLeger, v. 170 : lis sos pensaez). Et les formes de CSpl., issues des nominatifs pl. latins tui, sui, apparaissent sous les formes toi, sei / soi, le CSpl. de P1 n’étant pas attesté dans ces textes (Passion, v. 58, 65 : li toi caitiu ; StLegier, v. 14 ; Passion v. 165, 274, 363, 378, 426, 429, 457, 473 : li soi fidel). Ainsi, dès lors qu’on peut analyser toutes les formes de possessifs antérieures à 1050 (StAlexis), on ne rencontre que de formes issues phonétiquement, très régulièrement, des formes latines, y compris les quelques formes en -n final au CRsg. (dont partira justement la première analogie). c. La première vague d’analogies (11e-12e s.) Une dizaine de simplifications analogiques ont transformé le système ancien des possessifs des personnes P1, P2 et P2 en six siècles, simplifiant par étapes les trois paradigmes en un système bien plus simple. En effet, dès le milieu du 11e s., les formes toniques des possessifs masculins de P1, P2 et P3 dans StAlexis montrent qu’une importante simplification analogique a eu lieu : trois cas, les CSsg., CSpl. et CRpl. masculins de P1, P2 et P3, se sont remodelés sur le quatrième, le cas régime singulier, et ont adopté le même radical à finale nasale, prenant à leur tour une finale nasale. Ainsi au CSsg., StAlexis a pour P1 li mens quors (v. 445 du ms. L ‘mon cœur à moi’, les autres mss A et P donnent également li mien(s)) ; pour P2, li tons parentez (v. 415) ; et pour P3 li sons edrers (v. 190 ‘son voyage à lui’), nuls sons apartenanz (v. 272 ‘aucun de ses proches’). Au CSpl. ce texte offre pour P2 toen comme attribut du sujet (v. 418 ki toen doüssent estra ‘qui devraient être à toi’ ; le ms. S plus tardif a tiens). Du CRsg. on a plusieurs occurrences dans StAlexis pour P2 et P3, sous les formes tuen et son (v. 472 pur le tuen cors, v. 15 d’un son filz, v. 280 cel son servant, v. 349 trestout le son convers ‘toute sa vie’, v. 600 al son seignor – notons que le copiste de ce texte distingue toujours entre la graphie sun / sum pour le déterminant atone, et la graphie son pour l’adjectif ou le pronom toniques). Enfin, au CRpl., StAlexis offre sons pour P3 (v. 123 d’icez sons sers ‘de ces serviteurs qui lui appartenaient’, v. 273 les sons ahanz ‘ses souffrances à lui’).
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C’est donc bien sur les formes de CRsg. issues phonétiquement de l’accusatif latin (meum > meon > mien / men ; tuum > tuon > tuen, suum > soen / suon > son / suen), qui étaient les seules à avoir une nasale finale originelle, qu’ont été refaites analogiquement les formes du masculin aux trois autres cas : CSsg. miens, CSpl. mien et CRpl. miens ; et de même pour P2 : tuens, tuen, tuens, et pour P3 suens, suen, suens. On peut se demander si la datation du milieu du 11e s. de cette première simplification n’est pas à placer plus tard, puisque le ms. L, le plus ancien, a été copié vers le milieu du 12e s. Mais d’une part la cohérence de l’ensemble du système plaide pour y voir la grammaire de l’auteur lui-même ; en outre on sait que la langue des textes écrits est généralement archaïsante par rapport à l’usage oral contemporain ; le ms. L témoignerait donc d’un état de la grammaire antérieur au milieu du 12e s. et reflèterait la langue d’une ou plusieurs générations antérieures. Dès le début du 12e s., la forme mien au masc. (< meum) est attestée dans Roland (cist miens fillastre, un mien filz) et se généralise. Pour P2 et P3 masc., tuen /toen et suen / soen (Roland : un des soens) s’imposent jusqu’au 13e s. (Bel inconnu, Villehardouin dont le ms. date du 14e s.). d. Deux nouvelles vagues d’analogies : masculin mien → tien, sien (seconde moitié du 12e s.) ; féminin moie → toie, soie (début-fin 12e s.) Dès le milieu du 12e s. une autre analogie se développe, sur le modèle de mien dont l’usage est fréquent. Cette seconde simplification concerne d’abord P3 ; la variante analogique sien apparaît en effet dans un texte anglo-normand (Juise antérieur à 1150, ms. du début du 13e s.), puis s’étend à d’autres dialectes (Eneas, ms. du début du 13e ; saint Bernard, Sermons, lorrain). La forme tien apparaît à son tour fin 12e (saint Bernard : ce ke tu portes n’est pas tien). Dès lors à la fin du 12e s., les masculins mien, tien et sien forment un sous-paradigme unifié. Un siècle plus tard, le féminin va connaître à son tour la même série d’analogies. Au début du 12e s., pour P1 féminin tonique, le latin mea(m) au singulier donne meie qui est largement présent depuis Roland (par ceste meie destre) ainsi que dans les textes anglonormands suivants, et moie depuis le milieu du 12e s. dans Thebes (la moie amie), Eneas, etc., jusqu’au milieu du 14e s. (Henri de Lancastre). Pour P2 et P3 fém., venant de tua(m) et sua(m) accentués, les formes courantes sont toue et soue (Eulalie : par souue clementia), et toe et soe (Passion : la sua morz, la soa madre) qui sont plus courantes. Dans les textes anglo-normands on a tue et sue depuis Roland. Une première simplification analogique pour le féminin se développe avec la forme fém. de P1 meie / moie, comme cela avait été le cas au masculin un siècle plus tôt : vers 1150 on a seie dans le Psautier d’Oxford au lieu de soue (La teie fortece a tei guarderai, p. 76), et dans la seconde moitié du 12e s. toie et soie ; teue et seue, formes moins fréquentes, sont plutôt localisées au Nord de Paris (JoinvilleMémoires : la seue). e. Formes dialectales Par ailleurs, des formes dialectales existaient en picard et en anglo-normand ou normand, qui avaient elles aussi développé des analogies. i. Anglo-normand et normand : analogies En normand et anglo-normand, les diphtongues peuvent se réduire, donnant men pour mien, et sun ou son pour suen ; ces formes se trouvent dès StAlexis comme on l’a vu, surtout aux 12e et 13e s., et parfois encore au milieu du 14e s. chez Henri de Lancastre (Livre des seyntz medicines, ca 1360). Cela peut aboutir à une confusion graphique des deux paradigmes tonique et atone :
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– –
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
P1, P2, P3 : CSsg. masc. : mens ; tuns, tons ou teons ; suns, sons ou seons (notons qu’en latin impérial est attestée en Gaule du sud une forme seum, analogique de meum : Bourciez 1956 [1910] : § 306) ; CRsg. masc. : men ; tun, ton ; sun, son, seon (StAlexis : li mens quors, li tons parentez, li sons edrers ; Comput : li sons jurz ; Psautier de Cambridge, mi-12e s. : pur teon crieme, de seon people). Fém. sg. : meie, tue, sue (Roland : la sue mort). P4, P5 masc. : au pl., les formes toniques nostres et vostres se réduisent parfois à noz et voz (Roland : les noz ‘les nôtres’).
ii. Picard : analogies A toutes les personnes du paradigme tonique, le picard offre des formes spécifiques coexistant souvent avec les formes générales, et qui perdurent jusqu’au 14e s. : – –
P1, P2, P3 toniques : fém. sg. mieue, miue (Aucassin : te terre et le miue ‘ta terre et la mienne’ ; CoinciMiracles) ; ou seue (CoinciMiracles, LorrisRose, BeaumanoirBeauvaisis et JoinvilleMémoires). P4 et P5 Masc. : CSsg. et CRpl. nos, vos, CRsg. et CSpl. no, vo ; Fém. : Sg : no, vo ; Pl. : nos, vos.
f. 14e-15e s. : quatrième et dernière vague d’analogie : mienne, tienne, sienne (14e s.) ; distinction paradigmisée entre déterminants et pronoms Au 14e s., pour le féminin aussi l’analogie va continuer à jouer. A partir de la forme tonique de masc. mien, et de ses analogues tien et sien créés au 12e s., apparaissent successivement les formes de fém. sien(n)e(s) dès la fin du 13e s. (MenReims : deux bones viles sienes), mien(n)e(s) au tout début du 14e s. (Passion du Palatinus, Chronique de Morée), et tie(n)ne(s) à la fin du même siècle. Les Manières de langage de 1399 les donnent comme seules formes pour le possessif tonique : mien, miens, mienne, miennes ; tien, tiens, tienne, tiennes ; sien, siens, sienne, siennes (p. 52). Au début du 15e s. ces formes sont généralisées. Les formes toniques de P4 et P5 sont graphiées selon la forme longue (nostre, nostres) ; en effet, au 12e s. les emplois adjectivaux ou pronominaux avaient parfois une forme brève (les noz) qui se confondait graphiquement avec celle du déterminant correspondant, mais dès le 13e s. la répartition devient régulière, et les pluriels noz > nos et voz > vos seront réservés à l’emploi de déterminant. Le système des possessifs en français est presque définitivement stabilisé à cette période du 15e s. Le Donat françois, commandité par John Barton et écrit entre 1400 et 1409 (éd. B. Colombat 2014) pour enseigner le français aux Anglais, donne une synthèse intéressante de ces « pronoms dérivatifs » (car dérivés des pronoms moi, toi…) : il distingue clairement entre les deux séries mon, ton, son, nostre, vostre, leur (en signalant le pluriel leurs), et mien, miens, mienne, miennes, etc., la première devant être employée « tousjours avec un substantif », et la seconde « tousjours sanz aucun substantif » (p. 178). 30.5.3 Les possessifs du 17e s. au français moderne Le 17e s. a ajouté une modernisation de la graphie pour P4 et P5, ainsi que, par la suite, une distinction de prononciation opposant o ouvert et o fermé. Par ailleurs, au cours du 17e s. l’emploi adjectival de la forme tonique du possessif régresse fortement, sans totalement disparaître : entre le 18e et le 20e s. on en trouve quelques occurrences (x 33.1.3) (MirabeauLettres : je le crois vraiment mien ; BarbeyMemorandum,
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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p. 89 : une mienne cousine ; De Gaulle, Mémoires, 1954 : nous faisons nôtre le magnifique programme des quatre libertés humaines). Il s’agit de la suite du mouvement de simplification qui a contribué à réorganiser le paradigme des possessifs en français : cet emploi adjectival partageant la même forme avec l’emploi de pronom, il est désormais remplacé par une construction pronominale (à lui). Pour P4 et P5, le Dictionnaire de l’Académie française dans sa 2e édition de 1718 donnait encore les graphies avec -s- implosif nostre, vostre. Mais la 3e édition de 1740 remplace ce -s- étymologique par un accent circonflexe : dans la Préface de cette édition, il est précisé : « Dans les mots où l’S marquoit l’allongement de la syllabe, nous l’avons remplacée par un accent circonflexe ». A l’exception de quelques auteurs qui emploient nôtre et vôtre également comme déterminants à la fin du 17e s., le système moderne des formes est dès lors en place. 30.5.4 Conclusion sur l’évolution des paradigmes de possessifs Ce qui caractérise l’évolution du système des possessifs du français, c’est d’avoir été à l’origine extrêmement diversifié, affichant tous les traits sémantiques spécifiques de cette catégorie, puis de s’être simplifié de façon impressionnante, passant de 150 formes environ en AF, à 36 formes fonctionnelles en FMod ; cette simplification s’est réalisée à travers quatre grandes vagues analogiques successives, et par quelques disparitions, que l’on peut subsumer dans les 13 étapes suivantes. 1. Dans une première période, le roman a deux séries de formes distinctes, l’une atone et l’autre tonique, en réutilisant des différenciations formelles qui en latin n’étaient que des variantes diatopiques (dialectales) ou diastratiques (stratification sociale ou registrale) : mum, mam, etc. ont été utilisées comme matrices des formes atones, et meum, meam, etc., pour les formes toniques. Les formes tonique d’une part, atone d’autre part, ne suivront pas le même destin. 2. Aux débuts du français, dans les textes des 9e-10e s., les cas sujet masculins singuliers pour la série tonique des personnes P1, P2, P3 viennent bien de meus, tuus, suus. Mais dès le 11e s. a lieu une simplification analogique pour les paradigmes de P1, P2 et P3 masculin, qui se sont alignés sur la forme du cas régime masculin singulier à désinence nasale : le cas régime mien est généralisé pour P1, tuen pour P2, suen pour P3, et la diversité des formes casuelles disparaît. 3. Au 12e s. et aux 13e-14e s., se produit une simplification analogique plus large, la forme des radicaux de P2 et P3 est reconfigurée sur la forme mien, les formes toniques masculines de P2 et P3, tuen et suen, devenant tien et sien. 4. Aux 12e-13e s. les formes toniques des féminins de P2 et P3 vont connaitre une analogie de la même sorte, avec comme modèle la forme de P1 meie / moie : d’où toue > teie / toie, soue > seie / soie. 5. Dans les dialectes, des analogies ont joué de la même façon pour le masculin et le féminin : pour le cas sujet masculin de P1, P2, P3 en anglo-normand, et pour le cas régime singulier en picard. 6. Puis au 14e s. les formes toniques du féminin se reconfigurent analogiquement sur les masculins « à nasale », refaits un siècle plus tôt : mienne, tienne, sienne. 7. Parallèlement, entre la fin du 12e et la fin du14e s., un autre processus analogique simplifie les formes atones du déterminant féminin qui s’élidaient devant voyelle, par le recours à la forme du masculin (m’amie > mon amie).
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12.
13.
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
La disparition générale des formes, toniques ou atones, de cas sujet au cours du 14e s., lors de la disparition de la déclinaison pour les masculins, provoque à son tour une simplification des formes masculines, désormais en phase avec celles du féminin. Parallèlement, le processus de grammaticalisation continue de progresser pour leur (< lat. illorum). Le fait que l’AF n’ait pas d’autre forme pour exprimer le possessif de P6 montre que leur était devenu un possessif en français. Au 14e s. ce statut se conforte, puisque leur jusqu’alors invariable commence à s’accorder en nombre avec l’ajout de la marque -s de pluriel, par analogie avec tous les autres déterminants et pronoms : leur pl. > leurs pl. Un phénomène de régression des emplois adjectivaux des formes toniques au cours du 17e s., peut-être accéléré par les interventions des Remarqueurs, aboutit à ne conserver que les catégories de déterminants et de pronoms, les adjectifs ne se conservant que de façon très restreinte ; dès lors, chacun des deux paradigmes de formes caractérise l’une des deux catégories : le paradigme atone est celui de la catégorie du déterminant, le paradigme tonique, celui du pronom. Enfin, un mouvement contraire a lieu au 17e s., où les grammairiens (Académie française) décident de suivre l’usage phonétique dans ses graphies et de supprimer les -s internes implosifs devenus muets depuis longtemps en les remplaçant par un accent circonflexe (pour noter une voyelle longue). Au début cela concerne aussi bien les déterminants que les pronoms, mais cette singularité est devenue une manière de distinguer encore plus fortement le pronom tant à l’écrit qu’à l’oral. Thurot signale un passage de Th. De Bèze faisant une différence entre « nostre et vostre, dont la première est brève s’ils précèdent le nom auquel ils se rapportent : nostre maison, longue s’ils le suivent : je suis vostre, patenostre » (De la prononciation française, 1881 : 598). Mais cette distinction syntaxico-phonétique entre notre et nôtre, entre o ouvert et o fermé, tend en FMod à s’effacer à nouveau dans certaines régions, cette simplification gagnant peu à peu.
Références bibliographiques : Barton 1400-1409 ; Bourciez 1956 [1910] ; De Bèze 1881 ; Marchello-Nizia 21997 [1979] ; Mortelmans 2009 ; Rheinfelder 21985 [1967] ; Thurot 1881.
30.6 Les indéfinis : déterminants, adjectifs et pronoms 30.6.1 Introduction Il s’agit d’un vaste ensemble de termes qui morphologiquement sont un peu disparates : la plupart se déclinent ou s’accordent comme des noms (en AF), des pronoms ou des adjectifs, mais certains restent invariables. Cet ensemble se définit sémantiquement : il regroupe des quantifieurs et des identifieurs renvoyant à des entités non spécifiquement définies. Syntaxiquement, les pronoms indéfinis se comportent comme les autres pronoms ou comme des noms (dès l’AF certains ne se construisent qu’avec un article défini), les déterminants indéfinis suivent la syntaxe soit des déterminants, soit des adjectifs. C’est dire que sous une unité sémantique d’ailleurs complexe, cette classe de mots offre une grande variété de formes. La plupart des indéfinis du français sont dérivés de neuf racines du latin : unus, multus, totus, tantus, quantus, talis, qualis, aliud, alter ; quelques autres résultent d’une grammaticalisation de noms, d’adjectifs ou d’adverbes du français.
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Le paradigme de ces formes a notablement varié de l’AF au 21e s., ainsi que leurs constructions (x 33.1 et 33.2.2) ; parallèlement, certains indéfinis se sont lexicalisés en noms communs ou en adjectifs qualificatifs. On présentera ici l’évolution de ces formes, en les rassemblant sous leurs deux valeurs sémantiques essentielles. 30.6.2 Pronoms et déterminants indéfinis quantifieurs à polarité négative ou à valeur indéterminée Le français possède pour les quantifieurs indéfinis un riche ensemble de pronoms et de déterminants formés pour un grand nombre d’entre eux à partir du numéral latin de l’unité, unu-, comme c’est le cas dans de nombreuses langues du monde (Heine et Kuteva 2002 : 220-222). Pour indiquer une quantité nulle, le FMod possède des termes spécifiques, qui sont normalement accompagnés de la négation ne, mais peuvent nier à eux seuls en cas de nonexpression de ne par exemple, comme souvent à l’oral, mais aussi après préposition, ou dans une phrase averbale : c’est le cas de aucun, nul, pas un, personne, rien (Je n’ai vu personne / J’ai vu personne, Rien à dire, Il a fait cela pour rien) (x 35.2 et chap. 41). En AF en revanche, la valeur des quantifieurs à polarité négative n’était jamais (ou était exceptionnellement) pleinement négative : leur valeur était indéterminée, même pour nul issu d’un morphème négatif latin, et l’expression d’une négation (ne, non, sanz) était nécessaire pour indiquer la quantité nulle. Il s’agit tout d’abord en AF d’un groupe d’indéfinis, tous formés à partir du latin unus précédé de non / ne / nec / neque : nuns, negun, nengun, neün, nesun (< ne ips- unu-). Attestés pour certains dès l’an mil et employés surtout aux 12e et 13e s., ils étaient peu fréquents (Peccad negun unque non fiz, Passion, ca 1000, v. 9 ‘Il ne commit jamais aucun péché’ ; N’i aveit plus hardi nisun, WaceBrut2, 1155, v. 12186 ‘Il n’y en avait aucun de plus hardi’). Et si nesun se rencontre encore parfois au 15e s., les autres indéfinis de ce groupe disparaissent dès le 13e s., supplantés d’abord par nul, puis par aucun à partir du 15e s. (Gondret 1980). Le quantifieur indéfini à polarité négative le plus fréquent en AF est nul, pronom ou déterminant (< latin nullu-), parfois sous la forme neul (< neque ullu-) ; il est attesté dès Strasbourg comme déterminant et pronom (nul plaid ; ne io ne neuls). Employé sans ne, il marque l’indétermination, en particulier dans les interrogatives ou les hypothétiques (Set le donc nus ? TroyesYvain, v. 4597 ‘Quelqu’un le sait-il ?’). Ce pronom-déterminant s’accorde en genre et en nombre (nul, nule, nules) et se décline : Cas sujet Cas régime direct Cas régime indirect
Masc. sg. nuls, nulz, nus nul nului
Masc. pl. nul nuls, nulz, nus
Fém. sg.
Fém. pl.
nule
nules
nuli, neli
Les formes longues du pronom au Cas Régime indirect se rencontrent encore parfois en MF (nulli, nully, nului : Livre du chevalier de La Tour Landry, fin du 14e s. ; Olivier Maillart et Commynes au 15e s.). Peu à peu, aux 16e et 17e s., nul en vient à être négatif en soi, sans ne, mais son sens indéfini non négatif se retrouve encore chez certains auteurs (Il me faut adjouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration, que nul des precedens, MontaigneEssais, 1592, p. 18 : ‘…aussi remarquable que n’importe lequel des précédents’). Dès le 15e s., nul est concurrencé puis supplanté par aucun, jusqu’alors uniquement
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indéfini. A l’origine sans polarité négative, aucun est à partir du 15e s. de plus en plus souvent accompagné de la négation et coexiste avec nul, qu’il va supplanter. Ainsi dans le Code civil des Français de 1804, seul aucun est employé avec ne, nul apparaît parfois mais uniquement au sens moderne de ‘nul juridiquement’ (Le legs sera nul, p. 186). En FMod, nul ne subsiste guère que dans certains types de textes poétiques ou formels (Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme ! BaudelaireFleurs, 1861, p. 91 ; Il eût voulu crier, et nul cri ne pouvait sortir de sa bouche. RollandJChristophe, 1904, p. 45), ou dans des formules figées ou un peu archaïques (Je n’ai nulle envie de le rencontrer ; Nul n’est censé ignorer la loi), et dans le complément de lieu nulle part. En AF, le pronom et déterminant alcun / aucun (lat. tardif °alicunu- < aliqu- + unu-) se décline et s’accorde, avec au CRsg. indirect une forme aucunui assez rare ; il a une valeur positive jusqu’au 15e s. et même au-delà : ‘quelque(s), certain(s)’ (Espoir aucun duel a eü, TroyesYvain, 1177-1181, v. 2920 ‘Il a peut-être eu quelque chagrin’) qu’il conserve parfois encore au 17e s. chez Scarron, La Fontaine, Molière, surtout au pluriel (Aucuns disent que... ; Aucunes fois... ), et parfois précédé de d’ (Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement, Molière, Ecole des femmes, 1662, acte I, sc. 1 ‘Ce que certains maris supportent paisiblement’). Le tour d’aucuns comme indéfini non négatif est attesté dès le 14e s. (Il en y a d’aucuns qui menjuent les enfanz et aucunne foiz les hommes, PhoebusChasse, 1387, p. 96 ‘Il y en a certains qui mangent les enfants et parfois les hommes’) ; il se rencontre encore parfois en FMod (D’aucuns pensent que…) ; dès la fin du 14e s., aucun se construit également avec l’article défini (Les aucun sont cassez, les aultres bossus, GersonSermon, 1402, p. 172 ‘Les uns sont cassés, les autres bosselés’) (voir Prévost et Schnedecker 2004). Au début du 16e s., Palsgrave signale cet emploi. Aucun, essentiellement au singulier, s’est progressivement substitué aux termes précédents, et à nul en particulier, en contexte négatif ; cette évolution s’achève au 17e s. En FMod, des constructions négatives avec le déterminant aucuns / aucunes au pluriel se sont développées, surtout en cas d’accord avec des noms qui ne s’emploient qu’au pluriel dans certaines acceptions (Il n’y a aucuns travaux à prévoir dans cette maison ; sans aucuns frais). Enfin, au milieu du 16e s., apparaît un autre morphème négatif créé à partir de un : pas un, déterminant ou pronom. Ce terme trouve son origine dans l’adverbe pas précédant un objet direct, un attribut ou une apposition comportant le déterminant numéral un (N’orent pas une liue alee, quant […], Chrétien de Troyes, Erec, ca 1162, v. 2921 ‘Ils n’avaient pas parcouru une lieue, quand […]’). Aussi longtemps que la séquence pas un(e) ne se rencontre qu’après un verbe nié, il est difficile de savoir s’il s’agit de la séquence (ne + verbe + pas) + (un N), ou bien du groupe nominal pas un déterminant un nom (pas un N). C’est bien plus tard que pas un commence à se rencontrer dans des positions et fonctions révélant son statut grammaticalisé de déterminant ou de pronom : pas un est employé comme pronom en fonction de sujet dès la seconde moitié du 16e s. (a), et après préposition au 17e s. (b) : pas étant dans ces cas détaché du verbe, le groupe est alors à identifier comme un nouveau morphème grammaticalisé, et d’abord recatégorisé comme pronom ; mais ces cas sont rares : (a) Et pas un n’a changé / Le uice dont il fut au parauant chargé. (RonsardMisères, 1563, p. 51 ; de même Baïf, Le Brave, 1573, p. 169) (b) Mon coeur n’est à pas un en se donnant à tous (Corneille, Place royale, 1637, acte I, sc. 1) ‘Mon cœur n’appartient à aucun en se donnant à tous’
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Apparu au milieu du 16e s. (voir ci-dessus 30.6.1) ce n’est qu’aux 17e-18e s. que comme pronom pas un apparaît plus fréquemment de façon autonome, en fonction de sujet notamment, et parfois même complété par un complément de nom ou une relative (et pas un d’eux n’en avoit faict l’experience, SerresAgriculture1, 1603, p. 525 ; Pas un qui se soit avisé de faire pleurer, DiderotEssais, ca 1760, p. 217). Et comme déterminant d’un sujet, il ne devient courant qu’aux 18e-19e s. (Pas un seul mot de remercîments, RetifBretonnePaysan, 1776, p. 255 ; Pas un arbre ne se balance, DuCampHollande, 1859, p. 77). En outre, dès le 17e s., pas un est parfois employé comme indéfini non négatif, ce qui confirme qu’il n’est plus relié nécessairement à la négation du verbe, et qu’il est bien entré dans le paradigme des indéfinis (Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent, Corneille, L’illusion comique, 1682, acte 5, sc. 5 ‘Voyez si l’un d’eux se montre négligent’ ou ‘Voyez si l’un d’entre eux ne se montre pas négligent’). Les indéfinis quantifieurs à polarité négative ont donc suivi l’évolution suivante en français, en trois étapes : 9e-15e s. negun / nul → 15e-17e s. nul / aucun → 17e-21e s. aucun / pas un Quant à nul, qui en son sens négatif ne subsiste que dans quelques emplois, il est devenu, à la fin du 18e s., un adjectif qualificatif employé comme attribut, d’abord au sens technique juridique de ‘qui est sans valeur légale’ (Robespierre, Code Civil), puis au sens général de ‘inexistant’ (Stendhal), puis de ‘qui ne vaut rien, dépourvu de qualités’ : Le chevalier Bilars exagéra le danger, qui était nul. (Stendhal, Lucien Leuwen, t. 1, 1835, p. 150) Paul est libre et, du reste, il est incapable, il est nul, c’est un âne, un demeuré. (Jean Cocteau, Les enfants terribles, 1929, Première partie, chap. 9, p. 29)
En AF, quelques autres termes, d’origine nominale, pouvaient exprimer eux aussi, soit l’indétermination en contexte non pleinement assertif, soit la quantité nulle en corrélation avec ne ; il s’agit de noms grammaticalisés comme corrélats d’une négation, et recatégorisés en pronoms ou en adverbes, certains ayant par ailleurs conservé leur statut nominal. Deux formes invariables, forgées à partir du nom latin gens (‘être humain’, ‘créature’), n’ont pas subsisté en FMod : il s’agit de giens (latin (minime) gentium) qui était très rare et a disparu assez vite, et de nïent (latin ne gentem > nïent, noiant, nëant, nient), fréquent comme adverbe ou pronom, qui ne subsiste que dans le nom néant, qui existait par ailleurs en AF. Nïent est apparu dès le 10e s. (Passion, v. 403 : No’s neient ci… ‘Il n’y a rien ici…’ ; StAlexis, ca 1050, 7 occurrences), et a été employé jusqu’au 15e s. (Pathelin). Ces termes, généralement utilisés comme corrélatifs de ne pour exprimer une négation totale (‘ne…rien, en rien, pas du tout’), sont également adverbes négatifs à eux seuls : E tut pur lui, unces nïent pur eil. (StAlexis, v. 243) ‘Et seulement pour lui, jamais pour autre chose’
L’AF a utilisé, en corrélation avec ne, divers noms existant par ailleurs, ame et home (< lat. animam, hominem) pour un animé humain, rien (< lat. rem, AF ‘chose’) pour un animé ou un inanimé, et chose (< lat. causa-). Seul rien a été grammaticalisé en pronom négatif : rien + ne se trouve dès le 10e s. (Passion, v. 290 : ren non forsfist ‘il n’a commis aucun forfait’ ; StAlexis, v. 245 : Ne l’en est rien ‘Cela ne lui importe pas’), mais il subsiste néanmoins en AF comme nom (nulle rien ‘aucune chose, rien’) ; la grammaticalisation de rien en pronom est achevée quand il a cessé, en emploi de sujet, de s’accorder au féminin, qui était le genre du nom rien,
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c’est à dire dans la seconde moitié du 12e s. (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 379 : ne li ert rien celé ‘rien ne lui était caché’). Ce pronom a perduré jusqu’au FMod. En revanche, ame et chose n’ont pas été grammaticalisés comme pronoms. Le terme home / om / on a été, lui aussi, grammaticalisé en un pronom indéfini toujours, mais sans aucune polarité négative (ci-dessous 30.6.2), ce qui a permis qu’il devienne dans certains emplois, aux 18e-19e s., un pronom personnel référentiel de la 4e personne (voir 30.3 et x 37.5.3, 39.2.1.1). Au début du 14e s. apparaît un emploi de personne sans déterminant et accompagné de ne, exprimant la non existence d’un animé humain (MachautFortune, 1341, p. 34 : N’elle n’a de personne soing, soit vil ou monde, ‘Et elle [Fortune] ne se soucie de personne, mauvais ou bon’). Cette construction se développe dans la seconde moitié du 14e s., remplaçant progressivement les autres pronoms pour l’animé au 16e s. Mais l’accord du participe passé se fait encore au féminin (Jean Corbechon, fin 14e s : Personne n’est point tempestée De cui ceste pierre est portée) ; ce n’est qu’au 17e s. que le participe passé cesse de s’accorder au féminin, ce qui marque la grammaticalisation de personne, et Vaugelas recommande cette forme : Personne n’est venu ; mais avec une épithète il subsiste encore quelque hésitation lorsqu’on parle d’une femme (Je ne vois personne si heureuse que vous, selon Vaugelas) ; le processus de grammaticalisation s’achèvera lorsque l’accord ne se fera plus qu’au masculin. 30.6.3 Pronoms et déterminants indéfinis quantifieurs à valeur positive Les pronoms et déterminants indéfinis quantifieurs expriment toutes les nuances de la quantification, du plus petit nombre à la totalité ; leur forme comporte assez souvent, mais pas seulement, le morphème un ; ils s’accordent en nombre et genre, et se déclinaient en AF. Certains d’entre eux existaient dès l’AF : altre / autre, chascun, maint, moult(e)(s), plusors, poi, quant, tant et leurs composés, tout, (l’) un. Alcun / aucun, comme on l’a vu cidessus (voir 30.6.1) avait en AF une valeur positive, avant de prendre une polarité puis une valeur négatives. C’est en MF que s’initient ou se confirment des changements : développement de l’emploi de chasque déterminant ; disparition de moult pronom-déterminant, de maint, de tant et quant pronoms et déterminants ; et grammaticalisation de beaucoup, la plupart, divers, différents. Les pronoms autre et un existent comme pronoms indéfinis dès le TAF. Ils sont généralement employés avec l’article défini, et forment souvent couple ou contraste : Respondet l’altre (Passion, v. 289, et v. 64) ‘L’autre répond’ Li uns Acharies, li altre Anories out num. (StAlexis, v. 307) ‘L’un avait pour nom Arcadius, l’autre Honorius’
Aux 16e et 17e s. encore, le pronom un sans article et suivi d’une relative ou d’un participe peut avoir le sens de ‘quelqu’un, une personne’ (Bonaventure des Périers : Un voyageant par païs… ; Bossuet : un qui espère...). Chacun, distributif de l’unité, est attesté dès le 9e s. Il est en AF aussi bien pronom que déterminant, s’accorde et se décline. Son origine est complexe et a été discutée. Il est attesté sous deux radicaux différents : d’une part cadhuna au 9e s. (Strasbourg, 842 : cadhuna cosa), puis chaün / cheün au 12e s., issus d’une forme latine calquée sur le grec (cata-unu ; voir Bonnard et Régnier 1989 : § 45 ) ; cheün est employé comme déterminant ou pronom, surtout dans des textes anglo-normands (AdgarMiracles, p. 95, v. 183 cheün jor ; ibid., p. 176, v. 410 chaün receit son luier ‘chacun reçoit son dû’). Parallèlement, dès le 11e s. la
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forme chascun apparaît et s’impose, comme déterminant ou pronom, et parfois sous les graphies chescun, chascon (pour l’origine de cette forme, x Pope 1956 [1934] : § 749 et 869). Aux 12e et 13e s. se rencontre sporadiquement comme déterminant la forme chasque (Chrétien de Troyes, Charrette, v. 3026 de chasque part ‘de chaque côté’), forme réduite de chascun (sans doute sur le modèle de quelque / quelqu’un), qui se développera surtout aux 14e-16e s. ; chascun va progressivement perdre son emploi de déterminant face à cette nouvelle forme : cette répartition est acquise au 16e s. Par ailleurs, chascun pouvait s’employer au pluriel en AF et jusqu’au 16e s., ce qui ne semble plus avoir été possible par la suite : selon ce qu’eus avront chascunes antr’eus proprietez comunes (MeunRose3, entre 1269 et 1278 v. 17489) ‘selon ce qu’elles avaient chacune comme propriétés en commun’ Puis, ce fait, prindrent chascunes d’elles une bonne grosse pongnie de verges. (VigneullesNouvelles, 1515 p. 354) ‘Puis, cela fait, chacune d’elles prit une bonne grosse poignée de verges.’
Le pronom chascun pouvait à époque ancienne se construire avec un déterminant, ce qui était encore fréquent au 17e s., et subsiste parfois en FMod dans des expressions figées (sa chacune, tout un chacun). Quelques termes indiquent un pluriel non spécifié. Plusieurs (< latin °plusiores, formé sur le comparatif latin pluriores ‘plus nombreux’ croisé avec l’adverbe plus) est apparu au 11e s. avec le sens de ‘nombreux’ ; il est déterminant, adjectif ou pronom, avec ou sans article défini : Li pluisur jetent lermes (StAlexis, v. 584) ‘Plusieurs versent des larmes’ De plusurs choses a remembrer li prist, De tantes teres cum li bers cunquist (Roland, v. 23772378) ‘De plusieurs choses [il] se mit à se souvenir, de tant de territoires que lui, le vaillant, avait conquis’
La plupart (des), formé également sur plus, apparaît dans la seconde moitié du 15e s. (CentNouvelles, p. 582 la plupart du temps). Au 17e s. l’Académie précise que ce groupe ne peut précéder qu’un collectif ou un substantif au pluriel. Le terme le plus fréquent en AF pour indiquer le grand nombre était le déterminant ou pronom indéfini molt / mult / mout / mont (< latin multu- ; x 32.4.1), qui avant le 13e s., dans les textes de l’Ouest, pouvait s’accorder et se décliner (Passion, v. 380 per mulz anz ‘depuis de nombreuses années’; StAlexis, v. 24 par multes terres). Mais au 12e s., comme moult est également adverbe et invariable dans ce cas, moult déterminant-pronom qui se trouve souvent devant le verbe tend à devenir invariable lui aussi, comme le montrent certains énoncés ambigus avec molt invariable (b) ; il se construit dès lors assez souvent avec de (c), ces constructions coexistant avec le déterminant-pronom accordé (a), qui finit par disparaître au 13e s. (sauf dans quelques expressions figées) : (a) A molz l’ai veü avenir (Thomas, Tristan, dernier tiers du 12e s., v. 397) ‘[J’] ai vu arriver cela à beaucoup de gens’ Dunt mulz humes sunt ciu (ThaonComput, 1113 ou 1119, v. 2206) ‘pour laquelle beaucoup de gens sont aveugles’ (b) Mult unt oüd e peines e ahans (Roland, v. 267) ‘Ils ont eu bien des peines et des souffrances’
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe (c) Par la mer mult de morz en gist. (WaceBrut, achevé en 1155, v. 13094) ‘Sur la mer git un grand nombre de morts.’ Mais en cest siecle nos estoet avoir molt de conseils. (Commentaire en prose sur les Psaumes, mi-12e s., 1a, p. 163) ‘Mais en ce monde il nous faut avoir beaucoup de conseils.’
Très rapidement, en moins de deux siècles (14e-15e s.) mout va régresser et presque disparaître, remplacé dans certains emplois (comme intensifieur) par très, et dans les autres (comme quantifieur) par beaucoup (Marchello-Nizia 2006a ; et x 32.4.1.5 a.) : [(molz) (N)] V > [molt] Verbe [N] > [(molt) (de N)] V > [(beaucoup) (de N)]
Dès le 14e s. en effet un nouveau morphème indéfini intensifieur s’est grammaticalisé à partir d’un groupe nominal employé métaphoriquement : biau coup (x 32.4.1.5), qui au cours du 15e s. va remplacer progressivement molt. Beaucoup / biaucoup est invariable, d’abord adverbe, mais il peut se construire avec un nom au pluriel (Commynes6, 1490-1505, p. 80 Et entrerent beaucoup gens) ; employé en tant que sujet, comme pronom, il est suivi d’un verbe au pluriel (Commynes6, p. 44 Beaucoup furent esbahiz,) : au 17e s. l’Académie tolère cet usage pronominal d’un morphème qui reste par ailleurs adverbe (beaucoup croient). Le plus souvent cependant il se construit avec de. Tant / tanz / tantes (< latin tantu-), déterminant ou pronom, qui généralement s’accorde et se décline (StAlexis, v. 210 tanz jurz, v. 397 tantez dolors), est plus rare ; comme molt il tend à devenir invariable, comme ses composés itant (ThaonComput, v. 1667 En l’an ad itant jurs ‘Dans l’année il y a autant de jours’) et autant / altant ; il se construit dès lors avec de dès le 12e s. (Eneas, ca 1155, v. 5566 tant de gent). Aux 14e-15e s., tant cesse de s’accorder et s’adverbialise totalement. Quant / quanz / quantes (< latin quantu-), qui fonctionne souvent en corrélation avec tant, est déterminant ou pronom et se décline et s’accorde comme tant ; il marque au singulier la dimension, et au pluriel le nombre. C’est un indéfini interrogatif ou exclamatif (BeroulTristan, fin 12e s., v. 3759 Quanz anz...? ‘Combien d’années.. ?’ ; CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 3312 Ne sai dire queles ne quantes ‘Je ne sais dire lesquelles ni combien’) ; quanz / quans ne semble plus attesté après le 15e s., et le féminin quantes après le 16e s., alors que tant adverbial perdure jusqu’en FMod. Alquant et asquant, dérivés de quant, comme lui se déclinent et s’accordent, et ils marquent une quantité petite ou grande : ‘quelques-uns, plusieurs, un certain nombre de…’ (Roland, v. 2611 Prent i chastels e alquantes citez ‘Il y prend des châteaux et plusieurs villes’) ; redoublé, il fonctionne comme distributif (‘les uns…, les autres’). Peu fréquent au total, il ne semble plus attesté après le 13e s. Maint / mainz / mainte / maintes (dont l’étymologie est discutée), pronom ou déterminant, s’accorde et se décline ; au singulier il peut avoir un sens pluriel (maint cop ‘bien des coups’) et être accompagné d’un verbe au singulier (meint home encore veneit ‘plusieurs hommes venaient’). D’un usage constant jusqu’au 16e s., il se rencontre encore ponctuellement jusqu’en FMod (En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux, BaudelaireFleurs, 1861, p. 171), mais les grammairiens le déclarent archaïsant. Divers(es) et différent(e)s au pluriel et non précédés de l’article, commencent au 16e s. à être employés comme déterminants indéfinis ; mais dès le 13e s. divers pouvait être employé dans des contextes proches d’un indéfini (ConciMiracles3, p. 307, v. 123 par divers lius, par païs mains ‘en divers endroits, en plusieurs pays’).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Pour indiquer le plus grand nombre et la totalité, le pronom-déterminant tot / tut > tout (< lat. tardif tottus < lat. class. totu- ‘total, global’) apparaît dans les plus anciens textes ; il s’accorde, et se déclinait en AF : Cas sujet Cas régime
Masc. sg. toz / tuz / touz tot / tut / tout
Masc. pl. tuit toz / tuz / touz
Fém. sg. tote / tute / toute
Fém. pl. totes / tutes / toutes
Cette déclinaison pouvait toucher tot y compris en emploi d’adverbe (MeunRose2, 12691278, v. 8701 touz poissanz), et il en subsiste toutes-puissantes en FMod. En AF il n’a plus seulement son sens global, mais également celui du plus grand nombre. Il peut être en AF déterminant (StAlexis, v. 10 tut bien ; Roland, v. 2528, tute noit ‘toute [la] nuit’), pré-déterminant (StAlexis, v. 308 tut le pople ‘le peuple tout entier’), adjectif, pronom ou adverbe. A partir du 17e s. les grammairiens discutent de son accord comme intensifieur d’un adjectif, masculin ou féminin : Vaugelas prône et pratique l’accord avec l’adjectif féminin commençant ou non par une voyelle, mais refuse l’accord dans le cas d’un adjectif au masculin pluriel (Elle est toute autre, toute autre chose, elles sont toutes étonnées, mais Ils sont tout autres), et nombre de grammairiens en discutent ; l’Académie fixe la règle que l’on suit encore en FMod : l’accord ne se fait que devant un adjectif féminin commençant par une consonne, y compris h aspiré, mais avec quelques hésitations (GoncourtJournal4, 1896, p. 319 les gens couchant tout nus, et Feydeau, 1911 Mais n’te promène donc pas toute nue ; GreenJournal, 1934-1950, p. 291 elle couchait tout habillée, mais DabitHotel, 1929, p. 43 Elle se jetait toute habillée sur son lit ; VidalBlacheTableau, 1908, p. 158 vaste plate-forme herbeuse toute hérissée de cônes et de pitons phonolithiques, mais GreenJournal, p. 291 elle resta debout, un pied dehors, tout hérissée d’impatience). Tout a donc dès lors un statut hésitant entre adverbe (invariable) et déterminant, et le FMod en conserve encore une certaine complexité d’emploi, avec la question de l’accord en fonction adverbiale devant adjectif (GoncourtJournal4, 1896, p. 136 la porte fut laissée toute grande ouverte, et passim). Pour indiquer le petit nombre, l’AF dispose de l’adverbe poi / pou / peu (< latin paucu-), invariable, qui comme déterminant se construit avec un nom au singulier ou au pluriel (poi conpaignuns, PontStMaxenxeBecket, v. 1656 ‘peu de compagnons’), et qui comme pronom sujet ou attribut est accompagné d’un verbe au pluriel (Mes vencu furent, car poi erent, WaceBrut, v. 13610 ‘Mais ils furent vaincus car ils étaient peu nombreux’ ; Pou sont qui le facent, PhoebusChasse, 1387, p. 85 ‘Il y en a peu qui le fassent’ ; Bien peu r’eschapperent, VigenèreDécadence, 1577, p. 391 ‘Bien peu en réchappèrent’). Enfin, en FMod, x, par ailleurs utilisé parfois comme indéfini (pour une raison x ou y, titre de spectacle), peut servir de quantifieur indiquant un nombre indéfini mais possiblement élevé (il a x raisons d’être mécontent, exemple forgé) (voir 30.7.2 x-ième). Dans l’évolution des quantifieurs, trois tendances sont notables. D’une part ils montrent une rapidité dans leur cycle de renouvellement que l’on retrouve dans bien d’autres langues, puisque plusieurs des quantifieurs originels disparaissent, laissant place à de nouveaux termes d’origine lexicale (adjectifs, noms) qui vont se grammaticaliser (cela se passe spécialement entre le 14e et le 16e s. en français), et que de nouvelles expressions quantifiantes apparaissent sans cesse par métaphore (un tas de, un paquet de, un max de, une benne) sans se grammaticaliser, mais avec un verbe qui s’accorde au pluriel quand ils sont employés en fonction de sujet – ce qui est relativement rare. D’autre part ils révèlent une forte labilité catégorielle, qui fait qu’un bon nombre de déterminants ou de pronoms s’adverbialisent tout en conservant des fonctions pronominales (poi, beaucoup, personne dès leur apparition, et
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
tant, moult, rien après quelques siècles d’usage). Il faut noter enfin qu’au cours des siècles les pronoms tendent à se répartir entre animés et inanimés (personne / rien). 30.6.4 Pronoms et déterminants indéfinis identifieurs La catégorie des indéfinis identifieurs est beaucoup plus stable que celle des quantifieurs : d’une part, à l’exception d’un seul, tous ceux qui existaient en AF se retrouvent en FMod, et ont généré des composés qui ont enrichi le paradigme d’origine ; et d’autre part, il y a eu très peu d’innovations de type métaphorique. L’origine latine des indéfinis concernant l’identité du référent est claire : il s’agit de termes du latin classique : aliu-, alter, tale-, quale-, ipsum. El, al, eil (StAlexis) (< lat. tardif aliu- < lat. class. aliud ‘autre chose’) est un pronom indéfini neutre, invariable, présent dans les textes dès le 11e s., le plus souvent objet direct, et assonant en e (< lat. a accentué : StAlexis, v. 243) ou rimant en -el. Il est attesté jusqu’au 13e s. Altre, autre (< lat. alteru-) est déterminant, adjectif ou pronom (avec ou sans déterminant), et se décline suivant le modèle des noms et adjectifs en -re (CSsg. masc. altre / autre ou par analogie altres / autres, CRsg. masc. altre / autre, CR indirect sg. masc. altrui / autrui, CSpl. masc. altre / autre, CRpl. masc. altres / autres ; fém. sg. altre / autre, fém. pl. altres / autres). Il apparaît dès les plus anciens textes (Passion, StLegier, Roland…) et perdure jusqu’au FMod. Une forme composée, altretel / autretel, apparaît au début du 12e s. et cesse progressivement d’être employée à la fin du 13e s. Autrui / autruy commence à être la forme générale du pronom sans déterminant dès le MF, mais avec déterminant autre perdure. Meïsme en AF, puis mesme(s), et enfin même depuis le 16e s., vient d’une forme latine supposée, *metipsimus. Le morphème latin idem ‘le même’ a disparu, remplacé par ipse (lat. ipse > es en AF : en es le pas ‘aussitôt’, en es le jor ‘le même jour’, ensement ‘de même’). Cette substitution se serait produite pour marquer en particulier l’identité ou la ressemblance par ce superlatif en -imus formé sans doute à partir de l’expression latine de première personne emphatisée memet ipsum. Cet indéfini est attesté dès le 11e s. (medisme, StAlexis, v. 118). Du 12e au 14e s., la forme meïsme(s) (Roland, v. 204) est fréquente ; elle coexiste avec medesmes (Psautier d’Oxford), meesme(s), et mesme(s) qui apparaît après 1150 et s’emploie jusqu’au 16e s. Toutes ces formes peuvent être déterminant, pronom, et dans ce cas le -s final est une marque de déclinaison ; ou bien adverbe, le -s final étant alors une marque adverbiale qu’on rencontre également pour d’autres adverbes au Moyen Age (x 32.4.1.3). Tal / tel (< lat. tale- ‘tel’), attesté dès les plus anciens textes (Passion, StLegier, StAlexis, Roland…) et jusqu’au FMod, est déterminant, adjectif ou pronom. Il s’accorde et se décline suivant le modèle des adjectifs épicènes en AF (CSsg. masc. et fém. tels / teus, CRsg. masc. et fém. tel, CSpl. masc. tel, CRpl. masc. et fém. tels / teus / tieus / tex). La forme féminine avec -e final (tele, attestée par la scansion) n’apparaît qu’au 13e s., avant de se généraliser. Les composés autel, autretel et ital / itel apparaissent au 12e s., mais ne semblent plus être employés après le 14e s. Enfin, un petit groupe d’indéfinis formés à partir de quel se développe dès l’AF et perdure en FMod. Quel (< lat. quale-, souvent corrélé à un subordonnant) est déterminant, adjectif ou pronom, et se décline sur le même modèle que tel. Dès l’AF quel comme pronom ou adjectif pouvait être déterminé par l’article défini (li quels que, lequel N que) (a et c). Le plus souvent corrélé au relatif que, l’indéfini introduisait une relative concessive ; le pronom relatif suivait directement quel ou lequel pronom (a), ou bien suivait le nom déterminé par quel (b) ou par lequel (c) :
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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(a) li quels que fust morz ou vencuz (Eneas2, ca 1155, v. 8277) ‘Quel que soit celui qui mourait ou était vaincu’ (b) Quel part qu’il alt, ne poet mie chaïr (Roland, v. 2034) ‘De quelque côté qu’il aille, il ne peut pas tomber’ (c) Mais laquele jagunce que hom portet u en deit u al col pendue, seurement puet aler en altre terre senz pour de engrutement. (Lapidaire, mi-12e s., p. 100) ‘Mais quelque hyacinthe qu’un homme porte ou à son doigt ou pendue à son cou, il peut se rendre dans un autre pays sans crainte de maladie.’
Sans doute à partir de ces corrélations, quel que > quelque devient dès le milieu du 12e s. un nouveau déterminant indéfini (a) (Foulet 31930), et peut se combiner avec un second que avec un sens concessif (b) : (a) somes venu a quelque poine (Eneas1, v. 4719) ‘[nous] sommes venus avec quelque difficulté’ (b) en quelque leu qu’ele onques soit (TroyesYvain, 1177-1181 v. 4338) ‘en quelque lieu qu’elle se trouve’
Issues de ce nouveau morphème indéfini quelque, de nouvelles combinaisons se créent : quel c’onques > quelconque (adjectif) et quiconques (pronom) au 12e : en quelconques adversité Que soiez (CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 442) quiconques voloit Avoit et antree et l’issue (Chrétien de Troyes, Charrette, fin 12e s., v. 5420) ‘celui qui le voulait pouvait entrer et sortir [de ce royaume]’
Dès le MF de nouvelles expressions commencent à apparaître, qui vont dans le sens d’une distinction croissante entre animés et inanimés. A partir de constructions telles que : quelque chose que le bonhomme commande (QuinzeJoies, ca 1400, p. 30), se développe au 15e s. le pronom indéfini quelque chose, qui jusqu’alors s’accordait au féminin, et qui peut dès lors s’accorder au masculin-neutre (a), signe de sa nouvelle identité pronominale ; se développent également le pronom et le déterminant quelqu’un / quelqu’une au 16e s. (b et c), et l’expression quelque part, qui se fige dès la fin du 14e s. (d) : (a) tres desireux de sçavoir quelque chose de nouvel de sez amours (Roman du Comte d’Artois, 1453, p. 126) ‘très désireux de savoir quelque chose de nouveau sur ses amours’ (b) lesquels voulans honnestement dire quelqu’un fol (LaTailleSaül, 1572, p. 22) ‘lesquels, pour désigner poliment quelqu’un de fou’ (c) Je voyois aussi le renard, qui se ralloit le long des buissons, le ventre contre terre, pour attrapper quelqu’une de ces petites bestes. (PalissyRecepte, 1563, p. 167) (d) Je croi bien que elle se esfondra quelque part (FroissartChroniques, dernier tiers 14e s., p. 886) ‘Je crois bien qu’elle [la nef = ‘le navire’] s’engloutit quelque part’
Enfin, dès le 13e s., l’adjectif qualificatif certain prend parfois un sens indéfini en fonction d’épithète toujours antéposée au nom (sans déterminant, puis avec déterminant au sg., et sans déterminant au pl.) comme en (a), et la proximité de aucuns en certifie la valeur d’indéfini comme l’indique (b) ; puis au 16e s. certains, au pluriel, devient un pronom indéfini : (a) Bien se gardent cil qui ont certains usages et en certains lieus par chartres ou par dons de seigneurs qu’il en usent ainsi comme il doivent, car s’il en mesusent […] (BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 356)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe ‘Que ceux qui bénéficient de certains pratiques en certains lieux, par des chartes ou des dons des seigneurs, prennent garde d’en user comme ils le doivent, car s’ils en mésusent […]’ (b) […] moult grant quantité de Sarrasins, et en prindrent en vie environ, dont Guyon en donna cent au maistre de Rodes pour raimbre certains crestiens et aucuns des freres de leur religion qui avoient esté prins des Turs en une bataille (ArrasMelusine, 1392, p. 129) ‘[…] un grand nombre de Sarrasins, et ils firent des prisonniers vivants alentour, dont Guyon donna cent au gouverneur de Rhodes pour racheter certains chrétiens et quelques frères de leur religion’ (c) Cecy est advenu de mon temps : certains sont condamnez à la mort pour un homicide (MontaigneEssais, 1592, p. 1070)
Si, comme on l’a dit, la série des indéfinis identifieurs est plus stable que celle des quantifieurs, elle révèle deux types de changements généraux : d’une part, comme dans d’autres cas, le MF opère un net enrichissement de la série ; et d’autre part, cet enrichissement va de pair avec une systématisation de la distinction entre animés et inanimés, comme pour les quantifieurs (quelqu’un / quelque chose). On enfin (< latin homo et AF hom, om ‘l’homme, l’être humain’) apparaît dans les textes dès le 11e s. avec un sens nettement indéfini, pour désigner un être humain non identifié sujet d’un verbe ; et c’est aux 18e-19e s. qu’il prend une valeur de pronom personnel, semble-t-il, devenant l’équivalent de nous (voir 30.3. et x 37.5.3, 39.2.1.1). Références bibliographiques : Anscombre et Tamba 2013 ; Bonnard et Régnier 1989 ; Corblin 1997 ; Corblin, Tovena et Vlachou 2010 ; Foulet 31930 [1919] ; Gondret 1980 ; Marchello-Nizia 2006a ; Pope 1956 [1934] ; Prévost et Schnedecker 2004.
30.7 Les numéraux : déterminants et pronoms Les numéraux forment une catégorie de mots dotée d’une spécificité : ce sont les seuls termes qui peuvent s’écrire soit en lettres (deux, vingt, troisième), soit en chiffres (chiffres romains : II, XX, IIIe ; ou chiffres arabes : 2, 20, ou 2e, 20e). Cette catégorie a été augmentée d’un terme, à la fin du 15e s., avec le zéro, qui désignait une quantité nulle, et qui a été utilisé dans la transcription en chiffres arabes pour marquer les dizaines, centaines. Et à partir du 14e s., les copistes alternent entre chiffres romains et chiffres arabes, ces derniers l’emportant à peu près complètement. Les numéraux cardinaux (déterminants, adjectifs, pronoms ou noms : il a trois ans, pour les / ses trois ans, trois sont venus, (tous) les trois sont venus) ont connu une histoire assez mouvementée. Les numéraux ordinaux (adjectifs ou noms) en revanche ont subi seulement des changements ponctuels en français au cours des siècles. Comme le latin, le français utilise essentiellement une numérotation à base décimale (10), avec ponctuellement des traces d’une base vicésimale (20) (FM quatre-vingts, quatrevingt-dix ; l’Hôpital des Quinze-Vingts, qui recevait trois cents aveugles). Existe aussi la possibilité d’un duel (une paire de…) ou d’un collectif (AF uns degrez ‘des marches, un escalier’). On emploie couramment pour désigner un groupement un comptage à base duodécimale (une douzaine d’œufs / de concepts, une demi-douzaine), ou à base dix (une dizaine), ou quinze (une quinzaine), vingt, trente… jusqu’à soixante et cent (une soixantaine, une centaine, plusieurs centaines), ou mille (des milliers, des millions, des milliards).
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30.7.1 Numéraux cardinaux Les numéraux cardinaux sont issus en français des formes latines, dont certaines se déclinaient, et cette déclinaison a perduré en AF pour les trois premiers nombres ; mais en FMod seul un est resté variable en genre. Les deux premières dizaines présentent quelques spécificités, et de même à partir de la septième dizaine, où on constate des variations encore présentes régionalement (septante / soixante-dix, octante / quatre-vingts, nonante / quatre-vingt-dix). 30.7.1.1 Un, deux, trois Les trois premiers numéraux cardinaux se déclinaient en AF comme en latin, et suivaient le premier type de déclinaison (voir 30.1). Mais de quatre à neuf, formes héritées du latin, l’invariabilité s’est installée, ainsi que pour la suite. Pour le numéral de l’unité l’AF utilise le terme issu du lat. unu- : cas sujet masc. sg. uns ; cas régime masc.sg. un ; fém. sg. une. Dans une énumération de chiffres, l’AF utilise assez fréquemment, à la place de un, le terme empreu, issu de la formule propitiatoire in prode ‘au bénéfice, au profit de’ : Plus tost ne poïst an nonbrer / Anpreu et .ii. et trois et quatre, / Que l’en ne li veïst abatre (TroyesYvain, 1177-1181, v. 3161-3163) ‘Avant même qu’on puisse compter un, et deux, et trois, et quatre, on l’aurait vu abattre’ BAUDONS Li queus commenchera ? HUARS Gautiers. GAUTIERS Je commencherai volentiers. Empreu. – HUARS Et deus. ROBINS Et trois. BAUDONS Et quatre. HUARS Conte après, Marot, sans debatre. MARIONS Trop volentiers. Et chinc. PERONNELE Et sis. (Adam de la Halle, Robin et Marion, 1270-1280, v. 506-510) ‘« Baudoin : Lequel commencera ? – Gauthier :Je commencerai volontiers. Un. – Et deux. – Et trois. – Et quatre. – Compte ensuite, Marion, sans discuter. – Très volontiers ! Et cinq. – Péronelle : Et six.»’
Empreu en énumération au lieu de un est encore employé en MF (Passion du Palatinus, début 14e s., v. 210 et 919 ; Mesnagier de Paris, fin 14e s., p. 81 ; Pathelin, fin 15e s., v. 270). Mais une grammaire du 15e s. (Stengel 1879) donne dans un tel contexte : Enpreu et un, ce qui montre que la formule n’est sans doute plus comprise, et sa dernière attestation (Frantext) date du début du 16e s. L’expression coordonnée un et un, deus et deus, etc., est employée pour signifier le distributif : ‘un par un / un après l’autre, deux par deux’ (Roland, v. 2190 ; BenedeitBrendan, début 12e s., v. 641 : Eisent s’en tuit un e un ‘Ils sortent tous l’un après l’autre’). Enfin, en AF et dans certains cas jusqu’au 16e s., le terme de l’unité apparaît également au pluriel (uns, unes) pour marquer le duel ou le collectif : uns / unes déterminent ainsi deux unités identiques allant par couple (uns soliers ‘une paire de chaussures’, unes joues, unes levres, ungs gantz (Palsgrave 1530), ou bien plusieurs unités formant un ensemble (unes armes ‘un équipement’, unes letres ‘une lettre, un message’ (Joinville, et encore Rabelais), unes larmes ‘des larmes’, ungs sanglous (QuinzesJoies, ca 1400, p. 109) ; uns degrez ‘un escalier’, etc.). Cet emploi ne semble plus attesté au 17e s. : entor l’autel avoit unes coulombes d’argent qui portoient un abitacle (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 85)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe ‘de part et d’autre de l’autel il y avait deux colonnes d’argent qui supportaient un habitacle’ Grans estoit et mervellex et lais et hidex ; il avoit une grande hure plus noire qu’une carbouclee, et avoit plus de planne paume entre deus ex, et avoit unes grandes joes et un grandisme nes plat et unes grans narines lees et unes grosses levres plus rouges d’une carbounee et uns grans dens gaunes et lais ; et estoit cauciés d’uns housiax et d’uns sollers de buef fretés de tille dusque deseur le genol. (Aucassin, début 13e s., p. 25, l. 18) ‘Il était grand et surprenant, laid et hideux ; il avait une grande gueule plus noire que du charbon, et il y avait plus d’une paume de main entre les deux yeux, et il avait deux vastes joues et un très grand nez aplati, et de grosses et larges narines, et d’épaisses lèvres plus rouges qu’une pièce de viande, et de grandes et larges dents jaunes et laides ; et il était chaussé d’une paire de pantalons et d’une paire de chaussures en cuir de bœuf maintenues par des cordes jusqu’aux genoux.’
Le terme signifiant ‘deux’ se déclinait également : CS masc. pl. dui, doi ; CR masc. pl. dos, dous, deus ; fém. pl. dous, deus. L’AF possédait également un duel, amb(es) ‘tous les deux’, d’origine latine (< ambo) : Pilaz Erod l’en enviet, / cui des abanz voliet mel ;/de Jesú Christi passïon / am se paierent a ciel jorn. (Passion, v. 208) ‘Pilate l’ [Jésus] envoya à Hérode, qui était son ennemi depuis longtemps ; à l’occasion du supplice de Jésus-Christ, ils se réconcilièrent ce jour-là’ cio confortent ad ambes duos (StLegier, v. 119) ‘ils les encouragent tous les deux’
Ce duel ne semble plus attesté après le 12e s., et il apparaît essentiellement en anglonormand, dans deux expressions : ad ambes mains ‘des deux mains’ (StAlexis, v. 387 ; Roland, v. 2931 ; BenedeitBrendant, v. 204), et d’ambes parz ‘des deux côtés’ (BenedeitBrendant, v. 1662, WaceBrut, PontStMaxenceBecket, et SteMaureChronNormandie). Mais dès cette époque ambe devient un terme du domaine technique des jeux de dés, ou de loto, et ce nom masculin (ou féminin) sera utilisé jusqu’au début du 20e s., pour désigner une combinaison de deux numéros sélectionnés et sortis en même temps : Li dé serunt mult tost sur ambes as turné / Qui unt esté sovent sur sines ruelé. (PontStMaxenceBecket, v. 5844 ; de même CoinciMiracles3, v. 213-214) ‘Les dés rouleront bientôt sur deux as, alors qu’ils donnaient souvent deux six (= la chance a tourné)’
Parallèlement, ce duel amb- / an- s’est très tôt composé avec le terme deux : cas sujet masc. pl. ambedui, ambedoi, andui, andoi, CR masc. pl. et fém. pl. ambedeus / andeus ‘tous deux, toutes deux’: Devant Carlun andui sunt repairez (Roland, v. 3862) ‘Ils sont tous deux revenus devant Charlemagne’ Por estre plus apertement / ot andeus cousues ses manches (LorrisRose, v. 559) ‘Pour être plus à l’aise il avait cousu ses deux manches’
Ces formes composées étaient surtout employées aux 12e et 13e s., les dernières attestations, bien moins fréquentes, datant des 14e-15e s. (Machaut, Dit de l’alerion, mi-14e s., ambedui ensamble ; Ysaye le Triste, 1400, p. 158 : A che se sont andui acordé, et p. 172, 248). 30.7.1.2 De dix à vingt De 10 à 16 le français utilise les noms de nombre hérités du latin (decem > dis, dix ; undecim > unze, onze ; duodecim > doze, duze, douze ; tredecim > treize, treze ; quatuordecim >
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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catorze, quatorze ; quindecim > quinze ; sedecim > seze, seize) ; mais pour 17, 18, 19, et parfois même pour 16 parfois, l’AF a recours à une périphrase, comme en latin tardif ; d’abord avec la coordination (dis et set, dis et uit, dis et nuef) jusqu’à la fin du 15e s., puis par juxtaposition dès le 14e s. chez certains auteurs (dix-sept, dix-huit, dix-neuf). 30.7.1.3 De vingt et un à mille Si pour les trois premières dizaines le français emploie des termes simples comme en latin (dix < decem, vingt < viginti, trente < triginta), à partir de 40 il utilise le suffixe -ante : quarante, cinquante, soixante, septante, oitante / uitante / octante, nonante. On emploie ainsi au 12e s. uitante anz (BenedeitBrendan, v. 719 et 736), et encore au 16e s. depuis environ octante ans, nonante personnes (LéryBrésil, p. 50 octante ans, p. 58 nonante personnes) ; et cette formation régulière continue à être utilisée en Belgique et en Suisse romande. Parallèlement à ce mode de comptage décimal régulier, des traces d’une numérotation vicésimale ont longtemps persisté, de l’AF au 16e s., réduites par la suite à quatre-vingts (et son composé quatre-vingt-dix) qui seul subsiste en FMod. La numérotation vicésimale se fait soit par addition (vint et dis = 30), soit le plus souvent par multiplication (chiffre de l’unité suivi de 20). Depuis le 12e s. et jusqu’au 17e s., selon les textes ou les régions, on trouve deus vins (= 40), treis vinz (= 60), quatre vingt / quatre vins, cinq vins (= 100) (CouronnementLouis, 1130, v. 1774), six / sis vinz / vins (= 60), qui se rencontre assez longtemps (Quatre livres des rois, fin 12e s., p. 121 ; Monstrelet, Chronique, 15e s., p. 9 ; LéryBrésil, 16e s., p. 58 : nous estions six vingts en tout ; Molière, 17e s., L’Avare, acte II, sc. 5 ; Racine, Les Plaideurs, v. 228 ; Voltaire encore au 18e s.). Le roi Louis IX (saint Louis) a fondé l’hospice des Quinze Vingts (= 300). Ce mode de comptage ayant pour base l’ensemble des doigts humains, et se trouvant de façon plus ou moins importante dans de nombreuses langues du monde (Ifrah 1994), l’hypothèse a été formulée, concernant le français, d’une origine celtique (Bourciez, 41956 [1910], § 220a), ou même normande, de cette pratique. Au 15e s. le comptage moderne mixte (décimal, et vicésimal pour quatre-vingts et quatre-vingt-dix) semble devenu courant dans beaucoup de textes (Jouvencel2, 15e s., p. 49 : de soixante a quatre-vins piez), surtout à la toute fin du siècle chez Commynes. Pour exprimer des nombres complexes, on juxtapose les chiffres en partant du plus élevé, le plus souvent en coordonnant le dernier : dis et set (Jean Bodel, Jeu de saint Nicolas, ca 1200, v. 1328), vint et quatre, six cens cinquante et neuf chevaliers (Rabelais), quatre cens quatre vingtz quarante et quatre anz (Rabelais). Mais déjà à la fin du 15e s. Commynes hésite pour l’addition entre l’emploi ou non de et entre le chiffre de la dizaine et celui de l’unité : soixante et un, soixante dix ou soixante et dix, soixante unziesme, soixante et douze ou soixante douze, etc. C’est au 17e s. que l’usage dominant devient la simple juxtaposition, et Vaugelas la recommande. Le FMod a toutefois conservé la coordination pour un (vingt et un, etc. : usage recommandé par le grammairien A. Oudin, en 1632), et pour soixante et onze ; mais au 19e s. il y a encore une hésitation (vingt-un ou vingt et un : Bescherelle 1846), avant que l’usage ancien ne l’emporte. Pour la graphie du nombre 1000, il y avait au Moyen Age une variation, qui dure encore mais est normée, entre la forme mil, issue du latin mille, et la forme mille ; celle-ci, issue du pluriel latin neutre milia, est souvent graphiée milie en AF, car elle comportait un l palatal qui s’est dépalatisé. En FMod on emploie encore l’an mil, mais partout ailleurs on a mille : l’an deux mille, deux mille vingt, etc.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Une question se pose : celle de l’accord de vingt, cent, et mille quand ils sont multipliés ou additionnés, qui subsiste parfois encore. En AF, et de loin en loin jusqu’au 16e s., mille pouvait être mis au pluriel quand il était multiplié, mais cet emploi était extrêmement rare (à peine quelques cas dans le corpus GGHF entre le 9e et la fin du 16e s. : sis milles frans, RegistreChatelet1, p. 387) ; c’est en particulier en tant que mesure d’une distance qu’il peut être mis au pluriel (Celle abbaye estoit a .iii. milles pres d’une ville, PizanCité, p. 369 r°). La règle d’invariabilité du nombre mille a été fixée par le grammairien Oudin au 17e s., mais ne s’est imposée qu’au 18e s. Vingt et cent en revanche, lorsqu’ils étaient multipliés, prenaient un -s final de pluriel depuis le Moyen Age et jusqu’au 17e s., en toute position (quatre vinz et dis livres, CharteParis13 ; l’an de grace mil deuz cenz quatre vinz et dis ‘1290’, ibid. ; long de quatre vingts cinq pieds, CoeffeteauHistoire, 1646, p. 160). En FMod, depuis le 18e s., ils continuent à prendre la marque de pluriel lorsqu’ils sont en finale de nombre (quatre-vingts, six cents), mais ils sont désormais invariables s’ils ne sont pas en finale (quatre-vingt-deux, six cent vingt-deux). Pour les nombres composés à deux chiffres, si l’usage du trait d’union est la règle – qui a été généralisée optionnellement à tous les nombres composés depuis la réforme orthographique de 1990, il règne de fait une hésitation dans les pratiques. 30.7.2 Numéraux ordinaux Entre l’AF et le FMod on constate un net recul de l’emploi des numéraux ordinaux (avec ou sans déterminant défini), remplacés progressivement par les numéraux cardinaux correspondants. Depuis le 17e s. notamment, les numéraux ordinaux ont progressivement disparu des indications de date (Pascal, Provinciales), du comptage des chapitres ou des pages (chapitre quatrième > chapitre quatre) et du rang des monarques (Henri le Quatrième > Henri quatre), sauf pour le rang 1 ; ils sont remplacés par des cardinaux, comme Vaugelas le souligne, « dans les chaires ou dans le barreau », et malgré la résistance des remarqueurs et de l’Académie, cet usage s’imposera. Le FMod dit encore cependant : François premier (mais Henri deux) ; le premier mars (mais le deux mars). L’AF utilisait deux systèmes d’adjectifs numéraux ordinaux. Le plus fréquent en AF était de très loin celui hérité du latin par l’évolution phonétique normale, avec l’accent tonique sur le radical, avec une déclinaison et l’accord en genre et nombre. Certains de ces termes, analogiques, venaient de formes calquées sur les formes latines originelles : prime(s) (< lat. primu-), secont (< lat. secundu-) (secunt livere, ThaonComput, v. 3252), tiers / tierz au masc. et tierce au fém. (< lat. tertiu-, tertia), quart (< lat. quartu-) (la quarte [eschiele], Roland, v. 3036 ‘le quatrième [corps d’armée]’), quint / quinz et quinte au fém. (lat. quintu-), siste (lat. sextu-) (Roland, v. 3052) et sisme (< * sextimu-), setme / sedme (< lat. septimu-) (Cil ert setmes, Eneas, v. 2950 : ‘C’était le septième’), uitme / uime / oime (< *octimu- analogique de septimu-) (L’oidme, Roland, v. 3229), noefme (< *novimu- analogique de septimu-) (Roland, v. 3229), disme / desme (< lat. decimu-). Ces formes simples héritées du latin apparaissent souvent en série dans les textes médiévaux, dans des énumérations telles que celle des corps de bataille d’une armée (eschieles) par exemple, ainsi dans Roland, v. 3217-3230 : Trente escheles establissent […], La premere est […] E l’altre aprés est […] E la terce […] E la quarte […] E la quinte […] Et la siste […] E la sedme […] E l’oitme […] e la noefme […] E la disme […]
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Mais dès le 12e s. des formes suffixées nouvelles apparaissent, peu fréquentes encore. Ces nouveaux ordinaux dérivés sont formés sur quatre suffixes, deux hérités du latin (-ier et -ain), et deux plus tardifs, aux 13e-14e s., de formation française (-ime / -isme, et -ième). Tous se déclinent et s’accordent en genre et nombre. Contrairement aux ordinaux de la première série étudiée ci-dessus, ces formes sont accentuées sur le suffixe, et forgées par dérivation à partir du nom de l’unité, soit avec le suffixe -ain ou -ier (tous deux marquant l’ordinal), soit avec le suffixe -ime / -isme (par analogie avec le latin septimus ou decimus, ou même avec le français dime / disme où le radical était repris comme suffixe), soit avec le suffixe diphtongué -iesme / -ième, d’origine discutée. Pour l’ordinal de rang 1, dès le tout début du 12e s. apparaissent en effet premier(s) et premiere (< lat. primariu- / -aria), qui sont fréquents au 12e s. (La temor Deu est lei premiere, Proverbes réunis par Serlo de Wilton, 2, ca 1165, v. 85 ‘La crainte de Dieu est la première loi’). Cet ordinal perdure jusqu’au FMod où il est le seul utilisé. Premerain et premeraine, ajoutant le suffixe latin -anu- au suffixe -ariu- (< *primari- + -anu-), sont attestés eux aussi dès le début du 12e s. (ThaonComput, v. 651, 1207), de même que le dérivé adverbial en -ment (premerainement, Psautier d’Oxford, p. 235). Ce suffixe -ier / ière a donné quelques rares formes analogiques (quartier, au sens à l’origine de ‘quatrième partie d’un tout’ ; et quarteron). Le suffixe -ain (< latin -enu- / -anu-), ajouté à la forme du cardinal, a donné quelques dérivés, dont plusieurs ont eu une postérité comme noms ou adjectifs dans des domaines techniques divers : quartain(e) (fievre quartaine, Eneas, v. 7918 ‘fièvre quarte’, et également quatrain), quintaine (jouter à la quintaine, OrleansRondeaux, déb. 15e s., p. 335 ‘s’exercer à la joute contre le poteau’), sisain(e) (‘demi-douzaine’, ‘sixième partie’), semaine qui est peut-être le terme le plus fréquent, uitain (huitain jor), neuvaine, dizain, douzaine. Mais comme adjectifs numéraux leur emploi est réduit. Certaines de ces formes vont disparaître avant la fin du Moyen Age, à l’exception cependant des ordinaux pour 1, et parfois 2, premier et second ayant perduré ; la forme ancienne prim(e) a été conservée uniquement dans des composés ou locutions (primesautier, printemps, de prime abord). Les ordinaux formés sur les deux autres suffixes se sont développés pour la plupart d’entre eux à une époque plus tardive, même si quelques-uns datent du 12e s : deusime / deuxiesme (Manières1399, deusiesme ; Commynes, deuxiesme), troisiesme / troisieme, quatrime, quintesme, sisieme / sesime, septesme (< lat. septimu-), huitisme / oitisme / uictiesme, nuevieme (Prise d’Orange, 12e s., v. 1318), disime, onzime / unzime / unsiesme (ThaonComput, v. 1439), etc. ; deuxième par exemple semble apparaître fort tard. L’avantage de cette formation est d’être généralisable à l’infini, et les Manières de langage de 1399 recommandent même unième : Et maintenant il fara bon d’ensaigner les enfans a conpter. […] Le primier, le seconde, le trois, le quart, ou ainsi : uniesme, le deusiesme, le troisiesme, le quatriesme, le cinquiesme, le sisiesme, le septiesme, le uuytiesme, le neufiesme, le disiesme, le onsiesme, le dousiesme, le tresziesme, le quatorsiesme, le quinsiesme, le sesziesme, le disiseptiesme, le disiuuytiesme, le disineufiesme, le vintiesme, le vint et uniesme, le vint et deusiesme, et cætera, le trentiesme (p. 50)
Peut-être pour cette raison, c’est ce suffixe en iesme / -ième qui va se généraliser progressivement pour tous les chiffres et supplanter dès le 17e s. presque toutes les autres formes, introduisant ainsi une grande régularité dans le microsystème des ordinaux. C’est d’ailleurs sur ce modèle qu’au 16e s. apparaît l’interrogatif quantième pour interroger sur un ordinal, forme qui se retrouvera jusqu’au FMod comme nom (Lardon et Thomine 2009 : 214-217). Et c’est encore sur ce modèle que le FMod a introduit, pour indiquer un
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
ordre non définissable dans une série très nombreuse, deux adjectifs, tous deux formés à partir de termes mathématiques, l’un, énième (ou n-ième, ou ennième, d’après le TLFi), sur le nombre indéterminé n (pour la n-ième fois) ; et l’autre, x-ième (ou ixième ?), plus récemment et à l’oral essentiellement, formé sur l’inconnue x, dont l’emploi semble se développer aux dépens de ennième (pour la ixième fois, il m’a répété cela). Les numéraux ordinaux sont entrés tout au long des siècles dans diverses constructions spécifiques. Ainsi, pour signifier soit l’accompagnement, soit un espace temporel, l’AF employait un ordinal incluant dans le comptage la situation initiale : l’expression soi + ordinal + de (soi tierz de compagnon, RenartDole, v. 766, et Lai de l’ombre, v. 212) signifie ‘avec deux compagnons’ ; de même d’ui en tierz jor signifie ‘dans deux jours’ (BeroulTristan, v. 2675). On trouve encore parfois cette expression au 16e s. (il tourna vers moi lui troisiesme ‘il se dirigea vers moi avec deux compagnons’, Monluc, Commentaires, 1592). Mais dès l’AF, on a déjà dans cette construction l’emploi du cardinal en lieu et place de l’ordinal : d’ui en huit jors (BeroulTristan, v. 3447 ‘dans sept jours / dans une semaine’, au pl.), qui s’imposera et est encore la construction en FMod : aujourd’hui en huit. Pour indiquer une date précisant le quantième d’un mois, l’AF et le MF utilisaient un ordinal. A partir du 14e s., c’est une pratique générale à la fin des chartes (qui jusqu’alors dataient leur rédaction simplement du nom du mois, ou parfois de la fête religieuse la plus proche), ou à la fin des lettres : nous avons mis en ces lettres le seel de la prevosté de Paris, l’an de grace mil trois cenz trente neuf, le jeudi .XVIe. jour du mois de septembre. (Chartes et documents de l’abbaye de saint Magloire, 1330, t. 3, p. 42) Escript a Chinon le IVe jour de juillet. Loys. (Lettres de Louis XI, 1438-1461, lettre 215)
Mais dès les 16e et 17e s. une hésitation se fait jour, dont les Lettres de Mme de Sévigné portent la trace : suivant l’emploi en en-tête ou non, suivant l’emploi ou non d’un déterminant (le, ce), l’auteure emploie soit l’ordinal (avec -e final), soit le cardinal : à Ménage. à Paris, dimanche 12e janvier 1659 à Pomponne. à Paris, mardi 27 janvier 1665 à Bussy-Rabutin. à Paris, ce lundi 7e janvier 1669. à Monsieur De Grignan. à Paris, vendredi 16 janvier 1671.
Enfin, au cours des siècles, certains adjectifs ordinaux ont été lexicalisés comme noms pour désigner des entités spécifiques : le tiers, un douzième, une quinzaine de jours, faire le quatrième (jeu de cartes), etc. Références bibliographiques : Bescherelle 1846 ; Bourciez 41956 [1910] ; Ifrah 1994 ; Lardon et Thomine 2009 ; Stengel 1879.
30.8 Les relatifs, interrogatifs, exclamatifs : déterminants, pronoms et adverbes 30.8.1 Paradigmes pronominaux : une structure commune Les trois paradigmes des relatifs, des interrogatifs et des exclamatifs révèlent une parenté entre eux grâce à certaines de leurs formes, et aussi une parenté avec le paradigme des subordonnants (que, se / si, comme, combien).
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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Deux parmi eux, les morphèmes relatifs et interrogatifs, font apparaître très clairement une ressemblance structurelle avec plusieurs autres paradigmes pronominaux, et spécialement ceux des pronoms personnels et des pronoms démonstratifs. Tous (ainsi que par exemple l’indéfini nul) ont à l’époque médiévale une déclinaison plus complexe que celle des noms et adjectifs, car elle repose sur une opposition entre trois formes. Tous ont un cas sujet singulier ou pluriel à voyelle radicale tonique en -i- (il et cil / cist au masc., qui aux deux genres) ; dans les plus anciens textes, ces trois formes sont toniques, puisque il reste syntaxiquement autonome jusqu’au 13e s., qui est non élidable, et cil / cist pouvaient ou non être toniques. Tous distinguent au cas régime deux formes, une forme atone dès l’origine, en -e final (le et que élidables, cel / cest), et une forme tonique en -ui sur le modèle du datif latin (lui, d’abord au masc. puis pour les deux genres : voir 30.2.3 ; celui et cestui ; cui pour le relatif jusqu’en MF, ainsi que nului), le relatif-interrogatif se complexifiant davantage en opposant en outre animé (cui) et non animé (quoi). Enfin, tous connaissent trois genres : masculin, féminin et neutre, contre deux seulement pour les noms. Un fait capital est à souligner, qui a accentué la distinction entre nominaux et pronominaux : alors que la flexion nominale et adjectivale disparaît au cours du Moyen Age, la flexion pronominale des pronoms personnel, relatif et interrogatif, bien que plus complexe, a perduré solidement en FMod. 30.8.2 Les relatifs, interrogatifs et exclamatifs : formes en QULes trois paradigmes des relatifs, interrogatifs et exclamatifs ont en commun quatre caractéristiques : 1) ils introduisent une proposition, 2) ils possèdent des formes en QU-, 3) ils se déclinent en ce qui concerne les relatifs et les interrogatifs, et 4) leur forme varie suivant leur antécédent en ce qui concerne les relatifs. La plupart des grammaires insistent sur la simplicité en FMod de ces paradigmes qui ont des formes communes souvent invariables bien qu’héritées du latin. Mais au-delà de ces points communs, l’analyse fine de corpus étiquetés révèle une assez grande variété, tant au plan morphologique que syntaxique, surtout pour la période ancienne. Ces trois paradigmes ne se recouvrent pas, car chacun possède des formes qui lui sont propres, ils n’ont que peu de formes en commun, et seulement en AF : quant et quanque, qui disparaissent avant la fin du 15e s. En revanche, ils présentent deux à deux un nombre non négligeable de formes communes. Les relatifs et les interrogatifs partagent les formes qui (chi, ki), que (che, ke), qui s’élide devant voyelle, quoi, lequel, quant, quanque, dont, où. Les exclamatifs et les interrogatifs rassemblent par ailleurs quel, quant, quanque et combien. 30.8.3 Les relatifs : déterminants, pronoms et adverbes Dès les plus anciens textes, les relatifs apparaissent sous des formes différenciées ; certains d’entre eux s’accordent en genre et nombre avec l’antécédent, et presque tous se déclinent suivant leur fonction jusqu’en FMod. Et comme les pronoms personnels, ils continuent à le faire jusqu’en FMod : qui, que, quoi, lequel, auxquels s’ajoutent dont et où qui sont invariables. Par ailleurs, outre le-quel, d’autres formes de relatifs composés, suivis de que (qui que…), apparaissent en AF : on les examinera par la suite.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Fonction Cas sujet (masc. et fém., sg. et pl.)
Cas régime direct atone (masc. et fém., sg. et pl.) Cas régime tonique (masc. et fém., sg. et pl.) Adverbes
Pronom invariable en genre Pronom et en nombre neutre sing. qui, chi, ki que, qui
que, ke, *quae (pl.)
cui, qui (animé)
coi, quoi (non animé)
Pronom ou déterminant variable en genre et en nombre TAF : *quals AF : quanz, quant(e)(es), li quels > liquels la quels > laquex > laquele FMod : lequel, laquelle, lesquels, lesquelles que, *quid, AF : le quel, *quet,*qued laquel(e), lesquels, lesquel(l)es FMod : lequel, laquelle, lesquels, coi, quoi lesquelles, duquel, desquels, desquelles
AF : quanque, combien *dom / dont, *u / ou, *ont (anglo-normand)
Tableau 22 : Formes des relatifs : pronoms, déterminants et adverbes, du 9e s. au FMod (l’astérisque signale les formes très anciennes ou dialectales)
Dès le très ancien français (TAF), l’essentiel des formes utilisées au long des siècles suivants est présent : seules quelques formes (signalées par * dans le tableau 22) disparaissent très tôt. Toutes les formes en QU- viennent du paradigme latin des relatifs, dans lequel les distinctions de genre et nombre étaient marquées mais n’ont pas été conservées en français : seul l’AF a conservé la forme de sujet que pour le neutre. En AF comme encore en FMod, les formes du relatif varient non seulement selon leur fonction (sujet, régime direct, régime indirect), mais aussi suivant que le relatif est atone ou tonique, et suivant la nature de leur antécédent (animé, non animé, neutre ou propositionnel). 30.8.3.1 Les formes de sujet a. La forme de sujet qui (antécédent animé) Le cas sujet qui, issu du nominatif latin quī, est invariable en français aux masc. et fém., sg. et pl., mais il est porteur des caractéristiques de son antécédent, avec lequel le verbe s’accorde. Qui est attesté dès l’origine pour un antécédent animé ou inanimé (Strasbourg, Jonas, Passion, etc.), et est parfois graphié chi (Eulalie, Passion) ou ki (StAlexis, puis dans les textes anglo-normands et picards jusque fin 13e s.) : nul plaid numqua.m prindrai qui meon uol cist meon fradre Karle in damno sit. (Strasbourg, 842) ‘je ne prendrai aucun accord qui par ma volonté serait au détriment de mon frère Charles ici présent.’ soe chamisae / chi sens custurae fo faitice. (Passion, ca 1000, v. 267-268) ‘sa chemise qui avait été faite sans coutures.’
Au 12e s. que se rencontre parfois en fonction de sujet au lieu de qui (BeroulTristan, fin 12e s, v. 1956 ; TroyesYvain, 1177-1181, v. 6279). Qui / ki s’élide très rarement devant voyelle, uniquement dans des textes anglonormands au début du 12e s. :
Chapitre 30. Catégories variables : noms, adjectifs, pronoms et déterminants
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L’altre qu’en lung serait / Basse li semblerait. (ThaonComput, déb. 12e s., v. 2541, et 1912, 2859) ‘L’autre qui serait au loin lui semblerait basse.’
Qui peut connaitre l’enclise jusqu’au 13e s. : quil (= qui le), quin (= qui en), quis (= qui les ou qui se), quist (= qui est) ; et la forme transcrite qu’i équivaut en fait à l’enclise du pronom adverbial i sur la forme pronom qui (= qui i) : Carles de France i vint, kil succurrat. (Roland, ca 1100, v. 3443) ‘Charles de France y vint, qui va le secourir.’ Ne savoient quis avoit morz. (Eneas1, ca 1155, v. 5261) ‘[Ils] ne savaient pas qui les avait tués.’ E Sarraguce e l’onur qu’i apent. (Roland, v. 2833, et v. 3688 ; de même Eneas, v. 2725, PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 1362, BeroulTristan, v. 2208) ‘Et Saragosse et le territoire qui en dépend.’
Cette transcription qu’i d’une forme graphiée qui par les copistes est ambiguë ; elle est en effet également utilisée par les éditeurs pour transcrire la graphie qui des copistes résultant de l’élision de que suivi de i ou de il, et elle peut donc laisser penser que pour qui c’est également son -i final qui s’élide devant le pronom. Or ce n’est pas le cas, qui est ici comme dans les cas précédents support d’enclise ; ce qui le montre, c’est que cette forme contractée qui = qui i transcrite qu’i cesse de représenter qui i à partir du 13e s., on ne la trouve plus ; or c’est justement à ce moment que cessent les phénomènes d’enclise (fin 12e s. ou courant 13e s. : Rainsford 2014) ; et c’est la suite qui i / qui y, qui existait déjà en AF (li abes ki i fu, PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 6029 ‘l’abbé qui y était’), qui sera la seule attestée à partir du 13e s. et jusqu’au FMod. b. La forme qui de sujet indéterminé (ou à antécédent propositionnel) Le pronom sujet qui est parfois employé sans antécédent, avec une valeur indéterminée (‘celui qui’) dès StLegier et jusqu’au FMod (Rira bien qui rira le dernier ; qui perd gagne, etc.). Dénommé parfois « relatif absolu », ce relatif indéterminé s’emploie surtout dans des formules générales ; il introduit le plus souvent une relative sujet du verbe de la proposition principale comme en (a) ou (b) ; parfois sa valeur est nettement hypothétique ou concessive (‘qui que ce soit qui’, ‘si on’, ‘s’il existe quelqu’un qui’) comme en (c) et (d) – cette dernière construction n’étant plus attestée après le 17e s. : (a) Qui fai lo bien, laudza enn er. (StLegier, ca 1000, v. 38) ‘Celui qui fait le bien en sera loué.’ Qui perd gagne. (proverbe) (b) Ki l’un[t] oïd remainent en grant dute. (StAlexis, ca 1050, v. 300) ‘Ceux qui l’ont entendue sont plongés dans la crainte.’ (c) Ambure ocit, ki quel blasme ne quil lot. (Roland, v. 1589) ‘[Il] les tue tous les deux, qui que ce soit qui le blâme ou qui le loue.’ (d) Qui me paiast, je m’en alasse. (Pathelin, 1456-1469, v. 664) ‘Si on me payait, je m’en irais.’ Aronte – Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre, / Ce serait le plus sûr. (Corneille, La galerie du Palais, 1664, acte IV, sc. 2) ‘Si on pouvait en détourner Lysandre, ce serait le plus sûr.’
Et dès le 12e s. la construction avec le démonstratif cil qui se répand avec une valeur indéterminée :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Mais cil qui peot e ne voile, / Dreiz est que cil mult se doile. (BenedeitBrendan, déb. 12e s., v. 17) ‘Mais celui qui peut et ne veut pas, il est normal qu’il souffre beaucoup.’
Dans ce type de constructions corrélatives (cil qui, tel… qui), en AF, le sujet qui peut être omis dans les phrases à double négation : N’i a celui ne face duel. (Beroul, fin 12e s., v. 879) ‘Il n’y en a aucun [qui] ne manifeste pas de chagrin (= Tous manifestaient du chagrin).’
c. La forme que de sujet neutre, à antécédent indéterminé ou propositionnel Pour le neutre, le sujet que (venant du neutre latin quid / quod) est toujours au sg., ayant pour antécédent une proposition ou le démonstratif neutre ce ; il apparaît parfois sous la forme (ce) qui, comme le montre la comparaison de deux exemples dans le même texte – ce qui révèle sans doute une tendance à la simplification en qui après ce dès cette époque : Des or mes faire vos loist / tout ce que boen vos iert. (TroyesYvain, 1177-1181, v. 5671) ‘Désormais [il] vous est possible de faire tout ce qui vous plaira.’ Biax sire, comander / Me poez ce qui boen vos iert. (TroyesYvain, v. 2557) ‘Cher seigneur, [vous] pouvez me commander ce qui vous plaira.’
Cette forme ne se trouve plus que dans des tournures figées en FMod : vous povez ordonner et commender tout ce que bon vous semble, et qui vous vient a plaisir (CentNouvelles, 1456-1467, p. 166) afin que sa majesté puisse en faire ce que bon lui semblera (MussetArticles, 1832, p. 776)
30.8.3.2 Les formes du complément d’objet direct que et cui, quoi a. La forme atone que Le régime direct atone invariable que (Strasbourg, Passion, StLegier, StAlexis, etc.), ke (anglonormand), issu des accusatifs sg. du latin (quem, quam), apparaît parfois vers l’an mil sous la forme quae, pour le régime pluriel animé : Los marchedant quae in.trobed / a grant destreit fors los gitez. (Passion, v. 71-72 ; de même StLegier, v. 4) ‘Les marchands qu’[il] a trouvés là, [il] les a jetés dehors de force.’
Que peut s’élider devant voyelle dès le TAF (qu’, k’), et selon la voyelle suivante l’élision se généralise plus ou moins rapidement : presque totale devant il, mais plus lentement devant ele(s). Au neutre, le relatif régime (issu du latin quod ou quĭd) prend parfois dans les textes anciens la forme à dentale finale sg. quet, qued, généralement devant voyelle pour éviter l’élision : Ço fut granz dols quet il unt demenet. (StAlexis, v. 104) ‘Cela a été une grande douleur, ce qu’ils ont manifesté. (= Ce qu’ils ont manifesté, c’est une grande douleur.)’
Assez souvent que régime, comme le que sujet (voir ci-dessus) est annoncé par ce cataphorique : Ge ne tairai noiant por lui ce que g’en sai et que g’en cui. (Eneas2, v. 6652) ‘Je ne tairai pas à cause de lui ce que j’en sais et que j’en crois.’
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Mais avec certains verbes le cataphorique est absent : le FMod connaît encore quelques tours figés : coûte que coûte, vaille que vaille, que je sache, etc. De tels tours déjà partiellement figés existaient dès le 12e s., et perdurent au long des siècles : « Ja, que je sache a esciant, / ne vos en mantirai de mot. » (TroyesYvain, v. 428-429) ‘« Jamais, que je sache, je ne vous mentirai d’un mot consciemment. »’
b. La forme régime tonique : cui (antécédent animé) (9e-15e s.) > qui (antécédent animé ou inanimé) et dont La forme qui peut apparaître, rarement, en fonction de régime direct animé (StAlexis, v. 7 : David, qui Deus par amat tant ‘David, que Dieu aimait tant’), mais il s’agit d’une graphie pour la forme de régime tonique animé cui (de même Roland, v. 3187). La forme de pronom relatif régime tonique cui est en effet courante du 9e s. jusqu’à la fin du 13e s., avec un antécédent animé ; elle est d’abord objet direct dans les plus anciens textes (Strasbourg ; Passion, v. 144 ; StLegier, v. 29) et encore au 12e s. : ne neuls cui eo returnar int pois. (Strasbourg, 842, l. 29-30) ‘ni aucun que je peux en détourner.’
Mais après le 12e s., cui est surtout employé dans différentes autres fonctions, où il sera remplacé progressivement. Cui est surtout complément de nom antéposé au terme sur lequel il porte (a), jusqu’au début du 14e s. où il sera remplacé, en particulier par dont : (a) Je ving au conte de Soissons, cui cousine germainne j’avoie espousee. (JoinvilleMémoires, 1305-1309, p. 116) ‘Je vins au comte de Soissons, dont j’avais épousé la cousine germaine’
Dès le 12e s. en effet, la forme dont, qui est attestée dès le TAF, s’emploie avec plusieurs valeurs : complément de lieu ‘d’où’ (ça dont nostres linnages fu, Eneas1, v. 3206 ‘cet endroit d’où est issu notre lignage’), complément de nom à antécédent propositionnel (Il li enortet dont lei nonque chielt / Qued elle fuiet lo nom christiien, Eulalie, v. 13 ‘Il l’exhorte, ce dont elle ne se soucie pas, à fuir le nom de chrétienne’), et surtout comme complément de nom dont l’antécédent est un nom (b), ce qu’il est encore en FMod : (b) Celes qui ont bien lor droiture / et dont li cors ont sepulture (Eneas1, v. 2494) ‘Celles qui ont eu leur sacrement et dont les corps ont eu une sépulture’
Cui est également employé comme complément d’attribution jusqu’à la fin du 14e s. (c), et surtout comme complément prépositionnel circonstanciel jusqu’au milieu du 15e s. (d) : (c) celui Sabin cui estoit le buef l’a amené a Rome (BersuireDécades, 1354, p. 76) ‘ce Sabin à qui appartenait le bœuf l’a amené à Rome’ (d) Se vous fussiez homme a cui je deusse respondre (SaleSaintré, 1456, p. 279 ; de même Monstrelet, Chronique, 1441-1444, p. 2)
Et parallèlement, dès le 11e s., la graphie qui apparaît après préposition, à condition que l’antécédent soit un animé humain, et se répand assez rapidement ; cette graphie remplace progressivement le groupe « préposition + cui » entre le 12e et le 15e s. (StAlexis, v . 310 et 330 par qui ; Roland, v. 1480 et 3782 a qui ; BenedeitBrendan, v. 1444 de qui, etc.), puis sera générale pour ce type d’antécédent, la forme quoi étant désormais utilisée pour l’antécédent nominal autre qu’animé humain, ou pour l’antécédent propositionnel : (e) D’icel saint hume par qui il garirunt. (StAlexis, v. 310, de même v. 330 ; ms. 12e s.) ‘de ce saint homme grâce à qui ils seront sauvés’
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Dans cette construction, à partir des 16e et 17e s., un changement important se produit pour qui régime prépositionnel : il peut dès lors également renvoyer à un antécédent inanimé ou abstrait : le pouvoir par qui vous pouvez me guérir (SorelBerger, 1627, p. 363) ‘le pouvoir par lequel vous pouvez me guérir’
Cet usage, tardif et bien moins fréquent que l’autre, qui est attesté chez Chateaubriand en particulier, semble procéder parfois d’une métonymie, l’antécédent de qui étant un attribut ou un acte humain, et de même encore aux 19e et 20e s. : La loi la plus curieuse […] est celle par qui les individus […] (ChateaubriandGénie, 1803, p. 190 ; de même p. 218 ou 565 cette exagération de sentiment par qui un homme […], etc.) L’ennui par qui l’âme ruisselle sa graisse (ClaudelTêteOr, 1890, p. 70, et p. 79, 85, etc.)
Ainsi, dans tous ses emplois, qui étaient nombreux et variés en AF, cui, graphie peut-être trop proche de qui, a été évincée par d’autres formes, qui, lequel, dont et quoi. c. La forme de régime tonique (antécédent inanimé ou propositionnel) coi / kei / quei / quoi Le relatif régime tonique pour les inanimés après préposition est coi, quoi. La forme coi, sans doute parallèle à cui, est très fréquente dès le milieu du 12e s. mais surtout d’abord comme interrogatif ; la forme quoi est un peu plus tardive semble-t-il (fin 12e s.) : Demantres est l’ancre rompue par coi la nes s’estoit tenue. (Eneas1, v. 5790) ‘Pendant ce temps s’est rompue l’ancre par laquelle le navire était retenu.’
Mais quoi, dès la fin du 12e s., renvoie plus fréquemment à une proposition qu’à un antécédent déterminé (a et b) : (a) Au revenir mout se blasma / De l’an que trespassé avoit, / Por coi sa dame le haoit. (TroyesYvain, v. 3522 : l’antécédent est un nom, l’an, mais précisé par une proposition relative) ‘Au retour il se reprocha beaucoup le délai d’un an qu’il avait dépassé, à cause de quoi sa dame le haissait.’ (b) « Mon cors deffanz au tranchant de l’espee / Qu’ainz une nuit ne fu vers moi privee,/ Par quoi mauvaise deüst iestre clammee / La bele fille Charle. » (AmiAmil, ca 1200, v. 1504) ‘« [Je] mets à l’épreuve mon corps au tranchant de l’épée [= ‘je jure’] que pas une nuit [elle] n’a été avec moi, à cause de quoi devrait être proclamée mauvaise la belle fille de Charles. »’
Et dès lors, à partir de cet emploi, coi / quoi va pouvoir devenir une sorte de « relatif de liaison » prépositionnel en début de phrase (c), dès la fin du 13e s. (De quoi, Sur quoi, Après quoi, Faute de quoi) : (c) vous amés cele que j’aim. Pour coi il ne porroit avoir entre moi et vous concorde ne pais. (AmiAmil, p. 167 ; de même p. 86) ainsi je prétends former des idées singulières, seul et avec tous. De quoi témoignent les oeuvres d’art, toujours singulières et universelles. (AlainBeauxArts, p. 11) Du shit pour voir venir. Et douze mille francs. De quoi le faire plonger quelque temps. (IzzoKhéops, p. 223)
Quoi continue à pouvoir avoir un antécédent nominal, et ce jusqu’en FMod, essentiellement lorsqu’il s’agit d’un nom abstrait (d) ou de noms concrets employés métaphoriquement (e) ou non (f) :
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(d) la fole amor a quoi tu bees (MeunRose1, v. 5703) (e) cil qui ont les chemins tenuz par quoi sunt aus honeurs venuz. (MeunRose1, v. 6254 ; et v. 13928) (f) Tous les articles sur quoi je comptais me font défaut. (FournierCorrespondance, p. 362)
Mai quoi est, dès la fin du 13e s., peu à peu remplacé par lequel, laquele : il semble donc que ce mouvement ne se développe qu’assez tard. Dans le corpus GGHF, c’est dans BeaumanoirBeauvaisis qu’apparaissent les premiers cas de substitution, qui vont se répandre assez rapidement (f) : f) par ce pourra l’en trouver legierement la matiere seur laquele l’en vourra estudier. (BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 6 ; de même p. 1 : un livre par lequel cil qui…)
Et c’est lequel avec préposition qui dès le 14e s. et jusqu’en FMod, va s’employer pour renvoyer à un antécédent nominal. Parallèlement, à la fin du 12e s. est apparue la séquence quoi que avec le subjonctif, devenue courante seulement à partir de la fin du 14e s. (Froissart : quoi qu’il face) : Biaus dous amis, coi que tu aies, / Tu n’en goutas et si le paies. (BodelNicolas, 1192-1202, v. 307-308) ‘Cher ami, quoi que tu obtiennes [aux dés], tu n’en as pas profité et pourtant tu le paies.’ Depuis 7 à 8 jours, je n’ai le coeur de travailler à quoi que ce soit. (FlaubertCorrespondance, 1839, p. 37)
Contrairement à cui, coi / quoi ne disparaît donc pas, mais ses emplois de relatif se sont restreints au profit de lequel. En revanche, plusieurs expressions du type « préposition + quoi » se sont développées avec un statut de complément initial de phrase, telles sans quoi, après quoi, moyennant quoi : un « relatif de liaison » en FMod ? 30.8.3.3 Les formes en -quel L’adjectif ou pronom relatif variable qual, quel (< lat. qualis) est attesté aux 10e-11e s., il s’agit en TAF et AF d’un terme épicène (voir 30.1), mais dès le 12e s. le féminin prend souvent en -e final analogique des mots non épicènes : Signes faran li soi fidel / quals el abanz faire soleit. (Passion, v. 457-458 ; de même StLegier, v. 149, 205 ; et v. 137 aquel) ‘Ses fidèles feront les miracles qu’ils avaient l’habitude de faire auparavant.’
Mais, comme relatif, le pronom-déterminant quel est peu employé sous sa forme simple ; aux 12e et 13e s., c’est la forme composée lequel qui le supplante, se distinguant de l’interrogatif (où lequel est rare) et de l’exclamatif (qui ne connait que quel) par la présence du déterminant défini. La forme composée lequel est attestée dès le milieu du 11e s., en complément prépositionnel (StAlexis). A ses débuts, le déterminant est séparé de quel, et il peut former enclise avec une préposition précédente, avant de connaître une complète grammaticalisation comme relatif (et parfois interrogatif) : « sum filz boneüret del quel nus avum oït lire e canter » (StAlexis, Prologue, mi-12e s., p. 91) ‘« son bienheureux fils, [au sujet] duquel nous avons entendu lire et chanter »’
Dès le 12e s., le relatif composé lequel se généralise, comme pronom ou comme déterminant, et en toute fonction, non seulement prépositionnelle, mais comme sujet ou objet direct ; toutes les formes de sa déclinaison sont désormais employées : lequel, liquels, laquel / laquelle…
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Cependant, lequel est surtout attesté dans deux formes de discours spécifiques : discours direct, donc oral rapporté directement, ou le plus souvent discours de l’auteur luimême ; il est rare qu’il se trouve en récit : Tu enveias la tue ire, laquele devorat els. (PsautCambridge, 1155-1160, p. 268) ‘Tu envoyas ta colère, qui les dévora.’ en temoignage de la quel chose j’ai sceellees ces lettres (CharteParis13, 1250) par l’aide du Sarrazin, lequel me mena jusques ou chastel (JoinvilleMémoires, p. 158) comme celle laquelle très bien faire le sçavoit (Jean Le Bel, Chronique, 1352-1361, p. 291)
Au 14e s., lequel, comme quoi à la même période, commence à apparaitre comme relatif « de liaison », marqueur de reprise explicite, par exemple dans la traduction d’un ablatif absolu : les entrailles du sacrifice leur fussent apposees ; lesqueles mangees les Pinares fussent receus a l’autre viande. (BersuireDécades9, 1354, p. 13)
Ce large emploi de lequel perdure jusqu’au 17e s., même si Vaugelas le trouve « rude » et prône plutôt le relatif qui (1647 : 54). 30.8.3.4 Les formes en quant, quanque Le pronom ou déterminant relatif quant (< lat. quantus, -a, -um), variable en cas, en nombre et en genre, est relativement rare (il est surtout interrogatif ou exclamatif). Comme relatif, il s’emploie du 12e au 15e s. avec le sens de ‘autant de…, tous les, toutes les’ (a) ; le pronom relatif indéfini invariable quanque (‘tout ce qui / que’) est attesté dès le 11e s., comme sujet ou régime, et perdure jusqu’au 15e s. (b) ; ils sont remplacés progressivement par tous les N, et par tout ce que / qui, attesté dès le 13e s. (c) : (a) Et quantes foies il aleuet a altres lius, si auoit il aconstumeit a seoir sor cel iument. (Li Dialogue Gregoire lo pape, 12e s., p. 20) ‘Et toutes les fois qu’il se rendait en d’autres lieux, il avait coutume de monter cette jument.’ Toutes et quantes fois quil plairoit au Roy (Nicolas de Baye, Journal, 2, 1400-1417, p. 100) (b) Tut te durai, boens hom, quanque m’as quis. (StAlexis, v. 224) ‘[Je] te donnerai, saint homme, tout ce que tu m’as demandé.’ Assez tost estoit fait quanque bien estoit. (BueilJouvencel2, 1461, p. 226) ‘Très vite tout ce qui était bon était fait.’ (c) Mesire Tristrans […] fist tout ce que li rois March li conmanda. (TristanProse, ap. 1240, p. 276)
Ainsi, dans BeaumanoirBeauvaisis, un célèbre ouvrage juridique de la fin du 13e s., Philippe de Beaumanoir utilise quatre fois quanque, mais plus d’une vingtaine de fois tout ce qui / que : quanque disparait complètement deux siècles plus tard. 30.8.3.5 Les adverbes dont, où, ont (< lat. unde) (12e-14e s.) –
L’adverbe dont (< lat. tardif deunde ‘d’où’), également graphié donc (confusion de graphie entre t et c final), dom, peut être pronom relatif (ou interrogatif), avec comme antécédent un nom ou une proposition ; il est complément prépositionnel du verbe : Il li enortet dont lei nonque chielt (Eulalie, v. 13 ; de même StLegier, v. 161, 167) ‘Il l’exhorte, ce dont elle se soucie peu’
Comme complément de lieu (‘d’où’), dont est peu à peu supplanté par d’où vers la fin du 13e s. et en MF, dans TristanProse, MachautFortune, SaleSaintré, etc.
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Le pronom adverbial relatif du complément de lieu u (StLegier, v. 99), ou (StAlexis, v. 55 : en la cambra ou ert sa muiler) (< lat. ubi) est attesté dès le 10e s.
Mais l’AF connaît aussi, dialectalement, deux formes pour le relatif marquant le lieu. En anglo-normand, et parfois à l’Ouest, parallèlement à ou exprimant le lieu où l’on est et où l’on va, il existe ont / unt (< lat. unde ‘d’où’) pour marquer le lieu d’où l’on vient ou par où l’on passe : le corpus de la Base de Français Médiéval (BFM) en recense une vingtaine d’occurrences, au 12e s. chez Marie de France et même chez Béroul, et jusqu’au début du 14e s. : Lez le chemin par unt jeo vois (Marie de France, Bisclavret, v. 90, de même Fresne, v. 179 ; BeroulTristan, v. 915 et 3790 ; AdgarMiracles, v. 152 ; et au 14e s. dans Fauvel et Fouke li Fiz Warin) ‘A côté du chemin par lequel je passe’
30.8.3.6 Les formes composées en « relatif + que » à valeur indéterminée En AF ont été créés des relatifs composés d’une forme de relatif suivie de que, et sans antécédent : qui que / liquel que il fussent, quel qu’il soit, qui qui venist ‘qui que ce soit qui vienne’, qui c’onques / quiconques vient ‘qui que ce soit qui’, et quant que, qui dès le 11e s. avait donné quanque ‘tout ce qui’ ; dès le 12e s. est attesté le tour quelque N que (TroyesYvain, v. 5795 En quelque leu qu’ele onques soit, ‘où qu’elle soit’), qui devient assez fréquent. 30.8.4 Les morphèmes interrogatifs : pronoms, déterminants, adverbes L’AF, comme le FMod, a des stratégies différentes de marquage pour l’interrogation totale et pour l’interrogation partielle. La première est surtout marquée par l’ordre des constituants, avant de pouvoir l’être optionnellement par le marqueur est-ce que / esse que en interrogation directe à partir du 15e s. L’interrogation partielle en revanche possède depuis l’origine, comme en latin, des marqueurs spécifiques, auxquels peut s’adjoindre à partir de la seconde moitié du 12e s. la nouvelle locution est-ce que. Il s’agit donc d’un domaine d’étude complexe, qui en particulier pour le FMod a donné lieu à des études très riches, depuis l’article de L. Foulet (1921) (et x 35.1.1). On distinguera d’une part les morphèmes de l’interrogation partielle directe ou indirecte, et d’autre part on examinera la locution est-ce que qui tend à devenir un marqueur général de l’interrogation directe, totale ou partielle, à l’oral comme à l’écrit. 30.8.4.1 Les morphèmes interrogatifs de l’interrogation partielle Qu’il s’agisse de l’interrogation partielle directe ou indirecte, les pronoms qui, que, cui, quoi sont, parallèlement à leurs emplois comme relatifs, les morphèmes interrogatifs les plus fréquents en français depuis les plus anciens textes. S’y ajoutent d’une part deux pronomsdéterminants variables, (le)quel jusqu’en FMod, et quant jusqu’à la fin du 16e s., et d’autre part les adverbes et subordonnants de temps et lieu quant / quand, dont (‘d’où’) et où. Qui et que sont attestés dès les plus anciens textes dans cet emploi. Que, pronom élidable au cas régime, est objet direct ou attribut du sujet, et peut servir de support d’enclise, et cui / qui s’emploie comme complément attributif : dunc escrided Jesús […] : « Helí, Helí, per que·m gulpist ? » (Passion, v. 316) ‘alors Jésus s’écria […] : « Seigneur, pour quoi m’as-tu abandonné ? »’ « O fils, qui erent mes granz ereditez ? » (StAlexis, v. 401)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe ‘« O fils, à qui seront mes grands héritages ? »’ « ne sai le leu […] / U t’alge querre. » (StAlexis, v. 134) ‘Je ne sais l’endroit […] où aller te chercher.’
Quoi s’emploie après préposition, mais peut aussi alterner avec le régime direct que en complétive infinitive : (il ne sait) que faire est attesté de Passion au FContemporain, et alterne avec quoi faire depuis le 14e s. Qual > quel est pronom ou déterminant du 10e jusqu’au 18e s., mais lequel se développe comme pronom à partir du 12e s. pour l’interrogation indirecte, et comme pour le relatif la forme féminine en -e final se développe dès le 12e s. (Roland) : Qual agre dol, no.l sab om vius. (Passion, v. 332) ‘Quelle violente douleur, [aucun] homme vivant ne le sait.’ Mais ço ne set liquels abat ne quels chiet. (Roland, v. 2553) ‘Mais [il] ne set lequel frappe ni lequel tombe’ Nous adviserons quel y sera (VigneullesNouvelles, p. 245)
Le pronom interrogatif quant (quanz, quens, quante, quantes) est attesté en TAF, mais dès le 12e s. il n’existe plus guère que dans l’expression (je) ne sai quanz ‘je ne sais combien’ (Roland, TroyesYvain, RenartDole) : De quant il querent le forsfait / cum il jesum oicisesant / non fud trovez (Passion, v. 173-174) ‘De quelque côté qu’ils cherchent le forfait qui leur permette de faire mourir Jésus, ils n’en trouvèrent pas’
Les adverbes comme ou comment (Eneas2, v. 8753 mais ge ne sai coment gel face ‘mais je ne sais comment faire’), quant (Roland), combien (13e s.), dont (‘d’où’) et u / ou introduisent aussi une interrogation partielle, directe ou indirecte. Ces six vers de la Chronique de Benoit de Sainte-Maure rassemblent cinq morphèmes interrogatifs : Demandé lor a e enquis / Dum sunt venu, de queu païs, / Ne quex cez edefices furent / Ne combien a qu’eles ne furent, / Qui les destruist, com orent non / Ne qui oct l’abitation. SteMaureChronNormandie, 1174, v. 13083-13088) ‘Il leur a demandé d’où ils sont venus, de quel pays, ni quels étaient ces édifices et combien il y avait qu’ils existaient, qui les avaient détruits, comment ils s’appelaient et qui y résidait.’
30.8.4.2 Un marqueur tardif de l’interrogation : la locution est ce que Le marqueur est-ce que est apparu dans l’interrogation totale au 16e s., plus de trois siècles après son apparition en interrogation partielle au terme d’un processus de grammaticalisation, à partir de questions telles que : Quiex mervoille est ce que je voi ? N’est ce Cligés ? (au lieu de : *Quiex mervoille voi je ?; Chrétien de Troyes, Cligès, ca 1176, v. 6435), dont on a de nombreuses attestations à la fin du 12e et au 13e s., jusqu’à son figement marqué dans la graphie au 15e s. Qu’esse qu’il dit de drap ? (Pathelin v. 1350 ‘qu’est-ce qu’il raconte à propos du tissu ?’). Mais son utilisation reste limitée à des cas de questions emphatisées (voir l’étude fouillée donnée en syntaxe au chap. 35 : x 35.1.1.4.b.). Ainsi que le suggère Foulet (1921 : 252 : « c’est le latin qui fournit le modèle et le point de départ »), ce tour en AF a peut-être été fait sur le modèle existant en latin : quis est qui (Plaute, Cicéron). « Qui est ce, diex, qui m’aparole ? » (Renart, br. IX, v. 1608 ; de même br. XVII, v. 197, et br. XI, v. 2500-2502) ‘Qui est-ce, Dieu, qui m’interpelle ?’
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En interrogation totale, jusqu’alors marquée seulement par l’ordre Verbe-Sujet, c’est seulement au 15e s. qu’intervient le premier stade de ce marqueur morphologique, la mise en exergue d’un terme : Mes esse rayzon qu’il s’en aille ainsy ? (Pathelin, v. 1495)
L’introducteur est-ce que / esse que pour l’interrogation totale a été repéré par Foulet (1921 : 265) au milieu du 16e s. (Jodelle, 1552 : Est-ce que l’argument / de ceste fable encore n’avez sceu ?). Un siècle plus tard, à l’âge classique, Vaugelas approuve cette construction pour l’interrogation partielle : « Quand est-ce qu’il viendra est fort bon pour quand viendra-t-il ? » (Remarques, éd. Chassang, t. II : 235) ; et ailleurs, Vaugelas formule cette recommandation : « il ne faut pas dire Pourquoy fut ce que les Romains firent telle chose ? mais Pourquoy est-ce que » (id., t. I : 419). L’achèvement de la grammaticalisation du marqueur est attestée, au 15e s., par la graphie devenue courante pour quelques siècles, esse que, qu’il s’agisse d’interrogation directe ou indirecte : Qui esse qui m’en blasmera ? (OrléansBallades, 1415, p. 177, v. 15 ; de même p. 121, v. 5)
Cette forme esse que est fréquente jusqu’à la fin du 16e s. (Montaigne), mais elle retrouve sa graphie d’origine dès le début du 17e s. (SerresAgriculture, 1608). En FMod, avec l’extension à l’oral de la syntaxe SVO également dans les interrogatives, est-ce que peut se complexifier dans l’interrogation partielle : Quand est-ce que tu viens devient C’est quand que tu viens ? (Internet : chanson de Grégoire ; C’est quand ? (2017), ou encore Quand est-ce que c’est que tu viens ? 30.8.5 Exclamatifs : existe-t-il un paradigme des exclamatifs ? De l’AF au FMod, l’exclamation est essentiellement caractérisée par la présence de morphèmes introducteurs et une intonation spécifique perceptible à l’oral. L’existence de formes exclamatives est déjà bien repérée au 16e s., même chez un non grammairien comme Léry : […] usant de ceste interjection d’esbahissement Teh ! qui leur [= aux Indiens] est accoustumee […] (LéryBrésil, 1578, p. 309)
Cependant, de ces termes introducteurs, aucun n’est exclusivement ou même spécifiquement exclamatif. Existe-t-il réellement un paradigme des exclamatifs ? Si on examine leur forme, certains sont des pronoms (qui) ou des déterminants (quel, quant et tant déclinables) utilisés par ailleurs comme relatifs ou interrogatifs (qui, quel, quant, combien), d’autres sont utilisés aussi comme adverbes (tant, si), ou comme subordonnants (se / si seulement, que conjonction). Et si on étudie leur sens, quelques-uns sont des intensifieurs, utilisés par ailleurs dans bien des types de propositions (si, tant), mais la plupart ne le sont pas (que, comme, combien, ce que en FMod, se en AF, les déterminants quel, et quant en AF). Et pourtant les énoncés exclamatifs ont pour rôle essentiel d’exprimer le haut degré, comme le soulignent Riegel et al. (42011 : 687, en reprenant Le Goffic 1993, et Milner 1978 : 252) : c’est donc l’énoncé exclamatif en lui-même qui dote ses marqueurs de la valeur d’intensité. Ces marqueurs sont présents dès les plus anciens textes, et n’ont guère changé : dès l’origine, ce sont les uns des pronoms et des déterminants, les autres des adverbes ou des subordonnants utilisés adverbialement en énoncé exclamatif (que, se en AF, si seulement en FMod, comme, combien) ; ils se caractérisent, non par leurs spécificités morphologiques, mais par des traits syntaxiques et sémantiques : présence d’un nom (a), éventuellement introduit par un parti-
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tif (que… de bave), adjectif (b : dolerus, grant, plein), adverbe (c : pou ‘peu’, mar), ou verbe (d : aviler) « évaluatifs », sur lesquels porte ce terme introducteur (aviler ‘rendre vil’, dolur, pou ‘peu’, grant, mar) ; position en tête d’une phrase non dépendante, et assez souvent averbale (a, b), ou infinitive ; enfin, depuis les 12e-13e s., présence parfois d’un signe de ponctuation spécifique qui deviendra systématique : le « point d’exclamation » (x 28.3.3.1) : (a) « A quel dolur deduit as ta juventa ! » (StAlexis, ca 1050, v. 452) ‘« Dans quelle douleur [tu] as passé ta jeunesse ! »’ « Que vous avez de bave ! » (Pathelin, 1456-1469, v. 610) « ha ! quelle mélodie ! » (SorelBerger, 1627, p. 141) « Quelle immortelle gloire ! – Que de cris de douleur ! – Que de chants de victoire ! (RacineAthalie, 1691, acte III, sc. 8) (b) « Cum dolerus message ! » (StAlexis, v. 388) « Heureux oiseaux, que vostre vie est pleine / De grand’ doulceur ! » (DuBellayOlive, 1550, p. 59) (c) « Chers amis, si pou vus ai oüt ! » (StAlexis, v. 109) ‘« Mon aimé, j’ai profité si peu de votre présence ! »’ « Tant mare fustes ber ! » (Roland, v. 350) ‘« Quel dommage pour votre valeur ! »’ (d) « Cum avilas tut tun gentil lignage ! » (StAlexis, v. 447) ‘« Comme tu as déshonoré toute ta noble lignée ! »’
Plus rarement, de l’AF au FMod, l’exclamation porte un souhait ou un regret, souvent en proposition averbale : ici encore, il s’agit de que (suivi de ne + verbe pour le regret en AF), et également de qui en AF : E ! Reis, amis, que vos ici nen estes ! (Roland, v. 1697) ‘Eh, roi, ami, si seulement vous étiez ici !’ Ki puis veïst Rollant e Oliver De lur espees e ferir e chapler ! (Roland, v. 1680-1681) ‘Si on avait pu voir alors Roland et Olivier frapper et combattre de leurs épées !’
En FMod se sont ajoutées des locutions formées sur que : ce que et qu’est-ce que : Ce que / Qu’est-ce que ce pays est beau ! Ce qu’ / Qu’est-ce qu’il fait chaud !, de même qu’a progressé l’emploi des phrases clivées ou disloquées, ou avec prolepse, qui existait déjà en AF : Vostre proecce, Rollant, mar la veïmes ! (Roland, v. 1731 ‘votre prouesse, Roland, elle nous a coûté fort cher !’) ; Quel roman que ma vie ! C’est une merveille que ce tableau ! Et le souhait ou le regret sont désormais introduits par Si seulement (qui en son sens moderne semble apparaître seulement fin 19e-début 20e s.) : j’espère, je me promets une longue lettre samedi : si j’étois trompée ! Si seulement elle n’étoit que de quatre pages ! En vérité, je me plaindrois. (Julie de Lespinasse, Lettres à M. de Guibert, 1776, p. 145 : signifiant sans doute : ‘si elle n’était seulement que de quatre pages, je serais déçue’) Si seulement vous étiez venue il y a quelques jours ! (M. Proust, À la recherche du temps perdu, t. 3., La fugitive, 1922) Références bibliographiques : Foulet 1921 ; Grevisse et Goosse 2007 [1936] ; Kunstmann 1990 ; Le Goffic 1993 ; Melis 1988 ; Milner 1978 ; Riegel, Pellat et Rioul 42011 [1994].
Anne Carlier (30.2), Céline Guillot-Barbance (30.4), Christiane Marchello-Nizia (30.3 ; 30.5 ; 30.6 ; 30.7 et 30.8) et Lene Schøsler (30.1) neue Seite !
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Chapitre 31 Catégories variables : le verbe Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
31.1 Les formes d’évolution Comparé au système flexionnel nominal qui s’est progressivement désintégré du 5e au 8e s., le système flexionnel verbal de la langue latine s’est maintenu dans ses éléments essentiels dans les diverses langues romanes, avec cependant une tendance plus ou moins forte à la simplification. Cela reste un système très complexe en français moderne (FMod). Là où l’évolution phonétique aurait conduit, si elle avait seule joué, à un éclatement des formes selon la place de l’accent et l’entourage, des jeux d’alignements ont maintenu la cohésion du système. Dans certains cas, la forme verbale héritée du latin paraît avoir simplement subi une évolution phonétique individuelle, conforme aux lois de la phonétique historique, comme la P3 du présent de l’indicatif amat qui aboutit en FMod à aime ; pour de très nombreux autres cas, la forme du français ne résulte pas d’une évolution phonétique générale, mais d’une reconstruction liée à des principes d’ordre systématique, ainsi dans habetis, forme de P5 du présent de l’indicatif du verbe habere latin, seul le radical (ab- > av-) correspond à l’évolution phonétique attendue, alors que la désinence -ez correspond historiquement à l’aboutissement non de -etis, mais d’une autre désinence, -atis, étendue à l’ensemble des verbes au cours de la période médiévale. Lorsque le résultat ne correspond pas à l’évolution phonétique comme ici, on invoque un principe d’analogie. Il faut certainement élargir la notion au-delà de la sélection d’une autre forme que celle qui était attendue et envisager cette sélection non comme une simple substitution, mais comme un mécanisme général à l’œuvre dans les langues, celui d’une simplification. Cependant, cette simplification se fait dans le cadre des systèmes et des soussystèmes morphologiques. Dans le cas du verbe, il existe des appariements entre soussystèmes (les « tiroirs ») par la présence de morphèmes spécifiques qui se retrouvent dans tous les verbes ou dans un ensemble de verbes : les désinences -ons, -ez, -ent par exemple. Mais ces alignements ou simplifications touchent également les bases verbales, ainsi les formes en ven- du verbe venir ont-elles cédé la place aux formes en vien- au futur et conditionnel. Ces changements ne sont pas le produit du hasard, ils résultent de processus complexes que l’on peut en partie reconstruire en observant dans un corpus représentatif l’apparition de nouvelles formes, la coexistence et la fréquence des formes concurrentes, la disparition de certaines formes. On ajoutera à la suite de Marchello-Nizia que « les soussystèmes morphologiques des langues sont à étudier non pas séparément, mais dans leurs relations réciproques » (1995 : 170) et que c’est dans le cadre d’une description d’ensemble du système verbal « que peuvent se comprendre les séries de différences et d’analogies qui jouent au cours de l’évolution et expliquent, du moins en partie, les changements qui ont lieu, et aussi, négativement, que certains changements ne puissent se produire. » (1995 : 172). Les exceptions et les irrégularités sont particulièrement nombreuses dans le système verbal, elles n’infirment pas ce qui vient d’être dit ; le jeu des alignements ou des analogies n’a alors pu jouer, car ces formes individuelles, protégées par leur fréquence élevée, étaient globalement mémorisées et non pas construites : c’est le cas notamment des auxiliaires avoir et être au présent de l’indicatif.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
31.2 Méthode d’analyse 31.2.1 La notion de tiroir verbal Dans l’usage grammatical courant, le mot temps est parfois utilisé de façon polysémique, pour désigner aussi bien la forme (morphologie) que le sens (sémantique) des divers paradigmes du verbe. Pour éviter cette ambiguïté, le terme de tiroir verbal a été introduit en morphologie (Damourette et Pichon 1911-1940) : il désigne les paradigmes verbaux caractérisés par des traits formels. Ce terme a été repris par la suite par de nombreux linguistes (Arrivé, Gadet et Galmiche 1986, etc.). Et corrélativement, le terme de temps et ses dérivés temporel, temporalité, ont été réservés à un type particulier d’information, sémantique, qui concerne l’orientation du procès par rapport à un repère extérieur ou intérieur (passé, présent, futur), et qui se distingue de l’aspect (déroulement interne du procès), du mode (représentation du procès) et de la voix. La morphologie historique du système verbal français s’intéressera à la formation interne des différents tiroirs verbaux et aux évolutions à l’œuvre dans la longue durée en s’appuyant sur les attestations datées fournies par le corpus de référence de la GGHF. Elle s’appuie sur des principes d’analyse reconnus, qui sont des principes de décomposition (segmentation et identification par comparaison d’éléments signifiants) exposés ci-dessous. 31.2.2 Radical et / ou base, variantes On considère que les formes verbales sont composées de deux éléments : un élément lexical particulier à un verbe, le radical, et un ensemble de marques, la flexion, qui apportent des informations sur des catégories spécifiques (temps, voix, personne et nombre), qui ne sont pas propres à un verbe, mais à un ensemble ou à la totalité des verbes. Le radical peut prendre des formes différentes, par exemple selon qu’il est accentué ou non : ces réalisations différentes se nomment bases (Dubois 1967, Andrieux-Reix et Baumgartner 1983, Le Goffic 1997, Béchade 1992, Buridant 2000a entre autres). Le radical du verbe peut être muni d’une voyelle d’élargissement ou voyelle thématique, devant l’ensemble des marques flexionnelles : par exemple dormi- par opposition à dorm-. On distinguera les bases inaccentuées, souvent appelées « faibles », des bases accentuées ou « fortes ». Nous suivons l’analyse d’Andrieux-Reix et Baumgartner (1983) qui distinguent en ancien français (AF) six bases possibles pour le radical : B1 : base faible de l’indicatif présent (P4 et P5), de l’imparfait, du futur et du conditionnel, des formes non personnelles B2 : base forte de l’indicatif présent (P1, P2, P3 et P6), là où il y a une alternance de formes ; dans le cas contraire, B1 = B2 B3 : base de toute P1 « anomale » à l’indicatif présent B4 : base faible propre au subjonctif présent dans quelques verbes B5 : base des P1, P3 et P6 des passés simples lorsqu’ils ne sont pas formés sur B1 B6 : base des P2, P4 et P5 des passés simples lorsqu’ils ne sont pas formés sur B1
Sans figer la classification des verbes selon un nombre de bases définitif, ces principes permettent de rendre compte de la structure de chaque verbe en ancien et moyen français, et de mesurer avec précision les transformations qu’elle a pu subir jusqu’au FMod. Nous reprenons également à Andrieux-Reix et Baumgartner la distinction entre bases différentes (par exemple pour le verbe venir, les bases vien- et ven- à l’indicatif présent, viegn- au subjonctif présent, ou
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vin- au passé simple) et les variantes combinatoires d’une même base, qui sont liées à des conditions phonétiques particulières et sont prévisibles dans un état de langue donné (par exemple la base vif- du verbe vivre peut se réaliser également à l’indicatif présent en AF sous la forme viv- avec sonorisation de la consonne lorsqu’elle est intervocalique (P4, P5, P6) et sous la forme vi- avec effacement de la consonne devant la marque de personne (en P2 vi-s ou en P3 vi-t). 31.2.3 Désinences, marques ou morphèmes flexionnels Les désinences ou marques flexionnelles sont les marques grammaticales postposées au radical ou à la base qui donnent des informations sur les catégories du mode, du temps, de la personne et du nombre propres à une forme verbale. Ce sont des morphèmes grammaticaux, c’est-à-dire les plus petites unités dotées d’un sens obtenues par segmentation des formes linguistiques. Lorsque ces morphèmes signalent l’appartenance à un tiroir ou à un ensemble de tiroirs, on peut considérer qu’ils jouent un rôle « démarcateur » (Zink 31994 [1989] : 172, 178), c’est le cas de -r- pour les futurs ou de -oi- en AF et -ai- en FMod pour l’imparfait et le conditionnel. Mais dans la plupart des cas, les marques sont à interpréter dans des systèmes d’oppositions ou d’associations. L’évolution du système des marques verbales en diachronie révèle des tendances profondes à la simplification et à l’alignement des marques morphologiques, qu’il faut saisir en prenant en compte l’ensemble des éléments en jeu : les très nombreuses homophonies, voire les homographies dans le système verbal du FMod créent des ambiguïtés qui sont pour la plupart levées par la présence du pronom personnel sujet, devenu en FMod un indice de personne, ou son absence, dans le cas de l’impératif ou des tiroirs non personnels, participes ou infinitif. L’examen d’un corpus étendu permet de mesurer en profondeur les transformations à l’œuvre dans le système des marques verbales comme dans l’existence et la distribution des bases. 31.2.4 Groupes verbaux et verbes « anomaux » La classification traditionnelle des verbes à partir de la forme de l’infinitif, issue de la classification des verbes latins (en -are, en -ire, en -ere ou -ere) ne paraît pas pertinente, car, à la différence du latin, qui a été pris comme modèle dans la grammaire scolaire, en français, « il n’y a pas d’ensembles où la forme de l’infinitif soit liée à toute une série de désinences » (Dubois 1967 : 56). La désignation d’un ensemble de verbes par la désinence qui permet de les opposer à un autre ensemble, par exemple la désignation de verbes en -er / -ier ou de verbes en -iss- au participe présent paraît préférable à celle de verbes du premier groupe et du deuxième groupe. Ainsi, l’opposition entre les verbes en -er / -ier à l’infinitif et les autres verbes rend-elle compte de la présence ou de l’absence à certaines personnes et à certains tiroirs du morphème -e. Au niveau du radical, c’est la sélection et l’alternance éventuelle de telle ou telle base verbale qui permet de décrire la formation et l’évolution en diachronie des différents tiroirs verbaux. Seul un classement par nombre et type de bases permet de maîtriser un système morphologique aussi complexe (voir les analyses de Bonami et Boyé 2000, 2003, 2007, au sujet de « l’espace thématique » des verbes). Les verbes « irréguliers » du FMod sont des verbes atypiques ou « anomaux » selon Andrieux-Reix et Baumgartner : ils n’entrent pas dans un ensemble de verbes même restreint ; il s’agit des verbes les plus utilisés en français : les auxiliaires être et avoir, aller,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
faire et dire, quelques verbes de modalité pouvoir, savoir, falloir et valoir. Ces verbes font exception aux règles de formation de l’un ou l’autre tiroir, progressivement établies en diachronie pour l’ensemble des autres verbes. 31.2.5 Types de tiroirs Il existe sur le plan morphologique trois types de tiroirs en français : les tiroirs simples, composés et surcomposés. Les tiroirs simples sont les plus nombreux et les plus complexes (31.3 à 31.9) ; les tiroirs composés et surcomposés utilisent le verbe au participe passé avec un auxiliaire à un temps simple ou composé (31.10 et 31.11). Seront ensuite évoqués le passif qui concerne les verbes transitifs (31.12) et les formes non personnelles du verbe (31.13). Les chiffres qui accompagnent sans autre précision les formes mentionnées dans les analyses qui suivent renvoient au nombre d’attestations dans le corpus GGHF ou dans l’un de ses sous-corpus.
31.3 Le présent de l’indicatif Le présent de l’indicatif et le présent du subjonctif sont étroitement liés, en AF comme en FMod, sur le plan morphologique. Il s’agit de deux tiroirs héréditaires, issus des tiroirs latins correspondants. L’impératif est un tiroir défectif qui emprunte en synchronie ses formes majoritairement à l’indicatif présent et pour quelques verbes au subjonctif présent, nous le traiterons donc à la suite des deux précédents. 31.3.1 Ancien et moyen français 31.3.1.1 Structure accentuelle En latin, l’accent est mobile, pour les mots de trois syllabes et plus, il peut frapper la voyelle pénultième ou la voyelle antépénultième, c’est-à-dire pour des formes fléchies comme les verbes, il pourra porter sur la base ou sur la désinence. Dans certains tiroirs, comme les présents, l’accent porte à certaines personnes sur la base (on parlera alors de personnes « fortes »), à d’autres personnes sur la désinence (personnes « faibles »). Cette alternance définit une structure accentuelle, qui dépendait du type de verbe en latin : canto, cantas, cantat, cantamus, cantatis, cantant dormĭo, dormis, dormit, dormimus, dormitis, dormĭunt placĕo, places, placet, placemus, placetis, placent vendo, vendis, vendit, vendĭmus, vendĭtis, vendunt
Les verbes du type vendo ont connu un déplacement de l’accent en P4 et P5, *vendemus, *vendetis, sous l’influence de habemus, habetis (Fouché 1931 : 3-4), ce qui a entraîné un alignement accentuel : l’accent frappe la voyelle du radical en P1, P2, P3 et P6 ; il frappe la voyelle désinentielle en P4 et P5 – à l’exception des verbes dont la pénultième atone s’est amuïe avant la période de déplacement et qui ont pu maintenir leur accentuation sur le radical en P4 et P5 : facimus > */fajimus/ > */fajmus/ > faimes ; facitis > */fajitis/ > */fajtis/ > faites. Ainsi, en AF, tous les verbes ont au présent la même structure accentuelle avec P1, P2, P3, P6 accentuées sur la base (formes « fortes ») et P4, P5 sur la désinence (formes
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« faibles ») ; seuls les verbes estre, dire et faire ont maintenu des formes accentuées sur la base en P4, P5 et sont considérés comme des verbes entièrement « forts ». D’autres verbes ont connu la même disparition de la pénultième atone, mais les formes obtenues ne sont pas attestées : cocĭmus > *cuimes, cocĭtis > *cuites ; legĭmus > *limes, legĭtis > *lites, elles ont été remplacées à date pré-littéraire par les formes analogiques cuisons, cuisez, lisons, lisez. P1 P2 P3 P4 P5 P6
sui es est somes estes sont
di dis dit dimes dites dient
faz fais fait faimes faites font
Tableau 1 : Présents entièrement « forts » de estre, dire et faire
Si le verbe dire construit en AF son indicatif présent sur la seule base di-, les deux autres sont des verbes anomaux à 3 ou 4 bases, dont une base particulière en P1 et une autre en P6, associée à la désinence -ont que l’on retrouve également en P6 des verbes aler et avoir (voir ci-dessous). Pour dire et faire, le corpus offre très peu d’attestations des formes anciennes de P4, y compris à l’impératif, et uniquement dans les plus anciens textes du corpus (9e-12e s.) : dimes 4 (StAlexis, Eneas1, BeroulTristan, AdgarMiracles) et faimes 12 (ThaonComput, BenedeitBrendan, SteMaureChronNormandie, AdgarMiracles). La forme refaite faisons apparaît dès la fin du 12e s. (BodelNicolas, impératifs v. 399, 742) et disons au début du 13e s. (ClariConstantinople, RenartDole). Elles sont seules attestées ensuite : disons 93 et faisons 76 / fesons 17 dans le corpus 13e-15e s. En revanche, les formes fortes de P5 se sont maintenues, vraisemblablement en raison de leur fréquence au présent de l’indicatif et à l’impératif. Le corpus ne présente aucune forme refaite de P5 : *disez, *faisez / fesez. Le paradigme du verbe estre quant à lui, n’a connu que des changements graphiques et les P4 et P5 sont restées en -mes / -stes. Enfin, le présent de traire, un des verbes les plus utilisés en AF et MF pour exprimer tout mouvement ou déplacement dû à une traction, originellement entièrement fort, a été refait : les formes traimes et traites ne sont pas attestées dans le corpus, on trouve traions (6 attestations 1er tiers 13e s. : RenartDole, Renart, CoinciMiracles) et traiez (5 attestations entre 1100 et 1260, à l’impératif ou au présent du subjonctif dans Roland, Eneas1, TroyesYvain, CoinciMiracles, MenestReims). 31.3.1.2 Opposition entre les verbes en -er / -ier et les autres verbes Les verbes en -are latins présentent une voyelle désinentielle a qui s’est maintenue en position finale sous la forme affaiblie d’un e central (7e s.), graphié -e, alors que les autres voyelles se sont amuïes à la même période, d’où l’opposition entre e central et l’absence de toute marque (indiquée par -Ø) pour les verbes en -er et les autres verbes. La présence ou l’absence du morphème -e en P2 et P3 permettait d’opposer en AF les verbes en -er / -ier et les autres verbes dans un système de marques croisées à l’indicatif et au subjonctif – ce qui en fait une marque à la fois de classe et de tiroir (Zink 31994 : 149). P2 / P3 Verbes en -er / -ier Autres verbes
Présent de l’indicatif -e aimes, aime -Ø viens, vient
Présent du subjonctif ains, aint -e viennes, vienne -Ø
Tableau 2 : Un système de marques croisées en AF aux présents de l’indicatif et du subjonctif
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Cette opposition disparaîtra avec la réfection des présents du subjonctif des verbes en -er (voir ci-dessous). Elle était déjà neutralisée au pluriel avec la généralisation des morphèmes -ons, -ez et -ent pour tous les verbes. En revanche, une nouvelle opposition verra le jour à partir du MF pour P1 qui présentera à la place du morphème -Ø les marques -e ou -s selon le type. 31.3.1.3 Les marques de personne a. P1 : -ø Le morphème latin -o (amo, debeo, lego, audio) a disparu phonétiquement : afi [afïer], atent, cri, crien [criembre], croi/croy, conseil/consoil, cuit [cuidier], deffent, desir, di, enten, faz [faire], jur, honor [honorer], lo [louer], muir [morir], parol [parler], oi/oy [ouïr], os [oser], plor, pri, pris [proisier], puis [pooir], quier [querre], ren [rendre], sai, sent, serf [servir], sui, tieng/tiegn, truis [trover], vien/vieng, voi, voil/veil/vueil. Remarque : un e de soutien apparaît pour permettre la prononciation d’un groupe consonantique [occlusive + R ou l] ou [consonne + ʤ] : tremulo > tremble et somnio > songe. C’est le cas des verbes du type ouvrir. Ce -e d’appui a pu disparaître sous l’influence des formes sans -e plus nombreuses (Fouché 1931 : 181) : dote (Renart, v. 10527) à côté de dout (id., v. 11177), du latin dubǐto.
Dès l’AF, le morphème -ø qui laisse la base verbale nue tend cependant à être remplacé par -e ou -s selon la catégorie du verbe : i. Extension de la marque -e Elle apparaît en P1 des verbes en -er / -ier, de façon d’abord isolée, ainsi prise (MeunRose, 13e s., v. 5731) ou sauve (MachautFortune, mi-14e s., v. 3807), au lieu de pris et sauf attendus, dans les deux cas à la rime. Deux explications permettent de rendre compte de cette extension de -e : l’influence de P2 et P3 qui comportent cette marque -e, à la fois marque de classe et de tiroir (voir ci-dessus) ; celle des verbes qui comportent un -e d’appui en fin de radical, type tremble. L’extension est encore limitée dans MachautFortune (milieu 14e s.) qui présente régulièrement des formes sans -e : aim (20), desir (13), jur (4), os (7). La marque -e n’apparaît d’abord que pour les formes à radical consonantique, en raison peut-être de l’amuïssement progressif des consonnes finales à partir du 13e s., l’apparition d’un -e permettant de maintenir la consonne finale et par là-même l’intégrité du radical. Les formes avec -e se répandent d’abord dans la prose dans la seconde moitié du 14e s., pour se généraliser au début du 15e s. : ainsi Pizan (début 15e s.) écrit-elle en P1 aime, conseille, cuide. Pour les formes à radical vocalique, l’extension du -e se fera plus lentement que pour les formes à radical consonantique et ne sera définitive qu’au 16e s. : si loe / loue l’emporte dès la seconde moitié du 14e s. (Berinus, ArrasMélusine), pour les verbes dont le radical se termine par -i, la variante graphique -y, lettre à paraphe à la fin de la forme verbale, a pu favoriser le maintien des formes à radical nu, ainsi chez Pizan coexistent encore les formes pri, pry et prie. ii. Extension de -s pour les autres verbes Deux explications, non exclusives, ont été données : l’influence analogique des verbes inchoatifs (type finis) et des verbes du troisième groupe à base propre en P1 (type puis < *possyo) ; l’extension de la marque de P2 est interprétée parfois comme une marque commune des personnes de l’interlocution, Andrieux-Reix et Baumgartner y voyant dès l’AF « une tentative, quoique très limitée et sporadique, d’opposer morphologiquement les personnes de l’allocution à la P3 » (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 58). Fouché (1931 :
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185) signale que l’s a pu apparaître, par analogie, à la P1 de verbes en er : ains au lieu de ain (LorrisRose, 1225-1230, v. 1967, 2982, 3903), recors (id., v. 399, 2939 ; MeunRose, 1269-1278, v. 8103, etc. ; DeschampsArtDictier, 1392, p. 290), creans (Berinus, ca 1370, p. 290). Inversement, l’s a pu disparaître alors qu’elle était étymologique : pui (RenartDole, 1er tiers 13e s., v. 2259), gari (BeroulTristan, 1165-1200, v. 53), mais cela reste très limité. La marque -s analogique se développe à partir du 14e s. pour les verbes autres qu’en -er, notamment après consonne, comme pour la marque -e : entens 60 / enten 9 – prens 18 / pren 4 – tiens 76 / tieng 13, tien 34 – viens 19 / vieng 5, vien 17 (la présence d’un -g final freinant la progression de -s).
Pour les verbes à radical vocalique, les formes anciennes, sans -s, résistent mieux ; la distribution des P1 de croire, devoir, dire, savoir, voir aux 14e et 15e s. montre que les formes avec y final dominent nettement et que les formes modernes sont encore marginales : croi 23, croy 458, crois 2 – doi 11, doy 136, dois 5 – sai 26, say 43, scay 106 – voi 16, voy 251, vois 6 – La P1 du présent de l’indicatif di se maintient tout au long du 14e s. sans confusion avec la P1 du passé simple dis / diz : Et lors je pris le pan de son seurco ; et du seurcot le roy et li diz : « Or esgardez se je di voir. » (JoinvilleMémoires, 1305-1309, p. 18). Au 15e s., elle est remplacée par la variante en -y, de très loin la forme la plus utilisée (90% des attestations), très loin devant la forme avec -s.
A l’inverse, les verbes qui possédaient un radical terminé par -s ont pu le perdre en moyen français (MF), au moment où les consonnes finales ne sont plus prononcées (Fouché 1931 : 185) : pui (QuinzeJoies, ca 1400, p. 52) ou fay (ArrasMélusine, 1392, p. 7, 59, 120). Enfin, des formes en -ch apparaissent encore dans des textes écrits ou copiés dans le Nord (voir Marchello-Nizia 21997 [1979] : 255). b. P2 : -s ou -z Verbes en -er / -ier et verbes avec -e de soutien : -e + -s AF et MF : aimes 33, conseilles 3, cuides 26, desires 6, entres 8, jures 2, loes 2, oses 7, paroles 2 / parles 7, pleures 2, pries 5, prises 7, etc. Autres verbes : -ø + -s ou -z crois 2 / croiz 6 ; dis 30 / diz 25 ; entens 1 / entenz 4 ; fais 27 / fes 2 (Graal) ; mens, mans 10 / menz, manz 7 ; oz [ouïr] ; pues 21 / puez 83 ; quiers 16 ; renz 3 ; sais 2 ; viens 10 / vienz 1 ; vois 21 / voiz 10 ; vuels et var. 41 / veulz et var. 31
Le morphème -z apparaît à la P2 dans les verbes autres qu’en -er / -ier chaque fois que la base se termine par une consonne dentale, que celle-ci apparaisse ou non dans les réalisations de la base : entenz, menz, renz. Il sert à graphier l’affiquée /ts/, combinaison d’une dentale et du morphème /s/ (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 93). Il apparaît également en AF, à l’exception des textes écrits ou copiés dans le Nord (BodelNicolas, CoinciMiracles), une tendance à généraliser -z derrière toute base verbale terminée par une voyelle autre que e central, d’où les formes diz, sez ou voiz. Cependant, la réduction phonétique de /ts/ à /s/ – dès le 12e s. dans le Nord et dans tous les dialectes à partir du 13e s. – entraîne l’apparition d’une « alternance libre » (id. : 59) des graphies avec -s et -z final : fais 15 / faiz 11 ; crois 1 / croiz 2 ; vois 14 / voiz 4 [corpus 14e et 15e s.] c. P3 : -t ou -ø L’opposition des marques est liée au maintien ou non du /t/ latin final : dans les verbes latins en -are, /t/ précédé de e central tombe entre le 9e et le 11e s., à la différence des autres
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
verbes, pour lesquels il s’est maintenu en position appuyée, derrière une consonne, après la disparition des voyelles autres que a : amat > aime(t) vs. venit > vient. – Verbes en -er / -ier et verbes avec e de soutien : -e + -ø aime / ainme / aimme 400, chemine 4, chevauche 55, conseille 49, cuide 277, demande 300+, loe / loue 62, parole 129 / parle 1484, prie 173, travaille 18, etc. Les plus anciens textes du corpus (StAlexis, Roland, ThaonComput, BenedeitBrendan, Lapidaire) maintiennent encore de façon habituelle un t final après e central, par exemple dans Roland : parolet (v. 141, 369, 2559), priset (v. 636). Mais, après 1150, les textes ne présentent plus que des formes en -e. – Autres verbes : -ø + -t croit 114, doit / doibt 3935, fiert 292, puet 2862, quiert 136, vient 1066, voit 1251, vuelt et var. 552, etc.
d. P4 : -ons ; variantes : -omes et -mes L’origine de la désinence -ons demeure hypothétique. L’influence de la P4 sons, issue de sŭmus, a pu jouer, mais la forme est assez rare (une douzaine d’attestations dans le corpus). Autre explication : un traitement dialectal de -amus avec vélarisation du /a/ en /o/, puis une extension aux verbes autres qu’en -er, couplée à celle de -ez en P5, explicable par l’importance numérique des verbes en -er (Zink 31994 : 147). Attestations 12-15e : avons 860, devons 144, veons / voyons 216, volons / voulons 138, disons 93, savons 81, faisons / fesons 79, esperons 41, entendons 40, alons 66, tenons 42, parlons 38, loons / louons 31, amons / aimons 11, trovons / trouvons 20, amons / aimons 11, etc. A l’Ouest et en anglo-normand, les copistes « amputent couramment -ons de sa consonne finale > -on / -om (-un / -um), par suite d’une analyse en -on + -s qui donnait l’impression d’un cumul de désinences » (Zink 31994 : 156). Dans la base, quelques attestations plus tardives de la désinence sans -s : cuidon, parlon, povon, volon, la plupart dans le Livre de Ethiques de Nicole Oresme (1370).
L’influence de somes est à l’origine des désinences en -omes à l’indicatif présent, attestées au Nord et à l’Est (Pope 1934 : § 895 ; Gossen 1970 [1951] : § 78). Attestations : avomes 7, devomes 7, servomes 4, veomes 3, volomes 3, etc. la plupart dans CoinciMiracles (1218-1227), ainsi que dans TroyesYvain (1177-1180, v. 1122, 1126, 1199, 5258, 6271).
-mes est la désinence atone des verbes entièrement forts estre, dire, faire (voir ci-dessus). Si somes est très bien attesté sur toute la période, en revanche faimes (12) et dimes (4) sont beaucoup plus rares. e. P5 : -ez / -iez ; -tes Aboutissement phonétique de la désinence latine -atis, la désinence -ez a été étendue aux autres types de verbe et a remplacé les formes spécifiques -oiz, -iz (à l’Est) issues de -etis : Attestations : avez 1879, vo(u)lez 467, devez 380, alez 361, savez 356, mectez 345, veez 299, prenez 238, poez 136, amez 131, etc. A l’Est, -atis a eu un autre aboutissement, -eiz, lié à une nouvelle segmentation de la voyelle (/a/ > /ae/ > /e/ > /ei̯ /) : demandeiz, aleiz, veeiz (Rutebeuf, Complainte, v. 11 ; La voie d’Umilitei, v. 391, 508).
La présence du yod dans la variante -iez, est liée au caractère palatal du radical latin. En effet, l’aboutissement du /a/ tonique libre précédé d’une consonne palatalisée est /ie/ et non /e/ (« effet de Bartsch »). Cette variante concerne également l’infinitif et le participe passé.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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« Par foi, dit li maiestres, se vous ne mangiez, vous ne poez longuement vivre. » (MenestReims, 26r°) = indicatif présent
L’absorption du yod par la palatale, attestée depuis le 13e s., s’imposera progressivement au cours du MF, ce que montre l’apparition de formes de P5 en -ez, à l’indicatif comme au subjonctif, avant que ne s’impose une nouvelle distribution des formes à l’indicatif (-ez) et au subjonctif (-iez) : Ou cuidez vous estre ? (Pathelin, v. 1381) = indicatif présent affin que vous ne cuidez que je vous veille en vain tromper, je vous prie que nous allions en vostre chambre (CentNouvelles, p. 494) = subjonctif présent
La variante en -é / -iés apparaît après la simplification précoce de l’affriquée /ts/ en /s/ au 12e s. au Nord. Elle est surtout attestée dans les textes de l’Est : amés, venés (FroissartChroniques, 1369-1400). En AF et MF, pour les verbes en -er / -ier, l’homographie subsiste entre la P5 et le participe passé sous les différentes graphies qui ont eu cours, car les désinences latines (-atis et -atus) ont eu le même aboutissement. La désinence atone -tes ne concerne que les verbes entièrement forts estre, dire et faire : estes, dites / dictes, faites / faictes (voir ci-dessus). f. P6 : -ent La désinence -ent est présente en P6 pour tous les verbes, à l’exception de verbes « anomaux » qui font leur P6 en -ont (estre, avoir, aler, faire, ester), ainsi que dans tous les tiroirs verbaux, hormis le futur simple qui présente une désinence en -ont ; elle provient de l’évolution des différentes désinences latines de P6 : -ant, -ent, -unt, iunt (/a/ final > /ǝ/ et /e/, /u/ > /ǝ/ d’appui devant -nt). L’effacement de yod avait déjà entraîné un alignement des désinences de P6 : dormiunt > *dormunt. Attestations dans les textes des 12e-13e s. par ordre de fréquence : doivent 498, dient 364, voient 209, sevent 142, vienent 127, tienent 122, metent 101, portent 83, vuelent 77, crient 74, aimment 72, servent 66, prisent 62, etc.
De manière générale, la désinence -ent compte dans la mesure du vers en AF et encore en MF. Mais il peut y avoir apocope du e pour des raisons métriques, ainsi dans Roland (v. 1420, 1436) : Franceis i perd(ent) // lor meillors guarnemenz Il nel sevent, // ne di/ent veir nient
= 4 (ǝ) apocope, césure épique // 6 = 4 /ǝ/ accentué, césure lyrique //6
La voyelle /u/ de la désinence latine s’est maintenue seulement dans les formes verbales monosyllabiques, ainsi sunt > sont, ou après amuïssement de la consonne et constitution d’un hiatus qui se transforme en diphtongue : *aunt (habent), *faunt (faciunt), *vaunt (vadunt) ; en revanche, estont (stant) est analogique (Zink 31994 : 147). La très haute fréquence des formes sont, ont, font et vont les a protégées de tout alignement sur les finales en -ent. Selon Andrieux-Reix et Baumgartner (1983 : 64-69), l’existence de deux marques de P6, -ent et une marque -nt, dans le cas des présents anomaux, est liée à deux rythmes différents, paroxyton (amant > aiment) ou oxyton (sunt >sont). Pour les verbes réguliers, des désinences oxytoniques en -ont, -ant, -aint attestées vers le 13e ou le 14e s. (Fouché 1931 : 11) sont restées marginales : -ont (jettont, frottont, gisont) seulement dans Manières de langage (1396, 1399) et un seul exemple de la désinence -aint : vivaint (LorrisRose, v. 2614).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
31.3.1.4 Les bases Nombre de bases P1 P2 P3 P4 P5 P6
Type 1
Type 2a
Type 2b
Type 3
B1=B2 B1=B2 B1=B2 B1=B2 B1=B2 B1=B2
B3 B1 B1 B1 B1 B1
B2 B2 B2 B1 B1 B2
B3 B2 B2 B1 B1 B2
Verbes en -er / -ier
autres verbes
-Ø
-Ø
-es -e -ons -ez -ent
-Ø s/-z
-Ø t -ons -ez ent
Tableau 3 : Structure des présents selon le nombre et la répartition des bases
a. Verbes à une seule base (type 1) L’alternance accentuelle ne produit ni alternance vocalique ni alternance syllabique, lorsque la voyelle radicale ne se diphtongue pas, comme /i/ ou /y/ ou lorsqu’elle connaît un aboutissement identique qu’elle soit tonique ou atone : Verbes en -ier / -er : port, portes, porte, portons, portez, portent dur, dures, dure, durons, durent, durent cuit, cuides, cuide, cuidons, cuidiez, cuident lo, loe, loe, loons, loez, loent Autres verbes : ment, menz, ment, mentons, mentez, mentent ri, ris, rit, rions, riez, rient conclu, conclus, conclut, concluons, concluez, concluent
Les verbes inchoatifs (qui présentent une base élargie en -ss-, issu du suffixe latin -sc- qui avait été étendu à de nombreux verbes, à l’origine de la conjugaison dite du 2e groupe) comportent une seule base au présent, base terminée par s-, ainsi fenir : fenis, fenis, fenist, fenissons, fenissez, fenissent (fenis-Ø, -s, -t, -ons, -ez, -ent). Lorsque la consonne finale disparaît de la prononciation au 13e s., s’opposent alors à l’oral une base sans -s (P1, P2, P3) et une base terminée par s- (P4, P5, P6) : fini- et finis-, mais l’opposition n’apparaît pas dans la graphie avant le 16e s. avec le maintien de la terminaison -st qui permet de distinguer la P3 du présent et du passé simple : establit, languit, saisit sont des passés simples et establist, languist, saisist des présents de l’indicatif dans la période considérée. L’AF et le MF présentent parfois des hésitations entre conjugaisons inchoatives et non inchoatives, avec quelques formes inchoatives pour des verbes comme boullir, esboullir, cueillir, souffrir (exemples dans Fouché 1931 : 25 et suiv.). Un verbe tel que haïr ne présente que quelques formes inchoatives : P3 haïst 7 (Graal, LorrisRose, Berinus, CommynesMémoires) face à het 87 ; P6 haïssent 5 (SteMaureChronNormandie, Graal, MeunRose) face à heent 37.
b. Verbes à deux bases i. Type 2a : opposition P1 (B3) / reste du paradigme (B1= B2) La P1 audio aboutit à oi qui s’oppose à la base o-, qui résulte de la disparition de la consonne intervocalique aux autres personnes. Pour le verbe doner, la P1 attendue don a cédé la place aux formes doing (sur maing) ou doins, qui s’opposent aux autres personnes.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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L’anomalie de P1 peut être réduite si on considère qu’elle dérive de l’adjonction d’un /j/ à la base de P2 (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 42-43). [oïr] oi, oz, ot, oons, oez, oent. Attestations P1 : oi (Eneas, TroyesYvain, BeroulTristan, TristanProse) / o(u)y (CoinciMiracles, MachautFortune, FroissartChroniques, Mesnagier) – P2 oz (Eneas, v. 6198, 7934) – P3 ot (Roland, v. 302, 601, 745, etc. ; Eneas, v. 4599, 5025, etc.) – P4 oons (1 seule attestation, ib., v. 6581) – P5 oez 35 attestations (Roland, MeunRose, JoinvilleMémoires, CentNouvelles, etc.) – P6 oent 17 attestations (SteMaureChronNormandie, TroyesYvain, CoinciMiracles, Graal, TristanProse). Ce verbe présente plusieurs formes homographes, la P1 oi avec le participe passé et avec les P1 et P3 du passé simple ; oi et ot sont également homographes des P1 et P3 du passé simple du verbe avoir. Le paradigme a été ensuite refait sur la P1 : oi, ois, oit, oions, oiez, oient. De là, de nouvelles homographies avec le subjonctif présent aux trois personnes du pluriel. [doner] doins, doing, doins, dones, done, donons, donez, donent P1 : 13 attestations doins (de BeroulTristan à Berinus) contre 20 doing (TroyesYvain, CoinciMiracles, LorrisRose, CharteParis13, MeunRose, MachautFortune, Griseldis) ; une P1 isolée done (MeunRose), puis donne se développe à partir de Joinville et tout au long du MF. [valoir] vail, vaus, vaut, valons, valez, valent P1 : 3 attestations dans le corpus, mais la base sert à former l’ensemble du paradigme du subjonctif présent (vail-le, -les, -le, etc.). [plaire] plaz, plais, plaist, plaisons, plaisiez, plaisent B3 plaz 11 – B2 plait, plaisent – B1 taisiez 3 (sur le même modèle que [plaire]) Pour les verbes dont la base se termine par /k/, le résultat attendu en P1 est /ts/, ainsi faz (< facio), plaz (< placeo) et taz (< taceo). Cependant, pour certains verbes, ce sont les formes analogiques de P2, P3 qui sont seules attestées, ainsi pour le verbe gesir, la forme est gis et non *jaz (< jaceo). Comme le verbe faire présente d’autres particularités, il sera étudié dans les verbes anomaux (voir ci-dessous). La P1 sera refaite sur les autres personnes.
ii. Type 2b : opposition B2 (P1, P2, P3, P6) et B1 (P4, P5) –
L’alternance est syllabique
Dans certains verbes (< *paraulare, manducare, *disjejunare, adjutare), la voyelle finale de la base s’est conservée lorsqu’elle était accentuée (P1, P2, P3, P6), parol-, manju- et a disparu en position de prétonique interne (P4 et P5), parl-, mange-. [parler] parol, paroles, parole, parlons, parlez, parolent. [manger] manju, manjues, manjue, mangeons, mangez, manjuent. [disner] desjun, desjunes, desjune, disnons, disnez, desjunent [aidier] aiu, aiues, aiue, aidons, aidez, aiuent
Le radical court, à l’origine des formes modernes, originellement présent en P4 et P5, se généralise pendant la période médiévale (Fouché 1931 : 13-14) : les dernières attestations dans le corpus de la P6 parolent se trouvent chez Beaumanoir ; de nombreuses attestations de la forme de P1 ou P3 parole se rencontrent encore chez Froissart, mais le radical court l’emporte presque totalement à partir du 14e s. L’alternance entre formes réduites et formes longues pour le verbe araisnier ‘interpeller, s’adresser à’ (latin ad-rationare) – araison(e), araisones, araisone, araisnons, araisnez, araisonent – est déjà compromise en AF (Fouché 1931 :15-16) : les formes phonétiques sont les plus fréquentes jusqu’au 15e s., mais elles coexistent avec des formes analogiques, araisne au lieu de araisone, et inversement araisonons au lieu de araisnons, sous l’influence du substantif raison. En revanche, les formes en manju- / menju- sont encore bien attestées aux 14e et 15e s., notamment dans PhoebusChasse
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
(1387), mais le développement de deux paradigmes complets à partir de chacun des types de formes conduira à la création de deux verbes distincts : Lors les commeres entrent. Elles desjunent, elles dignent, elles menjent a raassie (QuinzeJoies, ca 1400, p. 26) ‘elles déjeunent, elles dînent, elles mangent à satiété’
Les attestations du radical ancien aiu- de aidier sont extrêmement rares, dans le corpus on relève seulement l’impératif aiues (Aucassin, § VIII, p. 8) et le présent du subjonctif aiut (Roland, v. 781, 1964, 2044), ce qui montre une généralisation précoce du radical aid-. Fouché signale d’autres verbes, courroucier et arrester, dont l’alternance disparaîtra au profit du radical long : Frantext offre quelques occurrences de cource P3 (Deschamps, Le Miroir de mariage, p. 120) et P1 (Charles d’Orléans, Ballades, le Songe en Complainte, p. 156 ; La Vigne, Le Mystère de Saint Martin, p. 186) et de courcent P6 (Chartier, Le Débat des deux Fortunés d’Amours, p. 186 ; Le Livre des quatre dames, p. 241), analogiques des formes brèves – les formes brèves attendues en P4, P5 sont du reste peu nombreuses : seulement 2 attestations du subjonctif présent P5 courciez (Berinus, p. 170, 281) dans le corpus de référence, à côté d’une douzaine d’attestations dans Frantext de la forme longue analogique courroucez sur la même période. –
L’alternance est vocalique
/ĕ/ → B2 /je/ B1 /ǝ/
fier, fiers, fiert, ferons, ferez, fierent [ferir]
De nombreux verbes offrent ce type d’alternance vocalique en AF : cheoir, grever, lever, querre, seoir. Sous l’accent, /ĕ/ s’est diphtongué en /ie/ qui aboutit à /je/ au 13e s., tandis qu’en position atone il s’est affaibli en /ǝ/ : B2 chiet 169, meschiet 12, chieent 13, eschieent 2 – fier, fiert 308, fierent 81 – grieves, grieve 52, grievent 6 – lievent 19 – quier 101, quiert 136, quierent 63 – sié 2, siet 119, sient 1 B1 grevez 2 – levez / levés 3 – querons 8, querez 22 – seez 1 Les verbes dérivés se conjuguent comme les verbes simples, ainsi requerre, conquerre, enquerre sur querre et asseoir sur seoir.
La simplification de la diphtongue est attestée dès les premiers textes, ainsi chet (StAlexis, Roland, SteMaureChronNormandie) ou querent (Passion). Mais cela ne signifie pas pour autant disparition de l’alternance qui demeure dans la prononciation jusqu’en FMod, comme pour appeler qui oppose une base B2 en /ɛ/ et une base B1 en /ǝ/ : appelle(s) vs. appelons. /ĕ/+/j/ → B2 /i/ B1 oi /wɛ/
pri, pries, prie, proions, proiiez, prient [proiier < precare]
Se rattachent à ce type les paradigmes des verbes noiier (< negare), proisier (< pretiare) et eissir/oissir (< exire). /ĕ/ tonique entravé par yod a connu une diphtongaison conditionnée en /ie/ et la diphtongue a ensuite constitué avec i diphtongal (< yod) une triphtongue de coalescence qui s’est simplifiée en /i/ ; en revanche, hors de l’accent, en P4 et P5, /ĕ/ n’a pas subi de diphtongaison et a constitué une diphtongue de coalescence avec i diphtongal qui a évolué jusqu’à /wɛ/ à la fin de l’AF. B2 : P2 is 4 (impératif), P3 ist 88, P6 issent 32 – P1 ni (RenartDole, v. 4808), P2 nies (MachautFortune, v. 2628), P3 nie 24, P6 nient (RenartDole, 1345) – P1 pris (Roland, v. 3189) / prise, P2 prises, P3 prise, P6 prisent 95 B1 : proions (ClariConstantinople) – proiez impératif 3 (RenartDole, CoinciMiracles, MenestReims). La réfection est ancienne : prions (Graal, p. 214b, 216d ; MeunRose, v. 10893, 21283), prisons (BodelNicolas, v. 1527) – priez (TroyesYvain, v. 4763).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
/ē, ĭ/ → B2 /wɛ/ B1 /ǝ/
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croi, croiz, croit, creons, creez, croient
Sous l’accent, la voyelle radicale s’est diphtonguée en /ei/ > /oi/ > /wɛ/, tandis qu’en position atone, elle s’est affaiblie en /ǝ/. Se rattachent à ce type des verbes en -er, esperer, peser et les verbes devoir, boivre et veoir. B2 boit 28, boivent 24 – croi 142, crois / croiz 8, croit 114, croient 47 – doit / doibt 3935, doient / doivent 884 – espoir / espoire 21, espoire 5 – vois / voiz 31, voit 1251, voient 293. Les P6 correspondent à des présents de l’indicatif ou du subjonctif. La forme doient (31 attestations), sans /v/ intervocalique, est beaucoup moins répandue que la forme doivent (853 attestations) et elle est minoritaire même dans les textes qui l’utilisent, comme CoinciMiracles (4/40) ou Mesnagier (2/36). Le verbe esperer présente depuis le milieu du 13e s. des formes en /ɛ/ en P1, P3 et P6, espere, esperent, au lieu des formes attendues espoir, espoire, espoirent – ce qui masque l’alternance. B1 bevons, bevez – creons 24, creez 22 – devons 144, devez 380 – esperez – veons 79, veez 93. Les formes voions et voiez, d’abord usuelles au présent du subjonctif (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 104-105) ou à l’imparfait deviennent également des formes de présent de l’indicatif dans la seconde moitié du 14e s. Cependant, veons et surtout veez restent bien attestées jusqu’à la fin du 15e s. : 24 veons contre 29 voions ; 199 veez contre 26 voyez pour la période 1360-1500, ce qui est confirmé par la distribution des formes de croire sur la même période : creons 4 vs. croions / croyons 2 ; creez 64 vs. croiez / croyez 30. L’alignement sur la base forte en -oi ne l’a pas encore emporté. Pour le verbe boivre (< bibere), la base faible en be- commence à être concurrencée par une base en bu- à l’impératif et au subjonctif présent : buvons (Manières, p. 25, 37), buvez (VillonTestament, v. 976 ; CentNouvelles, p. 370, 542, 543).
/ŏ/ → B2 /(w)ø/ B1/u/
muef, mues, muet, movons, movez, muevent
De nombreux verbes se rattachent à ce type. Parmi les plus fréquents, ovrir (< ŏperire), couvrir ( puis. Seule forme attestée pour P1 jusqu’à la fin du 16e s., son vocalisme a été étendu analogiquement à d’autres verbes en AF, truis [trover], ruis [rover] et pruis [prover], (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 118). La forme muir s’explique par la forme latine *morio, mais il y a eu également des réfections du type -io > -o, ainsi fĕrĭo n’aboutit pas à *fir (diphtongaison conditionnée de ĕ attendue et simplification de la triphtongue de coalescence obtenue /iei̯ / en /i/) mais à fier, qui suppose un *fĕro (id. : 116). Les formes analogiques de P2, meurs et treuve, remplacent en P1 muir et truis dans la seconde moitié du 14e s. La graphie eu apparaît dès SteMaureChronNorman-
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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die (1174), mais les graphies anciennes se maintiennent encore après 1450, dans BueilJouvencel notamment. La forme de P6 pueent est encore fréquemment utilisée dans FroissartChroniques (1369-1400) et peuent par OresmeAristoteCommentaire (1370) ; les formes avec /v/ intervocalique en P4, P5 et P6, povons, povez, peuvent / puevent, attestées à partir de Berinus (fin 14e s.) permettent d’éviter l’hiatus. B3 P1 muir 35 – puis très fréquent – truis 121. B2 P2 meurs 1, P3 muert 92 / meurt 26, P6 muerent 31 / meurent 22 – P2 puez 83, P3 poet 90 (textes de l’Ouest) / puet 2862 / peut 1222, P6 pueent 385 / peuent 247 – P2 trueves 4 / treuves 3, P3 trueve 137 / treuve 181, P6 truevent 40 / treuvent 64 ; mais sur B1 trouves 2, trouve 93 et trouvent 25, fréquentes à partir de QuinzeJoies (ca 1400). B1 morons 3, morez 2 – poons 54 / povons 35, poez 136 / povez 134 – trovons 10, trovez 3
ii. /ʎ/ B3 /ʎ/ B2 /ø(u)/ B1 /l/
vueil, vueus, vueut, volons, volez, vuelent [voloir]
B3 P1 voil 266 (dans textes anglo-normands, jusqu’à Eneas), vueil 482 (de Eneas à Berinus) et veuil 19, vuel 47 (avant 15e s. généralement), veul 84 (textes du 15e s.) B2 P2 vues 14 / veus 18, P3 vuelt 44 / vuet 40 / veut 925 (dès BeroulTristan), P6 vuelent 85 (jusqu’à PhoebusChasse) / veulent 179 (depuis ClariConstantinople) – B1 vo(u)lons 138, vo(u)lez 477
iii. /ɲ/ B3 -ng vieng, viens, vient, venons, venez, vienent [venir] tenir (ĕ + nasale) et manoir (maindre), plaindre (a + nasale) appartiennent également à ce type. B3 P1 vieng / viegn 21, tieng / tiegn 69, plaing 16, maing / maign 2 (jusqu’à Griseldis) – P1 refaites sur B2 : vien 14 (à partir de Berinus), tien 45 (dès Eneas) – viens 17, tiens 54, plains 8 B2 P2 viens 9, P3 vient 1166, P6 viennent 373 – tiens 16, tient 652, tiennent 280 – remains 1, remaint 77, remainent 4 – plains 2, plaint 74, plaingnent 11 B1 venons 15, venez 41 – tenons 42, tenez 43
iv. /dj/ ou /jj/ B3 avec diphtongue de coalescence C’est le cas de devoir et savoir, dont les P1 doi et sai proviennent des formes réduites */dejjo/ et */sajjo/, ainsi que de voi qui vient de vĭdĕo (> */wejjo/). L’opposition des bases n’est plus perceptible pour les verbes en -oi, car la diphtongue de coalescence et la diphtongue par segmentation ont le même aboutissement, d’où l’hésitation de leur classement (voir ci-dessus, verbes à deux bases, à alternance -oi /wɛ/ -e /ə/). Pour savoir, la simplification de la diphtongue de coalescence ai aboutit à /ɛ/ en P1 (12e s.), alors que l’aboutissement de /a/ tonique libre est un /e/ pendant la période médiévale ; les graphies opposent le plus souvent la B3 (sai) et la B2 (ses, set, sevent). B3 P1 sai 806 (jusqu’à FroissartChroniques) / sé 17 (Renart, MeunRose, Commynes) / sçai 35 (FroissartChroniques) / sais 5 (Manières) / sés 2 (CommynesMémoires) B2 P2 sés / scés 4, P3 set 573, P6 sevent / scevent 271 ; sais 2, sait 20, saivent 1 (BueilJouvencel) B1 savons / sçavons 92, savez / sçavez 387 ; mais aussi P6 savent / sçavent (FroissartChroniques, Manières, CommynesMémoires)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
d. Verbes anomaux i. Verbes entièrement forts, c’est-à-dire accentués sur le radical à toutes les personnes : estre, dire, faire (voir ci-dessus) Estre sui, es, est, somes, estes, sont La très haute fréquence de ce verbe lui a permis de conserver ses formes anomales. La forme de P1 sui en AF ne provient pas du latin classique (LClass) sum, mais suppose une forme */sujjo/, avec disparition du m final et croisement avec */ajjo/, pour le LClass habeo. Avant 1260, quelques exemples isolés de la forme avec -s final suis apparaissent ; elle se développe par la suite, mais demeure encore minoritaire dans certains textes du 14e s. (MachautFortune, ArrasMélusine) ; la tendance s’inverse à la fin du 14e s., sui se raréfie progressivement pour disparaître totalement au 15e s. En P2, il existe une variante diphtonguée ies. Les formes de P3 et P6 peuvent remonter aux formes correspondantes du LClass ; en revanche, les formes atones de P4 et P5 ne peuvent s’expliquer phonétiquement, sinon par le passage d’une accentuation paroxytonique à une accentuation oxytonique ; sons qui résulte phonétiquement de sumus est rare par rapport à somes : Tuit sons norri de leur mamele […] Temple de Saint Esperit sons / Tuit somes menbre Jhesu Crist. (CoinciMiracles3, p. 187, v. 571)
dire di, dis, dit, dimes, dites, dient En AF, le verbe est construit sur une seule base à l’indicatif présent di-. Mais très tôt une nouvelle base dis- apparaît avec la réfection de P4 de dimes en disons, très bien attestée à partir du début du 13e s. A la P6, une nouvelle forme disent apparaît à la même époque : c’est la seule forme utilisée dans ClariConstantinople (59 attestations), mais la répartition des formes aux 14e et 15e s. entre dient 551 et disent 25, montre que la nouvelle forme demeure très minoritaire, avant de l’emporter au 16e s. Quelques exemples de la forme dient se trouvent encore chez Vigenère et Montaigne (fin 16e s.). faire faz, fes, fet, faimes, faites, font Ce verbe a conservé un paradigme entièrement fort en AF, toutes les formes venant phonétiquement des formes latines ; il comporte 4 bases au présent de l’indicatif (P1 – P2, P3 – P4, P5 – P6). « La très haute fréquence de ce verbe explique que sa flexion, très irrégulière, ait été relativement peu unifiée et régularisée par l’analogie » (Le Goffic 1997 : 74). P1 faz 92 (jusqu’à LorrisRose) et variante fas 35, ensuite fais / fes (ChartesParis13, BeaumanoirBeauvaisis). P2 / P3 fes (Graal), fet (Eneas, PontStMaxenceBecket, TroyesYvain, etc.) mais graphies en ai dès Roland. P4 faimes 12 (jusqu’à AdgarMiracles), faisons / fesons 24 depuis début 13e s., seule forme employée dans CharteParis13 P5 faites 153 (y compris impératifs) / fetes 75 dès Eneas (milieu 12e s.) et couramment au 13e s. P6 font 1517
ii. avoir ai, as, a, avons, avez, ont Le verbe est formé sur 4 bases. L’existence et le maintien de nombreuses bases sont liés à la fréquence d’usage. Dans l’ancienne langue comme en FMod, ce verbe est parmi les plus utilisés. Les formes du présent de l’indicatif sont très anciennes et n’ont pas évolué sauf dans leur prononciation. Les formes de P1, P2, P3, P6 sont l’aboutissement d’évolutions particulières des formes *ajjo, *abes, *abet, *abent (LClass : habeo, habes, habet, habent)
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liées aux emplois comme auxiliaire, avec disparition ou affaiblissement de la consonne /b/ intervocalique, tandis que le radical latin est passé à /av/ devant voyelle, d’où les formes longues de P4 et P5. C’est le seul verbe à avoir maintenu, jusqu’en FMod, une P1 anomale sans -s, ai. Une tentative isolée apparaît dans un des textes du corpus, MenestReims (vers 1260), qui présente 23 attestations d’une forme ais contre 9 ai. iii. aler
voi / vois / vais, vas, va, alons, alez, ont
La formation de ce verbe au présent de l’indicatif est plus complexe, car il remonte non pas à un verbe latin, mais à deux verbes de même sens, l’un attesté en LClass uado, -is, -it, -unt et l’autre plus tardivement, peut-être à partir de la contraction de ambulare, *alamus, *alatis. Les formes de P2 et surtout de P4, P5 n’ont pas évolué depuis l’AF. En revanche, la forme de P1 originelle, */wado/, subissant l’attraction des P1, */ajjo/ (habeo), */sujjo/ (réfection de sum), est refaite en */vojjo/, avant de recevoir en gallo-roman une -s analogique (Zink 31994 : 153), d’où la forme usuelle en AF et MF, vois, avec une variante voys en MF. Je m’en vois sans nule demeure (BodelNicolas, v. 1299) ; je m’en voys (MenestReims, p. 50v°) ; Je m’en vais amont (Manières1396, p. 25)
La base ne connaît que trois attestations de vais avant 1500. En P3, quelques attestations d’une forme vat (StAlexis, SaleSaintré) et de nombreuses attestations de la forme vait jusqu’au début du 15e s. (283 attestations), à côté de la forme la plus répandue, va (893), peuvent être signalées. 31.3.2 Evolution jusqu’au français moderne 31.3.2.1 La structure accentuelle La structure accentuelle demeure la même, mais l’évolution phonétique et des alignements à l’intérieur du système des présents ont conduit à la transformation des systèmes d’opposition et d’alternance. 31.3.2.2 L’opposition entre les verbes en -er et les autres verbes L’opposition entre deux systèmes de marque en P2 et P3 pour les verbes au présent de l’indicatif se maintient et se renforce même à l’écrit, grâce à l’extension de -e ou de -s en P1 selon le type de verbe, comme le montre le tableau 4 : Marques P1 – P2 – P3 (écrit) Verbes en -er Autres verbes
AF et MF -es -Ø -s/z -Ø
-e(t) -t
FMod -e -es -e -s -s -t
Tableau 4 : Opposition des marques au singulier pour les verbes en -er et les autres
A l’oral, les oppositions ne sont plus de la même nature : l’amuïssement du e final a mis à nu en FMod la consonne finale de la base dans le cas des verbes en -er : aime / aimes / aiment, prononcés /ɛm/, tandis que pour les autres verbes la disparition des consonnes finales /s/ et /t/ a mis à nu la voyelle de la base : vois / voit / voient, prononcés /vwa/, ou défends / défend prononcé /defɑ̃/.
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31.3.2.3 Les marques de personne P1 : pour les verbes en -er dont le radical se termine par une consonne, les formes anciennes de P1 ne subsistent que jusqu’au tout début du 16e s. : conseil (VigneullesNouvelles, p. 336) ; en revanche, pour les verbes dont le radical est terminé par une voyelle, elles se sont conservées plus longtemps et sont encore attestées avec y final tout au long du 16e s., mais elles se raréfient (7 attestations de pry contre 66 prie) pour disparaître totalement au siècle suivant. Le e final des verbes, e d’appui ou e analogique, prononcé /ǝ/, qui s’est développé à partir du MF à la P1 des verbes en -er et s’élide devant voyelle, change d’articulation en devenant tonique quand il est suivi du pronom je et passe à /e/, puis /ɛ/, aimé-je (voir Fouché 1931 : 195-197). La transcription de ce phénomène qui se produit dans les cas de postposition du pronom personnel n’est pas aisée et on a pu trouver, en l’absence d’accents graphiques, aux 17e et 18e s., et même ultérieurement, la graphie -ai : aussi l’aimai-je et l’estimai-je mille fois plus que ceux que j’aime et que j’estime en ce payislà. (RabutinLettres, p. 284) ; ne jouai-je pas bien mon rôle ? (MirabeauLettres, p. 190).
Vaugelas condamne cette graphie en raison de l’équivoque évidente avec le passé simple (Vaugelas 1647 : 211). Dans Frantext, on dénombre 38 attestations d’une graphie en -é / -ai pour la P1 du présent de l’indicatif avec sujet postposé (égarai-je, éprouvai-je, gardé-je, livré-je, porté-je, racommodé-je, songé-je, etc.), avec des exemples au 20e s. chez Claudel, Clémenceau, Gide, Green ou encore Sartre. Mais, dans la langue courante, on emploie plus volontiers le tour interrogatif est-ce que qui permet de maintenir le pronom devant le verbe. La prononciation actuelle en /ɛ/ a conduit le Conseil supérieur de la langue française à recommander en 1990 de remplacer -é par -è (voir Grevisse et Goosse 2007 [1936] : § 794). Pour les verbes autres qu’en -er, au 16e s. les formes anciennes sans -s se maintiennent bien, notamment avec un radical vocalique : elles représentent encore 71% du total des formes de P1 pour les verbes croire, dire, escrire, faire, savoir, voir, alors que pour les verbes terminés par une consonne (craindre, prendre, tenir, venir), elles ne sont plus que 15%. Ronsard considère l’usage de la deuxième personne pour la première comme une licence poétique, mais il ne donne pas d’exemple de présents (Abrégé de l’Art poétique 1565 : 444). R. Estienne indique systématiquement dans son chapitre sur les formes verbales pour le présent des formes sans -s : je voy, j’apper ou j’apparoy, j’apperçoy, j’ar [ardre], je ché [cheoir], je doy, je meu, je sié, je vau, je vueil, je cognoy, je dy, je fay, je boy, j’escri, je retray, je fen [fendre], je crain, je cour, je ba… (R. Estienne, Traicté de la Grammaire françoise, 1557 : 37-64).
Au 17e s., Ménage admet les formes modernes je fais, je crains, je tiens, je prens, j’entends, mais défend l’usage de je say, je dy, je croi, j’escri (Les observations de M. Ménage sur la Langue Françoise, 1675, t. 1 : 406 et suiv.), au contraire de Vaugelas qui entérine l’usage des mêmes formes pour les P1 et P2 de ces verbes (Vaugelas 1647 : 131-133). Si les formes anciennes disparaissent pour les radicaux consonantiques après le premier tiers du 17e s., elles demeurent encore majoritaires pour les radicaux vocaliques sur l’ensemble du 17e s. : croy 250 contre crois 72, voy 167 contre vois 85. La tendance ne s’inversera qu’au 18e s. où les formes anciennes sai / sçai / sçay (5,5%), encore présentes chez Voltaire, finissent par être détrônées par les formes en -s (94,5%). Fouché signale encore quelques exemples de P1 sans -s chez des poètes du 19e s. Dans le corpus GGHF, Hernani offre deux exemples de sai (v. 570, 1902) et croi (v. 2530, 3458),
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toujours à la rime, à côté de 6 attestations de la forme moderne crois et de 14 sais. Avec la disparition des consonnes finales et l’alignement de P1 sur P2 (sais) ou sur P3 (chante), à l’oral il n’y a plus d’opposition entre les trois personnes, sauf en liaison où -s de P1 et de P2 devient /z/ et où -t de P3 se prononce. P2 : la marque -s, uniquement graphique sauf en cas de liaison (voir ci-dessus), disparaît parfois à l’écrit ; de très nombreux exemples dans VigneullesNouvelles (déb. 16e s.), mais le phénomène concerne également les autres tiroirs dans ce texte. Une forme isolée chez Montaigne (1592) : Voy tu pas que ce monde tient toutes ses veues contraintes au dedans et ses yeux ouverts à se contempler soy-mesme ? (MontaigneEssais, p. 1001)
P3 : dans les tournures avec inversion du sujet, verbe + il / elle / on, l’élision pouvait ou non être pratiquée en AF et MF : aim(e) il ou aime / il. Au 16e s., l’élision devient rare : Mais que regarde-il ? helas qu’est-ce qu’il fait ? (LaTailleSaül, 1572, v. 509)
On trouve encore aime l’on sous la plume de Montaigne (Fouché 1931 : 197-198). Mais le développement d’une tournure d’origine populaire, aime-t-il, avec insertion d’un t analogique des tours vient-il, peut-il où le t final s’entend en liaison, permet d’éviter l’hiatus. Si le corpus n’offre aucun exemple de la tournure au 16e s., cela ne signifie pas que la prononciation avec t n’existait pas. Au début du 17e s., on trouve encore de nombreuses attestations sans t, mais quasiment toutes dans le même texte, SerresAgriculture (1603) : 130 attestations avec les pronoms il (reste-il), elle (demeure-elle) et surtout on (donne-on), contre seulement 25 attestations avec t de liaison. Vaugelas est très clair à ce sujet : Si le verbe finit par vne voyelle deuant on, comme prie-on, alla-on, il faut prononcer & escrire un, t, entre-deux, prie-t-on, alla-t-on, pour oster la cacophonie, & quand il ne seroit pas marqué, il ne faut pas laisser de le prononcer, ny lire comme lisent une infinité de gens, alla on ; alla il, pour alla-t-on, alla-t-il. (Vaugelas 1647 : 10-11)
Il condamne d’ailleurs avec fermeté l’utilisation de l’apostrophe, comme se contente-t’il, trouve-t’elle (UrféAstrée, 1610, p. 33, 303) : Il est vray qu’en cette orthographe du, t, on a accoustumé de faire une faute, qu’il faut corriger desormais […] C’est que tous impriment & escrivent alla-t’on, ainsi, mettant vne apostrophe aprés le t’, qui est tres-mal employée, parce que l’apostrophe ne se met iamais qu’en la place d’vne voyelle qu’elle supprime, & chacun sçait qu’il n’y en a point icy à supprimer aprés le t. Il faut donc mettre vn tiret aprés le t […] (Vaugelas : id.)
Dans le cas des verbes inchoatifs, l’s devant t, uniquement graphique depuis le début du MF, disparaît chez Montaigne : nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit (MontaigneEssais, p. 562) ; Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il [nostre langage] languit soubs vous et fleschit (id., p. 874).
P6 : la disparition de la consonne finale est rarement attestée, seulement quelques exemples dans Les Minutes du Consistoire de Genève : cognoyssen, disen, lamenten, mantiennen, perseveren, suyven, veulen (Consistoire, p. 125, 169, 170, 194, 250, 343, 354) et dans le Journal d’Heroard, baisen et couren (GerhardHeroard, p. 132, 286).
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31.3.2.4 Les bases L’évolution phonétique et de nombreux alignements ont transformé le système d’alternances dans la conjugaison des verbes. Certains verbes, les plus fréquents, ont pu maintenir un jeu complexe d’alternances ; d’autres, de fréquence moindre, ont vu celles-ci se réduire, voire disparaître (« L’existence de bases nombreuses est en effet liée à la fréquence d’usage […]. Inversement on peut dire aussi que la fréquence elle-même des formes maintient la diversité des bases », Dubois 1967 : 64). Des décalages se sont installés entre l’écrit et l’oral depuis le MF et surtout à partir du 16e s., avec des graphies concurrentes pour le même phonème vocalique (è, e + consonnes doubles), ainsi pour des verbes comme semer (il sème) ou appeler (il appelle) et des alternances masquées par une graphie identique, comme interpeller : il interpelle /ɛ/ vs. nous interpellons /ə/ (x 26.8.1.1.e.). a. Réduction du nombre de bases : aimer, pleurer Dans le corpus, les dernières attestations des P4 et P5 amons et amez apparaissent dans le troisième quart du 15e s. (LouisXILettre, CentNouvelles). Au 16e s., R. Estienne (1557 : 41) conjugue le verbe aimer sur une seule base, l’ancienne base forte aim- (B2) ; la base faible am- (B1) qui construisait les P4, P5 des présents de l’indicatif et du subjonctif et toutes les autres formes verbales personnelles (imparfait, futur et conditionnel, passé simple et subjonctif imparfait) et non personnelles (infinitif et participe) a presque totalement disparu et les rares attestations du radical faible après 1500 se trouvent toutes chez Vigneulles : 7 attestations du participe passé amé(s), amez et des formes isolées amerent, ameroit, amoit. En revanche, pour le verbe clamer et ses dérivés qui présentaient le même type d’alternance, la base B1 a été étendue à l’ensemble du paradigme dès le début du 15e s. Pour pleurer, l’alternance eu /ou souvent voilée dans la graphie de l’AF a disparu au profit du radical fort en eu /œ/, favorisé peut-être par le rapprochement avec le substantif pleur. Aucune attestation dans la base des formes anciennes plo(u)rons, plo(u)rez après 1500. Cependant, pour certains verbes, l’usage hésite encore au 17e s. entre les formes héritées et les formes alignées sur le radical faible, ainsi preuve et prouve, treuve et trouve : Trouuer, & treuuer, sont tous deux bons, mais trouuer avec, o, est sans comparaison meilleur, que treuuer avec e. Nos Poëtes neanmoins se servent de l’vn & de l’autre à la fin des vers pour la commodité de la rime ; car ils font rimer treuue avec veuue, comme trouue avec louue. Mais en prose tous nos bons Autheurs escrivent, trouuer avec o, & l’on ne dit point autrement à la Cour. Il en est de mesme de prouuer & d’esprouuer. Mais il faut dire, pleuuoir avec e, & non pas plouuoir, avec o. (Vaugelas 1647 : 133-134)
b. Evolution de la nature de l’alternance : lever / grever, voir / croire Pour certains verbes, l’alternance s’est maintenue, mais les radicaux ont évolué phonétiquement, ainsi lever et grever n’opposent-ils plus des bases en /jɛ/ et /ə/ mais en /ɛ/ et /ə/ – l’opposition pouvant être ou non marquée par la graphie (question débattue jusqu’aux nouvelles préconisations du Conseil supérieur de la langue française (Grevisse et Goosse 2007 [1936] : § 791, et x 26.8.1.1.d.ii.). Dans le cas des verbes voir et croire, le vocalisme fort a été étendu en P4, P5, mais l’apparition d’un yod permettant d’éviter l’hiatus a maintenu une opposition de ces personnes avec le reste du paradigme. R. Estienne (1557 : 51) donne la forme de P6 ils voyent. Quelle en était la prononciation ? /vwɛ/ ou /vwɛj/ ? L’apparition en P6 d’une prononciation avec yod, décriée, est bien présente en langue parlée, comme le signale Le Goffic qui l’interprète comme un « thème long » par formation régressive à partir de P4 / P5, thème présent à la P6 de l’indicatif présent et au subjonctif présent (1997 : 126).
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c. Maintien des alternances : pouvoir, vouloir Pour le verbe vouloir, la base spécifique de P1 qui sert à former le subjonctif présent disparaît au profit d’une forme alignée sur P2 : veux. Mais l’alternance vocalique des formes toniques en /ø/ ou /œ/ et atones en /u/ s’est maintenue, protégée par la fréquence d’emploi de ce verbe de modalité : je veux, tu veux, il veut, ils veulent vs. nous voulons, vous voulez. Si vueil est encore fréquemment utilisé par Vigneulles (VigneullesNouvelles, 91 attestations), depuis le début du 16e s., la forme veux s’est imposée ; au siècle suivant, la disparition de la forme ancienne est définitive et les bases des présents de l’indicatif /vø/, /vœ(l)-/, /vul-/ et du subjonctif /vœj-/ sont désormais bien distinctes. Pour pouvoir, l’évolution est la même, à la seule différence près que la P1 a maintenu à côté de la forme analogique je peux, la forme historique je puis : je peux / je puis, tu peux, il peut, ils peuvent vs. nous pouvons, vous pouvez. Montaigne présente une seule attestation de la P1 peux pour 126 attestations de puis. Dans Frantext, avant 1700, si je puis est attesté 325 fois alors que l’on trouve un nombre très limité d’attestations de si je peux (9). Au sujet de l’existence de ces deux formes et de la progression lente de peux, on peut citer la remarque de Vaugelas : Plusieurs disent & escriuent, je peux, & M. Coëffeteau le met tousjours ainsi. le ne pense pas qu’il le faille tout à fait condamner, mais ie sçai bien que ie puis, est beaucoup mieux dit, & plus en vsage. On le conjugue ainsi, ie puis, tu peux, il peut. Il est de la beauté & de la richesse des Langues, d’auoir ces diuersitez, quoy que nous ayons beaucoup de verbes, où la premiere et la seconde personne du present de l’indicatif sont semblables, comme, ie veux, tu veux, ie fais, tu fais, etc. (Vaugelas 1647 : 65).
De façon étonnante, dans sa note sur cette remarque, Thomas Corneille présente peux comme une variante plus ancienne et moins « rude » que puis : […] je ne croi pas que je peux soit entièrement hors d’usage, sur-tout en Poësie, où quelquefois il peut être commode pour la rime. Je ne sçai même pas si je peux ne doit pas être préféré en certains endroits, comme en cet exemple, Si je peux lui nuire, j’en prendrai l’occasion. Il semble qu’il y a quelque chose de plus rude dans si je puis lui nuire… (Remarques de M. de Vaugelas sur la langue françoise avec des notes de Messieurs Patru & T. Corneille, Paris, Didot, I, 1738 : 230-231)
A la fin du 19e s., en P1 peux est encore minoritaire (Clémenceau, 1899, 4 peux vs. 52 puis). Au siècle suivant, la répartition s’inverse dans deux textes contemporains, mais de statuts différents : dans GreenJournal (1936-1950), seulement 13 peux en P1 pour 151 puis ; dans SartreLettres (1932, 1951), 105 peux pour 14 puis. Si on interroge Frantext, on se rend compte que peux ne l’emporte sur puis que dans la deuxième moitié du 20e s. et que le mouvement s’est accéléré à partir des années 2000 : 1258 je peux contre 133 je puis. En FMod, à côté de l’usage de la forme non marquée peux, existe encore une répartition en langue soutenue des deux formes puis et peux, peux apparaissant comme une forme pleinement actualisée, tandis que puis semble se cantonner désormais aux contextes virtualisants : interrogation avec inversion, où seul est admis puis-je ? (mais est-ce que je peux…?), hypothèse (si je puis m’exprimer ainsi), et négation (je ne puis m’empêcher de). d. Tentative de réduction des formes en -ète La loi des trois consonnes – e intérieur ne se prononce plus que pour empêcher la succession de trois consonnes, à l’exception de l et r – commence à jouer au début du 16e s. Elle
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
concerne les verbes en -eter, -eler et -ever. La tendance à la réduction de l’alternance /ɛ/ /ə/ dans ces verbes au profit de formes réduites (j’achte au lieu de j’achète) est jugée d’emploi familier au 17e s. et condamnée par Littré au 19e s. (Fouché 1931 : 20-21). Le Bon Usage (Grevisse et Goosse 2007 [1936] : § 791) présente aussi /epust/ au lieu de /epusɛt/ époussète comme lié à l’oral et de registre populaire : Quelques centilitres d’alcool, ça vous rebecte vachement un bonhomme (MaletVie, 1948, p. 57) ; « il faut que je becte, moi » (Aragon, Les Cloches de Bâle, 1934, III, p. 7). Dans Frantext, les attestations anciennes de épouste au lieu d’époussète (Legrand, La Famille extravagante, 1709, p. 256 ; Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, t. 4, 1848, p. 357) ou de furte pour furète (Dulaurens, Histoire de la sainte chandelle d’Arras, 1745, p. 94, 145) montrent que le phénomène n’était pas cantonné à la langue orale.
e. Hésitations entre conjugaisons inchoatives et non inchoatives A l’époque classique, un paradigme semi-inchoatif se fixe pour haïr (Fouché 1931 : 25 et suiv.), avec une syllabe au singulier (je hais, tu hais, il hait) et trois syllabes au pluriel (nous haïssons, vous haïssez, ils haïssent). Vaugelas condamne les formes inchoatives au singulier (voir P1 haïs dans A. Godeau, Prieres et meditations chrestiennes, 1633, p. 148 ; RabutinLettres3, 1672, p. 382) et les formes non inchoatives au pluriel, encore en usage : Ce que ie dis, parce que plusieurs conjuguent, ie haïs, tu haïs, il haït : faisant haïs & haït, de deux syllabes, & qu’il y en a d’autres, qui font bien encore pis, en conjuguant & prononçant i’haïs, comme si, l’h, en ce verbe n’estoit pas aspirée, & que, l’e, qui est deuant se peust manger ; Au pluriel il faut conjuguer comme nous avons dit, et non pas, nous hayons, vous hayez, ils hayent, comme font plusieurs, mesme à la Cour, & tres-mal. (Vaugelas 1647 : 20)
f. Verbes anomaux Pour le présent du verbe avoir, i’ay, tu as, il ha, nous auons, vous auez, ils ont, Robert Estienne précise « Nous escrirons ha en la tierce personne pour le discerner d’avec la préposition » (R. Estienne 1557 : 37). La P1 restera inchangée, la graphie ay cédant seulement la place à la graphie moderne ai au 18e s. (moins de 2% de formes avec y, alors qu’au 17e s., ces dernières représentaient encore 62% des formes). La forme ancienne de P1 du verbe aller, vois, se trouve encore chez Montaigne : Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses (MontaigneEssais, p. 250) ; Mais je m’en vois un peu bien à gauche de mon theme (id., p. 699).
La forme vay prônée par R. Estienne (1557 : 48) est déjà bien attestée au début du 16e s. (VigneullesNouvelles, 36 contre 1 vays et 3 va). Au siècle suivant, Vaugelas qui s’interroge sur la variation je vais / je va révèle à la fois qu’il existe plusieurs usages (celui des lettrés et celui de la Cour) et que la variante qui nous paraît la plus marquée est encore fort en vogue : Tous ceux qui sçavent escrire, & qui ont estudié, disent, ie vais, & disent fort bien selon la Grammaire, qui conjugue ainsi ce verbe, ie vais, tu vas, il va ; car lorsque chaque personne est différente de l’autre en matière de conjugaison, c’est la beauté de la langue, parce qu’il y a moins d’equivoques, dont les langues pauures abondent. Mais toute la Cour dit, ie va, & ne peut souffrir, ie vais, qui passe pour vn mot provincial, ou du peuple de Paris. (Vaugelas 1647 : 27)
Cependant, en dépit de l’usage de la Cour, la normalisation de la forme vais est déjà bien avancée dans la période classique, on relève dans Frantext (1650-1699) : 17 je vai, 79 je vas, aucun je va contre 5694 je vais. Dans la période suivante (1800-1959), Frantext ne pré-
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sente qu’un seul exemple de je va (Daudet, Jack, 1881, p. 399) et 545 attestations de je vas (2,5% de l’ensemble des attestations de P1), mais elles apparaissent toujours dans des discours marqués socialement. La base dis- /diz/, régulière à l’imparfait de l’indicatif et au participe présent de dire, a été étendue aux personnes du pluriel de l’indicatif présent de dire, à l’exception de P5 qui, protégé par sa haute fréquence, a pu maintenir sa forme irrégulière. La force de l’analogie n’en demeure pas moins vivace : « qui n’a pas laissé échapper au moins une fois vous *disez ? Le mal n’est pas bien grand. Dans les composés (autres que redire), il arrive fréquemment d’hésiter entre -*dites et -disez : par ex. pour contredire. » (Le Goffic 1997 : 66). Le même processus permet d’expliquer faisons, refait sur faisant et faisait, avec la base faible /fǝz/ qui crée une nouvelle alternance au présent pour ce verbe : /fɛ/ et /fǝz/. A l’hésitation sur la désinence, s’ajoute une difficulté orthographique, avec deux prononciations différentes du digramme ai.
31.4 Le présent du subjonctif 31.4.1 En ancien et moyen français 31.4.1.1 La structure accentuelle C’est la même structure accentuelle qu’au présent de l’indicatif, avec l’accent qui frappe le radical en P1, P2, P3 et P6 et sur les désinences en P4 et P5. L’alternance vocalique qui en résulte à l’indicatif présent dans la plupart des verbes à deux bases se retrouve au subjonctif présent. En revanche, les verbes à trois ou quatre bases construisent leur subjonctif présent soit sur une nouvelle alternance (B3 / B4), soit sur la B3. En AF et MF, le lien entre les deux présents est clairement assuré par la B3. 31.4.1.2 Opposition des verbes en -er / -ier et des autres verbes Le phénomène le plus remarquable de l’ancienne langue est l’existence d’une opposition au subjonctif présent entre les verbes en -er / -ier et les autres. En effet, les verbes de ce type présentaient au subjonctif présent un paradigme complet sans -e, car la désinence finale latine était tombée avec l’évolution phonétique -em, -es, -et (< lat. amem, ames, amet), alors que les autres verbes offrent un morphème -e, issu de la désinence latine -am, -as, -at (debeam, debeas, debeat). C’est pourquoi on retrouve un système de marques inversées par rapport à l’indicatif présent en P2 et P3 : les formes de subjonctif ainz (P2) et aint (P3) s’opposent aux formes correspondantes à l’indicatif présent aimes et aime ; les subjonctifs dies (P2) et die (P3) s’opposent aux présents de l’indicatif dis (P2) et dit (P3). En revanche, il n’y a pas d’opposition en P1 pour les verbes en -er, puisqu’à l’indicatif le morphème est -Ø ; et en P6, les formes sont identiques quels que soient les verbes. En P4 et P5, il peut exister une différence, mais comme nous le verrons, celle-ci n’est pas systématique en AF. 31.4.1.3 Marques de personne P1 -Ø (verbes en -er) ou -e (autres verbes) Attestations dans le corpus AF et MF : doinse 2 [doner], croie 6, doie 21, etc.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
P2 -s / -z pour les verbes en -er / -ier ; -es pour les autres verbes croies 2, voies 5, faces 28, viengnes 3, tiengnes 2, etc.
P3 : l’opposition des marques en AF (-t pour les verbes en -er / -ier ; -e pour les autres verbes) trouve son origine dans la morphologie verbale latine avec deux types de flexion au subjonctif présent, pour les verbes en -are : -em, -es, -et > – Ø, -s, -t et pour les autres verbes : -am, -as, -at > -e, -es, -e. ennuit 4 (BeroulTristan, CoinciMracles, MeunRose), ottroit / otroit 19 (AmiAmil, CoinciMiracles, Graal, MenestReims), envoit 22 (de Beroul à Orléans), doint 267 / doinst 120, pardoint 18, poist [peser] 24 – P1 ou P3 croie 39 (BeroulTristan, Renart, CoinciMiracles, etc.), voie (Eneas, v. 5685, 9304 ; TroyesYvain, v. 773, 1320, 1562, etc. ; BeroulTristan, v. 841, 2795 ; BodelNicolas, v. 1910 ; RenartDole, v. 1122 ; etc.), viengne 92, etc.
En AF, pour les verbes en -er / -ier, la désinence -Ø ne permet pas de distinguer la P1 du subjonctif et de l’indicatif. La neutralisation de l’opposition de tiroir se renforcera avec l’adoption d’un -e analogique en P1 du présent de l’indicatif et aux trois premières personnes au subjonctif présent. En revanche, pour les autres verbes, la présence ou l’absence de la marque -e permet d’opposer la P1 du subjonctif et de l’indicatif : aim peut être un indicatif ou un subjonctif présent, tandis que voi (indicatif) s’oppose à voie (subjonctif) pour le verbe veoir. Cependant, pour les verbes dont la base requiert un -e de soutien comme tremble, change ou uevre, l’opposition entre le subjonctif et l’indicatif présent est également neutralisée. D’autres formes de différenciation du subjonctif par rapport à l’indicatif ont pu apparaître avec l’extension analogique de finales marquées dialectales (voir Fouché 1931 : 207208, Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 111) : -ce ou -che dans le Nord ; -ge dans l’ensemble des dialectes de l’Ouest : -ge P1 ou P3 alge [aler] 5 attestations (StAlexis, Roland), tienge [tenir] 15 (WaceBrut, PsautCambridge, PontStMaxenceBecket, SteMaureChronNormandie, BeroulTristan), donge [doner] 4 (SteMaureChronNormandie, BeroulTristan), doinge (BeroulTristan), moerge [morir] (Roland), retienge (SteMaureChronNormandie, AdgarMiracles), aprenge [apprendre] (SteMaureChronNormandie, BeroulTristan), crienge [criembre] (SteMaureChronNormandie), prenge (Eneas). -ce meche [metre] (BodelNicolas, ClariConstantinople), mece (CoinciMiracles), [plaire] plache (BodelNicolas).
L’extension analogique du système désinentiel en -e pour les verbes en -er / -ier est déjà bien attestée au 14e s., par exemple dans MachautFortune, où coexistent des formes sans -e et des formes avec -e. Cependant le faible nombre d’occurrences de verbes au subjonctif présent ne permet pas d’établir une chronologie très fiable (voir Marchello-Nizia 21997 [1979] : 207). Si la présence du e a évité la chute de la consonne finale de la base pour les subjonctifs des verbes autres qu’en -er / -ier, il n’en a pas été de même pour ces derniers, soumis à des modifications de la base qui rendent les formes peu lisibles, telles que la disparition de la consonne finale (comme dans *griev-t > griet), la combinaison avec -s de flexion, ou la vocalisation de /l/ (comme dans apiaut). Ces formes sont bien attestées jusqu’au milieu du 13e s. : apiaut [apeler] 6 (TroyesYvain, Coinci, BodelNicolas, RenartDole, Renart) – griet [grever] 21 (Eneas, TroyesYvain) – liet [lever] (CoinciMiracles) – salt (TroyesYvain) / saut [sauver] (id., BodelNicolas, Renart) – consaut [conseillier] 64 (RenartDole, CoinciMiracles, TristanProse) / conseut 5 (Graal) – retort [retorner] (TroyesYvain, BeroulTristan), etc.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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L’éloignement de ces formes avec le reste de la conjugaison peut expliquer que très tôt pour les verbes en -er / -ier – avant l’extension de -e à la P1 du présent de l’indicatif – apparaisse un -e au présent du subjonctif, notamment en P1 et P2 (Marchello-Nizia 21997 : 207-208). Déjà dans le Psautier d’Oxford, on trouve au subjonctif des formes en -e (cante, garde, habite, munte) pour la P1 et, selon Fouché, la réfection a dû débuter par la P2, puis la P1, car ces formes sont très peu utilisées et de ce fait, davantage fragilisées que la P3 (Fouché 1931 : 200). Seuls quelques textes du début du 14e s. présentent encore systématiquement des formes de P3 en -t ; dans les autres textes, les deux types de formes existent, selon les verbes. En effet, garder, aidier, sauver et doner conservent plus longtemps les formes en -t, surtout dans les formules figées, Diex vos gart ou si m’aït Diex : gart / gard 17 (CoinciMiracles, Manières, SaleSaintré, Pathelin, Berinus, Griseldis, OrléansBallades, CentNouvelles, JehanParis) – aït / aïst (Griseldis, Pathelin) / aid 6 (Manières, OrléansBallades) – saut / sault [sauver] (BersuireDécades, Berinus) – doint (PizanCité, OrléansBallades, SaleSaintré, BueilJouvencel, Pathelin, etc.), au total 85 attestations dans les textes du 15e s.
Ce -e a pu s’amuïr entre /t/ et certaines consonnes, /s/, /r/, /j/ et /n/ (Zink 31994 : 148), ce qui explique le double aboutissement que connaissent certains verbes qui font leur subjonctif normalement en -e, avec des formes de P3 en -t et des formes en -e : doinst 120 / doinse 1 [doner] – puist 345 / puisse majoritaire [pooir] – voist 70 / voise 39 [aler] – truist 16 / truisse 21 [trover]
Les formes peuvent coexister chez les mêmes auteurs, ainsi Jean de Meun présente-t-il 33 puist contre 59 puisse à la P3. L’action analogique jouera ensuite pour rétablir le -e selon l’emploi le plus fréquent, à l’exception toutefois des formes en -t des verbes être et avoir, soit et ait, qui se maintiendront en raison de leur très haute fréquence. P4, P5 : pour les verbes en -are, les désinences latines -emus et -etis aboutissent phonétiquement à *-eins et *-eiz, mais ce sont les désinences analogiques -ons et -ez qui ont été étendues également au présent du subjonctif pour ce type de verbes. En P5, la présence d’un élément palatal explique la variante -iez. Pour les autres verbes, les désinences latines -amus et -atis aboutissent à *-ains et -ez ; précédées d’un élément palatal, -ĭamus aboutit à -iens et -ĭatis à -iez. -emus > *-eins → -ons -etis > *-eiz → -ez / -iez
-amus > *-ains → -eins → -ons -atis > -ez
-iamus > -iens -iatis > -iez
Tableau 5 : Evolution des désinences de P4 et P5 au subjonctif présent
En AF, au pluriel, les personnes ne portent pas d’indication sur le mode, sinon de façon exceptionnelle. Seules échappent à cette « forte tendance égalisatrice qui a étendu les désinences -ons et -ez à toutes les finales qui ne relevaient pas de l’effet de Bartsch et même à certaines personnes 4 qui en relevaient » (Zink 31994 : 146-147) les P4 des verbes à consonne radicale palatalisée, telles que faciamus, *voleamus. A la P5, quel que soit le mode, l’effet de Bartsch s’applique et explique l’aboutissement -iez. -ons : aions 18 (Eneas, ClariConstantinople, CoinciMiracles, Graal, MeunRose, BeaumanoirBeauvaisis), dions (BeaumanoirBeauvaisis), parlons (id.), metons (Graal, CharteParis, BeaumanoirBeauvaisis), servons (CoinciMiracles), departons (Renart, Graal), ardons (Eneas), soions 19 (BodelNicolas, CoinciMiracles, Graal, BeaumanoirBeauvaisis), voions (CoinciMiracles).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe -iens : 12e-13e s. deviens [devoir], disiens (ChartesParis), faciens, envoions, laissiens (MenestReims), perdiens (TroyesYvain), poiens, sachiens (ChartesParis), soiens (TroyesYvain, MenestReims) – début 14e s. aiens, mangiens, mouriens (JoinvilleMémoires). Remarque : avant le début du 14e s., les seules formes en -ions sont des imparfaits ou des conditionnels.
