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French Pages [730] Year 1982
CRITIQUE DU RYTHME
ÉDITIONS VERDIER 11220 LAGRASSE
HENRI MESCHONNIC
CRITIQUE DU RYTHME anthropologie historique du langage
VERl)IER
A l'inconnu
B rl0831-11A BCErAABoAl-tA • Dans la poésie c'est toujours la guerre ... OSSIP MANDELSTAM, • Remarques sur la poésie ,. (1923), dans Colkcted Works,Sobraniesoëinenijen 3 vol., New York, lnter-Language Literary Associates, 1966-1969, t. 2, p. 302.
La théorie du rythme
politique. Elle prend la suite du Signe et le poème, et des volumes de Po"r la poétiq1'e.Des éléments, impliqués dans CritiqM-e du rythme, sont développés dans Langage histoire "ne mhne théorie, qui est en cours. Les deux livres participent d'un même travail. est
I CRITIQUE, HISTORICITÉ DE LA THÉORIE
Critique, théorie : je vise à rendre ces tennes interchangeables, pour situer l'entreprise qui commence ici, concernant le rythme dans le langage, comme à la fois une pan de la théorie du langage, et la partie qui en est peut-être la plus importante. Entrer immédiatement dans la technique, ou dans son histoire, serait jouer un certain jeu. Pour savoir quel est ce jeu un détour est nécessaire. Il s'agit de l'historicité des discours. Où il s'impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai, tout est toujours stratégie, et pris dans un combat. Il s'agit d'indiquer lequel, et quelle stratégie, quel enjeu sont livrés à l'occasion du rythme. Situer les résistances. Ce qu'on a à gagner. Une poétique et une politique de l'individuation est en jeu.
En fltrité, ü n'est pas de théom q11ine soit un fragment. soigne11sement préparé,tk quelque a11tobiographie. Poésie et pensée abstraite • (1939), Œ11wes,éd. de la Pléiade, I, 1320. PAUL
t. Nécessité
et
VALtRY,
«
situation d'une critique
La théorie est critique. C'est son aventure. La théorie du langage est une aventure de l'anthropologie. Elle ne peut pas ne pas se hasarder comme théorie du sens, mettre à l'épreuve sa propre historicité, et celle du langage. D'où à la fois elle est paniculière, et déborde ses limites. Panant de l'implication réciproque entre le langage et la littérature, elle ne refait plus l'erreur théorique et politique de ceux qui se sont tenus à la technicité de ces problèmes. Le travail théorique se découvre autant un travail de l'éthique et du politique. Ainsi il se découvre stratégie. Il met à découvert le caractère nécessairement stratégique, situé, de tout discours sur le langage. Tout discours sur le langage, qu'il le dise ou non, est tenu, par hypothèse, pour ,impliquer une théorie du ~ens, du sujet, du social, de l'histoire, de l'Etat. Tout discours sur l'Etat, sur l'histoire, le social, la notion de sujet, impose d'y chercher comment il implique un statut du langage, une position, un fonctionnement et une fonction de la littérature. Cette hypothèse vaudra ce qu'elle permet de mettre à découvert, de reconnaître dans ses stratégies. C'est-à-dire dans son enjeu.
Cette recherche de la stratégie, de l'enjeu, dans les discours sur le langage, fait la situation, et la condition d'efficacité de ce travail. Par là il poursuit le questionnement commencé dans le Signe et le poème 1• et 1. Gallimard, le Chemin, 197S
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il est inséparable du travail en cours, Langage histoire une même théorie2. S'il s'agit ici du rythme, des théories du rythme, c'est parce qu'il y a à montrer par là que l'aventure théorique et l'aventure poétique sont inséparables. Elles panagent une même historicité, un même inconnp. Les relations du rythme et d~s méthodes pour le définir exposent de manière privilégiée l'enjeu épistémologique des sciences humaines, d'une diéorie du sens, enjeu non seulement poétique mais politique des pratiques littéraires : c'est l'imponance de la littérature, paniculièrement de la poésie, non dans les politisations, pas plus que dans les poétisations, mais dans le politique, jusqu'à la politique. Détour pour donner un sens plus fon à l'intuition d'Ezra Pound, que la littérature est vitale pour une société. Ce que je ne prends pas seulement pour une vitalité, mais pour un révélateur de son sens du sens, de son sens de l'histoire, de son sens des sujets. Je situe plus loin mon propos, pour placer son efficacité : sa prise, qui fait son actualité, sans l'enfermer dans des polémiques à oublier, des problèmes pour spécialistes. Mais il y a d'abord à fonder réciproquement le terme de théorie et le terme de critique. Pour ne pas confondre théorie et science, du moins pour ce qui est du langage et de la littérature, et pour lier dans la critique l'un par l'autre le rejet des schémas installés et la recherche d'un nouveau à penser. Seule cette recherche du nouveau, du non pensé, peut être cntique, se constituer comme critique, faire qu'il n'y ait pas des critiques mais une critique radicale. C'est bien pourquoi il y a à montrer que le rythme dans le langage n'est pas une notion technique, à laisser à la seule technique. Aux spécialistes du vers. La théorie du rythme doit choisir entre la reproduction de son ordre ancien, qui se continue et s'enseigne panout, avec des variantes, et la négation de cet ordre. Le perpétuer, c'est s'assurer dans la loi, mais perdre, du coup, tout caractère de théorie, au sens où une théorie est une recherche, non un maintien de l'ordre. La théorie doit donc être négative. Elle coun alors nécessairement un risque, des risques. Elle ne peut plus être assurée. Ce qui s'enseigne n'est pas èe qui la garantirait, puisqu'elle le nie. Elle n'est assurée par rien. Elle n'est pas non plus assurée de ce qu'elle dit, pqisqu'elle l'avance. Discours hypothétique. Reçu comme s'il était inquisitorial. C'est que précisément il n'est pas reçu. Ne peut pas l'être par ceux dont il se retire. La critique a donc une double 2. Dont le début et des fragments ont paru jusqu'ici, sous forme de chroniques :
• Langage,histoire, une même théorie •• NRF, sept.-oct. 1977; « La vie pour le sens, Groethuysen •• NRF, nov.-déc. 1977, janv-mars-avril 1978; • Situation de Sanre dans le langage •• Obliques, n" spécial Sanre, 1979; « L'apocalypse ou l'histoire ,., NRF, août 1979; • Mensonge scientifique et vague romanesque, NRF, oct. 1979; « Religion maintien de l'ordre •• NRF, fév. 1980; • li n'y a pas de judéo-chrétien ,., NRF, mars 1980; « L'Apocalypse .., NRF, avril 1980.
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difficulté : découvrir, établir son utopie, et résister à l'occupation actuelle. Sa difficulté lui est difficile à elle-même. Aussi, constatant ce qui est diffusé, depuis les enseignements de linguistique jusqu'à ceux de littérature, elle aurait tendance à redire le mot de Bachelard : « tout ce qui est facile à enseigner est inexact » 3• La théorie n'est pas ici l'absolu étymologique où Aristote voyait une contemplation de la vérité, indépendante de toute pratique, de toute poétique (Métaphysique A, 2, 982 b 10). D'où la certitude, qui en fait ·une doctrine, avec le dogmatique des doctrinaires. André Breton était théoricien, en ce sens. Mais la théorie du langage, du rythme, est théorie de, au sens, aristotélicien aussi, d'investigation (Métaphysiqut :x, 1, 993 a 30). La recherche de ce qui fonde historiquement toute pratique du sens. Que pourrait désigner la maxime de Goethe citée par Cassirer : • Das Hôchste wâre : zu begreifen, das alles Faktische schon Theorie ist - Le summum serait de saisir que tout ce qui est de l'ordre du fait est déjà théorie » 4 • Une recherche infinie comme le sens, l'histoire. Qui ne s'identifie à aucune norme, aucune autorité, et qu'aucune verité-unité-totalité non plus ne borne. Elle déborde donc la saturation formelle de la doctrine structuraliste, qui a passé longtemps pour la théorie, au point de laisser derrière elle ce mélange caractéristique de procédés et de lassitude, favorable aux retours de l'autorité, aux penseurs de charme, et aux bricolages qui couvrent la carence théorique. La science seule, je la laisse au mathématisable, et à son règne, qui est toujours désastreux pour le langage. La théorie du langage n'est pas science au sens des sciences exactes ou des sciences de la nature. Parce que le langage n'est pas de la nature. Elle n'est pas science au sens de la phénoménologie allemande, qui est le sens allemand tout court. Parce qu'elle n'a pas intérêt à cette confusion avec la philosophie, étant une critique de la philosophie. Ce sens allemand inclut la théologie. Il montre sa continuité avec l'herméneutique. Y prend aussi le sens marxiste, qui élimine à son profit l'épistémologie même. La sciencevérité, la science-dogme. Pure de l'idéologie. S'il y a un rire des dieux, il y a un rire de la critique. Quant aux sciences que les Allemands appellent les sciences de l'esprit, les Anglo-Américains les sciences sociales, les Français les sciences humaines, et particulièrement par rapport aux sciences du langage, la théorie du langage, la critique du rythme sont une méta-linguistique. Une critique de la science. Dans ce 3. • En ce qui concerne la connaissance théorique du ml, c'est-à-dire en ce qui concerne une connaissance qui dépasse la ponée d'une simple description - en laissant aussi de côté l'arithmétique et la géométrie -, tout ce qui est facile à enseigner est inexact •• Bachelard, LAphJosophit d11non, PUF, 19-40,p. 2S. 4. Ernst Cassirer, Essaisur l'homme, éd. de Minuit, 1975, p. 24S.
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qu'elle a de régional. La critique suppose qu'une théorie du langage implique une théorie de la société. Seule la p~tique du discours peut faire cette poétique de l'individu et de l'Etat. Elle n'est pas une linguistique descriptive du discours, puisque, tout en visant des descriptions nouvelles, elle inclut l'épistémologie des questions de l'histoire dans celles du langage. Si c'est une science, ce n'est pas au sens cumulatif, et sûr de soi. C'est seulement au sens peut-être indéfiniment inchoatif de ce qui se cherche en dehors du savoir - une « science nouvelle », au sens de Vico. Il y aurait, par la théorie du rythme, à faire peut-être l'analogue, pour la « culture littéraire », de ce que Bachelard entreprenait pour les sciences, et qu'il estimait, en 1940, impossible pour la culture littéraire : « Nous croyons, pour notre part, qu'une philosophie du non ne peut pour l'instant animer une culture littéraire. Une culture littéraire qui s'attacherait à utiliser sans préparation objective les thèmes de la philosophie du non n'aboutirait guère qu'à des arguties » 5• Une « volonté de négation » (ibid., p.135) qui n'aurait qu'elle-même pour objet ne tournerait en effet qu'en polémiques. Mais les termes et les relations ont changé. Il ne s'agit pas, au contraire même, de mimer l'épistémologie scientifique. Les conditions d'une théorie du sens, de la littérature, ne sont plus les mêmes, après le passage et la fin du structuralisme, dont on pourrait dire qu'il a fait cette « préparation objective ». De même, le passage de la grammaire générative. Il ne s'agit plus de« culture littéraire », mais de théorie du langage, du sujet, de l'histoire - de la réciprocité du poétique et du politique. La sémantique n'est plus celle de Korzybski, mais celle de Benveniste. Korzybski reste un exemple majeur de l'effet d'une épistémologie des sciences sur un projet anthropologique. Considérant les mathématiques comme le seul langage qui soit une « structure semblable à la structure du monde » 6 , et du « système nerveux », il programme une imitation généralisée de la nature et de la science qui plaque un mimétisme cosmique sur le langage et l'histoire. C'est donc parce que le langage, tel qu'il est, n'est pas bâti selon cette homologie, et n'est qu'un « symbolisme incorrect » (p.84), qu'il nous mène à des « désastres sémantiques » (p.59). Ainsi, « La structure de nos vieilles langues a formé nos réactions sémantiques et suggéré nos doctrines, croyances, etc., qui construisent nos institutions, coutumes, habitudes et, enfin, conduisent fatalement à des catastrophes comme la Guerre Mondiale » (p.269). Les problèmes de l'humanité sont réduits à des S. LA pbilosoplm d11non, p. 132. 6. Alfred Konybski, Scientt and Sanity, An lntrod#Ctionto Non-Aristotclians:,sttms
and Gmn-al Snnantics, The International Non-Aristotelian Library Publ. Company, Lakcville, Conn., 1973 (S• ~-; 1"' ~-, 1933), p. 47.
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c troubles sémantiques,. (p.273). L'épistémologie scientifique peut difficilement mener plus loin la méconnaissance de la spécificité de l'histoire, du politique, du langage. La science nouvelle : de c nouveaux vocabulaires ,. (p.94). Tout langage n'est composé que de noms et de termes de relations, (p.250). Ce qui méconnaît le caractère essentiellement syntaxique du langage. Korzybski ne connaît pas Saussure. Son mythe rationaliste pousse à l'extrême de la totalisation le scientisme positiviste et le pragmatisme de Peirce, laissant le langage dans une nomenclature qui aurait une c similaritéde struct#re,. avec les faits (p.xlii), dans duc neuro-sémantique •· Pour sauver l'humanité, il annonçait une ère scientifique, et il maintenait le langage dans une histoirenaturelle(p.48). Son « anthropologiegénérale», ou « science généralisée de l'homme ,. (p.39), par opposé à l'anthropologie existante dite c restreinte», partant avec l'intuition que « nous serons toujours gouvernés par ceux qui gouvernent les symboles ,. (p. 77), ne pouvait proposer comme thérapie sur le modèle de la science que cette anthropologie onirique. Elle maintenait le dualisme qu'elle croyait combattre, du langage à la vie, du général au particulier - qui caractérise le plaqué des épistémologies scientifiques sur le langage. Aventure propre à la sémiotique (Korzybski ne parle du langage qu'en tennes sémiotiques, non linguistiques : « le langage d'une structure moderne », p.42), il en montre le totalitarisme et l'infirmité. Le projet laisse intacte la notion traditionnelle du rythme. Nostalgie de l'ordre. Que date aussi son anthropologie sociale binaire; les modernes et les « peuples primitifs ,. (p.201). Projet caduc, mais exemplaire : il revient sous d'autres formes.