Andrieux-Reix et Baumgartner distinguent deux états de langue pour les marques de P4 et P5 aux présents de l’indicatif et du subjonctif : (1) jusqu’à la fin du 13e s., en dehors d’une alternance -ons / -iens propre au subjonctif, les deux tiroirs présentent généralement des marques identiques. En effet, la distribution des marques -ez et -iez n’est pas liée à l’appartenance à un tiroir, mais à la présence ou non d’un phonème palatal, générateur de l’effet de Bartsch (/a/ tonique libre précédé de palatale aboutit à /je/ au lieu de /e/ attendu) ; (2) à partir de la fin du 13e s., la série -iens, -iez tend à s’étendre au présent du subjonctif à tous les verbes, quelle que soit leur origine, sans toutefois éliminer la série -ons, -ez, car pour un même verbe, on peut trouver les deux marques (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 63, 86-87). La forme moderne -ions, forme hybride issue du croisement de -ons et -iens, se répand au 15e s. – peut-être sous l’influence des formes très fréquentes telles que soions, aions, voions où i appartenait originellement au radical. Cependant -ons n’est pas pour autant éliminé et Fouché signale sans donner d’exemple le maintien de la marque -iens dans la documentation parisienne jusqu’à la fin du 15e s. : -ons / -ions : donnons (Berinus), reboutons (Pathelin), façons (JoinvilleMémoires, Berinus, FroissartChroniques, Griseldis, BueilJouvencel), puissons 11 (JoinvilleMémoires, Berinus, OresmeAristoteCommentaire, FroissartChroniques, Griseldis, SaleSaintré, CentNouvelles) – facions 5 (Berinus, ArrasMélusine, PizanCité, BueilJouvencel), puissions 16 (JoinvilleMémoires, Berinus, ArrasMélusine, SaleSaintré, BueilJouvencel, CentNouvelles, JehanParis).
A la P5, en raison de la réduction de /je/ à /e/ dans certains contextes, on peut trouver -ez au lieu de -iez après palatale, on trouve ainsi le même nombre d’attestations dans le corpus pour puissez et puissiez (16) ; inversement, comme cela apparaît dès l’AF, -iez peut servir de désinence à des verbes dont le radical ne comporte pas de palatale. D’où le maintien de l’hésitation tout au long du MF, comme le souligne Marchello-Nizia (21997 : 209), « bien que la désinence en -iez puisse se répandre ; à la fin du 15e s., les deux terminaisons coexistent encore » : -ez / -iez (et variantes en -és, -iés) : donnez (JoinvilleMémoires, Berinus), promettez (id.), laissez (CentNouvelles) – aliez et alez (Berinus), laissiez (id.) Si vous loent il, sire, que vous en alez en France et pourchaciés gens et deniers par quoy vous puissés hastivement revenir en cest païs vous venger des ennemis Dieu (JoinvilleMémoires, p. 208) – Il convient que vous me laissiez vostre cheval et que vous me donnez les armeüres de vo doz pour voz despens (Berinus, p. 266) ; Si vous prie que vous deportez la damoiselle, et moy mesmes laissiez en paix. (id., p. 272).
P6 : la situation et l’évolution sont les mêmes que dans les autres tiroirs qui comportent la désinence -ent (voir Fouché 1931 : 194). (voir 31.3.1.3). 31.4.1.4 Bases a. Verbes à une seule base aux présents de l’indicatif et du subjonctif (B1 = B2) Il s’agit de verbes qui construisent leurs présents de l’indicatif et du subjonctif sur une seule base. Il peut s’agir de verbes en -er, comme oser ou cuidier, qui font leur subjonctif sans -e,
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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ou de verbes autres qu’en -er qui ajoutent à la base le morphème -e à toutes les personnes du singulier au subjonctif, comme defendre ou vivre (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 105). Verbes en -er : P3 ost [oser] (BeroulTristan, CoinciMiracles), cuit [cuidier] (MeunRose), gart 204, port (ClariConstantinople, MeunRose), etc. – Autres verbes : P3 defende 10, vive nombreuses attestations.
b. Verbes à deux bases au présent de l’indicatif i. Verbes à alternance B1 / B2 au présent de l’indicatif –
Maintien de l’alternance au présent du subjonctif : prier
La répartition des bases, liée à la bipartition accentuelle, est la même qu’à l’indicatif présent : B2 : P1, P2, P3, P6 et B1 = P4, P5 prit [prier] (CoinciMiracles), parolt (Roland, Eneas, CoinciMiracles, Graal) / parout [parler] (CoinciMiracles, BeaumanoirBeauvaisis). Mais la réduction à un seul radical est également attestée en MF : priez (JoinvilleMémoires, Berinus, ArrasMélusine).
–
Formation du subjonctif sur une seule des bases : veoir
L’extension de la base forte (B2) à l’ensemble du paradigme au présent du subjonctif offre peut-être une meilleure discrimination des deux modes (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 :105) voions (CoinciMiracles, JoinvilleMémoires) 14, voyez (JoinvilleMémoires, p. 336) mais on trouve encore une forme de présent du subjonctif sur B1 : Et ces nouvelles vous ai contees pour ce que vous veez la grant humilité de li (id., p. 292).
ii. B3 / B1 = B2 Certains verbes à deux bases forment leur subjonctif sur la base qui apparaissait en AF et MF en P1 de l’indicatif (B3) : oïr et valoir. [oïr] B3 = oi- oie, oies, oie, oions, oiez, oient oie 46 (P1 ou P3), oies 2 (CoinciMiracles), oiez 6 (PontStMaxenceBecket, BeroulTristan, CoinciMiracles) [valoir] B3 = vailvaille 109, vaillions (MontaigneEssais, p. 776), vaillez (Manières1415, p. 72), vaillent 15 voir également l’impersonnel [chaloir] P3 chaille 45 (jusqu’au 16e s.)
c. Les verbes à trois bases Le présent du subjonctif se construit entièrement sur B3 suivie en P1, P2, P3 et P6 de -e, morphème démarcateur de tiroir ou sur l’alternance entre B3 et B4 (base faible qui ne se trouve qu’au subjonctif présent de certains verbes) : viengne, coviengne sont les présents du subjonctif de venir et covenir d’après la base 3 présente en P1 du présent de l’indicatif : vieng, covieng. faire : venir : pooir : voloir :
faz vieng puis vueil
→ → → →
face, -es, -e, -iens, -iez, -ent. viengne, -es, -e, -ent / vegniens, -iez puisse, -es, -e, -ent / poissiens, -iez, vueille, -es, -e, -ent / voilliens, -iez
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe B3 : preigne 59, preignent 11 [prendre] – viegne / viengne / vienne 305, viegnes / viengnes 7 ; viegnent / viengnent 49 – vueille / vuille 211, vueilles 18, vueillent / vuillent 27 B4 : pregniez / pregniés 1 – veniens 3, veniez 10 / vegniés (Berinus) – poissiez (Graal) [pooir] – faciens 3, faciez / faciés 102 – voilliez 5
Pour pooir et voloir, il y a eu extension de la B3 et dès l’AF, les formes alignées sont de très loin les plus répandues : puissiez / puissiés 66 – vueilliez 57. Les radicaux palatalisés en /ɲ/ (viegne, tiegne, preigne…) formés sur B3 se sont dépalatalisés en MF, comme le montre le développement des graphies sans -g final à partir de la fin du 14e s. : vienne 20, tienne 10, prenne 6 (ArrasMélusine, QuinzeJoies, SaleSaintré, Jouvencel, CentNouvelles, CommynesMémoires). Mais ces verbes, à la différence de pooir, maintiennent une alternance comme au présent de l’indicatif : /jɛ/̃ – /ə/, que je vienne – que nous venions, ou /ɛ/̃ – /ə/ que je prenne – que nous prenions. Fouché (1931 : 174) signale les hésitations concernant le subjonctif présent de vouloir. Les anciennes formes voillions, voilliez sont remplacées par voulions, vouliez, mais veuillions, veuilliez apparaissent également, ainsi que des formes en veul- : vueillez 10 / vueilliez 2 / veuillez (UrféAstrée) – veuilliez (CorneilleCid, v. 1980 ; RabutinLettres4, p. 129) – vouliez 57 attestations dans des textes du corpus postérieurs à 1600 dont 34 du 17e s. (UrféAstrée 10). La forme veule est uniquement attestée dans le Journal d’Héroard, mais les grammairiens du 16e s., qui en condamnent l’usage, l’attestent (Fouché 1931 : 174).
d. Les verbes anomaux avoir : aie, aies, ait, aiens / aions, aiez, aient Les formes du présent du subjonctif du verbe avoir se sont conservées. Il reste quelques traces d’une forme de P3 en aiet dans les premiers textes (Passion, StAlexis, Lapidaire). Les formes de P4 et P5 en i (aiens 3, aions 33 – aiez 207 et var. aiés 20, aiiés 13) sont attestées jusqu’au début du 14e s., elles cèdent ensuite la place aux graphies avec y, ayons 20 et ayez 148 (y compris impératifs), qui se sont conservées jusqu’au FMod. estre : soie, soies, soit, soiiens / soions, soiez, soient. Les formes en -e du verbe être sont attestées en P1 et P2 pendant toute la période du MF, jusqu’à Vigneulles (début 16e s.). Un seul exemple de la forme sois dans le corpus : quelque part que je sois (LouisXILettre234, 1465-1469, p. 127). aler Le verbe aler, verbe à plusieurs bases à l’indicatif présent, offre en AF plusieurs paradigmes au subjonctif présent, construits chacun sur une base particulière. La répartition des paradigmes concurrents se fait selon le dialecte (voir Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 111-112) : –
le subjonctif présent engendré sur la base vois-, correspondant à la P1 de l’indicatif présent, se rencontre surtout dans le Nord (ClariConstantinople, RenartDole, Aucassin, CoinciMiracles, Griseldis, CentNouvelles) et le Centre (TroyesYvain, JoinvilleMémoires, Berinus, PizanCité, Pathelin) : P1 voise 11 – P2 voises 9 – P3 voise 40 / voist 70 – P5 voisiez 2 – P6 voisent 24 = au total 156 attestations.
–
les formes alge, alges… se rencontrent uniquement dans les dialectes de l’Ouest et en anglo-normand dans le corpus : alge P1 et P3 (Roland, StAlexis), algent P6 (id., v. 2061, 3476 ; ThaonComput, v. 3315, 3316 ; WaceBrut, v. 14824).
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Le subjonctif présent engendré sur la base aill- se rencontre parfois dans le Nord, mais surtout dans l’Est et il s’étend dans le Centre à partir du 14e s. C’est le paradigme le plus représenté, et de loin, dans le corpus : P1 aille 36 – P2 ailles 10 – P3 aille 122 / aut 44 – P4 ailliens (non attesté dans le corpus) – P5 ailliez 10 – P6 aillent 52 = 274 attestations. Seule la forme aut (Eneas, PontStMaxenceBecket, SteMaureChronNormandie, TroyesYvain, Graal, MeunRose) peut remonter directement à *alet ; les formes en aille se sont alignées sur vaille (< valeam) : valons, valez / vaille d’où alons, alez / aille. Les formes de P4 et P5 se dépalatalisent assez tôt en alions, aliez, formes homonymes de l’imparfait de l’indicatif (Zink 31994 : 153). Mais une seule attestation dans le corpus : Je vous loe que vous aliez parler au seneschal et lui promettez et donnez du vostre (Berinus, p. 52).
doner Comme le précédent, l’AF présente, à côté du paradigme qui l’a emporté en français en don-, deux autres paradigmes, dont la répartition n’est cependant pas strictement dialectale, formés à partir des formes de P1 anomale de l’indicatif présent doing et doins : – sur doing : P1 doinge 1 (BeroulTristan, v. 430) / doingne 3 (TroyesYvain, ClariConstantinople), P3 doingne (CoinciMiracles1, v. 1140) / doint 267, P6 doignent 6 (RenartDole, LorrisRose, MeunRose) / doingnent 1 (Graal, p. 176d) = 279 attestations. – sur doins (à partir de l’extension de -s en P1 de l’indicatif présent, v. Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 58) : P1 doinse (Aucassin), P3 doinst 120 / doinse (PontStMaxenceBecket), P5 doinsiez (id., v. 1606), P6 doinsent (BeaumanoirBeauvaisis) = 124 attestations. – une troisième série en dong- concerne uniquement les régions de l’Ouest : donge 4 (SteMaureChronNormandie, BeroulTristan, v. 292, 2568, 2860), dunget (Roland, v. 2016), dongent (Eneas, v. 7275).
Les formes en -st sont deux fois moins fréquentes que les formes en -se. Si doinst n’est plus utilisée à partir de la fin du 15e s., doint est encore attestée au 16e s. (Consistoire, DuBellay, MontaigneEssais), à côté de la forme refaite donne. dire
base diP1 et P3 die 347 attestations dans les textes d’AF et MF du corpus – P2 dies 7 attestations – P4 2 attestations isolées, il est bon que nous dions (BeaumanoirBeauvaisis) – P5 diez 8 (Graal) et quelques attestations isolées (QuinzeJoies, Jouvencel, CentNouvelles), diés (TristanProse) – P6 dient. Ces formes sont encore en usage au 15e s. : die 61 attestations dans tous les textes du corpus contre un seul dise (CommynesMémoires). Remarque : les formes dictes et faictes en complétives de verbes exprimant la volonté, par exemple je vueil que vous me dites pourquoy vous estes descenduz (Berinus, p. 290), sont interprétées tantôt comme des subjonctifs, tantôt comme des impératifs employés avec un pronom sujet et en subordonnée dans une situation de dialogue, à mi-chemin de l’ordre direct et indirect (Marchello-Nizia 21997 : 208-209). De fait, il est difficile de s’appuyer sur d’autres contextes pour récuser le subjonctif, dans la mesure où il y a hésitation sur les désinences de P5 en MF : je vueil que vous forjurez ce royaume et que vous alez en autre pays (id. : 200).
31.4.2 Evolution jusqu’en français moderne 31.4.2.1 Structure accentuelle : pas de changement 31.4.2.2 L’opposition entre les verbes en -er et les autres verbes disparaît Aux 16e et 17e s., le système du français moderne est presque totalement en place, avec un seul type de marques au singulier en -e, quelle que soit l’origine du verbe : que j’aime, que
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
je finisse, que je veuille.... Les formes de P3 en -t des verbes en -er ont subsisté plus longtemps que les autres formes anciennes : au 17e s. on peut relever quelques exemples isolés, liés à la formule figée Dieu vous gard (BeroaldeParvenir, p. 541 ; RegnardLégataire, p. 150). Fouché la signale encore chez La Fontaine, Molière, même Voltaire. La forme ayt, en revanche, a disparu au 16e s. Seuls les verbes être et avoir possèdent des formes anomales sans -e : en P1, P2 sois et en P3 ait et soit. 31.4.2.3 Marques de personne En FMod, deux systèmes de marques caractérisent désormais le subjonctif présent : pour les P1, P2, P3, P6 à l’oral, la marque -Ø, à l’écrit -e, -es, -e ; pour les P4, P5, à l’oral /jɔ̃/, /jɛ/̃ et à l’écrit -ions, -iez. L’opposition marquée entre les verbes en -er et les autres verbes aux trois personnes du singulier du présent du subjonctif a disparu au profit d’une opposition entre indicatif et subjonctif présent, non plus seulement au singulier – pour les verbes en -er : -Ø / -e – mais au pluriel et étendue à l’ensemble des verbes (-ons vs. -ions et -ez vs. -iez). Cependant, une extension de yod à l’ensemble des personnes, lorsqu’un yod s’était développé entre la base et les marques de personne vocaliques en P4, P5 ou d’une autre consonne de transition telle /v/ (sur le modèle de doit / doivent, boit / boivent) est bien attestée en langue non normée, c’est le cas du subjonctif présent de voir ou de croire : Le Goffic signale l’existence d’un thème long terminé en /j/, à l’indicatif présent P6 et au subjonctif présent, lié à l’interprétation par certains locuteurs du /j/ comme appartenant au radical (Le Goffic : 59-60). La généralisation de la graphie avec y à l’époque classique a pu favoriser cette interprétation : que je croye, que tu croyes, qu’il croye, que nous croyions, que vous croyiez, qu’ils croyent. Au 17e s., on trouve seulement 9 croie pour 32 croye (P1 ou P3). 31.4.2.4 Bases En FMod, les subjonctifs présents sont construits sur une base du présent de l’indicatif (au moins en P6) dans les deux codes, écrit et oral. A l’oral, aucune forme nouvelle, à l’exception des verbes qui construisent leur subjonctif sur une base autre. C’est pourquoi ces différents tiroirs constituent un ensemble morphologique cohérent (Pinchon et Couté 1981 : 69). Il y a une corrélation entre la formation du présent de l’indicatif et celle du présent du subjonctif : –
–
lorsque le présent de l’indicatif est formé sur deux bases sur le modèle suivant (P1, P2, P3 / P4, P5, P6), le présent du subjonctif est formé sur la base du pluriel : lisent → que je lise ; lorsque le présent est formé sur deux bases (P1, P2, P3, P6 / P4, P5) ou trois bases (P1, P2, P3 / P4, P5 / P6), le présent du subjonctif se forme sur deux bases, celle de P6 et celle de P4, P5 (B1) : je prends / nous prenons / ils prennent → que je prenne / que nous prenions. il reste les cas où le présent du subjonctif est formé sur une base qui n’est plus attestée à l’indicatif en synchronie moderne (AF et MF : B3) : que je fasse, que je sache. Mais, la base puiss- peut encore être rattachée à la variante de P1 puis de l’indicatif présent. Pour les verbes être et avoir, le subjonctif présent est formé sur une base unique, issue du latin, pour soi- (< sĭm), et correspondant à la P1 de l’indicatif présent, pour ai.
Pour le verbe aller, le thème aill- qui l’a emporté, est analogique de vaill-, base du subjonctif de valoir, et pour ces deux verbes, les P4 et P5 palatalisées ont été refaites sur le radical
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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non palatalisé al- : allions, alliez ; valions, valiez, d’où l’alternance : aill- /aj/ en P1, P2, P3, P6 et al- /al/ en P4, P5 : Que j’aille vs. que nous allions. Enfin vouloir a maintenu deux bases au subjonctif présent : veuill- (P1, P2, P3 et P6) et voul- (P4, P5) qui a remplacé l’ancienne base voill-. Mais on peut voir dans la correspondance de Sartre à la place de la forme vouliez attendue, une forme veuillez qui correspond à l’impératif de politesse : j’ai craint qu’après l’avoir écrite […] vous ne vous en veuillez à vous-même de cette démarche un peu puérile (SartreLettres1, p. 19)
31.5 L’impératif 31.5.1 En ancien et moyen français 31.5.1.1 Désinences Le singulier de l’impératif latin est à l’origine de la P2 de l’impératif français : dormi > dor, cresce > crois, finisce > finis ; en revanche, le pluriel latin a été remplacé par les formes correspondantes de l’indicatif présent : P2 : ama > aime P4 : amons P5 : amez
En AF, l’impératif apparaît parfois avec un pronom personnel exprimé : Et tu l’apren (Eneas, v. 7889 ‘Et apprends-le !’) ; tu l’eschive (id., v. 8136 ‘évite-le’) ; Mais tu l’aime (id., v. 8488 ‘Mais toi, aime-le’). La marque de P2 est -Ø, quel que soit le type de verbe. Les P2 des verbes en -er /-ier se terminent donc par -e, c’est-à-dire apparaissent comme des P2 dépourvues de -s, tandis que les P2 des autres verbes (hormis celles qui nécessitent un -e de soutien), sont similaires aux P1 de l’indicatif présent : Car l’aime donc et si t’i tien (Eneas, v. 8626). Verbes en -er / -ier ou avec -e d’appui : aime, chante, escoute, regarde, uefre, paie, suefre, etc. – autres cas : boi, fai, entent, pren, serf, tien, vien, etc.
L’extension analogique de -s pour les verbes autres qu’en -er /-ier ou avec -e de soutien est bien attestée dès le 13e s., certainement en lien avec l’extension de -s à la P1 de l’indicatif présent et avec l’existence de formes de P2 dans lesquelles -s appartenait au radical, comme conois ou finis : à partir de la seconde moitié du 14e s. les formes avec -s se répandent, ainsi dans PizanCité trouve-t-on régulièrement des formes avec -s ; ce sont parfois les seules attestées, ainsi prens ou dis ; en revanche, à côté de 4 viens, 2 attestations de la forme sans -s (PizanCité, p. 367v° et 371v°). Dans sa Grammaire française (1557), Robert Estienne indique des formes avec ou sans -s dans le chapitre sur les conjugaisons : va, voy, cognoy, mais sies ou sees [seoir], vauls [valoir], ayes et sois. On trouvera encore des formes sans -s au 17e s., et pas uniquement à la rime, comme l’affirme Fouché (1931 : 210) : Vien mon fils, vien mon sang, vien reparer ma honte, / Vien me vanger. (CorneilleCid, 1637, v. 354) ; di (UrféAstrée, 1610, p. 30v°), tien (MolierePrécieuses, 1660, v. 514), vien (SorelBerger, 1627, p. 134), pren (BeroaldeParvenir, 1616, p. 173, 254 ; SorelBerger, p. 30, 38, 320), etc.
L’extension de -s avait parfois touché les verbes en -e en MF, ainsi seuffres (PizanCité, 1404-1405, 367v°) ou encore au 17e s. parles, penses (UrféAstree, p. 30r° et 30v°). En FMod, seules les séquences avec pronom adverbial en et y admettent des formes en -s pour ce type de
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
verbes, vraisemblablement pour une question d’euphonie, éviter l’élision du e devant voyelle : parles-en, cueilles-y. Mais, lorsque en ou y ne font pas partie du groupe verbal, il n’y aurait pas lieu de mettre de tiret et de -s final, car une pause même légère suffit à éviter l’élision : laisse en venir quelques-uns (Grevisse et Goosse 2007 [1936] : § 795, N.B.1). Pour les verbes savoir et vouloir, les formes saches et vueilles, étaient usuelles en MF (PizanCité : 11 saches et aucune de sache). L’-s est tombée par analogie avec les impératifs des verbes en -e, de loin les plus fréquents. Pour la P5, -ez et -iez sont liées en AF à l’absence ou à la présence d’une palatale à la fin du radical. Cependant, en MF, l’absorption du yod par la palatale généralise la désinence -ez pour tous les verbes qui forment leur impératif sur l’indicatif présent. La seule hésitation qui se maintient concerne les verbes qui forment leur impératif sur le subjonctif, voir cidessous. 31.5.1.2 Radicaux Pour les verbes avoir, estre, savoir, vouloir, « dont le sens se prête mieux au vœu qu’à l’ordre » (Zink 31994 : 138), l’impératif n’emprunte pas ses formes à l’indicatif mais au subjonctif présent, d’où la présence de -s en P2 en AF, -s qui disparaît ensuite à l’exception de soies > sois, sous l’influence des impératifs en -e des verbes du premier groupe, de loin les plus nombreux : P2 aies 26, première attestation de la forme aie dans VigneullesNouvelles (1515) – P4 aiens / aions (pas de forme d’impératif dans le corpus, uniquement des formes de subjonctif) – P5 aiez forme très répandue / les graphies ayez 48 apparaissent à partir de ArrasMélusine. P2 soies 19, un seul ex. de sois antérieur au 16e s. dans le corpus (Bial amy, bien sois venu, Manières1396, p. 39) – P4 soions 13 – P5 soiez très nombreuses attestations pendant l’ensemble de la période jusqu’au 16e s. avant l’extension des graphies avec y, déjà présentes dans CoinciMiracles (75 attestations avant 1500). P2 saches AF et MF – P4 sachons – P5 sachiez / sachez P2 vueilles (Berinus, p. 301 ; PizanCité 339v°, 368v°) – P4 voillons (Eneas, v. 3211) – P5 veilliez / voilliez 14, mais vueilliez / vueillez 41. Des traces de réfection de ce paradigme à partir du 14e s. et des hésitations aux 16e et 17e s. (Fouché 1931 : § 83c)
31.5.2 Evolution jusqu’au français moderne 31.5.2.1 Désinences L’évolution a conduit à une extension de la marque -s à la P2 de l’impératif, la marque originelle -Ø ne subsistant qu’à titre d’exception en FMod pour les verbes en -er, et un certain nombre de verbes dont le radical nécessite un -e d’appui (assaillir, couvrir et ses dérivés, cueillir et ses dérivés, défaillir, offrir, ouvrir et ses dérivés, souffrir) ainsi que les verbes avoir, savoir et vouloir, dont les formes d’impératif en -e sont empruntées au subjonctif présent (Grevisse et Goosse 142007 : § 795). Il reste également la forme isolée va. Mais on trouve des formes avec -s dans le corpus : Ne vas pas, pour m’en imposer, te tuer à m’écrire de longues lettres (MirabeauLettres, 1780, p. 146 ; également p. 191, 310) – exemples dans Grevisse et Goosse (id.), considérés comme de « simples inadvertances » chez des romanciers modernes. La forme vat avec un t de liaison est uniquement resté dans l’expression A dieu vat (id. : § 833R1).
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Cependant, même pour ces verbes, -s, prononcé /z/ en liaison, apparaît dans certaines séquences, laisses-en, vas-y ! terminées par les pronoms en et y. L’appartenance au groupe verbal est d’ailleurs marquée par le trait d’union, à la différence des constructions où le pronom dépend d’un infinitif qui suit : va y mettre de l’ordre. Dans ce cas, la règle de l’euphonie ne s’applique pas. On trouvera même après le 17e s. à titre de licence poétique, ou même en prose, des formes d’impératif sans -s pour les verbes sans -e, ou inversement des formes en -es (Grevisse et Goosse 142007 : § 795). Les formes accentuées sur le radical des verbes dire et faire ont connu une évolution différente en P4 et P5. En P4, les formes dimes et faimes ont été très vite abandonnées au profit de formes refaites en -ons : disons et faisons (depuis le début du 13e s.), tandis que les formes anomales dites et faites, elles, se maintiennent jusqu’en FMod, en raison de leur haute fréquence. Les fautes sont fréquentes, même si elles sont le plus souvent immédiatement corrigées, comme l’indique Le Goffic, « chacun redoute de laisser passer vous *faisez (au même titre que vous *disez) », mais les incertitudes sont plus marquées pour les composés qui ne suivent pas le même usage, ceux de faire (sauf contrefaire qui fait contrefaisez) conservent la même anomalie en P5, tandis que ceux de dire (à l’exception de redire) se conjugue sur le modèle commun (Le Goffic 1997 : 74). 31.5.2.2 Radicaux Tiroir défectif, puisqu’il ne comporte que trois personnes, liées à la situation d’énonciation, l’impératif n’est utilisé en principe que pour des verbes admettant un sujet animé humain. A l’oral, les formes correspondent aux P2, P4 et P5 de l’indicatif présent sauf pour être, avoir, vouloir et pouvoir, dont les formes sont empruntées aux personnes correspondantes du subjonctif présent. A l’écrit, les seules distinctions entre l’impératif et les tiroirs correspondants concernent les désinences : en P2, l’absence de -s pour les verbes en -er et quelques autres avec -e d’appui, ainsi que pour avoir et savoir ; en P4 et P5, il n’y a pas de différence avec l’indicatif ou avec le subjonctif correspondant pour être et avoir, que vous soyez / ayez, soyez / ayez, mais pour savoir, on peut noter la perte du /j/ : que vous sachiez vs. sachez ; pour vouloir, la base n’est pas la même : que vous vouliez vs. vueillez – c’est-à-dire que le verbe vouloir a maintenu une alternance vocalique au subjonctif présent et non à l’impératif, comme l’indiquent les auteurs du Système verbal du français dans leur tableau de comparaison des formes au subjonctif et à l’impératif des verbes être, avoir, savoir et vouloir (Pinchon et Couté 1981 : 70). Le Goffic, quant à lui, signale l’existence de variantes en synchronie moderne et indique que l’hésitation porte sur les désinences -ons et -ez (ou -ions, -iez par hypercorrection), mais aussi sur la base de subjonctif veuill- utilisée à l’impératif, en concurrence avec la base de l’indicatif, dans le registre familier (ne m’en veux / voulez pas). Du reste, les formes en veuillsont des marques de politesse plutôt que de véritables impératifs (Le Goffic 1997 : 127).
31.6 L’imparfait de l’indicatif L’imparfait de l’indicatif est un tiroir héréditaire, entièrement « faible », c’est-à-dire que l’accent ne porte jamais sur le radical, mais sur le morphème de tiroir (P1, P2, P3 et P6) ou sur le morphème de personne (P4, P5). Le radical est constitué de la base faible du verbe, appelée B1 selon le système de désignations de Andrieux-Reix et Baumgartner. C’est la base la plus utilisée dans le système verbal, puisqu’elle sert à former l’infinitif, les participes, le futur et le
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
conditionnel, ainsi que les passés simples dits « faibles » (verbes en -er / -ier et verbes en -ir, type dormir) et les subjonctifs imparfaits correspondants ; on la trouve également en P4, P5 des présents. Seule exception, le verbe être dont la base faible est- n’apparaît qu’à l’imparfait de l’indicatif et aux participes. On distinguera dans la formation du tiroir un type dominant qui l’a totalement emporté en FMod et d’autres types limités géographiquement et/ou morphologiquement (à certains types de verbes) qui disparaissent à partir du 13e s. 31.6.1 Formation du tiroir L’imparfait latin se caractérisait par la présence du suffixe -bă ou -bā avant les marques de personnes -m, -s, -t, -mus, -tis, -nt pour tous les verbes (sauf le verbe esse qui présente un imparfait en eram, eras, erat, eramus, eratis, erant). Précédant ce suffixe, la voyelle « thématique », c’est-à-dire la voyelle finale du thème du présent, permet de distinguer quatre types : 1. 2. 3. 4.
infinitif en -āre → -abam, -abas, -abat, -abamus, -abatis, -abant ama-ba-m, ama-ba-s, ama-ba-t, ama-ba-mus, ama-ba-tis, ama-ba-nt infinitif en -ēre → -ebam, -ebas, -ebat, -ebamus, -ebatis, -ebant habe-ba-m, habe-ba-s, habe-ba-t, habe-ba-mus, habe-ba-tis, habe-ba-nt infinitif en -ěre → -iebam, -iebas, -iebat, -iebamus, -iebatis, -iebant capie-ba-m, capie-ba-s, capie-ba-t, capie-ba-mus, capie-ba-tis, capie-ba-nt infinitif en -īre → -ibam, -ibas, -ibat, -ibamus, -ibatis, -ibant dormi-ba-m, dormi-ba-s, dormi-ba-t, dormi-ba-mus, dormi-ba-tis, dormi-ba-nt
En latin, l’accent porte sur la voyelle thématique en P1, P2, P3 et P6 et sur la voyelle de la désinence en P4, P5. Cette alternance est à l’origine des deux marques allomorphes (c’est-àdire variantes d’un même morphème selon le contexte) qui caractérisent l’imparfait et le conditionnel : en P1, P2, P3, P6 oi /wɛ/ (AF) et ai /ɛ/ (FMod) ; en P4, P5 /i/ (AF) et /j/ (FMod). Le latin parlé tardif a vu l’extension d’un de ces types, celui des verbes en -ere, qui faisaient leur imparfait en -ebam, -ebas, -ebat, -ebamus, -ebatis, -ebant, type qui s’est imposé au détriment d’autres types, en -abam, -iebam, ou -ibam. Le type -abam s’est maintenu cependant avec une évolution différente à l’Est et à l’Ouest du domaine gallo-roman (voir cidessous), tandis que le type -iebam s’est généralement confondu avec le type -ebam, sauf dans l’Est où il semble s’être maintenu sous des formes en -ive. La forme d’imparfait médiéval avoit (infinitif latin habere > AF avoir) est une forme issue phonétiquement du latin habebat ; en revanche, dans le cas du verbe amoit (infinitif latin amare > AF amer), la forme n’est pas phonétique, mais résulte de l’extension du type en -ebam : amabat → *amebat. Les verbes qui présentaient déjà la labiale /b/ dans leur base, comme habere ou debere, ont perdu par dissimilation le /b/ de la désinence, d’où les désinences écrasées : habebat > *habeat, debebat > *debeat. Ces désinences écrasées -*eam, -*eas, -*eat, -*eamus, -*eatis, -*eant ont été ensuite étendues par analogie à l’ensemble des verbes dans la zone centrale du domaine d’oïl (que nous désignerons désormais par commodité « français central »). Cette simplification, que ne connaissent pas les autres langues romanes ni d’ailleurs l’ensemble du domaine galloroman (voir ci-dessous), est à l’origine des désinences unifiées de l’imparfait français.
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31.6.1.1 Le type dominant Il provient du type latin en -ēbam, -ēbas, -ēbat des verbes en -ere, qui a été généralisé à l’ensemble des verbes en français central ; dans les zones périphériques, il ne concerne, conformément à son origine, que les verbes autres qu’en -er / -ier et en -ir. Il comporte la base (B1), suivie du morphème de tiroir -oi(e)- en P1, P2, P3, P6 ou sa variante atone -i- en P4, P5 et du morphème de personne, selon le schéma suivant en AF : P1 P2 P3 P4 P5 P6
B1 + oie-ø B1 + oie-s B1 + oi-(e) t B1 + i-iens (= -ïens / -iens) B1 + i-iez (= -ïez / -iez) B1 + oie-nt
a. P1, P2, P3, P6 Le morphème démarcateur oi(e) est le résultat de l’évolution phonétique des désinences latines écrasées -*eam, -*eas, -*eat, -*eant, à la suite de la dissimilation qui s’est produite dans les verbes du type habebam > *habeam. La voyelle /ē/ tonique libre s’est diphtonguée au 6e s. en /ei/, qui a ensuite évolué à l’époque littéraire en /oi̯ / sauf à l’Ouest, puis /ue/, qui est passé, après la bascule de l’accent, à /wɛ/ au 13e s. Dans le corpus, tous les textes copiés à l’Ouest du domaine d’oïl entre 1050 et 1155 (StAlexis, Roland, Eneas, PontStMaxenceBecket, Lapidaire, BenedeitBrendan, ThaonComput, DescriEngleterre, PsautCambridge, WaceBrut, AdgarMiracles) présentent des graphies d’imparfait de ce type en -ei. Nous donnons le nombre total d’attestations dans le corpus et les formes les plus fréquentes par personne, sachant que P3 est de loin la plus représentée, suivie de P6 et P1 : P1 -eie 13 : aveie 9, esteie 2, serveie 1, suleie 1 P2 -eies 6 : aveies 3, perneies [prendre] 1, vedeies [voir] 1, voleies 1 P3 -eit 2387 : aveit 155, esteit 96, voleit 53, poeit 19, faiseit / feseit 19, deveit 15, teneit 11, perneit [prendre] 5, etc. P6 -eient 282 : voleient 20, aveient 14, esteient 14, diseient 7, etc.
Dans les autres textes, et sur l’ensemble de la période concernée, la distribution par personne des attestations des imparfaits en -oi est la suivante (nous indiquons à la suite les formes verbales les plus fréquentes) : P1 -oie 437 : avoie 93, estoie 45, savoie 25, pooie / pouoie 19, voloie 16, devoie 14, fesoie / faisoie, etc. P2 -oies 117 : estoies 29, avoies 23, voloies 11, etc. [à noter également la graphie exceptionnelle -oiez : restoiez, avoiez (CoinciMiracles, v. 522 et 1249)] P3 -oit 6370 : avoit 1696, estoit 1491, savoit 149, voloit / vouloit 212, pooit / pouoit 167, faisoit / fesoit 150, devoit 130, disoit 127, tenoit 116, venoit 98, aloit 65, amoit 63, etc. P6 -oient 1924 : estoient 452, avoient 292, disoient 76, voloient / vouloient 61, etc. Les Miracles de Gautier de Coinci (déb. 13e s., picard) présentent régulièrement des graphies en -oy : avoye, estoyes, amoye, ardoyent, etc.
Dans les textes de l’Ouest, les scribes notent parfois la monophtongaison dialectale de /ei̯ / en /ɛ/, par ai ou par e, qu’il ne faut pas confondre avec la simplification de /wɛ/ en /ɛ/ qui
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
affecte divers morphèmes dont ceux de l’imparfait et du conditionnel à partir du MF (Zink 31994 : 177) : voiet (MeunRose, v. 8319, 9736), daignet (id., v. 8789), saillet (id., v. 9432, 16337).
L’auteur du Roman de la Rose utilise les graphies en ai et en oi, très souvent par deux, parfois à la rime, mais pas nécessairement : et li solaz plus en craissaient / quant plus a tart s’entrevoiaient. (MeunRose, v. 8755-8758) ‘et les plaisirs étaient d’autant plus grands quand ils retardaient le moment de se voir’ mes cil ne poait avoir cele / qu’il veait en la fontenele. (id., v. 20858)
Le e central final, issu de l’affaiblissement de /a/ final au 7e s., apparaît encore dans les premiers textes : saveiet, penteieit, doleiet (Jonas, milieu 10e s.), mais le corpus ne présente plus d’attestation de e devant t dans les textes postérieurs ; en revanche, e final s’est maintenu en P1 et P2 et compte dans la mesure du vers en AF : Ed enpur tei m’en esteie penét (StAlexis, v. 404, décasyllabe) ‘C’est pour toi que je m’étais donné cette peine’ An vos avoie mis m’antante < mon affection > (Eneas, v. 5160, octosyllabe)
sauf en cas d’élision devant un mot à initiale vocalique (Toz tens avoie en esperance, Eneas, v. 2844) ou de césure épique – apocope d’un e non élidable en 5e syllabe – (Un en avei(e), cil fut ocis her seir, Roland, v. 2745, ‘j’en avais un, il fut tué hier soir’). C’est également le cas pour la désinence de P6 (qui n’estoient pas anterré, Eneas, v. 2466). Les morphèmes de personne en P1, P2, P3, P6 ne sont pas spécifiques de l’imparfait, ils apparaissent dans la plupart des autres tiroirs : P1 -Ø, P2 -s, P3 -t, P6 -(e)nt. Les consonnes finales -s et -t se maintiennent dans la prononciation jusqu’au 13e s., puis seulement en liaison devant voyelle jusqu’en FMod. b. P4 et P5 Le morphème i en P4 et P5 est une variante atone du morphème oi, lorsque l’accent porte sur le morphème de personne. L’évolution qui conduit des désinences latines -eamus et -eatis aux désinences -ïens et -ïez est complexe : la fermeture du e bref en hiatus en yod produirait l’effet de Bartsch (5e s.) : [jamos] > [(j)iemos], [jades] > [(j)iedes], puis se serait ajouté l’élément ei présent aux autres personnes, qui, hors de l’accent, se monophtonguerait en i (vers le 7e s.) : [ei- iemos] > [i-iens], [ei-ades] > [i-iets] – c’est ce qui permet d’expliquer le caractère dissyllabique des désinences d’imparfait en AF, désinences qui ne deviendront définitivement monosyllabiques qu’au 16e s. (voir ci-dessous). En P4, dans la période concernée, jusqu’à la fin du 13e s., coexisteront deux marques, l’une issue de l’évolution phonétique (-iens), et l’autre, issue du croisement de cette marque avec la marque généralisée dans le système verbal (-ons). L’interrogation du corpus permet de vérifier la distribution géographique des différentes formes au sein de la période. En fait, la désinence dissyllabique -ions est la désinence habituelle de P4 dès l’ancien français, les autres désinences sont limitées à certains textes dialectalement marqués. La forme anglo-normande -ïum(s) est signalée dans un seul exemple de Roland : « Sire cumpainz, ja est morz Engeler ; / Nus n’avïum plus vaillant chevaler. » (v. 1547)
Le corpus d’AF n’offre qu’une seule attestation de -iiens (Aucassin, p. 23) face à 14 attestations de -iens : aviens 6, deviens 2, poiens, disiens, meffaisiens. Seul l’exemple isolé de Bodel (déjà signalé par Zink 31994 : 177) est tiré d’un texte en vers (octosyllabes) :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Se nous deviens chaiens vint saus (BodelNicolas, v. 735, ‘si nous devions ici vingt sous’) = désinence monosyllabique.
Les autres témoins sont tirés de textes en prose et plus tardifs (CharteParis13, MenestReims, milieu 13e s.). Les formes en -oiens reprennent l’élément démarcateur des autres personnes -oi : avoiens, devoiens, estoiens… (CharteParis13). La désinence picarde -iemes (Gossen 1970 [1951] : 136) serait issue du croisement entre -iens et -mes (désinence de P4 des passés simples et des présents forts comme dimes, faimes ou encore somes) : aviemes 3 (ClariConstantinople), saviemes, poiemes, veniemes (id.) et une forme isolée dans le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, cuidiemes (v. 1152). La désinence -ïons / -ions (42) apparaît dans presque tous les textes du corpus d’AF : avions 6 (Eneas, MeunRose, Graal), alions 2 (Eneas, BeaumanoirBeauvaisis), estions 2 (Graal), parlions 2 (MeunRose, BeaumanoirBeauvaisis), tenions 2 (Eneas, BeaumanoirBeauvaisis), savions (Aucassin), etc. Dans les textes en vers, même si l’éditeur ne l’a pas signalé par un tréma, -ions est toujours dissyllabique : molt avions buens chevalier (Eneas, v. 866)
En P5, s’il n’y a pas d’attestation de la graphie -iiez, on trouve une cinquantaine d’attestations de la graphie -ïez dans le corpus (PontStMaxenceBecket Eneas, TroyesYvain, BeroulTristan, Renart, CoinciMiracles) : estïez, avïez, solïez, volïez, devïez, disïez, amiez, etc. C’est l’éditeur moderne qui a ajouté le tréma pour marquer la diérèse dans le vers ; il ne s’agit donc pas en réalité d’une graphie différente de -iez, plus répandue encore dans le corpus. Les formes les plus fréquentes sont les suivantes : estiez 12 (Graal), aviez 11 (Graal, LorrisRose, MeunRose), voliez 7 (Graal, MeunRose), deviez 5 (id.), disiez 3 (CoinciMiracles, Graal), etc. Si la prose ne donne pas d’indication sur la prononciation, les textes en vers montrent que la désinence peut encore être dissyllabique à la fin du 13e s. (MeunRose), comme elle peut être déjà monosyllabique dès le début du 13e s. : de moi voliez avoir la pel (Renart10, v. 11860). Certains copistes utilisent des graphies en -eiez ou -ieez pour signaler la prononciation en diérèse (Zink 31994 : 177), comme dans cet exemple : Suer, est ce donc icil esgart / que deveiez avoir trové (Eneas, ca 1155, v. 2095) ; voir également enveiez 4 attestations (SteMaureChronNormandie, 1174).
Le copiste du Roman de Guillaume de Dole (1e tiers 13e s.) en est particulièrement friand : alieez v. 3488, avieez v. 3582, disieez v. 3490, fesieez v. 3686, morieez 3849, doutieez 5123. La graphie -iés, quant à elle, n’est pas spécifique de l’imparfait, car elle signale une réduction précoce de l’affriquée dans le Nord : elle n’est attestée dans le corpus que dans deux textes picards de la fin du 12e s. ou du début 13e s. (Aucassin, ClariConstantinople) : « Sire, vous faites grant honte qui ne vous mouvés, et sachiés que se vous ne chevauchiés, nous ne vous tenrons plus a nous ! » (ClariConstantinople, p. 50) ; également combatiés (id., p. 51).
31.6.1.2 Les autres types a. Verbes en -er / -ier –
à l’Ouest : formes en -oue / -oe, -oues / -oes, -out / -ot, -ouent / -oent pour P1, P2, P3, P6. Il faut supposer ici une autre évolution du /b/ latin. On a pu évoquer une prononcia-
782
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
tion régionale vélaire du /a/ de la désinence latine, qui aurait labialisé le /b/ > /ß/ > /w/, d’où le passage de -aba à -oue, puis au 12e s. à -oe. Un phénomène identique permet d’expliquer l’aboutissement du passé simple du verbe avoir, habuit > out > ot. Les nuiz, quant la lune luseit / E ses sires cuchiez esteit, / De juste lui sovent levot / E de sun mantel s’afublot (Marie de France, Laüstic, 1180, v. 69-76 ‘Chaque nuit, lorsque la lune brillait et que son mari était couché, elle quittait la couche conjugale et revêtait son manteau’). Dans ce texte écrit en anglo-normand, les verbes en -er (lever, soi afubler) présentent l’imparfait dialectal en -o(u) et s’opposent aux autres verbes dont l’imparfait suit le modèle courant, ici avec la graphie particulière en -ei au lieu de -oi, caractéristique de la scripta anglonormande.
Les textes de l’Ouest offrent tantôt la graphie -ou, tantôt la graphie -o, parfois dans le même texte (AdgarMiracles, ThaonComput) : P1 celoue, quidoue (BenedeitBrendan) P3 menot 3, salvot 2, etc. (PontStMaxenceBecket) ; quidot 6 (WaceBrut, Eneas, AdgarMiracles), portot 5 (WaceBrut, Eneas), amot 2 (Eneas), etc. – quidout 8 (AdgarMiracles), portout 3 (BenedeitBrendan), criout (ThaonComput, AdgarMiracles), etc. = une centaine d’attestations au total P6 aloent 5, menoent 2, etc. (WaceBrut, AdgarMiracles), alouent, apelout, etc. (BenedeitBrendan, ThaonComput) : 48 attestations. Dans ces textes, on ne trouve que 22 formes en -eit et 5 formes en -eient pour des verbes en -er / -ier.
Mais plus encore que l’importance quantitative des attestations, le nombre de verbes différents montre la vitalité de ce type de conjugaison pour les verbes en -er / -ier, à l’Ouest du domaine d’oïl, au même titre que le type en -ei pour les autres verbes : E Bretun ensemble puineient / […] / Ensemble aloent e veneient / E ensemble se defendeient (WaceBrut, v. 12161)
–
à l’Est : formes en -eve, -eves, -eve, -event pour P1, P2, P3 et P6. Dans les Sermons de Saint Bernard en français, ms. Paris, BnF, fr. n° 24768, éd. Foerster (Romanische Forschungen, II, 1985-1986 : 1-210), on peut relever dans le premier sermon : P3 maingieuet, espargnieuet, habiteiuet, mostreiuet – P6 encombreuent, layeuent [laier ‘laisser’], parleuent.
b. Verbe estre Il existe un paradigme directement issu du latin eram, eras, erat… : avec une voyelle diphtonguée ou non, ere / iere, eres / ieres, ere / iere ou ert / iert (sous l’influence du paradigme du futur, voir ci-dessous), erent / ierent. La P2 eres / ieres est très peu attestée (BeroulTristan, v. 71 et Eneas, v. 7994, 8138) ; les formes de P4 et P5 ne sont pas attestées. Les formes ere / iere peuvent correspondre à P1 ou P3. L’existence d’un futur également héréditaire, très proche de cet imparfait, issu du latin ero, eris, erit…, a entraîné l’apparition de formes d’imparfait en -t, beaucoup plus répandues que les formes en -e, par exemple dans Eneas, on dénombre pour la P3 7 ere et 114 ert ; dans RenartDole, 13 ere et 46 ert. Mais il n’est pas toujours aisé de faire le tri entre les formes d’imparfait et de futur pour ert, il subsiste des équivoques, notamment dans le discours rapporté. Les formes non diphtonguées l’emportent globalement (imparfait et futur) sur l’ensemble du corpus, si on considère les formes de P3 et P6, les plus représentées :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe ert iert
936 475
erent ierent
147 48
formes non diphtonguées formes diphtonguées
1083 523
783
67,4% 32, 6%
Tableau 6 : Répartition des formes diphtonguées et non diphtonguées de l’imparfait héréditaire
Il apparaît une tendance à une répartition des formes non diphtonguées comme imparfaits et des formes diphtonguées comme futurs, mais il est difficile d’établir une ligne de partage nette, car cela dépend des textes, mais aussi des personnes, ainsi erent est quasiment toujours un imparfait dans le corpus, alors que ert peut être parfois un futur (17 attestations sur 139 dans Eneas) ; chez certains auteurs, l’hésitation est constante, iert est tantôt imparfait (17 attestations) tantôt futur (23) dans Ami et Amile ; chez d’autres, la forme non diphtonguée est régulièrement utilisée pour l’imparfait, par exemple PontStMaxenceBecket offre 56 attestations de erent et seulement 2 ierent, Eneas présente 21 erent contre 1 seul ierent. La progression des formes en est- au détriment des formes en er- varie selon l’époque du texte, la forme (vers / prose), le genre littéraire ou non et la région, comme l’a montré l’étude d’Offord (1974). Dans les textes en vers, la progression est moins rapide qu’en prose. Si on considère globalement la distribution des formes en er-, on se rend compte qu’elles apparaissent très majoritairement dans les textes en vers (presque 90%). 12e s. 13e s.
ert 434 493
iert 140 334
erent 92 52
ierent 9 39
P3 en est297 1286
P6 en est49 417
Tableau 7 : Répartition des formes anciennes et modernes d’imparfait de estre
Dans Roland (ca 1100), la formation en er- prédomine : 60 attestations de la forme ert contre 3 attestations de la forme esteit (v. 10, 979, 2318). Par la suite, les imparfaits en er- et en est- s’équilibrent à peu près. Il est certain que la variété formelle a été exploitée pour les besoins de la versification, puisque les poètes disposent ainsi de deux séries de formes qui présentent une structure syllabique différente aux personnes les plus utilisées, ainsi dans RenartDole (premier tiers du 13e s.), où l’on relève les deux formes à très peu d’intervalle : plus estoit hardiz d’un liepart, / quant il ert armez, l’escu pris. (v. 72-73)
Mais, au 13e s., en prose, les formes en er- deviennent minoritaires, par exemple dans Graal, les formes en er- ne représentent plus que 19% des formes de P3 et 8,5% des formes de P6, avant de disparaître à la fin du siècle. Dans ClariConstantinople (déb. 13e s.), on ne dénombre plus que 6 attestations de ert face à 233 attestations d’estoit ; dans la moitié des cas, la forme ancienne apparaît dans le voisinage immédiat d’une forme en est- et permet d’éviter la répétition : Le galie ou ens il estoit ert toute vermeille (ClariConstantinople, p. 13)
31.6.2 Evolution du tiroir en moyen français 31.6.2.1 Changements de base Dans certains cas, il y a eu modification de la base, notamment en cas d’extension de la base accentuée (B2) aux P4, P5 du présent au détriment de la base inaccentuée (B1) qui disparaît, ainsi pour le verbe amer, devenu aimer, la base faible (B1) am- a été remplacée dans tout le sys-
784
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
tème verbal par la base forte (B2) aim- : à l’imparfait, amoit est devenu aimoit. Mais lorsque l’alternance est conservée à l’indicatif présent, comme pour le verbe venir (vien- / ven-), c’est la base faible ven- qui continue d’être utilisée à l’imparfait, comme pour les futurs ou encore à l’infinitif. Ce n’est donc pas une évolution spécifique de l’imparfait, elle est liée à l’évolution du système des alternances du radical (voir ci-dessus : 31.3 Le présent de l’indicatif). Dans le cas du verbe veoir, la réduction des hiatus expliquerait le remplacement de la base ve- par la base voi- avec apparition d’un yod de transition devant voyelle prononcée. Cette explication est insuffisante, car certains verbes comme jouer conservent le hiatus (Morin 2008a). Les formes « anciennes » apparaissent encore au 16e s. de façon sporadique, sauf chez Vigneulles (1515). Inversement, les formes modernes, marginales aux 14e et 15e s., s’imposent au16e s. : 14e s. P1 veoie 9 / veoye 2 (Berinus) / veoi (Manières1396, p. 38) – P3 veoit 133 / veoyt 1 et voioit 1 (BersuireDécades) – P6 veoient 96 / voioient 1 (id.) 15e s. P1 veoie 2 (CommynesMémoires) / veoye 11 (OrléansBallades, BueilJouvencel, CommynesMémoires) / veoys 2 / voyois 1 (id.) – P3 veoit 89 / voyoit 5 (CentNouvelles) – P6 veoient 31 16e s. P1 veoie 1 (VigneullesNouvelles) / voyois 20 – P2 veois (VigenèreDécadence) / voiois 2, voyois 1 – P3 veoit 52 (VigneullesNouvelles, EtienneAgriculture) / voioit 22 / voyoit 52 – P6 veoient 7 (VigneullesNouvelles), veoyent 1 (Consistoire) / voyoient 10, voyoyent 5
Certains radicaux anomaux et très rares se maintiennent au 16e s. : fasoyent à côté de faisoient / faysoyent ; bovoyent à côté de beuvoient. Dans le cas du verbe aimer, pour la P3, de loin la plus employée, am- domine au 14e s. (69 amoit / amoyt et 16 aimoit / aimoyt), et au 15e s. (70 amoit / amoyt et 8 aimoit / aimoyt), avant d’être détrôné au 16e s., avec une seule attestation d’amoit dans VigneullesNouvelles (1515) contre 81 aimoit / aimoyt. Nous reviendrons dans la partie suivante sur l’évolution du système de marques, mais cet exemple est révélateur de la multiplication des variantes graphiques au cours de la période14e-16e s., là où l’AF présentait surtout des variantes diatopiques. 31.6.2.2 Généralisation du type dominant et disparition des types particuliers Le moyen français se caractérise par deux mouvements, l’un de simplification avec l’adoption d’un modèle unique d’imparfait (disparition des formes dialectales et de l’imparfait héréditaire du verbe estre) et l’autre d’hésitation sur les marques, à la fois graphiques et phoniques. 31.6.2.3 Hésitations sur les marques a. La marque de tiroir en P1, P2, P3, P6 Le morphème -oi connaît trois prononciations principales dans la période considérée, alors que la graphie demeure stable sur l’ensemble de la période : (1) une prononciation simplifiée de la désinence en /ɛ/ : entre le 14e et le 17e s. en langue populaire ; (2) une prononciation « ancienne » en /wɛ/ : maintenue en langue savante jusqu’au 17e s. ; (3) une prononciation « moderne » en /wa/ : en langue populaire depuis le 14e s. Le digramme ai est exceptionnel avant le 17e s. : au 14e s., 4 attestations dans le corpus, avait 3, pendait 1 (JoinvilleMémoires, RegistreChatelet1, ArrasMélusine) ; au 15e s., 11 attestations, avais, étais (VillonTestament), avait (SaleSaintré, BueilJouvencel, CommynesMémoires, PharesAstrologues), hayait (CommynesMémoires), conduisaient, louaient (SaleSaintré).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe P1 14e s. 15e s. 16e s.
-oie 240 46 76
-oye 147 208 59
-oi 8 0 2
-oy 5 1 39
-ois 1 39 755
-oys 0 10 9
-ais 0 3 0
785
total 401 304 1138
Tableau 8 : Nombre d’attestations par type de désinence en P1
La désinence -oie est encore majoritaire en P1 au 14e s. (60% des formes du corpus), elle est présente tout au long du siècle, de Joinville aux Quinze joies de mariage. Toujours attestée au siècle suivant, elle a cédé la première place à sa variante -oye (68,5%). Au 15e s., apparaît également la désinence -ois (13%), qui l’emporte au 16e s. (66,3%). Certaines désinences (-ois / -oys aux 14e et 15e s. et -oi au 16e s.) paraissent très peu attestées, avec moins de 10 témoins dans le corpus. Les désinences anciennes sont encore présentes chez Vigneulles, mais disparaissent totalement ensuite. Cependant il faut prendre ces chiffres comme de simples indicateurs de tendance, dans la mesure où la situation peut parfois varier pour un même auteur, d’une édition à l’autre. P2 14e s. 15e s. 16e s.
-oies 48 20 1
-oyes 2 5 0
-oie 0 0 16
-ois 3 1 53
total 53 26 70
Tableau 9 : Nombre d’attestations par type de désinence en P2
En P2, les exemples sont moins nombreux. L’évolution est parallèle à celle de P1 : -oies quasi exclusif au 14e s. est encore majoritaire au 15e s. et s’efface au 16e s. au profit de la marque -ois, qui peut également être une marque de P1. Le seul témoin de la forme ancienne au 16e se trouve chez Vigneulles, qui omet de noter -s à la deuxième personne de nombreux tiroirs : « Et aussi, dit il, se tu estoie prebtre, il fauldroit bien que tu celasse confession sans la reveler à personnes, ou aultrement tu seroie homme perdu. » (VigneullesNouvelles, p. 36) [Le subjonctif imparfait celasse et le conditionnel seroie présentent la même omission] P3 14e s. 15e s. 16e s.
-oit +17 000 +15 000 +20 000
-oyt 6 47 1386
-oi 0 2 0
-oy 0 0 19
-ait 2 8 128
-eit/-eyt 13 0 0
Tableau 10 : Nombre d’attestations par type de désinence en P3
A la différence de P1 et P2, P3 se caractérise par la très grande stabilité de sa désinence -oit sur l’ensemble de la période. Les quelques formes en -eit / -eyt se trouvent toutes au 14e s. chez un seul auteur (Bersuire). La variante -oyt est utilisée par Palsgrave (1530) de manière systématique dans ses conjugaisons d’imparfait ; elle domine sur la forme en -oit dans les Minutes du Consistoire de Genève (milieu 16e s.). P6 14e s. 15e s. 16e s.
-oient 7559 4206 6009
-oyent 104 529 1583
-oint 0 0 41
-aient 0 2 4
Tableau 11 : Nombre d’attestations par type de désinence en P6
total 7663 4737 7637
786
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
En P6 comme en P3, la stabilité de la désinence -oient s’observe sur toute la période considérée, avec une importance progressivement accrue de la variante -oyent présente dans 20,7% des formes de P6 au 16e s., alors qu’elle ne se trouvait que dans 1,5% des formes au 14e s. C’est la seule forme de P6 utilisée dans les Minutes du Consistoire de Genève et dans LéryBresil (1578) ; dans MontaigneEssais (1592), la distribution entre -oient et -oyent est assez équilibrée, avec la prédominance globale de la forme en -oient : avoient 103 / avoyent 86 , estoient 133 / estoyent 77, faisoient 31 / faysoyent 15, alloient 6 / alloyent 6, servoient 8 / servoyent 6, vouloient 8 / vouloyent 6, disoient 7 / disoyent 5, etc.
b. La disparition de e en P1, P2 et P6 Selon Zink (41994 [1986] : 191), e central qui a connu un glissement vers l’avant et s’est labialisé au 15e s., tend à s’amuïr aux 15e et 16e s. en position finale, sans que cela soit forcément marqué dans la graphie : les formes de P1 avec -e dominent presque totalement aux 14e et 15e s., tandis qu’elles ne représentent plus que 12% des formes au 16e s. Cet e final compte dans la mesure des vers au 14e s. : Com je po/oi/e bonnement (MachautFortune, v. 696)
comme au début du 15e s., chez Charles d’Orléans : Se j’avoye la maistrie (OrléansBallades, p. 44, v. 25, heptasyllabe) Pas n’avoye ceste foiblesse (id., p. 150, v. 13, octosyllabe) En ma Dame j’avoye mon secours (id., p. 83, v. 10, décasyllabe).
Mais on peut trouver, chez le même auteur, un e muet dans un octosyllabe : Qu’a bon droit je l’avoye choisie (id., p. 86, v. 13)
Dès le début du 14e s., en prose, les formes sans -e concurrencent les formes avec -e, parfois dans le même passage : car se tu nous avoies touz perdus, si ne seroies tu ja plus povre et se tu nous avois tous gaignez, tu n’en serois ja plus riche. (JoinvilleMémoires, p. 20) [même hésitation au conditionnel]
Palsgrave (1530) utilise toujours les mêmes marques d’imparfait : -oye, -oys, -oyt, -ions, -iez, -oyent, ce qui révèle encore une hésitation sur le e final, maintenu en P1 et omis en P2. Au milieu du siècle, les grammairiens Robert Estienne (1557) et Gabriel Meurier (1558) présentent dans leurs conjugaisons à l’imparfait les désinences suivantes : -oye, -ois, -oit, -ions, -iez, -oyent avec y en P1 et P6. Mais Ronsard, dans son édition des Quatre premiers livres des Odes, écrit j’avoi, j’estoi… (Avertissement au Lecteur et Suravertissement 1550). Au cours du siècle, le développement des graphies de P1 en -oi (puis -ois) et de P2 en -ois dans les textes en vers montre que la poésie prend en compte l’amuïssement du e final : P1 avois (LaTailleSaül, 1572, v. 1034, 1300), sçavois (id., v. 926), estois (id., v. 671) P2 devois (DuBellayOlive, 1550, p. 27 ; LaTailleSaül, v. 1032, 1640), faisois (id., v. 446, RonsardMisères, 1563, v. 393), sçavois (LaTailleSaül, v. 1136), goûtois (DuBellayOlive, p. 107).
En P6, le maintien du e graphique est favorisé par l’existence d’une désinence -ent considérée comme spécifique. La désinence -oint apparaît presque exclusivement dans DuBellayDéfense (1549), où elle est utilisée de façon systématique (usoint, avoint, parloint, aprenoint, etoint, aspiroint… au total une quarantaine d’attestations). Elle apparaît également sporadiquement dans les Essais (5 attest.), comme le montre l’exemple suivant :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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si advouoint ils les unes choses plus vray-semblables que les autres et recevoyent en leur jugement cette faculté de se pouvoir incliner (MontaigneEssais, p. 561)
c. Les marques de personne i. P1, P2 La disparition graphique du e laisse le morphème démarcateur nu en P1, mais l’ajout du morphogramme -s, sur le modèle de P2, vient clôturer la forme – selon un mécanisme attesté ailleurs dans le système verbal. Cet usage est critiqué par Sébillet (1548) et Ronsard (1565), qui ne l’admettent qu’au titre de licence poétique : Tu n’abuseras des personnes des verbes, mais les feras servir selon leur naturel, n’usurpant les unes pour les autres, comme plusieurs de notre temps. […] Tu pourras avec licence user de la seconde personne pour la première, pourvu que la personne finisse par une voyelle ou diphtongue, et que le mot suivant s’y commence, afin d’éviter un mauvais son qui te pourrait offenser, comme j’allois à Tours, pour dire, j’alloy à Tours (Abrégé de l’Art poétique français, dans F. Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance : 444)
A l’inverse, la disparition de -s, devenue simple marque graphique, attestée en P2 chez Vigneulles au tournant du 16e s., est restée marginale. ii. P3 La consonne finale -t n’est plus prononcée sauf en liaison, mais se maintient dans la graphie de façon générale. Les deux exceptions chez Commynes à la fin du 15e s. ne sont peut-être que des oublis de copiste. En revanche, les Minutes du Consistoire de Genève offrent une vingtaine de ces formes de P3 d’imparfait sans -t final. Il existe de nombreux exemples chez Vigneulles de P3 et P6 en -oye / -oie : Et la cause de leur prinse fut pourtent qu’il avoie voullu traïr le roi et le bouter fuer du reaulme pour y mectre le duc Regné de Loraine ; « tu scés bien que ce sont Lorains et sont nous grant anemis, et c’il nous tenoie [P6], il nous tueroie ! » (Vigneulles, Mémoires, éd. Faltot, École des Chartes, Paris, 2015 : 35, 100).
iii. P4, P5 -iiens a disparu ; 2 attestations de aviemes (Berinus) ; la désinence -ions, obtenue par croisement de -iens et -ons, l’a emporté et -iens est devenu exceptionnel, ainsi dans JoinvilleMémoires, la forme mangiens (p. 216) face à mangions (p. 96, 144, 160, 220) et 2 attestations de la forme estiens (p. 112, 312) face à 99 attestations de la forme estions. -iez est la désinence de loin la plus représentée pour P5 ; dans quelques textes, elle est parfois concurrencée par -iés (6 aviés et 65 aviez ; 13 estiés et 34 estiez par exemple sur l’ensemble de la période considérée). Aux 14e et 15e s., les désinences de P4 et P5 sont tantôt dissyllabiques, tantôt monosyllabiques dans les textes versifiés, selon les besoins du mètre : Vous me deviez contre elle soustenir (OrléansBallades, p. 168, v. 14, décasyllabe) = désinence monosyllabique ; Quant m’aviez en vostre gouvernance (id., p. 171, v. 13) = dissyllabique ; Deux estions et n’avions qu’ung cuer (VillonTestament, v. 985, octosyllabe) = monosyllabique ; Et l’Eglise nous dit et compte / Que prions pour noz ennemis ! (id., v. 30) = dissyllabique.
Au 16e s., elles sont toujours monosyllabiques : Voila ce qu’à bon droit vous aviez merité. (LaTailleSaül, 1572, v. 846)
788
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
31.6.3 Evolution du tiroir en français classique et moderne Au 17e s. les graphies en -oi se maintiennent : la marque de P1 est désormais -ois (par ex. la forme avois est attestée 1400 fois dans le corpus, dont 246 attestations dans UrféAstrée et les formes étois ou estois 878 fois, dont 138 dans UrféAstrée) ; -oi et -oy deviennent marginales, seulement 10 formes dans le corpus, toutes issues de GerhardHeroard (1601-1610) et de UrféAstrée (1610). Les graphies des désinences des autres personnes demeurent inchangées pendant la période classique. La prononciation non marquée des finales d’imparfait et de conditionnel, notée oè ou oę par les réformateurs au 16e s., se maintient au Palais et s’oppose à la prononciation de la Cour, « plus douce et plus délicate » selon Vaugelas : A la Cour on prononce beaucoup de mots escrits auec la dyphtongue oi, comme s’ils estoient escrits avec la dyphtongue ai, parce que cette derniere est incomparablement plus douce & plus delicate. A mon gré c’est vne des beautez de nostre langue à l’oüir parler, que la prononciation d’ai, pour oi ; Ie Faisais, comme il vient d’estre escrit, combien a-t-il plus de grace que, je faisois, en prononçant à pleine bouche la dyphtongue oi, comme l’on fait d’ordinaire au Palais ? (Vaugelas 1647 : 98)
Pourtant les graphies en -ai sont encore marginales : 8 exemples de P1 en -ais ; 91 exemples de P3 en -ait (dont 71 dans GerhardHeroard) ; 3 exemples de P6 -aient ; au total elles représentent au 17e s. moins de 0,05% des formes d’imparfait. Au siècle suivant, elles gagnent du terrain, notamment chez Voltaire qui les utilise systématiquement à partir de la 1e édition du Siècle de Louis XIV (1751). Dans son Essay sur l’histoire générale (VoltaireEssay, 1756) présent dans le corpus, on ne trouve aucune forme d’imparfait en -oi, uniquement des formes en -ai ; mais dans l’Esprit des lois contemporain (MontesquieuLois, 1755), les formes en -ai demeurent très marginales (25 -ait, 8 -aient), par exemple 9 était pour 897 étoit et 2 avait pour 750 avoit. DiderotEssais (1759-1766), MirabeauLettres (1780) suivent Voltaire, tandis que les romanciers Prévost (PrévostMémoires, 1760) et Rétif de la Bretonne (RetifBretonnePaysan, 1776) conservent les graphies traditionnelles, comme dans RobespierreDiscours (1793) qui ne présente quasiment que des formes en -oi (14 -ois ; 7 -ait / 978 -oit ; 4 -aient / 74 -oient). Quelques années plus tard, Chateaubriand dans le Génie du christianisme (1803) utilise encore exclusivement les formes traditionnelles, mais il est le dernier à le faire, car StaelCorinne (1807), contemporain, n’offre quasiment plus que des graphies modernes. Le Dictionnaire de l’Académie, dans sa 6e édition (1835), ne fera donc qu’entériner un changement déjà adopté et plus conforme à la prononciation simplifiée de la désinence en /ɛ/, à la mode à la Cour depuis le 16e s. et devenue au 18e s. la prononciation non marquée, tandis que la prononciation « à pleine bouche » (Vaugelas 1647 : 98) en /wɛ/ finissait de se démoder. Conclusion En FMod, l’imparfait est un tiroir réputé facile à apprendre. Les quelques difficultés de conjugaison sont en réalité essentiellement des difficultés de graphie (i ou y) et de prononciation du i radical, devant une voyelle accentuée, ce qui est le cas en P4 et P5 : nous sciions, nous payions. Dans tous les cas, la désinence proprement dite demeure inchangée à l’écrit, -ions et -iez ; mais, à l’oral, on prononcera différemment s’il y a eu réduction (sciions /sijɔ/̃ ) ou non (priions /prijjɔ/̃ ), comme le rappelle par exemple Le Goffic (1997 : 112-113).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Les marques de tiroir sont à l’écrit ai (P1, P2, P3 et P6) et i (P4, P5) ; à l’oral /ɛ/ et /j/ ; elles sont suivies des marques personnelles habituelles : -s en P1 et P2, -t en P3, -ons en P4, -ez en P5 et -ent en P6. Les marques sont identiques pour tous les verbes ; elles se sont stabilisées dès la fin du MF, à l’exception de la marque de P1 encore flottante au 16e s. A l’époque moderne, la substitution du digramme ai au digramme oi, stable pendant plusieurs siècles, a officialisé le changement de la prononciation normée.
31.7 Le futur et le conditionnel 31.7.1 La formation du tiroir Le futur simple et le conditionnel présent – pour reprendre leur désignation traditionnelle – sont deux tiroirs de formation romane : le conditionnel n’existait pas en latin et le futur synthétique latin a très tôt disparu, cédant la place à des formations périphrastiques associant l’infinitif atone du verbe et un auxiliaire accentué et conjugué, en général habere. L’infinitif s’est progressivement soudé aux formes réduites de l’auxiliaire, conjugué au présent de l’indicatif pour le futur et à l’imparfait de l’indicatif pour le conditionnel. La soudure a provoqué des modifications phonétiques de la base, différentes selon le type d’infinitif : la voyelle de la désinence des infinitifs latins devenue, avec la soudure, prétonique interne, a évolué différemment selon son timbre : a s’est maintenu sous la forme d’un e /ə/, tandis que les autres voyelles normalement disparaissaient. On note cependant le maintien de i pour quelques verbes en -ir, mais on peut considérer que ce i appartient à la base. Ces futurs romans apparaissent dès les premiers textes français. Voici les formes attestées dans les plus anciens textes du corpus (9e-11e s.) : Futur P1 2 exemples en -rei : bassaerei (Passion, v. 144), servirei (StAlexis, v. 494) ; tous les autres exemples en -rai : prindrai, salvarai (Strasbourg), avrai, durai, guardarai (StAlexis, v. 152, 224, 491, 495), ademplirai, aucidrai (Passion, v. 84), ditrai, didrai, estrai (StLeger, v. 7, 92, 229), farai, laisarai, laisarai, tradrai (Passion, v. 83, 231, 232), etc. – P2 estras, avras (StAlexis, v. 141, 152), vendras, venras (Passion, v. 296, 300) – P3 -ra(t) : 22 exemples dont 9 avec t final : aura, chera, gurpira, neiara (Passion, v. 270, 336, 361, 462), avrat, ceindra, dirrat, faldrat, etc. (StAlexis, v. 36, 400), awra, podra (StLegier) – P4 -rum, runs : avrum, feruns (StAlexis, v. 504, 520, 535) – P5 -reiz aureiz, quereiz, trovereiz (id., v. 113, 314, 315) – P6 runt guarirunt, conuistrunt, prendrunt, trairunt (id., v. 204, 205, 210, 310, 330). Conditionnel P1 -eie : fereie (StAlexis, v. 227), dolreie (Jonas) – P3 -eiet : sostendreiet (Eulalie, v. 16), également astreiet [estre], fereiet, metreiet, parfereiet (Jonas) – P6 -eient : astreient (id.).
Les désinences paraissent déjà stabilisées dès les premiers textes, on peut noter l’hésitation ei / ai en P1 du futur et en P3, le maintien du t final dans presque la moitié des exemples, ce qui n’est pas étonnant sachant que la disparition de t final non appuyé a lieu entre le 9e et le 11e s. Au conditionnel, en P3, les exemples tirés de Eulalie (881) et de Jonas (entre 938 et 952) présentent tous le e final devant le t. Certaines graphies marquent des hésitations ou signalent un état antérieur (farai / ferai, podra). Le maintien du a prétonique pourrait être une graphie savante (Fouché 1931 : 380) : P1 guardarai (StAlexis), P1 laisarai (Passion), P1 salvarai (Strasbourg), P3 neiara (Passion), face à P3 trovera, P5 trovereiz (StAlexis). Il nous faudra revenir sur la concurrence des
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
bases av- et au- pour le verbe avoir, dans les éditions des textes anciens, en l’absence de distinction dans les manuscrits entre u et v. Enfin, les formes avec épenthèse voisinent avec des formes sans épenthèse, parfois dans le même texte : P1 revendrai (StAlexis), P2 vendras (Passion) et P2 venras, P3 venra (id.). Les désinences de conditionnel en -ei correspondent à celles de l’imparfait dans le même état de langue. 31.7.2 La situation des deux tiroirs en ancien français Le schéma des deux tiroirs est le suivant : Base + R + désinences de tiroir + désinences de personne ; en diachronie, les formes réduites accentuées de l’auxiliaire habere au présent et à l’imparfait sont à l’origine des désinences du futur et du conditionnel, tandis que l’infinitif latin atone donne leur base spécifique. C’est la raison pour laquelle on trouvera toujours à la jonction de la base et des désinences le morphème R commun à toutes les désinences des infinitifs latins (-are, -ere, -ire). R est ainsi devenu le morphème démarcateur du futur et du conditionnel : en diachronie, il renvoie à l’infinitif du verbe et en synchronie, c’est une marque de tiroir, c’est pourquoi l’analyse peut présenter différents découpages formels. En synchronie, la base peut présenter plusieurs formes : la base « faible » B1, souvent « élargie » par une voyelle ou une base propre aux futur et conditionnel. Par exemple : amer → amera : venir → vendra : pooir → porra :
B1 am- + e + R + a + Ø B1 ven- + d + R + a + Ø Base propre por- + R + a + Ø
d : consonne épenthétique
31.7.2.1 Les marques de tiroir et de personne en ancien français futur -rai / -ré -ras -ra(t) -runs, -rum, -rons, -romes -roiz / -rez -runt, -ront
P1 P2 P3 P4 P5 P6
conditionnel -roie -roies -roit -rïens, -riemes, -rien, -rions -rïez / riez -roient
Les désinences sont identiques pour tous les verbes. Les désinences de futur correspondent à l’indicatif présent du verbe avoir (avec les formes réduites en P4 et P5), elles se sont maintenues comme marques graphiques en FMod, à la seule exception de la désinence de P5, -oiz (qui est la désinence phonétique, du latin -etis), en concurrence avec la désinence analogique -ez. Les désinences de conditionnel sont celles de l’imparfait de l’indicatif, elles connaissent les mêmes variantes dialectales en -ei à l’Ouest du domaine et la même évolution des marques de P4 et P5. a. Futur Issue de la forme réduite *ayyo, la désinence accentuée -ai est régulière en P1 pendant toute la période de l’AF, par exemple pour les verbes les plus fréquemment attestés : dirai (214 attest.), ferai (207), irai (100), serai (90), avrai (80), metrai (45), etc.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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La graphie -é, qui marque la réduction de la diphtongue de coalescence comme au passé simple des verbes en -er / -ier, est attestée à partir du début du 13e s. La répartition des formes en AF avrai (81,6%) et avré (18,4%), serai (84,1%) et seré (15,1%) montre une nette prédominance des premières. Les formes en -é n’apparaissent que de façon sporadique dans certains textes, ainsi Renart10 (déb. 13e s.) : 23 ferai / 1 feré ; en revanche, elles concurrencent les graphies en -rai dans Graal (ca 1225, 11 serai / 9 seré) et dans MeunRose (entre 1269 et 1278). Les autres textes du 13e s. du corpus ne les connaissent pas. Sont également attestées quelques formes secondes en -oi, formées sur le conditionnel (Zink 31994 : 182), pour la plupart dans Renart10 : Et gardes que saies loiaus / de moi randre le guerredon, / que tu avras plus guerredon / de moi que de toi ne prandroi, / que Rognel quite te randroi / et par moi avras l’ors en sel / tot coiement a ton ostel. (Renart10, v. 9873) ‘Mais veille à me dédommager loyalement et tu recevras de moi plus que de toi je ne prendrai ; je te restituerai Rougeaud et grâce à moi tu auras tranquillement l’ours dans ton saloir chez toi.’
Les formes en -ras, -ra sont la norme en P2 et P3 : avras (63 attestations) / avra (292) / ara (76), seras (60) / sera (430 attest.), feras (39) / fera (224), verras (35) / verra (46), porras (29) / porra (120), diras (22) / dira (34), iras (22) / ira (67), savras (14) / savra (75), etc.
Elles correspondent aux formes du présent de l’auxiliaire avoir, pour lesquelles le maintien du timbre a (et l’absence de diphtongaison en *ae > e) indique un traitement non phonétique. Jusqu’au milieu du 12e s., quelques textes, surtout anglo-normands (Roland, BenedeitBrendan, ThaonComput, Lapidaire, PsautCambridge) présentent des P3 avec t final ; dans les autres textes, le -t a disparu. Les désinences -uns et -um(s) apparaissent encore au début de la période en P4 dans les textes normands ou anglo-normands du corpus (Roland, ThaonComput, PsautCambridge, WaceBrut, AdgarMiracles). A partir du milieu du 12e s., la désinence -ons, qui s’est substituée à *eins attendue (> emus), l’emporte avec 343 attestations dans le corpus contre 42 en -on ; à la fin du 12e s. et au 13e s. (CoinciMiracles, TroyesYvain, BeroulTristan, RenartDole), on note la présence d’une dizaine d’attestations de la désinence dissyllabique en -omes, issue du croisement de -ons avec -(som)mes, attestée au Nord et à l’Est (Zink 31994 : 185), en alternance avec la désinence -ons : « Ha ! Dex, con nos as obliees, / con remenrons or esgarees / qui perdromes si boene amie » (TroyesYvain, v. 4357) ‘ « Ah ! Dieu, comme tu nous as oubliées, nous resterons désemparées en perdant une amie d’une telle valeur »’
Toutes ces désinences de P4 ont vraisemblablement pour origine la finale -amus qui apparaissait à la P4 de l’indicatif présent des verbes latins en -are, mais également au subjonctif présent des verbes autres qu’en -are et à l’indicatif imparfait de tous les verbes, et qui a été étendue ensuite à tous les verbes (De Poerck 1963, Gregory 1981). Trois désinences sont attestées en P5 : -oiz / -ez / -és. La substitution de la désinence -ons à *-eins (> -emus), a vraisemblablement entraîné dans son sillage l’adoption de -ez en P5, qui vient doubler -eiz / -oiz dès le 12e (Andrieux et Baumgartner 1983 : 61-64). Dans les textes de l’Ouest, seule -ez est attestée, mais au Centre (Graal, LorrisRose), -oiz prédomine jusqu’au 13e s. (Zink 31994 : 182). La désinence -és apparaît dès la fin du 12e s., dans les
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
textes picards (BodelNicolas, ClariConstantinople, RenartDole, Aucassin, CoinciMiracles, BeaumanoirBeauvaisis, TristanProse). La désinence de P6 -unt caractérise les textes normands et anglo-normands du corpus : serunt (23), avrunt (20), purrunt (13), etc. Ailleurs, la désinence -ont est la seule attestée : seront (150), verront (66), avront (57), feront (56), etc. Andrieux-Reix et Baumgartner (1983 : 66-70) soulignent l’importance de la structure rythmique qui oppose les P6 en -ent (paroxytoniques) et celles en -ont (oxytoniques) : ainsi au futur, l’accent porte sur la voyelle désinentielle à toutes les personnes. La désinence de P6 -ont apparaît au futur de tous les verbes, alors qu’au présent de l’indicatif, seuls cinq verbes étaient concernés : ont, sont, font, vont, estont. b. Conditionnel En raison de la formation du tiroir, les désinences de conditionnel sont les mêmes qu’à l’imparfait de l’indicatif, avec la même répartition des graphies en -ei et en -oi pour P1, P2, P3 et P6 (voir 31.6.1.1). Dans le corpus, tous les textes copiés à l’Ouest du domaine d’oïl avant 1175 présentent des conditionnels en -ei : P1 voldreie / voudreie, fereie, avreie, etc. – P2 devreies, avreies, trovereies – P3 serreit / sereit (48), avreit (28), purreit (22), fereit (19), devreit (14), vendreit (12), etc. – P6 fereient (10), serreient (4), avreient (4), voldreient (2), etc.
Dans les autres textes, et sur l’ensemble de la période concernée, les formes de P1, P2, P3 et P6 sont en -oi : P1 porroie (61), feroie (60), avroie (48), seroie (39), voldroie (32), etc. – P2 porroies (11) ; seroies (6), feroies (6), avroies (5), voldroies (4), etc. – P3 seroit (489), porroit (296), feroit (177), avroit (169) / aroit (38), devroit (79), voldroit / voudroit / vodroit (88), etc. – P6 seroient (86), feroient (69), avroient (43), porroient (42), etc.
CoinciMiracles (déb. 13e s., picard) et MenestReims (ca 1260) présentent régulièrement des graphies de conditionnel en -oy comme à l’imparfait : saroye, perderoyes, verroyt, diroyent, etc. Dans les textes de l’Ouest, aux 12e et 13e s., les scribes notent parfois la monophtongaison dialectale dans les désinences de conditionnel comme celles d’imparfait (voir 31.6.1.1) de /ei̯ / en /ɛ/, le plus souvent par ai dans cette période : aconteraie, porraie, porrait (MeunRose), feraies (Renart), iraie, serait, poaient (ThaonComput), etc., plus rarement par e : oseret (BeroulTristan, v. 1038), verret (MeunRose, v. 13394), voldret (BenedeitBrendan, v. 55). Ces graphies alternent avec les graphies en -oi, de loin majoritaires (pour le verbe pooir par exemple, 4 formes en -ai / 90 formes en -oi) : Car cil qui bien fere vourroit, / autrement vouloir nou pourroit, / ne cil qui le mal vorroit fere / ne s’an pourrait mie retrere (MeunRose, v. 17089-92) ‘Car celui qui voudrait faire le bien n’aurait pas d’autre désir et celui qui voudrait faire le mal ne pourrait pas s’en empêcher’
Jusqu’à la fin du 13e s., coexistent deux marques de P4 au conditionnel, comme à l’imparfait : l’une issue de l’évolution phonétique, -iens, et l’autre, issue du croisement de cette marque avec la marque -ons généralisée dans le système verbal, -ions. Les deux désinences sont dissyllabiques dans les textes en vers de la période, à une exception près, metriens (BodelNicolas, v. 846), que l’éditeur l’indique ou non par l’usage du tréma, ainsi seriens (TroyesYvain, v. 5285). La désinence -iens apparaît également dans les textes en prose, plus tardifs, comme MenestReims ou CharteParis13 de la même époque (vers 1250) : seriens, chevaucheriens, elliriens, etc. La dé-
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sinence picarde -iemes (Gossen 1970 [1951] : 136) est peu attestée : porriemes (BodelNicolas), sariemes (ClariConstantinople). De ces trois désinences possibles, la désinence -ions est la plus fréquente ; elle est toujours dissyllabique dans les textes en vers de la période, même si l’éditeur moderne ne l’indique pas par le tréma, comme dans ces octosyllabes : Car s’en apert le grevions, / espoir blasmez en serions (MeunRose, v. 11659-11660) ‘En effet si nous travaillions ouvertement à lui nuire, nous en serions peut-être blâmés’
Les désinences -ïez et -iez, ainsi que les variantes en -ïés, -iés sont les mêmes qu’à l’imparfait. Le tréma est ajouté par l’éditeur moderne pour indiquer la diérèse (ferïez, serïez, porrïez, avrïez, etc.), mais ce n’est pas systématique. Si la prose ne donne pas d’indication sur la prononciation, les textes en vers montrent que la désinence peut encore être dissyllabique à la fin du 13e s. (MeunRose). Le copiste de RenartDole utilise quant à lui la graphie -ieez pour signaler la diérèse, à l’imparfait comme au conditionnel (voir 31.6.1.1.b.) : avrieez (v. 3583) et morieez (v. 3849). La graphie -iés n’est attestée dans le corpus que dans deux textes picards (Aucassin, ClariConstantinople), où elle signale comme dans d’autres tiroirs la réduction précoce de l’affriquée /ts/ en /s/ : averiés, cuideriés, oseriés, passeriés, etc. 31.7.2.2 Les radicaux de futur et de conditionnel Le radical du futur et du conditionnel peut correspondre à une base attestée ailleurs dans le système verbal (base « faible » ou inaccentuée : B1), souvent « élargie » par une voyelle, ou bien à une base propre au futur. La base, qu’il s’agisse de B1 ou d’une base spécifique, est toujours atone, puisqu’au futur et au conditionnel, c’est toujours la désinence qui porte l’accent. Les deux tiroirs présentent le même radical, suivi du morphème démarcateur R ; seules les désinences les distinguent. Les formes de futur et de conditionnel peuvent s’éloigner en AF et MF des autres formes connues du verbe en raison de l’évolution phonétique spécifique de la finale de la base suivie de R ; elle peut conduire à plusieurs aboutissements concurrents pour un même verbe : la syncope du e dans la séquence -ner donne la forme donra ou, après assimilation, dorra ; les formes venra et vendra appartiennent au même verbe venir et se caractérisent par l’absence ou la présence de la consonne épenthétique entre la consonne finale de la base et R. A l’opposé, un même aboutissement phonétique peut concerner des verbes différents, ainsi vendra est-elle en AF une forme de futur P3 de vendre et de venir. Il s’agit donc d’un système assez complexe, qui fait intervenir, d’une part, la nature de la base, selon qu’elle est élargie à l’aide de telle ou telle voyelle (e comme en amerai, i comme en servirai) ou au contraire terminée par une consonne ou un groupe consonantique avec un -rdevant le démarcateur R suivi de la désinence (jurrai) ; d’autre part le type de verbe, en -er / -ier ou autre. On verra que cette grande variété de formes s’est largement simplifiée au cours du MF, mais que le futur est resté un tiroir à la composition complexe. On regroupera les problèmes d’interprétation en fonction des différents schémas possibles de formation en AF. a. Base B1 + e + R + désinences i. Verbes en -er / -ier, à l’exception des verbes dont le radical se termine par une nasale (doner, mener) ou r (durer, plorer) (voir ci-dessous) Futur : P1 amerai 19, conterai 13 – P2 troveras 10, cuideras 4 – P3 trovera 24, amera 20 – P4 parlerons 22, troverons 7 – P5 troveroiz, -ez et var. 30 – P6 parleront 6, etc.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Conditionnel : P1 ameroie 7, loeroie 6, trouveroie 4 – P2 eschaperoies – P3 porteroit 35, troveroit 22, ameroit 8 – P4 chevaucheriens (MenestReims), mengerions – P5 acorderiés (TristanProse), cuideriés (Aucassin), oseriez – P6 envoieroient 8, etc. Lorsque la base se termine par une voyelle, e en hiatus se prononce dans les textes en vers : Bien iert qui paiera l’escot (RenartDole, v. 2447)
Les formes en -err-, au lieu de -rer-, qui résultent d’une métathèse, sont assez répandues pour les verbes dont la base se termine par un r (Zink 31994 : 182-183) ; Fouché distingue deux cas : lorsque r était précédé d’une consonne, les formes avec métathèse (type deliverront) sont présentes dans tous les dialectes, sauf ceux du Sud-Est (Fouché 1931 : 391-392) ; en revanche, après voyelle (type jurera > juerra), « le phénomène est assez rare et peut être considéré comme exclusivement picard » (id. : § 200), ce qui est vérifié dans les attestations du corpus (TristanProse, ClariConstantinople). Futur : P1 mousterrai (TroyesYvain, v. 3789 ; Renart10, v. 11306), enconterrai, demouerrai, deliverrai (TristanProse, p. 84, 102, etc.), enterrai (ClariConstantinople, p. 101), etc. – P3 liverra (PontStMaxenceBecket, v. 1142 ; TroyesYvain, v. 4111), descierra [v. déchirer] (MeunRose, v. 12667) ; demouerra (TristanProse, p. 156), parjuerra (TristanProse, p. 221) – P4 atierrons (ClariConstantinople, p. 12) ; enterrons (AmiAmil, v. 1888) – P5 musterrez (PontStMaxenceBecket, v. 1003) – P6 deliverront (BeaumanoirBeauvaisis, p. 189) Conditionnel : P1 deliverroie (ClariConstantinople, p. 61) ; juerroie (TristanProse, p. 199) [jurer] – P3 deliverroit (ClariConstantinople, p. 61 ; TristanProse, p. 104 ; BeaumanoirBeauvaisis, p. 259) ; enterroit (ClariConstantinople, p. 36, 76) [entrer] ; demouerroit (TristanProse, p. 164) ; mousterroit (BeaumanoirBeauvaisis, p. 287) – P6 atierroient (ClariConstantinople, p. 68) ; enterroient (id., p. 36).
La réduction précoce de la géminée -rr- est bien attestée également pour les formes ayant déjà connu la métathèse, notamment en anglo-normand et en picard, mais les formes avec un seul r coexistent avec les formes avec -rr- : Futur : P2 deliveras (PsautCambridge, p. 215) – P3 compera [comparer] (PontStMaxenceBecket, v. 5350) ; delivera, mustera (AdgarMiracles, v. 4, 238), entera (PontStMaxenceBecket, v. 727 ; TristanProse, p. 112) – P6 enteront (CoinciMiracles4, p. 483, v. 1118). Conditionnel : P3 enteroit (Renart, v. 9782) – P6 enteroient (CoinciMiracles4, p. 462, v. 587).
Mais, inversement, on voit apparaître des graphies avec -rr- au lieu de -r- pour le futur et le conditionnel du verbe trover (Fouché 1931 : 393) : Futur : P3 troverra (TroyesYvain, v. 698) – P5 trouverroiz (MeunRose, v. 20444) Conditionnel : P3 troverroit / trouverroit (MeunRose, v. 16096, 18455, 20276).
ii. Verbes autres qu’en -er / -ier –
Les verbes en -ir, du type ovrir ou soffrir, dont la base se termine par un groupe [labiodentale + r], nécessitent un e de soutien devant le morphème démarcateur R. La séquence ainsi créée, peut aboutir par métathèse à -err-, ainsi soffrerai > sofferrai, ouvrerai > ouverrai [même aboutissement pour le verbe ouvrer] : Futur : P1 soufferrai (RenartDole, TristanProse) – P2 soferras, souferras (Eneas, CoinciMiracles) – P3 soferra (MeunRose), offerra (PontStMaxenceBecket, CoinciMiracles, MeunRose) – P6 sufferunt (PontStMaxenceBecket, AdgarMiracles). Conditionnel : P1 descoverroie, soferroie (TroyesYvain) – P3 souferroit (BeaumanoirBeauvaisis).
–
Dans les séquences -vr-, -dr-, -tr-, l’insertion d’un e dit « svarabhaktique » est un trait important en picard (Gossen 1970 : 131-132), comme le montrent les exemples suivants :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Futur : P1 meterai (BodelNicolas), arderai (Aucassin), buverai (BodelNicolas), combaterai (TristanProse), comprenderai (PsautCambridge), descenderai (Aucassin) – P2 arderas (AdgarMiracles) – P3 bevera, prendera (BodelNicolas) – P4 averons (AmiAmil, MenestReims), deverons (ClariConstantinople) – P5 averez (ThaonComput, MenestReims), perderés (BodelNicolas) – P6 averunt (ThaonComput), averont (AmiAmil), etc. Conditionnel : P1 averoie (Eneas, TristanProse) – P3 averoit (MenestReims) ; deveroit (TristanProse, BeaumanoirBeauvaisis) ; prenderoit (ClariConstantinople, Aucassin) – P5 averiés (BodelNicolas) – P6 averoient (MenestReims) ; combateroient (ClariConstantinople), etc.
Les formes de futurs du verbe avoir avec e svarabhaktique, (averons, averiés…) ne peuvent se comprendre qu’à partir du radical ayant conservé la consonne av-, voir ci-dessous. La forme estera, notamment attestée dans Eneas (v. 2943, 4265, 5970, 8733, 9725, 9902), en concurrence avec les formes héréditaire (ert, v. 8772) ou moderne (sera, v. 8776) est une forme seconde de futur du verbe estre, construit sur l’infinitif roman estr-, avec insertion d’un e svarabhaktique. b. Base B1 + i + R + désinences : type partirai, occirai Les verbes en -ir présentent trois types de formation au futur et conditionnel (Zink 31994 : 181). Pour la majorité d’entre eux, i prétonique s’est maintenu ou a été rétabli à date pré-littéraire, par alignement sur l’infinitif : c’est le cas des verbes du « 2e groupe », inchoatifs, tels que gemir, nourrir, et d’un certain nombre de verbes du « 3e groupe », tels que dormir, mentir ou servir, et des emprunts au francique : bannir (< *bannjan), guerpir (< *werpjan), saisir (< *sazjan) ; mais la voyelle prétonique a pu se maintenir sous la forme affaiblie d’une voyelle d’appui e, voir ci-dessous : ovrerai, souffrerai ; dans les autres cas, la syncope attendue a eu lieu : ferrai, harrai, jorrai, orrai, morrai (infinitifs ferir, haïr, joïr, oïr, morir). Pour le verbe garir, si la forme moderne est déjà attestée, elle n’est pas la plus répandue (garir- 4 / garr- 10 dans le corpus). Futur : P1 servirai, mentirai, partirai, guerpirai, gemirai – P2 departiras, gariras, serviras – P3 partira, ocira, dormira, sentira, servira, garira, etc. – P4 partirons, servirons – P5 guerpirez, sentirez, escriroiz, saisiroiz, norrirez, vestirez – P6 serviront, partiront, garantiront. Conditionnel : P1 serviroie, partiroie – P2 mentiroies, santiroies – P3 desiroit, partiroit, mentiroit, ociroit, vestiroit, etc. – P6 partiroient, serviroient, vestiroient, etc.
c. Base B1 + ø + R + désinences i. Verbes en -er / -ier – -rer- > -rrL’effacement du e central est quasi général : Futur : P1 jurrai (AmiAmil, v. 1791, 1792) – P2 plourras (MeunRose, v. 4593) – P3 demo(u)rra 20, durra 16, jurra (BeroulTristan, v. 4161) – P4 demorrons (MenestReims, p. 29v) – P5 demorrez (Graal), jurrez (Roland, v. 605), plorrez (MeunRose, v. 7439) – P6 demorront (Graal, MeunRose). Conditionnel : P1 endurroie (CoinciMiracles2, p. 100, v.142) – P3 demorroit 8 – P6 demorroient (ChartesParis), durroient (TroyesYvain, v. 5280), jurroient (Graal, p. 165b). Les formes sans syncope sont rares, une dizaine d’attestations dans le corpus : jurerai, jureroiz (TroyesYvain, v. 6608, 6634) ; durera (RenartDole, v. 5651), plorera (PontStMaxenceBecket, v. 6145), demoureront (BodelNicolas, v. 245).
– -ner- > -nr- (> -rr-) : cas de doner et mener Toutes les formes répertoriées de futurs et conditionnels de doner sont des formes syncopées, plus des deux tiers (89 attestations) présentent la séquence -nr- et le reste (26 attestations)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
l’assimilation en -rr-. L’assimilation en -rr- caractérise l’anglo-normand et les dialectes de l’Ouest (Zink 31994 : 183). Mil chevaliers menrai o moi (Eneas, v. 6967) ; Noz l’en menrons en estranges païs (AmiAmil, v. 2398) ; il li donra volentiers (MenestReims, p. 10v°) – Se nel t’ensein, dorras moi mort / Je te merrai la ou il dort (BeroulTristan, v. 1889-90). La forme isolée donrra (MeunRose, v. 20739) résulte peut-être du croisement entre donra et dorra. L’assimilation totale -rr- > -r- est rarement attestée : durai (StAlexis, v. 224 ; Roland, v. 3399, 3714), doras (Renart, v. 12149).
Pour le verbe torner, la syncope est rare mais attestée, avec 5 exemples contre 9 sans syncope : ja la ne torra ses corages (MeunRose, v. 7722, v. 9682) ; Et vous torrez a main senestre (id., v. 7874).
ii. Verbes autres qu’en -er / -ier –
Radical terminé par une voyelle (type dire ou croire) Futur : P1 crerai 1 / crerrai 2, dirai 210 / dirrai 18 – P2 diras 22 – P3 crera 1 / crerra 1, dira 34 / dirra 2, crera – P4 dirons 96 – P5 diroiz 1 / direz 12 / dirrez 2 – P6 crerunt 2, dirrunt 6 / diront 19. Conditionnel : P1 creroie 1 ; direie 2 / dirreie 1/ diroie 89 – P3 crerreit 1 / creroit 1 ; dirreit 2 / diroit 29 – P5 diriez 1 – P6 diroient 3. [à noter quelques formes alignées sur la base forte B2 : croiras (BeroulTristan, v. 401), croira (MeunRose, v. 9924), croiroie (BeroulTristan, v. 2714, 2796)] Des graphies avec -rr- sont attestées dans les textes anglo-normands du corpus, une dizaine notamment dans AdgarMiracles. « Le groupe intervocalique dr (< lat. -t’r-, -d’r-) ayant abouti en AF à -rr- ou -r-, on a régulièrement : * caderat > che(r)ra, * crederat > cre(r)ra, * viderat > ve(r)ra, * clauderat > clo(r)ra, * poterat > po(r)ra » (Fouché 1931 : 396). Nous avons préféré classer les verbes suivant la base la plus fréquemment attestée, B1 ou B1 élargie (voir ci-dessous).
–
Radical terminé par une consonne
-r > séquence -rrLes verbes concernés sont beaucoup plus nombreux qu’en FMod, car certains verbes en -ir qui possèdent en FMod une base élargie en -i pour le futur et le conditionnel possédaient en AF des formes syncopées : garra [garir], harra [haïr] ou parra [paroir disparu]. Prengne chascuns une pugnie / De ches besans, ja n’i parroit ! (BodelNicolas, v. 1348 ‘que chacun prenne une poignée de ces besants, il n’en paraîtrait jamais’) ; se chis faus venoit vers lui, il le ferroit tout maintenant de s’espee (TristanProse, p. 274 ‘si ce traître venait vers lui, il le frapperait aussitôt de son épée’) ; o son ami se gerra (MeunRose, v. 14346, verbe soi gesir ‘se coucher’) ; mandent .i. mire et li font regarder sa plaie, et li demandent s’il garra (Graal, p. 207a). Futur : P1 querrai 15, ferrai 11 [ferir], morrai 11, g(u)arrai 4, corrai 2, gerrai 2 [gesir] – P2 querras 5, requerras 2 – P3 ferra 7, garra 5 (mais garira 3) – P5 morroiz 9 – P6 morrunt / -ont 16, ferrunt / -ont 8, etc. Conditionnel : P1 querroie 5 ; gerroie 3 ; morroie 2 – P3 morroit 8 ; querroit 6 – P6 querroient 3, etc.
-lr- > -ur- : des formes sans épenthèse (voir ci-dessous) avec vocalisation marquée ou non dans la graphie (Gossen 1970 : 118) sont attestées dans les textes picards du corpus (Coinci-
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Miracles, TristanProse, ClariConstantinople, BeaumanoirBeauvaisis) et dans quelques textes champenois ou non localisés (TroyesYvain, MenestReims, Renart) : Futur : P1 volrai 13 / vaurai 4 [voloir ou valoir], asaurai 1 [assaillir] – P2 fauras 1 – P3 volra 16 / vaura 18, faura 6 – P5 vaurés 6 – P6 vauront 3, asauront, fauront, vouront. Conditionnel : P1 vauroie 19, asauroie 2, vouroie – P2 volroies 4 – P3 vauroit 28, volroit 5, fauroit 2, assauroit, touroit, vouroit – P6 vauroient.
-lr- > -(u)rr- : les textes du Nord et du Nord-Est (BodelNicolas, ClariConstantinople, TristanProse, BeaumanoirBeauvaisis, MeunRose), dans des régions qui n’ont pas connu l’épenthèse, offrent de nombreuses attestations de formes avec la séquence -rr-, provenant d’une assimilation de la consonne liquide (Gossen 1970 [1951] : 116-117) : Futur : P1 vaurrai 2, vorrai 1 – P2 vorras 3 – P3 vo(u)rra 25, vaurra 9, faurra 3 – P5 vorroiz / -ez 6, vaurrés 8, faurrez – P6 vorront 2, vaurront. Conditionnel : P1 vorroie 2, vaurroie 3 – P3 vo(u)rroit 36, vaurroit 11, assaurroit [assaillir] – P6 vorroient 7, assaurroient, vaurroient. En picard et en wallon, la diphtongue /ou/ (< o ouvert + l vocalisé) passe à /au/ sous l’influence ouvrante du deuxième segment -u, ce qui explique l’existence de formes en -au pour le verbe voloir et l’homonymie avec le verbe valoir dans le même texte : – je sai tout certainnement que vous n’avrés ja encontre moi duree puis que je vaurai faire mon pooir. (TristanProse, p. 138 ‘vous ne pourrez me résister dès lors que je voudrai faire ce que je veux’)
–
nasale > -nr- : tenir, venir et dérivés
Des formes sans épenthèse (voir ci-dessous) pour les verbes dont le radical se termine par une nasale (Gossen 1970 [1951] : 117-118) sont régulièrement attestées dans les textes picards et champenois du corpus. Futur : P1 tenrai / tanrai 10, venrai 16 – P2 tenras 4, venras 6 – P3 venra 85, tenra / tanra 21 – P4 venrons 12 – P5 vanroiz / venroiz 5 – P6 venront 22, tenrons 9. Conditionnel : P1 vanroie 3, tanroie 1 – P3 venroit 82, tenroit 23 – P5 tenriés – P6 venroient 9, tenroient 7. Des verbes qui comportaient un d étymologique dans la base ont pu le perdre, ainsi[prendre] prenra (8 attest.), prenront, prenroit, prenroient dans BeaumanoirBeauvaisis ; engenra (CoinciMiracles2, p. 134, v. 108) ; mais on trouve surtout des formes marquées par la dissimilation régressive totale du r (Gossen 1970 : 113), ainsi pour prendre et ses dérivés : les futurs penrai, -ras, penra, penrons, penrez, penront, et conditionnels penroie, -oit, penriens, penroient (AmiAmil, CoinciMiracles, LorrisRose, MenestReims, Renart, YvainTroyes). On trouve même parfois -rr- pour le verbe prendre, ainsi chez Rutebeuf : panrrai (Complainte Rutebeuf, v. 89) et panrra (Le Dit des Béguines, v. 16).
d. Base atone B1 + consonne épenthétique + R + désinences i. Radical terminé par une liquide : l + r > -ldr- > -udrLa graphie est encore souvent conservatrice avec maintien du l, notamment dans les textes les plus anciens : voldrai, faldrai, valdrai, etc. Futur : P1 voudrai 11 – P2 voudras 11, faudras 4 – P3 voudra 50, faudra 22, vaudra 15 – P4 voldrons – P5 voudroiz / -ez 4, faldrez / -ez 6 – P6 voudront 13, faudront 7, vaudront 3, saudront 2 [saillir], etc. Conditionnel : P1 voudroie 51 – P2 voudroies 7 – P3 voudroit 89, vaudroit 10, faudroit 7, toudroit 4 [toldre/tolir ‘enlever’] – P4 voudrions 3 – P5 voldriez 2 – P6 voudroient 10 ; faudroient 3, etc. Pour l’hésitation ou / au, voir ci-dessus.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Les formes avec ou sans épenthèse pour le même verbe peuvent coexister parfois dans le même texte, ainsi vorroiz (v. 19990) et voudroiz (v. 9948, 10887), vorront (v. 11817, etc.) et voudront (v. 5277, etc.) ; vorroient (v. 13936) et vodroient (v. 5260) / voudroient (v. 17786) dans MeunRose. Dans d’autres textes plus marqués dialectalement, comme BodelNicolas, aucune forme avec épenthèse n’apparaît.
ii. Radical terminé par une nasale : apparition d’une consonne épenthétique m + r > -mbr- : un seul cas cremir (‘craindre’), P5 crembroiz (Eneas, v. 652). n + r > -ndr- : tenir, venir et dérivés Futur : P1 tendrai 18, vendrai et dér. 16 – P2 tendras 7, vendras et dér. 10 – P3 vendra 56, tendra 31, avendra 17, convendra et var. 23 – P4 vendrons 1 – P5 vendroiz / -ez 19, tendroiz / -ez 5 – P6 vendrunt / -ont 26, tendrunt / -ont 26 Conditionnel : P1 vendroie 5, tendroie 5 – P2 revandroies, vendroies 1 – P3 vendroit 12, tendroit 9, covendroit 8, etc. – P4 tendrions – P5 vendriez – P6 tendroient 5, vendroient 4, etc.
e. Base propre au futur + R + désinences Pour quelques verbes très usuels, les formes de futur et de conditionnel ne semblent pas avoir de lien direct avec l’infinitif du verbe. i. Verbes oïr, pooir, veoir : base élargie en -rIl s’agit de verbes pour lesquels la disparition de la prétonique interne a fait apparaître un groupe secondaire dentale + r qui a évolué jusqu’à l’assimilation en -rr : ([t’r]) > [d’r] > [dr] > [ðr] > [rr]. On considère que le premier r appartient à la base du verbe et le second est le morphème démarcateur de futur. La nouvelle base ainsi créée peut être analysée comme l’élargissement de la base faible : B1 + r = Base de futur. oïr : base orFutur : P1 orrai 4 – P2 orras – P3 orrons – P5 orroiz 14, orrez 35, orrés 18 – P6 orront 41 Conditionnel : P1 orroie 1 – P3 orroit 10 – P5 orriez. pooir : base porFutur : P1 po(u)rrai 39 – P2 po(u)rras 30 – P3 po(u)rra 154 – P4 po(u)rrons 22 – P5 po(u)rroiz 25, po(u)rrez 21, po(u)rrés 21 – P6 po(u)rront 35 Conditionnel : P1 po(u)rroie 74 – P2 po(u)rroies 12 – P3 po(u)rroit 404 – P4 porriens 1, po(u)rrions 2 – P5 po(u)rriés 10 – P6 po(u)rroient 83. veoir : base verFutur : P1 verrai 22 – P2 verras 35 – P3 verra 46 – P4 verrons 14 – P5 verroiz / -ez 63, verrés 5 – P6 verront Conditionnel : P1 verroie 10 – P3 verroit 22 – P4 verrions – P6 verroient 5.
Des formes avec un seul r apparaissent également, par exemple poroie et poroit, mais elles ne représentent qu’une petite minorité des formes de futurs et conditionnels de pooir et veoir : Diex ! verai je ja que je soie / en itel point que je pensoie (ex. isolé, LorrisRose, v. 2445). A l’inverse, le redoublement non phonétique du r est rare pour les formes de futur et de conditionnel (voir ci-dessus). ii. Verbe aler La base i- est spécifique du futur et du conditionnel pour le verbe aler, elle provient de l’infinitif latin ire qui a servi à côté d’alare et vadare à constituer l’ensemble des paradigmes du verbe aler : Futur : P1 irai 100 – P2 iras 22 – P3 ira 67 – P4 irons – P5 iroiz 12 ; irez 23 ; irés 6 – P6 iront 29 Conditionnel : P1 iroie 14 – P2 iroies 1 – P3 iroit 51 – P4 irions 2 – P5 iriez 1 – P6 iroient 18.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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iii. Verbes faire et laissier La base fe- est une base spécifique au futur et au conditionnel ; elle n’apparaît pas aux autres tiroirs de faire / fere, elle ne présente pas d’ambiguïté : Futur : P1 ferai 207 – P2 feras 39 – P3 fera 224 – P4 ferons 39 – P5 feroiz / -ez / -és 86 – P6 feront 56 Conditionnel : P1 feroie 60 – P2 feroies 6 – P3 feroit 177 – P4 feriens / -ions 3 – P5 feriés 4 – P6 feroient 69.
A côté des formes conjuguées sur le modèle des verbes en -er / -ier, laissier (< latin laxare) présente également des formes de futur et conditionnel sur une autre base, le- / lai-, appuyée sur un infinitif qu’on suppose être soit *laire, refait sur le modèle de faire (Zink 31994 : 181), soit *laier ; selon Fouché (1931 : 392), il faudrait remonter à un verbe germanique *laibjan. Ce verbe présente trois types de variantes : laisserai / lesserai et laisseroie / lesseroie à partir de laissier (seulement 13,5% des formes), lairai / lerai et lairoie / leroie à partir de *laire / *laier (86% des formes) et parfois dans le domaine anglo-normand des formes en a, résultant de la simplification de la diphtongue ai, larai / larrai (ThaonComput, AdgarMiracles, PontStMaxenceBecket).
iv. Verbes avoir et savoir Ces deux verbes présentent trois paradigmes en concurrence en AF – savoir subissant vraisemblablement l’attraction d’avoir : un paradigme majoritaire en av-, un paradigme marginal en au-, qui l’emportera ultérieurement (voir ci-dessous) et un paradigme simplifié en -a. En absence de distinction claire entre u et v dans les manuscrits, il est difficile de se prononcer de façon absolue. La répartition peut être faussée par des choix éditoriaux. La forme av- correspond à la base de l’infinitif, des P4 et P5 du présent de l’indicatif et de l’imparfait, elle s’explique phonétiquement par le passage de /b/ à la labiodentale /v/ avant la disparition de la prétonique interne, tandis que la forme au-, isolée dans le système verbal, implique le maintien du /w/ puis sa vocalisation. Les formes avec e « svarabhaktique » (type avera) supposent l’existence des formes en av-, puisque cet e est un son de glissement entre la consonne labiale ou labiodentale et r. En revanche, les formes simplifiées supposent des formes en au-, la simplification de la diphtongue /au/ > /a/ étant bien attestée en AF (voir par exemple aus > as ou ceus > ces). Les formes avrai / avroie et savrai / savroie sont de loin majoritaires (75% des cas), arai / aroie et sarai / saroie minoritaires (20% des cas), et aurai / auroie et saurai / sauroie sont encore rares en AF (5% des cas), mais ces dernières deviendront majoritaires en MF et feront disparaître les autres. v. Verbe estre Pour le verbe estre, la formation sur le modèle général à partir de la base ser- (serai, seras, sera…) est en concurrence en AF avec le futur ancien, issu directement du latin (ero, eris, erit…) : P1 er / ier, P2 ers / iers, P6 ert / iert et pour P6 erent / ierent. Ce futur héréditaire est défectif et certaines de ses formes se confondent avec celles de l’imparfait ancien. Il existe un troisième paradigme formé sur l’infinitif est-. Seules les bases en ser- et en estprésentent un conditionnel. Base er- : environ 700 attestations P1 ere 3, iere 12 – P2 er (Passion, v. 370), iers 2, ieres 5 – P3 ert 477, iert 115, iere 2 – P4 ermes (Roland, v. 1977), iermes (PontStMaxenceBecket, v. 945, 1780) – P5 non attesté – P6 erent 72, ierent 9
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Il n’est pas toujours aisé de faire le tri entre les formes d’imparfait et de futur, il subsiste des équivoques, notamment dans le discours rapporté. En effet, en P3, des formes d’imparfait (i)ert, analogiques du futur, sont beaucoup plus répandues que les formes originelles (i)ere (voir 30.6.1.2.b). A l’inverse, il existe des formes de futur héréditaire calquées sur l’imparfait, avec e final (P1 iere, RenartDole, v. 1441, 4443). Ces formes régressent au 14e s. pour disparaître totalement ensuite (voir ci-dessous). Les formes non diphtonguées sont majoritaires sur l’ensemble des formes de futurs et d’imparfaits héréditaires, elles représentent les deux tiers des formes attestées. Il apparaît une tendance à la répartition des formes non diphtonguées comme imparfaits et des formes diphtonguées comme futurs, mais il est difficile d’établir une ligne de partage nette, car cela dépend des personnes et des textes ; chez certains auteurs, l’hésitation est constante, ainsi iert est tantôt imparfait (17 attest.) tantôt futur (23 attest.) dans Ami et Amile. Les formes en -er / -ier (imparfaits et futurs) apparaissent très majoritairement dans les textes en vers (presque 90%) et sont bien attestées pendant toute la période de l’ancien français. Base ser- : 1583 attestations Futur : P1 serai 90 – P2 seras 60 – P3 sera 430 – P4 serons 36 – P5 seroiz / -ez / -és 101 – P6 serunt / -ont 173 Conditionnel : P1 sereie / -oie 42 – P2 sereies /-oies 7 – P3 sereit / -oit 520 – P4 seriens / -ions 12 – P5 seriez / -iés 17 – P6 sereient / -oient 93
Ces formes de futur, issues d’un type *(es)sarayyo, avec aphérèse du es- (Fouché 1931 : 84) sont bien attestées dès le début du 12e s. dans le corpus, par exemple dans Eneas (serai 9 et sera 30). Elles peuvent coexister avec les formes héréditaires : Ja ceste enors ne sera moie, / einz iert vostre, je la vos les. (TroyesYvain, v. 6291) ‘Jamais cet honneur ne sera mien, il sera au contraire vôtre, je vous le [la] laisse’
Base est- : il s’agit de formes secondes, beaucoup plus rares que les précédentes, refaites sur l’infinitif estre, parfois avec un e svarabhaktique : Futur : P1 estrai (StLegier, v. 92) – P3 estera (Eneas, v. 5970 ; AmiAmil, v. 1393) ; Conditionnel : P1 esteroie (Aucassin, p. 28) – P3 estroit (AmiAmil, v. 1003) ; esteroit (ClariConstantinople, p. 69 ; AmiAmil, v. 949 ; Aucassin, p. 26)
Les formes héréditaires dominent encore au 12e s. : 47 iert / 12 sera (TroyesYvain). En revanche, au 13e s. dans les textes en prose, les formes modernes l’emportent, ainsi Graal offre-t-il 83 sera contre 5 iert et Tristan en prose 15 sera contre 4 iert ; certains textes ne présentent d’ailleurs que des formes en ser-, comme les ChartesParis13 (après 1240) ou le MenestReims (ca 1260). 31.7.3 Evolution à partir du moyen français 31.7.3.1 Les marques de tiroir et de personne a. Futur Les marques de l’AF n’ont pas évolué à l’écrit et sont à l’origine des marques graphiques actuelles du futur : -ai, -as, -a, -ons, -ez, -ont. Les seuls faits notables en MF concernent P1 et P5.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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i. P1 -ai et les variantes -é, -ay Au total, on ne relève sur la période que 35 attestations de la graphie en -é (env. 1% des formes de P1 au futur), le plus souvent isolées, par exemple : aimeré (JoinvilleMémoires), prendré (QuinzeJoies, CentNouvelles), tairé (ArrasMélusine), trouveré (Consistoire), etc. En MF, elles n’ont jamais remplacé les graphies en -ai, ainsi Joinville offre-t-il 12 formes dirai à côté de 3 diré. La graphie en -ay est beaucoup plus fréquente, elle apparaît dans le corpus à partir de MachautFortune (1341). Elle se répand aux 14e et 15e s., mais la répartition des graphies -ai et -ay dépend des textes : 1 diray / 30 dirai dans FroissartChroniques (13691400) ; à l’inverse, 28 feray / 1 ferai dans ArrasMélusine (1392). Au 16e s., les P1 sont majoritairement en -ay (92% des P1). Le succès du graphème y à la place du i final dépasse du reste les seules terminaisons du futur et touche d’autres morphèmes de P1, notamment au passé simple. Au 17e s., dans le corpus, on trouve encore très majoritairement la graphie en -ay dans UrféAstrée (1610), BeroaldeParvenir (1616) et SorelBerger (1627) ; dans GerhardHeroard (1601-1610), les deux graphies sont présentes ; dans les autres œuvres du 17e s., la graphie -ai l’emporte et seuls les textes du tout début du 18e s., ceux de RegnardLégataire (1708) et de Vauban (1707), présentent encore des futurs en -ay. ii. P5 : la variante -és La graphie -és est très présente encore chez Froissart. Au 16e s. elle n’apparaît plus que dans VigneullesNouvelles où elle est la seule pour certains verbes, par exemple orrés (52 attestations) pour le verbe ouïr ; parfois, elle coexiste avec la graphie en -ez, ainsi dénombre-t-on 27 ferés et 24 ferez, 17 aurés et 10 aurez ; plus sporadiquement, on pourra trouver la graphie -és dans PalissyRecepte (1563, pourrés, p. 230), CalvinLettres (1549 : prendrés, p. 82), LEstoileRegistre (aurés, prendrés, prierés, trouverés, verrés) et MontaigneEssais (choisirés, p. 1058 et fairés, p. 1088). La graphie -és est la seule graphie de P5 dans SerresAgriculture (1603) et GerhardHeroard (1601-1610) ; cette graphie apparaît encore sporadiquement au 17e s. dans DescartesDiscours (1637) et AssoucyPoësies (1653) avant de disparaître. iii. P4 / P6 -on : effacement de la consonne finale muette La plupart des attestations de P4 en -on proviennent de OresmeAristote Commentaire (1370) : 34 sur 44, dont 16 occurrences de diron. En P6, serviron (Griseldis, v. 502), feron (id., v. 863), procederon, proveron, rendron (Consistoire, 1542, p. 175, 245, 314). Enfin un exemple isolé de P1 : disant l’un à l’autre, j’en disneron, j’en disneron. (DesPériersRécréations, 1561, p. 96)
Si toutes les désinences de personne sont restées distinctes dans l’écrit normé au futur – ce qui est loin d’être le cas dans les autres tiroirs où il existe souvent des homographies entre P1 et P2 ou entre P1 et P3 –, il existe deux homophonies, entre P2 et P3 d’une part et entre P4 et P6 d’autre part. Elles ont vu le jour au moment où les consonnes finales sont devenues muettes (13e s.), elles expliquent l’apparition de graphies en -on. Cependant, cela reste très marginal par rapport à la fixation des morphogrammes personnels -ons et -ont. b. Conditionnel Nous renvoyons à l’étude détaillée des désinences d’imparfait (voir 31.6.2.3). i. 14e-16e s. Au conditionnel comme à l’imparfait, si le morphème -oi connaît trois prononciations principales dans la période considérée – prononciation simplifiée entre le 14e s. et le 17e s. en
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
langue populaire /ɛ/, prononciation « ancienne » maintenue en langue savante jusqu’au 17e s. /wɛ/ et prononciation « moderne » en langue populaire depuis le 14e s. /wa/. La graphie demeure stable sur l’ensemble de la période et le digramme -ai est exceptionnel avant le 17e s. : 6 attestations au début du 14e s. chez Joinville (ameraie, feraie, leveraie, ocirraie et prenraie) et à la fin du 15e s., 2 ferait (CommynesMémoires) et fournirait (PharesAstrologues) ; 29 attestations au 16e s., mais comme pour les imparfaits, provenant presque exclusivement de VigneullesNouvelles (1515) et LEstoileRegistre (3e quart 16e s.). Au 14e s., la désinence majoritaire de P1 est encore -oie, avec la variante -oye qui commence à apparaître (125 attestations) ; -roi n’apparaît que 7 fois : ameroi (Manières1396, p. 20), demourroi (JoinvilleMémoires), donnroi (Manières1396), feroi, iroi, purroi (QuinzeJoies), et seroi (FroissartChroniques). En P2, les attestations sont moins nombreuses, mais -oies l’emporte. Dans VigneullesNouvelles, P2 apparaît parfois sans -s, comme à l’imparfait : vouldroie (p. 304, p. 357), feroie (p. 332), sçauroie (p. 86, 260), au total une quizaine d’attestations. En P6, la graphie -oyent apparaît de façon minoritaire, 97 attestations de feroient contre 4 de feroyent. Au 15e s. la variante -oye l’emporte en P1 (77,4%), comme à l’imparfait où elle représentait 68,5% des formes. Les graphies -ois / -oys semblent cependant moins usuelles au conditionnel (5,4%) qu’à l’imparfait (16%). Au 16e s., les désinences en -oie / -oye ne représentent plus que 12,7% des P1 contre 87,3% pour les désinences en -ois / -oys, ce qui correspond exactement à la répartition des formes d’imparfait. Les seuls témoins des formes anciennes en -oie pour les deux tiroirs se trouvent dans VigneullesNouvelles (1515), tandis que les graphies en -oye apparaissent surtout dans CalvinLettres (1549, 23 attestations) et DesPériersRécréations (1561, 7 attestations). Cette hésitation est liée à l’évolution de e central qui a connu un glissement vers l’avant et s’est labialisé au 15e s., puis tend à s’amuïr aux 15e et 16e s. en position finale, sans que cela soit forcément marqué dans la graphie (Zink 31994 : 191). Cet e final compte dans la mesure des vers au 14e s. et encore au début du 15e s. (OrléansBallades), cependant, dès le début du 14e s., en prose, les formes sans -e de l’imparfait et du conditionnel concurrencent les formes avec -e, parfois dans le même passage : car se tu nous avoies touz perdus, si ne seroies tu ja plus povre et se tu nous avois tous gaignez, tu n’en serois ja plus riche. (JoinvilleMémoires, p. 20)
A la différence de P1 et P2, au conditionnel comme à l’imparfait, P3 se caractérise par la très grande stabilité de sa désinence -oit sur l’ensemble de la période considérée. En P6, la stabilité de la désinence -oient s’observe sur toute la période considérée, avec une importance progressivement accrue de la variante -oyent au 16e s. – seule forme de P6 utilisée dans LéryBresil (1578) et Consistoire (1542) pour l’imparfait comme pour le conditionnel, alors que, dans MontaigneEssais (1592) par exemple, les deux graphies sont présentes, avec une prédominance de -oient. En P6, le maintien du e graphique est favorisé par l’existence d’une désinence -ent considérée comme spécifique. La désinence -oint apparaît presque exclusivement dans DuBellayDéfense (1549), où elle est utilisée de façon systématique à l’imparfait comme au conditionnel (pouroint, seroint, devroint…), au total 17 attestations dont une dans DuBellayOlive (1550). Les grammairiens de la première moitié du 16e s. s’accordent sur les désinences : Palsgrave (1530) utilise les mêmes marques au conditionnel (the present tens of the potenciall mode) et à l’imparfait (the preter imperfit tense) : -oye, -oys, -oyt, -ions, -iez, -oyent. Il en est de même au milieu du siècle pour Robert Estienne (1557) qui conjugue le condition-
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nel présent, appelé « présent de l’optatif », comme l’imparfait en -oye, -ois, -oit, -ions, -iez, -oyent avec y uniquement en P1 et P6. La disparition graphique du e laisse le morphème démarcateur nu en P1, d’où l’ajout du morphogramme -s, sur le modèle de P2, comme dans le reste du système verbal. Cependant cet usage n’est admis par Ronsard (1565) qu’au titre de licence poétique, de même que le maintien des formes « picardes » -en -oye : Tu pourras avec licence user de la seconde personne pour la première, pourvu que la personne finisse par une voyelle ou diphtongue, et que le mot suivant s’y commence, afin d’éviter un mauvais son qui te pourrait offenser, comme j’allois à Tours, pour dire, j’alloy à Tour […] Tu pourras aussi ajouter par licence une s, à la première personne, pourvu que la rime du premier vers le demande ainsi. Exemple, Puisque le Roi fait de si bonnes lois, / Pour ton profit, ô France, je voudrois / Qu’on les gardât. Tu ne rejetteras point les vieux verbes Picards, comme vouldroye pour voudroy, aimeroye, diroye, feroye : car plus nous aurons de mots en notre langue, plus elle sera parfaite, et donnera moins de peine à celui qui voudra par passe-temps s’y employer (Abrégé de l’Art poétique français, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance 1990 : 444)
Si lui-même écrit dans le Suravertissement au Lecteur des Quatre premiers livres des Odes (1550) : je ne daigneroi et je ne m’estimeroi bani, il fait rimer chanteroie et Troie (Livre II, ode 19, v. 65). La désinence -ions, obtenu par croisement de -iens et -ons, l’a emporté en P4 et -iez est la désinence de loin la plus représentée pour P5 ; dans quelques textes, elle est parfois concurrencée par -iés, surtout au 14e s. (36 attestations), moins par la suite (11 au 15e s. et 13 au 16e s., essentiellement VigneullesNouvelles). Aux 14e et 15e s., à l’instar des désinences d’imparfait correspondantes, les désinences de P4 et P5 sont tantôt dissyllabiques, tantôt monosyllabiques dans les textes versifiés, selon les besoins du mètre : Tel mal que, se le vous disoye, / Vous auriés, comme je croy (OrléansBallades, v. 21) = disyllabique. Vous n’en ystriez pas de l’orine / Du père (Pathelin, v. 99) = monosyllabique.
ii. 17e -20e s. Au 17e s. les graphies en -oi se maintiennent de la même manière à l’imparfait comme au conditionnel : en P1, la marque de P1 est désormais -ois, et -oi et -oy deviennent marginales, avec seulement une dizaine d’exemples dans le corpus GGHF (dans GerhardHeroard (1601-1610), un seul exemple dans UrféAstrée (1610), auroy. La forme coucheroi (SerresAgriculture, p. 536) est en réalité un futur. Les graphies des désinences des autres personnes demeurent inchangées pendant la période classique. La prononciation non marquée des finales d’imparfait et de conditionnel, notée par oè ou oę par les réformateurs au 16e s., se maintient au Palais et s’oppose à la prononciation de la Cour, « plus douce et plus délicate » selon Vaugelas (1647 : 98). Cependant les graphies en -ai marginales au conditionnel (4 exemples seulement au 17e s.) se répandent à partir de Voltaire, notamment chez certains auteurs, tels Diderot ou Mirabeau, alors que d’autres, tels Rétif de la Bretonne ou Robespierre, demeurent fidèles aux graphies anciennes. Comme à l’imparfait, les marques de tiroir du conditionnel sont en FMod à l’écrit -ai(P1, P2, P3 et P6) et i (P4, P5) ; à l’oral /ɛ/ et /j/ ; elles sont suivies des marques personnelles habituelles : -s en P1 et P2, -t en P3, -ons en P4, -ez en P5 et -ent en P6 : Je chanterais, tu chanteras, il chantera, nous chanterions, vous chanteriez, ils chanteraient.
En FMod, en P4 et P5, les désinences ne comptent plus que pour une seule syllabe, prononcée /jɔ/̃ et /jɛ/̃ , sauf après un groupe consonne + /r/ : oublieriez /ublirje/ (monosyllabique)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
mais devriez /døvrije/ (dissyllabique) (voir Fouché 1931 : 242-243). Dans les textes versifiés du 16e s., les désinences sont toujours monosyllabiques ; au 17e s. la distinction moderne commence à apparaître et à se fixer : ainsi F. de Maynard, dans Le Philandre. Poème pastoral (1623), fait-il compter voudriez tantôt pour deux syllabes, tantôt pour trois syllabes et Molière présente encore des désinences monosyllabiques de conditionnel dans le Dépit amoureux (1663), voudrions et devriez, tandis que tous les devriez présents dans les pièces en vers ultérieures, Tartuffe (1669), Le Misanthrope (1667) et Les Femmes savantes (1673), comportent trois syllabes. Les marques sont identiques pour tous les verbes à l’écrit et à l’oral, à cette exception près ; elles se sont stabilisées dès la fin du moyen français, à l’exception de la marque de P1 encore flottante au 16e s. A l’époque moderne, la substitution du digramme ai au digramme oi, stable pendant plusieurs siècles, a officialisé le changement de la prononciation normée (voir ci-dessus 31.6.2.3). 31.7.3.2 Les radicaux de futur et de conditionnel a. Effacement de e caduc après voyelle pour les futurs des verbes en -er Cet effacement serait ancien (Fouché 1931 : 388) : dès le 12e s. en anglo-normand, deveras (pour deveeras) et enveirad (pour enveierad) dans PsautCambridge ; puis, plus tard dans les autres dialectes, par exemple proiront (pour proieront) dans le Psautier lorrain. Cependant, dans le corpus, dans tous les exemples relevés, e après voyelle compte dans la mesure du vers. Il faut attendre le début du 16e s. pour que la situation commence à changer. Les graphies sans -e indiquent l’amuissement : Trop, et trop tost la Parque / T’envoira prisonnier (DuBellayOlive, 1550, p. 97, v. 2580). Autres exemples : oublira (LEstoileRegistre5, 1585-1587, p. 128), envoirons (VigenèreDécadence, 1577, p. 721), certifiront (PalissyRecepte, 1563) et avourai, publirai, envoirai, edifirai, publira (Ronsard, Odes, 1550).
Cependant, même si la graphie maintient très majoritairement jusqu’au FMod le e pour les verbes en -ier (criera, oubliera, priera, etc.), il n’est plus prononcé en général à partir du 16e s. : Son sang criera [2 syllabes] vengeance et je ne l’orray pas ! (CorneilleCid, 1637, v. 1130)
Fouché signale que l’e se serait maintenu plus longtemps quand il est précédé d’une diphtongue (1931 : 389) – nous dirions d’un yod – encore chez Molière ou La Fontaine, mais les rares exemples du corpus dans des textes en vers indiquent une prononciation moderne avec e muet : Madame, mon amour n’employera [3 syllabes] point pour moy / Ny la loy du combat, ny le vouloir du Roy. (CorneilleCid, v. 2299)
En FMod, la règle de prononciation est ainsi formulée : « Au futur et au conditionnel le radical est suivi d’un [(ə)] (-e-), qui est prononcé uniquement quand il est nécessaire à l’articulation : il ne l’est pas en diction normale dans tu aimeras [ɛmra], il l’est toujours dans nous aimerions [ɛmərjɔ]̃ ou j’entrerai [ɑ̃trərɛ], jamais dans je créerai [krerɛ] » (Le Goffic 1997 : 17). Cependant, il indique pour le verbe payer, et pour les verbes en -ayer, une prononciation préférable il paiera [pɛra] et une variante [pɛj(ə)ra] avec yod. (id. : 95). Voir également Pinchon et Couté 1981 : 78-79 et Dubois 1967 : 73, 77.
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b. Abandon des formes syncopées et des formes avec métathèse pour les verbes en -er i. Base terminée par nasale : le cas de donner et mener Au 14e s., les formes syncopées de donner l’emportent de très loin au futur et conditionnel. Dans cet exemple de la fin du 14e s., coexistent dans le même passage des formes durrai et durrez et une forme longue, donnarai : Mon amy, que me costra cez deux lucez et le samon ? Vel sic : Que paierai pur cez deux lucez ? Vel sic : Que vous durrai je pur ceci ? Verament, sir, vous me durrez pur cez deux lucez et le samon deux marcz. Nonil da, mon amy, il est trope chere.] Je vous donnarai voilentiers .xiii. s. .iiii. deniers. (Manières1396, p. 11)
Mais, au 15e s. le mouvement s’inverse déjà : les formes avec e deviennent majoritaires, à l’exception de la P1 du futur pour laquelle donnerai ne l’emporte sur donrai qu’au 16e s. Le mouvement au bénéfice des formes longues s’accentue au 16e s., au point qu’au 17e s. les formes syncopées ont presque totalement disparu, Frantext n’en livre que 7 attestations, uniquement de la première moitié du 17e s. : donra (Montchrétien, 1604 ; Peiresc, 1625), donrons (Chrétien des Croix, 1608) ; donrois P1 (Régnier, 1609), donroit (J. du Lorens, 1624 ; d’Aubigné, 1630), redonroit (Malherbes, 1627) contre 1578 de donnera et 474 de donneroit. Aucune forme en -rr-. Le verbe mener est moins fréquent, mais il présente une évolution de la distribution des formes assez similaire aux 14e et 15e s. : 31 formes syncopées au 14e s. (menrai, menra, menrons, menroit et menroient) contre 8 formes longues, plus que deux formes syncopées au 15e s. (menroi et menroit) contre 10 longues et aucune occurrence des formes anciennes dans les textes du 16e s. du corpus. Frantext offre de rares occurrences de la forme merra (Jean de la Taille, 1573), certainement des formes archaïsantes. Les résultats ne correspondent pas exactement à ceux de Fennel qui affirme que pour donner et mener et leurs composés, « les formes contractées vont jusqu’à dépasser les formes pleines pendant toute la période de 1300 à 1525, y compris pendant la période […] la plus favorable à la chute du e, c’est-à-dire de 1450 à 1525 » (Fennel 1975 : 25 et suiv.). Notre relevé montre au contraire un recul des formes anciennes dès le 15e s. et leur raréfaction au 16e s. ; en revanche, nous constatons également le déclin plus précoce des formes syncopées de mener, lié à sa fréquence moins élevée (id. : 27). Fennel s’interroge sur l’assimilation peu fréquente mais attestée, -nr- > -rr-, car les grammairiens qui signalent ces formes se contentent de les opposer aux formes en -ner-. L’assimilation de -nr- à -rr- a pu être influencée par la fréquence de la séquence -rr- dans les futurs, d’où les formes secondes -nrr-. Palsgrave (1530) et R. Estienne (1557) indiquent encore l’usage des formes syncopées pendant le 16e s., mais ces formes sont condamnées par Oudin et Vaugelas (Fennel : 391-392). La syncope était moins fréquente en MF pour un n appuyé : le futur tourra de torner n’est attesté qu’à 4 reprises dans Frantext (1330, 1350 et 1429), le dérivé retourra à 3 reprises (1373, 1412, 1490), contre 26 de tournera et 29 de retournera aux 14e et 15e s. ii. Base terminée par la consonne r : demeurer, durer, jurer, pleurer Avant 1500, 4 formes sur 5 sont syncopées (demo(u)rra 50, demo(u)rroit 25) ; après 1500, la proportion s’inverse, les formes syncopées se raréfient et ne se rencontrent plus que dans les textes versifiés : dans Frantext, entre 1500 et 1549, on relève 14 attestations de demourra contre 25 demourera, un seul demeurra contre 27 demeurera ; entre 1550 et 1599, 4 demourra contre 18 demourera et 59 demeurera. Au 14e s., les formes syncopées de durer ré-
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gressent, même si elles dominent encore chez Jean d’Arras (1392) et sont employées chez Machaut, Deschamps et Foulechat. La forme durera se répand dans l’ensemble des textes et au 15e s. l’emporte très nettement, il ne subsiste que quelques rares formes syncopées attestées dans Frantext chez Charles d’Orléans (1404) et André de la Vigne (1496). Pour le verbe jurer, l’évolution est encore plus rapide : si au 14e s. une dizaine de formes jurray, jurrés, jurroit se rencontrent encore, seuls jureray, jurera s’emploient après 1400. Pour pleurer en revanche, si les formes modernes commencent à être attestées dès la fin du 14e s. : pleurera (PizanCité), pleurerai (Pathelin), les formes syncopées se maintiennent encore au 16e et 17e s. mais sont qualifiées « d’antiques et hors d’usage ou pour mieux dire vicieu[ses] » par Antoine Oudin (La Grammaire françoise rapportée au langage du temps 1632 : 153). iii. Les formes avec métathèse : deliverra pour delivrera Les formes en -err-, au lieu de -rer-, qui résultent d’une métathèse, se sont répandues au 13e s. dans presque tous les dialectes pour les verbes dont la base se termine par un r appuyé (entrera > enterra) et presque uniquement en picard pour r après voyelle (type jurera > juerra) : deliverrai, mousterra (JoinvilleMémoires), deliverra (SaleSaintré) ; monsterra, monsterray (RegistreChâtelet). Se un homme marié habite a la femme de son voisin ou autre femme mariee, il mesmes se clot la porte de paradis et ja n’y enterra (Evangile des Quenouilles, 1466, p. 101)
Elles sont progressivement éliminées par les formes en -er- au courant du 15e s. : aucune attestation n’apparaît dans Frantext après 1500. c. Remplacement de e caduc par i pour les verbes du type ouvrir ou souffrir Jusqu’à la fin du 15e s., les formes en -era, -eroit sont les seules formes attestées pour les verbes en -ir, dont la base se termine par un groupe [labiodentale + r ] : couvrera (QuinzeJoies), couvrerons (ArrasMélusine) ; [ouvrir] ouvrera (OresmeAristoteCommentaire), ouvrerez (BueilJouvencel), ouvreront (id.) ; [souffrir] souffrera (PizanCité, CentNouvelles), souffreront (BueilJouvencel), souffreroit (QuinzeJoies, CommynesLettres) ; par métathèse, soufferrai (JoinvilleMémoires, BersuireDécades), soufferra (OresmeAristoteCommentaire), ouveroit (FroissartChroniques). Dans le corpus, une seule exception : couvrira (PhoebusChasse, p. 99).
Les formes en -i, refaites sur l’infinitif, se répandent dès le début du 16e s. : ovrira (VigneullesNouvelles). Il est difficile d’établir avec certitude une chronologie comme le fait Fennel : « D’après ce tableau, les formes refaites paraissent dès la seconde moitié du 14e s., ne deviennent nombreuses que pendant la seconde moitié du 15e s., et s’imposent comme la seule forme pendant la seconde moitié du 16e s. » (Fennel : 97), en raison du très faible nombre d’occurrences. La forme déviante *j’ouvrerai est encore signalée comme « la forme ancienne remotivée par l’attraction du premier groupe » (Le Goffic 1997 : 93). d. Disparition des radicaux en -rr- des verbes en -ir- au profit de formes élargies En MF, les formes anciennes garra / guerra de garir sont remplacées par les formes élargies, bien attestées dès le 14e s. : garira 15 (PhoebusChasse, Ménagier) et guerira (OresmeAristoteCommentaire, QuinzeJoies, OrléansBallades). En revanche, les formes anciennes sont encore très bien représentées en MF pour ouïr (37 attestations) et ferir (12 attestations) :
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Quant ceste clarté le ferra / Par les fenestres de mes yeulx. (OrléansBallades, v. 15) ‘quand cette clarté le frappera […]’
Les formes anciennes sont encore indiquées au 16e s. par certains auteurs, comme Palgrave, Meigret, Cotgrave, etc. (Fouché : 405). Mais certains disparaissent, ferra n’est ainsi plus attesté dans le corpus après 1500. En revanche, la forme orra apparaît encore aux 16e et 17e s. : pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance bruyre l’eau courant au dessoubs (MontaigneEssais, p. 460) – Son sang criera vengeance, et je ne l’orray pas (CorneilleCid, v. 1130)
et même, de façon totalement isolée, chez Apollinaire : à petits pas il orra le chant du pâtre toute la vie (ApollinaireAlcools, 1913, p. 110, v. 1621).
L’analyse détaillée de Fennel (1975) montre un décalage entre le témoignage des grammairiens qui défendent tantôt la forme ancienne (Palsgrave, R. Estienne, Pillot), tantôt la forme refaite (La Noue, Holyband), tantôt les deux (Maupas, Duez) et les attestations littéraires : 173 formes anciennes relevées et seulement deux exemples où oyray est trisyllabique. Frantext livre cependant quelques exemples de formes modernes au 17e s. : ouïrai (1662), ouïra (1671) et ouïront (1619). Le verbe quérir, dont l’infinitif ancien querre est usité jusqu’au 17e s., présentait un futur régulier querrai, qui a subsisté pour ses nombreux dérivés : acquérir, conquérir, enquérir, requérir. Les verbes mourir et courir ont également conservé leur futur ancien. Fouché indique que mourira apparaît en MF, mais cette forme est peu usitée, car il n’apparaît aucune occurrence dans notre corpus qui comporte pourtant 141 attestations de futur et conditionnel de ce verbe. En FMod, *mourira est considéré comme populaire. Seul Meigret (1550) pourrait laisser soupçonner l’existence au 16e s. de formes refaites de ce type pour mourir, courir et quérir (Fennel 1975 : 90). La fréquence de certains de ces futurs explique vraisemblablement le maintien des formes anciennes. e. Le e svarabhaktique Dans les séquences -vr-, -dr-, -tr-, l’insertion d’un e svarabhaktique semble pallier l’absence de voyelle thématique (Fennel 1975 : 97). Si cet e n’entrait pas dans le compte syllabique dans les premiers textes, à partir de 1250, il a pris une valeur syllabique (Fouché 1931 : 401). Surtout présent en AF en anglo-normand, picard, wallon et lorrain, il est encore bien attesté en MF (ardera, devera, respondera), notamment dans FroissartChroniques (13691400), Mesnagier (1393) ou encore VigneullesNouvelles (1515). L’influence des verbes du premier groupe a pu jouer pour expliquer le maintien de telles formes. Mais la syncope fréquente de e à l’inverse les fragilisait. Elles se raréfient à partir du 16e s. R. Estienne (1557) indique encore deux formes : mouveray ou mouvray, mouveroye ou mouvroye. Dans le corpus, on relève pendera (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 103), esmouvera (SorelBerger, 1626, p. 263), émouvera (RegnardLégataire, 1708, p. 139). Frantext montre qu’après 1500 les formes sans -e progressent : (é)mouvera 14, (é)mouveroit 8 face à (é)mouvra 23 et (é)mouvroit 18. Les formes avec e svarabhaktique des verbes avoir et savoir ont disparu en même temps que le radical (s)av- cèdait la place à (s)au- au futur et au conditionnel (voir cidessous).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
f. Maintien de la base de futur ou réalignement sur une autre base i. Généralisation de la base forte du présent Pour certains verbes, la généralisation de la base forte (B2) à l’indicatif présent et aux autres tiroirs (amer devenu aimer), explique le réalignement du futur (amerai → aimerai). Aux 14e et 15e s., le futur est majoritairement encore sur la base faible am- e-, mais les formes de futur et de conditionnel sur la base aim- commencent à se répandre ; au 16e s., les formes anciennes ne sont plus présentes que de façon exceptionnelle dans VigneullesNouvelles (1515) et dans le texte archaïsant de Pierre Sala, Le Chevalier au lion (1522). R. Estienne n’indique que les formes en aim- (1557). Pour croire, la réfection semble précoce ; les formes anciennes du futur et du conditionnel (crerai / crerrai, creroie) ne représentent déjà plus que le tiers des formes aux 14e et 15e s. et elles deviennent exceptionnelles dès le 15e s. Elles ont disparu au siècle suivant. De la même façon, le futur de cheoir jusqu’au 17e s. cherrai – qui subsiste dans l’exemple célèbre de Perrault Tire la chevillette la bobinette chera –, est refait en choirai d’après l’infinitif (sur le même modèle que croire). ii. Changement de thème mais maintien d’une base élargie au futur La réfection du futur sur le vocalisme de la base forte pour les verbes venir et tenir s’accompagne du maintien de la base élargie par la consonne épenthétique : vendrai / vendroie, tendrai / tendroie → viendrai / viendrais, tiendrai / tiendrais. Pour venir, les formes anciennes se maintiennent jusqu’à la fin du 14e s., on les trouve encore au siècle suivant dans PizanCité, OrléansBallades, BueilJouvencel, SaleSaintré (sur 141 occurrences de vendra dans le corpus 9e-16e, seulement 14 au 15e s.). Aucune forme ancienne au 16e s., les seules formes en vend- appartiennent désormais toujours au verbe vendre. De la même manière, les formes anciennes de tenir se raréfient au 15e s. (seulement 5 attestations de tendra contre 51 de tiendra) pour disparaître totalement au siècle suivant et ainsi éliminer l’homonymie avec le verbe tendre. Pour ces deux verbes (et leurs nombreux dérivés), l’évolution a été certainement favorisée par le caractère isolé de ce radical en /ɑ̃/ dans la conjugaison. iii. Généralisation du radical palatalisé + e / i Les verbes bouillir, cueillir, faillir, saillir qui faisaient leur futur en -udr- avec u diphtongal issu de la vocalisation de la liquide (boudra, faudra, saudra) ont vu la généralisation du radical palatalisé et ont été dotés d’un e de transition, d’où les formes bouillera, cueillera (par exemple dans Antoine Pierre, Les xx. livres de Constantin Cesar, 1543), faillera, saillera ; puis sur l’infinitif, d’un i, ainsi boullirés (Le Martire saint Pere et saint Pol, ca 14801500, p. 184), défaillira (Fouché 1931 : 406). Pour le verbe cueillir (et son dérivé recueillir), qui possédait en AF et MF un futur épenthétique coildra / cueudrai (Fouché 1931 : 399) : Et des cormes et des prunelles / Et des boutons et des cynelles / Et des prunes noires et blanches / Queudras a meÿsme les branches (Machaut, Voir Dit, 1364, v. 634)
ce n’est pas la forme en -i, refaite sur l’infinitif, qui l’a emporté, mais la forme refaite sur la base du présent cueill- : cueillera(s) (Ch. Etienne : 60v°, 116v°) et cueillira (id. : 43v°), contrairement à l’avis de Vaugelas : à la Cour tout le monde dit cueillira et recueillira et à la Ville tout le monde dit cueillera et recueillera. (Vaugelas 1647 : 482)
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Pour certains verbes, l’usage est encore incertain (Le Goffic 1997 : 111) : Formes attendues : assaillirai, bouillirai, cueillirai, faillirai Formes déviantes : *assaillerai, *bourra [par analogie avec le verbe croire, futur croira], *cueillerai
iv. Certains verbes conservent leur base spécifique de futur : pourra, verra Pour voir, le thème ve- s’est conservé au futur, par exception : « thème anomal du point de vue synchronique […], qui se maintient néanmoins renforcé par enverrai, futur (anomal) de envoyer. Mais les formes déviantes, sur la base de l’infinitif de voir ne sont pas exceptionnelles » (Le Goffic 1997 : 126). Formes déviantes : *voirra, *envoira [historiquement envoiera avec e devenu muet, comme emploiera, voir la liste des verbes qui suivent ce modèle, Le Goffic 1997 : 69]
Le thème pour- héréditaire s’est conservé pour le verbe pouvoir, malgré la réfection de l’infinitif (pooir → pouvoir) et des P4, P5 du présent. « Les raisons de cette remarquable absence d’évolution ne sont pas évidentes : peut-être faut-il les chercher du côté de l’importance et de la fréquence du conditionnel » (id. : 101) Le futur ancien du verbe être n’est plus guère attesté au 14e s. : 3 occurrences de la P3 ert (Griseldis, v. 725, 1427, 1508), 21 de iert / yert (JoinvilleMémoires, MachautFortune). Il disparaîtra ensuite totalement. La formation sur le modèle général à partir de la base ser(serai, seras, sera…) l’a emporté. Les paradigmes en concurrence en AF pour avoir se retrouvent en MF, celui en au(auray, auras, aura…) dominant déjà très largement (plus des deux tiers des formes), suivi de celui en av- (environ un cinquième des formes), puis de celui en a- (6,5%) et enfin de celui en ave-, devenu très rare (3% des formes). Pour savoir, le paradigme en sav- qui était majoritaire, demeure très bien représenté jusqu’à 1450, puis disparaît. Il subsiste cependant quelques formes avec e svarabhaktique dans VigneullesNouvelles (1515). Le paradigme marginal en sau- se développe et l’emporte définitivement après 1500. Le paradigme simplifié en sa- est encore attesté dans CommynesLettres (saray, 1478, p. 56 ; saront, 1491, p. 149 ; saroient, 1495, p. 224). Dans Frantext, on relève quelques formes sporadiques en ai-, par exemple : Et bien saira / De vous laquele droit aira / Et la verité n’en tayra. (Alain Chartier, Le Livre de quatre Dames, 1414, p. 300).
Au début du 16e s., quelques formes isolées (sara, aront) apparaissent encore dans VigneullesNouvelles (1515) et Le Chevalier au lion de Pierre Sala (1522). Conclusion Si l’étude diachronique a montré les simplifications et les alignements à l’œuvre, essentiellement sur la base forte (crerai → croirai) ou sur l’infinitif (guerrai → guérirai et donrai → donnerai), le futur demeure aujourd’hui un tiroir complexe, sinon le plus complexe, en raison du caractère imprévisible parfois de la base – pour un nombre de verbes importants – et du système de désinences particulier, avec à l’écrit six marques différentes (Pinchon et Couté 1981 : 80). Si historiquement le futur a bien été formé sur l’infinitif latin atone, en synchronie moderne on ne peut plus dire que le futur se forme sur l’infinitif, aimera est formé sur la base élargie aime- qui ne correspond plus à celle de l’infinitif aimer, il en est de même de viendra ou courra par rapport à venir, courir (Le Goffic 1997 : 10, 31-32). Cependant,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
les verbes qui possèdent une base spécifique sont parmi ceux qui ont la fréquence la plus élevée et qui ont donc le plus de chance d’être mémorisés : au- [avoir], ser- [être], fer[faire], ir- [aller], pour- [pouvoir], voud- [vouloir], faud- [falloir], vaud- [valoir], ver- [voir].
31.8 Le passé simple 31.8.1 Formation du tiroir du latin à l’ancien français Le tiroir connaît différentes désignations. Les historiens de la langue conservent parfois le terme parfait emprunté à la grammaire latine ou celui utilisé par Fouché de passé défini (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983) : « c’est le parfait latin qui a donné naissance au passé défini français » (Fouché 1931 : 244). Une autre désignation s’est imposée dans la nomenclature officielle, celle de passé simple : « le passé précisément dit simple, autrefois passé défini, parfois dit aoriste » (Arrivé, Gadet et Galmiche 1986 : 475). Claude Buridant justifie le choix de la nouvelle désignation : « La dénomination traditionnelle retenue par la plupart des grammaires [historiques] est celle de parfait, hérité du perfectum latin, où il s’opposait à l’infectum, marquant l’opposition de l’accompli et de l’inaccompli. Dans les formes françaises issues du parfait latin, le trait dominant est le trait ‘passé’, et l’on retiendra plutôt la dénomination de passé simple, en opposition au ‘passé composé’ » (Buridant 2000a : 253). Si le choix de tel ou tel terme permet d’insister sur la filiation ou sur la valeur aspectuelle du tiroir, du point de vue morphologique, les différents termes (parfait, aoriste, passé défini, passé simple) renvoient à la même réalité, c’est pourquoi nous nous en tiendrons ici à passé simple pour le tiroir du système verbal et nous conserverons parfait pour désigner le tiroir latin correspondant. La formation du système des passés simples illustre parfaitement la conjonction des lois de l’évolution phonétique et des alignements systématiques (par analogie, ou simplification) sur telle ou telle personne verbale « chef de file » notamment, à partir d’un système latin très complexe. Deux sous-classes, selon le caractère mobile ou non de l’accent tonique, se sont constituées à partir de l’évolution des différents types de paradigmes qui caractérisaient le système complexe des parfaits latins : –
–
celle des passés simples faibles et passés simples « hybrides », à accent fixe, placé sur la finale à toutes les personnes. Le morphème vocalique (/a/, /i/, /y/) caractéristique de ces verbes, toujours accentué, s’attache à la base faible, c’est-à-dire non accentuée (B1), et est suivi des marques de personne. Les passés simples de valoir et paroir sont classés par Zink parmi les passés simples hybrides, dérivés d’un passé simple fort en -ui, type corui, corus, corut... (Zink 31994 : 191), alors que pour Andrieux-Reix et Baumgartner, ils relèvent du type faible « B1 + u ». celle des passés simples « forts » ou plus exactement « mixtes » (« en réalité semiforts » selon Buridant), à accent mobile. Leur structure est fondée sur l’opposition de deux bases toujours accentuées (l’accent se déplace d’une syllabe à l’autre), si l’on considère que la voyelle thématique appartient à la base : B5 en P1, P3 et P6 B6 en P2, P4 et P5.
Il s’agit de deux bases spécifiques servant à former le passé simple et pour B6, le subjonctif imparfait.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Le passé simple du verbe estre constitue un cas particulier : accentué à toutes les personnes sur la voyelle thématique -u, il est parfois rangé avec les passés simples faibles, car il ne connaît pas de déplacement d’accent, mais la présence d’une base spécifique ful’apparente aux passés simples dits « forts », si on considère que la base ne peut se réduire à la seule consonne f- ; dans ce cas on pourrait même parler de passé simple « archifort » ou « fort intégral » (Buridant 2000a : 253). Nous retracerons les principales étapes de la formation du passé simple en français en partant de cette distinction entre passés simples faibles et forts. 31.8.1.1 Les passés simples faibles et « hybrides » a. Les différents types En latin, la base verbale du parfait est la même qu’au présent, elle est suivie dans ce type de verbes par une voyelle d’élargissement ou voyelle thématique, /a/ pour les verbes en -are, /i/ pour les verbes en -ire et /u/ pour des verbes qui ont donné en français un passé simple « hybride » (Zink 31994 : 191-192) ou « archifort » comme fui (voir ci-dessous). Les marques de personne qui clôturent la forme verbale en latin sont les mêmes quels que soient les verbes : -i, -isti, -it, -imus, -istis, -erunt. L’accent tonique en latin classique tombe sur la voyelle thématique en P1, P3, P4 et P6 et sur le i désinentiel long par position en P2 et P5. cogitaui cogitauisti >*cogitauisti cogitauit cogitauimus cogitauistis >*cogitauistis cogitauerunt
dormiui dormiuisti >*dormiuisti dormiuit dormiuimus dormiuistis >*dormiuistis dormiuerunt
fui fuisti fuit fuimus fuistis fuerunt
Dès le latin archaïque, on note la disparition de /w/ intervocalique entre deux voyelles identiques dont la première est tonique : la réduction phonétique en P1, P3 et P4 des parfaits en -iui s’est ensuite étendue analogiquement en P2 et P5 de ces parfaits, puis en P6 (1er s. ap. JC), enfin aux parfaits en -aui (2e s.). Cela a eu pour conséquence une simplification du vocalisme, dès le 1er s. pour les parfaits en -ii (P2, P5, P6 puis P1 et P3), seulement à la fin du 3e s. pour P4 et pour les parfaits en -ai (Fouché 1931 : § 125) L’accent, antérieurement sur le i pénultième long par position, s’est déplacé sur la voyelle thématique a ou i en P2 et P5. Cette « régularisation de l’accentuation » ne s’est pas produite pour les passés simples forts, ce qui explique l’opposition des deux sous-classes en AF. *portai *portasti *portaut / portat *portammus *portastis *portarunt
*dormi *dormisti *dormit *dormimmus *dormistis *dormirunt
fui *fusti *fut *fumes *fustes *furent
En P3 des verbes en -are, le passage /-awit/ > /-awut/ > /-aut/ est attesté dans des inscriptions de Pompéi (79 ap. JC), puis > /-at/ par alignement sur l’ensemble du paradigme et analogie avec les P3 des paradigmes en /i/ et /u/, avant la monophtongaison de la diphtongue /au̯ / en /ɔ/ dans la seconde moitié du 5e s. (Fouché 1931 : § 126). En P4, la géminée du latin vulgaire pour les verbes en -ai et -ii est postulée par l’italien cantammo, dormimmo, et indirectement, […] par la finale -es du français : /-wimus/ > /-βimus/ > / -βiməs/ > /-βməs/ > /-mməs/ (Fouché 1931 : 247) ; elle permet d’expliquer la non-diphton-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
gaison de /a/. La P6 dormiĕrunt est passée à dormīrunt, vraisemblablement par analogie avec cantarunt. L’évolution particulière du parfait du verbe être (Zink 31994 : 194) est la suivante : en P1, il y a eu un mécanisme d’assimilation (appelé dilation) du i long final sur /ŭ/ : /fŭī/ > */fūī/ > /fyi/ ; pour les autres personnes, le vocalisme radical se réduit à /y/ au lieu de passer à /ɥi/, sous l’influence de P1 et P3 qui ont maintenu l’accent sur le /u/. La non-ouverture du /ŭ/ originel en /o/ peut s’expliquer par l’influence dilatrice du i long final de P1 et P2, qu’on vient d’évoquer, sur /ŭ/ qui devient /ū/ (et qui en français deviendra ensuite /y/), avec extension analogique sur le reste du paradigme. Il existe donc en AF trois types de paradigmes faibles, avec accent portant toujours sur la voyelle thématique. i. Type 1 – voyelle thématique /a/ et ses variantes /e/ et /(j)ɛ/ –
Verbes en -er / -ier : portai, portas, porta, portames, portastes, porterent 12e-13e s. : P1 trovai / trouvai 36, alai 19, cuidai / quidai 22, don(n)ai 12, etc. – P2 gardas, mondas, osas, etc. – P3 trova / trouva 174, dona 170, manda 128, demanda 107, envoia 103, entra 101, cria 99, etc. – P4 asemblasmes, commandasmes, levames, alames, amames, etc. [au total moins de 50 ex.] – P5 lessastes / laissastes 7, deignastes, osastes 6, etc. [une centaine d’ex.] – P6 troverent et variantes 110, entrerent 49, parlerent 47, acorderent 42, menerent 41, demanderent 38, etc.
–
Verbes autres qu’en -er : ouvrir et dérivés
Certains verbes ont pu subir l’attraction de ce type, comme ouvrir et ses dérivés qui présentent une voyelle d’appui au présent de l’indicatif, mais pour ceux-ci, on n’a aucun exemple de base en -a aux 12e et 13e s. Fouché signale des formes dialectales (picardes) en -a pour cueillir ; dans le corpus, on peut signaler quella (FroissartChroniques, p. 375), requella (id., p. 289, etc. 5 attestations), quellierent (id., p. 281, etc. 4 attest.), requellierent (id., p. 56, 106, etc. 35 attestations). Mais les formes usuelles sont en -i. En anglo-normand, à la suite de l’action ouvrante de /r/, on voit apparaître des P6 en -erent pour des verbes en -ir. L’attraction du type en -a gagnera ultérieurement (14e s.) la P3 et d’autres types de verbes au Nord, au Nord-Est et à l’Est (Fouché 1931 : 257-258). ii. Type 2 – voyelle /i/ : verbes en -ir (dormir) et verbes issus des parfaits latins en -dedi (voir ci-dessous, pour le type 2bis vendre, alignement sur le type 2, au cours de la 1e moitié du 13e s.) dormi, dormis, dormi, dormimes, dormistes, dormirent P1 parti 9, entendi 5, servi 4, etc. – P2 atendis : rendis (LorrisRose, v. 3041-42), servis (AdgarMiracles, p. 154-5 ; Graal, p. 198c) – P3 parti 110, servi 80, entendi 73, departi 67, feri 57, descendi 42, senti 33, menti 18, sailli 27, souffri 26, vesti 25, atendi 23, endormi 13, etc. – P4 entendimes, servimes, combatismes, etc. – P5 partistes 4, offristes 3, etc. – P6 respondirent 51, partirent 34, issirent 29, departirent 28, descendirent 24, etc.
iii. Type 2bis ancien – voyelle /i/ /ie/ : vendre, batre, naistre, perdre, repondre, veintre, vivre vendi, vendis, vendie(t), vendimes, vendistes, vendierent Il s’agit d’un nouveau type -dĕdit créé en latin tardif à partir de -dǐdit : P2 vendidǐsti → *vendĕdǐsti par la dissimilation du premier /ĭ/ inaccentué par le second, accentué : credidit, perdidit, rendidit, uendidit sont devenus crededit, perdedit, reddedit, uendedit. Sous l’influence de ce dernier, cela a également touché des verbes dont le radical se terminait par -nd : descendit, defendit, respondit sont ainsi passés à *descendedit, *defendedit,
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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*respondedit. Après dissimilation et réduction syllabique : *vendei, *vendistes, *vendet, *vendimos, *vendistes, *venderont (Fouché 1931 : §132). Fouché distingue deux types d’évolution suivant la zone dialectale : dans une zone recouvrant le Nord, le Centre et la Haute Normandie, des processus phonétiques et analogiques complexes aboutissent au paradigme vendi, vendis, vendiet, vendimes, vendistes, vendierent ; en dehors de cette zone, l’aboutissement est différent en P1 et P3 vendei, vendet. Mais il existe aussi des formes croisant ces différents résultats, ainsi en P3 vendeit et en P6 venderent et vendeirent. Après avoir très longuement étudié les continuateurs de ce type dans différents dialectes médiévaux, Fouché finit par conclure : « Pour revenir au français central […] les terminaisons -i, -is, -imes, -istes, ont en effet entraîné de bonne heure le passage de -iet, -ierent à -it, -irent, sur le modèle de dormi […] Quoi qu’il en soit, -iet, -ierent ont complètement disparu dans le français central pendant la première moitié du 13e s., et le type -dedit s’est ainsi entièrement trouvé confondu avec le type -iuit. » (Fouché 1931 : 270-271). Les attestations de cette flexion sont isolées en AF, il en subsiste encore quelques « vestiges » au 13e s. (Buridant 2000a : 255) P3 -iet : abatiet, perdiet, respondiet, survesquiet (Roland, v. 1317, 2411, 2616, 2795) – -ié : respondié / respundié 8 (Eneas, v. 4745 ; SteMaureChronNormandie, v. 13929 ; AmiAmil, v. 2346, 2729 ; PontStMaxenceBecket, v. 189, 4275, 5281, 5306), descendié (Eneas, v. 8909), entendié (PontStMaxenceBecket, v. 4971), pandié / pendié (SteMaureChronNormandie, v. 11904 ; Eneas, v. 7674), suspendié (PontStMaxenceBecket, v. 1031) – P6 -ierent : descendierent (Eneas, v. 5501), perdierent (CoinciMiracles, v. 1999), randierent (Eneas, v. 5533).
iv. Type 3 – hybride – voyelle /y/ : corui, corus, coru(t), corumes, corustes, corurent Les verbes criembre, doloir, morir, moudre, paroir, semondre, soloir, valoir, ainsi que l’impersonnel chaloir suivent ce modèle issu d’un parfait fort en -ui : « ils participent des deux classes, faible et forte : faible par la fixité de l’accent sur une voyelle spécifique, forte par le maintien ininterrompu du -t qui caractérise la personne 3 de tous les passés forts », au contraire des passés tels que ama, dormi ou encore fu (Zink 31994 : 191-192). P1 corui (Graal, p. 183a), courui (TristanProse, p. 82), dolui (LorrisRose, v. 2754) – P3 parut 36, valut 26, corrut / corut 9, morut 51, chalut 2, dolut (Eneas, v. 9475, LorrisRose, v. 1868), cremut (MeunRose, v. 6859, 12078) – P5 murustes (AdgarMiracles, v. 123) – P6 corurent et variantes 15, morurent et variantes 18, valurent 4, etc.
v. Verbe estre Attestations (9e-13e s.) : P1 fui 183 – P2 fus 56 – P3 fu 3869 – P4 fumes 20 – P5 fustes 58 – P6 furent 971
b. Les désinences Les désinences de personne sont les mêmes quels que soient les verbes : -i / -Ø, -s, -Ø / -t, -mes, -stes, -rent. i. P1 La désinence de personne -i est absorbée dans la voyelle thématique (verbes en -ir) ou bien constitue une diphtongue de coalescence, -ui (type 3) ou -ai (type 1), qui se simplifie en AF : /ai/ > /ɛi/ (12e) > /ɛ/ (13e) puis /e/ à la finale absolue. On trouve parfois à partir du 13e s. la graphie -é au lieu de -ai, qui demeure la graphie usuelle jusqu’en FMod : ainsi, dans LorrisRose (vers 1225), 16 formes en -é contre 41 formes en -ai pour les P1 des verbes en -er : on
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
les trouve presque toujours à la rime, ainsi escouté : bouté (v. 519-520) ou arivé : trové (v. 1423-1424) ou encore dans ce vers où coexistent les deux graphies : Tant tirai que j’amené (LorrisRose, v. 1711)
La graphie en -é est très rarement à l’intérieur du vers, comme dans cet exemple : et de ce ai la plus grant ire / que je n’osé passer la haie (id., v. 2942-2943)
Fouché signale d’autres variantes, -ei en anglo-normand (fin 13e s. et 14e s.) ou encore -a avec la perte de l’élément diphtongal (comme pour le type en -u), mais il ne cite guère que des exemples de futurs (Fouché 1931 : 250). Pour les verbes faibles en -i, la marque de personne est la marque -Ø. Pour les verbes en -ui, la rareté des exemples de P1 ne permet pas de préciser la chronologie ; en revanche, pour le verbe estre, fui est très bien attesté jusqu’à la fin du 13e s. (220 attestations, 12e-13e s.) mais décline très vite ensuite, puisqu’on n’en trouve plus aucune attestation dans JoinvilleMémoires (début 14e s.) ii. P2 La disparition du /t/ appuyé (cantauisti > *cantasti) est un fait de système (analogie avec l’ensemble du système verbal où /s/ fonctionne comme marque de P2). « On attendrait phonétiquement chantast et dormist […]. Mais -t s’est amuï à date prélittéraire, sans doute pour céder la place, en position finale à s senti comme caractéristique de la 2e pers. sing. La chute de -t permettait d’ailleurs de [les] différencier des 3e pers. sing. imparf. subj. chantast (< cantasset), dormist (< dormisset) » (Fouché 1931 : 249) iii. P3 Le t final disparaît derrière voyelle à l’époque pré-littéraire (9e-11e), il en reste cependant des vestiges : -at > -a Jusqu’au milieu du 12e s., quelques textes anglo-normands (Roland, BenedeitBrendan, ThaonComput, Lapidaire, PsautCambridge) présentent uniquement des P3 de passé simple en -at (apelat, truvat, amat, dunat, laissat, etc.) en parallèle des formes de futur en -rat. D’autres textes, comme AdgarMiracles, hésitent : amat 10 / ama 40, apelat 3 / apela 1, començat 8 / comença 6, trovat 4 / trova 9. Dans le reste du corpus, la désinence est uniquement -a : ainsi tro(u)va 174. -it > -i Pour les verbes en -ir, la désinence est régulièrement en -i pendant toute la période de l’AF : au 12e s. cependant, quelques attestations avec maintien du t final, ainsi servit (Eneas), entendit (Roland, Eneas, AmiAmil) ou encore mentit (AmiAmil) à côté de menti dans ce même texte. Pour les verbes de l’ancien type -dedi, les formes avec -it sont tout aussi sporadiques que les formes en -iet : abatit (3 attestations, AmiAmil), respundit (id.), face à 130 attestations en -i ; ou encore perdit 2 (Roland, BenedeitBrendan) face à 50 en -i. Elles apparaissent dans les textes les plus anciens. -ut > -u / -ut Pendant l’AF, on dénombre 3874 attestations de fu dans les textes des 12e et 13e s. du corpus, contre 114 de fut (dont Roland 62, ThaonComput 15). A partir de Wace, la forme fut n’est plus qu’une forme sporadique et la forme usuelle est fu. La distribution ne s’inversera
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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qu’au 15e s. (voir ci-dessous). Pour les verbes en -ui, type corui, aucune attestation de P3 sans -t sauf un valu (MenestReims) contre 5 valut dans le même texte. iv. P4 : -mes Verbes en -a : asemblames, commandasmes, levames, alames, amames, etc. Verbes en -i : entendimes, servimes, combatismes, descendismes, etc. Verbes en -u : fumes, murustes
Un s graphique apparaît couramment à partir du 13e s. sous l’influence de P5 (TristanProse, Graal, BeaumanoirBeauvaisis) : pour le 13e s., on dénombre dans le corpus GGHF autant de formes en -ames qu’en -asmes (14), alors que pour le 12e s. on a une seule forme isolée, numasmes (AdgarMiracles, fin 12e s., p. 71). v. P5 : -stes Verbes en -a : lessastes / laissastes, deignastes, osastes, amastes, baillastes, etc. Verbes en -i : partistes, offristes, mentistes, pendistes, antendistes, etc. Verbes en -u : fustes, murustes
L’s implosive est étymologique ; elle se maintient graphiquement pendant toute la période, même après sa disparition phonétique au 12e s. vi. P6 : -rent La désinence la plus répandue pour les verbes en -a est -erent, marquée par l’aboutissement de la diphtongaison de /a/ tonique libre : troverent, entrerent, parlerent, acorderent, menerent, etc. La variante après palatale, -ierent, lié à l’« effet de Bartsch ») : laissierent / lessierent 23, comencierent et var. 45, merveillierent 12, chevauchierent 11, mengierent 8, etc. est régulièrement attestée en AF, mais à partir du 13e s., on trouve également après palatale -erent et les deux graphies peuvent coexister dans les textes, ainsi laissierent et laisserent, nagierent et nagerent (MenestReims), cuiderent et cuidierent (Graal, MeunRose). La désinence -arent, avec absence de diphtongaison sur le modèle de P2 et P3 et maintien du timbre de la voyelle radicale est également attestée : montarent, trouvarent, aportarent, donnarent (AmiAmil, v. 269, 645, 1736, etc.), mandarent, testemoygnarent (MenestReims, 39v, 51v). Pour les verbes en -i, la désinence est -irent : partirent, issirent, departirent, entendirent, saillirent, ferirent, etc. et pour les verbes en -u, -urent : corurent, morurent, valurent, aparurent. 31.8.1.2 Les passés simples « forts » ou mixtes a. Formation des différents types vidi vidisti vidit vidimus vidistis viderunt
veni venisti venit venimus venistis venerunt
feci fecisti fecit fecimus fecistis fecerunt
Tableau 12 : Les conjugaisons en latin classique
habui habuisti habuit habuimus habuistis habuerunt
potui potuisti potuit potuimus potuistis potuerunt
debui debuisti debuit debuimus debuistis debuerunt
816
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
En latin tardif, ces verbes connaissent un déplacement de l’accent tonique : en P4 par analogie avec P2 et P5 pour tous les types : vidǐmus > *vidimus ; en P6 pour les verbes latins en -ui, par analogie avec P1 et P3 du même type et P6 des autres types : habuerunt > *habuerunt. Ce qui conduit à la formation des types suivants en AF : i. Type en -i simple : veoir, passé simple en -i- / -eïvidi vidisti vidit *vidimus vidistis viderunt
> vi > veïs > vit → veïmes → veïstes > virent
177 attestations 20 811 15 (dont 11 veïsmes) 44 262
Les passés simples « forts » se caractérisent par l’alternance de deux bases. La base forte en -i est obtenue phonétiquement à partir des formes de P1, P3 et P6 où /ī/ est tonique. Elle s’oppose à la base obtenue phonétiquement en P2 qui a connu deux transformations successives : d’abord, la forme latine vidisti subit l’influence dilatrice du i long final sur le i tonique qu’il allonge : ī – ǐ – ī > ī -ī -(ī) ; puis une dissimilation ī -ī -(ī) qui conduit à la base /ə-i/. Les P4 et P5 ne sont pas phonétiques dans la mesure où l’absence de /ī/ long final empêche toute dilation ; elles résultent d’un alignement systématique sur P2. En P5, on attendrait la terminaison -iz, mais dès les plus anciens textes, -istes est attesté avec maintien du s implosif et apparition d’un /ə/ pour éviter la réduction du groupe. La P5 -istes entraîne ensuite la P4 -imes au lieu de -ins (wallon). ii. Type en -i + nasale : venir, tenir et leurs dérivés veni venisti venit *venimus venistis venerunt
> vin (influence dilatrice du i long final) > venis → vint → venimes / venismes → venistes → vinrent / vindrent
142 attestations 8 1120 3 11 277
Les formes sans épenthèse en P6 (revinrent, tinrent) sont habituelles dans les textes picards (BodelNicolas, ClariConstantinople, Aucassin, TristanProse) ; elles apparaissent également dans des textes non picards (AmiAmil, MenestReims, BeaumanoirBeauvaisis). iii. Type sigmatique : -is- / -e(s)idixi /diksi/ dixisti dixit *diximus dixistis dixerunt
dis desis > deïs dist desimes > deïmes desistes > deïstes distrent → dirent
La P2 a connu les mêmes transformations que la P2 de veoir : influence dilatrice du /ī/ final, puis dissimilation qui aboutit à la séquence /əsi/ (voir ci-dessus), étendue analogiquement en P4 et P5. La base obtenue aurait été refaite ensuite par analogie sur la base des verbes en -i, avec disparition de s intervocalique. « La chute de l’s intervocalique à la 2e, 4e et 5e p. des
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
817
parfaits sigmatiques se produit déjà au 12e s. […]. Selon Fouché (1931 : 272), cette chute s’explique par l’action analogique de veis, veimes, veistes, dont la P6 présentait une ressemblance frappante avec firent. Or, comme dans le Nord, le Nord-Est et l’Est, la P6 du parfait de ces verbes est en -isent, ce point de contact n’existait pas. Il est donc naturel qu’en picard, wallon et lorrain, les formes sigmatiques se soient conservées plus longtemps. Il en est de même pour les imparfaits du subjonctif correspondants, où l’s intervocalique persiste jusqu’au 15e s. » (Gossen 1970 : 134). Cependant les formes avec -s sont rares dans le corpus : desimes (TristanProse), fesistes 11 (PontStMaxenceBecket, TristanProse), desistes 9, volsistes et variantes 6, mesistes, presistes.
En P6, lorsque /s/ se trouvait derrière une consonne en latin, comme dans /dikserunt/, la désinence devrait présenter la consonne épenthétique sourde /t/, et sonore /d/ lorsque /s/ était intervocalique (*preserunt > prisdrent), mais les textes offrent très souvent des formes analogiques avec un /t/ épenthétique là où on attendrait /d/. La forme seconde sans s intervocalique (et partant sans consonne d’épenthèse), dirent, est due à l’analogie avec la P6 de veoir, virent. Des formes sigmatiques apparaissent même pour des verbes faibles en -i : partesimes (FroissartChroniques, p. 96), partesistes, departesistes (TristanProse, p. 76, 195, 225). Les principaux verbes relevant de ce type sont metre (P1 < mesi), ocire (< *occisi), prendre (< *pre(n)si), querre (< *quesi), seoir (< *sesi) et leurs dérivés : mesi, mesisti → mis, meïs, mist, meïmes, meïstes, mistrent *occisi → ocis, oceïs, oceïst, oceïmes, oceïstes, ocisdrent prehensi >*pre(n)si → pris, preïs, prist, preïmes, preïstes, pristrent quaesi > *quesi → quis, queïs, quist, quesimes, quesistes, quisdrent *sessi, sesisti → sis, seïs, sist, seïmes, seïstes, sistrent
Le nombre d’attestations aux 12e et 13e s. dans le corpus varie déjà considérablement selon les personnes : P1 fis 138 – P2 feïs 16, meïs 4, deïs 4, oceïs 4 – P3 fist 1777, mist 325, dist 2068, ocist 88, sist 64 – P4 feïmes 3, feïsmes 1 – P5 feïstes 25, feïtes 3, deïstes 7, oceïstes 7, mesfeïstes 3 – P6 firent 347 / fistrent 2, mistrent 101, pristrent 68, sistrent et dérivés 13, ocistrent 10, quistrent et dérivés 26, etc. La forme prinrent, au lieu de prisdrent régulière en AF, attestée à plusieurs reprises dans Ami et Amile (v. 224, 381, etc.), est certainement analogique de vinrent et tinrent.
–
Cas du verbe faire : feci fecisti fecit *fecimus fecistes fecerunt
> fis > fesis > feïs fist fesimes > feïsmes fesistes > feïstes fistrent / firent
A l’origine, il s’agit d’un parfait en -i qui s’est rapproché des parfaits forts en -s à la suite de l’évolution phonétique : /k/ intervocalique + /i/ > /k’/ > /t’/ > /ts’/ > /dz’/ > /z/ avec dégagement d’un i diphtongal à l’avant, mais les aboutissements ne correspondent pas totalement à l’évolution attendue (alignements dans le cadre de l’alternance /i/ – /əi/) : P1 *fiz / P2 *feisis.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Deux évolutions sont possibles pour P6 : 1) si la pénultième atone tombe avant l’époque de la palatalisation de /k/, on obtient la forme firent : par cette forme, le verbe faire se distingue des authentiques passés simples forts en -s. ; 2) si /k/ se palatalise, l’aboutissement est fistrent. –
Cas du verbe voloir
L’AF hésite sur la flexion du verbe voloir au passé simple ; les formes attestées dans les textes peuvent relever de deux types différents, dont aucun n’est à l’origine de celui du FMod (voir ci-dessous) : en -i mixte : voil, volis, volt, volimes, volistes, voldrent ; en -s : vols, volsis, volst, volsimes, volsistes, volstrent. Ainsi, TroyesYvain présente à la fois des formes relevant du type sigmatique : P1 vos (v. 578, 2614), vox (v. 1464), P3 vost (v. 776, 2377, 2471, 2472), P6 vostrent (v. 856, 2689) et du type mixte en -i : volt (v. 3544, 3993, 6522), vout (v. 4046). Selon Andrieux-Reix et Baumgartner, « les formes volis, volimes, volistes, sont extrêmement rares, voire non attestées dans la synchronie considérée [AF] ; elles ne se développent guère qu’en MF où les formes en s (volsis, etc.) continuent toutefois à être les plus fréquentes. Mais les formes de subjonctif passé [imparfait] volist, volissent, attestées dans la synchronie considérée, postulent, dans le système constitué par l’ensemble des deux tiroirs passé défini-subjonctif passé [imparfait], une B6 voli-. » (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 165-166), Dans le corpus de référence cependant, dans la période des 12e-13e s., les formes de P3-P6 de loin les plus attestées relèvent massivement du type fort non sigmatique. Attestations en -i faible : aucune dans le corpus avant le 16e s. (Consistoire) Attestations en -i mixte : P3 volt, 480 attestations, vout 91 attestations [dans la quasi totalité des textes du corpus des 12e et 13e s.] – P6 voldrent 42, voudrent 13 Remarque : voil est toujours dans le corpus une forme de P1 du présent de l’indicatif à une exception près (JoinvilleMémoires, p. 334), où il s’agit d’une P1 de passé simple. Attestations en -s : P1 vols 22 (BenedeitBrendan, Eneas, PontStMaxenceBecket, AmiAmil, LorrisRose, MeunRose) – P2 volsis 4 (PontStMaxenceBecket, CoinciMiracles), vousis (Graal) – P3 vost 37 (TroyesYvain, BeroulTristan, Renart, LorrisRose, MeunRose), voust 11 (MeunRose, Beaumanoir) – P5 volsistes (Eneas, v. 1694), vousistes (Graal, p. 188a) – P6 vostrent 5 (TroyesYvain, CoinciMiracles, MeunRose), vousdrent (ChartreParis13) / voustrent (RenartDole).
iv. Type en -u avec alternance -o- / -eü(h)abŭi (h)abŭisti (h)abŭit > *awwit (h)abŭimus >*abŭimus (h)abŭistis (h)abŭerunt>*abŭerunt
*awwi *awwisti awet >*awwimus > *awwistis >*awwerunt
owi > oi oüs puis eüs out > ot (alignement sur P1) oümes (alignement sur P2), puis eümes oüstes (alignement sur P2), puis eüstes owerunt > ourent > orent
Remarque : Les formes de P1 et P3 oi et ot, passé simple du verbe avoir, sont homographes des P1 et P3 du présent de l’indicatif du verbe ouïr, ainsi dans TroyesYvain trouve-t-on sur 10 oi, 9 P1 du passé simple du verbe avoir et 1 P1 du présent de l’indicatif du verbe ouïr, et sur 137 ot, 123 P3 du passé simple d’avoir et 14 P3 du présent de l’indicatif d’ouïr.
En raison de son rôle de morphème flexionnel, /ŭ/ en hiatus n’a pas évolué comme dans les formes nominales. Il s’est maintenu jusqu’au 6e s. et a permis la spirantisation de la consonne sonore intervocalique /b/ en /β/, puis /ŭ/ > /w/ qui a assimilé la consonne précédente, d’où la géminée /ww/. En P1, il y a eu vélarisation de /a/ par /w/ et assimilation de
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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/w/. En P3 et P6, la réduction de /ou̯ / à /o/ s’est faite par analogie avec P1. La P2 a connu une double influence de /w/ (1) à l’avant, vélarisation de /a/ > /o/ ; (2) à l’arrière, labialisation de /i/ > /y/. Enfin, P4 et P5 se sont alignées sur P2. Dès les premiers textes, à partir de la réfection du participe passé du verbe avoir (habutu > oü puis eü), par analogie avec le type suivant en -u- / -eü-, les P2, P4, P5 ont connu un changement de timbre vocalique : oü > eü. Du reste, aucune forme en -oü- n’est attestée dans le corpus. Sur ce type, se conjuguent les verbes à voyelle radicale /a/ (habui, placui, tacui, sapui) et un verbe à voyelle radicale /o/ (potui, potuisti...) : poi, poüs, pot, poümes, poüstes, porent. P1 oi 109, poi 27, soi 15 – P2 eüs 20, peüs (Eneas, CoinciMiracles) – P3 plot 49, pot 344, sot 238 – P4 eümes 3 (PontStMaxenceBecket, LorrisRose, MeunRose), poümes (PontStMaxenceBecket) / peüsmes, seüsmes (CoinciMiracles) – P5 eüstes 16, peüstes (Eneas) – P6 urent 6 (BenedeitBrendan, AdgarMiracles), orent 345, porent 108, sorent 63. Peu d’exemple de formes de P2, P4 et P5, mais leur base est par ailleurs attestée dans les formes de subjonctif imparfait : P3 peüst, pleüst, seüst (voir ci-dessous).
v. Type en -u avec alternance -u- / -eüdevoir croire ester gesir movoir connoistre boire estovoir
dui, deüs, dut, deümes, deüstes, durent crui, creüs, crut, creümes, creüstes, crurent estui, esteüs, estut, esteümes, esteüstes, esturent jui, jeüs, jut, jeümes, jeüstes, jurent mui, meüs, mut, meümes, meüstes, murent conui, coneüs, conut, coneümes, coneüstes, conurent bui, beüs, but, beümes, beüstes, burent estut
P1 dui 7, crui 3, jui (LorrisRose), mui 4, conui 18, bui (BeroulTristan) – P2 deüs (id., CoinciMiracles), apareüs, aperceüs, beüs (id.), receüs (MeunRose) – P3 dut 112, jut 66, crut 39 [dont croire 6 / croistre 33], estut 63 [dont 36 ester / 27 estovoir], conut / connut 44, mut 31 – P4 geümes (Eneas, BeroulTristan), antreconeümes (TroyesYvain), aparceümes (PontStMaxenceBecket, v. 3718), beümes (BéroulTristan), creümes (Eneas), entreconneümes (MeunRose) – P5 deüstes 3, deceüstes 2, receüstes 2, conneüstes, creüstes, reconneüstes – P6 durent 42, jurent 28, reçurent 20, conurent 18, burent 8, esturent 5, crurent 3. Remarques : Peu ou pas d’exemple de formes de B6 pour certains verbes, mais elle est attestée dans les formes de subjonctif imparfait : deüst, creüst [croistre] et pleüst. Le verbe ester se conjugue de façon usuelle en AF, bien que ce soit surprenant, sur un type mixte en -u et les formes attendues en -ai, -as, -a sont rares : esta (Eneas, v. 9249 ; AmiAmil, v. 2996).
b. Les désinences en ancien français P1 : un -c final peut apparaître en picard au passé simple, sous l’influence des présents en -c(h). La marque est phonétique pour les verbes du type facio, puis étendue à l’ensemble des verbes au présent et au passé simple (Gossen 1970 : 182-184). vic (Aucassin, RenartDole), vinc (Roland, v. 3774 ; BenedeitBrendan, v. 1540, 1549, 1575 ; PontStMaxenceBecket, v. 2351 ; TristanProse, p. 161)
Une graphie avec -g final en P1, analogique des P1 du présent de l’indicatif doing, ataing (où n palatal, noté ng, est phonétique) ou simplement graphique, liée à la présence du n final et à la fréquence des graphies avec g final (besoing, soing, loing, tesmoing, poing, etc.) est plus fréquemment attestée :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe ving (Eneas, PontStMaxenceBecket, TroyesYvain, AdgarMiracles, AmiAmil, Renart, CoinciMiracles), ting (TroyesYvain, TristanProse).
-s peut disparaître dans les verbes sigmatiques en P1 et P3 : P1 fi 3 (MenestReims) – P3 fit 11 (SteMaureChronNormandie, CoinciMiracles, MenestReims), prit 18 (Roland, PontStMaxenceBecket, CoinciMiracles, Graal), mit 18 (MenestReims), sit (Renart).
et inversement, apparaître en P3 des verbes non sigmatiques : N’ost autre boulie a lui pestre (MeunRose, v. 10119) ost = ot ; voir également la forme vist pour vit (MenestReims, p. 42v), très répandue dans le Roman de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron (1199), avec 16 attestations (p. 5, 18, etc. voir Frantext).
P4 : une -s, analogique de P5, se répand en AF comme dans les autres passés simples, au moment certainement où -s intérieure a perdu sa valeur phonémique pour prendre une valeur davantage diacritique. Zink date cet effacement dans la prononciation et sa transformation en marque purement graphique de la première moitié du 11e s. derrière consonne sonore (Zink 41994 : 122-123). Il est certain que le traitement parallèle des P4 et P5 a dû favoriser l’alignement graphique : -smes, -stes. veïsmes / veismes 19, deismes 11, vousismes 3, eusmes 2, etc.
P6 : au Nord, Nord-Est et Est, la P6 des passés simples sigmatiques est en -isent par généralisation du radical phonétique fiz (< feci), voir Fouché 1931 : 274-275, 284-285 ; Gossen 1970 : § 77 « Les textes picards offrent de nombreux exemples, et les exceptions sont rares ». fisent 78, prisent 53, disent 61, misent 19, assissent 4, ochisent 4, etc. [dans tous les textes picards du corpus : ClariConstantinople, Aucassin, CoinciMiracles, TristanProse) ; on trouve à la fois firent (v. 23) et prisent (v. 24) dans BodelNicolas.
Il existe même des formes analogiques pour des passés simples en -i mais non sigmatiques, comme guerpisent, venquisent (pas d’attestation dans le corpus) au lieu de guerpirent, venquirent. 31.8.2 Evolution de l’ancien français au français moderne Ce système complexe est marqué en MF et français pré-classique par une série de simplifications, liées pour une part à l’évolution phonétique et, pour une autre part, à l’attraction de certains types. Les passés simples faibles n’évoluent pas dans leur structure, à la différence des passés simples mixtes qui vont perdre leur alternance de base par des jeux d’alignements. Cependant, malgré ces simplifications, le passé simple est devenu difficile à maîtriser. La progressive et réelle désaffection de ce tiroir, notamment aux personnes de l’interlocution, en est à la fois la cause et la conséquence. Mais c’est la construction sur une base spécifique, isolée dans le système verbal, puisqu’elle ne concerne outre le passé simple, que le subjonctif imparfait et dans certains cas le participe passé, qui est une des sources principales d’hésitation pour de nombreux verbes. Les désinences évoluent sur le plan surtout phonique ; sur le plan graphique, les modifications en P1, P3 et P6 vont également dans le sens d’un alignement des divers types « faibles », « hybrides » ou « mixtes » – à l’exception du type en -a qui conserve ses particularités. Les désinences de P4 et P5, atypiques, sont aussi un facteur de marginalisation du passé simple.
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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31.8.2.1 Les passés simples faibles et « hybrides » a. Changement de base ou de modèle de conjugaison La généralisation de la base forte au présent de l’indicatif entraîne la réfection du passé simple et ama est refait en aima : dès le 15e s. on relève quelques attestations (par ex. P1 aima contre 21 ama dans PizanCité) et la base forte se généralise au 16e s. Certains verbes en -ir, comme ouvrir et ses dérivés, tendent à passer au type -er, sous l’influence de verbes proches tels que ouvrer et recouvrer avec lesquels ils présentent de nombreuses formes communes ; mais le phénomène est relativement marginal, comme le montre la fréquence dans la même période des formes en -i : couvra (BersuireDécades), descouvra (VigneullesNouvelles), ouvra (id.), ovra (Consistoire, p. 320) contre : ouvri(t) 45, descouvri(t) 32, couvrit 11.
Au 17e s. on n’en trouve plus aucune attestation. Tisser, tousser ont remplacé tissir et toussir (P1 toussi : Machaut, Voir Dit, p. 340), mais on trouve encore toussit, tissit au 17e s. Inversement, pour cueillir qui présente en AF des formes de passé simple en -ai, on hésite encore aux 16e et 17e s. entre cueillit et cueilla : Tulles racompte qu’au moys de may aucun s’en alla en une forest, là où estoient sept arbres plains de fueilles belles à regarder, et en cueilla tant de branches qu’il ne les sceut oncques porter (Le Violier des histoires rommaines moralisées, 1521, p. 126)
Ces hésitations individuelles sont favorisées par l’attraction du type dominant : à icelluy creva les deux yeulx et luy penda une bourse au col (VigneullesNouvelles, p. 113) ; également descenda (id., p. 117, 194).
Le passage inverse du type en -er au type en -ir est également attesté dans les dialectes. Il semble se répandre en français central, au 16e s. si l’on en croit les moqueries de Marot : Collin s’en allit au Lendit / Où n’achetit ni ne vendit / Mais seulement, à ce qu’on dict / Derobit une jument noire. / La raison qu’on ne le penda / Fut que soudain il responda / Que jamais autre il n’entenda / Sinon que de la mener boire. (Sur quelques mauvaises manieres de parler, d’après Fouché 1931 : 261)
Les grammairiens condamnent ces formes, ainsi Meigret : il nou’ faot cõfesser q’alimes, frapimes, chassimes, donimes, ęymimes, ę leurs sęmblables, aueq toutes leur’ pęrsones par i, come ęymit, donit, frapit, sont precędees d’ęrreur […] (Traité de la Grammere françoeze, 1550 : 86v°)
b. Evolution des désinences à partir du moyen français P1 : une variante graphique -é est fréquemment relevée en MF, par exemple chez Joinville (déb. 14e s.) : Je m’en alé en une des galies du Temple, en la mestre galie. […] Si tost comme je fu avalé la ou le tresor estoit, je demandé au tresorier du Temple, qui la estoit, que […] Et je regardé une coignee qui gisoit illec, si la levai et dis que je feroie la clef le roy. […] Je jetai hors ce d’argent que je y trouvai et me alai seoir ou chief de nostre vessel qui m’avoit amené... (JoinvilleMémoires, p. 188) Dans ce passage, sur 10 attestations de P1 du passé simple du premier groupe, on en dénombre 4 en -é et 6 en -ai, d’ailleurs regroupées, avec parfois les deux graphies pour le même verbe : alai / alé.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
ou Simon de Phares (fin 15e s.) : […] fuz envoyay en Angleterre aux estudes et fuz à Auxomfort environ II ans, puis retourné en Escoce et Ybernie et de là en France où je ne séjourné gueres, […] puis tiré à Romme […] De là retourné devers mon maistre où je fuz quasi jusques à sa mort ; de là, considerant que Lion estoit lieu assez humain, me i retiré et là basti une maison assez près de Saint Jehan et pensé y resider et y acoustré une estude (PharesAstrologues, p. 332)
Des graphies en -ay ou -ey sont également attestées (Fouché 1931 : 251) : 16e s. : trouvay 46, laissay, allay 9, entray 7 (graphies majoritaires) 17e s. : aucune attestation dans le corpus.
La simplification de -ai en -a, comme pour les passés simples en -ui, est parfois attestée : Par quoy, dit elle, je me trouva toute nue et ne fut jamais plus esbahie ne apoventée que adoncques je fus. (VigneullesNouvelles, p. 268 ; également demanda p. 71, bouta p. 336 ; dans tous les cas l’attestation est en discours direct).
Le type le plus répandu, celui des verbes en -er, est pourtant objectivement le plus complexe, puisqu’il présente une alternance vocalique en -ai / -a / -e (sur le plan phonique : /e/ /a/ /ɛ/), alors que les autres types se caractérisent par leur unité vocalique. La présence d’une marque forte en P1 explique certainement en partie qu’il n’y ait pas eu d’alignement sur la P2 ou sur les formes sigmatiques, avec adjonction d’une s, ce qui a lieu dans les autres types. En revanche, les passés simples faibles en -ir et les passés « hybrides » voient l’apparition d’une -s, sous l’influence des passés simples forts de même voyelle thématique. Cependant les formes en -s sont assez rares jusqu’à la fin du 15e s., elles deviennent plus nombreuses au siècle suivant, sans toutefois évincer les anciennes sans -s. Les deux formes coexistent chez les poètes ; parmi les grammairiens du 16e s., certains défendent les formes sans -s, d’autres les formes modernes (Fouché 1931 : 251). Des formes sans -s sont encore attestées dans le premier tiers du 17e s. (UrféAstrée, BeroaldeParvenir, SorelBerger : senty, consenty, entendy, etc.). Après 1630, on ne trouve plus que des formes avec -s. Cette -s, purement graphique depuis le 13e s., sauf en cas de liaison, est demeurée dans la graphie comme marque de personne en P2, puis P1, jusqu’en FMod. Pour les passés simples « hybrides » en -ui, il y a d’abord disparition du -i final, puis apparition d’une -s graphique. La forme fui se raréfie en MF, les deux tiers des 30 attestations du corpus apparaissant dans MachautFortune (1341) et FroissartChroniques (dernier tiers du 14e s.). La forme qui l’emporte est fus : on dénombre déjà en MF dans le corpus GGHF 103 formes de P1 fus contre 37 fui. P3 : dans l’Est, la généralisation du vocalisme de P1 entraîne l’apparition en P3 de désinences en -eit, -ait, -et, attestées dans VigneullesNouvelles : en leur chemin le marit trouvait ung coustiaulx. Cy le levait et le print et le monstrait à sa femme, disant que c’estoit ung biaulx coustiaulx. (VigneullesNouvelles, p. 46) ; également chez cet auteur de très nombreuses P6 en -airent : allairent, continuairent, etc. (id., p. 175, 243, etc.).
La désinence -t avait disparu pour les verbes en -ir dès le 11e s., mais un t graphique avait été réintroduit progressivement en AF ; il ne s’impose qu’au 15e s., les formes sans -t étaient encore majoritaires au 14e s., comme le montrent les attestations des deux types de formes de P3 dans le corpus :
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respondi 487 / respondit 11 ; rendi 45 / rendit 2 ; perdi 21 / perdit 1 ; entendi 165 / entendit 2 ; descendi 64 / descendit
Les formes sans -t se raréfient encore au 16e s. pour disparaître ensuite totalement : un seul respondi (Consistoire, p. 209) contre 165 respondit. La forme fu est encore majoritaire au 14e s., avec 89% des formes de P3 contre 11% de formes avec -t. La tendance s’inverse au siècle suivant avec 10,6% de formes sans -t et 89,4% de formes avec -t. Ces dernières l’emportent définitivement au 16e s. P4 et P5 : -smes s’impose en P4 en MF au détriment de -mes sous l’influence de P5. Cette s d’origine phonétique en P5 et analogique en P4, devenue purement graphique, est encore habituelle au 16e s., comme l’atteste la remarque de R. Estienne : En eusmes & eustes, on escrit une s qui ne se prononce point, mais seulement sert de prolonger la syllabe (1557 : 38)
Cependant, Meigret (1550), plus soucieux de prononciation, préférait déjà écrire les formes sans s : [aimer] ęymames, ęymates ; [soloir] solumes, soluttes ; [valoir] vallumes, valluttes ; [apparaître] apparumes, apparuttes ; [voir] vimes, vittes ; [prendre] primes, printes, ę prittes ; etc.
Au 17e s., l’hésitation demeure, comme le montre la distribution des graphies des P4 et P5 avec ou sans s pour tous les types de verbes : P4 -asmes 64 / -âmes 35 / -ames 19, -ismes 66 / -îmes 4 / -imes 9, -usmes 46 / -ûmes 6 / -umes 5 – P5 -astes 38 / -âtes 10 / -ates 7, -istes 25 / -îtes 11 / -ites 3, -ustes 33 / -ûtes 6 / -utes 2
Les graphies modernes se trouvent essentiellement dans RabutinLettres (dernier tiers du 17e s.), ainsi que dans UrféAstrée (1610), où elles coexistent avec les graphies anciennes : et l’accommodâmes de ceste sorte le mieux que nous pusmes (UrféAstrée, p. 429v°)
La généralisation des graphies avec l’accent circonflexe date du 18e s. : 18e s. en -a : P4 -âmes 62 attestations – P5 -âtes 8 / en -u : P4 fûmes 18 – P5 fûtes (RetifBretonnePaysan, p. 7) / en -i : P4 -îmes 19 – P5 perîtes 1 (RobespierreDiscours, p. 107) 19e s. en -a : P4 -âmes 105 – P5 criâtes (ClémenceauRéparation, p. 514) / en -u : P4 fûmes 18 – P5 fûtes 3 (BérangerChansons, p. 25 ; BaudelaireFleurs, p. 144) / en -i : P4 -îmes 30 – P5 ensevelîtes (ChateaubriandGénie, p. 162), rendîtes (StaelCorinne, p. 398) 20e s. en -a : P4 -âmes 48 – P5 passâtes (SartreLettres, p. 46 ; ApollinaireAlcools, p. 76), formâtes (id.) / en -u : P4 fûmes (SartreLettres, p. 249) – P5 fûtes (id., p. 18, 113) / en -i : P4 -îmes 15 Remarque : Les chiffres font apparaître une dissymétrie flagrante entre P4 et P5 ; à la différence d’autres tiroirs, P4 est bien attestée, alors que P5 se raréfie complètement. Sur l’ensemble de la période considérée, pour les verbes en -a et en -i faibles, on a 189 attestations de P4 et seulement 15 de P5 dont la moitié du 18e s.
P6 : -erent s’est généralisé au 15e s. pour les verbes en -er et l’accent grave se généralisera ultérieurement pour marquer le timbre. Les formes dialectales en -arent (Est et Nord-Est) sont bien représentées dans la littérature du 16e s. : Allarent 13 (Consistoire, p. 320, etc.), donnarent 6 (id., p. 182, etc. ; DuBellayDéfense, p. 41 ; MontaigneEssais, p. 368), trovarent, joyarent 5 (Consistoire, p. 152, 169, 302, etc.), demandarent 3 (id., p. 55, 302 ; MontaigneEssais, p. 120), etc. Meigret (1550) écrit systématiquement les désinences de P6 sans n : eymaret pour eymerent, priret pour prirent.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Selon Gougenheim (1974 [1951] : 113), -arent serait liée à un fait de prononciation, l’ouverture de /ɛ/ en /a/ devant /r/. Constamment utilisées dans la première édition de Défense et Illustration de la langue française (1549), elles disparaissent dans l’édition de 1557. Admises par certains grammairiens du 16e s., Sylvius (1531), Meigret (1550), elles seront critiquées par d’autres, tels Maupas (21618 [1607]) : « Gardez-vous bien de dire aimarent à la mode de Gascogne » (Fouché 1931 : 254). Il n’y en a pas d’exemples du 17e s. dans le corpus. Enfin, la désinence -eront a pu apparaître également au 16e s., peut-être en raison de l’identité des désinences du passé simple singulier des verbes en -er avec celles du futur simple, en -ai, -as et -a : « Certains grammairiens comme Sylvius l’ont cependant favorisée parce qu’elle leur paraissait plus proche de la désinence latine -arunt » (Gougenheim : id.). 31.8.2.2 Les passés simples forts a. Changement de base ou de conjugaison Le verbe ester, conjugué en AF selon le type fort en -u, ce qui en faisait une exception, passe au type en -ai : esta (JoinvilleMémoires, p. 136 ; BersuireDécades, p. 58) au lieu de estut
Pour le verbe vouloir qui hésitait pour son passé simple entre deux types de conjugaison en AF, en -i mixte (voust) ou sigmatique (volt, vout), le MF voit l’apparition d’un nouveau type en -u, construit à partir du participe passé voulu : voulu(s), -s, -t, -umes, -utes, -urent. 14e-1ère moitié du 15e s. : P1 vols 1 – P3 vout 2, volt 193, voult 456 (jusqu’à VigneullesNouvelles, 1515) – P5 voulistes (SaleSaintré) – P6 vouldrent 50, vodrent 21, voldrent 8, voudrent 3, vorent 2 (JoinvilleMémoires, FroissartChroniques), voulrent 2 (CentNouvelles) 2nde moitié du 15e-16e s. : P1 voulus 5 – P2 voulus 1 – P3 voulut 268 – P4 voulumes 5 – P5 voul(l)ustes 2 – P6 voulurent 68
Le type en -i est encore attesté dans quelques textes au 16e s. : voulit et voulirent (Consistoire), mais disparaît totalement ensuite. Le verbe prendre, par analogie avec les verbes venir et tenir, avec lesquels il présente une base faible similaire au présent de l’indicatif (B1), ven-, ten- et pren- avec un e central, fait apparaître au milieu du 13e s. une nouvelle base de passé simple (B5), prin- sur le modèle de vin- et tin-, d’où un nouveau paradigme, prin, print, prindrent en P1, P3, P6 (*prenis, *prenimes, *prenistes non attestés), à côté de la base sigmatique, toujours utilisée pris- (pris, preïs, prist, preïmes, preïstes, prisdrent). En MF, le paradigme est entièrement en -i : prin, prins, print, prinsmes, prinstes, prinrent. Milieu 13e s. – fin 16e s. : P3 prist 917, prit 145 (dont 143 au 16e s.), print 1492 (seulement 7 attestations antérieures à 1300) – P4 prinsmes 8 – P5 prinstes 1 – P6 prisdrent 1, prirent 66 (surtout 15e et 16e s.), prindrent 399, prinrent 12.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes et montrent la concurrence des deux paradigmes. On trouve même pendant la période considérée une forme issue de leur croisement, prinst (121 attestations). Mais celle-ci n’apparaît plus au début du 17e s. que dans GerhardHeroard (16011610). Meigret (1550 : 90v–91) révèle cette hésitation en donnant les formes suivantes pour le « prétérit » de prendre : je prin, ou prins, tu prins, il print, nou’primes, vou’ printes, ę prittes, il’prinret, prindret, ę priret. Si au singulier, les formes en prin- l’emportent, en revanche au pluriel l’hésitation est plus flagrante. On peut noter ici les graphies de
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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P6 qui marquent la disparition du /n/ final. Au début du siècle suivant, on a une trentaine d’attestations encore de print et 4 de prindrent (UrféAstrée, BeroaldeParvenir). Certains verbes tels que traire, braire ou clore sont devenus défectifs et ont perdu leur passé simple en FMod. Ce sont d’anciens sigmatiques conjugués sur le modèle trais, -is, -t, -imes, -istes, -trent, ou clos, -is, -t, -imes, -istes, -(t)rent. Si braist est peu attesté, deux fois à la rime avec traist, on dénombre 95 attestations, jusqu’à SaleSaintré (milieu du 15e s.), de la forme de P3 traist et 8 attestations de P6 traistrent (ainsi que 8 de trairent). Meigret signale des formes brahyey, trahyey, -as, -a, c’est-à-dire des formes conjuguées sur le type en -er, ou remontant à un infinitif « inusité » brahyer : Ao demourãt pourtręr’ ę distręre, font de męmes : de sorte qe nou’ pouuons dire, je distrahyey, as, a ny n’ę n’auon’poĩt d’aotre (1550 : 88v°)
Au sujet du verbe extraire, qui se conjugue comme les autres dérivés de traire, abstraire, distraire, soustraire et ne possède plus de passé simple, Le Goffic commente : « Le besoin d’un passé simple pour un verbe comme extraire, entraîne de nombreuses occurrences de formes déviantes, sur le modèle du 1er groupe, j’*extrayai, etc. Ex. : « D’autres, faisant plutôt confiance aux équipements de secours, extrayèrent de dessous leurs sièges leurs gilets de sauvetage et s’exercèrent à les mettre. » (Un tout petit monde, trad. française de Small World, David Lodge, 1992, p. 304). La forme de 3ème personne du pluriel « passe » très naturellement, appuyée sur exercèrent qui suit. Faut-il vraiment s’en priver ? » (Le Goffic 1997 : 73).
b. Disparition de l’alternance entre B5 et B6 i. Au profit de B5 L’évolution a conduit en plusieurs étapes à l’abandon de l’alternance de bases des passés simples « mixtes » : dès les 12-13e s., le /s/ intervocalique a disparu dans les formes construites sur B6 des passés simples sigmatiques, qui se sont ainsi alignés sur le modèle veïs : desis > deïs, mesis > meïs ; au 14e s., la réduction des hiatus par effacement du e central, devenu /ə/ , a fait disparaître l’alternance syllabique, au profit d’un simple allongement compensatoire du /i/ ou du /y/ aux personnes « faibles ». Dès lors, le radical est unifié dans la prononciation, mais le e demeure dans la graphie comme marque de cet allongement. La conséquence de ce décalage est l’apparition de graphies inverses en MF, c’est-à-dire de graphies -ei- pour noter le son /i/, ou -eu- pour noter le son /y/, aux personnes construites sur B5, c’est-à-dire là où il n’y a jamais eu d’hiatus. Graphies « inverses » P1 feis 17, veis 7 P3 veit 180, feit 52, meit 4 P6 veirent 182, feirent 34
par comparaison aux graphies en -i vi / vy / vis 223, fis 77 fit 1190, vit 864, mit 214 firent 995, dirent 511, virent 310, mirent 238
Graphies « modernes » P2 fis 7, vis 7 P4 vismes 36, fismes 24, prismes 6 P5 vistes 7, fistes 5, distes 5
par comparaison aux graphies en -ei feis 7, veis, preis veismes 17, feismes 16, deismes 5 feistes 22, veistes 20, deistes 5
Si les formes qui marquent la réduction de l’hiatus sont attestées dès la seconde moitié du 14e s., elles ne se répandent qu’au 16e s. : ainsi, sur les 36 attestations de la forme vismes et sur les 24 de fismes en MF, respectivement 32 et 21 attestations sont du 16e s. Palsgrave (1530) n’indique d’ailleurs que les graphies « modernes » :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Je dys, tu dys, il dit, nous dismes, vous distez, ilz dirent. Je fis, tu fys, il fit, nous fismes, vous fistez, ilz firent.
Meigret, de son côté, critique ceux qui écrivent je dey au lieu de je dis (1550 : 88v°). On trouve cependant ce type de graphies tout au long du siècle, et encore chez Montaigne (ou son imprimeur), où elles apparaissent de façon irrégulière selon les personnes et les verbes : P1 fis 10, vy 9 – P3 feit 19 / feist 2, fit 213 / fist 22, veit 11, vit 25 – P6 feirent 7, firent 24, virent 4
Les graphies « inverses » disparaissent au cours du 17e s. Seules traces pour -ei- : veit 3 (UrféAstrée, p. 33, 429v°), veirent 4 (id., p. 293 ; CoeffeteauHistoire, 1646, p. 521-522), feit 2 (BeroaldeParvenir, 1616, p. 5, 19).
En revanche, la graphie -eu- se maintient plus longtemps, certainement sous l’influence du passé simple du verbe avoir qui est seul à l’avoir conservée en FMod. Elle est usuelle en MF : P4 eusmes / eumes 67, peusmes / peumes 11, sceusmes / sceumes 5, receusmes 2, deumes 2, esmeumes 2, leusmes / leumes 2, apperceusmes, beusmes, creumes, cogneusmes – P5 eustes 4, accreustes, seustes
Palsgrave hésite selon les verbes : Je bus, tu bus, il but, nous busmes, vous bustez, ilz burent mais Je decéus, tu decéus, il decéut, nous decéusmes, vous decéustes, ilz decéurent (Palsgrave : 1530)
Des graphies analogiques en -eu- sont attestées aux 15e et 16e s. pour le passé simple du verbe être, mais elles restent très marginales : P1 feus (CalvinLettres) – P2 feus (DuBellayOlive) – P3 feut 8 (id., MontaigneEssais) – P4 feumes / feusmes 16 – P5 feustes 7 – P6 feurent 9 contre 2111 furent
Meigret (1550 : 87v°) critique le maintien de la graphie -eu- là où un u suffit, pour la même raison que pour -ei-, car cela induit en erreur, par rapport à la prononciation habituelle de -eu- en /ø/. Mais les graphies, conservatrices ou analogiques, en -eu- se maintiendront encore en partie au 17e s. ii. Au profit de B6 Pour la plupart des autres verbes à passé simple « mixte », la réfection se fait sur B6, ainsi pour les composés en -duire ou -struire, qui relevaient du modèle sigmatique : construis, construisis, construist, construisimes, construisistes, construistrent. L’influence des formes conjuguées sur cette base, participe présent ou présent de l’indicatif pluriel aux personnes P4, P5, P6, a dû être déterminante. AF : conduist 11, destruist 10 – destruistrent (Eneas, v. 1174, 4711) Réfection : conduisit 23 (BueilJouvencel, CentNouvelles, PharesAstrologues, CommynesMémoires), destruisit 2 (PharesAstrologues)
Meigret condamne cette évolution tout en s’en remettant à l’usage : Nou’ne pouuons reçeuoęr deduyzi, detruyzi : de vrey si nou’ dizions je detruis, tu detruis, nou’ garderions la ręgle dęs aotres : qoę que ce soęt, il faot nonobstant tous auis, demourer a çeluy qe l’usaj’ aothorizera (Meigret : 89, nous soulignons).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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On trouve encore destruirent au 17e s. Mais la tendance à étendre le modèle en -i pour les verbes dont la base est terminée par -s a été la plus forte : -s + -i(s), -s, -t, -imes, -istes / -ites, -irent. Les formes du radical fort disparaissent, sauf pour le verbe conclure, qui étend cellesci à tout le paradigme : P2 conclus, P4 conclusmes, P5 conclustes (au lieu de conclusis, conclusimes, conclusistes). Le passé simple de dire se confond avec le présent de l’indicatif en P1, P2, P3 et en P5, seul l’accent circonflexe permet de les distinguer (dîtes / dites). C’est le cas également des dérivés de dire, tels interdire ou contredire, dont la P5 se démarque au passé simple de celle du présent (interdîtes vs. interdisez). c. Evolution des désinences à partir du moyen français P1 : dans les formes sigmatiques, du type fis, -s est sentie comme une désinence (fi + s) qui s’étend progressivement à tous les verbes forts en -i (16e s.) : vis, tins, vins, puis à l’ensemble des verbes en -i. Les grammairiens signalent souvent la double graphie, ainsi Meigret au 16e s. indique-t-il presque systématiquement les deux : je solu ou solus, je vallu ou vallus, j’apparu ou apparus, je vi ou vis, je fi ou fis, j’escrivy ou escrivis, je prin ou prins, etc. Dans les verbes en -oi ou -ui, i disparaît progressivement en MF et le radical reste nu ou reçoit la marque -s sous l’influence de la P2. Marchello-Nizia (21997a [1979] : 268) signale les formes oz [avoir], poz [pooir], soz [savoir], puz [pouvoir] chez Pizan. Dans le corpus GGHF, oz est attestée à treize reprises (JoinvilleMémoires, Berinus, ArrasMélusine, PizanCité, CentNouvelles). P2 : /s/ a disparu de la prononciation à partir du 13e s. ; le maintien de -s comme morphogramme ne souffre que très peu d’exceptions, liées au statut particulier des attestations (par ex. journaux intimes) ou à des erreurs typographiques. Même Meigret qui marque l’élision de -s final par l’apostrophe, indique toujours la marque -s en P2. P3 : /t/ n’est plus prononcé depuis le 13e s., mais le maintien d’un t graphique est un fait de système, il constitue un morphogramme qui est étendu à l’ensemble des verbes en -i et en -u au passé simple – ce qui isole les verbes en -er qui sont seuls à conserver une P3 sans -t. P4 : -smes est généralisé depuis la fin de l’AF, par alignement sur P5 (voir ci-dessus 31.8.1.2.b). En P5, après la disparition de /s/ implosive (2e moitié du 11e s.) comme pour les passés simples faibles, -s a été maintenue dans la graphie comme marque d’un allongement consécutif à sa disparition dans la prononciation. La présence du s graphique est bien attestée en P4 et P5 sur une longue période, le remplacement par l’accent circonflexe ne se généralisant qu’au 18e s. : P4 eûmes 8, fûmes 18, appercûmes 3, pûmes 2, connûmes, crûmes, reconnûmes, sûmes – P5 eûtes (RetifBretonnePaysan, p. 249), fûtes (id., p. 7), sûtes (RobespierreDiscours, p. 107)
Si les consonnes épenthétiques se sont maintenues dans la conjugaison de certains verbes au futur et conditionnel, comme vendrai devenu viendrai, car elles se retrouvaient dans l’ensemble du paradigme, il n’en est pas de même au passé simple, où elles ne concernaient que la P6, ainsi vindrent est devenu vinrent et assistrent, assirent sur le modèle de virent ou firent (Fouché 1931 : 290-291). Les formes épenthétiques se maintiennent jusqu’au 15e s., mais elles disparaissent progressivement devant les formes modernes en -irent, dirent, occirent, prirent, etc. Au 16e s., Meigret recommandait encore les formes épenthétiques, mais l’usage a préféré les formes en -inrent : vinrent, tinrent. Leur disparition a pu être favorisée par l’allègement de nasalité : l’amuïssement de la consonne nasale implosive rendant inutile l’épenthèse. D’autres, formées sur l’infinitif correspondant, telles prendrent, fondrent,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
respondrent, encore attestées au 17e s. (Fouché 1931 : 291), seront seulement transitoires. La forme destruirent est ainsi bien attestée en MF (PharesAstrologues, p. 107, mais aussi chez Raoul de Presles, Jacques Legrand, Christine de Pizan). Conclusion On peut s’interroger sur la disparition du tiroir du passé simple à l’oral en FMod et sur le caractère défectif de la conjugaison : « Essentiellement temps du récit écrit, le passé simple n’est pas employé dans le code oral, dans les conditions normales de la communication » (Pinchon et Couté 1981 : 97). Dès lors on a pu considérer qu’il avait disparu ou du moins que son apprentissage n’était pas une priorité, comme le montrent les instructions officielles de l’enseignement du français à l’école et au collège, ; en effet, on voit que son étude apparaît au cours du cycle 3 (CM1-CM2-6e), limitée aux 3e personnes (P3 et P6) et qu’en cycle 4 (5e-4e-3e), « la mémorisation des formes du passé simple et du subjonctif présent des verbes fréquents (être, avoir, aller, faire, dire, prendre, pouvoir, voir, devoir, vouloir, savoir, falloir, valoir ; verbes à infinitif en -er) » est seule attendue (Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015, Annexe 3 Programme d’enseignement du cycle de consolidation et Annexe 4, Programme d’enseignement du cycle des approfondissements). L’oral et la fréquence d’emploi expliquent ces choix, mais il ne faudrait pas occulter le fait que ce tiroir est encore très utilisé aujourd’hui dans la langue littéraire, ainsi que dans les rédactions des enfants comme marqueur du récit. Ses difficultés sont liées à : – – –
la présence d’une voyelle qui n’est que partiellement reliée au reste du système verbal : /a/ et ses variantes /e/ et /ɛ/ ; /i/ et /ɛ/̃ ; /y/ des désinences spécifiques au pluriel : -mes /m/, -tes /t/, rent /r/ une base qui peut correspondre à celle de l’indicatif présent singulier : il finit (finir, présent il finit), ou à celle de l’indicatif présent pluriel : il construisit (construire, présent nous construisons → construis) ou encore correspondre à une base nouvelle, qui elle-même coïncide ou non avec le participe : il vécut (vivre, part. vécu) vs. il naquit (naître, part. né).
Du point de vue historique, on note la stabilité des conjugaisons issues des types faibles en -a et en -i, ainsi que celle plus relative des types « mixte » en -i, -in et -u, qui combinent une base spécifique avec des désinences en -i ou -u. En revanche, le type sigmatique a complètement éclaté : certains verbes ont conservé la sifflante, d’autres ont perdu la sifflante et relèvent soit du type en -i, soit du type en -u sans qu’il soit possible d’établir des règles de distribution simples. D’où les hésitations en MF et FClass pour certains verbes, et les nombreux verbes devenus défectifs au passé simple, tels que absoudre (absolut rare), braire, clore, cuire, dissoudre, extraire, luire (luisit rare), nuire (nuisit), paître, traire.
31.9 Le subjonctif imparfait On peut noter l’hésitation des désignations, indiffinit tens pour Palsgrave (1530), autre temps, opposé au présent de l’optatif pour Robert Estienne (1557) ; plus récemment Andrieux-Reix et Baumgartner le désignaient comme subjonctif passé (1983 : 186-193), mais cette dernière désignation est aujourd’hui réservée au tiroir composé formé à partir de l’auxiliaire au sub-
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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jonctif présent. Le subjonctif comporte quatre tiroirs, deux simples, le présent et l’imparfait, et deux composés, le passé et le plus-que-parfait, selon les désignations conventionnelles admises. Le subjonctif imparfait français est issu du plus-que-parfait du subjonctif latin amauissem, amauisses, amauisset, amauissemus, amauissetis, amauissent – et non du subjonctif imparfait disparu de toutes les langues romanes : amarem, amares, amaret… En diachronie, ce sont les formes contractées *amassem, *amasses, *amasset, *amassemus, *amassetis, *amassent qui sont à l’origine des formes médiévales. Les désinences sont les mêmes quel que soit le type de verbe : -Ø, -s, -t, -ons / -iens / -iemes / -ions, -ez / -iez, -nt. Ce tiroir très utilisé dans les états anciens du français a vu son déclin s’amorcer progressivement pendant l’ancien régime pour s’accentuer au 19e s. Nous reviendrons sur les étapes de cette marginalisation. 31.9.1 Formation en ancien français et moyen français Le tiroir présente la même voyelle thématique qu’au passé simple : en P1, P2, P3, P6, /a/ et /i/ accentués sont conservés sans changement par analogie avec les passés simples. En P4 et P5, la voyelle thématique est prétonique interne. On attendrait donc pour /a/ un affaiblissement en e central, or /i/ apparaît dès les plus anciens textes, peut-être par analogie avec les nombreux verbes en -iss-. En revanche, /i/ prétonique aurait dû disparaître, son maintien est peut-être dû à l’influence du reste du paradigme ou à celle des passés simples correspondants, où /i/ est accentué. 31.9.1.1 Les différents types En AF et MF, le subjonctif imparfait se forme de deux façons, soit sur la base « faible » du verbe (B1) pour les verbes qui possèdent un passé simple « faible », soit sur la base longue (B6), présente dans la conjugaison du passé simple « mixte » en P2, P4 et P5. Le morphème caractéristique /s/ apparaît dans les deux cas à toutes les personnes entre la base et les morphèmes personnels, sous des formes graphiques diverses -sse, -ss-, -s-. a. Formation des subjonctifs imparfaits sur B1 Personne P1 P2 P3 P4 P5 P6
Base faible B1 B1 B1 B1 B1 B1
« élargie » a/i/u a/i/u a/i/u a/i/u a/i/u a/i/u
Morphème de tiroir -sse -sse -s -ss -ss -sse
Morphème personnel -Ø -s -t -ons/-iens -ez/-iez -nt
Tableau 13 : Le subjonctif imparfait formé sur B1
i. Voyelle a : amasse, -sses, -sse, amissons / -ssions, amissez / -iez, amassent Il s’agit uniquement de verbes à base faible. Le subjonctif imparfait aux P4 et P5 connaît pour ces verbes une alternance vocalique a / i, attestée de façon constante jusqu’à la fin du 15e s. 9e-16e s. : P1 alasse 29, amasse 21, cuidasse 14, osasse 10, etc. – P2 alasses 2, reconfortasses 2, reposasses 2, etc. – P3 donnast 106, osast 92, laissast 88, allast 82, amast 66, etc. –
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe P4 alissons (JoinvilleMémoires, ArrasMélusine), alissiens (JoinvilleMemoire), amissions (Berinus), cuidissons (Griseldis), demourissiens (MenestReims), chacissons (RenartDole), laississions (ArrasMélusine), menissions (BeaumanoirBeauvaisis), sejornissons (RenartDole), etc. – P5 alissiez 6, retournissiez 3, acordissiez (MeunRose), comencissiez (MenestReims), delivrissiez, desconfortissiez, doutissiez, menissiez, portissiez (Graal), reclamissiez (CoinciMiracles), trovissiez (WaceBrut) – P6 allassent 82, portassent 20, etc. Les formes de P4 et P5 en -i sont régulières en AF et MF. Sur l’ensemble de la période considérée, on dénombre 39 formes en -i et 3 en -a pour P4 et 33 en -i et 7 en -a pour P5. Les formes en -a apparaissent à partir de 1400 : allassions (BueilJouvencel), baillassez (QuinzeJoies, CentNouvelles), demourassiez, donnassez, entrassiez (BueilJouvencel), envoiassez (QuinzeJoies), osassiez (CentNouvelles). L’hésitation sur le timbre de la voyelle thématique (-a- / -ai-) est à relier à l’alternance vocalique présente au passé simple (P1 -ai / P2, P3, P4, P5 -a- / P6 -e). De nombreuses attestations de formes en -ai- dans les textes du Nord et de l’Est du corpus GGHF : P1 alaisse, amaisse, apelaisse, aportaisse, baillaisse, laissaisse, etc. – P2 alaisses (Griseldis) – P3 alaist / allaist 10, ataichaist, osaist, versaist (VigneullesNouvelles) – P6 alaissent, aidaissent, armaissent, donnaissent, gardaissent, etc. (AmiAmil, ClariConstantinople, CoinciMiracles, FroissartChroniques, TristanProse).
ii. Voyelle i : mentisse, mentisses, mentist, mentissons / -ions, mentissez / -iez, mentissent P1 perdisse 7, souffrisse 6, garisse 6, partisse 5, attendisse 4, entendisse 4, respondisse 2, servisse 2, ississe 2, etc. – P2 perdisses 2, servisses 2 – P3 servist 23, sentist 22, souffrist 19, ouvrist 15, rompist 14, offrist 13, vendist 13, atendist 12, garentist 12, choisist 11, departist 11, dormist 11, norrist 11, etc. – P4 departissions (JoinvilleMémoires), mentissions (Berinus), ouvrissions (CommynesMémoires), perdissions (JoinvilleMémoires), rendissons (BeaumanoirBeauvaisis), souffrissons (QuinzeJoies) – P5 perdissiez 3, rendissiez 3, attendissiez, deffendissiez, servissiez, souffrissiez – P6 rendissent 11, attendissent 9, ferissent 7, perissent 7, ravissent 7, entendissent 6, combatissent 5, ississent 5, descendissent 4, dormissent 4, etc. Remarque : on trouve sporadiquement morisse (Eneas) au lieu de morusse, courrisse au lieu de courrusse, à la rime avec recourisse (MachautFortune, v. 3446).
iii. Voyelle u : fusse, fusses, fust, fussons / -iens / -ions, fussez / -iez, fussent P1 fusse 108, fuisse 40 – P2 fusses 29, fuisses 4 – P3 fust 2887, fuist 14 – P4 fussons 4, fussions 6, fuissons 1, fuissions 1, fussiens 3 (Eneas, TroyesYvain) – P5 fussez / fussés 10, fussiez / fussiés 30, fuissez 3, fuissiez / fuissiés 16 – P6 fussent 542, fuissent 168 Remarque : les formes en -ui, construites sur l’ancienne P1 du passé simple, se trouvent majoritairement dans les textes picards (CoinciMiracles, ClariConstantinople, TristanProse, FroissartChroniques).
b. Formation des subjonctifs imparfaits des verbes à passés simples forts (sur B6) Personne P1 P2 P3 P4 P5 P6
Base B6 B6 B6 B6 B6 B6
Morphème de tiroir -sse-sse-s-ss-ss-sse-
Tableau 14 : Le subjonctif imparfait formé sur B6
Morphème personnel -Ø -s -t -ons / -iens / -ions -ez / -iez -nt
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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i. Voyelle i : venisse, venisses, venist, venissiens, venissiez, venissent – non sigmatique : P1 veïsse 17, venisse 10, tenisse 7, retenisse 3, voulisse 3 – P2 venisses (Eneas), devenisses (Graal), revenisses (StAlexis) – P3 venist 273, tenist 107, avenist 45, convenist 38, revenist 27, advenist 11, etc. – P4 veissions (ArrasMélusine) / veissons (BeaumanoirBeauvaisis) – P5 veissiez 29 / veissiés 9 – P6 venissent 96, veïssent / veissent 30, tenissent 21 – On trouve également sur ce modèle le verbe prendre sigmatique : prenisse (Berinus, QuinzeJoies) au lieu de presisse ; prenist 35 (Berinus, RegistreChatelet, ArrasMélusine, QuinzeJoies) au lieu de preïst bien attesté, aprenist 3 (RegistreChatelet) au lieu de apresist / apreïst, reprenist (id.). – sigmatique : P1 desisse (TristanProse) / deisse 13, fesisse 11 / feisse 21, mesfesisse (CoinciMiracles) ; meisse 3, presisse 2 (PontStMaxenceBecket, CoinciMiracles) / preisse 5, mespresisse, quesisse (CoinciMiracles), enqueisse 2, vausisse 8, combatisisse 4 (TristanProse) ; voulsisse 10 / vousisse 18 / volsisse 4 /vosisse 4 – P2 fesisses 2, mesfesisses – P3 fesist 90 / feïst 278, desist 25 / deist 153, presist 20 / preist15, mesist 17 / meist 103, sesist 3 / a(s)seist 5, etc. – P4 feissions 4 / feissons (FroissartChroniques) – P5 fesissiez, mesissiez (CoinciMiracles), feissiez 5 / feissiés, deissiez 3, preissiez – P6 fesissent 26 / feissent 84, mesissent 8 / meissent 14, presissent 8 / preissent 6, desissent 2 / deissent 17, tresissent, occeissent.
/s/ intervocalique a disparu de la B6 des verbes sigmatiques du type presist > preïst, desist > deïst de la même façon qu’il avait disparu des passés simples dans le courant du 12e s. (aucune forme avec /s/ intervocalique dans TroyesYvain) – sauf dans les textes du Nord et du Nord-Est où la réduction est plus tardive (Fouché 1931 : 347), puisqu’on peut y relever des formes avec -s jusqu’au 14e s. (TristanProse, FroissartChroniques). On note la création de formes sigmatiques transitoires, de la même manière qu’au passé simple : P1 combatesisse, abatesisse (TristanProse) – P3 departesist (id., FroissartChroniques), partesist (ClariConstantinople, FroissartChroniques), perdesist (Berinus, FroissartChroniques, RegistreChatelet), entendesist (FroissartChroniques, Mesnagier), combatesist (TristanProse), vendesist (RegistreChatelet), etc. – P6 atendesissent, departesissent, desfendesissent, etc. (FroissartChroniques). D’où des formes analogiques en -ei pour des verbes qui présentaient un passé simple faible en -i, dépourvus originellement d’hiatus : descendeist (JoinvilleMémoires, RegistreChatelet), rendeist (id., PizanCité), atendeist, deffendist, vendeist (RegistreChatelet). Les formes poïsse (Roland, Eneas), poïsses (Passion), poïst (Eneas, TroyesYvain, BeroulTristan, BodelNicolas, AmiAmil, RenartDole, CoinciMiracles, Graal, MenestReims, TristanProse, MeunRose, VigneullesNouvelles), poïssiez (Graal) et poïssent (Eneas, TroyesYvain, Renart, CoinciMiracles, Graal, MeunRose) – au lieu de peüsse, peüst, peüssiez et peüssent – s’expliquent par la non-labialisation de /i/ dans les verbes en -uissem (même phénomène attesté pour les passés simples, Zink 31994 : 210). Des formes isolées en -issent dans FroissartChroniques (P1 euisse 3, peuisse 2 – P3 euist 142, peuist 55, deuist 20, seuist 6, etc. – P4 euissions 3, deuissions 2 – P5 euissiés 4, deuissiés 2 – P6 deuissent 8, euissent 73, peuissent 27, seuissent 4, etc.) pourraient s’expliquer par une réfection sur le modèle des sigmatiques comme vausist (Fouché 1931 : 347). ii. Voyelle u : eüsse, eüsses, eüst, eüssons / -iens / -ions, eüssez / -iez, eüssent P1 eüsse 114 / eusse 325, sceusse / seusse 14 (Graal), peüsse 44 / peusse 53 / pusse 4 (PontStMaxenceBecket, Renart, PhoebusChasse), deüsse 23 / deusse 29, etc. – P2 eüsses 17, deüsses 11, peüsses 7, seüsses, etc. – P3 oüst 14 (Roland, ThaonComput, PontStMaxenceBecket) / eüst 604, poüst 13 (id.) / peüst 379, deüst 172, seüst / sceüst 179, creüst 11, leüst 8, geüst 7, etc. –
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe P4 eüssions 4, deüssions 3, peüssions / peüssons 2, sceüssions / sceüssons 2 – P5 eüssiez / eüssez 24, peüssiez 14, deüssiez 7, sceüssiez 2, etc.– P6 eüssent 118, peüssent 60, deüssent 34, seüssent / sceüssent 29, etc.
L’évolution de la voyelle initiale des verbes habuissem, sapuissem s’explique par la labialisation de /a/ sous l’influence de /w/ en /o/, oüst, poüst, soüst, mais également analogiquement, doüst, estoüst [estovoir] au lieu de deüst, esteüst. Ultérieurement le passage de /oü/ à /eü/ suit l’évolution des passés simples. On peut trouver sporadiquement des formes en -au pour les verbes à voyelle radicale /a/ : aüsse, saüsse 3, aüst 10, saüst 7, plaüst, aüssiez, aüssent (Eneas). 31.9.1.2 Les désinences P1, P2 : le maintien du -e final sous forme de e central en P2, non phonétique, est un fait de système, car une évolution phonétique aurait conduit à une forme identique à celle du passé simple ; le maintien a été étendu à P1. Une extension de l’-s à la P1 a pu être observée dans de rares cas (Marchello-Nizia, 21997a [1979] : 264, Pathelin, v. 26, se j’eusses esté) : P1 eusses 2 attestations également de subjonctif plus-que-parfait (Mesnagier, p. 085). P3 : -s constitue une variante du morphème -sse, liée au maintien de /t/ final, selon le même phénomène qu’à l’imparfait : -eat > -oi(e)t. Le maintien général de l’-s graphique est attesté jusqu’à la fin du 15e s. P4, P5 : les désinences attendues -*eins et -eiz > -oiz sont remplacées dès les premiers textes par des désinences analogiques : -ons (P4) entraîne -ez (P5), puis par analogie avec le subjonctif présent : -iens et -iez. En P4, la désinence -iens est bien attestée dès la seconde moitié du 12e s. et jusqu’au e 14 s., notamment dans JoinvilleMémoires (esveillissiens, p. 86 ; alissiens, p. 84, 86 ; eussiens p. 102, 104 ; feussiens p. 22, 188), mais également ailleurs fussiens (Eneas, v. 8526 ; TroyesYvain, v. 3743, 6336), eüssiens, peüssiens (CoinciMiracles), demourissiens (MenestReims) ; -iemes semble moins répandue : fuissiemes (ClariConstantinople, p. 16), eussiemes (ArrasMélusine, p. 11), mespresissiemes (id., p. 43). Si la répartition des désinences -ssons et -ssions est équilibrée en AF – mais cette dernière est surtout présente dans BeaumanoirBeauvaisis (vers 1283) –, aux 14e et 15e s., la désinence -ssions (4/5e des attestations) l’emporte largement sur -ssons. Si on ne trouve plus de formes en -ssiens au 15e s., on trouve encore -ssons, dans CentNouvelles (1456-1457) et BueilJouvencel (1461). Pour P5, en revanche, la répartition au profit des formes en -iez était déjà attestée aux 12e et 13e s., les formes en -ez ne représentant respectivement que 8% (12e-13e) et 17,5% (14e-15e) du total des attestations dans le corpus : par exemple sur des formes très bien attestées, telles que veïssiez 29 (de Wacebrut à MeunRose, 8 textes) face à veïssez 4 (Roland, PontStMaxenceBecket, AdgarMiracles) ou eüssiez / eussiez 20 (de Eneas à MeunRose) face à eüssez 3 (CoinciMiracles). Dans Griseldis (1395), si on trouve encore 6 formes en -ssons (feussons, feïssons, cuidissons, peüssons, preïssons, seüssons) pour une seule forme en -ssions (deussions), on ne trouve plus que des formes en -ssiez (alissiez, enclinissiez, feussiez, sceussiez) : le couplage des formes -ssions / -ssiez n’est donc pas encore installé. P6 : des formes accentuées en -eint, -aint, -ont ou encore -ant sont signalées dans certains dialectes (Fouché 1931 : 343). Un exemple isolé dans le corpus GGHF : alassant (PizanCité, 299v°).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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31.9.2 Evolution du subjonctif imparfait du moyen français au français moderne 31.9.2.1 Les radicaux Comme le tiroir est morphologiquement sous la dépendance du passé simple, la plupart des transformations qui affectent les passés simples se retrouvent dans les subjonctifs imparfaits correspondants, notamment l’adoption de la base forte du présent : am > aim- pour le verbe amer > aimer et la résolution de l’hiatus phonétique dans veïsse > visse ou analogique comme dans feïsse > fisse. Les graphies demeurent conservatrices jusqu’à la fin du 16e s. avec le maintien de -ei- /i/ et -eu- /ø/, ce qui a pour conséquence l’apparition de « graphies inverses » (voir 31.8.2.2). Les graphies fisse (Pathelin), disse, usse (Commynes) sont encore marginales au 15e s. En FMod, seul le verbe avoir a conservé une graphie en eu : j’eusse. Pour le type en -a, les formes de P4 et P5 en -assions et -assiez tendent à se généraliser dès la fin du 15e s., mais on trouve encore les formes en -i au 16e s. et 17e s. : P4 allissions, arivissions, donnissions, mangissions, etc. (LéryBresil, 1578), sustentissions (MontaigneEssais, 1592, p. 1113) – P5 trouvissiez (CalvinLettres, 1543-1554, p. 154, 162), chevauchissiez (DesPériersRécréations, 1561, p. 173), laississiez (LéryBresil, p. 86)
Pour le type en -i et -u, la généralisation de la forme brève au passé simple entraîne la réfection du subjonctif imparfait : vins, vins, vint → vinsse, vinsses, vînt… En revanche, les verbes sigmatiques peuvent s’aligner sur des passés simples analogiques, ainsi escrisisse est refait en escrivisse sur le passé simple escrivis (AF escris / escresis) ou bien se maintenir, ce qui est encore le cas aujourd’hui pour les verbes conduire, détruire, instruire : P1 conduisisse, détruisisse, instruisisse. Les formes sigmatiques anciennes sont encore signalées aux 16e et 17e s. Cependant, certains verbes qui possèdent plusieurs paradigmes au passé simple peuvent connaître une évolution divergente au passé simple et au subjonctif imparfait (MarchelloNizia 21997a : 283) : ainsi le verbe vouloir dont les formes en -u ne se développent au subjonctif imparfait qu’à partir du 16e s. connaît encore quelques formes anciennes : P1 voulsisse (Consistoire, CalvinLettres), vousisse (DesPériersRécréations, MontaigneEssais) – P3 voulist (Consistoire), voulsist (id., EtienneAgriculture, MontaigneEssais), vousist (EtienneAgriculture)
Les formes anciennes de prendre coexistent également avec des formes analogiques en prei- / pris- ou en prin(s)-, mais ces dernières entraînent des homonymies avec les passés simples (par ex. la forme prissent, 116 attestations chez Froissart, est un passé simple) : P1 prenisse 3 (Berinus, QuinzeJoies), preisse (JoinvilleMémoires, CentNouvelles), prisse (Consistoire) – P3 prenist 35 (id., surtout RegistreChatelet), preist 10 (JoinvilleMémoires, BersuireDécades, RegistreChatelet) – P4 prenissions (Berinus) – P5 prenissiez (id., PizanCité), prinsiez (CalvinLettres) – P6 preissent 5 (BersuireDécades, SaleSaintré)
31.9.2.2 Les désinences P3 : -s implosive s’efface à partir de la fin du 13e s. dans la prononciation, mais est habituellement conservée dans la graphie jusqu’au 18e s., où elle est remplacée dans le rôle de morphogramme par l’accent circonflexe (Cerquiglini, L’Accent du souvenir 1995). On peut trouver déjà des formes sans -s au 16e s., essentiellement pour les verbes en -er :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe en -a : contaminat, retirat, semblat (CalvinLettres, p. 52, 91, 99, 100, 156, etc.) ; apportat (Consistoire, p. 382) ; ostat, adorat, arrestat, gaignat, conseillat (MontaigneEssais, p. 219, 249, 560, 610, 733, etc.), à côté de formes avec s : apportast 5, demeurast 4 et donnast 4 (id.). en -i : sortit, servit (CalvinLettres, p. 80, 130), formes homonymes des passés simples. en -u : eut, creut, deut 8 (Consistoire, CalvinLettres, MontaigneEssais), subjonctifs imparfaits homonymes des passés simples correspondants, face à deust 75, fallut, receut, recogneut, sçeut 19.
P4 : la forme du FMod -ions, issue du croisement des désinences concurrentes -iens et -ons l’emporte au 16e s. Dans le corpus, une exception : appliquassons (MontaigneEssais, p. 387). P5 : -iez s’est développé en même temps que -iens, mais son extension aux 14e et 15e s. en fait la désinence habituelle de P5. Au 16e s., -ssez n’est plus utilisé. Nous avons comparé dans le corpus la distribution par siècle et par personne des verbes les plus fréquents au subjonctif imparfait avoir, être, pouvoir et vouloir : période 17e 18e 19e 20e total
eusse 406 85 33 15 539
eusses 17 15 3 0 35
eust/eût 1785 658 583 310 3336
eussions 36 10 7 5 58
eussiez 112 17 8 9 146
eussent 305 155 70 24 554
Total 2661 940 704 363 4662
Tableau 15 : Attestations du subjonctif imparfait du verbe avoir
Sur l’ensemble de la période considérée, la distribution des personnes est la suivante : P2 < 0,7%, P4 1,2%, P5 3%, P1 11,5%, P6 11,9%, P3 71,5%. Si on compare les taux de P3 au 17e s. : 67% et au 20e s. : 85,4%. Même si P3 demeure encore assez bien attestée loin devant P6 et P1, le déclin concerne visiblement l’ensemble du tiroir et il s’amorce dès le 18e s. 17e 18e 19e 20e total
feusse/fusse 97 37 13 8 155
fusses 7 8 0 4 19
fust/fût 901 474 434 179 1888
fussions 17 4 3 3 27
fussiez 39 2 4 3 48
fussent 204 152 80 39 476
total 1265 677 534 236 2613
Tableau 16 : Attestations du subjonctif imparfait du verbe être
La répartition des personnes sur l’ensemble de la période pour ce verbe est proche de celle du précédent : P1 6%, P2 < 1%, P3 72% ; P4 1%, P5 2%, P6 18,2%. Le taux de P3 est resté assez stable : au 17e s., 71,2% et au 20e s., 75,9%. 17e 18e 19e 20e total
pusse 28 10 8 4 50
pusses 0 7 0 0 7
pust / pût 137 155 134 45 471
pussions 4 2 0 0 6
pussiez 5 1 0 0 6
Tableau 17 : Attestations du subjonctif imparfait du verbe pouvoir
pussent 37 42 13 3 95
total 211 217 155 52 635
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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La répartition des personnes sur l’ensemble de la période : P1 7,9%, P2 1%, P3 74% ; P4 1%, P5 1%, P6 15%. Le taux de présence de P3 au 17e s. est de 74% et au 20e s., 86,5%. 17e 18e 19e 20e total
voulusse 9 5 0 0 14
voulusses 1 0 0 0 1
voulust / voulût 119 16 11 4 150
voulussions 2 0 0 0 2
voulussiez 7 0 0 0 7
voulussent 9 0 1 0 9
Total 147 21 12 4 184
Tableau 18 : Attestations du subjonctif imparfait du verbe vouloir
P1 7,7%, P2 0,5%, P3 82% ; P4 0,1%, P5 3,9%, P6 4,9%. Le taux de présence de P3 au 17e s. est de 81% et au 20e s., 100% (seulement 4 ex.). C’est au 18e s. que le mouvement de désaffection s’accélère, hormis pour la P3 de pouvoir qui semble se maintenir plus longtemps. Fouché considère que la cause principale du discrédit du subjonctif imparfait est un fait de syntaxe, l’abandon de la concordance des temps, avec le remplacement en dépendance du subjonctif imparfait par le subjonctif présent. Selon lui, « On peut dire qu’aujourd’hui les 1ere et 2e pers. pl. sont bien mortes » (Fouché 1931 : 352). C’est tout un faisceau de circonstances qui expliquent ce discrédit progressif, en particulier les systèmes hypothétiques au subjonctif (imparfait ou plus-que-parfait), hérités du latin, fréquents en AF, ont été progressivement éliminés par les systèmes au conditionnel : au 16e s., les systèmes complets au subjonctif ont disparu, seuls subsistent des tours figés où le subjonctif imparfait exprime seul l’hypothèse (dût-il, fût-il… en parataxe). Mais la difficulté de formation et le caractère marginal des désinences des personnes 4 et 5 ont certainement accentué son discrédit, comme le souligne ce jugement : L’imparfait et le plus-que-parfait [du subjonctif] ne se rencontrent plus que dans l’usage écrit surveillé, et presque exclusivement à la 3e personne : les formes des deux autres personnes prennent de ce fait un aspect suranné, de la même façon que leurs homologues du passé simple, auxquelles elles sont morphologiquement apparentées : que nous sussions, que vous limaciez, continuent, comme nous sûmes et vous limâtes, à encombrer les tableaux de conjugaison de grammaire (y compris de celle-ci), alors que leur usage ne répond plus guère qu’à des intentions ludiques. (Arrivé, Gadet et Galmiche 1986 : 634).
En effet, des formes rares deviennent des formes jugées bizarres, comme le montrent de façon générale les verbes défectifs. De l’inattendu au ridicule ou au cocasse, il n’y a qu’un pas. Le maintien de la P3 à l’oral est difficile à évaluer, en raison de l’homophonie avec la P3 du passé simple depuis la disparition du /s/ implosif ; à l’écrit, le maintien d’une s graphique jusqu’à l’adoption de l’accent circonflexe a souligné, au contraire, le marquage de la forme (pour le rôle symbolique de cet accent circonflexe, voir Cerquiglini 1995). Cette s, maintenue à la différence de l’s implosif des passés simples sigmatiques qui disparaît de la graphie, joue un rôle de morphogramme en évitant l’équivoque entre passé simple et subjonctif imparfait. Dans le même temps, l’absence à l’oral du morphème spécifique de subjonctif imparfait, /s/, peut expliquer la tendance inverse à construire des formes de P3 en -asse, -isse, ou -usse, sur le modèle de P1 et P2, dès le 16e s. (Fouché 1931 : 344-345) et encore aujourd’hui par hypercorrection.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
31.10 Les tiroirs composés En latin, il existait deux ensembles de tiroirs, perfectum et infectum : le perfectum désigne l’ensemble des tiroirs qui expriment l’aspect accompli, par opposition à l’infectum qui désigne les tiroirs de l’aspect non accompli. En dehors du perfectum passif périphrastique, tous les autres tiroirs présentaient des formes synthétiques. Si l’époque romane apporte peu de transformations au système verbal du latin tardif, elle voit cependant l’extension des tours périphrastiques au perfectum actif sur le modèle habeo cantatum, qui explicite la valeur de résultat présent d’une action passée (Benveniste 1974 : II, 126-136). Indicatif plus-que-parfait : cantauerat → habebat cantatum Indicatif futur antérieur : cantauerit → *habebit cantatum Subjonctif plus-que-parfait : cantauisset → habuisset cantatum (Bouet, Conso et Kerlouegan, Initiation au système de la langue latine 1975 : 175).
Le français se caractérise par un double système de formes, formes simples et formes composées, chaque forme composée correspondant à une forme simple. Les formes composées obéissent au même principe de construction : l’auxiliaire est conjugué au temps simple correspondant et est associé au participe passé du verbe auxilié concerné. Il est donc toujours possible de prévoir les formes composées des verbes, la seule difficulté pouvant se présenter concerne le choix de l’auxiliaire être ou avoir (x 33.3.1) et, selon l’auxiliaire, la présence ou non d’un accord du participe passé avec le sujet ou l’objet direct. Dès l’AF, la répartition des auxiliaires est grosso modo celle du FMod. Les verbes transitifs et la plupart des verbes intransitifs construisent leurs formes composées avec l’auxiliaire avoir. Quelques verbes intransitifs signifiant des changements de lieu ou d’état se construisent avec l’auxiliaire être : aler, venir, entrer, issir, partir, devenir, cheoir, naistre, morir, etc. (Moignet 1973 : 183). Les verbes pronominaux se construisent avec estre. Cependant certains verbes en AF admettent les deux auxiliaires, comme le verbe aler ou morir : Parmi chest bois / ai alé traversant / Plus de set jors (Moniage Guillaume, seconde rédaction, 1180, p. 142) ; Et je me mis droit au chemin, / Tant ai alé que an la fin / Suis ci venuz ansamble o vos. (Deuxième continuation de Perceval, 1210, p. 488) : dans ces exemples, aler signifie ‘faire route’.
Morir connaît deux séries de formes composées : avec estre, c’est le sens perfectif que nous connaissons en FMod et avec avoir, une construction transitive avoir mort qq ‘avoir tué qq’ : .X. en a mors e detrenchiez (Eneas, 1160, p. 252) ; Et ceus qui le refusent a mors et desconfiz (Roman d’Alexandre, branche 1, 1180, p. 56).
Certains verbes intransitifs, construits en FMod avec avoir, peuvent se construire en AF avec estre, comme corre ou fuir : Rollant reguardet, puis si li est curut (Roland, v. 2086)
En MF, certains verbes de mouvement (entrer, périr, broncher « tomber », croistre, voler, couler, marcher, corre, recorre) connaissent encore les deux constructions, l’auxiliaire avoir indiquant le mouvement en lui-même et estre le mouvement dans son achèvement (Gougenheim 1974 [1951] : 119) : avoir entré (RegistreChatelet, t. 2, 1389, p. 118, 164, 219) ; je y ay entré (G. Lengherand, Voyage, 1486, p. 120) ; qu’il y aye entré (Consistoire, t. 1, 1542, p. 319) – estoit entré (La Vigne, Voyage de Naples, 1495, p. 157, 274, 295).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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tout fust marché < ‘tous se seraient dirigés’ > de nostre costé. (CommynesMémoires1, 1489, p. 33) ; son Poullain noir, qui luy estoit eschappé pres la vigne et couru jusques aux landes (Du Fail, Les Propos rustiques, 1547, p. 612) ; aucune foiz sont sailliz hors et couru sus ausdis François (RegistreChatelet, t. 1, 1389, p. 123) ; le mauvais langage des gens est tantost couru et creu (Juvenal des Ursins, A, A, A nescio loqui, 1445, p. 516).
Le verbe estre se construit parfois aux formes composées avec l’auxiliaire estre : sommes esté à parlament avecques Sarrasins (Traité d’Emmanuel Piloti, 1441, p. 447) ; On peut croire que possible est esté advenus ; elle fust esté prinse (VigneullesNouvelles, 1515, p. 57, 290) ; s’il fust esté enterré il l’eusse deterré ; ne fust esté le vouloir des parents ; les remonstrations luy sont estés fayctes par le Consistoyre (Consistoire, t. 1, 1542, p. 75, 206) ; il est vray que ç’a est esté une vilaine ingratitude (Calvin, Sermons, 1558, p. 17) ; fust esté (id., p. 20 ; Charron, De la Sagesse, 1601, p. 204)
Les verbes pronominaux se construisent avec l’auxiliaire estre, mais l’on peut trouver avoir, notamment lorsque le verbe pronominal dépend lui-même d’un verbe conjugué à une forme composée : il s’est voulu lever / il s’a voulu lever (Gougenheim 1974 : 120). M’ai tant dormi (CoinciMiracles2, p. 99) ; qui joie s’a tolue (TroyesYvain, v. 2797) ; s’ont lavé (Wauchier de Denain, 1210, p. 134) ; et desrober m’ai moult pené (Miracle de Robert le Dyable, 1375, p. 39) ; m’ai voulu traire (Digulleville, 1330, p. 96c) ; et ja […] s’a traveillé de prandre l’isle et cité de Roddes (Jean Germain, Le Discours du voyage d’Outremer, 1452, p. 326) ; il s’eust deu enrichir (VigenèreDécadence, 1577, p. 338) ; [Galien] s’a voulu donner la loüange de l’invention d’icelle (Dupleix Scipion, La Logique, 1607, p. 247)
À l’époque moderne, la construction ne se trouve qu’en discours direct pour caractériser des personnages peu éduqués : je m’ai tortillé (E. Sue, Les Mystères de Paris, 1843, p. 307) ; je m’ai sauvé (GoncourtJournal2, 1878, p. 253) ; je m’ai aveuglé (Jules Renard, Poil de Carotte, 1894, p. 109) ; – Je m’ai cogné dur. – On dit : je me suis, rectifia Gamichel (H. Bazin, Le Bureau des mariages, 1951, p. 46) ; il s’a noué, il s’a trouvé, etc. (G. Chepfer, Saynètes, 1922, p. 179) ; [une mendiante] elle s’a foutue (Claudel, La jeune fille Violaine, 1892), etc.
Cependant, en dehors de ce cas, le choix de l’auxiliaire jusqu’en FMod relève moins de la morphologie que de la construction et de la sémantique verbale. Certains verbes se construisent avec l’un ou l’autre auxiliaire, selon leur aspect ou leur signification (apparaître, changer, descendre, grandir, maigrir, passer, rajeunir, ressusciter, stationner, etc.). La plupart prennent l’auxiliaire avoir quand l’accent est mis sur l’action et l’auxiliaire être quand l’état résultant prime : il est apparu / changé. Quand ces verbes s’emploient transitivement, ils sont construits avec avoir : il a monté du charbon et descendu des poubelles. (Riegel, Pellat et Rioul 1998 [1994] : 252. Voir également Grevisse et Goosse 142007 [1936] : § 813a). En outre, des verbes normalement construits avec avoir peuvent, par analogie avec certains de ces verbes, présenter en usage non surveillé l’auxiliaire être (Damourette et Pichon 1911-1940 : § 1614), tels *être abouti (d’après arriver), *être dégringolé (d’après descendre), *être filé (d’après partir), etc. Dans Frantext, on relève par exemple : Puisque vous êtes grimpé jusqu’ici... je ne veux pas que ce soit en vain. (Carco Francis, Montmartre à vingt ans, 1938, p. 24) Tout le tas de bûches qui lui est dégringolé dessus, en cascade, en éboulis. (J.-L. Bory, Mon village à l’heure allemande, 1945, p. 152 = un seul exemple pour ce verbe) Apprenez donc que je suis débarqué à la gare du Nord à 3 heures moins 20. (SartreLettres1, 1937, p. 113).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Sur le plan morphologique, le système verbal est bien en place dès les premiers textes littéraires, les changements les plus importants concernant les valeurs des différents tiroirs et leur emploi respectif, notamment celui du passé composé et du passé antérieur.
31.11 Les tiroirs surcomposés À côté des formes simples et composées, il existe en français des formes surcomposées, construites à l’aide d’un auxiliaire, lui-même à une forme composée. Chaque forme composée dispose en théorie d’une forme surcomposée : Passé composé Plus-que-parfait Futur antérieur Conditionnel passé Subjonctif passé Subjonctif plus-que-parfait Infinitif passé Participe passé
j’ai déjeuné j’avais déjeuné j’aurai déjeuné j’aurais déjeuné que j’aie déjeuné que j’eusse déjeuné avoir déjeuné ayant déjeuné
j’ai eu déjeuné j’avais eu déjeuné j’aurai eu déjeuné j’aurais eu déjeuné que j’aie eu déjeuné que j’eusse eu déjeuné avoir eu déjeuné ayant eu déjeuné
Les formes surcomposées sont rares avant le moyen français : Se Lienart t’a bien eü pené, / il le t’a bien guerredoné (Renart10, v. 11421) exemple du 13e s. cité dans toutes les grammaires.
Elles apparaissent d’abord dans les régions périphériques, puis se répandent au 15e s. Ce sont quasiment toujours des formes de passé surcomposé, employées en discours direct et le plus souvent en subordonnée temporelle (Marchello-Nizia 21997a : 227-228) : Et quant on m’a voulu monstrer mon bien et corrigier de mon mal quant je l’ay eu fait, je ne l’ay voulu souffrir (Mesnagier, 1394, p. 24) Et quand je l’ay eu trouvé, il ne s’est oncques daigné lever, quelque chose que je luy aye fait. (CentNouvelles, 1456, p. 196) el a eu mon pere espousé / sept maris j’ay euz espousez / Quant vostre cas luy ay eu dit… (Mystère du Vieil Testament, 1500, cité par Martin et Wilmet 1980 : 81-83)
Pour Damourette et Pichon (1911-1940, t. 5 : § 1775 et suiv. ; de très nombreux exemples analysés attestés de l’AF à leur époque), il s’agit d’un antérieur antérieur, ou pour abréger, biantérieur. Ces formes sont surtout utilisées depuis le 17e s., notamment le passé surcomposé qui permet de marquer en subordonnée temporelle l’antériorité par rapport à un passé composé (dès qu’il a eu fini, il est venu), depuis que ce dernier est devenu un substitut du passé simple à l’oral. Deux emplois principaux sont signalés : 1. 2.
« mises en rapport avec une forme composée, ces formes indiquent un procès achevé et situé à un moment antérieur à celui où se situe la forme composée » « employées en propositions indépendantes, suivant un usage dialectal propre aux parlers de l’Est, du Sud-Est et du Midi, elles évoquent un procès parvenu à son terme dans un passé lointain : il a eu coupé, ce couteau (‘il a coupé autrefois, mais il y a longtemps, ce couteau’) » (Wagner et Pinchon 1962 : 342).
Comme on le voit dans les exemples suivants, c’est surtout à partir du 14e s. que ce tour se développe :
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quant je l’ay eu fait (Mesnagier, 1394, p. 24) ; quand je l’ay eu trouvé (CentNouvelles, 14561467, p. 196) ; quant il a eu fait de moy (LeFèvre Raoul, L’Histoire de Jason, 1460, p. 235) ; si-tost que i’ay eu acquis quelques notions generales (DescartesDiscours, 1637, p. 55); dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée (Molière, Le Médecin malgré lui, III, 7) ; aussitôt que j’ai eu ouvert les yeux (Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, 1704, p. 36) ; Après que je l’ai eu remercié (RetifBretonnePaysan, 1776, t. 1, p. 256)
Dans tous ces exemples, la forme surcomposée de la subordonnée temporelle est en relation avec une forme composée dans la principale. Parmi les 40 exemples de la séquence a eu fini relevés dans Frantext, 35 sont postérieurs à 1900 ; ils apparaissent le plus souvent liés au discours direct et à des genres proches de l’oral, comme le roman policier ou les journaux ou correspondances : Quand il a eu fini avec la tête, j’ai passé la main sur mon crâne (Robert Antelme, L’Espèce humaine, 1947, p. 134) quand on a eu fini de manger, j’ai entendu, de la cour, qu’ils s’engueulaient, le vieux et Jeanne. (Léo Malet, Sueur aux tripes, 1969, p. 226) quand elle a eu fini de poser les doublures et qu’elle a retiré sa blouse bleue, je lui ai pris les mesures. (Robert Bober, Quoi de neuf sur la guerre, 1993, p. 20), etc.
Les autres formes surcomposées, parallèles aux formes composées, sont très rares, à l’exception des formes correspondant au passé antérieur de l’indicatif et au plus-que-parfait du subjonctif. Damourette et Pichon signalent un exemple de futur antérieur surcomposé chez Maurras (t. 5 : § 1859) : On pense que M. Tardieu en aura eu fini hier soir avec les résistances du Dr Schacht, il aura pris le train de 20 heures (Action française, 4 janvier 1930).
De nombreux exemples sont donnés dans Le Bon Usage (Grevisse et Goosse 142007 : § 818, 886 et 891), mais les formes surcomposées sont inégalement représentées dans les grammaires : elles apparaissent dans le tableau des formes d’AIMER de la Grammaire d’aujourd’hui (Arrivé, Gadet et Galmiche 1986 : 161) et sont signalées dans l’ouvrage pédagogique Le Système verbal du français (Pinchon et Couté 1981 : 105-106 avec les exemples : Quand François a eu dormi, il a pu se remettre au travail [verbe intransitif]; Quand François a eu poursuivi le chien, il était essoufflé [verbe transitif]). En revanche, la Grammaire méthodique du français (Riegel, Pellat et Rioul 1998 [1994] : 252) se contente d’y faire brièvement allusion, sans les intégrer dans ses tableaux de conjugaison.
31.12 Le passif En latin, il existait trois « voix » : l’actif, le passif et le déponent, mais du point de vue de la forme, il n’y avait que deux séries de désinences : les désinences actives et les désinences passives. Les déponents sont des verbes qui possèdent des désinences passives, mais qui fonctionnent comme des verbes actifs, transitifs ou intransitifs, par exemple venari ‘chasser’ ou imitari ‘imiter’. Les désinences, qu’elles soient actives ou passives, étaient toutes attachées au verbe, à l’exception du perfectum passif qui possédait une conjugaison périphrastique : amatus sum ‘j’ai été aimé’, amatus eram ‘j’avais été aimé’, amatus ero ‘j’aurai été aimé’, etc. La conjugaison passive présentait des formes synthétiques à l’infectum, tandis que le perfectum passif était périphrastique (voir ci-dessus). La conjugaison périphrastique a été
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
étendue en latin tardif à l’ensemble du système, ce qui s’accompagne d’un changement de tiroir pour le verbe conjugué, puisqu’à l’infectum, amatus est désormais suivi d’une forme d’infectum (sum, eram, ero, sim, essem) tandis que le perfectum passif se construit désormais avec l’auxiliaire conjugué à un tiroir du perfectum (fui, fueram, fierim, fuissem) (voir Bouet, Conso et Kerlouegan 1975 : 167). infectum indicatif présent indicatif imparfait indicatif future subjonctif présent subjonctif imparfait infinitif
système classique amor amabar amabor amer amarer amari
système tardif amatus sum amatus eram amatus ero amatus sim amatus essem amatus esse
Les verbes déponents, qui avaient en latin un sens actif avec des désinences passives, ont refait leur conjugaison sur le modèle actif, mais au perfectum, un grand nombre de verbes ont conservé leurs formes déponentes, périphrastiques avec sum : mori → *morire mais mortuus sum. Dès les plus anciens textes en français, le passif se forme avec l’auxiliaire estre conjugué à la forme personnelle suivi du participe passé du verbe. Chaque temps de la conjugaison des verbes transitifs peut être mis au passif. cum fud mené, cum fud ravit ; A la dame est mené tut dreit (AdgarMiracles, p. 120, 191, 198) ; dunc furent apelé sergent et buteilier (PontStMaxenceBecket, v. 3789) ; A cestui seit porté l’enfant (SteMaureChronNormandie, v. 11931) ; que li cors fussent porté as chans et ars (MenestReims, p. 22v°) ; sis fiz ki esteit apelé Osfruz (WaceBrut, v. 14412) ; Afublez est d’un mantel sabelin (Roland, v. 462) ; lors fu donnee la roïne / As malades en decepline (BeroulTristan, v. 2591) ; coment l’aventure dou perron sera menee a fin (Graal, p. 162c) ; les choses du testament doivent estre sauvement gardees (BeaumanoirBeauvaisis, p. 18) ; il fu moult bien ois et entendus (FroissartChroniques, p. 213), etc.
Le participe passé est généralement accordé avec le sujet en genre, nombre et cas, mais il existe un certain nombre de manquements à cet accord en AF, qu’il s’agisse de la voix passive ou des formes accomplies de certains verbes, qu’on peut rattacher à la tendance qui se dessine dès le 12e s. à mettre l’attribut du sujet au cas régime (Moignet 1973 : 89). Dans de nombreux cas, le complément d’agent n’est pas exprimé.
31.13 Formes non personnelles Le verbe présente en français des formes non personnelles, qu’on appelle également formes nominales, dans la mesure où ces formes se rapprochent de certaines catégories nominales dont elles peuvent partager les marques. Il s’agit du participe passé, du participe présent et du gérondif (en FMod) dont la morphologie s’est confondue en français, et de l’infinitif. Le système latin était assez complexe, avec des infixes permettant de distinguer infinitif actif (audire) et passif (audiri), gérondif et adjectif verbal (-nd-), participes présent (amans, -tis), futur (amaturus) et passé (amatus) et supin (amatum / amatu). En dehors de l’infinitif, ces formes se fléchissent sur des thèmes nominaux, ainsi l’adjectif verbal et les participes futur et passé sur bonus, bona, bonum et le participe présent sur le thème consonantique mixte (prudens, prudentis).
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Les formes nominales du verbe subissent d’importantes modifications à l’époque romane, avec des jeux de redistribution entre les différentes formes et de simplification. L’infinitif actif subsiste (cantare > chanter), tandis que l’infinitif parfait passif est remplacé par une forme périphrastique (cantauisse → habere cantatum > avoir chanté) ; l’emploi de l’infinitif s’est élargi à l’époque romane en supplantant le gérondif et le supin (ad credendum → a croire). Le gérondif subsiste cependant dans certains tours en se substituant au participe présent (LClass legens ambulat → ambulat legendo / in legendo > fr. il se promène en lisant). Le participe passé passif a, de son côté, connu un développement considérable avec la création des formes composées à l’actif et au passif (Bouet, Conso et Kerlouegan 1975 : 175-176). 31.13.1 Le participe passé 31.13.1.1 En latin et gallo-roman Le latin présentait deux grands groupes de participes passés : –
–
des participes passés faibles (c’est-à-dire avec accent sur la désinence) en -atum, -etum, -item, -utum, présentant pour les trois premiers des corrélations avec les infinitifs, parfaits et plus-que-parfaits correspondants (-atum, -are, -aui, -auissem ; -etum, -ere, -eui, -euissem ; -itum, -ire, -iui, -iuissem) ; pour les participes passés en -utum, la corrélation est moins forte en raison de l’alternance entre /u/ et /w/ (solutum / soluere) ; des participes passés forts (c’est-à-dire avec l’accent sur le radical) en -tum, derrière voyelle brève (debĭtu, habĭtu) ou derrière consonne (dictum) et en -sum (missum, clausum).
En latin vulgaire tardif, le type -etu a disparu comme le parfait correspondant, au profit du type -itu, qui s’est enrichi de participes créés ou refaits sur les infinitifs en -ire : *fallitu, *floritu, *gauditu (LClass fallere, florere, gaudere → *fallire, *florire), vraisemblablement à partir de la confusion des P1 du présent : -ĕo / -ĭo > /jo/. L’époque romane connaît d’autre part une extension des participes passés en -utus, qui occupaient à l’origine une place limitée dans la conjugaison, dans la mesure où ils étaient directement bâtis sur la racine verbale (LClass secutus, inf. sequĕre ; minutus, inf. minŭĕre). Cette extension touche des participes originellement en -ĭtus (debĭtus → *debutus, habĭtus →*habutus, placĭtu →*placutu, tacĭtus → *tacutus) ou des participes en -ĭtus secondaires (*cremutus, *dolutus, *jacutus, *tenutus, *volutus, etc.) – ce qui présente l’avantage d’élargir la concordance existant entre participe et parfait (-aui / -atus, -iui / -itus) également aux parfaits en -ui (-ui / -utus). Les participes forts connaissent également quelques alignements, d’ordre consonantique (ajout de l’infixe nasal dans pictus (inf. pinguĕre) → *pinctus ou modification de la consonne finale pour torsi (inf. torquere) → *tortus) ou vocalique (dico, dixi, dicere : dĭctus → *dīctus ou mĭssus → mīssus d’après le ī du parfait). Quelques cas de réfection complète par analogie sont à signaler : quaestus → *quīsus (sur le parfait quīsī de quaerere) ; *fallītus, *gaudītus, *sensītus éliminent complètement falsus, gavisus, sensus (inf. *fallīre, *gaudīre, sentīre) ; oblatus → *offertus. Les participes en -ĭtus, après avoir connu une grande faveur en latin tardif, disparaissent à l’époque romane (sauf en sarde) – il ne subsiste dès lors plus qu’une opposition entre des thèmes vocaliques accentués avec radical faible ou atone (en -atu, -itu, -utu) et des thèmes consonantiques avec radical tonique (-tu, -su).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Les formes du LClass ont pu se maintenir à côté des formes refaites, les formes anciennes à côté des formes modernes (Fouché 1931 : §186), ce qui explique l’existence de formes concurrentes en AF. Mais souvent seule la forme analogique a subsisté comme participe (*debūtu> deü, *fallūtu > fallu, *fendūtu > fendu, *perdūtu > perdu, *vendūtu > vendu, etc.), tandis que la forme originelle se lexicalisait comme nom (debĭta > dette ; fallĭtu > faute ; fendĭta > fente ; perdĭta > perte ; vendĭta > vente) ou adjectif (genĭtu > gent). C’est le cas également des participes passés en -sus : mĭssus > mes ‘messager’ à côté du participe mīssus > mis. (Fouché 1931 : § 176-181 ; Zink 31994 : 215-217, AndrieuxReix et Baumgartner 1983 : 210-213). La coexistence de formes verbales analogiques et de formes nominales étymologiques montre bien que l’analogie est un type de changement de nature essentiellement morphologique, lié à l’existence de paradigmes. 31.13.1.2 En ancien français a. Formation Le participe passé est une forme verbale qui présente, à la place des marques de personne, en clôture de la forme, des morphèmes nominaux, communs à l’ensemble de la flexion nominale, qui portent des informations de genre, de fonction et de nombre : -e (féminin) et -s / -ø (cas et nombre). Les mêmes transformations morphologiques apparaissent derrière voyelle accentuée et derrière dentale : /t/ + /s/ > /ts/, noté z. Andrieux-Reix et Baumgartner distinguent pour la période médiévale 6 types de participes passés, dont certains avec variantes, qui se regroupent en deux grandes séries selon la finale, vocalique (A, B, C) ou consonantique (D, E, F) : A. en -é, -ee : B1 + morphème de passé B. en -i, -ie : B1 + morphème de passé C. en -u, 4 sous-types i. B1 + morphème de passé ii. B6 en -eü + -ø iii. B6 en -eü + -ø iv. B6’ en -eü + -ø [B6 = base en -eï] D. en -s, -se B5 + -ø E. en -t, -te i. B commune + -t ii. B1’ + -t iii. B1’ + -t F. en -oit, -oite
am-é sent-i cor-u, bat-u deüseüveümisfe-t, di-t ouver-t, souffer-t mor-t bene-oit
Tableau 19 : Les différents types de participe d’après Andrieux-Reix et Baumgartner (1983 : 198 et suiv.)
La base verbale est soit la base du présent (B1 ou B2), soit une des bases du passé simple (B5 ou B6). Il n’y a pas, selon Andrieux-Reix et Baumgartner, de formation sur base propre au participe passé, à la différence de ce qui se passe pour le futur, même dans le cas du type (D), où la base est analysée en AF comme la base commune (pour faire et dire) ou une variante de la B1 (ouvrir), exceptionnellement accentuée (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 205-206). Pour la plupart des types de participes passés, des convergences apparaissent avec d’autres tiroirs : pour le type A, avec la P6 du passé simple et l’infinitif ; pour le type B, avec le passé simple et l’infinitif ; pour les types C2, C3 et D, avec le passé simple ; pour les types C1 et C4,
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il y a une alternance entre la voyelle de passé simple /i/ et celle du participe /y/. Cela renvoie à l’extension de la finale -utu dont il a été question précédemment. b. Les morphèmes de tiroir -é est issu de la diphtongaison de /a/ tonique libre latin dans les finales -atu, -ata, il constitue un morphème « démarcateur » de la classe des verbes en -er / -ier, car il est commun au participe passé, à la P6 du passé simple et à l’infinitif (amé, amerent, amer) : amez (TroyesYvain, v. 6794), amees (MeunRose, v. 20860), entrez, ploré, oré (CoinciMiracles1, p. 126, v. 1251-1252), etc.
La variante /je/ -ié, -iee est constante après consonne palatalisée (« effet de Bartsch ») pour l’ensemble des formes qui comportaient en latin un /a/ tonique libre : infinitif, participe passé, P5 de l’indicatif présent et P6 du passé simple : changier, changié, changiez, changierent. La finale dialectale -ei /ej/, au lieu de -é, résulte d’une diphtongaison tardive de /a/ en /ei/ à l’Est et au Nord-Est : parlei, mandei (ClariConstantinople, p. 30, 32) – ameiz, honoreiz, conteiz, apeleiz, celeiz, racontei, etc. (Rutebeuf, Leçon sur Hypocrisie et Humilité, v. 83, 101, 102, 114, 193, 199, 234, 269, etc.). Le féminin -ie, au lieu de -iee, est l’aboutissement de la finale -ata précédée d’une consonne palatalisée au Nord et à l’Est, puis étendu dans l’ensemble du domaine : changie (AmiAmil, v. 1558), couchie (id., v. 671, 675 ; BeroulTristan, v. 1804), jonchie (id., v. 1292, 1739, etc.), damagie (BeaumanoirBeauvaisis, p. 33, 209), vengie : mangie (CoinciMiracles3, p. 407, v. 2643-2644), etc. -i est issu de /ī/ latin ( MF deu /dy/), puis par analogie les verbes qui avait un passé simple en -ot (AF seü /səy/ > MF seu /sy/) et les verbes en -it (AF veü /vəy/ > MF veu /vy/). L’usage de la graphie eu peut expliquer le maintien d’une prononciation dissyllabique en /ey/ avec un /e/ à l’avant, voire la prononciation en /ø/ de certaines régions (voir Fouché 1931 : §185, pour les témoignages des grammairiens). L’accent circonflexe ne subsiste que sur crû [croistre] et dû [devoir], uniquement au masculin singulier, depuis les dernières Rectifications de l’orthographe française (Conseil supérieur de la langue française, J.O. 1990, n° 100 : 11-13) qui indiquent au sujet de l’accent circonflexe qu’il ne doit être maintenu que « dans les mots où il apporte une distinction de sens utile » : dû, crû sont ainsi distingués de du et cru [croire], alors que mu [mouvoir] (désormais sans accent) rejoint su, tu , vu et lu. Conclusion Le système des participes passés présentait à la fin de la période médiévale de nombreux facteurs d’instabilité : présence de multiples morphèmes de passé, communs pour la plupart avec les passés simples, formation atypique en B1 + -t, et nombreuses alternances
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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(Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 210). En dehors de quelques simplifications, notamment la disparition des alternances au profit de l’un ou l’autre type, et l’unification du type C grâce à la réduction des hiatus en MF et l’extension de la graphie en -u, le système est resté relativement complexe, avec des schémas totalement prévisibles (participes en -é et en -i pour les verbes en -er et -ir, participes en -u pour des verbes qui font leur passé simple en -ut) et d’autres moins prévisibles, mais concernant le plus souvent des verbes très employés : participes passés en -u des verbes à passé simple en -i (vu, venu, tenu) et participes passés forts en -s (mis) et en -t (fait, dit). 31.13.2 L’infinitif 31.13.2.1 Un système transmis par le latin vulgaire En latin classique, les infinitifs présentent deux grands types d’accentuation : – –
paroxytonique pour les infinitifs en -āre (amare), -ire (audire) et -ere (debere) proparoxytonique pour les infinitifs en -ĕre (legĕre, cognoscĕre, cupĕre).
Le latin vulgaire tardif voit l’extension de la finale -are pour les verbes d’origine germanique en -an (*wardan → garder) et en -ôn (*warôn → garer) et pour quelques verbes en -jan (*wardanjan → gaaingnier), et la finale -ire pour la majorité des verbes germaniques en -jan (*kausjan > choisir ; *warjan > garir ; *hatjan > haïr). Certains verbes en -ĕre rejoignent le type -ire : rapĕre → *rapire > ravir ; fugĕre → *fugire > fuir ; offĕrre → *offerire > offrir ou encore mori, déponent qui est refait sur le type -ire en *morire > morir. On peut également noter la substitution de -ire à -ere dans quelques verbes tels putere → *putire > puir et gaudere → *gaudire > joïr. Cependant pour la série des anciens infinitifs en -sir (loisir, luisir, nuisir, gesir, taisir et plaisir), remplacés pour les formes qui subsistent comme verbe par les formes analogiques de facĕre > faire ou ducĕre > duire (luire, nuire, taire, plaire), issues des infinitifs latins (licere, lucere, nocere, jacere, tacere et placere), il ne s’agit pas d’une extension de la désinence -ire, mais de l’aboutissement phonétique attendu de -ere précédé d’une consonne palatalisée. Les infinitifs des verbes inchoatifs du latin classique en -escĕre (florescĕre, putrescĕre, rubescĕre) ou -iscĕre (nutriscĕre) n’ont pas eu de descendance phonétique, ils ont été remplacés par des formes empruntées correspondant au modèle commun : *florire, *putrire, *rubire, *fenire, *nutrire (AF : florir, porir, rogir, fenir, norrir). La tendance à l’alignement sur le type faible (B1 + morphème d’infinitif) est contrebalancée cependant par une tendance inverse, avec l’extension de la finale -ĕre au lieu de -ere : docere → *docĕre > duire ; mordere → *mordĕre > mordre ; ridere → *ridĕre > rire ; respondere → *respondĕre > respondre ; torquere → *torquĕre > tortre puis tordre. C’est là l’origine de nombreux verbes français en -re. Il existe enfin en latin classique quelques verbes qui ajoutent directement à la base pour former l’infinitif le morphème -re ou -se, ou une forme assimilée : esse, posse, velle, ferre. Ces infinitifs sont refaits en *essĕre, *potere, *volere et *-ferire (dans *offerire, *sufferire). 31.13.2.2 Les infinitifs en ancien français Quatre types d’infinitif peuvent être délimités selon la structure accentuelle et le type de morphème :
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–
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
trois types faibles formés sur la base faible (B1) à laquelle s’ajoutent les morphèmes de classe et de tiroir : /e/ + /r/, /i/ + /r/ et /wɛ/ + /r/ ou /wɛr/ (pour le détail de l’analyse morphémique, voir ci-dessous). Buridant (2000a : 232-233) quant à lui utilise les termes de voyelle thématique, et de suffixe modal pour /r/, présent également au futur et au conditionnel, « marquant globalement le procès à accomplir ». un type fort construit sur la base accentuée (B2), ou plus rarement B1, suivi d’un morphème atone d’infinitif /rə/. En AF, /r/ final est présent dans tous les types, mais seul le type fort (D) le fait suivre d’une voyelle d’appui, qui s’explique phonétiquement par l’articulation d’un groupe [occlusive + /r/], apparu à la disparition de la pénultième atone des infinitifs latins en -ĕre (dicĕre > dire), alors que les autres types latins ont vu la disparition de la voyelle finale (videre > veoir).
C’est bien l’opposition entre deux structures accentuelles qui est à l’origine des terminaisons en -r et -re des infinitifs français. A. en -er/-ier B1 + /e/ou /je/ + /r/ B. en -ir B1 + /i/ + /r/ i. verbes en -ire ii. verbes inchoatifs, refaits en -ire iii. verbes en -ere précédé de consonne palatalisée C. en -oir B1 + /wɛr/ D. en -re B2 (ou B1) + /r(ə)/
amer, mangier dormir fenir loisir veoir, devoir croire, conduire
Tableau 20 : Les différents types d’infinitifs d’après Andrieux-Reix et Baumgartner (1983 : 215 et suiv.)
L’infinitif, à la différence du participe, ne prend jamais la marque de pluriel ou de féminin ; lorsqu’il est substantivé, il peut recevoir la marque -s de cas sujet singulier en AF : CSsg. Li departirs (Eneas, v. 2641), Li disners (RenartDole, v. 284, 1514), li mangiers (Eneas, v. 834), dormirs (MeunRose, v. 13437), ses cuidiers (BeaumanoirBeauvaisis, v. 451), ses pensers (Graal, p. 212d), vo savoirs (CoinciMiracles2, p. 140, v. 284), li veoirs (TroyesYvain, v. 710 ; LorrisRose, v. 1729), etc. CRsg. au cerchier (TroyesYvain, v. 1127), dou chevauchier (AmiAmil, v. 41), del monter (TroyesYvain, v. 2625), son descendre (MeunRose, v. 15411), etc.
a. Les morphèmes de tiroir i. Types A, B et C : types faibles Dans le type en -er, /e/ provient de la diphtongaison de /a/ tonique libre et sa variante /je/ du traitement particulier de /a/ tonique libre, précédé d’une consonne palatalisée (« loi de Bartsch »). Il s’agit d’un morphème de passé, qui apparaît également au passé simple (P6) et au participe passé. -er : parler 433, garder 275, trover / trouver 246, porter 226, demander 202, mener 166, passer 164, entrer 150, etc. -ier : lessier / laissier 184 attestations, mangier / mengier 173, aidier 170, baillier 64, conseillier 63, baisier 62, chacier 61, vengier / vangier 59, etc.
La réduction -ier > -er est attestée dès l’AF pour les verbes, alors qu’elle est plus tardive pour les substantifs et adjectifs (14e s.). Cette réduction analogique liée à la fréquence des verbes en -er (Fouché 1931 : 213-214) touche principalement les textes normands et anglonormands (Roland, BenedeitBrendan, Eneas, PontStMaxenceBecket, MeunRose).
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Le maintien du timbre /i/ dans le type en -ir (B) résulte du traitement du /ī/ tonique de la désinence latin -ire. /i/ est un morphème de passé, commun à l’infinitif, au passé simple et au participe passé des verbes en -ir, à l’exclusion de ceux qui proviennent d’un traitement particulier de la finale -ere, précédée d’une consonne palatalisée (comme plaisir, loisir). – verbes latins en -ire : venir 620, tenir 500, servir 388, morir 160, oïr 154, ferir 152, partir 152, avenir 129, sufrir/suffrir 123, departir 92, issir 87, tolir 70, dormir 56, etc. – verbes latins en -ere : plaisir 85, gesir 59, leisir / loisir 34, taisir 8, nuisir 3
Dans le type en -oir, issu de -ere, selon Andrieux-Reix et Baumgartner (1983 : 218-219), il n’est pas possible de dissocier l’élément vocalique résultant de la diphtongaison de /e/ tonique libre du /r/, car -oi- ne constitue pas un morphème autonome que l’on pourrait retrouver ailleurs ; l’élément ne correspond pas à -oi(e) des imparfaits et conditionnels ; « la finale eir > oir s’avère donc indécomposable morphologiquement et l’élément qui la précède est toujours une forme attestée comme base » (id. : 219). L’aboutissement de la diphtongaison dépend de la période et de la région des manuscrits : ei dans les textes de l’Ouest, oi ailleurs, prononcé après assimilation, /ue/, puis à partir de 1200 /wɛ/, et après réduction /ɛ/, ou encore déjà /wa/ en langue populaire. savoir 553, veoir 397, pooir 300, recevoir 94, ardoir 55, voloir 46, decevoir 38, movoir 38, cheoir 25, etc.
Certaines variantes dialectales sont attestées dans le corpus : -eir dans les textes normands et anglo-normands jusqu’à AdgarMiracles : aveir 224, saveir 71, poeir 41, voleir 33, veeir 15, remaneir 11, ardeir 8, deceveir 6, etc. -eir > -er (voir Fouché 1931 : 222) : aver 34 (StAlexis, v. 91, 95, etc. ; ThaonComput, v. 528 ; WaceBrut, v. 12900, etc. ; PontStMaxenceBecket, v. 181, etc.), veer (Lapidaire, p. 109 ; PontStMaxenceBecket, v. 4743, 5906, etc.), mover (BeroulTristan, v. 4376 ; AdgarMiracles, v. 40). -ir en picard et anglo-normand : veïr (BodelNicolas, v. 1093), chaïr (PontStMaxenceBecket, v. 51, 223, 679, etc. ; Roland, v. 2034), seïr (AmiAmil, v. 2680).
ii. Type D : type fort (l’accent porte sur la base) Dans ce type, l’élément vocalique qui précède /r/ appartient à la base accentuée (B2). Dans certains cas, la présence de la base B1 oblige à considérer que la structuration morphologique (B1 + /rə/) précède le placement de l’accent : ofr- + -re → oferre et non *uefre. Les infinitifs de ce type les plus fréquents (9e-13e s.) sont : fere / faire 2507, dire 1023, prendre 516, metre 450, rendre 225, entendre 209, querre 186, vivre 157, traire 156, perdre 145, respondre 142, croire 116, etc. b. Alternances L’AF présente de nombreux cas d’alternances. i. Entre les types C et D L’infinitif ardoir est très bien attesté jusqu’au début du 15e s. (100 attestations), ardre est beaucoup moins fréquent (7 attestations : MeunRose, Mesnagier, OrléansBallades, BueilJouvencel, Villon, VigneullesNouvelles). Le verbe disparaît ensuite, il ne subsiste que son ancien participe présent ardant, devenu ardent. La distribution des formes remanoir (37) et remaindre (21) est plus équilibrée sur la période, mais comme précédemment la forme en -oir paraît plus récente. Le verbe disparaît également, seule subsiste la forme substantivée, manoir.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Les infinitifs en -oivre sont anciens : deçoivre 12 (Eneas, v. 7945, BeroulTristan, v. 329, etc.), aperçoivre 8 (Eneas, v. 7946, Roland, v. 5003, etc.), reçoivre 5 (Eneas, v. 3514, 6874, etc.), parçoivre (BeroulTristan, v. 2111). Ils sont remplacés par les formes en -evoir, beaucoup plus fréquentes (recevoir 94, decevoir 38, apercevoir 14, etc.), comme le montrent les textes qui présentent les deux formes : decevoir 11 contre deçoivre 1 (MeunRose, v. 7390), percevoir 7 contre aperçoivre 1 (id., v. 6782), reçoivre (BeroulTristan, v. 2676) / recevoir (id., v. 396). ii. Entre les types B et D L’alternance est marquée le plus souvent par une répartition entre une forme dominante, voire ultra dominante, et une forme rare (oferre, soferre), voire inexistante comme les infinitifs signalés par Fouché (asaudre, boudre, toudre). Pour certains verbes, avant 1300, la distribution des formes alternantes est assez équilibrée : taisir 8 / taire 11 et les deux formes peuvent apparaître dans le même texte, ainsi PontStMaxenceBecket (v. 1921, 4901) ou Renart10 (v. 10462 et 11300). On note la présence de très nombreuses formes variantes de l’infinitif issu de vincĕre : veintre / vaintre 26 (dès Eulalie, v. 3) ou veincre / vaincre moins fréquent (AdgarMiracles, v. 168 ; TroyesYvain, v. 5469 ; MeunRose, v. 8800) contre une attestation isolée de venquir (BodelNicolas, v. 1426). iii. Entre les types A et B Certaines formes en -er, saillier (AdgarMiracles, v. 91) ou cremer (BenedeitBrendan, v. 924) apparaissent à la place des formes en -ir attendues, par attraction du type -er. Inversement les verbes en -ir sur base adjectivale (accourcir, enforcir, espaissir, estrecir, refroidir, etc.) tendent à remplacer les anciennes formes en -er / -ier (acorcier, enforcer, etc.). L’apparition conjointe des formes en -ir indique un « changement d’ordre systématique intervenu dans un mode de dérivation » (Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 : 216) : refroidier 11 (de CoinciMiracles, déb. 13e s. à VigneullesNouvelles, déb. 16e s.) / refroidir 7 avant 1500 et 12 attestations au 16e s. Les infinitifs grondir, puïr, sanglotir, toussir sont les seuls employés en AF. 31.13.2.3 Evolution jusqu’en français moderne a. Morphèmes /r/ final n’est plus prononcé à partir du 13e s., d’où des confusions possibles entre les infinitifs et les participes des verbes en -er et en -ir. /r/ se prononçait dans les verbes en -re (dire, écrire, croire), il a été rétabli par analogie dans les verbes en -ir et en -oir : /dormi(r)/ → /doʁmiʁ/ (avec changement d’articulation au 17e s.). Il ne sera jamais rétabli pour les verbes en -er, d’où en FMod une nouvelle opposition à l’oral entre un type à finale vocalique /e/ et les autres types à finale en /ʁ/ (Zink 41994 : 79). La variante /je/ disparaît progressivement en MF. Si la prononciation s’est simplifiée à partir du 13e s., on a continué d’écrire -ier jusqu’au 16e s., avant que cette graphie ne soit définitivement prohibée au 17e s pour les verbes passés à -er : sur les 274 attestations de l’infinitif aidier dans la période 9e-16e s., on n’en dénombre que 18 au 15e s. (PizanCité, OrléansBallades, SaleSaintré, VillonTestament) contre 72 aider au 15e s. et les 15 attestations en -ier au 16e s. sont toutes dans VigneullesNouvelles (1515). Pour le verbe lessier / laissier, il y a 210 attestations dont 31 au 15e s. alors qu’on dénombre déjà 99 laisser dans la même période. Il est à noter que les verbes en -ier du FMod (châtier, fortifier, étudier, mul-
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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tiplier, remédier, etc.) n’ont rien à voir avec la variante -ier de l’AF et du MF : ce sont des verbes en -er avec une base terminée en i-. La prononciation de la finale -oir /wɛr/ a évolué avec l’ouverture en /waʁ/ à partir du 18e s. comme prononciation normée. Les hésitations dans la prononciation du digramme oi, bien attestées au cours de la période classique, ne sont pas spécifiques des infinitifs de ce type, comme le montre la mise au point de J.-P. Seguin (1999 : 277-280). b. Alignements et simplifications Dans certains cas, le changement de forme de l’infinitif n’a eu aucune incidence sur la conjugaison elle-même, ainsi pour querre et courre remplacés par quérir et courir ; dans d’autres cas, c’est l’ensemble de la conjugaison, ou du moins une partie de celle-ci, qui a connu une transformation majeure, par exemple le verbe aimer avec l'extension de la base forte. i. Extension de la base forte : aimer, nier Les infinitifs anciens loier, noier ‘nier’ (encore Oresme, p. 369), ploier, proier cèdent la place aux formes refaites sur la base forte : lier, plier, prier, déjà attestées en AF, par ex. nier (TroyesYvain, v. 3122). Deux formes nier (< negare) et noier (< necare) remplacent l’ancienne forme ambiguë neier/noier. Si la forme aimer est attestée dès 1370 (Berinus), elle coexiste encore avec la forme amer au 15e s. et elle ne l’emporte définitivement qu’au 16e s., la fréquence de l’appellatif amé ayant pu jouer en faveur de ce maintien tardif. ii. Changement d’infinitif : courir et quérir L’ancien infinitif courre (270 attestations : 13e-16e s.) est encore présent au 16e s. avec 21 attestations ; au 17e s. il est encore utilisé dans UrféAstrée et CoeffeteauHistoire (20 attestations sans compter le syntagme chasse à courre). Mais la forme nouvelle, courir, refaite sur mourir, attestée dès le 13e s. (MeunRose, v. 15890, 18433), est de plus en plus présente tout au long du MF : 34 (13-14e) – 51 (15e s.) – 144 (16e s.). Au 17e s. la répartition entre les formes anciennes et les formes modernes est de 15% et 85%. Les dérivés connaissent la même réfection : secourre → secourir, escourre → escourir, rescourre 10 (17e s.) → rescourir (13). L’infinitif querre ne demeure utilisé au 16e s. que dans les textes du Consistoire (44 attestations). Les dérivés requerre (13 attestations) et conquerre (1 seule attestation) sont également en perte de vitesse. A l’inverse, querir présent dès l’AF (AmiAmil, v. 191) est en expansion aux 14e et 15e (129 avant 1400, 170 au 15e s.), avant de connaître une relative désaffection à partir du 16e s. (111 attestations), au bénéfice des formes dérivées (enquerir, conquerir, acquerir). iii. Elimination des alternances Au 16e s., les formes abhorrir (Rabelais), aveuglir (Marguerite de Navarre), fanir, pavir, puïr, sangloutir, toussir (BeroaldeParvenir, p. 333) et tissir ne sont pas encore remplacées par les formes en -er correspondantes : abhorrer, aveugler, faner, sangloter, tousser, tisser (voir Gougenheim 1974 [1951] : 109-110). La sélection d’une forme en -ir (finir) au détriment de la forme ancienne en -er (finer) se fait au 17e s. Selon Fouché, les verbes savants en -ir ont rejoint le type -er, à l’exception des verbes inchoatifs abolir, agir, applaudir, languir… Montaigne présente encore les deux formes benire et benir (MontaigneEssais, p. 629, 899), les infinitifs anciens benoistre, benistre ne sont plus attestés. Au début du 17e s. l’infinitif cueiller (23 attestations, pour la plupart du début du siècle dans SerresAgriculture)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
face à cueillir (75) a été condamné par Vaugelas. Inversement, recouvrer subit la concurrence de recouvrir, avec lequel il partage certaines formes, notamment au présent : recouvrir sa liberté ravie (LEstoileRegistre, 1575, p. 176). L’usage du participe recouvert à la place de recouvré, sur le modèle de ouvrir / ouvert, attesté au 16e, est encore signalé par Vaugelas (1647 : 15-17) : aprez y avoir recouvert leurs forces (N. Peiresc, Lettres, 1637). Cependant recouvrer ‘retrouver’ est resté distinct en FMod de recouvrir ‘couvrir complètement’, même si les confusions demeurent usuelles. Conclusion En FMod, le classement traditionnel des verbes selon la finale de l’infinitif (-er, -ir, -oir et -re) a été maintenu en lien avec les finales latines, malgré les perturbations engendrées par l’évolution phonétique et les nombreux alignements observés en diachronie. Une des difficultés est l’absence de correspondance entre l’écrit et l’oral, avec le décalage entre les verbes en -er (disparition du morphème /r/) et les autres (maintien ou réintroduction de /ʁ/) et l’hétérogénéité du 3e groupe qui oblige à établir de nouveaux types correspondant à des conjugaisons différentes : -ir (part. -ant), -oir et -re. D’où des classements selon la finale : -er /e/, -r ou -re, précédé d’une voyelle /i/, /wa/ ou d’une consonne (par ex. Pinchon et Couté 1981 : 58). Les deux premiers types, en -er et en -ir, sont les plus stables et les plus productifs : le type en -er accueille les nouvelles créations sur base nominale (stresser, paniquer, *criser et en -ter après voyelle, *blablater) et en -ir les verbes formés sur une base adjectivale (blanc → blanchir). Les hésitations entre les finales n’ont pas totalement disparu à partir du 17e s., mais elles se sont marginalisées : les formes « variantes » sont devenues des formes « déviantes ». 31.13.3 Le participe présent et le gérondif Ces deux formes verbales différentes en latin se sont confondues à l’époque romane après toute une série de simplifications. Construites sur la même base que l’infinitif, qui est la base faible du verbe, sauf pour être (estant), avoir et savoir qui les forment sur la base du subjonctif présent (ayant et sachant), elles présentent la même terminaison quel que soit le type du verbe, -ant, éventuellement suivie des marques de genre, de cas et de nombre lorsque les formes s’accordent avec leur support nominal. En ancien et moyen français, on parlera plutôt de formes en -ant, variables ou invariables, car les catégories de participe et de gérondif, adaptées de la grammaire latine, ne seront établies qu’à partir du 17e s. 31.13.3.1 Du latin à l’ancien français a. Les formes variables Les désinences remontent à celles des participes présents latins, qui avaient à l’origine un nominatif singulier en -ans pour les verbes en -are (amans) ou en -ens / -iens pour les autres types (legens / veniens) et un accusatif en -antem pour les verbes en -are (amantem) ou en -entem / -ientem pour les autres (legentem / venientem). Les participes présents se déclinaient comme les adjectifs de la deuxième classe des adjectifs latins qui ne distinguaient pas les genres masculin et féminin (adjectifs épicènes) ; seul le neutre présentait une désinence différente : fortis masculin ou féminin vs. neutre forte. Deux modifications ont affecté ces formes :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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la généralisation de la terminaison des verbes du premier groupe (-ans, -antem) à tous les verbes ; et la transformation en latin impérial dans la quasi-totalité du système nominal des imparisyllabiques en parisyllabiques, ce qui s’est traduit pour les participes par la réfection du nominatif singulier sur le génitif (-ans → -*antis). Comme dans l’ensemble du système nominal, la réduction des cas latins s’est faite au bénéfice du nominatif (à l’origine du cas sujet de l’AF) et de l’accusatif (à l’origine du cas régime de l’AF). Par exemple pour le verbe venire : Nominatif singulier : Accusatif singulier :
veniens → *venientis venientem
→ *venantis → *venantem
Au nominatif pluriel masculin la forme primitive en -es a cédé la place à une forme en -*i conformément à l’évolution des substantifs de la 3e déclinaison, ce qui permet d’opposer au pluriel les masculins (-*i vs. -es) et les féminins (-es désinence unique), d’où en AF au CSpl., l’opposition entre le masculin plorant et le féminin ploranz. Nominatif singulier > CSsg. Accusatif singulier > CRsg. Nominatif pluriel > CSpl. Accusatif pluriel > CRpl.
Masculin ploranz plorant plorant ploranz
Féminin ploranz plorant ploranz ploranz
Masculin : CSsg. desirranz (AmiAmil, v. 3274 ; Graal, p. 180a), dormanz (MeunRose, v. 12323) ; nus trespassanz (id., v. 20930), CRpl. clers lisanz (LorrisRose, v. 370), oisiaus chantanz (id., v. 479, 641), ivres et dormanz les estranglent (MeunRose, v. 12349) Féminin : lettres pendanz (ChartresParis ; MenestReims ; MeunRose, v. 8845), toutes choses sont obeïssanz (Graal, p. 210c), CSsg. la bien chantanz (LorrisRose, v. 831).
Dans les textes lorrains, la graphie -ent pourrait remonter à -entem (Zink 31994 : 163). Ailleurs, la graphie -ant s’est imposée et permet de distinguer la forme refaite en -ant de la forme adjectivale issue du latin, comme ardant (< *ardantem) et ardent (< ardentem). Certains participes sont devenus des adjectifs à part entière, ainsi vaillant, avenant ou puissant. Ces adjectifs peuvent dès l’AF se substantiver, ainsi sun vivant (StAlexis, v. 39), li mordanz (LorrisRose, v. 1075), les pesanz (MeunRose, v. 16734) ou encore le trenchant (VigenèreDécadence, p. 118, 163, etc.). b. Les formes invariables Elles remontent à une forme d’ablatif latin en -ando, pour les verbes en -are, par exemple plorando, qui aboutit phonétiquement à une forme plorant qui se confond avec le participe présent, lui-même issu de plorante. Pour les verbes des autres types, le gérondif présentait d’autres terminaisons comme le participe, en -endo ou -iendo (veniendo) qui ont fini par disparaître au 5e s., au profit de celle de la première conjugaison. La forme sans préposition (usuelle en AF), liée à un verbe régissant, peut être utilisée en construction verbale, ou dans la périphrase verbale aler ou venir + forme en -ant, très utilisée en AF, notamment dans la chanson de geste : Le cheval brochet, / si vient poignant vers lui (Roland, v. 2055) ; De noz Franceis vait disant si mals moz (id., v. 1190), etc. Mais la préposition en est présente dès les premiers textes, voire d’emblée fréquente avec certains verbes : en plourant / plorant (BodelNicolas, v. 234, 512 ; Eneas, v. 1676), en dormant (Lapidaire, p. 102 ; Eneas, v. 5048, etc.), en disant (BeaumanoirBeauvaisis, p. 29, 57, etc.). D’autres prépositions étaient également possibles (Ménard 1976 : 174) : pour sauf faisant (MenestReims, p. 48v°, 51r°) ; par paix faisant (JoinvilleMémoires, p. 38) ; il en reste quelques traces
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
en FMod : à son corps défendant, désormais figé, mais bien vivant en AF : seur soi deffendant (MeunRose, v. 9794), en soi defendant (BeaumanoirBeauvaisis, p. 71, 75, etc.). Les formes invariables se sont souvent lexicalisées comme adverbes en AF, maintenant, errant, poignant… ou ultérieurement comme préposition, ainsi voiant, durant ou pendant, à partir du figement de tours comme voiant les barons dou roiaume (RenartDole, v. 4724), le mariage durant (BeaumanoirBeauvaisis, p. 102, 214, etc.), le (ce) siege durant (FroissartChroniques, p. 459, 586, etc.), le plet / le siege pendant (BeaumanoirBeauvaisis, p. 68, etc.) ou encore obstant / non obstant. 31.13.3.2 De l’ancien français au français moderne a. Les formes variables En MF, les formes féminines analogiques des adjectifs à féminin en -e pour le participe présent et l’adjectif verbal (avenante, avenantes) se répandent, comme pour tous les adjectifs à féminin sans -e (apparition des formes forte, verte, grande, etc. qui concurrencent les formes fort, vert et grant avant de les faire disparaître). Ces formes ont existé dès les premiers textes, mais sont rares avant la seconde moitié du 14e s. Une trentaine de formes apparaissent dans les premiers textes de la base (11e-12e s.) : buillante, semblante, creissante (Lapidaire, p. 98-99, 100, 105-106), puignante, ardante, combatante, reflambantes (ThaonComput, v. 401, 1391-2, 1721-2), curante, dormante, fumante, puante, trenchantes (BenedeitBrendan, v. 78, 895, 1010, 1105-6), etc. En MF, ces formes variables en nombre et genre sont largement attestées : appartenante(s)13, pesante 5 (OresmeAristoteCommentaire), rage courante / cheante, roigne volante, sachantes, pendantes (PhoebusChasse, p. 58, 114-115, 174, etc.), seante, estantes, faisante (RegistreChastelet, p. 208, 260, 305, 328). b. Extension de l’invariabilité à l’ensemble des formes verbales en -ant Si les formes variables analogiques l’ont emporté finalement sur les formes anciennes (FMod : un tapis volant, des feuilles volantes), aux 16e et 17e s. la situation était assez confuse avec la coexistence de formes refaites et de formes anciennes, ce qui va limiter l’extension des formes en -e pour le participe – qui s’accordait alors le plus souvent avec son support nominal – et concourir à un accord uniquement en nombre. De façon inverse, se développent dès le 15e s. et au siècle suivant des graphies en -antz, puis -ans, là où en AF il y avait le plus souvent invariabilité : faisantz, estanz (CommynesMémoires, p. 96) ; en vendantz, estanz fayctes (Consistoire, p. 117, 225) – arbres / plantes portans fruits (PalissyRecepte, p. 134 ; LéryBresil, p. 6) ; les femmes venans a l’entour du lict (id., p. 362) ; voir les formes estans, voyans, faisans, tenans, etc. bien attestées dans la première moitié du 17e s.
Pour les participes présents, les formes féminines marquées (-ante / -antes) disparaissent progressivement au 17e s., très tôt pour les verbes transitifs, plus lentement pour les verbes intransitifs. Mais si la variation en genre recule fortement dès la première moitié du 17e s., l’invariabilité complète du participe présent prendra plus de temps (Fournier 1998 : 299303). En FMod, selon la norme, seul l’adjectif verbal peut varier tandis que les deux autres formes, verbales, demeurent invariables. On trouve pourtant encore des participes en -ants aux siècles suivants, voire des formes féminines en -ante(s) par recherche littéraire, notamment dans le style « artiste » des Goncourt :
Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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18e s. Rancune tenante (MirabeauLettres, p. 272 ; RetifBretonnePaysan, p. 149), maison / ferme appartenante à… (id., p. 116, 152) – 19e s. [maladies] attenantes aux sentiments (GoncourtJournal2, p. 430) ; [excitation] plus avivante du travail littéraire (id., p. 455) ; lampe blanchissante avant d’expier (BarbeyMemorandum4, p. 103) ; vers quelle plage blêmissante de l’air lèverai-je la bouche qui respire (ClaudelTêteOr, p. 36), etc. (Pour d’autres exemples, voir Grevisse et Goosse 2007 : §1149).
La préposition en, dont l’usage s’est généralisé devant le gérondif au 17e s., permet de le distinguer du participe présent. Il nous reste des traces de l’usage ancien sans préposition dans les expressions chemin faisant, tambour battant, ce disant et de la forme féminine marquée dans séance tenante, toute affaire cessante. Références bibliographiques : Andrieux-Reix et Baumgartner 1983 ; Arrivé, Gadet et Galmiche 1986 ; Béchade 1992 ; Benveniste 1974 ; Bouet, Conso et Kerlouegan 1975 ; Buridant 2000a ; Cerquiglini 1995 ; Damourette et Pichon 1911-1940 ; Dubois 1967 ; Fouché 1931 ; Fournier 1998 ; Gossen 1970 [1951] ; Gougenheim 1974 [1951] ; Grevisse et Goosse 2007 [1936] ; Le Goffic 1997 ; Marchello-Nizia 1995, 21997a [1979] ; Maupas 21618 [1607] ; Ménard 1976 ; Moignet 1973 ; Morin 2008a ; Offord 1974 ; Pinchon et Couté 1981 ; Pope 1934 ; Riegel, Pellat et Rioul 1998 [1994] ; Seguin 1999 ; Wagner et Pinchon 1962 ; Zink 3 1994 [1989], 41994 [1986].
Sylvie Bazin-Tacchella Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Chapitre 31. Catégories variables : le verbe
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Chapitre 32 Catégories invariables Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Chapitre 32. Catégories invariables Le français a connu ces six catégories dans son histoire, pour des morphèmes qui sont souvent proches par leur forme. Mais ces catégories ont connu des évolutions opposées : si quatre d’entre elles, les adverbes, les prépositions, les conjonctions et les préfixes sont depuis l’origine solidement implantées dans la langue, en revanche les deux autres, préverbes séparables et particules verbales, ont disparu presque complètement à la fin du Moyen Age, ne laissant que des traces résiduelles. Ces six catégories se spécifient en six paradigmes différents, dans lesquels, cependant, on retrouve partiellement les mêmes formes : il est donc nécessaire de faire intervenir des traits autres que morphologiques, en l’occurrence syntaxiques ou sémantiques, afin de différencier ces paradigmes.
32.1 Prépositions et locutions prépositives Les prépositions constituent une classe de mots présente en latin, et donc en partie héritée. Entre latin et FMod, cependant, a eu lieu une modification importante d’un point de vue structurel et fonctionnel : la disparition des cas nominaux, déjà bien avancée au moins dans certaines régions dès la fin de l’AF, est complète dès le MF (Schøsler 1984, Dees 1987) (x 30.1.1). Cette disparition est associée, comme on peut l’observer notamment dans les autres langues romanes, à 1) des emplois de plus en plus spécialisés (c’est-à-dire proches de fonctions grammaticales) pour les prépositions les plus fréquentes, 2) un renouvellement du paradigme avec une augmentation conséquente du nombre de prépositions, et 3) une structure de plus en plus complexe de la catégorie. L’évolution des prépositions au cours de la diachronie du français a donc été considérable. Dans la première partie de ce chapitre, on définit la préposition et son fonctionnement en français, en précisant les problèmes posés par certaines constructions ; dans la seconde, on présente l’évolution de la classe de mots en général puis des différentes sous-classes de prépositions : prépositions fonctionnelles, prépositions lexicales, et locutions prépositionnelles ou prépositions complexes – on notera que, dans l’analyse des locutions prépositionnelles, le recours à l’analyse syntaxique se révèle inévitable. 32.1.1 La préposition 32.1.1.1 Définition et caractérisation On peut définir la préposition comme un élément qui (i) introduit un constituant de la phrase (son complément ou régime), (ii) le relie à un autre constituant ou à la phrase entière, et (iii) caractérise sémantiquement le lien entre les deux (voir aussi Melis 2003). Cette définition rend assez bien compte du fonctionnement des prépositions dans leur ensemble. Cependant, comme pour les autres catégories grammaticales, il y a une certaine variabilité dans le fonctionnement des prépositions. On peut affiner la définition en notant une série de règles, ou caractéristiques fonctionnelles, qui sont généralement (et donc pas toujours) vérifiées par les prépositions :
Chapitre 32. Catégories invariables
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Une préposition est un mot qui introduit un complément (voir (i)) Elle précède ce complément Ce complément est un groupe nominal (GN, ou syntagme nominal) Il est exprimé (il n’est pas implicite) La préposition dépend d’un terme recteur (voir (ii)) Elle relie syntaxiquement le complément au prédicat (voir (ii)) Elle relie sémantiquement le complément au prédicat (voir (iii)) Elle est morphologiquement invariable Elle n’a pas d’autre emploi que prépositionnel ; autrement dit, sa fonction est décrite entièrement par les points 1 à 8.
Globalement, on peut dire qu’une préposition remplit le plus souvent les règles ci-dessus. Il est vrai que l’on trouve de nombreux contre-exemples à ces règles dans le fonctionnement de certains morphèmes que l’on classe habituellement dans les prépositions : ces « propriétés atypiques » sont liées en grande partie au phénomène de grammaticalisation. Les contreexemples pourraient être multipliés ; on se contentera ici de mentionner le fait que le complément peut ne pas être nominal – il est pronominal dans viens avec moi, et absent dans un certain nombre de constructions. Dès l’AF, on trouve des morphèmes employés transitivement ou non, c’est-à-dire comme adverbe ou préposition (auuec, sus, sore, desor, desoz, devers, delez) ; en FMod, on parle de « préposition intransitive » ou « orpheline » : Il ne m’a pas regardé en face ; tu viens avec ? (régional). 32.1.1.2 Propriétés atypiques et grammaticalisation La plupart des écarts que l’on peut constater par rapport aux règles de fonctionnement proposées ci-dessus sont liés au fait qu’un mot n’est pas préposition « naturellement » : il le devient au terme d’un processus de grammaticalisation, et remplit plus ou moins les règles 1 à 9 ci-dessus en fonction de son degré de grammaticalisation. En effet, le renouvellement prépositionnel ne fonctionne généralement pas par emprunt (voir 32.1.3.1), à la différence d’autres parties du discours plus lexicales comme le nom ou le verbe (on notera également le cas des marqueurs du discours, qui s’empruntent au contraire très facilement, au moins pour certains : voir par exemple Matras 1998 ; x 50.3). Il y a bien quelques exceptions (pour les langues romanes, voir le roumain başca du turc, et na, vieilli, du slave ; le portugais até et l’espagnol hasta de l’arabe), mais l’influence du contact linguistique sur les prépositions se fait plutôt sentir au niveau des constructions (voir l’emploi de avec et d’autres comme « prépositions orphelines » dans les zones de contact avec des langues germaniques : français d’Alsace, de Belgique, de Louisiane et du Canada). Pour le français, on mentionnera les emplois plus ou moins prépositionnels de because, bicoze (de l’anglais because ‘parce que’), typiquement (mais pas exclusivement) dans des contextes où l’influence de l’anglais est grande ((a) ci-dessous). Mais ces emplois sont extrêmement marginaux (fréquence relative inférieure à 0,001‰ – soit 0,001 occurrence pour mille mots, ou 1 occurrence par million de mots –, que ce soit dans le corpus Tenten, ou dans le corpus plus littéraire Frantext pour les 20e-21e s. – sans différence entre les deux périodes, et pour les emplois prépositionnels hors extraits en anglais et alternance de code). Plus marginal encore (1 seule occurrence réellement prépositionnelle dans Frantext) est l’emploi prépositionnel de modulo, emprunt au latin passé par les mathématiques (b). (a) La gauche ne fonctionne pas actuellement au Québec, bicoze la corruption (internet) (b) un texte toujours semblable à lui-même, modulo le changement de langue (Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Warburg, 2002)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
La classe des prépositions se constitue principalement par grammaticalisation (Lehmann 1985, Heine et al. 1991a, Svorou 1994, Fagard 2006a,b, Hagège 2010), qui est un phénomène progressif. En conséquence, les prépositions peu grammaticalisées peuvent présenter des caractéristiques assez différentes des autres, notamment un flottement dans la position (avant ou après le complément), avec présence ou non de marques morphologiques liées à la catégorie d’origine. On trouve ainsi les formes sauve(s), sauf(s) au 12e s., vu(e(s)) au 14e s. (avec accord (a), ou sans (b)), pendant(e(s)) au 15e s. (a) Et, vues les denegacions sur ce par lui faites, furent d’oppinion que il feust mis à question pour en savoir la verité. (RegistreChatelet1, 1389, p. 418) (b) i l’avoit bien desservis, veu la grande trahison qu’i luy avoit faicte (CentNouvelles, 14561467, p. 94)
Le figement de ces constructions, tel qu’on peut le mesurer à partir de la part d’occurrences sans accord, semble assez rapide (voir Figure 1 ci-dessous pour « vu + GN »).
Figure 1 : Graphies « v(e)u(e)(s) + GN » dans le corpus GGHF, aux 14e-17e s. Grafik neu !!
En fait, la fin de la phase de grammaticalisation étant par définition celle qui suit la réanalyse, on peut jusqu’à ce stade proposer deux analyses du morphème en cours de grammaticalisation, comme préposition ou bien (selon le cas) comme adjectif, participe, etc. Autrement dit, certaines expressions ne respectent pas toutes ces règles parce qu’il ne s’agit pas encore de prépositions, ou plus précisément qu’il s’agit de prépositions en devenir. Cet écart vis-à-vis du reste de la catégorie se trouve également pour les prépositions les plus grammaticalisées, qui tendent de fait à s’écarter fonctionnellement des autres : elles ont davantage tendance à introduire autre chose qu’un groupe nominal, intervenant par exemple dans la construction de locutions adverbiales et prépositionnelles. A ce titre, elles peuvent également ne pas relier syntaxiquement le complément au terme recteur, mais plutôt à la phrase, dans le cas des adverbiaux, ou bien à un constituant, par exemple dans le cas des
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compléments du nom, comme dans l’ex. (a) ci-dessous. On peut même considérer que, dans certains contextes, leur fonctionnement n’est plus prépositionnel : c’est bien ce qui se produit lorsque de s’intègre au paradigme de l’article indéfini, ou lorsque à introduit le complément d’objet direct (b) (surtout régionalement) ou l’agent d’un infinitif (c). (a) La grande trahison de l’ethnographie occidentale (CésaireDiscours, 1955, p. 47) (b) tout le monde le regarde à lui (entendu) (c) c’est luy qui [...] / sans fin fera chanter à la trouppe des anges, / les cantiques qu’on doit à tes rares vertus. (AssoucyPoësies, 1653, p. 42)
Enfin, certaines présentent une variabilité formelle qui n’est pas typique : à et de en FMod, en également en français médiéval, fusionnent avec l’article défini (au, aux, du, des, ou, ès). En d’autres termes, certains morphèmes ne respectent pas toutes ces règles parce qu’il ne s’agit plus vraiment de prépositions (voir ci-dessous 32.1.1.3). On trouve également des prépositions qui se figent, et n’ont plus un fonctionnement typique de préposition productive : c’est le cas de lès, que l’on ne trouve plus que dans les toponymes, avec une variation graphique importante (Aulnoy-lez-Valenciennes, Chambraylès-Tours) et une possible réanalyse en déterminant défini pluriel. On trouve enfin des termes qui se grammaticalisent sans pour autant devenir des prépositions typiques, se situant plutôt entre préposition et adverbe, comme dedans en FClass, ou entre préposition et particule verbale, comme sus en AF. Le cas de jusque est à part : cette préposition introduit presque systématiquement un syntagme prépositionnel, plutôt que nominal, et on peut s’interroger sur l’analyse qu’il faut en donner. Enfin, deux classes d’emplois sont clairement marginales par rapport au système prépositionnel : lorsque le morphème ou la construction en question introduisent un infinitif ou une proposition infinitive, d’une part (pour venir, sans mettre la table) ; une proposition en que ou ce que, d’autre part (avant (ce) qu’il vienne). On conviendra ici de considérer qu’il ne s’agit pas d’emplois réellement prépositionnels. 32.1.1.3 Une catégorie peu homogène On voit ainsi que la catégorie des prépositions, qui regroupe d’après la tradition grammaticale environ une centaine de formes, n’est pas très homogène d’un point de vue fonctionnel, surtout en raison du phénomène de grammaticalisation constante des prépositions (aux deux sens du terme grammaticalisation : création de nouvelles formes, et grammaticalisation plus poussée de formes existantes), dont le résultat est un renouvellement progressif de la catégorie. Le manque d’homogénéité de la catégorie, qui rend l’identification des formes concernées et par conséquent leur décompte particulièrement délicats, résulte également des disparités énormes dans leur fréquence. Ainsi, dans le corpus GGHF, on trouve une centaine de formes étiquetées « préposition » : une soixante de formes rares ou très rares (moins de 0,01‰, soit une occurrence pour cent mille mots), une trentaine de formes assez fréquentes (entre 0,1 et 1‰), et un tout petit nombre de formes extrêmement fréquentes (cinq prépositions, dont la fréquence relative dépasse 1‰ ou même 10‰) – sans compter plusieurs centaines de locutions prépositionnelles, dont la fréquence est généralement assez voire très faible (moins de 0,01‰). Cette disparité dans la fréquence est liée aux différences fonctionnelles, et l’on peut distinguer, sur ces deux bases, trois classes de prépositions : les prépositions fonctionnelles, les prépositions lexicales et les locutions prépositionnelles. La différenciation est donc liée d’une part à la grammaticalisation plus poussée de certaines prépositions simples (de lexicales
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à fonctionnelles), d’autre part à l’existence de constructions complexes remplissant un rôle similaire à celui des prépositions simples (locutions prépositionnelles), enfin au renouvellement constant de la catégorie. Certaines constructions sont à la limite de la catégorie, comme voici, revoici, voilà, revoilà ou encore comme. Les contextes d’emploi de ces constructions semblent trop restreints et trop différents de la définition adoptée ici pour les considérer comme des prépositions (voir 32.1.1). Ainsi, la série voici, voilà, etc. introduit bien un groupe nominal, mais ne le met pas en relation avec un autre constituant (ou rarement : Il est parti voici dix ans) ; comme peut également introduire un groupe nominal, et peut le mettre en relation avec le prédicat (a–b), mais il semble bien que l’emploi central de comme est d’introduire une proposition, et que l’introduction d’un groupe nominal suppose une élision du prédicat (c–d). (a) il s’est présenté comme un roi (b) elle est passée comme l’éclair (c) il s’est présenté comme un roi se présente (d) elle est passée comme l’éclair passe
32.1.1.4 Les locutions prépositionnelles : une identification problématique On désigne par « locution prépositionnelle » une construction qui remplit les mêmes fonctions qu’une préposition simple – plus précisément, qui présente des affinités distributionnelles avec les prépositions lexicales (a–d). (a) Elle lâcha le journal qui vint atterrir en planant sur la jambe maigrichonne de la femme évanouie. (MaletVie, 1948, p. 103) (b) [...] vint atterrir en planant sous / à côté de / le long de la jambe (c) Daudet a voté ce matin pour Jacques (GoncourtJournal3, 1890, p. 911) (d) [...] a voté contre / en faveur de Jacques
Il faut distinguer deux types fréquents de locutions prépositionnelles. Le premier type, ou type 1, comprend les locutions prépositionnelles au sens propre, qui ont la structure suivante : [Préposition1 (Déterminant) Nom Préposition2], avec une base nominale ou de type nominal (nom ou forme nominalisée d’un adverbe, infinitif substantivé, etc.). On notera que dans ce type de construction, la base est typiquement un nom lié à l’espace, aux parties du corps, ou bien un nom abstrait (la distinction n’étant pas toujours aisée). Les constructions de ce type peuvent, en se grammaticalisant, se simplifier et se transformer en prépositions simples (Prep det N Prep > Prep det N > N : du côté de > du côté > côté, dans la direction de > dans la direction > direction), cette simplification étant parfois seulement partielle (à côté de > à côté, en face de > en face) et / ou limitée à certains registres. Ainsi, en (la) face de semble apparaître en français (pré)classique (FPréclass), avec deux occurrences au 16e s. dans le corpus GGHF, mais reste peu fréquent pendant les siècles qui suivent (2 occurrences au 17e s., 2 au 18e s., 162 au 19e s., dans le même corpus ; même dans Frantext, l’essor de la construction reste modeste, avec 3665 occurrences au 19e s., soit une fréquence relative de 0,05‰). En face prépositionnel (sans de mais suivi d’un GN) émerge plus tard (aucune occurrence dans le corpus GGHF, et un démarrage timide dans Frantext avec 72 occurrences au 19e s.). L’évolution se poursuit avec l’émergence récente et régionale de face prépositionnel. il habite face la mairie (berrichon, internet : http://www.gilblog.fr/petit-dictionnaire-berricho/ index.html)
Chapitre 32. Catégories invariables
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Pour chaque construction, on peut observer une courbe d’évolution spécifique. Ainsi, le démarrage de du côté est légèrement plus précoce que pour en face, mais avec des emplois plus contraints : le GN régime est très souvent spatial. Inversement, l’évolution de à côté semble plus lente : tandis que à côté de est relativement fréquent, on ne trouve pas d’occurrence prépositionnelle de à côté dans le corpus GGHF (Tableau 1), ni même dans Frantext (du moins avant 1900). Construction à côté à côté de à côté ... de Total
9e-13e adv. prép. prép. prép. 0
14e 1
1
15e 3
16e 17
17e 20
18e 7
19e 98
20e 74
3
9
21
6
26
41
67 1 75
383 1 482
243 1 318
Total 220 0 726 3 949
Tableau 1 : occurrences adverbiales et prépositionnelles de à côté (de) (corpus GGHF).
On peut opposer à ce type 1, qui regroupe ce qu’on appellera des « locutions prépositionnelles », un type 2 qui serait plutôt à analyser comme un ensemble de « prépositions complexes ». Elles sont constituées d’une séquence de prépositions simples, qui peuvent fusionner phonétiquement (latin de ex > dès), graphiquement (AF de vers > devers) ou non (de sous, de sur). Ces constructions sont relativement faciles à identifier. En revanche, l’identification des locutions prépositionnelles de type 1 n’est pas simple. Une première difficulté est qu’une construction figée peut se transformer en préposition simple : il n’est pas évident de tracer la limite dans ce cas-là. Ainsi, doit-on considérer à travers en FMod comme une préposition ou une locution prépositionnelle ? Une seconde difficulté tient à l’évaluation du degré de figement nécessaire pour considérer une séquence donnée comme une construction. Pour ce faire, on peut partir de quelques tests de cohésion morphosyntaxique et de désémantisation. Par exemple, les tests d’insertion et de substitution fonctionnent relativement bien dans certains cas, et permettent ainsi de montrer que sur le rebord de n’est clairement pas une locution (a–b), tandis que au bord de en est une (c–d). (a) j’ai vu un chat sur le rebord de la piscine (exemple créé) → sur le petit rebord de, sur un rebord de, sur son rebord (b) La quatrième œuvre est un moulage posé sur le large rebord de la baignoire. (PerecModeEmploi, 1978, p. 512) (c) j’ai vu un chat au bord de la piscine (exemple créé) → *au petit bord de, *à un bord de, *à son bord (d) ce monastère, bâti au bord de la mer, convient à la situation de mon ame (ChateaubriandGénie, 1803, p. 443) → *au petit bord de la mer, *à un bord de la mer, *à son bord
Les données (corpus GGHF 17e-20e s.) confirment cette opposition entre sur le (re)bord de (séquence non figée : 43% des occurrences, soit 91 sur 212, avec modification) et au bord de (locution prépositionnelle : moins de 1% des occurrences, soit 3 sur 355, avec modification). Lorsque les tests montrent qu’il est possible de manipuler la séquence (à droite de, au retour de, au tour de), c’est qu’elle n’est pas figée ; inversement, s’ils montrent que la manipulation est impossible (à travers), c’est qu’elle est figée. Mais dans certains cas, les tests ne concordent pas : on peut alors postuler que le figement est seulement en cours (sous les yeux de → sous ses yeux / ?sous les yeux verts de). Le test sémantique est cependant bien plus délicat à manier ; en principe, on s’attend à ce que les locutions prépositionnelles aient un sens opaque, tandis que les séquences libres ont par définition un sens compositionnel. L’application du test
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
devient plus délicate lorsqu’il y a des degrés de désémantisation ou déréfentialisation (x 40.1), avec un sens parfois compositionnel (a), parfois moins littéral (b). (a) les paroles : fugite partes adversae [...] se trouvent sur la base de l’obélisque au centre de la place. (GreenJournal2, 1939, p. 12) (b) Montaigne [...] nous ramène au centre de la notion (AlainBeauxArts, 1920, p. 15)
On pourrait aussi parler de sens plus ou moins référentiel ; ainsi, lorsque le sens n’est plus référentiel (a, c, e, f), le figement est plus évident. (a) La mere Dieu sanz demorance / Au chief de l’an le revint querre. (CoinciMiracles3, 1218-1227, p. 160, v. 262-3) ‘La mère de Dieu, sans retard, au bout d’un an revint le chercher’ (b) Et au chief du chevalier avoit une moult bonne espee. (Berinus1, ca 1370, p. 246) ‘et à la tête (= près de la tête) du chevalier il y avait une très bonne épée.’ (c) Image des attraits de l’objet qui m’enflamme, / Aux yeux de l’univers justifiez mes feux (MirabeauLettres, 1780, p. 226) (≠ les yeux de quelqu’un) (d) Une vive pitié le saisit ; avec l’aide de son domestique il arrangea quelques branches pour la transporter (StaelCorinne, 1807, p. 257) (référentiel : ‘grâce à l’aide de’) (e) ne doutant pas un seul moment, avec l’aide de quelques circonstances favorables, de sa pleine réussite future. (GoncourtJournal3, 1890, p. 693) (non référentiel ≡ ‘grâce à’) (f) il faut donc que tu me promettes de reformer ce que tu as desja fait, et de te mouler sur Heliodore, puisque tu es de son party en ce qui est de l’ordre de la narration. (SorelBerger, 1627, p. 331) (non référentiel) (g) François-Pierre Lajoie est radié de l’ordre des Médecins. (PerecModeEmploi, 1978, p. 682) (séquence fortuite, sens référentiel)
Le figement n’étant pas un processus abrupt, on trouvera de nombreux cas incertains ; par ailleurs, pour les états de langue anciens, il est évidemment impossible de faire des tests et il faut donc se fier aux occurrences disponibles dans les corpus. L’application des tests permet cependant d’exclure un certain nombre de constructions qui ont en surface la même structure que les locutions prépositionnelles. Par exemple, en français médiéval, de (la) bouce de ‘de la bouche de’ est une séquence relativement fréquente mais de sens toujours compositionnel, et alterne avec de sa bouche ; por (l’)avoir de X est également fréquent, mais avoir est toujours en fonction de prédicat, glosable par ‘pour obtenir X’. Pour identifier une locution prépositionnelle, on s’appuiera donc sur un réseau d’indices (Stosic et Fagard 2019) : 1) l’équivalence distributionnelle avec une ou plusieurs prépositions ; 2) la fréquence relative dans les corpus ; 3) la cohésion interne, définie à partir de la résistance aux tests décrits ci-dessus ; 4) l’opacité sémantique. 32.1.2 Origine des éléments de la catégorie Les prépositions du français sont issues de phénomènes de grammaticalisation, survenus à des périodes très diverses, depuis le latin jusqu’au FMod – certains étant encore en cours. On a ainsi des particules indo-européennes devenues prépositions dès le latin (de, ad > à), des adverbes latins (sous, de subtus), des participes latins ou français (vers de adversus, pendant, durant de pendre, durer), des noms latins ou français (lez de latus, côté, question), des adjectifs (sauf), et même des syntagmes (malgré, de mal gré). La grammaticalisation de ces éléments ne s’est donc pas faite en un bloc, à une période donnée de l’histoire de la langue, pour fournir un paradigme complet. Au contraire, les nouvelles grammaticalisations qui se produisent enrichissent progressivement le bagage prépositionnel de la langue, tandis
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que d’autres prépositions voient leurs emplois décroître, et finissent par disparaître : c’est le cas du latin ob ‘contre, face à’, ou encore du français médiéval lez ‘à côté de’, qui n’a laissé de trace que dans la toponymie. Les grammaticalisations s’arrêtent parfois en cours de route, et produisent alors des constructions qui ne se comportent pas tout à fait comme des prépositions : il y a, côté, question, etc. Ce processus de renouvellement explique en partie, on l’a vu, le manque d’homogénéité de la classe. Le résultat est un paradigme prépositionnel qui est à la fois issu en grande partie d’éléments latins, et largement renouvelé par rapport au paradigme prépositionnel latin. Les phénomènes de grammaticalisation en cause s’accompagnent d’un certain nombre de transformations : d’ordre phonétique, d’une part, avec une tendance à la réduction, comme on peut le constater avec l’évolution du latin ad au français à et plus encore avec la fusion (à + le, les > au, aux). Les transformations sont également d’ordre sémantique, avec une généralisation du sens partiellement contrainte, dans la mesure où l’on retrouve de manière récurrente les mêmes chaînes d’évolution sémantique (x 40.1.1.1). Elles sont aussi d’ordre morphosyntaxique, avec l’acquisition progressive de la capacité à mettre en relation des parties du discours de plus en plus variées. Enfin, elles vont généralement de pair avec une augmentation de fréquence. 32.1.2.1 Disparition des cas Dans ces évolutions, la disparition du système casuel présent en latin a joué un rôle important. Elle a eu lieu très tôt dans la plupart des langues romanes, mais n’est allée à son terme en français, où la distinction entre sujet et régime était conservée, que tardivement, entre AF et MF. En AF, en effet, on trouve encore des distinctions casuelles au sein du système nominal. Cependant, les cas ne forment plus un système complexe, concurrent des prépositions : il ne reste en fait qu’une forme marquée et une forme non marquée, au point qu’on peut se demander s’il ne faut pas simplement l’analyser comme un marquage différentiel du sujet, plutôt que comme un système casuel. Le cas régime seul permet encore de marquer certaines fonctions syntaxiques, par exemple celle de complément du nom, de complément d’objet indirect ou d’objet second, mais dans des contextes très réduits (Meyer-Lübke 319301935 [1911-1920] : 47, Herslund 1977, 1980). Cette construction est impossible dans les langues romanes anciennes ayant complètement perdu le système casuel. 32.1.2.2 Apparition des prépositions fonctionnelles en français A l’origine de cet effondrement du système casuel se trouvent plusieurs éléments. On considère généralement que l’évolution phonétique a joué un grand rôle, lié notamment au changement de nature et de position de l’accent, mais l’extension des emplois prépositionnels venus en renforcement des cas a également eu son importance : le vide créé par la disparition ou la quasi-disparition des cas a été comblé par l’extension des emplois prépositionnels jusqu’à l’assignation du rôle syntaxique par certains morphèmes prépositionnels, notamment pour le datif d’appartenance ((a–c) ci-dessous), partiellement pour l’accusatif d’objet (d–e), enfin pour le génitif complément du nom (f–h). (a) (latin) domino est equus (b) le cheval est au maître (c) void ung goujat monté sur ung bidet. Luy demande a qui e ce cheval ? (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 509) ‘(le dauphin) voit un valet monté sur un petit cheval, et lui demande : « à qui est ce cheval ? »’
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe (d) (latin) puellam videt (e) il voit ø la jeune fille, (régionalement) je l’ai vu à mon frère (f) (latin) canis domini (g) le chien du maître (h) je l’aime plu que patau le chien de sa nourrice. (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 420) ‘je l’aime plus que pataud, le chien de sa nourrice.’
Ces changements se sont faits peu à peu, dès la période du latin tardif (notamment pour le datif, Meillet 1982b [1921] : 557), et concernent l’ensemble des langues romanes. L’extension des emplois prépositionnels a donc accompagné la disparition progressive des cas, la facilitant et s’en trouvant facilitée. L’exemple (e) montre par ailleurs qu’il n’y a pas nécessairement remplacement d’un cas par une préposition, pour un emploi syntaxique donné. Ainsi, le marquage de l’objet « direct » du verbe se fait par le morphème casuel d’accusatif en latin classique (-m en général), par la préposition a en espagnol ancien et moderne quand l’objet est humain et déterminé, mais en FMod standard par ø, avec une contrainte au niveau de la position dans la phrase (a–b), à la différence de l’AF où la présence du cas régime permet des structures OVS. (a) Eh bien, ces rapports-là, maintenant j’y suis tellement habitué que je vois le monde à travers eux. (SartreLettres2, 1951, p. 222) (b) ... *que je le monde vois...
On assiste ainsi, dans le passage du latin au français, à la spécialisation d’un sous-groupe de prépositions, qui a conduit au développement d’une distinction au sein du paradigme. Cette évolution s’explique par des phénomènes distincts, qui se renforcent mutuellement : 1) certaines prépositions latines acquièrent des emplois syntaxiques ; 2) ce phénomène entraîne l’affaiblissement de leur sémantisme en même temps qu’un gain en « fonctionnalité », c’està-dire que les prépositions en question deviennent disponibles pour remplir des fonctions syntaxiques ; 3) l’affaiblissement de leur sémantisme accélère leur remplacement, dans certains contextes, par d’autres prépositions lexicales plus « chargées » sémantiquement ; 4) dans le cas de la préposition à, la disparition de la distinction entre ad et ab, aboutissant à la même forme (notée a puis à). On pourrait ainsi faire un parallèle entre l’emploi du cas seul en latin classique (dans la langue poétique, et dans certaines constructions) vs. l’emploi de ad pour exprimer le but ((a–b) ci-dessous) et, en FMod, l’emploi de à vs. l’emploi de vers (c–d). (a) (latin) vado Urbem (b) (latin) festine ad eius monasterium cucurrit (Grégoire le Grand, Dialogus, 6e s., 21) ‘il s’est hâté vers son monastère’ (c) je vais à Paris (d) le voyageur qui se hâte vers l’auberge (ClaudelTêteOr, 1890, p. 114)
En FMod, c’est vers qui exprime la relation marquée sémantiquement, et à qui exprime la relation « par défaut ». Cependant, l’opposition n’est pas tranchée, ni en latin ni en français : en latin classique, la construction avec l’accusatif seul est déjà archaïque et limitée à certains contextes ; en FMod, l’emploi de à est exclu dans certains contextes – ainsi en (d) : se hâte à l’auberge ne paraît pas très bon. 32.1.2.3 Les locutions prépositionnelles, du latin au français Un autre point important de l’évolution du latin au français est l’émergence de la catégorie des locutions prépositionnelles. Bien que les grammaires latines n’évoquent pas la catégorie,
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on peut noter que certaines constructions présentes dès le latin classique sont fonctionnellement assez proches de ce que l’on appelle locution prépositionnelle en FMod. Dès le latin, en effet, on trouve des constructions complexes distributionnellement proches des prépositions simples. Etant donné les différences typologiques entre latin et FMod, leur forme de surface n’est bien entendu pas la même. C’est le cas par exemple de à cause de. Là où l’on a en FMod à cause de [GN], on a en latin causā + [GN]GÉNITIF : à la préposition à correspond l’ablatif de la base (ā), à la préposition de le génitif du complément. Dans causā + génitif, on peut distinguer trois éléments, le nom, la marque d’ablatif (ā) et le génitif du nom qu’il introduit (la préposition à reliant en français l’ensemble au verbe ou à la phrase, comme l’ablatif en latin, et la préposition de indiquant la relation de rection vis-à-vis du groupe nominal introduit, comme le génitif en latin). Il existe quelques constructions de ce type, plus ou moins fréquentes et figées, en latin classique, comme causā + génitif déjà cité, ou encore gratiā + génitif (exempli causa ‘pour l’exemple’, dei gratia, tui gratia ‘grâce à dieu, grâce à toi’, modo + génitif ‘dans la mesure de’, ritu + génitif ‘à la manière de’, beneficio + génitif ‘au bénéfice de’). Elles gagnent en nombre et en complexité en latin tardif et tout au long de la diachronie du français (voir 32.1.3.4). 32.1.2.4 Une évolution typologique globale On peut replacer l’évolution du système prépositionnel dans le cadre plus vaste de la transformation typologique du système nominal, du latin classique au FMod. Il s’agit du passage d’un type flexionnel où le substantif n’est jamais accompagné d’un article, et où il porte lui-même une marque casuelle indiquant son rôle syntaxique, vers un type isolant où sont séparés plus ou moins nettement (d’un point de vue phonologique en particulier) substantif, article et préposition, cette dernière indiquant son rôle syntaxique plus ou moins de la même façon que le faisait le cas en latin classique. Un corollaire de cette évolution est la réduction du nombre de prépositions qui régissent systématiquement un groupe nominal et l’insèrent dans la phrase ou dans un autre syntagme. On peut ainsi considérer que, en latin comme en français médiéval, le « modèle » syntaxique de la préposition est [P [GN]] où P est un lexème simple, tandis qu’en FMod on tendrait vers [[pBp] [GN]] où p est un « morphème prépositionnel / casuel » (à, de, en, par...) et B une base sémantique, le plus souvent nominale (à cause de, à base de, au milieu de...), le modèle ancien ne perdurant que partiellement. Les prépositions « lexicales » seraient amenées à ne plus régir les groupes nominaux directement mais de plus en plus par l’intermédiaire d’une préposition « grammaticale » ou « fonctionnelle » : on passe ainsi de lez, jouste, coste en français médiéval à à côté de, du côté de en FClass et FMod. De ce fait, les « prépositions lexicales » deviennent de purs adverbes, qui présentent deux emplois : un emploi adverbial, où ces expressions sont isolées, et un emploi en locution prépositionnelle, où elles sont suivies d’une préposition fonctionnelle, le plus souvent les prépositions issues du latin de ou ad (français à, de, italien a, di, espagnol et portugais a, de), parfois celles issues de in (respectivement en, in, en, em). On trouve ainsi dans toutes les langues romanes modernes des locutions prépositionnelles sur ce modèle : au centre de, italien nel mezzo di, espagnol en el centro de, portugais no meio de. Certaines de ces locutions prépositionnelles, notamment en français, évoluent et donnent lieu à l’émergence d’une préposition lexicale simple : c’est le cas par exemple de côté et niveau en FMod, dont on peut considérer qu’elles constituent désormais des prépositions distinctes des locutions dont elles sont issues. Cependant, ce phénomène reste rela-
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tivement marginal, et ne contredit pas la tendance générale vers des constructions plus analytiques. 32.1.3 Evolution de la catégorie 32.1.3.1 Evolutions majeures au cours de la diachronie du français En AF, les prépositions forment une classe encore relativement modeste, de l’ordre de la cinquantaine (voir 32.1.3.3, tableaux 2 à 4), dont quelques éléments présentent des traits polyfonctionnels, comme sus : ces morphèmes ont des emplois comme particule verbale (a), adverbe (b) et préposition (c), sans compter qu’ils ont typiquement aussi des emplois comme préfixe verbal (d) : (a) Jesús rex magnes sus monted (Passion, ca 1000, v. 26) ‘Jésus, le grand roi, monta dessus [= sur l’âne]’ (b) ot dous freres el donjon sus (Eneas1, ca 1155, v. 5495) ‘il y avait deux frères là-haut, dans le donjon’ (c) .i. chevalier [...] sist sus un grant cheval noir (Graal, ca 1225, p. 194d) ‘un chevalier était assis sur un grand cheval noir’ (d) Pur nostre rei devum nus ben murir. / Chrestïentet aidez a sustenir ! (Roland, ca 1100, v. 1128-1129) ‘Pour notre roi, il nous faut bien mourir. Aidez donc à défendre la chrétienté !’
Les prépositions entrent peu fréquemment dans la construction des arguments du prédicat, et l’importance numérique et fonctionnelle des locutions prépositionnelles est assez limitée (voir 32.1.3.4). Les formations romanes sont peu nombreuses, et les emplois fortement grammaticalisés assez marginaux. En conséquence, au sein du système prépositionnel de l’AF, la distinction en sous-classes n’est pas encore claire, même s’il existe déjà des différences concernant leur fréquence, leur degré de polysémie ou de polyfonctionnalité. Du point de vue du système prépositionnel, il y a un contraste assez net entre l’AF et le FMod, sans que l’on puisse pour autant identifier de point de rupture : cette évolution a en fait commencé très tôt, dès le latin classique (ou même l’indo-européen, avec l’émergence d’une classe d’adverbes-prépositions-particules, Fagard 2010 : 199 et suiv.). Ce n’est pas une évolution linéaire. Entre le 14e et le 17e s., outre les formes qui étaient déjà très peu fréquentes auparavant (comme estre, du latin extra), un assez grand nombre de prépositions présentes en AF disparaissent (ains, hors, dessous), tandis que d’autres émergent (dans, pendant, durant…) et que la sous-classe des locutions prépositionnelles se constitue peu à peu. Le MF, le FPréclass et le FClass constituent donc une période de transition importante. En FMod, il est bien difficile de fournir une liste exhaustive des prépositions si l’on inclut les locutions prépositionnelles. La polyfonctionnalité est bien moins forte. En effet, d’une part, le mouvement de spécialisation qui a touché par ailleurs les articles et les démonstratifs a conduit à une distinction plus nette entre prépositions et adverbes (dedans / dans, dessous / sous, dessus / sur…). D’autre part, les emplois comme particule ou préfixe verbal (voir 32.2) ont disparu, ou du moins ne sont plus productifs, et relèvent désormais plutôt de l’homonymie que de la polyfonctionnalité. Les formations romanes sont bien plus nombreuses. Enfin, on trouve plusieurs types d’emplois non prépositionnels, c’est-àdire de grammaticalisation de prépositions simples en déterminant (de, du), en marqueur de gérondif (en), en marqueur de l’objet indirect (à) ou marqueur différentiel de l’objet animé humain (à, régionalement), en introducteur de différents types d’arguments du prédicat ou
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encore en élément constitutif de locution prépositionnelle (en particulier à et de). L’écart s’est creusé entre prépositions fonctionnelles, très grammaticalisées, très fréquentes et polyfonctionnelles, d’un côté, et prépositions lexicales et locutions prépositionnelles, de l’autre. 32.1.3.2 Les prépositions fonctionnelles Parmi les prépositions issues de prépositions latines, seules neuf ont survécu jusqu’en FMod : de (latin dē), à (latin ad, avec reprise marginale d’emplois de ab et apud), en (latin in), par (latin per), pour (latin pro), sur (latin super), entre (latin inter), contre (latin contra) et outre (latin ultra). Toutes les prépositions fonctionnelles du FMod (ou presque, si l’on choisit d’y inclure dans) figurent dans cette liste. Leur degré de grammaticalisation élevé s’explique par des phénomènes récurrents d’extension de leurs emplois, comme nous allons le voir. D’autres prépositions issues du latin ont disparu au cours de l’histoire du français : o, con, très, estre (du latin apud, cum, trans, extra). a. Ancien français En AF, on peut se demander s’il y a réellement des emplois grammaticaux, même pour des prépositions très fréquentes comme a, de, en et par. D’une part, un certain nombre d’emplois présentent des affinités avec ceux du FMod, où l’on considère bien ces prépositions comme fonctionnelles. D’autre part, ces mêmes emplois sont bien moins figés que dans la langue moderne. En effet, on observe une variabilité importante dans ces contextes : 1.
2.
le complément d’objet second n’est pas toujours introduit par a : en AF, on peut encore trouver des constructions du type dona le roi un cheval ‘il donna un cheval au roi’ où le complément d’attribution n’est marqué que par le cas (régime), comme en latin (dare alicui aliquid ‘donner quelque chose à quelqu’un : litt. quelqu’unDATIF quelque choseACCUSATIF’). le complément du nom peut être introduit par a ou de, ou bien être exprimé par un nom au cas régime. La préposition a introduit le complément du nom dans certains cas (complément animé, avec un rapport proche de l’appartenance) (a) ; la préposition de peut toujours être utilisée (b), tandis que les tours du type la fille le roi sont les plus contraints (c). Le contraste avec le FMod est assez grand, puisqu’on est passé de trois constructions à une seule en français standard, du moins pour les groupes nominaux (d), avec une variante marquée comme non standard, mais obligatoire avec un pronom (e). (a) la fille al roi prandras a fenne (Eneas1, ca 1155, v. 2187) ‘tu prendras comme femme la fille du roi’ (b) et li chastelains ot entendu le renon de son seignor (MenestReims, ca 1260, p. 14) ‘et le châtelain avait entendu la réponse (négative) de son seigneur’ (c) Biax sire, an presant / l’ostel mon seignor vos presant (TroyesYvain, 1177-1181, v. 46614662) ‘Beau sire, je vous offre [l’hospitalité dans] la demeure de mon seigneur’ (d) il demanda pour Lucile la permission de monter ce cheval à côté de la voiture de sa mère. (StaelCorinne, 1807, p. 223) (e) Un ami, un jeune ami à lui, était allé, ces jours-ci, causer affaires avec un banquier. (GoncourtJournal4, 1896, p. 157)
3.
Les formes verbales en -ant peuvent être introduites directement (a) ou par une préposition, généralement en ou por, avec, qui plus est, des nuances sémantiques importantes,
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excluant une interprétation purement grammaticale : avec une valeur temporelle (b), de moyen (c), concessive (d). (a) Traïnant la vont par les treces / Quant aprés auz ne puet tost corre. (CoinciMiracles3, 1218-1227, v. 938-939) ‘il la traînent [litt. la vont traînant] par les tresses quand elle n’arrive plus à les suivre en courant.’ (b) si lor conte / s’aventure tot an plorant. (TroyesYvain, 1177-81, v. 2910-2911) ‘elle leur raconte son aventure en pleurant.’ (c) En besant fustes as faus juïs livré (Le Coronement Lois, ca 1130, v. 757) ‘c’est par un baiser que vous fûtes livré aux faux juifs’ (d) Ne vos leroie por les membres perdant (Prise d’Orange, ca 1200, v. 1427) ‘je ne vous laisserais à aucun prix, quitte à perdre mes membres’
4.
Ici aussi, le contraste avec le FMod est assez net, puisque la construction en + V-ant s’est figée comme forme attendue pour le gérondif. Les infinitifs peuvent également être introduits par de, a ou même en (a–b). La tournure de + Infinitif a persisté, mais elle est nettement archaïsante en FMod. La tournure a + Infinitif se trouve encore en MF. (a) en plus demorer ne poons nos riens gaengnier. (La mort le roi Artu, ca 1230, p. 18) ‘nous ne pouvons rien gagner à [litt. en] rester ici plus longtemps.’ (b) au partir qu’il fist de l’Aumasourre pour venir a Damiete (JoinvilleMémoires, entre 1305 et 1309, p. 4) ‘à son départ de la Massoure [aujourd’hui Mansoura] pour rejoindre Damiette’
5.
On trouve aussi une variabilité, plus limitée, pour la complémentation verbale ; ainsi, commencier a est bien plus courant que commencier de, dont on trouve cependant quelques exemples : Quant Gardon l’entendy, si commence de rire. (ArrasMélusine, 1392, p. 246) ‘Quand il l’entendit, Guédon se mit à rire.’
6.
La transitivité verbale a, de manière générale, connu une histoire assez chaotique dans la diachronie du français. Le complément du passif peut être introduit par a, par, por ou de (a–d). (a) Mes ice m’est mout grant confort / que par bon chevalier sui mort. (Roman de Thèbes, 1150, v. 5843-5844) ‘Mais c’est pour moi un grand réconfort de savoir que j’ai été tué par un preux chevalier.’ (b) tut serrunt mort de mal martire. (Gormont et Isembart, 1130, p. 12, v. 159) ‘tous seront morts, tués dans un terrible carnage.’ (c) Me gardez que ne soie prise a beste cuiverte (Adenet le Roi, Li Romans de Berte aus grans piés, 2e moitié du 13e s., exemple de Greimas (1979)) ‘Gardez-moi d’être prise par une bête infâme’ (d) a tous se fit amer Berte (id.) ‘Berthe se fit aimer de tous’
En conséquence, il est difficile de considérer qu’à ce stade les prépositions a, de, en, par, pour sont pleinement grammaticalisées en prépositions fonctionnelles. Les prépositions a, de et en semblent néanmoins être les plus nettement grammaticalisées. D’une part, on trouve un grand nombre de verbes et d’adjectifs pour lesquels le complément est régulièrement introduit par une seule préposition, dès l’AF, sans variation en diachronie. Par exemple, pour de : parler de (a), s’apercevoir de (b), certain de (c). On peut en
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dire autant de certaines locutions verbales de type V + N : avoir cure, merci, mestier, peör, pooir… de (‘prendre soin, avoir pitié, besoin, peur, être capable… de’). (a) Assez parlerent cele nuit li dui cousin de ceste chose. (La mort le roi Artu, ca 1230, p. 114) ‘Longtemps, cette nuit-là, les deux cousins parlèrent de cette histoire.’ (b) Quant Agravains se fu aperceüz de la reïne et de Lancelot (id., p. 4) ‘Quand Agravain se fut apperçu de ce qui se passait entre la reine et Lancelot’ (c) Vos voulez estre certeins de ma grant mescheance (id., p. 2) ‘vous voulez être certain de ma complète déchéance’
D’autre part, de commence à introduire le complément partitif dès cette période : un petit de repos, mout de persecutions, tant de grace… Les trois prépositions entrent déjà dans la formation de quelques locutions prépositionnelles (voir 32.1.3.4), et fonctionnent également comme préfixes « multiplicateurs » permettant la formation de plusieurs prépositions sur une même base (Marchello-Nizia 21997a [1979] : 327) (p. ex. vers / devers, puis / depuis, avant / devant...). Enfin, du point de vue phonétique, seules a, de et en fusionnent (en enclise) avec le déterminant – uniquement masculin, singulier et pluriel –, aboutissant aux formes suivantes : au (al), aux, du (del), des, ou (au), es. Elles ont également tendance à s’agglutiner à d’autres morphèmes, ce qui entraîne la création de formes comme aval < a + val ou encore asseür < a + seür. On trouve des emplois de ce type pour quelques autres prépositions, notamment por et par, mais de manière moins systématique : par entre dans la composition de certaines locutions prépositionnelles et adverbiales (par ci, par la, par devers, par devant, par deriere...), tandis que por introduit le complément de certains verbes (tenir por fol ‘considérer comme fou’) et adjectifs (legier a / por garder ‘facile à garder’), ainsi qu’un certain nombre de locutions adverbiales, conjonctives ou prépositionnelles (por neant, por voir, por quoi, por ce que, por paor de). N’est pas legiere por garder / La beste qui se volt embler. (Floire et Blancheflor, ca 1150, v. 1453-1454) ‘Elle n’est pas facile à retenir, la bête qui voulait s’enfuir.’
b. Moyen français En MF, on assiste à l’émergence d’emplois plus grammaticalisés des prépositions, notamment l’article partitif de le > du (boire vin → boire du vin), le complément du nom introduit uniquement par a ou de (aux dépens du tour la mort le roi qui ne survit que dans des expressions figées comme Dieu merci), le marquage systématique de l’objet indirect et second par a. En commence à se généraliser devant les participes présents. On observe, avec certains verbes, un début de spécialisation, leur argument étant préférentiellement introduit par une seule préposition. Un autre phénomène important est le gain en fréquence des constructions conjonctives où une préposition simple (a, de, en) est associée à la conjonction que ou au relatif qui, quoi – assez souvent, en MF, selon le schéma [préposition + ce + subordonnant] : a ce que, sur ce que (voir 32.3). c. Français préclassique et classique En FClass, l’événement majeur est le remplacement de en par dans dans un certain nombre de contextes. Ce remplacement a été progressif, mais rapide. Il accompagne la grammaticalisation croissante de en, qui se cantonne progressivement à des emplois comme marque de gérondif, et à l’introduction de groupes nominaux sans déterminant. On trouve ainsi une association très forte de en avec certaines formes de participes présents : les formes en V-ant présentent une fréquence relative de 0,9‰ (0,9 occurrences pour mille mots, donc 9 formes tous
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
les 10 000 mots) dans le corpus GGHF au 17e s. Certaines constructions sont assez fréquentes, notamment en attendant / passant / disant / donnant / faisant (près de 4000 occ., soit 0,14‰, dans le corpus Frantext classique, 1650-1799). A l’inverse, c’est à cette période que remonte l’association croissante de dans (qui apparaît très ponctuellement dès le 12e s. – avec diverses graphies : dens, dans, denz, danz –, mais dont la fréquence n’augmente qu’au 16e s.) avec les groupes nominaux définis (masculins puis féminins) aux dépens de en. La conséquence prévisible de ce phénomène est la baisse de fréquence de en, à la différence des autres prépositions fonctionnelles (et de dans) : tandis que la fréquence de de ou à reste à peu près constante entre le 16e et la fin du 18e s., la fréquence relative de en décroît fortement par rapport à celle de dans ; pour donner une indication, au 17e s., on compte dans le corpus environ 7500 occurrences prépositionnelles de dans pour 21 000 de en (qui compte également un grand nombre d’occurrences non prépositionnelles, par exemple pour introduire les forme en -ant). On peut constater que dans semble remplacer en dans certains contextes (voir (a–d) ci-dessous, et Fagard et Combettes 2013), tandis que d’autres restent liés à en, comme le pronom réfléchi (en soi / *dans soi), avec une répartition partielle des rôles : par exemple, l’opposition [en (*dans) qui / quoi] / [dans (*en) lequel] est presque parfaite dans le corpus, au 17e s., et semble s’être conservée jusqu’en FMod, de même que l’opposition [en N] / [dans GN] (e-f). (a) il y avoit trop de beautez en chaque acte (D’Aubignac, La pratique du théâtre, 1657, p. 210) (b) Dans chaque acte l’action est ordinairement coupée au moment le plus intéressant (Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, p. 144) (c) Adamas en tenoit une en chaque chambre (Baro, La conclusion et dernière partie d’Astrée, 1628, livre X) (d) nous avons dans chaque chambre une sonnette (Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu, 1791, p. 103) (e) en hault, en France, en effect, en colère, en ville (f) dans le cœur, dans le tombeau, dans le temple, dans la ville
La spécialisation des prépositions pour l’introduction de l’argument de certains verbes se poursuit, avec notamment l’augmentation des contextes d’emploi de sur (pour introduire les compléments de certains verbes comme se plaindre / médire / présider, et de certaines locutions prépositionnelles (voir 32.1.3.4)), ainsi que la spécialisation des prépositions complexes. En outre, de devient obligatoire pour le marquage du partitif, à partir de la fin du 17e s. (Haase 1965 [1898]) alors qu’auparavant l’absence d’article y suffisait : boire vin > boire du vin. d. Français moderne En FMod, certaines prépositions ont un fonctionnement à part, et le terme de préposition fonctionnelle est pleinement justifié. Il s’agit de à, de, en, par et, dans une moindre mesure, dans et sur. Dans certains emplois, leur sémantisme est tellement affaibli qu’on a pu les appeler « prépositions incolores » (Gougenheim 1950, Spang-Hansen 1953, Cadiot 1997), entre autres dénominations. Ainsi, la préposition à continue à introduire le complément d’objet indirect, mais aussi le complément d’objet second, dans certains contextes et registres le complément du nom ((a) cidessous), et enfin régionalement le complément d’objet « direct » animé humain (dans le SudOuest, avec des énoncés familiers comme je l’ai vue à la Marie – un énoncé considéré par une majorité des locuteurs comme non grammatical, voir Blanche-Benveniste 1990 ; il faut noter, cependant, qu’il s’agit là d’un emploi conditionné pragmatiquement, et non systématique). De plus, la préposition à introduit désormais le complément de nombreux verbes (b–d) : condamner, (se) livrer, (s’)intéresser, renoncer, ressembler, songer, parvenir, consentir, s’opposer,
Chapitre 32. Catégories invariables
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tendre, aider (dans le sud-est, entre autres : j’ai aidé à mon père), résister, appartenir, commencer, se préparer, se joindre, ajouter, céder, obéir, livrer, servir, manquer, contraindre, ôter, parler, ordonner, promettre, convenir ; et aussi d’adjectifs : attaché, prêt, etc.). (a) Mais sa belle-soeur, qui était une cousine à moi […] (GoncourtJournal2, p. 1195) (b) Édouard Lahaye a aidé à Joyau à emporter la poudre (ProcèsTribunalSeine, 1801, p. 16) (c) Lors Silvandre voulant aider à sa Maistresse […] (UrféAstrée, 1610, p. 77v°) (d) Tiennete est sortie, pour aller aider à ma mere (RetifBretonnePaysan, 1776, p. 196)
La préposition de introduit non seulement le complément du nom et le partitif, mais désormais aussi le complément de nombreux verbes (cesser, empêcher, souvenir, douter, dépendre, tâcher, se moquer, s’efforcer, supplier, se permettre, se charger, remplir, s’approcher, se plaindre, s’étonner, essayer, prier, profiter, achever, craindre, se consoler, proposer, mériter, jouir, promettre, entreprendre, couvrir, tirer, changer). D’un point de vue phonétique, seules ces deux prépositions, à et de, présentent des phénomènes d’enclise avec l’article : du, des, au, aux. La préposition en présente uniquement des vestiges lexicalisés de ses contractions en AF (docteur ès lettres), et la préposition sur présente au moins régionalement un début d’enclise (sur le canapé > su’l canapé).. La préposition en introduit le participe présent pour former le gérondif, et le complément d’un certain nombre de verbes (ériger, se transformer, se convertir, dégénérer, se muer, exceller, se dépenser). La préposition par introduit le complément d’agent dans les constructions passives dès le 11e s. (Saint Alexis), et le complément de certains verbes (illustrer, prouver, finir). La préposition dans présente des emplois syntaxiques moins marqués mais une fréquence très élevée dans des syntagmes prépositionnels (dans sa joie, dans un mouvement d’humeur) fonctionnant notamment comme des constructions adverbiales détachées, et tend à remplacer en, y compris dans certains de ses emplois fonctionnels (notamment la rection verbale, avec des verbes comme se vautrer, séjourner, enfermer, tremper, résider, s’immiscer, engloutir, persévérer, disperser, enfoncer, s’égarer, circuler, plonger, entrer, lancer, rentrer). La préposition sur est également très fréquente, et introduit systématiquement les compléments de certains verbes (p. ex. influer, se replier, se refermer, statuer, ancrer, appuyer, peser, renseigner, enchérir, questionner, compter, se ruer). On peut noter également son extension sémantique notable au 20e s., avec des emplois encore assez marqués du type il travaille sur Paris. Pour quelques autres prépositions, on peut se demander si elles ne commencent pas à se rapprocher d’un fonctionnement plus grammatical, avec l’introduction des compléments de certains verbes : (re)partir, appareiller, s’enflammer pour ; se brouiller, se (ré)concilier, rivaliser, sympathiser, coïncider, compatir, deviser, se familiariser, discuter, bavarder, se liguer, partager avec. L’ensemble de ces prépositions entre, en FMod, dans la construction des locutions prépositionnelles, surtout à, de et en. 32.1.3.3 Les prépositions lexicales Les prépositions les plus « typiques », le noyau de la catégorie, ce sont les prépositions lexicales comme sous. Elles sont présentes dès le latin et à toutes les périodes du français. Leur renouvellement est constant : à chaque période, certaines prépositions lexicales disparaissent et d’autres se grammaticalisent, parfois uniquement en partie. Ce qui rend la description de ce renouvellement assez délicate, cependant, c’est qu’il y a bien souvent un temps de latence entre les pre-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
mières apparitions d’une nouvelle forme, ou les premiers emplois prépositionnels d’une construction, et sa « montée en fréquence » qui en fait réellement un nouveau membre du paradigme – comme toujours en cas de grammaticalisation. Inversement, on observe parfois de longues périodes où une forme est encore employée comme préposition avec une fréquence très faible avant de disparaître. Si l’on ajoute à cela le fait que tout corpus ne donne qu’une image partielle de l’évolution linguistique, il est souvent bien difficile de dire précisément quand une préposition apparaît, se grammaticalise, ou disparaît. Si le recours à de très gros corpus limite les risques, les registres disponibles sont typiquement limités (écrit, littéraire). a. Ancien français : héritage latin et roman, premières créations françaises La classe des prépositions lexicales est bien présente dès l’AF. La plupart sont formées par préfixation sur un groupe plus restreint de « bases » de natures variées : prépositions héritées du latin (et grammaticalisées à différentes périodes : versus par exemple est assez tardive), adverbes latins, ou grammaticalisations romanes. Certaines prépositions latines sont présentes en AF, mais disparaissent assez rapidement, comme très ‘outre’ (au 15e s.), o ‘avec’ (très peu fréquente hormis aux 12e-13e s., peu à peu remplacé par avec), estre ‘hormis’ (disparition dès le MF), pos(t) ‘après’ (presque uniquement dans des séquences en latin), con ‘avec’ (franco-italien, et très peu fréquent – pas d’occurrence en français dans le corpus GGHF) : un home a pié derere a la crop dou cheval con lance en main (Voyage de Marc Pol, c. LXXIX, cité par Godefroy 1881) ‘un homme à pied, derrière la croupe du cheval, avec une lance en main’
Parfois, elles apparaissent surtout dans des textes inspirés de modèles en latin ; c’est le cas par exemple pour aprof ‘après’ chez Philippe de Thaon. Outre, rare dès l’AF, survit cependant. D’autres survivent, mais avec un foisonnement de formes qui se réduit peu à peu (Tableau 2 ci-dessous). Préposition latine ante retro contra juxta pro inter super versus, adversus
ultra extra apud prope trans sine cum
ancien français devant, avant, davant, dedevant, dedavant der(r)ier(e)(s), arriere, (des)riers, riere, rier contre, encontre, cuntre, encuntre, ancontre dejuste, juste, dejoste, dejouste, joste, jouste, pardejoste, pardedejoste, endejoste pour, por, pur, enpur, enpor, anpor entr(e), antr(e), entrë sor, desor, sobre, ensobre, super devers, envers, pardevers, avers, vérs, viers, envérs, enviers, d’envers, devérs, dedevers, deviers, par-devers, par devers, par deviers outre, ultre, oltre estre o, od, atout, atot, a tot, o tot prof, pruef (rarement prépositionnel) tres, trés, triés, detrés, detriés sans, sanz, sen, sens, senz, san con, cun, cum, cume, com
français moderne avant, avant derrière contre jouxte (vieilli) pour entre sur vers, envers, pardevers
outre ø ø ø ø sans ø
Chapitre 32. Catégories invariables Préposition latine « renforcée » de + ex des, dés de + usque jusque, dusque, desque, jesque trans + usque tresque, trosque (in +) ad + prope apruef, aprof, aproef, apreuf, enaprof sub + inter soantre, suentre
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dès jusque ø ø ø
Tableau 2 : Prépositions latines : ancien français et français moderne
Certaines prépositions, notamment celles qui sont formées sur le latin usque ‘jusqu’à’, ont une distribution assez différente des autres, privilégiant les schémas [préposition [Groupe Prépositionnel]] – plus de 90% des occurrences ((a–b) ci-dessous), si l’on excepte les emplois comme conjonction : desque, dusque, tresque, trusque (sur de usque, intro usque). Malgré leur fréquence relativement faible, ces formes présentent de nombreuses variantes graphiques ; pour dusque, par exemple, on trouve dans le corpus GGHF les formes suivantes : dusc’, dusk’, dusqu’, dusque, dusques. (a) Li Breton les vont chasçant / Desque a un bois qui mult fu grant. (WaceBrut2, 1155, v. 149-150) ‘Les Bretons les chassèrent jusqu’à un très grand bois.’ (b) Du plus vaillant dirai le some / qui fust d’Islande dusc’a Rome, / del bon conte Tibaut de Blois. (Gautier d’Arras, Eracle, 1176-1184, v. 51-53) ‘Je vais raconter l’histoire du plus vaillant de tous, d’Islande jusqu’à Rome : le bon comte Thibault de Blois.’
On trouve également des grammaticalisations romanes, plus ou moins abouties (Tableau 3 ci-dessous). Leur datation n’est pas toujours aisée ; certains phénomènes semblent anciens car assez répandus au sein des langues romanes (pressum se retrouve ainsi dans le français près mais aussi l’italien presso), d’autres plus tardifs, car limités au domaine gallo-roman, comme les grammaticalisations sur base nominale amont, contremont, aval, contreval (voir l’occitan et le catalan davall, damunt). Type de formation préposition + renforcement
Formation d’origine apud hocque sine hocque pressum
participe passé
adverbe (certains sur base prépositionnelle)
Ancien français avec (forme rare en AF) senuec après, près, emprès, auprès de (rares en AF ; près est peu prépositionnel)
rasus
res (rare et marginal)
subtus
sous, dessous, dedesous
*postius
puis, depuis
intus
ens (rare comme préposition), dens, dedens
sursum
sus, dessus, ensus
antius simul
ainz, ançois ensemble, ensemble o
Français moderne avec ø après, près de, auprès de reste lexicalisé : rez-de-chaussée sous, dessous, en-dessous de depuis dans, au-dedans de ; régionalement dedans au-dessus de, en sus de ø ø
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Type de formation
Formation d’origine
Ancien français
foris
hors, dehors
latus
lez, delez, dedelez
(ad / contra) montem (ad / contra) vallem
amont, contremont aval, contreval en son, en sum, en som, par som, par sum lonc, selonc, selon, solonc, sonc, son
nom (décliné)
(préposition +) nom / adjectif
in / per summum *sublongum (et / ou secundum)
Français moderne hors de, en-dehors de, (vieilli) hors restes lexicalisés dans les toponymes (p. ex. Aulnoy-lezValenciennes) en amont de en aval de ø le long de, selon
Tableau 3 : Grammaticalisations romanes – formes en ancien français et en français moderne
On trouve enfin (Tableau 4 ci-dessous) des formations tardives, qui semblent s’être grammaticalisées uniquement en AF, et ont pour certaines des emplois relativement éloignés du prototype de la préposition. Ainsi, sur base verbale, on trouve oiant et veant, qui sont des participes présents figés avec une distribution proche des prépositions (a–b). (a) Elle si fist maintenant oiant toz. (AmiAmil, ca 1200, v. 2188) ‘elle le fit aussitôt, devant tout le monde.’ (b) Sun lit unt, veant tuz, enz el mustier porté (PontStMaxenceBecket, 1172-74, v. 1987). ‘à la vue de tous, ils apportèrent son lit à l’intérieur de l’église’ Formation ADJ > PREP PREP + N > PREP
N > PREP PART. PRESENT ADV > PREP
Construction d’origine sauf le droit ‘le droit étant respecté’ * en + viron ‘cercle’ par + mi ‘milieu’ en + mi ‘milieu’ a ‘avec’ + tot ‘tout’ en + tor ‘tour’ au + tor ‘tour’ chiés ‘maison’ oiant toz ‘tous entendant’ veant toz ‘tous voyant’ de ci ‘d’ici’ de çà ‘vers ici (avec mouvement)’ de là ‘vers là’
Ancien français sauf
Français moderne sauf
environ parmi, par mi en mi, emmi atout entor (10e) autor chiés endroit oiant veant deci, de+çà, delà
environ parmi ø ø ø autour de chez à l’endroit de ø ø au-delà de, en-deçà de
Tableau 4 : Grammaticalisations françaises
Certaines de ces constructions sont rarissimes. Ainsi, deci n’apparaît qu’une fois dans le corpus GGHF avec un emploi réellement prépositionnel (à côté d’emplois comme locution, du type deci que P, et d’une trentaine d’occurrences où deci introduit un syntagme prépositionnel : deci à / en GN) : longues m’a tenu an prison / et an molt grant destrucion, / desi l’autr’ier que il avint / que Menelaus concile tint. (Eneas1, ca 1155, v. 983-986)
Chapitre 32. Catégories invariables
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‘Il m’a longtemps gardé en prison, en grande déchéance, depuis l’autre jour, quand Ménélas réunit son conseil.’
On peut en dire autant de la forme oël, qui semble résulter d’un début de grammaticalisation du nom oil ‘œil’, avec différentes réalisations (a–c) malgré une fréquence extrêmement faible. (a) Il est levez oël le jor, / toz ses barons a asenblez (Eneas1, v. 2228-2229 ; glosé ‘par matinet’, Tobler-Lommatzsch) ‘Il s’est levé au point du jour […]’ (b) Lavine fu sus an la tor ; / bien matinet, oël au jor, / revint a la fenestre ester, / vers l’ost comença a garder (Eneas2, v. 9119-9122) ‘Lavine était là-haut, dans la tour ; tôt le matin, à la pointe du jour, elle revint se mettre à la fenêtre, et commença à regarder l’armée’ (c) al oel del jor (FEW VII : 318) ‘à la pointe du jour’
b. Moyen français Dès le MF, certaines prépositions déjà rares en AF disparaissent, tandis que de nouvelles formes apparaissent. Les nouvelles grammaticalisations se font sur diverses bases. Les constructions sur base verbale sont (non)obstant, touchant, pendant, durant, joignant et excepté. La fréquence de chaque construction reste globalement assez faible pendant toute cette période, entre 0,005‰ et 0,13‰, 0,06‰ en moyenne. Sur base nominale, on trouve malgré, dont la fréquence est plus faible encore. Certaines de ces « nouvelles créations » disparaissent très vite, plus ou moins complètement. C’est le cas de touchant, excepté (figement et augmentation de fréquence : 13e-15e s.), et enfin de attendu (figement et augmentation de fréquence : 14e-17e s.). A cela s’ajoutent des créations de prépositions complexes comme quant à, dès le 14e s. (Prévost 2008). une femme aveugle, laquelle estoit joignant la chappelle Saint-Sebastien […] (RegistreChatelet2, 1389, p. 530) ‘une femme aveugle qui se trouvait à côté de la chapelle Saint-Sébastien […]’
Sans disparaître tout à fait, la plupart de ces formes ne sont plus vraiment employées comme prépositions en FClass et FMod. Par ailleurs, un bon nombre de formes disparaissent, soit totalement soit en tant que prépositions. Parmi ces formes, on trouve la préposition latine estre (< extra), mais surtout des prépositions latines « renforcées » (comme detrès < de + trans), et un certain nombre de formations plus tardives (comme contremont) : desur, delez, enmi, davant, dusque, ensemble, contreval, dejouste, encoste, amont, estre, dedevant, detrès, avers, soantre, enpor, tresque, dedessus, ensur, contremont, long, desque, aprof, dedavant, ensus, entresque. Quelques formes qui semblaient présenter une certaine proximité fonctionnelle, ou du moins distributionnelle, avec les prépositions (comme afin, sinon ou encore jasoit) perdent tout à fait ce type d’emploi. Ces constructions semblaient pouvoir se grammaticaliser en préposition, mais ne l’ont pas fait. Ainsi, ja soit (‘bien que, admettant que’, litt. ‘que soit déjà’) présente quelques débuts de figement aux 14e-15e s., notamment en locution conjonctive (ja soit (ce) que Pp ‘bien que Pp’, où « Pp » = Proposition), et pourrait éventuellement être analysé comme préposition dans certains contextes : Oultre sçachez que ja soit ce, gramoire par nature demande que le accusatif case doit s’ensuir son verbe. (Donait françois, ca 1400, p. 134) ‘Sachez en outre que malgré cela, la grammaire demande par nature que le verbe soit suivi de l’accusatif.’
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Dans ce type de contexte, ce est sujet du verbe être mais pourrait également être réanalysé comme complément d’une préposition jasoit ‘malgré’. Cependant, on ne trouve dans le corpus de la Base de Français Médiéval (BFM) que peu d’occurrences ambiguës de ce type, et aucune occurrence montrant que la réanalyse a en effet eu lieu, comme ce serait le cas par exemple avec un régime au pluriel (non attesté dans le corpus). De plus, jasoit / ja soit voit sa fréquence décroître très fortement entre le 14e et le 16e s., et disparaît par la suite. C’est là un bon exemple de ce que l’on pourrait appeler une « grammaticalisation avortée ». Enfin, certaines prépositions, sans disparaître, connaissent une nette baisse de fréquence : ains, dessus, lez, dessous, devers, encontre, ens, envers, hors, sus, delà, enmi, dusque, ensemble, encoste, environ, jouste, amont. Il faut également évoquer l’apparition de la préposition dans ou denz, qui présente quelques attestations dès cette période (MarchelloNizia 21997a : 341-2). On notera que son origine est relativement obscure, avec plusieurs hypothèses : continuité avec l’ancien français denz (issu du latin de intus), simplification de dedans par réanalyse sur le modèle X / de-X (Brunot 1922b : 424, Gougenheim 1938 : 293), ou par évolution de la prononciation (Marchello-Nizia 21997a : 272). c. Français préclassique et classique En FClass, le renouvellement prépositionnel continue, avec trois phénomènes importants : le développement de dans, la simplification des « redondances » X / de-X (voir vers et devers, deux prépositions de sens très proche en AF et MF), et la grammaticalisation (nouvelle ou renforcée) d’une série de prépositions sur base verbale. La montée en puissance de la préposition dans est sans doute le phénomène le plus impressionnant par sa rapidité et son ampleur : cette nouvelle préposition s’impose en moins d’un siècle face à dedans (dont les emplois prépositionnels disparaissent) et face à en, récupérant peu à peu un grand nombre des contextes d’emploi de cette dernière, d’abord les groupes nominaux définis (masculins au départ), puis les démonstratifs, etc. De manière générale, au sein du paradigme des doublons X / de-X comme sous / dessous, sus / dessus, sur / dessur, vers / devers, très / detrès, hors / dehors, puis / depuis, on peut observer, entre le MF et le FClass, un mouvement de simplification qui résulte d’une part, dès l’AF, de la disparition de certaines formes (très, detrès, sus, dessur), d’autre part, en FClass, de la différenciation entre adverbes et prépositions : puis, dehors perdent leurs emplois prépositionnels, tandis que dessus, dedans, dessous deviennent majoritairement adverbiaux et ont très peu d’emplois prépositionnels après le 15e s. ; devers, enfin, persiste jusqu’au 17e s. et disparaît quasiment ensuite, à l’exception de la préposition complexe par devers. Le troisième phénomène important est la grammaticalisation, nouvelle ou renforcée, d’un certain nombre de prépositions sur base verbale participiale. Ainsi, moyennant continue à gagner en fréquence jusqu’au début du 17e s., avant de régresser très vite. Le même phénomène se produit pour attendu (jusqu’à la fin du 17e s.) et suivant (dont la fréquence augmente surtout aux 16e-18e s.). Pendant et durant, déjà grammaticalisées en MF, conservent également des emplois prépositionnels, et durant en particulier voit sa fréquence augmenter aux 16e et 17e s., avec une généralisation des emplois où durant précède son complément. Les emplois postposés semblent disparaître, mais ont survécu, minoritaires, dans un registre élevé (et peut-être avec un sens légèrement différent). Concernant semble également se figer à cette période, avec la disparition de l’accord du participe présent (encore possible mais nettement moins fréquent qu’aux 15e-16e s. (a)), une nette augmentation de fréquence, et des emplois distributionnellement équivalents à sur (b).
Chapitre 32. Catégories invariables
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(a) la congnoissance des cas et causes concernans ladicte jurisdiction spirituelle (Jean Juvenal des Ursins, Verba mea auribus percipe, Domine, 1452, p. 380) ‘la connaissance des cas et des affaires touchant cette juridiction spirituelle’ (b) la priere que je lui avois faicte concernant les epigrammes latins (Nicolas de Peiresc, Lettres, 1617-1627, p. 12) ‘la prière que je lui avais adressée concernant les épigrammes latins’
Un dernier phénomène remarquable pendant la période du FClass est la disparition totale de certaines prépositions déjà rares en MF : ens, entour, enprès, con (rare, franco-italien), atout, ains, lez, très, devers. Certaines formes n’ont pas tout à fait disparu avant le 18e s., mais on ne les trouve guère employées comme prépositions : endroit, sus, hors, aval (aval son eglise encore au 15e s., dans le corpus GGHF-noyau), dedans, dessus, nonobstant, jouste, (au)paravant. Enfin, d’autres prépositions survivent, mais avec une baisse de fréquence : envers, outre, environ, près, durant, fors, encontre, deçà et delà. d. Français moderne Le renouvellement du paradigme ne s’arrête pas après la période classique. On trouve encore, en FMod, de nouvelles prépositions lexicales formées sur diverses bases. Sur base verbale, il reste les prépositions apparues au cours des siècles précédents, avec une grammaticalisation limitée, comme le montre la postposition possible, par exemple, pour durant : je l’ai écouté en boucle des heures durant (corpus frTenTen)
Mais d’autres constructions proches apparaissent, notamment vu, étant donné, passé, constructions pour lesquelles, à l’écrit, le figement (plus spécifiquement la recatégorisation) se note à l’absence d’accord : Étant donné la capacité du navire (Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1870, p. 456)
Pour d’autres constructions, comme concernant, il n’y a pas de marque morpho-syntaxique d’accord, et on ne peut se fier qu’au contexte morpho-syntaxique et sémantique ; cependant, l’augmentation de fréquence assez nette semble liée à un figement accru, qu’elle en soit la cause ou la conséquence (ou les deux). Sur base nominale, on trouve un certain nombre de morphèmes ayant un fonctionnement plus ou moins proche des prépositions, notamment côté, direction, question, genre, style, type, niveau, qui peuvent introduire un nom nu (a) ou un groupe nominal (b–c). (a) Côté mobilité, des pousse-pousses indiens ont été adapté [sic] pour rouler au carburant produit à partir d’huile de cuisine recyclée localement (frTenTen) (b) je trouve que c’est un peu ridicule (style la brosse dans l’espèce de maison pour que le hamster se nettoie !) (frTenTen) (c) les grandes firmes de ce monde déposent des brevets pour tout et rien (genre le clic gauche, la molette de défilement de la souris, les touches sur un clavier, etc etc...). (frTenTen)
Ces morphèmes, fonctionnellement proches de quant à (voir 32.1.3.4 ci-dessous), posent à nouveau la question de la frontière entre prépositions et marqueurs de topicalisation ; il semble y avoir un recouvrement partiel entre les deux catégories. Il faut noter également l’apparition de deux emprunts. Le premier est modulo, emprunt au latin introduit par Gauss en 1801. La fréquence de ce terme est extrêmement faible (moins de 0,001‰ dans le corpus frTenTen), mais il connaît une extension des contextes d’emploi et a un fonctionnement parfois proche d’une préposition (a–b).
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe (a) Et trop d’entre eux pensent pouvoir répliquer ces comportements sur le Net, modulo quelques adaptations mineures. (frTenTen) (b) Si je ne me suis pas trompé en recopiant les chiffres, et modulo les bidouillages que le Conseil constitutionnel va faire en proclamant les résultats définitifs (frTenTen)
Le second est because (avec diverses graphies), guère plus fréquent. Pour because, on trouve d’abord des emplois comme conjonction et dans des contextes d’alternance de code (a), puis – un siècle plus tard environ, d’après le corpus – des emplois prépositionnels y compris dans d’autres contextes, généralement plutôt atypiques pour une préposition (b), parfois moins (c). (a) Piffoël serrera de grand coeur la main à Sopin à cause de Crétin, et aussi à cause de Sopin, because Sopin is very zentil. (George Sand, Correspondance, 1838, p. 315) (b) Dis donc, la gueule de Petresco quand il apprendra ! Faire aussi une plaquette sur Gide. Non, because communiste. (Albert Cohen, Mangeclous, 1938, p. 425) (c) Un vioc conducteur de camion nous regarde d’un sale oeil because les tessons dont nous avons parsemé les chemins. (René Fallet, Carnets de jeunesse, 1947, p. 97)
On voit également se réduire certaines locutions prépositionnelles, qui deviennent de fait, progressivement, des prépositions simples (a–c). (a) au travers de GN > à travers de GN / au travers GN (b) du côté de GN > du côté (G)N (c) dans la direction de GN / en direction de GN
> à travers GN > côté (G)N > direction GN
Il faut noter enfin que quelques prépositions, sans disparaître totalement, n’apparaissent plus que dans certaines constructions figées : hors (hors les murs), ès (docteur ès lettres), jouxte (emplois techniques et juridiques, avec le sens ‘conformément à’, à côté d’emplois spatiaux vieillis), lez / les / lés (uniquement dans les toponymes). Pour les trois dernières, on peut considérer qu’elles ne font plus partie du paradigme des prépositions en FMod standard. Le résultat de ce renouvellement permanent est que le FMod, malgré la disparition d’un grand nombre de prépositions de formation latine et romane, présente encore un grand nombre de prépositions lexicales. 32.1.3.4 Les locutions prépositionnelles a. Une progression continue Parallèlement à la grammaticalisation progressive des prépositions fonctionnelles, et au renouvellement des prépositions lexicales, on peut constater que les locutions prépositionnelles gagnent progressivement en nombre et en fréquence. D’une série extrêmement limitée en latin, et encore très modeste en AF, on voit leur nombre augmenter peu à peu, jusqu’à constituer en FMod une liste de plusieurs centaines, dont les plus fréquentes peuvent se figer en préposition simple, selon deux schémas différents, la perte de compositionnalité (à travers), ou la simplification (côté, direction) (voir 32.1.3.3). Cette évolution du nombre et de la fréquence des locutions prépositionnelles de type 1 se vérifie dans le corpus GGHF : on en trouve très peu en AF, plus en MF et FClass, beaucoup plus en FMod (Tableau 5). Période Locutions
Ancien français 52
Moyen français 782
Français classique 872
Français moderne 1756
Tableau 5 : Locutions prépositionnelles (plus ou moins figées ; type 1, GGHF-noyau)
Chapitre 32. Catégories invariables
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Dans le même temps, la proportion des constructions en [a (ou à) + déterminant (det) + base + de] croît de manière continue, passant d’un quart en AF à plus de la moitié en FMod et remplaçant les constructions en [en (+ det) + base + de] (Graphique 2).
Figure 2 : Part des différents types de locution prépositionnelle (en %, GGHF-noyau)
b. Ancien français En AF, on trouve un bon nombre de prépositions complexes (type 2, voir 32.1.1.4). Ces prépositions sont « renforcées », typiquement par de ou a, plus rarement en, et même par, surtout à partir du 12e s., comme par devers. Le renforcement peut se trouver avant la « base », avec ou sans espace graphique (qui dépend aussi des éditeurs) : fors / de fors, puis / depuis, sus / desus, pres / après, vers / devers ; il peut être double : dedevers, dedepuis ; il peut se trouver après la base (généralement sans univerbation, c’est-à-dire avec un espace graphique) : fors / fors de, pres / pres de, jusque / jusqu’a, trosque / trosqu’a, desque / desqu’a, dusque / dusqu’a. Ces alternances produisent des séries de variantes sur la même base, un phénomène particulièrement important en AF, mais qui perdure jusqu’en FClass et se trouve encore marginalement en FMod, surtout dans les variétés non standard (en-dessous de la table / #en-dessous la table, sous la table / #dessous la table). Les schémas de construction de prépositions complexes n’ont pas tous été productifs à la même période, semble-t-il, le dernier en date ayant été le schéma [par + adverbe / préposition], avec une série de nouvelles constructions : par decoste, par dejouste, par desor, par desoz, par desus, par sus, par devers. Ces formes apparaissent au 11e s., et gagnent en fréquence jusqu’au 13e s., mais cette augmentation ne se poursuit pas par la suite. Une grande partie des séquences ainsi formées a disparu soit en tant que préposition (amont, aval, contremont, contreval), soit totalement (a tot, par som, des puis, par decoste, par dejouste, par desor). En conséquence, les quelques séquences qui ont subsisté ne forment pas paradigme (à part pour la série par-dessus, par-dessous, par-devant…), et certaines ont été réanalysées en préposition simple (parmi, depuis). La productivité de ce schéma est cependant telle qu’elle pourrait expliquer la réanalyse de de part ‘de la part de’ en de par ‘de la part de’, puis ‘à travers’. La construction de par est
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en effet un cas intéressant de grammaticalisation suivie d’une réanalyse, puisque la construction initiale est de (la) part (de) quelqu’un ((a–b) ci-dessous) réanalysée par la suite en (ou confondue avec) de par (préposition complexe), avec pour résultat des extensions sémantiques liées à la préposition par (c). (a) Seint Gabriel de part Deu li vint dire […] (Roland, ca 1100, v. 3993) ‘Saint Gabriel vint lui annoncer, de la part de Dieu […]’ (b) Li leur se vont afebloiant ; / mout volentiers s’en tornissant, / ne fust Galeran de Cypont, / qui de par le roi les semont. (Roman de Thèbes, 1150, v. 1719-1722) ‘Les leurs s’affaiblissent peu à peu ; ils repartiraient bien volontiers, s’il n’y avait Galeran de Cypont, qui les sermonne au nom du roi.’ (c) Un mul chevauchoit espanois, / de par biauté semble bien rois. (Roman de Thèbes, v. 41254126) ‘Il chevauchait un mulet espagnol, et par sa beauté semblait bien être un roi.’
La réanalyse peut également s’expliquer par le nombre réduit et la fréquence limitée des locutions prépositionnelles (type 1) : il s’agit d’une petite dizaine de constructions tout au plus, et elles sont à l’époque peu fréquentes – au maximum 0,01‰. En conséquence, le schéma [Préposition1 + base + GN régime] n’est pas immédiatement associé à une construction établie. Les séquences de ce type sont par exemple por l’amor de et por cause de, qui semblent proches de certains emplois de la préposition por, aussi bien sémantiquement que fonctionnellement. On peut ainsi noter que le sens de por l’amor de n’est déjà plus complètement compositionnel, amour ne renvoyant clairement pas à l’amour éprouvé par un agent humain (a) ou même à l’égard d’un agent humain (b). (a) Car prenés por l’amor de moi Ille a mari (Galeron, entre 1176 et 1184, v. 1518) ‘Prenez donc, je vous en prie, Ille pour époux’ (b) Tout por l’amor de cest afaire / li varlés au cuer debonaire / a fait le poulain jus abatre (Eracle, 12e, v. 1883-1885) ‘A cause de cette affaire, le jeune homme au bon cœur a fait abattre le poulain’
On peut citer quelques autres constructions, comme a(u) chef de (une cinquantaine d’occurrences dans la BFM avant 1250), en lieu de (une trentaine d’occurrences), en guise de (une vingtaine d’occurrences) ; quelques autres séquences apparaissent avec une fréquence extrêmement faible (moins de dix occurrences) : au desor de, au dessus de, au lonc de, a(u) res de. La cohésion limitée de ces séquences se voit à la possibilité de variation – insertion d’un modifieur, d’un possessif, alternance entre a et de, de et cas régime : a la manière de / a (a la maniere as puceles), au commandement de / au commandement + Ncas régime (al cumand Deu del ciel). Un certain nombre de constructions sont d’ailleurs exclusivement formées sur ce dernier modèle ; pour l’AF, on peut classer dans cette catégorie les séquences suivantes : a mont, a tot, a val, contre mont, contre val, de part, de puis, en mi, en som, par mi, par som, peut-être aussi empur (empur le corps ‘à même le corps’). Pour ces constructions, on peut par ailleurs se poser la question de leur classement : à partir du moment où la séquence est figée, on doit peut-être les considérer comme des prépositions simples, et analyser par exemple amont ou a mont [amontPREP [GN]RÉGIME] plutôt que [aPREP [mont [GN]COMPLÉMENT DU NOM]. c. Moyen français Pendant la période du MF, les locutions prépositionnelles (type 1) gagnent très nettement en fréquence et en productivité, avec au moins une vingtaine de constructions dont la fréquence
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relative dépasse pour certaines 0,06‰. D’une part, les locutions déjà présentes en AF tendent à devenir à la fois plus fréquentes et plus figées ; d’autre part, on constate l’apparition de nouvelles constructions (p. ex. au regard de ‘en comparaison de, concernant’, aux 14e-15e s. ; au-delà de au 14e s.). Les prépositions complexes (type 2), quant à elles, ont tendance à se simplifier au moins dans la graphie (de puis > depuis). Le premier phénomène est le figement accru des locutions existantes : des locutions prépositionnelles présentes mais rares en AF deviennent plus fréquentes en MF, comme au long de, au-dessus de, au chef de. Cette évolution peut être accompagnée d’un figement plus important, comme l’illustre le passage progressif de au chef de (avec déterminant, emplois spatiaux, donc plutôt compositionnels, nombreux exemples d’insertion, de modification) vers a chef de (sans déterminant, sens temporel ou métaphorique, donc sémantiquement plus opaque, peu d’exemples avec insertion ou modification). Un autre exemple est pour l’amour de (a), qui voit sa fréquence augmenter fortement au cours du français médiéval, passant de 0,01‰ à plus de 0,06‰ (au 14e s.), tandis que pour amour de disparaît à peu près complètement en MF (la variation morpho-syntaxique est donc en diminution). Cependant, son évolution sémantique ne se poursuit pas : les emplois avec opacité sémantique sont encore présents mais la part des compléments non humains reste très faible. Certaines locutions présentes en AF ne se figent pas et restent peu fréquentes, comme au bord de (b) ou encore au desor de, qui disparaît en MF. (a) il porte ung baston blanc en sa main et chevauche devant pour l’amour de la pouldriere . (JehanParis, 1494, p. 19) (b) il sont la venuz si troverent la nef ou Perceval et Boorz estoient qui atendoient au bort de la nef. (Graal, ca 1225, p. 207) ‘ils vinrent et trouvèrent le bateau où se tenaient Perceval et Bohort, attendant au bord de leur bateau.’
On voit aussi apparaître de nouvelles locutions prépositionnelles comme au devant de (7 occ. dans la BFM, 12 dans le corpus GGHF), à partir de constructions verbales comme courir au-devant (de X) (a–b). Certaines de ces locutions viennent remplacer des locutions existantes, comme pour cause de (c) à la place de par cause de. (a) quant le cappitaine arriva, ilz saillirent au devant de lui. (BueilJouvencel1, 1491, p. 37) (b) et pour ce fet il bon courre au devant de teus perius. (BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 316) ‘c’est pour cela qu’il vaut mieux prévenir ce type de risque.’ (c) celles lermes qe vous si largement espandistes entre nous et par cause de nous. Et me covient qe jeo die qe nous estoions cause de ceo (Henri de Lancastre, Livre de seyntz medicines, 1354, p. 147) ‘ces larmes que vous avez répandues en abondance, en notre présence et à cause de nous. Et je dois dire que nous étions en effet la cause de cela’
Les locutions prépositionnelles ont globalement une fréquence encore limitée en MF (Tableau 6). Locutions prépositionnelles (séquences plus ou moins figées) pour (l’)amour de, en la présence de, par (la) raison de, a(u) / ou chef de, a l’encontre de a l’aide de, au regard de, au bout de, ou/en nom de, par l’espace de, a l’entrée de, du côté de, en la compagnie de, au devant de, de la part de, au dessus de, au pied de
Fréquence relative plus de 0,02‰ entre 0,01 et 0,02‰
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Locutions prépositionnelles (séquences plus ou moins figées) Fréquence relative moins de 0,01‰ par (la) force de, en la fin de, ou/en temps de, au long de, ou fond de, a l’occasion de, a la requête de, au commencement de, au dehors de, par la grace de, ou milieu de, ou service de, a l’exemple de, au bord de, en l’état de, a (l’) aval de, a l’endroit de, a l’entour de, a l’huis de, a la semblance de, au milieu de, au près de, a(u) travers de, du temps de, au / ou coeur de, par la vertu de, a l’environ de, au lieu de, en l’honneur de, par la bouche de, par la volonté de, pour l’honneur de, sur le bord de, a l’enseigne de, a l’issue de, a la lumière de, a la mesure de, a la mode de, au fond de, au gré de, au profit de, au temps de, par le moyen de, pour le salut de Tableau 6 : Locutions prépositionnelles en moyen français (corpus GGHF)
La fréquence atteinte par ces locutions permet désormais de réaliser des tests pour mesurer leur degré de figement : l’absence de variation interne, indiquée par exemple, dans le cas de pour cause de, par la quasi-absence de pour la cause de, et les occurrences de pour cause de moi / elle / nous plutôt que pour ma / sa / notre cause. Inversement, la reprise possible de la base (cause), illustrée ci-dessus, est plutôt une indication d’un figement limité. Concernant les prépositions complexes (type 2), la tendance au renforcement se poursuit en MF, et l’on voit apparaître sur les bases deçà et delà des emplois prépositionnels de par deçà (fin 13e s.) et par delà (14e s.). On trouve dès le MF des constructions proches des prépositions qui semblent liées spécifiquement à la topicalisation. Ces éléments marqueurs de topicalisation (Combettes 2003c) constituent un cas à part, car ils peuvent se grammaticaliser sous une forme proche des prépositions : c’est le cas de quant à (Prévost 2008), qui apparaît dès le 14e s. avec une fréquence relativement élevée (plus de 0,1‰). Ce phénomène de rapide progresssion n’est pas limité au MF : on le retrouve en FMod avec genre, côté, niveau. d. Français préclassique et classique En FPréclass et FClass, les locutions prépositionnelles continuent à gagner en fréquence et en productivité, au point que certaines grammaires récentes sur la langue du 17e s. les mentionnent. On trouve davantage de constructions fréquentes et relativement figées. Ainsi, au milieu de a une fréquence relative de 0,095‰ à cette période (Frantext entre 1550 et 1650), et une variation interne limitée à l’insertion de mesme, tant et presque (a) et à la coordination (b). (a) Et toutefois au milieu mesme de ce mouvement […] (CoeffeteauHistoire, 1646, p. 487) (b) Les prisonniers doncques mis au milieu et pres de ceux qui les avoyent prins […] (LéryBrésil, 1578, 352)
De plus, ses emplois sont variés, avec des compléments spatiaux (la ville, la place, les eaux, la plaine), temporels (la nuit, la course, la paix), métaphoriques (les combats, le danger, la guerre). Parmi les constructions fréquentes et figées, il faut compter à cause de (près de 0,2‰, et peu d’insertions à part à cause [Adv] de) ou encore au lieu de ((a) ci-dessous) avec environ 0,08‰ pour au lieu de + GN et moins de 1% d’insertions. Ces dernières sont de deux types, au lieu [Adv] de (relativement figés, sens non compositionnel (b)) ou au [Adj] lieu de (moins figés, sens compositionnel (c)). (a) ô Calvin, qui as une citroüille au lieu de cervelle ! (François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux-esprits de ce temps, 1623, p. 222) (b) le pape Paul III s’estoit voulu faire nommer Onuphrius V au lieu vraysemblablement d’Honorius (Nicolas de Peiresc, Lettres aux frères Dupuy, 1634, p. 114)
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(c) ce mot de Croire, au premier lieu de ce passage de sainct Jean, dénote une foy particulière (Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, 1560, p. 19)
Les tests permettent de montrer que certaines séquences peu fréquentes, peu figées, et présentant un sens compositionnel, ne constituent pas encore des locutions prépositionnelles, comme au commencement de et à l’exemple de. Il est plus difficile de trancher lorsque la variabilité est faible, comme dans le cas de (à) faute de (0,03‰), dont le sens n’est pas vraiment compositionnel puisque la préposition à semble avoir perdu son sens ((a) cidessous), étant parfois absente (b). Cependant, même dans les emplois qui semblent prépositionnels, la reprise possible du terme (c) indique un figement incomplet. Enfin, l’existence de la construction (également prépositionnelle) par faute de montre qu’il y a encore une grande variabilité, avec pour un même signifié une palette de signifiants : faute de, à faute de, par faute de, par défaut de, pour faute de. La variabilité, l’existence d’emplois ambigus et la fréquence relativement faible montrent qu’on est plutôt en présence d’une construction émergente. Dans d’autres cas, où une fréquence relativement élevée semble évoquer la présence d’une locution, comme pour en forme de (0,02‰) dans l’exemple (d), l’absence d’opacité sémantique indique que la séquence relève encore de la syntaxe libre. (a) ils se laissent emporter à mettre de semblables choses dedans leurs histoires à faute d’autre invention. (SorelBerger, 1627, p. 391) (b) Car ceux à qui manque sagesse, / Perdent souvent faute d’adresse / Le plaisir l’honneur et l’avoir. (Jean-Antoine de Baïf, Mimes, enseignemens et proverbes : second livre, 1581, p. 180) (c) elle ne peut agir faute d’instruments, c’est vne faute qui ne merite point d’excuse (Jourdain Guibelet, Trois discours philosophiques, 1603, p. 423) (d) là dessus on assiet des tuilles en forme de rusches (Claude Cotereau, Les douze livres de Lucius Junius Moderatus Columella des choses Rusticques, 1551, p. 464)
L’évolution sémantique, en revanche, est claire pour en dépit de (0,02‰) : les soupçons et le poison ((a–b) ci-dessous) ne semblent pas constituer des objets de mépris prototypiques. Enfin, certaines séquences de fréquence extrêmement faible pourraient être incluses parmi les locutions, comme à la réservation de ‘hormis, à l’exception de’ (moins de 0,0001‰), notée comme locution par Haase (c). (a) Vostre robbe a fait peur, et sur Nise esprouvée / En despit des soupçons sans peril s’est trouvée. (Pierre Corneille, Médée, 1639, p. 160) (b) les Dieux plus pitoyables à nos justes clameurs se rendront exorables, / Et vous conserveront en despit du poison, / Et pour Reine à Corinthe, et pour femme à Jason. (Pierre Corneille, Médée, 1639, p. 167) (c) il decretta de destruire & l’homme & ce qui seruoit à sa vie, à la reseruation de peu de choses pour le renouueler & le rendre meilleur. (Pierre Bailly, Les songes de Phestion, 1634, p. 724) Locutions prépositionnelles (séquences plus ou moins figées) à (la) fin de, à cause de, à / au bout de, au lieu de, au milieu de, de peur de à faute de, à l’entour de, au commencement de, au nom de, au regard de, du côté de, du temps de, en faveur de, le long de, par (le) commandement de à l’encontre de, à l’endroit de, à l’exemple de, au-delà de, en danger de, en estat de, en lieu de, en matiere de, en presence de, en qualité de, en suite de, lors de, (par) faute de, par manière de, quand et
Fréquence relative plus de 0,06‰ entre 0,02 et 0,06‰ entre 0,01 et 0,02‰
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Locutions prépositionnelles (séquences plus ou moins figées) à travers de, au deçà de, du long de, en cas de, en compagnie de, en comparaison de, en consequence de, en consideration de, en-deçà de, en façon de, en faict de, en fin de, en possession de, en recompense de, en terme de, en vertu de, par coup de, par / pour crainte de, par force de, par forme de, par le moyen de, par / pour raison de, pour gage de, pour guerdon de, pour l’amour de, pour mémoire de, pour / sur peine de, pour preuve de, pour récompense de, pour reconnaissance, pour réparation de
Fréquence relative
moins de 0,01‰
Tableau 7 : Locutions prépositionnelles en français préclassique et classique (Frantext 1550-1650)
On trouve toujours, en FClass, un certain nombre de prépositions complexes (type 2 : voir ci-dessus 32.1.1.4). La série de formes dessus, dedans, dessous, derrière, devant, deçà, delà présente des emplois adverbiaux, prépositionnels, mais aussi comme prépositions complexes (avec une fréquence relative faible) ; certaines séquences sont en train de disparaître, comme par sus que remplace par dessus. Il faut noter de plus que la plupart de ces occurrences sont à analyser plutôt selon un schéma [par [Prep GN]], notamment quand par est clairement requis par le verbe passer : il fault faire que la riviere passe plus tost par derriere ta maison, que par devant (Claude Cotereau, Les douze livres, 1551, p. 28)
Seules certaines constructions, comme par devers (0,007‰), paraissent clairement figées, avec uniquement des occurrences du type par devers GN, sans modification ni insertion possible (Frantext 1550-1650), et des emplois où par n’a plus son sens prépositionnel. Pour d’autres constructions, on trouve au contraire une alternance entre des emplois comme préposition, adverbe ou préposition complexe, avec généralement une fréquence plus grande pour ce dernier emploi : auprès de (0,03‰), près de (0,04‰), hors de (0,2‰). Un cas fait exception : hormis de (0,001‰) / hormis (0,005‰). Certains mouvements intéressants peuvent être repérés, avec le remplacement d’une construction par une autre, ou plus précisément, pour une construction donnée, d’une préposition par une autre. Ainsi, au deçà de apparaît au 15e s. et est progressivement remplacé par en deçà de, qui apparaît au 17e s. En FClass apparaît sur peine de, qui sera remplacé en FMod par sous peine de. e. Français moderne En FMod, le nombre de locutions prépositionnelles semble avoir augmenté très fortement, poursuivant l’évolution décrite ci-dessus, aussi bien en termes de nombre que de fréquence et de degré de figement. Leur nombre est tel qu’il devient difficile d’en dresser une liste exhaustive. Par ailleurs, les tests permettant de déterminer leur figement plus facilement que leur fréquence sur corpus, on se contentera ici de donner un échantillon des constructions les plus typiques. Les locutions prépositionnelles du FMod correspondent en effet à plusieurs schémas (Tableau 8 ci-dessous). La construction est généralement du type [P1 (det) N P2], plus précisément [à (det) N de], où P1 = à dans environ 50% des prépositions complexes (moins souvent, en ordre décroissant, en, sous, par, de, sur ; cf. Stosic, à paraître), et P2 = de – dans environ 90% des prépositions complexes (moins souvent à, avec, ou encore pour).
Chapitre 32. Catégories invariables Séquence préposition1 + nom + préposition2 préposition1 + adverbe + préposition2 préposition1 + déterminant + nom + préposition2 préposition1 + déterminant + adverbe + préposition2
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Exemples à cause de, à côté de, à défaut de, à fleur de, à force de, à raison de, en face de, de manière à, de peur de, de façon à, par rapport à, par suite de, pour cause de, sous couleur de, en faveur de, en guise de, en raison de, en dépit de à moins de, en dessous de, en-dehors de, en sus de, en amont de, en arrière de, en aval de, en bas de, en deçà de, en dedans de, en dehors de, en plus de à l’aide de, à l’égard de, à l’endroit de, à l’entour de, à l’exception de, à l’exclusion de, à l’instar de, à l’issue de, à l’occasion de, à la faveur de, à la merci de, à l’insu de, à l’intérieur de, au bord de, au fond de, au lieu de, au milieu de, au moyen de, au pied de, au prix de, au travers de, du côté de, le long de, de la part de à l’arrière de, à l’encontre de, au dedans de, au dehors de, au delà de, au dessous de, au dessus de, au devant de, auprès de
Tableau 8 : Schémas de locutions prépositionnelles en français moderne
La fréquence relative des locutions prépositionnelles est nettement plus grande en FMod, avec des différences (statistiques) moins marquées entre les extrêmes : on passe ainsi, pour au lieu de, de 0,02‰ (BFM) à 0,06‰ (Frantext après 1968), parmi d’autres constructions plus fréquentes (0,13‰ pour à travers, Frantext après 1968) ou plus rares (0,005‰, pour à l’instar de, Frantext après 1968). Il reste une part de variation du fait de la possibilité d’insertions (limitées il est vrai) pour certaines locutions malgré leur ancienneté et leur fréquence, ainsi de en-deçà de (a–b). (a) toutes les choses qui sont en deçà même de celles qui peuvent être (Michel Foucault, Les Mots et les choses, 1966, p. 291) (b) il faut que nous remontions en deçà de 1870, en deçà même du Rapport de 1867 (Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1938, p. 282)
Comme pendant les périodes précédentes, certaines de ces constructions se figent au point qu’elles se simplifient, comme en face de, en-dessous de > (en) face, en-dessous (informel, régional), par (la) faute de / à faute de > faute de (faute= ‘manque’), dès le FClass, par rapport à > rapport à. Dans certains cas, le figement est uniquement graphique, comme pour au tour de > autour de ; dans d’autres cas, il est perceptible au fait que la base a disparu en tant qu’unité libre (à l’instar de), ou bien est archaïsante (aux alentours de, aux dépens de, aux environs de). On trouve aussi des locutions formées sur diverses bases, notamment verbale (à partir de, étant donné), ou autre, y compris des éléments figés : à même de, à seule fin de, abstraction faite de, compte tenu de, vis-à-vis de. Il existe encore des prépositions complexes en FMod, notamment hors de, avant de, loin de, lors de, près de ; la variation présente pendant les périodes précédentes n’est plus si nette, et se limite (mis à part pour hors dans son sens d’exception) à des emplois non standard. Ont aussi émergé quelques prépositions complexes formées sur diverses bases, notamment adjectivales (quitte à, sauf à), verbales (étant donné), ou autres : quant à, suite à. 32.1.4 Conclusion D’un point de vue paradigmatique, on constate un renouvellement constant de la catégorie pendant toute l’histoire du français, avec des formes qui disparaissent et d’autres qui appa-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
raissent, certaines se grammaticalisant jusqu’au bout et devenant des prépositions à part entière, d’autres – plus nombreuses – restant à la périphérie de la classe. Si l’on considère les prépositions lexicales, le renouvellement pourrait sembler plus limité que celui du lexique (voir Dubois 1960) en raison de leur nombre restreint. Cependant, ce renouvellement est plus important qu’il n’y paraît : que l’on prenne en compte le premier millénaire (entre latin classique et AF) ou le second (entre AF et FContemporain), on constate, pour chaque période, un renouvellement de moitié environ. Sur la cinquantaine de prépositions lexicales de l’AF, environ la moitié est postérieure au latin classique ; sur la cinquantaine de prépositions lexicales du FMod, environ la moitié est postérieure à l’AF. D’un point de vue fonctionnel, la classe connaît une évolution importante, passant en un millénaire d’un ensemble relativement homogène (peu de locutions prépositionnelles, prépositions fonctionnelles encore incomplètement isolées du reste) à une classe hétérogène composée de 1) quelques prépositions fonctionnelles extrêmement fréquentes, dont le sémantisme est très général et les emplois conditionnés syntaxiquement plutôt que sémantiquement, et qui dérivent de manière récurrente vers des emplois non prépositionnels ; 2) plusieurs dizaines de prépositions lexicales nettement moins fréquentes, et dont l’emploi est conditionné plutôt sémantiquement ; 3) au moins plusieurs centaines de locutions prépositionnelles, de fréquence parfois très faible, mais dont l’unité est assurée par une série limitée de schémas productifs (à N de, au N de, en N de). En fin de compte, on pourrait, au vu de cette évolution, considérer que les prépositions fonctionnelles servent de marques casuelles – ayant ainsi remplacé les cas latins par un marquage prépositionnel. Références bibliographiques : Blanche-Benveniste 1990 ; Brunot 1922b ; Cadiot 1997 ; Combettes 2003c ; Dees 1987 ; Dubois 1960 ; Fagard 2006a, 2006b, 2010 ; Fagard et Combettes 2013 ; Godefroy 1881 ; Gougenheim 1938, 1950 ; Greimas 1979 ; Haase 1965 [1898] ; Hagège 2010 ; Heine, Claudi et Hünnemeyer 1991a ; Herslund 1977, 1980 ; Lehmann 1985 ; Marchello-Nizia 1974, 21997 [1979] ; Matras 1998 ; Meillet 1982b [1921] ; Melis 2003 ; Meyer-Lübke 31930-1935 [1911-1920] ; Prévost 2008 ; Schøsler 1984 ; SpangHansen 1963 ; Stosic à paraître ; Stosic et Fagard 2019 ; Svorou 1994.
32.2 Préverbes séparables et particules verbales (9e-16e s.) : deux catégories (presque) disparues ? Les préverbes séparables et les particules verbales ont fait partie de façon active de la grammaire du français pendant les cinq premiers siècles de son existence, du 9e au 13e s., avant de s’effacer ou de se transformer avant le FPréclass. Les préverbes séparables, régulièrement utilisés dès les plus anciens textes, ne sont plus attestés que très ponctuellement après la fin du 13e s. (EN-, et dans une moindre mesure RE-) ; et les particules verbales, fréquentes dans les plus anciens textes, ont disparu entre le 13e et le 16e s. Mais ces morphèmes existent toujours dans d’autres langues indo-européennes (Rousseau 1995 en particulier), telles que l’allemand ou l’anglais. Avec ces deux catégories de termes, on a un bon exemple de la façon dont la description grammaticale d’une langue s’élabore au fil du temps. Au 16e s., au moment de la première grande grammatisation (ou « mise en grammaire » : Auroux 1994) du français, particules verbales et préverbes séparables avaient disparu de la langue, et n’ont donc pas été
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décrits ; Palsgrave, en 1530, ne liste que les prépositions et dans une moindre mesure les adverbes. Au début du 20e s. encore, grande période de diachronisation grammaticale du français, ni Brunot dans le volume consacré au Moyen Age (tome 1, 1905), ni Sneyders de Vogel (1919), ni Nyrop dans ses riches chapitres consacrés aux préfixes et aux adverbes (t. 3, livre 3, et t. 6, livre 1, parus entre 1899 et 1930), ne distinguent les préverbes séparables et les particules des autres préfixes ou adverbes. Leur identification est relativement récente : Wagner (1946) avait attiré l’attention sur les possibilités offertes par ce que nous nommons désormais « particules ». Mais c’est C. Buridant qui, dans des articles pionniers (1987a, 1987b, 1995), puis dans sa Grammaire nouvelle de l’ancien français (2000a), a révélé l’ampleur du phénomène en citant nombre d’exemples de ces constructions, et a décrit bon nombre des spécificités de ces morphèmes, sans distinguer toujours clairement cependant entre préfixes et préverbes séparables comme il est possible le faire désormais ici (son critère en effet est la séparabilité du verbe) ; par la suite, plusieurs études ont donné lieu à une analyse fine de la syntaxe et de l’évolution de certains d’entre ces morphèmes (Dufresne et al. 2003, Dupuis et Tremblay 2003, Burnett et al. 2005, Burnett et al. 2010) ; et l’analyse des corpus a permis d’en préciser la liste et d’affiner les spécificités de chacun. Le développement puis la disparition de ces deux catégories, qui reliaient l’AF aux langues germaniques (Buridant 1987a, et 2000a : 545-546), sont à mettre en rapport avec d’autres phénomènes propres au français au sein des langues romanes, tels que la constitution du groupe verbal, les mutations dans l’ordre des constituants, les modifications du système des catégories, et l’évolution de la sémantique verbale. 32.2.1 Les préverbes séparables : EN-, PAR-, RE32.2.1.1 Une sous-catégorie de préfixes verbaux : les préverbes séparables en ancien français Le FMod actuel possède des préfixes verbaux, nominaux et adjectivaux, généralement hérités du latin, et très souvent communs aux trois classes de mots. Le groupe des préfixes verbaux, dont la plupart étaient déjà attestés en AF, rassemble plus d’une vingtaine de formes : a- (ad-), bes- / bé-, circon-, com- / con-, contre-, des- / dé-, en- / em-, entre-, es- / é- / ex-, fors-, mal- / mau-, mar-, mes- / mé-, oltre- / outre-, par-, por- / pour-, pre-, re- / r-, sor- / sur-, super-, sus-, trans- / tres-. Un bon nombre de ces préfixes ont la même origine que les prépositions correspondantes, ou sont eux-mêmes issus de prépositions, mais certains, qui étaient déjà des préfixes en latin, sont restés uniquement préfixaux (com- / con-, es- / é-, des- / dé-, re-). Parmi ces préfixes, quelques-uns ont eu la capacité, pendant cinq siècles, en TAF (très ancien français) et AF, de se construire séparés du verbe, avant de perdre leur autonomie en devenant des préfixes verbaux non séparables dans le cours du MF. Il s’agit des trois préverbes EN-, PAR- et RE-. Un seul continue à se graphier séparément en FMod, en (s’en aller : il s’en est allé / il s’est en allé), essentiellement avec des verbes de mouvement ; un autre, re-, peut à l’oral parfois s’employer seul. Se construisant détachés de leur base verbale, ces préverbes se caractérisent par une syntaxe et un sémantisme spécifiques : on les nomme « préverbes séparables », dans la mesure où cette particularité n’affecte que des préfixes verbaux, et où le plus souvent ils sont antéposés au verbe. On les graphie ici avec un tiret final pour les distinguer de la préposition correspondante, et pour indiquer leur destin futur de préfixe ; il s’agit de lexèmes qui peuvent se réaliser différemment suivant le contexte phonétique. Jusqu’ici on ne rangeait
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pas EN- dans cette catégorie, car on l’analysait systématiquement comme un adverbe pronominal anaphorique, mais, comme on va le voir, des arguments d’ordre syntaxique et sémantique conduisent à le distinguer des autres emplois de EN. Ces trois préverbes perdent presque totalement cette capacité d’autonomie dès la fin du 13e s. pour devenir des préfixes verbaux, la soudure au verbe s’effectuant progressivement ; cependant EN-, qui était le préfixe le plus souvent graphié séparément, perdurera sans discontinuer jusqu’en FMod avec quelques verbes, de même peut-être que RE-, dans un registre oral familier. 32.2.1.2 Traits caractéristiques des préverbes séparables En AF, comme encore en FMod pour s’en aller, les préverbes séparables possèdent une part d’autonomie syntaxique par rapport au verbe, qui les distingue syntaxiquement des préfixes. Plusieurs traits syntaxiques fondent l’existence de cette sous-catégorie de morphèmes. a. Le verbe est auxilié par un auxiliaire ou un modal Tout d’abord, et c’est le cas le plus fréquent, lorsqu’en AF le verbe se construit avec un auxiliaire (avoir ou estre), au passé ou au passif, le préverbe séparable précède cet auxiliaire : davant Pilat l’en ant menet (Passion, ca 1000, v. 358) ‘devant Pilate [ils] l’ont conduit’ Cum par fui avoglet ! (StAlexis, ca 1050, v. 394, et 416 ; de même Eneas1, ca 1155, v. 545) ‘A quel point j’ai été aveuglé !’ Tut sul s’en est Eufemien turnet (StAlexis, v. 344) ‘Eufémien s’en est allé tout seul’ Mes ce me par a acoré que ele est a li enemie. (TroyesYvain, fin 12e s., v. 1482) ‘Mais cela m’a profondément navré, qu’elle soit son ennemie’ Einsi ra esté enluminee par les merites a la beneoite pucelle (Vie de sainte Geneviève en prose-1, 2e moitié 13e s., p. 7) ‘Einsi elle a été à nouveau illustrée par les mérites de la bienheureuse jeune fille’ autre heure sui vieuz et chenuz, or resui jennes devenuz (MeunRose2, entre 1269 et 1278, v. 11168) ‘à d’autres moments je suis vieux et chenu, en ce moment je suis redevenu jeune’
De même, lorsque le verbe se construit avec un auxiliaire modal (devoir, pooir, sembler, voloir, etc.), le préverbe peut le précéder également : Or set il bien qued il s’en deit aler (StAlexis, v. 279) ‘A présent il sait qu’il doit s’en aller’ et cil le chace […], et si ne le par puet ataindre, (TroyesYvain, v. 887) ‘et celui-ci le pourchasse, […] et cependant il ne parvient pas à se saisir de lui’ D’icest’ honur nem revoil encumbrer (StAlexis, v. 188) ‘De cet honneur je ne veux pas à nouveau m’encombrer’
b. Le verbe a un complément pronom personnel ou adverbial Autre trait d’autonomie : lorsqu’en AF le verbe a comme objet (direct ou indirect) un pronom personnel ou adverbial atone, le préverbe peut précéder le pronom (a), mais le plus souvent il le suit – et dans ce cas, on est sur la voie d’une préfixation, comme en (b) : (a) Un en i out ki sempres vint avant (StAlexis, v. 228) ‘Il y en eut un qui s’avança aussitôt’
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Molt par l’esgardent cele gent (Guillaume le Clerc, Fergus, déb. 13e s., 35, 21) ‘Ces gens le regardent intensément’ Molt par en a le cuer dolant (Guillaume le Clerc, Fergus, 38,9) ‘Il en a vraiment le cœur triste’ Tant que Dex re l’ot aveiee (Vie de saint Martin, éd. Söderhjelm, v. 7880, cité par Buridant 1995 : 299) ‘Jusqu’à ce qu’il l’ait remise sur la bonne voie’ Mout per l’en dois savoir boen gré (Aimon de Varennes, Florimont, fin 12e s., éd. HilkaRisop, v. 1343 ; de même avec le pronom adverbial i : Eneas2, v. 9953) ‘Tu dois lui en avoir beaucoup de gratitude’ (b) Et sens cumgiet si s’en ralat (StLeger, ca 1000, v. 84) ‘Et il repartit sans demander l’autorisation’ Certes trop i par demorez (Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, 1177-1179, v. 6508) ‘Certes vous vous attardez trop’
c. EN- postposé au verbe Par ailleurs, EN- peut se placer après le groupe verbal, et spécialement à l’impératif (FMod Venez vous ent ‘Venez donc’) jusqu’en FMod (tirez-vous-en bien !). Car sailliz sont cil de la vile, sivent nos ent plus de vint mile ! (Roman de Thebes, 1150, v. 4544) ‘car ceux de la ville ont surgi, plus de vingt mille se sont mis à notre poursuite’
d. Le préverbe marque l’aspect Une autre caractéristique distingue les préverbes séparables des préfixes, sémantique celle-ci. En AF comme en FMod, les préfixes modifient la valeur sémantique des verbes en leur adjoignant une valeur de localisation spatiale et parfois de modalité, mais aussi en modifiant leur construction, en les transitivant par exemple (Amiot et De Mulder 2005). Mais les préverbes séparables, eux, ajoutent tous trois au verbe une valeur aspectuelle, inchoative pour EN-, d’accomplissement ou d’intensité pour PAR-, et pour RE- de répétition d’un procès (effectué par le même agent ou en réciprocité). En revanche, comme préfixes, EN- et PARspécifient une indication spatiale pour le verbe avec lequel ils sont en composition (envoyer, entourer, encadrer, embrasser, AF pargeter ‘projeter’ : la sus amunt pargetent tel luiserne, Roland, ca 1100, v. 2634 ‘Tout en haut elles [les lanternes] projettent une telle lueur’ ; FMod parcourir, etc.). e. Suite de préverbes Dernière caractéristique de ces préverbes : on peut trouver la séquence EN- RE- : Et sens cumgiet si s’en ralat (StLegier, ca 1000, v. 84) ‘Et il repartit sans demander l’autorisation’
32.2.1.3 Le préverbe ENLe préverbe EN- (graphié en ou ent dans les plus anciens textes, et parfois jusqu’à la fin du 14e s., en- ensuite), vient de l’adverbe latin inde (‘de là, à partir de là’), et il est le plus anciennement attesté avec ces particularités syntaxiques. Cependant, comme il est des cas, nombreux, où en est un pronom adverbial anaphorique, bon nombre de grammaires ne distinguent pas le préverbe de l’anaphorique. Il reste pourtant
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un grand nombre de constructions où il n’y a pas de référenciation anaphorique possible, et où la valeur inchoative est en revanche claire ; et dès lors, on a bien affaire à un préverbe. Dès Eulalie, Passion, StLéger, StAlexis et Roland, EN- est fréquent auprès des verbes de mouvement pour marquer une valeur inchoative (il s’en va ‘il part’ et non pas ‘il va’) ; Régnier l’avait bien souligné (1965, La Prise d’Orange, p. 127, note au v. 123 : « en se joint aux verbes de mouvement pour préciser que l’action prend son départ »). Avec cette valeur, dans les manuscrits médiévaux, il est le plus souvent graphié détaché du verbe, et spécialement s’il s’agit d’un verbe pronominal, ce qui accentue l’aspect inchoatif, la valeur spatiale étant par ailleurs portée par la préposition, tels s’en aller, s’en venir, s’en partir / departir, s’en issir, s’en torner / retorner, s’en foïr, s’en entrer en, etc. : Si s’en intrat in un mostier (StLegier, v. 66) ‘il entra dans un monastère / il se fit moine’ li sainz Graaux s en parti tantost (Graal, ca 1225, manuscrit K, 13e s., folio163c ; 10 occurrences pour ce verbe ; de même s’en istront 166a)
Mais EN- séparable s’emploie aussi avec des verbes non pronominaux, ainsi qu’avec des verbes autres que de mouvement : Ell’en adunet lo suon element (Eulalie, 881, v. 15) ‘Elle rassemble ses forces / Elle s’applique à rassembler ses forces’ tantes mervoilles en sont avenues (Graal, ms K, 166d ; 2 occurrences)
Avec d’autres verbes, généralement transitifs, EN- est souvent graphié accolé au verbe, surtout à partir du 13e s. ; ainsi pour enmener, emporter, enchaucier (‘se lancer à la poursuite de’), s’endormir, ce qui les faits entrer dans la catégorie des verbes préfixés, mais avec une nuance inchoative : A grand honor el l’en portet (Passion, ca 1000, v. 343) li rois prist Galaad et l’enmena en sa chambre (Graal, ms K, 164d, 8 occurrences pour ce verbe, aucun graphié en deux mots ; de même je l’emporteroie 166b, 30 occurrences pour enporter ou emporter, aucun en deux mots ; Galaad ne l’enchauce 169d, 4 occurrences ‘se lancer à la poursuite’, aucun en deux mots)
EN- peut accompagner également d’autres verbes, les verbes de paroles en particulier (en apeler, en araisoner, en metre a raison) : Il en apelet e ses dus e ses cuntes. (Roland, v. 14) ‘Il s’adresse à ses ducs et ses comtes’
Enfin ce préverbe peut être précédé d’un autre préverbe, RE- (si s’en rala li chandelabres en la chapele, Graal, 173d ; et StLegier cité ci-dessus en 32.2.1.2.e.). Mais les derniers emplois de EN- préverbe séparable ne se rencontrent pas au-delà du 14e s., sauf avec quelques verbes de mouvement, parmi lesquels seul s’en aller reste vivant, bien qu’il ne soit pas rare d’entendre Il s’est en allé, attesté dès le 17e s. (voir ci- après). 32.2.1.4 Le préverbe PAREn AF, le préverbe PAR- peut, parallèlement à ses emplois de préfixe, être lui aussi séparé du verbe qu’il complète par un auxiliaire, un modal ou un pronom régime atone. Cet emploi, attesté dès le 11e s. (StAlexis) et que l’on trouve jusqu’au 13e s., peut être défini de la même façon que celui de EN-.