Bachelard se croyait libéré de Hegel : c La philosophie du non n'a rien à voir non plus avec une dialectique a priori.En particulier, elle ne peut guère se mobiliser autour des dialectiques hégéliennes ,. (livre cité, 135). Mais il dem~urait dans le ternaire, ses trois états à lui du préscientifique, du scientifique et du c nouvel esprit scientifique ,. (ibid., 54). Il reste à déshégélianiser la théorie du langage. Et de l'histoire. La notion de rythme permet précisément d'infinitiser le sens, de fragmenter infiniment l'unité, la totalité. De montrer l'enjeu du discours. Faire de la théorie (du langage) une critique, passe par le rejet de l'opposition entre une théorie vraie et une théorie fausse. Une théorie de la traduction n'est pas plus vraie qu'une autre. Elle situe les traductions dans des postulats, des pratiques, des visées, des effets dont les cohérences sont différentes. La philologie, elle, est l'ordre du vrai ou faux. Une théorie du langage fondée sur le primat du signe et de la langue n'est ni plus vraie ni plus fausse qu'une théorie fondée sur le primat du discours. Chacune fonde un monde différent. C'est aux
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conséquences théoriques, pratiques, à la puissance explicative, à l'effet d'historicisation qu'on les juge. Encore l'historicisation, si elle entraîne à infinitiser, installe-t-elle un ordre qui n'est plus le grand ordre des universaux. Mais celui de l'empirique. Et les composantes du jugement comportent déjà des déterminations qui empêchent de choisir. Il n'y a ni choix, ni jugement, entre l'ordre de l'historique et l'ordre d'une pensée ahistorique du langage : pas plus qu'on ne choisit de naître dans telle culture, d'être Nerval ou un autre. Le style n'est pas un choix : c'est de ne pas avoir le choix. Seuls ont le choix ceux qui n'ont pas le style. Entre une pensée historique et une pensée ahistorique du langage il n'y a pas non plus de symétrie : une pensée ahistorique refuse d'admettre les postulats de l'autre. Une pensée historique est celle qui comprend toutes les stratégies comme telles. Il y a entre les deux un conflit irréductible. Et toutes les stratégies ahistoriques, mêlées à celles du pouvoir, brouillent ce conflit jusqu'à le rendre invisible. Toute pensée est de circonstance. Comme la poésie. C'est pourquoi l'étude du rythme n'est pas séparable de l'histoire de ses théories. A moins de faire précisément une poétique ahistorique. Comme l'analyse d'une traduction n'a pas le même sens hors de l'histoire et de la théorie du traduire. Toute analyse porte son historicité, et aussi l'enjeu de l'historicité. Une analyse est critique si elle porte à découvert son enjeu. Seulement alors on peut dire qu'elle vise à produire une crise. Mais ce n'est plus selon l'idée naïve d'une discontinuité, d'une rupture. Plutôt la mise à jour des intérêts. Du rapport interne, par la théorie du langage, entre poétique et politique. Du conflit incessant. Non plus une pensée de la vérité, mais les stratégies du sens. La critique n'est pas une mise en crise, parce qu'elle montre que la notion de crise est elle-même une stratégie, un effet de présentation : variante des discours mythologiques. La critique du rythme n'est donc pas seulement, ni d'abord, une critique des théories du rythme. Celle-là n'est possible, et nécessaire, que pour construire une théorie du rythme qui fonde le rythme dans le langage comme discours. Malgré les apparences, la critique des théories est seconde, non première. Critique du rythme, et pas critique de la théorie du rythme, c'est une fondation du rythme dans le langage, c'est-à-dire dans le sens, non à côté du sens. D'où la transformation complète de la notion de sens. Un examen dont les critères d'examen sont indéfiniment soumis à l'examen. C'est pourquoi l'essentiel ne sera pas la critique facile de certaines erreurs, mais l'essai de montrer la solidarité interne des concepts, leurs effets mythologisants sur les pratiques; l'essai de démontrer que le poétique et le politique ne procèdent que par la dénégation de leur réciprocité. C'est pourquoi la critique du rythme est aussi une critique de la poésie, et plus
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généralement des pratiques littéraires. Du moins dans notre histoire récente. La critique est soumise aux critiques, puisqu'elle ne commence que comme un examen « de sa possibilité et de ses limites en général » 7• Mais la critique ne peut plus se faire sur des possibilités et des limites .. en général ». Ses possibilités, ses limites sont situées, historiques non seulement par leur date, mais par leur condition de fonctionnement. Les quelques éléments de comparaison qui seront appelés ne le seront pas pour esquisser une poétique comparative, mais pour. établir l'historicité des notions et des pratiques. Aussi ne s'agit-il pas de faire de la théorie un organon,puisqu'il ne s'agit pas plus de vérité ou de certitude que de tarir • la source des erreurs » 8• Non plus que d'interroger philosophiquement la connaissance qu'on peut avoir du rythme. L'une des nécessités actuelles de la critique du rythme est de se fonder après, hors de et contre Kant. Prenant le rythme dans et par le langage, le langage dans et par le rythme, il y a lieu de montrer qu'on ne vise pas une synthèse conceptuelle du rythme, une catégorie abstraite, universelle, une forme a priori de la sensibilité. Mais une organisation du sens de sujets historiques. Seule la métrique conserve un temps kantien, homogène, linéaire, mathématisable. Aussi a-t-elle une ambition de science. Seul le mathématique était scientifique, pour Kant. Le langage était dans la finalité providentielle, dans la croyance. La métrique retire le rythme au discours, qui est l'historicité du langage, pour le mettre, comme je le montrerai, dans la langue, faisant ainsi de la langue une catégorie homologue à celles de l'espace et du temps chez Kant, • des conditions de l'existence des choses comme phénomènes »9 • Subjectif, objectif, .. le temps n'a qu'une dimension • (ibid., 61) chez Kant, alors que le rythme comme sens du sujet dans un discours, dans une histoire, n'a pas cette linéarité. Ni cette séparation d'avec l'espace. Dans le réel historique, un espace est aussi un temps. Successivité, simultanéité, sont indémêlables, plurielles. L'espace et le temps « formes pures », homogènes, font du rythme une entité réelle transcendante au discours, comme le sujet transcendant. Une forme. D'où l'esthétique : .. Le pur jugement de goût est indépendant de l'attrait et de l'émotion ..10• Le jugement esthétique• ne donne aucune connaissance de l'objet• (ibid., p.70). Le lien avec le« sentiment moral » est abstrait (ibid., 177). Pris dans le discours, et comme discours, le rythme ne peut plus être 7. Kant, Critiq•e M la{tmJtt de j•gn, préface de la 1ère édition (1790), Vrin, p. 17. 8. Kant, Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 25. 9. Critiq•e de la fac•lti M i•gn, éd. citée, p. 65. 10. Critiq•e de la raisonp•re, 2ème préface, PUF, p. 22.
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une fonction esthétique, ni la poésie. Le dualisme d11subjectif et de l'objectif, qui panage le temps, régit aussi l'opposition de la raison et de la démence, de la logique et de la poésie. Il mène la contradiction de l'in-spiration comme extériorité, en-thousiasme - l'entrée, la visite de la divinité. La forme et le dehors sont des paradigmes qui ensemble s'opposent au sens, mettent le rythme hors du sens. Donc hors du sujet, qui est identifié à la raison et au sens. La critique kantienne implique le dualisme de la théorie du signe. Son esthétique, écrit Adorno, « prenait racine dans l'unité de la raison, et en définitive dans celle de la raison divine qui régnait dans les choses en soi » 11 • Il y aura à montrer que la métrique panicipe du kantisme, comme du signe. Tous deux ambiants, ayant cette sûreté d'elle-même qu'avait la science positiviste. D'où, d'une cenaine manière, la métrique est un fossile théorique. L'esthétique, qui en est inarrachable, même si elle fait tout pour l'oublier, - le critère kantien de la« satisfaction désintéressée », comme dit Adorno 12 -, est dissoute par l'an moderne, pas seulement chez Kafka. Un des effets de la modernité est de détruire les catégories kantiennes pour tout an, et pas seulement pour l'an. La théorie est critique si elle est le recommencement, le renouvellement infini de la critique. Infini comme le langage, l'histoire. C'est dire que la critique est le déplacement même des sciences humaines. En quoi la critique du rythme ne peut pas ne pas prendre dans la « théorie critique » Je l'Ecole de Francfon : dans l'insistance sur la pratique, la lutte contre la logique de l'identité, la dialectique définie par Adorno comme un « effon pour voir le nouveau dans l'ancien, et non seulement l'ancien dans le nouveau » 13, l'« anthropologie négative » de Horkheimer. Mais prendre dans, non comme choisir, mais comme commencer dans, prendre une de ses sources dans, ce n'est plus être dans. La « Théorie critique ,. restait centrée sur la Raison, gardait une foi dans la Raison. Elle maintenait les concepts essentiels du marxisme. Elle essayait une « synthèse » du marxisme et de la psychanalyse. Elle était gouvernée encore par le mythe de l'unité. Sa théorie du sujet confondait le subjectivisme, l'individualisme, le sujet de l'écriture. La négativité, poussée jusqu'à refuser de se définir, ne l'empêchait pas de rester hégélienne. Humaniste rationaliste, la « Théorie critique ,. est aussi démunie devant la Crise et l'irrationnel politique que la phénoménologie de Husserl. Elle restait solidaire de la culture 11. Th. W. Adorno, Tblarw tstbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1974, p. 188. 12. Th. W. Adorno, A11to11rde L, tblom estbltiq11e,Paris, Klincksieck, 1976,p. 119. 13. Dans Po1Arla mltacrili(Jlltdt la tluorit dt la connaissa11c,. cité dans Manin Jay, L'imagi,uitiondù.lectÜ/11e, Histoire de l'Ecolede Francfort(1923·19S0),Payot, 1977, p. 90.
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.. affirmative • (selon l'expression de Marcuse) dont elle déclarait la défaite. Le mythe de la révolution est un mythe rationaliste, condamné comme le rationalisme au même effondrement.
Si la théorie est critique, elle passe par la critique de la .. Théorie critique•· Horkheimer pouvait croire, en 1937, à la critique comme révolution : .. L'hostilité qui sévit actuellement dans la vie publique à l'encontre de tout ce qui relève de la théorie est en fait dirigée contre l'activité révolutionnaire liée à la pensée critique » 14 • Mais actuellement le dégoût de la théorie qui fait suite au formalisme structuraliste contribue à l'anti-critique. La subversion est devenue un des beaux-arts, un culte et un ornement bourgeois. Elle a ses festivais, ses inaugurations officielles. Elle est devenue une rhétorique de la modernité : son propre mythe. Son épuisement a produit le terme symptôme (absurde en soi) de postmoderne. C'est l'épuisement du mythe révolutioMaire, du politique à l'érotique, du poétique au social : institutionnalisé, ou renoncé, dogmatique mimé. Divers néoacadémismcs. L'hostilité elle-même a changé : elle a intégré une pan de ce qui relevait de la théorie, la repoussant de plus en plus aux limites, ainsi dans le d~hors qu'est le terrorisme. La Théorie critique dénonçait les .. vues synthétiques de grande ampleur » 15 en cc qu'elles planent .. au-dessus des classes ,. (ibid., 55), - la pensée comme un .. domaine autonome et clos à l'intérieur du corps social • (ibid., 79). Horkheimer visait la phénoménologie de Husserl, apparemment, en critiquant cc qu'il nommait la théorie traditionnelle : « Dans la mesure où ce concept traditionnel de théorie révèle une orientation déterminée, celle-ci tend vers un pur système de signes mathématiques ,. (ibid., 18). Bien que le rapport au social et au politique ne puisse plus passer, dans et par la théorie du langage, comme il passait chez Horkheimer, il reste, même si la valeur en est toute transformée, un report de la Théorie critique. Horkheimer parlait de « l'activité coupée du réel qui se pratique dans certains secteurs de l'entreprise universitaire • (ibid., 37). Il en déduisait que cette activité, celle de la théorie traditionnelle, • concourt à l'existence de la société telle qu'elle est • (ibid., 37). Rien ne s'est perdu de l'actualité ni de la pertinence de son propos. Seul l'objet s'est modifié. La théorie du langage, y compris celle du rythme, en offre des exemples, que j'analyserai, parce que la théorie du langage, celle du rythme particulièrement, • a aussi sa signification sociale ,. (ibid., 37). L'ampleur de la théorie ne l'enlève pas à cette signification. Elle lui est au contraire indispensable poNr cette signification : le rapport interne entre le poétique et le politique, le langage et l'histoire. 14. Mu Horkheimer, Tb,o,w trMÜtionnelleet thtorw critiq11e,Gall., 1974, p. 67. lS. Livre citi, p. S4.
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La mesure de cette ampleur est peut-être le rapport de l'individu à la société. La critique, chez Horkheimer, passait par « une méfiance totale à l'égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu'elle est organisée, fournit à l'individu • (ibid., 38). Elle cherchait à réduire la .. dichotomie de l'individu et de la société ». Les sociologues oubliaient le langage. La critique était directement la critique du social, du politique. Il me semble -aujourd'hui qu'une critique du social, du politique ne p~ut se faire, si elle veut viser une théorie dialectique du sujet et de l'Etat, que si elle inclut une critique du langage, et du rythme. Ce détour est son plus court chemin, à moins de demeurer une théorie traditionnelle, une théorie qui concourt au maintien des rapports dans leur état. La tâche d'une théorie historique du langage, et du rythme, est de montrer que toute t~éorie du langage implique une théorie des rapports entre le sujet et l'Etat. Le lien de l'épistémologie des sciences humaines à l'éthique et au politique s'y fait sa place, pour la démocratie. La raison était opposée à la pratique sociale, une Raison humaine pure du social comme le dogme peut être pur de l'histoire, vider l'humain de l'histoire - d'où sa force morale toute virtuelle, qui est la faiblesse de l'humanisme, son discours noble, sa permanence académique : c Si le propre de l'homme est d'agir conformément à la raison, la praxis sociale actuelle, qui détermine jusque dans le détail les modalités de l'existence, est inhumaine, et cette inhumanité se répercute sur tout ce qui s'accomplit dans la société ,. (ibid., 41). Ou la société est inhumaine, ou la raison est inhumaine. La théorie critique est prise aux mots de la théorie traditionnelle. Sa visée est « une organisation fondée sur la raison ». (ibid., 49). La raison est optimiste. Elle associe l'avenir, le combat pour l'avenir, à plus de raison : « accélérer l'évolution vers une société libérée de l'injustice • (ibid., 54). Cet optimisme de la raison-justice-vérité est le plus faible de ce rationalisme, non tant parce que l'histoire s'est faite hors de lui et contre lui, que parce qu'il a lui-même déshistoricisé les valeurs, et ne pouvait ainsi plus rien sur l'histoire : « La vérité n'en finira pas moins par se faire jour; car l'objectif d'une société selon la raison, qui semble aujourd'hui, certes, n'avoir plus d'existence que dans l'imagination, est réellement inscrit dans l'esprit de tout homme • (ibid., 89). C'est l'aspect directement politique du dualisme. Son inefficacité, son irréalisme, aboutissent à l'autre dualité des victimes et des maîtres-bourreaux, des naïfs et du cynisme. L'autonomie abstraite de l'individu-sujet, qui caractérisait pour Horkheimer la pensée bourgeoise, situe les valeurs de la Théorie critique. Ce statut abstrait caractérise les concepts marxistes de super~tnlcture et d'infrastructure, statut que leur application au