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En effet, par appartient par ailleurs à diverses catégories : préposition devant un nom ou un pronom, préfixe lexicalisé, et pour certains, adverbe intensif – mais sur ce dernier point les opinions divergent ; ainsi, pour Moignet, PAR- est un adverbe dans tous ses emplois autres que prépositionnel et préfixal : « L’adverbe par précède généralement le verbe et affecte ainsi le prédicat entier. Son lien avec le verbe est si étroit qu’il prend place, le plus souvent, entre les pronoms atones et celui-ci » (1973 : 269) ; de même pour Hasenohr, qui nomme cet emploi de par « particule superlative » (1993 : § 431). Pour Buridant (2000a : § 439) par est adverbe uniquement quand il est précédé de molt ou d’un autre adverbe quantifiant (Buridant, 2000a : § 439), et de même pour Lebel (2003) quand il est employé en construction attributive (mout par est cortois), mais dans les autres cas tous deux l’analysent comme un « préverbe séparable ». Mais par a-t-il dans l’emploi examiné ici les propriétés d’un adverbe ? Une exploration approfondie du corpus révèle quatre traits de la syntaxe de par qui le distinguent des autres adverbes, et le rapprochent des préverbes. D’une part, contrairement aux autres adverbes, le par identifié comme adverbe intensif se rencontre uniquement devant le prédicat verbal sur lequel il porte, et s’il précède le verbe dans les manuscrits il en est graphié détaché : Cist dols l’avrat enquor par acurede. (StAlexis, ms de Hildesheim, éd. Rainsford et MarchelloNizia, v. 400) ‘Cette douleur lui aura bientôt transpercé le cœur’
En outre, par n’apparaît jamais à l’intérieur d’un groupe nominal ; on a : molt par i a bele contree (Eneas2, ca 1155, v. 6581 ‘c’est là une très belle contrée’), mais jamais *molt i a par bele contree ; on a : Si vit une molt grant cité (Eneas1, v. 2700 ‘Il vit une très grande ville’), mais non : *Il vit une molt par bele cité. De même, par ne peut pas se trouver non plus devant un adjectif attribut ou un adverbe, ce que font les autres adverbes (Il par est tant sades et douz, CoinciMiracles1, 1218-1227, v. 181 ‘Il est si agréable et doux’, mais pas *Il tant est par sades). Quatrième différence : contrairement aux autres adverbes, par ne peut se trouver en tête de proposition. Enfin, contrairement aux autres adverbes encore, par peut se placer entre un sujet et son verbe (aussi bien en principale qu’en subordonnée : Qu’il par erent mout bel andui, Jean Renart, Escoufle, 1200-1202, v. 8976, ‘qu’ils étaient tous deux d’une très grande beauté’), entre un régime atone et le verbe (si grant force i par ad, Roland, v. 3331), ou entre la négation et le verbe (n’i par mist pas Vulcan dous mois, Eneas1, v. 4408, ‘Vulcain n’y mit pas deux mois complets’). Tous ces traits conduisent à remettre en cause l’identification de ce par comme adverbe. En revanche, le dernier trait rapproche par des préfixes verbaux. Mais comme on a également des énoncés tels que Molt par li est de moi petit (Eneas2, v. 9846, ‘Je ne compte pas beaucoup pour lui’), ou bien Ne cuidiez ja qu’il par i viegne (Gautier d’Arras, Eracle, avant 1154, v. 5604), où par est séparé du verbe par un pronom régime ou un pronom adverbial atone, et comme il peut également être séparé de son verbe par un auxiliaire ou un modal (voir ci-dessous) – deux traits qu’il partage avec EN- et RE-, on propose d’interpréter par comme un préverbe séparable, y compris dans ses emplois intensifs : PAR-. 32.2.1.5 Le préverbe séparable RELe préverbe RE- (< préfixe latin re- ‘de nouveau’, venant lui-même d’une particule archaïque re / red), qui indique la répétition de l’action, par le même agent comme en (a) ou par un agent différent comme en (b), est toujours antéposé, et peut lui aussi se séparer du
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verbe sur lequel il porte. La première attestation de ce préverbe en emploi séparé date du milieu du 11e s. (a), et les dernières de la fin du 13e s. (a) « D’icest’honur nem revoil ancumbrer » (StAlexis, v. 188 : = r-ancumbrer) ‘« De ce type d’honneur je ne veux pas m’encombrer à nouveau »’ (b) Blanceflor l’a tost coneü, et il ra bien li coneüe (Floire et Blancheflor, mi-12e s., v. 2411) ‘Blanchefleur l’a aussitôt reconnu, et lui l’a bien reconnue également’
Mais cette relative autonomie n’est jamais obligatoire : RE- peut rester préfixé au verbe même en cas d’auxiliation. Ainsi, dès les premiers textes où cette mobilité est attestée, les formes à préfixe attaché au verbe dominent : avec le verbe venir, Eneas offre huit cas de sont re + participe passé (sont revenu), contre deux cas seulement de re-sont + participe passé (resont venu). A la fin du 13e s., RE- se rencontre encore comme préverbe séparable, dans MeunRose (Orgues i ra bien maniables, MeunRose3, ca 1278, v. 21240 ‘Il y avait aussi des orgues portatifs très maniables’) ou chez Beaumanoir (Et quant il ra la saisine par son droit, BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 499, § 988 ‘Et quand il récupère sa pleine propriété légitimement’). En revanche, au 14e s., l’antéposition du préverbe RE- aux auxiliaires ou aux modaux n’a plus cours, cela signifie que le préverbe séparable est devenu préfixe, du moins dans le registre de l’écrit ; mais peut-être son existence avait-elle perduré à l’oral, dans le registre familier. 32.2.1.6 Des préverbes séparables en français moderne ? La catégorie des préverbes séparables en tant que telle disparaît vers la fin du 13e s. Les trois préverbes vont devenir des préfixes accolés, mais avec des restrictions plus ou moins fortes de leur emploi et de leurs significations. Le préfixe RE- est resté solidement implanté pour marquer la répétition d’un procès, avec généralement un agent identique, mais pas nécessairement ; en particulier, avec des verbes trivalents, on peut avoir par exemple Il m’a relancé le ballon, le premier agent étant soit il – et dans ce cas le procès se répète avec le même agent, soit me, et dans ce cas, comme en AF, le procès répété a un agent différent qui est le complément attributif. Les deux autres préverbes séparables, PAR- marquant l’achèvement (courir / parcourir) et EN- l’inchoativité (dormir / s’endormir), ont connu un net recul, ces modalités de l’Aktionart étant par la suite marquées par des périphrases (finir de, se mettre à), ou par l’emploi de nouveaux verbes. Mais après le 13e s., le préfixe EN- conserve jusqu’au FMod la trace de sa séparabilité médiévale pour quelques verbes de mouvement, s’en aller et dans une moindre mesure s’en retourner, s’en (re)venir, s’ensuivre, à l’impératif et au passé ; si à l’impératif l’emploi persiste (Allez-vous en !), aux temps du passé s’en est allé est en recul depuis le FClass malgré le blâme des puristes, comme le souligne Grevisse-Goosse (121996 [1936] : § 656, Remarque b) : « S’il reste normal de dire Il s’en est allé, on trouve fort souvent dans la langue littéraire, depuis le XVIIe s., malgré les blâmes des grammairiens, il s’est en allé (sur le modèle de Il s’est enfui) », citant la correspondance de Boileau ou de Voltaire (Il s’est en allé satisfait de lui-même, Lettre à Racine, 3 juin 1693). Cette hésitation a pour conséquence que ce verbe devient défectif, les locuteurs ayant dès lors couramment recours à partir au passé : Il s’en va demain / Il est parti hier. En ce qui concerne RE-, du moins dans le registre de l’écrit, on n’a plus de trace de RE- préverbe séparable entre le 14e s. et le FMod. Mais peut-être son existence avait-elle
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perduré à l’oral, dans un registre familier, puisque le FMod connaît encore ponctuellement des cas où RE- est détaché de sa base, avec possibilité de s’autonomiser : « je dois attendre et re lui dire que je suis desole ? » (sur Internet, fin 2018) ; ou encore, lorsqu’on rencontre une seconde fois dans la journée la même personne, le second salut peut se réduire, en contexte familier, à un simple « Re ! » parfois un peu ironique. 32.2.2 Particules verbales 32.2.2.1 Une catégorie syntaxiquement et sémantiquement spécifiée En AF, les particules verbales ont des traits communs avec les préverbes séparables : elles aussi sont issues de prépositions ou d’adverbes, elles portent directement sur le verbe, affectant sa valeur sémantique (généralement spatiale) et ses constructions (Amiot et De Mulder 2005, 2015), sans y être rattachées comme préfixe. Mais par rapport aux préverbes séparables, elles offrent des différences nettes : d’une part elles sont le plus souvent postposées au verbe, et d’autre part elles apportent une nuance sémantique non pas aspectuelle, mais spatiale ; en outre, elles sont bien plus nombreuses – une quinzaine d’éléments – et plus mobiles que les préverbes séparables ; et enfin, en s’adjoignant au verbe, elles en modifient parfois profondément le sens : d’un verbe assez général, de mouvement le plus souvent, naît avec la particule un sens très spécifique. Ainsi, la particule sus, qui est à l’origine un adverbe, adjointe au verbe corre ‘courir’, donne naissance à corre sus, qui signifie ‘attaquer’ et qui prend généralement un complément pronominal régime indirect, animé humain, ou nominal mais prépositionnel : se li keurt il sus (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 103) ‘Et il l’attaque’ Quant il ot ocis Calogrenant, si ne se volt pas a tant tenir, ainz cort sus a son frere. (Graal, p. 206a) ‘Quand il eut tué Calogrenant, il ne voulut pas s’en tenir là, mais il attaque son frère.’ La me sosvint de gent de male guise / Ki m’ont mis sus mençoigne (BéthuneChansons, ca 1180-1190, p. 15, v. 3-4) ‘Alors je me souvins de mauvaises gens qui m’ont accusé de mensonge’
En FMod, il semble qu’il ne subsiste plus de particule verbale ; en revanche on y rencontre assez couramment deux types de constructions : soit des prépositions construites intransitivement, qui conservent leur sens plein, mais avec élision de l’anaphorique renvoyant à un élément évoqué précédemment (Il est venu avec, J’ai voté pour) ; c’est ce que l’on nomme « préposition orpheline », ou intransitive (« orphan preposition » : Zribi-Hertz 1984) ; soit des verbes précédés d’un pronom régime et suivis d’un adverbe (Il m’a sauté dessus) ou d’une préposition (Je lui ai couru après), que Porquier (2001) rapproche d’une construction postpositionnelle (voir 32.1). 32.2.2.2 Origine et liste des particules verbales en ancien français En AF, il s’agit d’une quinzaine de morphèmes, qui sont également par ailleurs des prépositions ou des adverbes. La plupart de ces particules ont pour origine en latin des adverbes ou prépositions à sens local, et elles apparaissent dès les plus anciens textes français : ainsi dès la Passion de Clermont (an mil) sont attestées sus (qui se trouve également dans Eulalie), ensus, jus, avant, enz, fors. Un petit nombre d’entre elles ont cependant été créées en AF
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(aval, amont, etc.) et apparaissent un peu plus tard (Roland) dans les textes : ce fait témoigne de la productivité et donc de la vitalité de cette catégorie en français. Voici une liste, sans doute non exhaustive, de cet ensemble de particules verbales qui forme en AF « un riche système comprenant, à des degrés divers, toutes les possibilités de direction, avec, dans bien des cas, des particules concurrentes » (Buridant 2000a : § 440). Particule amont
Etymon latin ou français AF a mont ‘vers le haut’
arriere aval avant avuec, avecques contre entour enz > ens (13e s.) environ
retro ‘derrière’ AF a val ‘vers le bas’ ante > lat. tardif abante apud hocque contra AF torn < lat. tornare intus ‘à l’intérieur’ AF envirer < virer < lat. *uirare in simul foris ‘dehors’ deorsum ‘vers le bas’ ultra AF par mi ‘au milieu’ pressum ‘pressé contre’ (part. passé de premo) super / supra ‘au-dessus’ sursum, susum ‘vers le haut’
ensemble fors jus outre parmi pres sore / seure sus
Dérivés contremont, encontremont contreval davant, devant encontre deenz, dedans
defors, hors desore, par deseure
aprés
ensus, desus, par desus
Tableau 9 : Principales particules en ancien français
Comme l’indique le tableau 9, les particules sont issues presque toutes de prépositions ou d’adverbes du latin, et elles sont essentiellement spatiales ; avec des verbes de mouvement elles ajoutent une précision sur la direction, fonctionnant souvent par couples d’antonymes : sus et jus, enz et fors, outre, avant et arriere, etc. ; ou bien, si elles indiquent un mouvement en direction d’autrui, elles apportent une précision sur les intentions, agressives ou non : courre sus ‘attaquer’, metre sus ‘accuser’, mais venir ensemble, avec : Ensemble aloent e veneient / E ensemble se defendeient. (WaceBrut2, 1155, v. 12161-62) ‘Ils allaient et venaient ensemble, et s’unissaient pour se défendre.’ si vous troverons assés navie pour .c.m. mars, / se vous volés, par tel convenant que g’irai avec. (ClariConstantinople, p. 7) ‘Nous vous trouverons un bon nombre de navires pour cent mille marcs, à condition que j’aille avec.’
Par ailleurs, certaines particules résultent de grammaticalisations survenues en AF : amont / amunt (12e s., < AF a mont ‘vers le haut’), avec ses dérivés contremont, encontremont : Guardet aval e si guardet amunt (Roland, v. 2235) ‘Il regarde vers le bas et il regarde vers le haut’
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Son antonyme aval a connu le même type de grammaticalisation (12e s., < AF a val ‘vers le bas’), ainsi que contreval. L’adjectif adverbialisé haut, son dérivé en haut, et ses antonymes bas et en bas de même, ainsi que la préposition et particule parmi (< AF par mi ‘par le milieu, au milieu’) se rattachent au même mouvement de création : et lors voit auques loign en une valee .i. chastel fort et bien seant, et parmi coroit une grant eve rade. (Graal, p. 170d) ‘et alors [il] aperçoit au loin dans une vallée un château-fort bien situé, et au milieu courait un grand cours d’eau rapide’
Cependant, dès l’AF, les particules verbales doivent parfois être distinguées des emplois de prépositions « orphelines » référant anaphoriquement à un élément antérieur, comme dans l’exemple suivant, et peut-être également dans l’un des exemples précédents (ClariConstantinople, p. 7) : Cele [l’émeraude] de Sithia […] est si clere que hom pot vedeir parmi (Lapidaire, mi-12e s., p. 99) ‘Celle [l’émeraude] de Scythie […] est si claire qu’on peut voir à travers [elle]’.
32.2.2.3 Traits caractéristiques des particules verbales Du point de vue de leur position, les particules verbales sont plus autonomes que les préverbes. Elles sont généralement postposées au verbe, contrairement aux préverbes qui sont généralement antéposés ; soit elles suivent immédiatement le verbe, c’est le cas le plus fréquent, soit elles suivent le sujet pronominal postposé, soit elles se placent en fin de proposition ; elles peuvent être également antéposées au verbe, et être séparées du verbe par un régime pronominal (li lyons outre s’en vint, TroyesYvain, v. 5620). Sur les 117 occurrences de la particule sus dans le corpus GGHF 9e-16e s. (c’est l’une des particules les plus employées), celle-ci est postposée au verbe dans 100 cas, dont 96 cas où elle suit immédiatement le verbe comme en (a), un cas où elle en est séparée par un pronom sujet postposé (b) et trois cas où elle est en fin de proposition en vers ou en prose (c, d et e) : (a) il traient sus singles et voilez (Eneas1, v. 3023) ‘ils dressent toute leur voilure’ (b) se li keurt il sus et fist tant […] (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 103) ‘et il se précipita sur lui et se battit si bien […]’ (c) metre se fist es arçons sus (Eneas1, v. 5952) ‘Il se fit mettre le pied à l’étrier’ (d) Qui son chien viaut tuer la rage li met sus (Proverbes au vilain, p. 78) ‘Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage’ (e) ains li courut maintenant sus (TristanProse, ap. 1240, p. 150) ‘mais il l’attaqua aussitôt’
La particule sus n’est antéposée au verbe ou au groupe verbal que dans 17 cas (f et g), essentiellement dans les textes les plus anciens ; elle se place entre le sujet et le verbe, et peut être séparée du verbe par un régime pronominal (g) : (f) cum la cena Jesús oc faita, el sus leved del pius manjer (Passion, v. 91) ‘Quand Jésus eut terminé le repas de la Cène, il se leva de la sainte table’ (g) La turmente sus la chacet (BenedeitBrendan, v. 985 ; de même AdgarMiracles, 3e tiers 12e s., v. 473, et CoinciMiracles2, 1218-1227, v. 85) ‘La tempête la repousse au loin’
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Il semble qu’en subordonnée la particule se trouve un peu plus souvent antéposée, le verbe étant plus souvent final (Vit le pont d’or qui sus estoit, BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 2082). Enfin, contrairement aux préverbes qui ne peuvent se trouver en tête de proposition, les particules le peuvent : Sus sont sailli petit et grant (CoinciMiracles4, v. 415) ‘Tout le monde s’est levé’ Jus a ses piez si l’ad tresturnet mort. (Roland, v. 2291) ‘Il l’a étendu mort à ses pieds.’
Les particules peuvent modifier la valence du verbe : le groupe formé avec le verbe accompagné d’une particule peut ainsi régir un objet indirect : Venuz nos est pres aseoir (Eneas1, v. 7778) ‘Il est venu s’asseoir auprès de nous’
Au plan sémantique, ces particules ajoutent donc toutes une nuance spatiale au sens de verbes de mouvement, spécialement pour les verbes généralistes (venir > venir sus ‘monter’, aler > aler aval ‘descendre’, garder, resgarder, jeter, etc. ; l’eve li file aval le vis, TroyesYvain, v. 1145, ‘les larmes lui coulent sur le visage’), et certaines peuvent porter un sens métaphorique, évaluatif (metre aval ‘abaisser’, mettre sus ‘accuser de’) ou temporel (noier avant ‘nier plus longtemps’, Eneas1, v. 8550). Soulignons que dès le 11e s. existent des verbes préfixés avec les « mêmes » morphèmes (sustenir, susciter, suspendre…), mais le sens du préfixe n’est pas le même, et surtout, ce ne sont pas les mêmes verbes qui sont concernés. Ces morphèmes peuvent se combiner entre eux : sus amont / amont sus, jus aval / contreval : En sum cez maz […] / Asez i ad carbuncles e lanternes ; / La sus amunt pargetent tel luiserne (Roland, v. 2634 ; fréquent chez Gautier de Coinci avec monter, aler…) ‘Au sommet des mâts il y a beaucoup d’escarboucles et de lanternes, elles jettent d’en haut une telle clarté’
32.2.2.4 Une catégorie en déclin Dès l’AF, on constate cependant plusieurs traits pouvant fragiliser l’existence de ce groupe de termes. Tout d’abord plusieurs ont le même sens, comme le souligne Buridant (2000a : 542), et il arrive qu’ils se construisent concurremment avec les mêmes verbes : metre sus / metre seure / sore, corre sus / corre seure / sore. Par ailleurs ces particules, dont le rôle est de compléter le sens de verbes généralistes, peuvent, dès le 12e s., redoubler le sens de certains verbes au sens déjà précis ; ainsi monter, descendre, avaler, (se) lever, entrer se combinent facilement avec des particules qui leur sont redondantes sémantiquement (sus monted, Passion, v. 26 ; monter amont, fréquent dès Eneas ; monter contremont, Graal, p. 220c, et encore au 15e s. chez Simon de Phares ; descendre contreval, AmiAmil, ca 1200, v. 1565 ; il entrerent ens es vaissiaus ‘ils entrèrent (dedans) dans les navires’, FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 71 ; avaler aval chez Joinville, entre 1305 et 1309, ou Froissart). De même les verbes de mouvement préfixés en RE- se combinent couramment avec arriere (Mes retornez arriere en l’ost, Eneas1, v. 2503, ‘mais retournez en arrière dans l’armée’ ; revenir / retorner arriere sont fréquents chez Clari au début du 13e s.). Dès l’AF, certaines de ces formes peuvent se retrouver comme préfixes verbaux, mais avec une construction et un sens différents de celui de la particule (comparer lever sus ‘dresser, mettre debout’, et soulever).
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C’est en MF que ces particules cessent progressivement d’être employées ; on en trouve encore quelques attestations au 15e s. (ce cas que on lui mectoit sus touchant ma personne, LouisXILettre248, 1469-1472, p. 53, ‘ce fait dont on l’accusait touchant ma personne’ ; courir / courre sus chez Commynes, fin du 15e s.). Par la suite, et jusqu’au FMod, seules quelques expressions subsistent (Or sus, sus donc, sus ; passer outre). Malgré leur vigueur durant la période médiévale, les particules ont disparu, seuls subsistant, comme on l’a vu, les emplois intransitifs de prépositions. Ce fait est à mettre en relation avec le recul des paradigmes polyfonctionnels dans le système grammatical du français, au profit de morphèmes plus spécialisés syntaxiquement d’une part, et dans ce cas au profit de verbes au sens plus précis – ce mouvement accompagnant par ailleurs une évolution générale de la structure du verbe et du groupe verbal dans cette langue (Kopecka 2008). 32.2.3 Conclusion En conclusion, un fait est à souligner : les préverbes séparables et les particules verbales ne sont pas des catégories héritées du latin, leur construction particulière et leurs spécificités sémantico-syntaxiques sont propres à l’AF. Et il est certain que les particules étaient bel et bien perçues comme vivantes aux débuts du français, deux faits l’attestent : la création de particules en français un peu avant le 12e s. (amont, aval en particulier), et le fait que les copistes graphient assez souvent, au Moyen Age, ces préverbes et particules séparés de leur verbe. On peut interpréter l’existence en AF et avant le FPréclass de ces deux catégories de morphèmes, soit comme une influence germanique (Buridant 1987a), soit typologiquement comme une étape dans le passage de l’ordre des mots du type OV au type VO (Buridant 1987b, 1995 ; Van Goethem 2009), soit comme la manifestation de processus en cours, internes au français, ayant commencé par l’adjonction au groupe verbal d’éléments autonomes, dont certains se sont à terme complètement rattachés au verbe, et dont d’autres, pourtant très vivants anciennement, ont disparu entre le 13e s. et le début du 17e s., avant de se lexicaliser (soit en en faisant des préfixes, soit en transformant des éléments verbaux en groupes prépositionnels) (Dufresne et al. 2003). Ainsi, la traduction des particules verbales en FMod passe presque toujours par l’emploi de groupes prépositionnels : sur les quatre emplois de sus dans Roland dans l’édition et la traduction de G. Moignet, trois sont traduits par un groupe prépositionnel (v. 2821 : El paleis muntet sus ‘ il monte au palais’), et le v. 2634, cité plus haut, est un bon exemple de l’usage que fait des particules et des préverbes une langue admettant encore la non-expression du sujet et l’antéposition du régime verbal : La sus amunt pargetent tel luiserne (‘elles jettent en avant, d’en haut, une telle clarté’). Références bibliographiques : Amiot et De Mulder 2002, 2005, 2015 ; Auroux 1994 ; Brunot 1905 ; Buridant 1987a, 1987b, 1995, 2000a ; Burnett, Petrik et Tremblay 2005 ; Burnett, Gauthier et Tremblay 2010 ; Dufresne, Dupuis et Tremblay 2003 ; Kopecka 2008 ; Marchello-Nizia 2015b ; Nyrop 1899-1930 ; Porquier 2001 ; Régnier 1967 ; Rousseau 1995 ; Sneyders de Vogel 1919 ; Van Goethem 2009; Wagner 1946 ; Zribi-Hertz 1983.
32.3 Conjonctions de subordination et locutions conjonctives La concurrence entre conjonctions et locutions conjonctives peut déjà être constatée dans l’histoire du latin, le mouvement ne faisant que s’amplifier, au détriment des conjonctions,
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jusqu’au latin tardif. Les langues romanes continuent, à des degrés divers, cette tendance générale. Le développement des locutions – qui correspond par ailleurs au mouvement qui conduit vers un système « analytique » – s’explique en grande partie, en latin comme en français, par un déséquilibre qui se crée au sein du système des conjonctions : c’est l’extension des emplois de quod en latin, de que en français, qui entraîne la nécessité de créer des locutions renvoyant avec plus de précision aux diverses relations sémantiques. Même si que n’a pas directement pour étymon la forme quod, la généralisation progressive de quod comme subordonnant unique en latin n’a pu qu’influencer l’évolution, en français, du statut de que comme seul marqueur de dépendance. Ainsi les locutions se forment-elles, dans la grande majorité des cas, à l’aide de que, qui joue en quelque sorte le même rôle que quod en latin tardif. Il faut également noter que le français est la seule des langues romanes à ne pas présenter d’emploi de prépositions ou d’adverbes en fonction de subordonnant ; on ne rencontre pas, même dans les états de langue les plus anciens, de formes qui correspondraient par exemple à la double valeur de l’espagnol mientras, adverbe ‘pendant ce temps’ et conjonction ‘pendant que’. En ce qui concerne l’évolution, on soulignera la tendance à maintenir une symétrie entre les locutions et les catégories (adverbe, préposition, nom) qui entrent dans leur composition. Des expressions comme tres que, endementiers que, lues que, par tel covent que, … ne survivent pas à la disparition des formes simples (tres, endementiers, lues, covent, …), le cas d’une locution comme tandis que étant relativement exceptionnel. De la même façon que la création de locutions correspond au besoin d’exprimer des valeurs sémantiques que la conjonction que ne pouvait traduire avec précision, l’évolution interne du système des locutions est en partie commandée par une finalité identique. On constate en effet en AF que les locutions formées avec les prépositions à, de, en (à ce que, de ce que, en ce que) peuvent introduire des subordonnées à fonction circonstancielle, exprimant par exemple le temps : A ce que li uns l’autre encontre / Sagremors sa lance peçoie (Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, 1180, v. 4241) ‘Au moment où l’un rencontre l’autre, Sagremort brise sa lanceʼ
Cette possibilité a assez rapidement disparu, dans un mouvement qui a conduit à la quasi élimination de en ce que et qui a limité à et de à l’introduction de subordonnées régies (on s’attend à ce qu’il vienne ; on s’étonne de ce qu’il soit venu), de la même manière, toutes proportions gardées, que la forme que trouve ses principaux emplois dans l’introduction des subordonnées complément d’objet. Une répartition s’établit donc, en ce qui concerne le terme introducteur, entre les propositions circonstancielles (temporelles, causales, finales, …) et les propositions complétives : les prépositions les plus « vides » (à et de) s’opposant aux prépositions sémantiquement plus motivées (avant, pour, sans, …). 32.3.1 Les conjonctions Le système du latin classique offre une gamme relativement étendue de conjonctions simples : quod, quo, quia, quando, ubi, ut, ne, cum, si, dum, quam, à quoi on peut ajouter quomodo et quoniam, issus de quo + modo et de *quom + iam. Du point de vue de la diversité des formes, la situation en latin tardif n’est guère différente de celle du latin classique, dans la mesure où l’on n’observe pas la disparition de certaines conjonctions. On remarque en revanche une forte tendance à la marginalisation de
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bon nombre d’entre elles, ce qui permet de faire l’hypothèse qu’elles n’étaient plus présentes dans la langue parlée. Se détachent ainsi trois conjonctions très fréquentes, qui en viennent à couvrir une grande partie du domaine de la subordination : quod, quia, quomodo (voir Hermann 1963). Une place particulière doit être faite à si et à quando, qui se maintiennent en raison de la précision et de la limitation de leur sémantisme, qui n’entre pas en concurrence avec celui des autres conjonctions. Ce sont les formes dum, cum et surtout ut qui se trouvent affaiblies et sur la voie de la disparition. Cette répartition contient déjà en germe le système du français. Ainsi, le grand développement de quod, dû en particulier au remplacement des constructions à l’infinitif par des subordonnées conjonctives, justifie que cette forme ait été privilégiée dans la formation des locutions et explique également le rôle prépondérant de que ; bien que le subordonnant que ne trouve pas « directement » son origine dans la forme quod, mais dans ce qu’on peut considérer comme une combinaison des valeurs de quam et de quod, on peut faire l’hypothèse que la conjonction latine, formellement très proche, a fortement influencé le statut de la forme française. Qu’en est-il en français ? Dès l’AF, on constate la présence, sous des graphies diverses, de quatre formes : que, quant / quand, si, comme. Les trois dernières continuent les formes latines quando, si, quomodo et en conservent la précision (temporalité, hypothèse, manière) ; la conjonction que, en revanche, est caractérisée par la grande palette de ses emplois et de ses valeurs (x 36.2.2). C’est cette multiplicité qui explique en partie le fort développement d’un système de locutions permettant d’expliciter des relations sémantiques précises, alors que les diverses valeurs de que se déduisent en règle générale du contexte. En ce qui concerne la morphologie, on constatera, en s’en tenant à l’aspect graphique, que la série des quatre conjonctions simples a été complétée dans le courant de l’histoire du français par deux autres formes : puisque et lorsque. Dans ces deux cas seulement – phénomène qui est donc fort peu représenté par rapport à l’ensemble des locutions – le figement d’une locution a conduit à une soudure graphique, l’élément que se trouvant réuni à l’adverbe premier constituant de l’expression pour ne plus former qu’une seule unité graphique. Si la réunion de lors et de que se produit dans le courant du 15e s., la variante en deux mots se maintient durant la période du FClass et la possibilité d’intercaler l’adverbe même (lors même que > FMod alors même que) constitue un vestige de l’autonomie relative des éléments. Dans le cas de puisque, le figement apparaît dès l’AF, mais la concurrence avec puis que ne disparaît qu’à l’époque classique, une formule comme : puis donc que étant encore attestée au début du 18e s. : Puis donc que vous exigez que je vous parle des hommes célèbres qu’a portés l’Angleterre, je commencerai (Voltaire, Lettres philosophiques, 1734, p. 152)
Dans les autres cas, si des phénomènes de soudure ont parfois pu avoir lieu dans la première partie de l’expression (mal gré que = malgré que ; ce pendant que = cependant que ; aussi tôt que = aussitôt que), ce qui ne fait que correspondre à l’évolution des formes adverbiales ou prépositionnelles (malgré ; cependant ; aussitôt), la plupart des locutions se caractérisent toutefois par l’indépendance graphique de leurs composantes. 32.3.2 Les locutions conjonctives Le développement d’un système de locutions qui concurrence peu à peu celui des conjonctions simples s’observe déjà en latin. Si les créations, qui, dès l’AF, traduisent cette tendance, correspondent souvent, quant à leur forme, à de véritables innovations qui ne sont pas
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des équivalents d’expressions latines, ces créations n’en vont pas moins dans le sens d’un changement déjà à l’oeuvre en latin. 32.3.2.1 Locutions formées avec que a. Les types de formation Le français se caractérise, dès la période la plus ancienne, par la création de nombreuses locutions, qui ont pour point commun de comporter un marqueur de subordination, que dans la majorité des cas, plus rarement où. Ce marqueur de dépendance se combine à des éléments qui appartiennent à diverses catégories morphosyntaxiques. La quasi-totalité des locutions peuvent être réparties en quatre grandes sous-familles : 1.
2. 3. 4.
sur le modèle des expressions latines telles que propter quod, praeter quod, ou ex eo quod, ab eo quod, une préposition s’ajoute à la conjonction simple, qui peut être précédée d’un démonstratif : pour que, dès que, sans ce que / sans que, à ce que, par ce que ; pour un certain nombre de locutions, se crée ainsi une variation que / ce que, (pour que / pour ce que ; devant que / devant ce que, etc.), dont l’évolution sera décrite plus loin ; la première partie de la locution est un élément adverbial : lors que, combien que, bien que, tandis que, … un cas particulier étant constitué par des tours comparatifs, où que entre en corrélation avec l’adverbe : aussitôt que, d’autant que ; la première partie de la locution est un participe : participe présent : moyennant que, pendant que, durant que ou participe passé passif : vu que, attendu que, excepté que ; la première partie de la locution est un élément nominal (à condition que, à mesure que).
On peut par ailleurs considérer comme relativement marginaux, dans la mesure où ils sont très peu représentés, deux cas particuliers : la présence d’un infinitif (à supposer que) et la grammaticalisation d’une proposition complète, avec verbe conjugué, en fonction de subordonnant (ja soit ce que, si est ce que), procédés qui n’ont jamais été vraiment productifs. D’un point de vue chronologique, ce mouvement entraîne la formation – mais aussi la disparition – de bon nombre de locutions, de l’AF à la fin du FClass, avec des moments d’accélération et des moments de plus grande stabilité, alors que le FMod et le FContemporain n’apportent que peu de nouveautés, donnant plutôt une forme définitive à des expressions déjà existantes, en particulier sur des points comme l’emploi de ce que ou le choix des prépositions. b. La variation que / ce que Pour certaines de ces locutions conjonctives, on peut relever la présence, dès l’AF, d’une variation sur le marqueur de subordination, avec une alternance que / ce que, qui ne s’éliminera que peu à peu, essentiellement durant la période du MF (voir par exemple le tableau 10 cidessous pour les expressions temporelles). On peut en effet considérer que, dès le FPréclass, se trouve stabilisé le système du FMod, qui distingue clairement deux catégories, celle des locutions en que (avant que, pour que, etc.) et celle des locutions en ce que (à ce que, de ce que, parce que). Ces deux types de locutions en présence, déjà bien attestés en latin (antequam / pro eo quod), tirent leur origine de deux structurations différentes de l’énoncé complexe, qui correspondent à des tours corrélatifs. Dans les deux cas, le marqueur de subordination, en l’occurrence la forme que en français, se trouve en liaison avec un autre élément corrélateur, qu’il s’agisse d’un adverbe (plutôt … que) ou d’un démonstratif à valeur anaphorique (à ce …
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que). La différence entre les deux séquences ne réside pas tant dans la nature du corrélateur que dans la fonction syntaxique qu’il remplit. Adverbial dans le premier cas, il peut être rapproché des adverbes de quantité ou de degré qui entrent dans des constructions identiques (tant … que…) ou, plus largement, des compléments de manière. Dans le deuxième type de corrélation (pour ce … que), en revanche, la forme pronominale, lorsqu’elle remplit une fonction non régie, a les propriétés d’un circonstant, temporel ou causal, par exemple. Cette dissymétrie au plan morphosyntaxique va de pair avec des différences sémantiques et pragmatiques, qui constituent, parmi d’autres, des facteurs de changement. Durant la période où l’opposition joue pleinement, les formes en que semblent marquer une cohésion plus grande entre le contenu des propositions, permettant d’établir par exemple des relations de consécution, de finalité, tandis que les formes en ce que témoignent d’une plus grande autonomie par rapport à la prédication principale, et peuvent ainsi, au niveau pragmatique, introduire des propositions qui remplissent la fonction de cadre discursif. c. Le système latin Ce type d’opposition entre deux types de subordonnants est déjà présent en latin. Le latin offre en effet, dans son système de subordination, deux procédés bien représentés, qui ont pour point commun de mettre en relation deux constituants, dont l’un appartient à la proposition régissante, et dont l’autre a pour rôle d’introduire la subordonnée. La première de ces structures, qui relève des tours « corrélatifs », traduit fréquemment les divers aspects de la comparaison ou des rapports de conséquence, mais elle se rencontre également dans des contextes qui renvoient à la temporalité ou à d’autres relations circonstancielles et on peut voir dans ce type de corrélation l’origine d’une partie des locutions conjonctives. Le rapprochement avec les structures comparatives apparaît nettement dans le cas de priusquam (avant que), qui s’est formé à partir d’une forme de comparatif (prius = ‘antérieurement’) et du morphème de subordination quam (voir Ernout et Thomas 1959 [1951] : 354). Les règles de linéarisation du latin autorisent la séparation des deux constituants, tmèse dont on retrouvera la possibilité en français. Sur le modèle de priusquam se sont élaborées d’autres locutions comme antequam (avant que) ou postquam (après que). D’autre part se développe en latin tardif la possibilité de corréler une forme anaphorique, d’ordinaire un démonstratif, et une subordonnée introduite par quod. Cette construction, sans doute facilitée par l’origine pronominale de quod, est à rapprocher de la structure des relatives, le démonstratif remplissant une fonction nominale dans la proposition régissante. Si le pronom peut être utilisé sans préposition, d’ordinaire à l’ablatif, avec une valeur causale (eo … quod … ‘pour cela … à savoir que …’), le développement des formes analytiques conduit, dans la latinité tardive, à la création de nombreux tours prépositionnels (voir Herman 1963). Parmi les plus fréquents, on citera ex eo quod, qui passe de la valeur d’origine à celle de causalité, avec de plus rares attestations d’un sens temporel (‘à partir du moment où’), et pro eo quod (‘pour cela que’), à valeur causale. La séparation des deux éléments de la corrélation devient de plus en plus rare avec le figement progressif de ces expressions, mais les cas de tmèse sont encore possibles jusqu’en FMod pour certaines expressions. Ces deux constructions que présente le latin se retrouvent en français. Alors que, dans certains cas (avant que, pour ce que, …), il est clair qu’il s’agit de l’évolution d’une expression latine, dans d’autres (sans que, combien que, …), au contraire, la locution est une création du français et se grammaticalise de l’ancien au moyen français ; mais, même lorsqu’il s’agit d’une création, le français continue le système latin, développant des séquences qui correspondent aux deux types de corrélations.
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d. L’ancien français Les deux types de structures qui viennent d’être évoqués pour le latin se sont maintenus et développés à des degrés divers, selon toute apparence, dans la phase romane primitive et sont bien attestés dès les premiers documents du français. Le système de la subordination se caractérise ainsi par l’existence, à côté des relatifs et des conjonctions « simples », de locutions dont la formation correspond à deux schémas syntaxiques bien distincts, les tours corrélatifs avec que et les locutions prenant appui sur le démonstratif ce. Sous l’effet des tendances générales du changement, le français favorise une catégorisation non ambiguë des formes. En ce qui concerne la variation que / ce que, trois cas de figure doivent être distingués : 1. 2. 3.
Les prépositions « pures », qui régissent obligatoirement un constituant, ne peuvent entrer dans une relation de corrélation ; c’est le cas de à, de, en, par : seules les séquences de type à ce que sont à envisager ; Les adverbes « purs », qui, ne régissant pas un autre constituant, entrent dans la construction corrélative (tandis … que, lors … que) et ne peuvent se combiner avec le démonstratif (*tandis ce que, *lors ce que) ; Les formes qui sont dotées d’un double statut, fonctionnant, selon les contextes, comme prépositions ou comme adverbes, ce qui entraîne l’existence des deux variantes (avant ce que / avant que ; depuis ce que / depuis que).
Quelques expressions particulières semblent ne pas obéir à cette distribution et faire exception. L’analogie joue sans doute un grand rôle et il convient de prendre en compte la chronologie pour évaluer le poids respectif des divers facteurs. On citera par exemple le cas de sans, qui apparaît, en FMod, dans la séquence sans que. Etant donné la nature prépositionnelle de sans, c’est la locution avec démonstratif qui serait attendue, et il faut souligner que l’AF ne connaît d’ailleurs que la forme sanz ce que et que la locution moderne se développe à la fin du 14e s., sans doute par analogie avec les autres locutions. Dans le tour corrélatif, le rapprochement de la corrélation : adverbe + que avec des constructions comparatives se justifie assez naturellement ; un adverbe comme ains (ou sa variante ainçois), qui traduit l’antériorité ou la comparaison, peut fonctionner de façon indépendante, comme tout autre adverbe mais possède également la propriété d’être corrélé à que, dans une relation entre deux contenus propositionnels ; même si la réunion des deux éléments de la locution apparaît comme très ancienne et bien implantée (voir Imbs 1956), l’ancien français présente encore des cas de tmèse, témoignages de l’origine corrélative du tour, comme dans : Einz i morrat que cuardise facet (Roland, ca 1100, v. 3043) ‘Avant (plutôt) il y mourra qu’il fasse couardise (= il mourra avant / plutôt qu’il …)’
Cette catégorie de subordonnants est bien représentée à chacune des époques de la chronologie considérée. Cette formation, qui continue une structure latine, sert ainsi de modèle à bon nombre de locutions qui voient le jour dès l’AF ; c’est le cas, par exemple, de (a) lors …que (Graal, p. 165a : des lors primes que) ou de aussitôt … que. Certaines de ces locutions n’ont toutefois guère été utilisées au-delà du MF, qu’il s’agisse de ainz / ainçois, ou des nombreuses variantes de (en) dementres, de (en) trues, utilisés pour la simultanéité, la concomitance, ou encore d’un composé de puis comme trespuis (que). En ce qui concerne les tours avec démonstratif, il faut rappeler que ce type de liaison n’est pas réservé aux locutions conjonctives précédées d’une préposition, ces dernières ne constituant qu’un aspect particulier d’un phénomène plus large. Toutes les fonctions syntaxiques du pronom démonstratif peuvent en effet être concernées. Ainsi, avec un démonstratif sujet :
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Certes, ce poise moi mout fort / Que je lui doie doner mort (Roman de Tristan, 13e s.) ‘Assurément, il m’est très pénible que je doive lui donner la mortʼ
ou un démonstratif en fonction de complément régi : De ço se sont esmerveillié / Que il mort en tel maniere (Roman de Thèbes, ca 1150) ‘De cela [ils] se sont étonnés qu’il meure de telle manière (= ils se sont étonnés de ce qu’il meure de telle manière)ʼ
Comme dans le cas des fonctions circonstancielles du démonstratif, les deux éléments de la corrélation peuvent se trouver réunis : Mes ce que li cuens avoit tort / Li grieve forment et empire (Chrétien de Troyes, Cligès, ca 1176) ‘Mais ce que le comte avait tort lui est très pénible (= Mais le fait que le comte ait tort lui est très pénible)ʼ
Une concurrence s’établit ainsi entre le subordonnant ce que et que (que le comte ait tort), les formes en ce que ne s’effaçant vraiment qu’en FClass. Le MF voit se réaliser une des conséquences de la tendance générale qui privilégie le marquage des fonctions par des procédés syntaxiques. Dans un mouvement de restriction des emplois, les prépositions à et de se trouvent réservées à l’introduction de subordonnées régies, alors que les textes du 13e s. présentaient encore des énoncés comme : elle [l’ost] ne peüst tenir ensemble, a ce que tant de gent li queroient mal (Villehardouin, Conqueste de Constantinople, déb. 13e s., p. 104) ‘elle [l’armée] n’aurait pu rester unie, alors que tant de gens lui voulaient du malʼ
exemple dans lequel la locution à ce que a nettement une valeur circonstancielle, à la fois temporelle et causale. L’alternance que / ce que ne se rencontre plus en MF que dans le cas des syntagmes prépositionnels à fonction circonstancielle (avant (ce) que, devant (ce) que, depuis (ce) que, etc.). Ce modèle de formation a continué d’être productif ; ainsi, par exemple, l’utilisation de participes présents comme supports de la locution donne-t-elle lieu, en MF, aux variations : durant (ce) que, et, avec une linéarisation différente : (ce) pendant que. L’alternance que / ce que, dans ces locutions à valeur circonstancielle, n’apparaît pas comme une variation entièrement libre, du moins en MF, au moment où les formes en ce que vont être en voie de disparition. Une répartition d’ordre sémantique peut être observée, qui suit quelques tendances générales et qui se réalise de façon particulière en fonction des sousfamilles d’expressions. Si on prend comme exemple le système des locutions temporelles, on relèvera l’importance du domaine aspectuel : l’emploi de formes en ce que semble aller de pair avec l’unicité de l’événement dénoté et, dans une moindre mesure, avec une vision globale du procès, alors que l’aspect itératif, la valeur gnomique, vont entraîner la forme en que. Tout se passe comme si l’information aspectuelle l’emportait sur la traduction de la chronologie, le démonstratif, par son origine d’élément référentiel, se trouvant ainsi restreint, non seulement aux contextes dans lesquels il s’agit d’insister sur le repère temporel, mais également au renvoi à un événement nettement délimité et unique. Les exemples suivants font apparaître cette répartition, avec dès que et devant que : Sa premiere oeuvre, dès qu’il estoit levez, estoit de servir Dieu (Pisan, Le livre des fais et bonnes mœurs, 1404, p. 94)
904
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe ‘Sa première activité, dès qu’il était levé, était de servir Dieuʼ Dès ce que ledict duc le sceüt, il fist dire que […] (CommynesMémoires2, 1490-1505, p. 247) ‘Dès que le duc le sut, il fit dire que […]ʼ car tousjours se puet on repentir devant que la besongne soit commencée (BueilJouvencel1, 1461, p. 85) ‘car on peut toujours se repentir avant que le travail soit commencéʼ L’evesque de Paris dit qu’il les [= les prisonniers] a requis devant ce que l’evesque de Chartres les ait requis (Nicolas de Baye, Journal, 1400, p. 244) ‘L’évêque de Paris dit qu’il les a réclamés avant que l’évêque de Chartres les ait réclamésʼ
Le domaine de l’aspect est également à prendre en compte lorsqu’il s’agit de l’opposition du perfectif et de l’imperfectif. Moins systématisée que dans le cas de l’itérativité, la pertinence de la limite, du terme final du procès apparaît dans un exemple comme : On nourrit lez jeunes seigneurs ez delices […] Des ce qu’ilz sont naiz, c’est a dire dez qu’ilz apprennent a parler, ilz sont a l’escole de gouliardise (Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, 1429, p. 71) ‘on élève les jeunes seigneurs dans les délices […] Dès qu’ils sont nés, c’est-à-dire dès qu’ils apprennent à parler, ils sont à l’école de la débaucheʼ
où la locution en ce que introduit un prédicat (naître), forme verbale composée à valeur d’accompli, alors que la forme en que accompagne un procès (apprendre) envisagé dans son déroulement. Une autre propriété générale est constituée par la prise en compte de l’éventualité des événements dénotés ; de la même façon que le démonstratif fait référence à un procès unique, il entre en corrélation avec des subordonnées qui renvoient à des événements réels ou dont la réalisation est présentée comme certaine. En revanche, l’introduction d’un degré plus ou moins grand d’incertitude, le renvoi aux mondes possibles, et, à plus forte raison, la négation de l’existence du référent, entraînent presque systématiquement la présence d’une locution en que. Les exemples suivants permettent d’illustrer cette opposition. Dans (a), il est fait référence à un fait qui a eu lieu (le mari est effectivement devenu roi), tandis que (b) envisage le fait comme possible, mais non réalisé (le blé n’est pas arrivé à maturité) : (a) elle demora lonc temps en prison avant ce que son mari fust rois (FroissartChroniques, 1400, p. 173) ‘elle resta longtemps en prison avant que son mari fût roi’ (b) Es lieux où croist huille d’olive, l’achaptoient presque à leur plaisir ; et semblablement le fromment, et avant qu’il fust mur, et le vendoient le plus cher qu’ilz povoient (CommynesMémoires7, fin 15e s., p. 177) ‘dans les endroits où on produit l’huile d’olive, ils l’achetaient presque comme ils voulaient, et de même du froment, avant qu’il fût mûr, et le vendaient le plus cher qu’ils pouvaientʼ
Ces tendances générales, qui relèvent de l’aspect et de la modalité, se réalisent, pour chacune des sous-familles d’expressions, en produisant des effets particuliers liés au contenu spécifique du marqueur. Ainsi, dans le passage suivant, la relation de nécessité, qui correspond à la corrélation il suffit que … pour que …, vient-elle s’ajouter à l’indication temporelle, ce qui conduit à l’utilisation de la forme en que : mais je te di, Dès que de moy as congnoissance, Tu saveras de ma puissance (Machaut, Le Dit de l’Alerion, 1349, p. 390) ‘mais je te le dis : dès que tu auras connaissance de moi, tu sauras tout de ma puissanceʼ
Chapitre 32. Catégories invariables
905
La locution depuis que est dotée du même statut, la forme avec démonstratif semblant exclue de ce type de contexte, dans lequel une valeur « logique » se superpose à la valeur chronologique : depuis que une puissance tourne le dos devant une autre, elle pert le cuer (BueilJouvencel1, 1461, p. 155) ‘depuis que (dès lors que) une puissance tourne le dos devant une autre, elle perd le courageʼ
C’est à partir de ces effets contextuels, liés au sémantisme de certains prédicats, que se crée un déséquilibre qui fait des formes en que le tour non marqué ; on peut en effet observer que ces dernières, si elles permettent de mettre en relation les contenus des propositions en dépassant, en quelque sorte, la pure chronologie, sont également aptes à remplir le rôle de marqueur temporel auquel sont limitées les formes en ce que. Il faut ajouter que, parmi toutes ces expressions temporelles, après (ce) que est celle qui maintient le plus longtemps sa forme avec démonstratif. Alors que avant que, depuis que, ou durant que, s’imposent comme les seules possibles à partir du milieu du 15e s., après ce que est encore attesté, de façon sporadique, jusqu’au 16e s., ce qui pourrait témoigner de son statut spécial dans l’ensemble des marqueurs temporels. La période du MF offre ainsi une série de locutions à alternance que / ce que : après (ce) que ; avant (ce) que ; depuis (ce) que ; dès (ce) que ; devant (ce) que ; durant (ce) que ; encore soit (ce) que ; ja soit (ce) que ; malgré (ce) que ; nonobstant (ce) que ; outre (ce) que ; par (ce) que ; pendant (ce) que ; por (ce) que ; sans (ce) que ; tot soit (ce) que. La disparition progressive des formes en ce que durant la période du MF est résumée, pour les locutions temporelles les plus fréquentes, dans le tableau 10 ci-dessous, établi à partir des données de la base du Dictionnaire du Moyen français. On constatera que le premier tiers du 15e s. semble constituer un moment clé dans la variation que / ce que, avec la disparition totale de avant ce que, devant ce que, depuis ce que et la quasi extinction de durant ce que. La locution après ce que se maintient mieux et ne devient nettement minoritaire qu’à partir du milieu du siècle. Les autres expressions sont trop peu représentées pour donner des informations significatives. Le caractère atypique de dès ce que, encore majoritaire à la fin du siècle chez Commynes, peut toutefois s’expliquer par le statut particulier de dès, qui ne fonctionne que comme préposition et non comme adverbe, ce qui ne peut que favoriser l’emploi du démonstratif. Quant aux locutions formées sur pendant, on remarquera d’une part que l’antéposition du démonstratif dans cependant rend impossible la séquence cependant ce que, d’autre part que pendant ce que n’est attesté que dans un recueil de textes juridiques, ce qui permet de penser que les expressions construites sur la forme en -ant ont très rapidement été senties comme incompatibles avec le démonstratif, et cela d’autant mieux que les locutions à base de participe passif, comme vu que, ne présentent que la possibilité de la séquence en que + Proposition. 32.3.2.2 L’évolution dans les autres sous-catégories de locutions Les locutions qui viennent d’être décrites reposent sur la réunion de que ou de ce que et d’une base adverbiale ou prépositionnelle. Deux autres grands procédés concurrencent ce type de formation : les locutions à base participiale, d’une part, qu’il s’agisse de la forme en -ant (durant que) ou du participe passif (vu que), et les locutions à base nominale (à condition que), d’autre part. Les trois principaux modes de construction sont rassemblés, pour les grandes catégories sémantiques de la subordination circonstancielle, dans les tableaux 11 à 15 ci-dessous. Parmi les locutions construites sur la forme en -ant, la plus ancienne est moyennant que, qui apparaît dès l’AF (1219). On remarquera qu’elle est isolée dans la mesure où sa construction
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
repose sur une relation de transitivité, la proposition introduite par le subordonnant (Qu- P) ayant une fonction de complément et le participe jouant le rôle d’un gérondif : moyennant que P pourrait ainsi être paraphrasé, en FMod, par en obtenant que P. Dans les constructions du MF, mieux représentées, la subordonnée est à analyser comme sujet du participe, dans une unité qui peut être interprétée comme une subordonnée participiale : durant que P = que P durant (‘comme que P dure’). Ce modèle général est d’ailleurs obligatoirement celui des constructions avec participe passif, comme supposé que, la Qu- P ne pouvant être objet du verbe. Du point de vue chronologique, on soulignera l’importance de la période du MF, qui voit la grammaticalisation de la plupart de ces locutions. Le développement des textes juridiques explique probablement la création de ces expressions, en particulier pour celles qui renvoient à la causalité ou à l’hypothèse ; des formes comme attendu que, supposé que, vu que, sont peu utilisées dans les textes de fiction narrative. Celles qui relèvent de la temporalité, en revanche, comme durant que, pendant que, cependant que, sont moins marquées du point de vue de la typologie des discours et ne semblent pas appartenir à un genre particulier. Il faut noter des formations un peu plus complexes, dans le cas de hormis que, figement de hors mis que et dans celui de obstant ce que et nonobstant (ce) que, formés sur la forme obstant ; cette forme de participe, qui peut aussi fonctionner comme préposition (obstant ce), est sans doute directement empruntée par le langage juridique au latin obstans, le verbe obster, (‘faire obstacle’) représenté par un petit nombre d’occurrences en MF, ne semblant pas antérieur à la forme en -ant. Les périodes plus récentes n’apportent pas de grands bouleversements au système mis en place en MF. On peut citer, comme locutions formées sur le modèle syntaxique déjà en place : joint que (‘en ajoutant que’), qui apparaît au milieu du 16e s. et ne dépasse pas la période classique, et, pour la période moderne, excepté que (1677) et étant donné que. Les formations, plus récentes, à partir du gérondif prépositionnel avec en, dans lesquelles la Qu- P remplit une fonction d’objet : en admettant que, en supposant que, ne sont guère productives et le figement ne se laisse observer que pour quelques cas. Un autre grand ensemble de locutions est formé sur des éléments nominaux qui entrent dans des syntagmes prépositionnels. Le point de départ de ces cas de grammaticalisation réside dans le fonctionnement de ces constituants comme circonstants, le nom se trouvant en quelque sorte complété par la Qu- P. On remarquera que, dans bon nombre de cas, l’expression nominale peut accepter une complémentation par un infinitif ou par un GN, ce qui permet de l’interpréter comme une préposition. Un lexème comme peur entre ainsi dans une série : de peur de N / de peur de Inf. / de peur Qu- P, symétrie qui a dû jouer un rôle dans le développement plus ou moins rapide de certaines des locutions. Il faut aussi noter que les expressions temporelles constituent un cas particulier, la nature de que ne se définissant pas aussi clairement que pour les locutions des autres familles sémantiques. La forme que est en effet nettement conjonction dans des expressions comme à condition que, à mesure que ou de peur que ; la présence d’un relatif n’est pas impossible, mais c’est alors la forme où qui se trouve utilisée et qui ne pose pas de problème d’ambiguïté (dans la mesure où, au cas où). Il n’en va pas de même pour des locutions comme au moment que ou à l’instant que, qui se sont grammaticalisées à une période où les emplois de que comme circonstant temporel faisaient partie intégrante du système. Cette fonction s’est trouvée marginalisée par la suite, du moins dans le français normé, mais la forme que est demeurée dans les locutions conjonctives ; cette origine explique les alternances de que avec où (au moment où, dès l’instant où). En ce qui concerne la répartition de ces divers procédés de formation dans les grandes catégories sémantiques, il est difficile de percevoir des règles fixes tant en ce qui concerne les
Chapitre 32. Catégories invariables
907
formes elles-mêmes que la chronologie des créations ; tout au plus peut-on relever quelques tendances. On constatera par exemple que le domaine de la temporalité et celui de la causalité ont les mêmes caractéristiques ; dans les deux cas, ce sont le MF et le FPréclass qui constituent des étapes importantes, où l’on peut percevoir le développement des expressions à base nominale. Là où l’AF exploitait essentiellement les conjonctions simples et les locutions formées à partir d’adverbes, les périodes qui suivent voient la grammaticalisation de circonstants nominaux, sans que soit entièrement abandonnée la formation à base adverbiale. La disparition de séries comme endementiers que, tres que, lues que est en quelque sorte compensée par au moment que, pour la temporalité et, pour la causalité, l’ensemble relativement réduit de marqueurs du type de por (ce) que s’enrichit de locutions formées sur cause ou sur raison. Il n’en va pas tout à fait de même pour les autres relations sémantiques. Les catégories du but et de la consécution, par exemple, présentent, dès l’AF, des locutions à base nominale (manière, fin, sorte) qui constituent des alternatives à tellement que ou à à peu que. Ceci peut s’expliquer, pour la consécution, par le fait que cette relation n’est pas rattachée à une conjonction simple et doit s’exprimer par une corrélation, comme c’est le cas avec tellement que, expression qui va se charger d’ambiguïté dans la mesure où elle va évoluer vers la valeur quantitative et concurrencer tant que, d’où la grammaticalisation, relativement ancienne, de locutions comme : en tel manière que, qui ne véhiculent pas la notion de quantité et renvoient uniquement à la « manière » dont un procès est à l’origine d’un autre. Il faut enfin signaler, toujours dans cette sous-catégorie des expressions à base nominale, les variations qui sont souvent observables en ce qui concerne les prépositions et, plus largement, la construction de la locution. Il est difficile de déterminer les raisons qui ont conduit à la prédominance de telle ou telle préposition. Si la locution de peur que remonte à l’AF, elle est concurrencée en MF par en peur que et pour peur que, toutes deux attestées chez Commynes, preuve que le figement avec la préposition en n’était pas encore totalement réalisé. Dans un tel cas, on peut penser que l’ancienneté de l’expression et le parallélisme avec de peur de + infinitif ont pu jouer un rôle dans l’évolution. Il n’en est pas toujours ainsi. Lorsqu’il s’agit par exemple du nom façon, l’expression la plus ancienne, en façon que, du 14e s., est remplacée par de façon que en FPréclass, dans une évolution qui est le résultat de l’extension de la préposition de, mouvement que l’on retrouve avec de sorte que et sa variante de telle sorte que qui concurrencent en sorte que à partir du milieu du 16e s. ; ce n’est qu’à l’époque moderne qu’apparaît de façon à ce que, où l’on peut voir l’influence de la construction prépositionnelle de façon à + infinitif. On relèvera enfin, dans deux cas isolés, une structure syntaxique qui n’a pas connu de développement : l’emploi du nom sans préposition et sans déterminant dans peur que (daté de 1650 par Brunot) et supposition que, que Hatzfeld, dans son dictionnaire (1890), relève comme « familier ». Cet emploi du nom nu, qui pourrait être rapproché des constructions avec infinitif comme façon de faire et manière de dire, apparaît comme beaucoup trop marginal dans le système des subordonnants pour donner lieu à un développement, du moins en ce qui concerne le français normé.
908
1370 1370 1370 1387 1389 1400 1392 1394 1400 1402 1404 1411 1416 1421 1432 1435 1450 1456 1456 1460 1461 1461 1465 1466 1470 1472 1500 1494 1495 1502
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Berinus Oresme Miracles PhoebusChasse RegistreChâtelet QuinzeJoies ArrasMélusine Mesnagier FroissartChroniques GersonSermon C. de Pisan N. de Baye Chartier Fauquembergue Régnier Juvénal des Ursins Crapillet SaleSaintré CentNouvelles J. de Roye BueilJouvencel Meschinot Bagnyon Ev. des Quenouilles. La Marche Fillastre CommynesMémoires PharesAstrologues La Vigne Le Clerc
après avant devant dès depuis durant pendant ce que ce que ce que ce que ce que ce que que 19 4 20 2 7 7 23 5 24 1 6 1 1 2 5 8 3 55 2 1 6 1 19 23 3 21 6 13 5 5 311 18 38 24 1 21 19 3 19 ce : 19 2 1 3 2 2 3 4 27 5 2 1 11 11 17 3 3 25 1 6 1 6 4 1 5 57 1 21 22 8 2 3 3 24 14 19 1 2 2 2 28 7 3 1 1 1 1 5 2 1 1 2 5 1 2 2 34 1 14 1 8 1 8 1 1 2 2 1 1 28 3 1 45 6 1 7 5 10 3 2 3 14 9 25 1 2 2 2 26 37 2 1 2 2 15 46 12 4 3 8 2 2 33 39 3 2 2 7 9 6 1 2 3 2 1 1 4 68 37 10 4 4 10 8 3 1 1 2 17 25 1 2 7 7 10 3 2 4 32 68 4 48 29 18 20 6 4 30 6 3 2 1 1 1 18 13 9 1 3 3 11 4 27 11 3 1 2 6 6 1
Tableau 10 : Locutions temporelles en ce que en moyen français (en nombre d’occurrences par texte du corpus GGHF ou par œuvre ou auteur de la base Frantext Moyen français)
Chapitre 32. Catégories invariables Préposition des que 980 depuis que 1130 apres que 1200 avant que 1258 en ce que a ce que AF
MF
FClass
FMod
devant ce que 15e → 17e devant que → 17e
Adverbe puis que 1080 ainz que / ainçois que ores que 1150 (la) ou que (en) dementres que (en) dementiers que tres que / (en) trues que lues que 12e-13e maintenant que 1176 (par) tant que jusque tant que 1175 jusqu’à tant que 1247 de (s) ci / la que si tost que 1273 aussi tost que mi-13e lors que 1454 des aussitost que 1409 premier que 1377 soudain que 1538 d’abord que 1636 (« vieux », Féraud 1787) présentement que 1650 → déb. 19e sitôt que 1647 auparavant que (Malherbe) désormais que tandiment que premièrement que
Participe
cependant que fin 14e pendant que 1422 durant que → 17e fait que fait à fait que
909
GN toutesfoiz que 1180
toutes et quantes fois que 1353 ou moment que 1470 quantes fois que 1530 à présent que 1580 à toutes les fois que (Descartes) chaque fois que 1636 à chaque fois que 1694 au moment que 1677 dans le moment que 1664 du moment que 1655 depuis le moment que 1662 dès le moment que 1674 une fois que 19e
Tableau 11 : Locutions conjonctives de temporalité (suivies de la date de leur première attestation dans les textes)
910
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
AF
Préposition por (ce) que → 17e a ce que poruec / paruec que par (ce) que des que sans ce que 1155 sans que fin 15e
MF
Adverbe puis que por (i) tant que par tant que des lors que 1150
par autant que → Rabelais
d’autant que 1532 pour autant que 1550 d’autant plus que fin 16e d’autant moins que puisque 17e surtout que
FPréclass et FClass FMod
Participe
GN
attendu que 1379 a cause que (Comvu que 1421 mynes) a cause de ce que por cause que à raison que 16e pour raison que 1671 du moment que 1655
étant donné que
du fait que au motif que
Tableau 12 : Locutions conjonctives de causalité (suivies de la date de leur première attestation dans les textes)
AF
MF
Préposition por (ce) que 1080 pour que 1244 a ce que
Adverbe tellement que mi-13e a peu que par peu que a bien petit que a bien pres que si bien que tant et si bien que tant et tant que tant que si et tant que si que
Participe
FPréclass et FClass
FMod Tableau 13 : Locutions conjonctives de but et de consécution
GN en tel maniere que 1165 a fin que 1250 a la fin que 1280 en sorte que 13e de peur que 1280 à cele fin que 14e → 17e en façon que 14e → 1580 en peur que (Commynes) pour peur que (Commynes) à ce point que (Froissart) à telle(s) enseigne(s) que 15e de façon que 1580 en telle façon que (Montaigne) de sorte que 1531 de telle sorte que 1557 de crainte que 1579 de manière que 1580 de la manière que de telle manière que peur que 1650 à un point que 1787 au point que à (un) tel point que de façon à ce que 1839 de manière à ce que (« lourd », Littré)
Chapitre 32. Catégories invariables
AF
Préposition mais que 980 (→ av. 17e)
Adverbe puisque + subj. por tant que (‘pour peu que’) pour peu que si tant est que
MF
lors (même) que 1675
FPréclass et FClass
FMod
Participe moyennant que 1219
911
GN par telle condition que (‘pourvu que’) 13e
supposé que 1330 en cas que 14e pourvu que 1396 ou cas que 1353 au cas que av. 1404 par condition que Commynes) à condition que en condition que 16e aux conditions que 1600 à la condition que déb. 17e sous prétexte que (Bossuet) sur le prétexte que 1678 en admettant que supposition que à supposer que (« familier », Hatzfeld) sous réserve que dans le cas que des fois que
Tableau 14 : Locutions conjonctives d’hypothèse Préposition selon que 1270 AF
MF
outre ce que 1355 fors que
outre que 1590 FClass
Adverbe ja soit ce que tot soit ce que encore soit ce que ores que 1250 → Montaigne combien que ainsi que 1200 comment que (Commynes) comme que → 18e
à moins que 1668 pour autant que milieu 16e de même que 17e mêmement que à même que
Participe
GN maugré que 12e sauf ço que 1155 sauf a ce que 1265 a la mesure que 1280
nonobstant ce que 1344 nonobstant que 1374 hors mis que (Froissart)
sauf que 1500 senon que fin 14e sinon que début 15e au fur et à mesure que hors que 1666 à proportion que 1649 à part que à mesure que
excepté que 1677 suivant que 1534 considéré que (« archaïque », Vaugelas) mis à part que joint que → 17e
FMod Tableau 15 : Locutions conjonctives autres : concession, exception, restriction, proportion, manière, conformité, addition. Références bibliographiques : Combettes 2007 ; De Dardel 1983 ; Ernout et Thomas 1959 [1951] ; Hermann 1963 ; Imbs 1956 ; Léard 1986.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
32.4 Les adverbes 32.4.1 Adverbes et locutions adverbiales : une catégorie en fusion 32.4.1.1 Définition de la catégorie Les adverbes constituent une catégorie morphologique difficile à cerner sauf en termes négatifs (termes non variables, catégorie non fermée, aucune spécificité formelle autre que son invariabilité – à quelques exceptions près –, et pour certains l’ajout d’un suffixe tel -s ou -ment). Etant donné la diversité de leur origine et des formes sous lesquelles ils apparaissent, ils forment sans doute le paradigme le plus hétérogène de la morphologie du français. En outre, il est difficile d’en fournir une liste fermée sur le long terme, car ce groupe de termes est dans toutes les langues l’un des plus mouvants, sans cesse en fusion : disparition de certains morphèmes, recatégorisation de plusieurs d’entre eux comme préposition (ou l’inverse) ou même comme nom (les alentours, le devant), innovations incessantes, constitution de locutions à valeur adverbiale, et grammaticalisation de termes ou locutions nouvellement apparus. Il résulte de tout cela que cette catégorie rassemble un très grand nombre de termes variés : dans l’histoire du français, on peut en dénombrer entre 100 et 150, y compris ceux qui ont disparu, mais auxquels il faut ajouter les innombrables adverbes en -ment (voir 32.4.2) et les locutions adverbiales, tous deux en perpétuelle création. Au cours des siècles, les changements habituels se sont produits : recul et disparition de certains d’entre eux, apparitions de nouvelles formes, variations dans leur usage. Mais ce qui caractérise essentiellement l’évolution des adverbes au cours des siècles, c’est la modification de leur portée – leur sémantisme évoluant corrélativement : soit, assez fréquemment, il s’agit d’un élargissement de leur incidence vers une unité supérieure (de l’adjectif à la phrase par exemple, comme pour toujours, malheureusement, etc., ou du verbe à la proposition comme pour tantôt, maintenant, ou seulement) ; soit, bien plus rarement, on a affaire à une limitation de leur portée à une catégorie précise d’unité (comme c’est le cas dans le remplacement de moult par très et beaucoup plus spécialisés). C’est sans doute en l’abordant par sa fonction sémantique (l’adverbe est un terme modifiant la valeur sémantique d’un autre terme) et par sa syntaxe (il est adjoint au terme sur lequel il porte, dont il dépend syntaxiquement) que l’on peut le plus facilement définir chacun des termes de cette catégorie, comme il est d’ailleurs de tradition de le faire dans les grammaires. L’adverbe se caractérise par la diversité de ses valeurs sémantiques (temps, lieu, manière, quantité,….), par les spécificités concernant sa portée ou son incidence (Guimier 1996) puisqu’il peut modifier à peu près toutes les catégories de termes y compris d’autres adverbes, et par ses fonctions syntaxiques diverses (outre leur emploi circonstanciel fréquent, certains adverbes peuvent être sujet par exemple : Demain est un autre jour) : C’était presque mieux ainsi. (IzzoKhéops, 1995, p. 28)
En opposition à cette hétérogénéité et à cette mouvance, deux groupes d’adverbes bien circonscrits dès leur origine montrent à travers les siècles une homogénéité et une constance très grandes dans leur formation et dans leurs emplois : les adverbes en -ment d’une part, et les adverbes de réponse positive ou négative oui et non d’autre part. Ces deux groupes bien délimités sont traités à part (voir 32.4.2 et 32.4.3). Dans un premier temps, on mettra en évidence l’hétérogénéité de l’origine des adverbes ; puis on tentera de fournir, à partir des corpus disponibles, une liste d’adverbes fondée sur leur sémantisme, en indiquant le moment de leur apparition et éventuellement de leur disparition,
Chapitre 32. Catégories invariables
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ainsi que l’évolution de leurs valeurs et de leur portée. La combinaison de ces différentes approches permettra de fournir ensuite, sinon une typologie précise, du moins les bases d’une vue historique du mode d’évolution de ces termes, caractérisés d’une part par un fort taux de grammaticalisation, et d’autre part par des régularités dans leurs changements, comme on le verra à travers deux cas emblématiques, celui de moult en relation avec très et beaucoup, et, à l’opposé, celui de maintenant. 32.4.1.2 Origines diverses Un premier groupe d’adverbes a pour origine des adverbes latins : ainsi en est-il en AF de hui (< latin hodie), hier (< heri), ja (< jam), main (< mane), onques (< unquam), puis (< potius), sempres (< semper), et leurs composés, pour le temps ; de enz (< intus), fors (< foris), i / y (< ibi), ci (< ecce hic), çà (< ecce hac), là (< illac) et leurs composés, pour le lieu ; de bien (< bene), pis (< pejus), mieux (< melius), ensemble (< in simul), pour la manière ; de assez (< satis), mais (< magis), moins (< minus), plus (< plus), si (< sic), tant (< tantum) et leurs composés, pour la quantité et le degré ; enfin de non et ne pour la négation (< non) (voir 32.4.3). Certains viennent d’expressions nominales latines, tel car (< qua re). Rares sont les adverbes d’origine germanique (guère, trop). Un groupe nombreux a pour origine des adjectifs qualificatifs, employés soit dès le latin comme neutres invariables, soit en AF au genre neutre, tels bref (< lat. breve), loin (< longe), tard (< tarde) ; soit en FClass comme court (Légère et court vêtue, La Fontaine, Fables, 1678), ou possible (‘peut-être’), ou encore clair ; soit encore en FMod au genre masculin, tel juste : en effet, ce processus de recatégorisation n’a jamais cessé et est toujours vivant. L’emploi de ces adjectifs adverbialisés est souvent lié à une classe particulière de verbes : parler haut / bas, tomber dru, tourner court, faire pareil, manger gras / chaud, faire exprès, voir clair etc. ; certains adjectifs peuvent modifier un autre adjectif (c’est juste beau), et parfois s’accordent encore avec le nom qualifié par l’adjectif sur lequel ils portent, tel grand (des fenêtres grandes ouvertes ou grand ouvertes). Quelques adjectifs indéfinis ont contribué également en AF à la formation d’adverbes : autrefois (13e s.), quelquefois (15e s.) ; toutesvoies adversatif (12e s.) et toutesfoiz temporel (devenu également adversatif au 13e s.) > toutesfois > 18e s. toutefois ; ou encore tuzjurz (Roland, ca 1100) en un ou deux mots > toujours (14e s.). Mais un nombre bien plus important d’adverbes est d’origine nominale. Il s’agit parfois d’un nom seul, à l’ablatif en latin par exemple, ou simplement utilisé adverbialement, ce qui peut se produire à toute époque, tel limite en FContemporain : Patron très désagréable limite impoli (site de TripAdvisor, avis daté du 28 mars 2017, et passim). Mais bien plus souvent ce sont des noms entrant dans quelques patrons prédéfinis, prépositionnels ou non, et qui se sont grammaticalisés : 1.
[Préposition + Nom] : il s’agit de noms construits en syntagmes prépositionnels, qui se grammaticalisent en perdant toute possibilité d’admettre un déterminant ou un qualifiant, tels amont (< a mont), a val, en tour, en mi ‘au milieu’, enfin (12e s.), etc. ; ces adverbes, très courants en AF, se sont par la suite parfois recatégorisés en noms : c’est le cas pour les trois premiers cités, avant de former de nouveaux syntagmes prépositionnels (l’amont, l’aval, puis en amont, en aval, à l’entour > FMod aux alentours), et de même enfin, ensuite, etc. ; et peut-être certaines locutions du FMod, ayant actuellement une valeur adverbiale, deviendront-elles à leur tour des adverbes dans le futur, telle de suite.
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[Adj qualificatif + Nom] : d’autres adverbes sont issus de groupes nominaux formés d’un nom et d’une épithète antéposée, tels beau-coup (14e s.), buer (< bona hora) et mar (< mala hora) ‘sous de bons / mauvais auspices, pour son malheur / bonheur’ (jusqu’au 14e s.), long-temps. [Déterminant + Nom] : quelques adverbes viennent de noms déterminés, soit par un indéfini (voir ci-dessus : toutesvoies, quelquefois), soit par un déictique (encore < hanc horam, dont l’étymon a été discuté).
D’autres adverbes viennent de formes verbales de l’AF, tels espoir (P1 du verbe esperer en AF ‘j’espère’ > ‘peut-être’), ou batant (participe en -ant de ‘battre’, signifiant ‘rapidement’) qui n’ont pas survécu au Moyen Age ; ou encore tost (du participe passé tostum de torreo ‘griller’) qui se combinera en aussitôt, bientôt, plutôt, sitôt ; ou peut-être (< AF puet cel estre ‘cela peut avoir lieu’) ; ou la locution à valeur adverbiale est-ce que (< AF ce est que, d’où MF est ce que, graphié esse que, figé au 16e s. comme locution interrogative : x 35.1.1). Un nombre conséquent d’adverbes résultent de combinaisons d’adverbes simples agglutinés, tels AF çaienz > FMod céans, venant du lat. ecce hac intus) ; ja-mais souvent graphié en un mot par des copistes dès le 12e s. ; ou encore désormais (< dès ores mais), attesté dès fin 12e-13e s. (Sermons de saint Bernard, MenestReims...). Quelques adverbes résultent même d’un emprunt au latin (a priori, alias, gratis, in extenso, primo, quasi, vice versa) ou à l’italien pour la musique (piano, allegro, etc.). Et tout au long des siècles, à travers d’incessantes grammaticalisations, de nouveaux adverbes se sont créés : ainsi l’adjectif soudain a acquis un emploi adverbial au 15e s. ; des locutions nominales se sont figées très anciennement dès l’AF, telles encore (< hanc hora(m)), enfin, ou maintenant (< manu tenendo, métaphore pour ‘immédiatement’ en AF, mais non attestée en latin : voir Bertin 2001 : 45) ; et quelques adverbes résultent même du figement en AF d’une proposition entière, tels naguère (n’a gueres ‘il y a peu [de temps]’), jadis (ja a dis ‘il y a déjà bien des jours’), et peut-être ou est-ce que évoqués ci-dessus. Enfin, par la voie d’une recatégorisation, certaines prépositions ont acquis en outre le statut d’adverbe : avant, depuis, devant, denz, dedans, hors, sus. Dans ce mouvement incessant de création d’adverbes à partir de diverses catégories de mots seuls ou en combinaison, c’est le patron [Préposition + (…) + Nom] qui, à toutes les époques du français, semble se montrer le plus productif, et parmi les actuelles locutions adverbiales, dont bon nombre ont déjà atteint un stade avancé de grammaticalisation en FMod, se trouve une majorité de groupes prépositionnels nominaux, avec ou sans déterminant (à part, d’une part, d’un coup, tout à coup, de bonne heure, tout à fait, aux alentours, etc. : x 40.2.1.2). 32.4.1.3 Le -s final adverbial Dès les plus anciens textes, et sans doute par analogie avec de nombreux adverbes issus en particulier de comparatifs latins ( mais < magis, mielz < melius, moins < minus, pis < peius, puis < potius, plus) ou d’adverbes de lieu (enz < intus, sus < lat. impérial susum / sursum, sous < soz < subtus, etc.), beaucoup d’adverbes ont été marqués par une finale -s sans lien avec leur origine étymologique : ailleurs, auques, doncques, endementiers, gaires, illeques, lors, onques, ores, premiers, sempres, etc. Cette marque touchait même des locutions nominales à valeur adverbiale telles que par amours, a paines, a merveilles.
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32.4.1.4 Sous-catégories sémantiques des adverbes et locutions Dès le Moyen Age, certains manuels destinés à enseigner le français à des Anglais donnent parfois des liste d’adverbes, déjà classés par oppositions sémantiques : loin, près… C’est le cas des Manières de langage de 1399, citées ci-dessous (32.4.1.4.b.). a. Adverbes de temps Il s’agit généralement de l’expression d’une mise en rapport temporelle de deux procès : concomitance, antériorité, postériorité, répétitivité ou durée. 1.
La concomitance de deux procès s’exprime dès l’AF à travers plusieurs adverbes : atant ‘alors’ (12e s. : Roland, jusqu’au 15e s.), dedentre, dedentrains, tandis (adverbe jusqu’au 17e s., ensuite locution conjonctive), entandis (jusqu’au 15e s.), endementiers (jusqu’au 17e s. ‘pendant ce temps’), entretant / entretemps (depuis le 15e s.), entrues (jusque fin 14e s. ‘pendant’), cependant (temporel apparu aux 14e-16e s., qui a développé des emplois adversatifs), lors (12e s.) / alors (mi-13e s.), donc / adonc, atant (surtout en discours direct), entretant > entretemps (15e s.), maintenant (apparu au début du 12e s. au sens de ‘aussitôt’ : Couronnement de Louis, 12e s. ; pour son évolution sémantique x 40.2), oan (‘maintenant’), pendant (16e s.) / en ce pendant.
La concomitance avec le moment de l’énonciation s’exprime en son sens général plus particulièrement à travers or (en discours direct ‘maintenant’, sens logique d’opposition au 17e s.) et ses composés orains (AF), orendroit (encore au 18e s.), desormais (MF), dorenavant (13e s.), encore ; de façon plus limitée à travers anuyt (‘cette nuit’), huy (jusqu’au 17e s.) puis leurs composés encui, meshuy, huimais, aujourd’hui (17e s.), enquenuit ; et maintenant (12e s. ‘aussitôt’ ; 13e s. sens moderne de concomitance au temps de l’énonciation ; 17e s. connecteur : voir ci-dessous 32.4.1.5 b), mesouen (oan < latin hoc anno ‘cette année’). La concomitance soudaine ou presque absolue s’exprime en AF par acoup, adés, eneslepas, enevois (‘aussitôt’), tantost (12e s. ‘aussitôt’, et au 14e s. ‘plus tard’ jusqu’en FMod archaïque ou régional), tempres (‘aussitôt’ : AF), tost (‘aussitôt’, dont le sens moderne ‘de bonne heure’ se développe dès le 15e s.). Entre le 14e s. et le 16e s. se développent incontinent (14e-18e s.), qui n’est plus guère usité, ainsi que le composé aussitost (16e s.) avec son sens moderne, et surtout d’abord (16e19e s. ‘tout de suite’, fréquent au 17e s.), son sens moderne (‘en premier lieu’) devenant courant seulement au 19e s. (D’abord, elle se soulagea par des allusions […], ensuite, par des réflexions, Flaubert, Madame Bovary, 1857, t. 1, p. 18). Et quand et quand (‘en même temps’) se développe au 15e s. (mais tost luy en vint le dommaige, et quant et quant la repentance, CommynesMémoires1, p. 69 ‘mais aussitôt lui en vint la fâcheuse conséquence, et en même temps le repentir’, de même id., p. 34, etc., et BueilJouvencel2, p. 42) ; ), expression relativement fréquente au 16e s. (CalvinLettres, 19 octobre 1546, p. 111 ; jusqu’à Montaigne) et se raréfiant après le milieu du 17e s. (Elle me pria quant et quant de vouloir faire cét office, SorelBerger, 1627, p. 158 ; et encore CoeffeteauHistoire, 1646, p. 441). En FClass se développent plusieurs expressions de la concomitance : tout à l’heure signifiant ‘tout de suite’, à présent avec son sens moderne, qui, critiqué par Vaugelas, est donné comme bon et élégant par l’Académie et les grammairiens de la seconde moitié du siècle. Et surtout plusieurs adverbes deviennent obsolètes pour les Remarqueurs et les auteurs de dictionnaires (Richelet et l’Académie) de cette période : adonc, atant, hui /
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meshui, lors (supplanté par alors au 17e s.), ainsi que, or(e)(s) qui, reconnu par Palsgrave, est qualifié de ‘vieux’ au 17e s. 2.
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L’antériorité d’un procès par rapport à un autre est portée par ainz (StAlexis, ca 1050, jusqu’au 14e s.), antan, avant (StAlexis, v. 375) et ses composés davant / devant (jusqu’au 17e s), (h)ier (Roland), ainsi que par ja et ses nombreux composés desja (apparu mi-13e s., qui supplante ja au 17e s.), jamais (dès 11e s. en concurrence avec ja), jadis (12e s.), ou encore par nagueres, onques (mais) (jusque fin 16e-déb. 17e MontaigneEssais, BeroaldeParvenir, AssoucyPoësies), pieça (qui se raréfie au 16e s.), premiers (‘d’abord’, encore au 15e s.), primes. En MF apparaît (au)paravant (15e s.), et au 17e s. encore (avec le sens de ‘déjà’, ‘une fois auparavant’) qui ne subsiste pas avec ce sens en FMod. La postériorité est exprimée par après (12e s. : Roland, ca 1100), main (‘le matin, demain’) et ses composés demain (Roland) / lendemain, ainsi que par des composés de or : d’ores en avant > dorénavant, encore (12e s.) ; et également par ja et son composé jamais, par tens (‘bientôt’, AF), puis / depuis (16e s. ‘après’). Au 17e s., le composé tantôt (‘aussitôt’) prend le sens de ‘bientôt’ (Il y a tantôt deux mois que vous êtes partie, Voiture, 1650). La durée ou la répétitivité sont le domaine de aucune fois, longtemps qui est encore souvent un substantif aux 17e-18e s. (depuis un longtemps que…, Vaugelas, QuinteCurce, 1684), souvent, derechef (‘à nouveau’, un peu archaïque pour Richelet), sempres, tousjours, tousdiz (‘aussitôt, toujours’ : jusqu’au 15e s.).
Un bon nombre d’adverbes de temps ont acquis par le jeu de contextes favorables ou ambigus des valeurs dérivées, logiques ou argumentatives, qui en ont fait des connecteurs dès le FClass. C’est le cas d’adverbes qui, exprimant l’immédiateté ou la concomitance de deux actions enchaînées (alors, après, cependant, d’abord, maintenant, or), ou bien une modalité temporelle (encore, toujours), ont développé par la suite des valeurs de marqueurs d’orientation argumentative (Adam 2002) avec un changement dans leur syntaxe et leur portée (voir ci-dessous 32.4.2.1), et ont acquis des emplois de connecteurs (x 40.2). b. Adverbes de lieu Les Manières de langage de 1399 sont essentiellement composées d’un vocabulaire destiné aux jeunes Anglais (Cy comence un petit livre pour enseigner les enfantz de leur entreparler comun françois). Les adverbes de lieu y sont particulièrement développés, et classés par binômes d’antonymes : Sus, jus ; avant, arriere ; en costé, au bort ; en hault, en bas ; ciens, liens ; dedens, dehors ; deça, de illeques, de la ; loing, pres ; ycy, illeques ; la, ça ; par ça, par la, par cy ; sus, soubz ; desus, desoubz ; par desus, par desoubz ; oultre, parmy ; jusques, auques ; autour, tout environ, ailleurs. (Manières1399, p. 52)
On y ajoutera des adverbes exprimant : 1. 2. 3.
l’intériorité : enz (< intus), deenz / denz (< de-intus) attesté au début du 12e s. (BenedeitBrendan, v. 801), dedenz attesté mi-11e s. (StAlexis, v. 374 : ne il dedenz ne guardet), dedans (de-dans < dedenz) (13e s.) ; enmi, parmi ; l’extériorité : fors / defors, hors / dehors ; la position supérieure avec ou sans contact : sus, dessus, ensus, laissus, sor, dessore / desseure, amont, contremont (jusqu’au 19e s.), (en) haut (14e s.) ; au 16e s., haut et bas
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dominent, sus et jus ayant disparu, et amont et aval presque disparu (Foulet 1946, 1954 et 1960) ; la position inférieure, avec ou sans contact : soz / soubz / sous, jus (jusqu’au 15e s.), aval / contreval, (en) bas (14e s.) ; la position alentour : (en) avant, devant, (en) arriere, derriere, delez, prés, emprés, entour (qui disparaît au 16e s.) et alentour, joste / dejoste (à côté’), loin / luinz (11e s.) ; la position externe indéfinie : ailleurs / aylours (< lat. aliorsum ; 11e s.).
Un bon nombre des adverbes de lieu sont des déictiques référant à la situation du locuteur : ça (adverbe de lieu marquant le mouvement vers le locuteur, jusque fin 15e s., puis uniquement dans l’expression ça et la), (i)ci / la, illuec / illec qui disparaît au 16e s., deça, en ça, en deça, ci + devant, leans (jusqu’au 17e s.), çaienz / ceans (qui disparaît au 17e s. également), après, dessus, etc. (voir Perret 1988, Guillot-Barbance 2017), et i / y . La plupart de ces adverbes n’ont guère changé dans leurs emplois, seuls auparavant et d’ailleurs ont connu un élargissement de portée vers une valeur de connecteur phrastique. c. Adverbes de manière Depuis les plus anciens textes bien et mal sont très fréquents (10e s. Jonas), ainsi que mieux et pis ; si et les composés ainsi, aussi, autresi, issi, ainsi que comme marquent la comparaison entre deux éléments ; volentiers > volontiers, envis (‘à regret, malgré soi’, jusqu’au 16e s.) expriment la façon dont le sujet ou l’énonciateur appréhendent le prédicat. Expriment la rapidité : tost, isnelepas (d’origine locutionnelle en AF : isnel le pas = ‘rapide l’allure’), jusqu’au 14e s.), errant, erramment (jusqu’au 17e s.), batant (jusqu’au 16e s.), acoup (apparu au 13e s., jusqu’au 17e s.), puis tout à coup, soudain (adjectif devenu adverbe fin 15e s.). Mais dans l’expression de la manière, ce sont les adverbes en -ment, formés sur une base adjectivale, qui sont de loin les plus fréquents (voir 32.4.2). Et les adjectifs eux-mêmes, seuls (marcher soef ‘doucement’ / vite qui est un adjectif en AF ; ou encore manger froid) ou avec une préposition (de legier au 15e s. ‘facilement’, en apert ‘clairement’, par exprés, au fort, etc.), sont fréquemment employés également. Les adverbes de manière (autres que ceux formés en -ment) n’évoluent que rarement vers un autre statut sémantique ; ils restent adjacents au terme ou au prédicat verbal qu’ils modifient, et seul un petit nombre d’entre eux voient leur portée se modifier au cours des siècles (au fond, aussi, etc.), contrairement aux adverbes de temps, qui sont relativement nombreux à connaître un élargissement de leur portée bien au-delà du terme initial, et acquièrent un statut de connecteurs en modifiant leur syntaxe positionnelle (x 40.2.1) . En revanche, un certain nombre d’adverbes en -ment, qui originellement expriment la manière, ont évolué vers des valeurs interactionnelles ou connectives par la suite : c’est le cas en particulier d’évaluateurs ou d’asserteurs, tels que certainement, heureusement, malheureusement, seulement, dont la portée s’est élargie au niveau propositionnel ou même phrastique, au point qu’ils pouvaient introduire une complétive en que dès le FClass (Heureusement qu’il fait beau !), ce que réprouvait le grammairien Féraud (pour ce sous-type de phrase averbale exclamative, x 35.4.2.5). d. Adverbes de degré : quantifieurs et qualifieurs Les adverbes intensifieurs ou quantifieurs sont généralement très nombreux dans les langues, et en AF en particulier : assez, auques, beaucoup (depuis le MF), davantage (apparu
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au 13e s.), durement, fort, mais, moult, peu, pas du tout, si / aussi / autresi, tant / autant / autretant, très, trop, tout / ensurquetout / surtout ; certains d’entre eux sont corrélatifs (si, aussi, tant). En AF une réorganisation au niveau syntagmatique a conduit à la disparition d’un adverbe très fréquent, moult, qui perdure dans plusieurs autres langues romanes (voir ci-dessous 32.4.1.5). Parmi ces adverbes, peu ont connu un changement de leur portée. Quelques-uns ont vu leur incidence se réduire, c’est le cas en particulier de deux intensifieurs très fréquents tout au long des siècles, tant, et autant en corrélation, qui jusqu’aux 17e-18e s. pouvaient intensifier un adjectif ou un adverbe, ces emplois étant ensuite réservés à si et aussi qui dès l’AF partageaient la même fonction avec eux : Li arcevesque brochet, par tant grant vasselage. (Roland, v. 359) ‘L’archevêque éperonne avec une si grande vaillance.’ Si est autant lons come lez. (LorrisRose, v. 3799) ‘Il est aussi long que large’ Voilà une malade qui n’est pas tant dégoûtante. (Molière, Médecin malgré lui, 1666, acte II, sc. 4) D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste. (Racine, Britannicus, 1669, acte V, sc. 3, v. 1608)
Dans le cas inverse d’un élargissement de sa portée jusqu’à devenir un connecteur, il n’y a guère qu’aussi qui, d’évaluatif adjectival ou adverbial (a), ait modifié son incidence jusqu’à porter sur l’ensemble du prédicat (b) : (a) se j’estoie aussi rices < riche > hom que vos estes. (Aucassin, fin 12e -déb. 13e s. p. 25, v. 18) (b) Et si morut aussi maistres Foukes. (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 4)
Dès lors, à partir d’une corrélation comparative complexe telle que celle ci-dessous, pouvait se développer une mise en rapport moins précise : Aussi passe, ce m’est avis, / de beauté bele Lïenors / totes les autres, com li ors / toz les autres metails dou monde. (RenartDole, 1210 ou 1228, v. 1417) ‘De la même façon surpasse, à mon avis, en beauté, la belle Léonore toutes les autres, que l’or [surpasse] tous les autres métaux du monde.’
Et à partir de la même construction corrélative mais inversée (a) au début du 15e s., va se développer pour aussi un sens consécutif (b) à la fin du même siècle : (a) J’ay fait l’obseque de ma Dame / Dedens le moustier amoureux, / […] Mains sierges de Soupirs Piteux / Ont esté en son luminaire ; / Aussi j’ay fait la tombe faire / De Regrez, tous de lermes pains (OrléansBallades, p. 95, v. 7) ‘J’ai célébré le service funèbre de ma Dame dans la chapelle amoureuse, […] Beaucoup de cierges faits de soupirs pitoyables ont fait office de luminaire ; et de même aussi j’ai fait faire la tombe avec mes Regrets, tout peints de larmes’ (b) Tout au long du chemin ne faisoit ledict conte nulles guerres, ny ne prenoyent riens ses gens sans payer. Aussi les villes de la rivière de Somme et toutes autres laissoyent entrer ses gens en petit nombre et leur bailloyent ce qu’ilz vouloyent pour leur argent (CommynesMémoires1, p. 15) ‘Tout au long du chemin, ledit comte ne suscitait aucune guerre, et ses gens ne prenaient rien sans payer. Aussi les villes de la rivière de Somme et toutes les autres laissaient-elles entrer ses gens en nombre réduit et leur donnaient ce qu’ils voulaient contre leur argent’
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e. Adverbes de négation et d’assertion Les adverbes et locutions d’assertion, de négation ou de virtualité, en particulier dans leurs emplois en discours, sont étudiés de façon détaillée ailleurs (ci-dessous 32.4.3 et x chap. 41). Mais pour l’assertion existent dès le TAF quelques adverbes : certes (mi-11e s. StAlexis), mesmement, mon, neïs (Soutet 1992a : 191-204), voire, et en réponse oïl et nenil (voir 32.4.3). En MF apparaît l’expression sans dou(b)te qui signifiait alors ‘sans aucun doute’, ‘certainement’ : Tantost au bas enfers je te verray sans doubte, / Toi et ton peuple (LaTailleSaül, 1572, p. 45) ‘Bientôt en bas aux enfers je te verrai sans aucun doute, toi et ton peuple’
Mais vers la fin du 19e s. cette expression d’assertion s’est affaiblie et est devenue plutôt l’expression d’une probabilité : Là sans doute, comme à Hallstatt, ou comme à Kissingen en Franconie, prirent place d’antiques exploitations. (VidalBlacheTableau, 1908, p. 201) ‘Là probablement…’
Et dès le début du 20e s. la locution adverbiale originelle a repris son sens par l’ajout de nul / aucun : Ici nous créons l’objet, sans aucun doute. (AlainBeauxArts, 1920, p. 20) e
Au 17 s. se développe la locution en effet, dont le sens était alors plutôt ‘en fait, effectivement’ (a), avant de prendre également une valeur purement assertive, dans le cours du 19e s. semble-t-il, et de pouvoir servir de réponse positive (b) : car il s’en faut de beaucoup que celui qui joue le maladroit soit maladroit en effet. (AlainBeauxArts, p. 169 : ‘…soit effectivement maladroit / soit réellement maladroit’) Le Général. – Votre client a dû vous le dire : il s’agit de potins. Marollier. – En effet, c’est bien ce que le lieutenant nous a dit. (FeydeauMaxim, 1914, acte III, sc. XVIII)
f. Adverbes marquant une relation logique La plupart des adverbes que nous avons étudiés ci-dessus ont connu au long des siècles une évolution allant de l’expression circonstancielle de relations locales ou temporelles vers des relations davantage liées à l’énonciation, et à des emplois de connecteurs (x 40.2). Mais dès l’origine, en AF, existaient quelques adverbes dédiés à ce type de relation : donc, qui exprime une consécution (dunc, doncques, donques ; son origine est discutée, probablement croisement de lat. dum avec tunc), est un adverbe apparu très tôt en français (Jonas), et très utilisé tout au long des siècles (x 40.2.2.1, 40.2.3.2) ; mais aussi mais pour exprimer une opposition (< magis), ou encore le causal ou consécutif portant / pourtant (Eneas1, v. 7091 : voir Marchello-Nizia 2008b), qui par la suite deviendra concessif. A toutes les périodes du français, des morphèmes sont exclusivement dédiés à l’expression de la concession ; il s’agit d’une relation logique et pragmatique complexe entre deux énoncés, qui touche aux notions de causalité et de négation. Plusieurs études ont été consacrées à ce champ sémantique (Soutet 1990, 1992b, Morel 1996, Marchello-Nizia 1985a, 2007, 2008b, 2009d, Montagne 2009). En TAF plusieurs termes sont attestés avec cette valeur : nemporro (Passion, ca 1000, V. 337) > nepurhuec / neporuec attesté dès le milieu du 11e s. (StAlexis) ; au début du 12e s. apparaissent les formes nepurquant (de loin le plus fréquent : ‘pourtant’) / nonporquant (Roland), nequedent (ThaonComput, 1113 ou 1119,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
v. 2885), seveaus (Roman de Troie, mi-12e s., v. 26184), puis si + sujet postposé (voir cidessous 32.5.2.b.ii.). Au 13e s. se sont forgés les adverbes ne por ce > neporce (Tibaut, Roman de la Poire, mi-13e s., v. 324), et nïent meins > néanmoins. A partir du 14e s. se développe le sens concessif de pourtant (à partir de nonpourtant, pour autant restant causal : Montagne 2009), puis au 16e s. toutefois, cependant progressent fortement (cependant est concessif chez Calvin au milieu du 16e s. ; mais il reste encore souvent temporel chez les autres auteurs), et des groupes tels que quand même, tout de même s’ajoutent au paradigme des adverbes concessifs. Ainsi, si dès l’origine il existait une relation forte des marqueurs de la concession avec la négation, après le 14e s., on constate le recul puis l’obsolescence des morphèmes comportant un élément négatif (neporuec, neporquant, nonpourtant, seul néanmoins subsistant en FMod), au profit d’éléments n’en comportant plus ou pas (pourtant, cependant). Au 16e s. les marqueurs les plus courants sont toutefois, neantmoins et quand même ; au 17e s. et par la suite c’est pourtant qui s’est imposé. g. L’exemple d’un adverbe modalisateur énonciatif rare et éphémère : quainses L’AF (12e-13e s.) possède un marqueur énonciatif singulier, quanses, ou cainses, peu fréquent (25 occurrences seulement recueillies dans un très large corpus : Rodríguez Somolinos 2008 :16), qui constitue un bon exemple d’un type d’adverbe qui, ne faisant pas partie d’un micro-paradigme qui puisse le soutenir (tel dessus / dessous, etc.), et n’étant pas fréquemment usité, n’a guère perduré plus de deux siècles dans l’histoire du français. Quainses est sans doute issu d’une locution conjonctive latine, quam si (‘comme si’). A côté d’emplois en locution conjonctive (quainses que ‘comme si’), Rodríguez Somolinos distingue deux emplois adverbiaux, pouvant porter sur diverses unités lexicales (nom, adjectif, verbe, adverbe) ; quainses permet au locuteur-énonciateur de marquer une distance avec la formulation qui suit, en exprimant une réserve soit sur le fond et sur le sens d’un mot, comme à propos du mot achater dans le premier exemple (a), soit sur la forme comme en (b), l’énonciateur ne garantissant pas l’exactitude mot à mot du discours rapporté qui suit, puisqu’il s’agit d’un discours prononcé à voix basse, en secret : (a) Pur ceo luy doune le duaire / K’el n’ait soig de rien mesfaire, / Et k’i l’ait quenses achatee, / Quant de ces chateles l’ad duee. / […] Et purquant achat ceo n’est mie, / Mais une estable druerie / Pur la dame bien honurer (Robert le Chapelain, 1240-1250, Corset, v. 1242-1249, cit. Rodríguez Somolinos) ‘Il [le mari] lui [à l’épouse] donne un douaire, afin qu’elle ne cherche pas à mal faire, et qu’il l’ait en quelque sorte achetée, dès lors qu’il l’a gratifiée de ce don. Et cependant ce n’est pas un achat, mais un gage d’amour fidèle pour honorer la dame’ (b) Et tex y avoit a cui ele ovroit les levres que que il moroient […] et lor murmuroit ses conselz tot coiement quainses : « Tu t’en vas, porte moi cest secré et cest mesage en enfer a mes amis » (Li fet des Romains, 1213-1214, p. 498, l. 8, cit. Rodríguez Somolinos, p. 19) ‘Et il y en avait à qui elle [la magicienne] ouvrait les lèvres pendant qu’ils mouraient […] et leur murmurait ses recommandations secrètes tout doucement en disant quelque chose comme : « Tu t’en vas, porte de ma part ce secret et ce message en enfer, à mes amis »’
L’équivalent en FMod serait ‘quelque chose comme cela’, ‘en quelque sorte’, ‘en substance’. 32.4.1.5 L’évolution des adverbes : modification de leur portée et de leurs valeurs Un grand nombre d’adverbes ont connu des changements importants au cours des siècles. Certains ont disparu, même parmi les plus fréquents en AF : ainsi de si initial de proposition,
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ou du quantifieur-intensifieur moult (ci-dessous). Et quelques-uns, parfois eux-mêmes issus de noms, ont donné naissance à de nouveaux noms : le lendemain, l’aval, l’amont. Mais surtout, plusieurs d’entre eux, essentiellement des adverbes de temps ou des adverbes de manière en -ment, qui à l’origine portaient sur des unités bien précises, ont connu un type de changement syntactico-sémantique récurrent chez les adverbes, l’élargissement de leur portée et la modification de leur incidence, et ils sont devenus, parfois en conservant leur valeur initiale, des adverbes discursifs ou argumentatifs, et parfois même des connecteurs. Dans presque tous les cas, le changement est corrélé à une modification de la syntaxe de l’adverbe initial, comme dans les deux cas examinés ci-dessous : réorganisation et restriction de la portée qu’avait acquise mout aux 11e-12e s., ou à l’inverse élargissement de la portée de nombreux adverbes temporels ou en -ment devenus connecteurs, tel maintenant. a. Un cas de réorganisation de portée des adverbes quantifieurs intensifieurs : de moult à très et beaucoup (12e-16e s.) L’évolution qu’a connue en français l’adverbe moult, a conduit à sa disparition, contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart des autres langues romanes (italien, espagnol, portugais, catalan, occitan ancien). La disparition de cet adverbe et son remplacement par deux nouveaux adverbes, très et beaucoup, a donné lieu à plusieurs études (Baldinger 1982, Marchello-Nizia 2006a : chap. 4, 137-179, 2015b, Carlier 2011). Grâce à l’exploitation d’un corpus conséquent, on peut décrire les étapes d’un double remplacement progressif de moult, entre le 12e et le 18e s., contexte par contexte, par deux adverbes différents, très, originellement préfixal, et beaucoup, qui est une innovation du français, et résulte d’une grammaticalisation. Les rapports qu’ont noués entre eux les trois adverbes moult, très et beaucoup entre le début du 12e s. et le 16e s., constituent un bon exemple d’un cas de changement complexe. Il s’agit ici en effet, non pas de la simple substitution d’un terme de valeur proche à un autre terme préexistant, mais, dans une première période (11e-15e s.), du remplacement progressif dans certains emplois d’intensifieur d’un terme, moult, attesté dès le 9e s., par très, préfixe à l’origine ; puis, dans une seconde période (14e-16e s.), de la concurrence entre moult dans ses emplois de quantifieur, et d’un terme nouveau, beaucoup ; la nouvelle configuration ainsi créée est la trace d’une réorganisation en profondeur du système morphologique du français, qui a systématisé la distinction hiérarchisée entre l’emploi adjectival ou adverbial d’une part, et l’emploi pronominal ou nominal d’autre part (Marchello-Nizia 2006a : 137179, Carlier et Combettes 2015). Nous adoptons ici les graphies moult, très et beaucoup, ces trois termes apparaissant au Moyen Age sous de nombreuses formes différentes, tant pour moult (moult, forme la plus fréquente au total, molt, mout, mult, mont parfois, et avec accord mulz, multes, moltes) que pour très (tres- ou tres, trés, très en FPréclass) et pour beaucoup (beaucop, beaucoup, biaucoup, belcop, beaucope, beucope, belcoup). Moult est attesté dans les textes en TAF dès le 10e s., sous sa forme encore latinisée mult. Bien représenté aux 10-11e s., il commence à être concurrencé par très intensifieur d’adverbe dès le milieu du 11e s. (StAlexis), puis d’adjectif dans le second tiers du 12e s. Au 14e s. une locution nouvelle, beau coup, commence à le concurrencer dans ses emplois de quantifieur ou d’intensifieur nominal ou verbal, avant de conduire moult à un net recul à partir du milieu du 15e s., et à une survie discrète au 16e s., puis à une quasi disparition à partir du FClass.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
L’étude du corpus GGHF, pour la période allant du 9e au 18e s., a permis de discerner les différentes étapes par lesquelles les deux nouveaux adverbes ont gagné sur moult, contexte par contexte, chacun se spécialisant selon sa portée : adjectivale et adverbiale pour très, nominale et verbale pour beaucoup. Ce qui est essentiel dans cette évolution particulière, c’est la question de la portée, très large pour moult au 12e s., puisqu’il pouvait modifier tous les types d’unités jusqu’au groupe nominal tout entier, et de ce fait pouvait figurer au nombre des termes initiaux de proposition (x 35.6) ; l’empan de sa portée a été progressivement limité et scindé entre deux termes spécifiques morphologiquement, comme le montrent le tableau 16 et la figure 3 ci-dessous : moult très beaucoup
10e s. 11e s. 100 94 26 16 6 1
12e s. 96 2329 4 89
13e s. 91 3715 9 389
14e s. 78 3224 20 833 2 52
15e s. 43 1442 48 1590 9 305
16e s.
17e s. 4 0,3 48 5 29 13 338 207 67 87 787 1437
18e s.
27 371 73 987
Tableau 16 : Fréquence relative (en %, en romain) et absolue (nombre d’occurrences en italiques) dans le corpus-GGHF, des trois adverbes du 10e au 18e s.
Figure 3 : Fréquence relative de moult (MLT), très (TRS) et beaucoup (BCP) du 10e au 18e s.
i. Moult intensifieur et quantifieur : portée et position entre le 9e et le 12e s. Moult, issu du latin multu-, a hérité des trois emplois que le latin distinguait formellement : l’adjectif quantifieur d’un nom, multus, -a, -um, qui s’accordait en genre, nombre et cas ; l’adverbe (ex-ablatif) multo, invariable, intensifieur d’adjectifs au comparatif ; et l’adverbe multum (ex-neutre), invariable lui aussi, intensifiant un verbe. Cette diversité formelle et syntaxique originelle va conduire en français à une simplification catégorielle, qui, lors de la réorganisation plus hiérarchisée des catégories entre le MF et le FClass, va entrer en conflit avec la plasticité syntaxique et fonctionnelle de moult. Moult est attesté dès le TAF, et seuls les deux plus anciens textes (Strasbourg, Eulalie), très brefs, n’en présentent aucune occurrence. Mais à partir du 10e s. (Jonas) il n’est plus un seul texte jusqu’au 15e s. qui n’en offre plusieurs cas, et durant trois siècles, il couvre
Chapitre 32. Catégories invariables
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l’essentiel des emplois adverbiaux d’intensifieur et de quantifieur (déterminant nominal ou pronom). De ce fait, moult est au nombre des termes très employés dans la langue, avec une fréquence relative d’environ 3,5‰ (près de 11 000 occurrences dans le corpus de la GGHF qui comporte près de 3 millions de mots). Or en huit siècles cet adverbe va disparaître (Tableau 16 et Figure 3 ci-dessus). En TAF, avant 1050, moult offre déjà les divers emplois qui perdureront par la suite jusqu’au 15e s. Dès le dernier tiers du 10e s., dans Jonas, mult est intensifieur d’adjectif attribut (mult correcious ‘très contrarié’), de participe passé (habebat mult laboret ‘[il] avait beaucoup travaillé’), ou de verbe (tu douls mult ‘tu te plains beaucoup’). Puis, dans Passion (ca 1000), il est intensifieur d’adverbe (Ela molt ben sab remembrar, v. 333 : ‘Elle sait très bien se rappeler’) ou quantifieur de nom (Et mult corps sanz en sunt exut, v. 325 ‘Et de nombreux corps saints en sont sortis’). Dans ces anciens textes, mult intensifieur est toujours conjoint à l’adjectif épithète ou à l’adverbe sur lequel il porte, et de même en tant qu’attribut : si FUT Ionas propheta MULT CORRECIOUS E MULT IRETST ‘alors le prophète Jonas fut très contrarié et très en colère’ (Jonas, p. 42 : 5 cas sur 5 attributs)
Mais d’autres constructions apparaissent dès l’an mil, dans Passion, StLegier ou StAlexis, qui révèlent un changement de statut catégoriel de moult intensifieur. Si en tant qu’adverbe il apparaît souvent immédiatement devant l’adverbe ou l’adjectif sur lequel il porte comme en (a), il peut aussi en être séparé dès StLegier (ca 1000), qu’il s’agisse d’un adjectif attribut (b) du sujet ou même de l’épithète d’un objet direct (c), ou d’un participe passé (d) ; un même adjectif peut avoir l’une ou l’autre construction dans le même texte (e) ; et l’adverbe moult en tête et séparé de son incidence est encore attesté jusqu’à la fin du 15e s. de loin en loin (f) : (a) mult lez semper en esdevint (Passion, v. 210) (de même ci-dessus Jonas : 5 cas) ‘il en devient aussitôt très heureux’ (b) Et sancz Lethgiers mul en fud trists. (StLegier, ca 1000, v. 142 ; de même St Alexis, v. 430 : Mult fust il dur […]) (c) mult i as grant pechiét ( StAlexis, v. 320) ‘tu as commis un très grand péché’ (d) mult fo afflicz (StLegier, v. 210) ‘[il] fut très attristé’ (e) « Vostre curages est mult pesmes e fiers. » (Roland, v. 256) ‘« Votre caractère est très mauvais et féroce. »’ « Mult est pesmes Rollant. » (Roland, v. 392) ‘« Roland est très détestable. »’ (f) mout est enterins tes corages. (MeunRose2, dernier tiers 13e s., v. 10361) ‘Ton cœur est très loyal.’ Victorien, souverain clerc, fut en ce temps, à cause de sa science de astrologie, mandé par le pappe Hillaire pour amender le Paschal de l’abbé Denis, qui mout est neccesaire à l’Eglise. (PharesAstrologues, 1494-1498, p. 106) ‘Victorien fut à cette époque, à cause de sa science en astronomie, convoqué par le pape Hilaire pour améliorer le calendrier de Pâques de l’abbé Denis, ce qui est une chose très nécessaire pour l’Eglise’.
Et dès l’an mil, ayant ainsi atteint un certain degré d’autonomie syntaxique, moult est très souvent placé en tête de proposition : c’est le cas d’un quart des emplois de moult dans Passion et StLegier, de la moitié dans StAlexis, du tiers dans Roland :
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Lo fel Herodes cum lo vid, mult lez semper en esdevint. (Passion, v. 210) ‘Le félon Hérode, quand il l’aperçut, se sentit empli de joie’
Dès lors qu’il est séparé du terme sur lequel il porte et se trouve placé immédiatement devant le verbe fini (ou le groupe « pronom régime atone + verbe fini »), et souvent en tête de proposition, moult intensifieur semble désormais, quelle qu’ait été son incidence à l’origine, porter non plus sur un élément précis du groupe verbal, mais sur tout l’ensemble du groupe verbal : il s’est produit une réanalyse de moult intensifieur : [moult + Adj / Adv / V / N] → [moult + Adj / Adv / N] [V] → [moult ] [(verbe) + (Adj / Adv / N) ]
Dans son autre emploi, en tant que quantifieur, en TAF, moult précède également le nom qu’il quantifie, et il s’accorde avec lui systématiquement, comme en latin. C’est le cas dans les plus anciens textes : Passion (de multes vises, v. 213 ‘de diverses façons’, per mulz anz, v. 380, mult corps sanz < saints > v. 325 au cas sujet pluriel : 6 cas au total), StAlexis (multes terres, v. 112), Roland (multes cunoisances, v. 3090), ThaonComput (mulz homes, v. 2206 au cas sujet pl., mais l’anglo-normand ne respecte pas toujours la déclinaison). Cependant un changement s’opère en 1120 environ ; à partir de ce moment, tous les textes offrent des cas de non accord à côté de cas d’accord, comme c’est le cas dans BenedeitBrendan (déb. 12e s., v. 614 E mult ennois ad a traire ‘Et il a beaucoup de souffrances à supporter’, mais mult home periseient au cas sujet pluriel, v. 1459, ou de multes riens, v. 1772), dans DescriEngleterre (ca 1140 : E si i firent mult chastels, v. 215, mais Si vait par multes citez, v. 248), dans PsautCambridge (1155-1160 : e ichele chi mult filz aveit, p. 266, mais en palud de multes eawes, p. 272 ‘dans un marais plein d’eau’), et chez PontStMaxenceBecket (1172-1174 : Mulz malades gari, v. 3671, mais : mult baruns de pris, v. 4075, etc.). On a encore un cas d’accord de pronom dans Tristan de Thomas (ca 1170 : A molz l’ai veü avenir, v. 397 ‘J’ai vu cela arriver à beaucoup’). Mais déjà, dès l’an mil, moult déterminant quantifieur, même s’il s’accordait, avait commencé à pouvoir être séparé du nom sur lequel il portait (sepulcra sanz obrirent mult. Passion v. 324 : ‘des saints sépulcres s’ouvrirent en quantité / beaucoup de saints sépulcres s’ouvrirent’ : comme dans ce dernier cas, moult peut être cas sujet masculin pluriel). Cette capacité à être séparé de son terme incident indique le début d’une autonomisation progressive de ce déterminant, et cela apparaît nettement dans certains exemples plus tardifs cités précédemment. C’est seulement à la fin du 12e s., dans AdgarMiracles, que disparaît complètement l’accord du quantifieur (Mult crestiens, v. 171 ; mult chandelabres, v. 223) : au terme d’une réanalyse causée par son déplacement en tête de proposition, moult, déterminant à l’origine, est devenu adverbe invariable, il y a eu ainsi une recatégorisation : [(moult + accord) + (Nom)] → [moult] [Nom]
Dans le reste du domaine francophone, l’hésitation entre les deux statuts ne persiste pas longtemps. Dès le milieu du 12e s., l’accord est devenu exceptionnel, seuls quelques textes l’offrant encore (Li sermon saint Bernart, fin 12e s., p. 74 : Les misericordes nostre signor […] sont moltes ‘Les miséricordes de Notre Seigneur sont nombreuses’). A partir du 13e s., seules quelques expressions figées au féminin pluriel persistent : moutes gens (CoinciMiracles3, v. 438), moutes merciz (Graal, p. 199d et 214b), moutes choses (id., p. 162b). Enfin, une nouvelle construction apparaît pour mout quantifieur, exactement contemporaine du moment où s’affaiblit son accord – par une stratégie de compensation ? Il s’agit de
Chapitre 32. Catégories invariables
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la construction en de, dont la première occurrence est attestée dès le début du 12e s. dans BenedeitBrendan (mult i aveit d’isselites, v. 1682 ‘il y avait beaucoup de pierres précieuses’). Dans ce texte innovant coexistent donc trois stratégies pour indiquer l’incidence du quantifieur moult : l’accord comme en latin, le non-accord avec recatégorisation adverbiale de mult qui perd son statut de déterminant, et la construction moderne en de + GN. Moult de N progresse à partir de 1150. Et par ailleurs on constate la même évolution pour tant (qui va cesser de s’accorder après 1150-1170) et poi, qui vers la fin du 12e se construiront couramment avec de. Ainsi, aussi bien comme intensifieur que comme quantifieur, dès le TAF (10e-11e s.), moult est devenu progressivement, dans la majorité de ses emplois, un terme non plus nécessairement attaché à un élément précis, nom, verbe, adjectif ou adverbe, mais portant sur l’ensemble du groupe nominal, du groupe verbal ou de la proposition : il s’est produit une modification, un élargissement de sa portée, corrélativement à un changement de statut pour le quantifieur. Les emplois d’adverbe portant sur un terme précis perdurent jusque vers le milieu du 11e s., où moult possède le monopole des emplois de quantifieur et d’intensifieur. Mais vers le premier tiers du 12e s. une première innovation se produit : très va entrer en concurrence avec moult pour intensifier d’abord l’adverbe bien, puis certains adjectifs. ii. Très et moult du 12e au 15e s. Très vient de la préposition latine, également préfixe, trans-. En TAF il apparaît dans Passion et StLegier, uniquement comme préfixe de l’indéfini déterminant ou pronom tout, tot, tuit (trestot, etc.). Dans StAlexis il est attesté en outre deux fois comme préposition (‘de l’autre côté de, derrière, tout contre’ : StAlexis, v. 178 cil qui tres l’us set ‘celui qui est assis devant l’entrée’, et v. 286), une fois comme préfixe verbal (tresoblïer, v. 619 ‘oublier complètement pendant un instant’), et une fois comme intensifieur de l’adverbe bien (tres bien, v. 547 : dans le manuscrit, datant du début du 12e s., le copiste écrit séparés les deux mots). Au 12e s., très se développe surtout comme préfixe verbal, et il forme par ailleurs une locution avec que (tresque ‘jusqu’à ce que’) ; mais trestot constitue l’essentiel de ses emplois, et comme intensifieur d’adverbe il ne porte que sur bien, et de façon très modeste encore (dans Roland, BenedeitBrendan, Eneas, PontStMaxenceBecket, SteMaureChronNormandie, BeroulTristan, TroyesYvain, AdgarMiracles, BodelNicolas, AmiAmil). Parallèlement, moult bien existe, dans le même type de contexte : dès le début du 12e tres bien et moult bien apparaissent dans les mêmes textes (BenedeitBrendan, Eneas, PontStMaxenceBecket, SteMaureChronNormandie, TroyesYvain, AdgarMiracles) ; les deux expressions se trouvent donc dès leurs débuts en concurrence : ainsi par exemple dans Eneas avec devoir (ge deusse tres bien remeindre ‘rester’, v. 5153 ; Homme se doit molt bien covrir, v. 9078). Une seconde étape de l’expansion de très se manifeste dans le premier tiers du 12e s., où il commence à intensifier un adjectif soit épithète (Couronnement de Louis, v. 32 : Nuls ne s’i claime que tres bon dreit n’i ait ‘Personne ne porte une plainte sans qu’il soit parfaitement dans son bon droit’), soit attribut (se faiseit molt tres fiers, id., v. 193 : ‘il se montrait extrêmement agressif’). Devant adjectif, tout au long des 12e et 13e s., moult intensifieur reste cependant quatre fois plus fréquent que très, en particulier devant attribut ou dans un groupe nominal prépositionnel. Très progresse lentement, il ne développe qu’une construction en propre, à la fin du 12e s., celle d’intensifieur d’adjectif dans l’apostrophe en début de discours direct, tres
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
chier, tres bel…, qui est un emploi que n’occupait pas moult (Si li dist : « Ma tres chiere dame, … », TroyesYvain, v. 2549). Adverbe bien, adjectif dans quelques constructions : telles sont les deux catégories touchées au 12e s. par l’intensifieur très, mais sa portée ne va pas s’étendre aux autres catégories que pouvait intensifier moult, le verbe ou le nom. Si l’on compare, dans le corpus GGHF, la fréquence de moult et de très devant adjectif (épithète ou attribut) et devant adverbe, les seuls deux emplois où ils sont en concurrence, on perçoit deux seuils : le passage du 12e au 13e s., où les emplois de très, extrêmement modestes au 12e s., décuplent dans ces deux contextes, et celui du 14e au 15e s., où la fréquence de moult et de très comme intensifieurs d’adjectif ou d’adverbe s’inverse complètement, très devenant dans ces emplois deux fois plus fréquent que moult devant adjectif, et aussi fréquent devant adverbe ; à partir du 16e s., très a presque totalement remplacé moult comme intensifieur adjectival, ainsi que comme intensifieur d’adverbe. Au 17e s., dans le corpus GGHF, seuls quelques très rares emplois de moult se rencontrent encore, devant adjectif ou verbe. Très a mis cinq siècles à remplacer totalement moult devant adjectif et adverbe.
12e s. 13e s. 14e s. 15e s. 16e s. 17e s.
moult / très + Adjectif ou Adverbe (12e-17e s.) mult / molt / mout / mout / moult tres / trés / très 512 Adj (36 attribut) 94% 32 (0 attribut) 422 Adv (dont 62 bien) 89% 52 Adv (dont 49 bien) 741 Adj (38 attribut) 71% 306 Adj (1 attribut) 895 Adv 92% 79 Adv 938 Adj (26 attribut) 64% 564 Adj (52 attribut) 729 Adv 81% 175 Adv 464 Adj (4 attribut) 33% 940 Adj (6 attribut) 183 Adv 39% 291 Adv 15 Adj (2 attribut) 8% 176 Adj (6 attribut) 10 Adv 10% 88 Adv 6 Adj (3 attribut) 4% 162 Adj (5 attribut) 0 Adv 0% 45 Adv
6% 11% 29% 8% 36% 19% 67% 61% 92% 90% 96% 100%
Tableau 17 : Fréquences absolue et relative de moult et de très devant adjectif (Adj) ou adverbe(Adv) dans le corpus GGHF sur six siècles
Par la suite, bien plus tard, au terme de son évolution, très en est venu à pouvoir porter sur un nom, mais uniquement dès lors que celui-ci appartient à une locution verbale figée (avoir très faim, très peur) et a donc perdu en partie son autonomie nominale. Par ailleurs, à l’oral, depuis le milieu du 20e s., l’emploi de très a fortement régressé au profit de trop, ou d’autres termes tels hyper, super, etc. ; ainsi, une expression telle que c’est trop bien est devenue courante à l’oral, au point qu’un livre récent pour les enfants l’a prise pour titre (Delerm et Trapier 2017). iii. Beaucoup et moult du 14e au 16e s. La création de toute pièce de l’adverbe beaucoup est un cas exemplaire de grammaticalisation, processus transformant un groupe lexical « adjectif + nom » en un terme grammatical. Beaucoup est formé d’un nom désignant une action humaine physique volontaire, rapide et violente, coup (‘coup porté dans un combat’), précédé d’une épithète évaluative accordée au masculin singulier, beau, qui est normalement antéposée au nom. Les deux mots entrent dans de nombreuses expressions quasi figées (gagner grand coup, faire biau coup, etc.).
Chapitre 32. Catégories invariables
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Phonétiquement, tous deux sont des monosyllabes, faciles à composer. Sémantiquement enfin, coup possède un avantage sur d’autres noms également souvent utilisés pour exprimer la grande quantité, tels foison ou plenté : il désigne une action humaine, de même que beau suppose un jugement humain. Lors du début du processus de figement, le GN initial perd sa capacité variationnelle, il ne peut plus être décliné, ni mis au pluriel, ni précédé d’un déterminant : [ (un / le / les) + (beau(s) / gran(t/z) + (coup / cous) ] [ de + GN ]
L’invariabilité est la preuve que la réanalyse a déjà opéré antérieurement : x [ Ø (beau / grant + (coup) ] [ de + GN sg. ou pl.]
A cette étape, au tout début du 14e s., le groupe beau coup semble conserver une part de variabilité pour l’adjectif (beau), et sa signification est encore ambiguë, comme le montrent les deux exemples qu’on trouve dans la Vie de saint Louis de Joinville (1305-1309), l’un avec l’adjectif beau, l’autre avec grand ; on est dans la phase II du processus de grammaticalisation tel que décrit par Heine (Heine 2002 : bridging context ‘contexte de transition’), où les deux significations perdurent et se hiérarchisent) : Nos engins getoient au leur et les leurs aus nostres, mes onques n’oÿ dire que les nostres feissent biau cop. (JoinvilleMémoires, § 193) ‘Nos engins tiraient contre les leurs et les leurs contre les nôtres, mais je n’ai jamais entendu dire que les nôtres aient réalisé un beau coup’/ ‘aient abouti à beaucoup de résultats’. Dont le roy ot par la pez fesant grant coup de la terre le conte. (JoinvilleMémoires, § 103) ‘Et le roi obtint en faisant la paix une grande partie de la terre du comte’ (= ‘un grand morceau de’)
Une fois opérées la réanalyse du GN en locution figée et sa recatégorisation en adverbe, le locuteur ne perçoit plus immédiatement le syntagme originel, et il lui serait dès lors possible de prononcer sans difficulté : beaucoup de beaux coups ; c’est la « preuve par anachronie », mise en évidence par Hagège (1993 : 202-203), qui permet de la même façon de dire en FMod Ce soir je vais aller au cinéma, sans penser qu’il s’agit à l’origine du même verbe. Comme dans tous les changements, le processus se déroule par étapes, en partant des constructions habituelles du syntagme d’origine : ainsi, beau coup est employé au début, chez Joinville, uniquement dans la fonction la plus fréquente occupée par le GN un beau coup, celle de complément d’objet direct (frapper, donner…), et avec des verbes transitifs ayant un sujet humain ; ensuite seulement, un siècle plus tard environ, il peut porter sur un verbe transitif ayant par ailleurs un objet direct exprimé (a), et dès la fin du 15e s. avoir la fonction de sujet (b) : (a) Vous m’avez beaucop celé les amours d’une telle et de vous. (CentNouvelles, 1456-1467, p. 229) (b) beaucoup de gens riches et aysés furent morts et destruictz. (CommynesMémoires, 14901505, 2, 156) Beaucoup furent esbahiz de ceste fantaisie (CommynesMémoires6, p. 44)
L’évolution de beaucoup est très rapide, comme le montre la courbe de la figure 1 ci-dessus : il a atteint en moins d’un siècle la fréquence relative à laquelle était parvenu très au terme de trois siècles. Quant à l’adverbe originel, c’est au 15e s. qu’on commence à trouver des textes n’offrant plus aucune occurrence de moult, et c’est entre 1450 et 1550 que les deux nouveaux ad-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
verbes dépassent moult, chacun dans son domaine propre. Au 16e s., après 1550, moult atteint son seuil de survie, avec quelque rémanence en FMod, par exemple dans la presse, pour signaler l’emploi d’un style archaïque, parodique ou ironique. iv. Une évolution complexe et une éviction progressive Pour moult, quatre étapes ont précédé sa disparition, chacune marquant un changement de statut : 1) séparation de l’intensifieur moult d’avec son incidence dès les premiers textes, 2) recul rapide de l’accord avec le nom pour moult déterminant-pronom quantifieur, et 3) développement d’une construction de compensation en de + N, 4) position majoritairement initiale dans la proposition : autant d’étapes, et de marques d’un changement de statut pour moult, qui de déterminant-pronom indéfini quantifieur a adopté la syntaxe de l’adverbe intensifieur ; ce dernier, de son côté, d’adverbe de terme s’est transformé en adverbe de proposition : en deux siècles, de l’an mil à 1200 environ, la mutation syntaxique et catégorielle de moult a été rapide, et complète sa rupture avec le latin, alors même qu’il continuait à avoir le monopole de l’expression du haut degré et pouvait porter sur toutes les catégories de termes. Il n’y avait rien en soi dans cette évolution qui pouvait conduire au remplacement de moult par deux adverbes différents, aux incidences d’emblée si différenciées et si bien spécifiées, très vers l’adverbe et l’adjectif, beaucoup vers le nom et le verbe. Dans cette évolution si rapide, quelles causalités étaient donc à l’œuvre ? Certes a pu jouer un facteur syntacticosémantique fort qui organisait la structure propositionnelle en AF : il existait alors une tendance très affirmée à placer en tête les adverbes porteurs d’un sémantisme fort et subjectif, tels les intensifieurs (x 34.6.1.1, 34.6.1.6). Cependant, une seconde tendance, plus générale, qu’on ne peut percevoir directement en surface, était également à l’œuvre en AF, et on la voit agir dans d’autres domaine de la morphologie : il s’institue progressivement une spécification et une hiérarchisation des unités dans le système des paradigmes morphologiques ; cette évolution, commencée sans doute à l’époque romane, aboutira en français, aux 12e-13e s., à la segmentation en deux paradigmes différents, de morphèmes jusqu’alors bivalents. Comme cela a été exposé dans l’Introduction et les différents chapitres de cette Partie 5 Morphologie, qui retrace l’évolution des diverses catégories de termes depuis le TAF jusqu’au FMod, les paradigmes des démonstratifs, des possessifs, des indéfinis, des relatifs, ont été systématiquement scindés en français en pronoms d’une part et déterminants d’autre part ; par ailleurs, le français, comme les autres langues romanes, a créé des déterminants défini, indéfini – et même partitif (ce qui est plus rare), mais il en a en outre systématisé l’emploi (x 30.2 et 33.1). Cette différenciation consistait de fait à mieux différencier les éléments pouvant occuper une fonction de constituant essentiel (le nom, le verbe) des autres (adjectifs, adverbes) : peut-être cet effort de hiérarchisation a-t-il été déterminant dans la répartition des valeurs qui se trouvaient, du fait de son évolution propre, regroupées en moult, et qui allaient être désormais scindées entre beaucoup et très. b. De l’adverbe de mot au connecteur : le processus d’élargissement de la portée de l’adverbe : l’exemple de maintenant Par rapport à l’évolution décrite ci-dessus, on a un cas de figure un peu différent en ce qui concerne les adverbes portant sur des unités appartenant à un syntagme ou à une proposition, et qui sont devenus des connecteurs, tels heureusement, ou maintenant. Pour eux, contrairement à ce qui s’est passé pour d’autres adverbes, il s’est produit un élargissement
Chapitre 32. Catégories invariables
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de la portée de l’adverbe, qui non seulement peut continuer à porter sur le verbe, mais porte également sur toute une phrase et son énonciation (Tout s’est heureusement déroulé > Heureusement, il est arrivé avant qu’il ne pleuve). Dans le cas de moult étudié ci-dessus en a., on a assisté au contraire à l’abandon d’une portée très large au 12e s., qui couvrait la proposition tout entière, et à la limitation de la portée des deux nouveaux morphèmes, fortement spécifiés. On emploie ici « connecteur » au sens où on l’emploie dans la GGHF (p. ex. x 40.2), d’élément de liaison qui, articulant des propositions ou des ensembles de propositions, contribue à la stratégie d’organisation des textes et des discours, en marquant les relations sémantico-logiques entre les séquences qui les composent. De l’AF où il apparaît au FContemporain où il figure dans des titres de chansons, de spectacles ou performances scéniques (Maintenant ou Jamel, titre de spectacle 2017-2018 ; Maintenant ! service de Pôle-emploi), maintenant (souvent prononcé en deux syllabes [mɛnnɑ̃]), en conservant presque toutes ses significations ou ses valeurs successives, a connu une amplification exemplaire de ses emplois. Apparu au 12e s. dans des chansons de geste pour décrire une rapide et brutale succession d’actes guerriers, maintenant est un adverbe temporel signifiant dans ce contexte ‘aussitôt’ : sil fiert sur sun escu devant / qu’il li peceie maintenant (Gormont et Isembart, ca 1130, v. 20 ; de même Couronnement de Louis, ca 1130, v. 1354-1355) ‘il le frappe sur l’avant de son bouclier, qu’il lui met en pièces aussitôt’ nes aresnierent tant ne quant, / vont les ferir de maintenant. (Eneas1, v. 3627-3628) ‘sans même leur adresser un mot, [ils] vont les attaquer aussitôt.’
Puis une seconde valeur, de concomitance au moment de l’énonciation, se développe dès la fin du 12e s. : cette valeur est proche de celle de or, mais ce dernier s’emploie en discours direct, ce qui n’est pas le cas de maintenant, le passage cité appartenant plutôt à une intervention d’auteur en début de récit : Messire Gauvain s’en va. / Des avantures qu’il trova / m’orrez vos parler maintenant. (Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du graal, fin du 12e s., v. 4783-4785) ‘Messire Gauvain se mit en route. A présent vous allez m’entendre raconter les aventures qu’il rencontra’
Au 15e s. apparaît un nouvel emploi de cet adverbe, pour introduire chacune des propositions d’une séquence d’actions enchainées ou juxtaposées ; cet emploi se développe ensuite en FPréclass (‘tantôt…, tantôt…’) : Maintenant pensoit d’un, puis maintenant d’un aultre, mais rien ne luy venoit a son entendement (CentNouvelles, p. 183)
Un peu plus tard, en FClass, un nouvel emploi se développe, où maintenant connaît un élargissement de sa portée ; placé en tête de phrase, son incidence n’est plus réduite au groupe verbal, mais elle concerne l’ensemble de la proposition, et a acquis une valeur pragmatique nouvelle, car maintenant a ici pour rôle d’introduire une restriction, une disjonction (x 40.2.3.5.a.), une « correction anticipative » (Soutet 1992b : 123, Ollier 2000, Spang-Hanssen 2018) : Ce qui est attaché à notre être [ne peut pas être] plus grand ni plus important que notre être même. Maintenant, qu’est-ce que notre être ? (Bossuet, Sermon sur la mort, Carême du Louvre, 1662, p. 267)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Il ne peut pas y avoir un phénomène pathologique sans un élément anatomique anormal. Maintenant, que la lésion du tissu soit visible ou non, il faut l’admettre. (Claude Bernard, Principes de médecine expérimentale, 1878, p. 167).
En FContemporain, les trois dernières valeurs qui se sont développées pour maintenant sont toujours actives, seule la plus ancienne (‘aussitôt’) a disparu. Selon un processus similaire, d’autres adverbes tels que toujours, ou encore, ou d’autres adverbes temporels, deviennent des marqueurs argumentatifs (Toujours est-il que…, Encore que….) ; et de même pour certains adverbes en -ment, tels que autrement (Isambert 2011), seulement, vraiment, etc. (Guimier 1996 ; et voir 32.4.2). Références bibliographiques : Adam 2002 ; Baldinger 1982 ; Bertin 2001 ; Carlier 2011 ; Carlier et Combettes 2015 ; Delerm et Trapier 2017 ; Foulet 1946, 1954, 1960 ; Guillot-Barbance 2017 ; Guimier 1996 ; Hagège 1993 ; Heine 2002 ; Isambert 2011 ; Marchello-Nizia 1985a, 2006a, 2007, 2008b, 2009d, 2015b ; Montagne 2008 ; Morel 1996 ; Ollier 2000 ; Perret 1988 ; Rodríguez Somolinos 2008 ; Soutet 1990, 1992a, 1992b ; Spang Hanssen 2018.
32.4.2 Les adverbes en -ment La suffixation par -ment est un procédé morphologique (productif) offert par la langue pour former des adverbes sur base adjectivale et ce procédé, qui existait déjà en AF, a été emprunté au latin (x chap. 29). La forme suffixale -ment provient en effet de l’une des formes casuelles (l’ablatif mente) d’un nom latin féminin, mens / mentis, signifiant ‘l’esprit, la façon de penser’. En latin, l’association [Adj + mente] pouvait servir à dénoter l’état d’esprit du sujet support de la propriété dénotée par l’adjectif. Ainsi obstinata mente signifiait ‘avec un esprit résolu (obstinata)’, forti mente ‘avec un esprit courageux (forti)’ ou clara mente ‘avec un esprit clair (clara)’. La différence de finale de l’adjectif provient du fait que le latin avait principalement deux formes suffixales pour marquer l’ablatif féminin singulier sur l’adjectif, le -a (clara mente) et le -i (forti mente), en fonction du type de déclinaison de l’adjectif. L’emploi de cette forme s’est beaucoup développé dans les derniers siècles de l’Empire romain, soit vers le 5e s. (Zink 1997 : 235-246). Ainsi, chez des auteurs chrétiens du 6e s., l’expression à l’origine de cet adverbe se rencontre régulièrement, équivalant à l’adverbe moderne : Quodcunque evenerit, libera mente sustine. (Saint Isidore, Dialogus, 6e s., p. 314) ‘Quoi que ce soit qui se passe, supporte-le sans crainte.’ Qui deuota mente deo adhaerent (Grégoire le Grand, Dialogus 2, Vita Benedicti, 6e s., p. 96) ‘Ceux qui sont pieusement attachés à Dieu’
Actuellement, on retrouve ce procédé de formation dans toutes les langues romanes, excepté le roumain, mais avec des spécificités selon les langues. 32.4.2.1 Du nom latin mente au suffixe -ment Si on se place au niveau de -ment lui-même, l’évolution qui a conduit un nom (c’est-à-dire un mot lexical) à un emploi purement suffixal peut être vue comme un cas assez classique de grammaticalisation. Cette évolution met en effet en jeu au moins trois paramètres considérés comme définitoires de ce type de processus de changement, à savoir :
Chapitre 32. Catégories invariables
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la perte d’autonomie : mente est devenu un suffixe, c’est-à-dire un élément infra-lexical qui n’a aucune autonomie syntaxique (la forme ment n’existe plus qu’en tant que forme néoclassique dans l’adjectif mental ‘relatif à l’esprit’, résultant d’un emprunt au latin classique) ; la désémantisation : -ment en tant que suffixe n’a plus de sens à lui seul, ce sont les mots dans lesquels il figure qui possèdent un sens spécifique. Certains considèrent que -ment est devenu, comme n’importe quel suffixe, l’exposant (c’est-à-dire le signal) d’un patron morphologique de formation de mots. Dans cette approche, -ment n’est plus un morphème à proprement parler, car il ne constitue plus une association régulière entre une forme et un sens ; c’est le patron de suffixation qui construit le sens du dérivé. la « recatégorisation », en tant que suffixe, du nouveau terme ainsi forgé.
Phonétiquement, le passage de mente à -ment suit l’évolution phonétique normale du français et ne manifeste pas de processus d’attrition spécifique. Il est possible de retracer à grands traits l’évolution syntaxico-sémantique qui a conduit du nom latin mens au suffixe français -ment et, parallèlement, à la création d’un nouveau patron de formation adverbiale : –
Au point de départ, en latin, mente était la tête du syntagme et l’adjectif s’accordait avec lui, d’où la forme féminine, mens étant un nom féminin en latin. [Adj + mente] était bien une construction syntaxique, comme c’est le cas dans les exemples cités précédemment, ainsi que dans l’exemple suivant : sacro de carcere missis insistam forti mente vehendus equis (Ovide, Les Amours, III, 2, v. 114, 25-23 av. J.-C.) ‘je conduirai avec fermeté les chevaux sortis des loges sacrées’
–
Dès le latin, plusieurs changements interdépendants sont intervenus : 1. l’élargissement de la classe sémantique des adjectifs qui, au point de départ, dénotaient uniquement des propriétés pouvant être prédiquées (ainsi les adjectifs obstinata, forti, clara, devota des exemples précédents) ; par la suite, d’autres types sémantiques d’adjectifs, plus variés, ont pu être associés à mente (par exemple dans brevi mente ou rapida mente) ; 2. le sens des formes construites ne renvoie plus nécessairement à la tournure d’esprit mais plus généralement à la manière ; ment(e) commence donc à se désémantiser, au moins dans certains contextes (ainsi brevi mente et rapida mente peuvent-ils respectivement signifier ‘de manière concise’ et ‘de manière rapide, impétueuse’) ; 3. les formes construites prennent une valeur nettement adverbiale : ainsi par exemple, comme le note Buridant (2000a : § 505) à la suite de Nyrop (1899-1930 : tome 3, § 603), dès le 8e s. une forme comme solamente apparaît dans les Gloses de Reichenau pour gloser l’adverbe singulariter ‘isolément, individuellement’ ; 4. la soudure graphique, dont on ne sait exactement quand elle a eu lieu (Nyrop), devient fréquente entre les deux constituants.
Certains grammairiens considèrent qu’à ce stade, la structure [Adj ment(e)] peut être considérée comme un schéma de composition, c’est-à-dire un patron morphologique de formation de mots dans lequel les deux constituants sont des lexèmes. Dans plusieurs langues romanes, mais pas en français, un phénomène montre cependant que les constituants possèdent une certaine autonomie l’un par rapport à l’autre : il
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
s’agit de la réduction coordinative (parfois dénommée « factorisation »), dans lequel la forme ment(e) n’est exprimée qu’une fois alors qu’elle porte sur deux adjectifs coordonnés ; ce phénomène existait en latin de façon très isolée (a) ; dans certaines langues romanes, en espagnol (b) et en catalan (c), la réduction coordinative est encore actuellement un procédé régulier, avec une différence entre les deux langues, car l’ellipse peut porter sur le premier (b) ou le seconde membre (c) : (a) pura mente et integra (Cicéron, Pro Milone, 61, cité par Nyrop 1899-1930 : tome 3, § 604) (b) esp. habla tranquilla-ø y pausada-mente ‘parle tranquille-ø et posé-ment’ (c) cat. Rápida-ment i silenciosa‘rapide-ment et paisible-ø’
Pour le français, sur la foi d’un unique exemple issu d’une édition « restaurée » d’une chanson de geste du 13e s. (par F. Guessard, 1866), certains grammairiens (Nyrop 1899-1930 : tome 3, § 603) ont pensé que la même construction avait existé, or ce n’est pas le cas. On suppose donc que le processus de grammaticalisation s’est poursuivi, et qu’en AF -ment, complètement désémantisé, était devenu un véritable suffixe. En conséquence, les formes adverbiales en -ment sont construites par dérivation. Et l’AF en offre, dès les plus anciens textes, nombre d’occurrences (Passion, une dizaine d’occurrences ; StAlexis une vingtaine d’occurrences, etc.). Il est par ailleurs intéressant de noter qu’en français -ment n’a plus aucun correspondant nominal : le nom mente ne subsiste qu’à l’état de radical dans mental et ses dérivés, alors qu’en espagnol, en portugais ou catalan il fait toujours partie du lexique. 32.4.2.2 La suffixation en -ment en ancien français et au début du moyen français Sont envisagées dans cette section trois spécificités de la suffixation en -ment : la productivité, les variations formelles du radical et du suffixe, et certaines spécificités, notamment catégorielles, des bases. a. La productivité Dès le TAF, le patron de formation a intégré la langue et la productivité se développe à une rapidité assez étonnante : Siècle Av. 12e 12e 13e 14e 15e
Nb mots 9588 204 980 223 298 217 486 201 777
Adv -ment Occ. 29 719 3182 3903 2963
% Occ. 0.3 0.35 1.42 1.79 1.46
Tableau 18 : Nombre d’occurrences et pourcentage d’Adv. en -ment en fonction du nombre de mots du corpus GGHF par siècles (av. 12e-15e s.).
Les chiffres montrent à quel point la fréquence augmente au 13e s. pour globalement se maintenir aux deux siècles suivants. Cette montée de la productivité semble avoir été favorisée par des usages stylistiques spécifiques : –
des emplois où l’insistance se manifeste par la coordination d’au moins deux adverbes, assez souvent quasi-synonymes :
Chapitre 32. Catégories invariables
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fai le enquerre par sages gens isnellement et diligenment (JoinvilleMémoires, déb. 14e. s., p. 368) ‘Envoie-le chercher rapidement et efficacement par des gens raisonnables’ Eins portoie couvertement Ceste amour et celeement, Sans faire en plainte ne clamour (MachautFortune, 1341, v. 366) ‘Mais je gardais cet amour caché et dissimulé, sans me plaindre ni me lamenter’
mais pas nécessairement : fors souffrir humblement / Ma douce maladie. / Celeement / Et sagement, / Patienment / Et nettement / Iert et très amoureusement / Dedens mon cuer norrie (MachautFortune, v. 642)
–
des jeux sur les sonorités des radicaux, que ceux-ci appartiennent à la même famille de mots ou non : En leur erreur ont trop duré. / Si durement sont aduré / Que plus sont dur que pierre dure. (CoinciMiracles2, 1218-1227, v. 132) ‘Ils ont trop demeuré en leur erreur. Ils se sont tellement endurcis qu’ils sont plus durs que la pierre dure.’ M’acointoit et encor acointe / Que me tenisse cointement, / Nettement et joliement, / Trop ne po. (MachautFortune, v. 320) ‘Je prenais garde, et continue à le faire, à me comporter courtoisement…’
Le second de ces exemples illustre d’ailleurs les deux cas de figure, coordination d’adverbes en -ment (cointement, Nettement et joliement) et jeux sur les sonorités radicales (acointoit, acointe, cointement). Ces jeux de langage, fréquents aux 13e et 14e s., ne concernent pas uniquement les adverbes en -ment, mais ils peuvent participer à l’emploi intensif de ceux-ci, et sans doute aussi à leur productivité. b. Les variations formelles du radical et du suffixe i. Les variations du radical Même si -ment en AF est déjà désémantisé, la formation des adverbes continue de se faire à partir de la forme féminine des adjectifs ; il existe cependant plusieurs cas de figure, car à cette époque la déclinaison de l’adjectif n’est pas uniformisée comme elle l’est aujourd’hui (x 30.1). Pour rendre compte des variations formelles qui caractérisent les radicaux, il est utile de distinguer deux grands types d’adjectifs : ceux qui possèdent un -e au féminin et ceux qui ne forment pas leur féminin en -e. Les adjectifs qui possèdent un -e au féminin, qu’ils soient épicènes (a) ou non (b), se construisent régulièrement par adjonction de -ment à cette forme féminine : (a) aspre, povre, triste → asprement, povrement, tristement (b) dur / dure, hardi / hardie, cele / celee → durement, hardiement, celeement
Les adjectifs qui ne forment pas leur féminin en -e (x 30.1.1.1 et 30.1.2.1) présentent nettement plus de complexité, car leur radical se termine par une consonne qui, comme ailleurs dans la langue, subit un certain nombre de modifications devant consonne, ici le m initial du suffixe -ment : –
lorsque le radical de l’adjectif se termine au féminin par un t (d) (fort, grant, present, vaillant) ou un f (brief), la consonne a tendance à s’effacer devant -ment (forment,
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granment, briement) même lorsque l’adverbe est formé à partir d’un participe présent (presenment, vaillanment) ; lorsque le radical se termine par un l plusieurs cas de figure apparaissent, en fonction de la voyelle qui précède de l : – si la voyelle est a, il y a généralement vocalisation du l devant la consonne m, ce qui donne al [al] → au [o] : loial / loiaument ; – si la voyelle est e, -ment s’adjoint au radical sans modification : tel / telment, novel / novelment ; – si c’est un i, le l a tendance à s’effacer : gentil / gentiment.
Cependant, certains adjectifs épicènes développent dès l’AF un féminin analogique en -e (grande, forte), et les adverbes en -ment dérivés intègrent ce -e, les nouvelles formes coexistant avec les anciennes (forment / fortement, gramment / grandement) qu’elles supplantent totalement aux 15e-16e s. Il est cependant à signaler que les « règles » exposées ci-dessus ne représentent que des tendances générales, et leur application ne se fait pas de façon uniforme. Les variantes sont de ce fait nombreuses en AF et en MF : on peut ainsi trouver dans des textes de la même époque, voire du même auteur, des formes avec ou sans amuïssement de la consonne (forment / fortment / fortement ; erranment / erramment / errantment et même erraument, voire erroment), avec ou sans vocalisation (loiaument / leaument mais aussi loialment / lealment), etc. Ces variations de la forme du radical seront en partie régularisées par la suite (x 29.1) mais elles sont à l’origine de difficultés orthographiques qui persistent jusqu’à nos jours. ii. La variation suffixale De façon générale, le suffixe se graphie tout à fait classiquement, et comme le veut son étymologie, -ment ; il est cependant possible de le trouver graphié sous la forme -mant dans certains textes des 12e s. (principalement dans Eneas et Yvain) et 13e s. (dans le Roman de la Rose de Jean de Meun notamment). On peut encore en trouver au moins une attestation chez Joinville, au 14e s. Cette graphie résulte de l’ouverture de [e͂ n] en [ãn] à partir du 12e s. Mais c’est la forme -ment qui s’impose définitivement. c. Spécificités catégorielles des bases En AF, les bases sont en très grande majorité des adjectifs qualificatifs, qu’ils soient simples (digne / dignement), ou dérivés. Les bases adjectivales complexes peuvent être dérivées de noms (p. ex. ireement, issu de l’adjectif iree, lui-même formé sur le nom ire), de participes passés (comme covertement, formé sur le participe passé du verbe covrir) ou de participes présents (erranment dérivé de errant, participe présent / adjectif du verbe errer). À partir du 12e s. on trouve aussi, mais en beaucoup moins grand nombre que les bases adjectivales qualificatives, des bases adjectivales non qualificatives, notamment l’adjectif ordinal premier (premierement), et les adjectifs indéfinis altre (altrement /autrement), aucun, meesme (meesmement) et nul. Outre des bases adjectivales, un adverbe peut servir aussi de base à une suffixation en -ment : come / comment, aussi / ausiment, ensi / ensement ‘de même’. La palette des termes pouvant servir de base à une suffixation par -ment s’est donc bien élargie par rapport au latin.
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32.4.2.3 Évolutions ultérieures (15e-21e s.) a. La productivité La productivité de la suffixation par -ment, dont on a vu qu’elle avait bien augmenté au 13e s. et s’était maintenue aux deux siècles suivants, continue sa progression : Siècle 16e 17e 18e 19e 20e
Nb mots 245 202 233 009 244 936 235 688 239 887
Occ. Adv 5160 4420 5145 11223 9261
% Occ. 2,1 1,89 2,1 4,76 3,86
Tableau 19 : Nombre d’occurrences et pourcentage d’Adv. en -ment en fonction du nombre de mots du corpus GGHF par siècles (16e-20e s.).
Si cette progression reste relativement stable aux 16e, 17e et 18e s., elle est en revanche assez spectaculaire au 19e s. et, bien qu’un peu moins forte, reste haute au 20e s. ; voici des exemples très récents trouvés sur des sites Internet : geekement (notamment dans les expressions pragmatiquement marquées comme geekement vôtre ou geekement parlant), macroniquement (Des infos non trafiquées comme c’est souvent le cas en République « macroniquement » compatible ?, https://www.super-senior.ch/des-news-correctes-chez-rt-france/) ; insoumisement (l’autorité #contestée, ... de @JLMelenchon, « notre #sacré Robespierre du Rassemblement national des fanatiques de la France insoumisement sectaire », http://www. twipu.com/tag/SACRÉ). Le dernier exemple est d’autant plus surprenant que la base dérivationnelle est assumée par un terme complexe fonctionnant comme nom propre ; de fait, le patron de formation des adverbes en -ment semble actuellement peu contraint, au moins dans la langue courante. Le suffixe -ment fait donc partie des suffixes très bien implantés dans la langue ; il n’a pas subi d’éclipse de productivité, bien au contraire. Cela peut être dû, au moins en partie, au fait que, en tant que suffixe adverbial, il n’a subi la concurrence d’aucun autre suffixe. b. Évolutions formelles du radical Les formes radicales des adverbes en -ment vont se régulariser, mais cela va prendre du temps et engendrer d’abord une longue période de confusion. Certaines de ces irrégularités vont d’ailleurs persister jusqu’à aujourd’hui. La régularisation des adverbes suit celle de la flexion adjectivale, aux 15e et 16e s. (x 30.1) : 1.
les adjectifs se terminant par une voyelle et faisant leur féminin en -e (hardie, sacree, vraie, chenue, ainsi que certains participes passés) perdent désormais le -e du féminin lorsqu’ils sont suffixés par -ment, la voyelle se trouvant en position interne prétonique ; on obtient alors hardiment, sacrement (où le e de sacre était prononcé [e]), vraiment, chenument). La disparition du -e graphique permet ainsi une concordance stricte entre écriture et prononciation (l’amuïssement du -e du féminin devant -ment a dû commencer au 15e s.), mais met en concurrence les anciennes formes (hardiement, sacreement, vraiement, chenuement, qui ne se rencontrent plus après la fin du 16e s.) et les nouvelles, sans -e. Dans certains cas il s’est produit une sorte de processus de coalescence
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qui a fini par associer le [e] final de certaines bases au suffixe -ment pour produire la forme -ément que l’on trouve dans des adverbes comme obscurément, commodément, confusément, etc., où le [e] ne fait pas partie du radical de l’adjectif. En français actuel, il reste quelques traces de ces conflits, p. ex. le -e- qui s’est maintenu dans l’adverbe gaiement. La présence d’un accent circonflexe sur la voyelle -u de quelques adverbes (crûment, assidûment, etc.) pour marquer l’absence de -e en est une autre, mais la réforme de l’orthographe de 2016 ne le rend plus obligatoire (x 26.8.1.1.d.iv.). les adjectifs se terminant par une consonne et qui n’avaient pas de forme féminine en AF en ont désormais une en MF : fort / forte, brief / brieve, egal / egale, naturel / naturelle, etc. C’est alors cette forme féminine qui va servir de radical (graphique) à la suffixation en -ment : fortement, briefement, egalement, naturellement, etc. Là aussi, les anciennes formes de l’AF (forment / fortment, gramment / grandement début 14e s. ; briement, egaument / egalment, loiaument / loyalement, naturelment 13e-14e s.) et les formes refaites sur les nouveaux féminins (fortement, egalement, naturelement fin 14e s. / naturellement 15e s.) vont se trouver en concurrence, mais pour peu de temps, les nouvelles formes dominant dès le 15e s. ; les adjectifs en -ant et -ent, qu’ils soient ou non issus de participes présents, possèdent eux aussi désormais une forme féminine (avenant / avenante, sospirant / sospirante, conquerant / conquerante ; precedent / precedente, excellent / excellente, etc.). Ces formes féminines ont pu aussi servir de base à la suffixation en -ment : avenantement, sospirantement, conquerantement ; precedentement, excellentement. Cependant, comme cela a été noté précédemment, les formes adverbiales de l’AF avaient évolué de façon différente (par amuïssement du t inter-consonantique, et sans doute dénasalisation), ce qui avait produit les formes comme : avenamment, sospiramment, conqueramment ; precedemment, excellemment, où il était difficile de récupérer la consonne amuïe. La situation était donc très confuse, au point que Gougenheim (1974 [1951] : 142) a pu écrire : « Au 16e s. le plus grand désordre règne dans la formation des adverbes correspondant aux adjectifs en -ant et -ent. On hésite entre les formes anciennes en -amment, -emment qui ont fini par triompher et les formes refaites en -antement et -entement. ». Quelques-unes de ces formes en -entement persistent néanmoins dans le lexique actuel, présentement en est un exemple.
La période qui couvre les 15e et 16e s. est donc une période de grande profusion de formes concurrentes, mais dans la plupart des cas l’une des formes domine dès les 15e-16e s. En ce qui concerne les formes restant en concurrence, il faudra attendre le 17e s. pour que les grammairiens classiques imposent un ordre en choisissant celles qui seront considérées comme correctes. c. Évolutions catégorielles et sémantiques D’un point de vue catégoriel, le type de base auquel s’adjoint le suffixe continue de s’élargir (en ce qui concerne les premiers élargissements, voir 32.4.2.2 c ci-dessus) : dès le 15e s. des adverbes peuvent être formés sur des pronoms, notamment des pronoms indéfinis (aucunement, nullement) et à partir du 17e s. le suffixe peut s’adjoindre à des noms / interjections (diablement, fichtrement, bougrement, etc.). Au 17e s. cependant, certaines de ces formes, telle mesmement, sont déclarées hors d’usage (Haase 71969 [1898] : § 53, Remarque iv).
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Cet élargissement catégoriel va de pair, au moins partiellement, avec un élargissement sémantique : outre leur sens de manière, les adverbes en -ment vont manifester d’autres valeurs, plus pragmatiques. Celles-ci sont principalement acquises de deux façons : 1.
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par extension de sens. Il est très fréquent que des adverbes, qui avaient à l’origine un sens de manière, développent d’autres valeurs : des valeurs intensives (hautement, singulièrement, éminemment), ainsi que des valeurs modales : modalité aléthique – du nécessaire (forcément, nécessairement) ou du possible (probablement, vraisemblablement) –, modalité épistémique (certainement, apparemment, visiblement) ou autres (naturellement, effectivement) (voir sur ce sujet l’ouvrage généraliste de Molinier et Levrier 2000 ou des travaux plus ciblés, p. ex. ceux de Gómez-Jordana 2010 et Rouanne 2010, 2012). Ou bien dans certains cas, l’adverbe a perdu son sens de manière pour n’être plus qu’un adverbe d’énonciation ; c’est l’évolution qu’ont suivie plusieurs adverbes, visiblement, évidemment entre autres, mais aussi carrément, dont Rouanne (2012) retrace le parcours : lorsqu’il est apparu au 14e s. carrément était un adverbe de manière signifiant ‘de manière carrée / à angle droit’ (a) ; cet emploi a perduré jusqu’au 19e s., et Rouanne en cite des exemples chez Balzac, Zola, période où il a été éclipsé par des emplois plus pragmatiques : un emploi plus ou moins intensif (b) et un emploi d’« attitude énonciative », ainsi que le dénomme l’auteure ; dans ce dernier cas, il est souvent employé conjointement à un verbe de parole, comme dans d’exemple (c) : (a) et suppose que aucuns des rais qui sont a l’opposite du treu dyametralement se puisse oultre estendre quarreement et droit (Evrart de Conty, 14e s.) (b) Salaires impayés, indemnités contestées, licenciements sans cause, contrats de travail douteux voire carrément inexistants (cité par Rouanne 2012 : 51) (c) « sans me le dire carrément, il avait décidé que […] » (cité par Rouanne 2012 : 52)
L’adverbe peut aussi avoir gardé ses deux emplois, ainsi naturellement qui 1) fonctionne comme adverbe de manière dans un contexte comme celui qui suit : ses cheveux frisent naturellement, où l’adverbe, très classiquement, est situé à droite du verbe sur lequel il porte, mais qui 2) possède aussi un fonctionnement modal, par exemple lorsqu’il est employé en position détachée à l’initiale de la phrase, comme dans Naturellement, il est encore en retard ; dans ce dernier cas, l’adverbe, paraphrasable par bien sûr, porte sur le contenu propositionnel tout entier et sur l’énonciation elle-même (voir Molinier et Levrier 2000, Amiot et Flaux 2007). L’adverbe peut aussi être créé directement avec une valeur pragmatique. C’est le cas des adverbes délocutifs tels que diablement, foutrement, fichtrement, bougrement, etc. formés sur des interjections comme diable, foutre, fichtre, bougre (voir Rouanne 2010). Les adverbes correspondants n’ont jamais possédé de sens de manière et leur sens construit est fondamentalement intensif : l’adverbe porte fréquemment sur un adjectif et peut être paraphrasé par ‘très, extrêmement’, etc. : Max est un vendeur diablement / extrêmement habile (ex. adapté de Rouanne 2010). Cependant, contrairement aux adverbes en -ment du type extrêmement, énormément, etc., dont le sens intensif provient de la base adjectivale, le sens intensif des adverbes délocutifs se présente comme un « écho à la force illocutoire de l’interjection correspondante » (Rouanne 2010 : 54), de là son emploi dans le registre familier voire argotique, et l’intonation affective, souvent considérés comme caractéristiques de leur emploi.
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Ce bref tour d’horizon montre que le patron de formation des adverbes en -ment, bien que très stable, a néanmoins évolué au cours des siècles, tant en ce qui concerne la catégorie des bases auxquelles peut s’adjoindre le suffixe, qu’en ce qui concerne le sens des adverbes eux-mêmes. Dans cette évolution, le fait le plus notable semble être l’évolution sémantico-pragmatique vers une plus grande subjectivité des adverbes, que celle-ci soit obtenue par l’opération de suffixation elle-même à partir d’adverbes délocutifs, dont la création n’est attestée que tardivement, ou par extension de sens. Dans ce second cas, sens et contextes sont nécessairement liés : en tant qu’adverbe d’énonciation, l’adverbe cesse d’être uniquement un adverbe de mot, sa portée s’élargit et il gagne en autonomie syntaxique : il est alors très fréquemment situé en position détachée, à l’initiale de la phrase, ce qui est généralement considéré comme un signe de changement de catégorie (voir Combettes et Kuyumkuyan 2007). Cette évolution syntaxico-sémantique est conforme à certains modèles issus des théories de la grammaticalisation ; on peut citer à ce propos Traugott (1995b : 1) : Nominal clines (nominal adposition > case) and verbal clines (main verb > tense, aspect, mood markers) are staples of grammaticalization theory. I will argue that a further cline : Clause-internal Adverbial > Sentence Adverbials > Discourse Particles (of which Discourse Markers are subtype) should be added to the inventory. In some languages like English this cline involves increased syntactic freedom and scope.
La même problématique est à l’œuvre dans l’article de Combettes et al. (2003), dont les auteurs cherchent aussi à conceptualiser l’évolution qui conduit certains marqueurs, dont les marqueurs adverbiaux, à passer d’un niveau référentiel à un niveau textuel puis, éventuellement, à un niveau pragmatico-énonciatif. Cette évolution vers une plus grande subjectification semble caractériser la suffixation en -ment : les emplois énonciatifs de certains adverbes sont apparus dès le 17e s. mais il semble qu’ils se soient multipliés à partir du 19e s. et plus encore au 20e s. (il est encore trop tôt pour déterminer ce qu’il en est du 21e s.). Les adverbes en -ment ne sont pas les seuls à exemplifier ce type d’évolution, ce dont témoignent les très nombreux travaux sur le sujet produits ces cinquante dernières années (p. ex. parmi de très nombreux autres et pour se limiter au français, Ducrot 1980, Danjou-Flaux 1982, Prévost 2003c, Rossari et al. 2004, etc.). Références bibliographiques : Amiot et Flaux 2007 ; Buridant 2000a ; Combettes, Marchello-Nizia et Prévost 2003 ; Combettes et Kuyumkuyan 2007 ; Danjou-Flaux 1982 ; Ducrot 1980 ; Gómez-Jordana 2010 ; Gougenheim 1974 [1951] ; Guessard 1866 ; Haase 71969 [1898] ; Molinier et Levrier 2000 ; Nyrop 1899-1930 ; Prévost 2003c ; Rossari, Beaulieu-Masson, Cojocariu et Razgouliaeva 2004 ; Rouanne 2010, 2012 ; Traugott 1995b ; Zink 1997.
32.4.3 Les mots-réponse Le français standard moderne dispose de trois « mots-réponse », à savoir les particules oui, si et non. Ici, il sera question également d’une quatrième forme, nenni, qui est presque totalement tombée en désuétude en français standard moderne, mais qui a joué un rôle clé dans l’évolution du système actuel (nous considérerons ici la forme ouais comme une variante de oui, qui peut dans certains contextes véhiculer des nuances pragmatiques particulières, telles que l’hésitation ou le manque d’enthousiasme). Un mot-réponse peut être défini comme un morphème dont la principale fonction grammaticale dans une langue donnée est de pouvoir servir à lui seul de réponse à un énoncé précédent, les mots-réponse du français pouvant répondre à une interrogative totale, mais
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aussi à une déclarative, à une impérative ou à une exclamative, comme dans les exemples cidessous. Bien que, dans certain cas, l’énoncé précédent puisse avoir été produit par le même locuteur, les mots-réponse sont donc utilisés par défaut dans des contextes dialogaux. A. Pierre est-il gentil ? / Pierre est gentil. / Pierre, sois gentil ! / Qu’est-ce que Pierre est gentil ! – B. Oui. / Non.
Si bien des langues modernes possèdent des mots-réponses plus ou moins analogues à oui / si / non (p. ex. yes / no en anglais, ja / doch / nein en allemand, si / no en espagnol, da / nyet en russe, hai / iie en japonais…), bien d’autres ne disposent pas de telles formes dans leur inventaire grammatical et n’en ont pas besoin dans la mesure où il est toujours possible de communiquer la même chose par d’autres moyens. Ainsi, au lieu d’un mot-réponse comme oui, si ou non, on a la possibilité de répondre à un énoncé précédent en utilisant (a) une structure propositionnelle anaphorique de forme elliptique ; (b) un adverbe / syntagme adverbial implicitant (au sens gricéen du terme) le sens d’un oui ou d’un non ; ou encore, en réponse à un acte de langage implicitement ou explicitement directif, (c) un adverbe ou syntagme adverbial dénotant l’accord : (a) A. Pierre est-il parti ? – B. C’est ça. (= Oui.) / Pas encore. (= Non.) (b) A. Pierre est-il parti ? – B. En effet. (→ Oui.) / Hélas ! (→ Oui ou Non, selon le contexte.) / Si seulement… (→ Non.) (c) A. Et si on allait au cinéma ? – B. Okay. / D’accord. (= Oui.)
Parmi les langues à mots-réponse, la typologie linguistique distingue deux types de système réglant l’usage de ceux-ci (Sadock et Zwicky 1985 : 189 et suiv.), à savoir (I) un système basé sur la polarité et (II) un système basé sur le (dés)accord. Les langues de type (I) auront ainsi (au moins) un mot-réponse (appelons-le A) qui représente invariablement une réponse de polarité propositionnelle positive et (au moins) un autre (soit B) représentant une réponse de polarité propositionnelle négative, dans les deux cas quelle que soit la polarité de l’énoncé précédent. De telles langues suivent l’usage illustré dans (a–b) ci-dessous. Dans une langue de type (II), en revanche (p. ex. le japonais ou l’arabe du Golfe), on aura au moins un morphème (A) qui exprime l’accord avec la polarité de l’énoncé précédent, alors que la ou les forme(s) alternative(s) (B) corrige(nt) cette polarité, comme dans (c–d). Comme le montrent les exemples (a–d) ci-dessous et leurs paraphrases, c’est dans les réponses à un énoncé de forme négative que la différence entre les deux systèmes devient perceptible : (a) A. Marie viendra-t-elle ? – B. A. (= Marie viendra.) / B. (= Marie ne viendra pas.) (b) A. Marie ne viendra-t-elle pas ? – B. A. (= Marie viendra.) / B. (= Marie ne viendra pas.) (c) A. Marie viendra-t-elle ? – B. A. (≈ C’est correct. Marie viendra.) /B. (≈ C’est incorrect. Marie ne viendra pas.) (d) A. Marie ne viendra-t-elle pas ? – B. A. (≈ C’est correct. Marie ne viendra pas.) / B. (≈ C’est incorrect. Marie viendra.)
32.4.3.1 Les mots-réponse en français moderne Si, à première vue, le français moderne peut sembler appartenir au type (I), il se sert en fait plutôt d’un système mixte. Tout d’abord, contrairement à oui et non, qui peuvent répondre à tout type d’énoncé, que celui-ci soit de forme positive ou négative, le mot-réponse si – qui luimême représente une proposition positive – a la particularité de répondre normalement à un énoncé de forme négative, comme dans (a) ci-dessous, ou du moins à un énoncé qui implicite une proposition négative, comme dans (b) (Høybye 1939, Wilmet 1976, Kerbrat-Orecchioni
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
2001). En répondant par si, le locuteur corrige ainsi explicitement la polarité et / ou l’orientation pragmatique de l’énoncé précédent. Au niveau sémantique, la polarité positive de si est donc, pour ainsi dire, le résultat d’une négation de la négation (voir Marchello-Nizia 1985a passim) : (a) A. Pierre n’y va-t-il pas ? / Pierre n’y va pas. / Pierre, n’y va pas ! – B. Si. (b) A. Madame vient de me dire que vous êtes une valeur. B. Oh, monsieur… A. Mais si, mais si… (M. Pagnol, cité dans Wilmet 1976 : 238)
Deuxièmement, plusieurs études (Høybye 1939, Wilmet 1976, Plantin 1982, KerbratOrecchioni 2001) ont montré que, dans certains types de contextes, oui et, dans une moindre mesure, non se comportent d’une manière qui correspond davantage à un système du type (II). Ainsi, après une question négative qui est orientée positivement, oui est souvent préféré à si. Il peut s’agir là de questions rhétoriques (comme dans (a) ci-dessous, où le signe / indique une intonation montante) ou de « tag questions » en n’est-ce pas ou non, mais aussi de véritables demandes d’information, comme dans (b), où le signe \ indique une intonation descendante. De même, oui peut être préféré à non après certaines expressions de forme négative. Il s’agit non seulement d’expressions fixes comme pas mal dont le sens pragmatique est positif (voir (c)), mais aussi d’énoncés pleinement négatifs au niveau sémantico-pragmatique, avec lesquels l’allocutaire souhaite exprimer son accord (voir (d–e)). Enfin, seul oui peut servir de réponse acquiesçant à une série d’énoncés qui alternent les polarités positive et négative, comme dans (f) : (a) M. /est-c= que/ ça serait pas plus : plus bi- euh meilleur si : si on : si on parlait d’autre chose et pas : toujours seul=ment des devoirs pa=c= que comme ça l’en/fant et les pa-/ – P. oui bien sûr,/ (Corpus CLAPI 8f/6lh) (b) S. y a pas de piscine/ – M. piscine\ oh oui/ (Corpus CLAPI 79/4di) (c) JUD. c’est pas mal aussi. – PAT. ouais\ (Corpus CLAPI 15j/15i8) (d) FA17. parce que : on peut pas dire que l’enfant bon il soit courageux c’est pas vrai. hein/ si on les pousse pas/ moins ils en font mieux ça se porte/ enfin disons que : on les a pas tellement aidés non plus hein je crois pas – EF. oui (Corpus CLAPI 2h/4mo) (e) Ap182. ne quittez pas/ – AS. oui (Corpus CLAPI d9/d0j) (f) A. Je vais te donner ce papier bleu. Tu vas le leur porter. Tu courras bien. Ne le perds pas et ne le déchire pas. – B. Oui, madame. (J. Romains, cité dans Høybye 1939 : 48)
Le français moderne semble donc avoir un système de mots-réponse dont la structure interne fait de oui le membre non-marqué, dans la mesure où ce morphème est capable d’exprimer 1) une réponse de polarité positive quelle que soit la polarité de l’énoncé auquel il répond et 2) l’accord avec le contenu de l’énoncé précédent, même lorsque celui-ci est de forme négative. Non et si, par contre, sont tous les deux des formes marquées, si étant encore plus marqué que non, vu qu’il ne peut répondre qu’à un sous-ensemble restreint d’énoncés (toujours négatifs ou, du moins, orientés négativement) et qu’en français moderne il inverse toujours l’orientation de l’énoncé précédent. Quant à non, il représente toujours une proposition de polarité négative, mais il peut, selon le contexte, exprimer l’accord ou le désaccord, et même parfois la neutralité, comme dans l’exemple suivant, où la réponse en non – contrairement à celle en si – ne prend pas position sur la (non) vérité de l’assertion de A : A. Tu n’aimes pas. B. Si, / Non, ce n’est pas ça. (Wilmet 1976 : 249)
Nous verrons sous 32.4.3.2 que l’histoire de la langue peut nous renseigner à la fois sur la nature « mixte » du système actuel et sur les rapports de marquage qui semblent exister entre les trois morphèmes.
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32.4.3.2 L’évolution diachronique des mots-réponse français Le latin ne disposait pas de mots-réponse conventionnalisés. A la place, cette langue se servait de réponses anaphoriques elliptiques et d’une grande variété d’adverbes, dont sic (‘ainsi’), qui est la source du si français, et l’adverbe négatif non (‘ne…pas’), celui-ci étant normalement suivi d’un verbe conjugué anaphorique (voir Thesleff 1960). Les mots-réponse français représentent donc une innovation diachronique. Dans un premier temps, correspondant au début de l’époque médiévale, s’est développé un système à deux membres, oïl et nenil, tous deux lexicalisés comme mots-réponse à partir de constructions anaphoriques elliptiques. Ainsi, oïl a été formé par univerbation de la troisième personne du singulier de l’expression o je / tu / il, … etc. (< lat. hoc ille (fecit), ‘ceci il (fit)’) et nenil de manière analogue à partir de non il. Dans les deux cas, le /l/ final s’est amuï à l’oral, des graphies sans -l (oui / ouy et nenni / nenny) étant attestées dans le corpus de la GGHF à partir de la fin du 14e s. (p. ex. dans ArrasMélusine, 1392, p. 82). Dès le 16e s., on ne trouve plus de graphies en -l. A côté de ces deux formes pleinement lexicalisées, l’ancienne langue se servait aussi, entre autres, de deux constructions anaphoriques elliptiques si / non + verbe conjugué. S’il ne s’agissait pas là encore de mots-réponse à proprement parler, ces deux constructions étaient, dès l’ancien français (AF), conventionnalisées à un certain degré, dans la mesure où elles n’admettaient que certains verbes, principalement les auxiliaires être et avoir et le proverbe faire (sur ces constructions x 34.1.3 et x 35.2.1.2). Ces quatre types de réponse sont illustrés dans (a–d) : (a) « L’aveir Carlun, est il apareilliez ? » / E cil respunt : « Oïl, sire, asez bien » (Roland, ca 1100, v. 643-644) ‘« Le trésor de Charles, est-il prêt ? » Et celui-ci répond : « Oui, sire, parfaitement » ’ (b) Comant, ne l’aimmes tu ? – Nenil. (Eneas2, ca 1155, v. 8490) (c) « Or ne me demandez plus rien. – Non ferai ge, ma bele suer, … (RenartDole, 1210 ou 1228, v.1194-1195) (d) Je ne sçay qui vous meut, car je ne vous ay pas fait desloyauté, que je sache. – Si avez, dist elle (CentNouvelles, 1456-1467, p. 212)
Il faut remarquer que non commence tôt, et dans une proportion importante de ses occurrences, à apparaître sans verbe dans les réponses : « Renart, n’est mie Lietart chiche. – Non, fait Renart, ainz est haitiez ! » (Renart10, déb. 13e, v.11398) ‘« Renart, Lietart n’est pas avare. – Non, dit Renart, au contraire, il est prevenant ! »’
Aux stades antérieurs au français moderne, les locuteurs disposaient donc de deux marqueurs différents, oïl et si + V, qui servaient à exprimer des réponses affirmatives, et de deux autres nenil et non ± V, qui s’utilisaient dans les réponses négatives. Cela étant, la question se pose de savoir s’il a pu y avoir une distribution plus ou moins complémentaire entre, d’une part oïl et si + V, et d’autre part, entre nenil et non ± V. Une étude à grande échelle (Hansen 2020) montre en effet que les deux paires d’expressions, oïl / nenil, d’une part, et si + V / non ± V d’autre part, utilisées comme réponses dans le discours direct, se répartissaient assez nettement les tâches pragmatiques jusqu’au 16e s. Ainsi, oïl / nenil servaient, dans la très grande majorité des cas, comme réponses à des questions (y compris des impératives du type « Di(te)s-moi si p », qui demandent uniquement une réponse verbale) (voir aussi Saíz-Sánchez 2016), alors que si + V / non ± V répondaient préférentiellement à des actes de langage non-interrogatifs (assertions, re-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
quêtes,…). Il faut souligner qu’en AF et en MF, les réponses en si + V ne marquaient pas forcément la correction d’un énoncé précédent négatif. Cet usage semble en fait avoir été assez rare. Le si médiéval étant un marqueur général d’assertion (Marchello-Nizia 1985a : 52), de telles réponses pouvaient tout aussi bien exprimer la confirmation d’un énoncé positif : Querez autrui qui le vos die. – Si ferai ge (TroyesYvain, 1177-1181, v. 5231) ‘Demandez à quelqu’un d’autre qu’il vous le dise. – Je le ferai bien’
Cette distribution complémentaire des deux paires de particules s’observe dans les quatre exemples (a–d) cités ci-dessus, (a–b) illustrant l’usage de oïl / nenil en réponse à une question, alors que dans (c–d) si / non (dans les deux cas suivi d’un verbe) sont utilisés en réponse à des actes de langage non interrogatifs (à savoir une requête dans (c) et une assertion dans (d)). Il est loisible de penser que la distribution observée s’explique par le fait que, contrairement aux autres types d’actes de langage, une question totale demande par définition une réponse verbale représentant une proposition dotée d’une polarité. Il est donc peu étonnant que la langue ait lexicalisé en priorité des termes spécialisés pour servir de réponses aux questions. Toutefois, oïl / nenil, d’une part, et si / non, d’autre part, ne se partagent jamais les tâches pragmatiques de façon catégorique. Ainsi, entre le 12e et le 15e s., jusqu’à 12,4% (15e s.) des occurrences de oïl et jusqu’à 22,8% (14e s.) des occurrences de nenil présentes dans les données de Hansen (2020) répondent à des actes de langage non interrogatifs. Cependant, il faut remarquer que, pendant toute cette période, une proportion importante des occurrences de oïl / nenil de ce type répondent à des énoncés qui – tout en étant non interrogatifs en tant que tels – impliquent néanmoins une question : ainsi, dans l’exemple suivant, la conditionnelle se vous volés pose indirectement la question de savoir si le roi veut bien qu’on le mène à l’endroit désigné par l’adverbe la, question à laquelle il répond explicitement dans la partie de son énoncé qui suit Oil : et la vous menrons, se vous volés. » – « Oil, dist li rois, nous ne desirons aultre cose. » (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 139)
Pendant cette première période, Hansen (2020) constate en outre que oïl / nenil se trouvent rarement en réponse à des questions dont l’orientation pragmatique est pour ainsi dire « en disharmonie » avec la particule choisie. Par « l’orientation pragmatique » d’une question totale, nous entendons la réponse (positive ou négative) qui semble être la plus plausible du point de vue du locuteur qui pose la question. Cette orientation peut dans certains cas être indiquée par la forme linguistique de la question : ainsi, par exemple, une « tag question » comme « P, n’est-ce pas ? » est toujours orientée vers une réponse ayant la même polarité que la proposition qui précède immédiatement le « tag » n’est-ce pas : (a) Pierre viendra, n’est-ce pas ? (orientation positive > Pierre viendra) (b) Pierre ne viendra pas, n’est-ce pas ? (orientation négative > Pierre ne viendra pas)
La plupart du temps, cependant, l’orientation d’une question est déterminée par le contexte discursif dans lequel apparaît la question. Ainsi, comme le montrent les exemples dans (a–c) et dans (d–e) ci-dessous, la même question peut, selon le contexte, être orientée positivement ou négativement, ou – dans le cas des questions de polarité positive – sans orientation évidente : (a) A. Ce weekend, je vais à un colloque sur la pragmatique des questions. – B. Tiens ! Ça t’intéresse ? (orientation positive)
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(b) [Couple en instance de divorce :] A. Tu as passé une bonne journée ? – B. Oh, écoute ! Ça t’intéresse ? (orientation négative) (c) J’ai envie d’aller voir le nouveau film d’Isabelle Huppert. Ça t’intéresse ? (sans orientation) (d) [Ecoutant la radio :] A. Qui c’est qui chante là ? – B. C’est pas France Gall ? (orientation positive) (e) [Ecoutant la radio :] A. J’adore Véronique Sanson ! – B. Ah bon ! C’est pas France Gall ? (orientation négative)
Pour en revenir à l’usage de oïl / nenil, Hansen (2020) constate ainsi que, indépendamment de la polarité de l’énoncé précédent, oïl se trouve de préférence après une question qui est, ou bien orientée positivement, ou bien sans orientation, alors que nenil préfère les questions orientées négativement ou sans orientation. Ce comportement pragmatique est particulièrement net pour oïl : si cette forme peut très bien répondre à des énoncés de forme négative (le taux étant diachroniquement assez stable, autour de 5-10%), la proportion d’énoncés précédents qui sont orientés négativement est très faible dans l’ancienne langue – moins de 1,6% du 13e au 15e s. – et ne dépasse pas 6,3% aux stades ultérieurs. En d’autres mots, au-delà de la polarité de la réponse, oïl et, dans une moindre mesure, nenil semblent marquer l’accord avec l’orientation de l’énoncé précédent. A partir du 16e s., la distribution des particules oui (qui, comme on l’a vu plus haut, s’écrit désormais sans -l) et non commence à changer, oui devenant deux fois plus fréquent en réponse à des énoncés non interrogatifs (de 12,4% des occurrences au 15e s., dont 8,3% implicitant une question, on passe à 27,8% au 16e s., dont seulement 2,9% implicitent une question), alors que non – apparaissant désormais presque systématiquement sans verbe – commence de plus en plus souvent à prendre la place de nenil / nenni en réponse à une question. Ainsi, dans les données de Hansen (2020), il n’y a aucune occurrence de non après une question au 15e s., mais déjà 35,2% au 16e s. et 44,1% au 17e s. A partir du 18e s., oui et non se trouvent tous deux distribués en proportion plus ou moins égale entre les questions et les actes de langage non interrogatifs. Nenni, en revanche, (qui, à l’instar de oui, perd son -l final à l’écrit à partir du 16e s.) garde sa prédilection pour les questions durant les 16e et 17e siècles, sa distribution ne commençant à s’élargir qu’au 18e s., époque à laquelle non a déjà largement pris l’ascendant en termes de fréquence. Les textes du 18e s. indiquent un changement pragmatique dans l’usage de nenni, qui semble fréquemment exprimer une réponse négative emphatique, assez souvent appuyée par la présence d’un que, même en discours direct, comme dans l’exemple cidessous. Ce changement indique que non et nenni forment entre le 16e et le 18e s. une « chaîne de propulsion » (Martinet 1952), non empiétant sur le terrain fonctionnel de nenni, conduisant d’abord celui-ci à essayer d’occuper un terrain nouveau, pour finalement le faire plus ou moins disparaître du français standard à partir du 19e s. … parlez, dit-il, si vous osez, est-ce que j’ai fait le libertin comme vous ? Oh que nenni, répondit De Gréves, vous êtes un saint (J. de Varenne, Mémoires du chevalier de Ravanne, 1740, p 138-140)
Quant à si, enfin, les premières attestations du mot-réponse moderne, c’est-à-dire utilisé seul comme réponse en discours direct, sans être suivi d’un verbe, semblent dater de la seconde moitié du 16e s. (Pohl 1976 : 204). La fréquence des usages de si comme adverbe de phrase non correctif ayant commencé à diminuer à partir de la seconde moitié du 15e s. (MarchelloNizia 1985a : 200), cette particule se cantonne graduellement, une fois le verbe perdu, dans
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
l’usage marqué – et partant relativement peu fréquent – d’inverseur de polarité / orientation négative que l’on connaît en français moderne. Références bibliographiques : Corpus CLAPI ; Hansen 2020 ; Høybye 1939 ; Kerbrat-Orecchioni 2001 ; Marchello-Nizia 1985a ; Martinet 1952 ; Plantin 1982 ; Pohl 1976 ; Sadock et Zwicky 1985 ; Saiz-Sánchez 2016 ; Theslaff 1960 ; Wilmet 1976.
32.5 Les coordonnants et, ou, ni et les locutions coordonnantes Depuis son apparition dans la deuxième édition de la Grammaire de la langue française de Lemaire (1885 [1862]), la liste des sept coordonnants car, donc, et, mais, ni, or, ou est bien implantée dans la tradition scolaire. Par-delà ses vertus mnémotechniques (homophonie de mais, ou, et, donc, or, ni, car avec « Mais où est donc Ornicar ? »), elle réunit un ensemble de termes qui, tous, satisfont les quatre critères définitoires de la conjonction coordonnante comme 1) outil de liaison morphologiquement invariable 2) articulant des constituants isofonctionnels 3) sans faire partie de ces derniers 4) et établissant entre eux un rapport d’indépendance réciproque. En dehors du cadre scolaire, cette liste fait en revanche l’objet de très nombreux débats. Les linguistes lui reprochent notamment son hétérogénéité morphosyntaxique, dans la mesure où elle associe : 1) un noyau dur et, ou, ni présentant – une spécificité morphologique – la possibilité de se démultiplier en figurant à l’attaque de chacun des éléments conjoints (coordination polysyndétique : et …et, ou…ou, …ni) ; – trois spécificités syntaxiques – (i) l’incompatibilité de coordonnants entre eux ; (ii) l’occupation d’une place fixe à la jonction des deux unités conjointes ; (iii) la capacité d’articuler des unités de tout type : inter-propositionnelles (coordination de phrases ou de propositions), intra-propositionnelles (coordination de syntagmes) et intrasyntagmatiques (coordination d’éléments de syntagmes) ; 2) et un ensemble périphérique de termes (mais, car, or, donc) refusant le polysyndétisme, dont les capacités articulatoires sont moindres, et qui, avec donc, intègre un élément mobile et cumulable avec les conjonctions du noyau dur.
Assumant cette forme d’hétérogénéité, certains courants de linguistique – notamment, mais sans exclusive, les courants fonctionnalistes des années 1960, 1970 et 1980 – ont plaidé pour l’extension de la liste scolaire à 1) d’une part, un certain nombre d’adverbes (tels puis, voire), de prépositions (telle avec), ou encore, de subordonnants (tels comme et ainsi que), susceptibles de figurer, de même que et, ou, ni, dans le cadre d’une structure coordonnée syntagmatique (coordination de termes) ; 2) d’autre part, un certain nombre d’adverbiaux (tels ainsi, aussi, alors, par conséquent, en effet, cependant, pourtant, en outre, de plus…) dont le comportement syntaxique se rapprochait de celui des coordonnants dits « périphériques » mais, car, or, donc. On pourra consulter à ce sujet Badiou-Monferran (2000 : 98124) et, pour un développement ultérieur, Rousseau (2007 : 11-57), qui, dans le cadre d’une approche défendant, sur la base d’arguments synchroniques, la pertinence des notions désormais contestées de coordination vs. subordination – voir ci-dessous –, reconfigure la liste alphabétique de la tradition scolaire en plusieurs micro-systèmes de coordonnants intègrant, pour l’un d’entre eux, le connecteur pourtant. A l’inverse, d’autres courants – notamment les approches pragmatiques et les approches logiques des années 1970, 1980 et 1990 – ont fait le choix de se passer du concept
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de coordination, ont dissout la liste scolaire des conjonctions coordonnantes, et ont reversé ses éléments dans deux catégories plus opératoires selon eux : 1) la catégorie des « connecteurs », entendus, au sens de Ducrot (1983), comme des relateurs articulant des énonciations (c’est typiquement le cas de car, or, donc, mais ainsi que de et, ou, ni reliant des propositions ou des phrases) ; 2) la catégorie des « opérateurs », entendus, toujours au sens de Ducrot (1983), comme des relateurs articulant des contenus propositionnels – il en va ainsi, dans les modélisations existantes, de et, ou, ni lorsqu’ils relient des éléments conjoints infrapropositionnels (voir à ce sujet Badiou-Monferran 2000 : 164-203). Cette position prévaut aujourd’hui dans les modélisations synchroniques (graduelles ou non graduelles) de l’intégration syntaxique (voir Corminbœuf et Benzitoun 2014). Ces dernières, en effet, font presque toutes l’économie des notions de « coordination » et de « subordination », notions qui, depuis les travaux pionniers d’Allaire (1996), sont jugées inefficientes pour rendre compte – entre autres – des cas d’alternance tels que « Il n’est pas arrivé que (et) il repart », « Vient-il que (et) tout s’explique », dans lesquels les pseudo « et coordonnant » et « que subordonnant » constituent deux « variantes » discursives interchangeables (Allaire 1996 : 22). La GGHF adopte une voie intermédiaire, consistant à maintenir le concept de coordination, en vertu de sa relative opérativité en diachronie (à ce sujet x 40.3), mais à restreindre la liste de ses marqueurs formels au noyau dur et, ou, ni. Ce choix ne relève pas tant de considérations théoriques (celles des approches générativistes ou psycho-systématiques de la coordination – voir Badiou-Monferran 2000 : 124-139 et 146-164) ni de considérations strictement étymologiques, même s’il est avéré, d’une part, que et, ou, ni, sont bien tous trois issus de coordonnants latins, et qu’ils sont d’autre part les seuls coordonnants français à se trouver dans ce cas – comme le fait voir ci-dessous le tableau récapitulatif d’Antoine (1958), synthétisant et complétant l’inventaire plus ancien de Lerch (19301931) : Conjonctions
latines
Copulatives Copulatives négatives Disjonctives
et, -que, ac, atque, quoque, etiam nec, neque
Adversatives
sed, at, ast, autem, uerum, uero, tamen, atqui, attamen, nihilominus
Causales Consécutives
nam, namque, enim, etenim itaque, ergo, igitur, proinde
aut, uel
restées en créées par le français* français et > e / et a.fr. si (> sic), aussi nec > ne / ni aut > / ou**
o
soit…soit mais (< magis), a.fr. ains, toutefois, cependant, pourtant, seulement car (< quare), en effet a.fr. giers, donc, ainsi, aussi, partant
* « créées » doit s’entendre par rapport au seul latin « classique » ** L’ancien français « veaus » (< vel) est mort de très bonne heure. Tableau 20 : Reproduction de l’inventaire des coordonnants latins et français et des notes figurant dans (Antoine 1958 : I, 545)
Par-delà l’argument étymologique, c’est l’analyse diachronique elle-même, et donc les évolutions parallèles et / ou croisées du fonctionnement syntaxico-sémantique de et, ou, ni en
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
français, mettant au jour des spécificités que ne connaissent pas les autres connecteurs (parmi lesquels mais, or, car, donc), qui justifient un tel regroupement – et a fortiori le maintien du concept de « coordination », apte à rendre compte du type singulier de jonction spécifié, sur le long terme, par ces trois morphèmes. L’histoire de et, ou, ni est bien celle d’un microsystème, jouant de faits d’alternance et/ou de concurrence internes, comme on pourra le voir dans la section 40.3. Pour l’étude morphologique de mais / ains, or, car, donc, figurant dans la liste traditionnelle des coordonnants, mais que la GGHF recatégorise en connecteurs adverbiaux, voir 32.4. 32.5.1 Du latin au français : « renouvellement des conjonctions » et « tri sélectif » Du latin au français, le « renouvellement des conjonctions » (Meillet 1915-1916) s’effectue selon le principe d’un « tri sélectif » (Antoine 1958-1962 : 542 et suiv.), qui aboutit à l’élaboration d’un paradigme français beaucoup moins riche, quantitativement, que le paradigme latin (voir le tableau 20 ci-dessus). Qualitativement, le paradigme français ne retient du paradigme latin que les quatre conjonctions et, aut, vel, nec. Si l’on suit Orlandini et Poccetti (2007), il s’agit des coordonnants latins les plus « grammaticalisés », au sens où ces derniers sont susceptibles, tout à la fois, de marquer non seulement la coordination « copulative » – coordination unissant deux éléments infrapropositionnels, présentant le même rôle syntaxico-sémantique et formant ainsi une unité conceptuelle – mais encore la coordination « connective » – coordination qui « ajoute » des éléments supra-propositionnels (propositions ou phrases articulées autour d’un pivot verbal) plutôt qu’elle ne les « conjoint », articulant ainsi deux actes de paroles distincts. La disparition au cours du 13e s. de viaus, vels, veaus, et seviaus – adverbe disjonctif français issu de vel, et attesté seulement dans les plus anciens textes (voir le tableau 20 cidessus) – au bénéfice de u / ou – conjonction disjonctive issue de aut et longtemps notée o en français médiéval (voir ci-dessous 32.5.2.2.b.) – a par ailleurs très vite resserré le paradigme français autour des trois morphèmes et, ou, ni. Le français semble finalement avoir choisi de ne sélectionner, pour l’expression de la disjonction, qu’un seul marqueur : celui – en l’occurrence ou – dont l’étymon latin – aut – disposait des capacités « connectives » les plus étendues (aut coordonnant régulièrement des propositions et des phrases ; vel ne le faisant que rarement, et toujours pour introduire un cas très particulier de disjonction, celui consistant à articuler un énoncé à sa reformulation ; tandis que -ve, particule disjonctive enclitique latine non mentionnée dans le tableau d’Antoine repris ci-dessus, ne venait servir pour sa part que des cas de coordination « copulative »). 32.5.2 Stabilisation formelle du paradigme français 32.5.2.1 Érosion du volume phonétique à l’oral et développement compensatoire des locutions coordonnantes a. Érosion du volume phonétique À l’oral, le volume phonétique des coordonnants français est plus restreint que celui de leur étymon latin.
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La conjonction et française, dont la prononciation est réduite à un seul phonème, [e], est en effet héritée de la conjonction latine et, équivalant à deux phonèmes [εt], elle-même issue de l’adverbe indo-européen ˚eti (trois phonèmes). En français, l’amuïssement du [t] final du coordonnant latin n’est pas complet ni immédiat, comme l’atteste, entre autres, la présence de graphies ou d’abréviations comportant une dentale depuis les Serments de Strasbourg (842), et encore dans la Vie de saint Alexis : Quer feit i ert e justice ed amur ; (StAlexis, ca 1050, v. 2 ; ed est la transcription choisie par l’éditeur Stotey pour transcrire l’esperluette &) ‘Car régnaient alors justice et amour ;’
Mais il est néanmoins très précoce. A preuve la généralisation de la graphie e, correspondant au son [e], devant consonne comme devant voyelle, dans les textes anglo-normands de la première moitié du 12e s. comme le ms. O de la Chanson de Roland, quand le copiste ne recourt pas, pour l’expression du coordonnant conjonctif, à l’abréviation tironienne (note tironienne ⁊) neutralisant l’opposition phonétique de [εd] et de [e] (voir ci-dessous 32.5.2.2.a.): Noz chevals sunt e las e ennuiez. (Roland, ca 1100, v. 2484) ‘Nos chevaux sont et fatigués et à bout de force.’
Buridant (2000a) observe à son sujet que dans les parlers de l’Est, devant voyelle, [e] pouvait parfois passer à [i], graphié « y » / « i ». (Selon Buridant 2000a : 551, les attestations de y / i devant voyelle sont récurrentes « dans la Vie de sainte Catherine, 170, 248 ; épisodiques dans Parise la duchesse ; nombreuses dans La Bible de Macé de la Charité, particularité due au texte copié, berrichon, voir éd. I. XX »). Quoi qu’il en soit, [e] / [i] sont de volume plus réduit que le coordonnant latin [εt] et le produit français [εt] / [εd] des anciens textes. Pour sa part, la conjonction française ou, originellement notée o et prononcée [ɔ], est attestée dès les plus anciens textes : Voillent o nun, sil laissent metra an terre (StAlexis, v. 579) ‘Qu’ils le veuillent ou non, ils le laissent mettre en terre’
Elle est le produit de la monophtongaison du coordonnant latin aut (deuxième moitié du 5e s.). À l’écrit, l’apparition, au 12e s., des graphies u, ou est parallèle à l’évolution, à l’oral, en finale absolue, de [ɔ] à [o] puis à [u], du moins en français central (Zink 1986 : 52). Pour autant, tout au long du 12e s., les trois notations o, u, ou demeurent, et parfois même cohabitent : Rendre le quidet u mort o recreant. (Roland, v. 2733) ‘Il pense le tuer ou le réduire à merci.’ Il le fait pendre o ardeir ou ocire. (Roland, v. 3670) ‘Il le fait prendre ou bruler ou tuer.’
La période de variation graphique se poursuit jusque dans le premier quart du 13e s., où l’on trouve encore des attestations de la graphie conservatrice o : Si troverait en une terre / La fille d’un conte o d’un roi / Qui seroit plus bele de moi. (Vengeance Raguidel, 1200, v. 23-25). ‘Et il trouverait dans un autre pays une fille de comte ou de roi qui serait plus belle que moi.’ La vostre amors me donra mort o vie. (Chansonnier de Zagreb, 1225, 139r°) ‘L’amour que je vous porte m’apportera la mort ou la vie.’
Mais, dans les exemples ci-dessus, la présence du graphème o ne préjuge ni du maintien ni de la disparition du son [ɔ] à l’oral. En effet, durant tout le 12e s. et jusqu’au milieu du 13e s.,
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
o constitue un « archigraphème » (Andrieux-Reix 2001 : 223), susceptible de transcrire – entre autres – les sons [ɔ] et [u]. Il s’agit de « la plus polyvalente – et opaque – des notations vocaliques » (id.). La désattestation, au milieu du 13e s., de la notation o comme marqueur de coordination au profit de u / ou, est contemporaine du moment où o et ou « ont commencé à se stabiliser, ou dans la notation de [u], […], o restant pour [o] ou [ɔ] » (id. : 227) : autrement dit, c’est dans la seconde moitié du 13e s. – soit, plus d’un siècle après le coordonnant conjonctif [e] – que le coordonnant disjonctif français acquiert, de manière certaine et définitive, la qualité phonématique qui est encore aujourd’hui la sienne – [u]. Là encore, quelles qu’en soient les réalisations phonétiques successives, le volume de la conjonction française ([ɔ] > [u], un seul phonème) est plus restreint que celui de son étymon latin aut (plusieurs phonèmes). Il en va de même avec la conjonction française négative ne (deux phonèmes), issue de nec (trois phonèmes), qui, en ancien français (AF), devant voyelle, peut se maintenir sous la forme ne ou prendre la forme élidée n’ (un phonème): Ne a muiler ne a dame qu’aies veüd / N’en vanteras el regne dunt tu fus (Roland, v. 1960) ‘Ni auprès de quelque femme ou dame que tu aies rencontrées dans le pays d’où tu viens, tu ne t’en vanteras pas’ N’escut ne bronie ne pout sun colp tenir (Roland, v. 3355) ‘Ni bouclier ni cuirrasse ne put supporter le coup’
Dans le dernier tiers du 13e s., pour l’expression de la coordination sous négation, apparaît, notamment dans les parlers du Nord et de l’Est, une forme concurrente non héritée, la forme [ni], de volume phonétique identique (deux phonèmes), et qui a triomphé en FMod. La genèse mécanique de cette nouvelle lexie fait encore aujourd’hui débat : certains y voient le produit d’une fausse coupe de ne icelui > ni celui (voir Bonnard 31989 [1972] : art. « Conjonction ») ; d’autres celui de l’enclise de il dans ne > nil > ni (voir Pope 21952 [1934], Bourciez 91967 [1889] ; Fouché 21966-1969 [1952-1961]). D’abord attestée à l’écrit sous la forme ni, la conjonction émergente figure tout autant devant voyelle que devant consonne, et dispose des mêmes capacités coordinatoires que ne (coordination de syntagmes – entre autres nominaux, adjectivaux, verbaux… – et de propositions) : ne ja ne seroit teis qu’il l’osast encontrer ni atendre. (MenestReims, ca 1260, p. 12r°) ‘et qu’il ne serait pas en état d’oser l’affronter ni lui résister.’ Vous ne fustes onques assevis d’or ni d’argent. (MenestReims, p. 27r°) ‘Vous n’êtes jamais rassasié d’or ni d’argent.’ et il manderent le roy qu’il n’en feroient riens pour lui, ni a lui ne se tenoient il pas. (MenestReims, p. 41r°) ‘et ils firent répondre au roi qu’ils n’en feraient rien pour lui, et qu’ils n’étaient pas de son parti’
Les premières attestations de la graphie ny sont plus tardives. Datant de la toute fin du 14e s., elles se développent au 15e s., où elles apparaissent là encore devant voyelle comme devant consonne, en coordination de syntagmes comme de propositions : Herbes ne fruit ny autre chose n’y pouoit frutiffier ne venir a bien. (Berinus1, ca 1370, p. 140) ‘Ni herbes ni fruits ni rien d’autre ne pouvait y pousser et venir à maturité.’ Et celle nostre gent si ne se arrestent pas, ny poy ni assés. (Chronique de Morée, ca 1320, copié début 15e s.) ‘Et cette troupe-là de nos gens ne s’arrête si peu que ce soit.’ son mary n’estoit point si mal ne si desvoyé qu’elle esperoit, ny que son cueur luy avoit jugié […] (CentNouvelles, 1456-1467, p. 367)
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Pour autant, à la fin du 15e s., [ni] constitue une variante encore très minoritaire de [nə], comme le montre le tableau suivant :
Graphies correspondantes Vieux Coustumier de Poictou, prob. 1451, manuscrit 2e m. 15e s JehanParis, 1494, manuscrit 16e s. Commynes Mémoires8 1490-1505, manuscrit début 16e s.
Expression de la coordination sous négation [ni] ny ni ne
2 6% du total 3 9% du total 3 8,5% du total devant voyelle autre que [i] et / ou devant consonne : non point le faire ny aider (p. 96) le maistre n’expedioit riens de luy ny n’escoutoit les gens qui en venoient (p. 122)
00 00 00
[nə]
32 94% du total 30 91% du total 31 88,5% du total devant voyelle autre que [i] et/ou devant consonne : ladi[t]e rivière creüt si très fort que nul homme n’y eust sceü passer ne à pied ne à cheval ne l’une compaignée n’eust sceü secourir l’autre ; (p. 72)
n’ (devant voyelle, en AF) 00 00 1 3% du total devant [i] : qui firent serment de n’y mettre ny Françoys n’Ytalians, (p. 103)
Tableau 21 : Expression de la coordination sous négation dans trois textes de la fin du 15e s.
Par la suite, en toutes positions, [ni] gagne progressivement du terrain (x 40.3), et finit par évincer [nə] au tournant des 16e et 17e s., même si, dans le deuxième quart du 17e s., demeurent encore ça et là quelques attestations isolées de ne (trace graphique de [nə]) dans les formations libres comme dans les expressions figées : ‘je ne veu ne chapon, ne padi ne poulé je ne veu que le petit pla’ (Heroard, Histoire particulière de Louis XIII, 1605-1610, p. 118) Quand il desirera de ne plus ne moins vivre (CoeffeteauHistoire, 1646 [1623], p. 566)
Formellement, il faut donc attendre le second tiers du 17e s. pour que le paradigme des coordonnants acquière son format oral actuel : [e] [u] [ni]. Que les variations phonologiques repérées pour les époques précédentes soient imputables à l’évolution phonétique ([εt] et [εd] > [e] ; [ɔ] > [u]) ou à l’alternance de formes héritées vs. formes françaises concurrentes ([nə] vs. [ni]), les produits français sont tous phonétiquement plus ténus que leur étymon latin. b. Développement compensatoire de locutions coordonnantes : ou bien, ou soit, et si, ne mais (que) En compensation au phénomène d’érosion phonologique, les coordonnants français ont eu tendance à s’apparier avec des adverbes. Ces assemblages syntagmatiques sont à l’origine
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
des locutions coordonnantes. On distinguera 1) les appariements comme ou bien, dont l’élément conjonctif n’est pas suppressible (ou bien > *bien), qui n’acceptent pas d’insertions (ou bien [alors] > *ou alors bien) et que l’on considèrera à ce titre comme de véritables « locutions coordonnantes », 2) de ceux comme ou autrement (toujours productif), et ensemble (circonscrit au français médiéval), dont l’élément conjonctif est suppressible (ou autrement > autrement ; et ensemble > ensemble), qui supportent l’insertion (ou autrement > ou bien autrement ; et ensemble > et tout ensemble) et qui, ramenés au rang de simples « collocations » (c’est-à-dire, de séquences de mots convenues mais libres) ne seront pas traités ici. On évoquera en revanche le cas de la suite semi-figée et si, dans laquelle et est certes suppressible (et si > si), mais qui n’accepte pas l’insertion (et si [alors] > *et alors si), ce qui en fait un cas intermédiaire entre collocation et locution. i. Ou est susceptible d’entrer en composition avec bien et avec soit Le composé ou bien est attesté dès le 12e s.: il li estoit toz tens en ese, / savoir s’il veïst leu ne ese / qu’il la ferist an dessotant, / ou bien de pres ou an lançant. (Eneas2, ca 1155, v. 7149-7152) ‘Il lui était donc facile, s’il en voyait le moment et l’occasion, de la frapper par surprise, que ce soit de près ou de loin.’
Mais il faut attendre le milieu du 14e s. pour que les occurrences de la locution, dont la productivité ne s’est pas démentie depuis, se multiplient. On trouve désormais ou bien en toutes positions, à l’articulation de propositions ou de syntagmes, en coordination simple ou polysyndétique : car il semble que toute chose ne soit pas a amer, mais tant seulement ce qui est bien honneste ou bien qui est delitable ou bien qui est utile, c’est a dire proffitable. (OresmeAristoteCommentaire, 1370, p. 415) ‘Car il semble bien que toute chose ne soit pas digne d’amour, mais seulement ce qui est ? bien honneste ? ou bien agréable qui est agréable ou bien qui est utile, c’est-à-dire profitable.’ On deveroit envoiier taster si li pont sont desfait ou bien gardé. (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 704) ‘On devrait envoyer vérifier si les ponts sont détruits ou bien sont protégés.’
La genèse de la locution n’est pas documentée et en l’état, il n’est pas possible de la décrire avec certitude. La locution ou soit, productive jusqu’au 16e s. inclus, associe le coordonnant disjonctif ou et le subjonctif soit – également à l’origine de la corrélation de formation française soit… soit. Elle prend sa source dans deux constructions libres : l’une articulant l’alternative verbale soit… soit – fust… fust au passé – par le disjonctif simple ou (Soit X ou soit Y / Fust X ou fust Y) ; l’autre conjoignant la même alternative verbale par le disjonctif polysyndétique ou…ou (Ou soit X, ou soit Y / Ou fust X ou fust Y) : nus hom n’i vient, tant soit enfers, ou soit moines ou lais ou clers. (Le roman de Renart, Branche I, ca 1180, v. 2975-2976) ‘Personne n’y vient, qu’il soit infirme, ou qu’il soit moine ou laïc ou clerc.’ Ou soit savoir ou soit folie (BéroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 2718) ‘Que ce soit sage ou que ce soit une folie’ Les autres savoient congnoistre, / Fust seculers ou fust de cloistre, / Li quels pensoit a fausseté, / Et li quels voloit loyauté. (Machaut, Le dit dou Lyon, 1342, p. 215) ‘Les autres savent reconnaître, qu’il s’agisse de laïcs ou de religieux, lequel avait de mauvaises pensées, et lequel désirait être loyal.’
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ou fust par mer ou fust par terre (Eneas2, ca 1155, v. 7607) ‘que ce soit par mer ou que ce soit par terre’
La construction en ou soit est par ailleurs attestée dès l’AF dans des contextes de transition, où le second soit est susceptible d’être omis, comme élément non central de la prédication : Bien vialt qu’il praingne a son pleisir / Quanqu’il voldra por lui servir, / Ou soit d’argent ou [soit] de tresor. (Chrétien de Troyes, Cligès, 1176, v. 5085-5087) ‘Il accepte volontiers qu’il prenne largement tout ce qu’il voudra selon ses désirs, que ce soit l’argent ou le trésor.’
Cette ellipse, qui suspend la symétrie de l’alternative verbale originelle soit…soit, invite alors à réinterpréter le premier ou soit non plus comme la suite de deux unités distinctes (un coordonnant et un verbe) mais comme une locution coordonnante à part entière, faisant pendant avec le coordonnant simple ou qui s’inscrit dans sa succession. Pour autant, le processus de lexicalisation de la locution n’atteindra jamais son terme : le lieu d’exercice de ou soit étant d’une part syntaxiquement contraint à une unique position (l’initiale du premier conjoint), et sa productivité étant d’autre part génériquement limitée aux contextes versifiés (où elle constitue une alternative métrique – de deux syllabes – au terme simple ou – d’une seule syllabe). Ses dernières attestations figurent dans la poésie du 16e s.: et là, celuy qui mieux sa lévre poseroit / dessus la lévre aimée, et plus fort baiseroit, / ou soit d’un baiser sec, ou d’un baiser humide (Ronsard, Le second livre des Amours, 1578, p. 143)
Il est vrai que dans les contextes alternatifs, la construction Ou soit X, ou Y, qui comprend la locution ou soit, entrait en concurrence avec beaucoup d’autres constructions, qui ont fait fortune en FMod, ou qui ont elles aussi disparu : 1.
[Soit X] ou [soit Y]. Construction cumulant la corrélation d’origine verbale soit…soit et la coordination simple ou – indépendamment toujours de la locution ou soit. Variante attestée en FMod, mais de faible productivité : Tu es entré en leur païs, / Nul n’i entre qui assallis Ne soit d’elles et guerroié, / Soit à cheval ou soit à pié. (Guillaume de Digulleville, Le pèlerinage de vie humaine, 1300-1331, v. 73867388). ‘Tu es entré dans leur royaume, Nul n’y entre sans être attaqué par elles et combattu, que ce soit à cheval ou a pied.’ Soit pour s’en emparer, ou soit pour le défendre, / Autour de mon palais ils vont tous accourir. (Crébillon, Catilina, IV, 3, 1749, p. 235) Lamartine, chaque matin, soit qu’il écrive ou soit qu’il pérore, improvise. (Sainte-Beuve, Pensées et maximes, 1889, p. 111) mais voici qu’elle n’était déjà plus qu’une vapeur défaite, soit plus haute ou soit très lointaine. (Gide, Le voyage d’Urien, 1893, p. 47)
2.
Soit [X ou Y]. Construction d’origine verbale attestée jusqu’en FClass : Mais totes voies creanta / A faire quanqu’elle voudroit, / Soit maus ou biens, que que ce soit. (Wauchier de Denain, Deuxième continuation de Perceval, 1210, Épisode 23, p. 292) ‘Mais toutefois il accepta de faire tout ce qu’elle voudrait, que cela tourne mal ou bien, quoi que ce soit.’ Soit près, ou loing, je n’ay que desplaisir. (Marguerite de Navarre, Comédie à dix personnages, 1542, Scène IV, p. 107) car, soit par les artifices ou par la volonté des dieux, qu’un certain devot druide luy a declarée depuis quelque temps en ça, Lindamor n’est plus aimé. (Urfé, L’Astrée, 1612, I, 10, p. 377)
952
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe Enfin, soit par besoin ou par dégoût, je meurs d’envie d’être dans mon mail et manger ma petite poitrine de tores. (Sévigné, Correspondance, 1675, t. 1, Lettre de 1671, p. 322) et, soit foiblesse ou fierté, la plupart aimeroient mieux essuyer en secret de mauvais traitemens. (Barthélémy, Voyage du jeune Anarchasis en Grèce, 1788, t. 1, p. 488)
3.