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langage met à découvert. L'École de Francfort les garde (idib., 38, 44). On a parlé à son propos d'une « force critique, voire auto-critique du marxisme » 16• Mais les termes du marxisme ont été maintenus par cette École. Elle a fait ressortir leur statut d'essences abstraites, qu'ils avaient déjà : « la théorie critique n'a pour elle aucune autre instance spécifique que l'intérêt des masses à la suppression de l'injustice sociale, en fonction duquel elle se définit. Cette formulation négative est, en termes abstraits, le contenu matérialiste du concept idéaliste de raison » 17• Marxisme, rationalisme, mutuellement substituables, font l'abstrait du sujet, rejeté alors comme bourgeois. C'est l'état du sujet dans le marxisme. Inchangé dans la Théorie critique. Groethuysen, seul, il me semble, a montré que la bourgeoisie du sujet est un élément de son historicité. Le marxisme autant que la Théorie critique ont manqué une histoire des rapports entre individu et sujet. Groethuysen l'a commencée. Il y en a un autre fragment dans L'idiot de la famille, de Sartre. Si une théorie historique du langage et du rythme est possible, nécessaire, ce n'est pas seulement pour historiciser les valeurs, miner, limiter le dualisme qui fait la faiblesse politique de tant d'analyses, celles des orphelins du marxisme, la navette entre l'optimisme et le pessimisme, c'est pour travailler à l'historicité du sujet et de l'individuation qui est l'historicité même des modes de signifier. L'enjeu des problèmes techniques du langage est l'historicité, ou le statut métaphysique, du langage. Le statut du sujet, du discours, en est un aspect, une variable. Comme sont des variables reliées entre elles les discours et les métalangages. J'analyse plus loin un certain nombre de discours, anciens ou contemporains, sur le rythme. Parce qu'ils foumissent un cas particulier et une série tout à fait privilégiée d'exemples de tels métalangages. Auparavant il y a lieu de montrer sur un discours plus général, - celui de la grammaire -, la mainmise du mythe sur la « science •· Le propre d'un discours métaphysique est de se situer dans l'universel. Mais ce discours traditionnel, au sens de Horkheimer, a appris à donner le change. Il ne livre plus, avec la simplicité de Beauzée au temps de l'Encyclopédie, sa visée idéologique : la grammaire inaccessible à ceux • qui n'ont que le temps d'échanger leur sueur contre leur pain » 18• Cependant le discours des grammaires, discours de la philologie, montre qu'aucun discours sur le langageet sur les langues, même quand il se donne pour scientifique, et qu'il l'est aussi, n'échappe à son historicité, à sa situation idéologique. 16. G. Hoehn, G. RauJet,• L'Ecole de Frandon en France, bibliographie critique•, Esp,il,mai 1978, p. 142. p. 79. 17. Thiorit' traditionnelleet thiorit' critiq11e, 18. Cité dans J. Cl. Chevalier, LA notion decompllmmt chez lesgrammazrims,Et11dt fr,in~, (1530-1750), Paris, Droz, 1968, p. 671. de gr11mrtuU1T
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CRITIQUE DU RYTHME
On ne peut pas exposer le fonctionnement d'une langue sans modifier la description par une variable idéologique, et, ainsi, se situer et le dater. Ce qui se vérifie pour une langue se vérifie pour le rythme. Cette variable est illustrée, par exemple, par l'évolution des discours sur la langue chinoise. Il n'y a pas longtemps, un engouement pour les caractères chinois privilégiait en eux les images, le mime du monde, comme une supériorité par rapport à l'abstraction de l'alphabet. En quoi l'insistance d'une grammaire ancienne sur les pictogrammes comme « figures des choses sensibles·» ,était à peine plus naïve : « Cette classe de caractères donne à la langue chinoise une force, une vivacité, un coloris, un air de vie qu'aucune langue du monde ne possède peut-être au même degré. [... ] C'est comme un tableau en petit. [... ] En Chine, on ne dit pas que l'empereur est mort, mais qu'il s'est écroulé,PongjJ/1).Ce caractère, [l'ancien geste manuel], figure, comme on le voit, une montagne très élevée qui tombe dans un ~bîme. Ce caractère présente une image frappante et fait tableau »19• Eternel discours de la motivation, celui de Nodier dans son Dictionnairedes onomatopées.On est revenu de cette imagerie, vers une insistance sur la complexité des « caractères plus abstraits », qui « constituent la majeure partie des idéogrammes chinois en usage aujourd'hui »20 • Passage en même temps d'une confusion de l'étymologie avec le sens à un point de vue plus fonctionnel. Chaque domaine linguisnque découvre des enje,ux qui lui sont propres. Celui des grammaires de l'hébreu biblique est aussi exemplaire : dans le système du verbe, les deux aspects, accompli ou parfait et inaccompli (imparfait), de même que le participe présent sont tous trois décrits comme situant des actions « appartenant à la sphère du passé, du présent, du futur »21• La discrimination est censée se faire selon le contexte. Le rejet, justifié en lui-même, d'une assimilation aux temps de l'anglais, aboutit cependant à cette déformation caractéristique des grammaires et des traductions chrétiennes de la Bible, que le • parfait prophétique », qui « dépeint hardiment et avec expression la confiance du locuteur quant à la venue certaine d'un événement encore futur » (livre cité, p.57), est systématiquement traduit par un futur. Ce qui annule l'écriture de la prophétie : « Le peuple[ ... ] verra une grande lumière» (/s. IX,1), où Dhorme traduit exactement« a vu ». Mais au 19. Perny, Gr•m,,,.irt dt l. l.ng11tchinoist,2 vol., Paris, 1873-1876, cité par Marcel lt Style or.J rythmiq11ttt mntmottc:hniq11t Jousse, Et11dtsdt psychologielin111istiq11t, c:htz ks fltrbo-mott11rs,Archives de philosophie, vol. li, Cahier IV, Paris, Gabriel Beauchêne, 1925, p. 47. Le passage entre crochets est ajouté par Jousse. 20. François Cheng, l'Ec:rit11rtpohiqw chinoise,Seuil, 19n, p. 12. 21. W.R. Harper, Elbnmts of Htbrtv1 Synt1a b-y•n ind11ctiwmtthod, New York, Ch. Scribncr's sons, 1901 (6ème éd.), p. 52.
CRITIQUE, HISTOIUCni
DE LA THfOIUE
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tate qui dit : « peut-être il est un espoir• (Lam.Ill, 29), Dhorme substituait « peut-être y aura-t-il espoir •· Des grammaires aux traductions, aux notes, les distorsions sont un même discours. La cohérence d'une idéologie. Cette idéologie fossilise une langue-culture. Celle-ci, comme le signifiant dans la métaphysique du signe, est escamotée. Ainsi, avec l'ambiguïté de l'historicisme, l'imparfait la met au passé, dans la note sabbat au glossaire de la traduction œcuménique : « Le jour du sabbat les Juifs se réunissaient à la synagogue... ,.