Soit X soit Y. Corrélation soit…soit sans marque de coordination cumulée, et donc, sans locution ou soit. La variante temporelle fust X fust Y est attestée jusqu’en FPréclass : soit de foille, soit de racine (Eneas2, ca 1155, v. 9570) ‘qu’il s’agisse de feuille ou de racine’ Soit vous êtes prêt à assumer un certain risque, soit vous renoncez à ce projet. (Simonet et Olivès, Marc Beltra : roman autour d’une disparition, 2013, p. 161) Fust a lance, fust a espee (WaceBrut2, 1155, v. 4246) ‘que ce soit avec une lance ou avec une épée’ Fust de joie, fust de doloir (MachautFortune, 1341, p. 15) ‘que ce soit de joie, que ce soit de douleur’ fust tort, fust droit (Christine de Pizan, Le livre de la mutacion de fortune, 1400, I, 2, 11, p. 92) ‘qu’il ait raison ou qu’il ait tort’ Fust à pied fust à cheval (La Marche, Mémoires, 1470, I, 8, p. 284) Fust par vie, fust par mort (Calvin, Institution de la religion chrestienne, 1560, III, p. 194) jamais je ne les recullay de moy, ny oncques me despleurent leurs conseils, fust en privé, fust en public (Lavardin, La Célestine, 1578, p. 139) et le considerant un peu, cogneut bien qu’il estoit estranger, fust au langage, fust à l’habit (UrféeAstrée, 1610, p. 96) Sa soeur Meride luy en dit autant, le pria de considerer que c’estoit le moins qu’il pouvoit attendre, fust pour l’alliance, fust pour le bien. (Mareschal, La Chrysolite, 1634, p. 470)
Dans la première des constructions ci-dessus, [Soit X] ou [soit Y], la suite ou soit, occasionnée par le cumul d’une structure de coordination et d’une structure corrélative, est purement contingente, et ne se confond pas avec la locution ou soit introduisant le premier terme d’une alternative. À preuve, la possibilité d’insertion d’un élément entre ou et soit (possibilité incompatible avec une interprétation locutionnelle de ou soit, les locutions se caractérisant, par définition, par la coalescence de leurs éléments composants) : Soit que je vive ou bien soit que je meure (DuBellayOlive, 1550, v. 1618) Soit que je meure, ou bien soit que je vive (Tristan Lhermite, La Célimène, 1653, II, 3, p. 562) Et le grillon, quelque affectueuses que fussent les paroles de la salamandre, ne répondait point, soit qu’il dormît d’un magique sommeil, ou bien soit qu’il eût fantaisie de bouder. (A. Bertrand, Gaspard de la Nuit, 1841, p. 135)
La productivité des constructions venues faire concurrence à la suite ou soit [locution conjonctive] X, ou Y est inégale, et elle ne s’exerce pas au même moment ni pour la même durée : le français moderne et contemporain a en effet privilégié le format soit X soit Y. Antoine (1958-1963 : 545 et 1104 et suiv.), plaidant pour l’extension de la liste à sept éléments, considère au demeurant soit…soit comme une locution coordonnante de formation française, appelée à enrichir le stock des coordonnants français, au-delà du noyau dur à trois éléments légué par le latin (voir ci-dessus le tableau 20). Va dans le sens d’une lexicalisation de soit…soit le fait que sa variante fust…fust disparaît en FClass, au bénéfice, notamment, d’une structure en soit … soit rétrocédant fust à un niveau intrapropositionnel, comme dans l’exemple suivant :
Chapitre 32. Catégories invariables
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et craignoit mesme qu’y estant arrivé, celuy qui commanderoit, soit que ce fust Othon, soit que ce fust Vitellius, ne le retint pour ostage de la fidelité de son père. (CoëffeteauHistoire, 1646, p. 444)
Pour autant, mieux vaudrait considérer que le figement de soit… soit conduit à l’avènement d’une locution « corrélative », non d’une locution « coordonnante »: en effet, si soit…soit peut être remplacé par ou…ou, contrairement à ou…ou, il ne constitue pas la variante d’un coordonnant simple (ou a ou b / a ou b ; soit a soit b /*a soit b). Soit…soit, toujours contrairement à ou…ou, est en outre compatible avec d’autres coordonnants (conjonctions ou locutions coordonnantes): la conjonction ou – soit X ou soit Y –, et la locution ou bien – soit X ou bien soit Y – (voir les exemples ci-dessus). ii. Et a pu pour sa part entrer pour un temps en composition avec si. Et si constitue l’appariement improbable et néanmoins très productif du coordonnant et et de l’adverbe qui « di[t] le vrai » (Marchello-Nizia 1985a). Antoine (1962 : 945) a montré que si seul, attesté dans les plus anciens textes et jusqu’en FClass, apparaissait volontiers à l’articulation d’éléments conjoints thématiquement liés, mais aspectuellement distincts, pour marquer tout à la fois la continuité thématique et le changement d’aspect (par exemple, mais sans exclusive, le passage du duratif au ponctuel, ou de l’ingressif au résultatif), quand et traduisait « l’addition ou la succession simple » (Antoine 1962 : 956). Autrement dit, si marque l’autre dans le même, quand et marque le même dans l’autre. Et si marque les deux à la fois. La ligature figure déjà dans le Sermon sur Jonas (10e s., p. 42 et 44). Dès le 12e s., elle se dote d’une valeur adversative : Grant gent somes et si n’avon / de vitaille se molt po non (Eneas1, ca 1155, v. 343) ‘Nous sommes une troupe nombreuse, et nous n’avons que peu de nourriture’
valeur que l’adverbe simple si acquiert certes pour sa part à la même époque (voir MarchelloNizia, 1985a : 138-139), mais qu’il ne développe qu’en moyen français (MF) (voir Antoine 1962 : 998, ou encore Prévost 2001 : 253, qui apparie l’essor du sens adversatif pour si simple à la présence d’un sujet postverbal pronominal – si conservant sa « valeur de transition » lorsqu’il introduit un sujet postverbal nominal). Cette nuance sémantique, de type oppositif (‘et cependant’), qui coexiste, en français médiéval, avec la valeur transitionnelle de base articulant l’autre et le même, prendra le dessus dans les dernières périodes de productivité de et si (16e, 17e et début du 18e s.): Sur son nez sont tresbelles et odorantes pommes penduez, et si, enrage de fain. (Thenaud, Traité de poesie, 1515-1519, p. 95) Qu’il devinst opulent, et si n’en montrait rien. (LEstoileRegistre3, 1575, p. 111) Comment je suis femme d’un coquu, et si je suis femme de bien ; (BeroaldeParvenir, 1616, p. 260) Elle est au port / Heureusement conduite ; et si, mon Oncle est mort ; (Scarron, L’héritier ridicule, 1650, III, 1, p. 53) Je crains que Mme De Langeronne se console, et si, j’ai fait de mon mieux (Sévigné, Correspondance, 1680, t. 2, Lettre de 1675, p. 21) Celui qui m’embarrasse le plus, c’est ce persécutant monsieur André ; et si, je ne lui dois que trois mille cinq cents livres. (Regnard, Le retour imprévu, 1700, scène IV, p. 136) C’est là ce qui s’appelle un joli homme ! et si, ce n’est encore rien en comparaison de nos jeunes seigneurs de la cour. (Boissy, Le Français à Londres, 1727, scène IV, p. 33)
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
Les histoires de si et de et si ne sont donc pas parallèles. La ligature composée acquiert sa valeur adversative beaucoup plus vite que l’adverbe simple, et elle se maintient beaucoup plus longtemps que celui-ci – en l’occurrence, durant toute la période du FClass, où l’on ne trouve plus guères en revanche d’attestations de si seul, si ce n’est chez les écrivains archaïsants comme La Fontaine. C’est cette autonomisation de et si par rapport à si qui a conduit certains linguistes (dont Antoine 1962) à ranger et si parmi les locutions coordonnantes. iii. Ne / ni, à la différence de Ou et Et, n’est à l’origine d’aucune locution coordonnante Selon Antoine (1962 : 1090) le coordonnant ne a certes pu entrer un temps en composition avec mais (ou mais que) pour former la locution ne mais (que), attestée entre le 12e s. et le début du 15e s.: Franceis se taisent, ne mais que Guenelun. (Roland, ca 1100, v. 217) ‘Les Francs se taisent, sauf Ganelon.’ ne il n’est autre chose ne mais le vaissel de mort. (Christine de Pizan, Épistre de la prison de vie humaine, 1416-1418, Chapitre 4, p. 26) ‘Et ce n’est pas autre chose que le réceptacle de la mort.’
Mais le fonctionnement de cette locution, à valeur restrictive, paraphrasable par ‘excepté’, ‘si ce n’est’, ‘sauf’, ‘sinon’ est – avec ou sans que – plus subordonnant que coordonnant. Ne, déchu de son statut conjonctionnel, entre en composition avec un adverbe – l’adverbe mais – pour former une locution prépositionnelle dont les éléments composants sont devenus inanalysables. La position dominante, au demeurant, au sujet de la genèse de cette locution, est que le ne qui la constitue peut tout aussi bien être le coordonnant ne que l’adverbe de négation homonyme (voir Antoine 1962 : 1090). Somme toute, des nombreuses locutions coordonnantes de formation française venues compenser, en français médiéval, la ténuité phonologique des trois coordonnants hérités, le français moderne n’a retenu que ou bien (et soit…soit, entité discrète relevant plus de la corrélation que de la coordination. Voir ci-dessus). 32.5.2.2 « Effort de distinction graphique » à l’écrit et macro-grammaticalisations A l’écrit, l’histoire des coordonnants français se caractérise par un « effort de distinction graphique » (Marchello-Nizia 1999 : 123), participant au grand mouvement de spécialisation des parties du discours – mouvement initié dès le français médiéval, et que les linguistes (notamment mais sans exclusive, Marchello-Nizia 2006a) ont décrit comme un cas de « macrogrammaticalisation ». Jusqu’au milieu du 12e s., les graphies réservées aux coordonnants sont purement phonétiques. a. ET Pour ce qui concerne l’actuelle conjonction [e], elle est transcrite en très ancien et ancien français sous trois formes possibles : soit en clair par et ou e, soit abrégée. L’abréviation utilisée (esperluète & du 9e au 12e s., note tironienne ⁊ au 12e s ., ou Ƶ dès le 13e s.) est la même que celle employée par ailleurs dans les manuscrits pour transcrire les groupes à dentale finale -et, -ed, ou est ; on l’interprète donc comme l’équivalent de et (ou ed selon certains éditeurs).
Chapitre 32. Catégories invariables
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L’emploi de ces variantes n’est pas aléatoire, il dépend du contexte de droite. Dans les textes composés et copiés du 9e s. au début du 11e s. (Serments de Strasbourg, Vie de sainte Eulalie, Sermon sur Jonas, Vie de saint Léger, Passion de Clermont), les graphies E ou e sont utilisées devant consonne, et se trouvant devant voyelle ou, parfois aussi, devant consonne. Cette situation montre que le -t final s’était amuï devant consonne dès l’origine, mais qu’il était encore prononcé, sans doute sous forme affaiblie, devant voyelle (Et il vs. E vos). Dans les textes composés ou copiés en Angleterre dès le 11e s., cette distinction reste régulière dans la Vie de saint Alexis (écrit mi-11e s., ms. L copié mi-12e s.). En revanche au siècle suivant, dans la Chanson de Roland (composée vers 1100, copié mi-12e s.), elle ne tient plus complètement, comme le montre le tableau 22 ci-dessous : la graphie E ou e, en clair dans 262 cas, se trouve désormais aussi bien devant consonne que devant voyelle, comme si la dentale finale s’était amuïe complètement. Et c’est le cas dans tous les textes anglo-normands suivants des 12e et 13e s. Dans le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland, les notations graphiques de [e] se répartissent comme suit : Graphies de [e] dans Roland, manuscrit (ms) d’Oxford (2e quart 12e s.) Nombre d’occ. pour chaque graphie Position des graphies dans la chaîne écrite (devant voyelle vs. devant consonne) Position des graphies dans le vers (à l’initiale vs. à l’intérieur)
note tironienne ⁊ note tironienne 771 occ. soit 74,4% du total Position indifférente
[e] conjonctif : 1034 occurrences e
et
graphie phonétique 262 occ. soit 25,5 du total Devant voyelle position exceptionnelle 7 occ. soit 2,7%
graphie étymologique 1 occ. soit 0,1% du total Devant consonne Devant voyelle position courante Et Engelers li 255 occ., guascuinz de burdele […] soit 97,3% (fol. 23 v°, v. 1289)
note tironienne ⁊ peut précéder une voyelle ou une consonne Position interne Position initiale dominante En début de vers dominante pour 5 occ. devant voyelle et 175 occ. devant l’unique occ. 687 occ. soit consonne, soit 68,7% 89,2% du total de du total de e note tironienne ⁊ [e] interjectif : 16 occurrences note tironienne ⁊ e et 1 occ. (fol. 41 r°, 15 occ., dont 100% devant consonne 0 occ. v. 2252), e sarraguce cum ies or desguarnie (fol. 47 r°, devant consonne v. 2598)
Tableau 22 : Notations des [e] conjonctifs et interjectifs dans le manuscrit d’Oxford de La Chanson de Roland
La Chanson de Roland met en évidence un phénomène non strictement morphophonologique. La distribution des différentes graphies semble régie par une économie visuelle en appelant à deux principes : d’une part, l’éviction des hiatus pour l’oeil via la pros-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
cription quasi-systématique de la notation e devant voyelle au bénéfice de la note tironienne – ou, exceptionnellement, de la graphie étymologique et ; d’autre part, la prédilection, à l’initiale de vers, des graphies non abrégées e et et, représentant en ce lieu 68,4% des notations de [e] conjonctif (68% pour e et 0,4% pour et), aux dépens de l’abréviation tironienne, qui transcrit les 31,6% restants (en général devant voyelle mais aussi parfois devant consonne, sans doute alors pour des raisons matérielles – facilité d’exécution et / ou gain de place). Le principe grammatical de la distinction des parties du discours n’est pas encore actif en revanche, e et note tironienne ⁊ notent indifféremment les [e] conjonctifs et les [e] interjectifs. À partir de 1150, l’équilibre se modifie encore dans les textes anglo-normands, ainsi que le montre, entre autres, le tableau ci-dessous, recensant les graphies de [e] conjonctif dans le Lapidaire en prose : Lapidaire en prose, mi-12e s., ms. déb. 13e s. Total des graphies de [e] conjonctif 255 occurrences
Et Devant Devant consonne voyelle 128 occurrences 64 occurrences 192 occurrences soit plus de 75% du total des occ. 76,5% du total des Près de 73% [e] conjonctifs du total des [e] conjonctifs devant consonne devant voyelle
e Devant Devant consonne voyelle 39 occurrences 24 occurrences 63 occurrences soit près de 25% du total des occ. 33,5% du total des 27% du total [e] conjonctifs des [e] conjonctifs devant consonne devant voyelle
Tableau 23 : Notation des [e] conjonctifs dans le Lapidaire en prose (mil. 12e s.)
Et et e apparaissent de fait indifféremment devant voyelle et devant consonne. L’économie visuelle du Roland, soucieuse d’éviter les hiatus pour l’œil, cède ainsi le pas à une autre considération : celle de l’effort de distinction graphique, en appelant, dans plus de 75% des cas, à la graphie étymologique. Pour les textes composés et copiés sur le continent, on a la même situation : dès le milieu du 12e s., même si en cette période la prononciation de ET devait être réduite à [e], s’est généralisée la graphie Et ou et, étymologique, mais aussi plus étoffée graphiquement. Cette dernière est certes, comme antérieurement, susceptible de noter, jusqu’au milieu du 16e s., en discours direct et en début de phrase, un [e] conjonctif et un [e] interjectif, comme dans les exemples ci-dessous – où l’identification des emplois de et (conjonctifs ou interjectifs) n’est au demeurant pas toujours aisée : Soués a dit entre ses denz / sa credo et sa paternostre : / « Et Diex, fait il, biax pere nostre /, abandonez a totes genz, / gairissiez mes piez et mes denz (Renart11, déb. 13e s., v. 11186-11190) ‘Il a murmuré entre ses dents son Credo et son Notre père : « Eh, Dieu, dit-il, notre père à tous, qui êtes à la disposition de tous, guérissez mes pieds et mes dents’ Le DRAPIER […] Mon seigneur, par quelle malice... LE JUGE. Et taisiez vous ! Estes vous nice ? (Pathelin, 1456-1469, v. 1402-1403) ‘Mon seigneur, par quelle méchanceté… – LE JUGE, D’abord taisez-vous, vous. Etes-vous sot ?’
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Alors Madame lui dist : « Et que est ce cy, maistre ? et que veult dire ceste façon ? » Les autres dames, qui entour lui rioient, lui dirent : « Et ! Saintré, mon amy, pourquoi ne dictes vous a Madame puis quant vostre dame ne veistes ? » (SaleSaintré, 1456, p. 7) ‘Alors Madame lui dit : « Mais qu’est ceci, maître ? et que signifie cette attitude ? » Les autres dames, qui tout autour d’elle riaient, lui dirent : « Eh, Saintré, mon ami, pourquoi ne dites-vous pas à Madame depuis quand vous n’avez pas vu la dame que vous aimez ? »’ Aucuns dirent que ouy, les aultres faignoient qu’il ne le congnoissoient point. « Et comment, disoit il, ne me congnoissés vous point ? Je suis messire Jehan Pare. » (VigneullesNouvelles, 1515, p. 74) Et le prestre disoit, « Je ne sçay ou sont ses piedz. » « Eh regardez, dict il, au bout de mes jambes, vous les trouverez. » « Et mon amy, ne vous amusez point à railler, luy disoit on : Recommandez vous à Dieu ». « Et qui y va ? » dict il. « Mon amy, vous irez aujourd’huy, si Dieu plaist. » (DesPériersRécréations, 1561, p. 9)
Pour autant, la graphie étymologique est moins polyfonctionnelle que la graphie e seul, pouvant pour sa part renvoyer, durant la période médiévale, soit à l’actuelle conjonction de coordination et, soit à l’interjection eh !, soit à la forme verbale est. Dès la fin de l’AF, les attestations de e référant au coordonnant [e] se raréfient jusqu’à devenir résiduelles. On en trouve encore quelques occurrences au 17e s., mais pour la plupart dans le Journal de Jean Héroard (1605-1610), dont l’orthographe est globalement phonétique. Le succès, dès le milieu du 12e s., de la graphie refaite sur l’étymon, succès qui ne se démentira pas par la suite, relève d’un souci de distinction des parties du discours. Cette dernière trouvera son aboutissement dans la spécialisation, en FPréclass, de et dans le marquage des emplois conjonctifs, et de he, hé, eh (graphies d’ores et déjà disponibles) dans celui des emplois interjectifs. b. OU Concernant le coordonnant disjonctif [u], le recul, puis la disparition, dans le second quart du 13e s., des graphies o – et accessoirement u – au bénéfice de la graphie ou, vont clarifier eux aussi le paysage des mots invariables, et conférer au paradigme français des coordonnants son identité graphique. De fait, en français médiéval, o était susceptible de renvoyer (entre autres) à la conjonction ou, à l’adverbe de lieu où, aux prépositions od (‘avec’) ou à (+ le), à l’interjection Ô !. L’avènement d’un accent diacritique sur le u à la fin du 16e s. permet là encore de dissimiler l’emploi coordonnant et l’emploi adverbial (de type interrogatif ou relatif) de [u]. La spécialisation de ou dans le marquage de la coordination, à l’exclusion de tout autre emploi, date du FPréclass (premier tiers du 17e s.). C’est donc seulement à ce moment-là que le microsystème des deux coordonnants positifs acquerra une identité graphique stable et univoque. c. NE et NI L’histoire de la concurrence de ne – coordonnant hérité – vs. ni-ny – coordonnant de formation française – (voir ci-dessus 32.5.2.1.a.) pour le marquage de la coordination sous négation et en énoncé non pleinement assertif (interrogation…) s’achève également en FPréclass. Deux types d’explications ont été avancés pour expliquer la fortune de ni-ny. L’une, de type phono-morphologique, met en avant le potentiel diacritique de la forme ni, notamment dans la séquence ne ne faisant succéder l’adverbe négatif ne (toujours productif en français contemporain) au coordonnant. L’autre, de type sémantique, postule l’existence d’un formant -e / -i (au sens de Molho 1988 : 291, soit, au sens de « particules signifiantes qui, in-
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Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
tervenant dans la structure d’un signifiant donné, se réitèrent en plusieurs autres – ce dont résulte la formation d’un champ d’analogie regroupant une ou plusieurs séries morphématiques »), également à l’œuvre dans le binôme se / si. Opposant la sémiologie ténue des éléments ne, se, qui présentent notamment une voyelle finale élidable devant voyelle, à la sémiologie plus étoffée de ni, si, dont la finale se maintient devant voyelle, cette description fait l’hypothèse que, en vertu de sa ténuité morphologique, ne est moins engagé que ni dans le plan de la négativité, et a donc vocation à coordonner des éléments conjoints dans des contextes ni tout à fait négatifs ni pleinement positifs (principalement, les énoncés interrogatifs, comparatifs et hypothétiques), tandis que ni serait réservé au marquage de la coordination en contexte pleinement négatif. Pendant toute la période de variation entre ne et ni (celle conduisant du français médiéval au français préclassique), ne fonctionnerait ainsi comme un « coordonnant de virtualité » et ni comme un « coordonnant pleinement négatif » (voir Queffélec 1985, Soutet 1992a). Autrement dit, ne apparaîtrait dans tous les contextes, pleinement négatifs mais aussi non pleinement positifs, tandis que ni ne serait attesté que dans les premiers. C’est le triomphe, en FPréclass, de et, ou aux dépens de ne en contexte non pleinement positif, privant ainsi le coordonnant ne de sa spécificité, qui entraînera sa disparition au bénéfice de son concurrent de formation française ni-ny. (Pour les exemples et de plus amples développements, de type syntaxico-sémantique, x 40.3). Le paradigme des coordonnants français se stabilise ainsi à l’issue du FPréclass, où il a acquis l’identité formelle que nous lui connaissons aujourd’hui : et, ou, ni. Autrement dit, le 17e siècle constitue l’ultime période de variation durant laquelle : 1.
ni (variante minoritaire) et ny (variante légèrement majoritaire : 1199 occurrences dans le corpus examiné entre 1600 et 1699, contre 1105 ni) sont encore tous deux librement mobilisés, devant consonne comme devant voyelle : pource que Pichonneau disoit en chaire, que ce n’estoit point peché quand on n’en tiroit ny profit ni plaisir […] (BeroaldeParvenir, 1616, p. 263) Je n’ay jamais passé ny de nuits ni de momens avec M. de Nemours ; je ne l’ay jamais souffert, ny écouté (LafayetteClèves, 1678, p. 178)
Pour autant, à partir des années 1660, les attestations de ny se raréfient, pour devenir résiduelles au18e s. De fait, alors que jusqu’en 1660, dans le sous-corpus examiné (UrféAstrée, 1610 ; BeroaldeParvenir, 1616 ; SorelBerger, 1627 ; CorneilleCid, 1637 ; DescartesDiscours, 1637 ; CoeffeteauHistoire, 1646 ; AssoucyPoësies, 1653 ; MolierePrécieuses, 1660), les occurrences de ny représentent 97% (1171 occ) de l’ensemble des occurrences contre seulement 3% (32 occ.) pour celles de ni, à partir de 1660, la tendance s’inverse très nettement : entre 1660 et 1778, dans le corpus examiné (RabutinLettres3, 1672 ; LafayetteClèves, 1678 ; RacineAthalie, 1691 ; RegnardLégataire, 1708 ; Crébillon, Électre, 1709 ; Longepierre, Médée, 1713 ; Meslier, Mémoire des pensées et sentiments, 1729, t. 1 ; Duclos, Histoire de Louis XI, 1745 ; Des Vœux, Sermon sur la véritable Patrie des François réfugiés, 1745 ; Crébillon, Lettres athéniennes, 1771, L. 129 ; Rétif de la Bretonne, La vie de mon père, 1778) la fréquence des occurrences de ny n’est plus que de 5,5%, (54 occ.) tandis que celle de ni s’élève désormais à 94,5% (905 occ). Les occurrences de ny ne figurent plus, à partir du 19e s., que dans des pastiches de langue ancienne : et tout ce, fut ordonné, et conduit sans nul désordre ny tumulte. (Balzac, Sur Catherine de Médicis, 1846, p. 188) Car il n’est ny pot ny marmite / Qui ne soit son sujet, et ne soit pas le tien. (Roubaud, La boucle, 1993, p. 262)
Chapitre 32. Catégories invariables
2.
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ou, renvoyant dans la majorité de ses emplois à la conjonction disjonctive, peut encore, accessoirement, constituer une variante de où pour le marquage du pronom adverbial relatif : Il se mit en un lieu où il n’estoit pas veu du peuple, mais lors que sur la fin il vid amener un berger devant une idole, ou l’on feignoit de le vouloir immoler, il sortit de sa cachette (SorelBerger, 1627, p. 100)
Toutefois, exception faite des occurrences du Journal de Heroard (1601-1610), ou constitue très tôt, dans cet emploi, une variante marginale, bien moins souvent attestée que le morphème concurrent accentué. Dès le second tiers du 17e s., ou se verra au demeurant éclipsé par où. Dans les deux configurations présentées ci-dessous à titre d’illustrations (où l’on vs. ou l’on ; par où vs. par ou), on trouve encore une occurrence de ou en emploi relatif au 18e s., mais cette attestation n’est pas significative car elle demeure isolée : Textes tardifs comprenant des attestations de ou l’on et par ou GerhardHeroard, 1601-1610 BeroaldeParvenir, 1616 SorelBerger, 1627 DescartesDiscours, 1637 MirabeauLettres, 1780
Ou l’on
Où l’on
Par ou
Par où
7 occ. 1 occ. 5 occ. 0 occ. 1 occ.
0 occ. 12 occ. 47 occ. 0 occ. 43 occ.
20 occ. 1 occ. 0 occ. 2 occ. 0 occ.
0 occ. 2 occ. 14 occ. 5 occ. 0 occ.
Tableau 24 : Dernières attestations de ou en emploi relatif dans les deux configurations ou l’on et par ou.
3.
et continue, en discours direct, à concurrencer eh, he, hé pour l’emploi interjectif : Didon peu resoluë, et ! où retombes-tu ? (Hardy, Didon se sacrifiant, 1624, III, 3, p. 179) Lui dieu ! Disoit le chat. Et ! Vous n’y pensez pas. (Houdar de la Motte, Fables, 1719, Fable 18 « Les dieux d’Egypte », p. 96)
Comme l’ont montré notamment Torterat (2000) et Capin (2013), les effets de tuilage vont dans les deux sens, et il n’est pas rare de trouver des attestations d’interjections participant « à la fois à l’encodage d’une expressivité et à l’expression d’une jonction » (Capin 2013 : 102) : Argan – Quel est-il ce conseil ? Toinette – De ne point songer à ce mariage-là. Argan – Hé la raison ? Toinette – La raison ? C’est que votre fille n’y consentira point. (Molière, le Malade imaginaire, 1673, I, 5, cité dans Torterat 2000 : 113)
C’est sans doute cette plasticité fonctionnelle qui rend poreuses les frontières morphologiques entre et et eh / he / hé. Qu’on interprète la variation et / eh comme une simple « variante (graphique) » – et et eh étant alors considérés comme deux « allomorphes » – ou qu’on y voit une « variable (d’emploi) » – eh spécifiant une « rupture dans la chaîne parlée » ; et une forme de « continuité thématique » – (Torterat, 2000), il ressort que la commutabilité des deux morphèmes n’est pas l’apanage du français médiéval, ni celui du français préclassique et classique. Après le 17e s., on trouve toujours, de loin en loin, dans les discours directs – notamment, mais sans exclusive, à l’articulation des tours de paroles –, des attestations de et en emploi interjectif, faisant l’objet de jeux plus ou moins appuyés (voir ci-
960
Partie 5. Morphologie et morphosyntaxe
dessous l’extrait de Druon 1948, ou encore celui de Lang 2001, dans lequel Et ! apparaît hors du discours direct, à l’intérieur d’un passage narratif) : Mais, Zulica, répondit-il, croyez-vous que j’aie oublié la résistance que vous m’avez faite, et ce qu’il m’en a coûté pour obtenir de vous mon bonheur ! Et ! Pensez-vous, reprit-elle en sanglottant, que je ne sente pas que vous me reprochez de ne m’être pas assez long-tems défendue ? (Crébillon, Le sopha, 1742, p. 268) vous serez assez vengé de ses injures. Et ! Qui diable peut s’en prendre au commissaire d’un roi […] (MirabeauLettres, 1780, p. 404) elles vous parlent tout bas, elles se font reconduire chez elles : avec le quart de ces manières de faire, une parisienne se perdrait de réputation. – et ! Justement c’est parce qu’elles n’ont rien à cacher […] (A. Dumas, Le Comte de Monte-Christo, 1846, p. 482) Hélas ! les expéditionnaires avaient perdu le sens des formules, ignoraient le jeu habile du compte gouttes ! – et ! qu’importait au fond – puisque tout se délitait, tout s’effondrait depuis des ans. (J.-K. Huysmans, La retraite de Monsieur Bougran, 1888, p. 958) – et puis, Bonnétang connaissait son métier et ! Puis d’abord, c’est encore moi le patron ici, nom de Dieu ! Et quand je dis non, c’est non ! (M. Druon, Les grandes familles, 1948, t. 2, p. 36) Elle demeure près de l’animal, sans jamais cesser de lui parler, en silence, là où se causent volontiers les esprits des plantes, des animaux, dans l’invisible azur. Et ! sans tord-nez ni violence, Cheyenne s’est laissé ferrer. – Qu’a dit le maréchal-ferrant ? – Rien. Dans les campagnes, les sourciers, rebouteux, guérisseurs, hypnotiseurs, c’est assez ordinaire. Il pensait seulement que j’avais le don... (L. Lang, Les Indiens, 2001, p. 237)
Pour autant, c’est bien en français préclassique et préclassique que, statistiquement, les emplois interjectifs de et (notamment dans la configuration que les éditeurs notent et !) déclinent de manière sensible. En effet, Torterat (2000, 2007) avait montré leur bonne productivité en AF. Et ! demeure par ailleurs bien représenté en MF : dans JehanSaintré (1456) par exemple, l’on en compte 28 attestations contre 7 he ! et 23 hé ! (soit, près de la moitié de l’ensemble des occurrences interjectives en [e]). Aux débuts du FPréclass, et interjectif continue à se maintenir : dans la Nouvelle 11 de DesPériersRécréations (1561, p. 44-46), on trouve ainsi 3 occurrences de ce type (en discours direct, mais sans point d’exclamation) contre 5 eh (sans point d’exclamation non plus), ce qui représente encore 37,5% du total des emplois interjectifs en [e]. En revanche, les occurrences de et participant à l’encodage d’une expressivité deviennent résiduelles dès la fin du FPréclass : dans les douze textes du corpus examiné qui, conduisant de 1624 à 2001, comprennent encore des attestations de et !, ces dernières sont toujours isolées (pas plus de 1 occurrence par texte), alors que pour huit de ces douze textes, le nombre d’attestations de eh ! / he ! / hé ! est supérieur à 1 et varie entre 2 occurrences (1 texte), 4 occurrences (1 texte), 6 occurrences (1 texte) et plus de 10 occurrences (5 textes, dont l’un comportant 77 occurrences et un autre 101 occurrences). Si la variation et / eh en contexte interjectif (au sens large, allant du balisage des discours directs à l’accompagnement discursif des opérations de parcours – interrogations, injonctions, exclamations en contexte dialogal ou monologal – voir Capin 2013) est attestée jusqu’en FContemporain, dès le début du 17e s., et, devenu très minoritaire dans cet emploi, s’impose du coup comme une variable marquée de eh, dotée d’une fonction spécifique, que la rareté de ses attestations permet de mettre au jour : celle d’inverser en son contraire l’effet de « rupture » constitutif des interjections (Torterat 2000, Capin 2013). Autrement dit : d’imposer une forme de liage paradoxal, insistant sur la continuité thématique (niveau informationnel) et/ou dialogique (niveau communicationnel) du cotexte. Bien que le déclin
Chapitre 32. Catégories invariables
961
des attestations de et ! n’ait aucune incidence sur le format sémantique du coordonnant, qui lui préexistait et qu’il ne modifie pas, il permet de révéler ce dernier, en l’opposant, dans le jeu des sémiologies en compétition, à celui de eh / he / hé, son homonyme triomphant, grand marqueur pour sa part de « discordance » – ou encore de « bifurcation » (Capin 2013 : 102). Ainsi et et eh ont-ils désormais vocation à être (ré- ?)analysés de manière différentielle, non pas comme deux « variantes (graphiques) » ou deux « allomorphes » mais comme deux « variables (d’emploi) » (Torterat 2000 : 129). À tous ces égards, c’est donc bien au 17e s., à l’articulation du français préclassique et classique, que le microsystème des trois coordonnants acquiert son format morphologique spécifique (en l’occurrence et, ou, ni). L’effort de « distinction graphique » (Marchello-Nizia 1999) qui préside à la sélection de ces trois sémiologies, longtemps mises en concurrence avec d’autres, est très largement imputable au processus de macro-grammaticalisation que les linguistes ont décrit sous le terme de « spécialisation des parties du discours » (MarchelloNizia 2006a). Sont retenues les formes qui, à l’intérieur du vaste fourre-tout des « mots invariables », sont les mieux à même de faire émerger, de manière transparente et univoque, la catégorie à part entière des marqueurs de coordination. Références bibliographiques : Allaire 1996 ; Andrieux-Reix 2001 ; Antoine 1958-1962 ; Badiou-Monferran 2000 ; Bonnard 31989 [1972] ; Bourciez 1967 [1889] ; Buridant 2000a ; Capin 2013 ; Corminbœuf et Benzitoun 2014 ; Ducrot 1983 ; Fouché 21966-1969 [1952-1961] ; Lemaire 21885 [1862] ; Lerch 1930-1931 ; MarchelloNizia 1985a, 1999, 2006a ; Meillet 1915-1916 ; Molho 1988 ; Orlandini et Poccetti 2007 ; Pope 2 1952 [1934] ; Prévost 2001 ; Queffélec 1985 ; Soutet 1992a ; Rousseau 2007 ; Torterat 2000, 2007 ; Zink 1986.
Dany Amiot (32.4.2), Claire Badiou-Monferran (32.5), Bernard Combettes (32.3), Benjamin Fagard (32.1), Christiane Marchello-Nizia (32.2, 32.4.1) et Maj-Britt Mosegaard Hansen (32.4.3)
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Grande Grammaire Historique du Français
XV
Table des matières
Volume 2 : Table des matières Table des matières Table des matières Liste des contributeurs de la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . Liste des conventions d’écriture et abréviations utilisées dans la Grande Grammaire Historique du Français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XLI
Partie 6 Syntaxe (CMN, SP et BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
963
Introduction (BC et AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
965
Les changements typologiques du latin au français . . . . . . . . . . Hiérarchie des relations syntaxiques et cohésion . . . . . . . . . . . . Le développement du syntagme verbal . . . . . . . . . . . . . . . Le développement du syntagme nominal . . . . . . . . . . . . . . Similarité structurelle des syntagmes nominal et verbal . . . . Vers un nouveau type de marquage des fonctions syntaxiques
. . . . . .
966 966 966 969 969 969
Chapitre 33 Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes (AC, BC, CGB, CMN, EOM, SP et CS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
971
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33.1 Le groupe nominal (CMN et AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.1 Structure du groupe nominal (GN) : nom seul, GN simple et complexe, contiguïté et discontinuité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2 Les déterminants (articles, déterminants autres) : émergence d’une catégorie grammaticale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2.1 Fréquence d’emploi différente selon la fonction syntaxique . 33.1.2.2 L’absence de déterminant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2.3 Le déterminant en tant que marqueur de la frontière gauche du groupe nominal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2.4 Le déterminant porteur des marques morphologiques du cas, du genre et du nombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2.5 Le déterminant en tant qu’instrument de nominalisation . . . a. Marqueur nominal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Nominalisateur d’adjectifs, de participes ou de syntagmes prépositionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Nominalisateur d’infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.2.6 Le déterminant en tant qu’instrument permettant l’ellipse du nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.3 Les sous-catégories de déterminants du N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.3.1 L’article défini et l’article indéfini, et ledit à partir du 13e s. . 33.1.3.2 L’article partitif : les deux stades de l’évolution . . . . . . . . a. Le stade pré-articulaire de de partitif . . . . . . . . . . . . . b. L’article partitif proprement dit . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
971 971 972 972 973 973 975 977 977 977 978 979 981 981 982 982 986
XVI
Table des matières
33.1.3.3 De associé à un quantifieur et de marquant la portée de la négation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.3.4 Les autres déterminants, et l’adjectif qualificatif antéposé . 33.1.4 Constitution progressive du GN et position relative de ses constituants : vers une contiguïté ordonnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.4.1 Le recul des GN discontinus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.4.2 Le déterminant comme élément structurant de la cohésion du GN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.4.3 La position relative des déterminants entre eux . . . . . . . . 33.1.5 Les modifieurs : adjectif épithète, participes passé et présent employés adjectivement, substantif épithète, complément déterminatif, complément prépositionnel, proposition relative . . . . . . . . . . . . . . 33.1.5.1 Le substantif épithète : depuis le 19e s. . . . . . . . . . . . . . . 33.1.5.2 L’adjectif et les participes passé et présent employés adjectivement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.5.3 Le complément du nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.5.4 Les relatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.1.5.5 Tableau général du GN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2 Le groupe pronominal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.1 Pronoms personnels et réfléchis (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.1.1 Les pronoms coordonnés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.1.2 Les pronoms déterminés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.2 Pronoms indéfinis et quantifieurs (CS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.2.1 Du latin à l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.2.2 De l’ancien français au français classique . . . . . . . . . . . . 33.2.2.3 L’état actuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.3 Pronoms démonstratifs (CGB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.3.1 Disjonction du pronom démonstratif et du modifieur . . . . . 33.2.3.2 Pronom démonstratif devant participe, adjectif ou préposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.2.3.3 Le pronom neutre ce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3 Le verbe est ses constructions (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.1 Tendances générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.2 De la construction directe à la construction indirecte ou à l’emploi absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.3 Evolution vers l’emploi absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.4 Evolution vers la transitivité directe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.5 Evolution vers la transitivité indirecte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.6 Constructions à double complément . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.6.1 Réduction à un objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.6.2 Le complément indirect renvoie au référent animé . . . . . . 33.3.6.3 Le complément direct renvoie au référent animé . . . . . . . 33.3.7 Les verbes « labiles » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.7.1 Disparition de l’emploi intransitif . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.7.2 Disparition de l’emploi transitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La construction transitive est première . . . . . . . . . . . b. La construction intransitive est première . . . . . . . . . .
989 991 992 992 993 993 996 996 996 998 999 999 1001 1001 1002 1003 1005 1006 1006 1007 1008 1009 1011 1012 1012 1012 1014 1022 1026 1030 1033 1034 1035 1037 1038 1039 1040 1040 1044
XVII
Table des matières
33.3.8 Les présentatifs : de ez vos à voici / voilà (EOM) 33.3.8.1 Les formes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33.3.8.2 Les propriétés syntaxiques . . . . . . . . 33.3.8.3 Les valeurs discursives . . . . . . . . . . .
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1046 1046 1048 1052
Chapitre 34 Expression et position des constituants majeurs dans les divers types de propositions (CMN et SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1055 34.1 Le sujet (SP et CMN). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.1 L’expression du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.1.1 Des origines du français au début du 15e s. . . . . . . . . . . . a. La forme, le domaine et le genre des textes . . . . . . . . b. Le dialecte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La nature du sujet : Sp progresse aux dépens de S0. . . d. Les types et les sous-types de proposition . . . . . . . . e. Présence de l’objet direct : hypothèse de l’ « argument préférentiel » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. La personne du pronom, et le mode d’énonciation (récit / discours direct). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. La personne du pronom . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Le mode d’énonciation . . . . . . . . . . . . . . . . . . g. La position du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . h. Les éléments initiaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.1.2 Du 15e s. au milieu du 16e s.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.1.3 Du milieu du 16e s. à nos jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.1.4 Recul des sujets non exprimés : synthèse et explications . . 34.1.2 La position du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.2.1 Les sujets nominaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Des origines du français au milieu du 16e s.. . . . . . . . i. Structuration des séquences VSnom avec un verbe complexe : de « V-Snom-Auxilié » / « V-AuxiliéSnom » au seul « V-Auxilié-Snom ». . . . . . . . . . ii. Sémantisme et caractère (in-)transitif des verbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. Position du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. X-VSnom : réduction des éléments X . . . . . . . . b. Du milieu du 16e s. à la fin du 17e s.. . . . . . . . . . . . . i. Sémantisme du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Position du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. X-V-Snom : spécialisation des éléments X . . . . . c. Du 18e s. au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . i. VSnom en subordonnée : une hausse inattendue . ii. VSnom en déclarative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. Evolution de la position des sujets nominaux : synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . .
1055 1055 1057 1059 1059 1060 1062
. 1065 . . . . . . . . . . .
1066 1066 1067 1068 1069 1070 1074 1077 1079 1082 1082
. 1085 . . . . . . . . . .
1087 1087 1090 1092 1093 1094 1094 1096 1097 1098
. 1100
XVIII
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34.1.2.2 Les pronoms personnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Des origines du français au 14e s. . . . . . . . . . . . . . . . i. Perte de l’autonomie syntaxique des pronoms personnels sujets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Les contextes de postposition des pronoms personnels sujets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Du 14e s. au 17e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Du 17e s. au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . d. VSp dans les subordonnées : un phénomène exceptionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Evolution de la syntaxe des pronoms personnels : un cas de grammaticalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.2.3 Les autres pronoms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les possessifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les démonstratifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Les indéfinis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.2.4 Le pronom ON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.2.5 Conclusion sur l’évolution de la position du sujet . . . . . . . 34.1.3 « non / si + (sujet) verbe vicaire + (sujet) » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.3.1 « non + verbe vicaire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.1.3.2 « si + verbe vicaire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2 L’objet (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.1 Evolution de la syntaxe de l’objet direct (et indirect pronominal) en français : nature, expression, position . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2 L’expression de l’objet direct est-elle obligatoire ? . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.1 L’objet direct (Op) dans une séquence « objet direct + objet indirect », les deux pronoms étant presque toujours de la 3e ou 6e personne : non-expression fréquente mais non obligatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.2 L’objet direct (Op ou On) de verbes conjugués coordonnés ou d’infinitifs coordonnés : non-expression optionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.3 Non reprise de l’Op d’un verbe devant un infinitif prépositionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.4 L’objet direct pronom réfléchi avec un verbe pronominal au passé : non-expression optionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.5 Faire verbe de reprise sans Op exprimé : non-expression optionnelle mais fréquente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.6 Verbes de parole sans objet direct et marquage de l’oral représenté : emploi absolu, ou objet optionnel ? . . . . 34.2.2.7 Verbes sans objet en parenthétique : objet ce ou sujet optionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.2.8 Verbes transitifs construits intransitivement . . . . . . . . . . . 34.2.2.9 Conclusion : l’objet, « argument préférentiel » obligatoirement exprimé quand le sujet est optionnel, devient optionnel quand le sujet devient obligatoire . . . . .
1102 1104 1104 1106 1109 1110 1111 1112 1113 1114 1114 1115 1116 1118 1120 1120 1122 1126 1126 1129
1130 1131 1133 1133 1133 1135 1135 1136 1138
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34.2.3 L’objet (direct et indirect) pronom personnel . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.3.1 OpV : antéposition croissante du pronom régime objet direct (et indirect) au verbe conjugué simple (formes atone ou tonique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.3.2 VOp : régression de la postposition au verbe du pronom régime objet direct (et indirect) (formes atone ou tonique) . . 34.2.3.3 Position du pronom régime dans le groupe formé d’un verbe conjugué et d’un infinitif : de OpV-Inf (Inf-OpV et V-InfOp) à V-OpInf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.3.4 Op (X) V : pronom régime objet direct antéposé, séparé du verbe par un pronom objet indirect, un adverbe pronominal, ou un préverbe séparable également antéposés . . . . . . . . . a. Séquence de deux pronoms régimes, direct et indirect : de LE ME à ME LE (15e-mi 17e s.), de EN Y à Y EN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Op + EN ou Y / I + Verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Op + préverbe séparable en, entre, par, re, tres + Verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.3.5 Conclusion concernant la syntaxe de l’Op . . . . . . . . . . . . 34.2.4 L’objet nominal (On) : de l’antéposition majoritaire à la postposition obligatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.4.1 De OnV (9e-10e s.) à VOn (11e-17e s.) : postposition au V et contiguïté accrue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.4.2 Facteurs propices à l’évolution vers VOn : vers / prose, proposition principale / subordonnée, récit / discours direct . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.4.3 L’objet nominal d’un infinitif régi . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.5 L’objet de type autre : pronoms démonstratif, indéfini, relatif ; proposition complétive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.5.1 De OdV à VOd : l’objet pronom démonstratif . . . . . . . . . . 34.2.5.2 De OiV à VOi : le pronom indéfini objet . . . . . . . . . . . . . 34.2.5.3 OqV reste constant : le pronom relatif objet . . . . . . . . . . . 34.2.5.4 Objet propositionnel : Os, avec ou sans annonce : ce-quephrases et que-phrases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.2.6 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3 L’attribut (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.1 Les traits identifiants, évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.2 Les verbes « copules » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.3 Les catégories de l’attribut et leurs constructions : adjectif qualificatif, indéfini, interrogatif, nom, pronom, infinitif, participe en -ant, adverbe, préposition, et proposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.3.1 Nature et syntaxe des constructions attributives . . . . . . . . 34.3.3.2 L’évolution de ce sui ge à c’est moi . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.4 Accord avec le sujet, ou avec deux ou plusieurs sujets . . . . . . . . . . . 34.3.5 L’anaphorisation de l’attribut : réinstanciation ou non, avec ou sans accord en genre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.6 Absence ou non de détermination de l’attribut nominal . . . . . . . . . .
XIX 1139 1140 1141 1142 1145 1145 1146 1147 1147 1147 1148 1149 1151 1153 1153 1154 1154 1154 1155 1156 1156 1159 1161 1161 1162 1163 1163 1165
XX
Table des matières
34.3.7 Position des différentes catégories d’attribut par rapport au verbe . . . 34.3.8 Les quantifieurs initiaux (QTF) et leur disparition : restructuration du Groupe verbal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.9 Expression du sujet en proposition attributive . . . . . . . . . . . . . . . . 34.3.10 Conclusion sur l’évolution de la syntaxe de l’attribut, et comparaison avec l’objet direct . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4 Le verbe (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4.1 La position du verbe et ses enjeux théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4.2 L’évolution de la position du verbe conjugué . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4.3 La position du verbe conjugué dans les divers types de proposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4.3.1 La position V1 dans les divers types de proposition . . . . . 34.4.3.2 La position V2 dans les divers types de proposition . . . . . 34.4.3.3 La position V3 (et V4, V5, V6) dans les divers types de proposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.4.3.4 Postérité de la position VF (verbe final). . . . . . . . . . . . . . 34.4.4 La syntaxe de V et la structure du système, de la période la plus ancienne à la période contemporaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5 L’ordre des constituants majeurs (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.1 Sujet, Verbe, Objet nominal dans les propositions déclaratives et subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.1.1 Le très ancien français : Strasbourg, Eulalie, et Passion . . . 34.5.1.2 Du début du 11e s. à la fin du 13e s.. . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.1.3 A partir du 14e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.2 Sujet, Verbe, Attribut nominal ou adjectival (du sujet) dans les propositions déclaratives et subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.2.1 Les subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.5.2.2 Les déclaratives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6 Les éléments initiaux de proposition (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.1 Eléments X initiaux de déclaratives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.1.1 Les deux catégories d’éléments X . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.1.2 X1 : Les éléments et et ne / ni, et leurs suites . . . . . . . . . . a. « et V » et ses séquences sans sujet exprimé : « et V », « et Op-atone V », « et Op-tonique V », « et V Op ». . . b. « et Sujet (Snom ou Sp) V » vs. « et V » ou « et V Sujet postposé » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. et X2 SV ou VS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. ne / ni et ses suites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.1.3 X1 : car et mais ; ou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. car et mais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. ou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.1.4 X1 ou X2 : neporqaunt, toutesvoies, certes . . . . . . . . . . . . 34.6.1.5 X1 ou X2 : ja (jamais), onques (disparu fin 16e s.), lors (disparu début 17e s. hors locutions), apres, encore, donc (dunc, doncques, donques), ainsi (ensi, einsi) et ainz (disparu en MF), les compléments prépositionnels et les « mots du discours » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1166 1168 1171 1171 1172 1172 1173 1175 1175 1180 1180 1182 1183 1184 1187 1188 1189 1195 1198 1199 1201 1205 1205 1205 1207 1207 1209 1210 1210 1211 1211 1212 1212
1213
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34.6.1.6 X1 ou X2 : si narratif et si discursif ; les adverbes temporels or, donc, ades (‘aussitôt’), adont, atant (‘sur ce’, disparu fin 16e s.), puis ; locaux avant, ci, la ; quantifieurs-intensifs assez, bien, mielz, moins, moult, poi / peu, si intensif, tant, trop ; ainz logique ; les adverbes de manière en -ment, et buer et mar (‘heureusement’ et ‘malheureusement’, disparus au 14e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. si de récit, et si de discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les autres adverbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.2 Eléments X initiaux de subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.2.1 La fréquence des éléments initiaux dans les subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34.6.2.2 La coordination de deux subordonnées . . . . . . . . . . . . . .
1214 1214 1216 1216 1216 1218
Chapitre 35 Syntaxe de la phrase simple (BC, CMN et SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1220 35.1 Les divers types de phrase : un degré de « préconstruction » variable . . . . . 35.1.1 La phrase interrogative (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.1.1 L’inversion simple du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. L’inversion simple : caractéristiques du marqueur dominant de la phrase interrogative jusqu’au 15e s. . . b. Recul partiel de l’inversion simple . . . . . . . . . . . . 35.1.1.2 Le développement de l’inversion complexe . . . . . . . . . 35.1.1.3 L’ordre direct . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.1.4 Le développement de la locution « est ce que » (« est-ce que ») . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. « est ce que » en interrogation partielle . . . . . . . . . b. « est ce que » en interrogation totale . . . . . . . . . . . c. Les variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.1.5 L’interrogation en -ti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.1.6 Evolution des morphèmes interrogatifs . . . . . . . . . . . . 35.1.1.7 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.2 La phrase exclamative (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.2.1 La proposition principale exclamative : l’exclamative directe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Termes introducteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les formes de proposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.2.2 La proposition exclamative subordonnée : l’exclamative indirecte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.3 La proposition injonctive (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.3.1 L’injonction en principale ou indépendante . . . . . . . . . a. Très ancien et ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . b. Du moyen français au français moderne . . . . . . . . . 35.1.3.2 L’injonction en proposition subordonnée ou paratactique 35.1.4 La phrase incise (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . 1220 . . 1220 . . 1221 . . . .
. . . .
1221 1223 1224 1227
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1228 1228 1231 1232 1233 1233 1234 1234
. . 1235 . . 1235 . . 1237 . . . . . . .
. . . . . . .
1238 1239 1239 1239 1240 1242 1243
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Table des matières
35.1.5 La proposition parenthétique (CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.5.1 Ancien et moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les parenthétiques indépendantes . . . . . . . . . . . . . . b. Les parenthétiques subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.5.2 Du 15e s. au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.6 La structure différenciée des sous-types de phrase (CMN) . . . . . . . . 35.1.6.1 Fréquence des phrases pré-construites dans les textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.1.6.2 Caractéristiques communes aux phrases pré-construites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2 La phrase négative (SP). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.1 Du seul non à l’alternance non / ne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.1.1 Mise en place d’un double système . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.1.2 Non : recul progressif des emplois . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.2 La négation totale : de ne à ne… pas (point / mie /…) à pas . . . . . . . 35.2.2.1 Développement de l’alternance ne / ne… pas (point / mie / …) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Progression de la négation complexe et recul de la négation simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Développement d’un paradigme de particules de renforcement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Position des particules de renforcement . . . . . . . . . . 35.2.2.2 Concurrence ne … pas / pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.2.3 Ne non pleinement négatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.3 La négation partielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.3.1 La négation d’une totalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.3.2 La négation aspectuelle et temporelle . . . . . . . . . . . . . . . 35.2.4 La négation exceptive (restrictive) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3 Les formes de phrase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.1 Les constructions impersonnelles (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.1.1 Les verbes essentiellement impersonnels . . . . . . . . . . . . a. Les verbes dénotant des phénomènes météorologiques et temporels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les verbes et locutions verbales dénotant l’obligation / nécessité, la permission, la possibilité, la convenance . 35.3.1.2 Les constructions verbales en être, avoir, et aller et venir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.1.3 Les verbes ayant une contrepartie personnelle . . . . . . . . . a. Les verbes majoritairement à séquence infinitive ou propositionnelle (dénotant un procès psychologique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les verbes acceptant une séquence nominale . . . . . . . 35.3.2 La construction passive (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.2.1 Evolution générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.2.2 Passif de verbes n’appartenant pas à la classe des transitifs directs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.2.3 Disparition des passifs « complexes » au 17e s. . . . . . . . . .
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Table des matières
35.3.2.4 Le passif et les formes nominales du verbe . . . . . . . . . . . . a. L’infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Le participe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. La forme en -ant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Le participe passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.2.5 Le complément d’agent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.3 La construction pronominale (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.3.1 Caractéristiques générales de l’évolution . . . . . . . . . . . . . 35.3.3.2 Les différentes sous-classes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.3.3 Le pronominal « neutre ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.3.4 Le pronominal à « valeur passive » : le statut des verbes anticausatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La construction avec complément d’agent . . . . . . . . . b. Pronominal et constuction anticausative . . . . . . . . . . . 35.3.3.5 Le pronominal réciproque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4 Les clivées (MR) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.1 Définition de la clivée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.2 Les attestations latines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.3 Eventail des catégories pouvant être clivées . . . . . . . . . . . a. En ancien français et en moyen français . . . . . . . . . . . i. Du 9e s. au 11e s.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Du 12e s. au 15e s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Du 16e s. au 17e s.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. En français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.4 Nature de la partie Qu-+Verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.5 Les trois places de la préposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.6 Le verbe être et le verbe de la clivée : l’accord en personne et la flexion temporelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.4.7 Clivées à focus étroit et clivées à présupposition informative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.5 Les constructions avec dislocation (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.5.1 Aspects morpho-syntaxiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.3.5.2 Aspects informationnels et pragmatiques . . . . . . . . . . . . . 35.3.5.3 Sujet + si + Verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4 Les propositions sans verbe : averbales et elliptiques (CMN) . . . . . . . . . . . . 35.4.1 Les trois types de proposition sans verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.2 La proposition constitutivement averbale, du très ancien français au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.2.1 Absence d’ellipse du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.2.2 Proposition averbale à un terme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.2.3 Proposition averbale à deux termes . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.2.4 Séquence de deux propositions averbales . . . . . . . . . . . . . 35.4.2.5 Spécificités des averbales : structures d’emphatisation, typologie textuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.3 Les propositions elliptiques du verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.3.1 Propositions coordonnées ou juxtaposées . . . . . . . . . . . . . 35.4.3.2 Propositions comparatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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35.4.4 Les réponses sans verbe exprimé et les questions-tags . . . . . . . . . . 35.4.4.1 Réponses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.4.4.2 Questions tags . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.5 L’accord Verbe-Sujet (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.5.1 Les problèmes d’accord dans les constructions impersonnelles . . . . . 35.5.2 Non-accords lié aux caractéristiques du sujet nominal . . . . . . . . . . 35.5.2.1 Les noms collectifs ou quantifiés . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.5.2.2 Syntagmes coordonnés ou juxtaposés et verbe au singulier . 35.5.3 Autres cas de non-accord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.5.3.1 Non-accord dans les relatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35.5.3.2 Les constructions attributives en ce . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 36 Syntaxe de la phrase complexe (BC et JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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36.1 Evolution de la phrase complexe (BC et JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.1.1 Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.1.2 Choix du classement adopté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.1.3 Tendances générales de l’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2 Les subordonnées régies (JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.1 Les complétives en que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.1.1 Les différentes fonctions de la subordonnée complétive . . . a. La complétive est régie par un verbe et occupe la fonction sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La complétive est régie par un verbe et occupe une fonction objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La complétive est régie par un nom, un adjectif ou un adverbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.1.2 Mode d’introduction des complétives . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.1.3 Le mode dans les complétives en que . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.1.4 Concurrence avec les constructions à l’infinitif . . . . . . . . 36.2.2 Les subordonnées régies dites « interrogatives indirectes ». . . . . . . . 36.2.2.1 Terme introducteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.2.2 Terme recteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.2.3 Faits de position : place de la subordonnée dans la phrase et ordre des mots dans la subordonnée . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.2.4 Mode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.2.2.5 Concurrence avec les constructions infinitives . . . . . . . . . 36.3 Les subordonnées non régies (BC et JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1 Les subordonnées finales (JG) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1.1 Degré d’intégration et statut dans le continuum de la subordination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1.2 Concurrence avec d’autres constructions : les constructions infinitives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Formes de la construction infinitive . . . . . . . . . . . . . b. Coréférence entre le sujet de la principale et celui de la subordonnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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36.3.1.3 Le système des subordonnants . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Diachronie des différentes locutions introduisant des subordonnées finales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Problèmes d’ambiguïté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Concurrence entre afin que et pour que . . . . . . . . . 36.3.1.4 Position dans l’énoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1.5 Portée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Portée sur le contenu propositionnel . . . . . . . . . . . b. Portée sur l’énonciation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1.6 Modes et temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.1.7 Négation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.2 Les subordonnées causales (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.2.1 La parataxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.2.2 Les marqueurs de subordination . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les conjonctions simples . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. car . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. comme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les locutions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. pour ce que / par ce que . . . . . . . . . . . . . . . . ii. puisque et les locutions temporelles . . . . . . . . . iii. Locutions à base participiale . . . . . . . . . . . . . iv. d’autant que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . v. Locutions à base nominale . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.3 Les subordonnées concessives (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.3.1 Les constructions sans terme subordonnant . . . . . . . . . a. Postposition du sujet et mode subjonctif . . . . . . . . b. Renforcement par des adverbiaux . . . . . . . . . . . . . i. Adverbiaux intensifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Adverbiaux temporels . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.3.2 La subordination avec mot subordonnant . . . . . . . . . . . a. Les subordonnées concessives . . . . . . . . . . . . . . . i. Locutions en com-, à base qualitative / quantitative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Locutions à base temporelle : ja et encore . . . . iii. Locutions comportant une expression négative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iv. Quoique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . v. Un cas particulier : malgré que . . . . . . . . . . . . b. Les tours corrélatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Tant… que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Si… que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.4 Les subordonnées hypothétiques (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.4.1 Les subordonnées introduites par si . . . . . . . . . . . . . . a. La forme se . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Tendances générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Les systèmes au subjonctif . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . 1362 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Table des matières
d. Les systèmes à l’indicatif . . . . . . . . . . . . . . . . . e. Les types mixtes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . f. Les types mixtes et l’ordre des propositions . . . . . 36.3.4.2 Les locutions conjonctives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les formes nominales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les adverbiaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Les formes verbales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.4.3 Les relatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.5 Les subordonnées temporelles (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.5.1 Les tours paratactiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.5.2 Les subordonnées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Le système des subordonnants . . . . . . . . . . . . . b. La concomitance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La postériorité et l’antériorité . . . . . . . . . . . . . . 36.3.5.3 Le degré d’intégration des subordonnées temporelles . a. L’ordre des constituants . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les adverbiaux et les insertions . . . . . . . . . . . . . c. Le jeu des formes verbales . . . . . . . . . . . . . . . . 36.3.5.4 Les alternances avec d’autres constructions . . . . . . . . 36.4 Les structures corrélatives : les subordonnées comparatives (BC) . . . . . . 36.4.1 Les propositions conjonctives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.4.1.1 Egalité entre deux éléments . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Répartition des marqueurs d’intensité . . . . . . . . . b. Alternance que / comme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.4.1.2 Inégalité entre deux éléments . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.4.1.3 Le cas particulier de l’introduction d’une que P(hrase) . 36.4.2 Systèmes parallèles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.5 Les subordonnées relatives (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.5.1 La subordonnée relative avec antécédent . . . . . . . . . . . . . . . . 36.5.1.1 Nature de l’antécédent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Antécédent nominal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Antécédent propositionnel . . . . . . . . . . . . . . . . 36.5.1.2 Fonctions et place de la relative . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les relatives prédicatives . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La relative « complément » d’un adjectif . . . . . . . c. Succession de subordonnées relatives . . . . . . . . . d. Coordination de relatives . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.5.1.3 Problèmes posés par les degrés d’enchâssement . . . . . 36.5.2 La subordonnée relative sans antécédent . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6 Les constructions détachées (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6.1 De l’ancien français au moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6.1.1 Facteurs de détachement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6.1.2 Vers l’autonomie de la construction détachée en moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6.2 La période préclassique et classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36.6.3 Français moderne et français contemporain . . . . . . . . . . . . . . 36.6.4 La construction détachée en position postverbale . . . . . . . . . . .
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1405 1406 1407 1408 1408 1412 1414 1417 1419 1419 1421 1421 1422 1425 1427 1428 1429 1430 1431 1434 1435 1435 1436 1441 1442 1443 1444 1446 1447 1447 1447 1448 1449 1450 1451 1451 1451 1452 1455 1457 1459 1459
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1461 1462 1463 1463
XXVII
Table des matières
Chapitre 37 Syntaxe de l’oral (WAB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1466 37.1 37.2 37.3 37.4
Existe-t-il une syntaxe de l’oral ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Caractéristiques de la syntaxe de l’oral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « L’âge » du français parlé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La question des sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.4.1 Les « ego-documents » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.4.2 L’« oral représenté » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.4.3 L’analyse de corpus ou de bases de données composés de textes de plusieurs genres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.4.4 Convergence entre les sources de type différent . . . . . . . . . . . . . 37.5 Études de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.5.1 La négation sans ne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.5.2 L’interrogation sans inversion du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37.5.3 On pour nous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1466 1467 1468 1469 1469 1470
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1471 1471 1472 1472 1475 1478
Partie 7 Sémantique grammaticale (WDM). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1481 Introduction : Qu’est-ce qu’un sens grammatical ? (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1483 Chapitre 38 Le verbe : les marqueurs de temps, mode et aspect (WDM et AP) . . . . . . . . . . . 1486 38.1 Les marqueurs simples de temps et aspects . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.1 L’expression du présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.1.1 L’indicatif présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Temps et aspects . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. L’indicatif présent en ancien français . . . . . . . . . . . . . c. L’indicatif présent : de l’ancien français au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.1.2 Le passé composé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Le passé composé en ancien français . . . . . . . . . . . . . b. Le passé composé résultatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Du passé composé résultatif au passé composé antérieur d. Vers un passé composé aoristique ? . . . . . . . . . . . . . . 38.1.2 L’expression du passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.2.1 Le passé simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Emplois du passé simple en ancien français . . . . . . . . b. L’évolution ultérieure du passé simple . . . . . . . . . . . . 38.1.2.2 L’imparfait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les emplois temporels de l’imparfait . . . . . . . . . . . . . i. Les emplois temporels de l’imparfait en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. L’évolution de l’imparfait. . . . . . . . . . . . . . . . . .
1486 1486 1486 1486 1487 1492 1493 1493 1495 1499 1500 1503 1503 1503 1504 1506 1506 1506 1508
XXVIII
Table des matières
b. Les emplois non temporels de l’imparfait. . . . . . . . . . i. L’imparfait hypothétique . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. L’emploi contrefactuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. L’imparfait atténuatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.3 L’expression du futur : le futur synthétique et le conditionnel . . . . . . 38.1.3.1 Origines latines du futur synthétique et du conditionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.3.2 Grammaticalisation du futur synthétique et du conditionnel en ancien français (10e-13e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.3.3 Emplois et interprétations du futur synthétique et du conditionnel en ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les emplois hérités du latin : l’emploi historique et l’emploi hypothétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Un emploi de dicto du futur synthétique : l’emploi conjectural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.1.3.4 Evolutions à partir du 14e s.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Evolution de l’interprétation « ultérieure » du futur synthétique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Evolution des emplois et interprétations du conditionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Emplois à valeur d’éventualité . . . . . . . . . . . . . . ii. L’emploi d’atténuation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. L’emploi évidentiel « de reprise » . . . . . . . . . . . . iv. L’emploi historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.2 Les formes périphrastiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.2.1 Aller + infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.2.2 Venir de + infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3 Les temps composés (autres que la passé composé) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3.1 Le passé antérieur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3.2 Le plus-que-parfait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3.3 Le futur antérieur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3.4 Le conditionnel passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.3.5 Le passé surcomposé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4 Les marqueurs des modes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.1 Modes et modalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.2 L’indicatif et le subjonctif dans les propositions indépendantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.3 Les emplois de l’indicatif et du subjonctif dans les complétives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.3.1 L’emploi des modes après des expressions épistémiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.3.2 L’emploi des modes dans le domaine de l’évaluation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38.4.4 Les temps du subjonctif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1510 1510 1514 1516 1517 1517 1519 1520 1520 1522 1522 1523 1523 1523 1523 1524 1524 1525 1525 1527 1528 1528 1529 1529 1530 1532 1533 1533 1533 1535 1536 1538 1543
Table des matières
XXIX
Chapitre 39 Le groupe nominal, les pronoms (AC, WDM, CGB, SP, CS et AV) . . . . . . . . . . . 1545 39.1 La détermination du nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.1 Les articles défini, indéfini et partitif (AC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.1.1 Grammaticalisation et changement sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.1.2 L’article défini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.1.3 L’article indéfini un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La valeur numérale de un : de l’ancien français au français préclassique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les valeurs pragmatico-discursives de l’article un . . . . i. L’article un en ancien français introduit un nouveau référent discursif . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. L’article un en ancien français introduit une nouvelle catégorie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . iii. L’article un devient en moyen français un marqueur grammatical du singulier comptable et de l’indéfinitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La forme plurielle de un en français médiéval . . . . . . . 39.1.1.4 L’article partitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.1.5 Le paradigme des articles : du changement pragmatique au changement sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.2 Le déterminant démonstratif (CGB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.2.1 Le déterminant démonstratif en ancien français (9e-13e s.) : valeur personnelle et personne du locuteur . . . . . . . . . . . . a. Sémantique des démonstratifs médiévaux : des hypothèses divergentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Thèse de la sphère personnelle du locuteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Sphère personnelle du locuteur et interaction verbale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.2.2 Le déterminant démonstratif en moyen français (14e-15e s.) : de la personne à l’espace . . . . . . . . . . . . . . . a. Evolution sémantique de CIST et de CIL : primat de la token-réflexivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Développement des particules suffixales -ci et -là . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.2.3 Le déterminant démonstratif en français moderne (16e-20e s.) : de l’espace au déterminant neutre . . . . . . . . . 39.1.3 Les déterminants et adjectifs possessifs (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.3.1 Les adjectifs et déterminants possessifs : des déterminants relationnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.3.2 Un double référencement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.1.3.3 La grammaticalisation des adjectifs et déterminants possessifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1545 1545 1545 1547 1552 1553 1554 1554 1556 1557 1559 1562 1565 1566 1567 1567 1568 1570 1572 1572 1574 1575 1577 1578 1578 1579
XXX
Table des matières
39.2 La référence pronominale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.1 Le pronom personnel (SP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.1.1 Le pronom on . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.1.2 Les usages singuliers de nous et de vous . . . . . . . . . . . a. Les emplois de nous singulier . . . . . . . . . . . . . . . b. L’alternance tu / vous singulier . . . . . . . . . . . . . . 39.2.1.3 Le pronom il . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.2 Le pronom démonstratif (CGB) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.2.1 Le pronom démonstratif en français médiéval . . . . . . . a. Pronom cil / cele et changement de rôle dans le récit médiéval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Pronoms démonstratifs couplés . . . . . . . . . . . . . . c. CIL qui / de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.2.2 Le pronom démonstratif en français moderne . . . . . . . a. Celui, celle(s), ceux, ceci, cela . . . . . . . . . . . . . . b. Le pronom neutre ça . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.2.3 Les pronoms possessifs (WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3 Les déterminants et pronoms indéfinis (CS, AV et WDM) . . . . . . . . . . . . 39.3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.2 Quelqu’un / quelques-uns . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.2.1 Origine et débuts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.2.2 Evolution de quelqu’un / quelques-un(e)s . . . . . . . . . . 39.3.2.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.3 Certain(s) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.3.1 Origine et débuts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.3.2 Evolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. La réduction du potentiel adjectif de certain . . . . . b. L’éclosion des emplois pronominaux . . . . . . . . . . 39.3.3.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.4 Moult et beaucoup, indéfinis quantifieurs . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.4.1 Aux origines : moult . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.4.2 Beaucoup . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.4.3 De moult à beaucoup . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.5 Un item à choix libre : n’importe- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.5.1 Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39.3.5.2 N’importe qu- (17e s.- français contemporain). . . . . . . . 39.3.6 Pour conclure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1583 1583 1583 1586 1587 1587 1589 1591 1591
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1592 1592 1594 1597 1597 1599 1600 1601 1601 1603 1603 1604 1606 1606 1606 1607 1607 1608 1609 1609 1610 1610 1611 1612 1612 1613 1614
Chapitre 40 Les relateurs (CBM, WDM, BF, TH et CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1615
40.1 Les prépositions (BF, TH et WDM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.1 L’évolution sémantique des prépositions . . . . . . . . . . 40.1.1.1 La grammaticalisation en préposition . . . . . . a. Du corps aux relations spatiales . . . . . . . b. Des objets et portions d’espace à l’espace c. Autres sources . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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40.1.1.2 Evolution sémantique des prépositions lexicales et des prépositions complexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Evolutions sémantiques à partir de sens spatiaux . . . . . b. Autres évolutions sémantiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.2 La grammaticalisation des prépositions lexicales en prépositions fonctionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.2.1 Grammaticalisation secondaire : le sens des prépositions fonctionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.2.2 Diversification des emplois et fréquence accrue . . . . . . . . 40.1.2.3 L’évolution sémantique des prépositions fonctionnelles : généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.2.4 Perte de variation paradigmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.1.2.5 Prépositions fonctionnelles : sens et évolution . . . . . . . . . a. La préposition à . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. La préposition de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. La préposition en . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d. La préposition par . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . e. La préposition sur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2 Les connecteurs (CBM et CMN) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.1 Les connecteurs « organisateurs ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.1.1 Les organisateurs spatiaux et temporels . . . . . . . . . . . . . . 40.2.1.2 Les organisateurs énumératifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.2 Les connecteurs « énonciatifs » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.2.1 Les marqueurs discursifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.2.2 Les marqueurs de reformulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.3 Les connecteurs argumentatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.3.1 Les connecteurs marquant une complétion (type or) . . . . . . 40.2.3.2 Les connecteurs marquant une conséquence ou une conclusion (type donc) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.3.3 Les connecteurs marquant une explication ou une justification (type car). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.2.3.4 Les connecteurs marquant une confirmation (type en effet) . 40.2.3.5 Les connecteurs conduisant de la disjonction (type en fait) à l’adversation et à la concession (type mais) . . . . . . . . . . a. Les marqueurs disjonctifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les marqueurs adversatifs ou concessifs . . . . . . . . . . 40.2.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.3 Sémantique des coordonnants et, ou, ni (CBM) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.3.1 Stabilité pragma-sémantique du microsystème et, ou, ni, ou le principe de « hiérarchie dans l’équivalence » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.3.2 Les divers réinvestissements, en diachronie française, du principe pragma-sémantique de « hiérarchie dans l’équivalence » caractérisant le microsystème et, ou, ni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.3.2.1 Le moment « logique » (de l’ancien français au français préclassique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Modalisation du positif : empiètement des emplois de ne sur ceux de et et de ou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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XXXII
Table des matières
b. Modalisation du négatif : empiètement des emplois de et / ou sur ceux de ni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Positivité thétique vs. positivité non thétique : et vs. ou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.3.2.2 Le moment « argumentatif » (période du français classique : 17e-18e s.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Coordination négative et argumentation . . . . . . . . . . b. Coordination positive et argumentation . . . . . . . . . . . c. Maximalisation de l’opposition des coordinations polysyndétiques vs. monosyndétiques . . . . . . . . . . . . 40.3.2.3 Le moment « grammatical » (période du français moderne et contemporain) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Coordination et intégration syntaxique . . . . . . . . . . . i. Coordination de syntagmes : primat des coordinations synthétiques en chaîne fermée du type [a, b, et / ou c] – et, pour ni [ni a, ni b, ni c] – sur le type analytique en chaîne ouverte [a, et / ou / ni b, et / ou / ni c] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Coordination de propositions et coordinations de phrases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Coordination, cohérence et cohésion . . . . . . . . . . . . i. Réaménagement du système de marques de la coordination négative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Fin des mises en facteur commun et des accords de voisinage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 41 La négation de proposition (MBMH) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.1.1 La notion de marquage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2 La négation propositionnelle de base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.1 Le Cycle de Jespersen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.2 Négation de base et statut discursif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.3 Absence du ne préverbal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.3.1 Absence de ne en contexte à polarité négative « faible » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.3.2 Absence de ne en contexte à polarité négative « forte » 41.3 La négation à mot-N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.3.1 Concordance négative vs. double négation . . . . . . . . . . . . . . . 41.3.2 L’évolution des mots-N en français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.4 Le paradigme des marqueurs de négation en tant que « famille de constructions » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1666 1667 1668 1668 1670 1672 1673 1674
1674 1674 1675 1675 1677
1679
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1679 1679 1680 1680 1681 1685
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1685 1686 1688 1688 1689
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1692
XXXIII
Table des matières
Partie 8 Enonciation et textualité, pragmatique (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1695 Introduction : Evolutions dans le domaine de la cohérence discursive (BC) . . . . . . . . . . . . . . . 1697 Chapitre 42 Niveau énonciatif (BC et AK) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1702 42.1 Le discours représenté dans l’histoire du français : constantes et changements (AK) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.1 Définition : un dédoublement énonciatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.2 Niveaux d’énonciation et récursivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.3 Position et statut respectifs de E0 et E1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.4 Types de discours représentés, intersections et chevauchements . . 42.1.4.1 Deux critères de catégorisation indépendants . . . . . . . . 42.1.4.2 Les discours représentés libres . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Discours direct libre / Discours direct émancipé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Discours indirect libre / ? Discours indirect émancipé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.4.3 Les discours représentés régis . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Les discours indirects régis . . . . . . . . . . . . . . . . . i. Sans subordination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Avec subordination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Les discours directs régis et la littéralité . . . . . . . . . 42.1.4.4 Transitions et superpositions : vers la polyphonie énonciative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.5 Discours représentés et genres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.5.1 Un phénomène transgenre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.5.2 Le discours représenté dans le dialogue . . . . . . . . . . . . a. Le discours indirect libre de 1ère et de 2e personne . . b. Le discours implicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.6 Constantes et évolutions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.6.1 Pour une approche systémique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.6.2 Un système instable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.6.3 La ponctuation du discours direct, facteur d’évolution du discours représenté ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.1.6.4 Discours représenté et verbes de parole . . . . . . . . . . . . 42.2 Les « mots du discours » (BC). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.2.1 Caractéristiques générales de l’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.2.1.1 Du niveau propositionnel au niveau pragmatique . . . . . a. L’expression de toute évidence . . . . . . . . . . . . . . . b. L’expression de toute(s) façon(s) . . . . . . . . . . . . . . 42.2.1.2 L’héritage du contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. L’expression en principe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. L’expression en revanche . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1702 1703 1704 1705 1707 1707 1708
. . 1708 . . . . . .
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1711 1713 1713 1713 1715 1716
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1717 1719 1719 1720 1720 1723 1723 1724 1725
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1726 1727 1728 1729 1730 1730 1731 1732 1732 1734
XXXIV
Table des matières
42.2.2 La formation des syntagmes : la répartition des prépositions 42.2.2.1 Le cas de par . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.2.2.2 Le cas de en . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42.2.2.3 Locutions non prépositionnelles . . . . . . . . . . . . 42.2.3 Tendances de l’évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1736 1736 1737 1737 1737
Chapitre 43 Niveau informationnel (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1739
43.1 Unités pertinentes, paliers de traitement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.1.1 La prose narrative de l’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.1.2 Les changements en moyen français et l’aboutissement en français préclassique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.1.3 La tendance générale en français préclassique . . . . . . . . . . . . . . 43.1.4 De la période à la phrase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.1.5 La phrase moderne et les « ajouts » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2 Structure informationnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.1 Disposition de l’information et structure de l’énoncé . . . . . . . . . 43.2.2 Les changements en moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.3 Du moyen français au français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.4 Les faits de topicalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.4.1 Du circonstant au topique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.4.2 Portée du topique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.5 Structure informationnelle et « décondensation » de l’énoncé . . . 43.2.5.1 Décondensation et flexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.2.5.2 Les ajouts après le point . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3 La gestion des référents : le cas de la cataphore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.1 L’anaphore explicite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.1.1 Le schéma Qu- P1 + P2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. De l’ancien français à la période moderne . . . . . . . b. Le français moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.1.2 L’anaphore dans un GPrep, un GN ou un GAdj . . . . . . 43.3.2 Anaphore sous-jacente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.2.1 Les constructions détachées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.2.2 Les syntagmes à l’infinitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43.3.2.3 Les compléments de manière . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1739 1739
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1741 1744 1747 1749 1750 1751 1752 1755 1756 1758 1760 1762 1762 1764 1766 1767 1767 1767 1769 1770 1770 1770 1773 1774
Chapitre 44 La structuration du texte (BC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1778
44.1 L’opposition des plans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.1.1 Les progressions thématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.1.1.1 L’ancien français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.1.1.2 Le moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.1.2 Un aspect de l’évolution à la période classique : la « subordination inverse » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.1.3 Les temps verbaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1778 1778 1778 1780
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1782 1786
XXXV
Table des matières
44.2 Les marqueurs de structuration textuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.1 Locutions à base temporelle, locutions à base spatiale : deux évolutions différentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.2 Les expressions d’origine temporelle . . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.2.1 Caractéristiques sémantiques . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.2.2 Les adverbiaux maintenant, ores, tantôt . . . . . . . . 44.2.3 Les expressions d’origine spatiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.3.1 Répétition de l’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . 44.2.3.2 Part et côté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Emplois « isolés » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Emploi en corrélation . . . . . . . . . . . . . . . . . i. d’une part … d’autre part . . . . . . . . . . . ii. d’un côté … de l’autre . . . . . . . . . . . . . iii. Phénomènes d’enchâssement . . . . . . . . .
. . . . . . 1789 . . . . . . . . . . . .
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1789 1791 1791 1792 1793 1793 1794 1794 1797 1797 1797 1798
Partie 9 Lexique et sémantique lexicale (PK, puis WDM et EWF) . . . . . . . . . . . . . 1801 Chapitre 45 Lexique, structures et évolution : notions théoriques (WDM). . . . . . . . . . . . . . . 1803 45.1 Modèles sémiotiques, sémasiologie et onomasiologie . . . . . . . . 45.2 Changement de sens et changement de désignation . . . . . . . . . 45.3 Mécanismes d’évolution sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.1 Le changement métonymique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.1.1 La subjectivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.1.2 La délocutivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.1.3 Les structures valentielles . . . . . . . . . . . . . . 45.3.2 Le changement métaphorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.3 Transfert co-hyponymique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.4 La généralisation et la spécialisation, ou l’élargissement et la restriction du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.5 Les changements sémantiques basés sur le contraste . . . 45.3.6 Autres types de changement de sens . . . . . . . . . . . . . . 45.3.6.1 L’intensification et l’affaiblissement de sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.6.2 De l’ellipse à l’absorption . . . . . . . . . . . . . . 45.3.6.3 L’étymologie populaire . . . . . . . . . . . . . . . . 45.3.7 Les motivations du changement de sens . . . . . . . . . . . 45.4. La propagation : lexique et variation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45.5. Lexicalisation – grammaticalisation – pragmaticalisation – constructionnalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1803 1805 1807 1809 1811 1812 1812 1813 1814
. . . . . . . . . 1815 . . . . . . . . . 1816 . . . . . . . . . 1816 . . . . .
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1816 1816 1817 1817 1818
. . . . . . . . . 1820
XXXVI
Table des matières
Chapitre 46 Etymologie (EB). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.2 Histoire de l’étymologie (française). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3 Structuration du lexique en trois classes étymologiques . . . . . . . . . . . . . . 46.3.1 Lexique héréditaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.1.1 Cadre théorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.1.2 Statut du lexique héréditaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.1.3 Critères permettant d’établir le caractère héréditaire d’une lexie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.1.4 Substrat gaulois et superstrat ancien francique . . . . . . . . 46.3.2 Emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.2.1 Vers une définition de l’emprunt linguistique . . . . . . . . . 46.3.2.2 Critères permettant d’établir le caractère emprunté d’une lexie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.2.3 Processus d’adaptation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.2.4 Emprunts « internes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.3 Créations internes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.3.1 Typologie des créations internes . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.3.2 Critères permettant d’établir qu’une lexie est de création interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.3.3.3 Créations internes diatopiquement marquées . . . . . . . . . 46.4 Disparition de lexies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46.5 Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1827
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1827 1828 1833 1833 1833 1834
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1834 1838 1838 1838
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1839 1842 1843 1844 1844
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1845 1846 1847 1848
Chapitre 47 Constitution historique du lexique (PK et EWF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1851
47.1 Conservation et innovation lexicale dans la Romania : une première approximation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.2 Conservation et innovation lexicale dans la Romania : une perspective onomasiologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.3 Conservation et innovation lexicale dans la Romania : une perspective diachronique-typologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4 Trois dimensions de la diachronie lexicale : sémantique, forme, stratification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4.1 La dimension sémantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4.2 La dimension formelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4.3 La dimension stratificationnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4.4 Une grille d’analyse tridimensionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.4.5 Cadres d’innovations lexicales plus complexes . . . . . . . . . . . . 47.5 Profil onomasiologique rétrospectif : types de changement de désignation dans l’histoire du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.5.1 Changements innovateurs sans changement de désignation : les changements catachrésiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1851
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1859
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1867
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1873 1874 1876 1877 1877 1880
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1882
...
1883
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Table des matières
47.5.2 Changements de désignation résultant de changements de sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.5.3 Changements de désignation par des procédés formels . . . . . . . . 47.5.4 Changements de désignation par emprunt . . . . . . . . . . . . . . . . . 47.5.5 Changements de désignation par innovations complexes . . . . . . . 47.5.6 Types d’innovations de désignation selon les facteurs qui motivent l’innovation lexicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XXXVII
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1884 1885 1886 1887
. . 1887
Chapitre 48 Procédés morphologiques de création lexicale (DA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1894 48.1 Influences externes et procédés morphologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.1 La romanisation et ses prolongements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.2 La relatinisation et le « provignement » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.2.1 La relatinisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Suffixation en -ion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Le préfixe pro-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.2.2 Le provignement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.3 Le 18e s. et la création des vocabulaires spécialisés . . . . . . . . . . . . . 48.1.3.1 Dérivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Suffixes des langues de spécialités . . . . . . . . . . . . . . b. Préfixes des langues de spécialités . . . . . . . . . . . . . . 48.1.3.2 Composition néoclassique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.1.4 La créativité lexicale à l’heure des réseaux sociaux . . . . . . . . . . . . . 48.1.4.1 Dérivation : revivification / détournement / création d’affixes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Revivification d’anciens affixes considérés comme non productifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Détournement d’affixe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Créations d’affixes, ou d’affixoïdes . . . . . . . . . . . . . . 48.1.4.2 Développement de la composition « tête à droite » . . . . . . . 48.2 Procédés morphologiques : la dérivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.2.1 Origine des affixes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.2.1.1 Emprunt à une autre langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.2.1.2 Création en français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Création par affixisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . i. L’affixisation met en jeu un mot lexical . . . . . . . . ii. L’affixisation met en jeu un mot grammatical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b. Création par coalescence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c. Création par sécrétion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.2.2 Evolution diachronique des affixes / des patrons affixaux . . . . . . . . . 48.2.2.1 Affixations qui ont disparu, au moins partiellement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Affixations réellement disparues . . . . . . . . . . . . . . . . b. Cas intermédiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1894 1895 1896 1896 1897 1897 1898 1898 1899 1899 1899 1900 1901 1902 1902 1903 1903 1905 1906 1906 1906 1907 1907 1907 1908 1909 1910 1911 1911 1911 1912
XXXVIII
Table des matières
48.2.2.2 Affixations qui se sont maintenues . . . . . . . . . . . . . . a. Identité affixale préservée . . . . . . . . . . . . . . . . b. Identité affixale partiellement préservée . . . . . . . i. Changements formels . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Changements catégoriels et sémantiques . . . . iii. Dégrammaticalisation / exaptation . . . . . . . . 48.2.3 Concurrence affixale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.2.3.1 Les noms de propriété . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a. Etat des lieux en ancien français et moyen français b. La situation en français moderne . . . . . . . . . . . . 48.2.3.2 Concurrences locales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.3 Procédés morphologiques : la composition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.3.1 Composition morphologique vs. formations syntaxiques . . . . . . 48.3.2 Composés verbaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.3.3 Formation d’adjectifs et de noms à partir d’un même patron . . . 48.3.4 Formation de noms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48.3.5 Formation d’adjectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1913 1913 1913 1913 1914 1916 1916 1916 1917 1918 1920 1920 1920 1923 1923 1924 1925
Chapitre 49 Lexique et construction (PK, revu par EWF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1928
49.1 49.2 49.3 49.4
La notion de « construction » et sa pertinence lexicale . . . . . . Constructions lexicales en diachronie . . . . . . . . . . . . . . . . . Relations entre constructions en diachronie . . . . . . . . . . . . . Etude de cas : l’alternance causative des verbes de mouvement
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1928 1930 1933 1937
Chapitre 50 Emprunts : langues en contact (EWF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1947
50.1 Comment analyser les emprunts ? Notions et outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.1.1 Les emprunts dans le cadre d’un modèle général de l’innovation lexicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.1.2 Classification de types d’emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.1.3 Marques formelles non natives et intégration des emprunts . . . . . . . 50.2 Tendances et options générales dans les situations d’emprunt . . . . . . . . . . . 50.2.1 Conditions socio-historiques des emprunts : influences de substrats – superstrats – adstrats / adstrats savants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.2.2 Emprunts lexicaux et emprunts grammaticaux . . . . . . . . . . . . . . . . 50.2.3 Changements sémantiques dans les emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . 50.2.4 Effets stylistiques / pragmatiques des emprunts : emprunts « nécessaires » et emprunts « de luxe » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.2.5 Phénomènes d’intégration aux niveaux graphique et phonique . . . . . 50.3 Les emprunts dans l’histoire du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.3.1 Les apports germaniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.3.2 Influences « savantes » dans l’histoire du français : adstrat culturel gréco-latin, mots savants, mots demi-savants . . . . . . . . . . . . . . . .
1947 1947 1953 1957 1964 1964 1966 1970 1972 1973 1975 1975 1979
XXXIX
Table des matières
50.3.3 50.3.4 50.3.5 50.3.6 50.3.7 50.3.8
Les contacts avec l’arabe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les emprunts à l’italien à partir du français préclassique . . . . . . . Les emprunts à d’autres langues à partir du français préclassique . Les contacts avec l’anglais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Emprunts et variétés du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vue d’ensemble des emprunts introduits en français dans les temps modernes et ayant survécu jusqu’en français contemporain . . . . . 50.3.9 L’importance des emprunts dans le vocabulaire de haute fréquence du français actuel : étude de cas sur Julien Green et Georges Perec 50.3.10 Le français langue prêteuse – influences du français sur d’autres langues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1982 1983 1985 1987 1988
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Partie 10 Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1997 Chapitre 51 Les grands traits de l’évolution du français (YC, BC, WDM, CMN, GP, SP, TS, PS, GS et EWF) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1999 51.1 51.2 51.3 51.4 51.5 51.6 51.7 51.8
Phonétique historique . . . . . . . . . . . . . Codes de l’écrit : graphies et ponctuation Morphologie et morphosyntaxe . . . . . . . Syntaxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sémantique grammaticale. . . . . . . . . . . Enonciation et textualité, pragmatique . . Lexique et sémantique lexicale . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1999 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014
Références des sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2015 Références des textes du corpus GGHF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2019 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2025 Index des notions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2157
Introduction
Partie 6(auf 21 Zeile) Syntaxe Partie 6. Syntaxe Introduction
963
964
Partie 6. Syntaxe
vakat
Introduction
965
Introduction L’évolution du système syntaxique du français peut être replacée dans le cadre théorique de la notion de configurationalité, que la grammaire générative a tenté de paramétrer dans les années quatre-vingt (Hale, 1983, 1989), en opposant les langues configurationnelles, à structure syntaxique fortement hiérarchisée et les langues non configurationnelles, à structure plus faiblement hiérarchisée. Dans le premier cas, les relations entre les constituants relèvent de l’hypotaxe, de la dépendance syntaxique, alors que, dans le second cas, ces relations sont davantage de l’ordre de la parataxe, de la juxtaposition ; le système linguistique présente alors moins de contraintes en ce qui concerne la position des arguments, ce qui entraîne une plus grande souplesse de l’ordre des mots et aboutit à une absence apparente de syntagme verbal, la fonction des arguments étant spécifiée par un marquage de type morphologique, en l’occurrence par la déclinaison. Si la question de la non-configurationalité du latin peut être soumise à discussion (Pinkster 1993, Ledgeway 2012), le français, dès ses débuts, apparaît comme une langue de type configurationnel, où les faits de dépendance et de contiguïté sont présents à tous les niveaux de l’organisation syntaxique. Bon nombre d’indices permettent cependant de penser que le passage du latin au français s’effectue dans la continuité d’un changement qui, sur le très long terme, conduit à une structuration plus nette des différents syntagmes. L’histoire du latin se caractérise en effet déjà par une hiérarchisation progressive des constituants de l’énoncé (Herman 1985, Bauer 1992, Lehmann 1991, 2002a), et il semble pertinent de considérer que le mouvement général de l’évolution conduit de structures plus « plates », relevant de la juxtaposition et de la parataxe, vers des structures de plus en plus hiérarchisées dans lesquelles s’organisent des faits de dépendance et de rection. Les principaux points d’application de cette distinction concernent les rapports entre le verbe et les constituants nominaux et les relations des divers constituants à l’intérieur du syntagme nominal. Dans un système faiblement configurationnel, qui est dans ses grandes lignes celui du latin, les constituants nominaux précisent – par la marque morphologique qui leur est associée – leur fonction par rapport au verbe et ne requièrent pas d’être régis par la forme verbale, mais pourraient également assumer le rôle d’adjoint (Nichols 1986 : 108 ; Lehmann 2002a : 191). Ils disposent de ce fait d’une certaine autonomie par rapport au verbe. Comme Meillet et Vendryes (1948 : § 845) le signalaient déjà pour l’indo-européen, le verbe ne gouverne pas le cas de son complément, mais le nom apposé au verbe se met au cas exigé par le sens qu’il exprime lui-même. Un marquage casuel précis par la déclinaison est ainsi associé à la non-configurationalité. En ce qui concerne le syntagme nominal, un marquage morphologique riche, affectant tous les éléments constitutifs du syntagme, est corrélé à une moindre configurationalité, ce qui va de pair avec une cohésion et des contraintes de contiguïté moins fortes. L’adjectif, par exemple, n’est pas dans un rapport de dépendance étroite avec le substantif, mais davantage dans un rapport de juxtaposition qui pourrait être rapproché d’une relation de coréférence.
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Partie 6. Syntaxe
Les changements typologiques du latin au français Du latin au français, l’ordre des constituants a été profondément modifié. Le latin disposait d’un ordre de mots relativement libre où l’agencement des constituants était régi par la structure informationnelle (Pinkster 1991), avec néanmoins quelques traits d’une langue SOV (Adams 1976, Bauer 1995). Si l’on s’en tient aux textes narratifs en prose, où l’ordre des mots n’est pas influencé par les contraintes de la versification, l’ancien français (AF) apparaît d’une manière dominante comme une langue à verbe second, le verbe fléchi ou l’auxiliaire occupant le plus souvent la deuxième position dans les propositions non dépendantes déclaratives (x 34.4). Il peut être précédé d’un constituant phrastique, qui n’est pas contraint du point de vue syntaxique, mais qui du point de vue de la structure informationnelle, tend à avoir valeur thématique. Ainsi l’ordre dominant, TVX, obéit-il à des contraintes qui relèvent davantage du niveau informationnel que des relations syntaxiques. Ce système présente toutefois déjà de fortes tendances à la fixation de certaines séquences, en particulier en ce qui concerne la position de l’objet après le verbe et le schéma SVO commence à émerger comme schéma non marqué. L’évolution jusqu’au français moderne (FMod) est ainsi caractérisée par la mise en place progressive d’un ordre des constituants relativement rigide où la position par rapport au verbe est régie par la syntaxe plus que par l’organisation de l’information. Le français a conduit cette évolution plus loin que les autres langues romanes. La comparaison du français, de l’italien et de l’espagnol (Lahousse et Lamiroy 2012) met en évidence un continuum : espagnol > italien > français. Non seulement la variété des types d’ordre des mots est plus restreinte en français, mais les contraintes sur les structures autres que SVO y sont plus fortes. Cette rigidification de l’ordre des mots va de pair avec un développement plus net en français de nouvelles structures comme le (pseudo) clivage, destinées à marquer la structure informationnelle.
Hiérarchie des relations syntaxiques et cohésion Le développement du syntagme verbal Du latin au français, le syntagme verbal se configure sur deux points : d’une part, des traits fonctionnels concernant le temps, la modalité, la personne verbale et la structure argumentale sont encodés sous forme de morphèmes préfixés au verbe et d’auxiliaires ; d’autre part, le rapport entre le verbe et les compléments qui le suivent se renforce et les pronoms compléments acquièrent un statut de clitiques. Plusieurs domaines de la syntaxe fournissent des indices du degré de cohésion du syntagme verbal, de la nature plus ou moins forte de la relation de transitivité. Les propriétés pertinentes sont essentiellement celles de deux groupes de phénomènes : les contraintes de contiguïté entre verbe et objet et les contraintes sur l’ellipse. L’hypothèse générale qui peut être formulée est que l’évolution vers un syntagme verbal fortement hiérarchisé, avec, en particulier, un lien privilégié Verbe-Objet, s’accompagne à la fois d’un figement de la séquence VO et de l’obligation plus nette de l’expression de l’objet. L’ordre relatif du syntagme sujet et du syntagme objet en zone postverbale présente ainsi un intérêt particulier. Le système à verbe second de l’AF, conduit – si le sujet est exprimé – aux schémas SVO et XVSO, la position en tête d’énoncé d’un circonstant ou d’un
Introduction
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connecteur entraînant, de façon quasi systématique, une séquence SO après le verbe. Cette structuration de l’énoncé s’oppose nettement à celle qui caractérise le FMod. Dans les quelques rares cas où les constituants majeurs ne sont pas séparés par le verbe, la séquence est obligatoirement (X)VOS, le syntagme verbal VO apparaissant comme une unité dans laquelle le sujet peut difficilement être inséré. En ce qui concerne la chronologie du changement, la période du français préclassique (FPréclass) semble être, sur ce point, un moment clé. Il convient de mettre cet aspect de l’évolution en relation avec le mouvement qui fixe, dans l’ensemble des propositions, dépendantes et non dépendantes, le syntagme objet en position postverbale, indice supplémentaire de la structuration du syntagme verbal, qui se produit également dans le courant de la période préclassique. Le degré de liaison entre le verbe et l’objet peut également être mis en évidence par la possibilité d’insérer des constituants non régis, de statut périphérique, entre la forme verbale et le syntagme objet. Qu’il s’agisse des incises, introduisant un commentaire sur l’énoncé ou sur l’énonciation, ou, plus généralement, de circonstants, on peut constater que l’AF privilégie les séquences SVXO, avec intercalation du circonstant entre le verbe et l’objet, alors que le moyen français (MF), avec la réorganisation de la zone préverbale et le « recul » du verbe vers la fin de l’énoncé, voit le développement des tours SXVO. L’observation de la position des objets pronominaux conduit à des conclusions du même ordre, toutes proportions gardées, que celle des objets nominaux de type lexical. Dans certains contextes syntaxiques, le pronom objet peut en effet se trouver séparé de la forme verbale par d’autres éléments, ce qui est à considérer comme l’indice d’une transitivité faible. Cet isolement du pronom, qui se produit surtout avec l’infinitif et la forme en -ant, est attesté en MF : quant aux faitz, les veritablement raconte (Jean de Montreuil, A toute la chevalerie, 1406) ‘quant aux faits, je les raconte en respectant la vérité’
Si l’usage moderne s’impose plus rapidement que pour les objets nominaux et que le tour avec insertion ne dépasse pas la période du MF, on remarquera que le fonctionnement des deux adverbes bien et mal devant infinitif est sujet à variation jusqu’à la période moderne : J’ai toujours eu peur de dire une chose fausse, de la mal dire (Jules Renard, Journal, 1910, p. 411) Les Henrouille s’étaient mis à le bien soigner scrupuleusement (Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, p. 325)
Les phénomènes d’ellipse constituent également de bons indices de l’homogénéité plus ou moins grande du syntagme verbal, qu’il s’agisse de l’ellipse du complément ou de celle du verbe, la présence de l’ellipse traduisant, dans l’un et l’autre cas, une relation moins forte entre l’objet et le verbe. Ainsi, en MF, la non-expression du pronom complément à valeur résomptive est-elle quasiment de règle dans les structures de type comparatif : Et, après le devoir fait, tel que Roy doit au Pape (Olivier de la Marche, Mémoires, 1470, p. 37)
L’évolution vers une transitivité forte conduit à l’expression de l’objet sous la forme d’un clitique, ce qui entraîne des variations durant la période du FPréclass : […] comme je monstrerai en ceste histoire (LéryBrésil, 1578, p. 6) […] de la façon que Thevet le dit (id. p. 15)
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Partie 6. Syntaxe
L’ellipse peut également être observée dans les structures coordonnées. L’ellipse de la deuxième occurrence de la forme clitique est une tendance forte de la syntaxe de la coordination en ancien et en moyen français : je vous ameray et porteray honneur [...] je vous lairay et eslongneray (Berinus1, ca 1370, p. 27) ‘je vous aimerai et je vous porterai honneur […] je vous laisserai et je m’éloignerai de vous’
mais l’évolution générale va dans le sens de l’expression de l’objet de chacun des verbes, signe que l’on peut interpréter comme un « resserrement » du lien de transitivité. Lorsque le complément ellipsé est un groupe nominal, il faudra attendre le FPréclass pour voir se généraliser l’emploi d’un clitique objet dans la deuxième proposition. Dans les périodes précédentes, l’usage nettement majoritaire consistait à faire l’ellipse d’une occurrence de l’objet : si ne querra elle point leur punition, ne pourchacera, ne voulra (Christine de Pizan, Le Livre des trois vertus, 1405, chap. 8, p. 30) ‘et elle ne cherchera pas leur punition, ni la poursuivra, ni la voudra’
L’ellipse de la forme verbale lorsque le sujet et l’objet sont tous deux des formes pronominales est difficilement acceptable en FMod, même si les différences entre les diverses personnes peut introduire un facteur de variation. Jusqu’au FPréclass, des énoncés comme : ils doivent mettre peine de l’attraire à l’amour et non mie elle eux (id., chap. 17, p. 70) ‘ils doivent s’efforcer de l’attirer vers l’amour et non pas elle (les attirer) eux’ Il vient a elle et la salue et elle lui (QuinzeJoies, ca 1400, p. 43) ‘il vient vers elle et il la salue et elle (le salue) lui’
montrent que la relation de transitivité est plus faible que dans les époques postérieures. Le schéma avec sujet nominal présente une évolution identique, même si la généralisation du tour moderne apparaît plus tôt que dans le cas précédent. Le MF accepte encore l’ellipse du verbe et le maintien du pronom objet : Li contes de Flandres li fist bonne chiere, et li contes de Montfort li (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 484) ‘le comte de Flandres lui fit bon accueil et le comte de Montfort (le fit) à lui’
Sans être, à proprement parler, un cas d’ellipse, la construction du verbe faire, lorsqu’il est utilisé comme verbe vicaire, peut être rapprochée des indices qui viennent d’être énumérés. En FMod, faire se substitue au syntagme verbal dans sa totalité ou à l’ensemble constitué par le verbe et ses compléments régis, les circonstants pouvant se maintenir (Fournier et Fuchs 1999). La relation de transitivité qui caractérise le syntagme verbal ne permet pas des séquences comme : *X n’écrit pas à Y, mais il le fait à Z, ou : *X n’a pas écrit un roman, mais il l’a fait une nouvelle. La situation est différente jusqu’à la période du français classique (FClass) : faire peut fonctionner comme anaphore du verbe seul, que la construction soit transitive ou intransitive. C’est le cas en MF : il me salua ; si feis je luy (CentNouvelles, 1456-1467, p. 41) ‘il me salua ; je le saluai aussi (je fis aussi lui)’
et, en français préclassique et classique : le diable se communique à eux si sensiblement qu’il fait aux sorciers (Pierre Biard, Relation de la Nouvelle France, 1616)
Introduction
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Le développement du syntagme nominal Le groupe nominal latin se présente comme faiblement cohésif et sans relation hiérarchique forte du nom par rapport à ses modifieurs, au point qu’il est difficile de parler de syntagme. Du latin au français, dans la configuration progressive du syntagme nominal, la zone prénominale devient plus strictement zone de la détermination. A partir du 15e s. se dessine la tendance à remplir cette zone par des déterminants de façon systématique, du moins pour les groupes nominaux ayant une fonction référentielle et dont le nom tête est un nom commun, les adjoints du nom tendant alors à se placer après le nom. Cette dernière évolution est accomplie dès l’AF pour le génitif, les occurrences du génitif antéposé au nom devenant de plus en plus rares. Les adjectifs gardent toutefois plus longtemps une liberté positionnelle : il n’est ainsi pas exclu de trouver sous la même plume et à quelques lignes de distance dans le manuscrit le même adjectif en antéposition et en postposition. Par ailleurs, deux adjectifs coordonnés peuvent se trouver de part et d’autre du substantif. A partir du 15e s., l’antéposition des adjectifs se restreint davantage. Seuls restent en zone prénominale les adjectifs qui ont une fonction quantifiante ou qui ont développé cette fonction par un processus de grammaticalisation et qui peuvent de ce fait participer à la détermination. La généralisation de la détermination et le passage des adjectifs à la postposition semblent corrélées : au moment où le partitif accède au statut d’article, l’emploi de l’article partitif prédomine quand le GN présente l’ordre N-Adj, mais reste minoritaire par rapport au degré zéro de détermination quand le GN présente l’ordre Adj-N. Similarité structurelle des syntagmes nominal et verbal L’évolution vers une langue de type configurationnel aboutit à des structures similaires pour le groupe verbal et le groupe nominal : GV : [Infl [V GN]] GN : [Det [N A]] Dans ces configurations, il y a une corrélation entre position structurelle et fonction : dans le domaine verbal, l’inflexion (le temps et la personne), qui assurent l’ancrage discursif de la situation évoquée par le groupe verbal, est encodée comme un trait fonctionnel et tend à s’exprimer sous forme de morphèmes grammaticaux à gauche du verbe ; de la même façon, les traits comme la définitude et la deixis, qui assurent l’ancrage discursif du référent du groupe nominal, sont encodés comme traits fonctionnels par des morphèmes grammaticaux se trouvant à gauche du nom. Cette mise en place de la structuration des constituants est à mettre en rapport avec la spécialisation progressive des catégories (x Introduction Partie 5). Vers un nouveau type de marquage des fonctions syntaxiques En latin, la configurationalité faible est associée à un marquage précis de la fonction syntaxique portée par les constituants dépendant du verbe. Sans qu’il y ait forcément une relation de cause à effet, la cohésion croissante, en français, entre le verbe et ses compléments va de pair avec une désagrégation de ce système casuel. Dans un processus qu’il est difficile de dater, car il relève essentiellement du français parlé, se met toutefois en place un nouveau système de marquage de la fonction syntaxique,
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de type head-marking (x Introduction Partie 5) : le « complexe verbal », constitué de la forme verbale et des clitiques, qui fonctionnent comme des sortes d’affixes pronominaux (Miller et Sag 1997), se fait porteur des marques de la fonction syntaxique des termes nominaux qui dépendent de lui. Ce marquage a pour conséquence que les arguments ne doivent pas être instanciés par des groupes nominaux de type lexical. Par ailleurs, la position de ces constituants lexicaux n’est pas contrainte par la syntaxe : Elle le lui a donné. Marie, elle le lui a donné, le livre, à Pierre. Pierre, le livre, elle le lui a donné, Marie.
Se retrouvent ainsi certains traits d’une langue non-configurationnelle, mais d’un autre type que celui qui était illustré par le latin. D’une part en effet, dans la mesure où les clitiques pronominaux sont considérés comme les arguments du verbe, le verbe garde son pouvoir constructeur. D’autre part, la non configurationalité n’affecte pas la structure interne du syntagme nominal : au sein du constituant nominal, l’ordre des éléments constitutifs n’est pas libre et la possibilité d’un GN discontinu n’est pas attestée (Baker 2001, Luraghi 2010). Références biblioraphiques : Adams 1976 ; Baker 2001 ; Bauer 1992, 1995 ; Carlier et Combettes 2015 ; Fournier et Fuchs 1999 ; Hale, 1983, 1989 ; Herman 1985 ; Lahousse et Lamiroy 2012 ; Ledgeway 2012 ; Lehmann 1991, 2002a ; Luraghi 2010 ; Meillet et Vendryes 1948 ; Miller et Sag 1997 ; Nichols 1986 ; Pinkster 1991, 1993.
Bernard Combettes et Anne Carlier
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Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Chapitre 33 Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes 33.1 Le groupe nominal 33.1.1 Structure du groupe nominal (GN) : nom seul, GN simple et complexe, contiguïté et discontinuité Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes Le groupe nominal (désormais GN) comporte nécessairement un élément nominal et connaît divers degrés de complexité : le nom peut être seul, ou accompagné de déterminants, qui le précèdent, et de modifieurs, qui soit les précèdent, soit, plus généralement, le suivent. Dans les énoncés, certains GN attestés comportent jusqu’à sept éléments dans les cas les plus complexes : même si les chaînes de déterminants et de modifieurs peuvent théoriquement donner lieu à des GN bien plus vastes, on ne trouve guère de GN qui excèdent cinq ou six éléments : Pechét le m’at tolut. (StAlexis, ca 1050, v. 108) ‘Le péché me l’a enlevé.’ Paien chevalchent par cez greignurs valees. (Roland, ca 1100, v. 710) ‘Les païens chevauchent par à travers les larges vallées.’ Ce n’est peut-être qu’un accroissement successif d’une seule et même action qui a une infinité de termes dont nous ne représentons que quelques-uns par les expressions de la voix. (Diderot, Encyclopédie, 1750-1764, article Surprise) Les deux belles équipes de France de football vainqueurs des coupes du monde 1998 et 2018… (exemple forgé)
Les déterminants (articles défini, indéfini, partitif, déterminants possessifs, démonstratifs, indéfinis, numéraux, interrogatifs / exclamatifs), dont la liste se modifie légèrement dans le temps, ont en commun de presque toujours précéder le nom qu’ils déterminent ; mais ils ne constituent pas un ensemble uniforme, et se distinguent tant par leur morphologie et leur syntaxe que par leur sémantisme. Le nom peut être précédé de plusieurs déterminants qui se placent dans un ordre déterminé, formant une chaîne syntaxique où chaque déterminant a sa place spécifique par rapport au précédent et au suivant ; en outre, ils se complètent sémantiquement et se succèdent selon une hiérarchie sémantique précise. Quant aux modifieurs, appartenant à des catégories différentes, ils possèdent, contrairement aux déterminants qui ne sont pas récursifs, la capacité de se rédupliquer et de se coordonner, donc de former des chaînes à l’infini ; les modifieurs spécifient progressivement leur position relative. Le tableau 2 en fin de section (ci-dessous 33.1.5.5) illustre cette structure d’époque en époque. Les éléments du GN sont dès le très ancien français (TAF) en grande majorité contigus, surtout ceux à gauche du nom tête, bien davantage qu’en latin, mais moins qu’en français moderne (FMod), où leur contiguïté ordonnée est presque totale, spécialement pour les déterminants. La discontinuité de certains éléments du GN observée en ancien français (AF), et parfois encore à l’époque classique, a régressé au cours des siècles.
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33.1.2 Les déterminants (articles, déterminants autres) : émergence d’une catégorie grammaticale 33.1.2.1 Fréquence d’emploi différente selon la fonction syntaxique Les déterminants (articles défini, indéfini, partitif, déterminants possessifs, démonstratifs, indéfinis, numéraux, interrogatifs / exclamatifs) diffèrent par leur fréquence d’emploi, leur sens et leur distribution. Leur emploi a régulièrement progressé au cours de la période de l’AF : il y a beaucoup plus de noms construits sans déterminant au 11e s. qu’au 13e s., et leur fréquence varie selon la fonction syntaxique du GN. En AF, c’est en fonction de sujet que les GN comportent le plus souvent un déterminant (ou sont déterminés par nature : noms propres, Dieu) (Marchello-Nizia et al. 1973). Dès la fin du 9e s., dans les 29 vers du court poème Eulalie (881), sur 35 GN au total, 19 sont déterminés (54%), 4 sont des noms propres (12%) et 12 noms communs ne sont pas déterminés (34%) ; les GN sujets se révèlent être tous déterminés : des 8 sujets nominaux d’Eulalie, 2 sont des noms propres et les 6 autres sont des noms précédés d’un déterminant ; en revanche, 5 des 15 GN objets, soit un tiers, ne sont pas déterminés (Elle colpes non auret, v. 20 ‘elle n’avait pas commis de fautes’), de même que 7 des 12 GN compléments prépositionnels, soit plus de la moitié. Donc, dans l’un des deux plus anciens textes français, datant du 9e s., les GN comportent majoritairement un déterminant, les sujets sont déterminés à 100%, les objets directs à 67%, et les compléments prépositionnels à 42% . Dès les débuts du français, la norme dominante est la présence d’un déterminant, dont la fréquence est corrélée à la fonction du GN. Au milieu du 11e s., dans StAlexis (ca 1050), seulement 30% des noms ne sont pas déterminés (243 sur 758 noms communs), essentiellement en apostrophe et après préposition ; 87% des 172 GN sujets comportent un déterminant, voire 92% des GN sujets en cas de postposition par rapport au verbe ; en revanche, en fonction d’objet direct, qu’il soit antéposé ou postposé au verbe, le taux de détermination tombe à 65%. Près de deux siècles plus tard, en prose, la situation a assez peu évolué. Dans un corpus de 1000 propositions verbales de Graal (ca 1225), près de 200 ont un GN comme sujet, et le taux de détermination du nom atteint 92% quand le sujet est antéposé au verbe, et 100% quand il lui est postposé. Comme objet direct, en revanche, le taux de détermination reste plus bas (69%), que le GN objet soit antéposé ou postposé au verbe. Par la suite, en fonction de sujet, l’évolution s’est encore accentuée pour atteindre la situation moderne au début du FPréclass (français préclassique). A la fin du Moyen Age, un déterminant accompagne le nom commun sujet dans 97% des cas chez Commynes (fin du 15e s.), pour atteindre 100% au milieu du 16e s. chez Calvin. Et si au 17e s. La Fontaine utilise encore des génériques sujets sans déterminant, ce sont des archaïsmes (Haase 1916 : 126, §57). A quelques constructions formulaires près (proverbes : Pierre qui roule…, Comparaison n’est pas raison), la situation en FMod n’a pas changé. Dans la fonction d’objet direct, en revanche, le nom commun peut, jusqu’en FMod, se construire sans déterminant dans le cas des locutions verbales et constructions à verbe support. Chez Calvin, l’objet direct n’est déterminé que dans les trois quarts des cas, les locutions étant nombreuses (avoir doute / loisir / bonne excuse / matiere, donner occasion, faire doute / fin, dire mot, rendre louanges, voir grande aysance…, qui ont disparu, mais aussi donner congé, avoir lieu / recours, rendre graces, prendre conseil, etc., qui ont subsisté jusqu’en FMod). Il convient de souligner que, dans le cas des locutions verbales et des constructions à verbe support, le nom en position argumentale d’objet n’a pas toutes les
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propriétés syntaxiques d’un objet direct et n’a pas sur le plan sémantique d’autonomie référentielle, ce dont l’absence de déterminant est le signe. Moins d’un siècle plus tard, chez Descartes, ces tours figés se sont réduits à peu près à ceux utilisés en français actuel (avoir besoin, prendre garde, etc.). En FMod, certaines locutions verbales et constructions à verbe support perdurent en effet : ainsi, dans les Lettres de Sartre (mi-20e s.), il reste 11% d’objets directs non déterminés (avoir envie / hâte / honte / moyen / raison / sommeil, froid…, faire soleil, inspirer confiance, prendre / avoir pied, (se) rendre compte, tirer profit…, etc.). 33.1.2.2 L’absence de déterminant Contrairement à une idée reçue, et comme on vient de le montrer, l’absence de déterminant n’est pas la norme aux époques les plus anciennes du français : dès les débuts du français, plus de la moitié des noms communs sont précédés d’un déterminant. En AF, l’absence de déterminant, en particulier pour le sujet, est marquée et indique que le nom est un nom propre ou un appellatif connu (Strasbourg et Eulalie : Deo ; Eulalie : diaule, Krist), un élément unique (Eulalie : en ciel, a ciel ; Icele tere, […] dun il esteit, soleill n’i luist, Roland, v. 979-980 ‘au pays dont il vient, le soleil ne brille pas’), un générique (Strasbourg : in aiudha, per dreit, in damno ; StAlexis, v. 108 ci-dessus), ou un groupe indéfini soit pluriel (Eulalie : colpes non auret ; Roland, v. 710 ci-dessus), soit massif (BenedeitBrendan, déb 12e s., v. 699 : Devant eals unt dulz e blanc pain ‘devant eux, ils ont du pain doux et blanc’) ou abstrait (Roland, v. 2695 : demeinent grant dolor ‘ils manifestent une grande souffrance’). Il n’est donc pas possible d’associer un signifié univoque à l’absence de déterminant, qui se présente plutôt comme un champ résiduel par rapport au domaine d’emploi croissant des différents articles. En FMod, l’absence d’article est observée pour les deux extrémités de l’échelle de référence : d’une part, l’article peut faire défaut pour un individu précis et parfaitement identifié, comme dans le cas des noms propres en langue (x 39.1.1) et des noms propres en discours (maman, le vocatif Garçon !) ; d’autre part, l’article peut être absent dans le cas d’une absence de référence, par exemple dans le cas de l’attribut ou de l’apposition (Pierre est médecin / Pierre, médecin de campagne, …), dans le cas des noms prédicatifs utilisés avec un verbe support (avoir besoin) ou dans des locutions verbales (chercher noise) (voir 33.1.2.1 ci-dessus). Après préposition, la construction du nom commun sans déterminant est courante, en particulier quand le nom est abstrait : par amour, pour vol, en avion, avec peine, etc. Enfin, l’article peut faire défaut dans le cas des noms coordonnés (Cordes, chant et claques se mêlèrent, Chabrol) (voir 33.1.2.3). 33.1.2.3 Le déterminant en tant que marqueur de la frontière gauche du groupe nominal A l’opposé du latin, où les déterminants étaient soit en position initiale, soit en position finale de syntagme, en fonction de facteurs pragmatiques (Spevak 2010), le déterminant, au premier rang desquels est l’article, occupe très souvent, dès les plus anciens textes français, la position initiale du groupe nominal. Soulignons que, avant le 13e s., seuls les articles défini et indéfini et le déterminant possessif de forme atone (mon, ma, mes) sont uniquement déterminants, les autres (démonstratif, indéfinis, interrogatif) étant également pronoms : le, un, mon annoncent donc nécessairement un nom, et dès lors sont repérés comme marquant la frontière gauche du GN, seuls tout et ambes pouvant les précéder. En particulier, l’article
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défini, ayant dès les plus anciens textes une fréquence importante (voir ci-dessous et x 30.2.1, Tableau 7), et étant même majoritaire dans les GN en fonction de sujet, crée à la frontière gauche du syntagme une position structurelle où d’autres déterminants peuvent s’insérer (voir Tableau 2 final). Au fur et à mesure que le paradigme se complète (article partitif au 15e s., avec des précurseurs dès fin 12e-13e s. ; déterminant démonstratif ce fin 12e-13e s. ; déterminants indéfinis spécifiques, création de ledit), la détermination zéro, encore fréquente en TAF sauf en fonction de sujet, devient très minoritaire comme on l’a vu ci-dessus. Il en résulte que, du moins pour les groupes nominaux dont le nom tête est un nom commun, la présence d’un déterminant devient la règle presqu’absolue – un certain nombre de cas d’absence subsistant néanmoins jusqu’en FMod. Il convient de s’attarder également sur l’emploi des déterminants dans le cas des syntagmes nominaux complexes constitués de deux syntagmes coordonnés, qui peuvent avoir soit un déterminant unique, au début du syntagme complexe, soit un déterminant devant chacun des deux syntagmes constitutifs, ou encore s’utiliser sans déterminant. Lorsque deux ou plusieurs noms sont coordonnés, le déterminant peut ne pas être répété devant le deuxième nom, sans que cette structure n’ait jamais été majoritaire. Avec l’article, on peut trouver chez le même auteur les deux structures : Art N et Art N / Art N et N, même avec des N de genre différent (ex. (b’) ci-dessous), et avec un article au pl. (a) ou au sg. (b’), sans différence sémantique importante : (a) et ne desiroyent les roy et royne d’Espaigne sinon amytié (CommynesMémoires6, 1490-1505, p. 69) (a’) monseigneur le daulphin mourut, dont le roy et la royne menèrent grant deuil. (CommynesMémoires8, p. 122) (b) la folie de leur compaingnon ou par avanture la fraude et la malice d’iceluy les empeeschoit ou leur faisoit dommage (BersuireDécades1, 1354, p. 34) (b’) Et sachez que aussi li Campenoys par l’orgueil et haine que il avoient contre les Semniciens armerent les gladiateurs de celles armez (BersuireDécades1, p. 75)
La coordination de plusieurs noms n’entraîne pas nécessairement la forme plurielle de l’article. L’article reste au singulier si les deux noms sont des (para)synonymes définissant conjointement un référent et que le deuxième nom apporte une nuance différente (a), serve à éviter l’ambiguïté (b) ou permette de clarifier le sens d’un latinisme (c). Mais ce processus de réduplication synonymique est parfois d’un apport sémantique nul et se réduit alors à un procédé stylistique (d) : (a) il avoit dit à Milon, seingneur de Videville, premier intendant des finances, qu’il estoit un larron et assassin du peuple de France (LEstoileRegistre4, 1585-1587, p. 134) (b) Et avec ces ci estoient les trompeurs et corneurs (BersuireDécades9, p. 72) ‘et avec eux étaient les sonneurs de trompe et sonneurs de cor’ (c) Li Barbarins et li estrange (Jean de Meun, Le livre de Végèce de l’art de chevalerie, trad. de Epitoma rei militaris, 3.10 cité par Löfstedt 1976 : 455 ; barbari signifie ‘les étrangers’ dans les textes latins, alors que barbarin signifie en AF normalement ‘homme sauvage, barbare ou païen’) (d) il descendit en ung trou et ouverture de terre, ouquel lieu il trouva ung homme mort (PharesAstrologues, 1494-1498, p. 43)
Dans d’autres cas, l’article reste au singulier quand les deux noms, tout en se rapportant à des référents différents, appartiennent au même champ sémantique :
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les dessus diz conseillers furent d’oppinion […] que icellui prisonnier, comme traytres du roy et larron, fust punis, c’est assavoir : trainé, decolé, et le corps et teste d’icellui pendu à la justice du roy nostre sire. (RegistreChatelet1, 1389, p. 125) d’icelle poudre meist en la viande et vin que son ami vouldroit mengier ou boire (RegistreChatelet1, p. 337) puis broyez avec du saffran et pouldre de gingembre grant foison entremelez parmy la char (Mesnagier, 1393, p. 226)
Ces structures se maintiennent jusqu’en FMod, même si la tendance évolutive est plutôt de répéter l’article, en particulier dans le troisième cas de figure. Les mêmes structures et la même tendance évolutive sont observées pour les déterminants démonstratif (p. ex. ces départs et cheminements, Y. Bonnefoy, 20e s.) et possessif (p. ex. ses confrères et rivaux, J. Roubaud, 20e s.). Les autres déterminants, ayant un degré moindre de grammaticalisation, continuent à pouvoir porter sur une coordination de substantifs et s’insèrent donc plus naturellement dans la structure Det N et N (p. ex. plusieurs parapsychologues et philosophes contemporains, R. Amadou, 20e s.). On signalera enfin la structure coordonnée sans déterminant, qui, au lieu d’évoquer des référents distincts, fond les référents en un ensemble, emploi en usage jusqu’en FMod : Tout l’intérieur de la maison n’était que décombres ; murs, plafonds et planchers s’étaient effondrés, pas une seule pièce ne subsistait. (S. Germain, Jours de colère : sous les mêmes amours, la pierre-qui-vire, 1992, p. 311)
33.1.2.4 Le déterminant porteur des marques morphologiques du cas, du genre et du nombre Le latin classique marquait par des suffixes les traits grammaticaux du cas, du genre et du nombre. Ces marques morphologiques étaient distribuées sur les différents éléments constitutifs du groupe nominal et avaient ainsi pour fonction d’assurer la cohésion syntagmatique du groupe nominal. C’est ainsi que, malgré l’absence de contiguïté entre les éléments, peuvent être reconstitués dans l’exemple suivant les deux groupes nominaux, avec une relation de subordination syntaxique du syntagme génitif par rapport au syntagme nominatif : Maxim-um vero popul-i Roman-i le-plus-fort-NOM.M.SG cependant peuple-GEN.M.SG Romain-GEN.M.SG iudici-um univers-i global- GEN.M.SG jugement NOM.M.SG ‘le jugement le plus fort du peuple romain entier’ (Cicéron, Sest. 124, cité par Spevak 2010 : 274)
L’évolution du latin classique au FMod se caractérise par un abandon progressif de cette morphologie suffixale distribuée sur les différents éléments du groupe nominal au profit d’un marquage morphologique unique, lequel sera porté par le déterminant, et l’article essentiellement, en position prénominale et à la frontière gauche du syntagme. La première catégorie touchée par cette évolution est la flexion casuelle. En comparaison avec le système à six cas du latin, l’AF ne préserve plus que deux cas, le cas sujet, descendant du nominatif, et le cas régime, provenant formellement de l’accusatif, mais correspondant fonctionnellement aux cas autres que le nominatif. Comme l’a montré Schøsler (1984, 2013, 2018, et x 30.1), ce système bicasuel était déjà en train de se désagréger au moment où apparaissent les premiers textes en français, en particulier dans les dialectes de l’ouest : sur le plan grammatical, les noms et adjectifs féminins tout comme les articles au féminin ont déjà
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perdu toute flexion casuelle, la perte de la flexion casuelle touche également largement les adjectifs au masculin et dans une moindre mesure les noms masculins, mais la flexion se préserve dans les articles au masculin, donnant ainsi lieu à un système casuel intermédiaire, avec marquage casuel uniquement sur l’article au masculin (voir li sage, li roi dans les deux exemples ci-dessus, où l’article li est au CS masc. sg., alors que sage, roi ne sont pas marqués casuellement). Ce système semble avoir fonctionné durant un certain temps, au moins jusqu’au 14e s. Pour les pronoms clitiques le marquage casuel se maintient jusqu’au FMod. Nichole li preus, li sage, est arivee a rivage (Aucassin, fin 12e s.–déb. 13e s., p. 35, v. 1) (au lieu de li sages) Dist li roi Marc : « … » (BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 4260) (au lieu de li rois)
Parallèlement se crée un autre système de marquage casuel porté par l’article défini, sous la forme de l’enclise avec les prépositions hautement grammaticalisées, si on considère des prépositions telles que à et de comme des marqueurs casuels du génitif et du datif. Une seconde catégorie affectée par cette évolution est le nombre. Il est généralement admis que l’évolution phonétique à l’origine du déclin de cette opposition morphologique est l’amuïssement du -/s/ final vers 1300 (Fouché 1952-1961 : 663-667), qui fait disparaître à l’oral la distinction entre singulier et pluriel pour la majorité des noms et adjectifs. Cette évolution phonétique n’hypothèque toutefois pas le marquage du nombre dans le système des articles définis, réalisé par une alternance vocalique (p. ex. /lə/ vs. /le/ ou /lε/ pour l’article défini au masculin). Quoique l’érosion du -s en tant que marque morphologique du pluriel soit un fait, il est important de noter que cette perte aurait pu être compensée par la création d’un nouveau marqueur suffixal exprimant le nombre. En cohérence avec des développements dans d’autres domaines de la morphosyntaxe où la langue opte plutôt pour un nouveau mode d’expression des oppositions grammaticales, sous forme de morphèmes semi-libres, placés à la frontière gauche du syntagme (p. ex. l’expression de la personne verbale doublée ou remplacée par la contrainte du sujet explicite, notamment pronominal, ou l’expression du temps et de l’aspect par des auxiliaires), ce sont les articles, et plus généralement les déterminants, qui deviendront les principaux marqueurs du nombre à l’oral, et leur emploi va donc se généraliser progressivement. C’est ainsi que l’article défini et, plus encore, l’article indéfini un(s) vont étendre leurs contextes d’emploi. D’une façon plus spectaculaire encore, la création d’un nouvel article pour les référents indéfinis non singuliers, de + article défini, très exceptionnel dans les langues du monde, est révélatrice de cette tendance à exprimer l’opposition morphologique du nombre par un marqueur à la frontière gauche du syntagme, plutôt que par un marqueur suffixal. La langue a en effet récupéré la construction partitive médiévale, au départ peu fréquente, pour la transformer en article, et permet ainsi de départager les interprétations associées aux deux exemples suivants, évoquant respectivement une visite chez le fermier ou chez le boucher : Pierre a acheté des agneaux. Pierre a acheté de l’agneau. voir en anglais : He bought lamb / lambs.
/pjɛʁaaʃtedɛzaɲo/ /pjɛʁaaʃtedəlaɲo/
En conséquence de ces évolutions, la présence d’un article ou d’un autre déterminant devient une contrainte grammaticale, du moins pour les groupes nominaux dont le nom tête est un nom commun, et les déterminants contribuent ainsi à un marquage systématique du nombre.
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33.1.2.5 Le déterminant en tant qu’instrument de nominalisation a. Marqueur nominal A l’opposé du latin, où il n’y a pas de séparation absolue entre nom et adjectif (Ernout et Thomas 1951 : 140), la présence du déterminant, et spécialement de l’article, instaure une frontière catégorielle dans la mesure où elle confère à l’expression à laquelle elle se rapporte le statut de nom, marquant ainsi une différence catégorielle nette entre nom et adjectif, et instaurant en même temps une relation hiérarchique de dépendance de l’adjectif par rapport au nom. b. Nominalisateur d’adjectifs, de participes ou de syntagmes prépositionnels Le déterminant peut également, au-delà du marquage du nom, servir de nominalisateur et donner en discours un statut nominal à des items qui ne relèvent pas intrinsèquement de la catégorie morpho-syntaxique du nom. Dès l’AF, il peut ainsi nominaliser des adjectifs, pour évoquer des référents nominaux de type humain, spécifiques (a) ou génériques (b-d). Quoique l’interprétation générique soit dans les plus anciens textes habituellement marquée par l’absence d’article (Marchello-Nizia 2006a : 209), l’article défini est présent dans toute l’histoire du français quand il s’agit d’évoquer des classes d’individus au moyen d’un adjectif généralement au pluriel : (a) Alat s’en tost e curt li sainz / Vers les oiseus u furent ainz. (BenedeitBrendan, déb. 12e s., v. 847) ‘Le saint repartit aussitôt et se dépêcha vers l’île des oiseaux où ils étaient auparavant.’ (b) Canten li gran e li petit (Passion, v. 41) ‘Les grands et les humbles chantent’ (c) A lui repairent e li rice e li povre (StAlexis, v. 302) ‘Les riches et les pauvres accourent vers lui’ (d) ceo dient les anciens (Lapidaire, mi-12e s., p. 106) ‘les anciens disent cela’
En outre, un déterminant ou article peut nominaliser un adjectif pour référer à une notion abstraite, comme dans les mals ‘les maux’ (Roland, v. 60) et le voir ‘la vérité’ dans l’exemple suivant : Et neporquant si vos dira le voir, / que ja n’en mantirai. ‘Et néanmoins je vais vous dire la vérité, sans jamais en mentir.’ (TroyesYvain, 1177-1181, v. 3593-3594)
mais aussi, par spécialisation de sens, pour référer à une entité concrète inanimée qui présente la qualité exprimée par le substantif (p. ex. le bref ‘la lettre’, Roland, v. 341 ; le clair ‘la lumière du jour’, BenedeitBrendan, v. 498, v. 1798 ; le large ‘la haute mer’, ArrasMélusine, 1392, p. 221). Outre les adjectifs, l’article sert aussi à nominaliser un participe, présent ou passé, pour désigner des humains : Trestouz les trespassanz voait (MeunRose2, entre 1269 et 1278, v. 12070) ‘Il voyait tous les mourants’ E bien sevent li afamét / Que la les ad Deus destinét. (BenedeitBrendan, v. 795) ‘Et les affamés savent bien que Dieu les a destinés à accoster là.’
L’article peut enfin nominaliser des groupes prépositionnels : Dont entre les autres i avoit un hors du senz, qui avoit le dyable ou cors. (JoinvilleMémoires, entre 1305 et 1309, p. 296)
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Partie 6. Syntaxe
La nominalisation des adjectifs et des participes reste possible jusqu’en FMod. Une étude précise serait nécessaire pour évaluer l’évolution de sa vitalité. La comparaison avec des constructions comparables en espagnol et en italien montre en tout cas que ces constructions sont moins productives en français qu’en italien et en espagnol, dans la mesure où l’éventail des lexèmes entrant dans ces constructions est plus faible (Carlier et Lamiroy 2018). Les nominalisations des groupes prépositionnels restent également attestées, mais en tant qu’expressions figées ayant subi une lexicalisation (les sans-papiers, un hors-la-loi) plutôt que comme constructions grammaticales productives. c. Nominalisateur d’infinitif L’article défini et l’article indéfini exercent également leur rôle de nominalisateur auprès des infinitifs et permettent ainsi de les intégrer dans des positions syntaxiques typiquement nominales, comme les fonctions de sujet (a) et d’objet (b), mais aussi après une préposition (c) (Buridant 2008). Comme le note Buridant (2000a : § 248), le démonstratif (d) et le possessif (e, f) sont également utilisés parfois dans ce rôle de nominalisateur, mais assez rarement. Ces infinitifs nominalisés peuvent prendre la flexion morphologique d’un substantif, en cas (a, d) et en nombre (e), et présenter la construction syntaxique d’un nom : ils peuvent être accompagnés d’un adjectif (f) ou être coordonnés à un syntagme à tête nominale (g) : (a) Li departirs me fu contraire, / mais ge nel poi altrement faire (Eneas1, ca 1155, v. 26412642) ‘Le départ me contraria, mais je ne pus faire autrement’ (b) Quant il ot guasté lu païs, / Les viles arses, l’aveir pris, / Lu regne ad as Sednes duné (WaceBrut2, 1155, v. 13635-13636) ‘Quand il eut détruit le pays, brûlé les villes et pris les possessions, il a donné le règne aux Saxons’ (c) L’avait vendue pour un mangier de lentilhe (Grégoire le Grand, Dialogues, 12e s., p. 368) ‘[Il] l’avait vendue pour un plat de lentilles’ (d) Icil venirs, icil alers, / icil veilliers, icil pensers / fet aus amanz soz les drapiaus durement amesgrir les piaus (LorrisRose, entre 1225 et 1230, v. 2529-2531) ‘Ces aller-retours, ces insomnies, ces cogitations font durement amaigrir la peau aux amants sous les vêtements’ (e) Car il ne puet cuidier ne croire / Que ses voloirs puisse avenir (TroyesYvain, 1177-1181, v. 1429) ‘car il ne peut imaginer ni croire que son souhait puisse devenir réalité’ (f) car la lune par son cler luire / seust aus amanz maintes foiz nuire (MeunRose2, entre 1269 et 1278, v. 12483-12484) ‘car la lune, par sa forte lumière, sut maintes fois nuire aux amants’ (g) L’avancera mult haltement / De sun aver e de sa gent. (WaceBrut2, v. 14235-14236) ‘[Il] l’aidera très fort avec ses richesses et ses hommes’
Il est possible de distinguer différents degrés de nominalisation d’un infinitif ; en effet, l’infinitif peut conserver sa construction verbale et être accompagné d’un objet direct (c). Dans ce cas, soit l’objet de l’infinitif se construit sans préposition, à la manière de l’objet direct du verbe fléchi (h), soit il prend la forme d’un complément introduit par la préposition de (ex. c : un mangier de lentilhe), à la manière d’un argument d’un nom, soit il peut se construire directement mais par l’intermédiaire du verbe vicaire de reprise faire qui prend en charge la fonction verbale de l’infinitif nominalisé (i), cette construction n’apparaissant qu’au début du 14e s. (JoinvilleMémoires) :
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(h) As nefs deschargier el rivage / Ot Arthur d’umes grant damage (WaceBrut2, v. 1309713098) ‘En déchargeant les bateaux sur le rivage, Arthur eut une grande perte d’hommes.’ (i) Au tourner que je fiz ma teste (JoinvilleMémoires, p. 212 : plusieurs cas)
Ce procédé de nominalisation de l’infinitif au moyen d’un article ou d’un autre déterminant décline progressivement en tant que construction grammaticale productive. On en trouve des exemples tardifs sous la plume de Montaigne et de Ronsard : (j) Le dormir a occupé une grande partie de ma vie, et le continuë encores en cet aage huict ou neuf heures d’une halaine < d’une seule traite > (MontaigneEssais, 1592, p. 1096) (k) puis dés le poinct du jour redoublant le marcher, nous vismes dans un bois s’eslever le clocher de sainct Cosme pres Tours (Ronsard, Le Second livre des amours, 1578, p. 71)
Certains de ces syntagmes se fossilisent en français préclassique (FPréclass) : les infinitifs fréquemment utilisés en discours avec l’article entrent dans le lexique en tant que noms (p. ex. le sourire, un baiser, le coucher du soleil vs. un coucher de soleil, un déjeuner). En FMod, ce procédé de nominalisation de l’infinitif persiste cependant, même si c’est avec une productivité certes bien faible par rapport à sa vigueur ancienne : le vivre-ensemble (122 000 résultats sur Google le 2018-08-24 : généralement écrit avec un tiret). 33.1.2.6 Le déterminant en tant qu’instrument permettant l’ellipse du nom L’article a en outre la fonction de permettre l’ellipse du nom, non seulement quand le modifieur est un adjectif (a), mais également avec des compléments adnominaux (b), ainsi que, dans le cas de un(s), avec des propositions relatives (c). (a) « Soffrez que je trespasse de ceste terriene vie en la celestiel. » (Graal, ca 1225, p. 191c) ‘Permettez que je passe de cette vie terrestre à la vie céleste.’ (b) totes mez detes soient païees, et les mon pere c’on pourroit prover. (Actes de Ferry III, duc de Lorraine, 1251-1303, p. 383) ‘que toutes mes dettes soient payées, et celles de mon père qu’on pourrait prouver.’ (c) « Mes s’un k’il mult amast eslire purïez, De tutes voz bosignes el desus serïez » (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 454) ‘« Mais si vous pouviez élire quelqu’un qu’il aimerait bien, vous surmonteriez toutes vos difficultés »’
Cette fonction de l’article met en évidence que la séparation par rapport au pronom n’est pas encore entièrement aboutie. Les différents articles ne permettent pas l’ellipse ou l’emploi pronominal avec la même facilité. Pour ce qui est de l’article défini, à partir du moyen français (MF), il continue à permettre l’ellipse du nom en présence d’un modifieur adjectif, et cette construction perdure jusqu’en FMod (De ces deux pommes je prends la verte). Mais elle n’est plus attestée qu’occasionnellement en MF si le modifieur est un complément adnominal (d) ; elle se maintient néanmoins par figement dans l’autrui (e) jusqu’au 17e s. ainsi que dans les dénominations des fêtes jusqu’en FMod (la Saint Nicolas) (Marchello-Nizia 1995 : 114). (d) la ou je fuz je n’i vi cottes brodees ne les le roy ne les autrui. (JoinvilleMémoires, p. 12) (e) Et son bien et l’autrui follement despendist (LEstoileRegistre1, 1574-1575, p. 60) ‘Et il dépensa de façon déraisonnableses biens et ceux d’autrui’
Comparé à l’article défini, l’article indéfini un maintient plus longtemps ses emplois elliptiques ou pronominaux. On repère même occasionnellement des emplois sans aucun modifieur.
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Partie 6. Syntaxe (f) Les Lacedemoniens si avoient une tele loy que cil qui devoit sacrefices ou les concuilloit de ceaus qui les devoient, por restituer au sacrefice, ou les achetoit por le sacrefice, si ne les representoit et poroffroit au jor certain de sacrefier, il en estoit digne de peine. Il avint chose que un avoit sifaitement aünees bestes por sacrefier et quant ce vint que le jor dou sacrefice aprochast, cil les comensa a mener dou champ vers la cyté. (Rhétorique par Marcus Tullius Cicéron, trad. J. d’Antioche, 1282, p. 73) ‘Les Lacédémoniens avaient une loi selon laquelle celui qui devait des sacrifices ou qui les réunissait de ceux qui devaient des sacrifices, pour les amener au lieu de sacrifice, ou qui achetait les offrandes, au cas où il ne présentait pas les offrandes au jour précis du sacrifice, il s’exposait à une punition. Il arriva que quelqu’un avait ainsi rassemblé quelques bêtes à sacrifier, et quand s’approcha le jour du sacrifice, il commença à les mener du champ vers la ville.’
Outre son emploi avec un adjectif (p. ex. un rouge, un grand), un reste possible jusqu’en FMod avec un complément adnominal prépositionnel dans des tournures partitives (un de ses livres, un d’entre eux), ainsi que dans le cas des listes, où un prend aussi un sens partitif (g) – mais il serait possible de considérer que un soit numéral dans ces deux derniers cas (puisque l’on a deux de ses livres dans la tournure partitive et trois pour lui dans le cas des listes). (g) Partout où il va, il faut toujours prévoir trois chaises : une pour lui, une pour son pied de bois et une pour son bidon. (Amadou Hampâté Bâ, Oui mon commandant !, 1994)
Par ailleurs, les emplois pronominaux avec relative (h, i) se maintiennent, tout en se raréfiant, au sens de ‘quelqu’un’ : (h) Notez ces paroles, chaircutier est un qui fait cuire de la chair, unde, chair cuitier (BeroaldeParvenir, 1616, p. 478) (i) C’est Marie G... Elle a seize ans. Depuis, elle s’est mariée avec un qui est boulanger à Saint-Étienne-les-Orgues. (Jean Giono, Présentation de Pan, 1930)
Notons enfin que l’emploi pronominal de l’article indéfini un se maintient sans contrainte aucune jusqu’en FMod, avec (k) ou sans modifieur (j), quand il est en position objet direct et couplé au pronom en. (j) Toutes les boucheries sont fermées. Enfin nous en découvrons une. (Alice Dupuy, Journal d’une lycéenne sous l’Occupation : Toulouse, 1943-1945, 2013). (k) et si je me marie j’en prendray une qui non seulement ne sera point blasmee, […] (SorelBerger, 1627, p. 68)
Existe en parallèle le pronom l’/ li / les un(e)(s), au singulier comme au pluriel, qui a un sens partitif et fonctionne en binôme avec l’/ li / les autre(s). L’article indéfini des, qui n’a jamais eu de correspondant pronominal, a un emploi plus restreint dans les constructions avec ellipse du nom que l’article indéfini un. Alors qu’il permet l’ellipse du nom quand le modifieur est un adjectif (p. ex. des rouges), son emploi avec un complément adnominal prépositionnel ou avec une relative, s’appuyant sur le pronom en, est rare et connoté comme familier : (k) Il en désignait des en verre rose avec des filets argentés. (Raymond Queneau, Le dimanche de la vie, 1950) (l) Nous en plaisantons comme des qui ont entendu arriver du ciel marmites et torpilles. (François Nourissier, Le Maître de maison, 1968)
Du moins pour l’article défini, qui se présente comme l’article le plus grammaticalisé, la tendance globale converge avec celle observée dans la section précédente : l’article perd sa
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flexibilité en tant qu’instrument permettant l’ellipse et se met en place la contrainte grammaticale de la présence d’un nom. 33.1.3 Les sous-catégories de déterminants du N 33.1.3.1 L’article défini et l’article indéfini, et ledit à partir du 13e s. L’article défini le et l’article indéfini un sont tous deux issus d’un pronom-déterminant, respectivement le démonstratif distal ille et le numéral de l’unité unus. Du point de vue morphosyntaxique, la grammaticalisation d’un pronom-déterminant en article constitue une spécialisation catégorielle, l’article étant un sous-type de déterminant. L’article défini est d’emblée fortement présent dans les textes les plus anciens, et dans un premier temps spécialement dans les GN sujets. Ainsi, dans les textes que nous avons examinés ci-dessus, l’article défini est le déterminant le plus fréquent en toutes fonctions et positions. Dès la fin du 9e s., dans Eulalie, 12 des 15 déterminants nominaux (voir ci-dessus 33.1.2.1) sont des articles définis, soit 63% ; dans StAlexis, l’article défini a un taux d’emploi de 57% dans les GN en fonction de sujet et 41% en fonction d’objet direct (les possessifs étant également très élevés) ; et dans Graal, la progression est forte : l’article défini est à un taux de 95% en fonction de sujet (et même 100% en cas de sujet postposé au verbe), et aussi de 53% comme objet direct. Au milieu du 11e s., l’article défini est donc déjà majoritaire comme déterminant des GN sujets, et deux siècles plus tard en prose, il atteint 95%, restant cependant à un taux plus bas dans les autres fonctions (objet et régime prépositionnel). A la fin du 13e s., un nouveau déterminant anaphorique apparaît et connaît un certain succès suivant les genres textuels : ledit (latinisme correspondant à supradictus). Il s’introduit d’abord dans les chartes et les textes juridiques, s’étend au cours du 14e s. aux autres textes en prose, et recule subitement au 16e s. en redevenant un trait du registre juridique (Mortelmans 2008). Suivront mondit, et cedit. L’article indéfini singulier un apparaît également dès les plus anciens textes, mais son emploi est infiniment moins fréquent, et il est rarement employé avec un nom sujet ; et quand c’est le cas, il s’agit d’emphatiser sa valeur indéfinie, et de mettre en place un référent discursif en soulignant son importance pour la suite du récit, ainsi que le fait Chrétien de Troyes pour le sujet et l’objet lors de la première apparition du graal dans Perceval ou le Conte du Graal : A une spede li roueret tolir lo chief. (Eulalie, v. 22) ‘Il ordonna de lui trancher la tête avec une épée.’ .i. graal antre ses .ii. mains une dameisele tenoit. (Chrétien de Troyes, Perceval, ca 1180, v. 3208) ‘une demoiselle tenait entre ses deux mains un graal.’
Il peut toutefois faire défaut, même pour faire référence à un individu précis, quand l’individualité du référent importe peu et qu’il n’est plus mentionné dans le contexte subséquent : Si ele a enfanté, aveuque home habita (Rhétorique par Marcus Tullius Cicéron, trad. J. d’Antioche, 1282, p. 73)
Vers le milieu du 12e s., une forme plurielle de l’article indéfini est attestée, pour introduire dans le discours un nouveau référent composé d’éléments qui vont par paire ou par en-
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Partie 6. Syntaxe
semble (uns esperons, unes armes, uns degrez ‘des marches, un escalier’), soit une nouvelle espèce inconnue de l’allocutaire, comme dans l’exemple suivant : Centors […] estoient uns monstres deformes, moitié chevaulx et moitié hommes (Christine de Pizan, Le livre de la mutation de fortune, 1400, v. 13939-13940) ‘Les centaures étaient une espèce de monstres difformes, moitié cheval et moitié homme’
Cette forme plurielle de l’article indéfini semble dans un premier temps s’affranchir de la contrainte de désigner un référent unique composé de plusieurs éléments identiques, pour devenir un pluriel banal, comme dans l’exemple suivant : Item, confessa avoir prins et emblé, environ Pontoise, ne scet en quel lieu, unes bouteilles et un manteau (Registre Chatelet1, 1389, p.31) ‘de même, il confesse avoir pris et volé, aux environs de Pontoise, il ne sait en quel lieu, quelques bouteilles et un manteau’
Mais elle régresse subitement en fréquence à partir du 15e s., pour se maintenir, dans les textes cultivant les archaïsmes ou latinismes, jusqu’au 16e s (unes lettres, unes tables) (x 39.1.1.3.c.). 33.1.3.2 L’article partitif : les deux stades de l’évolution L’article partitif a pour origine la préposition de, marquant un mouvement d’éloignement, combinée à l’article défini. En comparaison avec les articles le et un, il s’agit d’une grammaticalisation plus « lourde » du point de vue morphosyntaxique, dans la mesure où elle n’implique pas une simple spécialisation catégorielle, mais plutôt un changement catégoriel ou une recatégorisation. Il convient de distinguer deux étapes cruciales dans le développement de l’article partitif : – le stade pré-articulaire, où de partitif, tout en cessant d’être un marqueur de relation syntaxique, garde des propriétés de la préposition ; – l’accès au statut de l’article, où de combiné à l’article défini devient un article indéfini faisant référence à une entité n’ayant pas le statut d’un individu : soit un ensemble pluriel évoqué par un nom comptable (des pommes), soit une substance évoquée par un nom massif (du vin). a. Le stade pré-articulaire de de partitif Le stade pré-articulaire de de partitif apparaît dès le TAF (a), même si en raison de sa basse fréquence, on n’en repère pas d’occurrences dans les premiers textes brefs. Il est majoritairement attesté en position d’objet direct, en particulier avec des verbes comme boire, manger, prendre, donner (ex. a, d, e, f ci-dessous), compatibles avec une idée de partition. D’autres fonctions syntaxiques sont néanmoins possibles, tel l’emploi d’attribut en (b), et celui de complément d’une préposition en (c). Il se combine d’habitude avec un article défini, mais l’article indéfini (d), le déterminant possessif (c) ou démonstratif (e) sont également attestés. Le nom tête du syntagme partitif peut être comptable pluriel (a-c) ou massif (d-f), les noms abstraits n’étant toutefois pas attestés. (a) Dunc prent li pedre de ses meilurs serganz (StAlexis, v. 111) ‘Alors le père prit de ses meilleurs serviteurs’ (b) Blancandrins fut des plus saives paiens (Roland, v. 24) ‘Blancandrin était parmi les païens les plus sages’
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(c) il, avec de ses compaignons, a esté complice de faire morir soixante François par force, ou par faire mourir de fain et de trop batre (RegistreChatelet2, p. 97) (d) Aprés ce burent d’un boen boivre, / pimant, ou n’ot ne miel ne poivre (Chrétien de Troyes, Perceval, v. 3317-3318) ‘Après cela, ils burent d’un bon breuvage, un vin aromatisé, mais sans miel ni poivre’ (e) Cil, fait il, qui mangera de cest pain vivera toz jors (Commentaire en prose sur les psaumes I-XXXV, 1130-1150, p.106)
Sur le plan sémantique, son sens est proprement partitif : de marque une extraction d’un ensemble précis et identifiable dans le contexte, cet ensemble de partition étant soit identifié par le syntagme nominal qui suit de (p. ex. (a) : de ses meilurs serganz), soit mentionné dans le contexte antérieur, ainsi que l’illustre l’exemple suivant où le vin apporté sert d’ensemble de partition pour del vin dans la phrase suivante : (f) Le gastel et le vin lor baille, / .i. fromage lor pere et taille. / Cil mangierent qui fain avoient, / et del vin volantiers bevoient. (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, 1171, v. 3171-3173) ‘Il leur sert le gâteau et le vin, et leur prépare et coupe un fromage. Ils mangèrent car ils étaient affamés et burent du vin (apporté) avec plaisir.’
Cette construction partitive est encore marginalement attestée jusqu’en FMod, avec également la contrainte d’un ensemble de partition identifiable dans le contexte. (g) Pendant que la mère achevait le pansement, il se mit d’ailleurs à manger des prunes que le père venait de monter de la cave. (B. Clavel, Celui qui voulait voir la mer, 1963, p. 227) (h) Allez manger de l’herbe qui est là. (FournierCorrespondance, 1905-1914, p. 121)
Le statut exact de de dans le partitif médiéval a fait couler beaucoup d’encre et soulève deux questions fondamentales. En premier lieu, provenant de la préposition de marquant un mouvement d’éloignement, de a-t-il encore le statut de préposition dans la construction partitive en AF ? Si la réponse à cette question est positive, une autre question émerge : étant donné que la préposition marque une relation de dépendance du groupe prépositionnel qu’il introduit avec un autre élément, quel est cet élément ? Deux hypothèses ont été formulées. –
Selon « l’hypothèse du quantifieur effacé », mise en avant par Foulet (31930 [1919]), mais déjà suggérée par Scaliger (1540), et reprise pour le FMod par Milner (1978), l’article partitif dans un exemple comme (j) dériverait de la construction avec un quantifieur (i) ensuite effacé : Q de N > Ø de ART.DÉF N. Cette hypothèse permet d’expliquer la présence de de dans des positions syntaxiques qui ne requièrent pas, voire refusent la préposition. (i) En i ot assez de bleciez. (Villehardouin, Conquête de Constantinople, début 13e s., p. 173) ‘Il y eut pas mal de blessés’ (j) et i eut Ø des bleciés des Englois asallans (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 322)
–
Selon « l’hypothèse de l’objet indirect », proposée par Kupferman (1976, 1994, 1998), l’article partitif provient d’une ambivalence syntaxique quant à l’objet du verbe boire, manger, etc., ces verbes permettant aussi bien un objet direct (k) qu’un objet indirect (l). A preuve les correspondances pronominales que (objet direct) et dont (objet indirect). (k) Par .i. boivre que vos beüstes (Chrétien de Troyes, Cligès, ca 1176, v. 6491) ‘à cause d’un breuvage que vous avez bu’
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Partie 6. Syntaxe (l) par un herbé dont je bui (BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 1415) ‘à cause d’une potion dont j’ai bu’
Tirant profit de cette ambivalence syntaxique, le partitif, prépositionnel dans un exemple comme (m), aurait été réanalysé comme article, dont la composante de n’est plus préposition, dans (n). (m) Et si tost com il orent mengié dou mortel fruit (Graal, ca 1225, p. 210b) ‘et dès qu’ils eurent mangé du fruit mortel’ (n) qu’on lui face mengier du lart avec pouldre de poevre (Albert le Grand, De Falconibus, 15e s., trad. en MF, BNF- fr. 2003)
Les deux hypothèses échouent toutefois à rendre compte des spécificités du partitif médiéval : –
–
Sur le plan formel, ces hypothèses ne permettent pas de motiver la présence de l’article défini dans le partitif médiéval, car contrairement au partitif médiéval, ni de régi par un quantifieur (ex. (o) : plus de pitié), ni la préposition de régie par un verbe (ex. (p) : parler d’amors), ne requièrent la présence de l’article le. Sur le plan sémantique, elles ne permettent pas d’expliquer la présupposition d’un ensemble de partition contextuellement défini, caractéristique du partitif médiéval, car contrairement au partitif médiéval, ni de régi par un quantifieur, ni la préposition de régie par un verbe ne présupposent un tel ensemble. Par ailleurs, elles ne rendent pas compte des contraintes sur la nature du nom car de régi par un quantifieur ou par un verbe est compatible avec tout type de nom, y compris avec les noms abstraits comme pitié, douceur, amistié et amors, comme le montrent les exemples (o) et (p). (o) En li avoit plus de pitié, plus de douceur, plus d’amistié (CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 2487-2488) (p) Eles estoient .II. serours ; ensamble parloient d’amors. (Floire et Blancheflors, 11551160, v. 46) ‘Elles étaient deux sœurs ; elles parlaient ensemble d’amour.’
L’hypothèse proposée ici, appelée « hypothèse de la préposition unilatérale » (voir Carlier 2007a), fait intervenir le processus de grammaticalisation qui convertit la préposition en un article, et analyse de partitif comme un stade intermédiaire, entre préposition et déterminant. Elle s’appuie sur l’analyse, proposée par Lehmann (1982 : 75), de la préposition en termes de deux sous-relations : – –
d’une part, la préposition contracte un rapport avec le GN qu’elle régit ; d’autre part, la préposition établit un rapport avec un élément externe, par exemple un verbe ou un nom.
Lehmann soutient de plus que, dans le processus de grammaticalisation, l’une des deux sous-relations peut s’affaiblir, voire s’effacer. C’est exactement ce qui se passe avec la préposition de quand elle devient un marqueur de partition, ainsi que le représente la figure 1 : de cesse d’être un relateur bilatéral et devient une « préposition unilatérale ».
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
V +
[Prép +
GN]GP
PRÉPOSITION BILATÉRALE
>
>
V +
[Prép +
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GN]GN
PRÉPOSITION UNILATÉRALE
Figure 1 : Le concept de préposition unilatérale
En ce qui concerne la première sous-relation, de en tant que composante du partitif médiéval se comporte comme une préposition par rapport au GN qu’il régit. A preuve, les correspondances pronominales dont / de quoi. (q) par un herbé dont je bui (BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 1415) ‘à cause d’une potion dont j’ai bu’ (r) Seignors, du vin de qoi il burent / Avez oï, por qoi il furent / En si grant paine lonctens mis (BeroulTristan, v. 2133-2135) ‘Seigneurs, vous avez entendu parler de ce vin dont ils ont bu et par lequel ils furent longtemps plongés dans une si grande douleur’
Sur le plan sémantique, la préposition de marque que l’objet n’est pas entièrement affecté par le procès, mais seulement en partie. En effet, si dans l’exemple (s), le vin est bu en entier, dans l’exemple (t), del vin ne représente qu’une partie du vin apporté qui est consommé. Cette valeur sémantique du partitif rend compte de son affinité avec des verbes comme boire, manger, compatibles avec l’idée de partition, ainsi que de la présupposition de l’existence d’un ensemble de partition. C’est ce sémantisme partitif qui confère à cette préposition unilatérale de, telle que représentée dans la figure 1 ci-dessus, une fonction de détermination. (s) A son escorz menjot lo pain, / a molt grant trait bevoit le vin. (Eneas1, v. 3549) ‘Dans son giron, [il] mangeait le pain et buvait le vin à grands traits.’ (t) Le gastel et le vin lor baille, / .i. fromage lor pere et taille. / Cil mangierent qui fain avoient, / et del vin volantiers bevoient. (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, ca 1170, v. 3171-3173) ‘Il leur sert le gâteau et le vin, et leur prépare et coupe un fromage. Ils mangèrent car ils étaient affamés faim et burent de ce vin avec plaisir.’
Quant à la deuxième sous-relation, de partitif ne se comporte pas comme une préposition du point de vue de ses relations externes et ne confère donc pas au constituant partitif la fonction d’objet indirect par rapport au verbe. C’est ce qui peut être démontré à partir de la forme que prend le sujet du verbe à l’infinitif dans une construction factitive. Comme l’a montré Kayne (1975), dans une construction factitive composée de faire et d’un infinitif, le sujet de l’infinitif prend normalement la forme de l’accusatif (u). Pourtant, si l’infinitif a un objet direct, vu l’impossibilité d’un double accusatif, le sujet est exprimé au datif (v). Le problème du double accusatif ne se pose pas si l’objet de l’infinitif est indirect, et le sujet peut alors s’exprimer à l’accusatif (w). (u) faire + INFINITIF sans objet exprimé : sujet de l’infinitif à l’ACCUSATIF Chascun jor .iiii. foiz ou plus le[ACCUSATIF] feisoient mangier et boivre (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, v. 5165) ‘Chaque jour, quatre fois ou plus, ils le faisaient boire et manger.’ (v) faire + INFINITIF avec objet direct : sujet de l’infinitif au DATIF Car un beverage leur[DATIF] fait boire (CoinciMiracles1, p. 159, v. 1815) ‘car il leur fait boire un breuvage’
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Partie 6. Syntaxe (w) faire + INFINITIF avec objet indirect : sujet de l’infinitif à l’ACCUSATIF Si envoyray devers ses gens qui sont venus, pour les[ACCUSATIF] faire fornir de linge, vaixelle et tapisserie, et de tout ce que leur sera necessaire. (JehanParis, 1494, p. 52) ‘Je vous enverrai vers ses gens qui sont venus pour les faire munir de linge, vaisselle et tapisserie et de tout ce qui leur sera nécessaire’.
C’est ainsi que la forme que prend le sujet de l’infinitif, à l’accusatif ou au datif, permet de déterminer la nature de l’objet, direct ou indirect. Comme il apparaît dans l’exemple (x), quand l’infinitif se construit avec un objet partitif (del bevraige), le sujet de l’infinitif est exprimé non pas à l’accusatif, comme dans (w), mais au datif, comme dans (v), ce qui conduit à analyser le constituant partitif comme un objet direct. (x) faire + INFINITIF avec objet partitif : sujet de l’infinitif au DATIF Boire li[DATIF] fait sanz plus atendre del bevraige qui a tel force (CoinciMiracles3, p. 412) ‘il lui fait boire, sans délai, du breuvage qui a telle force’
Le fait que de ne se comporte pas comme une préposition du point de vue des relations externes permet d’expliquer pourquoi le constituant partitif n’est pas limité à la position d’objet direct auprès de verbes comme boire, mais est également attesté dans d’autres positions directes comme l’attribut ((b) ci-dessus), voire après une préposition (c). L’étape évolutive de la préposition unilatérale que représente le partitif médiéval correspond au stade III dans l’évolution globale qui convertit la préposition de en un article.
Catégorie
PRÉPOSITION Bi-latérale
ARTICLE Uni-latérale
Fonction syntaxique
Adjoint
Objet indirect
Objet direct (souvent avec boire, manger, …)
Surtout objet dir.
Fonctions syntax. variées
Sens
Mouvement spatial
Marqueur casuel
– partitif – quantité non spécifié
– indefini – quantité non spécifié
– indefini (– quantité non spécifié)
N concrets
N concrets
N concr. ou abstr.
Latin tardif
Nature du N Chronologie
Latin class.
MF
FPréclass
Exemples anciens
Del ciel reguardat li parla de cest Del vin […] Sire (Oxfps, p. 40) afere (Thèbes, bevoient. (Erec, 4192) 3170)
Latin class.
l’oiseleur […] leur donne a menger du grain (QuinzeJoies, p.78)
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs (MontaigneEssais, p. 1106)
Exemples FMod
De Paris, il part en Allemagne.
Il mange de la viande.
Il éprouve de la haine.
Il parle de ses Il mange de la amours. tarte de Marie.
Figure 2 : Les différentes étapes de la grammaticalisation de l’article partitif (Carlier 2007a)
b. L’article partitif proprement dit L’article partitif proprement dit est attesté d’une façon très sporadique en AF dès la deuxième moitié du 12e s. et le 13e s. (a-c), en particulier dans des textes qui représentent l’oral, comme les textes de théâtres ou des fabliaux. Il se développe parallèlement au singulier (a, c), avec des noms massifs et, au pluriel, avec des noms comptables (b).
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
987
(a) un baceler qui du pain li gaaignera (Aucassin, ca 1200, p. 2) ‘un jeune homme qui lui gagnera de quoi vivre’ (b) A ! biaus doux fiex, séés-vous cois, Ou vous arés des enviaus (Adam de la Halle, Jeu de la Feuillée, 1276, v. 396-397, cité par Foulet 31930 : 81) ‘Ah, beau doux fils, tenez-vous tranquille ou vous aurez des coups’ (c) Envoiez, dist il, enevois / Por de la char et por des pois / Et por de bon vin orlenois. (Richeut, ca 1160, v. 294-296, cité par Foulet 31930 : 353) ‘Envoyez-le, dit-il, sans tarder, pour de la viande et pour des pois et pour du bon vin orléanais’
L’article partitif n’atteint un niveau de fréquence significatif que vers la fin du 14e s. et au 15e s., et c’est donc essentiellement un phénomène du MF. Mais même à cette époque, son emploi reste encore fluctuant, comme l’illustre la variation entre l’absence d’article et le partitif dans une même proposition dans cet exemple tiré d’un traité de fauconnerie (traduction de De Falconibus d’Albert Le Grand) : Item, s’il est blecé et qu’il y ait plaie, pren aubin d’oeuf et de l’uille d’olive, mesle ensemble (Des faucons, BNF-fr2003, 15e s.) ‘de même ; s’il est blessé et qu’il ait une plaie, prends du blanc d’œuf et de l’huile d’olive et mélange’
Du point de vue de sa catégorisation morphosyntaxique, de cesse à ce stade d’être une préposition et devient article indéfini, ce qui le fait accéder au stade IV la figure 2. Corollairement, sur le plan sémantique, le partitif ne présuppose plus d’ensemble de partition identifiable dans le contexte, sur lequel il effectue une partition. Cette évolution affecte au même titre la forme du singulier du et la forme du pluriel des, qui sont donc tous deux des articles indéfinis, le terme « partitif » faisant référence à leur origine historique. Il n’y a donc pas lieu de les séparer, comme le fait la tradition grammaticale, en réservant le terme de « article partitif » à du, et en attribuant l’étiquette d’article indéfini pluriel à des. Du point de vue de sa fonction syntaxique, cet article partitif est dans la langue médiévale surtout utilisé en position objet (a, b ci-dessus), mais pas exclusivement (c). Il est limité dans un premier temps aux noms concrets ; ce n’est qu’à partir du 16e s. et surtout du 17e s. qu’il apparaît également auprès des noms abstraits, ce qui conduit à une généralisation de l’emploi d’un article ou déterminant devant tout nom commun. mais pour luy faire de la douleur et de la crainte (MontaigneEssais, 1592, p. 724)
Les figures suivantes font apparaître ce décalage temporel entre noms massifs et abstraits quant à l’emploi des articles partitifs :
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Partie 6. Syntaxe
Figures 3 A et B : Proportion de ø vs. partitif en position objet du verbe avoir pour les noms massifs (argent, pain, viande, 1326 occurrences au total) et les noms abstraits (assurance, joie, appétit, 188 occurrences au total) (Frantext, 20-3-2018)
Cette évolution n’est toutefois pas encore entièrement terminée : après une préposition, l’article partitif fait le plus souvent défaut devant un nom abstrait jusqu’en FMod. Un sondage dans Frantext (voir Carlier et Lamiroy, à paraître) montre en effet que la proportion d’emploi de l’article partitif dans ce contexte est de 88,6% quand le nom est massif et de 0,5% si le nom est abstrait. Il a préparé ce dessert avec du / ?Ø chocolat Il a préparé ce dessert avec ?de l’/Ø amour.
Cette expansion progressive du partitif est représentée dans le tableau 1, où les cases blanches représentent l’absence de déterminant. Les cases occupées par des triangles correspondent à une variation entre absence et présence de l’article.
Tableau 1 : Conditions d’emploi des articles en fonction de la nature du nom
Outre la fonction syntaxique du GN et la nature du nom, concret ou abstrait, un dernier facteur pertinent pour la fréquence relative du partitif par rapport au degré zéro de détermination est la structure interne du groupe nominal. Au 15e s., la présence d’un modifieur adjectival prénomi-
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
989
nal est un facteur défavorable à l’emploi de l’article partitif, alors que celle d’un modifieur postnominal rend l’occurrence de l’article partitif plus probable, ainsi qu’il apparaît dans les exemples suivants, extraits de deux traductions de cette époque du traité De Falconibus d’Albert Le Grand (pour des statistiques, voir Carlier et Lamiroy 2014 : 496). pren prenez
vif argent de l’ argent vif
(BNF-fr2003) (BNF-fr25342)
Or le moyen français est une période charnière pour ce qui est de la position de l’adjectif : d’une position encore fluctuante, illustrée par l’exemple suivant, où les séquences « nomadjectif » et « adjectif-nom » alternent dans deux phrases successives, Le sixieme est nommé le faulcon noir. [...] Cestui noir faulcon a sur le dos et es extremités des aellez et de la queue une obscure nercheur (Traduction de De Falconibus d’Albert Le Grand, 15e s., BNF-fr2003) ‘Le sixième est appelé le faucon noir [...]. Ce faucon noir a sur le dos et aux extrémités des ailes et de la queue un noir très profond.’
les adjectifs évoluent vers la position postnominale, à moins qu’ils ne se désémantisent pour devenir un marqueur de quantité (un simple homme ‘unique’) ou un marqueur de de degré (un sacré menteur ‘au plus haut degré’, un mauvais dentiste ‘ne méritant pas son diplôme’). Il est possible d’établir une corrélation entre le développement de l’article partitif et la position postnominale de l’adjectif. D’après Lehmann (1974) et Geisler (1982), les langues OV tendent à exprimer les traits grammaticaux au moyen de suffixes nominaux ou verbaux, alors que dans les langues VO, les marqueurs grammaticaux ont tendance à se situer avant la tête nominale ou verbale. Dans le schéma suivant, Lex représente un dépendant lexical, par exemple un objet lexical pour le verbe, ou un adjectif pour le nom, alors que Gramm représente la morphologie grammaticale, par exemple l’expression de la personne verbale pour le verbe, ou le marquage du nombre pour le nom. OV: Lex – V / N – Gramm VO: Gramm – V / N – Lex
Au moment où la postposition de l’adjectif en tant que modifieur lexical tend à s’imposer, conformément au paradigme VO, le développement de l’article partitif contribue à l’expression systématique de la morphologie grammaticale en position prénominale (voir Tableau 1 ci-dessus), ce qui conduit à la quasi-généralisation du schéma Gramm – N – Lex. Un nombre limité d’adjectifs se maintiennent toutefois en antéposition (voir 33.1.5.2). L’article partitif peut alors se présenter sous forme tronquée, du moins devant des noms comptables pluriels, cette construction avec de non suivi de l’article défini ayant disparu avec les noms massifs au milieu du 20e s. (x 30.2.4.3). Ma femme prépare de bonne soupe (Marcel Jouhandeau, Les Pincengrain, 1924) Le vent soufflait de violentes bourrasques (Anne-Marie Garat, Le grand Nord-Ouest, 2018)
33.1.3.3 De associé à un quantifieur et de marquant la portée de la négation Le développement de de partitif a souvent à tort été associé au de lié à des quantifieurs comme moult, trop, ... Contrairement à de partitif, « de + quantifieur » est fréquent dès les premiers textes. Il présente de plus une distribution très différente : il se produit librement
990
Partie 6. Syntaxe
dans toutes les positions syntaxiques, y compris en position de sujet préverbal (a), et il est également compatible avec les noms abstraits (b) : (a) molt de gent de le chité le virent et le connurent bien (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 68) ‘beaucoup de gens de la ville le virent et le surent’ (b) Por quant il pot, tan fai de miel (StLegier, ca 1000, v. 135) ‘Il fait tant de mal, autant qu’il peut’
De en tant que composante de l’article partitif a également été assimilé à tort à de négatif. Les exemples (c) à (f), mettant en regard de article apparaissant en présence d’un adjectif antéposé et de négatif, montrent que la distribution est différente : contrairement à de article partitif (d-f), de négatif est strictement limité à la position syntaxique d’objet direct (c, d’, e’, f’) (Muller 1977 : 169). (c) n’avoit il mie de char seur le cors de lui (ClariConstantinople, p. 28) ‘il n’y avait pas de chair sur son corps’ (d) De longs cheveux de femme, roulés autour d’un bout de carton nageaient dans le broc. (G. Duhamel, La nuit de la Saint-Jean, 1935) (d’) Des invités / *D’invités ne sont pas venus. (e) J’ai parlé à de jolies filles. (e’) Je n’ai pas parlé à des filles / *de filles (Muller, 1977) (f) Ses héros sont de redoutables brutes. (Alain, Propos, à partir de 1903) (f’) Ses héros ne sont pas des brutes / *de brutes.
De négatif et de quantifiant ont en commun qu’ils sont des marqueurs relationnels : ils indiquent respectivement que le constituant nominal qu’ils introduisent est dans la portée de la négation (c) ou de la quantification (b). Ils s’opposent sur ce point à de en tant que composante de l’article partitif ou indéfini qui n’indique pas une relation avec un élément externe, mais participe uniquement à la détermination. Mais de négatif et de quantitatif diffèrent entre eux sur d’autres points : en premier lieu, le forclusif pas associé à de négatif se rapporte au verbe et n’est donc pas adnominal, alors que l’adverbe quantifiant associé à de quantifiant peut l’être (g) ; (g) Je n’ai pas lu de livres / *Je n’ai lu pas de livres J’ai trop lu de livres / J’ai lu trop de livres.
en second lieu, de négatif peut apparaître en l’absence du forclusif (h), alors que de quantifiant requiert syntaxiquement la présence d’un quantifieur dans la proposition (i). Qui plus est, de négatif ne requiert même pas la présence de la négation dans la proposition, mais s’accommode d’un contexte qui est seulement négatif du point de vue sémantique (j) (Muller 1977 : 173). (h) ne mengiez de char ne ne bevez de vin (Graal, p. 190d) (i) *J’ai lu de livres. (j) Mais comment y auroit-il d’eternité pour la fragilité des peintures, puis qu’il n’y en a pas pour la dureté des marbres ? (Jean Louis Guez de Balzac, Lettres choisies, 1725)
En conclusion, de introduisant un groupe nominal associé à un quantifieur et de introduisant un groupe nominal dans la portée de la négation participent au mouvement du recul de l’absence de détermination, mais contrairement à de partitif ou de en tant que composante de l’article, ce sont par ailleurs des marqueurs de relation, qui ont des propriétés syntaxiques et sémantiques spécifiques (Carlier et Melis 2006, Muller 2019).
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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33.1.3.4 Les autres déterminants, et l’adjectif qualificatif antéposé En TAF puis en AF, comme par la suite jusqu’aux 16e-17e s. où une simplification s’opère, la catégorie syntaxique des déterminants est très riche en français : pour dresser le tableau général final de leur syntaxe (voir 33.1.5.5), nous en avons relevé une quarantaine d’occurrences pour l’AF, dont la plupart des 12e et 13e s., qui se répartissent en 6 sous-catégories selon leur syntaxe. Mais la très grande majorité d’entre eux sont à cette période aussi bien déterminant que pronom ou même adjectif (pouvant être postposés au nom-tête). Cependant, dès le TAF, certains paradigmes s’étaient déjà spécialisés : l’article défini a d’emblée un paradigme différent de celui du pronom personnel de la 3e personne ; et le possessif distingue dès l’origine l’emploi déterminatif (mon, etc.) et l’emploi adjectival ou pronominal, précédé d’un autre déterminant (le mien) (Strasbourg : cist meon fradre, l. 1 : ‘mon frère ici présent’ / l. 5 son fradra ‘son frère’) (x 30.5.1.2). Pour les démonstratifs, à l’origine les mêmes formes peuvent être déterminant ou pronom. Avec la création à la fin du 12e s. d’un nouveau morphème purement déterminant et atone, ce, progressivement, du 13e s. au 16e s., l’ancien paradigme bivalent CIL va être réservé aux emplois pronominaux (x 30.4.2). Les formes longues préfixées en i- (ICIL, ICIST) s’effacent avant le 17e s. Certains indéfinis développent des formes spécialisées pour le déterminant et le pronom. Ainsi, à partir de quelque va se développer au 15e s. quelque ung, faisant partie d’un paradigme comportant également chose, part, … (Combettes 2004). Inversement, à côté de l’indéfini bivalent chascun, apparaît fin 12e s.–13e s. une forme réduite uniquement déterminant, chasque > chaque, qui très lentement va s’implanter à partir du 15e s., chascun se spécialisant dans l’emploi de pronom (x 30.6). Les autres indéfinis connaissent moins de variation. Ici également, les formes longues préfixées en i- (ITEL, ITANT) s’effacent avant le 17e s. Aucun devient négatif au 15e s., provoquant le recul de nul, qui en FMod ne subsiste plus que dans l’expression nulle part. Maint recule également. En revanche, à partir de quelque onques se crée quelconque, et de nouveaux indéfinis apparaissent : certain, divers. Mais presque tous conservent leur bivalence catégorielle. Quant aux numéraux, cardinaux ou ordinaux, les formes restent à peu de chose près les mêmes. Ces déterminants n’ont pas tous la même syntaxe : certains vont occuper la position structurelle de l’article défini et ne peuvent donc en être précédés ; les autres en revanche peuvent ou doivent être précédés (ou non en AF) de l’article ou d’un autre déterminant. Et presque tous peuvent être séparés du nom-tête par un ou plusieurs autres déterminants. Le tableau 2 à la fin de cette section en 33.1.5.5 précise entre autres points les positions relatives de tous ces déterminants, de l’AF au FMod. Un sous-groupe d’indéfinis, à savoir les quantifieurs, ont des caractéristiques morphologiques et syntaxiques particulières. Les formes déclinées des quantifieurs, spécialisées dans la fonction de déterminant, s’effacent avant la mi-13e s. (m(o)ult(e)(s) / mulz, quant(e)(s) / quanz, tant(e)(s) / tanz…) (Carlier 2011, 2012) et des quantifieurs comme m(o)ult, poi, trop, tant sont donc indifféremment adverbe et déterminant, ce qui explique qu’ils se trouvent souvent en position adverbale (a, b). La présence de de reste facultative jusqu’au 15e s. (a, d), au moment où l’article partitif se développe (Carlier et Melis 2005). (a) Poi a gent a combatre (Alexandre de Paris, Roman d’Alexandre, branche 2, 12e s.) ‘[Il] a peu de gens pour combattre.’ (b) Pou ont de gent (Couronnement de Louis, 1130, ms. AB) ‘[Ils] ont peu d’hommes.’
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Partie 6. Syntaxe (c) Ypomedon a pou de gent (Roman de Thèbes, v. 7233) ‘Hippomédon a peu d’hommes.’ (d) Mult veïssiez poi gent remeindre (WaceBrut2, 1155, v. 14686) ‘[Vous] auriez vu rester très peu d’hommes.’
Enfin, l’adjectif qualificatif peut se placer juste devant le nom, comme modifieur antéposé ; il peut être précédé d’un adverbe intensifieur (moult, très, assez, poi / pou / peu, petit, trop, tant), mais est rarement coordonné à un autre adjectif. En français, la position de l’adjectif reste quelque peu fluctuante jusqu’au 15e s., moment où la position postnominale tend à s’imposer pour la plupart des adjectifs, dont les adjectifs de couleur, et les adjectifs relationnels. Restent antéposés les adjectifs porteurs d’un jugement de valeur morale (bon, mauvais, gentil, proz / preux, chier / cher, fel), d’un jugement esthétique (bel), de conformité avec une norme ou un prototype (vrai, estrange) ou de dimension (grant / petit). Les adjectifs se trouvant dans cette position tendent à se grammaticaliser pour devenir des marqueurs de quantité (une maigre récolte) ou de degré (un grand médecin, un bon médecin, un sacré boulot), ce qui peut conduire à une polysémie (un simple homme / un homme simple) (33.1.5.2 ci-dessous). 33.1.4 Constitution progressive du GN et position relative de ses constituants : vers une contiguïté ordonnée 33.1.4.1 Le recul des GN discontinus En TAF et en AF il était possible de ne pas conjoindre systématiquement tous les éléments du GN. Il subsistait pour certains des déterminants et surtout pour certains des modifieurs une possibilité d’autonomie encore proche de celle du latin : des adjectifs qualificatifs (a, b), des compléments adnominaux prépositionnels (c, d), des propositions relatives (e), ou des déterminants quantifieurs (moult, tant, assez : voir Marchello-Nizia 1999 : 78-79) rattachés à un GN non déterminé par ailleurs (f), pouvaient être antéposés (a, c, f) ou postposés (b, d, e) au nom, et non contigus (a, b, c, d, e, f) à celui-ci, dont ils sont séparés par le verbe : (a) Molt cars portavent unguementz (Passion, ca 1000, v. 346 ; de même v. 78) ‘[Ils] apportèrent des onguents très précieux’ (b) Afanz per nos susteg mult granz. (Passion, v. 16) ‘[Il] a supporté pour nous des tourments très grands’ (c) Del vestement i ad seinte Marie (Roland, v. 2348) ‘[Il] y a là un fragment du vêtement de sainte Marie’ (d) Un faldestoed i unt mis d’olifan (Roland, v. 2653) ‘[Ils] y ont installé un fauteuil d’ivoire’ (e) « Amfant nus done / ki seit a tun talent ! » (StAlexis, v. 24-25) ‘« Donne-nous un enfant qui soit tel que tu le désires ! »’ (f) « Ha ! Dex, fait il, tant ai traval ! » (BeroulTristan, v. 1458) ‘« Ha, Dieu, dit-il, j’ai tant de souffrance ! »’
On trouve ces constructions dans les plus anciens textes, surtout en vers. La construction avec adjectif disjoint du nom se trouve surtout dans des textes latinisants (Passion) et disparaît dès le 11e s. ; en revanche le complément adnominal disjoint par rapport au nom persiste au 12e s. mais disparaît au cours de l’AF. La proposition relative continue à être parfois disjointe dans un registre archaïsant (e). La construction avec quantifieur disjoint (f) se maintient en FMod (J’ai trop lu de romans), mais le quantifieur se rapporte en réalité au groupe verbal V + Obj et n’est donc pas à proprement parler un déterminant nominal à distance
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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(Obenauer 1983, Doetjes 1997). Globalement, la contiguïté ordonnée du GN est presque achevée en MF, et l’est complètement depuis le 19e s. 33.1.4.2 Le déterminant comme élément structurant de la cohésion du GN Sur le plan syntagmatique, les fonctions du déterminant peuvent être regroupées en trois volets : –
–
–
Le déterminant, et l’article défini en particulier, délimite le groupe nominal en marquant sa frontière gauche. Diachroniquement, cette fonction commence à se mettre en place très tôt à cause de la fréquence très élevée de l’article défini (x 30.2.1, tableau 7), et trouve son aboutissement au moment où le développement de l’article partitif conduit à la généralisation du déterminant nominal devant les noms communs. Le déterminant, et l’article en particulier, crée une structure hiérarchique au sein du groupe nominal dans la mesure où il met en place une frontière catégorielle nette entre le nom et l’adjectif, cette frontière étant encore floue en latin (Ernout et Thomas 1951, Lehmann 1991) : il instaure ainsi une relation de dépendance de l’adjectif par rapport au nom. Ayant en outre le rôle de nominalisateur, il confère un statut nominal à des expressions ou syntagmes qui ressortissent à d’autres catégories morpho-syntaxiques. En comparaison avec la morphologie distribuée sur les différents éléments du groupe nominal qui caractérisait le latin, l’article, tel qu’il se développe au cours de l’histoire du français, étant donné l’élision phonétique progressive des finales, véhicule à lui seul l’essentiel du marquage des traits grammaticaux relatifs à la référence (ou mode de donation du référent), à la fonction syntaxique, aux nombre et genre ; et, avec le développement de l’accent de groupe, il contribue à la cohésion du syntagme.
Le développement des articles est l’un des aspects importants de la mise en place progressive d’un syntagme nominal cohésif et structuré (voir Tableau 1, ci-dessus), au sein duquel les différents éléments ont une position et une fonction bien précise : non seulement la présence du nom devient obligatoire, mais la liberté positionnelle des modifieurs lexicaux du nom se réduit. Cette corrélation est d’autant plus intéressante si elle est mise en rapport avec une évolution typologique en cours en MF : pendant cette période, les derniers résidus liés au paradigme OV sont évacués à un rythme accéléré (Buridant 1987, Combettes 1988, Marchello-Nizia 1995). Après Greenberg (1963), Lehmann (1973) et Vennemann (1974), Buridant (1987) soutient que le passage d’OV à VO va de pair avec un changement : on passe de « modifieur + N » à « N + modifieur ». Parallèlement, on passe d’une morphologie grammaticale suffixale et distribuée sur les différents éléments du syntagme à une morphologie grammaticale libre, s’exprimant à la frontière gauche du syntagme, soit : ModifieurGramm + N-Gramm > Gramm + N + Modifieur (Geisler 1982). 33.1.4.3 La position relative des déterminants entre eux En aucun cas on ne rencontre dans les textes de GN comportant tous les déterminants possibles, ne serait-ce que parce que leurs valeurs sémantiques peuvent être incompatibles ; en revanche, on rencontre fréquemment des couples de déterminants qui sémantiquement se combinent : le / un + autre, le / un + même, maint autre, etc. L’examen de GN de ce type permet de déterminer les propriétés syntaxiques de chacun des déterminants : lesquels peuvent être en tête du GN (tout, le, maint, plusieurs) et lesquels non (mien, quelconque), lesquels peuvent être précédés de tout / tous (le, un, ce, mon, ledit) et lesquels non, lesquels
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Partie 6. Syntaxe
enfin peuvent être précédés de le, ce ou mon (plusieurs jusqu’en MF) et lesquels non (nul, aucun négatif, maint). En prenant en compte les séquences constatées dans les GN des corpus aux différentes époques, on aboutit pour les déterminants de l’AF (une quarantaine au total) à la structuration suivante en six colonnes dans le tableau 2 en fin de section qui couvre l’ensemble de la chronologie du français –
–
–
–
–
D1 = tout / trestout, eps (10e-11e s. : Passion, StLegier : 6 occurrences : -même < lat. ipse), ambes / andui (jusque fin 13e s.) présentent trois traits syntaxiques : ils peuvent être en tête de GN, peuvent précéder immédiatement N, et peuvent être séparés de N par un, deux ou trois autres déterminants de type > D2 (c’est-à-dire égal ou supérieur à D2 : D2, D4, D5 ou D6) ; ils sont les seuls à pouvoir précéder D2, qui par ailleurs rassemble les déterminants les plus fréquents en tête de GN ; p. ex. ambesdeus les oilz ; en eps cel di ‘ce jour-là même’ ; de trestotes les armonies (Renaut de Beaujeu, Le bel inconnu, 13e s., v. 2824). D2 = le, cel / cest / ce (depuis déb. 13e s.), POSS-1 (mon), un-DET : ils présentent quatre traits : ils peuvent être en tête, mais peuvent être précédés des déterminants de type D1, dont tout ou ambes, p. ex. tot mon buen (un n’étant toutefois pas compatible avec ambes) ; ils peuvent précéder immédiatement N ou être séparés de N par un, deux ou trois autres déterminants de type > D3. D2bis = l’article du, de la, des, déterminant complexe résultant de la fusion de de et de l’article défini, qui est dit « partitif » à cause de son origine, mais a en réalité un sens indéfini. Il est attesté sporadiquement fin 12e s., mais ne devient fréquent qu'au 15e s. L’article partitif peut être suivi des mêmes séquences que D2, mais contrairement à D2 il ne peut être précédé de D1. D3 = alquant / alquanz / alquante (jusque fin 12e s.), aucun, chascun / chaque (depuis 13e s.), ledit (depuis fin 13e s.), l’un-ADJ, lequel, maint, nul, neun, nuns, ne sai quel, quel, moult-1 (quantifieur) / moult de (à partir de mi-12e s.), mulz / multes (jusque mi-13e s.), assez-1 (quantifieur) / assez de, tant-1 (quantifieur), tanz / tantes (jusque mi-13e s.) / tant de (à partir de mi-12e s.), beaucoup de (à partir du 14e s.), poi, quanz / quantes, certains (à partir du 13e s. : x 30.6), pas un (mi-16e s.). Ces morphèmes présentent trois traits : ils ne peuvent être précédés ni de D1 ni de D2 et donc sont en tête de GN, ils peuvent précéder immédiatement N ou en être séparés par un ou deux déterminants de type > D4 (D4, D5) ; p. ex. : alcune tel N, chascun autre N, chascune première partie, chasque quinze jourz, chascun vaillant hom, maintes altres choses (Li Sermon saint Bernard, fin 12e s.), maint gentil home (Roman de Thebes), maintes diverses colors (Ch. de Troyes, Erec et Enide), nuls sages hom (Lapidaire), nule autre propre chose (Li Sermon saint Bernard), de mut autres plusurs maneres (Lapidaire), par multe vertut, Donez leur mout or et argent (Roman de Thebes), Mielz est que sul moerge que tant bon chevaler (Roland, v. 359), tanz riches reis, tantes granz aventures (Graal), multes bestes, quantes beles joventes (Li ver del Juise, second quart du 12e s.), poi jurz, od poi conpaignie. D4 = autre / autretel, pluisors, tel, meïsme, NUM-card, NUM-ord ; ils possèdent quatre traits : ils peuvent se trouver en tête de GN, mais aussi être précédés de D2 ou dans certains cas d’une combinaison de D1 et D2, ils précèdent immédiatement N ou Adj + N, et ils peuvent se combiner dans un ordre non fixe : p. ex. : les autres bones ovres (Commentaire en prose sur les psaumes I-XXXV, 12e s.) altres set jors (Eneas2, v. 10086), altres tels semblanz choses (Li Sermon saint Bernard, 1163-1164), Asez vertuz avrunt les peres de
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mut autres plusurs maneres (Lapidaire, v. 528) ; en plusurs autres citez (Marie de France, Fables) ; les dous charnels amis (Guillaume, v. 691), icez deus choses (Psautier d’Oxford, 12e s.), cest premier an, tutes les treis persones (id.), deus bons chevaux de pris (Roman de Thebes), trois faees serors (Eneas ‘trois sœurs fées’), ceste meïsme soupeçon (Guillaume de Saint Pair, Chronique rimée du Mont Saint Michel, 12e s.), d’un mesmes consel (Dialogue de l’âme de saint Isidore, ca 1200), de la soe meïsme espee (Cligès, v. 3466). Du MF au 17e s., même peut s’employer sans déterminant qui le précède : de mêmes couleurs (Jehan Paris, 1494), par mesme moyen (DuBellayDéfense, 1549), de mêmes yeux (Voiture, cité par Haase 1916 : § 28D) ; et l’insertion de D6 deviendra possible. En AF pluisors peut se combiner à autres : altres pluisor gent (Li Sermon saint Bernard), plusieurs autres (PontStMaxenceBecket, v. 2792). D5 = POSS-2 : il possède trois traits, dont un qui le différencie des autres éléments : dans un GN, s’il est antéposé au nom-tête, il doit être précédé de D2 ou exceptionnellement de D2 + D4, ou même de D4 seul ; et il précède immédiatement N ou Adj + N ; et en cas d’emploi avec un D4, ils peuvent se construire selon un ordre non fixe : la sua morz (Passion), ceste meie grant ire (Roland), deus miens sergenz (TroyesYvain), ung leur familier ami (JAntOtiaP, III, CIII, 49, cité par Buridant), En un autre notre countree (PrêtreJeanDG, 26, cit. Buridant), un sien autre fils (Chroniques des règnes de Jean II et de Charles V, 1380, v. 364) ; il peut en outre jusqu’en FMod suivre le nomtête : la force moie (Thebes, v. 3879). D6 = ADJqual : il peut se trouver en tête de GN, être précédé d’un déterminant de type D2, ainsi que de molt-2 / assez-2 / tant-2, si / aussi, peu, tout, très (à partir du 12e s.), adverbes en -ment, tous adverbes intensifieurs portant sur l’adjectif (dans cette position devant un ADJ qualificatif, il s’agit toujours de l’intensifieur et non du quantifieur), et de plus il a la possibilité d’être récursif (b) ; p. ex. : (a) a grand honestet (Eulalie), nostro commun saluament (Strasbourg), la destre aurelia (Passion), En une asez petite chane (Eneas1), En une mout grant dolor, mult beles aumosnes, mult granz peines, d’asez basse gent né, il est assez mieldres chevaliers que moi (Graal), car n’ai tant privé messagier a cui je m’osasse croire (Roman de Thebes), s’il un tot seul jor trespasse del terme (TroyesYvain), un tout petit enfant ; mult durement grant bien feseie (AdgarMiracles) ; (b) biax dolz chiers sire (TroyesYvain), Bele douce piteuse dame (CoinciMiracles1). Cette position où s’insère ADJqual, qui est aussi celle du déterminant, et qui est le résultat d’un processus de grammaticalisation, va de pair avec une érosion sémantique.
Comme nous l’avons montré ci-dessus, l’un des changements importants qui s’est initié dès les débuts du français par rapport au latin est la distinction entre pronom et déterminant, qui se grammaticalise progressivement, et sera intégrée par les ouvrages grammaticaux dès le MF, en particulier avec l’apparition du terme article dans le Donait françois de John Barton pour désigner le le de : je ayme le meistre, opposé au terme pronom qui sera utilisé pour le le de : je le ayme (Donait françois que l’on date du tout début du 15e s. :1400-1409 ; éd. B. Colombat, p. 172, et note 1). Au Moyen Age la plupart des morphèmes que nous venons d’analyser ont la capacité d’avoir les deux valeurs, de déterminant, ou, employés de façon autonome, de substituts du nom, c’est-à-dire de « pronoms » – et certains de ces termes conserveront cette spécificité jusqu’en FMod. Ainsi en est-il en AF pour tout, ambedeus / andui, (l’) un, cest / cel, (li) alquant, nul, maint, moult-1(quantifieur) / moult de, assez-1, tant-1, poi, quant, aucun,
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Partie 6. Syntaxe
chascun, ledit, lequel, nul, (le) quel, quelque, autre, pluisor, (un) tel, NUMcard, NUMord, ainsi que pour l’adjectif qualificatif qui devient nominal avec un déterminant. Mais ces deux valeurs ont continuellement tendu à se distinguer morphologiquement : ainsi des formes différentes sont apparues, dès le TAF pour le possessif, dès le 12e-13e s. pour le démonstratif, et à différentes étapes pour bon nombre d’indéfinis (x Introduction Partie 5). 33.1.5 Les modifieurs : adjectif épithète, participes passé et présent employés adjectivement, substantif épithète, complément déterminatif, complément prépositionnel, proposition relative Concernant les modifieurs, ils ont des propriétés différentes : ils sont bien moins nombreux (4 ou 5 au total), ils peuvent se rédupliquer (récursivité) ou se coordonner, ils se succèdent généralement dans un ordre régulier. 33.1.5.1 Le substantif épithète : depuis le 19e s. Cette notion, développée par Noailly (1990), permet de nommer un processus où une apposition perd son statut nominal, ainsi que son article en tant qu’indice de son statut nominal, pour assurer un rôle d’épithète postposée à un nom. Ce procédé concerne quatre notions sémantiques qui peuvent être portées par cette construction : la qualification, par un nom en l’occurrence (une visite éclair, un secteur pilote, un discours fleuve), la coordination (un deux-pièces-cuisine-salle de bains, un aller-retour, l’Alsace-Lorraine), la complémentation (le centre-ville, le rayon enfants, la catégorie « adjectif », la pause-café, l’année Picasso, l’assurance maladie), l’identification (la planète Vénus, la rue Ferdinand Buisson). Cette construction par juxtaposition d’un nom nu, née sans doute à partir de métaphores (le vautour fatalité, Hugo) s’est développée au 20e s., et donne naissance à des noms composés nouveaux (un plateau-repas, le menu enfants). Quand cet élément est présent, il se place immédiatement après le nom, le groupe ainsi formé prenant le genre du nom-tête initial et pouvant être accompagné d’autres modifieurs qui le suivent (un menu enfants copieux…, un centre-ville très attractif, une visite éclair qui fera date). Un certain nombre de noms en cours de grammaticalisation comme prépositions en FMod se rattachent à cette construction : style, genre, question, tendance, niveau, côté (Danon-Boileau et Morel 1997). 33.1.5.2 L’adjectif et les participes passé et présent employés adjectivement La position de l’adjectif ou du participe par rapport au substantif est relativement libre en TAF et en AF, et cette liberté positionnelle perdure jusqu’en MF. En particulier, les adjectifs indiquant la couleur, les dimensions, les propriétés physiques, l’âge, etc. peuvent être antéposés ou postposés au nom, sans différence sémantique notable, y compris dans les textes en prose : la cruelle bataille (PharesAstrologues, 1494-1498, p. 165) – mais à l’inverse en AF : la bataille cruele (TristanProse, ap. 1240, p. 125). Un même auteur peut ainsi utiliser à quelques lignes d’intervalle l’adjectif antéposé ou postposé par rapport au nom : frere Yves vit une femme vieille qui traversoit parmi la rue […]. Et vit un vieil hom moult ancien seoir sus les estaus de Damas (JoinvilleMemoires, entre 1305 et 1309, p. 218)
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Le sixieme est nommé le faulcon noir […] Cestui noir faulcon a sur le dos et es extremités des aellez et de la queue une obscure nercheur (Des Faucons, traduction de De falconibus, d’Albert le Grand, BNF fr2003, 15e s.) ‘Le sixième est appelé le faucon noir [...] Ce faucon noir a sur le dos et aux extrémités des ailes et de la queue une obscurité noirceur’
Sur ce point, les participes présents ou passés se comportent comme les adjectifs : lur curanz destrers (Roland, v. 1142), sun cheval curant (Roland, v. 1302), mun espiet trenchant (Roland, v. 867), lur trenchanz espiez (Roland, v. 3868), un mort home (CoinciMiracles3, v. 282), à cause des corps morts (EtienneAgriculture, 1564, p. 153 r°). De même, les adjectifs dérivés d’un nom, dits relationnels, occupent une position pré- ou postnominale : la celestiel chevalerie (Graal, p. 187c), la chevalerie celestiel (Graal, p. 170c) – alors que par la suite ils se postposeront au N. Les adjectifs coordonnés tendent à être postposés [N A et A], mais d’autres schémas syntaxiques sont attestés [A N et A], [A et A N] : Une pucele bele et gente (TroyesYvain, v. 225), une belle pucelle et bonne (ArrasMélusine, p. 141), une parfunde et obscure fonteine (BersuireDécades9, 1354, p. 34). Les adjectifs construits avec un complément sont par contre invariablement en postposition : une corde plaine de neus ‘une corde pleine de nœuds’ (BodelNicolas, fin 12e s., v. 1255) Dès le TAF, un sous-groupe d’adjectifs tend vers l’antéposition et restera antéposé jusqu’en FMod. Du point de vue sémantique, ces adjectifs véhiculent une évaluation ou un jugement de valeur morale (bon, mauvais, gentil, proz / preux, chier / cher, fel), un jugement esthétique (bel), de conformité avec une norme ou un prototype (vrai, estrange) ou de dimension (grant / petit). Du point de vue de la forme, ces adjectifs sont généralement brefs. Les adjectifs normalement antéposés sont pourtant occasionnellement attestés en postposition, avec une valeur emphatique. Del compaingnon m’a dit parole voire (AmiAmil, ca 1200, v. 1104)
Au cours du MF, la postposition des adjectifs et participes par rapport au nom tend à se généraliser, conformément à la syntaxe VO ou tête-dépendant, associée à l’ordre nommodifieur. C’est le cas notamment des adjectifs véhiculant les valeurs sémantiques de couleur (un ciel bleu), de forme (une figure ronde), de propriétés physiques, etc. Les adjectifs dérivés de participes (l’année passée, une journée fatigante) ou les adjectifs relationnels (la relation maternelle, la décision ministérielle) sont également systématiquement postposés. Restent pourtant antéposés au nom les adjectifs qui peuvent être interprétés comme quantifiant le nom soit extensionnellement (son unique ami, un simple homme), soit intensionnellement, en tant que marqueur de degré (un piètre amant ‘qui mérite peu son statut d’amant’, un franc Breton ‘un authentique Breton’). La position prénominale devient ainsi la position syntaxique où les adjectifs se grammaticalisent en tant que quantifieur du concept nominal, en perdant leur spécificité sémantique (un grand / bon médecin, une sacrée / belle corvée), ce qui conduit à une polysémie avec l’adjectif postposé qui conserve son sens lexical plein (un homme simple, une corvée sacrée). Un autre aspect de la constitution d’un groupe nominal plus strictement cohésif est l’usage de l’accord grammatical. De l’AF au 18e s., un adjectif qualifiant deux noms coordonnés s’accorde généralement avec le plus proche, ce qui était le cas en latin (les pieds et la tête nue, Vaugelas). Mais après le 18e s., l’épithète de deux noms coordonnés est nécessairement au pluriel.
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Partie 6. Syntaxe
33.1.5.3 Le complément du nom On distingue trois périodes : celle du TAF et du 12e s., où le complément du nom pouvait se trouver antéposé au nom qu’il déterminait (la roi cort, et encore en FMod Dieu merci) ; celle de l’AF des 12e-13e s. où le complément du nom, en position postnominale, pouvait à certaines conditions se construire directement (le fils le roi) (Palm 1977, Herslund 1980, 1996) ; et depuis le 13e s., où les constructions prépositionnelles (en a ou en de) ont remplacé peu à peu complètement les deux autres constructions, celle en de s’employant quel que soit le sémantisme du nom ou de la relation. Le TAF et l’AF offraient donc quatre constructions pour le complément déterminatif de nom, dont trois étaient courantes, la première n’étant qu’une trace de structure latine en Génitif-Nom (Herslund 1996) : 1. 2. 3. 4.
une construction avec antéposition de N2 qui en AF n’est pas fréquente (la roi cort, l’autrui joie, la Dieu merci), et qui après le 13e s. ne subsiste que dans l’expression Dieu merci ; une construction directe juxtaposant deux groupes nominaux, où le complément déterminatif suit le nom dont il dépend (la fille le roi, le conseil le rei) ; une construction avec la préposition à dès le 12e s. (fils a un roi, la teste au cheval, mais aussi le conseil al felun), qui a été conservée sans discontinuer dans la langue orale (la voiture à Tom est garée devant la porte) ; une construction avec de qui dès le 12e s. s’est répandue, et est devenue la construction courante (le filz de sa sorur, le mur de la cité, mais aussi le conseil des baruns) ;
Ces constructions permettaient jusqu’en MF de distinguer sémantiquement d’une part entre diverses sortes de relations, et d’autre part entre noms humains ou animés et non-animés. La construction directe, GN1-GN2 (le fils le roi), n’est possible qu’à certaines conditions, sémantiques et syntaxiques, mais qui ne sont pas absolument contraignantes (Herslund 1996 ; et voir les contre-exemples de Palm 1977 et Buridant 2000a : 91 et suiv.). Les contraintes sur cette construction du « complément déterminatif absolu » sont les suivantes : –
–
GN2 doit être défini, animé, et humain généralement (nom propre, ou nom commun de personne ou parfois d’animal, défini par le, ce, mon ; ou bien pronom démonstratif, indéfini ou relatif), et il doit être relié à GN1 par une relation précise : parenté (la mere Eneas, le fils le roi), partie du corps (la teste le conte), armes ou monture (l’escu Rollant, le cheval Lancelot), ou autres possessions (la maison son oncle, le roiaume Artu). Lorsque N1 est un déverbal (par ex. amour, haine, trahison, querelle, héritage), le rapport entre GN1 et GN2 peut être « subjectif » (GN2 est l’agent – le « sujet » – de l’action exprimée par GN1) comme en (a-b), ou « objectif » (GN2 est le patient, l’objet, le destinataire de l’action exprimée par GN1) comme en (c-d), ce cas étant de loin le plus fréquent. (a) le droit heritage Jhesucrist (Graal, p. 204b) ‘l’héritage légué par Jésus-Christ’ (b) Qui ne t’aimme de cuer ja l’amour Dieu n’avra (CoinciMiracles, p. 570, v. 516 ; de même p. 578, v. 76) ‘Qui ne t’[= ‘la Vierge Marie’] aime de tout son cœur, n’obtiendra jamais l’amour de Dieu’ [= Dieu ne l’aimera jamais] (c) Sit garderai pur amur Alexis (StAlexis, v. 152) ‘Je te garderai [auprès de moi] pour l’amour que je porte à Alexis’
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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(d) Pur amur Deu le sueffre, ki tut le mund cria. (PontStMaxenceBecket, v. 1520 ; de même v. 2222 pur amur nostre rei) ‘Il supporte cela pour l’amour de Dieu / par amour pour Dieu (= l’amour qu’il porte à Dieu), qui créa le monde’
L’emploi des prépositions a et de concernera d’abord ce « génitif objectif ». (e) Quant l’arceveske veit ne purra conquester / L’amur al rei, kil het (PontStMaxenceBecket, v. 1357) ‘Quand l’archevêque voit qu’il ne pourra conquérir l’amour du roi, qui le hait’
La préposition a s’emploie dès lors que GN2 a un référent moins individualisé, à savoir pluriel, indéfini ou générique ou animé non humain (la fille a un roi, la teste au serpent). Enfin, la construction avec de est possible dans tous les cas, et avec tous les types de complément (le filz de sa sorur, par conseil de feluns, le bort de la nef, etc.). Déjà en AF on a parfois a ou de alors que la construction directe aurait été possible (la meson au Riche Roi Pescheor, contre l’engin de sa fame, la mort al pere, la mort de Rollant), en particulier dans les textes non-littéraires. La construction par juxtaposition a disparu au cours du 14e s., sauf pour les noms de lieu portant le nom d’un animé humain (rue Jules Ferry, place Maurice Charretier, le Musée Picasso). La construction en a a progressivement disparu de la langue écrite, sauf avec des pronoms (un ami à moi), et a été réputée incorrecte, mais elle subsiste dans le registre de l’oral familier ; au début du 17e s., elle est toujours attestée dans les propos du jeune dauphin rapportés par Héroard, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un non animé : je pance que c’e le cheval a Rogé (GerhardHeroard, 1606, p. 360) je veu mete encore du romarin dans le pot au vinaigue (id., p. 361)
33.1.5.4 Les relatives Les relatives sont les éléments du GN qui restent le plus autonomes, encore en FMod, et peuvent donc le plus facilement être séparées du nom auquel elles se rapportent : Il y a des mois très froids dans l’année qui, quoi qu’on dise, sont difficiles à supporter. (exemple forgé) une marionnette indienne à grosse tête de bois qui avec ses grands yeux effilés semble veiller sur cet espace strict (PerecModeEmploi, 1978, p.596)
33.1.5.5 Tableau général du GN Outre leur syntaxe, cet ordonnancement des éléments constitutifs du GN répond à une succession qui les hiérarchise par leurs propriétés sémantiques : Marqueur de la totalité ou de l’unité > Déterminant, Démonstratif, Possessif > Indéfinis marqueurs d’indéfinitude sur l’identité ou le nombre > Quantifieurs non numéraux > Quantifieurs numéraux > Qualification (adjectifs surtout évaluatifs) N-tête Qualification objective (adjectifs relationnels, descriptifs, de couleur ; noms adjectivés / substantifs épithètes) > Possession subjective ou objective (complément de nom) > Qualification propositionnelle (relatives)
quelconques ne sai quel 13e : + certain Fin 13e : + ledit
Tableau 2 : Le groupe nominal en français (9e-20e s.)
NUM-ord
D1 D2 D3 D4 altre alcun, nul (tres)tot le, un, cest / cel eps mon (POSS-1) quant(e)(s), quel tel ambes / andui chascun alquant, aucun le, un-1, tot / tut autre, autretel cest / cel, lequel, maint, ambes ambel’un-2 mon moult(es), dous mesme, seul nul, nuns, andous plusors, tel 12e : ce quant(es), tant(es), chascun un-2 assez, trop, (un) poi, seul (un) petit NUM-card
13e : + chasque Fin 12e-13e s. : + du, de la, des à sens indéfini (rare) MF 14e : + beaucoup tout + chaque e e (14 -mi-16 ) (de) seul, même + aucun-nég Fin 15e s. : Fin 15e s. : plusieurs généralisation de l’article du, de la, des (à sens indéfini) FPréclass mi-16e : + pas un ce, cette, ces (mi-16emi-17e s.) FClass L’emploi du Det (mi-17e-18e s.) se généralise et FMod
AF (12e-13e)
TAF (9e-11e)
Datei c33_S_1000_quer.doc einfügen mien (POSS-2)
D5 meon / mien (POSS-2)
AdjQual ET AdjQual
(mout, si, très, assez, tout, Adv-ment) + AdjQual
D6 AdjQual
N
N
N
N
N N
PART-passé PARTprésent
Apposition
POSS-2
AdjQual ambedeus sol
D8
D10
Cplt- Relatives Génitif Prep + INf
D9 CpltGénitif
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Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Références bibliographiques : Buridant 1987, 2000a, 2008 ; Carlier 2004, 2007a, 2011, 2012 ; Carlier et Combettes 2015 ; Carlier et Melis 2005, 2006 ; Carlier et Lamiroy 2014, 2018 ; Colombat 2014 ; Combettes 1988, 2004 ; DanonBoileau et Morel 1997 ; Doetjes 1997 ; Ernout et Thomas 1951 ; Fouché 1952-1961 ; Foulet 31930 [1919]; Geisler 1982 ; Greenberg 1963 ; Haase 1916 [1898] ; Herslund 1980, 1996 ; Kayne 1975 ; Kupfermann 1976, 1994, 1998 ; Lehmann 1982, 1973, 1991 ; Marchello-Nizia et al. 1973 ; MarchelloNizia 1992, 1995, 1999, 2006a ; Milner 1978 ; Mortelmans 2008 ; Muller 1977, 2019 ; Noailly 1990 ; Obenauer 1983 ; Palm 1977 ; Scaliger 1530 ; Schøsler 1984, 2013, 2018 ; Spevak 2010 ; Vennemann 1974.
33.2 Le groupe pronominal 33.2.1 Pronoms personnels et réfléchis Dès les débuts du français, les formes accentuées du pronom personnel objet (régime) (x 30.3) ont pu être coordonnées et déterminées, possibilité qui s’est conservée jusqu’au FMod. Les formes atones du pronom personnel objet (me, te, se, le, la, les) n’ont en revanche jamais pu être modifiées. E quidoue que fust celét / A lui qui fist cel estelét. (BenedeitBrendan, déb. 12e s., v. 12771278) ‘Et [je] m’imaginais que c’était caché, à lui qui fit le ciel étoilé.’ Ses amerra, destruire veut / Et moi et la roïne Yseut (BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 2117-2118) ‘il les amènera, il veut détruire et moi et la reine Yseut’ Ne het tant rien con lui meïsme / Ne ne set a cui se confort / De lui, qui soi meïsme a mort. (TroyesYvain, 1177-1181, v. 2790-2792) ‘[Il] ne hait rien rien tant que lui-même, et ne sait auprès de qui se consoler, lui qui a provoqué sa propre mort.’
Le comportement des pronoms personnels objets, sur ce point précis, est donc resté inchangé au fil des siècles, ce qui n’est pas le cas des pronoms personnels sujets. En effet, aux débuts du français, les pronoms personnels sujets pouvaient être accentués et jouissaient d’une autonomie syntaxique, deux traits qu’ils ont commencé à perdre à partir du 13e s, le phénomène s’accentuant en MF (x 30.3). Cette double caractéristique leur permettait non seulement d’être séparés du verbe (lorsqu’ils occupaient la position préverbale) et de fonctionner comme énoncés autonomes (x 34.1.2.2.a.i.), mais aussi d’être modifiés. En AF, le pronom personnel sujet peut ainsi être coordonné avec un autre pronom, comme en (a), ou avec un syntagme nominal (b) : (a) « Bel sire niés, e jo e vos irum. (Roland, ca 1100, v. 881) ‘Cher seigneur neveu, et je (= moi) et vous irons.’ (b) E il e lur lignage erent desherité. (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 1365) ‘et ils (= eux) et leur descendance seront deshérités.’