Les historicités croisées des discours scientifiques, didactiques, avec les pratiques littéraires ne sont soutenues que par leurs limites, tant qu'elles ne sont par perçues comme limites. Ces limites fabriquent une légitimité, qui légifère seule dans ses limites. Une fois que ces limites sont apparues, un temps est passé. N'en reste que l'idéologie. Le premier niais venu se croit plus lucide que ceux d'avant qui ne les voyaient pas. Mais à son tour il ne voit pas les siennes. André Gide publiait dans Littérature,en 1919, un passage des Nouvellesnourritures dont une phrase porte, là-dessus : « Je pressens un temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui nous paraît vital aujourd'hui »22• C'est le déplacement de l'historicité. On peut oublier que les pratiques du langage sont historiques, que la poésie, la prose, sont historiques. On y échappe d'autant moins qu'on l'oublie. Tout discours, toute expression est historique. Non en ce qu'ils portent leur date, seulement, et leur lieu. Puisque le lieu aussi est historique. Il n'y a pas de contemporanéités. Le nivellement téléuniversel se superpose et se mêle aux historicités locales. Il ne les efface que là où ne subsiste plus que « l'art d'aéroport », comme dit Michel Leiris. L'historicité n'est pas que la date. Elle y tourne même, paradoxalement, le dos. Elle est la contradiction tenue entre la résultante des lignées qui mènent, et la nécessité vitale à ce moment précis de ne pas être défini par elles. D'y échapper, de produire une spécificité qui nous produit. L'historicité est l'aspect social de la spécificité. Ceci est la ~analité même, puisque c'est ce qui a toujours eu son temps et son lieu. Ecrire après sans écrire comme. La modernité est le toujours je-ici-maintenant. L'antiprogrammation même. Toute ressemblance avec le sens ou la recherche de l'originalité est fortuite, encore moins avec l'époque romantique de l'individu-sujet. L~historicité n'est donc pas la conscience historique. C'est une activité critique. L'écriture qui n'est pas une critique de l'écriture ne peut que refaire l'écriture, jusque dans le conformisme des anticonformismes. «
C'est pourquoi l'historicité est polémique. Adorno écrivait : Toutes les œuvres d'art, même les œuvres affirmatives, sont a priori 22. A. Gide, • Les Nouvelles nourritures
»,
littirat11re, n° 1, mars, 1919, p. 3.
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CRmQUE
DU RYTHME
polémiques » 23• Parce que la nouveauté est critique. La difficulté est de reconnaître le spécifique dans la foire aux nouveautés, dans la surenchère qui fait confondre l'historicité avec le nouveau pour le nouveau. La modernité, dans sa lutte contre le passé pris comme norme, comporte une dérive vers sa propre norme. Par exemple à partir de cette note de Maïakovski, dans Comment faire des vers, en 1926 : « La nouveauté dans une œuvre poétique est indispensable » 24• C'était confondre, avec le rejet nécessaire du vieux, l'opposition mécanique du vieux et du nouveau. Un critique croyait : « Les vieux rythmes ne sont bons que pour les vieilles chansons » 25• Il faut donc tourner la polémique de l'historicité vers elle-même, pour qu'elle ne se confonde pas avec l'usure du modernisme. Un des traits de la pseudo-historicité mêlée à l'historicité véritable est la croyance dans la destruction de ce qui précède. Conviction à distinguer de la nouveauté, qui se place ailleurs. Le futurisme les confondait. Khlebnikov et Kroutchonykh parlaient de« la langue de l'époque contemporaine qui file de l'avant après avoir anéanti la langue figée qui l'a précédée » 26• Notion liée à la vieille idée du progrès, en art. Facile à condamner, facile à renaître. L'historicité implique de ne pas en être dupe. Mandelstam le disait, en 1916 : « Maintenant on écrit mal d'une manière nouvelle, voilà toute la différence 1 »27• Ce n'est pas seulement parce que les valeurs sont historiques. L'alexandrin faisait prose au temps de Ronsard, rien ne fait plus métrique aujourd'hui. Les relevés de l'admiration changent. Dans la liste faite par Fontanier, en 1818, des vers les plus admirés de Racine, ne figurent pas Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée P.8 tant repris en chœur depuis bientôt un siècle, et qu'on « s'accorde presque unanimement à trouver très harmonieux » 29• L'historicité est une variable de l'écriture de l'histoire. 23. Théorie esthétiq11e,livre cité, p. 235. 24. VI. Maïakovski, PolnoeSobrAnieSoéinenij,en 13 vol., Moscou, Ak. Nauk SSSR, 19S9, t. 12, p. 8S. et rivol11tion,repris dans Gérard Conio, le 25. Nicolas Gorlov, dans F11t11risme fomuJisme et le f11t11risme r11sses dn1tmt le 11U11?Cisme, Lausanne, L'Age d'homme, 197S. de 26. Dans le mot comme tel (1913), cité dans l'Année 1913,les formes esthétiq11es l'a11'lJred'Art à 1A'Veillede 1APremière G11erremondiAle; Mtmifestts et témoign.ges, pp. L. Brion-Guerry, Klincksieck, 1973, t. 3, p. 366. 27. Osip Mandelstam, • La poésie contemporaine •• Collected Works, éd. citée, t. 3, p. 28. 28. André Spire l'avait remarqué, dans P/Aisirpoétiq11eet piAisir m11sa,u,ire,Corti, 1949, p. 4S3, et Jean Mourot l'a relevé aussi, dans le génie d'11nstyle. ChAteA11briAnd, Rythme et sonorité dAns les Mémoires d'011tre-Tombe, Armand Colin, 1969 (1ère éd., 1960), p. 61. Un critique de 1801 parlait de la• rudesse • d'AulA (cité par J. Mourot, p. 67), là où nous percevons un excès de • musicalité •. 29. Maurice Grammont, le Vers frAnçAis,ses moyens d'expression, son hArmome, Delagrave, 1967 (6ème éd.) p. 379; le livre est de 1904.
CRITIQUE, HlSTORJCrrt
DE LA THEORIE
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Le xvu•siècle poétique de Maurice Souriau en 1893 est fait de Malherbe, Corneille, La Fontaine, Molière, Boileau, Racine. Il ne cite pas les deux vers de Phèdre. Il ne mentionne aucun baroque, aucun lyrique. Il met le théâtre sur le même plan que la poésic30.
L'historicité des valeurs est rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et par là implicitement à la stratégie du signe, si elle n'est pas conçue comme solidaire de l'historicité du langage. Celle-ci tient dans la stratégie qui ne commence que chez Saussure, et qui consiste dans le lien entre le primat de la valeur (et non du sens), du système (et non de la nomenclature du mot compris par son étymologie), du fonctionnement (et non de l'origine), du signe radicalementarbitraire (et non de l'opposition entre nature et convention). A quoi il faut ajouter que système, qui est le terme de Saussure, est historique, en ce qu'il ne sépare pas philologie et linguistique, ce que montre le Mémoire31 de 1878. Alors que stTNctureest ahistorique, et ne peut que déshistoriciscr. En quoi rien n'est plus opposé à Saussure que sa postérité structuraliste. Ces quatre termes - valeur, système, fonctionnement, arbitraire - déterminent ensemble l'hypothèse d'un primat du discours, que Saussure n'a pas formulé, mais qu'il a rendu possible. De même que Benveniste n'a pas formulé la théorie du rythme que pourtant seul il a rendu possible. Il sort de ceci que toute réduction de Saussure au stoïcisme, à la métaphysique du signe, participe précisément par là elle-même des stratégies de la métaphysique du signe, contre l'historicité du langage et des discours. La résistance à la valeur vient du sens. Elle tient au règne universel du sens. Le sens, référé à la langue, fait obstacle à l'historicité. Car l'historicité a lieu dans la valeur. Seule transformatrice et transformée, la valeur fait ce qu'un discours a de trans-subjectif, de trans-historique. L'opposition du sens à la valeur fait l'opposition paradoxale de l'historicisme à l'historicité, à l'histoire. Car le sens est historiciste.
Historiciste, je n'entends pas par là une situation vague dans la conscience historique, l'histoire des idées, ou la critique historique, comme on a fait32• Mais une réduction du sens aux conditions sociales et historiques qui l'ont déterminé. Où pousse la situation du sens dans la langue, des états de langue. La querelle de la nouvelle critique, il y a bientôt vingt ans, fut un exemple d'une notion historiciste du sens 30. Maurice Souriau. L'Ewl11tion d11wn fr1111Ç4is ,.,, dvc-sq,tilmt siidt, 1893; Genève, Slatkine, 1970. 31. Ferdinand de Saussure, Mémoirt ,,,,. lt s,stèmt primitif des txrytlhs dlltls lts "'1,g,us mdtrnropitm,ts, 1879, Rtaml des p11bliations sciffltif,q11ts,Genève, 1922; Slat.k.ine,1970. 32. Voir l'anipos, dans la théorie métrique, pour justifier ensemble l'isochronie et la fusion du rythme dans le mètre : • Rythme et attente sont toujours liés. C'est la répétition régulière isochrone d'un événement qui, établissant une forte autocorrélation, mène à la perception du 68. Groupe Mu, RhitoriqNetk 14poisil!, déjà cité. 69. Dana Sebeok.,Styh in Lmg11age, M.l.T., 1960. 70. RhitoriqNe tk 14poisil!, p. 132.