Le pronom peut aussi être déterminé, par une subordonnée relative comme en (c), y compris en emploi attributif (d), par un numéral (e), une apposition (f), en particulier l’adverbe « même » (g) :
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Partie 6. Syntaxe (c) Qant il me conta son afaire, / lor conmençai ge bien a faire, / je qui onques mes bien ne fis (Renart10, déb. 13e s., v. 10709-10711) ‘Quand il me conta son affaire, alors commençai-je à bien faire, je (= moi) qui jamais n’avais fait de bien’ (d) Et ce est il qui me requiert. (TroyesYvain, v. 2129) ‘et c’est lui qui demande ma main.’ (e) Tote l’ovre li unt descrite, / E quin fist le destruiement, / Ou il foïrent ne conment, / Cum il dui erent repairié / Plein de dolor e de pidié (SteMaureChronNormandie, 1174, 13094-13098) ‘Ils lui ont décrit toute l’affaire, qui en fit la destruction, où ils fuirent et comment, comment eux deux rentrèrent, pleins de douleur et de pitié’ (f) E jo dolente cum par fui avoglie ! (StAlexis, ca 1050, v. 434) ‘et moi malheureuse, [je] fus grandement aveuglée !’ (g) Je meïsmes cil Yvains sui / Por cui vos estes an esfroi (TroyesYvain, v. 3626-3627) ‘Moi-même suis cet Yvain, pour lequel vous êtes en effroi’
Dès la fin du 12e s., le pronom commence à perdre son autonomie syntaxique, et à partir du 13e s. ce sont peu à peu les formes objets accentuées (moi, lui, …), qui prennent la relève des formes sujets dans ces différents emplois. Le changement progresse néanmoins de manière inégale selon les constructions, et la coexistence des deux séries de pronoms s’observe du 11e au 15e s, avec une nette dominance des formes sujets jusqu’au 13e, puis une présence croissante des formes objets à partir du 14e s., majoritaires à partir du 15e s. Ainsi, de manière assez étonnante, la forme objet est attestée en emploi sujet dès le 11e s. dans Roland, à une époque où la forme sujet est attendue. Cet usage reste cependant encore très isolé : E lui meïsme en est mult esguaret. (Roland, v. 1036) ‘et lui-même en est tout bouleversé.’
33.2.1.1 Les pronoms coordonnés C’est initialement dans les contextes de coordination que la forme objet accentuée du pronom se développe et progresse, aux dépens de la forme sujet, et ce dès le 13e s. Ce développement assez précoce a suscité diverses explications (voir Marchello-Nizia 21997a [1979] : 230 et Zink 1997 : 138, note 18 et les références citées, en particulier Foulet 31930 [1919], Moignet 1965), dont l’influence du tour anciennement attesté « entre moi / lui / … + et + GN / moi / lui / nos… » (Einsi remest Galaad entre lui et Yvain, Graal, p. 166c). La construction coordonnée avec pronom objet se rencontre initialement avec la 1ère personne (on ne trouve pas dans le corpus d’occurrence avec lui avant le milieu du 14e s., et, semble-t-il, dans des cas où la forme coordonnée ne distingue pas, ou plus, cas sujet et cas régime (noms et pronoms nos, vos, ele(s)) : Moi et vos fumez en une hore engendré (AmiAmil, ca 1200, v. 1041, manusc. du 13e s.) ‘Moi et vous fûmes en une même heure engendrés’ Moi et ma dame disïons que vos vendrez o moi amdui. (RenartDole, déb. 13e s., v. 10961097) ‘Moi et ma dame disions que vous viendrez tous les deux avec moi.’
A partir du milieu du 14e s., l’usage de la forme accentuée devient plus fréquent et touche toutes les personnes, mais la variation persiste néanmoins, y compris chez un même auteur :
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Et dès maintenant moy et Guyon, mon frere, quitterons nostre part de ce qu’il nous pourroit escheoir de par vous (ArrasMélusine, 1392, p. 83) et vous me aurez bien remuneré tout ce que vous dictes que je et mon frere avons fait pour vous (ArrasMélusine, p.118)
La construction se raréfie nettement au 15e s. (voir Marchello-Nizia 21997a : 233 et Zink 1997 : 138) mais des occurrences sont attestées jusqu’au milieu du 15e s. dans les textes littéraires, et jusqu’au milieu du 16e s. dans les textes non littéraires (voir Humphreys 1932) : et, le plus longuement que il et sa dame oserent, n’espergnerent pas les membres qui en terre pourriront (CentNouvelles, 1456-1467, p. 96) Elle az ouy dire qu’il et que les medicines luy costent beaucoupt. (ConsistoireGenève, 1542, p. 275)
33.2.1.2 Les pronoms déterminés La détermination du pronom sujet par un numéral recule puis disparaît assez tôt, la dernière occurrence dans le corpus examiné datant de la fin du 13e s. (MenestReims). Dès cette époque ce sont les formes objets qui prennent le relais : il aloient en la taverne, il dis ou il douze, si despendoient vint sous ou trente (MenestReims, ca 1260, p. 54r°) ‘Ils allaient à la taverne, eux dix ou eux douze, et dépensaient vingt ou trente sous’
La détermination de la forme sujet par une apposition adjectivale, participiale ou nominale est attestée de manière continue jusqu’au milieu du 15e s., puis se raréfie, ne se rencontrant plus guère, à partir du 16e s., qu’avec un nom propre (exemple de VigneullesNouvelles cidessous), même si ponctuellement d’autres formes de détermination sont encore attestées au début du 16e s. (exemple de Rabelais) : Je tout armé alai parler au roy et le trouvé tout armé (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 84) ils sont alez par le monde et tu seule es demouree pour compaignie a ta bonne mere qui lui est souverai(n) reconfort en sa viellece (PizanCité, entre 1404 et 1405, p. 327 v°) et il passant oultre, leur avoit dit. (SaleSaintré, 1456, p. 11) Et aussi doncques, considerant leur folle oppinion […], je Phelippe dessusnommez a relevez d’une grande maladie (VigneullesNouvelles, 1515, p. 57) Voulant doncques, je, vostre humble esclave, accroistre vos passetemps dadvantaige, vous offre de present un aultre livre de mesme billon (Rabelais, Pantagruel, 1532, p. 218)
Les formes sujets avec ce type d’apposition disparaissent définitivement au 17e s. au profit des pronoms objets (sauf dans la tournure désormais figée : je, soussigné Paul Durant, …), lesquels progressent dès la seconde moitié du 14e s., d’abord, semble-t-il, dans des tours participaux en apposition au sujet : Euls revenus, il parlerent au capitainne et as tous ceuls de la ville (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 225).
La détermination par « même », cas particulier d’apposition, offre une trajectoire quelque peu différente, car elle est assez fulgurante. Bien que des occurrences d’utilisation de la forme objet soient attestées précocement (voir exemple de Roland plus haut : E lui meïsme en est mult esguaret), elles demeurent marginales jusqu’à la fin du 14e s., la forme sujet restant largement dominante (exclusive dans JoinvilleMémoires dans le corpus examiné,
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Partie 6. Syntaxe
5 occurrences contre 3 occurrences de la forme objet dans BersuireDécades, 1354, 12 contre 5 dans Berinus, 1370) : Lasse, fait el, maleüree, / ge meïsmes ai aprestee / la mort dont ele s’est ocise. (Eneas1, ca 1155, v. 2083-2084) ‘Lasse, fait-elle, malheureuse, moi-même ai préparé la mort avec laquelle elle s’est tuée.’ et je meïsmes me repos, / car ne poi la honte endurer. (MeunRose2, entre 1269 et 1278, v. 12812-12813) ‘et moi-même me repose, car [je] ne peux endurer la honte.’ Or vous lerai ici, si vous dirai comment le roy fu pris, ainsi comme il meismes le me conta. (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 152) Il meïsmes leur doit donner a mengier (PhoebusChasse, 1387, p. 209)
Les formes objets se développent dès la fin du 14e s., d’abord semble-t-il dans des syntagmes postverbaux (ex. (b) et (d)), bien que de manière non systématique (voir Zink 1997 : 146) : (a) Liquel li manda que il se tenist en un lieu secret, et lui meismes se tint tout clos dedenz ses tentes une grant piece (BersuireDécades1, 1354, p. 42) (b) il reçut lui mesmes de sa main l’espee que je lui presentay (Berinus1, ca 1370, p. 107) (c) Pour quoy pluseurs s’en fouyrent, et moy mesmes y perdi quatre de mes filz (Berinus1, p. 355) (d) et tu dis toy mesmes que le tesmoignage de plusieurs fait a croire, par quoy je ne doy doubter que ce ne soit vray (PizanCité, p. 291r°)
Les formes objets s’imposent très rapidement (33 occurrences contre 7 de formes sujets dans PizanCité, 8 contre 3 dans CentNouvelles), les formes sujets ne semblant pas dépasser le milieu du 15e s. : ilz alerent veoir et en acheterent une dont il mesmes fist son present a la royne (SaleSaintré, p. 73) et, si bientost ne me despeschez et ne me mettez en paradis, je mesme a mes deux mains vous occiray. (CentNouvelles, p. 62)
Il existe un flottement jusqu’à la fin du 17e s. des emplois de « lui » et de « soi », en particulier avec « même », le premier pouvant avoir un antécédent non défini (a), et le second un antécédent défini spécifique (b). Par la suite, la distinction selon la nature de l’antécédent, défini ou non, se systématisera. (a) Il n’y a personne qui se puisse attribuer le nom d’Amant, qui en luy mesme n’ait cette opinion, que son Amour est si grande qu’il est impossible qu’elle puisse augmenter. (UrféAstrée, 1610, p. 8v°) (b) il se mit seulement à pleurer, pour tesmoigner que sa tristesse estoit grande, mais en soy mesme il se consoloit fort (SorelBerger, 1627, p. 470)
L’usage de la forme objet du pronom dans les construction « pronom personnel + relative » se développe seulement dans la seconde moitié du 14e s. : Et, dist il, qui est plus grant orgueil que se moquier einsi de tout le non latin […] et que lez princeps soient venus de loing et que lui qui a empris le jour n’i soit mie venus ! (BersuireDécades9, 1354, p. 84) Toutesfoiz, luy qui estoit prins ou las d’amours et feru bien a bon escient, ne veult pas pourtant sa queste abandonner (CentNouvelles, p. 294)
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Les deux constructions – avec pronom sujet et avec pronom objet – sont en concurrence tout au long du MF, au profit de la forme sujet au 14e s., puis de la forme objet à partir du 15e s. Dans le corpus considéré (corpus intégral) certains textes de la seconde moitié du 14e s. n’utilisent encore que la forme sujet (par exemple FroissartChroniques, ArrasMelusine, Mesnagier). Dans RegistreChatelet (1389), qui recourt largement à la construction « pronom personnel + relative », on relève 483 occurrences de il qui parle contre 316 occurrences de lui qui parle. A l’inverse, dans certains textes du 15e s. on ne trouve plus que la forme objet (BueilJouvencel, Villon Testament, JehanParis), et ceux qui utilisent encore les deux formes du pronom recourent plus fréquemment à la forme objet : Comment l’a il voulu prester, / luy qui est ung homs si rebelle ? (Pathelin, 1456-69, v. 444) Que mauldit soit il qui ajourne / telz folz ne ne fait ajourner ! (Pathelin, v. 1502-1503)
La construction avec la forme sujet est encore attestée de manière sporadique au 16e s. (Gougenheim (1984 [1951] : 68) cite des exemples chez Rabelais), puis disparaît au 17e s. : Ce pendent je, qui vous fais ces tant véritables contes, m’estois caché [...] (Rabelais, Pantagruel, 1532)
C’est donc à des rythmes différents, selon les constructions considérées, que s’opère le remplacement des formes sujets par les formes objets, le mouvement commençant dès le 13e s. pour s’accélérer pendant la période du moyen français, la situation moderne étant acquise pour toutes les constructions au début du 17e s. au plus tard. Références bibliographiques : Foulet 31930 [1919] ; Humphreys 1932 ; Marchello-Nizia 21997a [1979] ; Moignet 1965 ; Zink 1997.
33.2.2 Pronoms indéfinis et quantifieurs La délimitation des formes dites « indéfinies » constitue, comme on le sait, une des pierres d’achoppement de toutes les grammaires du FContemporain dont C. Muller dans son récent ouvrage donne un aperçu édifiant : « Les indéfinis, ce sont ces pronoms et déterminants qui forment souvent une sorte de résidu plus ou moins informe et incommode dans les descriptions grammaticales […] » (Muller 2019 : 7). Il en est de même a fortiori dans les systèmes plus anciens de la langue, où la frontière entre déterminants et pronoms, voire adjectifs, était encore plus difficile à tracer compte tenu de la poly-fonctionnalité de ces formes, qui, depuis le latin, s’est perpétuée, voire dure encore pour certaines unités comme par exemple aucun qui est déterminant dans (a) et pronom dans (b) : (a) Aucun(e) étudiant(e) n’est venu(e) (b) Les étudiants étaient en grève. Aucun n’est venu
Dans ces conditions, l’inventaire et le classement des formes est éminemment variable d’un ouvrage à l’autre, ce qui rend le suivi de l’évolution de l’ensemble des « indéfinis » peu aisé à retracer. C’est pourquoi, nous inspirant des travaux d’Haspelmath (1997b), qui propose un regroupement par paradigmes formels et fonctionnels, nous présenterons l’évolution par grandes familles, en partant du système latin (voir Spevak 2014) pour aller jusqu’au FContemporain.
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Partie 6. Syntaxe
33.2.2.1 Du latin à l’ancien français La plupart des classements des formes latines « indéfinies » constituent une bonne base pour identifier ces paradigmes. Une fois isolées les formes unanimement reconnues comme définies, is, his, iste et ille, les formes restantes font apparaître quatre paradigmes formels : –
– – –
le paradigme issu du pronom interrogatif qui(s), les « quis-words » de Lakoff (1968 : 112) qui, comme l’ont montré Haspelmath (1997b), Bhat (2003) et, à leur suite, Le Goffic (2015), constitue une des bases morphologiques des indéfinis dans de très nombreuses langues : « Interrogative and indefinite pronouns are considered to be either identical in form or derivationally related, in the majority of world’s languages » (Bhat 2003 : 226). Certaines de ces formes sont composées : quisquis, quisque, quidam, quisquam, quicumque, quivis, quilibet, etc. le paradigme comprenant les négations nemo, nihil et nullus, facilement identifiable au n-, issu de la particule latine neque. les quantifieurs comprenant les numéraux cardinaux ou numéraux (Corblin 1997 : 22) (duo, tres, etc.) et les indéfinis dits « vagues » (plerique, multi, pauci) dont la quantité exacte n’est pas précisée. un dernier paradigme, minoré ou ignoré des plupart des travaux cités, se structure sur les formes alius / alter et indique l’altérité (aliquis, aliquot) : les « ali-words » (Lakoff 1968 : 112) : aliquis, aliquot (Bortolussi 2015 : 173 et suiv. pour une analyse détaillée).
Le passage du latin à l’AF, pour autant qu’on puisse le décrire, montre un certain nombre de changements. Tout d’abord, les formes dénotant la totalité universus et omnis disparaissent. Ensuite, le paradigme des « quis-word » se réduit considérablement sous l’effet de la disparition des composés. Deux familles s’accroissent notablement : d’une part celle des « aliwords », dont le nombre explose littéralement avec diverses variantes graphiques : al- (al / el, alques, alquant), au- (aucuns, aucunui, auques) et celle des dérivés de alter (autel, autretel, autre) et, d’autre part, les formes de la négation qui se diversifient (neïs, noienz, nuns, neün, negun, nesun, nus, nient). Par ailleurs, la famille de formes issues d’un nom général (Haspelmath 1997b : 27) se constitue avec l’apparition de on et de riens, qui peut désigner l’humain en AF, ainsi que de âme qui désigne métonymiquement l’humain. Enfin, de nouvelles formes sont créées, les unes pour enrichir le paradigme des quantifieurs vagues (plusior – voir Combettes 2005 –, la pluspart), les autres (l’en, li uns… li autres) comme alternatives à la répétition des formes discontinues alius… alius, alter… alter. Le mode de construction de ces dernières formes, par figement d’unités grammaticales, est tout à fait inédit et fait apparaître des formes morphologiquement complexes également à l’œuvre avec quelqu’un. En outre, émerge un nouveau paradigme : celui des formes construites sur « un », qui fait partie du paradigme des « one-based indefinites », l’un des trois grands paradigmes identifiés par Haspelmath (1997b) avec aucun (qui, à l’époque, à une valeur positive ; voir Prévost et Schnedecker 2004), chascun et quelqu’un. 33.2.2.2 De l’ancien français au français classique Le moyen français connaît à son tour d’autres changements importants. Le paradigme des « ali-words » diminue en effet drastiquement pour ne plus subsister qu’à travers autre et aucun, dont la valeur d’altérité ne transparaît plus, puisqu’il est considéré comme
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l’équivalent de quelqu’un (voir Vanderveyden 2012a et 2012b) ou de certains, comme l’illustre l’exemple suivant : La bonne dame aprez diner / Dedens sa chambre le mena, / Beaux mos lui dist, puis ly donna / Riche chainture et aloyere / Qu’aucun appellent gibessiere, / Et s’y trouva, dont fist grant joye, / De l’or avec aultre monnoye. (Dit du prunier, ca 1330-1350, p. 54)
Il en va de même pour les formes de la négation issue de neque qui se réduisent à nul. Cette diminution est, pour ainsi dire, compensée par l’apparition, à des époques différentes, de nouvelles unités exprimant la négation : pas un, qui vient renforcer le paradigme des formes en un ainsi que personne et chose, qui, de leur côté, étoffent la famille des unités dérivées des noms généraux : helaz ! / Qu’ay je veu ? vray Dieu, mercy. / Onques mais chose je ne vy Si tresorrible. (Miracle de l’evesque que l’arcediacre murtrit, ca 1341, p. 136),
avec homme attesté avec la valeur générique de quelqu’un : il me semble que s’il y avoit homme en ceste ville qui sceust donner conseil [...] que je seroye celuy. (CentNouvelles, ca 1456-1467, p. 45)
Enfin, les formes polyvalentes, déterminants-pronoms-adjectifs, s’enrichissent de certain et le paradigme des quantifieurs se modifie : les formes moult, poi laissent place aux formes en de (beaucoup de). Le FClass connaît moins de bouleversements et l’ensemble des formes commence à se stabiliser numériquement tout du moins, même si la période commence à voir émerger la spécialisation de certaines formes dans les emplois de déterminants vs. pronoms. 33.2.2.3 L’état actuel Comparé, par exemple, au système latin dont Le Goffic (2015) a mis en évidence la belle cohérence, la liste des formes du FContemporain semble beaucoup plus disparate, comme l’observe l’auteur : « Cette dispersion morphologique se double, au plan sémantique, d’un fonctionnement complexe et parfois incertain ou obscur, dont il est difficile de dégager nettement des lignes de forces » (2015 : 133). Au total, le système français des indéfinis (pour autant qu’il soit un système) apparaît comme réglé d’une façon complexe, voire capricieuse ou peut-être incomplètement réglé, ce qui n’est pas sans engendrer une vague insécurité chez les locuteurs ; c’est sans doute faute d’un centre autour duquel pourrait se dessiner une organisation lisible. On pourrait dire que ce domaine a largement été, d’une certaine façon, « dégrammaticalisé » dans le passage du latin au français. (Le Goffic 2015 : 130-31). Le système français des indéfinis apparaît ainsi comme beaucoup plus éclaté morphologiquement que celui du latin. Après avoir tenté de dégager un micro-système au sein des formes en quelque (quelqu’un / quelque chose, quelque part, quelquefois), Blanche Benveniste (2003) en arrive à une conclusion similaire : « La grammaticalisation partielle d’un petit sous-système formel de la ‘‘famille de quelque’’ fait ressortir la très grande hétérogénéité de l’ensemble du système en français » (Blanche Benveniste 2003 : 289). De fait, les formes du FContemporain font apparaître bon nombre de créations, notamment à base verbale (n’importe qui / lequel ; on / Dieu / je ne sait / s qui / lequel ; qui / quoi que ce soit…), des formes rangées par les grammairiens dans la catégorie des « identi-
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ficateurs » (autre, même, tel, divers, différents), une pléthore de quantifieurs, etc. dont le classement semble effectivement difficilement réalisable. Sur la base des paradigmes mis au jour par Haspelmath, il semble toutefois possible de faire émerger un début de rationalité dans ce panorama et ce d’une double manière : 1) en faisant le départ entre les faux et vrais pronoms (voir Bath 2003), et 2) en se fiant au mode de construction formel des unités. Un tableau comme comme celui-ci-dessous pourrait aider à cette rationalisation.
Tableau 3 : classement des pronoms indéfinis en français moderne standard Remarques : 1. Les formes dans les cases grisées sont celles qui sont stigmatisées par les grammaires contemporaines. 2. Les formes en petites capitales indiquent des formes, à la base pronominales, qui ont évolué vers d’autres catégories assimilables à des marqueurs discursifs ou des adverbiaux énonciatifs. 3. Nous avons conscience que les formes en où ne sauraient se ranger dans la catégorie des formes en -QU ; leur présence dans le tableau se justifie par la forme interrogative. Références bibliographiques : Bath 2003 ; Blanche Benveniste 2003 ; Bortolussi 2015 ; Combettes 2004, 2005 ; Corblin 1997 ; Haspelmath 1997b ; Lakoff 1968 ; Le Goffic 2015 ; Muller 2019 ; Prévost et Schnedecker 2004 ; Schnedecker 2016 ; Spevak 2014 ; Vanderheyden 2012a, 2012b.
33.2.3 Pronoms démonstratifs Le pronom démonstratif celui, celle(s), ceux n’apparaît jamais seul en FMod. Dans son emploi pronominal autonome (sans modifieur), il est suivi des particules suffixales -ci et -là (celui-ci, celle-là, etc.), issues des adverbes spatiaux (i)ci et là et désormais soudées au pronom à l’intérieur de formes composées. Ces particules ont une fonction sémantique distinctive et elles portent l’accent (x 30.4.3). En dehors de ces cas, le pronom démonstratif est suivi d’un élément déterminatif, qui participe au processus d’appariement référentiel et correspond, sur le plan syntaxique, à un
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complément introduit par la préposition de (celui de Paul) ou à une proposition relative non appositive (celui qui est venu hier). Dans d’autres cas encore, le pronom démonstratif est suivi d’un participe ou, de façon moins conventionnelle, d’un adjectif ou d’une préposition autre que de (ceux étudiés plus haut / par Benveniste, ceux très gentils, ceux à droite, etc.). On s’intéressera ici à la cohésion interne du GN et aux possibilités de disjonction du pronom et de son modifieur. On abordera également l’essor récent des structures avec participe et adjectif / préposition. Le cas du pronom neutre ce, qui se limite désormais à quelques constructions figées, sera examiné à part. 33.2.3.1 Disjonction du pronom démonstratif et du modifieur A l’origine, le pronom démonstratif peut être séparé de la proposition relative qui le suit : (a) Cil sunt vassal ki les oz ajusterent (Roland, ca 1100, v. 3562) ‘Ce sont des vaillants, ceux qui ont mis les armées aux prises’ (b) XXVI. cap . Parole des mesures et des pois, et comment l’en doit peser et mesurer, et comment cil doivent estre pugni qui mauvesement mesurent (BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 10)
Il est probable que la liberté positionnelle dont jouissent au Moyen Age les propositions relatives par rapport à leur élément-source joue ici comme ailleurs (x 36.5). La disjonction n’est limitée ni par le fait que la relative est nécessaire à la complémentation syntaxique du GN complexe (sur le statut de la relative, voir notamment Kleiber 2005 : 76-78), ni par le statut du référent, qui peut être spécifique (ex. a) ou générique (ex. b). Cette liberté de position contraste avec la nécessité pour le complément introduit par une préposition d’être au départ strictement contigu au démonstratif (cil de France, cil a pié, etc.). Gougenheim (1984 [1951] : 77) indique que la séparation de la proposition relative est toujours possible au 16e s. et quelques exemples se rencontrent encore au 17e s., même s’ils semblent devenir rares (Haase 1969 [1898] : 47, § 24) : Les princes et grands seigneurs ont domestiqué en ce royaume la nourriture des chevaux, si qu’à leur exemple sans hazard en cest endroit celui les pourra imiter qui sera bien pourveu de pasturages (SerresAgriculture1, 1603, p. 327)
A partir du 16e s. se développent de nouvelles constructions dans lesquelles les formes composées celui-là, celle-là, etc. précèdent la relative ou la préposition de (voir celuy-là de leurs docteurs chez Montaigne, p. 770). La valeur mémorielle habituellement prise par le démonstratif dans ces contextes explique que les formes suffixées en -là soient alors très largement préférées (x 39.2.2). La forme étoffée du pronom est possible devant relative que celle-ci soit contiguë ou non et elle peut marquer un contraste, comme en (b) : (a) nous devons reconnoistre qu’une fortune extraordinaire comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’usage commun, ne nous doit guiere durer. (MontaigneEssais, 1592, p. 327) (b) Ceux qui courent un benefice ou un lievre ne courent pas ; ceux là courent qui courent aux barres, et pour exercer leur course. (MontaigneEssais, p. 977)
Cette construction se maintient tout au long du 17e s., mais elle est condamnée par Malherbe et Vaugelas prescrit de ne pas utiliser la forme suffixée du démonstratif lorsque ce dernier est immédiatement suivi du pronom relatif. Bien qu’elle soit assez rare, cette possibilité perdure pourtant jusqu’à aujourd’hui :
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Partie 6. Syntaxe un jour je m’attendais moi-même / je me disais Guillaume il est temps que tu viennes / pour que je sache enfin celui-là que je suis / moi qui connais les autres (ApollinaireAlcools, 1913, p. 74, v. 855)
Grevisse et Goosse (131993 [1936] : 1023 § 670) y voit l’expression d’une « langue littéraire assez recherchée » et Sandfeld (1970, vol.1 : 230) remarque que « la langue populaire dit très souvent celui-là qui (çui-là qui) : çui-là qu’est pas là, l’en aura pas ». De l’avis général, la présence de la forme composée du démonstratif est à présent plus étroitement liée à l’éloignement de la subordonnée. Grevisse déclare son emploi « plus naturel (sans être obligatoire) quand il y a un élément entre le pronom démonstratif et la relative ». Dans les faits, cela se produit surtout lorsque le pronom démonstratif est déterminé par les adjectifs même et seul : Ce genre d’art a pour objet le corps humain, et pour spectateur celui-là même qui danse ou s’exerce (AlainBeauxArts, 1920, p. 53)
La forme suffixée serait même « obligatoire lorsque le verbe principal est intercalé entre le pronom démonstratif et la relative (tour littéraire) » : Ceux-là furent des cuistres qui prétendirent donner des règles pour écrire (A. France, Pierre Nozière, 1899, p. 146, cité dans Grevisse et Goosse 131993 : 1023)
En dehors de ces cas relativement exceptionnels, l’ensemble formé par la forme simple et la relative adjacente est désormais considéré comme un type particulier de subordonnée relative (périphrastique), référentiellement autonome (sans antécédent) et introduit par un pronom relatif de forme complexe (celui qui, celle qui, etc.). Les seuls cas où le démonstratif et le pronom relatif sont habituellement séparés sont ceux dans lesquels une incidente, incise ou adresse, généralement entourée de virgules ou de tirets, s’intercale. L’élément inséré et détaché peut jouer le rôle d’une prédication seconde et / ou avoir une fonction énonciative : il y à des livres où l’on treuve des choses qui passent pour vray semblables, et celuy à mon avis sur lequel se sont formez tous les autres, est le roman d’Heliodore (SorelBerger, 1627, p. 501) Quel parti dois-je prendre dans cette question ? Celui, messieurs, qui convient à un honnête homme qui ne sait rien, et qui ne s’en estime pas moins (RousseauDiscours, 1750, p. 5) Ma foi, je me contenterai de rester un galant homme pour à peu près tous ceux, je crois, qui me connaissent (GoncourtJournal3, 1878, p. 781) on lui a mis aux jambes des bandages mouillés, sur les tendons, car c’est peut-être l’endroit le plus sensible du corps du cheval, celui, en tout cas, qui fatigue le plus dans les compétitions. (ZitroneCourses, 1962, p. 228) Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques ni des Incas. Je vois bien celles – condamnées à terme – dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigeria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté. (CésaireDiscours, 1955, p. 19)
Ce nouveau type de disjonction se rencontre surtout à partir du 17e s. mais on le trouve de manière sporadique dès la fin du Moyen Age, généralement avec incise : par celuy en qui plus il se fyoit, fut- il trahy, par celuy, dis-je, qu’il avoit recueilly vieil et povre et sans nul party et qu’il avoit souldoyé à cent mil ducatz l’an (CommynesMémoires5, ca 1490-1505, p. 44)
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Sa particularité est de ne pas se limiter à la proposition relative, puisque la disjonction est permise, même si c’est plus rare, lorsque le pronom est suivi d’un complément introduit par de : Comme tout est concentré dans la vallée / appelée ici la rivière /, routes, villages, champs, la possession du barrage permet de maîtriser tout le pays : c’est le site de Saint- Mihiel, celui surtout de Verdun, où depuis les temps préhistoriques n’ont pas cessé de se succéder les citadelles (VidalBlacheTableau, 1908, p. 218) La femme tient dans sa main droite un volumineux trousseau de clés, celles, sans doute, de tous les appartements qu’elle a visités dans la journée (PerecModeEmploi, 1978, p. 21)
33.2.3.2 Pronom démonstratif devant participe, adjectif ou préposition Un emploi du pronom démonstratif longtemps combattu par les grammairiens semble actuellement en voie d’extension. Le pronom est utilisé sous sa forme simple (sans modifieur) et directement suivi d’un participe, d’un adjectif ou d’une préposition autre que de. Grevisse et Goosse (131993 : 1030, § 673) fait remarquer que cet emploi est très ancien et qu’il remonte à la période médiévale : Ez vos celui desconforté / et angoisseus an son coraige (Ch. de Troyes, Le conte du Graal, ca 1181-1185, v. 802) ‘Le voici abattu et le cœur angoissé’ Il avoit .i. brief qui vos devisoit .ii. voies, l’une a destre et l’autre a senestre, par cele a destre devez vos entendre la voie Jhesucrist, la voie de pitié ou li chevalier Nostre Seignor errent de nuiz et de jorz […], et par cele a senestre devez vos entendre la voie as pecheors (Graal, ca 1225, p. 170b) ‘il portait une inscription qui vous décrivait deux voies, l’une à droite, l’autre à gauche ; par celle de droite, vous devez comprendre la voie de Jésus-Christ, la voie de pitié où les chevaliers de Notre Seigneur cheminent nuit et jour […], et par celle de gauche, vous devez entendre la voie des pécheurs.’ Toute sorte de bestail hait les pastis marescageux, et sur tout bestail, celui à-laine, qui ne peut profiter qu’en lieu aéré et sec (SerresAgriculture, 1603, p. 286) le serment déféré au débiteur principal libère également les cautions ; celui déféré à l’un des débiteurs solidaires profite aux codébiteurs ; et celui déféré à la caution profite au débiteur principal (CodeCivil, 1804, p. 247) Mais le prétexte donné par lui est mille fois plus original que celui indiqué par le père Zeller (GoncourtJournal3, 1878, p. 923) Traversée de forêt beaucoup plus intéressante que celle avant Nola, à cause de frèquents petits ruisseaux qui la coupent (GideCongo, 1927, p.760)
Cette construction a été maintes fois contestée (par Girault-Duvivier, Littré et l’Académie dans sa mise en garde du 18 février 1965), mais elle « appartient à un usage très général » selon Grevisse, y compris dans les textes littéraires et surtout à partir du 18e s. Nyrop (1899-1930, t. 5 : 299) insiste sur la fréquence d’emploi du participe dans la presse depuis la fin du 19e s. Il semble que le tour soit plus répandu lorsque le participe ou l’adjectif sont suivis d’un complément, mais Grevisse signale des exemples, qui « ne sont pas des modèles à suivre », d’adjectifs ou de participes employés seuls : Elle le dégoûta tellement […] des tomates, même de celles comestibles (M. Proust, Sodome et Gomorrhe, 1922, p. 855)
Bien que parfois encore stigmatisé, cet emploi du pronom est devenu très courant (voir, par exemple, la fréquence de celui ci-dessus / ci-dessous dans le français écrit).
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Partie 6. Syntaxe
33.2.3.3 Le pronom neutre ce D’abord forme unique de neutre, le pronom ce est concurrencé à partir de la fin du Moyen Age et surtout du 17e s. par les formes composées ceci / cela et ça (x 30.4.4). La forme ce n’est désormais presque plus employée sous sa forme pleine (on écarte c’est, c’était…) que dans quelques contextes limités et contraints, notamment dans le syntagme prépositionnel sur ce et devant un participe ou l’infinitif faire en fonction objet : « Eh bien si dans un quart d’heure il n’est pas là, amenez-vous à la sortie sud du village et nous partirons à pied. » Sur ce, il s’en va (SartreLettres1, 1926-1939, p. 331) Il va de soi que, ce faisant, les recherches des constructions en usage dans les différentes langues ne nous seront pas d’une mince utilité (Jacobus van Ginneken, Principes de linguistique psychologique, 1907, p. 285) « c’est pas mon père ! » en ce disant il remonte par le milieu de la scène (FeydeauMaxim, 1914, p. 38) Bishop se jura d’en recevoir une autre et pour ce faire multiplia les actions d’éclat (PerecModeEmploi, 1978, p. 471)
Dans ces constructions figées et archaïsantes, le pronom neutre conserve sa valeur référentielle mais il a perdu toute autonomie syntaxique. Il est également employé en composition avec d’autres termes dans des locutions grammaticalisées, du type parce que ou est-ce que, dans lesquelles il n’est plus qu’une survivance du passé, sans valeur aucune. Enfin, il apparaît sous une forme « travestie » dans l’expression sens dessus dessous, dans laquelle la forme nasalisée du pronom (cen) a été réinterprétée. Références bibliographiques : Gougenheim 1984 [1951] ; Grevisse et Goosse Nyrop 1899-1930 ; Sandfeld 1970.
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1993 [1936]; Haase 71969 [1898] ; Kleiber 2005 ;
33.3 Le verbe est ses constructions 33.3.1 Tendances générales L’évolution de la construction du verbe en français, qui se traduit par des changements dans les types de rection, est déjà en germe, en grande partie, dans la diachronie du système latin. Celui-ci est en effet caractérisé, dans le grand mouvement qui conduit à la disparition de la déclinaison, par la tendance générale à remplacer le marquage casuel par des indications fondées sur les faits de position et sur la distinction entre les compléments « directs » et les compléments introduits par une préposition. Durant toute l’histoire du latin, l’emploi des cas pour marquer les compléments est concurrencé par celui de syntagmes prépositionnels, la préposition présentant en particulier l’avantage d’apporter une plus grande précision sur le sémantisme porté par la relation établie entre le verbe et son complément. Ainsi la valeur de destination caractéristique du datif est-elle exprimée par ad + accusatif, qui traduit le mouvement vers, la direction. Les verbes de type dare (‘donner qqch. à qqn’), normalement construits avec un complément à l’accusatif et un complément au datif (dare aliquid alicui), entrent dans une variation avec le tour prépositionnel dare aliquid ad aliquem. De la même façon, est attestée une alternance très ancienne entre le génitif, qu’il s’agisse de l’emploi partitif ou de la valeur de provenance, et de + ablatif, qui renvoie à la notion d’origine, de point de départ.
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Par ailleurs, se manifeste constamment une deuxième tendance, qui consiste à construire avec l’accusatif – qui devient ainsi un cas non marqué – des verbes qui régissaient un complément aux cas obliques, datif, génitif ou ablatif. Dans le cas du datif, on peut par exemple citer : satisfacere (‘satisfaire’), maledicere (‘injurier, outrager’), benedicere (‘bénir’), qui, à l’époque tardive, sont assimilés à des verbes transitifs avec accusatif, alors qu’ils régissent un complément au datif dans la langue classique. Il en va de même pour certains verbes qui se construisent normalement avec un complément à l’ablatif, comme : utor (‘se servir de’), fruor (‘jouir de’), potior (‘être maître de’), mais qui, dans le registre familier, sont employés avec l’accusatif. Ces deux tendances combinées ont pour résultat une grande instabilité dont hérite le français. D’une façon générale, il faut constater que l’équivalence attendue entre les constructions du verbe en latin et celles du verbe français est loin d’être totale, même si de grandes tendances sont perceptibles. Ainsi, par exemple, si la plupart des verbes qui régissent l’accusatif aboutissent à des constructions à objet direct (amare / aimer, legere / lire, videre / voir), ce n’est par exemple pas le cas pour une forme comme ridere (‘rire’), la construction à l’accusatif ridere aliquem laissant la place au tour prépositionnel rire de qqn. La situation est plus complexe pour les verbes qui se construisent avec des compléments aux autres cas (datif, génitif, ablatif) : le latin, comme on l’a dit plus haut, présentait déjà, pour bon nombre de verbes, une variation entre l’emploi du marquage casuel – l’accusatif tendant à se généraliser – et l’emploi des tours prépositionnels. Cette concurrence entre tours directs et tour indirects explique les variations qui caractérisent le français et, par conséquence, les évolutions qui en sont le résultat. Si la situation en FContemporain peut apparaître comme stabilisée, les alternances entre constructions étant relativement rares, cette stabilité est l’aboutissement d’un long processus qui va des origines à l’époque classique. Cette évolution concerne deux grands aspects de la rection. Il peut s’agir, d’une part, de la transitivité elle-même, l’acquisition et la perte de cette propriété étant toutes deux attestées. Pour les verbes transitifs, d’autre part, des modifications de la construction peuvent survenir, modifications qui portent essentiellement sur l’opposition entre les objets directs et les objets indirects. Sur les deux points, il convient de noter que le mouvement n’est pas unidirectionnel, la variation étant commandée par des facteurs d’ordre divers, qui peuvent, pour certaines catégories de verbes, relever de la syntaxe – l’emploi aux formes non conjuguées donnant par exemple la priorité à une construction sur une autre (à l’époque classique, par exemple, l’emploi intransitif l’emporte sur l’emploi pronominal dans les contextes où l’infinitif dépend d’un verbe recteur : cela le fait évanouir en face de : il s’évanouit) – ou de la sémantique, selon que les compléments renvoient à des animés ou à des non animés. Si la restriction de la transitivité, avec la spécialisation du type d’objet, est une caractéristique du 17e s., c’est un mouvement différent qui peut être observé au 18e s., avec une tendance forte à utiliser des verbes transitifs en construction absolue, sans complémentation, emploi de plus en plus fréquent que critique d’ailleurs l’Académie. Chacune des sous-catégories de verbes a ainsi un comportement particulier. Dans le cas des verbes avec complément « datif », c’est la tendance à la transitivité directe qui l’emporte, secourir à qqn cédant par exemple la place à secourir qqn. Dans le cas des verbes à double objet, la variation porte, jusqu’au FPréclass, sur le marquage du complément animé et du non animé, mais l’évolution n’aboutit cependant pas à la régularisation totale en FContemporain, puisque certaines sous-familles de verbes ont pour objet direct l’animé (inciter qqn à qqch.), alors que d’autres privilégient dans cette fonction le non animé (conseiller qqch. à qqn).
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33.3.2 De la construction directe à la construction indirecte ou à l’emploi absolu Même si l’unidirectionnalité n’est pas de règle, le mouvement général sur le long terme est celui du remplacement de la transitivité directe par le marquage du complément à l’aide d’une préposition. L’évolution inverse vers la transitivité directe semble plus rare et les innovations qui vont dans ce sens – en particulier à l’époque classique – n’ont pas eu de lendemain ou ont été réservées à des registres spécifiques, ce qui laisse apparaître le caractère marginal de ce type de changement. Il faut remarquer par ailleurs que le développement de la construction avec préposition, dans la mesure où cette structure se rapproche, en surface du moins, des tours avec circonstants, va de pair avec l’extension des emplois absolus ; tout se passe comme si la perte de la transitivité directe « libérait » la forme verbale, qui peut fonctionner plus facilement sans complément. C’est ce qui se produit par exemple pour des verbes comme aborder, naviguer, blasphémer. Dans la plupart des cas, bien qu’il soit difficile de déterminer des sous-catégories de verbes dont le sémantisme se prêterait davantage à une évolution de la construction, certains regroupements paraissent possibles. Quelques verbes de mouvement, qui expriment la direction vers un lieu, illustrent cette tendance à généraliser la construction avec préposition, tendance qui ne fait que continuer un déséquilibre déjà très net en latin, où, pour ce type de verbes, les tours avec in ou ad marginalisent fortement l’emploi de l’accusatif sans préposition. Sont représentatifs de cette évolution : –
entrer, qui peut être transitif direct jusqu’au 16e s. : Et entra le chasteau a telle compaignie qu’il luy pleut (André de La Vigne, Le Voyage de Naples, 1495, p. 255) ‘Et il entra dans le château avec la compagnie qu’il lui plut’
Cet emploi est cependant très minoritaire dès l’AF, où dominent nettement les tours avec préposition ou avec adverbial de type ens, dedans : Lybanïum, qui […] seur son destrier entre en la vile (CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 454455) ‘Libanium, qui […] entre dans la ville sur son destrier’ Grant painne i met […] / A ce qu’il puist entrer dedenz (id., p. 33) ‘il fait un grand effort pour pouvoir entrer à l’intérieur’
–
pénétrer fonctionne comme entrer, avec un sens figuré, dans un exemple comme : Le pechié dez orguylleux […] a penetré la parfondeur et le centre de la terre (Le Songe du vergier, 1378, p. 17) ‘Le péché des orgueilleux […] a pénétré dans la profondeur et au centre de la terre’
–
approcher conserve assez longtemps la possibilité de la construction directe, qui est bien représentée en MF et en FClass : Sy approuchay une roche quy estoit assés pres de moy (Perceforest, 1450, p. 64) ‘Ainsi j’approchai d’un rocher qui était très près de moi’ qu’il n’approche jamais les murs d’une cité (Antoine de Montchrestien, Hector, 1604, p. 32) Le silence profond me rend assez certaine que je puis approcher la tombe où […] (Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, 1623, p. 242)
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La variation avec la construction prépositionnelle est attestée jusqu’à la fin du 18e s., parfois dans un même texte, comme c’est par exemple le cas dans : je fixai ma route au nord-nord-est pour approcher la Corée (Voyage de La Pérouse, 1797, p. 386) Mais il lui était expressément défendu […] d’approcher de la passe (id., p. 170)
Parallèlement à cet emploi qui conserve le sens propre du verbe, la construction directe d’approcher se maintient jusqu’en FContemporain avec le sens figuré de ‘avoir accès auprès de qqn, fréquenter’ : les fripons qu’il démasque pour se masquer ont tous pour lui la plus invincible antipathie. S’ils cherchent à l’approcher, c’est seulement pour le surprendre et le trahir (Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, 1776, p. 49)
Il est possible d’associer à ces verbes de mouvement une forme comme naviguer, qui présente la construction directe, l’objet renvoyant au cours d’eau ou au bateau : La riviere […] est dangereuse à qui ne la sçait naviger (Jean Alfonse, Voyages avantureux, 1544, p. 12) ‘La rivière […] est dangereuse pour celui qui ne sait pas y naviguer’ donner empeschement à ladicte gallée, ne autre qui ait esté et soit naviguée soubz mes armes (Lettres de Louis XI, t. 5, 1472-1475, p. 8) interdire de naviguer à ladite galère et à toute autre qui ait été et soit dirigée sous mes armes’
Une autre sous-catégorie est constituée de verbes de parole. L’objet direct de certains d’entre eux renvoie à un animé destinataire de l’acte de parole : –
crier, qui, construit transitivement, prend le sens de ‘appeler’ : Tout a coup alla crier son parrin et luy dit [...] (Julien Macho, L’Esope, ca 1480, p. 181) ‘Tout à coup, il se mit à appeler son parrain et lui dit […]’
Lorsque le verbe a le sens de ‘protester contre’, le complément est déjà systématiquement construit, dès l’ancienne langue, avec une préposition comme après, contre, ou sur. –
blasphémer se rencontre également avec un complément direct désignant l’objet du blasphème : Et que tant j’ay Dieu blasphemé, Quant filz de Dieu me suis nommé (Mystère de la Passion de Troyes, 1482, p. 472) ‘et que j’ai tant blasphémé contre Dieu, quand je me suis désigné comme fils de Dieu’
On peut voir un témoignage du maintien de cette construction jusqu’au FMod, du moins dans un registre soutenu, dans l’article de Littré, qui cite l’exemple : blasphémer le saint nom de Dieu, et signale l’emploi au sens figuré : blasphémer ce qu’on ignore pour signifier ‘parler avec mépris de ce qu’on ne connaît pas’. –
aboyer présente jusqu’au FPréclass la construction transitive, à côté de l’emploi absolu, avec le sens de ‘poursuivre qqn de ses aboiements’ : Si tost com ils ont oié le chien abaire le renard en l’angle (Henri de Lancaster, Seyntz medicines, 1354, p. 105) ‘dès qu’ils ont entendu le chien aboyer après le renard au fond du terrier’
Le verbe se construit ensuite avec une préposition : aboyer contre qqn, chez Montaigne, par exemple, puis aboyer après qqn à partir du 17es. Même si la construction directe semble
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Partie 6. Syntaxe
alors peu à peu abandonnée, on peut penser qu’elle continue à faire partie d’un certain usage du 19e s., dans la mesure où elle est enregistrée par Littré, sans être signalée comme vieillie ou familière, à la fois au sens propre : les chiens aboyaient le renard et au sens figuré : aboyer quelqu’un ‘invectiver contre lui’. Dans d’autres cas, l’objet fait référence au contenu de l’acte de parole : –
délibérer, qui, à partir du sens de ‘réfléchir pour prendre une décision, déterminer’, a rapidement évolué vers : ‘discuter en vue d’une décision’, présente la construction directe pour ces deux significations. Cet emploi transitif est bien représenté, du MF à l’époque classique : [...] pour deliberer et oïr les opinions et deliberacions d’icelle Court (Clément de Fauquembergue, Journal, II, 1430, p. 201) ‘[…] pour délibérer sur les opinions et les délibérations de cette cour et les écouter’ vostre frere a faict assembler les gens de son conseil, pour deliberer la responce qu’il devoit faire ausditz Bourguignons (Jean Le Clerc, Interpolations et variantes de la Chronique scandaleuse, ca 1502, p. 221) et prenants leur amour pour conseil délibererent la guerre que vous voyez despeinte (Agrippa d’Aubigné, Sa vie à ses enfants, 1629, p. 113) […] que ses plus familiers exciterent en l’animant à se vanger de moy, ce qu’il avoit desja deliberé, considerant […] (Charles Sorel, Nouvelles françaises, 1623, p. 167) […] qu’il ne faloit point de temps pour deliberer une chose qui dépendoit de sa seule volonté (François de Boisrobert, Histoire indienne, 1629, p. 101) L’affaire est d’importance, et bien considérée Merite en plein conseil d’estre délibérée (CorneilleCid, 1637, Acte II, sc. 7, v. 993)
La concurrence avec d’autres prépositions apparaît assez tôt ; en MF, elle semble se développer lorsque le verbe présente la signification de ‘réfléchir’ : Tout ainsi fait le sage prince, car, par meurement deliberer sur le fait de son ennemy, il entent son cas (Guillaume Fillastre, Traité Conseil, ca 1472-1473, p. 141)
L’emploi de la préposition s’étend ensuite à l’autre acception : une convocation […] pour deliberer sur certaines impositions nouvellement faictes sur le sel (Nicolas de Peiresc, Lettres, 1637, p. 256)
Les exemples de la construction directe se font plus rares à la fin du 17e s., mais on peut encore relever : Vous êtes maintenant sur un grand précipice ; / Et ce que votre cœur pourra délibérer / Va vous y faire choir (Molière, Dom Garcie de Navarre, 1673, p. 305)
–
disputer, au sens de ‘discuter, débattre’, présente l’emploi transitif en MF, construction qui a laissé la place à la construction avec préposition (de, sur) : Maiz il n’est mestier à présent de disputer cest incident (Olivier de La Haye, Poème sur la Grande Peste de 1348, 1426, p. 5) ‘Mais il n’est pas nécessaire à présent de disputer sur cet incident’
D’autres verbes, sémantiquement assez divers, dotés d’un objet renvoyant à un non animé, évoluent également vers une construction avec à, plus rarement avec de ; la construction directe apparaît encore en MF, période durant laquelle elle est en variation avec la construction prépositionnelle. C’est par exemple le cas de songer qqch. / à qqch. ; prétendre qqch. / à qqch. (‘ambitionner’) ; profiter qqch. / de qqch. ou encore de :
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–
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déroger : Puis que le françois ne desrogue en rien la parole latine (Les Paraboles Maistre Alain, 1493, p. 51)
–
échapper : Secourue au besoing seras et eschapperas ceste paine (Miracle Gaudine, 1350, p. 152) ‘tu seras secourue au besoin et tu échapperas à cette peine’
–
consentir : Si tien que Dieu ce mariage Veult et consent (Miracle Sainte Bautheuch, ca 1376, 90) ‘Ainsi je soutiens que Dieu veut ce mariage et y consent’
Quelques verbes adoptent une construction avec la préposition sur ; c’est par exemple le cas de cracher : je n’ay pas destourné ma fache de cheulx qui me ont reprins et qui me ont crachié (Jean Daudin, De la erudition, ca 1360-1380, p. 200) ‘je n’ai pas détourné mon visage de ceux qui m’ont blâmé et qui ont craché sur moi’
–
anticiper, au sens de ‘devancer’, se construit dès l’origine avec un complément direct : Ceulx de Hulst, sachans la venue des Ganthois, […] pour anticiper leurs envaiies, proposèrent de les deslogier (Jean Molinet, Chroniques, t. 1, 1474-1506, p. 610)
L’emploi de sur, qui ne se généralisera que plus tard, est encore très rare en MF. Dans l’exemple suivant, le complément est introduit par sur, mais il s’agit d’une construction factitive (‘faire que qqch. précède qqch. d’autre’), ce qui entraîne l’expression obligatoire de la préposition ; on peut sans doute voir là un facteur favorisant le développement de la construction moderne : ledict de Montresor avoit et a relevé une appellacion et l’a faicte anticiper sur la sienne (Lettres de Charles VIII, t. 2, 1489, 374)
–
influer est emprunté par Oresme (1375) au latin influere ‘couler’, ‘s’insinuer dans’. Le latin possède la construction transitive, avec l’accusatif (litt. ‘pénétrer un lieu’), qui alterne avec la construction avec une préposition, d’ordinaire in, mais n’a pas développé la construction factitive ‘faire pénétrer’, que le français va en revanche exploiter très tôt. La période du FPréclass apparaît comme le moment où émerge la construction avec la préposition sur, qui s’imposera par la suite. On rencontre en effet l’emploi absolu, dans lequel le verbe se trouve d’ordinaire accompagné d’un circonstanciel introduit par en ou dans : […] nerfs […], par où l’esprit animal influe en toutes les parties du corps humain (Antoine de Montchrestien, Traité de l’économie politique, 1615, p. 217) et avant qu’ils [= les enfants] ayent jugement d’aucune chose, l’ire, l’amour, la volupté, le hayne inflüent bien en leurs esperis (Guy de Brués, Les Dialogues, 1557, p. 206) cette grâce […] influe dans toutes les actions propres de cette nature (Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs …, 1623, p. 114)
La transitivité directe est bien représentée, dans une construction qui s’apparente aux schémas à double objet : influer qqch. quelque part, le deuxième complément, à valeur locative, étant introduit par une préposition comme dans ou à :
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Partie 6. Syntaxe pour ce que c’est principalement sa volonté qui offense, et influë la malice dans les veines de l’action criminelle (François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, 1623, p. 940) ce don de poésie que la nature influe aux esprits (Pierre de Deimier, L’Académie de l’art poétique, 1610, p. 590)
Dans cette construction à double complément, la préposition sur est également utilisée : N’éclipsés la splendeur qui vous est coutumiere : Car si vous desistés de l’influer sus moy, Vous n’aurés plus d’Espoux (Antoine de Montchrestien, Aman, 1601, p. 126) ce dieu d’excez et d’intemperance semble-t’il pas avoir influé l’intemperance et l’excez sur ma langue (Marie de Gournay, Le Proumenoir de Monsieur de Montaigne, 1626, p. 108)
On peut voir là le contexte qui a favorisé le développement du tour moderne, dans lequel c’est cette préposition qui s’est imposée. Cette construction avec sur est d’ailleurs attestée dès le 16e s. : Parquoy on cognoist facilement que la puissance de ce petit dieu pharetré [= qui porte un carquois], descend du ciel pour influer sur toute chose naturelle vivante (Jacques Vincent, La Pyrotechnie, 1556, p. 168)
–
enchérir : avec le sens d’‘augmenter le prix, rendre qqch. plus cher’, ce verbe se construit de façon attendue avec un objet direct : […] qu’il pourvoie aux marchandises et manouvrances que l’en encherit exessivement, soubz umbre de la mutacion de la monnoie (Clément de Fauquembergue, Journal, II, 1430, p. 109 ‘[…] qu’il pourvoie aux marchandises et à la main-d’œuvre dont on augmente excessivement le prix, sous le prétexte de la dévaluation de la monnaie’ […] de peur d’encherir la marchandise à contre temps et auparavant que nous en ayons acquis la pleine disposition (Nicolas de Peiresc, Lettres, 1637, p. 86)
C’est avec l’emploi au sens figuré (‘aller au-delà de ce qui est dit ou fait’) que le verbe se construit indirectement, le changement sémantique justifiant la nouvelle construction, dans la mesure où ne s’agit pas de ‘rendre plus cher’ mais de ‘faire une enchère plus élevée sur qqch’. L’utilisation de sur ou de dessus se développe surtout en FPréclass : Qui voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu. (MontaigneEssais, 1592, p. 666) Sur tout ce que je di l’on peut bien encherir (Jacques du Lorens, Premières satires, 1624, p. 123) Paris qui n’est pas une Cité, mais une Nation (comme disoit Aristote de Babilone) ; et (pour enchérir par dessus son dire, qui n’est pas une Nation, mais un Monde (Antoine de Montchrestien, Traité de l’économie politique, 1615, p. 69)
On remarquera que l’emploi absolu est également attesté dans cette acception : car non seulement elle [= cette différence] est plus grande sans comparaison d’homme à homme que de beste à beste : mais (qui est bien encherir) il y a plus grande difference d’homme à homme que d’homme à beste (Pierre Charron, De la sagesse, 1601, p. 175) ‘[…] mais, ce qui va bien plus loin, ce qui est encore plus fort, […]’
–
soupirer : le cas de ce verbe est relativement complexe, dans la mesure où la construction transitive recouvre relativement tôt trois sens différents. Pour deux d’entre eux, l’évolution a conduit, du moins dans la langue soutenue, à des constructions prépositionnelles, alors que la troisième possibilité ne s’est pas maintenue. La construction
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transitive directe peut correspondre à une structure à objet interne, avec des compléments comme poésie, vers, chanson, qui renvoient à la forme dans laquelle se traduit l’action de soupirer, emploi qui semble soumis à des effets de mode (voir ci-dessous) : Et vous qui souspirez au printems vos chansons, Filles de Pandion […] (Nicolas Filleul, La Lucrèce, 1566, p. 71)
La construction transitive peut également signifier : ‘se lamenter sur’, d’où ‘regretter’. Très fréquent à l’époque préclassique et classique, ce tour peut être considéré comme un élargissement de la construction à objet interne, le contenu de la plainte se substituant à la forme que prend la plainte. La transitivité directe, attestée dès le MF, est bien représentée à l’époque préclassique et classique : […] soupirant les mauls que mauvaisement j’ay fais (Gaston Phébus, Livre des oraisons, ca 1380-1383, p. 92) tantost vous souspiriez mes peines, tantost vous chantiez mes plaisirs (Malherbe, Poésies, 1627, p. 90) ce berger, qui ne fait, mesme en sa presence, que souspirer l’esloignement d’Astrée (UrféAstrée, 1610, p. 367) Ils soupirent la perte de leurs amis dans toutes les compagnies où ils se trouvent (JeanFrançois Senault, De l’usage des passions, 1641, p. 340)
Sur le modèle de bon nombre de verbes de « sentiment » de sens proche tels que pleurer, gémir, le verbe soupirer, évolue, dans cette acception, vers la transitivité indirecte avec la préposition sur (soupirer sur ses malheurs). Le cas du verbe lamenter peut être rappelé ici, dans la mesure où il a pu influencer soupirer ; comme ce dernier, lamenter, transitif direct à l’origine, évolue vers la construction indirecte mais en prenant la forme pronominale (se lamenter sur), alors que soupirer entrera dans la construction prépositionnelle sans que sa forme soit modifiée. Dans une troisième acception, la notion de ‘regret’ entraîne celle de ‘désir’. La construction directe est attestée en MF, essentiellement avec des compléments abstraits : […] desirant vostre grace, souspirant vostre allyance et requerant les dieux que […] (Raoul Lefèvre, Histoire de Jason, ca 1460, p. 150) ‘[…] désirant ardemment votre alliance […]’
L’évolution vers la construction indirecte se caractérise par une extension de la référence du complément, qui peut renvoyer à des animés comme à des non animés, et par la variété des prépositions utilisées à l’origine. On peut en effet relever, en français préclassique et classique, les formes à, pour, après, cette dernière s’imposant peu à peu : sans autre reconfort que celui de mes plaintes, je souspire à la mort (UrféAstrée, p. 418) […] et que cent et cent fois le jour, vous souspiriez pour mon retour (id., p. 317) Mille guerriers soupiroient apres elle : mais devant elle, ils n’ozoient soupirer (François Maynard, Poésies, 1646, p. 131) Les plus zelez d’entr’eux souspirent apres une plus douce saison, et craignent la ruyne des Huguenots (Guez de Balzac, Lettres, 1627, p. 92)
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attenter constitue un cas particulier de spécialisation sémantique. Comme le latin attemptare / attentare, auquel il est emprunté, le verbe attenter présente deux acceptions : ‘tenter qqch.’ et ‘tenter qqch. contre qqn’. La première de ces deux acceptions est attestée en MF, dans l’emploi avec objet direct :
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Partie 6. Syntaxe Peuple commung et cytoyens a l’encontre de ce Jesus, affin que tous luy courent sus Pour sa dure mort attempter (Jean Michel, Mystère de la Passion, 1486, p. 194) ‘afin que tous se précipitent sur lui pour entreprendre de le tuer (litt. entreprendre sa mort cruelle)’ doncques est ce bien droit qu’il viengne mal a ceulx qui ce attemptent et qui ne repriment pas ceste mauvaise inclinacion (Oresme, Livre de divination, ca 1366, p. 80) ‘il est donc bien juste qu’il advienne du mal à ceux qui tentent cela et ne répriment pas ce mauvais penchant’
Cette construction, qui se maintient jusqu’au FClass, est acceptée par Vaugelas, qui donne l’exemple : Ayant attenté le plus grand de tous les crimes. Elle sort d’usage par la suite, sans évoluer vers la transitivité indirecte. Le deuxième sens (‘nuire à’), auquel il faut rattacher le nom attentat, fait porter la saillance sur le bénéficiaire du procès ; la construction est alors caractérisée par l’ellipse de l’objet direct, seul étant conservé le complément renvoyant au bénéficiaire. Dès le MF, plusieurs prépositions peuvent servir à introduire ce complément, les plus fréquentes étant à et contre, alors que sur est moins bien représenté : requiert […] que l’en ne attempte en aucune maniere à sa personne, disant qu’il est clerc (RegistreChatelet1, 1389, p. 51) c’est faire guerre a son souvrain seigneur et vouloir actempter contre sa personne et de ceulx d’environ luy (Juvénal des Ursins, Tres crestiens, très haut, très puissant roy, ca 1446, p. 107)
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survivre : attesté dès le 11e s., survivre est d’abord construit avec un complément animé (survivre qqn), puis, à la fin du 16e s., s’applique à des abstractions, idées ou sentiments (survivre qqch.) ; dans les deux cas, l’évolution a conduit à la transitivité indirecte (survivre à). Cette construction avec à se produit quasiment à la même époque pour les deux acceptions, à la charnière du 16e et du 17e s., ce qui conduit à une situation de variation durant toute la période classique. Ainsi, avec le sens premier (‘demeurer en vie après qqn’), en construction directe : Je te feray cognoistre Qu’on merite la mort de survivre un tel maistre (Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, 1608, p. 92) elle en eut tant de regret, qu’il n’y eut jamais consolation de personne qui la peust faire resoudre à le survivre (UrféAstrée, 1610, p. 310)
et, en construction indirecte : sa femme Porcie : laquelle impatiente de douleur ne voulut survivre à son espoux (Robert Garnier, Porcie, 1585, p. 55) c’est que, survivant à nos amis, nous avons moyen d’en faire d’autres (Pierre Charron, De la sagesse, 1601, p. 606)
Dans la seconde acception, plus figurée, le sujet peut être animé (‘continuer à vivre après la perte de qqch.’) ou non animé, le sujet abstrait entraînant alors le sens de ‘durer, se prolonger’. Si la transitivité directe est possible dans les deux cas, avec sujet animé : Ô sensible douleur ! Je survis cet affront ! (Rotrou, L’Innocente infidélité, 1637, p. 5) Je plaindrois peu la vie et mourois sans effort, Si sujet de mon fils tu survivois ma mort (Rotrou, Cosroès, 1649, p. 96)
comme avec sujet abstrait : et croyez que ceste resolution survivra vostre opiniastreté (UrféAstrée, 1610, p. 399) Faut-il donc, inconstante bergere, que ma peine survive mon affection ? (id., p. 407)
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c’est dans le contexte d’un sujet animé que l’emploi avec la préposition à semble d’abord se développer : Combien de gens ont survescu à leur gloire (Pierre Charron, De la sagesse, 1601, p. 377) […] et qu’il ait permis que je survive à la bonne opinion que vous devez avoir de moy (UrféAstrée, p. 411)
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surseoir : le latin supersedere, qui est à l’origine de surseoir, se construit avec le datif (supersedere proelio : ‘s’abstenir de combattre, refuser le combat’). Le français ne prolonge pas la construction latine, mais, mettant en avant le sens de ‘remettre à plus tard’, fait entrer surseoir dans les verbes transitifs directs, peut-être sous l’influence de verbes comme différer, qui remonte à l’AF, ou comme suspendre, dont le sens de ‘remettre à plus tard’, en particulier dans le domaine juridique, date du MF : Et, finablement, fu conclu de surseoir la pronunciacion d’iceulz arrestz jusques à ce qu’ilz aient paiement (Clément de Fauquembergue, Journal, III, 1435, p. 97)
Se rencontre également très tôt l’emploi de la préposition de, dans la structure à double objet : surseoir qqn de + inf., au sens de ‘permettre à qqn de faire qqc. à une date plus tardive’, et également dans la structure à un seul objet nominal, objet qui se trouve ainsi construit comme l’infinitif : […] certaines causes et consideracions notables qui ont meu ledit Cotin à surseoir de l’acceptacion d’icelle prebende (id., II, 1430, p. 23) […] certaines causes et considérations qui ont poussé ledit Cotin à retarder l’acceptation de cette prébende’
La possibilité d’utiliser le verbe en emploi absolu, même si elle est moins bien représentée, est un indice du degré relativement faible de la dépendance du complément : À peine a-t’il sursis qu’autant de temps qu’il faut pour dresser la sentence avecque l’eschaffaut (Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, 1628, p. 301)
La construction avec objet direct reste nettement majoritaire en FPréclass, surtout dans le domaine juridique, avec des expressions comme : surseoir une exécution, un décret, ou encore dans des locutions verbales proches du figement comme surseoir une opinion, un jugement : Je veux encor surseoir ceste execution (Antoine de Montchrestien, Tragédie de la reine d’Escosse, 1604, p. 113) […] aymant mieux un affirmatif testu et contraire à leur party, qu’un modeste et paisible qui doubte et surseoit son jugement (Pierre Charron, De la sagesse, 1601, p. 260)
On relèvera la possibilité, peu fréquente, de la construction pronominale à valeur passive, entraînée par la construction transitive directe : Mais l’exécution ne s’en doit pas surseoir (Corneille, La Veuve, 1634, p. 286)
Il faut attendre le FPréclass pour relever une des premières attestations de la construction indirecte avec à ; encore s’agit-il d’un tour impersonnel, ce qui peut justifier l’emploi de la préposition, la relation verbe objet ne se présentant pas, dans ce cas, comme aussi étroite que dans les tours personnels : […] ordonna qu’il seroit sursis à toutes poursuittes des procez evocquez (Nicolas de Peiresc, Lettres, 1637, p. 57)
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Partie 6. Syntaxe
La construction indirecte s’impose peu à peu durant la période classique, sans éliminer toutefois entièrement la structure à objet direct. On notera par exemple que Littré ne signale pas comme vieillie la construction directe (surseoir sa punition), tout en indiquant l’existence du tour avec préposition (surseoir à). 33.3.3 Evolution vers l’emploi absolu Un autre changement important est celui qui systématise l’emploi absolu de verbes pour lesquels la présence d’un objet était quasiment de règle à l’origine. Cette évolution prend des aspects différents selon le type de verbe ou le type de complément concernés. Un petit nombre de formes, qui présentent la construction transitive directe dès l’AF ou le MF, sont dotés d’un objet direct que l’on interprète habituellement comme un objet « interne », qui reprend le sémantisme du verbe (vivre sa vie). Pour certains d’entre eux, cette construction n’a pas dépassé le MF et ils ont perdu cette possibilité de la transitivité directe. C’est par exemple le cas de souper : Et que pourrons nous soupper ? (CentNouvelles, 1456-1467, p. 581) ‘Et de quoi pourrons-nous souper ?’
Un mouvement inverse peut toutefois être noté à partir du FPréclass, où une certaine mode entraînera, en particulier avec des verbes de communication, des constructions comme : bégayer sa pensée ou bavarder des nouvelles (voir 33.3.2) ; le verbe soupirer, qui avait perdu l’emploi transitif depuis le MF, comme cela a été mentionné plus haut, pourra ainsi être à nouveau suivi d’un objet interne, dans une expression comme soupirer des vers (voir Brunot : 1966 VI, 2, 1745) : Et vous qui souspirez au printems vos chansons, Filles de Pandion […] (Nicolas Filleul, La Lucrèce, 1566, p. 71) […] jouant d’une harpe, cependant qu’il alloit souspirant tels vers (UrféAstrée, p. 24)
En dehors de ce cas de l’objet interne, même si la non expression du complément régi a toujours été possible pour bon nombre de verbes, on peut constater, d’un point de vue diachronique, le développement de l’emploi absolu, développement qui s’accompagne parfois de modifications d’ordre sémantique ; cette tendance, qui s’amplifie, comme le signale Brunot (VI, 2 : 1742) durant la période du 18e s., est en fait déjà perceptible dès le début de l’époque classique. A la différence du mouvement inverse, cette évolution ne s’interrompt pas ; la plupart des formes qu’elle affecte conservent cette caractéristique par la suite et de nouveaux verbes viennent s’ajouter à cette sous-catégorie. Ceci doit sans doute être rattaché au fait que la non expression de l’objet entre dans un mouvement plus général, qui dépasse le cas de la construction verbale. Comme l’a remarqué Gohin (1903), toujours à propos de l’époque classique, l’ellipse du complément concerne également les syntagmes nominaux et les syntagmes adjectivaux. Des formes comme incapacité, exclusion ou incapable, impossible, jusque-là employées avec une complémentation, commencent à apparaître en emploi absolu : nous négligeons tous leurs idiomes à un point qui nous fait accuser d’orgueil, ou soupçonner d’incapacité (Charles Le Maître de Claville, Traité du vrai mérite, 1736, p. 27) mais qui d’ entre nous voudrait vivre dans vos montagnes ? – point d’exclusion, vivez où il vous plaira (Jean Dusaulx, Voyage à Barège, 1796, p. 334)
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Il s’agit donc d’une tendance qui dépasse le simple effet de mode qu’on pourrait être tenté de lui attribuer. Pour bon nombre de ces verbes, toutefois, le changement de construction – critiqué par l’Académie – ne concerne pas ce que l’on peut considérer comme le lexique général mais des registres particulier, le sens se spécialisant dans tel ou tel domaine, domaine de l’armée, de l’administration ou des affaires, par exemple. Un exemple d’écart chronologique important est fourni par le verbe dater, qui est attesté en MF avec le sens de ‘mettre une date’. Il faut attendre la deuxième moitié du 19e s. pour relever des exemples de l’emploi absolu, avec le sens de ‘marquer une date importante’, puis de ‘être démodé’ : Il serait facile à bien des élèves de se créer des terminologies individuelles, dans l’espoir de faire école et de dater (Vigny, Le Journal d’un poète, 1863, p. 1253) Ne laissez pas détruire le germe d’une puissante et féconde association, qui, grâce à vous, datera peut-être dans les fastes du bonheur de l’humanité. (Eugène Sue, Le Juif errant, 1845, p. 767)
Il serait également possible de mentionner le verbe endurer, dont les premières attestations remontent au 13e s., au sens de ‘supporter, souffrir’, puis de ‘tolérer ce qui est désagréable’, et dont l’emploi sans complément ne se développe vraiment que dans le courant du 19e s., avec le sens de ‘souffrir avec patience’ : Faites de moi ce que vous voudrez ... je n’ai qu’à me taire et à endurer (id., p. 608)
Le verbe dégrader, attesté à la fin du 12e s. en construction directe avec son sens étymologique de ‘faire descendre du grade, destituer’ : Il [= le curé d’Yvry] […] fut degradé par ung archevesque (Jean Molinet, Chroniques, t. 2, 1474-1506, p. 375)
se trouve transposé, dès le MF, dans le domaine moral, pour renvoyer à l’idée d’abaissement, d’humiliation : Quant vous vendrez en France noz amis saluez Et dittes que on nous a laidement degradez Et laidement traÿs (Renaut de Montauban, c.1350-1400, p. 70) ‘Quand vous viendrez en France, saluez nos amis et dites qu’on nous a honteusement humiliés et trahis’
L’emploi absolu se rencontre à la fin de l’époque classique, avec le sens initial de ‘faire descendre, abaisser’, mais également avec l’acception morale : et parmi nous, rien ne dégrade que le vice et l’oisiveté (Jean-François Marmontel, Les Incas, 1777, p. 48) La passion, au degré où je la ressens, ne dégrade point, elle élève (Claude-Joseph Dorat, Les Malheurs de l’inconstance, 1772, p. 60)
On notera que l’emploi comme adjectif de la forme en -ant, dégradant, date de la même époque (1769). Les exemples sont de plus en plus nombreux au 18e s. ; dans la plupart des cas, le sens du verbe dans cet emploi absolu est celui qui renvoie à la dégradation morale : […] d’une force qui vivifie, qui élève, qui subtilise, et d’une autre qui corrompt et qui dégrade (Senancour, Obermann, 1840, p. 197) […] à détourner le malheur, à sauver de la misère […] une famille dépourvue de tout ... Et puis les aumônes dégradent (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1843, p. 1310)
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Partie 6. Syntaxe
mais la notion d’abaissement, en particulier dans le domaine social, n’est pas impossible, comme dans : un je ne sais quoi qui rend la vie obscure et qui dégrade dans le monde (Maine de Biran, Journal, 1824, p. 153)
Le verbe désarmer, qui apparaît dans le courant du 12e s. avec son sens premier de ‘dépouiller qqn de ses armes’, se construit avec un objet direct ; dans un sens figuré, il s’applique d’abord à des compléments abstraits (désarmer la colère de qqn, chez Montaigne) puis à des personnes, chez Corneille, par exemple. L’emploi absolu n’apparaît pas avant l’époque classique qu’il s’agisse du sens propre ‘obliger à rendre les armes’ ou ‘cesser de se battre’ : saint Remy […] se faisoit fort d’engager le roi Clovis son prosélite, à désarmer (Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’Etablissement de la Monarchie, 1734, p. 154) […] et qu’il n’étoit pas juste qu’il désarmât avant de sçavoir leurs intentions (Charles Duclos, Histoire de Louis XI, 1745, p. 316)
ou du sens figuré, ‘fléchir, adoucir’ : Les noms de roi, d’époux ne désarment-ils pas ? L’hymen a des devoirs, le trône a des appas (Alexis Piron, Gustave-Wasa, 1733, p. 334) Arsinoé pour dot a des yeux qui vous charment, des attraits si touchans qu’ils émeuvent, désarment (Edme Boursault, Esope à la cour, 1702, p. 140)
Dérivé du nom masse dans la deuxième moitié du 12e s., le verbe amasser est de construction directe, son complément pouvant renvoyer à des référents très divers, abstraits ou concrets, animés ou non animés : Li cuens Angrés ses genz amasse (Chrétien de Troyes, Cligès, 1176, v. 1204) ‘Le comte Angrès rassemble ses gens’
L’emploi absolu, qui correspond à l’ellipse d’un complément comme biens, richesses, ne survient que tardivement, vers le milieu du 17e s. : C’est que pour amasser je dois vivre en fourmi, de crainte qu’en chantant je ne meure en cigale (Guillaume Colletet, Poésies diverses, 1656, p. 58) Cet esprit rude, avare, actif pour amasser, […] (Tristan L’Hermite, Le Parasite, 1654, p. 46)
Les exemples deviennent plus fréquents au 18e s. ; le domaine concerné n’est plus seulement celui des biens ou de l’argent, mais s’étend à d’autres notions plus abstraites, comme les connaissances, le savoir : ôtez à nos savans le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public (Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761, p. 41) Quand on a autant d’esprit, d’étude, de lecture et d’acquis qu’il en faut ; il est plus de notre vrai bonheur d’en sçavoir joüir que de songer à amasser toujours (Charles Le Maître de Claville, Traité du vrai mérite, 1736, p. 169)
La forme statuer, empruntée au 13e s. au latin statuere est très peu attestée avant l’époque classique. Les rares occurrences de ce verbe présentent la construction transitive directe : un sujet orgueilleux […] qui sans fin s’évertue d’estre contrariant à tout ce qu’il (= le roi) statue (Robert Garnier, Antigone, 1585, p. 214)
Les exemples sont nettement plus nombreux à partir du 18e s., sans doute en partie en raison de la fréquence des textes relevant du domaine de la politique :
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Donc une nation n’a jamais pu statuer que les droits inhérents à la volonté commune (Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, 1789, p. 74)
L’emploi d’un objet direct se maintient relativement longtemps, tout au long du 19e s. : la commission s’assemble dans une douzaine de jours pour statuer de suite ce qu’il y a à faire. (FlaubertCorrespondance, 1830-1839, p. 350) Il a donc fallu statuer une fois ce que l’on fera toujours, et décider en un tems marqué, ce que l’on fera pendant un temps plus long. (Etienne Pivert de Senancour, Rêveries sur la nature primitive de l’homme, 1802, p. 208)
Si l’on met à part un exemple isolé d’emploi absolu, du début du 18e s. : […] parce que dans les occasions où elle auroit dû statuer différemment par rapport aux diverses conditions […] elle statue uniformément. (Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’Etablissement de la Monarchie, 1734, p. 425)
la construction sans complément ne devient un fait de système que dans le courant du 19e s. : Il a dit qu’il n’y avait lieu à statuer parce que la peine était subie (Balzac, Correspondance, 1832, p. 348) dans tous les cas, c’était à la cour à statuer et non au chancelier (Hugo, Choses vues, 1885, p. 904)
Ce développement de l’emploi absolu va d’ailleurs de pair avec l’élimination de la construction directe par le tour prépositionnel en sur, les deux mouvements ne pouvant que se renforcer : […] la constitution nouvelle, que le parti montagnard fit abandonner pour statuer sur le sort du monarque déchu (François-Auguste Mignet, Histoire de la Révolution, 1824, p. 330)
Le verbe exceller constitue un cas particulier. Attesté en MF, mais surtout utilisé à partir du milieu du 16e s., ce verbe est un emprunt au latin excellere (‘surpasser’, ‘l’emporter sur’), de construction intransitive, qui peut accepter un complément introduit par une préposition comme inter ou super (excellere inter / super omnes : ‘l’emporter sur tous’). En français, toutefois, exceller est doté, dès l’origine, d’un objet direct, sans doute sous l’influence de verbes comme surpasser, dominer : elle [= une récompense] se devoit bailler a cellui qui en sapience excelloit les autres (Juvénal des Ursins, Loquar in tribulacione …, 1440, p. 332) ‘elle devait se donner à celui qui dépassait tous les autres en sagesse’
Cette construction transitive directe entre rapidement en concurrence avec l’emploi de la préposition sur et de ses variantes (dessus, dessur) : il voulut exceller sur tous les autres rois (Guy de Brués, Les Dialogues, 1557, p. 87) L’homme qui dessur tous excelle […] (Jean-Antoine de Baïf, Les mimes, enseignemens et proverbes de Ian Antoine de Baif, 1597, p. 367)
A la même époque, se développe l’emploi absolu, dans un contexte où un circonstant permet de renvoyer au domaine dans lequel s’effectue le procès (exceller en / dans qqch.) : S’aucun en quoy que soit excelle, il est moqué (id., p. 377) ‘si quelqu’un excelle en quoi que ce soit, on se moque de lui’
Bon nombre d’autres verbes suivent une évolution identique à celle des formes qui viennent d’être citées. Pour la plupart d’entre eux, le changement survient au cours de la période clas-
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Partie 6. Syntaxe
sique. Cette modification de la construction s’accompagne souvent d’une spécialisation sémantique, la nouvelle acception se développant dans un domaine particulier auquel elle est d’ordinaire limitée. Ainsi l’emploi absolu de verbes comme contribuer et mettre suppose-t-il en quelque sorte l’ellipse d’un complément qui renverrait à une somme d’argent. C’est dans la langue des affaires, de l’économie, que se trouve attesté l’emploi absolu : Or comme cette subsistance et ce travail peuvent s’évaluer en argent, nous réduirons, pour plus de simplicité, à une contribution faite en argent ces deux manières de contribuer. (Condillac, Le Commerce et le gouvernement, 1776, p. 240) une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions, de contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser (VaubanDixme, 1707, p. 24)
Le domaine militaire est également concerné par ce type d’évolution pour des verbes comme obtenir ou quitter, dont l’emploi sans complément correspond, sémantiquement, à ‘obtenir une promotion’, ‘quitter le service’. Dans d’autres cas, c’est davantage le registre de langue qui est un paramètre pertinent. Relèvent par exemple du registre familier des énoncés avec sujet non animé, comme ça dépend, ça prend (au sens de ‘réussir’), ça renverse ; cette évolution, qui touche aussi des verbes se construisant avec un objet indirect, se produit un peu plus tard, dans le courant du 19e s. : – Tu ne le feras pas ! – ça dépend. – ça dépend de quoi ? – ça dépend de vous. (George Sand, Le Meunier d’Angibault, 1845, p. 158) Le comte […] lui demanda si elle voudrait compléter son éducation de cavalier. – ça dépend, dit la grande fille en toisant le comte (Champfleury, Les Bourgeois de Molinchart, 1855, p. 158)
ou, avec sujet animé : tu abuses, j’appréhende : tu me maltraites et m’injuries […] Tu abuses. (George Sand, Correspondance, 1837, p. 111) eh bien ! Tu auras tes cinq cents francs, dit Andrea ; mais c’est lourd pour moi, mon pauvre Caderousse … tu abuses. (Alexandre Dumas, Le Comte de Monte Cristo, 1846, p. 329)
33.3.4 Evolution vers la transitivité directe Dans un mouvement qui est loin d’être uniforme, certains verbes qui ne sont pas transitifs jusqu’en MF le deviennent par la suite pour le rester jusqu’à l’époque classique, moment où certains d’entre eux redeviennent intransitifs. La construction avec objet peut survenir assez rapidement dans l’histoire du verbe. Dans le cas d’une forme comme cajoler, dont l’étymologie est discutée mais qui peut être sans doute rapproché du MF gayoler (‘caqueter comme un oiseau’), les premières attestations, du milieu du 16e s., sont celles de la construction intransitive, avec le sens premier de ‘chanter comme un oiseau’ et l’acception figurée de ‘flatter par des paroles enjôleuses’ ; cet emploi se poursuit tout au long de l’époque classique : Qui est-ce de ce temps, s’il ne cajole, ou s’il ne ment impudemment, qui en ose nettement parler (René de Lucinge, La Manière de lire l’histoire, 1614, p. 141) Il joüe bien a toutes sortes de jeux, il s’habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine (François de Sales, Introduction à la vie dévote, 1619, p. 196) On boit, on rit, on cajole, on bondit, on capriole (Georges de Brébeuf, Lucain travesti, 1656, p. 37)
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Ce sens figuré impliquant obligatoirement un patient, c’est rapidement qu’apparaît la construction transitive directe, dès le FPréclass : Cette femme le cajolla si bien que ce ne fut plus rien (Nicolas de Peiresc, Lettres, 1627, p. 290)
Un complément peut par ailleurs être introduit par la préposition avec, ce qui montre bien que la transitivité directe n’est pas encore pleinement installée : Et je m’assure aussi tellement en ta foi, que bien que tout le jour il cajole avec toi, mon esprit te conserve une amitié si pure, que […] (Corneille, La Suivante, 1682, p. 157)
Le cas de régenter peut être rapproché de celui de cajoler. Dérivé du nom régent, ce verbe est employé intransitivement au 15e s. avec le sens de ‘gouverner’, et au 16e s., avec le sens d’‘enseigner’ : […] corps humain dont la face est adrecee en hault, en signe que tu dois leans regenter (Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, 1429, p. 92)
Comme dans le cas de cajoler, ce sémantisme implique un patient, ce qui conduit très tôt, dès le MF, à l’émergence de la construction transitive : et de lors en avant se prinst a regenter la cité (Raoul Lefèvre, Histoire de Jason, 1460, p. 127)
Cette construction se développe à partir de cette période mais n’élimine pas totalement le tour sans complément, qui se maintient assez bien jusqu’au 19e s. : En effet, tu as raison. Elle aime à régenter ; il faut lui laisser cette satisfaction ; chacun a son caractère (Théodore Leclercq, L’Esprit de désordre, 1835, p. 269) Habitués à régenter, à faire des observations, à commander, à reprendre vertement leurs commis, Rogron et sa soeur périssaient faute de victimes (Balzac, Pierrette, 1843, p. 82)
L’évolution vers l’emploi absolu s’accompagne, à l’époque classique, de la possibilité d’utiliser un complément prépositionnel introduit par sur : Il a régenté sur les affaires étrangères ; elles se trouvent aujourd’hui dans une confusion […] (René-Louis d’Argenson, Journal et mémoires, 1757, p. 218)
De la même manière que cela se produit dans le cas de l’emploi absolu, ce type d’innovation est parfois caractéristique d’un sociolecte particulier. Le développement de l’économie et du commerce entraîne, dans la langue de la profession, l’emploi transitif de verbes de sens plus ou moins technique ; sont ainsi concernés des verbes comme : commercer, bénéficier, fructifier, magasiner, compéter, pulluler, trafiquer : N’a-t-on pas vu au département de la guerre un sardanapale, sans expérience, sans talents, sans lumières, borner les fonctions de sa place à représenter, à trafiquer des emplois (Marat, Les Pamphlets, 1790, p. 15)
Un cas particulier est constitué par des verbes de « communication », dont le passage à la transitivité directe est un mouvement qui ne fera que se développer jusqu’en FContemporain. Deux cas sont à distinguer : le complément peut renvoyer au contenu de la communication, dans une structure qui se rapproche de celle de l’objet « interne ». Si un verbe comme bégayer a conservé cette construction : Les premiers mots, qu’il bégaïe, sont des invectives contre les pontifes (Jean-Baptiste d’Argens, Lettres juives, 1738, p. 148)
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Partie 6. Syntaxe
d’autres verbes, en revanche, comme bavarder ou musiquer, ne l’ont présentée que sur une durée relativement brève : C’est le portier qui m’a bavardé cela. (Diderot, Lettres à Sophie Volland, 1762, p. 132) J’aimerois autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucaut, ou les Pensées de Pascal. (Diderot, Le Neveu de Rameau, 1779, p. 86)
Dans une deuxième sous-catégorie, la relation sémantique exprimée est différente, le complément renvoyant à un référent animé, qui représente le destinataire de l’acte de communication. D’une façon générale, les verbes de ce type n’ont pas maintenu cette construction, qui s’est beaucoup moins développée que la structure à objet non animé. On peut ainsi citer : –
pérorer est emprunté à la fin du 14e s. au verbe latin perorare, qui signifie ‘exposer, plaider entièrement’ et qui régit un complément à l’accusatif renvoyant au contenu du discours. Dans un premier temps, le français met l’accent sur la manière dont se déroule le procès, en ajoutant l’acception plus ou moins péjorative de ‘discourir trop longuement’, ce qui entraîne la systématisation de l’emploi absolu : Se Polimie eust peroré Devant les senateurs de Romme en son langage tant doré […] (Martin Le Franc, Le Champion Des Dames, IV, 1440-1442, p. 154)
Ce n’est que plus tardivement que ce verbe sera doté – de façon très marginale – de la construction transitive directe, avec le sens de ‘haranguer’, le complément ne référant plus au contenu de l’acte de parole mais à son destinataire : trente-sept hommes […] qui avaient coopéré aux pirateries. Vernyct les avait pérorés, et cette harangue feroit pâlir […] (Balzac, Annette et le criminel, 1824, p. 87)
–
argumenter est attesté dès l’AF, mais son emploi ne se développe vraiment qu’à partir du FPréclass. Si la construction sans complément est la mieux représentée, la transitivité directe n’est pas impossible, avec le sens de ‘justifier’, l’objet renvoyant au contenu du raisonnement : Quand les vignes gelent […] mon prebstre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine (MontaigneEssais, 1592, p. 157) […] la seule enseigne vraisemblable par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles (id., p. 580)
Comme dans le cas de pérorer, un déplacement de la saillance se produit à l’époque classique, le complément d’objet désignant alors le destinataire de l’argumentation : vous nous argumentez dans cinquante-quatre mortelles pages, sans vous soucier pas plus de répondre à mes mémoires que […] (Beaumarchais, Mémoires contre M. Goëzmann, 1774, p. 135) Plusieurs seront étonnés […] de voir qu’une femme a osé argumenter un Corps nourri de sophismes (Sophie-Remi de Courtenai, L’argument des pauvres aux Etats généraux, 1789, p. 14)
Ce tour est toutefois concurrencé, à la même époque, par des tours prépositionnels, qui s’imposeront par la suite : Quand donc je refuse quelque chose aux miens, je n’argumente point avec eux (Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761, p. 82)
–
invectiver, formé au 16e s. sur le nom invective, est très majoritairement construit avec un complément prépositionnel, qu’il s’agisse de invectiver sur qqn, qui ne s’est pas
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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maintenu, ou d’invectiver contre qqn. Si l’on excepte l’exemple – apparemment isolé – de l’emploi avec objet interne relevé par Haase chez Pascal : « Il invective plusieurs malédictions contre leur fausseté » (Haase 1916 [1898] : 140), et quelques rares occurrences de invectiver qqn au 16e s., la construction transitive du verbe invectiver ne se systématise vraiment que dans la deuxième moitié du 18e s. ; ici encore, c’est au destinataire de l’acte de parole que renvoie le complément et non au contenu de l’invective : Il avoit invectivé cette actrice de la façon la plus indécente (Louis de Bachaumont, Mémoires secrets …, 1753, p. 156) Au reste, quand j’invectiverais les hommes avec un peu trop d’aigreur […] (Mirabeau, Lettres originales, 1780, p. 79)
Malgré le jugement défavorable de Littré, cet emploi transitif concurrence fortement la construction avec contre à l’époque moderne et contemporaine. Quelques verbes de mouvement sont à prendre en considération. Si des verbes comme aller, venir, courir, se construisent avec un complément locatif prépositionnel, c’est la transitivité directe qui, pour la même relation sémantique, caractérise d’autres formes verbales. La construction directe peut être présente dès l’origine, comme dans le cas de traverser ou de passer ; elle peut également ne s’installer que progressivement et être soumise à variation. On citera comme exemple l’évolution de deux verbes sémantiquement proches, gravir et grimper. Si l’étymologie de gravir est discutée, le sens de départ, à la fin du 12e s., est clair ; c’est celui de ‘monter avec effort en s’aidant de ses mains’, l’accent étant mis sur la façon de se déplacer et non sur le lieu, ce qui entraîne assez naturellement l’emploi intransitif. Un déplacement de la saillance se produit en FPréclass, l’indication du lieu prenant le pas sur celle de la manière. Apparaît alors la construction directe, comme dans : ou la maison assise sur le pendant d’un rocher, qu’on ne puisse gravir (Olivier de Serres, Le Théâtre d’agriculture, 1603, p. 36) convient leur conducteur estre fort agile, afin de gravir rochers et précipices (id., p. 356)
ou, au passif : Babel […] Sa hauteur n’eust servi, ni les plus forts chasteaux, Ni les cedres gravis, ni les monts les plus hauts (Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, 1630, p. 24)
Cette construction est cependant concurrencée, tout au long de la période classique, par des structures à complément indirect, avec les prépositions à, par, ou la locution le long de, par exemple : Je m’estois osé hazarder de gravir à la lune avec la machine dont je luy avois parlé (Cyrano de Bergerac, Les Estats et empires de la lune, 1655, p. 45) […] ces hommes legers, acoustumez à courre et gravir par les montaignes (Claude Fauchet, Fleur de la maison de Charlemagne, 1601, p. 71) […] lorsque tu gravissais le long des murs du fort Saint-Philippe (Diderot, Le Père de famille, 1758, p. 232)
Faute de documentation, il est difficile de décider si l’utilisation tardive de la construction absolue chez La Fontaine : Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes, Puis contrefit le mort (La Fontaine, Fables, 1693, p. 490)
est le prolongement de l’emploi d’origine ou le retour, en quelque sorte, à la structure sans complément à partir du schéma transitif alors bien implanté.
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Partie 6. Syntaxe
Même s’il est plus récent que gravir, le verbe grimper (1495) présente une évolution identique, Comme gravir, grimper indique, à l’origine, la manière de se mouvoir. Il a d’ailleurs pu être influencé, en ce qui concerne sa forme avec voyelle nasale, par un verbe comme ramper, qui, s’il a également pour sens premier celui de ‘grimper’, n’a pas évolué vers la transitivité. Le passage à la construction avec complément direct s’effectue au début du 17e et est bien attesté à l’époque classique : […] ces défaillances de coeur qui surviennent aux voyageurs qui veulent grimper ces montagnes (Michel de Pure, La Prétieuse, 1656, p. 33) Il falloit sauteller, et des pieds s’approcher ainsi comme une chèvre en grimpant un rocher (Mathurin Régnier, Les Satires, 1609, p. 100) l’animal têtu s’élance et se met à grimper à toutes jambes un monticule où il s’arrête tout court (Diderot, Jacques le Fataliste, 1784, p. 532)
On relèvera, ici encore, la concurrence avec la construction indirecte ; un même texte peut présenter les deux structures : son père, qui avoit tant prins de peine pour aller grimper sur les Pyrenées (Nicolas Peiresc, Lettres, 1631, p. 207) ils le laissèrent pour grimper les montagnes et se saulver (id., p. 257)
La construction directe s’est maintenue jusqu’en FContemporain lorsqu’il s’agit de renvoyer à un lieu de passage (grimper la côte, la rue, etc.). 33.3.5 Evolution vers la transitivité indirecte En latin déjà, comme le souligne Goyens (2001), la relation dative se réalise sous deux formes différentes, ce qui entraîne des variations et, par voie de conséquence, des changements qui, s’ils s’accompagnent de quelques exceptions, obéissent toutefois à certaines tendances. Se trouvent en concurrence l’emploi des compléments au datif et les constructions avec préposition, ces dernières mettant essentiellement en jeu les formes ad, qui marque la destination, le mouvement vers, et ab, qui indique l’éloignement, l’origine. Ces deux prépositions aboutissent en français à la même forme à, qui se retrouve ainsi aussi bien avec des verbes comme donner (donner qqch. à qqn) qu’avec des verbes comme enlever (enlever qqch. à qqn). Quant à la forme même du complément au datif, on en retrouve des traces dans le pronom lui, ou, en AF, dans le relatif interrogatif cui, l’indéfini nullui, le démonstratif cestui, qui n’ont pas survécu ou encore dans celui et autrui, qui se sont maintenus mais ne sont plus spécialisés dans la fonction de complément au datif. L’héritage du latin se réalise ainsi de façon relativement complexe, dans la mesure où les constructions latines n’aboutissent pas de manière systématique à une construction avec à en français. La continuité des divers types de verbes latins se présente en effet de la façon suivante : – –
le verbe latin régit un GN au datif : V + à GN (nocere = nuire à qqn) ; V + à GN alterne avec V + GN (persuadere = persuader à qqn / persuader qqn) ; V + GN (servire = servir qqn) le verbe latin régit un GN au datif ou un GN à l’accusatif : V + à GN alterne avec V + GN (adjutare = aider à qqn / aider qqn).
Il faut également envisager le cas où le verbe latin a un complément à l’accusatif et où s’opère en français, sous l’action de l’analogie, un processus de réanalyse de la construction
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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en construction dative marquée par la préposition à, les deux schémas de base alternant durant une certaine période. Un verbe comme simulare, qui est à l’origine de la forme préfixée ressembler illustre cette possibilité, le français présentant, au cours de son histoire, la variation ressembler qqn / ressembler à qqn. L’AF conserve, pour certains verbes, la possibilité de construire directement le complément, schéma qui alterne d’ailleurs d’ordinaire avec la construction indirecte. L’emploi du complément datif sans préposition est surtout représenté dans le cas des verbes à double objet, comme donner ; la séquence donner qqch. qqn entre ainsi en variation avec donner qqch. à qqn. Il faut noter le déséquilibre qui affaiblit, en quelque sorte, le statut de la construction directe : cette dernière ne survient en effet que lorsque le complément datif fait partie de la valence du verbe, ce qui est le cas, par exemple, avec donner ou envoyer, mais pas avec lire ou chanter, qui n’acceptent que la construction avec préposition (lire qqch. à qqn). Le tour à double complément direct se trouve ainsi l’élément marqué de l’opposition entre les deux schémas V + GN + GN et V + GN + à GN, ce qui explique en partie qu’il ne se soit pas maintenu et que l’ait emporté la construction avec la préposition à. L’évolution d’ensemble va donc vers la généralisation de la construction avec préposition, dans un mouvement qui est loin d’être homogène et régulier. Certains verbes, dès leur origine, ne présentent que l’emploi indirect (incomber), alors que le changement est plus lent pour d’autres, qui ne se stabilisent qu’à l’époque classique, la variation pouvant encore subsister, pour quelques formes, en FContemporain, comme par exemple dans le cas de pallier ou de suppléer. Pour ces deux verbes, la tendance qui se manifeste nettement en français standard à utiliser préférentiellement pallier à et suppléer à, plutôt que la construction directe, va bien dans le sens de ce mouvement de fond. C’est le cas d’une forme comme obéir, pour laquelle, dès l’origine, la construction avec à est très nettement majoritaire, comme on peut l’attendre, mais qui présente également la construction directe jusqu’à l’époque classique : Les plusors fist de son marrien, Si l’obeïssent (Rutebeuf, Poésies, 1249, p. 140) ‘il en fit plusieurs de son espèce. Ainsi ils lui obéissent’ […] s’il en est de telles, qui n’obeissent leurs maris (Mystère du Viel testament, ca 1450, p. 38) […] qu’il n’y avoit rien qu’il ne fist pour l’obéir, que ce qu’elle mesme ne luy pourroit pas commander (André Mareschal, La Chrysolite, 1634, p. 202)
Pour certains verbes toutefois, si la construction dative du latin se continue, comme on peut s’y attendre, dans la construction prépositionnelle en français, cette dernière, attestée dans l’ancienne langue, ne parvient cependant pas à l’emporter et la construction directe est la seule qui demeure en FMod et en FContemporain. Cet aspect particulier de l’évolution est représenté par des verbes comme : –
secourir, qui possède la construction directe dès les plus anciens textes : Succurez le a vos espiez trenchant (Roland, ca 1100, v. 3378) ‘Secourrez-le de vos épieux acérés’
construction qui est concurrencée par le tour indirect en MF : des gens d’armes mandez par le Roy pour resister aux Angloiz et secourir aux habitans de Rouen (Clément de Fauquembergue, Mémoires, I, 1417-1420, p. 182)
–
contrarier se présente également, en MF, sous les deux constructions :
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Partie 6. Syntaxe Et celle partie ou puissance d’ame qui est autre que raison et contrarie a raison (Oresme, Ethiques d’Aristote, ca 1370, p. 144) pluiseurs aultres commencèrent fort à murmurer et à contrarier ledit accord (Monstrelet, Chronique, ca 1444-1453, p. 328)
–
contredire, au sens de ‘s’opposer à’, dont le complément non animé peut, dès l’AF, se construire directement ou indirectement : car parole que rois a dite / ne doit puis estre contredite (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, ca 1170, v. 62) ‘car on ne doit pas s’opposer à une parole que le roi a dite’ A çou que dist contrediront (Chrétien de Troyes, Perceval, ca 1185) ‘Ils s’opposeront à ce qu’il dit’
–
dominer, dont la construction avec à ou avec sur est nettement majoritaire en AF et en MF ; on rencontre cependant des exemples isolés de la transitivité directe à partir du 13e s. : s’ame sa char domina (Fabliau du roi Alexandre …, début 13e s., p. 175) ‘son âme domina sa chair’
et, en MF : la maniere attrempee de respondre adoulcist la personne et le fait contenter et dominer les ymaginacions vicieuses (Juvénal des Ursins, Nescio loqui, 1445, p. 474).
–
satisfaire est également soumis à ce type de variation durant la période du MF : pour satiffaire a vous en ceste question, vous supplie que […] (Chastellain, Chroniques, IV, ca 1461-1472, p. 300) paiera un escu pour satisfaire ceulx qui ont besoigné et traveillié (Nicolas de Baye, Journal, II, 1411-1417, p. 202)
–
servir, au sens de ‘être au service de’, accepte un complément introduit par à en ancien et en moyen français : se lui servez, l’honur del camp avrumes (Roland, ca 1100, v. 992) ‘si vous le servez, nous aurons l’honneur du camp’ lesquelx a Dieu servent non point par timour mais par charitey. (Pierre Crapillet, Cur Deus, ca 1450-1460, p. 281)
–
favoriser, qui apparaît en 1330, n’a pas de correspondant direct en latin mais est formé sur favor, ancienne forme de faveur ; ayant sans doute subi l’influence du verbe simple latin favere, qui se construit avec le datif, il se présente, à son origine, avec la construction indirecte : Messire Mathis Payart [...] favorisoit à la querele du roy, qui le fit chevalier (Jean Molinet, Chronique. t. 1, 1474-1506, p. 623) […] quand fortune leur favorisoit tant que ensemble les faisoit deviser (CentNouvelles, 14561467, p. 546)
Parmi les verbes qui, en latin, présentent une variation entre une construction au datif et une construction à l’accusatif, il faut relever ajudare et insultare ; ces deux formes sont à l’origine des verbes aider et insulter, qui présentent également l’alternance entre la construction directe et la construction indirecte du complément. En ce qui concerne aider, l’emploi de la préposition à est majoritaire durant le FPréclass :
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à quoy leur ayda grandement une jeune femme (Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, 1559, p. 1123)
Quant à insulter, il conserve la possibilité de se construire indirectement jusqu’au 17e s. : ausquels il remonstre qu’ils ne doyvent point fièrement et inhumainement insulter aux Juifs (Calvin, Institution, 1560, p. 459) c’estoit peu d’insulter à ce monstre abbatu (Georges de Brébeuf, Entretiens solitaires, 1660, p. 196)
Bon nombre de verbes de ce type peuvent se construire avec un double objet, comme pardonner ou commander par exemple ; ce cas particulier, qui met en général en jeu un complément animé et un complément non animé, sera examiné plus loin. Il faut citer comme cas particulier l’évolution de verbes qui continuent un transitif latin construit avec un accusatif, mais dont le sémantisme se rapproche de celui des verbes à complément au datif. Cette caractéristique conduit, par le jeu de l’analogie, à des variations avec la structure à complément prépositionnel introduit par à. Ce type de changement concerne en particulier des verbes préfixés dont l’origine latine est constituée par un verbe simple. Le verbe ressembler remonte ainsi au latin simulare, dont le sens est ‘rendre semblable’, ‘simuler, feindre’ et qui se construit avec l’accusatif (simulare aliquem : ‘imiter quelqu’un’). Cette structure, se continue en français pour la forme préfixée en re- jusqu’à l’époque classique : je cuidoie trouver ung mien fremier d’Excesses, car trop bien vous le ressamblez (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 54). ‘je pensais rencontrer un de mes fermiers d’Essex, car vous lui ressemblez beaucoup’ comme le loup qui ne ressemble pas trop mal le chien (Pierre Charron, De la sagesse, 1601, p. 300)
A partir de la fin du 14e s., cet emploi de l’objet direct se trouve fortement concurrencé par la construction indirecte avec à, qui l’emportera définitivement après le 17e s. : Car souvent avient […] Que l’enfant ne ressemble au pere. (Griseldis, 1395, p. 17)
Le verbe ennuyer, formé à partir de odiare, ne suit pas la même évolution. La forme transitive directe attendue est bien attestée dès l’origine et va se maintenir jusqu’en FContemporain : car pour ennuyer Vostre Majesté nous ne l’avons aucunement fait, mais seulement pour l’informer […] (Mathieu d’Escouchy, Chronique, 1448, p. 192) ‘car nous ne l’avons nullement fait pour contrarier Votre Majesté, mais pour l’informer […]’
Ici encore, se crée, en MF, une variation avec la construction indirecte : et aussi que les choses longues luy ennuyoient (CommynesMémoires3, 1490-1505, p. 16)
mais cette dernière ne parvient pas à l’emporter, quelques exemples étant encore attestés dans le courant du 16e s. : Tant la beauté des beautés lui ennuie (Ronsard, Les Amours, 1553, p. 143)
33.3.6 Constructions à double complément Avec la construction à double complément essentiel, se pose essentiellement la question, d’ordre sémantique, du marquage du complément selon qu’il correspond à un référent animé
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Partie 6. Syntaxe
ou à un référent non animé. La plupart des verbes à double complément peuvent en effet être ramenés à l’un ou à l’autre des deux modèles : donner qqch. à qqn ou : initier qqn à qqch, le complément introduit par la préposition, généralement à ou de, pouvant renvoyer à un référent animé ou à un non animé. 33.3.6.1 Réduction à un objet Il faut d’abord citer le cas de certains verbes qui ont perdu la possibilité de la double complémentation et ne se construisent plus qu’avec un seul objet, d’ordinaire un objet direct. Cette évolution, qui modifie la valence du verbe, peut s’accompagner d’une modification sémantique plus ou moins importante, dans la mesure où l’un des actants n’est plus exprimé. Le verbe émouvoir est un bon exemple de ce type d’évolution. La construction à double objet se maintient jusqu’au FPréclass avec le sens premier, hérité de movere latin, de ‘pousser, inciter’ (movere aliquem ad bellum : ‘pousser qqn à la guerre’) : ceste pacience n’esmeut en rien sa mere a pitié (CentNouvelles, 1456-1467, p. 69) ‘cette patience n’incita en rien sa mère à la pitié’
Comme en latin, cette construction est en concurrence avec la construction à un seul objet, dans laquelle, si l’objet est animé, le verbe peut conserver le sens de ‘mettre en mouvement, faire agir’, mais peut également avoir le sens de ‘toucher, émouvoir’, seul sens qu’il conservera par la suite lorsque ne subsistera que la construction à un objet. Le verbe trahir présente une évolution de même type : avec le sens de ‘livrer’ le verbe accepte la construction à double objet, même si cette possibilité d’expliciter le bénéficiaire n’est guère attestée, on la rencontre encore dans le courant du 16e s. : et ne trahit pas aux ennemis des chevaux ou des murailles (Jacques Amyot, Du trop parler [trad.], 1572, p. 218)
Dans la construction à un objet direct, le verbe renvoie, dès l’AF, à la notion de ‘livrer par perfidie’, donc de ‘trahir’. Il est également possible de mentionner un verbe comme congratuler, dont l’évolution, qui n’entraîne pas de grand changement de sens, est différente de celle des deux verbes qui viennent d’être cités. Il s’agit en fait d’un emprunt relativement tardif – les exemples sont rares en MF – qui ne se développe vraiment qu’au 16e s. Si le latin congratulari se construit avec un objet animé à l’accusatif, avec la signification de ‘féliciter qqn’, le français utilise également congratuler en construction directe, mais avec un objet non animé, avec le sens de ‘se féliciter de’ : Et, pour mieulx colourer et congratuler ceste alliance, mist avant en sa proposition la genealogie […] (Jean Molinet, Chroniques, 1474-1506, p. 418) ‘Et pour mieux orner cette alliance et s’en féliciter, il plaça au début de sa proposition la généalogie […]’
Cet emploi transitif est assez bien ancré pour entraîner, au 16e s., la construction à double objet, le complément animé étant introduit par la préposition à, sur le modèle de reconnaître qqch. à qqn : pour aller en Polongne annoncer au Roy la mort du feu Roi son frere, lui congratuler l’adeption de la Couronne de France (LEstoileRegistre1, 1574-1575, p. 58)
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Cette répartition des arguments du verbe est toutefois concurrencée par le schéma congratuler qqn de qqch., sans doute sous l’influence du tour latin, mais également par analogie avec des verbes comme féliciter ; ainsi, toujours chez le même auteur : […] partirent de Paris pour aller à Romme congratuler le Pape de sa nouvelle creation (LEstoileRegistre5, 1585-1587, p. 47)
Ces deux constructions concurrentes vont laisser la place, à la même époque, à la construction moderne à un complément direct animé : Mais j’ayme beaucoup mieulx de vous congratuler (CalvinLettres, 1543-1559, p. 127)
33.3.6.2 Le complément indirect renvoie au référent animé Ce type de changement, caractérisé par une modification du statut du complément animé, qui prend la fonction d’un objet indirect, concerne des verbes qui présentent par ailleurs la construction à un seul complément, ce complément ayant le trait + animé, et l’objet second, non animé, apparaissant de façon facultative, introduit par une préposition. L’évolution est ainsi celle d’une permutation des rôles valentiels, mouvement dont un bon exemple est fourni par un verbe comme reprocher. L’emploi avec objet direct animé se rencontre dans la structure à un seul objet : Tu as reprochiet ton signour (Froissart, Le Paradis d’amour, 1361, p. 49) ‘Tu as blâmé ton seigneur’
mais apparaît également dans la construction à deux objets, avec un complément prépositionnel, introduit par de ou par à, qui permet de préciser l’objet du blâme : Baudius le reprocha moult souvent a couardise (Antoine de La Sale, La Salade, 1451, p. 112) ‘Baudius le blâma souvent de sa couardise’ qui repprochier me voulsist de traïson, je suy tout prest de lever le gaige (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 39) ‘si on voulait m’accuser de trahison, je suis tout prêt à relever le défi’
Dès le MF se produit une permutation des constituants de la construction, le complément animé étant marqué par l’emploi de la préposition à, alors que le non animé prend la fonction d’objet direct : Ses pechés chascun luy reproche ; Chascun scet qu’elle est pecharresse (La Passion d’Auvergne, 1477, p. 153) ‘Chacun lui reproche ses péchés ; chacun sait qu’elle est pécheresse’
Cette modification de la valence entraîne également un changement de statut des compléments, la promotion du non animé le rendant alors obligatoire, alors que l’animé devient constituant optionnel. Un mouvement identique peut être observé pour apprendre, qui, avec le sens d’‘instruire’, accepte à l’origine un objet direct animé, emploi dont sont issues, à la forme passive, les expressions bien appris et mal appris. Un complément indirect, qui désigne l’objet de l’apprentissage, peut s’ajouter à cette construction ; il est souvent constitué d’un syntagme à l’infinitif : A couvenables jeux apprendre Les doivent, sanz a autres prendre. (Christine de Pizan, Le Livre de Mutation de Fortune, 1400, p. 54) ‘On doit leur apprendre des jeux convenables, sans qu’ils s’attachent à d’autres’
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Partie 6. Syntaxe
Toutefois, dans le même texte, apparaît déjà la construction moderne, avec l’animé en fonction d’objet indirect : Or fus je vrays homs […] De nefs mener entremettable, Fortune ce mestier m’apprist (id., p. 53) ‘je fus homme vraiment capable de diriger des navires, la Fortune m’apprit cette activité’
Des verbes comme conseiller ou servir suivent également ce type d’évolution tout en constituant un cas particulier, dans la mesure où la construction avec objet direct animé n’a pas disparu au cours du changement, mais s’est maintenue avec le sémantisme initial. Alors que reprocher qqn ou apprendre qqn n’ont pas survécu, conseiller qqn et servir qqn n’ont pas été éliminés par le passage à la construction à double complément. La variation conseiller qqn à qqch. / conseiller qqch. à qqn se rencontre en MF : Dieu nous inspirera a ceste assemblee a conseiller le roy a paix ou a guerre (Juvénal des Ursins, Loquar in tribulacione, 1440, p. 305) Ce me semble tres bien son fait et si vous le me conseillez et ma fille me veille obeir, il ne sera pas escondit (CentNouvelles, 1456-1467, p. 169).
Le cas de servir, au sens de ‘être utilisé comme, tenir lieu de’, est un peu différent : le complément animé évolue bien de la fonction d’objet direct à celle de complément indirect, mais le non animé demeure de construction indirecte, avec changement de préposition : servir qqn de qqch. laisse la place au tour moderne servir de qqch. à qqn, ce qui correspond à la structure, relativement rare, de construction à double objet indirect. A l’origine du tour, le verbe conserve, de façon plus ou moins nette, le sens premier de ‘être au service de’, comme dans cet exemple de Commynes, où il faut comprendre « je le servais en tant que chambellan, je faisais office de chambellan » : estoie encores avec ledict duc, le servoye de chambellain et couchoye en sa chambre (CommynesMémoires2, 1490-1505, p. 133)
Le verbe inspirer peut être rattaché à cette sous-catégorie. Le sens du latin inspirare donne lieu à plusieurs acceptions en français ; la construction à double objet est concernée par deux d’entre elles : celle d’‘informer’, qui ne s’est pas maintenue, et celle d’‘insuffler’, donc de ‘conseiller, suggérer’. Dans les deux cas, le bénéficiaire animé est représenté, à l’origine, par l’objet direct, le non animé étant introduit par de pour la première acception et par à pour la deuxième : messires Oedes, qui avoit esté inspirés et certefiiés le jour devant de le chevaucie des dessus dis Englès. (FroissartChroniques, p. 155) ‘monseigneur Eudes, qui avait été informé et assuré de la chevauchée des Anglais’ […] esperance que Dieu nous inspirera a ceste assemblee a conseiller le roy a paix ou a guerre (Juvénal des Ursins, Loquar in tribulacione, 1440, p. 304). […] l’espoir que Dieu nous conseillera pour conseiller au roi la paix ou la guerre’
A la même époque, pour le sens de ‘suggérer’, inspirer développe la variante inspirer qqch. à qqn, avec complément indirect animé, ce qui le fait relever de la grande catégorie, bien représentée, des verbes de type dire : Beaux Sire Dieux, conseille moy et me inspires que je doy faire pour me sauver (Christine de Pizan, Livre des trois vertus, ca 1405, p. 27) ‘Seigneur Dieu, conseille-moi et suggère-moi ce que je dois faire pour me sauver’
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33.3.6.3 Le complément direct renvoie au référent animé Cette sous-catégorie est nettement moins représentée que les deux précédentes, l’évolution des quelques verbes qui la constituent ne suivant pas la tendance qui attribue à l’animé la fonction d’objet indirect. Dans le cas d’un verbe comme persuader, emprunté au 14e s. au latin persuadere, la construction persuader qqch. à qqn, qui continue celle du latin (persuadere aliquid alicui), est bien attestée à l’origine : il ne demoura pas en l’opinion que Ulixes li avoit persuadé et fait avoir (Oresme, Ethique d’Aristote, ca 1370, p. 368) ‘il ne demeura pas dans l’opinion dont Ulysse l’avait persuadé et qu’il lui avait fait avoir’
La construction moderne persuader qqn de qqch. ne se développe qu’à partir du milieu du 16e s. On peut supposer que c’est l’existence de la structure avec comme seul objet le complément animé (persuader qqn), qui a favorisé l’emploi de l’animé en objet direct. Ce verbe ne suit cependant pas la même voie qu’un verbe comme conseiller, qui semble proche et qui, s’il présente également la structure conseiller qqn, a évolué vers la structure attendue : conseiller qqch. à qqn. Le cas du verbe juger doit également être cité ici. La construction, en latin, de judicare avec complément animé au datif entraîne, dans l’ancienne langue, le schéma à double objet juger une peine à qqn : quant ceste paine arbitraire on me juga par tricherie, Estoit il lors temps de moy taire ? (Villon, Poésies, ca 1456-1463, p. 74) ‘quand on me condamna faussement à cette peine arbitraire, était-il alors temps de me taire ?’
Cette construction a pu être influencée par la structure identique, qui ne s’est pas maintenue, dans laquelle le verbe juger a le sens de ‘attribuer qqch. à qqn par une décision de justice, par un jugement’ : le juge corrumpu qui a jugié injustement un champ a la partie, il ne prent pas pour soy le champ, mais il prent argent (Oresme, Ethique d’Aristote, ca 1370, p. 315) ‘le juge corrompu qui a attribué injustement un champ à une partie ne prend pas le champ pour lui, mais il prend de l’argent’
Lorsque le verbe empêcher est construit avec un seul objet, le complément peut renvoyer à un animé ou à un non animé : empêcher qqn (‘mettre dans l’impossibilité d’agir’) et empêcher qqch. (‘faire obstacle à qqch.’). Cette propriété se retrouve dans les schémas à double objet, ce qui entraîne en MF une variation entre empêcher qqn de qqch. et empêcher qqch. à qqn : il [= les malheurs] le tribulent et troublent et li font tristeces et si l’empeschent de pluseurs bonnes operacions (Oresme, Ethique d’Aristote, ca 1370, p. 135) ‘les malheurs le perturbent, le troublent et ainsi l’empêchent de faire plus d’une action profitables’ […] Qu’elle ne puet a moi venir, Et seulement par souvenir Qui li empesche sa venue, Las, ce m’ocist (Machaut, Le Voir Dit, 1364, p. 484) ‘elle ne peut pas venir vers moi, seulement en raison du souvenir qui fait obstacle à sa venue’
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Partie 6. Syntaxe
33.3.7 Les verbes « labiles » Diverses dénominations ont été proposées pour caractériser cette famille de verbes (voir Larjavaara 2019), en particulier verbes « symétriques », verbes « à retournement », ou encore verbes « anticausatifs » (Heidinger 2010). Les inventaires proposés varient quelque peu, mais l’accord est assez général sur des propriétés définitoires. Se trouve ainsi délimitée une catégorie de verbes qui s’emploient dans deux constructions différentes : l’une qui correspond à la structure transitive SVO, l’autre à une structure SV sans objet, l’objet de la première construction prenant la fonction de sujet dans la deuxième. Un exemple type est fourni par le verbe casser (X casse la branche / la branche casse). Il s’agit donc d’une modification de la valence du verbe, la construction transitive ayant valeur de causatif (X fait que la branche casse), et l’actant sujet renvoyant à la cause du procès, alors que, dans la construction sans objet, le sujet remplit le rôle d’« objet affecté ». Le fonctionnement des verbes labiles doit être rapproché de celui de certains pronominaux et des passifs. Même s’ils ne sont pas exactement superposables, les sémantismes de ces trois constructions (la branche a cassé, la branche s’est cassée, la branche a été cassée) pourraient être considérés comme identiques : le sujet de la construction SV intransitive correspond à l’objet de la construction SVO et l’actant ayant le rôle d’agent n’est pas – du moins pas obligatoirement – exprimé. Il faut par ailleurs remarquer que la causativité, inhérente à cette construction, a pour conséquence que l’aspect des verbes concernés est de type dynamique. Comme le français, le latin possède, à côté du passif et du pronominal, la possibilité de rendre le sémantisme de l’anticausatif par une forme non marquée, qui correspond au verbe labile. Ainsi, rumpere (‘rompre’), qui, à l’époque classique, ne présente que la construction transitive (rumpere catenas : ‘rompre les chaînes’), est-il attesté plus tardivement avec la valeur d’un anticausatif : rumpunt dentes : ‘les dents se brisent’. Au cours de l’évolution du latin au français, ne se maintient, dans un premier temps, que ce dernier type de construction ; la forme en -r- du passif (rumpuntur) est entièrement abandonnée, et le pronominal ne conserve que l’emploi réfléchi et l’emploi réciproque. Comme le montre Heidinger (2010), le maintien de ces emplois du pronominal joue un rôle décisif dans la réapparition du pronominal à valeur d’anticausatif, à la fin du 13e s. Ce sont en effet certaines propriétés communes qui ont pu favoriser ce développement, comme par exemple la non agentivité du sujet avec des formes comme se pasmer ou se trouver, caractéristique qui se retrouve dans le cas des verbes labiles. Etant donné les caractéristiques sémantiques de cette catégorie de verbes, il n’est pas surprenant d’y trouver bon nombre de verbes comportant un affixe. L’emploi de préfixes comme en- (embellir), la suffixation en -iss (vieillir) ou en -fier (bonifier) permettent en effet d’exprimer le changement d’état caractéristique des verbes labiles. La régularité morphologique des formations ne garantit cependant pas l’unité du fonctionnement syntaxique. Si la plupart des verbes ainsi formés n’évoluent pas vers le statut de verbes labiles et opposent d’ordinaire la construction transitive et la construction pronominale, quelques-uns présentent la construction intransitive, ce qui permet de leur reconnaître le fonctionnement de verbes symétriques. Il semble difficile de déterminer des régularités dans cette répartition. Ainsi, des formes à base adjectivale comme embellir ou enlaidir évoluent-elles par exemple plus ou moins rapidement vers l’opposition entre la transitivité et l’intransitivité (X embellit Y / Y embellit), alors que cela ne semble pas être le cas pour enrichir ou enhardir (X enrichit Y / * Y enrichit). Dans les formations à base nominale, engraisser et enflammer n’ont pas la même évolution : X engraisse Y / Y engraisse ; X enflamme Y / * Y enflamme).
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Qu’il s’agisse de ces verbes construits ou des verbes, plus nombreux, qui ne sont pas affixés, l’évolution des verbes labiles se produit dans les deux directions : perte de l’une des deux constructions, acquisition de l’une des deux constructions. D’un point de vue diachronique, on se trouve donc en présence de quatre cas de figure : perte de la construction transitive (éclater), perte de la construction intransitive (briser), acquisition de la construction transitive (enrager), acquisition de la construction intransitive (culpabiliser). A diverses époques, les verbes labiles offrent un matériau favorable à l’utilisation dans des lexiques spécifiques ou à des effets de mode. On relèvera par exemple la tendance du FContemporain à développer la construction intransitive, en particulier pour des verbes renvoyant aux émotions, aux sentiments, comme : angoisser, stresser, culpabiliser, halluciner, alors qu’une forme comme enrager illustre le mouvement inverse : dérivé de rage dès le 12e s., ce verbe est longtemps utilisé sans complément et ne devient transitif qu’à la fin du 19e s., enrager qqn signifiant alors ‘exciter qqn’. 33.3.7.1 Disparition de l’emploi intransitif La disparition de l’intransitif, qui est le cas le moins représenté, ne se réalise pas toujours sur le même modèle. L’emploi transitif peut être premier, dans la mesure où il continue souvent le système du latin ; la construction intransitive ne s’installe que plus tard et élimine plus ou moins rapidement la structure avec objet. Les deux constructions peuvent aussi apparaître quasiment en même temps et cohabiter durant une certaine période. C’est le tour pronominal qui, en règle générale, prend la place de l’intransitif. Les exemples suivants permettront d’illustrer ce mouvement. –
briser, dont on peut faire l’hypothèse qu’il est issu d’un verbe transitif du latin tardif (brisare), présente les deux structures dès l’AF ; elles peuvent par exemple apparaître dans un même texte : Le filz le roi Yon brise son glaive (Mort Artu, 1230, p. 146) ‘Le fils du roi Yon brise son épée’ si l’abat del cheval a terre et au cheoir brise li glaives (id., p. 124) ‘il le fait tomber du cheval et dans la chute l’épée se brise’
La construction intransitive est encore attestée en FPréclass : un rocher contre lequel nostre vaisseau s’allast heurter et briser (LéryBrésil, 1578, p. 145)
En ce qui concerne l’époque moderne, Littré signale quelques emplois de l’intransitif avec des acceptions relevant des lexiques techniques du jardinage ou de la marine. Proche sémantiquement de briser, le verbe casser est également d’emploi transitif et développe très rapidement l’emploi sans complément : Le helme fendi e quassa (WaceBrut, 1155, v. 12691) ‘le heaume se fendit et cassa’ Et maint postiau de sainte Esglise, dont li uns quasse et l’autre brise (Rutebeuf, Œuvres, 1249, p. 140) ‘et de nombreux poteaux soutenant la sainte Eglise, dont l’un casse et l’autre se brise’
Toutefois, alors que briser ne se présente plus qu’en emploi transitif ou pronominal, casser conserve les trois constructions jusqu’en FContemporain.
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étrangler, issu du latin strangulare, est d’abord attesté, au début du 12e s., en emploi transitif, la construction pronominale étant également ancienne. Dans une évolution qui a pu être entravée par l’existence du tour pronominal, apparaît en MF l’emploi intransitif, qui ne parvient cependant pas à se maintenir : Un os s’est avalé et mis en ma gorge […] certainement j’estrangle et suis a mort (Miracle de saint Valentin, 1367, p. 165)
Une comparaison peut être établie avec le verbe étouffer, qui est également ancien (1230) et d’emploi transitif à l’origine ; ce n’est qu’au milieu du 16e s. que se développe l’emploi intransitif. A la différence de ce qui se passe dans le cas du verbe étrangler, les deux constructions se sont maintenues jusqu’en FContemporain. –
engrosser présente une évolution différente : l’emploi intransitif est premier (début 12e s.), avec le sens de ‘devenir gros’ : Son ventre crut et engroissa (Tydorel, fin 12e s., v. 161) Car aussi comme la perle se fait et engrosse de la rousee du ciel, aussi le fait le vray dyamant (Jean de Mandeville, Voyages, 1360, p. 319)
Le verbe s’applique en particulier à une femme enceinte, d’où l’acception de ‘devenir enceinte’ : […] joyeusement se frotans leur lard, tant qu’elle [= Gargamelle] engroissa d’un beau filz (Rabelais, Gargantua, 1542, p. 40)
L’emploi transitif ‘rendre une femme enceinte’, daté de la fin du 13e s., sera finalement le seul à subsister : Jupiter se mua en pluie […] et distilla par goutes d’or en son giron, et l’ [= Danaé] engrossa (Jacques Legrand, Archiloge Sophie, 1400, p. 167)
33.3.7.2 Disparition de l’emploi transitif Ce type d’évolution est de loin le plus fréquent. Ici encore, plusieurs cas de figure sont à envisager, selon que la construction avec objet est première ou, au contraire, postérieure à l’emploi intransitif. Il est d’ailleurs difficile, dans certains cas, de déterminer exactement quel est le tour le plus ancien, les deux structures apparaissant dans les mêmes textes en AF, ce qui correspond parfois au fait que le latin possédait déjà les deux constructions. a. La construction transitive est première La sous-catégorie la mieux représentée est celle des verbes qui sont transitifs à l’origine (X éclate Y) ; la création du tour intransitif (Y éclate) favorise la construction factitive en faire (X fait éclater Y), dont le développement conduit à l’élimination de l’emploi transitif de départ. –
éclater, d’origine francique, présente l’emploi transitif à l’origine, emploi qui se maintient encore en FPréclass : Li branc qui sont cler et luisant, que tous les trencent et esclatent (Chrétien de Troyes, Perceval, ca 1185) ‘les épées qui sont claire s et brillantes, que tous brisent et font voler en éclats’
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à la fin, de force de tirer, il esclatta tout, qui fut cause de le réveiller (DesPériersRécréations, 1558, p. 436) La taille se fera avec des serpes bien trenchantes, légères et subtiles, pour n’esclater le bois (SerresAgriculture1, 1603, p. 195)
A l’époque moderne, cet emploi est encore attesté dans des lexiques particuliers. Ainsi, Littré cite-t-il le domaine du jardinage et celui de l’orfèvrerie. Le Trésor de la Langue Française fournit l’exemple moderne : Tandis qu’il éclatait un tronc d’arbre […] (Alexandre Arnoux, Le Chiffre, 1926, p. 61).
On relèvera toutefois le maintien du tour dans la langue familière, en FContemporain, avec des expressions comme éclater la tête à qqn. il s’avance très lentement vers moi, il dit : « Je vais t’éclater la tête. » (Hervé Guibert, L’Incognito, 1989, p. 72)
La construction intransitive est rare en AF et ne se développe vraiment qu’à partir du MF : Parmi les escuz s’antranbatent / des lances si qu’eles esclatent / et esmient (Chrétien de Troyes, Lancelot, 1177, v. 3590-3591) ‘ils frappent les boucliers à coups de lances, si bien qu’elles éclatent et se brisent’
L’évolution du verbe exploser peut être rapprochée de celle d’éclater, même si les périodes concernées ne sont pas identiques. Plus tardif que d’autres termes de cette famille, comme explosion (16e s.) ou explosif (17e s.), ce verbe date du début du 19e s., mais ne se développe vraiment qu’à partir du milieu du siècle. La construction transitive apparaît très tôt, dès les premières attestations, en même temps que l’emploi intransitif : le pauvre Crocodilus avait ouvert démesurément la bouche pour exploser sa colère (Daudet, L’Immortel, 1888, p. 778) tous frappent le roi, un palotin explose (Alfred Jarry, Ubu roi, 1895, p. 48)
La structure transitive est toutefois rapidement abandonnée et seul demeure l’emploi sans complément. Il faut attendre l’époque contemporaine pour voir réapparaître, dans la langue familière, la construction avec objet : Leïla avait commencé sa carrière […] à chauffer les mecs au comptoir, à leur exploser la braguette comme elle avait explosé la mienne (Alain Guyard, La Zonzon, 2011, p. 259)
–
fermenter continue, au 13e s., le verbe latin fermentare, qui, formé sur le nom fermentum, est d’emploi factitif (‘faire fermenter’). Relativement rare en ancien et en moyen français, il devient plus fréquent à partir du 16e s. et se construit transitivement, comme le laisse attendre son origine : Le levain pour fermenter la paste, le sel pour luy donner saveur (Rabelais, Le Quart Livre, 1552, p. 1181) un peu de semence penetrant et se rependant dans quelque plus grande masse, elle la fermente, la coagule (François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, 1684, p. 355)
A la même époque est également attestée la construction pronominale : elle [= la pituite] se pourrit, ou se fermente aisement a cause de l’humidité (id., p. 649)
de même que la structure factitive avec faire, qui semble ainsi être antérieure à l’emploi intransitif : la chaleur naturelle […] fait enfler, ou si voulez, bouillonner et fermenter le sang (id., p. 590)
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Ce n’est qu’au 18e s. que la construction sans complément émerge vraiment, dans un mouvement qui s’accompagne par ailleurs de la disparition du tour transitif : La vapeur qui s’exhale […] de toutes les liqueurs qui fermentent, comme la bière […] (Samuel Tissot, Avis au peuple, 1761, p. 221)
–
crouler, dont l’étymologie est incertaine, apparaît, dès les premiers textes, en emploi transitif et en emploi intransitif. Toutes les possibilités de construction sont d’ailleurs rapidement représentées, le tour pronominal et le factitif avec faire étant attestés quasiment à la même époque. L’emploi sans complément est bien représenté en ancien et en moyen français : Tote la terre an crosle et tranble (Wace, partie arthurienne du Roman de Brut, 1155, p. 332) ‘toute la terre en est secouée et tremble’ Et einsi comme il s’en vola, Tous li biaus arbrissiaus crosla (Machaut, Dit du vergier, 1340, p. 53) ‘Et alors qu’il s’envolait, tout le bel arbrisseau s’écroula ’ Et se nostre foy n’eust esté si fort confremée […] elle eust branlé et crolé (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 227) ‘Et si notre confiance n’avait été aussi forte […] elle aurait branlé et se serait écroulée’
De même que la construction transitive : Li rois en a croslé le chief et dist […] (Chrétien de Troyes, Conte du Graal, 1141, p. 371) ‘Le roi a alors hoché la tête et dit […]’ Et ainsi moule Amours les cuers selon son moule : Il les change, remue et croule (Alain Chartier, Livre des Dames, 1416, p. 269) ‘Et ainsi Amour façonne les cœurs selon son moule : il les change, les déplace et les fait s’écrouler’
La construction pronominale se rencontre avec le sens premier ainsi qu’avec l’acception dérivée de ‘se trémousser’ : et quant nous fusmes né, la terre se crolla par tout nostre regne (Les Enfances de Doon de Mayence, 1250, f° 98) ‘et quand nous naquîmes, la terre trembla dans tout notre royaume’ et puis le signeur ou ses escuiers se croulent, balent, dancent, […] (Manières, 1396, p. 66)
La construction transitive est concurrencée, depuis l’AF, par la construction factitive en faire : Toute la terre fait croller (CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 326) ‘il fait trembler toute la terre’
Elle se maintiendra jusqu’à l’époque classique : comme les vents […] esbranlent la terre, et croulent les monts sourcilleux renversans les pins […] (François Maynard, Le Philandre, 1623, p. 45)
On assiste ainsi à un double mouvement, qui conduit à l’élimination du transitif (X croule Y) par le factitif (X fait crouler Y) et à celle du pronominal (X se croule) par l’intransitif (X croule). –
éclore (vers 1170), continuant le verbe du latin parlé exclaudere (‘faire sortir’), est transitif jusqu’au 16e s. ; l’emploi intransitif (‘sortir de l’œuf’, d’où ‘s’ouvrir’) date du début du 13e s. :
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Et la pourras mes raisons lire Que sur ce chapitre mettray, Quant plus a plain le t’esclorray (Eustache Deschamps, Le Miroir de mariage, ca 1385-1403, p. 184) ‘Et là tu pourras lire mes raisons, que je mettrai sur ce sujet, quand je te le révèlerai plus entièrement’ Quelle que soit la poule couvante les œufs de d’inde […] employera à les esclorre environ un mois (SerresAgriculture1, 1603, p. 397)
Il faut signaler l’apparition relativement brève du tour pronominal, qui, comme dans le cas de crouler, n’a pu supplanter la construction intransitive : Comme du temps fascheux s’esclost un plus beau jour (Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, 1630, p. 152)
Ne restent ainsi en présence, en FMod, que l’intransitif et le factitif en faire. –
prospérer est un emprunt du 14e s. au latin prosperare (‘rendre heureux’) de construction transitive. En français, il demeure transitif jusqu’au FPréclass. : il vous a prospéré, conservé et augmenté en grant honneur, gloire et fame (Le Passage de la Terre Sainte, 1441, p. 6) ‘il vous a fait prospérer, conservé et grandi en grand honneur, gloire et renommée’ Ainsi Dieu prospere et termine heureusement vostre sainct hymenee (Jean-Pierre Camus, Homélies, 1615, p. 252)
La construction intransitive, qui date également de la période du MF, et qui présente une extension progressive du type de sujet, d’abord animé, puis non animé et abstrait, ne sera pas concurrencée par le pronominal et se maintiendra, de même que le factitif en faire, qui remplace l’emploi transitif. –
tarder est issu du verbe latin tardare, qui possède les deux constructions : transitive (‘mettre en retard’), et intransitive (‘être en retard’). Les deux structures se retrouvent dès l’origine en français. Li palefroiz ne tarda mïe / An li amainne et ele monte (TroyesYvain, 1177-1181, v. 49704971) ‘Le palefroi ne tarda pas / On le lui amène et elle monte’ li rois comande […] que d’assembler un poi les tardent (Continuation de Perceval, 1220, v. 1936) ‘le roi ordonne qu’ils les retardent un peu avant de se rencontrer’ Parle ! Qui te tarde ? (Froissart, L’Espinette amoureuse, ca 1369, p. 146) ‘Parle ! Qu’est-ce qui te retarde ?’
Le transitif se maintient jusqu’à l’époque classique et sera peu à peu remplacé par la forme préfixée retarder. Donc à quoy tardons nous l’effect de l’entreprise ? (Jacques de La Taille, Alexandre, 1573, p. 25)
On notera la possibilité, depuis le MF, de la construction à double objet : tarder qqch. à qqn : litt. ‘rendre tard qqch. à qqn’ : elle [= ma dame] me tarde Son douls aquoel (Froissart, L’Espinette amoureuse, ca 1369, p. 113) ‘elle me fait attendre son doux accueil’
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Partie 6. Syntaxe Le Consistoire est de l’advis qu’on la tarde de recepvre la Cene jusques a l’aultre de Pasques (Consistoire Genève, 1542, p. 146) ‘Le Consistoire est d’avis qu’on l’empêche de recevoir la communion jusqu’à Pâques’
–
péricliter est emprunté au 14e s. au verbe latin periclitari, qui présente les deux emplois, transitif et intransitif : ‘être en danger’ et ‘mettre en danger’. Le français ne développe, à l’origine, que l’intransitif : ‘périr’ et, plus particulièrement, ‘périr dans un naufrage’, les acceptions affaiblies ‘être en danger’, ‘décliner’ n’apparaissant qu’à l’époque classique. Il faut également attendre le 17e s. pour que soit attestée la construction transitive, avec le sens de ‘exposer à un danger’, construction qui ne se maintient d’ailleurs pas en FMod : Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter ? (Molière, L’Avare, 1669, p. 99)
b. La construction intransitive est première Une autre sous-catégorie est constituée par des verbes issus d’intransitifs du latin. Dans la plupart des cas, il s’agit de verbes de mouvement, dont le sémantisme va de pair avec l’emploi intransitif (X bouge) ou avec la construction prépositionnelle (entrer dans / en). L’emploi transitif (X bouge Y) est concurrencé par les structures factitives en faire ou en laisser (X fait bouger Y). –
entrer, du latin intrare (‘pénétrer à l’intérieur de’), introduit normalement un complément prépositionnel, la construction directe du complément locatif étant beaucoup plus rarement attestée. L’emploi transitif à valeur factitive, au sens de ‘faire pénétrer’, est rare en ancien et moyen français : il convendroit que de nuyt, et à eschieles, l’en entrast XX ou XXX personnes en la basse-court dudit chastel (Registre criminel du Châtelet, II, 1389-1392, p. 191) ‘il conviendrait que, de nuit et avec des échelles, on fasse entrer vingt ou trente personnes dans la cour inférieure dudit château’
Cette construction se développe surtout à partir du FPréclass : Pour entrer en ma pensee / Le trait d’un plus juste esmoy (Du Bellay, Complainte du désespéré, 1552, v. 89-90)
pour devenir plus fréquente à l’époque classique, par exemple chez Rousseau, avec le sens de ‘faire entrer (une marchandise) dans un pays’ : Ainsi jamais d’impôt sur ce qui se cache aisément, comme la dentelle et les bijoux ; il vaut mieux défendre de les porter que de les entrer (Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1771, p. 1011)
Littré constate un manque de logique dans le jugement de l’Académie, qui accepte l’emploi transitif de sortir, mais qui refuse celui d’entrer. Il enregistre un usage qui demeure celui du FContemporain en citant l’exemple : il faudra entrer ce piano par la fenêtre. –
bouger présente un emploi intransitif, au sens de ‘se mouvoir’, qui semble aussi ancien que l’emploi transitif (‘déplacer’, ‘remuer’) : Qui les veïst par l’ost bougier ! (Roman de Thèbes, 1150, v. 7347) ‘Comme on les voyait se déplacer dans le camp’
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il fut si estourdi qu’oncquez mot ne sonna […] oncquez ne pié ne bras ne remut ne bouga (Les Enfances de Doon de Mayence, 1250, f° 15) ‘il fut si étourdi qu’il ne dit plus un mot […] et ne remua ni bougea ni pied ni bras’
Le tour pronominal se développe en MF, et reste vivant en FClass : Et incontinent ledit Piètres, qui estoit au pié de l’eschelle, ne se bougoit pour paour qu’on ne la bougeast point (BueilJouvencel1, 1461, p. 90) ‘Et aussitôt ledit Pierre, qui était au pied de l’échelle, ne bougeait pas de peur qu’on ne la déplace’ à ce mot, sans me bouger, je me laissay deshabiller (UrféAstrée, 1610, p. 395)
Le maintien de l’emploi pronominal explique peut-être qu’on assiste, dans la langue classique, à un élargissement du type de complément d’objet, qui peut alors renvoyer à des animés : Elle ne bougera si personne ne la bouge (Malherbe, cité par Haase, 1916 [1898] : 128)
Cette possibilité ne survit pas, alors que le tour pronominal demeure utilisé en FContemporain dans le parler familier (Il faut se bouger). –
pencher, du latin tardif pendicare (‘être incliné’), indique un état et, par là-même, est d’abord utilisé, à la fin du 12e s., en emploi intransitif, la forme pronominale apparaissant à la fin du 13e s. : le roi de Abstinence pensa un poi par devers le roi Glouton, et le hurta en l’escu du sien. (Henri de Ferrières, Modus et Ratio, ca 1354-1377, p. 181) ‘le roi d’Abstinence se pencha un peu vers le roi Glouton et le heurta de son bouclier’
Comme le verbe bouger, pencher constitue un cas particulier, dans la mesure où la construction transitive est essentiellement utilisée, à l’origine, avec un complément renvoyant à une partie du corps (pencher la tête, l’oreille) : Couart panche l’oreille aval par desoz le ventre au cheval (Roman de Renart, I, 1180, p. 53) ‘Couart penche l’oreille en dessous du ventre du cheval’ Elle panchoit le chef dans le sein de son père (Nicolas Filleul, La Lucrèce, 1566, p. 108)
Cet emploi avec objet s’étend par la suite, surtout à l’époque préclassique et classique, à des compléments animés ou à des abstraits, avec le sens de ‘faire pencher vers’, ‘incliner à’ : Non qu’une folle ardeur de son côté me penche (CorneilleCid, 1637, v. 2178) Mon cœur vous en dédit : un secret mouvement / Qui le penche vers vous, malgré moi vous dément. (Corneille, Don Sanche d’Aragon, 1682, p. 472)
Cette extension du type de complément, critiquée par les grammairiens, ne survit pas à l’époque classique et pencher – proche en cela de bouger – ne conserve son emploi transitif qu’avec certains compléments concrets. –
tomber est intransitif à l’origine (12e s.), l’emploi transitif apparaissant assez rapidement, au début du 13e s. et se maintenant jusqu’en FClass, période où il sera critiqué par les grammairiens : quant il mist hors de l’Eglyse lez acheteurs et lez vendeurs, et quant il tumba lez tables dez changeurs (Le Songe du verger, t.2, 1378, p. 70) ‘quand il chassa de l’Eglise les acheteurs et les vendeurs, et quand il fit tomber les tables des changeurs’ Luy, m’entendant tomber le poignard sous ses pas, s’en saisit (Rotrou, Venceslas, 1648, p. 37)
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Partie 6. Syntaxe
A la période moderne, le verbe accepte un complément dans quelques expressions qui relèvent soit de lexiques spécialisés, comme celui du sport (tomber un adversaire, tomber un record) soit de la langue familière (tomber la veste, tomber une fille). L’emploi transitif est par ailleurs encore vivant dans certaines variétés de français régional, en particulier dans la zone correspondant à la langue d’oc. Références bibliographiques : Combettes 2014 ; Gohin 1903 ; Goyens 2001 ; Hakulinen 2007 ; Haase 1916 [1898] ; Heidinger 2010 ; Herslund 2001 ; Larjavaara 2000 ; Schøsler 2001b ; Rothemberg 1994 ; Valli 1997.
33.3.8 Les présentatifs : de ez vos à voici / voilà 33.3.8.1 Les formes Le présentatif voici / voilà peut être exprimé à l’aide de différentes formes : ez vos (qui est propre à l’ancien français (AF)), les tournures comportant un impératif du verbe veoir et l’adverbe ci / la (en AF et MF (moyen français)) et les morphèmes figés veci / vela (14e-16e s.), puis voici / voilà (à partir du 16e s.). Dans la langue médiévale, le présentatif voici / voilà peut être exprimé à l’aide de la forme ez (aussi graphiée es ou as), qui est issue du latin ecce de même sens. Le présentatif ez apparaît dès le 11e s. (dans une édition de la Vie de saint Alexis différente de celle retenue dans le corpus de la GGHF) : « Es mei », dist il […] (Vie de saint Alexis, ca 1050, v. 229) ‘Me voici, dit-il […]’
A partir du 12e s., il se trouve systématiquement accompagné d’un pronom personnel de 5e personne, qui est analysé comme un datif éthique : ez vos peut de ce fait être glosé par ‘voici pour vous’. Atant as vos Guenes e Blanchandrins. (Roland, ca 1100, v. 413) ‘Voici Ganelon et Blancandrin.’ Que que cil chante de Fromont, / ez vos le vallet contremont / le degré (RenartDole, déb. 13e s., v. 1368-1369) ‘Pendant que l’on chante (l’histoire) de Fromont, voici le jeune homme qui monte l’escalier’
La forme ez cède parfois la place au présent de 5e personne du verbe estre, c’est-à-dire à estes : Atant estes vos Pirinis : / Esgardez fu de maint marchis (BeroulTristan, fin 12e s., v. 33933394) ‘Voici (qu’arrive) Pirinis. Il est regardé par de nombreux marquis.’
Selon Buridant (2000a : 538), cette construction avec estes s’expliquerait par une réanalyse de ez / es en tant que forme verbale de 2e personne de l’indicatif présent du verbe estre ainsi que par la présence du pronom vos. Estes vos reste cependant minoritaire par rapport à ez vos : le corpus des 12e et 13e s. n’en comporte que deux occurrences, pour 38 occurrences construites avec ez / es. Le 14e s. marque la fin du présentatif ez vos : dans le corpus de la GGHF, il est, à une exception près (JoinvilleMémoires), attesté seulement dans un texte, Mélusine de Jean d’Arras :
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Tandis que nous parlions illec , a tant es vous mestre Geffroy, le clerc la royne, […] (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 322)
A côté de ez vos, le français médiéval comporte aussi un présentatif issu du verbe de perception visuelle veoir. Constitué dans un premier temps de deux mots autonomes – un impératif et l’adverbe ci / la –, ce tour évolue progressivement vers des formes dans lesquelles l’adverbe ci / la s’ajoute directement à la base verbale ve-, puis vers le présentatif moderne voici / voilà, construit sur la base voi-. Les premières attestations du présentatif issu du verbe de perception visuelle veoir datent du 12e s. Elles comportent prioritairement l’impératif de 5e personne du verbe veoir, veez (ou sa forme réduite vez), forme à laquelle s’ajoute l’adverbe ci ou, plus rarement, la : Seignur, fait li evesques, or entendez a mei. / Veez ci en present nostre seignur le rei (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 5966-5967) ‘Seigneurs, dit l’évêque, à présent écoutez-moi. Nous voici devant notre seigneur le roi.’ Tristran ses meneors apele : / « Seignors, vez ci une chapele : / Por Deu, quar m’i laisiez entrer. » (BeroulTristan, v. 927-928) ‘Tristan interpelle ses gardiens : « Seigneurs, voici une chapelle : au nom de Dieu, permettezmoi d’y entrer. »’ « Vez la le roi, vostre seignor, / O lui li home de s’onor. » (BeroulTristan, v. 2781-2782) ‘« Voilà le roi, votre époux, (et) avec lui les seigneurs de son royaume. »’
Mais on rencontre aussi, de manière sporadique, l’impératif de 2e personne voi / voy(z) : « Sire », fait el, « voiz ci l’entree / del grant anfer la plus baee. » (Eneas1, ca 1155, v. 22972298) ‘« Seigneur, dit-elle, voici l’entrée la plus large du grand enfer. »’
Dans le corpus échantillonné (12e-13e s.), ez vos et veez ci (sous leurs différentes formes, qui se composent toujours de deux mots) se répartissent de la manière suivante : Ez vos 26 occurrences (43%)
Veez ci + variantes 35 occurrences (57%) Ve(e)z ci Voi(z) ci Ve(e)z la 20 (57%) 6 (17%) 9 (26%)
Voi(z) la –
Tableau 4 : répartition des présentatifs dans le corpus échantillonné (12e-13e s.)
A partir du 14e s., les présentatifs construits sur le verbe veoir ne sont plus seulement constitués de deux mots autonomes – une forme conjuguée du verbe (prioritairement veez / vez) et un adverbe (ci / la) – mais peuvent aussi correspondre à un seul mot, dans lequel ci / la s’ajoute directement à une base verbale de veoir. Dans le corpus des 14e et 15e s., les formes construites sur une base verbale sont seulement attestées avec la base de 5e personne ve- et correspondent par conséquent à veci / vela : et dimanche vous ne povez faillir de estre bien diné, car vecy deux perdrix que j’ay pourveu (CentNouvelles, 1456-1467, p. 581) Or tenez, vela ma salade / Qui n’est froissee ne coupee (ArchierBaignollet, 1468, v. 233)
Leur présence à côté des présentatifs comportant la forme de 5e personne veez (ou vez) est déjà relativement importante en MF, comme le montre le tableau 5.
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Partie 6. Syntaxe
+ ci Ve(e)z 33 occurrences (49%) Ve22 occurrences (33%)
+ la 6 occurrences (9%) 6 occurrences (9%)
Tableau 5 : répartition des présentatifs ve(e)z / ve- + ci / la (construits sur une forme verbale de 5e personne) dans le corpus échantillonné (14e-15e s.)
A côté de ve(e)z ci et veci, la période du MF connaît aussi, de manière sporadique (une seule occurrence dans le corpus), des emplois témoignant de la soudure de la forme conjuguée du verbe et de l’adverbe ci : Il n’eurent gueres esté couchez, […] quand veezcy bon chevalier qui va venir sur sa mulette, et vient hurter au guichet. (CentNouvelles, p. 211)
A partir du 16e s., les formes du présentatif attestent de la disparition progressive de la base verbale ve- au profit de la base voi-, tendance qui s’observe déjà dans les formes verbales du verbe veoir / voir dès le MF et en particulier à partir du 15e s. (voir Marchello-Nizia 21997a [1979] : 275-276). voicy arriver le bon Demosthene. (BeroaldeParvenir, 1616, p. 20) Voyla pourquoy ne se fault emerveiller, si beaucoup de scavans ne daignent au jourd’huy ecrire en nostre Langue (DuBellayDéfense, 1549, p. 80)
Cette période marque également une augmentation significative des présentatifs construits à l’aide de l’adverbe la, alors que les formes en ci / cy étaient majoritaires pendant la période du français médiéval : 16e s. 17e s.
Veci 16 occurrences (13,5%) 0
Vela 9 occurrences (7,5%) 0
Voici 31 occurrences (26%) 36 occurrences (29,5%)
Voila 63 occurrences (53%) 86 occurrences (70,5%)
Tableau 6 : répartition des occurrences du présentatif dans le corpus échantillonné (16e-17e s.)
Voici et voilà se sont maintenus jusqu’en FContemporain, où il est aussi possible de rencontrer, à côté de voilà, sa forme réduite vlà (3 occurrences dans le corpus), en particulier dans des discours correspondant à de l’oral représenté : Le repasseur de scies. Avez-vous des scies à repasser / Vlà le repasseur ! / Le vitrier. Vitri Vitri-er / Carreaux cassés / Voilà le vitrier / Vitri-er ! (PerecModeEmploi, 1978, p. 322)
33.3.8.2 Les propriétés syntaxiques Le présentatif ez vos précède souvent un nom propre ou un groupe nominal : Atant as vos Guenes e Blanchandrins. (Roland, v. 413) Que que cil chante de Fromont, / ez vos le vallet contremont / le degré (RenartDole, déb. 13e s., v. 1368-1369)
Il peut également être employé avec un pronom complément à valeur anaphorique, qui se trouve alors intercalé entre les deux éléments du tour présentatif : Ez le voz en Pavie. (AmiAmil, ca 1200, v. 58) ‘Le voici (arrivé) à Pavie.’
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Estes les vos andos ansanble (Eneas1, v. 1521) ‘Les voici tous les deux ensemble’
Dans la forme médiévale du présentatif comportant une 5e ou une 2e personne du verbe veoir, l’élément introduit par le présentatif peut être analysé comme l’objet direct de ce verbe. Il correspond le plus souvent à un groupe nominal postposé à veez / voiz + ci / la. « Sire », fait el, « voiz ci l’entree / del grant anfer la plus baee. » (Eneas1, v. 2297-2298) « Vez la le roi, vostre seignor, / O lui li home de s’onor. » (BeroulTristan, v. 2781-2782)
Il prend aussi, mais plus rarement (dans 15% des occurrences du corpus échantillonné), la forme d’un pronom complément, qui se trouve alors intercalé entre le verbe conjugué et l’adverbe ci / la : si li dïent : « Veez la la. » (TroyesYvain, 1177-1181, v. 4959) ‘et ils lui disent : « La voilà »’ « Dreiz emperere, veiz me ci en present : / Ademplir voeill vostre comandement. » (Roland, v. 308-309) ‘Droit empereur, me voici présent : / je veux accomplir votre commandement.’
L’occurrence (isolée) suivante, témoigne toutefois d’une antéposition du pronom régime : Me veez cy, sire. (Manières, 1399, p. 58)
Les constructions avec GN ou pronom complément sont également attestées pour la forme soudée, et ce jusqu’en FContemporain. Si les occurrences avec GN apparaissent dès le MF : et dimanche vous ne povez faillir de estre bien diné, car vecy deux perdrix que j’ay pourveu (CentNouvelles, 1456-1467, p. 581) Or tenez, vela ma salade / Qui n’est froissee ne coupee (ArchierBaignollet, 1468, v. 233)
le pronom complément n’est employé – en antéposition – avec voici / voilà qu’à partir du 16e s. (au moins dans le corpus examiné). Ce pronom pourra alors prendre la forme du pronom personnel : en ce pays icy il ne fault que faire bonne mine, et sçavoir deviner, vous voyla le plus grand medecin du monde. (DesPériersRécréations, 1561, p. 167) Mais le voicy levé, voyez comme ces yeux / Estincellent encor’d’un regard furieux ! (LaTailleSaül, 1572, v. 496)
ou correspondre au pronom relatif que : et cestuit cy t’en donne IIII escus, et l’autre que vela te donnera VIII florins d’or (VigneullesNouvelles, 1515, p. 393) Messieurs et mes dames vous savez combien de temps il y ha que j’ay espousé vostre parente que voicy : […] (DesPériersRécréations, 1561, p. 28)
A partir du MF, le présentatif commence également à être employé dans d’autres constructions syntaxiques : –
voici / voilà + infinitif + GN, lorsque l’infinitif correspond aux verbes de déplacement venir / arriver : nous ne verrons point ce beau prince, car vecy venir le conte de Quarion (JehanParis, 1494, p. 69)
–
voici / voilà + (ce) que P ou une autre proposition complétive (correspondant à une interrogative indirecte) :
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Partie 6. Syntaxe Vecy que je pensoye : […] (Pathelin, mi-15e s., v. 1234) Voyla pourquoy ne se fault emerveiller, si beaucoup de scavans ne daignent au jourd’huy ecrire en nostre Langue (DuBellayDéfense, 1549, p. 80)
Dans ces nouvelles constructions, le présentatif conserve ses propriétés verbales (voir Léard 1992 : 105) : la proposition qu’il introduit ou le GN situé dans son contexte droit peuvent être analysés comme des compléments d’un verbe de perception (visuelle ou plus intellectuelle) ; leur pronominalisation est envisageable (voir voici ce que je pensais / le voici ; Voici venir le comte de Quarion / le voici venir). Les emplois du présentatif avec infinitif + GN et avec proposition interrogative indirecte sont d’ailleurs aussi attestés lorsque le présentatif comporte une forme conjuguée du verbe veoir : Veez cy arriver une moult belle compaignie avec les trompetes (JehanParis, 1494, p. 63) Mais veez cy qu’il en avient : […] (QuinzeJoies, ca 1400, p. 80) […] car voi ci ce qu’il en a escrit. (LéryBrésil, 1578, p. 230)
L’évolution des emplois du présentatif est cependant aussi marquée par l’apparition de contextes syntaxiques dans lesquels la nature verbale de voici / voilà s’estompe progressivement : –
voici / voilà + « que P » : Il marche jusques aux dernieres maisons de la Fleche : et pensoit bien avoir evité tous les dangers : dont il estoit desja bien fier. Mais voicy qu’il y avoit une vieille accropie au coing d’une muraille (DesPériersRécréations, 1561, p. 94) Hier j’étais comme seul au monde ; et voilà que j’ai tous mes parents (BeaumarchaisFigaro, 1785, p. 336)
Cet emploi est attesté sporadiquement au 16e s. et se développe surtout à partir du 17e s. Dans ce cas, la complétive « que P » ne correspond plus à une interrogative indirecte (c’està-dire à une variante de « ce que P ») ; elle ne peut donc plus être pronominalisée et assimilée au complément d’objet d’un verbe : « voilà que P » n’équivaut pas à le voilà. Léard analyse voilà dans ce type d’occurrences comme un « marqueur aspectuel » traduisant l’idée de survenance, la survenance d’un événement qui est souvent surprenant, contraire à l’attente du locuteur (1992 : 133-137). C’est ce qui est souligné dans l’enchaînement syntaxique des exemples cités ci-dessus – P1 mais voici / et voilà que P2 – par l’opposition établie entre les propositions coordonnées ainsi que par la présence de la conjonction mais. –
voici / voilà [+ P]
A la même période apparaissent aussi des occurrences dans lesquelles le présentatif commence à être employé seul, comme mot-phrase. Il perd alors sa valeur verbale, pour devenir un marqueur discursif (Léard 1992 : 148-54) : filles de Hierusalem, ne pleurez point sur moy, mais pleurez sur vous-mesmes et sur vos enfans ; car voicy, les jours viendront ausquels on dira, bien-heureuses les steriles et les ventres qui n’ont point enfanté, et les mammelles qui n’ont point allaicté. (CoeffeteauHistoire, 1646, p. 497) HERNANI. Duc ! – crois aux derniers mots de ma bouche, j’en jure, / Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure ! / C’est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi / Pour elle, – un coup d’épée ou de poignard pour moi. / Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte / Et laver le plancher, si tu veux, il n’importe ! (HugoHernani, 1841, v. 2010) Vous, vous prêtez le taxi. – Voilà. Y m’paye, et moi je glande. (IzzoKhéops, 1995, p. 189)
Chapitre 33. Syntaxe interne des groupes de mots et morphèmes
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Employé seul, sans complément, le présentatif peut être répété : La garde, s’éveillant en sursaut Voilà, voilà ! ne vous effrayez pas, ma petite dame, ce n’est qu’une crise, et cela va passer. (A. Daudet, Les Ames du Paradis, 1862, p. 28) Justin, j’ai besoin d’admirer, voilà, voilà, voilà ! (G. Duhamel, Chronique des Pasquier. 6. Les Maîtres, 1937, p. 31)
et faire partie de séquences plus ou moins figées comme mais voilà, eh bien voilà… Songe que vingt fois par jour pour éviter des discussions (!) énervantes, je suis obligé d’acquiescer à un tas de choses, et d’en dire, oh ! D’en dire, que je n’oserais pas te répéter. Mais voilà. Il faut vivre ! C’est dur. (FournierCorrespondance, 1905-1914, p. 204) Gabrielle.- eh ! Bien, voilà ! Appelez-moi : « ma nièce » ! ... ça me fera plaisir ! Et moi, je vous appellerai mon oncle. (FeydeauMaxim, 1914, p. 43)
–
Voilà introduit un GN à valeur temporelle :
Dans l’emploi le plus récent, le présentatif introduit un GN à valeur temporelle. La construction « Voilà + GN à valeur temporelle + que P » est attestée dans le corpus à partir du 19e s. : Pinchon. Mais vous ne venez plus à la ferme ; voilà un siècle qu’on ne vous y a vue. (ScribeMariage, 1826, p. 384) Il y a là des découvertes magnifiques à faire ; voilà quinze cents ans qu’on remue, qu’on creuse et qu’on fouille les plaines de Thèbes, et c’est encore un pays vierge ! (DuCampNil, 1854, p. 245)
La base de textes Frantext donne aussi quelques exemples datant de la deuxième moitié du 18e s. et un exemple de la fin du 17e s.: Voici tantôt mille ans que l’on ne vous a vue (J. de La Fontaine, Fables XV, 1668, p. 129)
Le présentatif est alors traditionnellement (voir Moignet 1969 : 201 et Riegel et al. 1994 : 456) rapproché d’un emploi prépositionnel, vu qu’il sert à introduire un complément circonstanciel de temps. Il est alors proche du sémantisme de depuis. Ensuite que je vous dise mon inquiétude : voilà deux jours que je suis sans lettres de vous. (SartreLettres2, 1951, p. 144) Me voilà depuis deux jours sans lettres de vous. (SartreLettres1, 1932, p. 340)
Dans les deux extraits, le circonstant temporel indique une durée (de deux jours). L’emploi de voilà en corrélation avec que interdit toutefois toute commutation avec la préposition depuis. Le groupe prépositionnel « voilà + GN » (sans que) n’est pas attesté dans le corpus. Il apparaît dans la base Frantext au 19e s.: Permettez-moi de vous rappeler que les épreuves que je réclame avec le plus d’insistance (déjà cinq fois, sans reproche) ce sont les épreuves des variantes très importantes que je vous ai envoyées en octobre 1862, voilà six mois (V. Hugo, Correspondance, t.2, 1866, p. 437)
Dans cet emploi, le circonstant temporel introduit par voilà n’exprime pas une durée mais prend une valeur plus ponctuelle : il marque le début d’un intervalle temporel, ce qui permet cette fois un rapprochement de voilà avec il y a : Je l’ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l’ai reconnu tout de suite, lorsque j’ai traversé ici pour le saluer. (G. Sand, Les Beaux Messieurs de Bois-Doré, t. 2, 1858, p. 24)
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Partie 6. Syntaxe
33.3.8.3 Les valeurs discursives En AF, les présentatifs ez vos et ve(e)z ci ont une distribution complémentaire. Ve(e)z ci apparaît exclusivement en discours direct et peut de ce fait être considéré comme un présentatif « situationnel » : il permet au locuteur d’attirer l’attention de l’allocutaire sur quelque chose ou sur quelqu’un qui se trouve « ci » ou « la », « en present » à l’intérieur de la situation d’énonciation, et qui est par conséquent visible des interlocuteurs : Seignur, fait li evesques, or entendez a mei. / Veez ci en present nostre seignur le rei :[…] (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 5966-5967) « Vez la le roi, vostre seignor, / O lui li home de s’onor » (BeroulTristan, fin 12e s., v. 27812782)
Ez vos, en revanche, n’apparaît que très rarement dans ce type de contexte. L’exemple cidessous (hors corpus), relevant du très ancien français, est exceptionnel : « Es mei », dist il (Vie de Saint Alexis, ca 1050, v. 229)
A partir du 12e s., ez vos est exclusivement attaché au discours du narrateur et à la relation que celui-ci établit avec l’auditeur-lecteur de son texte (représenté par le pronom régime vos). Il s’inscrit clairement dans le déroulement de la narration, comme le montre son emploi à la suite d’une proposition circonstancielle à valeur temporelle et surtout avec l’adverbe temporel atant signifiant ‘alors’ : Qant il le vit, es le vos lié (BeroulTristan, v. 2487) ‘Quand il l’aperçoit, le voilà heureux.’ A tant ez voz dant Amile le ber (AmiAmil, ca 1200, v. 3046) ‘Voici (arriver) le vaillant seigneur Amile.’
Dans le corpus des 12e et 13e s., la présence de atant est très fréquente, parfois systématique dans certains textes. Ez vos correspond par conséquent à un présentatif « de narration », qui permet au narrateur d’interpeller l’auditeur-lecteur, en faisant de lui le témoin – fictif – des faits racontés, comme s’il avait été présent sur les lieux de l’action (voir OppermannMarsaux 2006). Ce présentatif peut de ce fait être rapproché des tournures lors oïssiez / lors veïssiez (‘alors, vous auriez pu entendre / voir’), dont la fonction au sein de la narration est semblable (voir Marnette 1998 : 61-62). A partir du 14e s., la disparition de ez vos entraîne une extension des emplois de veez ci et de ses variantes, qui commencent aussi à être employées comme des présentatifs de narration. Tout comme ez vos en AF, veez cy / vecy peut alors figurer à la suite d’une proposition circonstancielle à valeur temporelle : Et ce pendant qu’ilz en parloient, vecy arriver les deux heraulx avecq les deux pages (JehanParis, 1494, p. 51)
ou être associé à l’emploi d’un possessif de 4e personne correspondant à un « nous » inclusif (nostre dans l’exemple suivant), qui souligne la relation de connivence établie entre le narrateur et son auditeur-lecteur, devenu témoin fictif des faits relatés : Environ XII heures, veez cy nostre marchant venir, le curé et aucuns bons compaignons, pour devorer ceste lemproye (CentNouvelles, 1456-1467, p. 262)
A côté de ces deux types d’occurrences, le 14e siècle marque aussi la mise en place d’un nouvel emploi, qui peut être qualifié de « textuel » (voir Oppermann-Marsaux 2006) dans la mesure où le présentatif y « présente » une partie de son contexte linguistique immédiat : il a
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alors en principe un rôle introducteur, en annonçant, avec l’énoncé dans lequel il figure, le discours qui suit : Et vez ci ce qui me muet : / La bonneürté souvereinne / Et la felicité certeinne / Sont souverein bien de Nature / Qui use de Raison la pure ; / Et tels biens, on ne les puet perdre. (MachautFortune, 1341, v. 2496-2501) Mais veez cy qu’il en avient : l’un ou l’autre, ou touz deux, se maintiennent follement et font leurs voulentez ou il leur plaist. (QuinzeJoies, ca 1400, p. 80)
Lorsque le présentatif textuel renvoie à son contexte linguistique, il peut aussi figurer en dialogue : Guillemette. Et qu’esse cy ? Estes vous yvre / ou hors du sens, Dieu nostre pere ? Le drappier. Yvre ? Maugré en ait saint Pere, / vecy une belle demande ! (Pathelin, mi-15e s. v. 639-643)
Contrairement aux exemples précédents dans lesquels le locuteur se sert du présentatif textuel pour annoncer la suite de son propre discours, l’énoncé vecy une belle demande ! comporte un commentaire négatif et porte sur l’intervention précédente d’un premier locuteur. Les différents emplois du présentatif apparus dans la langue médiévale continuent à être attestés après le 15e s. et jusqu’en FContemporain : –
emploi situationnel : De grace vien m’occire, et delivre ma vie / Du mal insupportable où elle est asservie : / Voila mon sein, ma gorge, et par où tu voudras / Je suis prest d’esprouver la roideur de ton bras. (LaTailleSaül, 1572, v. 1250) Petypon… (tirant deux pièces de vingt francs et les tendant à la môme du bout des doigts.) voilà… quarante francs. (FeydeauMaxim, 1914, p. 10)
–
emploi narratif : Tandis que l’on murmuroit le recevant, voicy arriver le bon Demosthene. (BeroaldeParvenir, 1616, p. 20) L’autre le prit au mot et voilà mes gens qui vont s’embarquer au Havre le 3 ou le 4, pour courir l’étendue des trois royaumes (FlaubertCorrespondance, 1839, p. 22)
–
emploi textuel (introductif, tourné vers le contexte linguistique droit ou conclusif, renvoyant alors au contexte linguistique qui précède) : mais nous ecrivons ordinairement des Poëmes autant les Indoctes, comme les Doctes. Voyla pourquoy ne se fault emerveiller, si beaucoup de scavans ne daignent au jourd’huy ecrire en nostre Langue (DuBellayDéfense, 1549, p. 80) 5 octobre. page 178 de mon roman. Voici la vérité sur ce livre : je suis tous les personnages […] (GreenJournal1, 1934, p. 3)
A partir du 17e s. dans le corpus – mais dès la fin du 16e s. dans la base Frantext –, voici / voilà commence de plus à être employé seul, sans complément, comme « mot-phrase » ou comme « mot du discours » (voir Léard 1992 : 148-153). filles de Hierusalem, ne pleurez point sur moy, mais pleurez sur vous-mesmes et sur vos enfans ; car voicy, les jours viendront ausquels on dira, bien-heureuses les steriles et les ventres qui n’ont point enfanté, et les mammelles qui n’ont point allaicté. (CoeffeteauHistoire, 1646, p. 497) Hernani. Duc ! – crois aux derniers mots de ma bouche, j’en jure, / Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure ! / C’est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi / Pour elle, –
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Partie 6. Syntaxe un coup d’épée ou de poignard pour moi. / Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte / Et laver le plancher, si tu veux, il n’importe ! (HugoHernani, 1841, v. 2006-2011)
Dans ces occurrences, voici / voilà devient un marqueur discursif, jouant un rôle dans la structuration du discours (Léard 1992 : 148), un rôle de balisage (Col, Danino et Rault 2015), en étant orienté vers le discours qui suit, ou en prenant une valeur conclusive. Mais dans le dialogue, ce marqueur discursif peut aussi prendre une valeur illocutoire particulière, en marquant l’approbation, la satisfaction du locuteur par rapport à une intervention précédente de son interlocuteur (voir Léard 1992) – ou en traduisant, comme l’ont montré Delahaie (2009) et Col et al. (2016), une valeur confirmative : « Avance. – Voilà, c’est fait. » (exemple emprunté à Léard 1992 : 152). Executant : et après je prends le petit triangle Directeur : voilà Executant : je mets l’angle droit à l’intérieur du carré quoi (exemple emprunté à Col et al., 2016 : 16) Références bibliographiques : Buridant 2000a ; Col, Danino et Rault 2015 ; Col, Danino, Knutsen et Rault 2016 ; Delahaie 2009 ; Léard 1992 ; Marchello-Nizia 21997a [1979] ; Marnette 1998 ; Moignet 1969 ; Oppermann-Marsaux 2006, 2008 ; Riegel, Pellat et Rioul 1994.
Anne Carlier (33.1), Bernard Combettes (33.3.1-33.3.7), Christiane Marchello-Nizia (33.1), Céline Guillot-Barbance (33.2.3), Evelyne Oppermann-Marsaux (33.3.8), Sophie Prévost (33.2.1), Catherine Schnedecker (33.2.2).
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Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Chapitre 34 Expression et position des constituants majeurs dans les divers types de propositions Partie 6. Syntaxe Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
34.1 Le sujet La syntaxe du sujet a connu en français deux changements majeurs, concernant son expression et sa position. En français moderne (FMod), le sujet est presque toujours exprimé, et il se place le plus souvent en position préverbale. La situation était très différente sur ces deux points aux débuts du français. L’évolution s’est amorcée dès l’ancien français (AF), et le 17e siècle constitue pour une large part son point d’aboutissement, la période du français préclassique marquant le passage à la syntaxe moderne : l’expression du sujet est devenue quasi obligatoire, et les cas de postposition différents de ceux tolérés en FMod sont désormais rarissimes. Contrairement à ce qui s’observe pour d’autres changements dans la langue, il n’y a pas eu, ni pour l’expression ni pour la position du sujet, émergence à un moment donné d’une nouvelle structure et / ou disparition d’une ancienne : des débuts du français à aujourd’hui coexistent, d’une part sujets exprimés et sujets non exprimés, d’autre part sujets préverbaux et sujets postverbaux, et c’est la variante majoritaire ou au contraire la variante minoritaire qui s’est s’imposée, sans que ne disparaisse pour autant l’autre variante. Par ailleurs, très tôt les deux traits complémentaires « sujet exprimé (S) » vs. « sujet nonexprimé (S0) » d’une part, et l’ordre « sujet-verbe (SV) » vs. « verbe-sujet (VS) » d’autre part vont devenir des marqueurs grammaticaux servant à distinguer certains sous-types de proposition : injonctives (INJ), incises (INC) et interrogatives (INT) (x chap. 35). Ces deux évolutions, expression et position du sujet, ont connu des trajectoires et des rythmes différents, et elles seront examinées successivement. 34.1.1 L’expression du sujet La progression de l’expression du sujet, puis son obligation (à l’exception de quelques cas très limités), et parallèlement le recul et la quasi disparition de S0, ont été notés depuis très longtemps et de manière consensuelle comme une spécificité du français et d’un sousgroupe minoritaire de langues et dialectes au sein du groupe des langues romanes. Le tableau 1 ci-dessous donne un aperçu panoramique de cette évolution.
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Partie 6. Syntaxe
Textes Strasbourg (842) Eulalie (881) Passion (ca 1000) StLegier (ca 1000) StAlexis (ca 1050) Roland (ca 1100) Lapidaire (mi-12e) Eneas1 (ca 1155) BeroulTristan (fin 12e) TroyesYvain (1177-1181) CharteChièvres (1194) CharteTournai (1206) CharteArras (1224) Aucassin (fin 12e/déb. 13e) ClariConstantin. (ap. 1205) Graal (ca 1225) RenartDole (ca1228) LettreSarrasin (1249) BeaumanoirBeauv. (1283) JoinvilleMémoires (1309) MachautFortune (1341) Mesnagier (1393) Griseldis (1395) Manières (1396, 1399) QuinzeJoies (1400) GersonSermon (1402) PizanCité (1405) OrléansBallades (1415) Pathelin (1456-69) CentNouvelles (1456-67)
Sujets exprimés 83% (10/12) 53% (17/32) 47% (243/520) 43% (114/264) 48% (385/807) 51% (510/1000) 81% (595/735) 47% (474/1000) 55% (548/1000) 59% (590/1000) 90% (124/138) 91% (10/11) 95% (18/19) 65% (650/1000) 75% (748/1000) 79% (788/1000) 68% (682/1000) 78% (198/253) 88% (877/1000) 82% (817/1000) 63% (632/1000) 63% (634/1000) 56% (556/1000) 76% (761/1000) 79% (791/1000) 83% (622/752) 70% (708/1000) 62% (618/1000) 83% (827/1000) 78% (779/1000)
Expression de S : inférieure à 50%
Textes LouisXI-Lettres (1461-72) ArchierBaignollet (1468) Commynes (1490-1505) JehanParis (1494) VigneullesNouvelles (1515) CalvinLettres (1549) DuBellayDéfense (1549) RonsardMisères (1563) LéryBrésil (1578) MontaigneEssais (1592) BeroaldeParvenir (1616) SorelBerger (1627) DescartesDiscours (1637) RabutinLettres (1672-92) RacineAthalie (1691) RegnardLégataire (1708) MontesquieuLois (1755) RetifBretonnePaysan (1776) MirabeauLettres (1780) RobespierreDiscours(1793) ChateaubriandGénie (1803) MussetArticles (1832) FlaubertCorrespond. (1839) DuCampNil (1854) GoncourtJournal3 (1890) ClémenceauIni.Répar. (1899) VidalBlacheTableau (1908) AlainBeauxArts (1920) SartreLettres (1932/1951) PerecModeEmploi (1978)
Expression de S : de 50 et 90%
Sujets exprimés 68% (536/787) 81% (278/344) 78% (776/1000) 73% (734/1000) 75% (750/1000) 95% (950/1000) 90% (900/1000) 84% (485/580) 92% (922/1000) 92% (916/1000) 87% (875/1000) 95% (954/1000) 97% (970/1000) 98% (978/1000) 84% (840/1000) 92% (917/1000) 97% (975/1000) 95% (948/1000) 95% (951/1000) 96% (964/1000) 96% (962/1000) 94% (937/1000) 95% (946/1000) 92% (917/1000) 95% (950/1000) 96% (961/1000) 97% (967/1000) 95% (951/1000) 96% (957/1000) 94% (938/1000)
Expression de S : sup. à 90%
Mode de calcul : la fréquence des S exprimés est calculée sur l’ensemble des S, exprimés et non exprimés
Tableau 1 : Expression du sujet du 9e s. au 20e s. (les textes en italiques sont en vers)
La fréquence de sujets exprimés commence à progresser très tôt, par étapes. On voit apparaître un premier tournant au début du 13e s., accentué par le développement de la prose, l’expression du sujet passant de 47% dans Passion (vers l’an mil) à 79% moins de trois siècles plus tard. La relative disparité des chiffres durant cette période traduit l’influence de certains facteurs, tels que la forme des textes et le domaine dont ils relèvent, point développé en 34.1.1.1. Un second tournant se dessine au milieu du 16e s., la non-expression du sujet devenant marginale (inférieure à 10%, et souvent même à 5%, dans la plupart des textes). Ces deux étapes majeures permettent de délimiter trois phases dans l’évolution de l’expression du sujet, la première, des débuts du français à la fin du 14e s., volontairement large pour mettre en relief le tournant du début du 13e s., la seconde du début du 15e s. au milieu du
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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16e s., et la troisième enfin jusqu’à nos jours, périodes au sein desquelles seront mis en avant les changements les plus importants. 34.1.1.1 Des origines du français au début du 15e s. L’ancien français hérite du latin, langue qui n’exprimait que rarement le pronom personnel sujet, le paradigme étant d’ailleurs limité à cette époque aux formes de l’interlocution (ego, tu, nos, vos). Le latin possédait une morphologie verbale riche, qui permettait, à tous les temps, d’identifier la personne du verbe. Or on a pu observer dans de nombreuses langues la corrélation régulière, bien que non systématique, entre ces deux traits, une morphologie verbale riche et la possibilité de ne pas exprimer le sujet. En AF, les contextes de non-expression du sujet sont variés, mais presque tous requièrent que le référent soit facilement identifiable. Ainsi, comme en FMod, le sujet peut ne pas être exprimé dans une proposition juxtaposée ou coordonnée. Il peut aussi ne pas l’être dans une principale précédée d’une subordonnée à sujet exprimé (c’est la règle presque générale dans Roland par exemple), dès lors que l’agent des verbes est le même : Quant le vit Guenes, mist la main a l’espee (Roland, ca 1100, v. 443) ‘Quand Ganelon le vit, [il] mit la main à l’épée’
Il n’est pas nécessaire que le référent ait été mentionné dans le contexte précédent immédiat : il suffit qu’il soit « accessible » (personnage principal du passage, sujet locuteur…), pour que sa mention explicite ne soit pas requise : Endementres qu’il parloient einsi si entra laienz uns vaslez qui dist au roi : « Sire noveles vos aport mout merveilleuses. » (Graal, ca 1225, p. 5) ‘Pendant qu’ils parlaient ainsi, un valet entra, qui dit au roi « Seigneur, [je] vous apporte des nouvelles fort étonnantes ».’
Autre spécificité de la langue ancienne, aucune contrainte ne pèse sur l’orientation temporelle ou événementielle du verbe sans sujet exprimé vis-à-vis du verbe précédent : ci perc mon nom, tote ma glore, / mais ne morrai si sanz memore / qu’en ne parolt de moi toz tens. (Eneas1, ca 1155, v. 2053-2055) ‘[je] perds ici mon nom et toute ma gloire, mais [je] ne mourrai pas sans rester tellement dans les mémoires qu’on parlera de moi de tous temps.’
D’une manière générale, la non-expression du sujet dénote un contexte de continuité thématique. A l’inverse, l’expression du sujet signale généralement une discontinuité thématique (changement de référent, ou de temps, même si une discontinuité temporelle est compatible avec la non-expression, voir l’exemple ci-dessus) ou une opposition, ou une insistance particulière (voir Buridant 2000a : 424-433). Et quant il fut coronés, li baron requisent leur paiement ; et il dist qu’il paieroit molt volentiers chou qu’il porroit (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 56) ‘Et quand il fut couronné, les barons exigèrent leur paiement. Et il dit qu’il paierait bien volontiers ce qu’il pourrait’
On trouve cependant des sujets exprimés dans des situations de continuité thématique (ainsi dans les subordonnées complétive et relative de l’exemple ci-dessus : qu’il paieroit, qu’il pourroit), et cette tendance se développe à partir du 13e s., en particulier lorsqu’une subordonnée temporelle précède la principale. On observe de ce point de vue des variations d’un texte à l’autre, mais aussi au sein d’un même texte :
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Partie 6. Syntaxe Quant il ot son heaume lacié, / il a en son mis et drecié / un penon des armes le roi. (RenartDole, déb. 13e s., v. 2601-2604) ‘Quand il eut attaché son heaume, il a mis au sommet une bannière aux armes du roi.’ Quant il l’ot mis hors dou heaumier, / si l’essua d’une touaille. (RenartDole, v. 1676-1677) ‘Quant il eut sorti le heaume de son étui, [il] l’essuya avec un tissu.’
A l’inverse, le sujet peut ne pas être exprimé dans un contexte de discontinuité thématique, mais cela reste rare et se produit surtout avant le 13e s. : Dido la dame de Cartage / mar vit onques le suen ostage ; / il fist de li sa volenté ; / quant el l’ot piece sejorné, / si s’en torna o son navire, / et el s’ocist a grant martire. (Eneas1, v. 3309-3314) ‘L’hospitalité [de cet homme] a causé bien du malheur à Didon, la dame de Carthage ; il fit d’elle ce qu’il voulut ; quand elle l’eut hébergé quelque temps, il repartit avec son navire, et elle se donna la mort dans la souffrance.’ (le sujet de s’en torna est Enée, que Didon a ‘hébergé’ (séjorné))
L’expression du sujet commence à progresser très tôt (voir tableau 1). La non-expression domine jusqu’à la fin du 11e s. (à l’exception des deux premiers textes qui nous sont parvenus, les Serments de Strasbourg et la Séquence de Sainte Eulalie, dont la grande brièveté ne permet cependant pas de tirer de conclusions sur les pratiques de l’époque), mais à partir de Roland (1100) et jusqu’à la fin du 12e s., le rapport entre sujets exprimés et sujets non exprimés commence à évoluer. Durant cette période, le nombre de sujets exprimés est exceptionnellement élevé dans le Lapidaire (81%) au milieu du 12e s., et plus encore, un demisiècle plus tard, dans les chartes : cela s’explique à la fois par la forme des textes (prose), par leur domaine (didactique et juridique), et, pour certains, par leur brièveté, qui, dans le cas de référents multiples, ne favorise pas la continuité référentielle puisque tout nouveau référent doit être spécifié. Ces textes mis à part, l’inversion de tendance en faveur de l’expression du sujet devient globalement sensible dans les textes du dernier quart du 12e s., et se confirme durant le premier tiers du 13e s., moins rapidement en vers qu’en prose, jusqu’à concerner trois propositions sur quatre. L’étape suivante (14e-15e s.) indique toujours une forte différence entre les textes en vers (Griseldis) et les textes en prose, qui traverse toute la langue française jusqu’au FMod. Mais elle marque surtout une nouvelle progression de l’expression du sujet, qui, en prose, se situe désormais autour de 80%. Par ailleurs, tout au long de cette période, la proportion de S0 apparaissant dans des contextes de juxtaposition immédiate ou de coordination (en et, ni, ou, et, bien que rarement, mais) ne cesse de progresser : s’élevant à seulement 10% au milieu du 12e s., elle atteint 22% de l’ensemble des S0 dans TroyesYvain, 45% dans Queste, 58% dans JoinvilleMémoires, et 71% dans QuinzeJoies. En FMod, c’est presqu’exclusivement dans ce type de contexte (et dans les impératives) que l’on trouve désormais les sujets non exprimés. Les chiffres globaux du tableau 1 montrent que la syntaxe moderne du sujet commence à se mettre en place dès le 13e s., mais ils ne rendent pas compte de variations internes aux textes mêmes, ou entre textes, qui révèlent la pertinence de certains traits, qui agissent comme facteurs de variation de l’expression du sujet, et dont la prise en compte permet de mieux comprendre le phénomène et d’en percevoir les étapes. Ces traits sont les suivants : la forme (vers ou prose) du texte, son domaine ou son genre, le dialecte, dans une mesure cependant difficile à évaluer, la nature du sujet, le type et le sous-type de proposition, la nature transitive ou non du verbe – au moins dans la période la plus ancienne –, le contexte d’énonciation et la personne
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verbale, la position du verbe, et la présence de certains éléments en tête de proposition. Pour beaucoup, ces traits cessent d’être pertinents dès lors que l’expression du sujet atteint 75% ou 80%, soit à partir de la fin du 14e s. Il est probable que le registre joue un rôle important dès les états les plus anciens de la langue : ce facteur n’est cependant pas exploitable pour cette période, les textes qui nous sont parvenus étant tous d’un registre relativement soutenu, quel que soit leur domaine. Les données relevant d’un registre plus bas, et suffisamment importantes en taille pour être exploitées, ne sont disponibles qu’à partir du 17e s., époque à laquelle l’évolution de l’expression du sujet est en phase d’achèvement. a. La forme, le domaine et le genre des textes Le tableau 1 ci-dessus met en évidence le caractère précurseur, pour l’expression du sujet, des textes en prose par rapport à ceux en vers. Ainsi, au milieu du 12e s., la fréquence de sujets exprimés s’élève à 47% dans Eneas1 (vers) mais à 81% dans Lapidaire (prose) ; de même, au début du 13e s., cette même fréquence est de 68% dans RenartDole (vers) mais de 79% dans Graal (prose). C’est encore plus frappant si l’on considère les passages en vers et les passages en prose, dans un même texte, comme on peut le faire dans Aucassin : la fréquence d’expression du sujet atteint 67% en prose, contre 48% en vers. On peut faire l’hypothèse que le caractère pionnier de la prose est ancien. Il faut néanmoins rester prudent pour la période qui précède le 13e s., pour laquelle très peu de textes en prose sont disponibles, la plupart étant des traductions du latin (langue dans laquelle le sujet est rarement exprimé), ce qui peut avoir influencé la langue du traducteur. On constate ainsi que dans Quatre Livres des Rois, traduction en prose de la Bible datant de la fin du 12e s., la fréquence d’expression du sujet n’excède guère, voire pas, celle de textes en vers contemporains : 58%, contre 54% et 59% dans TroyesYvain et dans BeroulTristan, deux textes en vers. Le domaine, voire le genre, des textes semble aussi jouer un rôle dans la plus ou moins forte expression du sujet. Il est cependant malaisé de séparer ce facteur de celui de la forme des textes, les deux se recouvrant partiellement : si les textes littéraires sont en vers et en prose (au moins à partir du 13e s.), les textes non littéraires sont en revanche presque tous en prose. Ainsi la syntaxe « moderne » du Lapidaire, comparée à celle des textes contemporains, peut tenir à son caractère non littéraire, didactique, et / ou à sa forme, la prose, deux caractéristiques encore rares à l’époque. De même l’expression du sujet est assez fréquente dans les textes historiques, or tous sont en prose. Pour ces derrniers, il se peut en outre que la présence de multiples référents favorise l’expression explicite du sujet. C’est également le cas dans les chartes, textes juridiques en prose, dans lesquels la fréquence très élevée de sujets exprimés peut être due à la nécessité de lever toute ambiguïté référentielle (on peut à cet égard penser au développement, plus tardif, du déterminant ledit). L’influence des facteurs forme et domaine / genre semble encore active à la fin du 14e s. : Griseldis, texte de théâtre en vers, n’affiche que 56% de sujets exprimés, contre 65% et 76% dans Mesnagier et dans Manières, deux textes en prose non littéraires. Aussi bien l’écriture en prose que le caractère non littéraire des textes ont de toute évidence été des vecteurs de diffusion de l’expression du sujet, sans qu’il soit facile d’évaluer la part respective des deux, tant ces deux traits sont liés dans l’histoire du français. b. Le dialecte La variation diatopique ne semble guère affecter l’expression du sujet, même s’il est vrai que les données disponibles ne permettent pas d’en juger avec une grande exactitude.
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Partie 6. Syntaxe
L’examen de corpus de chartres laisse apparaître des variations, mais elles restent faibles, et variables selon les études menées. Ainsi, dans son étude des chartres françaises du 13e s., Dees et al. (1980) observent une proportion de sujets non exprimés plus élevée à l’ouest qu’à l’est, au moins dans les propositions principales introduites par un objet direct, un complément, un infinitif, un participe ou une subordonnée. Les chiffres sont plus diffus pour les subordonnées (envisagées dans les mêmes configurations que les principales). De son côté Schøsler (1984), qui a travaillé sur trois collections de chartres (2538 sujets exprimés ou non), observe que celles qui proviennent du nord ont le taux le plus bas de S0 (4,5%), celles de Paris le plus haut (13,4%), tandis que celles de la Sarthe se placent au milieu (7,6%). La prise en compte des paramètres proprement linguistiques permet d’affiner encore la progression différenciée des sujets exprimés. c. La nature du sujet : Sp progresse aux dépens de S0 La progression de l’expression du sujet ne donne pas lieu à une hausse de tous les types de sujets : elle se fait au profit des pronoms personnels. Trois sortes de sujet exprimé ont été distingués dans l’analyse : le sujet nominal (Snom : nom commun, nom propre), le sujet pronominal personnel (Spp : je, tu, il / ele…) ou impersonnel (Spm : il), les deux étant regroupés sous le label Sp, et les sujets « Autres » (S-autres), qui regroupent des types de sujets nettement moins fréquents (Sdem = pronom démonstratif : ce, cil, cist… ; Sind = pronom indéfini : nul, chascun, li uns, li altre, andui, tuit, li pluiseur, on avant qu’il n’acquière sa valeur moderne de pronom personnel ; Srel = pronom relatif : qui, que,… ; Spos = pronom possessif : li miens, … et Ssub = proposition subordonnée (complétive sujet)). Tout au long de la période considérée, les Snom et les S-autres ne présentent pas d’évolution nette. Ainsi, la fréquence des Snom sur l’ensemble des sujets oscille globalement selon les textes entre 13% et 32%, sans évolution notable. Elle est plus élevée dans deux des chartes du début du 13e s. (CharteTourtnai : 5 occurrences, 45% et CharteArras : 8 occ., 42%), mais cela s’explique par le caractère juridique de ces textes, où les protagonistes sont soigneusement identifiés et distingués. Quant aux S-autres, leur fréquence oscille entre 7% et 24% dans la majorité des textes, avec une même absence d’évolution notable. En revanche, les Sp et les S0 présentent des évolutions régulières, et inverses l’une de l’autre. Si l’on considère les textes de quelque ampleur, la fréquence des Sp passe de 11% au début du 11e s., à 26% à la fin du 12e s., puis oscille entre 30 et 40% au 13e s. et continue sa progression les deux siècles suivants, les sujets non exprimés reculant d’autant. Cette évolution inverse des Sp et des S0 n’est pas surprenante d’un point de vue cognitif ; on ne peut en effet avoir S0 que dans deux cas : lorsque le sujet est non référentiel (il pleut), et, cas le plus fréquent, lorsque le sujet est déjà « connu », et qu’il peut être facilement restitué ou réactivé sans ambiguïté par le destinataire. L’option alternative pour exprimer un sujet connu est le recours à un pronom anaphorique, c’est-à-dire dans la très grande majorité des cas à un pronom personnel (Spp) ; dans cet emploi, l’usage du démonstratif ou du possessif, ou même du nom propre, peuvent être débattus, car eux aussi peuvent faire fonction d’anaphore en particulier à travers une re-nomination, mais ils ne représentent qu’un très faible pourcentage des sujets, et en aucun cas ils ne sont assimilables à de purs anaphoriques. Le cas des sujets non référentiels est différent : seul un indice grammatical peut se substituer à S0, en l’occurrence il dit impersonnel. Par commodité, il est associé dans ce qui suit ici au pronom personnel, même si le statut cognitif n’est pas pertinent pour un impersonnel, la question de l’identification du référent ne se posant pas.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Si l’on ne prend en compte que les cas de « sujet connu / activable », c’est-à-dire soit S0 soit Sp, on obtient le Tableau 2, qui éclaire bien le processus de progression / régression concomitantes et complémentaires de Sp et de S0 : Textes (9e-déb. 13e s.) Strasbourg Eulalie Passion StLegier StAlexis Roland Lapidaire Eneas1 BeroulTristan TroyesYvain CharteChièvres CharteTournai CharteArras
Fréquence de S0 29% (2) 68% (15) 82% (248) 80% (150) 80% (422) 80% (490) 39% (140) 79% (526) 72% (452) 61% (410) 26% (14) 100% (1) 14% (1)
Fréquence de Sp 71% (5) 32% (7) 18% (55) 20% (38) 20% (105) 20% (122) 61% (219) 21% (140) 28% (176) 39% (262) 74% (40) 0% (0) 86% (6)
Textes (13e-fin 14e s.) ClariConstantinople Aucassin RenartDole Graal LettreSarrasin BeaumanoirBeauv. JoinvilleMémoires MachautFortune Mesnagier Griseldis Manières QuinzeJoies
Fréquence de S0 48% (252) 53% (350) 52% (318) 34% (212) 50% (55) 27% (123) 28% (183) 57% (368) 55% (366) 62% (444) 32% (239) 31% (209)
Fréquence de Sp 52% (273) 47% (310) 48% (294) 66% (412) 50% (55) 73% (332) 72% (471) 43% (278) 45% (300) 38% (272) 68% (508) 69% (465)
Tableau 2 : Distribution des sujets « connus » : Sp et S0
Aux 11e et 12e s., S0 domine (dans Roland sa fréquence s’élève encore à 80%), hormis dans le Lapidaire, au milieu du 12e s. et dans CharteChièvres et CharteTournai à la fin du 12e s., textes en prose dont la spécificité a déjà été soulignée. La bascule se fait dans le premier tiers du 13e s. Dans RenartDole, texte en vers, mais aussi dans Aucassin, texte mixte, Sp et S0 sont presque égaux, mais ce n’est pas le cas dans Graal, texte contemporain en prose, où le nombre de Sp atteint le double de celui de S0. Dès lors que, dans le cas d’un sujet connu, le choix de Sp est deux fois plus fréquent que celui de S0, c’est le signe qu’un phénomène de grammaticalisation est en cours. On peut donc dater de ce moment-là – premier tiers du 13e s. en prose – le début de la routinisation de l’expression du sujet pronominal auprès du verbe quand le sujet est actif, ou même simplement accessible ou réactivable (ce qui n’exclut pas que certains textes gardent encore des emplois « anciens »). L’exemple d’une longue phrase de Graal, à deux sujets alternés et opposés par le genre, donc non ambigus, est révélateur : elle ne compte pas un seul cas de S0. De tels passages sont désormais fréquents. Et neporquant as paroles que la reïne i aprist conut ele veraiement qu’il estoit filz de Lancelot et qu’il avoit esté engendrez en la fille le roi Pellés dom ele avoit mai[n]te foiz oï parler, et por ce que ele le velt oïr parler et savoir de sa bouche s’il onques puet estre li demande ele la verité de son pere, et il li respont qu’il ne set pas tresbien qui filz il fu. (Graal, ca 1225, p. 164c). ‘Et cependant aux paroles que la reine entendit alors, elle comprit avec certitude qu’il était le fils de Lancelot et qu’il avait été engendré dans la fille du roi Pellès dont elle avait bien des fois entendu parler ; et parce qu’elle veut entendre et savoir tout cela de sa bouche, si cela est possible, elle lui demande la vérité au sujet de son père, et il répond qu’il ne sait pas avec certitude de qui il est le fils.’
Toutefois, au milieu du 14e s., et encore à la fin de ce siècle, dans MachautFortune et dans Griseldis, tous deux en vers, la fréquence des Sp reste encore peu élevée (43% et 38%). Ces données confirment la persistance à cette époque d’une variation idiolectale forte, la syntaxe
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Partie 6. Syntaxe
assez conservatrice de ces textes étant en partie liée à leur forme (vers) et à leur genre (poésie, et texte théâtral, dans lequel les protagonistes sont immédiatement identifiables). Le cas de Mesnagier, texte en prose, est à part : la fréquence élevée des S0 (45%) s’explique non par une syntaxe conservatrice, mais par la présence importante (près de 170 occurrences) de verbes à l’impératif sans sujet exprimé. Le tableau 3 (ci-dessous) qui isole les déclaratives, permet de relativiser la fréquence des S0, dont la progression est variable selon le type de proposition. d. Les types et les sous-types de proposition Un point a été remarqué depuis très longtemps : la différence de comportement de sujet dans les propositions subordonnées et dans les propositions principales et indépendantes (abrégées « principales » lorsque la distinction entre les deux n’est pas pertinente), et plus spécifiquement, parmi ces dernières, dans les déclaratives, qui sont de loin les plus nombreuses (voir Foulet 31930, Franzen 1939, Price 1966, et plus récemment Adams 1987 et 1988, Dupuis 1989, Hirschbühler 1989 et 1990, et Vance 1997). En effet, dès les plus anciens textes, et jusque dans le dernier quart du 12e s., l’expression du sujet en général est majoritaire dans les propositions subordonnées alors qu’elle est au contraire minoritaire dans les propositions déclaratives, comme le montre le tableau 3 ci-dessous. Ainsi, exception faite des deux plus anciens textes (Strasbourg et Eulalie) et du Lapidaire, dont les spécificités ont déjà été soulignées (textes en prose et / ou brefs), ce n’est qu’à la fin du 12e s. que l’expression du sujet dans les déclaratives passe nettement la barre des 50%, alors que, tout au long des cinq siècles, les propositions subordonnées (StLegier mis à part) affichent un taux d’expression du sujet situé entre 60% et 96%, presque toujours plus élevé de 20% à plus de 30% que celui des déclaratives. Cette différence persistera au-delà du 14e s. Un examen détaillé de la répartition des différents types de sujet exprimés (Snom, Sp et S-autres) montre une proportion bien plus forte de pronoms personnels en subordonnée qu’en déclarative, l’écart ne commençant à se réduire qu’au 14e s. : c’est donc la présence accrue de Sp en subordonnée qui rend compte de la moindre présence de S0, la relation complémentaire entre ces deux types de sujets ayant déjà été soulignée. Les deux dernières colonnes du tableau 3 (qui affinent les données du tableau 2) montrent la proportion bien plus forte de Sp en subordonnée, au détriment des S0. Les autres types de sujet (S-autres) sont eux aussi souvent plus présents en subordonnée qu’en déclarative, ce qui est dû à la forte présence de pronoms relatifs sujets (qui) dans les propositions relatives. La différence reste cependant marginale en comparaison de celle qui touche les Sp. Quant aux Snom, leur fréquence est généralement un peu plus élevée en déclarative qu’en subordonnée, ce qui n’est guère étonnant lorsqu’il s’agit de propositions régissantes qui précèdent leur complétive ou leur relative, et qui constituent donc le lieu d’accueil privilégié des sujets nouveaux. Les propositions subordonnées apparaissent donc nettement en avance sur les propositions déclaratives en ce qui concerne l’expression du sujet connu par Sp. La position du sujet en subordonnée est également « moderne » : le sujet postposé y est rare (voir 34.1.2).
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ... Textes Strasbourg (842) Eulalie (881) Passion (ca1000) StLegier (ca1000) StAlexis (ca1050) Roland (1100) Lapidaire (mil. 12e) Eneas1 (ca 1155) BeroulTristan (fin 12e) TroyesYvain (1177-81) CharteChièvres (1194) CharteTournai (1206) CharteArras (1224) ClariConst. (ap.1205) Aucassin (fin 12e/ 13e) RenartDole (ca1228) Graal (1225) LettreSarrasin (1249) BeaumanoirB. (1283) JoinvilleMém. (1309) MachautFort.(1341) Menasgier (1393) Griseldis (1395) Manières (1396, 1399) QuinzeJoies (1400)
Fqce de S 83% 53% 47% 43% 48% 51% 81% 47% 55% 59% 90% 91% 95% 75% 65% 68% 79% 78% 88% 82% 63% 63% 56% 76% 79%
Expression de S : inférieure à 50%
Fqce de S en déclarative 67% (2/3) 50% (11/22) 43% (162/362) 42% (77/182) 41% (212/514) 51% (345/675) 74% (325/440) 38% (258/673) 44% (283/639) 44% (203/464) 89% (42/47) 100% (5/5) 100% (4/4) 52% (262/504) 47% (281/593) 61% (3255/535) 60% (300/497) 65% (82/127) 66% (183/278) 68% (286/419) 57% (228/400) 67% (225/334) 45% (193/428) 85% (332/391) 66% (283/426)
Fqce de S en subord. 89% (8/9) 60% (6/10) 60% (71/119) 48% (37/77) 65% (147/227) 67% (136/205) 92% (270/295) 69% (205/299) 74% (220/298) 78% (355/455) 90% (82/91) 83% (5/6) 93% (14/15) 96% (486/505) 90% (295/329) 86% (332/388) 96% (470/490) 94% (116/123) 96% (693/720) 96% (510/533) 69% (390/566) 85% (398/470) 70% (315/448) 85% (306/358) 90% (457/512)
Expression de S : entre 50 et 90%
Fqce de Sp en déclarative 67% (2/3) 27% (4/15) 16% (37/237) 15% (19/124) 11% (36/338) 16% (63/393) 55% (138/253) 13% (60/475) 16% (70/426) 19% (61/322) 55% (6/11) 24% (75/318) 31% (141/453) 36% (120/330) 37% (117/314) 33% (24/72) 44% (75/170) 54% (157/290) 40% (114/286) 43% (78/183) 31% (106/341) 81% (253/311) 55% (173/316)
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Fqce de Sp en subord. 75% (3/4) 43% (3/7) 27% (18/66) 33% (20/60) 42% (58/138) 41% (48/117) 74% (77/102) 47% (83/177) 54% (92/170) 64% (179/279) 79% (34/43) 0% (0/1) 86% (6/7) 92% (214/232) 79% (130/164) 74% (163/219) 93% (264/285) 82% (32/39) 91% (258/285) 93% (300/323) 48% (160/336) 76% (224/296) 52% (147/280) 78% (190/243) 82% (255/310)
Expression de S : sup. à 90%
Mode de calcul : la fréquence de S est calculée sur l’ensemble « S + S0 » et celle de Sp sur « Sp + S0 »
Tableau 3 : Expression de S et de Sp en propositions déclaratives et subordonnées du 9e s. à la fin du 14e s.
Différentes explications ont été avancées pour expliquer cette expression plus élevée des Sp en subordonnée. Foulet (31930 : § 459) suggère ainsi que cela est dû à ce que « les relatifs et les conjonctions qui ouvrent les dernières [les propositions subordonnées] n’entraînent pas la postposition, tandis que la proposition principale [= déclarative] débute volontiers par un régime ». Derrière cette explication réside le postulat que les sujets non exprimés correspondent le plus souvent à des pronoms personnels sujets « inversés » puis « omis », l’inversion du sujet se produisant fréquemment lorsqu’un complément ou un adverbe occupe la première position, du fait de la tendance du verbe à occuper la seconde position. Cette approche a été reprise dans le cadre de la grammaire générative (Adams 1987 et 1988, Vance 1997), qui considère que les sujets non exprimés sont un « effet du paramètre Verbe second (V2) » : les propositions subordonnées ne présentant pas une telle structure, contrairement aux déclaratives, elles n’ont pas de sujets non exprimés. Cette explication laisse cependant inexpliqués les cas, peu nombreux mais bien présents, de sujets non exprimés dans les subordonnées (voir Hirschbuhler 1992 et 1995). Certaines complétives, introduites par
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un verbe de parole ou de pensée, peuvent être considérées comme juxtaposées à la proposition régissante, a fortiori celles qui sont en parataxe, et équivalentes à des propositions déclaratives : Si grant doel ai ne puis muer nel pleigne (Roland, ca 1100, v. 834), ‘[j’] ai tant de douleur [que] [je] ne peux éviter de la montrer’
Mais ce n’est pas le cas pour les autres subordonnées. A ce jour, aucune explication ne rend pleinement compte de la situation asymétrique entre subordonnées et déclaratives. On peut noter une légère baisse des sujets exprimés en subordonnée à partir du 14e s. (sans même tenir compte de MachautFortune et Griseldis, deux textes en vers, conservateurs pour ce qui est de la syntaxe du sujet), qui se poursuivra au 15e s. (voir 34.1.1.2 cidessous). Elle ne met cependant nullement en cause, à ce stade, le caractère avancé de ce type de proposition au regard des déclaratives. A côté des déclaratives, on distingue traditionnellement quatre sous-types de propositions indépendantes / principales. Il s’agit des exclamatives, des interrogatives, des injonctives (au subjonctif et à l’impératif) et des incises. Leur syntaxe est développée dans le chapitre 35, et ne sont évoqués ci-dessous que les traits saillants concernant l’expression du sujet, dans la mesure où, parmi ces quatre types de proposition, des différences et des contrastes forts s’installent dès les plus anciens textes. Contrairement aux déclaratives, dans lesquelles la variation entre S0 et S exprimé durera encore plusieurs siècles, les quatre autres soustypes offrent, assez tôt, une syntaxe contrainte tant pour l’expression que pour la position du sujet. Les incises ont un sujet quasi-obligatoire dès les plus anciens textes. Les interrogatives ont de leur côté un taux d’expression du sujet qui évolue de façon singulière : très bas jusqu’au milieu du 12e s. (de 25% à 45%), il augmente ensuite très rapidement au point que le sujet devient quasi obligatoire au 13e s. Les exclamatives sont fort peu représentées dans les textes, absentes de bon nombre d’entre eux. Dans les quelques occurrences relevées, les sujets non exprimés prévalent jusqu’au 13e s. (StAlexis : 13/20 occ., RenartDole : 4/7). Dans les trois textes de la fin du 14e s., l’expression du sujet est au contraire systématique (mais il ne s’agit que d’une seule occurrence à chaque fois). Parmi les injonctives, les impératives affichent une non-expression du sujet quasi systématique dès les plus anciens textes. Ce n’est que très ponctuellement que le verbe peut être accompagné d’un sujet (apparemment toujours un pronom) et cette possibilité ne semble pas dépasser le début du 13e s : « E ! reis celeste, tu nus i fai venir ! » (StAlexis, ca 1050, v. 335) ‘« Eh ! Roi céleste, fais-nous y venir »’
Dans les injonctives au subjonctif, l’expression du sujet, loin d’être systématique, est néanmoins prévalente dès les plus anciens textes (Roland : 4/7 occ. ; Graal : 3/3 ; RenartDole : 10/10 ; JoinvilleMémoires : 44/45 ; MachautFortune : 6/12 ; Mesnagier : 12/21 ; Griseldis : 28/39 ; Manières : 28/34) : Ço dist li reis : « Gracïet en seit Deus ! » (Roland, v. 698) ‘Le roi dit : « Dieu en soit gracié ! »’
La position du sujet est également très marquée dans ces quatre sous-types (voir 34.1.2), les deux traits combinés, S0 et VS, caractérisant morpho-syntaxiquement ces propositions au sémantisme précis et limité. La non-expression du sujet, trait devenu assez vite régressif en français, a donc été utilisée très tôt comme un marqueur syntactico-sémantique distinctif, comme l’a été le trait de la postposition du sujet au verbe.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Concernant les propositions subordonnées, on distingue ici, en reprenant une même tradition grammaticale, les complétives, les relatives et les circonstancielles. Une comparaison entre ces trois sous-types de propositions montre que, de manière prépondérante, c’est dans les propositions relatives que l’expression du sujet est d’abord la plus répandue, y compris si l’on met à part les cas dans lesquels le pronom relatif, obligatoire sauf dans les cas de coordination, est sujet. Viennent ensuite, selon les textes, les propositions circonstancielles ou les complétives. Mais les écarts restent peu élevés, et ils valent surtout pour les textes les plus anciens : dès le début du 13e s., l’expression du sujet est quasiment généralisée dans l’ensemble des propositions subordonnées, puisqu’elle y atteint plus de 90%. Dans tous les types de subordonnées sont néanmoins attestées des occurrences de sujet non exprimé, hors contexte de coordination : je l’envoierai en tel tere et en tel païs que ja mais ne le verra de ses ex. (Aucassin, fin 12e s.déb. 13e s., IV, 5) ‘Je l’enverrai en telle terre et en tel pays que jamais [elle] ne le verra de ses yeux.’ Et distrent cil qui onques mes ne l’avoient veu que hautement avoit comenciee chevalerie. (Graal, ca 1225, p. 163a), ‘Et ceux qui ne l’avaient jamais vu auparavant dirent qu’ [il] avait dignement commencé ses exploits de chevalier.’ – Ha, ma tres douce dame, voire, / dites nos en, se vos volez, / par cele foi que me devez. (RenartDole, ca 1228, v. 1152-1154) ‘– Ha ma douce amie, dites-nous le, si vous le voulez, par cette foi que [vous] me devez.’
Dès les origines du français et jusqu’au début du moyen français (MF), l’expression du sujet se caractérise par des disparités de fréquence, plus ou moins fortes, selon le type et le soustype de proposition, et certaines de ces spécificités perdurent jusqu’au FMod. Mais il apparaît aussi que, jusqu’au 13e s., le sujet est plus fréquemment exprimé (tous types de propositions confondues) en l’absence de l’autre argument, l’objet direct, et en particulier en l’absence d’objet nominal. e. Présence de l’objet direct : hypothèse de l’ « argument préférentiel » Un facteur possible de variation de l’expression du sujet en très ancien et en ancien français est la présence d’un objet direct. Contrairement au latin, pendant toute la période la plus ancienne, l’expression de l’objet est quasi obligatoire (alors que celle du sujet est optionnelle), sauf dans quelques cas bien définis et au total fort réduits (voir 34.2). Deux études sur la syntaxe argumentale des plus anciens textes français (Passion, StLéger, StAlexis, Roland) ont montré qu’il y avait nettement moins de sujets exprimés lorsque le verbe avait un objet direct (Rouquier et Marchello-Nizia 2012 et 2013). Le tableau 4 confirme cette tendance sur l’ensemble de la période considérée.
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Textes Strasbourg (842) Eulalie (881) Passion (ca 1000) StLegier (ca 1000) StAlexis (ca 1050) Roland (ca 1100) Lapidaire (mi-12e) Eneas1 (ca 1155) BeroulTristan (fin 12e) TroyesYvain (1177-81) CharteChièvres (1194) CharteTournai (1206) CharteArras (1224) ClariConstant. (ap. 1205) Aucassin (fin 12e- déb 13e) RenartDole (ca 1228) Graal (ca 1225) LettreSarrasin (1249) JoinvilleMém. (1309) QuinzeJoies (1400)
Fqce S expr. 83% 53% 47% 42% 48% 51% 81% 47% 55% 59% 90% 91% 95% 74% 65% 68% 79% 78% 82% 79%
S + V transitif + O
S + V trans.+ Onom
S + V non-trans.