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CRITIQUE DU RYTHME
rythme, crée la prévisibilité et provoque l'attente ,. (p. 132). Répétition et isochronisme sont donc les « conditions fondamentales ,. du rythme, pour la rhétorique structurale 71• C'est que le structuralisme se veut science. Le groupe Mu cherche une « théorie précise et positive ,. (p. 129), et « le rythme comme forme temporelle appartient positivement à l'ordre, c'est-à-dire à la prévisibilité ,. (p. 129). L'ordre, le nombre, font que le rythme ne peut être que le mètre. Positifne compte que jusqu'à deux. Deux qui s'obtient éventuellement par réduction de la redondance : dans le dualisme, dans le signifié privilégié, la réduction porte « essentiellement sur le signifiant ,. (p. 129), assimilé pour la commodité à la structure de surface de la grammaire générative. La confusion du rythme et du mètre est telle que le vers « régulier ,. est dit unité rythmique, alors qu'il est unité métrique : « Le vers régulier est une unité rythmique là où tout vers irrégulier correspond à une unité périodique. Le rythme se définit donc par la régularité du retour, donc par une forte prévisibilité ,. (p. 149). Toute sortie, même celle du vers libre, hors du mètre, est donc un écart. Cet écart même est périodicité - élargissement mais non disparition (impossible, à moins de disparition du rythme aussi) de la norme : « La période serait plutôt associée à la prose oratoire et, lorsqu'une périodicité est préférée au rythme en poésie (cas du vers irrégulier à l'époque symboliste), c'est à titre d'écart par rapport à la tradition rythmique ,. (p. 149). C'est, en même temps, le cadre aristotélicien : le mètre, espèce du genre rythme : « La rime et le mètre, avec leurs innombrables variations, sont les types les plus importants de répétition rythmique ,. (p. 154). Ce fondu-continu du mètre au rythme permet au discours traditionnel de parler du « tétramètre anapestique français ,. à côté du « pentamètre iambique anglais ,. (p. 154), - avec une confusion parfaite entre deux systèmes métriques et rythmiques hétérogènes l'un à l'autre. Avis aux utilisateurs. Le remarquable est l'alliance entre la rhétorique de l'écart et la « figures temporelles ,. (p. 136) sont soit métriques (mètre, rime, strophe, refrain), soit rhétoriques (chiasme, assonance, allitération, inversion, anagramme). L'effet, dans l'analyse est le suivant : « La coupe rythmique de ces alexandrins dltlèbresest identique :
métrique de l'ordre. Les exemples de
Vous mourûtes au bord où vous fOteslaissée Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Ce qu'il faut observer c'est que, malgré la similitude des rythmes, seul le second de ces vers évoque le galop. Ceci nous confirme que les 71. En pleine conformité avec la rhétorique traditioMeUe, par eumple Marctl Craeot, si,k et sn tdniq11es, P.U.F., 1980 (l"' éd. 1947).
u
LE B.TI'HMESANS MESURE
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phénomènes rythmiques ne prennent valeur que lorsqu'ils viennent en renfon du sens » (p. lSS). Mais il n'y a pas de similitude de rythme. Le second vers n' « évoque » pas le galop : il parle du galop. C'est du sens avant d'être de l'expressivité. Une notation même sommaire du rythme montre que ces deux vers ne sont pas comparables, rythmiquement :
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Vous mou7Ji!esau bord où vous fûtes laissée .,, V ...!. ..:.S.. v IJ V IJ v Le chagrin monte en croupe et galope aoec lui
Aucune limite de mot, et plutôt de groupe rythmique, n'est la même; la structure du groupe c monte en croupe » avec un monosyllabe de sens plein en tête (monte), et le rappon syntagmatique ambigu du groupe nominal au groupe verbal (le chagrin monte ... ), installent un accent rythmique, et non métrique, sur monte; d'où un contre-accent, que n'a pas le vers précédent. Le rythme des timbres est aussi tout différent de l'un à l'autre, essentiellement vocalique, assonancé, en série ternaire (vous mourûtes, où oous fûtes) dans le premier; consonantique couplé (chagrin, croupe; croupe, galope) dans le second, et pas aux mêmes positions. Seule la scansion métrique est la même : césure à la 6emc. Il n'y avait de similitude que métriquement. Contradiction interne de la rhétorique, qui ne peut être rhétorique que du sens, du discours, - et qui ne peut pas prendre le vers, le rythme, comme sens, et discours. C'est que la rhétorique a mis l'ordre aoant le sens, la taxinomie avant le discours. Aussi, dans les discours, ne retient-elle que de la langue. Et cet exemple même montre que le rythme est l'organisation du discours. L'achèvement de l'ordre est la suppression du temps. Par la clôture structuraliste du texte, le temps serait « annulé », « la perception de l'écoulement est supprimée » (p. 124). Où se mêlent L'art robuste seul à l'éternité et la répétition comme temps du même substitué au « temps qui coun » (p. 123). La mémoire, de plus, annulerait le temps « en réalisant la simultanéité totale du poème » (p. 137). Mais si on peut parler, par métaphore, de la mémoire d'un texte, qui lui est spécifique, mémoire de roman, mémoire de poème, cette mémoire même n'est autre que la relation des petites aux grandes unités qui, loin de supprimer le temps, constitue la temporalité propre de chaque texlf: De mémoire de poème on n'avait vu un tel paralogisme : « pour rendre le temps perceptible, il faut le rythmer, et, pour percevoir le rythme, il faut annuler le temps » (p. 137). Le discontinu des unités linguistiques est ce dont est fait le continu .du texte. La structure fixe, le mètre fixe. La combinaison des deux produit cette double et même transformation : le discours en langue, le rythme en mètre, une même statue de sel.