78% 58% 38% 30% 38% 40% 57% 42% 49% 37% 89% 100% 93% 71% 63% 61% 77% 75% 79% 78%
80% 69% 32% 28% 28% 25% 41% 29% 45% 36% 89% 100% 83% 63% 52% 60% 71% 72% 77% 79%
100% 38% 60% 45% 60% 67% 85% 56% 59% 66% 91% 83% 100% 76% 67% 76% 80% 80% 86% 81%
(7/9) (14/24) (122/317) (68/227) (166/443) (287/716) (292/507) (244/587) (256/517) (202/539) (76/85) (5/5) (13/14) (305/430) (451/716) (395/644) (456/590) (74/99) (460/583) (387/498)
(4/5) (9/13) (48/152) (27/96) (52/186) (109/402) (151/366) (78/273) (111/249) (79/219) (42/47) (4/4) (5/6) (118/186) (155/296) (189/314) (132/185) (33/46) (153/198) (139/175)
(2/2) (3/8) (121/202) (47/105) (219/364) (342/509) (302/354) (230/413) (294/500) (304/461) (48/53) (5/6) (5/5) (352/464) (559/838) (412/539) (447/556) (112/140) (357/417) (409/502)
Le grisé indique dans quel type de construction verbale la fréquence de S exprimés est la plus élevée Mode de calcul : pour chaque construction verbale la fréquence de S est calculée sur l’ensemble « S + S0 »
Tableau 4 : Fréquence de sujets exprimés en relation avec l’expression de l’objet
On constate que, sur toute la période, et de manière très marquée jusqu’à la fin du 12e s., la fréquence d’expression du sujet est plus basse lorsque le verbe a un objet, en particulier nominal (hormis dans Eulalie et dans CharteTournai, textes très brefs offrant très peu d’occurrences). Apparaît ainsi, dans les débuts du français, une tendance à la « monoactantialité » (ou « argument préférentiel » : Du Bois 2003) : de Passion à TroyesYvain, en présence d’un objet nominal, le sujet n’est exprimé qu’entre 25% et 45% des cas, alors qu’il l’est entre 45% et 85% avec un verbe intransitif. A époque très ancienne, la présence d’un verbe transitif avec objet nominal apparaît donc comme un facteur plutôt conservateur, freinant l’expansion du sujet. Mais au début du 13e s., au moins dans les extraits analysés ici, avec la progression forte de l’expression du sujet et sa quasi systématisation dans certaines propositions, cette tendance régresse, même si on en trouve des traces jusqu’à la fin du 14e s. Outre le type de proposition et la présence ou non d’un objet nominal, la personne du pronom et le mode d’énonciation s’avèrent être des facteurs pertinents pour ce qui concerne l’expression du sujet. f. La personne du pronom, et le mode d’énonciation (récit / discours direct) i. La personne du pronom C’est par un usage croissant du pronom personnel sujet que l’expression du sujet progresse en AF. Cette évolution se produit cependant de façon inégale selon les personnes verbales,
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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comme le révèle l’observation dans le corpus des modalités d’expression par un Sp ou par un S0 de chacune des personnes verbales. Sans nier les disparités qui apparaissent entre textes, on constate que, dès les plus anciens écrits, en déclarative, la fréquence d’expression par un Spp de la personne 3 (P3), singulier ou pluriel, est presque toujours (StAlexis fait exception) inférieure à celles des personnes 1 et 4, et parfois 5 (les occurrences de seconde personne singulier sont trop peu nombreuses pour être représentatives) : StAlexis : 24% (P3) vs. 17% (P1), 2% (P4) ; Roland : 16% (P3) vs. 34% (P1, P2 et P4) ; Eneas1 : 22% (P3) vs. 24% (P1), 25% (P4) et 31% (P5) ; BeroulTristan : 25% (P3) vs. 41% (P1) ; TroyesYvain : 39% (P3) vs. 51% (P1), 40% (P4) et 35% (P5) ; RenartDole : 52% (P3) vs. 57% (P1), 53% (P4) et 22% (P5) ; ClariConstantinople : 44% (P3) vs. 82% (P1) ; Graal : 60% (P3) vs. 80% (P1), 77% (P4) et 72% (P5) ; JoinvilleMémoires : 70% (P3) vs. 80% (P1), 85% (P4) et 56% (P5) ; Manières : 62% (P3) vs. 94% (P1), 65% (P4) et 82% (P5) ; QuinzeJoies : 64% (P3) vs. 83% (P1), 80% (P4) et 64% (P5). Dès le début du 13e s., à de rares exceptions près (RenartDole), la fréquence d’expression du pronom de 1ère personne oscille fréquemment entre 70% et 80%, alors qu’il faut attendre jusqu’au début du 14e s. pour que l’expression de P3 par un pronom devienne systématiquement majoritaire. Les données du corpus mettent par ailleurs en évidence le développement plus lent de l’expression de l’impersonnel par le pronom il. Les deux premières attestations se trouvent dans StAlexis : Quant li jurz passet ed il fut anuitét, / Ço dist li pedres […] (StAlexis, ca 1050, v. 51-52) ‘Quand le jour fut passé et qu’il fit nuit, le père dit […]’,
mais elles sont loin derrière les 29 occurrences de construction impersonnelle sans sujet exprimé. Le développement du pronom impersonnel restera à la traîne des autres pronoms, y compris de 3e personne, jusqu’à la fin du 12e s., moment à partir duquel sa fréquence d’expression talonne celle du pronom de 3e personne, voire la dépasse, comme dans Graal : StAlexis : 7% ; Roland : 5% ; Eneas1 : 14% ; BeroulTristan : 6% ; TroyesYvain : 38% ; ClariConstantinople : 39% ; RenartDole : 48% ; Graal : 75% ; JoinvilleMémoires : 63% ; Manières : 70% ; QuinzeJoies : 65%. Il ressort de ces données que la première personne, et dans une moindre mesure les personnes 4 et 5, ont joué un rôle pionnier, voire moteur, dans la progression de l’expression du pronom sujet. Il n’est cependant pas certain que ce soit la personne seule, en tant que telle, qui ait été déterminante. ii. Le mode d’énonciation Les personnes le plus fréquemment exprimées par un pronom personnel, P1, P4, P5, apparaissent très majoritairement en discours direct : on peut dès lors faire l’hypothèse que leur expression accrue est liée à la spécificité de l’ « oral représenté » (Marchello-Nizia 2012), c’est-à-dire à un fait linguistico-stylistique selon lequel le discours direct (DD) inséré en récit tend à imiter l’oral réel contemporain, que l’on sait souvent précurseur (x chap. 37), et de ce fait offre une grammaire un peu différente de celle du récit, laissant à cette occasion entrevoir
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Partie 6. Syntaxe
des évolutions en cours qui n’apparaissaient pas encore dans ce dernier. Les personnes 1, 2, 4 et 5 étant presque uniquement réservées au DD, il convient de comparer les fréquences d’expression des pronoms impersonnels et personnels de 3e personne (singulier et pluriel), qui, eux, sont employés dans les deux modalités de discours, récit et DD.
Passion StAlexis Roland Eneas1 BeroulTristan TroyesYvain ClariConst. RenartDole Aucassin Graal Manières QuinzeJoies
P1 Discours 35% (8/23) 17% (15/89) 34% (45/132) 24% (13/54) 41% (47/115) 51% (39/77) 82% (14/17) 57% (54/95) 71% (77/108) 83% (74/89) 94% (148/158) 82% (103/124)
P3 Discours 13% (3/23) 40% (10/25) 24% (29/120) 39% (24/62) 41% (41/100) 47% (41/88) 60% (5/9) 53% (46/86) 55% (33/60) 81% (48/59) 66% (63/80) 81% (57/70)
Récit 17% 23% 11% 21% 19% 37% 44% 51% 34% 56% 58% 60%
(39/232) (72/311) (19/175) (95/448) (48/255) (135/362) (158/362) (149/290) (119/348) (185/330) (38/66) (177/297)
Impersonnel Discours 10% (1/10) 10% (2/20) 24% (4/17) 5% (1/19) 47% (8/17) 60% (3/5) 45% (9/20) 50% (8/16) 81% (30/37) 71% (52/73) 67% (24/36)
Récit 5% (1/19) 0% (0/21) 10% (4/41) 0% (0/11) 30% (7/23) 37% (15/39) 55% (15/28) 22% (2/9) 67% (16/24) 62% (5/8) 59% (27/46)
Le grisé indique pour P3 et Impersonnel la fréquence la plus élevée de sujets exprimés (en DD ou en récit)
Tableau 5 : Fréquence de l’expression de P1, P3, Impersonnel par le pronom (imp-)personnel selon le mode d’énonciation (pour chaque personne la fréquence est calculée sur « S0+Sp »)
Le tableau 5 montre que, très majoritairement, le pronom de 3e personne et l’impersonnel sont plus exprimés en DD, c’est-à-dire en situation d’oral représenté, qu’en récit. Le mode d’énonciation apparaît donc comme un facteur décisif. Comme c’est souvent le cas, l’oral représenté porte les traces de phénomènes novateurs, de changements qui se développent dans la langue parlée contemporaine. Le tableau met aussi en évidence que, en DD, la première personne (et bien souvent aussi les personnes 4 et 5) est souvent plus exprimée que la 3e personne et l’impersonnel. Irrégulière dans les premiers textes, cette tendance s’affirme durablement à partir du début du 13e s. Les différences d’expression du pronom observées selon la personne et selon le mode d’énonciation valent en premier lieu pour les propositions déclaratives. Les différences s’estompent en effet nettement dès lors que l’on considère les seules propositions subordonnées, les fréquences d’expression de P1 et de P3 étant fort proches dans la plupart des textes. g. La position du verbe C’est avec un verbe en seconde position (position la plus fréquente : voir 34.4) que les sujets non exprimés sont les plus nombreux, mais ils ne sont cependant pas rares avec un verbe en première position (V1). Dès les origines, S0 apparaît ainsi dans des propositions juxtaposées ou coordonnées, mais cette configuration, qui va croître jusqu’à devenir prépondérante en FMod, reste encore marginale. D’autres configurations sont en revanche attestées, presqu’exclusivement en vers, au moins pour les déclaratives, dans lesquelles, à partir du 13e s., le verbe est souvent nié. A quelques exceptions près, elles vont progressivement disparaître. An ta terre volons remaindre, / ne te porras ja de nos plaindre / que te forfaçons de noiant (Eneas1, ca 1155, v. 3207-3209)
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‘[Nous] voulons rester en ta terre, [tu] ne pourras jamais te plaindre que [nous] te faisons en rien du tort’
Les verbes en troisième position, voire dans une position plus reculée, peuvent aussi ne pas avoir de sujet exprimé : Mes onques escu n’i volt prendre por chose que l’en li vousist fere (Graal, ca 1225, p. 163a) ‘Mais jamais [il] ne voulut y prendre un écu, quoi qu’on voulût lui faire faire’
Dans les subordonnées, tout au long de la période considérée, les verbes sans sujet exprimé peuvent occuper la seconde position mais aussi suivre directement le mot subordonnant, en vers comme en prose (voir Hirschbühler et Junker 1988), dans les circonstancielles : s’avons ja mes de repos rien, / molt nos plaira auques de bien (Eneas1, v. 335-336) ‘si [nous] trouvons jamais quelque repos, [cela] nous plaira grandement’ et quant est en icelle fosse, il tournye savoir se il trouvera maniere de issir (QuinzeJoies, 1400, p. 2) ‘et quand [il] est en cette fosse, il tournoie pour savoir s’il trouvera moyen de sortir’
comme dans les complétives, en particulier lorsque la proposition dépend d’un verbe de parole ou de croyance : Fortment sun il espaventat, / il li non credent que aia carn (Passion, ca 1000, v. 437-438) ‘ils sont grandement épouvantés, ils ne croient pas que [il] ait chair (= que ce soit un homme en chair et en os)’ et avoit letres seur lui escrites qui disoient que juroit que ja li Sarrasin n’aroient triwes de lui (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 86) ‘et [il] avait des lettres écrites sur lui, qui disaient qu’[il] jurait que jamais les Sarrasins n’auraient trêve de sa part’
ou dans les relatives (dans lesquelles le pronom relatif objet ou complément peut cependant être considéré comme occupant la première position de la proposition) : Dex ! je ne sai que doie faire, / Ou de l’ocire ou du retraire (BeroulTristan, fin 12e s., v. 20032004) ‘Dieu, je ne sais ce que [je] dois faire, ou de tuer, ou de me retirer’ Or avendra que aprés l’excommuniement il sera engregié, dont convendra a la dame demourer a l’oustel (QuinzeJoies, p. 12) ‘Il adviendra alors que, après l’excommunication, il sera frappé d’une aggrave, d’où [il] conviendra à la dame de rester à la maison.’
Le verbe sans sujet exprimé peut aussi occuper une place plus reculée, en tout type de subordonnée : et est si estroictement tenu que jamés pour nulles prieres ne avoir ne peut saillir (QuinzeJoies, p. 1) ‘Et [il] est tenu si étroitement que jamais, par aucune prière ou cadeau [il] ne peut sortir’
Un examen attentif des données montre que les sujets non exprimés, quel que soit le type de proposition, ne sont pas liés à une position spécifique du verbe. Celle-ci n’est donc pas, en soi, un facteur favorable ou défavorable à l’expression du sujet. h. Les éléments initiaux Alors que certains éléments initiaux, durant toute cette période, semblent associés de manière privilégiée à telle ou telle position du sujet (voir 34.1.2 et 34.6), aucun ne semble
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Partie 6. Syntaxe
exclure, ou au contraire imposer, un sujet exprimé. Certes, les sujets non exprimés se rencontrent fréquemment avec des éléments qui dénotent une forme de continuité et / ou d’enchaînement, typiquement des adverbes ou conjonctions : et, lors, si, puis, adoncques… mais aussi avec des circonstants ou des arguments du verbe, la fréquence de ces derniers reculant au fil du temps, du fait que, assez tôt, ces éléments tendent à occuper une position postverbale. La question des éléments initiaux est reprise en 34.6. Il convient néanmoins de mentionner ici un adverbe particulier, si connecteur initial de déclarative ou d’injonctive, fort présent tout au long de la période médiévale, et qui commence à se raréfier au 16e s., avant de disparaître totalement au cours du 17e s. Pour résumer à grands traits le fonctionnement de l’adverbe (voir Marchello-Nizia 1985a pour une analyse détaillée), si, lorsqu’il est adverbe de phrase, revêt deux valeurs majeures, l’une de continuité (ou de conformité), difficile à traduire explicitement, l’autre d’opposition ou de rupture, la seconde étant moins fréquente dans les textes les plus anciens. Lorsqu’il dénote la continuité du propos, si est le plus souvent suivi de S0. Cet emploi est très fréquent après une subordonnée temporelle : Et quant li rois voit ces letres si dist a Lancelot :[…] (Graal, p. 161a) ‘et quand le roi voit ces lettres, il dit à Lancelot : […]’
Lorsqu’il dénote une valeur de contraste, l’adverbe si est au contraire suivi d’une séquence « Verbe-Sujet », le sujet étant souvent un pronom personnel (voir 34.1.2). Le début du 13e s. marque un tournant majeur dans l’expression du sujet. Celle-ci connaît une hausse notable dans la seconde moitié du 12e s., mais c’est à la fin de ce siècle et au début du 13es., en particulier en prose, que l’expression du sujet sous sa forme pronominale commence à se routiniser, différents contextes ayant favorisé cette évolution : non seulement la prose et le caractètre non littéraire des textes, mais aussi, sur un autre plan, les subordonnées, le discours direct, la 1ère personne, et les constructions mono-actancielles. 34.1.1.2 Du 15e s. au milieu du 16e s. Le tableau ci-dessous, qui prolonge chronologiquement le tableau 3 ci-dessus, donne un premier aperçu de l’évolution sur la période considérée. Textes GersonSermon (1402) PizanCité (1404-1405) OrléansBallades (1415) Pathelin (1456-1469) CentNouvelles (1456-67) LouisXI-Lettres (1461-72) ArchierBaignollet (1468) Commyn.Mém. (1490-1505) JehanParis (1494) VigneullesNouvel. (1515)
Fqce de S 83% 70% 62% 85% 78% 68% 81% 78% 73% 75%
Expression de S : inférieure à 50%
Fqce de S en déclarative 72% (240/331) 57% (190/336) 62% (296/474) 89% (402/453) 64% (234/365) 68% (166/244) 87% (162/186) 64% (297/469) 59% (250/424) 57% (260/458)
Fqce de S en subord. 95% (342/361) 83% (497/599) 65% (290/448) 93% (242/260) 87% (508/581) 75% (362/483) 90% (87/97) 91% (482/531) 87% (423/488) 92% (423/460)
Expression de S : entre 50 et 90%
Fqce de Sp en déclarative 57% (122/214) 31% (65/211) 49% (170/348) 86% (309/360) 50% (133/264) 64% (133/207) 83% (118/142) 32% (81/253) 42% (124/298) 42% (146/344)
Fqce de Sp en subord. 88% (142/161) 63% (177/279) 52% (172/330) 90% (163/181) 77% (240/313) 64% (214/335) 82% (46/56) 79% (182/231) 74% (182/247) 87% (252/289)
Expression de S : sup. à 90%
Mode de calcul : la fréquence de S est calculée sur l’ensemble ‘S + S0’ et celle de Sp sur ‘Sp + S0’
Tableau 6 : Expression de S et de Sp en propositions déclaratives et subordonnées du début du 15e au milieu du 16e s.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Le tableau 6 met en évidence deux traits majeurs. Le premier est l’absence de progression notable et régulière des sujets exprimés au sein de la période considérée. Cela s’observe pour l’expression globale du sujet, toutes propositions confondues (colonne 2), qui oscille entre 70% et 85% (deux textes affichant même des fréquences inférieures à 70%). Cela est vrai également si l’on distingue les propositions déclaratives et les subordonnées (colonnes 3 et 4). Cela vaut enfin si l’on considère plus spécifiquement les pronoms personnels (colonnes 5 et 6). Il existe en outre une forte variation entre textes, y compris contemporains. Cette variation dépasse les oppositions vers / prose et domaines littéraires / non littéraires qui prévalaient précédemment. La fréquence des sujets exprimés n’est ainsi pas systématiquement moins élevée dans les textes en vers : c’est surtout en poésie, au milieu du 15e s. (Orléans Ballades) qu’elle reste basse. Un demi-siècle plus tard, dans Pathelin et ArchierBagnollet, textes littéraires théâtraux en vers, écrits sous forme d’un monologue ou de dialogues au ton satirique ou comique, la fréquence de sujets exprimés est identique, voire supérieure, à celle des textes en prose contemporains : plus que le vers en général, c’est la poésie en particulier, qui accueille désormais les constructions conservatrices. Mais le corpus révèle aussi, de manière assez inattendue, qu’au début du 15e s. la non-expression du sujet peut être encore fréquente dans certains textes en prose non littéraires. Ainsi dans PizanCité, texte didactique en prose, la fréquence globale d’expression du sujet reste peu élevée. Cette variation quelque peu désordonnée peut être interprétée comme le signe que, bien qu’en régression depuis le 13e s., la non-expression demeure un possible en langue, que les auteurs investissent diversement, en partie à des fins stylistiques. L’autre point remarquable concerne l’expression du sujet en subordonnée. Depuis les plus anciens textes, le sujet y est plus fréquent qu’en déclarative (voir Tableau 3 ci-dessus). Or, entre le début du 15e s. et le milieu du 16e s., l’expression du pronom tend au contraire à reculer dans ces propositions (mouvement déjà perceptible dans les dernières décennies du 14e s.). Ce mouvement conduit, dans certains textes, à un rapprochement, voire à une légère inversion, des fréquences d’expression dans les subordonnées et dans les déclaratives (colonnes 5 et 6 du tableau 6). La prise en compte de la personne verbale permet d’éclairer ce phénomène. La section précédente a montré que l’expression du pronom sujet avait, jusqu’à la fin du 13e s., progressé différemment selon les personnes verbales, P1 ayant très tôt été davantage exprimé par un pronom que P3 et que l’impersonnel. Au 15e s. des différences persistent, mais elles ne sont plus systématiques, la fréquence d’expression de P3 et de l’impersonnel rattrappant parfois celle de P1. Le phénomène est surtout perceptible en déclarative, les écarts dans les subordonnées restant moindres. En revanche, fait assez étonnant, l’expression de P4 et de P5 tend à reculer, en particulier en subordonnée. Ainsi, au milieu du 15e s., S0 est présent dans 50% des cas dans CentNouvelles et dans 56% des cas dans LouisXILettres, et à la fin du 15e s., dans JehanParis, la fréquence de S0 pour P5, toujours en subordonnée, s’élève encore à 29% (et elle atteint 56% en déclarative) : Entretenez vous aussi, dit il, et gardez la promesse que m’avez faicte. (CentNouvelles, 14561467, p. 577) et à ceste cause nous a requiz que sur ce vous voulsissons escripre en sa faveur. (LouisXI Lettre234, ca 1467, p. 208) « Mon trescher seigneur, je vous prie que aux heraulx donnez bonne responce » (JehanParis, 1494, p. 46)
Le recul de l’expression du pronom sujet pour les personnes 4 et 5 en subordonnée (qui ne durera pas, même si S0 est toléré jusqu’au 17e s.) est triplement inattendu : d’une part, il va
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Partie 6. Syntaxe
à l’encontre du mouvement général de progression de l’expression du pronom sujet ; d’autre part il se produit prioritairement en subordonnée, c’est-à-dire dans le type de proposition qui tendait jusqu’ici à neutraliser les différences observables en déclarative entre personnes ; enfin, il affecte précisément les personnes pour lesquelles l’expression du pronom sujet était déjà bien ancrée. Il semble peu probable que la morphologie verbale riche, et donc discriminante, des personnes 4 et 5 ait joué un rôle : on s’expliquerait mal pourquoi ce facteur n’aurait pas contré plus tôt, au 13e s., la tendance accrue à exprimer le pronom. Ce mouvement est d’autant plus surprenant que les personnes 4 et 5 se rencontrent très majoritairement en situation de discours. Or le rôle que joue le contexte d’énonciation dans la progression du pronom sujet (voir 34.1.1.1.f.ii., Tableau 5) se maintient tout au long de la période considérée : les pronoms sujets sont plus exprimés en discours direct (DD) qu’en récit. Ainsi, encore à la fin du 15e s., dans JehanParis, les écarts sont très marqués : P3 est exprimé par un Sp dans seulement 21% des cas en récit, contre 88% en DD, et aucun pronom impersonnel n’apparaît en récit (7 S0) tandis qu’on en trouve 8 en DD (mais aucun S0). La progression de l’expression du sujet est peu importante jusqu’au début du 16e s., mais les contextes linguistiques dans lesquels le sujet peut ne pas être exprimé se restreignent, le mouvement s’étant amorcé dès le siècle précédent. Les contextes de coordination ou de juxtaposition, avec coréférence entre le S0 et le sujet précédemment exprimé, occupent ainsi une place croissante. Dans les subordonnées, ils sont désormais majoritaires dans la plupart des textes, accueillant deux tiers des S0 dans PizanCité (1404) et dans CentNouvelles un demi-siècle plus tard (mais seulement un tiers dans OrléansBallades (1415), texte poétique en vers). En dehors de ces contextes, S0 reste possible avec toutes les personnes (les impersonnels et P4 / P5 étant les plus fréquents) : Et quant bleciee la vit il la blasma et dist […] (PizanCité, 1404, p. 334 v°) Je m’en voys presentement à Bayonne, et si tost que aré fait avec le roy de Castelle […], je m’en pence aller tout de tiré à Lyon (LouisXILettre223, ca 1460, p. 102), et n’y avoit homme, si l’eust congneu et il l’eust veu en cest estat, qui s’en sceust tenir de rire (VigneullesNouvelles, 1515, p. 89).
Ce dernier exemple est intéressant dans la mesure où il inverse le système attendu : en structure coordonnée le premier verbe est sans sujet exprimé (eust congneu), le second (il l’eust veu) est avec sujet, ce qui illustre la relative liberté qui règne encore. C’est en déclarative que les sujets non exprimés restent les plus nombreux, et leurs contextes les plus diversifiés, bien que l’éventail de ceux-ci se réduise. La prise en compte des contextes de coordination permet de relativiser les chiffres du tableau 6. Ainsi, dans Pathelin, au milieu du 15e s., la fréquence de S0 est bien inférieure (de plus de la moitié) à celles des trois textes les plus tardifs, mais les contextes de coordination ne représentent cependant que 24% des occurrences, contre 41% dans JehanParis, et respectivement 75% et 85% dans CommynesMémoires et VigneullesNouvelles : la non-expression du sujet est moins fréquente dans Pathelin, mais elle y est plus conservatrice. Les contextes de coordination ne correspondent cependant pas tous aux configurations modernes, le verbe sans sujet exprimé pouvant être coordonné à un verbe lui-même sans sujet exprimé, et la mention explicite du référent éloignée. Les exemples de ce type se raréfient néanmoins au fil du temps : Par quoy ung jour s’enferma en son eglise et avec ung marteau de masson fist ung trou on mur du cueur d’icelle eglise (VigneullesNouvelles, p. 84)
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Le plus souvent le référent de S0 est le même que celui du sujet précédent (exprimé ou non), mais il arrive qu’il en diffère, le sujet précédent étant alors souvent non référentiel, ou correspondant à une personne de l’interlocution : « il ne se fault pas mocquer des gens en leur absence, et ne croy point qu’il ne soit ung sage homme … » (JehanParis, 1494, p. 47)
Par ailleurs, comme déjà au 14e s., apparaît souvent en tête des déclaratives sans sujet exprimé un adverbe qui ponctue la narration, tout en dénotant une forme de continuité thématique : lors, alors, adont, atant,…, en particulier après la clôture d’un passage au discours direct (de tels adverbes apparaissent aussi avec un sujet exprimé) : « et demain au matin, le trouverez prest . » Atant prindrent congié du roy et luy dirent […] (JehanParis, p. 50) « Je la vous monstreray », dit-il. Lors la fist despoiller de son jaserant et du surplus de ses habillemens jusques a la belle chemise (CentNouvelles, 1456-1467, p. 280)
Parmi ces adverbes, si continue d’occuper une place privilégiée, en particulier dans les textes littéraires narratifs en prose du 15e s. (il s’imposait déjà à la fin du 14e s. dans QuinzeJoies) : les déclaratives qui débutent par si représentent 21% des déclaratives avec un S0 non coordonnées dans GersonSermon, 35% dans CentNouvelles, 66% dans JehanParis et 25% dans VigneullesNouvelles. Dans CommynesMémoires, l’usage de l’adverbe, en cette position et avec cette valeur, est en revanche extrêmement rare. elles ont en soy parties grandes et petites, et sont muables ; et si convient que Dieu soit tout parfait et immuable et sans parties. Pourquoy sans parties ? (GersonSermon, 1402, p. 156) Il est vray que le curé de nostre vile est trespassé ; si vien vers vous pour, par vostre bon moien, parvenir a son benefice. (CentNouvelles, p. 286)
L’adverbe si apparait aussi, moins fréquemment, et dans certains textes seulement, avec une valeur de confirmation, ainsi dans Pathelin (voir 34.1.3.2) : j’ay veu la Mort qui le vient poindre, / au mains, ou il le contrefait. / Et si a ! Il les print de fait / et les mist dessoubz son esselle. (Pathelin, 1456-1469, v. 780-783)
En dehors des cas recensés ci-dessus, il reste, dans tous les textes, mais dans des proportions variables, des constructions à sujet non exprimé qui ne dépasseront pas le 17e s. La plupart des textes offre ainsi des exemples avec un objet ou un attribut en tête : Et ung grant panon de bissac / Voulentiers portoit sur sa teste. (ArchierBaignollet, 1468, v. 168) Or pour retourner à nostre curé, il s’estoit enquesté de tous coustez aprés ses vaiches, mais nulles nouvelles n’en avoit. (VigneullesNouvelles, 1515, p. 81).
Dans les principales autres que déclaratives, les tendances observées jusqu’à la fin du 14e s. se maintiennent, voire s’accentuent : l’expression du sujet, acquise en incise depuis plusieurs siècles, se systématise en interrogative où, depuis le 13e s., elle était déjà très fréquente. Dans le corpus examiné, les seules attestations d’interrogatives sans sujet exprimé se trouvent dans GersonSermon et dans ArchierBaignollet, et il est exceptionnel que le S0 ne corresponde pas à un sujet impersonnel : « Et comment ? Il ne cessera / Meshuy de me persecuter ? / Et si ne me veult escouter ? » (ArchierBaignollet, 1468, v. 227-229)
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L’expression du sujet se généralise aussi dans les injonctives au subjonctif. Plusieurs textes n’offrent pas d’exemples de sujet non exprimé, et les rares occurrences rencontrées correspondent le plus souvent à des tournures impersonnelles (a), les autres cas devenant exceptionnels (b) : (a) « Ne te chaille , non, ma femme, encor Dieu nous aidera » (VigneullesNouvelles, p. 80) (b) Se tost recueillent ! (ArchierBagnollet, v. 11) ‘[qu’ils] se recueillent rapidement !’
La période 1400-1540 se caractérise donc par une relative stabilité quantitative en ce qui concerne la progression des sujets exprimés, associée à une relative variation entre textes. Il se produit même, de manière assez étonnante, une hausse de la non-expression du sujet dans les subordonnées, qui va à l’encontre du mouvement général. Toutefois, si les sujets non exprimés reculent peu, les structures qui les accueillent se modifient : les contextes de coordination avec un même référent que celui du prédicat précédent occupent une place croissante, de même que, dans les textes narratifs en prose, les structures débutant par ce que l’on peut qualifier d’adverbe de liaison, en particulier si. Reste néanmoins, dans tous les textes (dans des proportions variables), y compris ceux qui n’offrent plus qu’une faible fréquence de S0, des structures sans sujet exprimé qui disparaîtront dans la période suivante. 34.1.1.3 Du milieu du 16e s. à nos jours Les chiffres du tableau 1 ont montré qu’à partir du milieu du 16e s. l’expression du sujet passe la barre des 90%. Les sujets exprimés sont ainsi aussi nombreux dans CalvinLettres (95%) en 1549 que dans VidalBlacheTableau (97%) et dans SartreLettres (96%) au début et au milieu du 20e s., et l’amplitude de variation entre les textes est désormais faible (MontaigneEssais, 1592 : 92% ; DescartesDiscours, 1637 : 97%). Mais la proximité des chiffres ne signifie pas que la situation moderne est acquise : jusqu’à la fin du 17e s., les sujets non exprimés apparaissent encore dans des contextes que le FMod n’accepte plus, et qui disparaîtront pour la plupart au siècle suivant. Dès le milieu du 16e s., les sujets non exprimés en proposition non coordonnée sont globalement très rares, absents de certains textes : Deux autres qu’ils nomment Ouara et Acaraouassou presque de mesme grandeur que le precedent mais meilleurs : voire diray que l’Ouara n’est pas moins delicat que nostre Truite. (LéryBrésil, 1578, p. 234) Des paysans viennent de m’advertir en haste qu’ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy un homme meurtry de cent coups […]. Disent qu’ils n’ont osé l’approcher (MontaigneEssais, 1592, p. 1070)
Ils résistent cependant un peu mieux, en déclarative comme en subordonnée, dans les constructions impersonnelles, au moins jusqu’au début du 17e s. DescartesDiscours, dans le corpus examiné, n’offre ainsi plus que des occurrences ponctuelles d’une seule et même construction impersonnelle, encore possible aujourd’hui (d’où vient) : Et faut qu’à la longue la vanité de telle entreprise soit la fable du peuple (SerresAgriculture1, 1603, p. 34). D’où vient que si on oste le sang de quelque partie, on en oste par mesme moyen la chaleur (DescartesDiscours, 1637, p. 48)
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C’est donc désormais dans des propositions coordonnées qu’apparaissent majoritairement les sujets non exprimés. En déclarative, la distance entre le S0 et la dernière mention du référent peut rester élevée : Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre ; et, d’un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort (MontaigneEssais, p. 9)
Ce que le locuteur moderne interprète comme une saillance du référent trop faible pour permettre un S0 tient parfois aussi à ce que sa dernière mention se trouve dans une proposition subordonnée, ou instancie une fonction autre que celle de sujet : Au reste du moien, nostre Seigneur vous donnera la prudence de le disposer et estes sur le lieu pour mieulx pouvoir discerner ce que vos affaires portent. (CalvinLettres, 1549, p. 39)
Il arrive encore que le référent du S0 du verbe coordonné ne soit pas le même que celui du sujet précédent ; il s’agit alors toujours, semble-t-il, d’une des personnes de l’interlocution, et plus spécifiquement de la première personne : Cependant il s’en voit quelques uns par-deça, et croy que c’est de ceste beste, de quoy Marot fait mention, quand introduisant son serviteur Fripelipes parlant à un nommé Sagon qui l’avoit blasmé, il dit ainsi […] (LéryBrésil, p. 213)
A ces exemples on peut ajouter le cas, plus rare mais attesté jusqu’au 18e s., où le sujet est exprimé, mais séparé du verbe par plusieurs éléments, souvent des prédications secondes sous formes de propositions participiales ou relatives, la distance instaurée entre sujet et verbe rendant nécessaire, en FMod, la présence d’un pronom de reprise devant le verbe : Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s’amollissant par l’estonnement d’une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, estant à mesme d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer. (MontaigneEssais, p. 9)
Se rattache à ce cas celui où le sujet est exprimé par la forme complément du pronom, déterminé (généralement par une relative), sans qu’il y ait de pronom de reprise. L’absence de reprise, tolérée en FMod pour la 3e personne à condition que la distance entre la forme complément et le verbe ne soit pas trop grande, est désormais totalement exclue pour les autres personnes : Moy, qui y suis fort subjet, sçay bien que cette cause ne me touche pas, et le sçay non par argument, mais par necessaire experience. (MontaigneEssais, p. 899)
La non-expression du sujet avec les personnes 4 et 5, en légère progression au 15e s., est encore possible au 16e, et même au 17e s., davantage en subordonnée. Le texte de Calvin en offre plusieurs occurrences : Je ne fais doubte que vous n’aiez à resister à beaucoup plus de tentations que n’en avez senties jusques icy. (CalvinLettres, p. 7)
Au début du 17e s., Maupas (1618 : 60-63) tolère encore la non-expression de P4 et P5 derrière les conjonctions de coordination et de subordination si « la personne a été suffisamment exprimée ». Ses successeurs la condamneront.
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Partie 6. Syntaxe
Le 17e siècle constitue le point d’aboutissement de l’évolution de l’expression du sujet. A partir du milieu du siècle, son absence est largement proscrite par les grammairiens et remarqueurs : à la relative tolérance de Maupas en 1618 en matière de non-expression succèdent ainsi les restrictions et les condamnations de Vaugelas en 1647, que l’Académie, en 1705, trouvera encore trop permissives (voir Fournier 1998 : 39-40 et 2001 : 92-94). L’influence des normes qui s’édictent est évidemment difficile à évaluer. Elle ne saurait être niée, mais comme le souligne N. Fournier (1998 : 8), il ne faut pas accorder aux remarqueurs une influence décisive : les règles formulées n’ont bien souvent fait qu’entériner un usage dominant. Ce dernier tend désormais à limiter la non-expression à quelques contextes bien définis (Fournier 1998 : 21-23). Il s’agit d’une part de quelques locutions figées : si ferai, non fera (voir 34.1.3), qui ne survivront guère au 17e s. On peut y ajouter l’usage que peuvent parfois faire certains auteurs de tournures désormais vieillies, et considérées comme archaïsantes : La maison à présent, comme savez de reste, / au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste (Molière, Tartuffe, 1669, v. 1753-1754)
La non-expression de l’impersonnel, encore courante dans certains textes au 17e s., n’aura plus cours au siècle suivant, sinon dans quelques constructions figées : peu s’en faut, peu importe, bon lui semble, reste à savoir si, de là vient que… qui se maintiendront jusqu’au FMod. Dans les contextes de coordination, on observe une alternance entre sujets exprimés et sujets non exprimés, mais les premiers s’imposent assez rapidement derrière les conjonctions mais et ou, plus tardivement derrière et, qui gardera la possibilité d’introduire une proposition sans sujet exprimé, avec des contraintes néanmoins croissantes (difficiles à formaliser rigoureusement), concernant la distance entre prédicats, la présence de compléments, et l’orientation temporelle. En FMod, la possibilité de ne pas exprimer le sujet est désormais restreinte à quelques contextes syntaxiques et sémantiques bien identifiés. Il s’agit principalement des proposititions juxtaposées, ou coordonnées par une conjonction ou un adverbe temporel : puis, et alors, et ensuite… : Je reste à Sainte-Maxime jusqu’au 15 puis remonte doucement sur Paris par Marseille, Aigues-Mortes, Arles, les Baux, etc. (SartreLettres2, 1951, p. 353) Importuné, le docteur fronça les sourcils, se leva et alla fermer la fenêtre (MaletVie, 1948, p. 102).
Les verbes juxtaposés ou coordonnées doivent renvoyer au même référent et le verbe coordonné ou juxtaposé tend à avoir la même orientation temporelle que le verbe précédent, sans que cela soit une règle absolue : Marollier, instinctivement, s’est levé et prend immédiatement la position du « garde à vous » (FeydeauMaxim, 1914, p. 70) Tes conflits de réflexion : « que je suis noble » « c’est ignoble de penser ça, etc. » je les ai connus et connais encore sans arrêt (SartreLettres2, 1951, p. 350)
Les cas de divergence temporelle ne sont cependant possibles que s’il s’agit d’un même verbe (exemple de Sartre) ou si les procès dénotés par les différents verbes se rattachent à un même macro-événement (exemple de Feydeau : « changer de position »). Hormis les contextes bien spécifiques présentés ci-dessus et quelques tournures impersonnelles figées, la non-expression du sujet reste possible si le sujet est restituable non pas à partir de l’entourage strictement grammatical, mais à partir du co-texte au sens large ou
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de la situation de discours (voir Riegel et al. 2011 [1994] : 249-250), typiquement lorsque le support du message constitue le référent du sujet non exprimé : Se boit frais (sur une bouteille de jus de fruit), A été vendue (sur une maison). La non-expression n’est par ailleurs pas rare dans le registre familier : Mes parents ? Veulent rien savoir (énoncé attesté). Ce type d’exemple est à mettre en relation avec d’autres, dans lesquels le pronom, sans être totalement effacé, est phonétiquement affaibli : Mes parents, i veulent rien savoir, ou altéré du fait d’un processus d’assimilation : qu’est-ce que j’peux faire, chais (j’sais) pas quoi faire (film Pierrot le fou). 34.1.1.4 Recul des sujets non exprimés : synthèse et explications La systématisation de l’expression du sujet a suivi depuis les origines du français une trajectoire assez linéaire, qui se résume ainsi : la progression s’amorce dès le 12e s., en prose, et connait une forte hausse au 13e s., l’expression passant la barre des 50% dans tous les textes, et atteignant plus de 75% dans certains d’entre eux à la fin du 13e s. Durant cette première phase, certains facteurs favorisent l’expression : la prose, le caractère non-littéraire des textes, les subordonnées, l’absence d’objet direct, le discours direct et les personnes de l’interlocution, en particulier la première personne. Certains de ces facteurs restent efficients jusqu’au 15e s. La seconde phase (15e s.-mi-16e s.) correspond à une période de relative stabilité, mais elle est assortie d’une variation notable entre les textes, et d’une restriction des contextes autorisant les S0. Un tel « palier » n’est pas exceptionnel dans les évolutions que connaissent les langues ; il peut s’interpréter en termes de S-Curve (Kroch 1989) : après une hausse importante, une nouvelle construction voit sa fréquence se stabiliser un certain temps, avant de croître à nouveau, plus ou moins fortement. Cette nouvelle progression se situe, pour les sujets exprimés, au milieu du 16e s., période à laquelle les fréquences d’expression atteignent celles des textes du 20e s., les contextes de non-expression du sujet restant cependant bien plus diversifiés que ceux de FMod : il faudra encore plus d’un siècle pour que la syntaxe moderne de l’expression du sujet soit acquise. Le français est passé du statut de langue à sujet optionnel à celui de langue à sujet quasi obligatoire. Les pages qui précèdent ont mis en lumière le déroulement et les modalités de ce processus. On rappelera ici brièvement les trois hypothèses couramment avancées pour identifier les causes profondes de ce changement. La première, et la plus ancienne, est d’ordre phonético-morphologique : on a pu observer dans de nombreuses langues l’existence d’une corrélation entre une morphologie verbale riche et l’existence de S0. Celle-ci peut expliquer l’existence de sujets non exprimés en latin, et leur persistance en AF, qui a hérité du latin des désinences verbales encore largement discriminantes, au moins dans la période la plus ancienne. L’extension analogique à d’autres personnes de désinences propres à certaines personnes, ainsi que l’érosion généralisée des consonnes finales, ont conduit à la syncrétisation, à l’oral, de plusieurs personnes verbales à différents temps verbaux (x chap. 31). La perte du caractère discriminant des désinences aurait entraîné une systématisation de l’emploi des pronoms sujets. L’examen attentif de la chronologie de chacun des deux processus a cependant conduit, assez tôt, à mettre en doute ce scénario, avec des analyses au demeurant assez divergentes (Franzén 1939, Herman 1954, Schøsler 2002, Roberts 1993 et 2004, Simonenko et al. 2019). Outre le décalage temporel – quel qu’il soit – mis en avant, deux autres arguments viennent jeter un doute sur le rôle décisif joué par la syncrétisation des désinences : d’une part la progression de l’expression du sujet a été inégale selon les personnes, et les personnes 4 et 5 sont, jusqu’au 14e s., parmi celles qui l’expriment le plus,
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Partie 6. Syntaxe
alors que ce sont précisément celles pour lesquelles la morphologie verbale est demeurée discriminante. D’autre part, l’hypothèse phonétique ne permet pas d’expliquer l’écart d’expression, dès les plus anciens textes, entre les déclaratives et les subordonnées. Comme le suggère Buridant (2000a : 438), l’érosion phonétique n’a sans doute joué qu’un rôle de catalyseur. Une autre explication, d’ordre syntaxique, a été avancée, dans des approches différentes et diversement datées (voir par exemple Brunot 1905-1938 : vol. 1, Foulet 31930, Franzen 1939, Skårup 1975, Adams 1988, Vance 1997, Buridant 2000a). Il s’agit de la contrainte du verbe en seconde position. L’occupation de la première position de la phrase par un élément autre que le sujet conduirait à postposer au verbe ce dernier, et lorsqu’il s’agit d’un pronom et que le référent est hautement accessible, il serait « omis ». Le fait que, selon cette approche, les subordonnées ne relèvent pas d’une structure « Verbe second », expliquerait la relative rareté des S0 dans ces propositions. Cette explication présente néanmoins des faiblesses. D’une part on sait que la contrainte du verbe en seconde position, bien que forte en AF, n’est pas absolue (voir 34.4). D’autre part, l’assimilation du sujet non exprimé à un pronom postverbal ne va pas de soi. Elle se justifie, dans le cadre générativiste, par le fait que le sujet nul, pour que son référent soit identifié, doit être « gouverné » par le verbe (doté d’une morphologie riche), qui doit pour cela se trouver dans une position structurelle plus haute, ce qui correspond, en surface, à un positionnement à gauche du sujet. Toutefois, d’un point de vue sémantico-pragmatique, les énoncés à pronom postverbal, relativement rares dès les plus anciens textes, présentent souvent des spécificités qui incitent à ne pas assimiler les S0 à des pronoms postverbaux (voir ci-dessous 34.1.2). Il est toutefois probable que la non-expression fréquente du sujet lorsque la zone préverbale était par ailleurs occupée par un élément a pu favoriser la non-expression du sujet dans une langue qui tendait à placer préférentiellement le verbe en seconde position, au moins dans les propositions déclaratives. Le recul du verbe, en particulier dans la proposition déclarative, aurait dès lors levé cette contrainte relative, permettant la présence conjointe avant le verbe de n’importe quel élément et du sujet. Enfin, une troisième hypothèse a été avancée, d’ordre pragmatique. L’expression du pronom aurait été utilisée à des fins de mise en relief, et ce de manière assez précoce (Moignet 2 1984 [1973] : 128), effet qui se serait perdu dès le 13e s. (la morphologie des pronoms personnels appuie d’ailleurs cette hypothèse : le fait que, avant le milieu du 12e s., les pronoms sujets, au moins P1, n’ont apparemment qu’une forme, accentuée, semble indiquer que leur emploi marque une emphase). Detges (2003) suggère de son côté que l’expression du sujet, à une époque où elle était encore minoritaire, se serait faite à des fins de stratégie discursive, dans des contextes de prise de parole et de prise de position, et donc, prioritairement, avec la première personne, ce qui correspond le plus souvent, dans nos textes, à des situations de discours direct. La hausse de la fréquence dans de tels contextes aurait eu un effet de dévaluation rhétorique, qui aurait conduit à une généralisation de l’emploi, et donc à l’affaiblissement des pronoms. Loin d’être incompatibles, les deux hypothèses se renforcent : expressivité associée aux personnes de l’interlocution, et en particulier à la personne du locuteur, et caractère pionnier de l’oral, en partie rendu par le discours direct en ce qu’il constitue une forme d’oral représenté (Marchello-Nizia 2012). Les chiffres du tableau 5 ci-dessus confirment dans les faits la liaison de principe entre les deux. Les trois hypothèses présentées ci-dessus pour rendre compte du développement de l’expression du sujet dès l’ancien français relèvent de niveaux d’analyse différents : phonético-morphologique, syntaxique et pragmatique. Il est possible que ces trois niveaux aient contribué conjointement à la progression des sujets exprimés. On peut supposer que ce sont
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les facteurs pragmatiques qui ont agi en premier : d’une part l’expression commence à croître très tôt (bien que de manière limitée jusqu’au 13e s.) à une époque où la morphologie des désinences verbales était encore bien vivante. D’autre part, les mécanismes de renforcement pragmatique, de hausse de l’expressivité, ont été reconnus comme jouant souvent un rôle dans les premières étapes de la grammaticalisation. Or c’est bien à un tel processus que correspond le développement puis la systématisation du pronom sujet (voir ci-dessous 34.1.2.2.d.). La primauté du facteur pragmatique n’exclut pas que la syncrétisation progressive des désinences verbales, sans être la cause première du changement, y ait néanmoins contribué, la présence de morphèmes explicitant la personne, les pronoms, étant indéniablement un facteur facilitant la communication. Enfin, le recul du verbe dans la proposition, en autorisant la co-présence de plusieurs éléments en position préverbale, a probablement lui aussi accéléré le mouvement. Références bibliographiques : Adams 1987, 1988 ; Brunot 1905-1938 ; Buridant 2000a ; Dees et al. 1980 ; Detges 2003 ; Du Bois 2003 ; Dupuis 1989 ; Foulet 31930 [1919] ; Fournier 1998 ; Franzén 1939 ; Herman 1954 ; Hirschbühler 1989, 1990, 1992, 1995 ; Hirschbühler et Junker 1988 ; Kroch 1989 ; Marchello-Nizia 1985a, 2012 ; Moignet 21984 [1973] ; Price 1966 ; Riegel, Pellat et Rioul 2011 [1994] ; Roberts 1993, 2004 ; Rouquier et Marchello-Nizia 2012, 2013 ; Schøsler 1984, 2002 ; Simonenko, Crabbé et Prévost 2019 ; Skårup 1975 ; Vance 1997.
34.1.2 La position du sujet La position du sujet a connu, comme son expression, une évolution majeure au cours de l’histoire du français : la liberté positionnelle qui prévalait en AF a progressivement reculé au profit de l’antéposition du sujet au verbe. Cela vaut surtout pour les déclaratives et les subordonnées. En effet, dès les plus anciens textes, la position du sujet est assez contrainte dans certains types de propositions. Le sujet est ainsi très majoritairement postverbal dans les interrogatives (son expression étant quasi obligatoire à partir du 13e s.), et il l’est systématiquement dès le 11e s. dans les incises (dans lesqelles il est presque toujours exprimé dès les plus anciens textes), avec cependant, en FMod, la possibilité, dans un registre familier, de l’antéposer au verbe : (qu’)il me dit. Dans les rares cas, en AF, où il est exprimé dans les propositions injonctives à l’impératif, le sujet est au contraire préverbal. Dans les exclamatives, ainsi que dans les injonctives au subjonctif, sa position, initialement variable, va progressivement se fixer devant le verbe. L’évolution de la syntaxe du sujet (position et expression) dans ces différents types de proposition est développée dans le chapitre 35. Dès les premiers textes, il apparaît que la variation positionnelle n’affecte pas tous les sujets de manière identique, et l’évolution n’a pas été uniforme. Il convient ainsi de distinguer trois types de sujets : les sujets nominaux (Snom), les pronoms personnels et impersonnels (Sp) et les autres pronoms (S-autres), parmi lesquels une place spécifique sera réservée à on. Le tableau 7 ci-dessous donne un aperçu général de la progression des sujets préverbaux au cours de l’histoire du français, en distinguant ces trois types de sujets (en excluant cependant des S-autres le pronom relatif QUI, qui a toujours occupé une position préverbale). Il prend en compte toutes les propositions, mais seules seront ensuite traitées, dans ce souschapitre, les déclaratives et les subordonnées, les seules dans lesquelles, au fil des siècles, la position du sujet peut varier.
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Textes Strasbourg (842) Eulalie (881) Passion (ca 1000) StLegier (ca 1000) StAlexis (ca 1050) Roland (1100) Lapidaire (mi-12e) Eneas1 (ca 1155) BeroulTristan (fin 12e) TroyesYvain (1177-1181) CharteChièvres (1194) CharteTournai (1206) CharteArras (1224) Aucassin (fin 12e/déb. 13e) ClariConstantinople (ap. 1205) Graal (ca 1225) RenartDole (1210 ou 1228) LettreSarrasin (1249) BeaumanoirBeauva. (1283) JoinvilleMémoires (1309) MachautFortune (1341) Mesnagier (1393) Griseldis (1395) Manières (1396, 1399,1415) QuinzeJoies (1400) GersonSermon (1402) PizanCité (1404-1405) OrléansBallades (1415) Pathelin (1456-1469) LouisXI-Lettres (1461-1472) CentNouvelles (1456-1467) ArchierBaignollet (1468) Commynes (1490-1505) JehanParis (1494) VigneullesNouvelles (1515) CalvinLettres (1549) DuBellayDéfense (1549) RonsardMisères (1563) LéryBrésil (1578) MontaigneEssais (1592) BeroaldeParvenir (1616) SorelBerger (1627) DescartesDiscours (1637)
Verbes conjugués 12 32 520 264 807 1000 735 1000 1000 1000 138 11 19 1000 1000 1000 1000 253 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 752 1000 1000 1000 787 1000 344 1000 1000 1000 1000 1000
580 1000 1000 1000 1000 1000
Snom préverbaux 100% (3/3) 43% (3/7) 62% (93/149) 72% (34/47) 43% (76/176) 51% (158/310) 88% (135/153) 62% (138/224) 69% (156/227) 64% (111/174) 69% (22/32) 80% (4/5) 87% (7/8) 68% (132/194) 70% (180/258) 59% (118/199) 60% (117/195) 87% (71/82) 91% (234/258) 79% (143/182) 85% (142/168) 88% (131/148) 61% (81/132) 67% (104/155) 74% (114/154) 59% (112/189) 81% (184/227) 70% (98/140) 71% (65/91) 92% (103/112) 82% (164/200) 70% (28/40) 61% (157/256) 68% (161/236) 75% (124/165) 93% (125/135) 87% (218/250) 90% (171/188) 92% (159/173) 86% (190/222) 90% (140/156) 87% (189/218) 91% (157/172)
Sp (Spp+Spm) préverbaux 80% (4/5) 100% (7/7) 85% (50/59) 92% (36/39) 81% (88/108) 85% (100/117) 96% (207/215) 93% (131/141) 84% (152/180) 85% (221/260) 92% (37/40) – 100% (6/6) 81% (249/307) 86% (251/292) 86% (349/407) 79% (273/346) 91% (51/56) 92% (308/333) 94% (443/471) 94% (263/281) 95% (285/299) 88% (245/278) 85% (436/512) 89% (415/464) 94% (260/278) 94% (257/274) 94% (338/358) 79% (467/588) 99% (349/350) 91% (359/396) 89% (163/183) 97% (255/264) 90% (297/330) 90% (395/441) 98% (630/640) 89% (364/406) 94% (142/151) 94% (464/495) 93% (384/412) 92% (426/463) 94% (501/531) 99% (460/463)
S-autres préverbaux 100% (2/2) – 55% (6/11) 89% (8/9) 94% (50/53) 57% (20/35) 87% (84/97) 83% (39/47) 76% (37/49) 69% (50/72) 58% (11/19) 75% (3/4) 0% (0/3) 75% (34/45) 64% (65/102) 72% (65/90) 87% (108/124) 86% (32/37) 90% (114/126) 84% (58/69) 96% (69/72) 75% (80/106) 85% (55/65) 95% (36/38) 84% (56/67) 83% (71/86) 88% (68/77) 100% (52/52) 79% (73/92) 95% (21/22) 94% (34/36) 97% (38/39) 91% (93/102) 91% (48/53) 83% (60/72) 99% (87/88) 90% (97/108) 91% (21/23) 94% (99/105) 95% (125/132) 89% (107/120) 97% (106/109) 97% (134/138)
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ... Textes RabutinLettres (1672-1692) RacineAthalie (1691) RegnardLégataire (1708) MontesquieuLois (1755) RetifBretonnePaysan (1776) MirabeauLettres (1780) RobespierreDiscours (1793) ChateaubriandGénie (1803) MussetArticles (1832) FlaubertCorrespond. (1839) DuCampNil (1854) GoncourtJournal3 (1890) ClémenceauIniq.Répar. (1899) VidalBlacheTableau (1908) AlainBeauxArts (1920) SartreLettres (1932, 1951) PérecModeEmploi (1978)
Verbes conjugués 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000
Snom préverbaux 99% (140/142) 90% (306/339) 93% (158/168) 96% (374/390) 95% (279/295) 93% (189/203) 95% (322/340) 95% (371/389) 85% (311/366) 92% (131/143) 90% (358/396) 86% (189/219) 91% (330/364) 83% (529/641) 94% (407/431) 93% (102/110) 93% (459/494)
Sp (Spp+Spm) préverbaux 98% (655/668) 84% (294/349) 93% (509/549) 98% (313/318) 96% (376/391) 96% (529/553) 88% (331/374) 95% (318/335) 90% (288/319) 96% (602/625) 96% (288/300) 98% (462/472) 89% (286/322) 97% (143/147) 96% (193/201) 97% (613/630) 98% (225/229)
romain : textes en prose
Position préverbale de S : inférieure à 50%
italiques : textes en vers
Position préverbale de S : entre 50 et 80%
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S-autres préverbaux 99% (98/99) 93% (76/82) 90% (124/137) 99% (137/138) 97% (153/157) 95% (110/116) 93% (109/117) 97% (111/114) 90% (150/166) 98% (109/111) 98% (126/129) 94% (147/156) 89% (143/161) 99% (131/132) 99% (160/162) 96% (158/164) 99% (81/82)
Position préverbale de S : supérieure à 80%
Tableau 7 : Evolution de la position préverbale selon les types de sujets (tous types de propositions) du 9e s. au 20e s.
Le tableau 7 montre que la position du sujet a connu un profil d’évolution bien différent de celui de son expression. D’une part, dès les débuts du français, l’antéposition du sujet au verbe domine, toutes propositions confondues et tous types de sujets confondus, dans la grande majorité des textes (alors que l’expression du sujet ne devient majoritaire qu’au 13e s.). La prévalence, précoce, de la position préverbale du sujet est cependant plus ou moins marquée selon sa nature. L’antéposition au verbe des pronoms personnels et impersonnels est ainsi massive dès les débuts du français (presque toujours supérieure à 80%) ; elle connaît en conséquence une progression assez faible. Celle des autres pronoms est variable jusqu’au début du 13e s., date à laquelle, dans la grande majorité des textes, elle passe la barre des 80%. L’évolution de la position des Snom est en revanche plus complexe. Majoritaires dès les plus anciens textes (sauf dans Eulalie et StAlexis), bien que de manière moins écrasante que pour les pronoms, les Snom préverbaux connaissent une avancée irrégulière : ils sont moins fréquents dans certains textes du 15e s. que dans d’autres du 13e s. Il s’agit d’une caractéristique qui distingue nettement l’évolution de la position du sujet de celle de son expression, la non-expression ayant régulièrement reculé au fil du temps, alors que les séquences Verbe-Sujet ont connu, au moins pour les sujets nominaux, un usage constant, parfois fort, dans un nombre de constructions non négligeable. Les pages qui suivent, tout en mettant en lumière les différences quantitatives et qualitatives qui caractérisent l’évolution de la position des sujets selon leur type, permettront de dater, pour chacun, l’époque à laquelle le système moderne est acquis.
1082
Partie 6. Syntaxe
L’analyse du développement de l’expression du sujet (voir 34.1.1) a mis au jour le rôle important joué par certains facteurs. Bon nombre d’entre eux sont sans effet sur la position du sujet. Ainsi la présence d’un second argument n’a pas, en soi, une influence sur la position du sujet (la position de l’objet ou de l’attribut est susceptible d’interférer avec celle du sujet, mais cela touche à un point – l’ordre des constituants – qui sera développé en 34.5). Par ailleurs, aucune des personnes verbales n’a joué de rôle moteur dans le développement de SpV ou dans le maintien de VSp. Le contexte discursif n’est pas non plus un facteur discriminant : alors que, au moins jusqu’au 15e s., le discours direct inséré dans du récit favorise l’expression du sujet, la position de celui-ci reste insensible au type de contexte. Selon les textes, et toutes époques confondues, c’est soit le discours direct, soit au contraire le récit, qui accueille davantage de sujets préverbaux, quels que soient le type de sujet et le type de proposition : contexte précurseur pour l’accueil des sujets exprimés, le discours direct n’a pas joué un rôle similaire pour les sujets préverbaux. Cela s’explique du fait que, alors que l’expression du sujet, en particulier celle de la première personne, était porteuse d’une expressivité susceptible de se manifester davantage à l’oral, cela n’a jamais été le cas pour la position préverbale du sujet ; on peut même considérer que, dans certains contextes, c’était – et c’est encore aujourd’hui – la position postverbale du sujet qui était / est marquée. Que l’oral, c’est-à-dire ce que nous en percevons à travers le discours direct, n’ait pas été un lieu de développement privilégié et précurseur des structures SV n’est donc guère surprenant. Le type de proposition, déclarative ou subordonnée, s’avère en revanche un facteur discriminant pour la progression des sujets préverbaux, comme il l’est pour celle des sujets exprimés. Quant aux facteurs externes tels que la forme du texte (prose / vers) et le domaine, leur rôle n’est pas avéré aussi nettement que pour l’expression du sujet, en particulier à l’époque ancienne, mais, en FMod, les passages descriptifs semblent néanmoins favoriser la postposition du sujet nominal. 34.1.2.1 Les sujets nominaux Le tableau 7 a montré que la progression de l’antéposition des sujets nominaux est très irrégulière jusqu’au milieu du 16e s., date à laquelle leur fréquence passe la barre des 80% de manière constante. Avant cette date, il est difficile de déterminer, sur le plan quantitatif, un seuil remarquable. Le milieu du 16e s. est aussi la période à laquelle se stabilise la structure des séquences VSnom. Pourtant, à cette date, la syntaxe du sujet n’a pas encore acquis toutes ses caractéristiques modernes, certaines constructions « anciennes » ne disparaîtront qu’au cours du 17e s. On voit par ailleurs émerger, à partir de la fin du 18e s., et surtout à partir du 19e s., de nouvelles constructions, qui se maintiennent jusqu’au FContemporain. La présentation qui suit est donc articulée autour de deux pivots temporels, le milieu du 16e s. et la fin du 17e s., dessinant trois phases majeures, au sein desquelles se produisent des changements plus ou moins importants et nombreux. a. Des origines du français au milieu du 16e s. Le tableau 8 ci-dessous montre l’évolution de la position du sujet nominal dans les seules propositions déclaratives et subordonnées.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ... Textes
Fréquence de SnomV en déclarative Strasbourg – Eulalie 40% (2/5) Passion 63% (73/116) StLegier 71% (30/42) StAlexis 38% (50/131) Roland 53% (139/261) Lapidaire 87% (104/120) Eneas1 60% (105/176) BeroulTristan 70% (122/173) TroyesYvain 59% (64/109) CharteChièv. 33% (4/12) CharteTournai 67% (2/3) CharteArras 100% (1/1) Aucassin 72% (84/116) ClariConstant. 43% (52/122) Graal 49% (51/105) RenartDole 57% (72/127) LettreSarrasin 77% (31/40) Fréquence inférieure à 50%
Fréquence de SnomV en subordonnée 100% (3/3) 50% (1/2) 74% (20/27) 80% (4/5) 67% (20/30) 53% (17/32) 91% (31/34) 71% (39/55) 71% (34/48) 75% (43/57) 100% (17/17) 100% (2/2) 86% (6/7) 87% (48/55) 98% (128/131) 94% (66/70) 87% (40/46) 95% (40/42)
Textes
Fréquence de SnomV en déclarative BeaumanoirBeauv 76% (63/83) JoinvilleMemoi. 67% (65/97) MachautFortune 83% (60/72) Mesnagier 83% (59/71) Griseldis 56% (31/55) Manières 66% (42/64) QuinzeJoies 63% (46/73) GersonSermon 55% (48/87) PizanCité 73% (67/92) OrléansBallades 67% (56/84) Pathelin 100% (42/42) LouisXI-Lettres 72% (21/29) CentNouvelles 82% (75/90) ArchierBaignollet 71% (17/24) Commynes 46% (75/162) JehanParis 67% (70/104) VigneullesNouv. 73% (64/88)
Fréquence entre 50% et 80%
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Fréquence de SnomV en subordonnée 98% (171/174) 98% (78/80) 88% (80/91) 97% (66/68) 71% (41/58) 88% (46/52) 99% (67/68) 71% (63/89) 90% (113/126) 88% (43/48) 80% (12/15) 99% (78/79) 92% (89/98) 70% (7/10) 81% (82/101) 89% (88/99) 91% (51/56)
Fréquence supérieure à 80%
Tableau 8 : Fréquence des sujets nominaux préverbaux (sur l’ensemble des sujets nominaux) dans les déclaratives et dans les subordonnées du 9e s. au 16e s.
Le tableau 8 révèle une progression nettement différenciée des sujets nominaux préverbaux selon le type de proposition, déclarative ou subordonnée. Dès les plus anciens textes, à de très rares exceptions près, la fréquence de sujets préverbaux est plus élevée en subordonnée qu’en déclarative (comme l’est celle des sujets exprimés). En subordonnée, hormis dans trois des plus anciens textes (Eulalie, StAlexis, et Roland), cette fréquence est supérieure à 70%, et, dès le début du 13e s., elle oscille entre 85% et plus de 95% dans bon nombre de textes. Bien que rares (230 occurrences dans le corpus, dispersées dans 35 textes), les Snom postverbaux sont présents dans les subordonnées de tous les textes de quelque ampleur, mais leur fréquence et leur recul varient selon le type de subordonnée. Ainsi les circonstancielles accueillent des Snom postverbaux dans tous les textes (à l’exception de JoinvilleMémoires, au moins dans les extraits inclus dans le corpus). S’élevant à 55% (5/9 occurrences) dans StAlexis et à 70% (12/17) dans Roland, leur fréquence baisse dès la fin du 12e s., n’atteignant plus que 5% (2/37) dans Graal et 10% (3/29) dans RenartDole. Elle connaît une légère remontée dans les textes ultérieurs, tout en restant bien en-deçà de celle des textes les plus anciens : 12% (4/33) dans CentNouvelles, 21% (6/29) dans CommynesMémoires, et 19% (3/16) dans VigneullesNouvelles. Dans les complétives, les Snom postverbaux sont attestés dans tous les textes jusqu’à la fin du 14e s., mais à partir du 15e s. nombreux sont ceux qui n’en offrent plus d’occurrences. Leur fréquence passe de 43% (6/14) dans Roland à 12% (3/25) dans Graal, puis à 7% (2/27) dans JoinvilleMémoires et à 5% dans CommynesMémoires. Il n’y en a aucune occurrence
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Partie 6. Syntaxe
dans CentNouvelles au milieu du 15e s. ni dans VigneullesNouvelles au début du 16e s., du moins dans les extraits du corpus. Dans les relatives, l’évolution de la position des Snom est bien différente : fréquents dans certains textes, absents dans d’autres, les Snom postverbaux ne reculent pas de manière régulière. Leur féquence s’élève ainsi à 30% (4/13) dans StAlexis et à 6% (1/18) dans Roland, mais à 32% (9/28) dans Eneas1 et à 43% (3/7) dans RenartDole ; elle atteint 57% (8/14) dans GersonSermon et 35% (12/34) dans CommynesMémoires, mais seulement 19% (5/27) dans CentNouvelles. Et, quelle que soit la date, certains textes n’en offrent aucune occurrence (dans les extraits considérés) : Graal, JoinvilleMémoires, Mesnagier, QuinzeJoies, Pathelin et LettresLouisXI. L’évolution de la position des sujets nominaux dans les relatives est par conséquent atypique dans la mesure où coexistent, ou se succèdent, des textes sans occurrence de Snom postverbaux, et d’autres qui les emploient au contraire fréquemment. En déclarative, la situation est fort différente. D’une part l’antéposition du sujet nominal est minoritaire dans plusieurs textes jusqu’au début du 13e s. ; d’autre part l’amplitude de variation d’un texte à l’autre est plus forte, y compris entre textes contemporains, comme en témoignent les fréquences de sujets préverbaux dans Aucassin (72%) et ClariConstantinople (43%) au début du 13e s., ou dans CommynesMémoires (46%) et JehanParis (67%) à la fin du 15e s. (il est à noter que Pathelin, au milieu du15e s., n’offre aucune occurrence de Snom postverbal, au moins dans les extraits considérés). Durant toute cette période la progression des sujets préverbaux est très irrégulière : leur fréquence dans QuinzeJoies (63%), au début du 15e s., n’est ainsi guère plus élevée que celle dans Eneas1 (60%) deux siècles et demi plus tôt, ni même que celle de Passion (61%) au début du 11e s. Plus étonnant encore, dans CommynesMémoires la fréquence des sujets préverbaux n’atteint que 46%, avoisinnant ainsi celles de ClariConstantinople et de Graal, presque trois siècles plus tôt. Il n’existe pas de lien entre le caractère plus ou moins « avancé » d’un texte en matière d’expression et en matière de position du sujet. Ainsi dans Graal, la fréquence d’expression du sujet en proposition déclarative est assez élevée (63%) en comparaison des textes contemporains, alors que celle de l’antéposition du sujet est bien plus basse (49%) que dans la plupart des textes de la même époque. L’exemple de Graal illustre par ailleurs le fait que les textes en prose ne sont pas systématiquement en avance par rapport à ceux en vers, comme en témoigne la fréquence relativement basse (43%) des Snom préverbaux dans ClariConstantinople au tout début du 13e s., et, à l’inverse, le caractère comparativement élevé de cette même fréquence (57%) dans RenartDole à peu près à la même époque. Ces parallèles mettent aussi en évidence le caractère non pleinement discriminant, durant toute cette période, du domaine et du genre : les textes non littéraires (Lapidaire, LettreSarrasin et BeaumanoirBeauvaisis, Mesnagier) privilégient les Snom préverbaux, mais les textes littéraires affichent des comportements très variables. En dépit d’un recul irrégulier et non linéaire des séquences VSnom, leur structuration et leurs caractéristiques connaissent durant cette période antérieure à 1550 des changements notables, qui, pour la plupart, conduisent à une restriction des configurations possibles. Les changements majeurs, présentés ci-dessous, sont liés à trois facteurs : la position des Snom dans les formes verbales complexes, le sémantisme et le caractère (in-)transitif des verbes, ainsi que les éléments initiaux. Aucun changement n’affecte en revanche le caractère défini ou non des sujets postverbaux : tous les types de sujets se rencontrent, les Snom définis étant les plus fréquents, comme ils le sont d’une manière générale.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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i. Structuration des séquences VSnom avec un verbe complexe : de « V-Snom-Auxilié » / « V-Auxilié-Snom » au seul « V-Auxilié-Snom » En AF, la relative souplesse de l’ordre des mots, la moindre contiguïté des éléments du groupe verbal, ainsi que l’existence d’une déclinaison nominale, permettent l’existence de structures plus variées qu’en FMod, que le sujet soit préverbal ou postverbal. La question du positionnement respectif du sujet et des autres arguments vis-à-vis du verbe est développée en 34.5 : seul l’agencement du sujet et des constituants des formes verbales complexes est traité ici, et plus spécifiquement celui des séquences à sujet postverbal, qui ont connu une évolution notable. En effet, deux structures coexistent assez longuement en français, dans des proportions variables. Il s’agit d’une part de ce que l’on appelle l’inversion « germanique » (De Bakker 1997), dans laquelle le sujet suit directement le verbe conjugué, qui est donc séparé, dans le cas de formes verbales complexes, du participe passé (temps composés) ou de l’infinitif (verbe modal ou factitif + infinitif), structure « Verbe conjugué (V)-Snom-Auxilié ». Il s’agit d’autre part de l’inversion dite « romane » (De Bakker 1997), dans laquelle le sujet est au contraire postposé à l’ensemble du complexe verbal : « V-Auxilié-Snom ». Il est à noter que cette schématisation n’implique nullement que le verbe est en première position, il est au contraire souvent précédé d’un, ou plusieurs, élément(s) (voir 34.4 et 34.6). Seule structure désormais possible en FMod, l’inversion romane a mis plusieurs siècles à s’imposer, comme en témoigne la variation persistante entre les deux structures. Dans les plus anciens textes (Eulalie et Passion), les rares occurrences avec prédicat complexe ont toutes un sujet postposé à l’ensemble du groupe verbal : non fut partiz sos vestimenz (Passion, ca 1000, v. 271) ‘ne fut pas divisé son vêtement (= son vêtement ne fut pas divisé)’
Mais dans StAlexis, on ne trouve qu’une attestation de V-Auxilié-Snom (a) (ainsi qu’une en proposition injonctive), à côté des 4 occurrences dans lesquelles le sujet suit immédiatement le verbe fléchi (b) : (a) Al sedme jurn fut faite la herberge / A cel saint cors, a la gemme celeste (StAlexis, ca 1050, v. 576-577) ‘Au septième jour fut fait l’ensevelissement de ce saint corps, de ce trésor céleste’ (b) Si veirs miracles lur ad Deus demustrét (StAlexis, v. 559) ‘De si réels miracles leur a Dieu montrés (= Dieu leur a montré de si réels miracles)’,
Les textes du 12e s. offrent davantage d’occurrences et constituent donc un témoignage plus fiable. Tous affichent les deux constructions, Roland comme BeroulTristan et TroyesYvain, avec cependant une préférence nette, en déclarative, pour la structure V-Snom-Auxilié : Atant s’en est Iseut tornee (BeroulTristan, fin 12e, v. 233) ‘Alors s’en est tournée Yseut (= Alors Yseut est partie)’ Mot m’a pené son mariage (BeroulTristan, v. 126) ‘Beaucoup m’a peiné son mariage (= son mariage m’a beaucoup peiné)’
La situation est moins tranchée dans les subordonnées, certains textes privilégiant la structure V-Auxilié-Snom, comme BeroulTristan, et plus encore TroyesYvain, qui n’offre (dans le texte intégral) que 2 attestations de structure V-Snom-Auxilié (a) contre 23 occurrences de structure V-Auxilié-Snom (b) : (a) Mes il covient que l’en l’anpoint / Si qu’el poing soit la pierre anclose (TroyesYvain, 11771181, v. 1029-1030)
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Partie 6. Syntaxe ‘Mais il convient, en le [l’anneau] passant au doigt, que dans le poing fermé soit la pierre cachée (= mais il convient qu’on le passe au doigt de façon que la pierre soit enfermée dans le poing)’ (b) Et a sa dame a conseillié / Que revenuz est ses messages (TroyesYvain, v. 1894-1895) ‘et à sa dame [elle] a annoncé qu’est revenu son messager (= que son messager est revenu)’
Il n’est pas exclu que les contraintes de la rime aient eu une influence sur le choix de l’une ou l’autre structure : dans le seul texte en prose, Lapidaire, les 4 occurrences avec un verbe complexe offrent toutes la configuration V-Snom-Auxilié. Au début du 13e s., l’examen de textes en prose révèle des différences notables entre eux. Ainsi, dans ClariConstantinople, en déclarative, la structure V-Snom-Auxilié est trois fois plus fréquente que la structure VAuxilié-Snom : Et entrementiers avoit li empereres fait venir se gent tote armee seur le rivage (ClariConstatinople, ap. 1205, p. 42) ‘Et entretemps avait l’empereur fait venir (= l’empereur avait fait venir) tous ses gens d’armes sur le rivage pour le défendre’ Adonques si furent aportees deus caiieres a or (ClariConstatinople, p. 53) ‘Alors furent apportés deux trônes en or’
Dans Graal les deux structures sont au contraire pratiquement à égalité. Dans ces deux textes, les rares occurrences de sujets postverbaux en subordonnée prennent place dans l’une ou l’autre structure. Jusqu’au début du 16e s., l’alternance domine. Certains textes privilégient la structure V-Snom-Auxilié (surtout en déclarative), tels BeaumanoirBeauvaisis, QuinzeJoies, CentNouvelles, et encore VigneullesNouvelles : Et en fut ledict curé beaucop railliez depuis (VigneullesNouvelles, 1515, p. 78) ‘Et en fut ledit curé beaucoup moqué depuis (= le bon curé en fut depuis beaucoup moqué)’,
tandis que d’autres favorisent la structure V-Auxilié-Snom, comme GersonSermon au début du 15e s., dans lequel elle est trois fois plus fréquente que la structure V-Snom-Auxilié. D’autres textes enfin présentent les deux structures quasi à égalité, tels JoinvilleMémoires, et, encore, presque deux siècles plus tard, CommynesMémoires : et fut ceste guerre depuis appellée le bien publicque (CommynesMémoires1, fin 15e, p. 10) ‘Et fut cette guerre depuis appelée le Bien Public (= et cette guerre fut depuis appelée …)’ car long temps avoyent esté ces seigneuries en paix, (CommynesMémoires1, p. 13) ‘car longtemps avaient été ces seigneuries en paix (= ces seigneuries avaient été …)’
Ce n’est qu’au milieu du 16e s. que l’usage semble se stabiliser, au profit de la structure V-Auxilié-Snom, en déclarative comme en subordonnée. Dans le corpus, Calvin et Léry n’utilisent plus que cette construction. Quelques cas sporadiques subsistent néanmoins par la suite (a), et même assez tardivement dans des écrits juridiques (b) : (a) A celui qui a le plus reçu sera le plus grand compte demandé (Pascal, Pensées, 1658, p. 458), (b) Sont toutefois les maris et les tuteurs tenus de rendre publiques les hypothèques dont leurs biens sont grevés (CodeCivil, 1804, p. 387)
Il aura donc fallu presque neuf siècles pour que s’impose définitivement la structure V-Auxilié-Snom, à l’issue d’une évolution irrégulière, et marquée par la variation intertex-
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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tuelle. Acquise assez tôt en subordonnée, elle met en revanche du temps à se fixer en déclarative, en vers comme en prose. ii. Sémantisme et caractère (in-)transitif des verbes Dans les textes les plus anciens, en déclarative, aucune restriction ne semble peser sur les verbes accompagnant un Snom postverbal, tant du point de vue sémantique qu’argumental. On trouve ainsi, dans tous les textes, des verbes intransitifs (a), des constructions attributives (b), aussi bien que des verbes transitifs (c) : (a) Tant i plurat e le pedra e la medra, / E la pulcela, que tuz s’en alasserent (StAlexis, v. 496497) ‘Tant y pleura et le père et la mère et la jeune fille que tous en furent épuisés (= le père et la mère et la jeune fille pleurèrent tant …)’ (b) Mot est cortois li rois, mi sire (BeroulTristan, v. 86) ‘Beaucoup est courtois le roi, mon seigneur (= le roi, mon seigneur, est très courtois)’ (c) Iceste piere usent enchanteur a lur enchauntement, (Lapidaire, mi-12e, p. 7) ‘Cette pierre utilisent les magiciens pour leur tour de magie (= Les magiciens utilisent cette pierre pour leur tour de magie)’
A partir du milieu du 13e s., les constructions attributives et intransitives occupent une place croissante parmi les séquences VSnom, du fait du recul des constructions transitives, qui résulte de certains changements plus généraux : la fixation croissante de l’objet nominal après le verbe (voir 34.2) et la tendance à répartir sujet et objet nominaux de part et d’autre du verbe (voir 34.5). On trouve néanmoins encore des constructions transitives avec un objet nominal (dont on notera la mobilité positionnelle : OVS en (a), VSO en (b)) dans plusieurs textes, et ce jusqu’au début du 16e s. : (a) Et ces parolles m’a compté le roy (CommynesMémoires, fin 15e, p. 22) (b) Et appella ledit sire Abriat son frere Simonnet (VigneullesNouvelles, 1515, p. 89)
Dans les subordonnées, on observe une même hausse des constructions intransitives, au moins dans les complétives et les circonstancielles, dans lesquelles les constructions avec objet, en particulier nominal, ne dépassent guère, au moins dans le corpus, le début du 15e s. : Et en conclusion de tout, je determinoie que ville chose fist Dieux quant il forma femme (PizanCité, 1404-1405, p. 290 v°)
La progression des constructions intransitives, en déclarative comme en subordonnée, est liée à celle des verbes d’état, de survenance ou de disparition, qui dans certains textes occupent une place prépondérante, comme dans CommynesMémoires. Incontinent arriva monsr de Contay, dont cy dessus ay parlé (CommynesMémoires1, p. 29) ‘Aussitôt arriva Monseigneur Contay […]’
iii. Position du verbe Au moins jusqu’à la fin du 13e s., le verbe occupe majoritairement, en déclarative, la seconde position de la proposition (voir 34.4). Une longue tradition, depuis les travaux pionniers de Foulet (31930) jusqu’à ceux de la syntaxe générative, a vu dans cette tendance dominante l’explication à la position postverbale des sujets : dès lors qu’un élément autre que le sujet occupe la première position de la proposition, ce dernier se place derrière le
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Partie 6. Syntaxe
verbe. La prévalence du verbe en seconde position ne suffit cependant pas à rendre compte de la distribution positionnelle des sujets. D’une part le facteur informationnel joue un rôle important et conditionne largement l’organisation des éléments de la proposition (voir d. cidessous et x 43.2), et d’autre part, d’un point de vue strictement syntaxique, les textes attestent la présence de sujets préverbaux avec des verbes en troisième position (V3), et de sujets postverbaux avec des verbes en première position (V1) (voir 34.4). En déclarative, les structures V1-Snom se rencontrent en vers, et surtout dans les textes les plus anciens. Elles sont bien moins nombreuses que les structures V2-Snom, mais il est notable que leur proportion sur l’ensemble des séquences VSnom (toutes positions du verbe confondues) est supérieure, dans tous les textes, à celle des verbes en première position sur l’ensemble des verbes. Ainsi, dans Passion, les occurrences V1-Snom représentent 19% (8/43) des occurrences VSnom, alors que les verbes en première position ne représentent que 5% (17/336) des verbes ; et dans Roland ces chiffres sont respectivement de 24% (29/122) et de 13% (86/672). V1 est donc « sur-représenté » lorsqu’il est suivi d’un sujet nominal. Deux points sont par ailleurs à noter : d’une part, dès les premiers textes, les verbes en 1ère position sont majoritairement intransitifs, tendance qui s’accroît au fil du temps, et, parmi les rares occurrences de verbes transitifs, on ne relève, dans le corpus, qu’un seul objet nominal (ex. de StAlexis, v. 54, ci-dessous). A côté des verbes intrinsèquement intransitifs, on trouve aussi, massivement dans certains textes (69% des occurrences V1-Snom dans Roland), des verbes de parole, sans objet exprimé, introduisant un discours : Dient Franceis : « Dehet ait ki s’en fuit ! » (Roland, ca 1100, v. 1047) ‘Disent les français : « Maudit soit qui s’enfuit ! »’
D’autre part, comme pour les séquences V1-S0 (voir 34.1.1.1.g.), la proportion de verbes niés suivis d’un Snom est supérieure (dans le corpus) à la proportion générale de verbes niés (voir 34.4 sur ce point) : Ne volt li emfes sum pedre corocier (StAlexis, ca 1050, v. 54) ‘Ne voulut l’enfant son père courroucer (= l’enfant ne voulut pas courroucer son père)’
Dès le 12e s., les séquences V1-Snom reculent, parallèlement au recul de V1, et les verbes ne dénotent plus que l’existence, la survenance ou la disparition, ou bien ils annoncent une séquence de discours direct. La possibilité d’avoir un sujet postverbal suivant un verbe en première position ne s’est cependant jamais perdue dans l’histoire du français, mais elle s’est doublement restreinte, à des verbes d’existence ou de survenance et / ou à des sujets lourds (encore en FMod, voir c. plus bas). En subordonnée complétive, tout au long de la période considérée, le verbe ne suit jamais directement la conjonction. L’élément présent entre les deux peut être un participe passé, un adverbe, un élément de négation (pas), ou bien un groupe nominal (GN) à valeur argumentale ou circonstancielle : Quant li frere oient ceste novele si s’umilient mout vers Galaad, et dient que beneoite soit fortune qui ceste part l’a amené. (Graal, ca 1225, p. 167a) ‘Quand les frères entendent cette nouvelle, [ils] font acte d’humilité envers Galad et disent que béni soit le sort qui l’a amené de ce côté.’
Dans les subordonnées relatives, depuis les premiers textes, majoritairement le verbe suit directement le pronom relatif (a), mais il peut parfois en être séparé par un élément (parti-
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cipe, adverbe ou GN à valeur adverbiale) (b). La structure Qu-X-VSnom ne dépassera pas la fin du 15e s. : (a) Vint en la cambra ou eret sa muiler. (StAlexis, v. 55) ‘[Il] vint en la chambre où était sa femme’ (b) et vint le conte de Sainct Pol, […] devers ledict conte de Charroloys, à Cambray, où pour lors estoit ledict duc Philippes (CommynesMémoires1, fin 15e, p. 10) ‘Et vint le comte de Saint-Pol au-devant du duc de Charolles, à Cambrai, où pour lors était ledit Duc Philippe’
Dans les subordonnées circonstancielles, la position du verbe varie selon le type de proposition. Les subordonnées temporelles avec un Snom postverbal sont rares pendant toute la période considérée, en particulier celles en quand (aucune occurrence sur les 335 subordonnées en quand dans Graal). Dans les rares occurrences attestées, le verbe (généralement un verbe de perception lorsque la subordonnée est antéposée à la principale) suit immédiatement la conjonction, ou en est séparé par le pronom objet direct ce qui annonce une proposition subséquente (exemple de Roland) : Quant ço veit Guenes que ore s’en rit Rollant […] (Roland, v. 303) ‘Quand cela voit Ganelon que maintenant s’en moque Roland (= Quand Ganelon voit que Roland se moque de lui….)’ Quant vint le lendemain au matin, les seigneurs et dames qui aux nopces estoient venus, […], si se leverent moult grant matin (JehanParis, 1494, p. 51)
A partir du 14e s., très sporadiquement, et en vers, un élément peut s’intercaler entre la conjonction et le verbe. Dans les comparatives, en particulier celles en comme, on trouve des séquences VSnom dans de nombreux textes depuis le 11e s., et, toutes époques confondues, le verbe suit directement le subordonnant (à de très rares exceptions près : voir ci-dessous l’exemple dans CentNouvelles) : E grant maisnede doüses guverner, / Le gunfanun l’emperedur porter, / Cum fist tis pedre e li tons parentez (StAlexis, v. 413-415) ‘et grande maison devrais [tu] gouverner et l’étendard du rois porter, comme fit ton père et la tienne parenté’ et dedans son corps le trouva, comme bien sceut le chevalier depuis (CentNouvelles, 14561467, p. 1)
Dans les autres circonstancielles, les exemples avec sujet postverbal sont épars. Dans les hypothétiques, la juxtaposition directe du verbe à la conjonction l’emporte, surtout avec un verbe nié (a). A l’inverse, les causales et les consécutives privilégient la structure Qu-XVSnom (b) : (a) Si ot laienz de tiex qui de legier s’i acorderent, et qui tost le vousissent se ne fust .i. prudons vielz vestuz de robe de religion qui laienz entra aprés souper. (Graal, p. 164c) ‘Eut là de tels (= il y en eut certains) qui facilement s’y accorderent, et qui auraient aussitôt accepté si ne fut (= sans l’intervention d’) un vénérable vieillard en habits religieux, qui entra là après souper.’ (b) Et tellement que ung jour vint diner ung sien prochain voisin lequelle estoit ung bon raillart (VigneullesNouvelles, 1515, p. 89)
Parmi les subordonnées ayant un sujet postverbal, certaines privilégient donc le schéma QuV-Snom, tandis que d’autres favorisent le schéma Qu-X-VSnom, sans qu’il soit aisé de justi-
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fier le choix de telle ou telle variante, sinon peut-être dans les complétives, la prévalence de Qu-X-VSnom pouvant s’expliquer par une certaine proximité entre ce type de proposition et les déclaratives, dans lesquelles, majoritairement, le verbe occupe la seconde position. iv. X-VSnom : réduction des éléments X C’est en tête des déclaratives que la gamme des éléments précédant les séquences VSnom est la plus large. Ce point est développé et analysé en 34.6, et ne sont évoqués ici que quelques faits marquants concernant l’évolution des éléments initiaux devant VSnom. Jusqu’au 13e s. ces éléments sont très variés, tant en ce qui concerne leur nature que leur fonction. Il peut s’agir d’arguments du verbe (attribut, objet, complément locatif), du participe passé ou de l’infinitif de formes verbales complexes, d’éléments à valeur circonstancielle (groupes nominaux, adverbes, subordonnées), d’éléments intensifs ou de l’adverbe de renforcement de la négation ja, ou bien encore d’un certain nombre d’adverbes ou de conjonctions à valeur de connecteur temporel et / ou textuel (ore, atant, puis, lors, si …). Mais dès la fin du 12e s. cette grande diversité commence à se réduire, au détriment des arguments, en particulier de l’objet nominal (l’attribut gardera plus longuement la possibilité d’être suivi de VSnom), et au profit des éléments qui établissent un lien avec le contexte précédent, en particulier dans la prose, qu’il s’agisse d’adverbes ou de certaines conjonctions de coordination (ex. (a) ci-dessous) mais aussi de syntagmes démonstratifs, y compris lorsqu’ils ont une fonction argumentale. Le texte de Commynes illustre bien cette évolution : sur les 87 structures VSnom, 6 sont précédées d’un objet nominal préverbal, fréquence supérieure à celle observable dans certains textes plus anciens, mais parmi elles 5 établissent un lien explicite avec le contexte précédent (b) : (a) Lors oste mes sires Gauvains son hiaume de sa teste, et ausint font li autre compaignon, si le cort li rois baisier et li autre compaignon, et li baron (Graal, ca 1225, p. 165d) ‘Alors ôte monseigneur Gauvain son heaume de sa tête, et autant en font les autres compagnons, [et] court l’embrasser le roi, et les autres compagnons et les barons (= alors monseigneur Gauvain ôte son heaume de sa tête…et les autres compagnons font de même … et le roi court l’embrasser ainsi que les autres compagnons).’ (b) Ceste assemblée avoyent faicte en Bourgongne le conte de Beaujeu et le cardinal de Bourbon (CommynesMémoires, fin 15e s., p. 17)
Deux éléments précédant les séquences VSnom méritent quelques commentaires. Il s’agit tout d’abord de l’adverbe si, qui, dans toute l’histoire du français, a toujours été suivi de VS ou du verbe seul (voir 34.6.1.6), et jamais de SV (on trouve en revanche Snom-si-V ; sur cette question voir Marchello-Nizia 1985a). Jusqu’à la fin du 12e s., les séquences si-VSnom restent assez rares (10% des séquences VSnom dans StAlexis et dans Roland) : Grant fut la noise, si l’antendit la medre (StAlexis, ca 1050, v. 422) ‘Grand fut le vacarme, l’entendit la mère (= ce fut un grand vacarme, la mère l’entendit)’
Elles connaissent une hausse importante à partir du 13e s., qui se maintient jusqu’à la fin du 15e s., et sont dès lors attestées, plus ou moins fréquemment, dans la plupart des textes, en prose et en vers. Elles représentent ainsi 18% des séquences VSnom dans Graal, 60% dans ClariConstantinople, qui constitue un cas extrême, et 15% dans QuinzeJoies. L’adverbe peut apparaître, éventuellement précédé de et, en début absolu de phrase (mais non de paragraphe ou de chapitre : voir Marchello-Nizia 1985a : chap. II et III), et c’est la seule configuration dans les plus anciens textes, ou bien, à partir du 13e s., derrière une subordonnée temporelle.
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C’est le cas dans, respectivement, 50% et 55% des occurrences de si-VSnom dans Graal et dans ClariConstantinople, texte dans lequel, lorsqu’une subordonnée temporelle précède une principale en VSnom, cette dernière est toujours introduite par si (la configuration est identique lorsque le sujet n’est pas exprimé) : Quant il eurent leur letres, si s’en revint li vesques au plus tost qu’il peut (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 15)
L’adverbe si joue dans le premier cas (début d’une phrase qui en suit une autre) le rôle d’un adverbe de liaison, dans le second (après subordonnée) celui d’une ligature, difficile à traduire (voir Marchello-Nizia 1985a pour une étude détaillée). La configuration avec subordonnée ne se rencontre guère au-delà de la prose narrative du 13e s., tandis que la séquence simple si-VSnom reste bien vivante jusqu’à la fin du 15e s., et est encore attestée au début du 16e s. : Ores estoit celuy chat ung groz noir chat fort vieux et estoit mesme de leens . Si le fist prendre ledit messire Phelippe (VigneullesNouvelles, 1515, p. 228)
Par ailleurs, il faut signaler ce fait étonnant (remarqué depuis longtemps et abondamment commenté (entre autres : Bergh 1952, Beaulier 1956, Antoine 1958-1962, Marchello-Nizia 2 1997a [1979] : 415) que constitue le développement à partir du 13e s., et surtout du 14e s., des séquences et-VSnom (de même que des séquences et-V-on, voir 34.1.2.4), qui n’apparaissent qu’exceptionnellement dans les plus anciens textes : Tresvait la noit e apert la clere albe. (Roland, ca 1100, v. 737) ‘S’en va la nuit et apparaît l’aube claire (= la nuit s’en va et l’aube claire apparaît)’
C’est à partir de Joinville, au début du 14e s., que leur fréquence commence à croître notablement, aussi bien avec des verbes intransitifs que transitifs : et-VSnom représente ainsi 34% des séquences VSnom (11/32 occ.) dans JoinvilleMémoires, 22% (6/27) dans QuinzeJoies, 37% (6/16) dans CentNouvelles, 30% dans CommynesMémoires et 62% dans VigneullesNouvelles au millieu du 16e s. : Et le gallant fera auxi d’autre part tant de services et faire des pastez et des tartres qu’ilz mengeront ensembles, et paiera tout le bon homme (QuinzeJoies, 1400, p. 113). Mais tant atendirent qu’ilz en avoient perdu toutes esperances ; et s’en prenoit la femme à son maryt (VigneullesNouvelles, p. 80).
Plusieurs hypothèses ont été avancées pour rendre compte de ce phénomène, dont celle d’une analogie avec si (Foulet 31930), explication néanmoins discutable, en particulier parce que si est toujours associé à la postposition du sujet (ou à son omission), ce qui n’est pas le cas de et. Il est en revanche possible que et ait été perçu, dans certains cas, comme dépassant sa simple valeur de coordonnant et revêtant une valeur adverbiale (c’est d’ailleurs un adverbe en latin), et occupant à ce titre une position pleine devant le verbe. De fait, et suivi de VSnom tend souvent à introduire des énoncés exprimant une conséquence ou un ajout informatif, et / ou présentant une forme de redondance avec ce qui précède (voir Prévost 2001). Il est généralement admis que ces séquences, tout en tendant à renforcer le lien entre les deux propositions, ont fini par devenir un effet de style, en particulier dans les chroniques. Après une hausse notable jusqu’à la fin du 15e s., et-VSnom tend à se stabiliser au milieu du 16e s., voire à régresser (et-V-on résiste davantage) mais se maintient toutefois jusque au 17e s., où la construction sera rejetée par Malherbe puis par Vaugelas.
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b. Du milieu du 16e s. à la fin du 17e s. Le milieu du 16e s. constitue un tournant marquant dans l’évolution de la syntaxe du sujet nominal : la fréquence de SnomV oscille désormais entre plus de 80% et 100% dans la majorité des textes, comme le montre le tableau ci-dessous. Textes
Fréquence de SnomV en déclarative CalvinLettres 100% (36/36) DuBellayDéfen. 93% (62/67) RonsardMisères 91% (85/93) LéryBrésil 93% (53/57) MontaigneEss. 90% (104/117)
Fréquence de SnomV en subordonnée 90% (87/97) 88% (149/169) 94% (84/89) 95% (106/112) 84% (84/100)
Textes
Fréquence de SnomV en déclarative BeroaldeParv. 96% (79/82) SorelBerger 98% (91/93) DescartesDisc. 100% (19/19) RabutinLet. 100% (60/60) RacineAthalie 99% (172/174)
Fréquence de SnomV en subordonnée 84% (60/71) 90% (96/107) 90% (138/153) 99% (79/80) 89% (109/123)
Tableau 9 : Fréquence des sujets nominaux préverbaux dans les déclaratives et dans les subordonnées du milieu du 16e s. à la fin du 17e s.
Le recul quantitatif de VSnom s’accompagne d’une baisse de la diversité des constructions. Pour autant, les caractéristiques de la syntaxe moderne du sujet ne sont pas encore toutes acquises, et il demeure encore des traits du français médiéval, qui vont progressivement disparaître d’ici la fin du 17e s. C’est surtout dans les propositions déclaratives que progresse l’antéposition du sujet nominal au verbe, passant de manière définitive la barre des 90%. L’évolution n’est en revanche guère perceptible dans les subordonnées prises dans leur ensemble. Il en résulte un rapprochement des fréquences de SnomV dans les deux types de proposition, et même un renversement de tendance, SnomV étant désormais plus fréquent en déclarative qu’en subordonnée dans la majorité des textes. La prise en compte des différents types de subordonnées permet d’affiner ce mouvement. Dans les complétives, le recul de VSnom amorcé durant la période précédente se poursuit, et les occurrences se raréfient (1% à 5%, correspondant à 1 ou 2 occurrences dans les extraits des textes de la seconde moitié du 16e s. et du 17e s.), et il s’agit majoritairement d’interrogatives indirectes : Et afin que le tout soit mieux cogneu et entendu d’un chacun, commençant par le motif qui nous fit entreprendre un si fascheux et lointain voyage, je diray brievement quelle en fut l’occasion. (LéryBrésil, 1578, p. 51)
Dans les circonstancielles, on observe à partir de la seconde moitié du 16e s. une baisse de la postposition du sujet, mouvement qui s’inversera dès la fin du 18e s. La plupart des circonstancielles sont touchées, même si l’on trouve encore de rares séquences VSnom dans les hypothétiques, consécutives, concessives, et temporelles (surtout dans celles en « tant que + durer + Snom », dans lesquelles la postposition du sujet s’est toujours bien maintenue, dans une séquence qui a pu être interprétée assez tôt comme figée ; voir ci-dessous l’exemple de Corneille) : À cette cause il envoya de Semarcant grand nombre de gens en la ville de Cheri, comme pour y faire un nouveau peuple, et colonie : De sorte qu’en peu de jours, suivant son ordonnance et commandement, se trouva là une infinité de soldats, artisans, et toutes autres manieres de gens (VigenèreDécadence, 1577, p. 169) La valeur de son pere, en son temps sans pareille, / Tant qu’a duré sa force a passé pour merveille (CorneilleCid, 1637, p. 10, I,1, v. 33-34).
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En revanche, dans les corrélatives, et surtout dans les comparatives, en particulier celles en comme, la postposition du sujet nominal se maintient très bien, et tend à prévaloir sur son antéposition. Dans certains textes (LéryBrésil, SorelBerger, DescartesDiscours), au moins dans les extraits considérés, ce sont les seules circonstancielles attestant VSnom : De plus je voudrois qu’on leur fist considerer, que la grande artere et la vene arterieuse sont d’une composition beaucoup plus dure et plus ferme, que ne sont l’artere veneuse et la vene cave (DescartesDiscours, 1637, p. 45)
La postposition du sujet nominal reste pareillement bien vivante dans les relatives : 27% (6/22) dans CalvinLettres, 23% (9/39) dans DuBellayDéfense, 19% (7/37) dans MontaigneEssais, 43% (9/21) dans SorelBerger, 13% (3/23) dans BeroaldeParvenir et 11% (3/28) dans DescartesDiscours (mais seulement 8% (1/13) dans RonsardMisères et 7% (3/44) dans LéryBrésil) : Environ huit jours apres que nous fusmes arrivez en l’Isle ou se tenoit Villegagnon les Sauvages nous apporterent un de ces Coati (LéryBrésil, p. 214) Je sçay quelle mesure je donneray à tous les couplets, et mon air sera plus beau que pas un qu’ait jamais fait Guedron (SorelBerger, 1627, p. 143)
Les relatives d’une part et les comparatives et corrélatives d’autre part (auxquelles on peut ajouter les complétives de type interrogatives indirectes) ont en commun le caractère relativement intégré de la proposition dépendante vis-à-vis de la proposition principale (voir Combettes 2017), et le lien étroit entre l’élément subordonnant et le verbe de la subordonnée. Ce double facteur peut expliquer le maintien des structures VSnom dans ce type de proposition, à une époque où l’ordre SnomV devient presque exclusif dans les autres subordonnées. Il est par ailleurs notable que dans les clivées, qui progressent nettement à partir du 16e s., l’ordre VSnom est très fréquent : Ce fut là qu’habita jadis Méhémet-Bey Defterdar, le gendre de Méhémet- Ali. (DuCampNil, 1854, p. 313)
Les traits majeurs qui rattachent encore la langue de la seconde moitié du 16e s. aux siècles précédents concernent principalement le sémantisme du verbe, sa position et les éléments initiaux. Il a été vu précédemment que la structure « romane », dans laquelle le sujet suit l’ensemble du complexe verbal, est acquise dès le milieu du 16e s., même si on trouve encore au 17e s. de rares occurrences avec intercalation du sujet entre l’auxiliaire et le participe passé ou l’infinitif : et nous l’a nature mise en main garnie de telles circonstances (MontaigneEssais, p 1111). i. Sémantisme du verbe La tendance amorcée dès la fin du 13e s. s’accentue : en déclarative, les verbes intransitifs occupent une place majoritaire dans les structures VSnom, même si l’on trouve encore des constructions attributives : Tant y a qu’à mon advis, je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation : si est la pitié passion vitieuse aux Stoïques (MontaigneEssais, 1592, p. 8),
et même, bien que fort rarement, et seulement dans quelques textes, des constructions transitives :
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Partie 6. Syntaxe Discernera nostre mesnager la qualité de ses ouvrages, pour les mettre à exécution, chacun selon son ordre (SerresAgriculture1, 1603, p. 150)
La tendance est moins affirmée en subordonnée. Dans le corpus examiné, les rares occurrences de VSnom dans une complétive impliquent toutes une construction intransitive. En revanche, dans les relatives, dans lesquelles le pronom a souvent fonction d’objet, de même que dans les comparatives en comme, les plus fréquentes parmi les ciconstancielles en VSnom, on trouve souvent un verbe transitif, l’objet pouvant être sous-entendu. Les deux exemples ci-dessous de Du Bellay illustrent cette possible variation : JE n’estime pourtant nostre vulgaire, tel qu’il est maintenant, estre si vil, et abject, comme le font ces ambicieux admirateurs des Langues Greque, et Latine (DuBellayDéfense, 1549, p. 15) Jéte toy à ces plaisans Epigrammes, non point comme font au jourd’huy un tas de faiseurs de comtes nouveaux, qui en un dizain sont contens n’avoir rien dict qui vaille aux ix. premiers vers (DuBellayDéfense, p. 55)
Certaines subordonnées accueillent donc encore des constructions transitives, mais l’objet, lorsqu’il est exprimé, l’est toujours sous forme pronominale : au moins dans le corpus examiné, l’objet nominal n’est plus attesté. ii. Position du verbe En déclarative, on trouve encore jusqu’au début du 17e s., bien que rarement, des verbes en 1ère position suivis du sujet nominal, dans des constructions qui disparaîtront au siècle suivant (voir aussi ci-dessus l’exemple de SerresAgriculture1, p. 150) : Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance. Dura ce carnage jusques à la derniere goute de sang qui se trouva. (MontaigneEssais, 1592, p.10)
La position initiale du verbe est restée compatible, jusqu’au FMod, avec un sujet nominal, mais elle est assortie de contraintes strictes (voir ci-dessous c., période du 18e s. au FMod). L’usage se fixe dans la première moitié du 17e s. Dans les subordonnées, la situation reste inchangée. Dans les complétives à sujet postverbal, le verbe occupe toujours la seconde position ; dans les relatives et dans les comparatives en comme, il suit très majoritairement le pronom relatif ou la conjonction ; dans les autres circonstancielles, il peut en revanche être séparé du subordonnant par un élément : on rendroit les vices d’iceluy egaulx, voyre plus grands, que ses vertuz, d’autant, que tous les Jours se lysent nouveaux Ecriz soubz son Nom à mon avis aussi eloignez d’aucunes choses (DuBellayDéfense, p. 49)
iii. X-V-Snom : spécialisation des éléments X La tendance amorcée dès le 15e s. se poursuit : les arguments du verbe sont de plus en plus rares en position préverbale à partir de la seconde moitié du 16e s. La présence d’un objet nominal, dans ce cas doté d’une valeur anaphorique, devient exceptionnelle au 17e s., et caractéristique d’auteurs considérés comme archaïsants (La Fontaine en particulier). L’attribut du sujet résiste mieux, en déclarative comme en subordonnée :
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Ce sont uoz pistolets qui tirent par derriere, / Perdant estoit leur maistre, et le uostre a perdu / Le sceptre que noz Roys auoient tant deffendu. (RonsardMisères, 1563, p. 21),
mais il se raréfie aussi au début du 17e s., sans pour autant jamais totalement disparaître, la construction Attribut-VSnom étant toujours attestée en FMod avec certains adjectifs et avec un sujet lourd (par ex. : Rares sont les brèches qui le traversent, VidalBlache, 1908 ; voir 34.3 et 34.5). Tel constitue une exception notable : son antéposition au verbe ne s’est jamais démentie, et elle est systématique, encore aujourd’hui, dès lors que l’adjectif n’est pas corrélé à une subordonnée : Tel estoit le pasteur phrygien, lors qu’il prononça son arrest sur le different des trois deesses. (SorelBerger, 1627, p. 20)
Les autres compléments du verbe (compléments locatifs, objets indirects, …), gardent la possibilité d’occuper la position initiale de la proposition, en particulier lorsqu’ils contiennent un élément anaphorique qui rattache l’énoncé au contexte précédent : Et de là s’engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison (MontaigneEssais, 1592, p. 13)
Les éléments les plus fréquents sont les circonstants, en particulier ceux établissant un lien avec le contexte précédent ; le verbe est généralement pourvu d’un sémantisme ténu, l’apport informationnel étant concentré sur le sujet. Cet usage s’est conservé jusqu’au FMod. Apres cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persecutions des peres, […] (MolièrePrécieuses, 1660, p. 20)
En baisse par rapport à la période précédente, la postposition du Snom derrière et seul reste néanmoins vivante dans la seconde moitié du 16e s., mais le mouvement engagé s’accentue au 17e s. (Malherbe puis Vaugelas la rejettent) et elle sort de l’usage à la fin de ce siècle. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance. (MontaigneEssais, p. 10)
La postposition du Snom derrière si connaît de son côté un net recul dans la seconde moitié du 16e s. (d’une manière générale les attestations de si se font de plus en plus rares et ne se rencontrent plus qu’avec un sujet postverbal) : elle n’est plus attestée que chez certains auteurs (Montaigne en particulier, voir l’exemple ci-dessus : si ne trouva l’affliction…). Elle disparaît à la fin du 17e s., en même temps que l’adverbe lui-même sort de l’usage. Jusqu’au milieu du 16e s., de nombreux adverbes sont encore suivis de VSnom, qu’ils aient une valeur spatiale, temporelle, de manière, et même épistémique ou discussive. et aussi bien parloint les Indoctes, comme les Doctes (DuBellayDéfense, 1549, p. 42) Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens. (MontaigneEssais, p. 17)
C’est au cours du 17e s. que se réduit leur éventail, au profit des seuls adverbes à valeur spatiale ou temporelle, précédant un verbe généralement intransitif, comme c’est encore le cas en FMod : à côté du four sera une grande salle, capable de contenir mille personnes, éclairée par cent croisées (RetifBretonnePaysan, 1776, p. 159)
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Cette évolution est à mettre en relation avec un changement plus général qui affecte la syntaxe du sujet nominal : dès le début du 17e s., l’ordre VSnom n’est plus apte à affecter la modalité d’énonciation de l’énoncé (voir Fournier 1998 et 2001), ce que traduit le développement de l’inversion dite complexe. D’une part, l’interrogation totale par postposition du Snom au verbe n’est plus possible : se systématisent les séquences « (X)SnomVSp ? » (Paul viendra-t-il ?, x 35.1.1). D’autre part, en déclarative, derrière des adverbes discussifs ou épistémiques (c’est-à-dire mettant en suspens, d’une manière ou d’une autre, la validation de la prédication, voir Guimier 1997) se développent pareillement des structures avec postposition du pronom personnel : Aussi les livres sont ils en si grande quantité que les bons demeurent accablez sous les mauvais (SorelBerger, 1627, p. 14).
A la fin du 17e s., on peut considérer que l’usage moderne est en grande partie acquis, au sens où l’on ne rencontre plus de constructions VSnom de type ancien, et que les structures en place se maintiendront jusqu’au FMod. En revanche, de nouvelles constructions vont apparaître à partir de la fin du 18e s. comme on va le voir ci-dessous. Il demeure cependant un aspect de la syntaxe du sujet nominal qui diffère encore de sa syntaxe moderne : il s’agit de la distance qui peut séparer le sujet préverbal de son verbe (le sujet postverbal n’en ayant jamais été très éloigné). En AF, et encore au 14e s., le sujet, quand il n’est pas juxtaposé au verbe, n’en est séparé que par peu d’éléments, le verbe occupant majoritairement la seconde position. Au fur et à mesure que le verbe « recule » dans la proposition, s’ouvre la possibilité de multiplier les éléments devant le sujet, mais aussi entre le sujet et son verbe, tendance qui atteint son apogée aux 15e et 16e s., qu’il s’agisse de groupes nominaux, d’adverbes, de participes ou même de subordonnées circonstancielles, rarement d’arguments du verbe : Édouard, prince de Galles, celuy qui regenta si long temps nostre Guienne, personnage, duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant esté bien fort offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut etre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans abandonnez à la boucherie (MontaigneEssais, p.7)
L’usage se restreint au 17e s. : il n’est désormais plus possible d’intercaler des arguments entre sujet et verbe, ni même des adverbes portant sur le prédicat. Les éléments à valeur circonstancielle peuvent toujours occuper cette position, mais, dès le milieu du siècle, les groupes insérés tendent à être plus réduits, et ils se rattachent sémantiquement et syntaxiquement au sujet (Fournier 2001). L’insertion de groupes plus longs reste possible, mais elle nécessite désormais une reprise pronominale. c. Du 18e s. au français moderne Le 18e siècle entérine les acquis de la seconde moitié du 17e s. – même si l’ordre VSnom persiste parfois, de manière sporadique, derrière des adverbes qui depuis le siècle précédent sont généralement suivis de SnomV. Toutefois, dès la fin du siècle, commencent à apparaître dans les subordonnées circonstancielles de nouvelles séquences VSnom, qui, pour certaines, avaient été en usage dans les textes plus anciens et avaient disparu dans la seconde moitié du 16e s. Dans les déclaratives, dès la fin du 18e s., l’on voit aussi progresser l’ordre VSnom, du moins dans certains types de textes. Le tableau ci-dessous donne un aperçu de la fréquence des sujets préverbaux en déclarative et en subordonnée du 18e au 20e s., et met en évidence le recul des sujets préverbaux en subordonnée, mouvement qui s’opère dès le 18e s., et
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s’accroît dans les siècles suivants (il est à noter que le rapprochement et l’« inversion » des fréquences de postposition du sujet nominal s’étaient déjà amorcés durant la période précédente (voir tableau 9), mais ils tenaient à une progression des Snom préverbaux en déclarative). Textes
Fréquence de SnomV en déclarative RegnardLégat. 99% (100/101) MontesquieuL. 99% (208/211) RetifBretonne 98% (208/212) MirabeauLettres 99% (85/86) RobespierreDis. 95% (56/59) Chateaubriand 98% (264/269) MussetArticles 99% (221/223) FlaubertCorr. 100% (82/82)
Fréquence de SnomV en subordonnée 89% (48/54) 93% (165/178) 87% (68/78) 93% (104/112) 93% (161/174) 95% (104/110) 78% (87/111) 80% (41/51)
Textes
Fréquence de SnomV en déclarative DuCampNil 97% (282/291) GoncourtJourn. 93% (108/116) Clémenceau 99% (188/190) VidalBlacheTab. 91% (346/380) AlainBeauxArts 96% (214/223) SartreLettres 96% (75/78) PérecModeEmp. 97% (362/373)
Fréquence de SnomV en subordonnée 79% (74/94) 83% (81/98) 87% (138/159) 55% (95/171) 93% (193/208) 84% (27/32) 83% (106/128)
Tableau 10 : Fréquence des sujets nominaux préverbaux dans les déclaratives et dans les subordonnées du 18e s. au français moderne
Depuis les travaux fondateurs de Blinkenberg (1928) et de Le Bidois (1952), la postposition du sujet nominal en FMod n’a cessé d’alimenter de fort nombreuses études, relevant d’approches fort diversifiées sur le plan théorique (voir entre autres : Jonare 1976, Korzen 1996, Fuchs (éd.) 1997a, Kayne et Pollock 2001, Bonami et Godard 2001, Marandin 2003, Lahousse 2011). Cette section n’a pas pour objectif de dresser une revue de ces différentes approches, mais de proposer un panorama des différentes constructions attestées en FMod, la plupart étant un héritage des siècles passés. i. VSnom en subordonnée : une hausse inattendue Alors que depuis la fin du 16e s., en subordonnée, les sujets postverbaux ne se rencontraient quasiment plus que dans les relatives, les comparatives et les corrélatives, on observe, dès la fin du 18e s., mais surtout à partir du 19e s., une hausse des séquences VSnom dans bon nombre de circonstancielles. C’est dans les temporelles que s’amorce le mouvement, en particulier celles en quand (voir Offord 1973 et Combettes 2017) : Que n’ai-je pas souffert quand arriva l’avanture de Laure ! (RetifBretonnePaysanne, 1784, p. 184, cité par Combettes 2017) quand la houle est grosse, quand souffle une de ces tempêtes si communes dans cette mer pleine d’écueils, on abat les mâts et les voiles, on attache la barre du gouvernail (DuCampNil, 1854, p. 283),
suivies dans le courant du 19e s. des autres temporelles : Dès qu’apparaissaient les troupes en retraite, cette débandade des soldats éreintés, traînant la jambe, les habitants s’agitaient, hâtaient leur fuite. (ZolaDébâcle, 1892, p. 38) avant que je fusse au monde, avant qu’y fût mon père, et le père de mon père, et le père du père de mon père... cela a toujours été. (RollantChristophe, 1904, p. 91)
La postposition du sujet nominal progresse ensuite lentement à compter du milieu du 19e s. dans d’autres types de circonstancielles : causales, concessives, hypothétiques, finales, op-
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Partie 6. Syntaxe
positives, le mouvement s’amplifiant au 20e s. et touchant tous les types de circonstancielles (l’ordre SnomV restant cependant toujours possible) : Quoi que fassent maintenant les vagues de l’absolutisme, elles n’abîmeront pas ce glorieux navire qui va bien assurément aller conquérir pour l’Espagne un autre nouveau monde. (MussetArticles, 1832, p. 203) Pour que subsiste notre bonheur, il ne faut pas que nous cessions de croire au (FournierCorrespondances, 1905-1914, p. 43)
Bien attestée dans les relatives depuis les débuts du français, quoique de manière irrégulière en AF, la postposition du sujet nominal s’est maintenue jusqu’au FMod (voir en particulier Nordhal 1973, Fuchs 1997b et 2005), où elle demeure courante (49% des Snom en relatives dans VidalBlacheTableaux) et implique, du fait de la fonction du pronom relatif, des verbes au sémantisme varié : Il est peu de contrées où se laisse mieux saisir la continuité de la chaîne entre les âges de l’humanité. (VidalBlacheTableaux, 1908, p. 369) J’ouvris la bouche et avalai tout l’oxygène que contenait encore le sac (IzzoKheops, 1995, p. 166).
Devenue exceptionnelle dans les complétives à partir du 15e s., la postposition du sujet nominal y connait une relative résurgence à partir de la fin du 18e s., tout en restant moins fréquente que dans les relatives et les circonstancielles. Jusqu’au milieu du 19e s. la complétive est souvent enchâssée dans une relative (ex. de Voltaire ci-dessous), configuration qui recule ensuite, sans pour autant disparaître : Il se fit sacrer […] et obligea le pape à lui faire serment de fidélité sur le tombeau dans lequel on dit que repose le corps de st Pierre. (VoltaireEssay, 1756, p. 99) Cette circonstance et le fait que nous avions l’un et l’autre une cigarette au bec empêchaient que fût trop sensible l’odeur du tabac laissée par Paul. (MaletVie, 1948, p. 80).
En partie conditionnées par des considérations communicationnelles et de structuration de l’information analogues à celles qui conditionnent la position du sujet en déclarative (voir ci-dessous), les séquences VSnom répondent aussi à des choix d’ordre prosodique, (sujets volumineux) et stylistiques. Elles relèvent en effet d’un registre assez soutenu tout en autorisant des effets de style variés. ii. VSnom en déclarative En déclarative, les structures à sujet postverbal, diversifiées, n’ont pas évolué depuis le 18e s. (même si l’ordre relatif du complément et du sujet postposé a connu quelques changements ; sur ce point voir 34.5). On peut les classer en tenant compte de plusieurs critères : position du verbe, type de verbe, type de sujet, présence ou non d’un élément initial, et relation de celui-ci avec le verbe. La possibilité pour le verbe d’occuper ou non la position initiale permet de distinguer, en surface, deux types majeurs de constructions VSnom. Le premier, qualifié d’ « inversion absolue », dans lequel le verbe occupe la position initiale, recouvre deux structures différentes (voir entre autres Marandin 2003, Gournay 2006, Fuchs 2013). La première, qui a traversé toute l’histoire du français, implique des verbes intransitifs dénotant l’existence, la survenance ou la disparition (arriver, venir, apparaître, passer, …), ou bien des verbes pronominaux. Peu de contraintes pèsent sur le sujet, volumineux ou non, qui dénote un référent actif ou au contraire non identifiable.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1099
A ces constructions se rattachent les indications de mouvement des personnages dans les pièces de théâtre : Passe sur une civière un blessé ou un mort, escorté par un peloton de mobiles. (GoncourtJournal2, 1870, p. 616) entrent un grand nombre de personnes. Quelqu'un, à Tête D ‘Or.- vous nous avez appelés ? (ClaudelTêteOr, 1890, p. 91) Suivait une liste de tous les cas où, en leur présence, j’avais passé la main. (IzzoKhéops, p. 246)
On parle pour ces constructions d’ « inversion inaccusative » (voir en particulier Bonami, Godard et Marandin 1999, Marandin 2003), l’hypothèse étant que de tels verbes ne sélectionnent pas d’argument externe (sujet), mais seulement un argument interne (objet), qui se déplace vers la position du sujet dans SV, mais reste dans sa position de base dans VS, de même que dans les constructions impersonnelles qui alternent avec VSnom (il passe / il entre / ? il suivait). On notera que, dans les exemples précédents, des éléments à valeur spatio-temporelle s’insérent parfois entre le verbe et le sujet, qui, pour certains, auraient pu occuper la première place de la proposition : Passe sur une civière un blessé ou un mort > ‘Sur une civière passe un blessé ou un mort’. La seconde structure VSnom à verbe initial (souvent qualifiée d’« inversion élaborative ») implique à la fois des sujets volumineux et des formes verbales non transitives complexes (tournures passives, temps composés, auxiliaire modal + infinitif), ou des constructions transitives dans lesquelles l’ordre est invariablement VOSnom. Sont également dispensés de la tutelle, les militaires en activité de service, et tous autres citoyens qui remplissent, hors du territoire de la république, une mission du gouvernement. (CodeCivil, 1804, p. 79) Devront repasser l’examen tous les étudiants qui ont raté le contrôle continu (exemple emprunté à Fuchs 2013).
Cette dernière construction est assez inattendue au regard de l’évolution du français, qui tend, depuis ses débuts, à disjoindre sujets et objets nominaux. Restant assez rare et surtout réservée aux écrits à caractère administratif ou juridique, son histoire n’est pas facile à retracer. On ne peut affirmer qu’elle se rencontre avant la fin du 18e s., mais cela tient peut-être à la rareté des sources textuelles susceptibles d’offrir de telles occurrences. Elle illustre les différentes forces, et leurs tensions, qui président à l’agencement de l’ordre des mots : d’une part, sur un plan strictement syntaxique, la réticence de la langue à disjoindre l’objet direct du verbe, à antéposer l’objet au verbe et à juxtaposer sujet et objet nominaux ; d’autre part, sur le plan prosodique et informationnel, la tendance à placer un sujet volumineux et porteur d’information après un groupe verbal comparativement court. Il est à noter que, pour cette construction aussi, rien n’interdit la présence d’un élement initial, généralement spatiotemporel, et que par ailleurs l’ordre SnomV reste toujours « grammaticalement » possible, bien que plus ou moins incongru sur les plans informationnel et prosodique. Dans le deuxième groupe de constructions à sujet postverbal, le verbe est nécessairement précédé d’un élément. Il s’agit souvent d’un syntagme locatif ou temporel (on parle d’ « inversion locative ») : du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence. (MontesquieuLois, 1755, p. 19)
1100
Partie 6. Syntaxe derrière le cornac accroupi entre les oreilles du pachyderme se dresse un palanquin dans lequel ont pris place un Européen à favoris roux coiffé du casque colonial (PerecModeEmploi, 1978, p. 98)
Mais d’autres éléments peuvent précéder le verbe : certains adverbes de manière (ainsi : ainsi parlait Zarathoustra) de même que certains attributs adjectivaux. Toutefois, dans ce dernier cas, à l’exception de tel (telle est la règle), le sujet nominal doit désormais être déterminé par une relative ou un groupe adjectival (a) (*rares sont les cantons suisses), ou bien se trouver dans un système corrélatif (b) : (a) Rares sont les cantons qui, comme l’Andorre, ont pu par hasard garder une autonomie politique. (VidalBlacheTableau, 1908, p. 356) (b) Si raide est la pente, que, du haut des plateaux qui les enserrent, on ne découvre qu’en arrivant immédiatement au-dessus vallon et village. (VidalBlacheTableau, p. 213)
La postposition du sujet nominal résulte en FMod de facteurs à la fois syntaxiques, sémantiques et informationnels, aussi bien en déclarative qu’en subordonnée, qui touchent au sujet, au verbe et à l’élément initial le cas échéant. Il s’agit d’un fait consensuellement admis (à l’exception de Marandin (2003), qui met l’accent sur le statut sémantique et discursif du groupe verbal). Ont ainsi été recensés un certain nombre de paramètres linguistiques facilitant la postposition du sujet nominal (voir entre autres Fournier 1997, Fuchs 2006) : le caractère régi de l’élément initial, la présence d’un verbe sémantiquement ténu, l’absence d’objet nominal (sauf dans le cas des locutions verbales), et la présence d’un sujet lourd, avec un nom défini ou indéfini spécifique. La plus ou moins grande convergence de ces différents facteurs favorise l’ordre VSnom ou au contraire SnomV, le degré de liberté (ou au contraire de contrainte) de la postposition du sujet étant donc variable (l’ordre VSnom étant même obligatoire dans certains configurations spécifiques : là est la question). Mais l’on peut aussi considérer (Borillo 1990, Fournier 1997) que c’est la position postverbale du sujet qui évide sémantiquement le verbe et resserre le lien entre l’élément initial et le verbe (ainsi du contraste entre Au plafond pendaient des guirlandes et Au plafond, des guirlandes pendaient, exemples empruntés à Borillo (1990). Lahousse (2011) a proposé de son côté (et cette approche n’est pas incompatible avec la précédente) que la caractéristique commune aux différentes structures à sujet postverbal est le fait que le sujet n’est pas le topique principal de la phrase, soit que l’élement initial constitue un topique scénique (en l’absence d’élément intial on considère que le topique est implicite) ou bien un focus restrictif (adverbe de manière et attribut), soit que le sujet lui-même constitue un focus exhaustif restrictif (c’est le cas des « inversions élaboratives »). En FMod, les constructions VSnom restent bien vivantes, et relativement diversifiées. La position du sujet, en particuler en déclarative, est cependant un domaine de la langue fortement lié au type d’écrits, les descriptions favorisant la position postverbale, de même qu’elle est sensible aux variations registrales. La langue écrite et soutenue pratique ainsi couramment la postposition du sujet, tandis que d’autres variétés, relevant de registres moins soutenus, tendent à adopter l’ordre Sujet-Verbe, majoritaire dans la langue, recourant pour cela à des constructions « alternatives », en particulier clivées (x 35.3.4) et présentatives. d. Evolution de la position des sujets nominaux : synthèse L’évolution de la syntaxe du sujet nominal en français, et en particulier de sa position, est complexe. Tout au long de l’histoire du français, la variation entre les textes est importante,
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1101
et le recul des structures VSnom est loin d’être linéaire et régulier. Alors que la postposition du Snom est plus fréquente en déclarative qu’en subordonnée jusqu’à la seconde moitié du 16e s., cette tendance commence alors à s’inverser, en raison du recul des structures VSnom dans les déclaratives et, à partir de la fin du 18e s., de la progression de ces mêmes structures dans les subordonnées, en particulier circonstancielles. Le recul des sujets postverbaux s’est accompagné d’un certain nombre de restrictions. D’une part, sur le plan structurel, dans la seconde moitié du 16e s., après une longue période de variation, la postposition du sujet à l’ensemble du complexe verbal s’est imposée au détriment de son intercalation entre le verbe conjugué et le participe ou l’infinitif. D’autre part, la gamme des verbes possibles en tête de proposition (V1) s’est progressivement réduite au profit des verbes intransitifs, en particulier ceux dénotant la survenance, l’existence ou la disparition, ainsi que des verbes réfléchis et des tournures passives. Enfin, la gamme des éléments initiaux susceptibles de précéder les séquences VSnom s’est restreinte au fil des siècles : les arguments du verbe se sont raréfiés, et parmi les éléments non argumentaux ceux à valeur spatio-temporelle et / ou établissant un lien étroit avec le contexte précédent se sont largement imposés. Après les éléments à valeur discussive ou argumentative, les séquences VSnom ont progressivement été remplacées, à partir du 17e s., par l’inversion complexe, la postposition du sujet n’étant plus susceptible de dénoter la mise en balance du procès, aptitude qu’a en revanche conservée la postposition du pronom personnel (voir ci-dessous 34.1.2.2). En revanche, il ne s’est pas produit d’évolution notable en ce qui concerne le statut cognitif du sujet, sa position postverbale ayant toujours été ouverte à tous types de sujets (alors que la langue a toujours été réticente à placer devant le verbe des sujets inactifs et a fortiori non indentifiables, préférant leur postposition, ou recourant, plus récemment, à des constructions spécifiques (clivées, présentatives)). Un double principe préside à l’organisation de la proposition dès les débuts du français. Il s’agit en premier lieu du principe informationnel, qui incite à agencer les éléments selon leur charge informative, en plaçant en premier ce qui est connu, peu informatif (thème) et / ou ce dont on parle (topique) (voir 34.1.2.5 et x 43.2), et ensuite ce qui ne l’est pas, ou moins, et / ou ce que l’on en dit. A cela s’ajoute, sur le plan textuel, la tendance à faire débuter la proposition par des éléments qui assurent un lien avec le contexte précédent, dans un souci de cohésion textuelle (ce qui n’exclut pas de placer en tête des éléments autres, pour des effets de contraste ou de mise en relief : voir 34.6). Ce principe reste actif en FMod, même si les procédés mis en œuvre se sont en partie modifiés. Par ailleurs, au moins jusqu’au 13e s., la tendance à placer le verbe en seconde position a eu une incidence sur la position du sujet, même si cette influence est à relativiser, dans la mesure où, dans les plus anciens textes, VSnom est compatible avec un verbe en première position. Le fait que la postposition du sujet se soit maintenue après la disparition de la tendance « Verbe second » prouve d’ailleurs que son rôle n’était pas prépondérant, contrairement à celui du facteur informationnel, qui n’a cessé de jouer à travers les siècles, l’hypothèse de Lahousse (2011) pour le FMod pouvant rendre compte de bon nombre des postpositions nominales des siècles passés. C’est ainsi leur statut de focus informationnel qui explique, dès l’AF, la postposition des sujets, en particulier indéfinis, qui dénotent un référent non encore instancié, de tels sujets n’apparaissant que très rarement, jusqu’au 12e s., devant le verbe : El destre braz li morst uns vers si mals (Roland, ca 1100, v. 727) ‘Au bras droit le mordit un verrat très féroce’ Pour ce dist ung docteur appellé Valere a ung sien amy : […] (QuinzeJoies, 1400, p. 3)
1102
Partie 6. Syntaxe
Il en va de même pour les sujets qui correspondent à un référent connu, mais différent de celui du ou des sujet(s) précédent(s), et qui nécessitent donc une réinstanciation : Li quens Rollant est muntet el destrer. AOI. / Cuntre lui vient sis cumpainz Oliver. (Roland, v. 793) ‘Le comte Roland est monté sur son destrier : à sa rencontre vient son compagnon Olivier.’
Dès les premiers textes, la postposition du sujet résulte aussi, bien que plus rarement, de l’utilisation de la première position pour des effets de mise en relief, en particulier de l’attribut et de l’objet (effet d’autant plus marqué à partir du 13e s. où leur position préverbale devient minoritaire), qui peuvent en outre être intensifiés, et revêtent une valeur de focus : Grant cop li redona Turnus (Eneas1, ca 1155, v. 5724)
A partir du 14e s., et surtout du 15e s., les verbes intransitifs d’existence, de survenance, de mouvement (être, gésir, mourir, avenir, venir, courir, finir…) ou encore de prise de parole (dire, répondre,…) occupent une place croissante dans les séquences VSnom : le sujet, quel que soit son statut cognitif, est porteur dans ce cas de la charge informationnelle la plus élevée, celle du verbe étant relativement faible, en particulier pour le verbe être. Les exemples abondent dans les textes historiques (déjà dans ClariConstantinople), mais pas seulement : et y estoyent toutes les ordonnances du royaume, qui povoient bien estre environ vingt et deux cens hommes d’armes (CommynesMémoire1, fin 15e s., p. 21).
Si la postposition du Snom recule nettement à partir du milieu du 16e s., de même que se réduit la gamme des éléments précédant les séquences VSnom, elle reste néanmoins bien vivante en FMod, en déclarative comme en subordonnée. Elle est cependant presque toujours optionnelle, pouvant être remplacée par l’ordre SnomV ou par des structures alternatives permettant elles aussi de maintenir l’ordre SV que privilégie le français. 34.1.2.2 Les pronoms personnels A bien des égards, l’évolution de la syntaxe des pronoms personnels et impersonnels sujets (Sp), et en particulier de leur position, se distingue de celle des sujets nominaux. Dès les premiers textes la postposition du Sp est rare (contrairement à celle des Snom), en particulier dans les subordonnées qui, dans certains textes, n’en contiennent aucune occurrence ; par ailleurs la structure des séquences VSp est très contrainte, et leurs contextes d’occurrence sont moins variés que ceux des sujets nominaux. Le tableau 7 en 34.1.2 a donné un aperçu de l’évolution des Sp préverbaux dans tous les types de propositions, y compris les interrogatives et les incises. Les pages qui suivent se concentrent, comme pour les sujets nominaux, sur les déclaratives et les subordonnées. Le tableau 11 ci-dessous indique l’évolution de la fréquence des sujets préverbaux dans ces deux types de proposition.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ... Textes 9e-13e s. Strasbourg Eulalie Passion StLegier StAlexis Roland Lapidaire Eneas1 BeroulTristan TroyesYvain CharteChièv. CharteTournai CharteArras Aucassin ClariConstant. Graal RenartDole LettreSarrasin BeaumBeauv. 1300-1550 JoinvilleMém. MachautFor. Mesnagier Griseldis Manières QuinzeJoies GersonSerm. PizanCité OrléansBal. Pathelin LouisXI-Lett. CentNouvelles
Fréquence de SpV en déclarative
Fréquence de SpV en subordonnée
50%
(1/2) 100%
(3/3)
100%
(4/4) 100%
(3/3)
84% (31/37) 84% (16/19) 78% (28/36) 81% (51/63) 94% (130/138) 94% (44/47) 84% (58/69) 72% (44/61) 60% (3/5) 100% (1/1) 83% (117/141) 57% (39/68) 80% (90/113) 78% (79/101) 79% (19/24) 71% (53/75) 92% 90% 97% 89% 97% 94% 93% 93% 98% 90% 99% 90%
94% (17/18) 100% (20/20) 100% (48/48) 100% (57/57) 100% (77/77) 100% (85/85) 99% (91/92) 98% (176/179) 100% (34/34) 100% (4/4) 99% (129/130) 97% (211/217) 98% (259/263) 99% (190/191) 100% (32/32) 99% (255/258)
(144/156) 100% (299/299) (103/114) 100% (160/160) (65/77) 100% (218/218) (92/103) 100% (147/147) (244/251) 99% (191/192) (163/173) 99% (252/255) (115/123) 100% (142/142) (66/71) 97% (191/196) (166/170) 100% (172/172) (277/307) 100% (163/163) (132/133) 100% (214/214)
Textes
1300-1550 (suite) ArchierBaignollet CommynesMém. JehanParis VigneullesNouv. 1550-1800 CalvinLettres DuBellayDéfense RonsardMisères LéryBrésil MontaigneEssais BeroaldeParvenir SorelBerger DescartesDiscours RabutinLettres RacineAthalie RegnardLégataire MontesquieuLois RetifBretonnePays MirabeauLettres RobespierreDisc 19e-20e s. ChateaubriandGén MussetArticles FlaubertCorresp. DuCampNil GoncourtJournal ClémenceauIni VidalBlacheTab. AlainBeauxArts SartreLettres PérecModeEmploi
Fréquence de SpV en déclarative
1103
Fréquence de SpV en subordonnée
95% (112/118) 100% (42/42) 89% (72/81) 100% (183/183) 92% (114/124) 100% (182/182) 99% (143/144) 99% (249/250) 97% (255/262) 87% (110/126) 100% (80/80) 93% (168/180) 96% (186/194) 98% (202/207) 98% (188/192) 100% (110/110)
99% (276/279) 100% (180/180) 99% (326/329)
99% (372/373) 99% (243/246) 100% (56/56) 99% (296/297) 100% (196/196) 99% (157/158) 99% (312/315) 100% (351/351) 100% (315/315) 100% (94/94) 100% (173/173)
100% (181/181) 100% (124/124)
99% (224/225) 100% (150/150) 98% (265/270) 100% (254/254) 99% (137/138) 100% (183/183) 99% (166/167) 100% (161/161) 99% (378/380) 99% (214/215) 99% (249/250) 100% (168/168) 98% (93/95) 94% (106/113) 99% (1/438) 100% (133/133)
100% (145/145) 98% (126/129) 100% (212/212) 100% (72/72) 100% (205/205) 100% (111/111) 100% (50/50) 100% (86/86) 100% (180/180) 99% (92/93)
(120/133) 99% (238/239)
Fréquence inférieure à 80%
Tableau 11 : Fréquence des pronoms personnels et impersonnels sujets préverbaux dans les déclaratives et dans les subordonnées du 9e s. au 20e s. (textes en italiques : vers ; textes en romain : prose)
Fort bien implantés dès les débuts du français, les Sp préverbaux progressent peu au fil des siècles : dans la plupart des textes, leur fréquence est supérieure ou égale à 80% en déclarative, et oscille entre 98% et 100% en subordonnée (le texte de ClariConstantinople constitue une exception notable). De plus, les écarts de fréquences entre textes ne coïncident pas nécessairement avec un décalage chronologique. Ainsi, en déclarative, les Sp préverbaux sont plus fréquents dans Eneas1 (94%) que dans Graal (80%) et Lettre Sarrasin (79%), deux textes
1104
Partie 6. Syntaxe
pourtant plus tardifs. La forme des textes, en vers pour le premier, en prose pour les seconds, ne semble pas influer, comme le montre la comparaison d’Eneas1 (vers) et de Lapidaire (prose), contemporains, qui affichent des fréquences identiques (94%) alors que dans le second la fréquence des sujets exprimés et celle des Snom préverbaux est bien supérieure à celle des textes en vers de la même époque. Dans Graal (prose) et RenartDole (vers), contemporains, les fréquences des Sp préverbaux sont pareillement très proches. Cela montre donc que le seul facteur de variation (légère) est la distinction entre déclaratives et subordonnées. Bien que moins spectaculaire que celle des sujets exprimés et que celle des Snom préverbaux, la progression quantitative des Sp préverbaux connaît un premier tournant au début du 14e s. : à de rares exceptions près, leur fréquence en déclarative passe la barre des 90% (fait acquis depuis les premiers textes en subordonnée). Ce seuil quantitatif coïncide avec l’accélération de la perte d’autonomie syntaxique des Sp, ainsi qu’avec le recul progressif de certains contextes d’emploi des Sp postverbaux. Un nouveau seuil est franchi au 17e s., avec la restriction accrue des contextes autorisant la postposition des Sp. Ces deux tournants permettent de délimiter trois phases dans l’évolution de la position des Sp. a. Des origines du français au 14e s. i. Perte de l’autonomie syntaxique des pronoms personnels sujets Il existe en AF une différence syntaxique (sur les aspects phonétiques et morphologiques, x 30.3) importante selon la position du pronom personnel sujet. En position postverbale, le pronom est presque toujours conjoint au verbe, ne pouvant en être séparé que par un autre pronom conjoint (le, la, en …), ou s’il appartient à un groupe : Et par teus pechiés pourroit il avenir qu’uns hons espouseroit sa suer et si cuideroit il et ele et tuit li voisin qu’il ne s’entrefussent riens. (BeaumanoirBeauvaisis, ca 1283, p. 282) ‘Et par de tels péchés pourrait-il arriver qu’un homme épouse sa sœur et s’imaginerait-il et elle et tous les voisins (= et lui et elle et tous les voisins s’imagineraient) qu’ils n’étaient rien l’un pour l’autre (= qu’ils n’avaient aucun lien de parenté).’
Skårup (1975 : 47-50) cite de rares cas où un élément autre qu’un pronom complément conjoint peut s’intercaler entre le verbe et le pronom postverbal ; il s’agit principalement des adverbes or, donc, tost, ja, mie, point (exceptionnellement un infinitif), occurrences qu’il explique par les exigences de la versification, ou plus fréquemment comme des erreurs de copistes. Cela reste un phénomène exceptionnel : Fors de cloistre est ma damoisele ; / N’i rentera mais des mois ele. (CoinciMiracles, 12181227, v. 2129-2130) ‘Hors du cloître est ma demoiselle ; n’y entrera plus des mois elle (= elle n’y entrera plus pendant des mois)’
En revanche, en position préverbale, le Sp peut être disjoint du verbe par tout type d’élément, y compris un objet nominal, même si ce dernier cas reste rare, en particulier en déclarative (premier exemple ci-dessous) : Ne il le roi ne desfïa Ne / li rois droit ne li vea (Roman de Thèbes, mi-12e s., v. 7933-7934) ‘Et il ne défia pas le roi, et le roi ne lui refusa pas son droit’ « Oïl, biax sire, je le vi l’autre soir / Droit a Paris ou il sa cort tenoit. » (AmiAmil, ca 1200, v. 979-980) ‘« Oui, beau seigneur, je le vis l’autre soir à Paris, où il tenait sa court. »’
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Il peut aussi être coordonné et déterminé (x 33.2.1): et jou et mi homme nous voulons vengier d’aus, se nous poons (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 12) ‘Et je (= moi) et mes hommes voulons nous venger d’eux, si nous le pouvons’
C’est ce même caractère prédicatif qui permet au pronom sujet de fonctionner comme un énoncé isolé, sans le support d’un verbe conjugué : – Ja fetes vos voz nes garnir. / – Gié ? – Voire, volez moi foïr. (Eneas1, ca 1155, v. 16791680) ‘[vous] faites préparer vos navires. – Je ? (= moi ?) – Assurément [vous] voulez me fuir.’ « et avoec ce prier vos doi / que vos li dites de par moi / qu’il me conuist bien et je lui » (TroyesYvain, 1177-1181, v. 4285-4287) ‘« Et je vous prie de lui dire de ma part qu’il me connait parfaitement comme moi lui » (= comme je le connais moi-même)’ « Car me dites voire novele / Se vos savez ou il torna / Et s’il en nul leu sejorna ! – Je non, fet il, se Dex me voie ! » (TroyesYvain, v. 4910-4913) ‘« Donnez-moi des nouvelles exactes, si vous savez où il est allé, et s’il séjourna en quelque lieu ; – Je non » (= je n’en sais rien), fait-il, que Dieu m’en soit témoin’
Dès la fin du 12e s., le pronom commence à perdre son autonomie syntaxique, et à partir du 13e s. ce sont progressivement les formes compléments (moi, lui,…), accentuées, qui prennent la relève des formes sujets dans ces emplois prédicatifs, les personnes de l’interlocution étant les premières touchées. S’irons tornoier moi et vos (TroyesYvain, 1177-1181, v. 2501, manuscrit de la première moitié du 13e s.) ‘[nous] irons faire les tournois moi et vous’ Moi et vos fumez en une hore engendré (AmiAmil, ca 1200, v. 1041, manuscrit du 13e s.) ‘Moi et vous fûmes en une même heure engendrés’
Le mouvement s’intensifie en MF (Marchello-Nizia 21997a : 230-237, Zink 1997 : 129-155), touchant toutes les personnes et tous les emplois prédicatifs, y compris les cas de redoublement du pronom (effet contrastif) : on passe ainsi de je, je… / il, il… (au demeurant rare en AF) à moi, je… / lui, il…, y compris dans les séquences VSp (cette dernière construction ne se maintiendra pas) : J’avoys le cueur serré et estoie en grand doubte de la personne du roy et de toute sa compaignée, et cuydoie le cas plus prest qu’il n’estoit, et aussi faisoient-ilz eulx. (CommynesMémoires7, p. 125)
Par ailleurs, et pour ainsi dire à l’inverse du phénomène de redoublement, on rencontre dès le 12e s (d’abord en normand et en anglo-normand, voir Zink 1997 : 152 et Foulet 1935) les formes compléments toniques de 3e personne seules en emploi conjoint au verbe. Cette tendance gagne les pronoms de 1ère et 2e personne dans la seconde moitié du 15e s. : Et moy en empliray ma pance (Recueil de farces 1450-150, exemple cité par Zink 1997 : 153). L’emploi de moi / toi seul ne s’est jamais imposé (mais est encore attesté à la fin du 16e s. : Moy doncques pour n’encourir point cette ingratitude, me suis ingeré de presenter icy à vostre excellence ce mien peu de labeur, VigenèreDécadence, 1577, p. 18 ; Moy, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles, MontaigneEssais, 1592, p. 157), et s’il a survécu jusqu’au 19e s., c’est uniquement dans des variétés de français régional : la forme prédicative des personnes 1 et 2 du pronom ne peut revêtir le statut nominal attendu
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dans ce type d’emplois (voir Moignet 1965 : 123-125). L’emploi de la forme complément de 1ère personne, sans reprise par je, reste cependant plus vivant, encore à la fin du 16e s., lorsque le pronom est suivi d’une relative : Moy, qui le plus souvant voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal, MontaigneEssais, p. 985). Chez Montaigne, aucune des 15 occurrences « moy + subordonnée relative » relevées dans le corpus n’offre de reprise par je. Les formes sujets en emploi autonome, de leur côté, se rencontrent encore sporadiquement à la fin du 16e s. (d’autant que il, ayant ouy dire que ce couppeur de bourses estoit pris, s’estoit venu rendre partie, DesPériersRécréations, 1561, p. 220 ; voir Gougenheim 1984 [1951] : 68 pour d’autres exemples), mais ces emplois disparaissent de l’usage à partir du 17e s., à l’exception de la formule figée : je, soussignée Marie Dubois, certifie … Le lien entre la perte du caractère accentuable du Sp et celle de son emploi disjoint est plus que probable, mais savoir laquelle des deux a provoqué l’autre, sans exclure la possibilité d’une évolution conjointe, reste en débat, la datation de l’une et de l’autre restant difficile à établir précisément : si les formes différenciées du pronom de 1ère personne, de même que la possible élision de certaines, fournissent des indices fiables (x 30.3 et MarchelloNizia 2015a, 2017), ce n’est pas le cas pour les autres personnes. De même, autant la position disjointe d’un pronom témoigne de son caractère accentué, autant sa position conjointe laisse souvent indéterminable son caractère tonique ou atone. Par ailleurs, la relation possible entre la perte de l’autonomie syntaxique et la tendance accrue à placer le pronom en position préverbale reste elle aussi sujette à discussion. Buridant (2000a : § 636) considère que la cliticisation (à comprendre ici comme la perte du caractère accentué et donc de la possibilité d’occuper une « place » dans la proposition) aurait contribué à soustraire le sujet pronominal à la position postverbale au profit de la position préverbale, y compris quand la position initiale était occupée par un autre élément (hypothèse déjà avancée par Zwanenburg 1974 et 1978). Cette affirmation postule cependant une règle « verbe en seconde position » très stricte, qui aurait précédemment interdit au pronom personnel d’occuper la position préverbale conjointement avec un autre élément. Or des exemples attestent que ce cas de figure était possible (Veez m’espee, ki est e bone e lunge : A Durendal jo la metrai encuntre, Roland, v. 925-926, ‘A Durendal je vais la mesurer’). Il convient donc, sur cette question, de demeurer prudent quant à la mise en avant des relations de causalité fortes. ii. Les contextes de postposition des pronoms personnels sujets En AF, en déclarative, et contrairement aux sujets nominaux, le Sp postverbal n’apparaît que très exceptionnellement avec un verbe en première position (2 occurrences dans le corpus, avec un verbe nié ; voir ex. de CoinciMiracles, v. 2129-2130, dans la section précédente). Le verbe occupe le plus souvent la seconde position, parfois une position plus reculée dans la proposition. Cette tendance restera constante tout au long de l’histoire du français. Jusqu’au 14e s., bien que la posposition du Sp soit relativement rare, elle est compatible aussi bien avec des verbes intransitifs et attributifs que transitifs. Et, comme pour les Snom postverbaux, la gamme des éléments qui précèdent le verbe est très large. Il peut s’agir d’arguments du verbe (ex. (a-b) ci-dessous), comprenant souvent un élément anaphorique, comme en (b). Le pronom démonstratif ce en particulier n’est pas rare en cette position, qu’il soit objet direct (c) ou indirect, et il peut aussi revêtir une valeur cataphorique, en particulier lorsqu’il annonce une proposition complétive postposée au sujet (d) : (a) Li serf l’entendent, grant joie en ont mené. Le droit chemin ont il bien demandé (AmiAmil, ca 1200, v. 2459-2460) ‘Les serfs l’entendent, ils en ont manifesté grande joie. Le bon chemin ont-ils demandé’
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(b) Et ces autres choses ai je fait escrire aussi a l’onneur du vrai cors saint (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 2) ‘Et ces autres choses aussi ai-je fait écrire en l’honneur du véritable corps saint’ (c) Viax tu donc, fet ele, noier / Que par toi ne soit morz mes sire ? / – Ce, fet il, ne puis je desdire, / Einz l’otroi bien. (TroyesYvain, v. 1760-1763) ‘Veux-tu donc, fait-elle, nier que par toi soit mort mon seigneur ? – Cela, fait-il, ne puis-je nier (= je ne peux le nier), au contraire [je] le reconnais bien.’ (d) ce vos mande par moi Nasciens li hermites que nus en ceste queste ne meint dame ne damoisele qu’il ne chiee en pechié mortel. (Graal, ca 1225, p. 164b) ‘Cela vous commande par mon entremise Nascien l’hermite (= Nascien vous commande par mon entremise …) que personne en cette quête n’emmène dame ou demosielle, sous peine de tomber en état de péché mortel.’
Il peut aussi s’agir de compléments circonstanciels (groupes nominaux ou pronominaux, adverbes), ayant le plus souvent une valeur spatio-temporelle (a), ou de manière, de moyen (b) ou de cause (voir 34.6.1). A partir du 13e s., et surtout en prose, une subordonnée peut directement précéder une construction VSp, comme en (c) et (d) : (a) Meshui n’avrai ge talent de dormir ! (RenartDole, déb. 13e s., v. 675) ‘Maintenant n’aurai je envie de dormir ! (= je n’ai désormais plus envie de dormir)’ (b) Et par cel jugement poués vous savoir qu’il a grant peril en prendre bail (BeaumanoirBeauvaisis, 1283, p. 247) ‘Et par ce jugement pouvez-vous savoir qu’il y a grand péril en la prise d’un bail’ (c) Por ce qu’eres du parenté / Vos avoie je en cherté. (BeroulTristan, fin 12e s., v. 71-72) ‘Parce que [tu] étais de la parenté, vous tenais-je en affection’ (d) et tout einsi com il trespassoit par devant les tables estoient eles maintenant raemplies endroit chascun siege de tel viande come chascuns desirroit. (Graal, p. 163c) ‘et à l’instant même où il passait devant les tables, étaient-elles aussitôt remplies devant chaque siège des mets que chacun désirait.’
On trouve enfin des adverbes à caractère logico-pragmatique, mais ceux-ci sont peu fréquents avant le 14e s. (certains adverbes sont par ailleurs systématiquement suivis de l’ordre SV : nequedent, neporquant… ; voir 34.6) : Sire, fet mes sires Gauvains, encor i a il autre chose que vos ne savez mie (Graal, p. 163c) ‘Seigneur, dit monseigneur Gauvain, encore y a-t-il (= il y a encore) une autre chose que vous ne savez pas’
L’adverbe si est globalement assez rare en AF devant VSp (voir 34.1.3.2 pour « si + verbe vicaire »). Parfois doté d’une valeur de liaison, il a le plus souvent une valeur d’opposition ou de concession, ou, dans une réponse, de conformité : Ja li corners ne nos avreit mester, / Mais nepurquant si est il asez melz (Roland, ca 1100, v. 1741-1742) ‘Jamais le sonner du cor ne nous serait utile (= sonner du cor ne nous serait plus utile) mais pourtant est-il bien mieux (= mais mieux vaut cependant sonner)’ – Je, fet il, nel vos dirai mie. / Querez autrui qui le vos die. / – Si ferai ge, quant mialz ne puis. (TroyesYvain, 5229-31) ‘Je, dit-il, ne le vous dirai pas (= ce n’est pas moi qui vous le dirai). Cherchez quelqu’un d’autre qui vous le dise. – Je le ferai, quand mieux ne puis (= puisque je ne peux rien faire de mieux).’
Si avec un Sp postverbal est cependant très fréquent au début du 13e s. dans ClariConstantinople, dans lequel il revêt diverses valeurs. Ce texte présente un caractère tout à fait atypique, non seulement par la fréquence élevée de Sp postverbaux en déclarative (43%) mais
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aussi du fait que s’y enchaînent les séquences VSp, en déclarative (a), mais aussi en subordonnée (b), alors que la postposition de Sp y est fort rare (3%) : (a) Li vaslés fu molt esmaris […]. Si ne fait il mais el, si prent il s’espee, si le met il sous sen surcot, se s’en ist il hors de le maison, si vient il devant le balliu, se li dist […] (ClariConstantinople, p. 22) ‘Le jeune homme fut fort troublé […] Puis ne fait-il pas autre chose (= il ne fait rien d’autre), puis prend-il (= il prend) son épée, [puis] la cache-t-il (= il la cache) sous sa tunique, puis sort-il (= il sort) de la maison, puis vient-il (= il vient) devant le gouverneur et lui dit […]’ (b) et il dist […] que ausi avoit il eu cheval et hauberc comme uns chevaliers, et que autant i avoit il fait d’armes et plus que teux chevaliers i avoit il ; tant que li cuens de Saint Pol fist le jugement que aussi devoit il partir comme uns chevaliers, que plus i avoit il fait d’armes et de proeches (ClariConstantinople, p. 96) ‘et il dit […] que aussi avait-il eu (= qu’il avait eu aussi) un cheval et un haubert tout comme un chevalier, et que autant de faits d’armes y avait-il accompli (= il y avait accompli autant de faits d’armes), et plus que tel ou tel chevalier ; si bien que le comte de Saint Pol jugea que aussi devait-il partir (= qu’il devait aussi partir) tout comme un chevalier, car plus de faits d’armes et de prouesses avait-il accompli (= il avait accompli …)’
La fréquence exceptionnellement élevée des Sp postverbaux dans ce texte est cependant assortie d’une faible diversité de leurs contextes d’occurrence : VSp apparaît derrière l’adverbe si dans plus de 70% des cas, le plus souvent seul, parfois précédé d’une subordonnée temporelle ou hypothétique : Quant mesire Pierres vit que li empereres fu retornés, si envoie il une trope de ses serjans a une porte qui pres estoit d’iluec (ClariConstantinople, p. 77) ‘Quand monseigneur Pierre vit que l’empereur était de retour, envoie-t-il (= il envoie) une troupe de ses sergents à une porte qui était près de là’
Dans l’ensemble des textes, bon nombre des éléments qui précèdent les séquences VSp établissent un lien avec le contexte précédent, souvent par la présence d’un morphème anaphorique, ou bien de si. La postposition du Sp peut dans ce cas être interprétée comme un moyen de resserrer le lien entre le prédicat et ce qui précède. Mais l’on trouve aussi des éléments initiaux qui marquent une opposition ou un contraste avec le contexte précédent : Ultre cest jurn ne surum plus vivant ; / Mais d’une chose vos soi jo ben guarant (Roland, v. 1520-1521) ‘Après ce jour [nous] ne serons plus vivants ; mais d’une chose vous suis-je bien guarant (= mais je peux vous certifier une chose)’
D’une manière générale, et indépendamment du sémantisme de l’élément initial, il n’est pas rare qu’une séquence VSp soit associée à un effet de contraste ou d’opposition, en particulier lorsque, comme dans l’exemple suivant, l’objet nominal est antéposé au verbe : Sire, fet Lancelot, qui fu cil qui tant a parlé a vos ? Son cors ne poi je veoir, mes sa parole oï je bien qui est si laide et si espoantable (Graal, p. 189a) ‘Seigneur, fait Lancelot, qui était celui qui vous a parlé si longtemps ? Son corps ne pus-je voir, mais sa voix entendis-je bien (= lui, je n’ai pu le voir, mais sa voix, je l’ai bien entendue, qui est si laide et épouvantable’
On ne saurait cependant opposer strictement, du point de vue de leur relation au contexte précédent, les propositions à sujet préverbal et celles à sujet postverbal. Si une relation de contraste ou d’opposition est souvent associée à la postposition du Sp, en revanche les éléments assurant un lien avec le contexte précédent sont attestés aussi bien en tête des proposi-
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tions à sujet préverbal que de celles à sujet postverbal. On observe néanmoins que, au sein d’un texte, un même élément apparaît rarement devant SpV et devant VSp : il semble ainsi exister des phénomènes de répartition complémentaire des éléments initiaux, lesquels ne valent pas pour l’ensemble des textes mais constituent des micro-systèmes propres à chaque texte (voir Prévost 2010). Tout au long de l’histoire du français, la charge informationnelle des Snom joue un rôle majeur (bien que non exclusif) dans leur postposition (voir 34.1.2.1.d.). Rien de tel pour les Sp : topiques ou thèmes par excellence, ils sont porteurs, en eux-mêmes, d’une faible charge informationnelle et devraient donc, dans le cadre d’un agencement informationnel des constituants, occuper une position préverbale. Que la position préverbale, et initiale, soit souvent occupée par un élément lié au contexte précédent (y compris lorsqu’il s’agit d’un objet nominal) et / ou porteur d’emphase (fait non exceptionnel pour les objets nominaux : voir Marchello-Nizia 1995 et 34.5), et que la tendance à placer le verbe en seconde position puisse dans ce cas justifier VSp, ne retire rien au fait que les énoncés VSp présentent un caractère doublement marqué : ils sont quantitativement minoritaires et la position postverbale du Sp déroge au principe informationnel qui prévaut en langue ancienne. Dans une telle perspective, il n’est pas étonnant qu’ils expriment, très tôt, un contraste ou une opposition vis-à-vis du contexte précédent, bien plus souvent que les énoncés VSnom. Cette tendance va s’accentuer à partir du 14e s. (voir Prévost 2001). La prévalence, très précoce, de l’antéposition au verbe du Sp explique probablement le caractère peu opérant de deux des facteurs d’évolution mis au jour pour l’expression du sujet, et qui se sont d’ailleurs révélés également peu pertinents pour la position du sujet nominal. Il s’agit d’une part de la modalité énonciative : selon les textes, c’est tantôt le discours direct, tantôt le récit qui semble favoriser SpV, sans motivation apparente. D’autre part, la prise en compte de la personne verbale met en évidence des différences très tranchées entre certains textes. Ainsi, dans ClariConstantinople, la postposition de P3 s’élève à 51% tandis que celle de P1 est quasi inexistante (3%, correspondant à 2 occurrences dans le texte intégral). Mais à l’inverse, dans Graal, la postposition de P1 s’élève à 33% et celle de P3 à seulement 16% (fait d’autant plus notable que, dans ce texte, l’expression de P1 est forte (83%), et celle de P3 bien moindre (60%), ce qui montre que, dans ce texte au moins, le recul de la postposition de Sp n’est pas lié à la progression de son expression). Dans tous les textes, la postposition du pronom impersonnel est inférieure à celle du pronom de 3e personne. b. Du 14e s. au 17e s. La postposition du Sp ne dépasse plus 10% dans la majorité des textes à partir du 14e s. Font cependant exception Griseldis (1395) et CommynesMémoires (fin 15e) avec 11%, et, plus étonnamment, DuBellayDéfense (1549) avec 13% (13 des 15 occurrences impliquent la première personne, en l’occurrence l’auteur). Cette baisse s’accompagne, en particulier à partir du milieu du 14e s., d’une évolution des éléments initiaux qui précèdent les constructions VSp : les arguments et les éléments qui établissent un lien avec le contexte précédent tendent à reculer (même si ce, quelle que soit sa fonction, reste bien représenté), tandis que les éléments à valeur logique et/ou pragmatique dénotant une rupture, rares en AF, connaissent une forte hausse : Chils rois ne faisoit compte de veoir la roine. Si estoit elle tres belle dame et feminine et doucement enlangagie (FroissartChroniques, entre 1369 et 1400, p. 49)
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Partie 6. Syntaxe si donna le roy Jehan de moult riches dons au roy et a la royne d’Espaigne, ses beau pere et mere, si fit il aux roys d’Arragon, de Portugal et de Navarre (JehanParis, 1494, p. 91) Quand bien certes il n’y auroit que le gast et ruine de ce pays, si vaut il mieux toutesfois se hasarder et prendre la fortune telle qu’elle se presentera, que de souffrir cette indignité devant noz yeux. (VigenèreDécadence, 1577, p. 402)
On observe ainsi la présence récurrente de subordonnées hypothétiques ou concessives suivies de si à valeur oppositive (exemple de VigenèreDécadence), qui mettent en œuvre un même processus : la subordonnée laisse prévoir une certaine conclusion, qui n’est finalement pas celle qui advient ; il se produit un retournement argumentatif, avec une mise en cause de la force argumentative du premier élément d’un enchaînement, ce qui conduit à la validation d’un énoncé malgré un énoncé précédent qui aurait dû s’y opposer. Par ailleurs, dans les constructions en si / aussi faire (le faire ou faire de même / pareillement) (exemple ci-dessus de JehanParis), l’adverbe traduit la conformité, qui concerne le procès lui-même : associé à un verbe vicaire, si / aussi n’évoque aucun procès particulier, mais l’idée générale de procès, qui ne peut se préciser que par référence au contexte. Adverbe porteur de contingence, il « implique un débat au terme duquel une valeur est finalement retenue » (Guimier 1997). Dans les deux cas, il se produit une mise en balance – et donc en suspens – de la relation prédicative. Un tel processus est à l’œuvre dans bon nombre des énoncés VSp de cette époque. L’association de la postposition du Sp à un enchaînement argumentatif inattendu s’inscrit dans l’analyse du mode de donation référentielle du pronom « il » proposée par Kleiber pour le FMod, mais qui vaut aussi pour la période considérée : « il désigne un référent en continuité avec une situation manifeste dans laquelle le référent se trouve impliqué comme actant principal. » (Kleiber 1994b : 83). Or on peut considérer que mise en balance de la prédication, retournement argumentatif et enchaînement inattendu provoquent un « non-prolongement de la structure saillante », une « discontinuité avec la situation manifeste », et qu’il y a donc contradiction partielle avec le processus référentiel de « il » : la saillance référentielle est bien présente (d’où la présence du sujet pronominal), mais en revanche celle de la structure ne l’est pas (d’où une position inhabituelle du pronom, qui rend compte d’un dysfonctionnement). On a donc à la fois continuité référentielle et fonction nouvelle (par rapport à la fonction référentielle la plus courante du pronom). Autrement dit, à une époque où la non-expression du sujet pronominal est encore courante, son expression dénote une insistance du locuteur : aussi surprenante que soit la relation prédicative énoncée, le locuteur la valide, et il souligne cela en exprimant le pronom sujet, mais il indique en même temps son caractère problématique en recourant à une position inhabituelle pour ce pronom sujet. Le sujet pronominal, en cette position, endosse ainsi une nouvelle fonction, celle de valider explicitement une relation problématique. c. Du 17e s. au français moderne Le 17e siècle marque un second tournant majeur dans le recul de la postposition du sujet, non tant en ce qui concerne sa fréquence que les contextes qui l’autorisent. La période précédente a connu un premier mouvement de restriction des éléments pouvant précéder VSp, au profit des éléments logico-pragmatiques. Ce mouvement de spécialisation s’accentue au 17e s., au profit des seuls éléments dénotant une mise en balance de la prédication, et au détriment de ceux dénotant un retournement argumentatif, en premier lieu les subordonnées concessives et hypothétiques. Bon nombre des éléments qui sont encore tolérés au début du siècle par le grammairien Maupas (lors, alors, adonc, tant, à tant, si, aussi, partant, bien,
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difficilement, seulement, or …) sont, pour beaucoup, fermement condamnés au milieu du siècle par Vaugelas (voir Fournier 1998 : 36-37 et Fournier 2001). Dans la seconde moitié du siècle, l’usage se stabilise et la postposition de Sp ne se rencontre plus que derrière quelques adverbes : à la fin du siècle, la situation moderne est acquise, ce qui n’exclut pas que, ponctuellement, on puisse encore trouver par la suite quelques rémanences de l’usage ancien : Grevisse (1991 [1936] : § 377) cite ainsi un cas d’inversion de l’impersonnel derrière derrière or au 18e s. chez Voltaire, et un autre derrière bien au 19e s. chez Stendhal. Désormais, en déclarative, la postposition du Sp ne se rencontre plus guère que lorqu’un adverbe épistémique ou argumentatif précède le verbe : peut-être, sans doute, probablement, aussi, aussi bien, en vain, à peine, au moins, du moins, au pire, à peine, tout juste, tout au plus, ainsi, de même, pas davantage, encore, toujours…. Ces adverbes ne peuvent être suivis de la postposition du Snom, mais SnomVSp (inversion complexe) est en revanche possible dans ce contexte (voir 34.1.2.1.b.). Ces adverbes ont en commun de déclencher une mise en balance de la relation prédicative, et de conférer ainsi un caractère non pleinement assertif à l’énoncé : Quant à la question de Dieu ; oui, peut-être as-tu raison, peut-être faut-il croire pour en parler selon Claudel (FournierCorrespondance, p.61)
Derrière certains adverbes (peut-être, sans doute, probablement), il est possible de rétablir un ordre SV, qui semble favorisé dans les registres peu soutenus, en particulier à l’oral (peut-être (que) tu as raison…, peut-être (qu’) il faut croire…). On rencontre, bien plus rarement, la postposition du Sp derrière certains autres adverbes : du coup, par conséquent, donc, alors, jamais, d’ailleurs… pour lesquels il est difficile d’arguer d’une mise en balance de la prédication, sauf à vider cette notion de toute substance. Grevisse (1991 : §377, d) cite plusieurs exemples (Donc, faut-il trouver le traitre, Drieu la Rochelle, Chiens de paille, 1943, p.116), tout en soulignant le caractère souvent articifiel de la postposition du sujet. Celle-ci peut même se produire derrière un élément non adverbial : J’ai déjà parcouru un bon petit bout de chemin. […] Oui, un bon bout de chemin ai-je parcouru déjà, dans le sens de la hauteur, Perret, Le caporal épinglé, 1962, p. 228, cité par Berrendonner 2018). Le point commun aux différents cas attestés réside dans une mise en relief de l’élément initial, que vient renforcer le recours à un ordre inhabituel du sujet et du verbe. Tous relèvent d’un registre soutenu. d. VSp dans les subordonnées : un phénomène exceptionnel La rareté, voire l’absence dans certains textes, de la postposition du pronom personnel sujet en subordonnée est un fait observé depuis longtemps (voir entre autres Franzén 1939). En relative, la postposition ne semble attestée ni dans les textes anciens ni modernes (aucune occurrence dans le corpus de textes de ce chapitre), mais l’on en trouve de rares exemples au début du 17e s. (des services que malaisément pouvait-il espérer d’un autre, Sorel, 1623, cité par Fournier 2001). VSp est en revanche attesté dans les complétives régies par un verbe de parole, de l’ancien français au 17e s., bien que toujours de manière très marginale : Et cil dist que ce fera il bien. (Graal, ca 1225, p. 166d) ‘Et celui-ci dit que cela fera-t-il bien (= qu’il fera bien cela).’ A ce respondi li sires qu’en son bail ne devoit il plus estre puis que la suers qui plus prochaine estoit, estoit en aage (BeaumanoirBeauvaisis, 1283, p. 252) ‘A cela répondit le seigneur qu’en son bail ne devait-il plus être (= qu’il ne devait plus être en son bail)’
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Partie 6. Syntaxe Je croy bien que vous ne songez plus à faire le heros, mais vous me voulez faire connoistre que difficilement vous abstiendrez vous d’estre encore berger (SorelBerger, 1627, p. 544)
La postposition du Sp apparaît par ailleurs dans des circonstancielles concessives et hypothétiques, non introduites par un subordonnant. Les premières (ex. (a-b) ci-dessous) ont en commun d’impliquer un quantifieur (tant, si, aussi, quelque…), suivi le plus souvent jusqu’au 17e s. de la séquence attributive VSp-Adj/GN, puis ensuite de Adj/GN-VSp : si grand soit-il (voir Gachet 2010). Les secondes impliquent le plus souvent un verbe au subjonctif (c), plus rarement à l’indicatif, qui pourra être remplacé par le conditionnel parallèlement à l’évolution du sytème des temps dans les constructions hypohétiques (x chap. 38) : (a) ne li Venicien d’autre part ne peurent avenir as murs ne as tours, si erent eles hautes (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 70) ‘et les Vénitiens d’autre part ne purent parvenir aux murs et aux tours, tant étaient-elles hautes (= si hautes étaient-elles / tellement elles étaient hautes)’ (b) Mes quant je fu la, je croy qu’il n’y avoit femme, tant fust elle de petit estat, qui fust si mal abillee come je estoye (QuinzeJoies, 1400, p. 7) ‘Mais quand je fus là, je crois qu’il n’y avait de femme, d’aussi petit état fût-elle, qui fût aussi mal habillée que je l’étais’ (c) Car l’eüst il ja afiee / Et ele lui de nue main, / Si l’espousast hui ou demain. (TroyesYvain, 1177-1181, v. 2066-2068) ‘Car lui eût-il / aurait-il / déjà juré sa foi (= s’il lui avait déjà juré sa foi), et elle la sienne, main dans la main, [il] l’épouserait aujourd’hui ou demain’
Dans ces différents exemples, on peut interpréter l’ordre VSp, en l’absence de morphème subordonnant, comme une marque d’intégration de la proposition à la proposition régissante (il est notable que la présence d’un subordonnant entraîne l’ordre SpV, quel que soit l’état de langue considéré : s’il l’eüst ja afiée / s’il lui avait juré sa foi). On notera par ailleurs que c’est précisément dans les subordonnées dont le contenu n’est pas pleinement assertif qu’est possible en cette période la postposition du Sp. Les Sp postverbaux sont par ailleurs attestés dans les subordonnée consécutives, de l’AF jusqu’au FMod. La postposition est cependant contrainte, dès les plus anciens textes, par la nécessaire présence de certains adverbes, tel à peine, ainsi que peut-être en FMod, qui tous deux légitiment la postposition en déclarative : Quant li marchis seut que li empereres revenoit, si eut molt grant peur, si comme chis qui molt avoit meffait, si que a paines se seut il consellier (ClariConstantinople, p. 100) ‘Quand le marquis sut que l’empereur revenait, il eut grand peur, comme celui qui avait fort mal agi, si bien qu’à peine sut-il réfléchir (pouvait-il réfléchir)’ Au XVe jour fut arriere visitée de son amoureux le clerc, qui la trouva si foible que a grand peine povoit elle aller par la maison. (CentNouvelles, 1456-1467, p. 577)
Grevisse (1991 : §377, 4) cite par ailleurs de rares cas, au 19e s., de postposition du Sp dans des circonstancielles autres, derrière peut-être et du moins (parce que, du moins, est-elle toujours plus trempée d’intelligence, Gobineau, 1853-55), ainsi qu’un cas dans une relative (une aversion que rarement prennent-ils le soin de déguiser, Lammenais, 1825). Ces exemples restent extrêmement marginaux. e. Evolution de la syntaxe des pronoms personnels : un cas de grammaticalisation L’évolution de la syntaxe du pronom personnel sujet présente une trajectoire bien différente de celle du sujet nominal. Alors qu’en position préverbale le pronom pouvait jouir en AF
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d’une autonomie syntaxique analogue à celle d’un sujet nominal, il commence à la perdre dès cette époque, et le mouvement s’accentue à partir du 14e s., les formes compléments des pronoms (moi, lui,…) prenant progressivement le relais pour assumer les emplois prédicatifs. Rare depuis les débuts du français, en particulier dans les subordonnées, la postposition du pronom sujet n’a cessé de reculer, et l’éventail de ses contextes, assez large en AF, s’est progressivement restreint à partir du 14e s., parallèlement à la gamme des éléments ouvrant la proposition, qui, divers en AF par leur nature, leur fonction, et leur valeur sémantique, se spécialisent dès le MF au profit d’éléments logico-pragmatiques, dénotant un contraste ou une opposition, en particulier une concession, pour finalement se restreindre, à partir du 17e s., à quelques adverbes, les énoncés VSp dénotant désormais le plus souvent une mise en balance de la prédication, et le caractère non pleinement assertif de l’énoncé. La prise en compte des paramètres proposés par Lehmann (1995 [1982]) pour identifier les faits de grammaticalisation invite à considérer l’évolution du pronom sujet comme relevant d’un tel processus, même s’il ne s’est pas produit de changement de catégorie. En ce qui concerne les paramètres dits paradigmatiques, la désémantisation et l’attrition phonéticophonologique que connaît le pronom correspondent à une baisse de son intégrité. La variabilité paradigmatique s’est elle aussi restreinte, puisque le pronom, sans toutefois devenir totalement obligatoire, tend de plus en plus à être exprimé. Pour ce qui est des paramètres syntagmatiques, on observe une baisse à la fois de la portée (perte du caractère disjoint) et de la variabilité syntagmatique, le pronom occupant de plus en plus une position préverbale. Il s’est en outre produit une hausse de la cohésion syntagmatique (liée elle aussi à la perte du caractère disjoint du pronom). D’un point de vue sémantico-pragmatique, la grammaticalisation tend à provoquer un affaiblissement sémantique, associé à un renforcement sur le plan pragmatique, qui s’intancie souvent à travers un processus de subjectification. Le développement du sujet pronominal en position préverbale est associé à un affaiblissement général de sa valeur sémantico-pagmatique : il n’est plus le signal d’une discontinuité thématique ou d’une insistance, mais désormais un simple marqueur grammatical. Mais s’est produit avant cela, en MF, un renforcement sur le plan pragmatique des constructions VSp, dénotant de façon accrue l’attitude du locuteur vis-à-vis de son énoncé, et donc une forme de subjectification. Cette valeur se perdra par la suite, à partir du moment où la postposition du Sp se réduira à la présence d’un nombre réduit d’adverbes en tête de proposition. 34.1.2.3 Les autres pronoms Les pronoms non personnels regroupent les possessifs, les démonstratifs et les indéfinis. Tous connaissent une variation positionnelle (contrairement aux pronoms relatifs, toujours préverbaux), qui va, comme celle des sujets nominaux et des pronoms personnels, se réduire au fil des siècles. Le tableau 7, en tête de ce sous-chapitre consacré à la position du sujet, a donné un aperçu de l’évolution générale de leur position, tous pronoms et toutes propositions confondus. Il ressort que la fréquence de postposition au verbe des pronoms « autres » se situe le plus souvent, jusqu’au milieu du 16e s., entre celle des sujets nominaux et celle des pronoms personnels. Elle tend ensuite à se rapprocher de celle de ces derniers, n’excédant pas 10%. Ces données générales masquent cependant des disparités entre les différents pronoms. Les remarques qui suivent s’attachent plus spécifiquement à l’évolution des pronoms « autres » dans les propositions déclaratives et subordonnées. Le pronom on, qui a connu un parcours particulier, sera traité à part dans la section suivante.
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Partie 6. Syntaxe
a. Les possessifs La relative rareté des pronoms possessifs en fonction sujet rend difficile l’établissement de fréquences qui soient significatives. Leur structure (déterminant + pronom) les apparente à des syntagmes nominaux, et, de fait, les contextes dans lesquels ils apparaissent en position postverbale sont, au fil des siècles, les mêmes que ceux des sujets nominaux, peu contraints aux débuts du français, plus restreints par la suite. « Tere Major, Mahumet te maldie ! / Sur tute gent est la tue hardie. » (Roland, ca 1100, v. 1660) ‘« Terre des aïeux, Mahomet te maudisse. Par-dessus tous, est la tienne courageuse. » (= ton peuple est courageux).’ Je ne doute point de cela quand je considere que toutes les fois mesmes que j’ay veu joüer des comedies à Paris, encore qu’elles ne fussent pas si naives que seront les nostres, j’ay tousjours esté si transporté (SorelBerger, 1627, p. 350) c’est parce que vous avez de naissance un caractère beaucoup supérieur à ce qu’était le mien. (SartreLettres1, 1932, p.11).
b. Les démonstratifs La postposition du pronom démonstratif est globalement rare, inférieure à 15% dans la majorité des textes depuis les débuts du français. Dans quelques textes du 12e s. (TristanBeroul et TroyesYvain dans le corpus examiné), elle est plus fréquente (20 à 30%), mais la rareté des occurrences (moins de 5 dans les extraits considérés) invite à relativiser ces chiffres. Il convient de distinguer ici trois catégories : a) CELUI / CELLE / CE + subordonnée relative / complément du nom ; b) CELUI(-CI / LA) / CELLE(-CI / LA) ; et c) CE. Parmi la soixantaine d’occurrences de pronoms démonstratifs postverbaux relevée dans le corpus examiné, c’est la première catégorie qui est, au fil des siècles, la plus fréquente, représentant plus de la moitié des occurrences, ce qui peut s’expliquer par le « poids » et la charge informationnelle de ce type de sujet, qui s’apparente de ce point de vue à certains sujets nominaux. La postposition du pronom démonstratif modifié s’est conservée jusqu’au FMod : car anchienement avoient esté chil de le chité obedient a le loi de Rome, et ore en estoient inobedient (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 71) ‘Car par le passé avaient été ceux de la cité soumis à la cité de Rome, mais désormais ils ne l’étaient plus’ Si plorent assez a cel departement cil qui plus cuidoient avoir les cuers et durs et orgueilleux. (Graal, ca 1225, p. 166a) ‘Pleurent beaucoup lors de cette séparation ceux qui pensaient avoir les cœurs les plus aguerris plus fiers (= lors de cette séparation, même ceux qui pensaient avoir les cœurs les plus aguerris et les plus fiers pleurent beaucoup).’ Là, mangent tous ceux qui grimpent l’escalier de l’hôtel du critique et auxquels on sert des vol-au-vent (GoncourtJournal4, 1896, p. 399)
La postposition de CELUI / CELLE seul reste marginale, et semble dispraître au 15e s. : Cuelli l’orent cil en haïne / Por sa prooise (TristanBeroul, fin 12e s., v. 773) ‘L’avaient ceux-ci pris (= ceux-ci l’avaient pris) en haine à cause de son courage’ Lors li a cil mout bien descrite / la gentil pucele honoree. (RenartDole, déb. 13e s., v. 815) ‘Alors lui a celui-ci fort bien décrit (= celui-ci lui a fort bien décrit) la noble jeune fille si digne d’éloges’
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Et ainsi furent yceulx par elle mis ou nombre des benois martirs (PizanCité, 1404, p. 362 r) A paine eust mis cestui fin a ses parolles que cellui qui premier avoit parlé print a repliquer (A. Chartier, Le Quadrilogue invectif, 1422, p. 36, cité par MarchelloNizia 21997a : 158)
Les formes suffixées en -ci/-la, qui commencent à coexister avec les formes non suffixées dès le 13e s., avant de progressivement les remplacer (x 30.4), ne tolèrent pas davantage la position postverbale. Ce n’apparaît, dès les premiers textes, que comme sujet du verbe être ou de verbes impersonnels. Il alterne dans ce dernier cas avec il, qui finira par le supplanter, reléguant ce au seul verbe être, verbe plein ou auxiliaire (avec néanmoins le maintien de quelques constructions figées : ce me semble). Il peut occuper une position postverbale, mais celle-ci reste minoritaire (rares occurrences dans le corpus) : Bien senble ce chose certaine (TristanBeroul, fin 12e s., v. 501) ‘Bien semble cela chose certaine (= cela semble bien être certain)’ et por ce n’estoit ce pas merveille s’il estoit de grant chevalerie garniz, car autrement forslignast il trop durement (Graal, p. 163b) ‘aussi n’était-ce pas surprenant qu’il fût doté de grandes qualités chevaleresques, car sinon il aurait trahi très fortement son lignage’
De plus, dès le 15e s., la postposition du pronom tend à se limiter à certains contextes, ceux impliquant la présence d’adverbes à valeur épistémique en tête de proposition : Bien disoit Platon, que si comme c’est tres fort de trouver Dieu, ainsy est ce impossible de le nommer. (GersonSermon, 1402, p. 158)
Cette contrainte, qui coïncide avec la perte d’accentuation et d’autonomie syntaxique du pronom, le rapproche des pronoms personnels. Il est à noter que cela, qui prend progressivement le relais de certains des emplois de ce (x 30.4), ne tolère pas la postposition au verbe. Pour conclure ce survol rapide de l’évolution de la position des pronoms démonstratifs sujets, il faut insister sur le fait que, alors que tous jouissaient aux débuts du français d’une relative liberté positionnelle (même si l’antéposition au verbe a toujours été largement plus fréquente), celle-ci s’est progressivement réduite, mais différemment selon les formes considérées. Les contextes permettant la postposition de CELUI / CELLE / CE suivi d’une subordonnée relative ou d’un complément du nom se sont restreints parallèlement à ceux autorisant celle des sujets nominaux : c’est principalement avec un élément spatio-temporel en tête de proposition (voir 34.1.2.1.b.iii.) que l’on trouve VSdem : Enfin arrivèrent ceux qui avaient pris le dernier train. Dans les autres contextes, l’inversion complexe est requise (comme pour les sujets nominaux) : Peut-être ceux qui arriveront en retard n’auront-ils pas de place assise. La postposition de ce s’est au contraire restreinte aux contextes autorisant celle des pronoms personnels, c’est-à-dire aux propositions débutant par un adverbe épistémique (voir 34.1.2.2.c.) : Sans doute est-elle déjà arrivée / sans doute est-ce possible. CELUI(-CI / LA) / CELLE(-CI / LA) ne tolèrent plus la postposition au verbe, mais peuvent prendre place dans des inversions complexes : Peut-être ceux-ci n’auront-ils pas de place assise. C’est aussi le cas pour CECI / CELA. c. Les indéfinis La postposition du pronom indéfini (autre que on) est attestée dans tous les textes de quelque ampleur (aucune occurrence dans les chartes de Tournai et d’Arras, textes très
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Partie 6. Syntaxe
brefs) du début du 11e s. jusqu’au début du 15e s., date à laquelle on ne la trouve plus dans certains textes (LetttresLouisXI, CentNouvelles, Archier Baignollet), au moins dans le corpus examiné. Elle reste cependant bien vivante jusqu’au milieu du 16e s. Aucun pronom indéfini ne semble exclu de la position postverbale, même si certains sont de toute évidence plus enclins que d’autres à l’occuper : tuit (‘tous’), ainsi que ceux qui se présentent sous la forme d’un groupe pronominal (par exemple li plusur / li plusor, li autres). si condormirent tuit ades (Passion, ca 1000, v. 122) ‘S’endormirent tous aussitôt (= tous s’endormirent aussitôt)’ Piere n’i ad que tute ne seit neire : / Dient alquanz que dïables i meignent. (Roland, ca 1100, v. 982-983) ‘Il n’y a pierre qui ne soit toute noire : déclarent certains (= certains déclarent) que les diables y habitent.’ Mes il n’i ot a celui siege / Tandu ne paveillon ne piege, / Einz i entrerent tuit de front (TroyesYvain, 1177-1181, v. 1098-1100) ‘Mais il n’y eut à ce siège ni traquenard ni piège, et au contraire y entrèrent tous (= tous y entrèrent) de front’ Si issirent dou chastel, et se departirent maintenant li uns de l’autre einsi com il l’avoient porparlé (Graal, ca 1225, p.166a). ‘Ils sortirent du château, et se séparèrent les uns des autres (= les uns et les autres se séparèrent) aussitôt comme ils l’avaient décidé’ et, pour ce, n’en est nus contrains a prendre loi s’il ne li plest (Beaumanoir Beauvaisis, 1283, p. 247) ‘Et pour cela n’en est nul contraint à prendre loi si cela ne lui plaît pas’ Alors se mirent tous a rire, fors que les Anglois (JehanParis, 1494, p. 85) outre que beaucoup d’autres parties sont demeurées aux fondementz des vieilles Murailles, ou egarées par le long cours des Siecles, ne se peuvent trouver d’aucun. (DuBellayDéfense, 1549, p. 41).
Jusqu’au 13e s., la fréquence des sujets indéfinis postverbaux est très variable d’un texte à l’autre : 60% dans Passion, 10% dans StAlexis, 25% dans TristanBeroul, 50% dans ClariConstantinople et Graal. A partir du 14e s. elle n’excède que rarement 15%, les fréquences ne recouvrant cependant qu’un faible nombre d’occurrences (souvent inférieur à 5). Cette relative rareté des occurrences rend en outre difficile la mise au jour de contextes favorisant, au fil des siècles, la postposition de l’indéfini. En FMod, le pronom indéfini ne peut plus occuper de position postverbale, sauf s’il est déterminé : Enfin arrivèrent plusieurs des retardataires. En revanche, derrière un adverbe à valeur épistémique, le pronom indéfini peut prendre place dans une inversion complexe : Peut-être certains viendront-ils. Il occupe sinon toujours une position préverbale. 34.1.2.4 Le pronom ON On a connu une trajectoire étonnante : initialement substantif, il peut être considéré comme pronom indéfini à partir du 11e s., avec un comportement syntaxique qui l’apparente aux Snom jusqu’au 17e s., puis aux pronoms personnels à partir du 17e s. (x 30.3). On est attesté dans tous les textes depuis le 11e s., et, dans la majorité d’entre eux, des débuts du français jusqu’au 15e s., la fréquence de sa postposition est généralement plus élevée que celle des autres indéfinis (la relative rareté de ces derniers invitant néanmoins à relativiser les fréquences) : 17% dans Lapidaire (contre 8% pour les autres indéfinis), 50% dans TristanBeroul (contre 25%), 25% dans Aucassin (contre 17%), 23% dans JoinvilleMémoires
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(contre 9%), 38% dans Mesnagier (contre 12%), texte dans lequel le pronom est très fréquent (65 occurrences en tout dans l’extrait de 1000 verbes), 35% dans QuinzeJoies (contre 20%). (a) Ço set hom ben, n’ai cure de manace (Roland, ca 1100, v. 393) ‘Cela sait-on bien : je ne crains pas la menace’ (b) Une altre maniere de achate trovet hom en l’isle de Crete (Lapidaire, mi-12e s., p. 98) ‘Une autre sorte d’agate trouve-t-on sur l’île de Crête’ (c) por cent mile mars d’or mier / ne le fesist on si lié (Aucassin, fin 12e s.-déb. 13e s., IX, v. 3-4) ‘Pour cent mille marcs d’or pur ne l’eût ont pas rendu plus heureux’ (d) et on ala, si mist on wardes es palais de le communité de l’ost qui les palais warderoient. (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 91) ‘et on alla, puis mit-on (= on mit) des gardes dans les palais qui appartenaient à l’ensemble de l’armée, qui garderaient les palais.’ (e) Lors nous ramena l’en et mist l’en nos III galies a tere. (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 184) ‘Alors nous ramena-t-on et mit-on nos 3 galères à terre’. (f) Et par les osselés peut l’en apparcevoir le charnier, et par le charnier peut l’en trouver l’aire. (Mesnagier, 1393, p. 146)
Dès le début du 15e s., certains textes n’offrent plus d’occurrence de on postverbal : Manières, GersonSermon, CalvinLettres, mais la postposition reste néanmoins attestée dans d’autres, et ce jusqu’au FMod : (g) Ces chouses pourroit l’en dire pour ceulx qui sont en mariage, (QuinzeJoies, 1400, p. 3) (h) le pan de sa robbe et de sa chemise luy reversa avec l’aube sur la teste, et luy veoit on le cul par derrier de tous costez (VigneullesNouvelles, 1515, p. 78) (i) et faisoit on accroire aux bonnes gens […] que lanternes estoient vessies, et attribuoit on ces malheurs à d’autres jolies causes pour vous emmailloter l’esprit. (BeroaldeParvenir, 1616, p.15). (j) Il faut me croire quand je parle ainsi, ou du moins ne sçauroit-on penser que ce soit une amitié aveugle qui me fasse parler en faveur du parti que je tiens, (RabutinLettres3, 1686, p. 494) (k) Alors peut-être ne croira-t-on plus que nos cahiers nous défendent de le repousser. (RobespierreDiscours, 1793, p. 88) (l) Aussi voit-on que l’idée la plus connue est sauvée, comme on dit, par l’expression (AlainBeauxArts, 1920, p. 335)
Jusqu’au 15e s., la postposition de on se produit dans des contextes assez variés, comme celle des Snom : derrière un argument du verbe, comme en (a-b) et (g), un circonstant nominal (c) et (f), un adverbe spatio-temporel (e), et l’adverbe si (d). Il est à noter que la construction « si-V-on » représente 62% (16/26) des cas de postposition de on dans ClariConstantinople, chiffre qui rejoint la proportion (60%) des séquences « si-VSnom » sur l’ensemble des séquences VSnom dans ce même texte. Il faut souligner ce fait remarquable, commenté par beaucoup (entre autres : Bergh 1952, Antoine 1958-1962, Marchello-Nizia 21997a : 415), que constitue le développement à partir du 13e s., et surtout du 14e s., des séquences « et-V-on », parallèlement aux séquences « et-VSnom » (voir 34.1.2.1.a.iv., et les explications avancées). Le phénomène régresse à partir du 16e s. (h-i), tout en restant encore bien vivant au 17e s., un peu plus longuement que et-VSnom.
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Partie 6. Syntaxe
Alors que les contextes de postposition de on (en particulier derrière et-V) le rapprochent jusqu’au milieu du 17e s. des Snom, à partir de cette date, et jusqu’au FMod, la postposition du pronom tend au contraire, progressivement, à ne plus se produire que dans des contextes analogues à ceux dans lesquels on rencontre VSp, à savoir lorsqu’un adverbe à valeur épistémique ouvre la proposition (voir 34.1.2.2.c.), tel que du moins, peut-être et aussi dans les exemples (j-l), que le pronom endosse la valeur d’un pronom personnel, en particulier de 4e personne (x 30.3 et 39.2.1) ou conserve sa valeur proprement indéfinie, comme dans les exemples ci-dessus. 34.1.2.5 Conclusion sur l’évolution de la position du sujet L’évolution de la position du sujet se caractérise, globalement, par un recul de sa postposition et par une restriction des structures et des contextes dans lesquels elle se produit. Ce mouvement présente des rythmes et des chronologies différents selon le type de proposition et selon le type de sujet. La postposition des sujets nominaux, assez fréquente en AF, a connu une régression irrégulière au fil des siècles, de nouveaux contextes se développant même dans les subordonnées à partir de la fin du 18e s., les structures VSnom y étant désormais souvent plus fréquentes que dans les déclaratives. D’une manière générale, la postposition du Snom reste bien vivante en FMod, et elle se caractérise par des structures et des contextes d’occurrences variés. A l’inverse, la postposition de Sp, rare dès les plus anciens textes, n’a cessé de reculer, et ses contextes d’occurrence se sont fortement restreints. A cela s’ajoute la perte de l’autonomie syntaxique des pronoms sujets, en toute position. Cette évolution s’est accompagnée d’une spécialisation progressive des éléments susceptibles de précéder les séquences VS, à caractère souvent spatio-temporel pour les Snom, à caractère logico-pragmatique pour les Sp, la postposition de ces derniers étant désormais le plus souvent associée au caractère non pleinement assertif de l’énoncé, tandis que la postposition des Snom continue de répondre pour une large part à des motivations informationnelles (voir conclusions de 34.1.2.1 et de 34.1.2.2 ci-dessus). Tant sur le plan quantitatif que pour ce qui concerne les valeurs qui lui sont associées, la postposition des sujets nominaux et des sujets pronominaux a donc connu des trajectoires différenciées et abouti à des configurations différentes. La relative liberté positionnelle du sujet en français médiéval, et son recul, ont suscité une double explication qui fait écho à celle avancée pour rendre compte de la possibilité de ne pas exprimer le sujet en AF et pour la systématisation progressive de son expression à partir du 13e s. (voir 34.1.1.4). Il s’agit d’une part, sur le plan syntaxique, de la contrainte, ou régularité dominante (selon les auteurs), du verbe en seconde position, formulée dans des cadres d’analyse différents (par exemple Le Coultre 1875, Brunot 1905-1938 : vol.1, Foulet 31930, Franzén 1939, Adams 1988, Vance 1997, Buridant 2000a) : selon ces approches, dès lors qu’un élément autre que le sujet occupe la première position de la proposition, le sujet est postposé au verbe. Dans le cadre de son modèle positionnel à trois zones (préverbale, verbale et postverbale – auxquelles s’ajoutent celle du fondement, et dans certains cas, à gauche de la zone préverbale, l’extraposition), Skårup (1975) adopte une position similaire : c’est l’instanciation de la place du fondement par un élément quelconque qui rend compte de la postposition du sujet, et ce même pour le sujet pronominal postverbal, qui se trouve dans la zone verbale (contrairement au sujet nominal qui se trouve dans la zone postverbale), tandis que le sujet préverbal, nominal ou pronominal, se trouve dans la
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zone préverbale (ou en extraposition dans les structures SXV). L’analyse proposée dans le cadre de la grammaire générative est différente dans la mesure où, s’il y a bien déplacement, ce n’est pas le sujet qui est affecté. Adams (1987) a proposé l’explication suivante pour rendre compte de l’ « inversion » dans les propositions « racines » (= indépendantes / principales) : après avoir reçu sa flexion et ses traits sous I (Inflexion), le verbe ainsi enrichi remonte jusqu’à la position C de CP (Complementizer Phrase). En raison de la contrainte V2, la position Spec CP (Spécifieur de CP) ne peut rester vide (sous peine d’avoir le verbe en première position) : un élément se déplace donc pour venir l’occuper. Il peut s’agir d’un adverbial, d’un complément, du sujet, etc. (voir schémas dans Vance (1997 : 15-16). Dans ce modèle, la position postverbale du sujet est sa position de base, après que s’est produite la montée du verbe en CP ; et ce n’est que si c’est le sujet (vs. un adverbial, complément, …) qui vient occuper la position Spec CP que la linéarisation de surface correspondra à l’ordre SV(X). C’est la « directionnalité » du gouvernement, de gauche à droite, qui rend possible l’hypothèse avancée par Adams, et cette directionnalité est permise par la richesse de la morphologie verbale (x chap. 31). Lorsque le verbe perdra sa richesse, et qu’il ne sera donc plus assez « fort » pour attribuer le cas par gouvernement, cette attribution se fera par accord (agreement) : le verbe ne remontera plus jusqu’à C, il s’arrêtera à I (Vance 1997), tandis que le sujet remontera à sa gauche, dans Spec I, où son cas lui sera assigné. La contrainte du verbe en seconde position n’est cependant pas absolue, et ne saurait donc suffire à expliquer la postposition du sujet. L’explication complémentaire pour rendre compte de la liberté positionnelle du sujet est d’ordre phonético-morphologique. Il s’agit de l’existence d’une déclinaison bicasuelle pour les noms, tri-casuelle pour certains des pronoms, qui permettait de discriminer le sujet quelle que soit sa position. Ce second argument se révèle néanmoins lacunaire lui aussi : la postposition du sujet reste encore très fréquente alors que la déclinaison des Snom n’est plus strictement respectée, et même après sa disparition (Schøsler 1984 a par ailleurs montré que, outre la déclinaison, plusieurs facteurs permettaient de discriminer les fonctions). De plus, la déclinaison des pronoms personnels a toujours été respectée, et elle s’est conservée intacte jusqu’au FMod : la variation positionnelle des Sp aurait ainsi dû être plus importante, et se maintenir, or ce n’est pas le cas. Ces deux facteurs – verbe en seconde position et existence d’une déclinaison –, souvent associés, ne suffisent pas à rendre compte de la variation positionnelle du sujet en français médiéval, pas plus que leur disparition ne permet d’expliquer la fixation du sujet devant le verbe, laquelle, au demeurant, est loin d’être systématique en FMod. Sans qu’il faille les rejeter, on ne saurait les dissocier de considérations sémantiques, pragmatiques et informationnelles. En AF, l’ordre des mots était organisé pour une large part selon un principe informationnel (x 43.2), diversement formulé selon les approches : en termes de « thème-rhème », le dynamisme communicatif tendant à agencer les éléments des moins informatifs vers les plus informatifs (voir entre autres l’approche de Firbas 1992), ou en termes de « topique-commentaire » (voir en particulier Lambrecht 1994). Ce principe permet d’expliquer (conjointement à la tendance forte à placer le verbe en seconde position) l’agencement des éléments dans la proposition, et plus spécifiquement la position variable du sujet. Dans la mesure où le sujet correspondait souvent au topique et / ou était porteur d’une faible charge informative, il occupait, plus que d’autres éléments, la position préverbale (c’était particulièrement le cas pour le Sp, topique par excellence, d’où la rareté, dès les premiers textes, de sa postposition), et il se serait peu à peu fixé en cette place, laquelle, progressivement aurait été réinterprétée comme celle du sujet, le déclin progressif de la déclinaison ayant concouru à cette fixation du sujet devant le verbe : on serait ainsi passé d’un ordre T(thème / topique)
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VX à un ordre SVX (Vennemann 1976 et Combettes 1988), c’est-à-dire d’un principe d’organisation informationnel à une organisation selon les fonctions grammaticales (les considérations informationnelles se sont néanmoins maintenues, mais se sont instanciées à travers différents procédés, et non plus à travers le seul ordre des mots). On peut, à juste titre, s’interroger sur le lien entre la progression de l’expression du sujet et celle de sa position préverbale, et la question alimente les débats depuis des décennies. Rapport de cause à effet entre l’une et l’autre ? Evolution conjointe ? L’affinement des différentes chronologies permet d’esquisser un scénario. Les pages qui précèdent ont montré que la primauté revient à l’expression du sujet, qui connaît une forte hausse dès le 13e s. Dans la mesure où ce sont les Sp qui ont profité de cette hausse (voir 34.1.1.1.c.) et qu’ils ont toujours majoritairement occupé la position préverbale, la hausse de l’expression du sujet a de facto entraîné celle des sujets préverbaux. Il n’est pas exclu que, par analogie, les Snom aient eu de plus en plus tendance à précéder le verbe (ce qui ne signifie pas que cela ait joué au sein d’un même texte, comme en témoigne la forte proportion à la fois de sujets exprimés et de Snom postverbaux dans Graal). Une telle explication n’est certainement pas exclusive de celles présentées précédemment, la convergence de plusieurs facteurs, y compris d’ordres différents, n’étant pas exceptionnelle dans les évolutions de la langue. Références bibliographiques : Adams 1987, 1988 ; Antoine 1958-1962 ; Beaulier 1956 ; Bergh 1952 ; Berrendonner 2018 ; Blinkenberg 1928 ; Bonami, Godart et Marandin 1999 ; Bonami et Godard 2001 ; Borillo 1990 ; Brunot 1905-1938, vol.1 ; Buridant 2000a ; Combettes 1988, 2017b ; De Bakker 1997 ; Firbas 1992 ; Foulet 31930 [1919] ; Fournier 1997, 1998, 2001 ; Franzén 1939 ; Fuchs (éd.) 1997a, 1997b, 2005, 2006, 2013 ; Gachet 2010 ; Gournay 2006 ; Grevisse 1991 [1936] ; Guimier 1997 ; Jonare 1976 ; Kayne et Pollock 2001 ; Kleiber 1994b ; Korzen 1996 ; Lahousse 2011 ; Lambrecht 1994 ; Le Bidois 1952 ; Le Coultre 1875 ; Lehmann 1995 [1982] ; Marandin 2003 ; Marchello-Nizia 1985a, 1995, 2 1997a [1979], 2015a, 2017 ; Moignet 1965 ; Nordhal 1973 ; Offord 1973 ; Prévost 2001, 2010 ; Riegel, Pellat et Rioul 2011 [1994] ; Schøsler 1984 ; Skårup 1975 ; Vance 1997 ; Vennemann 1976 ; Zwanenburg 1974, 1978 ; Zink 1997.
34.1.3 « non / si + (sujet) + verbe vicaire + (sujet) » Le français a connu deux constructions bâties sur un schéma voisin, servant à exprimer la conformité ou au contraire la non-conformité, l’assertion ou l’opposition ou la contradiction, avec le prédicat précédent. 34.1.3.1 « non + verbe vicaire » La construction est formée de l’adverbe de négation non en tête, suivi du verbe vicaire faire, susceptible de reprendre tout prédicat verbal (ex. (b) et (e) ci-dessous), ou du verbe être ou avoir, qui supplée soit le prédicat verbal en être ou avoir comme en (c), soit tout prédicat verbal sous forme composée (a), ou même un prédicat verbal à une forme simple, en l’orientant vers un temps composé (d). Le verbe peut être accompagné d’un sujet, qui dans ce cas est presque toujours postverbal (l’alternance entre sujet exprimé et non exprimé peut se produire dans un même texte, et dans un même passage). La construction marque la non-conformité du procès ou de l’état avec celui précédemment évoqué, plus précisément l’opposition ou la contradiction. Elle est
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utilisée, entre autres, dans les réponses, en discours direct ou indirect, pour rectifier ou s’opposer à l’énoncé précédent (quelle que soit sa polarité). Cette construction apparaît dès les plus anciens textes (première occurrence dans Eneas1, dans le corpus examiné), et est assez vivante tout au long du français médiéval : (a) « Sire, por coi m’avez traïe ? / – Ge non ai, voir, la moie amie. (Eneas, ca 1155, v. 17491750) ‘« Seigneur, pourquoi m’avez-vous trahie ? – Je ne l’ai pas fait, mienne amie. »’ (b) « Or ne me demandez plus rien. / Non ferai ge, ma bele suer (RenartDole, déb. 13e s., v. 1193-1194) ‘« Ne me demandez désormais plus rien. Je ne le ferai pas, ma belle sœur »’ (c) Lors me dit le roy : « Dient il voir que la garde de l’abbaïe est moye ? – Certes, sire, fiz je, non est, ains est moye » (JoinvilleMémoires, déb. 14e s, p. 338) ‘Alors le roi me dit : « Disent-ils vrai que la garde de l’abbaye est mienne (= me revient) ? – Assurément, Seigneur, elle ne l’est pas, mais elle est mienne »’ (d) Il les print de fait / et les mist dessoubz son esselle. / Par saincte Marie la belle, non a ! (Pathelin, 1456-1469, v. 782-785) ‘il les prit de fait et les mit sous son aisselle / Par Sainte Marie la belle, il ne l’a pas fait ! (e) Moy ? dit elle.- Voir, ma foy, dit il, vous y viendrés. – Et vraiement, ce dit elle, je gaigerés tantost à vous ung florin d’or que non ferés, car vous aurés beau à crier se vous m’y faictes aller. (VigneullesNouvelles, 1515, p. 174)
La construction se raréfie au 16e s. mais est encore attestée au 17e s. (plusieurs occurrences dans GerhardHeroard, dans la bouche du Dauphin, et dans BeroaldeParvenir) : Me de Montglat le retire assés rudement vené ca, venés vous habiller. D. non fairai. M. hoo je vous fouëteray. (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 262) Ho meschant qui abuses les officiers du Roy, vien hardiment ; non feray, dit-il, je ne suis plus courcé, je ne vous veux mie tuer. (BeroaldeParvenir, 1616, p. 41)
La construction est en concurrence, dès l’AF, avec une autre : ‘ne + pronom personnel objet + verbe’ : nel ferai, qui finira par la supplanter : je ne le ferai pas. A travers les siècles, c’est sans sujet exprimé que la construction est la plus fréquente : 70% des cas en AF, 76% en MF, et 82% au 16e s. Lorsque le verbe est suivi d’un sujet, il s’agit du pronom personnel dans 70% des cas en AF, et dans 80% des cas en MF. Majoritairement en position postverbale, il peut néanmoins, rarement, apparaître devant le verbe (voir l’exemple d’Eneas1, v. 1749-1750 ci-dessus). Les sujets nominaux et pronoms non personnels sont attestés, mais bien moins fréquemment que les pronoms personnels : lequel homme d’arme qui achetoit le drap parloit en allement à la marchande deventdite qui vandoit le drap, nonobstant qu’il estoit François ou Roman de nacion, mais il faindoit de n’en point savoir, et aussi la marchande n’en sçavoit rien ; non faisoit son amy (VigneullesNouvelles, 1515, p. 177)
La construction a connu des évolutions. La première tient aux types de proposition dans lesquels on rencontre « non + verbe vicaire », que le sujet soit exprimé ou non. Alors qu’en AF la construction n’est que très rarement attestée en proposition subordonnée (8% des cas), cela devient plus fréquent en MF (21% des cas), la hausse ne se maintenant cependant pas au 16e s. C’est dans les complétives (a), et derrière un verbe de parole, que la construction se rencontre le plus, mais elle apparaît aussi en circonstancielle (b) :
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Partie 6. Syntaxe (a) Lequel Thevenin lui dist que non feroit, et que leurs femmes le feroient bien. (RegistreChatelet2, 1389, p.82) (b) L’autre ne fut oncques si joyeux quand il se fut sauvé dehors ; si dist que jamais n’en demanderoit rien, comme non fist il, ainsi que vous orrez . (CentNouvelles, 1456-1467, p. 221)
A partir du milieu du 14e s., se développe, de manière sporadique, une variante de la construction, qui consiste en un renforcement de non par l’adverbe pas. On peut y voir une perte de prédicativité de la négation non (que semble confirmer l’émergence à la même époque de cas de renforcement : Non fera, non), et l’annonce de la disparition de la construction, ou de sa mutation vers la construction moderne : je ne le ferai pas, en alternance avec non seul, que l’on trouve dès le début du 15e s. (x 32.4.3) : Estant le service un peu long, ilz ne se peurent tenir de luy dire, Oste nous ces potages Bassecontre, et nous apporte les nostres. Ce sont bien les vostres, dit il. Les nostres ? non sont pas. Si sont bien, dit il à l’un, voila voz naveaux, à l’autre, voila voz choux, à l’autre, voila voz pourreaux (DesPériersRécréations, 1561, p.15) Mais quieulx citoyennes y mettrons nous ? Seront ce femmes dissolues ou diffamees ? Certes non, ains seront toutes preude-femmes de grant beauté (et) de grant auctorité, (PizanCité, 1404-1405, p. 328 v°)
34.1.3.2 « si + verbe vicaire » A côté de « non + verbe vicaire », on trouve dès les plus anciens textes la construction « si + être / avoir / faire », ces trois verbes présentant des modalités de suppléance identiques à celles présentées au début de la section précédente consacrée à non. La construction se rencontre dans des contextes de dialogue comme de récit, le verbe faire étant de loin le plus fréquent. Contrairement à la construction précédente (non + verbe vicaire), elle endosse deux valeurs principales : celle de conformité ou celle d’opposition au procès ou à l’état précédemment évoqué et repris par le verbe vicaire. Comme l’a montré Marchello-Nizia (1985a : chap. VIII) la valeur de conformité revêt deux modalités : elle peut d’une part correspondre à la reprise ou à la répétition du procès / état précédent, avec néanmoins le changement de l’un de ses actants (sujet, objet...) ou d’une circonstance. Cette valeur, que l’on peut traduire par ‘faire de même’, est attestée dès StAlexis et se rencontre jusqu’au 16e s. : (a) Mais nepurhuec mun pedre me desirret, / Si fait ma medra plus que femme qui vivet (StAlexis, ca 1050, v. 206-207) ‘Mais pourtant mon père se languit de moi, de même fait ma mère, plus que femme qui vive’ (b) Et li rois descent maintenant por ceste aventure veoir, et si font tuit li autre (Graal, ca 1225, p. 161a) ‘et le roi descend aussitôt pour voir cette aventure. Et de même font tous les autres’ (c) l’en le lessoit vivre liens en languissant, mes on lui abrege ses jours ; si fait on au bon home qui est mis en la nasse de menage (QuinzeJoyes, 1400, p. 28) ‘on le laissait vivre là, se languissant, mais on lui abrège ses jours. De même fait-on au bonhomme qui est mis dans le piège du ménage’ (d) Il me salua ; si feis je luy. (CentNouvelles, 1456-1467, p. 41) (e) Car, naturellement, les Angloys qui ne sont jamais partyz d’Angleterre sont fort collericques : si sont toutes les nations de pays froid (CommynesMémoires4, fin 15e s., p. 38). (f) s’il me mange, aussi faict il bien l’homme son compaignon, et si fay-je moy les vers qui le tuent et qui le mangent. (MontaigneEssais, 1592, p. 533)
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Le changement affecte presque toujours le sujet (dans (c), les deux premières occurrences de on ne réfèrent pas au même groupe que la troisième), et / ou le sujet et un autre actant / circonstant (c-d et f) : le sujet est par conséquent, toutes époques confondues, souvent exprimé, sous des formes variées (pronom personnel, ou autre pronom, groupe nominal), et il l’est très majoritairement en position postverbale (18/20 occurrences), les cas d’antéposition du sujet restant peu fréquents (on notera dans l’exemple d’AmiAmil ci-dessous la présence, rare, d’un élément – ici autretel – qui vient renforcer la valeur de conformité véhiculée par si faire : « Relevez vos, biaus tres doz sire. / Tout vos pardoing, et Diex si face / Par sa douceur et par sa grace. » (CoinciMiracles2, 1218-1227, 316-318) ‘« Relevez-vous, cher et doux Seigneur, je vous pardonne tout, et que Dieu fasse de même, par sa douceur et par sa grâce. »’ Sire compains, en ma chambre entreréz, / Et Lubias si fera autretel. (AmiAmil, ca 1200, 10851086) ‘Seigneur compagnon, vous entrerez dans ma chambre, et Lubias fera de même.’
La construction peut d’autre part correspondre à une « reprise dé-virtualisée » (MarchelloNizia 1985a : chap. VIII) : modalisé virtuellement dans le prédicat précédent, le procès / état est actualisé dans « si + verbe vicaire ». Cette valeur se rencontre en particulier après une question ou une injonction, « si + verbe vicaire » apportant une confirmation, que l’on pourrait traduire en FMod par ‘le faire’ (construction que l’on peut rapprocher à certains égards des constructions « subordonnée hypothétique / concessive + si + verbe » (x 36.3.3 et 36.3.4). Elle est attestée dès Roland et jusqu’au 16e s. : (a) Dist Baligant : « Car chevalchez, barun ! / L’un port le guant, li altre le bastun ! » / E cil respundent : « Cher sire, si ferum. » (Roland, ca 1100, 2686-2688) ‘Baligant dit : « Chevauchez donc barons ! / Que l’un porte le gant, l’autre le bâton ! » Et ceux-ci répondent : « Beau Sire, nous le ferons. »’ (b) « Amis, biaus frere, por Deu car m’i menéz / En la maison chiés cui il est tornéz. » / Et cil si fait, n’i volt plus demorer (AmiAmil, v. 3410-3412) ‘« Ami, cher frère, par Dieu, menez-moi donc en la maison chez qui il s’en est allé. » Et celui-ci le fait, sans plus tarder’ (c) Il requist que en li donnast la croix et si fist on (JoinvilleMémoires, déb. 14e s., p. 54) ‘Il réclama qu’on lui donnât la croix, et on le fit’ (d) Donques le seignour ce comencia pur < par > estre marri et dit : « Que da, est ce voire que tu dis ? » « Verament, mon seignour, fist ele, si est. » (Manières, 1396, p. 15). (e) elle leur commanda de par Dieu que ilz ralassent en leur lieu sanz mesfaire a creature. Et ilz si firent (PizanCité, entre 1404 et 1405, p. 368 r°) (f) « Plut a Dieu », dit le roy, « que vostre voyage s’adressat de venir jusques en Espaigne […] » « Certes », dit lors Jehan de Paris, « a l’aventure si fera il » (JehanParis, 1494, p. 38) (g) allerent desrober […] leur grant crucque de vin et […] luy commandirent qu’i la gardait bien tant qu’ilz viendroient à la recine, et il dit que si feroit il. (VigneullesNouvelles, 1515, p. 75)
C’est lorsqu’elle correspond à une reprise dé-virtualisée que la construction « si + verbe vicaire » offre, tout au long de la période, les structures les plus variées. Bien que cela soit peu fréquent (16/83 occurrences), le sujet peut ne pas être exprimé (ex. (a) et (d) ci-dessus). S’il l’est, il s’agit le plus souvent d’un pronom personnel (e-g), mais l’on trouve ponctuellement (5/67 occ.) d’autres formes de pronom, indéfini (c) ou démonstratif, en particulier si le référent sujet de « si + verbe vicaire » n’est pas le plus saillant (b). Les sujets nominaux
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Partie 6. Syntaxe
n’apparaissent en revanche pas. Le sujet occupe le plus souvent une position postverbale (c, f-g), mais se rencontre aussi (19/67 occ.) en position préverbale (b et e). Un même texte peut présenter les deux variantes positionnelles : Si monte li rois devant et li vaslez monta derriere por tenir le parmi les flans, car il cuide bien qu’il chaïst autrement, et si feïst il sanz faille. (Graal, p. 167a) ‘Le roi monte devant et l’écuyer monta derrière pour le soutenir, car il pense que sinon il tomberait, et assurément il l’aurait fait.’ si vint a Galaad et le besa et dist qu’il besast ausi toz ses freres, et il si fist (Graal, 224b) ‘Il s’approcha de Galaad et l’embrassa, et lui dit d’embrasser aussitôt ses compagnons, et il le fit’
C’est uniquement avec cette valeur (reprise dé-virtualisée) que « si + verbe vicaire » apparaît en subordonnée (proposition complétive), et ce du 13e au 16e s. Le sujet y est très majoritairement exprimé (14/15 occ.), sous la forme d’un pronom personnel le plus souvent postverbal (une exception dans CentNouvelles) : Et li rois dist que si feroit il volontiers (Graal, p. 167d) ‘Et le roi dit qu’il le ferait volontiers’ – Chevaucher, dit il, cela ne vouldroye je pas faire encores, ne suis je pas si mal gracieux. – Helas, je vous prie que vous si facez, car on le fait en mariage. (CentNouvelles, p. 300).
La construction « si + verbe vicaire » revêt par ailleurs une valeur pour ainsi dire opposée à celle de conformité. Elle peut ainsi reprendre, en l’inversant, le prédicat précédent, exprimé sous forme négative ou interro-négative (elle est la contrepartie de non après un énoncé positif), le plus souvent dans des situations de dialogue : « si + verbe vicaire » dénote alors l’opposition ou la contradiction vis-à-vis du procès / état précédemment exprimé. On trouve quelques occurrences dès la fin du 12e s., mais la construction se développe surtout à partir du 13e s., et elle est attestée jusqu’au 17e s. (a) Beau mestre, n’ai point de m’espee. / – Si as, que je l’ai aportee. (BeroulTristan, v. 10081010) ‘Beau maître, j n’ai point mon épée. – Si, tu l’as, car je l’ai apportée.’ (b) Car tu penses et ymagines, […] / Qu’elle pas n’entende ou congnoisse / L’amour qui en ton cuer s’engroisse, / Et crois qu’elle ne voie goute. / Mais si fait (MachautFortune, 1341, p. 66) (c) Et doncques dit le signeur a la damoiselle : / Quoy ne mangez vous doncques ? / Par Dieu, si fais je, mon signeur, vostre mercy. (Manières, 1396, p. 41) (d) Mais cest homme tant riche dont tu me parles, ne meurt il point ? Si fait, si fait luy di je, aussi bien que les autres (LéryBrésil, 1578, p. 247) (e) veult taster de la tetine de vache. on luy dict que cela n’est pas bon, en taste disant si e jl e bon (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 214) ‘Veut goûter de la tétine de la vache. On lui dit que ce n’est pas bon, y goûte, disant : cela l’est / c’est bon.’
Alors que le sujet est régulièrement exprimé lorsque « si + verbe vicaire » dénote la conformité, il est au contraire ici très majoritairement non exprimé (46/52 occurrences). Cinq des six occurrences de sujet sont concentrées dans Manières (ex. (c) ci-dessus) et une se trouve dans la bouche du Dauphin, dans GerhardHeroard (e). La valeur polémique de « si + verbe vicaire » a disparu depuis le 17e s., mais le français en a cependant gardé trace, encore aujourd’hui, dans la forme figée si fait, invariable.
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Madame Pinchon. Et nous ne l’avons pas embrassé ! Nous ne lui avons seulement pas demandé s’il avait besoin de nos services ! Pinchon. Si fait, si fait, à telles enseignes que c’est lui qui m’a demandé de l’argent (ScribeMariage, 1826, p. 396) J’ai cru que je n’avais pas de lettre de vous, aujourd’hui et puis si fait bien, il y en avait une, un gros Juif l’a apportée (SartreLettres1, 1926-1939, p. 387 : ‘et j’en avais bien une’)
Dès la fin du 14e s., mais surtout à partir du 15e s., on trouve si seul, introduit par un verbe déclaratif : Je gageray a vous […] que nous vous bouterons bien dedans, tout ainsi que vous estes.– Par ma foy, dit il, je gage que non.– Et je gage que si. (CentNouvelles, 1456-1467, p. 85).
Il règne néanmoins un certain flottement, si pouvant parfois endosser la valeur de « oui » (généralement en réponse à une question indirecte) : et retourneray a la demande que tu m’as faicte, c’est assavoir, se en femme a naturelle prudence. De la quelle chose, je te respons que si. (PizanCité, 1404-1405, 318 v°)
Ce n’est qu’à partir du 16e s. que si est employé seul en réponse à une question négative ou à une assertion négative (x 32.4.3) : Mais, pour finir la tragoedie, / Est il point de ceste partie, / Ce grand duc de Monmoranci ? / ECCHO. / Si ! (LEstoileRegistre5, 1585-1587, p. 79),
les constructions du type que si (qui ont leur pendant que non), avec ellipse du verbe de parole, que l’on trouve dès le 15e s., constituant peut-être une étape intermédiaire qui s’est conservée dans un registre familier (à côté de que non) : pour ceste foiz je lui pardonne, mais d’une chose vous advise, qu’il a failli en tant qu’il devoit avoir dame choisie et ne l’a point. » – « Ha ! ma dame, » dirent elles en riant, « et que si. » – « Et que non, » dist Madame. (SaleSaintré, 1456, p. 14). Il me revient ces tristes paroles, qui étaient souvent toute notre conversation : « qu’as-tu ? – je suis découragé. – pourquoi ? – je ne sais pas ... » que si, il le savait et le savait bien ! (GoncourtJournal2, 1870, p. 569)
Des deux valeurs principales dénotées par « si + verbe vicaire », conformité et opposition, c’est celle de conformité qui disparaît la première, au 16e s., progressivement remplacée par « être / avoir / faire + de même » (a) et par « le + faire / être / avoir » (b) : (a) Bonne part du plaisir vient à la compagnie Qui regarde le jeu ; leur perte est departie Aux marqueurs, aux naquets, au paiement des estoeufs. Nous en ferons de mesme en nos guerres civiles, Pillans le plat pays et ruinant nos villes (LEstoileRegistre1, 1574-1575, p. 216). (b) dict qu’il veult faire couper une ongle poinctue au pied gauche, me commande de le faire. Ie le fais. (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 350).
On notera que s’est perdue, avec la construction en si, la possibilité de constructions transitives. L’exemple dans MontaigneEssais, si fay-je moy les vers, ne peut être rendu, en FMod, de manière aussi concise et directe : ‘je fais de même pour / à propos des vers’. On ne saurait dissocier les constructions présentées ci-dessus des autres emplois de si, et il convient en particulier de mettre en rapport les emplois polémiques de « si + verbe vicaire » avec ceux de si adversatif que l’on trouve fréquemment derrière une subordonnée concessive ou hypothétique à partir du 14e s. (voir 34.1.2.2.b.). Un processus analogue est
1126
Partie 6. Syntaxe
en effet à l’œuvre dans les deux cas, si jouant le rôle d’un pivot de formule unissant deux énoncés contradictoires (Marchello-Nizia 1985a : chap. VIII). Références bibliographiques : Marchello-Nizia 1985a.
34.2 L’objet 34.2.1 Evolution de la syntaxe de l’objet direct (et indirect pronominal) en français : nature, expression, position L’objet direct est l’un des constituants fondamentaux du noyau propositionnel, mais il ne concerne qu’une catégorie de verbes, les transitifs et les réfléchis, contrairement au sujet qui concerne tous les verbes. Au plan de la syntaxe propositionnelle, c’est par ce constituant que le français a commencé à se différencier fondamentalement du latin, qui plaçait majoritairement l’objet direct avant le verbe. Or dès le milieu du 11e s. la syntaxe moderne de l’objet est en place, l’objet pronominal précédant immédiatement le verbe, l’objet nominal le suivant très majoritairement. Des trois constituants majeurs de la proposition, c’est l’objet qui a connu l’évolution la plus rapide, bien plus rapide que celle du sujet ou du verbe. La syntaxe de l’objet direct a connu une évolution très différente selon qu’il s’agit d’un pronom personnel ou d’un nom, et cette distinction est la règle en FMod : Lucie lit un livre / Lucie le lit. La position de l’objet pronom personnel (ou réfléchi) est fixée devant le verbe dès l’origine. En revanche l’objet nominal, très souvent antéposé au verbe dans les anciens textes, comme c’était le cas en latin, acquiert sa position actuelle entre le 11e et le 17e s. ; il s’agit d’un phénomène important, car la postposition de l’objet nominal au verbe est un trait majeur par lequel le français s’est différencié du latin. L’évolution de la syntaxe des divers types d’objet direct se fait en huit étapes : 1. 2.
3.
Latin, proto-roman : L’antéposition de l’objet au verbe est latine, qu’il s’agisse d’un nom ou d’un pronom ; mais en latin tardif, l’objet nominal commence déjà à se postposer (Lazard 1993, Fedriani et Ramat 2015). 9e s.-milieu du 11e s. : L’objet direct pronominal (Op) se place devant le verbe dès les plus anciens textes en français, à la forme atone, et il peut s’appuyer sur le mot précédent si celui-ci se termine par une voyelle (je le voi > jel voi), jusqu’au 13e s. ; si le verbe commence par une voyelle, le pronom régime s’élide obligatoirement et se rattache à celui-ci et ceci perdure en FMod (Je l’entends, Il t’écoute). Avant le 13e s., pour le pronom régime, la position en tête de proposition est exclue (*Le vois tu ?), selon la « loi » dite de Tobler-Mussafia qui prévoit l’impossibilité pour un pronom personnel atone de se trouver en tête d’une proposition (Tobler 1875, Mussafia 1886, Thurneysen 1892, Buridant 2019, § 382 et 636) (x 30.3). L’objet direct nominal (On) est lui aussi majoritairement antéposé au verbe dans les textes les plus anciens. Le changement de position se produit dans la première moitié du 11e s. : dès StAlexis, l’On se postpose majoritairement au verbe, et ce changement sera presque complet dès le 13e s. Jusqu’à la fin du 17e s., quelques cas d’On placé devant le verbe subsistent cependant, de même qu’en FMod. Milieu du 11e s.-fin du 12e s. : La tendance à la postposition de l’objet direct nominal au verbe progresse au 12e s., plus rapidement dans les textes en prose que dans les textes
1127
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
4.
5.
6.
7. 8.
en vers. Par ailleurs, comme c’était le cas déjà en latin, l’objet nominal ne peut qu’exceptionnellement être séparé du verbe par plus d’un élément. Deuxième moitié du 12e s.-13e s. : Pour l’Op, l’enclise (jel, etc.) disparaît à cette période, plus ou moins vite selon les pronoms et le support. Et l’Op à la forme atone commence à se trouver en tête de proposition, en interrogative en particulier : Le conois tu ? (fin de la « loi » dite de Tobler-Mussafia; Marchello-Nizia 21997a [1979] : 226 et 239). Début 13e s.-14e s. : En prose et en vers, la postposition de l’objet nominal au verbe est achevée, VOn s’est presque généralisé ; la structure OnV devient rare (moins de 10% des occurrences), elle est désormais marquée, et elle s’accompagne le plus souvent de l’expression d’un sujet postposé au verbe (OnVS) ; durant cette période, plusieurs combinaisons de S, V et On disparaissent (voir 34.5). 14e s.-17e s. : L’On antéposé reste possible mais rare, en général dans l’ordre OnSpV, et avec une valeur spécifique (souvent emphase). Parallèlement se développe un emploi de l’On antéposé en dislocation, avec reprise par un pronom anaphorique et avec un sujet précédant le groupe verbal (Luc, je le vois : OnSpOpV). 15e s.-17e s. : L’Op (et l’Op-indirect) objet d’un infinitif complément du verbe, qui jusqu’alors était antéposé au verbe conjugué (Je le vueil veoir), se construit de plus en plus devant l’infinitif qui est son verbe régisseur (Je veux le voir). 17e s.-FMod : Développement de l’optionalité de l’objet direct depuis le 17e s. et surtout depuis le 18e s., alors que le sujet est devenu obligatoire. Au 20e s., recréation (ou réutilisation ?) d’une structure disparue, OnSV.
Six sortes d’objet direct sont distinguées dans l’analyse du corpus de quinze textes (du 9e s. au début du 15e s.) défini pour ce sous-chapitre : nom ou groupe nominal (On), pronom personnel ou réfléchi (regroupés sous Op), pronoms indéfini (Oi), démonstratif (Od), relatif (Oq), et proposition objet (Os) telle que complétive, interrogative indirecte. Le pronom possessif est assimilé au nom (le mien), et l’infinitif, à moins d’être déterminé, est considéré comme un verbe introduit par un auxiliaire, y compris lorsqu’il constitue une proposition infinitive (voir ci-dessous 34.2.4.3). Le tableau 12 offre une chronologie sur cinq siècles de l’évolution de l’objet direct ; il précise les divers types d’objet possibles, ainsi que la fréquence relative de la position par rapport au verbe des deux plus fréquents, On et Op. Textes
Verbes conjugués
Strasbourg (842) 12 Eulalie (881) Passion (ca 1000) StAlexis (ca 1050)
32 520
807
Verbes avec O 9 75% 24 75% 317 61% 440 55%
Nature de l’Objet
On 5 ; Op 2 Oq 2 On 13 ; Op 8 Os 3 On 152 Op 129 Od 13 ; Oi 5 Oq 13 ; Os 5 On 183 ; Op 204 Od 26 ; Oi 12 Oq 16 ; Os 0
Position de l’On OnV
VOn
Position de l’Op OpV
VOp
80% (4) 23% (3)
20% (1) 77% (10)
100% (2) 63% (5)
60% (92)
40% (60)
97% (125)
3% (4)
27% (49)
73% (134)
97% (198)
3% (6)
– 37% (3)
1128
Partie 6. Syntaxe
Textes
Verbes conjugués
Verbes avec O
Roland (ca 1100)
1000
588 59%
Lapidaire (mi-12e s.)
735
320
Eneas1 (ca 1155)
1000
587 59%
TroyesYvain (1177-1181)
1000
539 54%
CharteChièvres (1194)
138
74 54%
Aucassin (fin 12edéb.13e)
1597
864 54%
Charte d’Arras (1224)
19
14 74%
RenartDole (1228)
1000
540 54%
Graal (ca 1225)
1000
504 50%
JoinvilleMém. (1305-1309)
1000
583 58%
QuinzeJoies (ca 1400)
1000
501 50%
Nature de l’Objet
On 325 Op 170 Od 37 ; Oi 5 Oq 26 ; Os 25 On 215 ; Op 96 Od 5 ; Oi 2 Oq 2 On 276 Op 202 Od 18 ; Oi 6 Oq 40 ; Os 45 On 219 Op 221 Od 14 ; Oi 20 Oq 31 ; Os 33 On 45 ; Op 21 Oi 3 ; Os 1 On 338 Op 370 Od 8 ; Oi 26 Oq 53 ; Os 69 On 6 ; Op 2 Oq 3 ; Os 3 On 272 Op 134 Od 20 ; Oi 23 Oq 37 ; Os 62 On 148 Op 233 Od 9 ; Oi 5 Oq 48 ; Os 61 On 198 Op 169 Od 11 ; Oi 14 Oq 64 ; Os 127 On 174 ; Op 149 Od 3 ; Oi 25 Oq 53 ; Os 97
Position de l’On OnV
VOn
Position de l’Op OpV
VOp
35% (114)
65% (211)
94% (159)
6% (11)
7% (15)
93% (200)
100% (96)
–
33% (92)
67% (184)
95% (191)
5% (11)
34% (74)
66% (145)
99% (219)
1% (2)
16% (7) Vers : 19% (14) Prose : 9% (23) 17% (1)
84% (38) Vers : 81% (60) Prose : 91% (241) 83% (5)
100% (21) Vers : 98% (90) Prose : 99% (274) 100% (2)
16% (43)
84% (229)
100% (134)
– (0)
9% (14)
91% (134)
99% (230)
1% (3)
8% (15)
92% (183)
98% (166)
2% (3)
5% (8)
95% (166)
96% (143)
4% (6)
Tableau 12 : Nature de l’objet direct, et position de On et Op du 9e s. au 15e s. Les textes en italiques sont en vers, ceux en romain sont en prose, Aucassin est mixte. On = nom ou groupe nominal, Op = pronom personnel ou réfléchi, Oi = pronom indéfini, Od = pronom démonstratif, Oq = pronom relatif, et Os = proposition objet
– Vers : 2% (2) Prose : 1% (4) –
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1129
Le tableau 12 révèle sur cinq siècles un phénomène important : la divergence de plus en plus nette entre la position de l’Op, qui est presque toujours antéposé au verbe conjugué dès l’origine, et celle de l’On, qui en deux siècles va à l’inverse se postposer massivement au verbe conjugué, alors qu’aux 9e et 10e s. il était plutôt antéposé, sa syntaxe étant alors encore proche de celle du latin (voir Rouquier et Marchello-Nizia 2012). La comparaison des colonnes 2 et 3 du tableau 12 révèle que le nombre des propositions comportant un objet, donc à verbe transitif, dépasse presque toujours celui des autres propositions (à verbe copule ou à verbe intransitif) : entre 50% et 75% des verbes ont un objet direct. La présence de l’objet est donc un phénomène massif, qui, comme on le verra, peut influer sur l’expression du sujet. La colonne 4 montre que deux types d’objet sont de loin les plus fréquents : On et Op (pronom personnel ou réfléchi) sont très majoritaires (autour de 30% chacun), alors que la fréquence de Od, Oi, Oq et Os se situe toujours entre 1% et 9%, même lorsque les deux derniers progressent un peu au 13e s. Les colonnes 5-6 et 7-8 donnent la position par rapport au V des deux types d’objet principaux. L’objet pronominal, dès les plus anciens témoignages écrits, occupe dans plus de 95% des cas sa position actuelle (Eulalie v. 19 : Enz el fou lo getterent : ‘Dans le feu [ils] la jetèrent’). Les rares cas de VOp seront étudiés ci-dessous en 34.2.3. L’objet nominal présente une trajectoire bien différente. Les textes très anciens (9ee 10 s.) offrent encore une structure proche de celle qui dominait en latin, avec OnV majoritaire (La domnizelle celle kose non contredist, Eulalie v. 23 ‘La jeune fille cette chose ne refusa pas’). Puis cette situation change par paliers, la structure VOn devenant majoritaire dès le milieu du 11e s. et progressant ensuite rapidement, d’abord en prose puis en vers : comme pour l’expression du sujet, la prose apparaît comme un facteur favorisant l’innovation. L’ordre VOn qui n’était que de 40% dans Passion, atteint 73% dès le milieu du 11e s. (StAlexis), et deux siècles plus tard, au 13e s., il est de 84% en vers (RenartDole) et de 91% en prose (Graal). L’ordre OnV devient marqué en se raréfiant (Et ces choses ferai je escrire, JoinvilleMémoires, p. 200), mais il perdure dans les siècles suivants, spécialement en MF, souvent dans la structure OnSV (Rodríguez Somolinos 1983, Combettes 2015 : Lequel nom Romulus li trouva, Raoul de Presles, Cité de Dieu, 3, 13 ’Ce nom, c’est Romulus qui le lui trouva’). Au 15e s. (QuinzeJoies), le taux de postposition de l’objet nominal atteint 95%. A partir du milieu du 16e s. et au 17e s. OnV est devenu exceptionnel et archaïque, en particulier chez La Fontaine. Globalement, cette analyse de corpus montre que la syntaxe moderne de l’objet direct en français est fixée pour le pronom personnel et réfléchi dès l’origine, avec une modification syntaxique entre le 15e et le 17e s. devant l’infinitif, et pour l’objet nominal dès le début du 13e s. Après un point sur la question de l’expression, obligatoire ou non, de l’objet direct, cette étude se développera en trois temps, suivant la nature de l’objet : dans un premier temps l’Op, dans un second temps l’On, enfin les pronoms autres que personnels et les propositions objet. 34.2.2 L’expression de l’objet direct est-elle obligatoire ? Comme on l’a vu précédemment (voir 34.1), le sujet était optionnel en AF. Qu’en était-il de l’objet direct, l’autre argument essentiel du verbe ?
1130
Partie 6. Syntaxe
Nombre d’études récentes ont montré, après Blinkenberg (1960), qu’en FMod l’objet direct d’un verbe transitif peut ne pas être exprimé (alors que l’expression du sujet, elle, est devenue quasi obligatoire entre le milieu du 16e s. et la fin du 17e s.). Mais en AF c’était l’inverse, l’objet direct d’un verbe transitif était quasi obligatoire (Marchello-Nizia 1995 : 105-106, Schøsler 1999 : 21), et sa non-expression était limitée à des cas précis (Buridant 2000a, Arteaga 1998, qui cependant ne repèrent pas l’ensemble des cas). Mais entre le 13e s. et le 17e s. certaines de ces constructions à objet non exprimé cessent d’être possibles, et l’objet direct réapparaît presque partout. En revanche, à partir des 17e-18e s., un nouveau type de non-expression de l’objet se développe, comme on le verra. On adopte pour la non-expression de l’objet la définition proposée par Harris (1970) : The zeroing of redundant materiel […] drops words from a sentence, but only words whose presence can be reconstructed from the environment. However we can say that the material is still morphologically present, that only its phonemes becomes zero, and that the language therefore has no dropping of morphemes (Harris 1970 : 558). ‘La réduction à zéro du matériau [linguistique] redondant […] fait disparaître des mots d’une phrase, mais uniquement des mots dont la présence peut être reconstruite à partir de l’environnement. Cependant, nous pouvons dire que le matériau est toujours présent morphologiquement, que seuls ses phonèmes deviennent nuls et que la langue ne fait donc pas disparaître de morphèmes’ (notre traduction).
En AF il s’agit dans la presque totalité des cas d’un objet élidé qui peut être reconstitué à partir du contexte, soit que son référent ait été explicité dans l’énoncé précédent – et alors il peut donner lieu à un accord –, soit que cet objet non exprimé soit un résomptif reprenant tout l’énoncé précédent et donc également reconstituable. C’est le cas dans les huit constructions étudiées ci-dessous, et qui caractérisent particulièrement l’AF : écrasement de deux pronoms atones successifs (le li > li) (34.2.2.1), verbes coordonnés (34.2.2.2), groupe verbal avec infinitif prépositionnel (34.2.2.3), verbe réfléchi à une forme composée (34.2.2.4), faire de reprise (34.2.2.5), verbes de parole (34.2.2.6), verbes de pensée en parenthétique (34.2.2.7). Dans toutes ces constructions, il est fréquent qu’aucun objet ne soit exprimé ou réexprimé. Il s’agit cependant parfois d’un cas de figure différent : l’objet ne peut être restitué, faute d’être spécifié ; il s’agit alors de l’emploi absolu d’un verbe transitif employé intransitivement (34.2.2.8) ; ce tour, rare anciennement, s’est répandu à partir du FClass, et il correspond souvent à une valeur générique du verbe, l’objet ne pouvant ni ne devant être reconstitué à partir du contexte. 34.2.2.1 L’objet direct (Op) dans une séquence « objet direct + objet indirect », les deux pronoms étant presque toujours de la 3e ou 6e personne : non-expression fréquente mais non obligatoire Le cas le plus fréquent, bien recensé dans les grammaires et étudié à de nombreuses reprises, est celui de la non-expression du pronom personnel objet direct de 3e ou 6e personnes le, la ou les, quand il est suivi d’un pronom régime complément indirect également de 3e ou 6e personne, ou parfois, mais plus rarement, d’une autre personne (le li / lui, le vous) ; les grammaires nomment ce phénomène « écrasement du pronom personnel régime objet direct », ce qui laisse entendre qu’il s’agit d’un fait purement phonétique. Même si de tels cas sont fréquents dans la construction le li, il s’agit d’un effacement optionnel.
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1131
Cette construction est usuelle depuis les plus anciens textes (Passion, vers l’an mil) et se rencontre jusqu’à la fin du 17e s., spécialement quand les deux pronoms sont de 3e personne : Il la volt prendra : cil ne li volt querpir (StAlexis, ca 1050, v. 351 : la n’est pas (ré)exprimé devant li ; de même v. 239 et 283, et v. 163 ms A ; Passion, ca 1000, v. 166) ‘Il voulut la [la lettre] prendre : l’autre ne voulut pas [la] lui donner’
Les attestations avec d’autres pronoms, vous par exemple, sont bien plus rares : « Qui vous desfent ? » (Chevalier au barisel, v. 219 ‘Qui vous l’interdit ?’ : cité par Ménard 1988 [1973] : 67). Cette absence de l’objet est bien un cas de non-expression, et non un emploi absolu du verbe, puisque d’une part l’expression du pronom est possible dans des contextes comparables (a), et que d’autre part l’accord du participe passé se fait avec le pronom non exprimé (b, c) : (a) Reçut l’almosne, quant Deus la li tramist (StAlexis, v. 98, de même v. 269) ‘Il acceptait l’aumône, quand Dieu la lui envoyait’ (b) Uns siens chevaliers qui porvit / la letre si li a leue. (RenartDole, 1210-1228, v. 1015 : leue s’accorde au féminin avec le pronom la non exprimé : la finale au féminin est attestée par la rime) ‘Un de ses chevaliers qui parcourut la lettre [la] lui a lue.’ (c) Il avoit demandé plusieurs pères jésuites ; on lui a refusés ; il a demandé la Vie des Saints, on lui a donnée. (Sévigné, VI 28, 17e s., cité par Haase 1898 : §4) ‘on [les] lui a refusés…on [la] lui a donnée’
Encore courante au 16e s., et recommandée au début du 17e s. par les grammairiens Maupas (1608) et Oudin (1632), la non-expression de l’Op est attestée dans le langage du jeune Dauphin, alors âgé de quatre à six ans (Ernst 1985 : 68 : jl li [le lui] a di mais jl a menti). Mais elle est ensuite refusée par Vaugelas (1647) (Fournier 1998 : § 97). Cependant l’usage n’en a pas totalement disparu aux 17e s. et 18e s., comme l’attestent vers les années 1670 les lettres de Mme de Sévigné, ou quelques emplois chez Molière (Et comment lui aurais-je dit ? Molière, Georges Dandin, 1668 ‘Et comment [le]lui aurais-je dit ?’), ainsi qu’un siècle plus tard chez Jacques-Louis Ménétra (Un compagnon verrier allant chercher chez un tailleur un habit fut rencontré par des gavots qui lui prirent et le frappèrent, Journal de ma vie, 1764, p. 56-57). Bien que l’expression des deux pronoms clitiques soit devenue la norme, la non-expression du premier a dû perdurer dans l’usage oral, puisque le FMod continue d’en offrir des attestations fréquentes dans la conversation (Je lui ai dit pour Je le lui ai dit). 34.2.2.2 L’objet direct (Op ou On) de verbes conjugués coordonnés ou d’infinitifs coordonnés : non-expression optionnelle Le second cas concerne la non expression ou non reprise de l’objet direct (ou indirect) en cas de verbes coordonnés de même sujet, et ayant également le même objet direct. Les coordonnants concernés sont en AF et, ne, ou ; la non reprise de l’Op est fréquente si le coordonnant est et, elle l’est bien moins avec ne ou ou, et presque inexistante avec mais. La syntaxe est partiellement différente selon qu’il s’agit d’un Op ou d’un On ou assimilé. S’il s’agit de verbes conjugués, l’Op et l’On peuvent être exprimés seulement devant le premier verbe, ou bien après le second pour l’On :
1132
Partie 6. Syntaxe S’amors l’argüe et destraint (Eneas1, ca 1155, v. 1958) ‘L’amour qu’elle lui porte la torture et la tourmente’ Il retrait s’espee a soi et met au fuerre. (Graal, ca 1225, p. 186b ; mais reprise : Graal, p. 161a) ‘Il ramène son épée vers lui et [la] remet au fourreau’ Doulceur et humilité assouagist le prince, et la langue mole (c’est a dire la doulce parole) flechist et brise sa durté (Christine de Pizan, Le Livre des trois vertus, I, 9, 1405, p. 35) ‘et un doux langage atténue et brise la dureté du prince.’
Mais la reprise ou la réexpression sont possibles (molt de gent de le chité le virent et le connurent, ClariConstantinople, p. 68 ; et molt ama chevalerie et maintint la tote sa vie, Eneas1, v. 3969). En particulier, si le sujet du second verbe est exprimé ou repris, on réexprime généralement l’objet par un Op (il nel fandi n’il nel perça, Eneas1, v. 5889), mais l’absence du pronom se rencontre parfois même dans ce cas : « Et se tu puez cel rain trover / et tu me puisses aporter, / donques irai ansanble toi. » (Eneas1, v. 2329-2331) ‘« Et si tu peux trouver ce rameau et que tu puisses me [l’] apporter, alors j’irai avec toi. »’
Dans le cas d’infinitifs coordonnés, régis soit directement soit par une préposition, la syntaxe de l’Op est différente de celle de l’On et des autres objets. L’Op d’un infinitif était exprimé en AF devant le verbe régisseur de l’infinitif (voir ci-dessous « montée du clitique » 34.2.3) : « Estrange chose li consoilles, / que il lo face areisoner / et de toz ses mesfez reter. » (Eneas1, ca 1155, v. 4212-4214) ’« Tu lui conseilles une chose bizarre, de le faire interpeller et accuser de tous ses méfaits. »’
Mais si l’objet est un nom ou un pronom non personnel, on peut soit le répéter auprès du second verbe (Tot face ardoir et tot destrure, Eneas1, v. 1937), soit ne pas le ré-exprimer, et dans ce cas il est souvent antéposé aux deux infinitifs en AF : « Les custumes del regne vols abatre et oster. » (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 5260 ; de même Eneas1, v. 656, TroyesYvain, 1177-1181, v. 395) ‘« Tu veux abattre et supprimer les coutumes du royaume ».’ Amors li a fait oblïer terre a tenir et a garder. (Eneas1, v. 1414) ‘Amour lui a fait oublier de gérer et protéger son royaume’
A partir de la fin du 14e s., l’Op se déplaçant vers l’infinitif dont il dépend, il devra être réexprimé devant le second infinitif : Et toy, qui estoies son cousin, il avoit honte te veoir et te salluer. (BueilJouvencel1, 1461, p. 56) ‘Et toi, qui étais son cousin, il avait honte de te voir et de te saluer.’
La non reprise de l’Op ou de l’On est possible également devant un verbe coordonné ayant une construction différente de celle du premier verbe : Li mire le confortent et prometent santé (Chanson des Saisnes, ms. A, v. 1997, cité par Buridant 2000a : § 363 ; de même Roman de Troie, 1150, v. 7378) ‘Les médecins le réconfortent et [lui] promettent la guérison’ Corone d’or li fait porter / et comme s’oissor honerer. (Floire et Blancheflor, 1160, v. 31413142) ‘Il lui fait porter une couronne d’or et [la] fait honorer comme son épouse.’ Diu en rent grasses et mercie. (Floire et Blancheflor, v. 1093) ‘Il en rend grâce à Dieu et [le] remercie.’
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Dans les cas où la forme du pronom est la même pour l’objet direct et indirect (nous, vous), cette possibilité persiste jusqu’au 19e s., mais elle est devenue exceptionnelle : Mais le roi Servius, apportant le ravage, / nous a ravi nos biens, et mis en esclavage. (Fr. Ponsard, Lucrèce, 1843, acte IV sc. 1). 34.2.2.3 Non reprise de l’Op d’un verbe devant un infinitif prépositionnel Un cas différent concerne des constructions où un verbe conjugué ayant un Op est suivi d’un infinitif prépositionnel circonstanciel ayant le même objet : l’objet n’est pas répété devant l’infinitif (a), même si ce dernier se construit différemment (b) : (a) On le remenroit en le vile por ardoir. (Aucassin, fin 12e-déb. 13e s., 16.28 ; de même TroyesYvain, v. 1557) ‘On le ramènerait dans la ville pour [le] brûler’ (b) Ses braz au col li volt geter por estraindre et acoler ; (Eneas1, v. 2869-2870) ‘Elle veut lui jeter ses bras autour du cou pour [l’] étreindre et [l’] embrasser ;’
Cet emploi se rencontre encore au 17e s., en particulier avec un On non repris : Il ne fut pas difficile de trouver un officier pour mettre à sa place (Fléchier, Théodose, 1679, III, 53, cité par Haase 1898 : § 4 : ‘…pour [le] mettre à sa place’), et il persiste jusqu’en FMod où après la préposition à on emploie un infinitif sans Op : Elle m’a donné des livres à vendre (vs. Elle m’a donné des livres pour les vendre). 34.2.2.4 L’objet direct pronom réfléchi avec un verbe pronominal au passé : non-expression optionnelle Il s’agit au Moyen Age de verbes tels que s’acorder, s’apareillier, soi conseillier, s’assembler, s’esjoïr, soi merveillier, soi partir de, soi traveillier… ; la non-expression n’est jamais systématique, les deux constructions pouvant coexister pour le même verbe : Chil de le vile de Jadres […] s’armerent au miex qu’il peurent […] Quant il furent armé, […] (ClariConstantinople, ap. 1205, p. 14 : ou s’agit-il d’un passif ? La même ambiguïté persiste en FMod) Quant il furent revenu et il se furent desarmé […] (ClariConstantinople, p. 34)
A l’infinitif et aux formes en -ant, l’objet pronominal réfléchi est également très souvent omis (herbergier / soi herbergier, correcier / soi correcier). La fréquence de cette construction a laissé quelques traces : c’est sans doute à partir de cette variation aux formes du passé que des verbes tels que partir, travailler, sont devenus non réfléchis en conservant leur sens d’origine (‘se séparer de’ et ‘se donner du mal’), et ce dès les 12e et 13e s. 34.2.2.5 Faire verbe de reprise sans Op exprimé : non-expression optionnelle mais fréquente Le verbe faire à valeur de reprise (Ponchon 1994) apparaît en AF dans quatre contextes : en réponse, en reprise ou répétition d’une proposition, en comparaison, ou en incise en discours
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direct (désormais DD). Les énoncés introduits par des termes résomptifs, en si faire, non faire, comme faire, indiquent soit que l’ensemble du prédicat précédent est repris tel quel, confirmé (par si : si fait il) ou infirmé (par non : non fait il), soit que l’un des éléments du prédicat change (sujet, objet, temps verbal, locuteur) (voir ci-dessus 34.1.3) : Del duel s’asist la medre jus a terre ; / si fist la spuse danz Alexis a certes. (StAlexis, v. 146147 ; et de même v. 207 et 415 ; seul le sujet change) ‘De douleur, la mère s’assit à terre, et l’épouse de seigneur Alexis fit de même’ « E grant maisnede doüses guverner […] / Cum fist tis pedre e li tons parentez. » (StAlexis, v. 414-415) ‘« et tu aurais dû gouverner un grand domaine […], comme [le] firent ton père et ta parenté ».’
Les réponses en si faire ou non faire en dialogue sont attestées dès le début du 12e s. ; le changement de locuteur entraîne souvent un changement de sujet qui est alors assez souvent exprimé et, dans ce cas, postposé au verbe : l’absence d’objet direct caractérise cette construction : « Manderai toi de ci mon estre Par mon vaslet,… – Non fera il, ma chiere amie. » (BeroulTristan, entre 1165 et 1200, v. 2836-2837) ‘« Je t’enverrai de mes nouvelles par mon valet … – Il ne [le] fera pas, mon aimée. »’
Au début du 15e s., un traité grammatical, le Donait françois, destiné à enseigner le français aux Anglais, recommande la postposition du sujet dans ces constructions, et refuse son antéposition (voir ci-dessus 34.1.3) : Et sachez que... respondant a la chose avant dite, si comme Faitez bonne chere ? tu dois respondre Si fois je ; aussi : Non vous desplese ?, et tu dois respondre Non fait-il, et non pas Il non fait. (Donait, éd. B. Colombat 2014, p. 180)
L’emploi absolu de faire est reconnu par les grammairiens jusqu’au milieu du 17e s., où ce tour régresse et où Vaugelas (1647) prône le faire. La construction de faire de reprise avec un pronom régime, qui a supplanté si faire et non faire, était déjà attestée de loin en loin dès le milieu du 12e s., mais elle n’était pas fréquente dans les textes : « or de rechief les prïerai ? Nel ferai voir, mialz voil morir » (Eneas1, ca 1155, v. 2005) ‘« Et je vais encore les prier ? Je ne le ferai certes pas, je préfère mourir »’ « Ma bele fille, fet la mere, / il vos estuet feste et honor / fere au vallet l’empereor. / – Ma dame, bon voeil le ferons. » (RenartDole, ca 1228, v. 1178-1181) ‘« Madame, nous le ferons bien volontiers. »’
Les exemples les plus tardifs de faire en réponse sans objet exprimé se rencontrent en dialogue chez Molière (en 1668 : « Non ferai, de par tous les diables ! » L’Avare, V, 3) et La Fontaine (en 1678 : « Et vraiment si ferai. », Fables IX, 16) (Fournier 1998 : 21). A partir du 17e s. l’expression de l’objet sous la forme d’un Op (je le ferai) tend à se généraliser, la seule trace subsistant de l’ancienne construction étant la formule figée de réponse si fait (« certainement »), qui se rencontre encore au début du 20e s., mais avec une nuance d’archaïsme. Et inversement, le développement de si et de non seuls en réponse peut être considéré comme l’ultime évolution de ces constructions sans S ni O, et où le V à son tour cesse d’être exprimé (x 32.4.3).
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34.2.2.6 Verbes de parole sans objet direct et marquage de l’oral représenté : emploi absolu, ou objet optionnel ? Il est un cas d’omission de l’objet qui s’est, lui, conservé jusqu’en FMod : certains verbes transitifs de parole ou de perception sont construits absolument, tels que dire, répondre, ainsi que faire, en annonce, incise ou rappel d’un discours direct (Marchello-Nizia 2012b : 248-260). Il s’agit aussi des verbes apeler, oïr ou entendre dans des contextes marquant la perception ou la production d’une parole insérée dans un récit (« oral représenté » : x 37.4.2) et dont le locuteur est connu : Puis apelent et font descendre. (Galeran, ca 1200, v. 4253) ‘Puis ils [les] appellent et [les] font descendre.’
Certains de ces verbes pouvant avoir dans ces emplois en AF ce comme objet direct, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit de verbes qui, au moins anciennement, pouvaient se construire soit transitivement, soit absolument. Jusque vers la fin du 13e s., pour annoncer un DD on a, dans les mêmes textes, les deux types de constructions, avec le cataphorique ço / ce (zo lor demandez, Passion, v. 134 ; ço dist li apostolie, StAlexis, v. 501) ou absolument (si parlet a las femnes, dis : « ... », Passion, v. 402 ; respon Jesús, Passion, v. 181 ; dist la pulcela, StAlexis, v. 491). Dès le milieu du 12e s. le verbe faire, également sans objet direct, devient l’un des verbes d’incise (Eneas) : rare d’abord, il se répand au 13e s., et, après des attestations discontinues à l’écrit, il est toujours très employé en FMod à l’oral. 34.2.2.7 Verbes sans objet en parenthétique : objet ce ou sujet optionnels En FMod, le DD comporte souvent des propositions parenthétiques formées autour de verbes exprimant la subjectivité du locuteur, avec un sujet obligatoire mais un objet (Op) optionnel (Il viendra je crois / Il viendra, je le crois). Les propositions parenthétiques sont attestées dès le 12e s., avec les verbes cuidier, croire, penser, savoir, ainsi que esperer et sembler (Féron 2005, Pusch 2007, Glikman 2009a, Schneider et Glikman 2015) (x 35.1.5) et avec d’autres verbes par la suite. En AF elles sont toujours employées en DD, et se présentent sous deux formes propositionnelles : soit comme des déclaratives incidentes, soit comme des subordonnées introduites par si com. Les déclaratives incidentes offrent deux constructions différentes : soit avec un sujet exprimé (je le plus souvent, x 35.1.5), mais sans objet (ex. (a-b) ci-dessous), soit sans sujet exprimé mais avec comme objet le pronom démonstratif neutre ce antéposé au verbe (c-d) : (a) « et, je cuit, rien ne me vaudroit qant fet ocirre vos avroie. » (TroyesYvain, 1177-1181, v. 2008) ‘« Et, je pense, cela ne me rapporterait rien de vous avoir fait tuer. »’ (b) « Car tart sera, je sai de voir » (Vengeance Raguidel, début 13e s., v. 1641) ‘« Car il sera trop tard, je [le] sais bien »’ (c) « Et sin avrez, ço quid, de plus gentilz. » (Roland, ca 1100, v. 150, 1006) ‘Et vous en aurez, je pense, de plus nobles.’ (d) Il est alé hors de la ville, mais il vendra tantost, se croy. (Manières, 1399, p. 59) ‘Il est absent de la ville, mais il viendra bientôt, je pense.’
Une construction mixte, comportant à la fois le pronom démonstratif objet direct ce et le sujet pronominal mais postposé, se rencontre chez quelques auteurs entre le 13e s. et le
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15e s., mais elle est rare et éphémère, car ce antéposé entre en conflit avec l’antéposition du sujet pronom personnel régulière dans cette expression : « car ceienz ne demorra il pas longuement ce sai ge bien por la grant queste dou Graal qui prochainnement comencera » (Graal, p. 162b) ‘« car il ne restera pas longtemps ici, je le sais bien, à cause de [...] »’ Riens n’ay meffait, ce pense je, vers toy. (OrléansBallades, 1415, p. 45 v. 12, et p. 87 v. 20) ‘Je n’ai commis aucune faute, je pense, envers toi.’
Les subordonnées introduites par si com, y compris ailleurs que dans les parenthétiques, puis par comme à partir du MF, n’ont pas d’objet exprimé avant la fin du 14e s., mais le sujet, je le plus souvent, est exprimé et antéposé au verbe : « An cest païs est bien venu vostre sire, si com je pens. » (Eneas1, v. 3226-3227 ; et de même Thèbes, v. 6648 ; TroyesYvain, v. 5912 ; BeroulTristan, v. 3722) Du reste, vous en estes deument informé, comme je pense, car [...] (CalvinLettres, 1549, p. 65)
Les deux constructions, directe ou introduite par (si) comme, perdurent jusqu’en FMod, et désormais elles ont toutes deux le sujet exprimé. En outre, entre la fin du 14e s. et la fin du 16e s. la subordonnée va de plus en plus souvent comporter l’objet le, seuls quelques verbes pouvant encore en FMod être employés absolument (comme tu dis) : « Ne pas ne me refuseras, / Ainsi com je le pense et croy : / M’espeuse vueil faire de toy. » (Griseldis, 1395, v. 970-972) ‘« Et tu ne me repousseras pas, comme je le pense et crois : je veux faire de toi mon épouse. »’ neant moins pour cela ne laissent pas, comme je l’ay experimenté, d’avoir leurs pointures venimeuses et mortelles. (LéryBrésil, 1578, p. 232) ‘Néanmoins ils ne manquent pas, comme je l’ai expérimenté, de faire des piqûres venimeuses et mortelles.’
En revanche, la parenthétique non subordonnée continue à se construire le plus souvent sans objet exprimé, même si parfois se rencontre je le crois. Et au 18e s. d’autres verbes entrent dans ce paradigme : j’imagine, je suppose, etc. : CRISPIN : « Ah ! le pauvre garçon, je croi, n’est plus en vie » (RegnardLégataire, 1708, v. 2330) ; Vous vous souvenez bien, j’imagine, que le nouveau Paris est un homme (MussetArticles, 1832, p. 606) ; Mais pour toi (et peutêtre pour moi) il acceptera je suppose (SartreLettres2, 1951, p. 352). 34.2.2.8 Verbes transitifs construits intransitivement C’est un cas de non-expression de l’objet direct très présent en FMod, et qui a donné lieu à de nombreuses études depuis quatre ou cinq décennies. Cette possibilité, rare en AF et MF, n’était possible que pour quelques verbes. Mais elle s’est progressivement développée à partir du 17e s., au point de concerner des verbes de toute sorte, et Blinkenberg, dans son étude importante sur la transitivité en FMod, admettait que « la possibilité d’une intransitivité occasionnelle par ellipse existe pratiquement pour tous les verbes transitifs, si la situation s’y prête » (1960 : 108-109). Les études postérieures n’ont pas remis en cause cette constatation, mais elles en ont précisé les limites, les spécificités et les valeurs (Noailly 1996 et 1998) ; au terme de l’analyse de très gros corpus, Boons, Guillet et Leclère écrivaient : « Pour pratiquement tous les […] verbes transitifs (sauf des cas comme mesurer dix kilo-
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mètres […]), il semble possible de trouver un contexte où l’emploi de N0-V [emploi sans objet] est acceptable voire vraisemblable dans la performance quotidienne » (1976 : 47). Schøsler a consacré plusieurs articles à ce phénomène et à son évolution du latin au FMod. Ayant constaté la quasi obligation de l’expression de l’objet en AF et MF (alors que le latin et le français classique et moderne peuvent ne pas l’exprimer), elle cite cependant (1999 : 12-13) quelques cas anciens de non-expression d’un objet direct, dont le premier verra son objet, latent dans un premier temps, finalement exprimé, le second exemple offrant en revanche un verbe à emploi générique avec objet non-exprimé : « Et la biautez qu’i a forfet ? / – Dame, tant que amer me fet. / – Amer ? Et cui ? – Vos, dame chiere. » (TroyesYvain, v. 2023-2025) ‘« Et la beauté, en quoi a-t-elle mal agi ? – Ma dame, en me forçant à aimer. – Aimer ? Et qui ? – Vous, dame très chère ! »’ (Trad. P. Walter) « Onques puis hyer a matin...il ne beut ne ne mengea ne ne repousa. » (QuinzeJoies, ca 1400, p. 109)
Antérieurement, au 11e s., quelques cas d’absence d’un pronom objet posaient problème, mais il s’agit de textes anciens où l’enclise était possible (Rainsford 2014) : StAlexis en présente deux cas ; dans l’un on attendrait jot ou jol (‘je te / le’) (Se jo soüsse la jus suz lu degrét, v. 486 : ‘Si je t’/ l’avais su là en bas sous l’escalier’), dans l’autre cas le pronom régime atone serait précédé de il (Quant il ço veit qu’il volent onurer, v. 186 : ‘Quand ils voient qu’ils veulent [l’] honorer’) : éventuelle enclise avec fusion, le -l final du sujet et le l- initial de l’objet pouvant se confondre. En AF il s’agit surtout de verbes tels que chanter et amer dans la poésie lyrique, ou bien de verbes en emploi générique tels mangier ou boivre ou chacier, ou bien de verbes symétriques (ou ergatifs) tels garir ayant à la fois un sens actif et passif. Il peut s’agir aussi d’un verbe répété d’une proposition antérieure où l’objet était exprimé : « Je lairai nostre conte ici / et vos savez bien ou ge les. » (RenartDole, ca 1228, v. 839-840) ’« J’arrête notre conversation ici, et vous savez bien où je [l’] arrête. »’
Dès le début du 17e s. des grammairiens constatent l’emploi intransitif de verbes transitifs, en le tolérant plus ou moins (Malherbe, Dangeau, Bouhours : voir Brunot t. IV, 2 : 955, et Brunot, t. VI, 2 par A. François : 1738 et suiv.). Tout au long du siècle en effet, des poésies de Desportes : Père de toutes choses, Qui as fait, qui maintiens, qui conduis, qui dispose…, aux lettres de la sœur Chantal : Y a un grand nombre [de filles] qui aspirent (cité par Brunot, t. III : 542), ce type d’emploi n’est pas exceptionnel. C’est surtout au 18e s. que cette construction s’est développée : « Le grand nombre des verbes actifs employés neutralement est un des caractères de la langue du 18e s. », écrivait, il y a un siècle, l’auteur d’un ouvrage sur Les transformations de la langue française pendant la seconde moitié du 18e siècle (F. Gohin 1903, cité par Brunot-François, HLF, t. VI : 17423). L’abbé Girard (Vrais Principes de la langue françoise, ou la Parole réduite en méthode, 1747) généralise ce trait : « Il n’est pas nécessaire, pour qu’un verbe soit de cette première espèce [verbes actifs] qu’il ait toujours à sa suite son objet exprimé : il suffit qu’il en suppose un sur lequel l’action puisse s’étendre. Car souvent on ne veut énoncer que la simple action sans la spécifier par l’objet, comme dans le discours suivant : l’homme prévenu ne voit, n’entend ni n’écoute ; et comprend encore moins. » (t. II : 32). Et Voltaire précisait : « C’est parler très bien que de dire : Je sais méditer, entreprendre et agir, parce qu’alors entreprendre, méditer ont un sens indéfini. » (Œuvres complètes de Voltaire, tome 8, Mélange littéraire : Remarques sur Héraclius, p. 1556).
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Partie 6. Syntaxe
L’importance en FMod de ce procédé syntaxique est désormais admise, qu’on le nomme « non-réalisation du complément », « objet labile », « objet latent », « objet optionnel », « objet non-exprimé », « emploi absolu » de verbes transitifs, ou « optionalité de l’objet ». A la suite de l’ouvrage de Blinkenberg (1960) sur la transitivité en français, les études récentes sur corpus montrent l’existence de contraintes syntaxiques, lexicales et sémantiques sur l’intransitivation d’un verbe. Les analyses du FMod proposent, avec des variantes théoriques parfois importantes, des classifications sémantiques des différentes catégories de verbes intransitivables (Rothemberg 1974, Willems 1977, Lambrecht et Lemoine 1996, Yaguello 1998, Larjavaara 2000, Schøsler 1999 et 2001b, Akihiro 2004, et surtout elles mettent au jour des facteurs contextuels facilitateurs (dont le sujet ça : ça apaise, ça chauffe…). Elles ont permis de définir également les verbes, ou les contextes, dont l’objet ne peut jamais être absent (par exemple mesurer dix mètres : Boons, Guillet et Leclère 1976 ; ou les expressions figées, dont les verbes support ; ou quelques verbes comme égaler, comporter, concerner... : Akihiro 2004 : 152 et suiv.). Il est à noter que si le FMod omet largement l’On, il omet très peu l’Op et pas du tout les objets autres, contrairement à d’autres langues également à objet optionnel. 34.2.2.9 Conclusion : l’objet, « argument préférentiel » obligatoirement exprimé quand le sujet est optionnel, devient optionnel quand le sujet devient obligatoire Les cas de non-expression de l’objet direct en AF et parfois jusqu’au FClass sont plus nombreux que ne le laissent prévoir les études ou les manuels, qui n’en listent que trois ou quatre sortes. Tous ont en commun d’être des constructions fortement contraintes, et limitées à certains contextes. Un changement important est cependant apparu : en AF, les cas d’omission possible de l’objet concernaient presque tous un Op anaphorique, alors qu’en FMod et depuis le 18e s. il s’agit d’On non exprimés. Qu’est-il resté des cas de verbes transitifs employés sans objet exprimé que le français a connus à époque ancienne (voir ci-dessus 34.2.2.1 à 34.2.2.3) ? A partir du 17e s., dans la plupart des cas, l’Op s’est généralisé (Elle le lui a donné, Il le voit et l’entend, Oui je le ferai / Comme je le ferai), même si en FMod, à l’oral, certaines de ces constructions anciennes sont encore souvent utilisées (Elle lui a donné, Comme je faisais). En revanche, dans certains types de proposition l’emploi absolu a perduré et est seul possible : en incise, l’objet ce a disparu presque définitivement dès le 12e s., même s’il s’en trouve quelques rares emplois jusqu’au 17e s. ; et dans les parenthétiques, ce antéposé au verbe a été remplacé par l’antéposition du sujet pronominal, généralement je, suivi dès le FClass par le pronom neutre le ; mais en FMod la formule la plus courante est l’emploi absolu du verbe (… , je crois,…). Une construction a conservé ses deux possibilités et s’est fortement répandue surtout à l’oral : la prolepse, ou extraction, qui n’est plus guère représentée que sous la forme réduite de la dislocation avec reprise. Mais en FMod oral, par ailleurs, une structure disloquée sans reprise s’est développée avec quelques verbes : Le melon j’aime ! La pluie il déteste. Enfin, en FMod deux emplois se sont répandus : soit avec un objet latent (restituable par le contexte : Je sais, Je connais), surtout à l’oral, soit sans objet restituable et donc avec valeur générique (Même sans réussir il faut continuer), ces deux possibilités étant emblématiques d’une langue à « objet labile ». Etant donné l’ampleur des changements successifs touchant les verbes transitifs entre le latin (qui connaissait l’optionalité de l’objet), puis l’AF (où l’objet était obligatoire), et finalement le FClass, quelle peut être la raison d’une telle évolution non linéaire ? Pour ce pas-
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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sage d’une grammaire où l’objet était obligatoire (AF et MF) à une grammaire où il est optionnel, Schøsler formule l’explication suivante : « Le latin et le français moderne permettent l’ellipse de membres valenciels parce que leur identification est plus explicite pendant ces deux périodes, grâce à la déclinaison casuelle transparente en latin et à l’ordre des mots fixe en français moderne » (1999 : 24). Cette hypothèse explicative peut être généralisée dans un cadre fonctionnel : il suffit que l’un ou l’autre des constituants essentiels de la proposition soit clairement identifiable (Lazard 1993). En latin, les deux arguments se caractérisant chacun par une marque casuelle distincte, on peut ne pas exprimer soit l’un, soit l’autre des arguments. En AF et au début du MF en revanche, importants sont les risques d’ambiguïté morphologique (système casuel partiel et non rigoureusement utilisé) ou syntaxique (ordre variable des constituants ne permettant pas de déterminer la fonction des arguments) ; d’où le recours à des stratégies distinctives : la théorie de l’« argument préférentiel » (ou « monoactancialité ») mise en évidence à propos de l’expression du sujet (voir ci-dessus 34.1.1.1.e.) consiste à désigner l’un des deux arguments comme préférentiel en en privilégiant l’emploi, qui devient obligatoire (Du Bois 2003a : 33-38, Detges 2009). Autrement dit : en latin, lorsqu’un verbe transitif n’a qu’un argument exprimé, ce peut être le sujet ou l’objet, les deux étant optionnels mais la marque casuelle indiquant la fonction de l’argument exprimé ; en AF, aucun marquage casuel (morphologique) ou positionnel (syntaxique) n’étant certain, c’est l’expression de l’un des arguments, devenue obligatoire, qui lève l’ambiguïté, l’autre argument étant optionnel : en AF, c’est l’objet direct qui est pré-désigné comme obligatoirement présent ; en FMod à l’opposé, l’expression du sujet étant devenue quasi obligatoire et fixée avant le verbe, l’objet peut à nouveau être optionnel. 34.2.3 L’objet (direct et indirect) pronom personnel Deux traits, morphologique et syntaxique, caractérisent l’Op dès l’origine, et contribuent à distinguer le français du latin. En morphologie, l’AF offre un paradigme de pronoms personnels plus riche qu’en latin, qui ne possédait de forme spécifique que pour les personnes de l’interlocution (1, 2, 4 et 5) et pour le réfléchi de 3e personne ; la nouveauté de l’AF est d’avoir aussi des pronoms personnels de 3e et de 6e personnes. En syntaxe, dès les plus anciens textes l’Op se place devant le verbe conjugué, sous une forme atone qui pouvait s’abréger selon le contexte phonétique (x 30.3) ; de la Passion aux QuinzeJoies, la séquence OpV offre un taux de fréquence presque constant, autour de 95% (voir Tableau 12) ; VOp est donc peu attesté (Foulet 1924), et finalement en FMod cette séquence ne se trouve plus qu’à l’impératif sans négation (Ecoute moi, Dis-le moi mais : Ne m’écoute pas, Ne me le dis pas). Malgré la régularité de l’antéposition au verbe qui a perduré à travers les siècles, divers facteurs pouvaient influer sur la syntaxe et la forme de l’Op, et générer des changements qui sont examinés ci-dessous. En syntaxe : – –
jusqu’au 13e s., si le verbe conjugué se trouvait en tête de proposition, la position ou la forme de l’Op se trouvait modifiée (« loi » de Tobler-Mussafia) ; pour les verbes à double complément, la position des deux pronoms personnels régimes, objets direct et indirect, a partiellement changé au 14e s. (de le me à me le) ;
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Partie 6. Syntaxe
en cas d’infinitif régi, la position de l’Op par rapport aux deux verbes change à partir du 15e s. (Je le vueil veoir > Je veux le voir : disparition de la « montée du clitique »).
A cela s’ajoutent deux changements formels : – –
la disparition, courant 13e s., des formes brèves enclitiques (jel > je le), alors que la proclise, ou élision de la voyelle finale du pronom devant un verbe à initiale vocalique, se généralisait ; la disparition, relativement rapide, de la forme pronominale li, remplacée par lui.
Par ailleurs, on évoquera la syntaxe de certains verbes se construisant avec un objet pronominal indirect (AF aidier etc., FMod obéir), ou avec deux objets direct et indirect (donner). 34.2.3.1 OpV : antéposition croissante du pronom régime objet direct (et indirect) au verbe conjugué simple (formes atone ou tonique) Depuis les origines du français, l’Op objet direct d’un verbe conjugué se place presque toujours immédiatement devant ce verbe, sous sa forme atone (me, te, nos / nous, vos / vous, se, le, la, les) : cette règle rend compte de 90% à 100% des Op. La domination de l’ordre OpV n’a fait que s’étendre jusqu’au FMod. L’Op postposé au verbe concernait un nombre de constructions limitées : jusqu’à la fin du 13e s., un pronom régime atone ne peut se trouver en tête absolue de proposition, et donc si le verbe est en position initiale (V1), ou bien l’Op prend la forme tonique, ou bien il se place après le verbe (voir ci-dessous 34.2.3.2 : Getet le, Volés me vos tuer ?) : « Mei ai perdut e tute ma gent. » (Roland, v. 2834) ‘« Je me suis perdu et j’ai perdu tout mon peuple »’
Mais dès lors qu’une principale commence par et, ne, si ou tout autre élément, la forme atone est employée (Ne l’amerai a trestut mun vivant, Roland, v. 323). Dans les subordonnées, la règle ne s’applique pas aussi régulièrement, et après le subordonnant on trouve aussi bien la forme tonique que la forme atone (Se lui lessez, Roland, v. 278 ; ki mei en creit, Roland, v. 577 ; mais : Quant le vit Guenes, Roland, v. 443 ; se m’en creez, RenartDole, v. 828 ; qes met en baillie, RenartDole, v. 584 : ‘qui les met au pouvoir’). C’est entre le 13e s. et le 15e s. que la syntaxe change : dès le début du 13e s. se rencontrent des énoncés où, à l’initiale d’une déclarative ou d’une interrogative, l’Op précède le verbe, à la forme atone, même en cas d’infinitif : « Te tindrent onques Sarrazin en prison ? » (Prise d’Orange, ca 1200, v. 216 : texte du 12e s., manuscrit copié au milieu du 13e s.) ‘« Les Sarrasins t’ont-ils retenu prisonnier ? »’ « Le me creantez vos, fet elle, comme loiax chevaliers ? » (Graal, p. 181c) ‘« Me l’assurez-vous, dit-elle, en loyal chevalier ? »’ « Me volés vous tuer ? » (Adam de la Halle, Jeu de la Feuillee, 1276, v. 392)
A l’inverse, dans plusieurs dialectes, des formes toniques de pronom se rencontrent en position non initiale, position habituellement réservée à des formes atones : ainsi en wallon, ou en anglo-normand : « Je toi proi ke tu dies a moi [...] » (Dialogues Grégoire, 1212-1214, 10, 17, cité par Buridant 2019 : 669)
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34.2.3.2 VOp : régression de la postposition au verbe du pronom régime objet direct (et indirect) (formes atone ou tonique) L’AF pouvait postposer l’Op au verbe conjugué dans plusieurs cas, qui se sont réduits à un seul à partir du 14e s. et jusqu’en FMod. La postposition de l’Op était relativement rare (voir Tableau 12), et après le 13e s. elle n’apparaît plus qu’après un impératif non négatif (Ecoute-moi), ou, brièvement durant le 13e s., après un infinitif (voir ci-dessous 34.2.3.3). En AF, en cas de postposition de l’Op, celui-ci suit immédiatement le verbe conjugué, et s’il y a un pronom sujet également postposé, celui-ci suit généralement le groupe : on a VOpSp comme en (b) et (c) ci-dessous. L’Op postposé au verbe est employé selon la personne soit à la forme atone (3e et 6e personnes) comme en (a-c, e), soit à la forme tonique (1e et 2e personnes, les personnes 4 et 5 étant invariables : (d)). Cependant des différences se font jour entre dialectes : ainsi, à l’Ouest, en anglo-normand en particulier, la forme tonique peut se trouver à toutes les personnes. (a) Getet le a tere (Roland, v. 464) ‘Il le jette à terre’ (b) Fiz a putein, avez le me vos emblez ? (Chanson de Guillaume, 12e s., v. 2706) ‘Fils de pute, me l’avez-vous volé ?’ (c) Conois la tu ? (Graal, p. 186c) ‘La connais-tu ?’ (d) « et tenez moi a recreant, se ge ne li vois au devant » (Eneas1, v. 5706) ‘« et considérez-moi comme un lâche, si je ne vais pas l’attaquer »’ (e) Dites le moi. (Graal, p.165a)
Ce sont surtout les propositions principales qui sont concernées par la postposition de l’Op : déclaratives à verbe initial avant le 13e s. comme ci-dessus en (a), interrogatives avant le 13e s. (b, c), injonctives à l’impératif non négatif (d, e), et même lorsque trois formes pronominales suivent le verbe (b) ; dans tous ces cas, l’Op se serait trouvé en tête de proposition, ce qui n’était pas possible pour un pronom régime atone (« loi » de Tobler-Mussafia) en cette période. En AF, l’Op postposé peut être coordonné à un autre régime direct, et dans ce cas il est à la forme tonique : Dius beneie vous et lui. (Adam de la Halle, Jeu de la Feuillée, 1276, v. 618) ‘Dieu vous bénisse, lui et vous.’
Mais dès que deux impératifs non négatifs sont coordonnés, pendant tout le Moyen Age et jusqu’au début du 20e s. le pronom objet du second verbe peut lui être antéposé : Accusez m’en réception et me les retournez dès que vous les aurez lus. (Claudel, 1ère moitié 20e s., Correspondance)
En subordonnée, il est très rare de trouver l’Op postposé au verbe ; pour Skårup, en AF « dans les propositions subordonnées, les pronoms régimes précèdent toujours le verbe » (1975 : 306) ; un seul cas pour lui fait exception, aux 12e-13e s., quand une subordonnée est interrompue par une autre subordonnée qui lui est enchâssée, VOp redevenant alors possible, sans doute par analogie avec une déclarative ou une injonctive (1975 : 411412) :
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Partie 6. Syntaxe Pur c’esgard par raisun, e bien l’os afichier, / Que se li clers forfait a perdre sun mestier, / Face le sis prelaz en sa chartre lancier. (PontStMaxenceBecket, 1172-1174, v. 1295-97) ‘Aussi je considère raisonnable, et j’ose l’affirmer, que, si un clerc faute contre son état, le prélat dont il dépend le fasse jeter en prison.’
Cependant, la postposition de l’Op à la forme tonique est attestée dans divers types de subordonnées aux 12e-13e s., soit dans l’Ouest, en anglo-normand comme dans Tristan et Yseut de Thomas, soit ailleurs également avec valeur emphatique ou contrastive : [...] craire en son cuer / Que ele mette lui en obli (Thomas, Tristan et Yseut, dernier tiers 12e s., v. 1103-1104) ‘[…] croire en son cœur qu’elle l’oublie’
Si le groupe VOp est suivi d’un autre élément qui puisse porter l’accent tonique, comme un complément (a, b) ou un sujet postposé (c), les personnes 1 et 2 également sont à la forme atone, et élidables devant un mot à initiale vocalique (b) : (a) « Dreiz emperere, veiz me ci en present » (Roland, v. 308) ‘« Vous mon empereur légitime, me voici devant vous. »’ (b) « Fui ! fet ele, lesse m’en pes. » (TroyesYvain, v. 1649 ; de même BeroulTristan, v. 524) ‘« Va t’en, dit-elle, laisse-moi en paix. »’ (c) « Deguerpiroiz me vos ansi ? » (Eneas1, v. 1683) ‘« Me quitterez-vous ainsi ? »’
Mais les hésitations rencontrées chez les différents copistes pour un même passage, aux 13e et 14e s., lorsqu’il y a deux pronoms postposés, entre VOpSp et VSpOp, montrent qu’il s’agit d’une construction instable : Dust ele me dunc plus amer ? (WaceBrut2, achevé en 1155, dans des manuscrits anglonormands du 13e s.) ; Dust el moy plus amer ? (ms. du 14e s.) / Deüst me ele plus amer ? (2 mss) (cité par Skårup 1975 : 40)
Dès qu’il y a la possibilité de placer en tête de proposition un pronom régime atone, toutes ces constructions à Op postposé disparaissent assez vite, sauf pour l’impératif non négatif (Ecoute moi, Ecoute-la) : c’est le seul cas de postposition de l’Op héritée de l’AF. 34.2.3.3 Position du pronom régime dans le groupe formé d’un verbe conjugué et d’un infinitif : de OpV-Inf (Inf-OpV et V-InfOp) à V-OpInf En AF comme en FMod, il existe un paradigme de verbes qui peuvent régir un infinitif, soit directement, soit avec une préposition (Riegel et al. 2011 [1994] : ch. VIII). Deux cas sont à distinguer : celui où l’infinitif a un agent différent de celui du verbe conjugué (je le vois venir, je l’entends chanter, je l’emmène jouer), et celui où les deux verbes ont le même agent (je veux venir, Pierre croit chanter). Par ailleurs les grammaires distinguent habituellement en français six sous-ensembles de verbes au sémantisme différent : des verbes factitifs et d’injonction (faire / fere, laissier, envoiier / envoyer, mener, emmener, commander, rover, demander), de perception (veoir, sentir, oïr / entendre, escolter, sentir, regarder), de mouvement (aller, venir), des verbes modaux (devoir, voloir, soloir, savoir, cuidier), dont certains sont impersonnels (faillir / falloir, convenir, estovoir, loisir) et ont pour objet indirect l’agent de l’infinitif (il lui faut chanter), ainsi que des verbes transitifs pouvant avoir un objet
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infinitif (direct ou indirect : desirer, penser à / de, jurer de, etc.), tous se rencontrant dès l’AF. Jusqu’à la fin du 14e s., le pronom régime se place devant le verbe conjugué à la forme atone (« montée du clitique »), qu’il soit objet (a, c, e) ou agent (b, d) de l’infinitif régi ; et cela, même s’il y a deux infinitifs (d), ou si l’infinitif est prépositionnel (e) : (a) tot no.l vos posc eu ben comptar, (Passion, ca 1000, v. 447) ‘tout ne le vous peux je bien compter (= Je ne peux pas bien vous le raconter complètement)’ (b) Desconfit sont li païsant, tot lor estuet lo champ guerpir (Eneas1, ca 1155, v. 3713) ‘Les habitants de la contrée sont vaincus, il leur faut quitter le champ de bataille’ (c) et li segneur les doivent conduire sauvement fors de luer terre. (CharteChièvres, 1194) ‘et les seigneurs doivent les conduire en sécurité hors de leur territoire.’ (d) ele le velt oïr parler (Graal, ca 1225, p. 164c) ‘Elle veut l’entendre parler’ (e) que mout vos desire a veoir (RenartDole, ca 1228, v. 1487) ‘car [il] désire beaucoup vous voir’
Dans la construction avec infinitif, le pronom personnel objet direct (ou indirect) se rattachant jusqu’au 15e s. au verbe conjugué, il suit les formes et positions analysées pour le verbe simple au paragraphe précédent : postposition au verbe initial, à la forme atone (a) parfois élidable (c, d), ou à la forme tonique (b) : (a) Voldrent la veintre li Deo inimi (Eulalie, 881, v. 3) ‘Les ennemis de Dieu voulaient la vaincre’ (b) Lessez moy ester (QuinzeJoies, ca 1400, p. 9) ‘Laissez-moi tranquille’ (c) fai l’el muster venir (StAlexis, ca 1050, v. 181, et v. 357) ‘Il le fait venir à l’église’ (d) Puis m’en cumbatre a Carlle e a Franceis ? (Roland, ca 1100, v. 566) ‘Puis-je me battre contre Charles et les Français ?’
Même s’il arrive parfois que l’Op se trouve immédiatement devant l’infinitif, il est en fait rattaché au verbe conjugué, puisque si un élément supplémentaire est inséré, l’Op suit immédiatement le verbe conjugué et ne se déplace pas auprès de l’infinitif (Faites les ben guarder, Roland, v. 678 ; mais : Doi les en ge blasmer ? Ch. de Troyes, Cligès, 1176, v. 496 ’Dois-je les blâmer pour cela ?’ Dès le 13e s. certains textes placent parfois l’Op après l’infinitif, ainsi dans Graal (ms. K de la fin du 13e s.) (se il ja porroit giter la de cel sens, p. 212c ‘s’il pourrait la faire sortir de cette idée’ / ‘la faire changer d’avis’ : au lieu de : se il la porroit giter de…). Cela marque sans doute une instabilité au 13e s. de cette construction complexe qui va bientôt se modifier. En effet, autour de 1400 apparaît une innovation importante pour les pronoms objet d’un infinitif régi par un verbe conjugué : le pronom régime, qui jusqu’alors se plaçait auprès du verbe conjugué, se déplace désormais devant l’infinitif qui le régit – fin de la « montée du clitique » (AF : Il le doit prendre, mais MF : Il doit le prendre). En revanche, cela ne concerne pas les Op qui sont agent de l’infinitif (verbes factitifs et de perception) : eux restent auprès du verbe conjugué (AF et FMod : Il le voit venir). Cette innovation dans la syntaxe du pronom régime objet de l’infinitif a pour conséquence que, si un élément sépare le verbe conjugué de l’infinitif, l’Op va désormais se placer juste devant l’infinitif, et non plus auprès du verbe conjugué comme auparavant :
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Partie 6. Syntaxe Pouvre lasse, pour quoy ne vient la mort te prendre ? (QuinzeJoies, p.12 ; et p. 63,109 ; comparer avec ci-dessus Roland , v. 678, et Cligès, v. 496) ‘Malheureuse, pourquoi la mort ne vient-elle pas te prendre ?’
Au début du 15e s., les deux constructions coexistent dans les mêmes textes, parfois dans la même phrase, mais l’ancien tour reste de loin le plus fréquent (Marchello-Nizia 21997a : 243-245). Dans un premier temps, la nouvelle position du pronom entraine une modification de sa forme, car en MF, devant l’infinitif les formes toniques sont souvent employées pour le réfléchi et pour les personnes 1 et 2 : car le Roy veult soy acquitter envers tous (Jouvencel2, 1461, p. 28). Mais ensuite, sans doute par analogie avec les formes de 3e personne, la forme atone se généralisera devant l’infinitif. Au 16e s. et jusqu’au milieu du 17e s., les deux constructions alternent, mais ensuite nombreux sont les auteurs à n’employer que la nouvelle, l’ancienne continuant de régresser et n’étant utilisée que pour des effets de contraste ou de parallélisme (Plus on les veut brouiller, plus on va les unir, Racine, Andromaque, 1667, acte I, scène 1). En quatre siècles, entre le début du 15e s. où la nouvelle construction apparaît, et la fin du 18e s. où l’ancienne construction devient très rare, l’innovation s’est lentement installée. Désormais l’Op de l’infinitif est rattaché à celui-ci et non plus au verbe régisseur, mais l’ancienne construction continue de se rencontrer de loin en loin jusqu’en FMod, soit par archaïsme (Mon père m’était venu chercher), soit dans certaines régions du Nord et du Nord-est, et plutôt avec le pronom réfléchi se ou avec les adverbes pronominaux en et y (Je n’y puis tenir, Autant que j’en puisse juger…). Comme on l’a vu, ce changement dans la position du pronom régime ne concerne ni les factitifs, ni les verbes de perception, ni les verbes injonctifs régissant un infinitif qui a un agent autonome distinct de celui du verbe conjugué : Je le fais venir, Je t’entends chanter, Je lui commande de chanter. Les constructions de ces verbes n’ont guère évolué de l’AF au FMod. Le cas le plus complexe est celui où l’infinitif est un verbe ayant à la fois un agent et un objet exprimés ; dans ce cas on peut distinguer quatre combinaisons possibles, selon la nature de l’agent et du régime de l’infinitif : 1.
2.
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l’agent est un nom, l’objet aussi s’il est exprimé : l’AF connaît au 13e s. l’emploi prépositionnel par a (voir ci-dessous 34.2.4.3) (AF : Cel jor fesoit chanter la suer a un jougleor mout apert, RenartDole, v. 1332 ’Ce jour-là la sœur de l’empereur faisait chanter un jongleur très expérimenté’ ; FMod : J’ai entendu Léa chanter cette chanson / J’ai entendu chanter cette chanson à / par Léa) ; l’agent est nominal, et l’objet pronominal : l’Op s’antépose soit au verbe conjugué, soit à l’infinitif, sous sa forme atone, l’agent étant parfois introduit par la préposition à (AF : je l’ai veu jurer a tant de preudomes, Graal, p. 165a ; FMod : Cette chanson, je l’ai entendu chanter à / par Léa / Cette chanson, j’ai entendu Léa la chanter) ; l’agent est pronominal et l’objet nominal : le pronom représentant l’agent se place devant le verbe conjugué, soit comme objet direct, soit comme objet indirect (AF : qui se set avoir et conquerre l’amor et le cuer de ses genz, RenartDole, v. 570 ’qui sait qu’il possède et conquiert l’affection et le cœur de ses gens’) ; au 17e s. il y a hésitation pour le pronom entre objet direct et indirect, et avec faire il est courant alors d’avoir le cas régime à la forme atone (FClass : On ne la fera point dire ce qu’elle ne dit pas, Sévigné, LettresVI, p. 194, cité par Haase 1898 : 208 ; FMod : Je l’ai / Je lui ai entendu chanter cette chanson, mais Je lui ai fait chanter cette chanson) ;
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l’agent et l’objet de l’infinitif sont pronominaux : soit tous deux se placent devant le verbe conjugué, l’objet au cas régime direct et l’agent au cas régime indirect (AF : nes veoir ne le me lez, TroyesYvain, v. 1216 ’tu ne me le laisses même pas voir’ ; FMod : Je la lui ai laissé / entendu chanter) ; soit les deux sont au cas régime direct, l’agent devant le verbe conjugué et l’objet devant l’infinitif (Je l’ai entendu la chanter).
Ces constructions à double verbe et double complément sont peu fréquentes, à quelque époque que ce soit ; il est notable que, dans les cas où il y a risque d’ambiguïté, comme dans les trois premières combinaisons, on ait recours dès l’AF et jusqu’en FMod à une construction de l’agent (animé humain) avec la préposition à, ou à un pronom régime objet indirect. 34.2.3.4 Op (X) V : pronom régime objet direct antéposé, séparé du verbe par un pronom objet indirect, un adverbe pronominal, ou un préverbe séparable également antéposés L’Op antéposé est normalement contigu au verbe conjugué. Mais il peut s’en trouver séparé dans trois cas : par un autre pronom personnel, nécessairement complément indirect (verbes tri-valenciels : vos le me celez ‘vous me le cachez’), par en ou i / y, ou par un préverbe séparable en AF. Quant à l’adverbe de négation ne, il se place toujours devant l’Op. a. Séquence de deux pronoms régimes, direct et indirect : de LE ME à ME LE (15e-mi 17e s.), de EN Y à Y EN En AF, l’ordre est toujours Op + Op-ind : le me, la te, le li – l’Op direct ne pouvant être qu’un pronom de 3e personne, même si au 12e s. il existe quelques cas de la construction Op + Op-ind avec d’autres pronoms (Quant Charlemaine a Es vos me douna, Aliscans, éd. Régnier, fin 12e s., v. 1277 ‘Quand Charlemagne à Aix vous donna à moi’ : le locuteur, Guillaume, s’adresse à son épée qui lui avait été donnée par Charlemagne). En MF cet ordre s’inverse lorsque le pronom indirect est de la 1e ou de la 2e personne (singulier ou pluriel), et LE ME employé en AF passe à ME LE en MF, LE se trouvant dès lors contigu au verbe. En revanche, si les deux pronoms sont de la 3e personne, l’ordre ancien LE LUI perdure, de même qu’après un verbe à l’impératif positif : Donne le moi. Cependant en FMod à l’oral Donne moi le n’est pas rare (Riegel et al. 2011), et sa fréquence est telle que Grevisse et Goosse note sur ce point « un flottement dans l’usage » et donne les deux tours comme quasi équivalents (1991 [1936] : § 658). Quand ce changement a-t-il eu lieu ? Au terme d’un examen minutieux des exemples recensés, en particulier par Melander (1938 : 101-114), Skårup (1975 : 109-125) conclut que cette inversion de la position des deux compléments a été initiée seulement au début du 15e s. Plusieurs textes de cette période emploient les deux tours, mais le nouveau n’y est jamais majoritaire ; et lorsque ME LE apparaît dans des textes écrits antérieurement, au 13e s. par exemple, c’est que le manuscrit édité est tardif et date généralement du 15e s. Cependant, il reste cinq ou six cas où l’ordre innovant Op-ind + Op pouvait se rencontrer dans des manuscrits antérieurs au 15e s. : on constate qu’il s’agit presque uniquement de textes anglo-normands (Thomas, Tristan, seconde moitié du 12e s., v. 1446 ; de même Bueve de Haumtone, v. 3734 ; et de même Marie de France, Lais, Prologue, v. 51 : Si vos les plaist a receveir ‘S’il vous plait de les recevoir’).
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Partie 6. Syntaxe
Les premières attestations régulières de la nouvelle construction datent du début du 15e s. (QuinzeJoies), mais il y a encore tout au long du siècle des textes ne connaissant pas l’innovation ; cependant la plupart des oeuvres offrent les deux tours (QuinzeJoies, Pathelin, JehanParis), le tour ancien LE ME dominant encore largement tout au long du siècle : S’il vous plaist, vous me le direz. (QuinzeJoies, p. 62) vs. : j’ay grant joye dont vous le m’avez dit [...] par quoy il le vous a dit. (id., p. 62) Il fault que vous me la laissiez pour ceste heure (BueilJouvencel2, 1461, p. 180) vs. : […] qu’ilz la nous puissent ouvrir (id., p. 87)
Ce n’est qu’au 16e s. que ME LE devient plus fréquent, mais chez la plupart des auteurs les deux constructions continuent de coexister, comme chez Vigneulles, Du Bellay, Rabelais, Bonaventure des Périers, Léry ; on a ainsi chez ce dernier : je pren la hardiesse de vous la présenter (LéryBrésil, p. 3), et : la crainte que j’eu qu’on ne le me desrobast la nuit (id., p. 459). Dès le milieu du 16e s. cependant, il est des auteurs qui n’emploient plus que la nouvelle construction ME LE (Montaigne). Au 17e s. LE ME devient rare, seuls quelques auteurs de la première moitié du siècle l’emploient encore parfois (Malherbe, D’Urfé, Béroalde, Balzac, Voiture, Malherbe), les deux constructions coexistant encore chez eux : Je ne la vous diray pas toute, mais pour vous la faire apprehender […] (BeroaldeParvenir, 1616, p. 548). L’ancien tour LE ME disparaît un peu avant le milieu du 17e s. : ni Molière, ni Corneille, ni Descartes, ni D’Assoucy ne l’emploient. Entre l’apparition de la nouvelle construction ME LE et la disparition de l’ancienne, deux siècles et demi se sont écoulés. Un changement parallèle a touché deux autres morphèmes pronominaux devant le verbe à la même période : les adverbes pronominaux EN et I / Y se suivaient devant le verbe dans l’ordre EN I / Y, et on est passé à Y EN ; il se déroule un peu plus rapidement semble-til, sur un siècle, entre la fin du 15e s. (JehanParis) et la fin du 16e s. Le passage de LE ME à ME LE a fait l’objet de nombreuses tentatives d’explication depuis le 19e s. (pour une analyse détaillée, voir De Kok 1985 : 138-144, ainsi que le compte rendu de Skårup 1988). De Kok explique la séquence ancienne LE ME par le caractère enclitique de LE qui à l’origine devait rester auprès du mot d’appui (jel, sel, quil), et son rapprochement du verbe ensuite par le fait que syntaxiquement et sémantiquement il en est plus proche que le datif ME. Cependant on constate que cette contrainte ne joue pas complètement puisque LE LUI est conservé. Au total, aucune explication ne parvient pour l’instant à rendre compte tout à la fois du changement concernant le groupe de deux pronoms objet direct et indirect, et du fait que l’ordre ne change pas si les deux pronoms sont de la 3e personne (LE LUI). b. Op + EN ou Y / I + Verbe C’est le second cas où le pronom personnel objet direct (ou indirect) peut, depuis les débuts du français et jusqu’en FMod, être séparé du verbe conjugué qui le régit ou régit l’infinitif dont il est complément (pour i, à partir du début du 15e s., c’est la forme y qui domine) : « mult criem que ne t’em perde » (StAlexis, v. 60 ; de même v. 227, 235) ‘« je crains fort de te perdre à cause de cela »’ La sue mort l’i vait mult angoissant. (Roland, v. 2232) ‘L’angoisse de sa mort le saisit.’ Christophe l’y suivit par désœuvrement. (RollandJChristophe, 1904, p.90)
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c. Op + préverbe séparable en, entre, par, re, tres + Verbe L’Op antéposé au verbe conjugué peut en être séparé également par des préverbes séparables (x 32.2), catégorie dont il ne reste en FMod qu’une seule trace, en dans s’en aller. Ces cinq préverbes (en, entre, par, re-, tres-), à valeur aspectuelle, ne sont pas encore soudés systématiquement au verbe sur lequel ils portent, et jusqu’au MF ils peuvent séparer l’Op du verbe conjugué : « D’icest’honur nem revoil ancumbrer. » (StAlexis, v.188) ‘« D’un tel honneur je ne veux pas à nouveau m’encombrer. »‘ Mes ce me par a acoré que ele est a li enemie. (TroyesYvain, v. 1482) ‘Mais cela m’a profondément navré, qu’elle soit son ennemie.’ si grant force i par ad (Roland, v. 3331) ‘il y manifeste une si grande force’
Seul en continue à se construire comme préverbe séparable avec des verbes de mouvement, étant assimilé sans doute à en adverbe pronominal : s’en aller, s’en retourner, s’en revenir. Une difficulté en résulte cependant pour s’en aller, qui en FMod possède deux formes du passé, il s’en est allé avec le préverbe séparé, et il s’est en allé sur le modèle des verbes à préfixe soudé. Si s’en est allé domine encore au 17e s., y compris par exemple chez le jeune Dauphin (a), et persiste jusqu’en FMod (b), dès la fin du 18e s. un participe en allé se fait jour (c, d) (x 32.3) : (a) Vela papa qui s’en est allé (GerhardHeroard, 1601-1610, p. 437) (b) et s’en est allé dignement. (SartreLettres1, 1932, p. 483) (c) la religieuse qui s’était en allée (FlaubertCorrespondance, p. 14) (d) un visage à jamais en allé (FournierCorrespondance, 1839, p. 44)
34.2.3.5 Conclusion concernant la syntaxe de l’Op Malgré la stabilité d’ensemble de la syntaxe de l’Op, entre l’AF et le FMod, cinq changements ont modifié certaines constructions : 1) au 13e s. est devenu possible en tête de proposition l’Op atone antéposé au verbe conjugué (Le voit-il ?), seul l’impératif positif conservant la postposition de l’Op ; 2) entre le 15e s. et le 18e s., s’est produit le déplacement de l’Op objet vers son infinitif régisseur (sauf pour les verbes factitifs et de perception) (il le puet prendre > il peut le prendre ) ; 3) à la même période (15e-17e s.) l’ordre respectif des pronoms régimes objet direct et indirect antéposés au verbe s’inverse, lorsque l’objet indirect est une personne de l’énonciation (1ère, 2e, 4e ou 5e personnes : le me > me le, mais le lui ne change pas) ; 4) à partir du 14e s. la forme atone de l’Op (le, la, les) se généralise devant l’infinitif et le participe présent (por lui veoir > pour le voir) ; 5) et aux 14e et début du 15e s., le paradigme des pronoms régimes se simplifie avec la disparition de la forme li qui était ambiguë, masculine ou féminine (Je li donne > Je lui donne). 34.2.4 L’objet nominal (On) : de l’antéposition majoritaire à la postposition obligatoire Le tableau 12 a montré que, contrairement à l’objet pronom personnel, l’objet nominal n’a fixé sa position que progressivement. Entre la fin du 9e s., date de la composition des plus anciens textes écrits en français, et la fin du 17e s., la position de l’On a connu un bascule-
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Partie 6. Syntaxe
ment progressif et complet. L’antéposition de l’objet nominal au verbe, dominante dans les textes jusqu’à l’an mil, a régressé drastiquement en plusieurs étapes : au milieu du 11e s. tout d’abord, puis au 13e s. et au 15e s., avec finalement sa quasi disparition entre le milieu du 16e s. et la fin du 17e s., avant que le FMod ne réutilise (exaptation), ou réinvente, à l’oral cette position marquée. 34.2.4.1 De OnV (9e-10e s.) à VOn (11e-17e s.) : postposition au V et contiguïté accrue Dans les plus anciens textes conservés (Strasbourg, Eulalie, Passion), la syntaxe de l’On est proche de celle du latin (Fedriani et Ramat 2015), l’antéposition au verbe dominant largement (Eulalie, v. 23 : La domnizelle celle kose non contredist ‘La jeune fille ne refusa pas cette chose’). Au milieu du 11e s., dans un texte normand (StAlexis), un basculement se produit : la structure VOn, qui s’était développée en latin tardif, devient alors majoritaire. Comme le montre le tableau 12, le taux de postposition de l’On au V, qui n’était que de 40% dans Passion, atteint 73% dans StAlexis, et oscille entre 60% et 70% dans les textes en vers du 12e s., et entre 80% et 90% dans des textes en prose brefs et non littéraires de la seconde moitié du même siècle. Dès le début du 13e s. et au 14e s., tant en vers qu’en prose, 80 à 90% des objets nominaux sont désormais postposés au verbe, et ce taux atteint 95% vers 1400 (QuinzeJoies). Parallèlement, l’antéposition de l’On au verbe, devenue très minoritaire à partir de 1200, est désormais marquée. La prose du 13e s. et du 14e s. de notre corpus offre moins d’une vingtaine de cas d’antéposition au verbe sur un millier de propositions, et l’objet, renvoyant souvent (mais pas toujours) à ce qui précède, prend une valeur emphatique (JoinvilleMémoires, p. 200 : Et ces choses ferai je escrire). A la fin du 14e s., Froissart utilise encore l’antéposition de l’On, mais particulièrement dans la structure OnSpV ou OnSnV : Et tout lor estat et convenant il escripsoient soigneusement a lor signeur (Chroniques, fin 14e, citée par Rodríguez Somolinos 1983 : 188-219 : ‘Et toute leur situation, il l’écrivaient soigneusement à leur seigneur’) ; Christine de Pizan fait de même au tout début du 15e s., mais uniquement en subordonnées (Combettes 1991 : 131). Le début du 15e s. marque un tournant : l’antéposition de l’On au verbe se raréfie plus encore dans bon nombre de textes ; QuinzeJoies, composé autour de 1400, n’en offre que 8 cas, dans la séquence OnV (voir Tableau 12), et les subordonnées circonstancielles n’en présentent aucun cas. Un siècle plus tard Commynes en présente 7 cas (voir Tableau 13 cidessous), tous du type OnVS, et il s’agit d’On déterminés par un démonstratif ou un anaphorique : Et ces parolles m’a compté le roy, Commynes1, p. 22 ; de même p. 12, 17, 26) , ou soulignant un contraste : Mais le principal faiz portoient les Angloys, id., p. 24 ‘Mais le fardeau principal, c’étaient les Anglais qui le portaient’), de même que dans les deux occurrences de l’extrait de Vigneulles, un peu plus tard (1515 : mais nulles nouvelles n’en avoit, p. 81 et p. 88). Ces emplois marqués de la structure OnV(X / S) perdurent chez quelques auteurs du 16e s. : Montluc, Noël du Fail, Rabelais, Jean Yver, Montaigne (Marchello-Nizia 1995 : 104-107). Mais parallèlement, dès le milieu du 15e s. et plus encore au 16e s., il est des textes où l’antéposition de l’On ne se rencontre plus (sauf en interrogative), au moins dans notre corpus : CentNouvelles (1456-1467), Jehan de Paris (1494), et au 16e s. CalvinLettres (1549) et LéryBrésil (1578). Comme l’écrivait déjà vers 1409 l’auteur du Donait françois (éd. Colombat, p. 134), « gramoire par nature demande que le accusatif case doit s’ensuir son verbe. ».
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1149
Au 17e s., l’antéposition de l’On au verbe est devenue extrêmement rare. OnV(S) et OnSV ne sont guère pratiqués que par La Fontaine, et seul SnOnV apparaît encore parfois en vers, jusque dans la seconde moitié du siècle (Fournier 1998 : 92) : Et si quelque bonheur nos armes accompagne (Racine, La Thébaïde, 1664, acte I scène 3). En FMod, la structure à antéposition de l’objet nominal n’est cependant pas absente. D’une part le français a conservé au long des siècles OnVS pour la forme d’interrogation directe à inversion : Quel train prendra Luc demain ? Quel train prendrez-vous ? (x 35.1.1) – mais cette construction est concurrencée par une forme avec postposition de l’objet : Vous prendrez quel train ? Et d’autre part, comme cela a été mis en évidence dans plusieurs études (Blanche-Benveniste 1996, repris dans Abeillé, Godard et Sabio 2008a, et pour une vue d’ensemble diachronique Combettes et Prévost 2015 : 291), une structure OnSpV semble s’être recréée, à l’oral, avec un objet disloqué sans reprise, thématisé ou focalisé, ayant deux valeurs différentes selon que la reprise (par le, ça) est possible (a) ou non (b) : (a) Le chocolat il (l’) aime (ça), Travailler seule elle déteste (ça) vs. (b) Rien que des pâtes ils mangent là-bas, Dix euros il me doit, Le côté obscur de la force tu me donneras, sans reprise possible (voir aussi 34.5). L’évolution générale vers la postposition de l’On au verbe s’accompagne d’une progression vers une contiguïté de plus en plus grande de l’On et de son verbe régisseur (verbe conjugué, infinitif ou forme en -ant) : l’On se place majoritairement auprès du verbe, et si ce n’est pas le cas, il ne se trouve jamais séparé du verbe par plus d’un constituant ; en latin également, l’objet, nominal ou pronominal, ne se trouvait que très rarement séparé du verbe par plus d’un constituant, ainsi que l’avait noté Charpin (1991 : 26 ; et voir Bortolussi 1991) : « Dans la phrase simple, l’objet n’est jamais séparé du verbe par plus d’un constituant fléchi. » 34.2.4.2 Facteurs propices à l’évolution vers VOn : vers / prose, proposition principale / subordonnée, récit / discours direct Comme le montrait globalement le Tableau 12, la forme, vers ou prose, est un facteur corrélé au développement de la structure nouvelle VOn, et, comme pour la syntaxe du sujet, la nature des propositions semble aussi jouer un rôle. La distinction entre récit et discours direct n’est pas inexistante, mais elle est constamment faible et variable, et parfois même VOn l’emporte en récit ; elle n’a donc pas été prise en compte dans le tableau cidessous. Le tableau 13 examine le poids des deux facteurs qui sont apparus pertinents : la distinction entre vers et prose (colonnes 4 et 5 : dans la colonne 1 les titres en italiques sont des textes en vers, ceux en romain sont en prose), et le contraste entre les principales déclaratives et les trois types de subordonnées (SCO = complétive, SCI = circonstancielle, SR = relative) ; les principales exclamatives, injonctives, incises et interrogatives ne sont pas prises en compte ici, car l’ordre de leurs constituants est contraint.
1150
Partie 6. Syntaxe
Textes
V conju -gués
On
% VOn en vers et en prose VOn en VOn en Vers Prose
% VOn selon types de proposition
520
149
40% (59/149)
VOn en Déclaratives 34% (34/101 )
807
183
73% (134/183)
77% (101/132)
1000
325
65% (211/325)
66% (155/236)
Lapidaire
735
215
Eneas
1000
276
67% (184/276)
61% (121/198)
1000
219
66% (145/219)
63% (69/109)
138
45
317
74
1280
264
1000
272
1000
148
91% (134/148)
96% (70/73)
Joinv.Mém. (1305-1309)
1000
198
92% (183/198)
92% (77 / 84)
QuinzeJoies
1000
174
95% (166/174)
97% (93 / 98)
Passion (ca1000)
StAlexis (ca 1050)
Roland (ca 1100)
(mi-12e s.)
(ca 1155)
TroyesYvain (1177-1181)
ChChièvres
93% (200/215)
84% (38/45)
(1194)
Aucassin (fin 12e-déb. 13e s.)- vers Aucassin prose RenartDole (1228)
Queste (ca 1225)
(ca 1400)
81% (60/74)
93% (129/139)
80% (8/10) 78% (43/55)
91% (241/264) 84% (229/272)
92% (145/157) 82% (124/152)
VOn en Subordonnées (3 types) SCO= 66% (2 / 3) SCI= 30% (8 / 27) SR= 50% (6 / 12) SCO= 55% (6 / 11) SCI= 75% (9 / 12 ) SR= 43% (6 / 14) SCO= 67% (16 / 24) SCI= 78% (7 / 9) SR= 23% (5 / 22) SCO= 92% (11 / 12) SCI= 100% (25/25) SR= 90% (35 / 39) SCO= 60% (15 / 25) SCI= 88% (21 / 24) SR= 50% (11 / 22) SCO= 76% (38 / 50) SCI= 58% (14 / 24) SR= 56% (18 / 32) SCO= 91% (10 / 11) SCI= 93% (13 / 14) SR= 60% ( 6 / 10) SCO= 67% (2 / 3) SCI= 80% (4 / 5) SR= 100% (8) SCO= 100% (16 / 16) SCI= 96% (48 / 50) SR= 71% (12 / 17) SCO= 92% (23/25) SCI= 98% (39/40) SR= 81% (30/37) SCO= 78% (14 / 18) SCI= 89% (25 / 28) SR= 83% (20 / 24) SCO= 98% (46 / 47) SCI= 100% (29) SR= 76% (19 / 25) SCO= 90% (28 / 31) SCI= 100% (26 / 26) SR= 97% (38 / 39)
Tableau 13 : Position de l’On selon la forme (vers ou prose, et selon le type de proposition)
Les colonnes 4 et 5 montrent qu’il existe une différence constante entre vers et prose, la prose offrant régulièrement un taux plus élevé de VOn. Au 12e s., les textes en prose ont plus de 80% d’On postposé, alors que ce taux est d’environ 65% en vers. Autour de 1200 la dif-
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1151
férence perdure, mais se réduit (90% vs. 80%). L’évolution est presque achevée vers 1400. Cependant fin 15e et début du 16e s., une infime minorité de tours en OnV perdurent (sur 1000 propositions, 7 cas chez Commynes en 1495, 2 cas chez Vigneulles en 1515). Les deux dernières colonnes, 6 et 7, montrent quels sont les types de propositions où la structure innovante semble avoir été favorisée. Pour les principales déclaratives, on passe de 34% de VOn autour de l’an mil dans Passion, texte en vers, à 80% de VOn dans une charte en prose de l’extrême fin du 12e s. (Chièvres, 1194), puis à plus de 80-90% dans les textes (vers ou prose) du début du 13e s., et enfin à 97% dans la prose des QuinzeJoies, autour de 1400, quatre siècles après Passion. Pour les subordonnées, apparaît une régularité : jusqu’au début du 14e s., ce sont presque toujours les relatives (SR) (sauf dans Passion) qui ont le taux plus fort de la construction ancienne OnV, alors que les circonstancielles (SCI) offrent le taux le plus élevé de VOn (100% dès le 14e s.). Il serait difficile de faire l’hypothèse d’une influence d’un type de proposition sur un autre. 34.2.4.3 L’objet nominal d’un infinitif régi En FMod, la position de l’On d’un infinitif régi est assez contrainte : l’On se place après le groupe formé du verbe conjugué et de l’infinitif si l’On est complément d’objet de l’infinitif : Léa veut voir Luc ; il se place avant ou après l’infinitif si l’On en est l’agent : Léa laisse Luc chanter / Léa laisse chanter Luc. A l’inverse, en AF, c’est l’une des constructions verbales qui offre le plus grand nombre de variantes positionnelles : cinq autour de l’an mil, qui se réduisent à trois du 11e s. au 15e s., avant de se réduire à une lorsque l’objet nominal du verbe conjugué est également l’objet de l’infinitif, et à deux lorsque l’On du verbe est agent de l’infinitif (verbes factitifs, injonctifs et de perception). Dans Passion, les énoncés en V + Inf où l’On est l’objet de l’infinitif dépassent à peine la dizaine, et pourtant ce texte présente quatre constructions différentes : 1. 2. 3. 4.
OnInfV : quae sua fin veder voldrat. (Passion, v. 167 : ‘qui voudra voir sa mort’) OnVInf : los sos affanz vol remembrar (Passion, v. 3 : ‘[je] veux rappeler ses souffrances’) VOnInf : de Crist non sabent mot parlar (Passion, v. 478 : ‘Du Christ ils ne savent dire un mot’) InfVOn : fraindre devem noz voluntez (Passion, v. 503 : ‘nous devons refréner nos passions’ ; de même v. 172 : veder annouent pres Jesum : ‘Ils allaient voir Jésus prisonnier’)
Dès StAlexis, et au moins jusqu’au 15e s. (QuinzeJoies), cette possibilité de variation se réduit à trois : la première, avec le verbe final, a disparu ; restent : (ex. (a) ci-dessous) l’On antéposé aux deux verbes (OnVInf) comme en 2 ci-dessus, (b) l’On entre le verbe et l’infinitif (donc l’On antéposé à l’infinitif qui le régit) comme en 3 ci-dessus, et (c) l’On postposé aux deux verbes : (a) Dis blanches mules fist amener Marsilies (Roland, v. 89) ‘Il fit amener dix mules blanches à Marsile’ (b) […] qu’il crient sa poinne avoir perdue (TroyesYvain, v. 892) ‘car il craint d’avoir perdu sa peine’ (c) De noz ostages ferat trecher les testes. (Roland, v. 57) ‘De nos otages il fera trancher la tête.’
1152
Partie 6. Syntaxe
Dès le début du 12e s., c’est la dernière de ces constructions, avec l’On postposé aux deux verbes, qui domine dans la majorité des textes (Roland, RenartDole, Graal, JoinvilleMémoires) : le tour Je alai veoir le roy (JoinvilleMémoire, p. 202) devient courant. Mais les deux autres possibilités perdurent, avec généralement une emphase sur l’objet nominal antéposé : Mes onques escu n’i volt prendre por chose que […] (Graal, p. 163a) ‘Mais il ne voulut absolument pas prendre un bouclier […]’ (à comparer au banal : et li fist aporter .i. escu, Graal, p. 167c) qui mes deniers ne me vouloit rendre (JoinvilleMémoires, 1305-1309, p. 202) (à comparer au banal : que il me feroit bien paier des deniers, p. 202)
Dans les cas où l’On est l’agent de l’infinitif, avec les verbes factitifs, injonctifs ou de perception, mais aussi avec quelques autres verbes (pensée, parole), l’agent peut soit s’antéposer au groupe V+Inf (a) jusqu’au 13e s., soit se placer entre le verbe et l’infinitif (b), soit après le groupe verbal depuis les plus anciens textes (c, d) : (a) et le viel duc de Genevois fist il seoir a son haut dois (RenartDole, v. 354) ‘Et il fit asseoir le vieux duc de Genève à sa table d’honneur’ (b) Deus fist l’imagene pur sue amur parler (StAlexis, v. 168) ‘Dieu, par amour pour lui, fit parler la statue’ (c) Devers Ardene vit venir uns leuparz (Roland, v. 727) ‘Du côté de l’Ardenne, il vit venir un léopard’ (d) Sobre son peiz fez condormir / sant Johan, lo son cher amic. (Passion, v. 107-8) ‘Sur sa poitrine il fait dormir saint Jean, son cher disciple.’ « Je feroie...trop volentiers remanoir ceste queste » (Graal, p. 165a) ‘« Je ferais bien volontiers cesser cette quête »’
Après 1400, seules perdurent les constructions où l’agent est soit intercalé (e, f, g), soit postposé aux deux verbes (spécialement avec faire), comme ci-dessus en (d) dans Passion (v. 107-108) déjà, vers l’an mil : (e) et si verrez une geline se tenir plus grasse en ponnant chacun jour (QuinzeJoies, p. 58, et p. 4) ‘et vous verrez une poule rester plus grasse tout en pondant chaque jour’ (f) Lorsqu’on imagine l’objet désiré être tel que […] (Descartes, Passions, 1649, cité par Haase 1898 : § 89) (g) Le courage …qui fait l’homme dominer sa peur (Ikor, Poulains, cité par Grevisse et Goosse 1991 : § 873b-1) (vs. qui fait dominer sa peur à l’homme)
Les constructions comportant une forme participiale en -ant et un objet direct sont au total très peu nombreuses, et dans ce cas encore l’objet nominal peut être antéposé au participe, en particulier dans les textes les plus anciens, dans la construction à valeur « progressive » aller + ANT où l’ordre OnV est encore fréquent : gran et petit Deu van laudant. (Passion, v. 46) ‘Tous, grands et petits, vont louant Dieu’
Par la suite, comme avec l’infinitif, l’objet nominal est postposé. Ce que révèle ce parcours des constructions d’un objet nominal avec des formes non personnelles du verbe, infinitives ou participiales (-ant), c’est, au sein d’une grande variété syntaxique à époque ancienne, une tendance progressive à postposer l’objet nominal au groupe V+ Inf. Les variantes se réduisent dès le 15e s., et VInfOn va dominer largement, puis deviendra seul possible. En revanche, jusqu’au FMod reste la possibilité, réduite aux verbes ayant un agent autonome (factitifs et de perception), d’antéposer l’On-agent à
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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l’infinitif (J’ai entendu B. chanter / J’ai entendu chanter B.), la construction avec agent postposé introduit par à ou par l’emportant largement en cas d’infinitif transitif avec un objet nominal (J’ai entendu B. chanter cette chanson / J’ai entendu chanter cette chanson à / par B.) (voir ci-dessus 34.2.3.3 les quatre structures possibles). 34.2.5 L’objet de type autre : pronoms démonstratif, indéfini, relatif ; proposition complétive Les pronoms démonstratifs et indéfinis en fonction de complément d’objet direct (Od et Oi) ont connu la même évolution que l’objet nominal, passant d’une antéposition très majoritaire au 10e s. à une postposition majoritaire puis exclusive, l’Oi réalisant ce changement plus rapidement que l’Od. 34.2.5.1 De OdV à VOd : l’objet pronom démonstratif Du 11e au 13e s., les textes offrent très majoritairement OdV ; les emplois les plus nombreux concernent le pronom démonstratif neutre ço / cho / ciu / ce, anaphorique ou cataphorique, en particulier dans les incises et les incidentes, et dans les annonces du DD (ço dist li pedres, StAlexis, v. 106), ou en corrélation avec une complétive (b) ou une relative. De Passion, StAlexis et Roland jusqu’à RenartDole, OdV domine, mais un Od pronom anaphorique n’est pas rare (a) : (a) Celui tien ad espus (StAlexis, v. 66) ‘Tiens celui-ci pour ton époux’ (b) Se Deus ço dunet que jo de la repaire (Roland, v. 289) ‘Si Dieu accorde que je revienne de là’
Dès le milieu du 12e s. le démonstratif objet est plus souvent postposé au verbe : l’an dira ce que ge m’en fui. (Eneas1, v. 5806)
Au début du 13e s. en prose, les deux tours s’équilibrent, et au 14e s. le démonstratif objet direct est presque toujours postposé au verbe (JoinvilleMémoires, QuinzeJoies). Mais alors que pendant trois siècles le démonstratif ce antéposé était très fréquent comme objet, il tend dès ce moment à être réservé presque exclusivement aux emplois de sujet de estre, ou, postposé, d’objet antécédent d’une relative (Dis-moi ce que tu veux). Jusqu’au début du 16e s., on rencontre encore quelques emplois de OdV, mais surtout avec le verbe dire : Et te promet que les livres qui ce dient, les femmes ne les firent mie. (PizanCité, 1404-1405, p. 329 r° ; de même p. 296v°) ‘Et je t’assure que les livres qui disent cela, ce ne sont pas les femmes qui les ont faits.’
A la fin du 15e s., les quelques emplois que l’on trouve dans Pathelin semblent caractériser le discours du drapier, qui dans sa plaidoirie s’efforce peut-être à un langage hypercorrect : LE DRAPPIER : Mais marchans, ce devez vous croire, / ne font pas tousjours a leur guise. (Pathelin, 1456-1469, v. 122 ; v. 217 encore DRAPPIER, et v. 324)
Les derniers emplois d’un pronom démonstratif objet antéposé semblent se trouver chez Vigneulles, au début du 16e s., mais uniquement en incise ou en subordonnée : Or messeigneurs, ce dit ce gallant, je viens de Rome (VigneullesNouvelles, 1515, p. 388) Et le pouvre homme, qui tout cecy oyoit, estoit fort mal content (VigneullesNouvelles, p. 386)
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Partie 6. Syntaxe
Deux emplois se rencontrent un peu plus longtemps, jusqu’au 17e s. : il s’agit d’incises pour marquer une citation en ce dit-il ou ce dit-on, ou d’incidentes (ou parenthétiques) de la forme ancienne ce croy, ou ce semble plus tardivement encore : L’amour n’est, ce dit-on, qu’une union des esprits (Corneille, Don Sanche III, cité par Haase 1898 : § 18) (x 35.1.4). Le démonstratif objet direct connaît donc une évolution comparable à celle de l’objet nominal, mais avec deux siècles de retard, et, comme pour OnV, avec quelques traces plus tardives d’antéposition dans des expressions figées. 34.2.5.2 De OiV à VOi : le pronom indéfini objet Pour les pronoms indéfinis objet direct, jusqu’au milieu du 12e s. et en tout type de proposition, OiV est la construction la plus fréquente (a). Dès les textes les plus anciens on trouve cependant parfois VOi comme en (b) : (a) A cel sopar un sermon fiz : chi cel non sab tal non audid (Passion, v. 110) ‘A ce repas il fit un sermon : qui n’en a pas eu connaissance n’en entendit jamais de tel’ (b) Jo n’en ferai nïent (Roland, v. 787) ‘Je n’en ferai rien’ (de même StAlexis, v. 529)
Dans les textes en vers, l’antéposition du pronom indéfini objet direct et sa postposition sont à égalité dès le milieu du 12e s. (Eneas), et ensuite VOi domine, même si les textes continuent à offrir les deux : Ja tel ne troverai (TroyesYvain, v. 1616) ‘Je n’en trouverai jamais de tel’ [...] une coute si riche qu’ainz n’ot tel li dus d’Osteriche (TroyesYvain, v. 1041-1042) ‘[...] un couvre-lit si magnifique que jamais le duc d’Autriche n’en eut de semblable’
En prose, dans les textes brefs tels les chartes, il semble que OiV ait disparu plus rapidement, dès la fin du 12e s. : la Charte de Chièvres ne présente que VOi – mais sur trois énoncés seulement (se il font sanc et il fierent autrui sains sanc […] ‘s’ils commettent un crime de sang et [s’] ils frappent quelqu’un sans faire couler son sang’). A partir du 13e s. et jusqu’au début du 15e s., l’antéposition de l’Oi est rare et ne se trouve plus guère qu’en subordonnée : Il ne trouvera jamés qui rien lui en die (QuinzeJoies, p. 61 : ‘Il ne trouvera jamais personne qui lui en dise un mot’). L’antéposition de l’Oi ne se rencontre plus à partir de la fin du 15e s. Désormais le pronom indéfini objet est normalement postposé au verbe, comme le pronom démonstratif objet, et comme l’objet nominal. 34.2.5.3 OqV reste constant : le pronom relatif objet Le pronom relatif en fonction d’objet direct n’a jamais changé de position de l’AF au FMod : en tête de la proposition, même lorsqu’il est régi par un infinitif lui-même régi : Li .xii. pers, que Carles ad tant chers (Roland, v. 546 : ‘les douze pairs, que Charles aime tant’) ; Par ceste barbe que veez blancher (Roland, v. 261 : ‘Par cette barbe que vous voyez toute blanche’). 34.2.5.4 Objet propositionnel : Os, avec ou sans annonce : ce-que-phrases et que-phrases L’objet direct propositionnel (Os), qui aux 10e-11e s. ne représentait qu’environ 1% du total des objets directs dans les textes longs, progresse à environ 7% dans Eneas1 et TroyesYvain,
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1155
et atteint au début du 13e s. 9% en vers et 12% en prose ; à partir du 14e s., en prose, l’Os dépasse souvent les 20% du total des objets directs (QuinzeJoies) : les complétives se sont multipliées, cela montre que les phrases s’allongent et gagnent en complexité. De l’AF au FMod les propositions objet n’ont pas changé : « Or me di comment il a nom. » (RenartDole, v. 779) ‘« Dis-moi comment il s’appelle. »’ « Si vos di que mout vos desire / a veoir » (RenartDole, v. 1488) ‘« Et je vous assure qu’il désire beaucoup vous voir »’
Mais en AF la complétive objet pouvait être annoncée par le pronom démonstratif neutre ce (ço, ceo) cataphorique (Rouquier 1990 ; et ci-dessus 34.2.5.1). Dans les textes les plus anciens, ce et que sont disjoints, ce se trouvant souvent en début de proposition (a-c), mais dès la fin du 12e s. le groupe ce que peut aussi se trouver conjoint (d) : (a) Cum co audid tota la gent, / quę Jésus ve, [...] (Passion, v. 33) ‘Quand la foule entendit (cela), que Jésus venait, [...]’ (b) Ço ne sai jo cum longes i converset. (StAlexis, v. 84) ‘Je ne sais combien de temps il y séjourna.’ (c) Quant ço veit Guenes que ore s’en rit Rollant [...] (Roland, v. 303) ‘Quant Ganelon voit alors rire Roland [...]’ (d) « Ge li dis ce qu’il s’en alast » (BeroulTristan, fin 12e s., v. 435) ‘« Je lui ai dit de s’en aller »’
A partir du 14e s. le pronom ce annonçant la complétive régresse et disparaît, laissant place à la seule conjonction. La construction ce que qui subsiste en FMod est celle où ce objet direct est antécédent d’une relative dans laquelle le pronom relatif a sa fonction propre : Dis-moi ce que tu veux / ce qui te plaît / ce à quoi tu penses. La disparition de ce que pour introduire une complétive rejoint le cas de plusieurs autres conjonctions de subordination, qui en AF comportaient ce, et qui ne l’ont pas conservé (x 32.3 : pour ce que > pour que, etc.). 34.2.6 Conclusion Trois changements essentiels caractérisent l’évolution de l’objet direct dans l’histoire du français : 1.
2. 3.
Antéposition ou postposition au verbe : fixée très tôt (dès les origines pour l’Op, dès le 11e s. pour l’On), une position divergente est assignée à l’Op et à l’On de part et d’autre du verbe : dès les plus anciens textes le pronom régime est très majoritairement antéposé au verbe, et l’objet nominal, qui avant le milieu du 11e s. se plaçait, comme en latin, majoritairement avant le verbe, a alors modifié sa syntaxe, sa postposition au verbe dépassant un taux de 80% à 90% en prose dès le 12e s. (Lapidaire, chartes, Graal…). Il faut noter cependant pour l’On une tendance en français oral contemporain à développer des tours en OnSV. Contiguïté au verbe : tous les changements concernant l’Op et l’On vont dans un même sens : l’Op est de plus en plus souvent antéposé et contigu au verbe, l’On est de plus en plus souvent postposé au verbe et lui devient très contigu. Expression obligatoire puis optionnelle : si l’expression du sujet est optionnelle jusqu’en FPréclass, celle de l’objet est au contraire obligatoire (sauf quelques cas définis,
1156
Partie 6. Syntaxe
voir ci-dessus 34.2.2) jusqu’au 17e s., avant d’acquérir une optionalité qui ne fait que s’amplifier ensuite. Références bibliographiques : Abeillé, Godard et Sabio 2008a ; Akihiro 2004 ; Arteaga 1998 ; Blinkenberg 1960 ; Boons, Guillet et Leclère 1976 ; Bortolussi 1991 ; Brunot 1905-1938 ; Charpin 1991 ; Combettes et Prévost 2015 ; Combettes 2015 ; De Kok 1985 ; Detges 2009 ; Du Bois 2003a ; Fedriani et Ramat 2015 ; Féron 2005 ; Foulet 1924 ; Fournier 1998 ; Glikman 2009a ; Gohin 1903 ; Grevisse et Goosse 1991 [1936] ; Harris 1970 ; Haase 1898 ; Lambrecht et Lemoine 1996 ; Larjaavara 2000 ; Lazard G. 1994 ; Lazard S. 1993 ; Marchello-Nizia 1995, 21997a [1979], 2012b ; Martineau 1989, 1991 ; Maupas 1608 ; Ménard 1988 [1973] ; Ménétra 1764 ; Noailly 1996, 1998 ; Oudin 1637 ; Rainsford 2014 ; Ramsden 1963 ; Riegel et al. 1994 ; Rothenberg 1974 ; Rouquier 1990 ; Rouquier et Marchello-Nizia 2012 ; Schneider et Glikman 2015 ; Schøsler 1999, 2000 ; Skårup 1975, 1988 ; Vaugelas 1647 ; Yaguello 1998 ; Willems 1977 ; Zink 1997.
34.3 L’attribut 34.3.1 Les traits identifiants, évolution L’attribut du sujet est un des éléments constitutifs de la proposition, au même titre que le sujet, le verbe, l’objet direct. Il se définit morphologiquement et syntaxiquement par un ensemble de traits que l’on retrouve à quelques changements près en FMod. L’attribut est identifiable grâce à sept critères morpho-syntaxiques, dont certains sont propres à une période, d’autres à un type précis d’attribut, et qui sont étudiés dans les paragraphes suivants. Le tableau 14 ci-dessous, portant sur une quinzaine d’extraits de textes qui s’échelonnent du 10e au 20e s. et comportent 1000 verbes fléchis, fournit des chiffres permettant de percevoir des constantes ou au contraire des changements sur toute l’histoire du français. Certains traits n’évoluent pas ou seulement ponctuellement (1., 2. ci-dessous), d’autres évoluent peu (3., 4., 5.), trois autres en revanche connaissent de grands changements entre la fin du Moyen Age et le FClass (6., 7., 8.) – certains changements étant à relier à des changements plus généraux dans la langue. Les traits distinctifs de l’attribut du sujet sont les suivants : 1. 2.
3.
L’attribut du sujet est construit par un verbe « copule », tels être, ou devenir ; certains sont constants en français, d’autres ont connu des modifications ; pour l’attribut de l’objet, les verbes sont différents (voir ci-dessous 34.3.2). L’attribut peut appartenir à diverses catégories morphologiques : le plus souvent il s’agit d’un adjectif qualificatif (à l’exception en FMod des « adjectifs relationnels » tels que municipal, familial, postal, gouvernemental, téléphonique…), ou d’un substantif (avec ou sans déterminant), ou d’un groupe nominal ; il peut être aussi adverbe, pronom personnel, pronom démonstratif, indéfini ou possessif, infinitif, participe en -ant ; ce peut être aussi une proposition subordonnée complétive, circonstancielle ou relative, ou parfois même une préposition employée intransitivement (34.3.3). S’il s’agit d’un adjectif, d’un nom ou d’un pronom, il s’accorde en nombre et en genre avec le sujet ou avec l’objet, et en AF il se décline au cas-sujet pour l’attribut du sujet (au moins pour le masculin), et au cas-régime pour l’attribut de l’objet. Dans le cas de sujets coordonnés et de genre différent, l’accord a connu des variations (voir 34.3.4).
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
4.
5.
6.
7.
8.
1157
L’attribut du sujet peut être repris ou non, et anaphorisé par le, ce, ou si en AF dans les propositions de reprise en si faire (voir 34.1.3.2), et il peut ne pas être exprimé en cas de reprise ou de coordination de deux prédicats. Ce trait n’a changé que ponctuellement (voir 34.3.5). L’attribut nominal peut se construire sans déterminant (AF Sainz Innocenz ert idunc apostolie, StAlexis, mi-11e s., v. 301 ‘Saint Innocent était alors pape’ ; FMod Elle est garagiste) ; mais s’il s’agit d’un groupe nominal avec épithète, en FMod ce n’est plus possible (AF Ço fut granz dols, StAlexis, v. 104 ‘C’était une grande douleur’ ; FMod C’est un bon garagiste) (voir ci-dessous 34.3.6). En FMod l’attribut du sujet, quelle que soit sa catégorie, est généralement postposé au verbe copule, mais il peut cependant se trouver antéposé (Rares sont les périodes de grand froid) ; en AF, l’antéposition de l’attribut était relativement fréquente (Halt sunt li pui, Roland, v. 814 ‘Hauts sont les monts’) (34.3.7). L’adjectif ou l’adverbe attribut peuvent être intensifiés par un adverbe quantifieur (moult le plus souvent en AF et MF, très, assez, trop, tant, bien) ou évaluatif (modérément, désespérément, extrêmement, etc.), certains de ces adverbes pouvant eux-mêmes être intensifiés (en AF par par, comme dans moult par ; et depuis l’AF par très, comme dans très bien) ; leur position en tête de proposition, fréquente jusqu’au 13e s., devient rare puis impossible à partir du 14e s. (34.3.8). Enfin, un trait concerne spécifiquement la proposition attributive au Moyen Age : la fréquence d’expression du sujet y est nettement plus élevée que dans les autres types de propositions (34.3.9).
Ces critères nous aident à différencier les catégories normalement attributives des autres, plus problématiques (voir ci-dessous 34.3.3.1). Ainsi, si l’adjectif qualificatif remplit tous ces critères, ce n’est pas toujours le cas pour le complément prépositionnel (Il est à la maison, Elle est à l’aise) ou l’adverbe de lieu (ici), qui ne sont pas toujours intensifiables mais qui sont anaphorisables par y / i, ou pour le participe passé ou les subordonnées. Certaines variations font partie des constantes, car elles ne varient tout au long des siècles que dans une fourchette limitée : ainsi, les propositions attributives représentent entre 6% et 22% de l’ensemble des propositions du corpus, mais aucune évolution ne se perçoit dans le temps (colonne 2 du tableau 14 ci-dessous) ; il en est de même pour les adjectifs et les noms, dont la proportion relative varie selon les textes, mais qui restent constamment les deux catégories les plus fréquentes (colonne 3) ; de même, à toutes époques, la fréquence de l’attribut du sujet est nettement plus élevée que celle de l’attribut de l’objet direct, malgré des variations ponctuelles (colonne 4). Le tableau 14 met aussi en lumière les traits qui présentent des changements réguliers au cours des siècles (colonnes 4, 5, 6 et 7), et les analyses menées ci-dessous permettront de les préciser. Ainsi il semble qu’une évolution se produise pour les expressions prépositionnelles employées comme attribut, dont la croissance est nette à partir du 14e s. (voir PrépN, colonne 4) : peu fréquentes avant le 13e s. (estre a malaise, etc.), elles représentent une proportion d’attributs de plus en plus élevée aux 14e-16e s., avec une bien plus grande variété de formules quasi figées, résultats de lexicalisations en MF (mon royaume est en grant peril, JoinvilleMémoires, p. 206 ; il est en nostre main, id., p. 198 ; qui estoient de sa partie, id., p. 182, etc.).
1158
Partie 6. Syntaxe
Texte
Nbre proposi- Att-Sujet tions avec Att + / nbre total de Att-Objet prop.
Passion (ca 1000)
6% (29 / 520)
24 + 5
10 Adj 15 Nom
StAlexis (ca 1050)
11% (85 / 807)
74 + 11
48 Adj 31 Nom
Roland (ca 1100)
7% (74 / 1000)
66 + 8
48 Adj 21 Nom
TroyesYvain (1177-1181)
10% (99 / 1000)
86 + 13
52 Adj 22 Nom
RenartDole (ca 1228) Graal (ca 1225) JoinvilleMémoires (1309)
15% (147 / 1000) 8% (84 / 1000)
QuinzeJoies (ca 1400) ArchierBaignollet (1468) CommynesMémoires (1495) VigneullesNouvelles (1515) CalvinLettres (1549) DescartesDiscours (1637) VidalBlacheTableau (1908) SartreLettres (1932-1951)
12% (115 / 1000) 20% (197 / 1000)
123 + 24 79 + 5 101 + 14
174 + 23
21% (60 / 344)
51 + 9
18% (181 / 1000)
172 + 9
11% (113 / 1000)
107 + 6
19% (192 / 1000)
175 + 17
22% (220 / 1000)
203 + 17
16% (164 / 1000)
161 + 3
16% (160 / 1000)
143 + 17
Catégories les plus fréquentes
62 Adj 40 Nom 25 Adj 41 Nom 29 Adj 37 Nom 30 PrepN 50 Adj 53 Nom 43 PrepN 13 Adj 22 Nom 9 PrepN 47 Adj 34 Nom 61 PrepN 41 Adj 29 Nom 23 PrepN 82 Adj 53 Nom 38 PrepN 115 Adj 35 Nom, 31 PrepN 60 Adj 84 Nom 14 PrepN 80 Adj 42 Nom 14 PrepN
Att antéposé au verbe
Sujet expr. avec Att (fréquence globale de S exprimés)
Intensif antéposé au verbe
14 (48%) 11 Att-S 3 Att-O 20 (24%) 19 Att-S 1 Att-O 14 (19%) 13 Att-S 1 Att-O 12 (12%) 11 Att-S 1 Att-O 3 (2%) (Att-S) 7 (8%) (Att-S)
115 (78%) (moy. 68%) 74 (88%) (moy. 79%)
5 (4%) (Att-S)
105 (91%) (moy. 82%)
0
0
170 (86%) (moy. 79%)
0
0
52 (87%) (moy. 81%)
0
2 (1%) (Att-S)
169 (93%) (moy. 78%)
0
5 (4%) (Att-S)
100 (88%) (moy. 75%)
1
7 (4%) (Att-S)
181 (94%) (moy. 95%)
0
0
219 (100%) (moy. 97%)
0
6 (4%) (Att-S)
164 (100%) (moy. 97%)
0
0
157 (98%) (moy. 96%)
0
17 (59%) (moy. 47%)
1
49 (58%) (moy. 48%)
3
46 (62%) (moy. 51%) 67 (68%) (moy. 59%)
9
7 17 6
Tableau 14 : Evolution des traits caractérisant l’attribut dans les propositions à verbe conjugué
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
1159
Enfin, ce tableau et l’étude diachronique menée ci-dessous permettront d’apporter des éléments de réponse à un débat typologique à propos de la possibilité, ou non, pour l’attribut du sujet d’être comparé ou même identifié à l’objet nominal, en ce qui concerne ses constructions. 34.3.2 Les verbes « copules » Les verbes qui peuvent construire un attribut du sujet en français sont peu nombreux, et ils n’ont guère changé depuis les origines. Il s’agit des verbes être (AF estre), devenir, rester, paraître (AF paroistre), sembler, dont le constituant attribut vérifie tous les critères définis cidessus. Mais il est d’autres verbes ou expressions verbales qu’on ajoute parfois à cette liste, tels être appelé, avoir nom (également en AF avoir a nom), se faire, avoir l’air (depuis le 18e s.), et aussi quelques verbes pronominaux tels que s’appeler, se faire appeler, se tenir a (AF) / pour (FMod), se connaître / se savoir a (AF) / comme (FMod), s’annoncer, se révéler, s’avérer, se montrer, qui posent la question de l’accord (avec le sujet ou avec le réfléchi ?). Pour quelques-uns de ces verbes, certains des critères définis ci-dessus ne sont pas vérifiés, mais ils permettent cependant l’accord de l’adjectif avec le sujet. Enfin, quelques verbes construisent l’attribut du sujet avec une préposition, comme encore parfois en FMod (ce n’est pas de refus) : ce n’est pas de mervoilles si la mere se courroce (QuinzeJoies, ca 1400, p. 112)
Pour les verbes réfléchis, dès la période de l’AF, on constate que s’apeler (a) ou se faire (b) introduisent un adjectif décliné au cas-sujet, donc qui s’accorde avec le sujet, sémantiquement, et non syntaxiquement avec le pronom régime réfléchi se, ce qui serait attendu si cet attribut était considéré comme attribut de l’objet : (a) Mil foiz las et dolanz s’apele (TroyesYvain, 1177-1181, v. 3488) ‘Il se traite mille fois d’affligé et de malheureux’ (b) Li empereres se fait e balz e liez (Roland, ca 1100, v. 96) ‘L’empereur se sent gai et joyeux’
En revanche, pour avoir nom, ou avoir a nom, vers l’an mil, dans l’exemple (a) ci-dessous, son attribut est construit au cas-régime (Evrui ; mais ailleurs dans StLeger le cas-sujet est Evruins) ; dès le 12e s., dans les exemples (b) et (c), les adjectifs attributs sont au cas-sujet, ne s’accordant plus avec le complément d’objet nom, mais avec le sujet du verbe, et c’est encore le cas à la fin du 14e s. chez Froissart, chez qui l’accord est visible car il reste chez lui des traces de déclinaison (d) ; l’expression avoir nom se rencontre encore en FMod, comme le montrent (e) et (f) : (a) Un compte i oth / Ciel eps num auret Evrui (StLeger, ca 1000, v. 55-56) ‘Il y avait un comte, celui-là se nommait Evruin’ (b) Filz sui d’un riche roi puissant, / mes peres li rois Lac a non (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, ca 1165, v. 651) ‘Je suis le fils d’un riche et puissant roi, mon père se nomme le roi Lac’ (c) Et si avoit a non Husdanz (BeroulTristan, fin 12e s., v. 1444) ‘Et il s’appelait Husdent’ Mil foiz las et dolanz s’apele (TroyesYvain, v. 3488)
1160
Partie 6. Syntaxe (d) et trouverent madame la roine Phelippe, qui nouvellement estoit relevee d’un biau fil, liquels avoit a nom Jehans (FroissartChroniques, fin 14e s., p. 411-412) ‘et ils trouvèrent madame la reine Philippa, qui avait récemment accouché d’un beau fils, qui s’appelait Jehan’ (e) il sera difficile d’affranchir des liens de la logique l’étude de ce moyen de communication intellectuelle qui a nom : le langage. (Carl Svedelius, Analyse du langage appliquée à la langue française, 1897, p. 5) (f) […] votre secret, dont elle sait bien qu’il a nom Cécile (M. Butor, Modification, 1957, p. 40)
De même la question de l’accord se pose pour avoir l’air, apparu au 17e s. (ex. (a) cidessous) ; cette expression ne construit pas alors un attribut du sujet, l’accord se faisant au masculin, donc avec l’objet direct air, comme en (b) ; c’est encore le cas au 18e s., même si quelques rares occurrences d’accord au féminin se rencontrent dès 1764 (c). L’accord avec le sujet se fait plus fréquent aux 18e et 19e s., et il l’emporte largement en FMod comme en (d) et (e), sans être obligatoire cependant (pour suggérer une divergence entre apparence et réalité ? Voir Grevisse § 248 remarque c) ; par ailleurs l’accord avec le sujet ne se fait jamais quand air a un complément (f). Ce que montrent ces variations, c’est que dans le cas du constituant attribut, l’accord selon le sens a dans ces expressions souvent primé sur l’accord purement syntaxique. La possibilité de construire un attribut et l’évolution de son accord permettent de voir que cette expression avoir l’air au sens de ‘sembler’, ne s’est lexicalisée que dans la seconde moitié du 18e s. (ex. (c) et suivants) : (a) tout ce qui a l’air de contrainte la choque (Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671, p. 36) ‘Tout ce qui a une allure de contrainte la choque’ (b) ta cousine a l’air empêtré. (BeaumarchaisFigaro, 1785, p. 280 ; de même p. 284 : elle avait l’air bien échauffé) (c) Pendant la ritournelle, Rose a l’air très-embarrassée. (M.-J. Sedaine, Rose et Colas, 1764, dans une didascalie, p. 175) (d) elle avait l’air soucieuse et ne levait pas les yeux. (RollandJChristophe, 1904, p. 53) (e) Votre petite vie là-haut a l’air toute fameuse. (SartreLettres1, ca 1932, p. 517) (f) Mme X... debout contre la table chargée de petits fours, a l’air ahuri d’une bourgeoise prise dans une émeute. (GreenJournal1, 1934, p. 6)
Concernant l’attribut de l’objet direct, tout au long des siècles il se construit soit directement comme dans les exemples (a) ci-dessous, soit avec une préposition comme en (b), avec des verbes transitifs tels que considérer (comme), donner (en / a), eslire a (AF) / comme, (se) faire, nommer, prendre, (se) rendre, savoir, tenir (a, pour), tesmoignier a (AF), voir ; et parfois le même texte utilise l’une ou l’autre construction, comme ci-dessous dans les deux exemples des QuinzeJoies (ca 1400) en (a) et (b) : (a) Jo atendoie de te bones noveles, / Mais or les vei si dures et si pesmes. (StAlexis, ca 1050, v. 480 ; de même v. 227) ‘J’attendais à ton propos de bonnes nouvelles, mais à présent je les vois si mauvaises et si désastreuses.’ Li empereres en tint sun chef enclin. (Roland, v. 214 ; de même v. 241) ‘L’empereur tenait la tête baissée.’ Et je m’anemie la claim (TroyesYvain, v. 1460, de même v. 1458) ‘Et je la nomme mon ennemie’ et si el avoit tenu son mary par avant meschant et de petit pouoir, elle le croit encore mieulx de present (QuinzeJoies, p. 59)
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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car nos habitudes de plaines nous rendent trop dédaigneux de ce réseau créé par les montagnards à leur propre usage. (VidalBlacheTableau, 1908, p. 358) (b) Sil tenent pur bricun (StAlexis, v. 266) ‘Ils le considèrent comme un brigand’ Celui tien ad espus (StAlexis, v. 66) ‘Considère celui-là comme ton époux.’ La mitié de tote ma terre / li volrai doner an doaire. (Chrétien de Troyes, Erec, v. 4726) ‘La moitié de mon territoire je voudrais lui donner en douaire (= Je voudrais lui donner en douaire la moitié de mon territoire)’ et en ce cas, je le tien pour perdu (QuinzeJoies, p. 55) Gouttman l’avait pris comme apprenti alors qu’il venait d’avoir douze ans. (PerecModeEmploi, 1978, p. 55)
34.3.3 Les catégories de l’attribut et leurs constructions : adjectif qualificatif, indéfini, interrogatif, nom, pronom, infinitif, participe en -ant, adverbe, préposition, et proposition 34.3.3.1 Nature et syntaxe des constructions attributives Dans l’histoire du français, la fonction d’attribut (du sujet ou de l’objet direct) peut être instanciée par un grand nombre de catégories, au premier rang desquelles l’adjectif qualificatif et le nom (ou le groupe nominal, ou le nom propre) ; c’est de très loin le cas le plus fréquent, comme le montre la colonne 5 du tableau 1 ci-dessus. Dans une mesure bien plus modeste, la fonction d’attribut peut être, dès les plus anciens textes, également instanciée par un adverbe (adverbe local ou temporel : Il est tard, ou qualitatif ou quantitatif : ainsi, mal, mieux, peu, ou comment interrogatif), par un adjectif indéfini (Itels est sis curages, Roland, v. 375 ‘Tel est son caractère’ ; Pour lui tu pourrais être n’importe qui, SartreLettres, p. 353), par un interrogatif (q’est ce ? RenartDole, v. 1480 ; Quel est ton avis ? Qui est-elle ? Comment est-il ?), par un infinitif construit directement ou avec une préposition (mais ça serait renouveler l’histoire, SartreLettres, p. 512 ; Souffler n’est pas jouer (proverbe) ; lui dont le principal mérite est d’être nature, SartreLettres, p. 508), par un participe en -ant (ce li sui ge toz jors proianz ! RenartDole, v. 1142 ‘Tous les jours je le lui demande’), par un démonstratif (La physionomie d’ensemble de ces Causses est celle d’une sorte de forêt claire, VidalBlacheTableau, p. 368 ; Le troisième plan…est celui de l’appartement de Wincker, PerecModeEmploi, p. 21), ou par un possessif (mien, tuen, le tien : li torz an seroit tuens, TroyesYvain, v. 1210 ‘Le tort serait tien’), et même par une préposition employée seule (la bonne compaignie des bons seigneurs qui sont avec, CalvinLettres, p. 40). Un pronom personnel peut également être attribut, d’un autre pronom personnel sujet : « Comant remandrai ge sanz toi / ne tu comant iras sanz moi ? / Dunc n’ies tu gié et ge sui tu ? » (Eneas, ca 1155, v. 4943) ‘« Comment resterai-je sans toi, et comment iras-tu sans moi ? N’es-tu pas moi, et moi toi ? »’ « Et tu, qui es, li cuens a dit, / Qui ci te gis ? » Cil respondit : / « Et je sui ge ! » (Joufroi de Poitiers, 13e s., v. 4129, cité par Moignet, 1973, p. 129) ‘« Et toi, qui es-tu, demanda le comte, qui est couché ici ? » Celui-ci répondit : « Et je suis moi. »’ [Un compagnon du comte Geoffroy de Poitiers a occupé le lit de celui-ci par plaisanterie, alors que la reine devait y retrouver Geoffroy cette nuit-là.]
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Des propositions subordonnées peuvent également avoir une fonction attributive, telles la relative (Il n’était pas qui je pensais), la complétive (a), ou certaines circonstancielles (b) : (a) Mais si cas est que ce soyent prairies ou autres herbages, […] (SerresAgriculture2, 1603, p. 14) ‘Mais s’il se fait que ce soient des prairies ou autres herbages […]’ Mais, le mieux est que tu lui écrives très brièvement (FournierCorrespondance, 19051914, p. 282) (b) La premiere pauvreté et necessité, c’est quand on brusle le ballay par faute de bois. (BeroaldeParvenir, 1616, p. 449) Je n’ai qu’un moyen de rompre avec eux, c’est si l’écho retranche la moindre chose amicale que j’ai dite de Léon dans mon journal. (GoncourtJournal4, fin 19e s., p. 966)
L’attribut peut enfin ne pas être répété en cas de reprise (chevalier […] meillor c’onques ne fu ses sire, TroyesYvain, v. 1663 ; com est le jor de la Pente, Graal, p. 163c) (voir ci-dessous 34.3.4). Deux catégories font débat, le participe présent ou passé, et le groupe prépositionnel. Selon certains grammairiens, un participe adjectivé peut avoir la fonction d’attribut du sujet, mais il n’est pas facile (Riegel 1985), surtout pour les époques anciennes, de déterminer si né, mort, vaincu, etc. sont des adjectifs, ou bien si le groupe « copule + participe passé » est une forme verbale (passé composé ou passif : il est mort / vaincu) ou une construction attributive (Or vei jo morte tute ma porteüre, StAlexis, v. 442 ‘A présent je vois morte toute ma descendance’). Le participe en -ant, employé à époque ancienne avec être et exprimant l’aspect progressif, est généralement analysé comme un attribut, mais il n’est pas certain que les critères d’intensification et d’anaphorisation soient possibles dans ce cas : De sun cervel le temple en est rumpant. (Roland, v. 1764) ‘La tempe de son cerveau se rompt.’ Je ne vous sçaurois dire combien je l’aime, et combien je l’estime ; il me semble que c’est approchant de ce qu’elle merite, c’est-à-dire infiniment. (RabutinLettres3, fin 17e s., p. 113)
De même, le groupe nominal prépositionnel peut être analysé comme un attribut s’il satisfait aux deux critères d’anaphorisation et d’intensification (Ils sont dans le désespoir / dans l’expectative / en colère, etc. ; En colère, ils le sont ; Ils sont très en colère). Les compléments de matière ou de manière (Il est en or / du 17e s. / de toute beauté / d’une grande difficulté, etc.), peuvent être analysés comme des attributs, lorsque les deux critères évoqués sont satisfaits, ce qui n’est pas toujours avéré, au moins dans certains cas. 34.3.3.2 L’évolution de ce sui ge à c'est moi Le tour c’est lui, c’est moi, est apparu en MF : il a remplacé progressivement, entre 1350 et 1500, l’AF ce est il, ce sui je, où le pronom personnel était sujet et le démonstratif attribut (Marchello-Nizia 21997a [1979] : 237-238) : « Erec, li filz Lac, estes vos ? – Ce sui mon, fet il. » (Chrétien de Troyes, Erec et Enide, v. 668) ‘« Etes-vous Erec, le fils de Lac ? – [Je] le suis parfaitement / C’est bien moi, dit-il. »’ « Ha ! Galaad estes vos ce ? – Sire, fet il, oïl ce sui je voirement. » (Graal, ca 1225, p. 219c) ‘« Ah ! Galaad, est-ce vous ? – Oui, seigneur, c’est bien moi. »’ « Mon cousin, s’il y a quelqu’un d’offensé en ceste procedure, c’est moi. » (LEstoileRegistre2, 1576-1578, p. 25) c’est luy mesme qui vous solicite (CalvinLettres, 1549, p. 42)
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34.3.4 Accord avec le sujet, ou avec deux ou plusieurs sujets Depuis les plus anciens textes, l’attribut, généralement adjectival, et parfois nominal, s’accorde avec le sujet (a) ou l’objet (b), comme en FMod encore : (a) largesce estoit la vostre amie. (TroyesYvain, v. 1296) ‘La générosité était votre amie.’ (b) […] qui mout avoit blons les cheveuls (RenartDole, ca 1220, p., v.1126) Dans le cas de sujets coordonnés de même genre, presque toujours l’attribut est au pluriel comme en (a) ci-dessous. Mais en cas de sujets de genre différent, en AF et jusqu’en FClass, l’accord peut se faire seulement avec le sujet plus proche comme en (b), et cet accord de proximité se rencontre encore au 18e s. (pour l’adjectif épithète x 30.1) : (a) Mon père et mon devoir étaient inexorables. (Corneille, Polyeucte, 1643, v. 202) (b) et nus cristauz ne nule glace n’est si clere ne si polie (TroyesYvain, v. 1487)
Vaugelas recommande l’accord au masculin pluriel, comme le mari et la femme sont importuns, et refuse le mari et la femme est importune, car : « …deux substantifs differens demandent le pluriel au verbe qui les suit, et dés que l’on employe le pluriel au verbe, il le faut employer aussi à l’adjectif, qui prend le genre masculin, comme le plus noble, quoy qu’il soit plus proche du feminin. » (Vaugelas, Remarques…, 1647, p. 84 ; cité par Fournier, 1998, p. 51, § 47bis, 48bis).
Parfois, aussi bien l’AF que le FPréclass ou le FClass pratiquent un accord sémantique, comme en (a) où le sujet gent désigne un pluriel, en (b) où le pronom on a un référent féminin, ou bien, plus rarement, comme en (c), où le premier attribut noir semble s’accorder avec son terme de comparaison, charbon, alors que le second attribut, fourées, s’accorde avec le sujet : (a) quant gent si avuglez verroit. (TroyesYvain, v. 1076) ‘quand il verrait des gens si aveuglés.’ (b) Dans le temps où l’on est belle, Rien n’est si beau que d’aimer. (Molière, Princesse d’Elide, 1664, Premier intermède, sc. 1) (c) […] brayes […] lesquelles estoient noir par dehors comme ung charbon et par dedans estoient fourées (VigneullesNouvelles, 1515, p. 77)
Avec les pronoms de l’énonciation (je, tu, nous, vous, on parfois), l’accord se fait dès l’origine en genre et en nombre, selon le genre du référent (Etes-vous inquiète ? SartreLettres1, p. 510). 34.3.5 L’anaphorisation de l’attribut : réinstanciation ou non, avec ou sans accord en genre Dans le cas où l’attribut doit être répété ou repris, la construction est différente en AF, en FClass et en FMod, tant en ce qui concerne la reprise ou non, ou le mode de reprise et l’accord en genre et nombre. Comme c’est le cas pour les autres constituants essentiels (sujet, objet, verbe), l’attribut peut ne pas être réinstancié ni répété : c’est le cas en AF depuis les plus anciens textes dans
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les subordonnées de comparaison en que ou en comme, ainsi que dans les propositions coordonnées, où le verbe est répété ou repris, mais non l’attribut : meillor c’onques ne fu ses sire (TroyesYvain, 1177-1181, v. 1663) si mal abillee come je estoye (QuinzeJoies, ca 1400, p. 7) de tous deux nous ont esté tristes et seront (CalvinLettres, 1549, p. 73)
En FMod, et depuis le FClass, en revanche, dans ces trois cas, on peut également avoir reprise par le et copule, ou seulement par une comparative averbale réduite à son sujet : Son nom est encor en vénération à la Chine, comme l’est en Europe celui des Titus (VoltaireEssay, 1756, p. 10) Ma vie est vide, mon coeur ne l’est pas moins. (FlaubertCorrespondance, 1839, p. 53) Tarande est un animal grand comme un jeune taureau (PerecModeEmploi, p. 33)
Lorsqu’il y a reprise, en AF trois termes servaient à anaphoriser l’attribut – le, mais aussi si et ce : « Donques sui ge ses anemis ? Nel sui, certes. » (TroyesYvain, v. 1464) ‘« Suis-je donc son ennemi ? [Je] ne le suis pas, certes. »’ il se tendront a compaignon de la Queste et si nel seront pas, ainz seront ort et mauves (Graal, p. 163) ‘ils se considéreront comme compagnons de la Table Ronde et ne le seront pas, au contraire ils seront impurs et mauvais’ « Ha ! mes sires Lancelot estes vos ce ? » Et il dist que ce est il. (Graal, p. 221c) ‘« Ah, monseigneur Lancelot, est-ce bien vous ? » Et il répond que c’est bien lui’
L’adverbe si est également un moyen de réactiver un attribut, mais si suivi de l’auxiliaire (et généralement du sujet pronominal), reprend non pas l’attribut seul, mais l’ensemble du prédicat : ainz vos fust avis se vos les veïssiez qu’il en fussent trop lié, et si estoient il sanz faille (Graal, p. 165d) ‘au contraire vous auriez eu l’impression si vous les aviez vus qu’ils en étaient très heureux, et ils l’étaient sans aucun doute’ « Ahi ! Rognel, biau buef et grant, / por vos ai esté mout dolant, / si sui ge si come estre doi,/ quant je vos ai tolu a moi. » (Renart10, déb. 13e s., v. 9623) ‘« Ah, Rognel, grand et beau bœuf, j’ai été très peiné à votre propos, et je dois bien l’être, dès lors que je me suis séparé de vous. »’
Après le Moyen Age, la reprise ne s’effectue plus que par le ou bientôt aussi par la ou les en FPréclass et FClass. En effet, concernant l’accord, au tout début du 17e s., l’usage est parfois d’accorder en genre et nombre avec le sujet. Bien que Vaugelas recommande la forme invariable le qui réfère à une propriété abstraite, l’usage tend à instaurer une variation, au moins en ce qui concerne les animés humains : on accorde en genre l’attribut au sujet, quelle que soit sa catégorie, qu’il soit adjectif comme dans l’exemple (a) ci-dessous, nominal comme en (b) ou complément prépositionnel comme en (c), employant le si le sujet est au masculin, la s’il est au féminin, et même parfois les si c’est un pluriel. De nombreux auteurs au 17e s. et encore au 18e s. accordent ainsi, en particulier D’Urfé, Guilleragues, Challes, Houdar de la Motte, Lesage, Godard d’Aucour, Montesquieu, Rétif de la Bretonne, ainsi que Louis XIV dans sa correspondance (Je suis tout à fait content… j’espère que vous la serez aussi, Lettre à Mme de Maintenon, 4 nov. 1696) ; certaines auteures revendiquent explicitement l’usage du féminin, comme le rapporte Ménage à propos de Mme de Sévigné (d), qui accorde le
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plus souvent en la, mais parfois aussi emploie la forme invariable le comme en (e) même à côté d’un féminin. Ménage au début du 18e s. soutient l’invariabilité du pronom, ce que feront majoritairement les auteurs par la suite (f), avant que cela ne devienne la règle générale à la fin du siècle : (a) ARMINIUS : Que je suis malheureux ! – HERCINIE : que je la suis aussi ! (Scudéry, Arminius ou les Frères ennemis, 1644, acte IV, sc. 8) (b) « Vous ne m’offensez point, dit Leonide en sousriant, de m’appeler femme, car veritablement je la suis et la veux estre » (UrféAstrée, 1610, p. 390) (c) Me HIEREMIE : Madame est en colere. – FLEURIE : Il est vray je la suis, je ne m’en sçaurois taire. (L. C. Discret, Alizon, 1637, p. 35) (d) Madame de Sévigny s’informant de ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, lui disje, Madame, que selon les regles de notre langue, il faudroit dire : Je le suis. Vous direz comme il vous plaira, ajoûta t-elle, mais pour moi je croirois avoir de la barbe si je disois autrement. (Menagiana, tome 1, p. 87, 3e éd., 1715 / BnF Gallica : il s’agit d’un recueil de souvenirs et bons mots du grammairien Ménage) (e) On ne peut être plus étonnée que je le suis de vous voir écrire (Sévigné, Lettre du 28 octobre 1676) (f) Hortense. – On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame. (Marivaux, La Double inconstance, 1724, acte III, sc. 5 ; de même I, 6) J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. (BeaumarchaisFigaro, III, 16)
Dans la partie grammaticale de son Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme (1775), Condillac précise cette règle, que Voltaire reprendra dans sa correspondance (1775, t. 90-92, p. 134) : Une femme à qui l’on demande êtes-vous malade ? ou êtes-vous la malade ? répond à la première question je le suis, et je la suis à la seconde. Plusieurs répondroient nous le sommes à êtes-vous malades ? et nous les sommes à êtes-vous les malades ? voilà certainement l’usage. (Cours, p. 327)
Depuis le 18e s. donc et jusqu’en FMod, la reprise d’un attribut se fait par la forme le invariable (Riegel 1985 : 138-139) : Nous ne savons si le lecteur est frappé comme nous le sommes. (ChateaubriandGénie, 1803, p. 289)
Cependant, au 20e s. encore, quelques auteurs, dont Jouhandeau, ne suivent pas cette règle (Vous ne voudrez plus être mon amie. – Si, je la suis, monsieur, comment ne la serais-je pas ? Monsieur Godeau intime, 1926, p. 43). Et l’exposé que fait Grevisse-Goosse de la question révèle que même chez des grammairiens une certaine hésitation perdure et, comme ils le soulignent, face à de telles variations ou incertitudes, les locuteurs utilisent plutôt des formules averbales : plus + Adj + que moi, Moi aussi, ou Pas moi, Moi non. 34.3.6 Absence ou non de détermination de l’attribut nominal En AF le nom et le groupe nominal en fonction d’attribut étaient le plus souvent non déterminés (ex. (b) ci-dessous), mais dès le 12e s. l’article un pouvait s’employer, comme en (c) ; en FMod, si l’attribut est un nom seul, sans expansion, il peut encore ne pas être déterminé (elle est avocate), mais le groupe nominal l’est presque toujours, sauf dans le cas d’expressions quasi figées (d) ; le FMod peut jouer sémantiquement sur les constructions
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non déterminées ou déterminées, comme dans les exemples (e-g), en croisant plusieurs facteurs. Ainsi, selon qu’il s’agit ou non d’un animé humain, et selon la forme du sujet (c’ ou il), on a un déterminant (c’est à dire un attribut nominal) ou non (c’est-à-dire un attribut adjectival), comme le montre le contraste entre les exemples. On a il animé-humain avec un attribut adjectival (il est brillant (e), il est sot (f)), mais ce anaphore d’un animé-humain exige un nom (c’est un sot (e)), alors que ce non-humain, comme il animé-humain, prend un attribut adjectival (c’est sot (g)) : (a) La vithe est fraisle (StAlexis, v. 69) ‘La vie est fragile’ (b) Buona pulcella fut Eulalia (Eulalie, 881, v. 1) ‘Eulalie était une bonne jeune fille’ (c) Cil est uns quens, si est la citet sue. (Roland, v. 917) ‘Celui-là est un comte, la cité lui appartient.’ Je crois que le regard des autres est une arme de mort. (IzzoKhéops, 1995, p. 238) (d) Que dire de ce pays ? Qu’il soit partie intégrante du bassin parisien : cela n’est pas douteux. (VidalBlacheTableau, 1908, p. 211) (e) Il est même, quelquefois, assez brillant, mais profondément c’est un sot (GreenJournal4, 1946, p. 255) (f) Au fond, il y a chez lui du sot ... oui, il est sot ! (GoncourtJournal2, 1870, p. 1047) (g) Voyez comme c’est sot : je vous écris ça comme si ça n’était pas encore fait… (Sartre Lettres2, ca 1951, p. 212)
34.3.7 Position des différentes catégories d’attribut par rapport au verbe L’antéposition de l’attribut au verbe, devenue extrêmement rare en FMod, était une possibilité qui, dans les étapes anciennes de la langue, concernait aussi bien l’attribut du sujet que celui de l’objet, et quelle que fût sa catégorie morphologique. Normalement, à toutes époques, l’attribut du sujet ou de l’objet se place majoritairement après le verbe copule, sauf s’il s’agit d’un interrogatif qui ne peut être qu’en position initiale (Quelle est la réponse ?) : la colonne 5 du tableau 14 ci-dessus le montre clairement. Mais dans les plus anciens textes, et jusqu’au 16e s., il est n’est pas rare de trouver, essentiellement en fonction d’attribut du sujet (AttS dans les gloses ci-dessous), et bien plus rarement comme attribut de l’objet direct (AttOd), un adjectif qualificatif (a) ou indéfini (b), un nom ou un groupe nominal (c), un adverbe (d) ou un complément prépositionnel (e), en position préverbale, comme le montrent les exemples ci-dessous : (a) Bons fu li secles al tens ancïenur (StAlexis, v. 1) Adj-AttS V Sujet Complt temps ‘Bon était le monde dans les temps anciens’ Rares sont les cantons qui, comme l’Andorre, […] (VidalBlacheTableau, p. 356) Adj-AttS V Sujet (b) Tels est li murs (BenedeitBrendan, déb. 12e s., v. 1701) AdjIndéfini-AttS V Sujet ‘Tel est le mur’ Si vous avez à combattre et que telle soit la volenté de Dieu, […] (CalvinLettres, p. 45) Tel était l’état déplorable de ce beau pays, […] (VoltaireEssay, 1756, p. 198) (c) Buona pulcella fut Eulalia, / Bel auret corps, bellezour anima. (Eulalie, v. 1-2) GN-AttS V Sujet Adj-AttOd V Od Adj-AttOd Od ‘Eulalie était une jeune fille de qualité, elle avait un beau corps, et une âme plus belle encore.’
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vil’ es desoz mont Olivet (Passion, ca 1000, v. 18) Nom-AttS V Complt lieu ‘c’est une ville au pied du Mont des Oliviers’ Anna nomnavent le Judeu a cui […] (Passion, v. 169 ; de même v. 466) NomPr.-AttO V Od ‘On nommait Anna le Juif devant qui […]’ (d) Mielz est que sul moerge que tant bon chevaler. (Roland, v. 359) Adv-AttS V Sub-Complétive Sujet ‘Il vaut mieux que moi seul meure plutôt que tant de bons chevaliers.’ […] qui pis est […] (CalvinLettres, p. 58) (e) A malaise fu cele nuit / Li dus, n’onques dormir ne pot. (Châtelaine de Vergy, mi-13e, v. 144-145) PrepNom-AttS V Complt temps Sujet. ‘Dans l’inquiétude était cette nuit-là le duc, et il ne put dormir.’
L’antéposition atteignait jusqu’à 48% en très ancien français (Passion), soit près d’un attribut sur deux ; dès le 11e s. dans StAlexis, ce pourcentage tombe à 24%, soit encore un attribut sur quatre ; mais au 12e s. il continue de décroître, atteignant 19% dans Roland, puis 12% dans TroyesYvain. On constate en outre que l’antéposition au verbe de l’attribut de l’objet décroit bien plus rapidement que celle de l’attribut du sujet, devenant rarissime après le 12e s., après avoir été courante dans les très anciens textes (voir exemples de Passion et Eulalie ci-dessous ; et Blanc ai le chef, StAlexis v. 406 ‘J’ai les cheveux blancs’). A partir du début du 13e s., aussi bien en prose qu’en vers, le taux d’antéposition de l’attribut reste au-dessous de 10%, sans que cette construction disparaisse cependant : elle perdure dans certains types de textes, descriptifs ou narratifs, ou dans des énoncés emphatiques ou argumentatifs, et ce jusqu’en FMod. Ainsi ce taux atteint 4% dans Dole, 8% dans Graal, où l’antéposition concerne essentiellement un petit nombre d’adjectifs ou de formules : Voirs est que, Tel est.., ou bien bel, grant. Comme pour l’objet direct nominal, désormais la place de l’attribut est après le verbe copule. A partir du 14e s., et jusqu’au FMod, la situation n’évolue guère : on trouve des textes où l’attribut ne s’antépose jamais (QuinzeJoies, ArchierBaignollet, DescartesDiscours au début du 17e s., SartreLettres mi-20e s.) ; mais dans d’autres textes, le taux d’antéposition perdure à des taux très bas, allant de 1% (CommynesMémoires) à 4% (VigneullesNouvelles, CalvinLettres au 16e s. comme en (b) ci-dessus, ou VidalBlacheTableau au début du 20e s. comme en (a) ci-dessus). Vrai est que le feu prist en une grange. (LEstoileRegistre, fin 16e s., p. 167)
En FMod, seuls quelques adjectifs qualificatifs, généralement monosyllabiques (rare, seul, vrai…), ainsi que tel, ont encore la capacité de se construire comme attributs antéposés, spécialement en registre formel. Inversement, pour quelques catégories d’attribut, l’antéposition au verbe est restée en toute période la seule position possible, et obligatoire (interrogatif, pronom personnel régime). Un dernier point est à souligner : de même que pour les autres constituants essentiels de la proposition, quelques constructions paraissent interdites à l’attribut. Ainsi, comme on l’a vu, presque tous les attributs ont jusqu’au 13e s. la possibilité de se placer devant le verbe ; et dans cette position soit ils peuvent être en début de proposition, soit ils peuvent être précédés du sujet, nominal (a) ou pronominal (b) – et dans (b) c’est un attribut du pronom objet :
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Partie 6. Syntaxe (a) La soa madre virgo fu (Passion, v. 353 ; de même v. 209) GN-Sujet AttS V ‘Sa mère était vierge’ Carle li magnes velz est e redotez. (Roland, v. 905) GN-Sujet AttS V ‘Charlemagne est vieux et redouté.’ einz dui chevalier plus angrés ne furent de lor mort haster. (TroyesYvain, v. 838) Adv GN-Sujet AttS V ‘jamais deux chevaliers plus désireux ne furent de hâter leur mort. (= Jamais deux chevaliers ne furent plus désireux de hâter leur mort)’ (b) Et je m’anemie la claim. (TroyesYvain, v. 1460) Pronom-Sujet AttO Pronom-Od V ‘Et je l’appelle mon ennemie.’
Dans le cas suivant (c), comme dans le cas précédent (b), le groupe nominal attribut (m’anemie, noble vassal) est séparé du verbe (claim, solt…clamer) par un pronom dont il est l’attribut : dans les deux cas il s’agit d’un pronom régime, clairement atone pour la, mais pour vos de même, et qui fait donc partie du groupe verbal : (c) Noble vassal vos i solt hom AttOd Pronom-Od Verbe Sujet Noble guerrier vous a l’habitude on ‘On a coutume de vous qualifier de noble guerrier’
clamer. (Roland, v. 351) Infinitif d’appeler
Une seule position est donc interdite à l’attribut en AF, alors que sa syntaxe est bien moins contrainte qu’en FMod : c’est d’être séparé du verbe, soit par le sujet, soit par un élément hors groupe verbal. 34.3.8 Les quantifieurs initiaux (QTF) et leur disparition : restructuration du Groupe verbal Pour intensifier un adjectif attribut, l’AF dispose de trois constructions, Mout est granz comme en (a) ci-dessous, Mout granz est comme en (b) qui est bien moins fréquente, et Il est mout granz comme en (c) ; si dans les deux premiers cas le sujet, lorsqu’il est exprimé, se place généralement après le verbe, dans le troisième il précède généralement le groupe verbal. L’un des plus anciens textes de quelque ampleur qui nous soit parvenu, la Passion de Clermont, composé vers l’an mil, offre une attestation de chacune de ces trois formules : (a) Et regnum Due forment es prob. (Passion, v. 506) Sujet QTF V Adv-Att ‘Et le règne de Dieu grandement est proche.’ (b) Lo fel Herodes […] mult lez semper enesdevint. (Passion, v. 209) Sujet QTF Adj-Att Adv V ‘Le félon Hérode très heureux aussitôt en devint.’ (c) Quar finimunz non es mult lon. (Passion, v. 505) Sujet V QTF Adj-Att ‘Car la fin du monde n’est pas très loin.’
En AF, plusieurs adverbes quantifieurs pouvaient se trouver en tête de proposition ou de phrase, alors que c’est devenu très rare en FMod : c’était le cas de moult, tant, si (intensifieur, exclamatif ou corrélatif), bien, trop, assez, par, fortment, et plus tard de tellement, ou que (intensif exclamatif). Dans les plus anciens textes, dès le 10e s., les huit premiers sont construits devant la copule, et souvent en tête de proposition ; en cette période, il semble que
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ce soit une construction relativement courante pour quantifier un adjectif attribut, et dans une moindre mesure un nom ou un groupe nominal ; tellement s’ajoutera à cette série au 16e s. : et regnum Deu fortment es prob. (Passion, v. 506) ‘et le règne de Dieu est tout proche.’ Bien poet liez estra qui […] (StAlexis, v. 545) ‘Il peut être très heureux celui qui […]’ / ‘Il peut vraiment être heureux celui qui…’ […] mult fust il dur. (StAlexis, v. 430) ‘[…] il aurait le coeur très dur.’ Mult par est proz sis cumpainz Oliver. (Roland, v. 546) ‘Extrêmement preux est son compagnon Olivier.’ « Sire parastre, mult vos dei aveir cher. » (Roland, v. 753) ‘« Seigneur mon beau-père, je dois vous aimer beaucoup.’ […] Que plus ad cher que tut aveir terrestre. (StAlexis, v. 58) ‘[…] qu’il aime plus que toute possession terrestre.’ Tant par fut bels […] (Roland, v. 284) Asez est mielz qu’ […] (Roland, v. 58) Ypomedon est angoisseux / de l’ost qui si est soufraiteux (Roman de Thebes, mi-12e s., v. 6958) ‘Ipomédon est inquiet pour l’armée qui est si misérable ;’ Assez est mort qui longuement / Gist en pechié (BeroulTristan, dernier tiers du 12e s., v. 1389) ‘Il est bien mort, celui qui vit longtemps dans le péché’ Trop sont engrés ! (BeroulTristan, v. 2891) ‘Ils sont trop méchants !’ Ainçois qu’ele s’en par alast, / par fu trop la dolor conmune. (RenartDole, v. 4085) ‘Avant même son départ, tout le monde était déjà très affligé.’ Et tant fut en ceste pensée là qu’il s’avisa de […] (VigneullesNouvelles, p. 84) Et tellement est ceste oraison parfaite, que toute autre chose qu’on y adjouste laquelle ne s’y peut rapporter est contre Dieu, (Calvin, Institution de la religion chrestienne : livre troisième, chap. XX, 1560, p. 399)
Dans les textes les plus anciens et jusqu’au 13e s., la construction avec quantifieur seul en tête est fréquente dans StAlexis, Roland, TroyesYvain, RenartDole, Graal ; mais dans ces mêmes textes, c’est néanmoins la construction moderne X est mout granz qui est déjà la plus fréquente. En revanche, la construction avec « quantifieur + adjectif » en tête est très peu attestée, du moins dans les extraits analysés : on en a seulement deux cas (Passion, v. 209 ci-dessus (b), et Roland, v. 4000, ci-dessous). Il semble que moult, tant et si suivis d’un adjectif soient les premiers à pouvoir se construire en position préverbale : mout dès le 10e s., si et tant au début du 12e s. (Roland), bien et trop occupant cette position un peu plus tard, au 13e s., chez Gautier de Coinci : Si penuse est ma vie ! (Roland, v. 4000) ‘Si douloureuse est ma vie !’ Quar tant cler’est chascun’unde. (StBrendan, v. 1041) ‘car si clair est chaque flot.’ Lors dist que mout bons est labours. (CoinciMiracles4, 1218-1227, v. 1008 ; et voir plus haut Passion, v. 209) ‘Alors il dit qu’il est très bon de prendre de la peine.’
Cette construction, qui reste peu fréquente, est encore bien attestée au 16e s., et au-delà jusqu’en FMod (a), avec les adverbes si, trop, et que exclamatif, et parfois déjà, elle est suivie du groupe sujet + copule (VigneullesNouvelles) comme en (b) :
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Partie 6. Syntaxe (a) Oh que dur est l’arrêt cruel (LaTailleSaül, 1572, p. 48) Trop dure fut sa destinée (DuBellayOlive, 1549, p. 98) Si raide est la pente, que […] (VidalBlacheTableau, p. 213) (b) mais tant avaricieux il estoit que […] (VigneullesNouvelles, p. 84)
La troisième construction, où le quantifieur et l’adjectif forment un groupe postposé à la copule, apparaît d’abord avec si, à cinq reprises dans StAlexis (ja mais n’ert si vailant, v. 8, et v. 608, 110, 562, 480) ; et dès Roland, assez, mult et plus se construisent de même, et assez souvent avec un groupe nominal plutôt qu’avec un adjectif : Francs sunt mult gentiz home (Roland, v. 377) De vasselage fut asez chevaler (id., v. 25) ‘Par sa vaillance, c’était un très bon chevalier’
Ces trois constructions sont-elles équivalentes en AF ? Quelle analyse donner en particulier du quantifieur antéposé au groupe « copule + attribut » ? La question de la portée se pose : le quantifieur porte-t-il uniquement sur l’attribut, ou sur l’ensemble du prédicat ? On admet généralement que l’adverbe médiéval moult (disparu aux 15e-16e s., x 32.4.1.5) avait un spectre plus large, pouvant porter aussi bien sur l’ensemble du prédicat ou sur n’importe quel groupe nominal comme intensifieur (mout est bone dame) ou comme quantifieur (et i avoit mout de granz seignors, MenestReims, fin 13e s., p. 38r° ‘et il y avait là beaucoup de grands seigneurs’) ou sur quelque catégorie morphologique tel un simple adjectif, comme intensifieur (mult grant) (x 32.4.1.5). A partir du 13e s., les quantifieurs / intensifieurs du type de moult (si, tant, trop, assez, par) cessent de pouvoir porter sur le prédicat (copule + adjectif) et se placent devant l’adjectif lui-même. Et surtout, ils cessent de pouvoir porter sur un prédicat comportant un attribut formé d’un groupe nominal : deviennent ainsi progressivement impossibles des propositions telles que Li reis Marsilies est mult mis enemis (Roland, v. 144 ‘Le roi Marsilie est très mon ennemi / m’est très hostile’), mout est gentilz hoem (Roland, v. 3811), ou au 13e s. De son beau chanter par est ce une tres douce melodie (RenartDole, v. 1407), qui mout est bone dame et sage (MenestReims, fin 13e s., p. 43v ; de même MeunRose2, v. 8818), ou encore fin 15e s. qui moult est chose aigre et piteuse (BueilJouvencel2, p. 57), où moult porte soit sur un GN attributif (comme dans Roland, v. 144), soit sur le GV. Le type très ancien Mout est granz ne disparaît que lentement, mais pas au même rythme pour tous les quantifieurs. Avec certains il est encore employé au début du 16e s. (un escuier […] qui moult fu de haut courage, PharesAstrologues, p. 153). Quelques-uns, assez, si et trop perdent plus tôt la possibilité de s’antéposer à la copule : le tour Assez est granz semble désattesté après le milieu du 13e s. (Graal, p. 220a), si (intensif) est granz avant le milieu du 14e s. (dans les autres cas il s’agit de si connecteur), trop après le 14e s. (quar trop est dangereuse beste, PhoebusChasse, p. 284). Les adverbes tant et bien antéposés en revanche se rencontrent longtemps, chez Vigneulles, Montaigne, et au-delà jusqu’en FMod (Tant est merveilleux l’effort de la conscience, MontaigneEssais, p. 356 ; tant est grande leur sottise. ClémenceauIniquité, p. 231 ; et pour bien dans l’expression : Bien est vrai que…). Tellement, apparu en cette position au 16e s., a été utilisé jusqu’en FMod – mais il précède alors le groupe « sujet + copule ». Ainsi, de ces trois constructions à attribut intensifié, la première a presque complètement disparu en FMod, sauf avec tant, tellement (Silvine, dont il avait eu un instant l’idée de faire sa femme, tant il la voyait sage, ZolaDébâcle, 1892, p. 565), et la seconde de même (sauf pour si, dans l’expression concessive Si grande soit-elle, ou comme intensif corrélatif :
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Si grande est sa confiance que…) ; seule la troisième a perduré pour devenir la construction la plus courante dès la fin du Moyen Age, et la seule non marquée. Cette évolution syntaxique révèle que progressivement, entre le 14e et le 16e s., une restructuration du groupe verbal s’est opérée, plus hiérarchisée et plus strictement ordonnée. Et la disparition presque totale de l’adverbe moult au 16e s., remplacé par deux adverbes à spectre plus étroit et plus spécialisé, et à syntaxe plus contraignante, est un signal supplémentaire de cette restructuration syntaxique (x 32.4.1.5). 34.3.9 Expression du sujet en proposition attributive Le tableau 14 ci-dessus (colonne 6) révèle une singularité : les propositions attributives présentent un taux d’expression du sujet supérieur d’environ dix points au taux moyen dans les textes, et ce, quel que soit le type de texte. Cet écart est à peu près constant sur plus de cinq siècles, de l’an mil dans Passion (59% vs. 47%), jusqu’à Vigneulles au début du 16e s. (88% vs. 75%). Ce n’est qu’au milieu du 16e s., à partir de Calvin, que les deux taux s’équivalent (94% vs. 95%) : c’est l’époque où se manifeste une forte hausse générale de l’expression du sujet, qui atteint dès lors les taux de fréquence modernes, et le taux avec attribut rejoint le taux général. Il faut se demander si la progression du sujet exprimé du prédicat attributif, qui jusqu’au milieu du 16e s. se poursuit parallèlement à la progression générale des sujets exprimés dans les mêmes textes, suit par la suite le même type d’évolution que les sujets exprimés en général (le sujet pronominal (Sp) se développant aux dépens de S0, voir 34.1.1), ou si la progression de l’expression du sujet en attributive présente une spécificité. La première hypothèse se vérifie jusqu’à la fin du 12e s., le sujet nominal (Snom) reste plus fréquent que Sp, et S0 est encore notable. Mais dès le premier tiers du 13e s. la seconde hypothèse s’impose : Sp devient certes le type de sujet le plus fréquent en attributive comme dans les autres types de propositions, mais il est en outre plus fréquent en attributive. On est tenté de voir dans ce phénomène l’inverse de celui qui caractérise, presque aussi longtemps, le taux d’expression du sujet dans les propositions à verbe transitif et objet nominal (voir 34.1.1.1.e., et 34.2.2.9), où le taux d’expression du sujet est inférieur au taux moyen d’expression du sujet du texte. Concernant ce dernier cas, on a pu invoquer l’hypothèse de l’ « argument préférentiel », adéquate dans un état de langue où le sujet est optionnel alors que l’objet est obligatoire. Dans le cas de l’attribut, on pourrait inversement invoquer l’intérêt communicationnel qu’il y a à exprimer, ou réexprimer sous la forme d’une anaphore, l’argument sujet auquel se rapporte l’attribut. 34.3.10 Conclusion sur l’évolution de la syntaxe de l’attribut, et comparaison avec l’objet direct Plusieurs caractéristiques de l’attribut à époque ancienne ont disparu au fil des siècles. Ainsi, l’impact de la présence d’un attribut sur l’expression du sujet en AF, période où celui-ci n’était pas obligatoire, a disparu vers le milieu du 16e s., au moment où l’expression du sujet s’est quasiment généralisée. La possibilité d’antéposer un attribut, et spécialement l’adjectif, au verbe, ne subsiste plus que pour une faible proportion de cas partir du 14e s., mais reste possible jusqu’en FMod (4% chez Vidal de la Blache), alors que l’antéposition de l’objet nominal est devenue quasi impossible (voir cependant 34.2.4.1 : Le chocolat j’aime ; 99 ans elle a).
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Partie 6. Syntaxe
De même les intensifieurs de l’adjectif attribut ou du prédicat, qui eux aussi s’antéposaient couramment au verbe en AF, ne le pourront plus que de façon très limitée à partir du 16e s. Ces deux restrictions sur la position des éléments du prédicat sont reliées au macro-changement syntaxique du système des groupes de mots, et spécialement à celui du groupe verbal et du groupe nominal. Deux autres points de la morpho-syntaxe de l’attribut donnaient lieu à variation : l’accord de l’attribut en cas de sujets coordonnés, variable depuis l’AF, et l’accord de l’anaphore le avec le sujet, qui était possible dès le 16e s. ; dans ces deux cas, les Remarqueurs et grammairiens de l’âge classique ont proposé comme on l’a vu des règles simplificatrices qui se sont imposées. Références bibliographiques : Hatcher 1948 ; Marchello-Nizia 1996, 2006a ; Nordahl 1973 ; Riegel 1985 ; Tobback 2003 ; Valli 1986.
34.4 Le verbe 34.4.1 La position du verbe et ses enjeux théoriques La syntaxe du verbe a connu en français des changements importants concernant sa position dans la proposition, alors que son expression est restée globalement stable, à un taux très élevé, les propositions sans verbe ne concernant que de 2% à 3% des énoncés ; celles-ci seront traitées par ailleurs (x 35.4), et c’est donc uniquement sur l’évolution de la position du verbe que sera centré ce sous-chapitre. Pour le FMod, chacun s’accorde sur la quasi généralisation de la position du verbe conjugué après le sujet, spécialement en déclarative, qui est le type de proposition le plus fréquent, et sur le fait que sa position est majoritairement reliée au type de proposition. Mais pour la période la plus ancienne (AF et MF), la position du verbe conjugué est la source d’un débat depuis la fin du 19e s. : le français ancien était-il une langue de type germanique, c’est-à-dire avec le verbe en seconde position ? En effet, plusieurs romanistes de l’école allemande, dont J. Le Coultre parmi les premiers, dans sa Thèse de doctorat soutenue à Leipzig en 1875 et intitulée De l’Ordre des mots dans Crestien de Troyes, ont posé la structure à verbe second comme caractéristique de l’AF et y ont vu une influence germanique (étendant même cette influence à la position initiale du verbe dans les interrogatives et impératives dans les deux langues). Assez régulièrement cette question d’une influence germanique sur le français est réactivée et affinée (voir récemment van den Auwera et Patard 2015). A la suite des recherches du 19e s., mais sans en tirer la même conclusion typologique, L. Foulet (31930 [1919]) a repris l’étude de l’ordre des mots en ancien français, sur un corpus bien plus vaste de textes couvrant la fin du 12e s. et le 13e s. ; ses analyses, exceptionnellement approfondies pour l’époque, l’ont conduit à reconnaître l’importance quantitative des structures à verbe second dans deux types de structure particulièrement fréquents (combinaison I, Sujet-verbe-complément, § 51, qu’il glose ainsi : « Dès le moyen âge, c’est une construction favorite de la langue », § 468 ; et combinaison VI, Complément-verbe-sujet, « une construction qui est particulièrement chère à l’ancien français », § 56). Mais il mettait aussi en évidence la diversité des combinaisons des constituants propositionnels, quatre parmi les six étudiées ne comportant pas le verbe en seconde position, mais en première position
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(IV, Verbe-sujet-complément, § 54, et V, Verbe-complément-sujet, § 55) ou en troisième position (II, Sujet-complément-verbe, § 52, et III, Complément-sujet-verbe, § 53). Un siècle plus tard, la grammaire générative des principes et paramètres a repris et réinterprété certains de ces résultats de Foulet, en proposant une hypothèse reliant le verbe second (V2) et le sujet nul ; M. Adams (1987) a proposé de voir dans la tendance majoritaire l’activation d’un « paramètre V2 » ; dans cette optique, dès lors que la première position n’était pas occupée par le sujet, mais par un autre constituant, le sujet se trouvait placé en troisième position, après le verbe ; l’absence de sujet exprimé était en conséquence à interpréter comme l’effacement d’un pronom personnel sujet postposé. La question est alors devenue : le français ancien était-il une langue de type V2 à sujet nul ? Une telle focalisation sur un type de structure répondait à l’option générative proposée par Chomsky, de centrer l’analyse sur ce qui était considéré comme le système de base (« to focus on the core system », Chomsky 1995 : 20 ) ; dès lors d’autres types propositionnels réguliers mais minoritaires ne peuvent avoir de statut propre ; ainsi, parmi bien d’autres, Vance, dans son ouvrage à plusieurs égards très intéressant, est conduite à exclure l’étude de plusieurs types propositionnels (incises, injonctives, coordonnées, n’évoquant que très rapidement les interrogatives (Vance 1997 : 38). Cependant, d’une part, le développement de la grammaire de corpus, reposant sur l’analyse d’ensembles de textes de plus en plus conséquents, grâce au développement de corpus numérisés et enrichis linguistiquement, permet de montrer l’importance des autres positions de V (V1, V3, ainsi que du verbe final), y compris dans un cadre générativiste (Zimmermann 2014, Zimmermann et Kayser 2014). Et d’autre part, l’émergence d’approches alternatives (actancielles, dépendancielles, constructionnelles), avec la prise en compte d’un vaste éventail de facteurs dans l’analyse, a permis de se fixer une tâche plus ample : rendre compte de la diversité des énoncés et de leurs variations dans le temps (x chap. 2). Comme on va le voir, ces options théoriques récentes rendent possible une vision de la structuration du système de la langue dans son dynamisme et sa diversité, la position du verbe en étant un révélateur privilégié à cause de la variété de ses positions. On décrit mieux en effet le français comme une langue où chacun des constituants essentiels (S, O, V) est à expression et position variables, et où selon les périodes et les types d’énoncés l’un des constituants a une expression optionnelle (tel le sujet jusqu’au 16e s., ou l’objet aux 18e-20e s.) et une ou des position(s) définie(s), ces divers facteurs permettant de différencier les types propositionnels et leurs valeurs. Au cours des siècles, ces combinaisons à valeurs formelle et sémantique distinctives, ces formes-sens, se modifient progressivement, permettant de retracer l’évolution syntaxique de la langue de l’AF au FMod. 34.4.2 L’évolution de la position du verbe conjugué Le tableau 15 ci-dessous donne la fréquence globale, aux différentes périodes, de chacune des positions possibles du verbe conjugué (V) par rapport aux constituants qui le précèdent (adverbes, connecteurs, pronoms, groupes nominaux), sans tenir compte dans cette première approximation du type de proposition. Il est réalisé à partir d’une quinzaine de textes répartis sur dix siècles ; le nombre réduit de ces textes (environ 12000 propositions à verbe conjugué au total) permet de réaliser sur les points essentiels une analyse fine qui met au jour les tendances évolutives.
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Partie 6. Syntaxe
La position V1 stricte est distinguée de ET-V1 (où ET désigne l’ensemble des coordonnants), car d’une part leur évolution diverge, et d’autre part les coordonnants sont, avec les subordonnants, les seuls éléments que l’on analyse comme supra-propositionnels : il s’agit uniquement de et, ne / ni, et ou, au moins jusqu’au 16e s. (où mais peut s’ajouter au paradigme) (x 32.5) ; en effet, la liste des conjonctions de coordination souvent donnée par les grammaires modernes (et, ou, ni, mais, or, car, donc) est récente, composite, et ne correspond pas aux états anciens de la langue ; elle comprend des termes qui étaient des coordonnants dès l’origine (et, ou, ne / ni), et des termes qui étaient des adverbes ou des connecteurs, et sont pour la plupart à analyser comme éléments internes à la proposition. De façon globale, le tableau 15 confirme certains résultats des études antérieures : par rapport aux spécificités des langues de type V2 (langues germaniques, tel l’allemand), où V2 caractérise les phrases ou propositions « matrices » ou principales, l’analyse de l’AF révèle des différences importantes. D’une part, dans un nombre non négligeable de cas, le verbe est en position initiale de la proposition : cela concerne au total 10% à 20% des verbes conjugués jusqu’au 13e s. dans les textes en vers, tous types confondus car V1 concerne tous les types de proposition (et pas seulement ceux qui telles les interrogatives directes, les injonctives, etc., se caractérisent par ce trait et de ce fait sont souvent laissés hors analyse comme idiosyncrasiques). D’autre part, un nombre encore plus élevé d’énoncés ont le verbe en 3e position : entre 15% et 25%. Or ces positions, présentes dans tout type propositionnel comme on le verra (tableau 16 et 34.4.3), et avec ces taux de fréquence, sont difficiles à concilier avec une hypothèse V2 (voir Hoffmann et Trousdale 2013 : 1-12). Textes
Eulalie (881) Passion (ca 1000) StAlexis (ca 1050) Roland (ca 1100) Eneas1 (ca 1155) TroyesYvain (1177-1181) Charte de Chièvres (1194) RenartDole (ca 1228) Graal (ca 1225) JoinvilleMémoires (1309) QuinzeJoies (ca 1400) CommynesMém. (1490-1505) CalvinLettres (1549) DescartesDiscours (1637) VidalBlacheTableau (1908)
Nombre de prop. avec V 32 520 807 1000 1000 1000 138 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000
V1
ET-V1
V2
V3
16% 11% 15% 18% 10% 12% 3,5% 9,5% 7% 4% 6,5% 2% 2% 1,5% 0,5%
– 1% 1% 2% 4% 6% 3,5% 2,5% 8% 11% 13% 14% 2% 2% 3%
68% 47,5% 66% 66% 71% 64% 71% 70% 62% 67% 57% 62% 72% 72,5% 63%
16% 30,5% 17% 13% 14% 22% 20% 17% 22% 18% 22% 21% 20% 23% 28%
V4-V5V6 – 10% 1% 1% 1% 3% 2% 1% 2% 0,3% 1,5% 1% 4% 1% 5%
VF Verbe final 28% 40% 22% 20% 18% 37% 16% 17% 20% 23% 19% 11% 12% 14% 6%
Tableau 15 : Fréquence des positions possibles du verbe par rapport au total des verbes conjugués, le verbe final pouvant occuper n’importe laquelle de ces positions (italiques : textes en vers ; romain : textes en prose)
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Comme le montre le tableau 15, la position la plus fréquente est incontestablement V2, le verbe étant précédé d’un autre constituant (voir 34.6) ; elle représente dans tous les textes, et tous types de proposition confondus, un taux d’emploi équivalant aux 2/3 environ des verbes (sauf dans Passion, texte très ancien où moins de 50% des propositions ont un verbe en seconde position). Il faut souligner que, entre les plus anciens textes et le FMod, on ne perçoit aucune évolution régulière de ce taux, qui se situe entre 57% et 72% selon les textes. V1 et V3 sont minoritaires, mais leur somme représente tout de même un tiers des verbes conjugués tout au long des siècles, avec des variations que l’on analysera. La position V3, la seconde en fréquence, concerne entre 15% et 30% des verbes, son taux se situant un peu au-delà de 20% après le 12e s. Quant à V1, il se trouve dans tous les types de texte, à toutes époques du français, mais à des taux de fréquence très inégales : c’est la position qui a le plus évolué. V1 strict a une fréquence supérieure à 10% jusqu’à la fin du 12e s., mais dès le 13e s., avec l’expansion de la prose, son emploi régresse à des taux variant entre 3% et 9%, et ne dépassant plus 2% à partir du 16e s. ET-V1, que l’on comptabilise à part comme on l’a dit ci-dessus, présente quant à lui une courbe en cloche, dont la montée est liée au développement des œuvres en prose aux 13e-15e s., avant d’adopter un taux régulier plus modeste jusqu’en FMod. Les deux positions V1 et V3, ainsi que, plus modestement, le verbe final (qui peut concerner toute position du verbe : V1, V2, V3, etc.), retiendront particulièrement l’attention : V1, qui paraissait tellement atypique aux premiers analystes de l’AF qu’il a fallu quelque temps pour que soit noté qu’il pouvait apparaître en déclaratives ou subordonnées (voir les hésitations de Le Coultre 1875 : 13-14), et V3 parce que son taux d’emploi relativement élevé dès les plus anciens textes a été minoré dans les analyses syntaxiques (Le Coultre), alors que plus d’une proposition sur cinq est concernée depuis le 13e s. Le verbe conjugué final (VF) enfin est également une construction qui, à la suite du latin, conserve quelque importance en AF, et dont l’étude a été négligée : il faut souligner en effet que sa présence serait également quelque peu inattendue dans une « langue V2 », en déclaratives spécialement. 34.4.3 La position du verbe conjugué dans les divers types de proposition 34.4.3.1 La position V1 dans les divers types de proposition Le cas du verbe placé à l’initiale absolue de la proposition présente une particularité. Pour analyser V1, on doit distinguer trois types de propositions, cette distinction valant tout au long de l’histoire du français : 1) les propositions dans lesquelles V1 est une position possible, minoritaire par rapport aux positions V2 et V3 (ou V4, etc.) ; 2) celles qui ne peuvent avoir le verbe en première position (c’est le cas des relatives où le pronom relatif, ayant une fonction dans la proposition qu’il introduit, occupe la position initiale) ; et enfin 3) les types propositionnels où la position V1 est constamment majoritaire, sinon obligatoire. Dans ce troisième groupe se trouvent d’une part les incises, où V1 domine depuis le 10e s. (Passion) avant de devenir quasiment obligatoire (Eneas, TroyesYvain, etc. ; x 35.1.4) ; d’autre part les injonctives à l’impératif (x 35.1.3), qui en AF pouvaient avoir un sujet exprimé comme ci-dessous en (a), ce qui cependant n’était pas fréquent, et où le verbe est majoritairement en tête dès le 10e s. (b), cette position devenant presque obligatoire en prose au 13e s. (Graal), sans jamais atteindre l’exclusivité cependant :
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Partie 6. Syntaxe (a) tu nos perdone celz pecaz (Passion, ca 1000, v. 307) ‘Pardonne-nous ces péchés’ (b) vedez mas mans (Passion, v. 435) ‘Voyez mes mains’,
en troisième lieu les interrogatives totales directes, pour lesquelles V1 se rencontre dans la moitié des occurrences au moins dès le 12e s. (Roland), avant d’atteindre une quasi généralisation au début du 14e s. (Joinville) (x 35.1.1) ; et enfin, en AF, les subordonnées paratactiques, qu’elles soient relatives – mais elles sont rarement en V1 (a), complétives (b), corrélatives comparatives (c) ou consécutives (d) : (a) « N’i a celui n’aie fait honte. » (Renart, v. 1764, cité par Ménard 1988 : § 60) ‘« Il n’y a personne à [qui je] n’aie causé du tort. »’ (b) Ço a juret li Sarrains espans, / Se […], / Cumbatrat sei a trestute sa gent. (Roland, v. 612614) ‘Le Sarrasin d’Espagne a juré [que], Si […], [il] combattra avec toute son armée.’ (c) Melz ti fura non fusses naz. (Passion, v. 151) ‘Il aurait mieux valu pour toi [que tu] ne sois pas né.’ (d) « L’empereeur tant li dunez aveir / N’i ait Franceis ki tot ne s’en merveilt. » (Roland, v. 570-571) ‘« A l’empereur, donnez-lui tant de biens [qu’il] n’y ait de Français qui ne s’en émerveille. »’
Les dernières occurrences de V1 en paratactique datent du début du 14e s., et ce sont des corrélatives (Fouke li filz Warin, déb. 14e s., p. 49 : Tant fust dolent ne savoit […]) (MarchelloNizia 21997a : 428). En revanche, dans les autres types, V1 perdure jusqu’au FMod. Cette analyse révèle que la position V1, dès les débuts du français, a été utilisée dans le système syntaxique de la langue comme un trait distinctif pour caractériser certains types de proposition à forme-sens pré-construit. Ce qui renforce cette interprétation, c’est que, dans ces mêmes types propositionnels, les autres constituants majeurs que sont le sujet et l’objet présentent eux aussi des caractéristique fortes concernant leur expression (obligatoire, ou exclue) ou leur position (postverbale). Ainsi, les incises ont nécessairement un sujet exprimé et postposé dès les débuts du français, qu’il s’agisse d’un nom ou d’un pronom personnel, ainsi que parfois un objet antéposé au verbe prenant la forme du démonstratif neutre ce, qui disparaît complètement au 15e s. Les injonctives à l’impératif, à l’inverse, n’ont plus en AF que très rarement de sujet exprimé après le 11e s., avant de perdre totalement cette construction. Enfin, les interrogatives totales directes (peu fréquentes dans les premiers textes) dès le milieu du 12e s. ont toujours un sujet exprimé et postposé au verbe (Eneas2, TroyesYvain). Ces trois types propositionnels continuent de présenter ce même marquage strict jusqu’au FMod, au moins dans la langue soutenue ou écrite (« médiate » selon Koch et Oesterreicher 2001). Le tableau suivant sera centré sur V1 dans les types propositionnels où il est minoritaire, et donc où la position du verbe n’est pas figée : les déclaratives, et les subordonnées complétives et circonstancielles. On distinguera, comme cela a été dit ci-dessus, les constructions en V1 strict, et celles en ET-V1 ; dans ces dernières le coordonnant peut avoir jusqu’à la fin du 12e s. deux analyses : soit comme élément supra-propositionnel (« Hors Proposition » dans la terminologie de De Kok 1988) avec un verbe en tête qui ne peut être précédé d’un pronom régime atone (Et vint i Otes, Roland, v. 795 ‘Et y vient Othon’ ; voir 34.2.1, 34.2.3 « loi Tobler-Mussafia ») ; soit comme élément intra-propositionnel qui
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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joue le rôle d’un élément initial, comme l’atteste la possibilité pour un pronom régime atone de se placer devant le verbe (e l’enorat, StLethgier, v. 45 ; e se dement, Roland, v. 1836 ‘et [il] se désespère’), ce qui était difficile et peu fréquent avant le 13e s. Textes
Eulalie (881) Passion (ca 1000) StAlexis (ca 1050) Roland (ca 1100) Eneas1 (ca 1155) TroyesYvain (1177-1181) RenartDole (ca 1228) Graal (ca 1225) JoinvilleMém. (1309) QuinzeJoies (ca 1400) CommynesMém (1490-1505) CalvinLettres (1549) DescartesDisc. (1637) VidalBlacheTab. (1908)
Fréquence de V1 selon le type de proposition Déclaratives Sub. Sub. compl. circonst. 14% 20% 50% (3/21) (1/5) (1/2) 5% 50% 27% (17/356) (7/14) (17/62) 13% 17% 29% (69/514) (8/47) (18/65) 14% 12% 41% (93/681) (18/65) (22/54) 6% 8% 20% (44/679) (6/75) (20/99) 4% 2% 3% (20/466) (3/132) (6/174) 8% 4% 6% (39/484) (4/90) (9/155) 0,4% 0% 2% (2/430) (0/106) (4/212) 0,7% 0,5% 0% (3/419) (1/172) (0/161) 0,5% 0% 5% (2/433) (0/119) (7/154) 0,6% 0% 7% (3/465) (0/141) (8/116) 0,3% 1% 3% (1/332) (2/188) (7/253) 0% 0% 4% (0/170) (0/250) (8/215) 2% 17% 2% (10/600) (5/29) (1/48)
Fréquence de ET-V1 selon le type de proposition Déclar. Sub. Sub. compl. circonst. 0% 0% 0% (0/21) (0/5) (0/2) 1% 0% 0% (4/356) (0/14) (0/62) 0,9% 2% 0% (5/514) (1/47) (0/65) 9% 0% 0% (20/681) (0/65) (0/54) 2% 5% 3% (14/679) (4/75) (3/99) 9% 2% 0,5% (44/466) (3/132) (1/174) 3% 3% 3% (16/484) (3/90) (5/155) 16% 3% 0,4% (70/430) (3/106) (1/212) 24% 4% 0,6% (99/419) (7/172) (1/161) 23% 6% 9% (101/433) (7/119) (14/154) 27% 3% 2% (127/465) (4/141) (2/116) 3% 2% 0,8% (11/332) (4/188) (2/253) 4% 0,2% 0% (8/170) (4/250) (0/215) 2% 0% 2% (11/600) (0/29) (1/48)
Tableau 16 : Fréquence de la position V1 en déclaratives et en subordonnées (9e-20e s.)
Ce tableau 16 révèle qu’en TAF (très ancien français : 10e-11e s.) et jusqu’au milieu du 12e s., V1 peut atteindre des taux d’emploi relativement élevés dans chacun des trois types propositionnels à position libre, et spécialement en subordonnées complétive (Passion) et circonstancielle (Passion, StAlexis, Roland, Eneas). L’étude des verbes employés dans cette première période en position initiale montre une très grande diversité : ainsi dans StAlexis, dans les 95 propositions à V1, plus d’une trentaine de verbes différents sont employés (aidier, aler, avoir, conoistre, dire, doner, drecier, eissir, esgarder / guarder, estovoir, estre, faire, laissier, metre, nomer, noncier, plorer, peser, pooir, prendre, querre, receivre, remaindre, respondre, savoir, tendre, traire, torner, venir / revenir, veoir, voloir). Mais dès le 12e s. cette variété se réduit quelque peu.
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Partie 6. Syntaxe
Un changement net se révèle dans le premier tiers du 13e s., déjà sensible dans un court texte juridique en prose de l’extrême fin du 12e s., la Charte-loi de Chièvres (1194) : à partir de cette période, en prose, le taux de V1 chute nettement dans les déclaratives sans disparaître totalement cependant, mais ne s’y maintient qu’à des taux très bas, jusqu’au FMod, et presque exclusivement dans trois cas : d’une part, jusqu’au 13e s., avec des verbes de parole (Dit li vallez, RenartDole, v. 1220 ; Fet cil, id., v. 1143 : 22 cas dans ce texte en vers du début du 13e s.) ; d’autre part, au moins jusque fin 15e s., en initiale d’une déclarative précédée d’une subordonnée temporelle (x 36.3.5) – ce qui a pu être interprété comme le fait que les subordonnées temporelles peuvent parfois être analysées comme intégrées à la principale : Ainçois qu’il l’aient dite toute, / estoit ja li plus de la route / el chastel. (RenartDole, ca 1228, v. 853-855) ‘Avant qu’ils l’ [la chanson] aient chantée tout entière, la plus grande partie de la troupe avait déjà atteint le château.’ Comme il passoit rasibus du chastel, veismes les archiers de la garde du roy devant la porte. (CommynesMémoires1, fin 15e s., p. 30) ‘Comme il passait au ras du château, [nous] vîmes les archers de la garde du roi devant la porte.’
Enfin, et jusqu’en FMod, V1 en déclarative se rencontre essentiellement avec des verbes intransitifs, et surtout des verbes de mouvement (voir 34.1.2.1) : Tyra son chemin vers Noyon et assiegea ung petit chastel. (CommynesMémoires1, p. 14) ‘Il poursuivit sa route vers Noyon et mis le siège à un petit château.’ Viendra le temps de l’été (Bossuet, Oraison sur la Providence, 1662, p. 258) Restait cette redoutable infanterie d’Espagne (Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé, 1687, p. 374) Vienne la nuit, sonne l’heure […] (G. Apollinaire, Le Pont Mirabeau, 1912, v. 5)
Mais V1 est également non rare avec d’autres verbes depuis les 18e-19e s., en style administratif ou prescriptif, par exemple dans le Code Civil napoléonien ; souvent au futur, il est suivi d’un objet direct ou d’un attribut, puis du sujet, comme dans les quatre exemples sous (a) ; mais aux 18e-19e s., parfois, comme sous (b), le sujet s’insère entre le verbe et son régime (infinitif transitif), ce qui ne serait plus possible en FMod : (a) 1049. Sera valable, en cas de mort sans enfans, la disposition que […] (CodeCivil, 1804, p. 190) Peuvent seuls mener une vie chrétienne, c’est-à-dire peuvent seuls être chrétiens : ceux qui ne sont pas assurés du pain quotidien. (Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, 1910, p. 825) Seront interdits les aliments riches en toxines / gibier, conserves de viandes (Dr M. Macaigne, Précis d’hygiène, 1911, p. 164) Peuvent être admis à s’inscrire en première année les étudiants qui possèdent le grade de licencié (Encyclopédie pratique de l’éducation en France, 1960, p. 232) (b) Pourront néanmoins les personnes qui croiroient leur honneur compromis par les imputations mentionnées dans les deux articles précédens, demander que […] (E. Sieyès, Œuvres, t. 2, 1791, p. 13 : JANVIER 1790, PROJET DE LOI SUR LA PRESSE ; de même p. 35) 2193. Pourront les acquéreurs d’immeubles appartenant à des maris ou à des tuteurs, lorsqu’il […], purger les hypothèques (id., p. 190)
Chapitre 34. Expression et position des constituants majeurs ...
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Avec d’autres verbes, on peut avoir V1 lorsque le sujet, généralement au pluriel, est complexe, ou lorsqu’il s’agit d’une énumération ; de tels emplois se rencontrent dès le 15e s. avec le verbe estre au futur, ainsi chez Simon de Phares, qui dans le Prologue de son traité d’astrologie, énumère les différentes parties de son ouvrage, ou chez Olivier de Serres au début du 17e s., qui énumère les qualités de la « poule d’Inde » (dindon) : Seront aussi rememorées les predicions et prenosticacions de iceulx, faictes tant sur les revolucions des ans […] (PharesAstrologues, 1494, p. 11) ‘Seront également rappelées les prédictions et suppositions que ceux-ci ont faites tant sur les cycles des années que […]’ Seront au reste ces animaux joyeux et esveillés. (SerresAgriculture1, 1603, p. 395) Ont choqué leur verre de champagne à votre santé : 1) votre serviteur, puis Zola, Charpentier, A. Daudet, […] (FlaubertCorrespondance, 1880, p. 326)
Comme les déclaratives, les complétives voient reculer V1. Dans les complétives en que avec des verbes introducteurs tels que dire, savoir, penser, cuidier, son emploi se restreint à partir du 13e s., aux cas dans lesquels le sujet n’est pas exprimé, et cela ne dépasse pas le FClass. : Il sorent que ert filz de roi (Graal, ca 1225, p. 196d) ‘Ils apprirent qu’[il] était fils de roi’ Son avis fut que retournissions d’où nous venions. (LéryBrésil, 1578, p. 433) ‘Son avis fut que [nous] retournions d’où nous venions.’
En revanche, dans les complétives interrogatives indirectes introduites par quant / quand, comment, que, on observe une continuité plus grande depuis l’AF jusqu’en FMod, V1 continuant à pouvoir y être employé de façon très minoritaire, avec certains verbes brefs (faire, être, avoir) et un sujet nominal ou pronominal (non personnel) postposé ; et dans le cas d’énoncés formés autour de « demander comment… », peut-être faut-il voir l’influence de la syntaxe des interrogatives directes correspondantes : Et cil demande comment pourroit ce estre. (La suite du Roman de Merlin, ca 1235-1240, p. 422) […] mené chez le Roy, qui luy demande comment se porte le chien de Madame. (GerhardHeroard, 1608, p. 439) si je vous demande comment va le Corneille, vous me dites qu’on se réjouit fort (Voltaire, Lettres à son imprimeur, 1778, p. 117) Je me demande comment pourrait faire un peintre dans un café. (Champfleury, Les Aventures de Mademoiselle Mariette, 1853, p. 155) je me demande comment font les autres. (GreenJournal5, 1950, p. 187) je me demande comment s’y prend Fernand. (V. Leduc, La Bâtarde, 1964, p. 430)
Dans les circonstancielles en revanche, V1 se maintient sans interruption de l’AF au FMod, à des taux modestes mais réguliers (autour de 2% généralement), qui parfois sont plus élevés dans les textes descriptifs (Vidal de la Blache) ou argumentatifs (Descartes) ; mais à partir du 16e s. et surtout du 18e s., on note une croissance due à la hausse générale de l’ordre VSn en subordonnée (voir 34.1.2.1.c.) : Et quand vint l’heure de plaider sa cause par ung bon advocat bien informé de ce qu’il devoit dire, […] (CentNouvelles, mi-15e s., p. 37) […] jusqu’à ce que fussiez arrivé (CalvinLettres, 1549, p. 61) […] comme font aussi ces arteres (DescartesDiscours, 1637, p. 45) […] comme s’y sont rencontrées les races (VidalBlacheTableau, 1908, p. 362),
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Partie 6. Syntaxe
Quant à ET-V1, c’est une construction qui concerne essentiellement les déclaratives, de l’AF au FMod. Comme le montre le tableau 16, seules quelques subordonnées coordonnées où le subordonnant n’est pas répété sont en ET-V1 : complétives comme en (a) avec un sujet différent postposé au verbe, ou corrélative de même sujet comme en (b) : (a) Si [li] depreient que la citét ne fundet Ne ne perissent la gent. (StAlexis, ca 1050, v. 298299) ‘et lui demandent que la cité ne s’effondre pas et que ne périssent pas les gens.’ (b) Et jouoit le conte de Poitiers si courtoisement que quant il avoit gaaingnié, il faisoit ouvrir la sale et fesoit apeler les gentilz homes (JoinvilleMémoires, 1305-1309, p. 206) ‘Et le comte de Poitiers était un joueur si généreux que quand il avait gagné, il faisait ouvrir la salle et faisait appeler les gentilhommes’
34.4.3.2 La position V2 dans les divers types de proposition La position V2 peut se trouver dans tout type propositionnel, y compris, mais de manière minoritaire, dans les types dont la structure majoritaire est V1. Le verbe peut se trouver après toute sorte d’éléments fonctionnels : outre le sujet dont la présence en tête de proposition devient largement majoritaire au début du 13e s., ce sont antérieurement les autres constituants, l’objet nominal (a) ou l’attribut (b), qui souvent le précèdent avant le 13e s. (voir 34.2 et 34.3), mais aussi des adverbes (c) ou des compléments prépositionnels (d) (voir 34.6) : (a) la destre aurelia li excos (Passion, v. 160) ‘la droite oreille [il] lui arracha’ (= il lui arracha l’oreille droite)’ (b) Bels fut li vespres (Roland, v. 157) ‘Beau était l’après-midi (= C’était un bel après-midi)’ (c) « iloc le trovereiz, (StAlexis, v. 315) ‘Là-bas [vous] le trouverez (= Vous le trouverez là-bas)’ (d) Ad une spede li roueret tolir lo chief. (Eulalie, v. 22) ‘Avec une épée [il] aurait voulu lui faire trancher la tête (= ‘Il aurait voulu lui faire trancher la tête avec une épée)’
Une rapide analyse comparative de trois textes, Passion, en vers, composé autour de l’an mil, Roland, en vers, écrit au début du 12e s. et Graal, en prose, datant du premier tiers du 13e s., donnera quelques jalons pour définir l’évolution de cette structure dans sa période de progression.V2 est globalement plus fréquent que les autres positions dans Passion (47,5%) sans être majoritaire, mais il est majoritaire dans les deux autres textes (66% dans Roland, 62% dans Graal). Cependant sa répartition est très diversifiée suivant le type de proposition. Les interrogatives totales, les incises et les impératives (largement V1), n’offrent que marginalement V2, ainsi que dans une moindre mesure les relatives, qui ne présentent pour les trois textes respectivement que 33%, 35% et 26% d’occurrences de V2, spécialement quand le relatif est sujet. En revanche, 50% des déclaratives de Passion, 72% de celles de Roland, et 56% des déclaratives de Queste ont le verbe en seconde position. Dans les complétives, si le taux de V2 est encore modeste dans Passion, avec 29%, il est majoritaire dans Roland (53%), et très haut dans Queste (80%). Enfin, dans les circonstancielles et corrélatives, V2 atteint 48% dans Passion, 57% dans Roland, et 93% dans Queste. 34.4.3.3 La position V3 (et V4, V5, V6) dans les divers types de proposition La position du verbe en troisième position présente des taux de fréquence d’une certaine régularité dans l’histoire du français, avec une progression depuis la fin du 12e s. (Troyes-
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Yvain), qui se consolide à partir du 15e s. au-delà de 20%. Mais ce constat demande à être affiné, car si la fréquence de V3 semble assez constante, une analyse de la nature des deux éléments à la gauche du verbe montre qu’ils changent au cours des siècles (voir 34.6 pour l’analyse des éléments de tête dans V3) : Quar fini munz non es mult lon. (Passion, v. 505) ‘Car le monde d’ici-bas ne dure pas longtemps.’ Car il le puet ben faire. (Roland, ca 1100, v. 278) ‘Car il peut bien le faire.’ mais moi prenez. (Eneas, ca 1155, v. 5226) ‘mais emparez-vous de moi.’ Neporquant Lanceloz i passe mout tost. (Chrétien de Troyes, Charrette, ca 1180, v. 4648) ‘Cependant Lancelot y passe très facilement.’
Comme on l’a vu au paragraphe précédent pour V2, ce qui précède V3 est assez diversifié ; mais l’analyse d’un même texte en prose du début du 13e s., Graal, révèle des régularités permettant de percevoir une évolution dans la composition et la structure de la périphérie gauche du verbe, et dans l’expression et la position du sujet. Dans Graal, 22% (soit 220) des 1000 propositions étudiées ici présentent V3. Cette position se rencontre essentiellement dans des propositions relatives, ce qui est attendu puisque le pronom relatif compte parmi les constituants, et moins, ou très peu, dans les autres types propositionnels : 69% des relatives ont V3, mais seulement 17% des déclaratives, 11% des complétives et 4% des circonstancielles. Les relatives en V3 sont de structure : « pronom relatif + sujet + verbe (+ …) » (que tu lessas ore en l’abeïe, p. 166d ; que li dui chevalier li portoient, p. 166b), ou bien « pronom relatif sujet + adverbe ou complément nominal + verbe (+…) » (qui laienz entra aprés souper, p. 164b ; qui mout ert biaux, p. 166b ; qui armes portassent, p. 163a), ou bien « pronom relatif régime + complément nominal + verbe », avec S0 (donc jamés ne me porrai esbatre, p. 163d ‘dont jamais [je] ne pourrai me réjouir’). Dès lors qu’un sujet est exprimé, ce qui est le cas général (120 cas sur 121), c’est soit le pronom relatif lui-même, soit un nom ou pronom précédant le verbe. Les relatives en V3 offrent donc une certaine diversité structurelle de la périphérie gauche du verbe. Comme pour les déclaratives en V2, celles en V3 présentent trois structures majoritaires : soit « ET / MAIS / CAR / CERTES + Sujet + Verbe » (car eles estoient honorees et chier tenues, p. 164a), qui est la plus fréquente ; soit, avec le sujet postposé : « ET / MAIS / CAR / CERTES + Adverbe / Régime nominal ou pronominal + Verbe + Sujet » ( Mes a tant se test ore li contes, p. 166a) ; soit, sans sujet exprimé : « ET / MAIS / CAR / CERTES + Adverbe / Régime nominal ou pronominal + Verbe » (Car trop avoient grant duel de cest departement, p. 165d ’car [ils] avaient une très grande douleur de cette séparation’). Ces propositions (déclaratives en particulier) à l’initiale complexe révèlent des régularités dans l’ordonnancement relatif des deux éléments précédant le verbe, qui permettent de distinguer différents paradigmes d’adverbes ou de connecteurs : ainsi, et (ou ne / ni) peut précéder toute sorte de constituant (verbe, sujet, autre adverbe…), en revanche mais et car précèdent de préférence un sujet. Cela préfigure ce qui sera développé ailleurs (voir 34.6). La position V4 du verbe n’est pas exceptionnelle, mais reste modestement attestée même aux périodes plus modernes. Les phrases en V5 sont assez rares, Passion est l’un des textes à en offrir le plus grand nombre (cinq au total), avec une accumulation de régimes ou circonstants (C) en tête, ou
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Partie 6. Syntaxe
bien succédant au sujet, et cette spécificité est liée à la forte proportion de propositions avec un verbe final (40%) dans ce texte très ancien : Jusque nona des lo meidi / trestot cest mund granz noiz cubrid (Passion, v. 309-310) C C Objet Sujet V ‘Jusqu’au milieu de l’après-midi, à partir de midi, tout le monde d’ici-bas fut recouvert d’une grande nuit’ Nicodemus de.ll’altra part / mult unguement hi aporta (Passion, v. 346) Sujet C Objet C V ‘Nicodème, de son côté, y apporta beaucoup d’onguents’ […] quals el abanz faire soleit (Passion, v. 458) ‘[…] que lui auparavant avait coutume de faire’
Les structures en V6 ne se rencontrent guère que dans des textes modernes, descriptifs en particulier, par exemple dans ce passage où la spécification du lieu se fait par approximations successives précédant le verbe et le sujet nominal postposé : De l’autre [côté], au contraire, vers l’ouest, sur les hauteurs, derrière les sombres et régulières lignes de bois, règnent des plateaux rocailleux au sol rouge et sec. (VidalBlacheTableau, p. 208)
34.4.3.4 Postérité de la position VF (verbe final) Un cas peu évoqué dans la littérature grammaticale est celui du verbe conjugué placé en fin de proposition. Cette position était celle qui dominait en latin classique, et elle s’est assez bien maintenue en latin tardif. En TAF encore, 40% des verbes de Passion sont en position finale dans la proposition, quelle que soit par ailleurs leur position – V1, ou V2, etc. – par rapport au début de la proposition, et VF reste relativement fréquent au 12e s., tous types de proposition confondus, avec une fréquence située entre 20% (Roland) et 37% (TroyesYvain) : Pilaz sas mans dunques laved (Passion, v. 237) Sujet Objet Adv V ‘Pilate alors lava ses mains’ (et voir l’exemple de Passion, v. 309-310, dans le paragraphe précédent) […] cum il Jesum oicisesant (Passion, v. 174) Subordonnant Sujet Objet V ‘[…] comment ils obtiendraient la condamnation à mort de Jésus’ mult criem que ne t’em perde. (StAlexis, v. 60) ‘je crains fort de te perdre.’ Mes sire Yvains de la cort s’anble (TroyesYvain, ca 1180, v. 723) ‘Messire Yvain quitte la cour’ qui lor seignor vangier voloient, […] (TroyesYvain, v. 1058) ‘qui voulaient venger leur seigneur, […]’
Aux 13e et 14e s. encore, VF conserve une fréquence proche de 20% (RenartDole 17%, QuinzeJoies 19%) ; mais dès le 13e s. VF semble se rencontrer surtout dans certains types d’énoncés. Ainsi Graal comporte encore 20% de propositions avec le verbe en fin de proposition, mais il s’agit pour la plupart de verbes intransitifs (quant il de ci departiront, Graal, p. 164a) ou de verbes ayant pour sujet ou régime une complétive (Et au cinquieme aprés hore de vespres li avint que […], Graal, p. 166a), et seuls quelques cas semblent marqués
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d’emphase (Ja nul ceenz n’en prendrai, p. 165d ‘Jamais aucun ici je ne prendrai’). Mais à partir de la fin du 12e s., c’est surtout dans les relatives que VF reste fréquent ; déjà dans la Charte-loi de Chièvres (1194), plus de la moitié des occurrences de VF (13 cas sur 22) se trouvent en relative ; dans Graal, le taux de VF est deux fois plus élevé dans les relatives (33%) que dans les déclaratives (16%). En relatives, VF est surtout courant avec l’antéposition de l’objet nominal, de l’attribut du sujet ou de l’objet, de l’infinitif ou du participe passé (qui sa chevalerie veïst, Graal, p. 163a ; qui a merveilles nel tenist, p. 163a ; qui avec li estoient, p. 164b ; qui mis s’i estoient, p. 165b ; qui aler s’en devoient, p. 165d ; qui ja a mon escient a mon col ne pendra, p. 166c) ; on trouve les mêmes constructions également en circonstancielles (se il por ceste aventure moroit, p. 167a ; quant il de ci departiront, p. 164a), mais toutes ces constructions seront devenues rares un siècle plus tard. Durant le 14e s. en effet, VF recule rapidement et devient exceptionnel (sauf dans des expressions figées) ailleurs que dans les relatives, qui continuent de privilégier cette construction ; chez Joinville au début du 14e s. un quart des relatives ont VF, puis ce chiffre recule légèrement à 22% dans les QuinzeJoies un siècle plus tard (1400) ; à la fin du 15e s., chez Commynes, même dans les relatives il y a un recul général du verbe final : Commynes est l’un des premiers auteurs à présenter un taux global de VF à peine supérieur à 10%, ce qui sera désormais la norme en moyenne jusqu’au FMod, comme le montre la dernière colonne du Tableau 15 donné plus haut : […] qui nulle compaingnie ne li tenoit (JoinvilleMémoires, p.198) ‘[…] qui ne lui tenait jamais compagnie’ et elle pirs en fera. (QuinzeJoies, ca 1400, p. 55) ‘et elle fera pire.’ […] comme dit est. (CommynesMémoires1, p. 21) ‘[…] comme il est dit.’
Au milieu du 16e s., Calvin utilise parfois encore dans ses Lettres des expressions figées telles que celles-ci-dessus, avec le verbe placé en finale, et dont certaines sont restées vivantes jusqu’en FMod (comme / si bon vous semble, quand ainsi est, si mestier est, tant y ait). Ce taux moyen de 10% de VF qui perdure depuis la fin du 15e s. concerne des constructions non marquées mais assez limitées : verbes intransitifs, ou verbes avec un objet pronominal antéposé ou avec une complétive suivant immédiatement. 34.4.4 La syntaxe de V et la structure du système, de la période la plus ancienne à la période contemporaine Ce qui décrit le