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CRITIQUE DU RYTHME
Je retiens une dernière figure, qui compose autrement le dualisme du signe, l'héritage formaliste, et le mètre. Elle permet de montrer combien la tradition de Valéry est radicalement opposée à celle de Saussure - malgré, en apparence, le même dualisme. Le dualisme produit une poétique-mirage, celle du son. Il suffit qu'il donne aux « sons du langage [... ] une importance égale (égale, vous m'entendez bien !) à celle du sens ,.n, Il en a été tiré une méthode qui développe le formalisme dans la langue - c'est-à-dire sans tenir compte ni du sens ni du discours. Double aberration, linguistique et poétique, qu'il importe de reconnaître 73• L'hygiène des lettres est l'hygiène du rythme. Le formalisme du son déduit de Saussure qu'il n'y a « aucun rapport entre le contenu et le contenant dans le texte •· C'est « dans le seul esprit du lecteur que réside cette union, et non dans le poème ,. (livre cité, p. 10). Cette« linguistique • cherche pourtant ses structures dans le poème. Elle fausse le terme de signifiant : elle le transforme en un « contenant •· Version vulgaire du dualisme - dont tout le travail de Saussure s'est distancé. C'est que le départ est pris ici chez Valéry, non chez Saussure. Et Valéry, Saussure, non seulement sont incompatibles, mais ont une situation paradoxale pour la poétique. Valéry pose : « Il n'y a aucun rapport entre le son et le sens d'un mot ,. et, à la phrase suivante : « Et cependant c'est l'affaire du poète de nous donner la sensation de l'union intime entre la parole et l'esprit ,.74• La relation entre la théorie du langage et la poétique est une relation d'opposition, laissée dans le mystère, et qui n'est là que pour l'accroître : effet de sacré sur le poète. Valéry fait glisser l'hétérogénéité du signifiant et du signifié vers une exclusion mutuelle : « Ce sont des suites appartenant à deux univers qui s'excluent ,.7s_Ce n'est plus une conception linguistique. C'est une stratégie poétique - qui n'empêche pas, chez Valéry, L'insecte net gratte la sécheresse. Saussure, au contraire, montre que les deux éléments sont inséparables. En élaborant une pensée de la valeur, du système, du fonctionnement dans cet arbitraire, il en fait la pos~ibilité d'une historicité du langage, et d'une poétique de cette historicité. "Yaléry,qui a tant écrit dans la poétique, en détourne. Saussure, qui n'a pas fini ce qu'il ébauchait d'une épistémologie de la linguistique, et qui n'a pas de rapports directs à la poésie sinon la recherche des 72. P. Valéry, • Les droits du poète sur la langue •• Œ14'f/res,éd. citée, 11, 1264. 73. Michel Gauthier, Système e"phoniq#t et rythmiq"e d" 'fltn fr"nçtiis, Klin.:ksieck, 1974. La phrase de Valéry qui vient d'être citée y figure en introduction, p. 7. 74. P. Valéry, Œuvres, 1, l33.3. C'est toute la conception classique de l'exprcssi\Îté, fondée sur la mimem. Pope avait écrit dans son Esuy on criticism : • The sound must seem an «ho to the sense •• le son doit sembler un écho du sens. 7S. P. Valery, Rh"mbs, 1931; Œ"'f/res, 11, 637.
LE RYTHME SANS MESURE
anagrammes - qui traverse la poésie plus qu'elle ne la vise étrangement, plus proche de la poésie.
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est,
L'enseignement de Valéry, entendu au sens strict, a donc rendu possible « l'aspect sonore du langage poétique comme UN SYSTÈME FORMEL76 , bien qu'il n'y ait pas dans le discours un « codepurement formel» (livre cité, p. 31). D'où une situation intenable. L'euphonie est définie comme « l'étude des phonèmes d'un poème, considérés en dehors des valeurs sémantiques qu'ils supposent par ailleurs • (ibid., p. 40). Intenable parce que tout jugement sur la valeur présuppose le sens, du sens. C'est ce que reconnaît le commentaire du vers de Hugo Unfrais parfum sortait des touffes d'asphodèles,« où l'on sent bien que ce dernier mot est placé là pour son sens et non pour sa conformité avec les voyelles précédentes ,. (p. 157), et « C'est du sémantique, et de lui seul, que les allitérations, simples ou composées, tirent leur sens ,. (p. 31). La forme, coupée du sens, est livrée aux présuppositions esthétiques : ce que dit le mot euphonie. C'est le pourquoi non explicité d'analyses en figures, en schémas, des séries consonantiques, vocaliques. Admettent-elles, comme Boileau, des « sons mélodieux ,. (p. 12), le « très beau "récitatif" vocalique ,. (p. 150) ? En quoi est-ce des « beautés • ? (p. 155) Ces groupements étaient déjà faits par Becq de Fouquières. Mais il ne séparait pas le son du sens : le mot 77 « générateur de l'idée » est en même temps « mot générateur d'harmonie •· Becq de Fouquières est critiqué, puis redoublé : « On pourra se demander, par exemple, si certains mots n'en attirent pas d'autres » (p. 156). Il suffit de dire mots, c'est tout le discours qui vient. Le repérage de symétries linéaires ou inverses porte jusque dans la prosodie la formalisation de la métrique. Métrique d' « intervalles égaux ,. (p. 88) où même I'« élément de différenciation ,. tend à « se résoudre dans sa propre répétition », faisant un « nouveau rythme • (p. 89), - c'est-à-dire une nouvelle symétrie. Perfection, intériorisation de la métrique : le rythme des nombres est métrique, le rythme des accents est métrique (mais c'est une scansion minimale), même le rythme des timbres - sélectionnés, hors sens - est formalisé, métrifié. Rien de nouveau depuis Brik. La forme aime les schémas. Un organicisme enraciné y pousse ses arbres. Quitte à isoler des phénomènes dans des vers déjà eux-mêmes isolés. La forme expose la crise de la forme. Le mètre expose la crise du sens. Tous deux ont mis le rythme hors du discours. 76. M. Gauthier, livre cité, p. 40. 77. Bccq de Fouquières, Traité général de versificar,on franç11ist, p. 220.
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CRmQUE
DU RYTIIME
7. D'une stylistique du rythme à une sémantique du rythme
Tout ce que le primat de la forme, de la langue, du mètre, s'interdisait, et interdisait, n'avait d'autre possibilité - dans le même monde, mais à l'opposé- que le style. Le parti de la norme, le parti de l'écart. Le rythme appartenait à la stylistique. Il continue de lui appartenir, comme le style, et l'œuvre, en l'absence d'une théorie du rythme comme système du discours. Il est révélateur de l'état métrique, l'état-langue, de la théorie traditionnelle que la seule échappée possible vers le discours - à ma connaissance, dans le domaine français - vers le rythme dans le discours, et comme organisation du discours, soit une étude de prose : celle de Jean Mourot sur Chateaubriand 78• La seule aussi qui contienne une critique, et une méthode, - et qui par là n'a pas vieilli. Il est vrai qu'il s'agit d'une prose traditionnellement dite poétique, depuis longtemps reconnue comme rythmée, et qui approche donc à la fois d'une étude du rythme en prose et du rythme comme sens. Mourot critique la pertinence du rapport présupposé par Pius Servien entre le lyrisme et les rythmes (numériques), qui fait qu'il « simule la découverte de ce qu'il s'est d'abord donné • (livre cité, p. 6; 47-49). Il critique Grammont (ibid., p. 61-62), qui fondait sur un jugement de valeur préalable des conclusions données d'avance. Il critique Spire qui fondait sur des échantillons « subjectivement choisis • des « jugements esthétiques • et où le rythme n'était pas relié aux « autres moyens d'expression • (ibid., p. 7-8). Mourot est le seul qui renonce à partir d'une définition préalable du rythme comme régularité et répétition (p. 9). Il est donc le seul à pouvoir passer du rythme comme repérage, marquage de rapports formels, intuitivement, empiriquement, au « rythme personnel • (p. 17) de Chateaubriand, à une étude du rythme lié à« l'univers particulier de )'écrivain ,. (p. 18), en quoi il a réalisé un chef-d'œuvre de la stylistique. Le rythme personnelde Chateaubriand, tel que le définit Mourot, est « indépendamment de tout recours aux formes du rythme poétique, de toute survivance rhétorique, de tout effet d'art conscient, le mouvement qui rend sa phrase reconnaissable, le retour instinctif de mots-clés et de timbres privilégiés qui jalonnent ce mouvement. Mais ce rythme se dessine sur un fond de sonoritéconfuse et très dense, qui est aussi un élément intrinsèque et spécifique de cette prose et dont il est nécessaire
78. JeanMourot, Ch11tt4Hbrùmd,Rythmt tt sonorité d"ns lts Mémoirts d'ONtrtTombt, déjà cité.
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d'abord de démêler les composants • (p. 161). La progression passe par une rhétorique du rythme : les « aspects superficiels • - les • régularités rythmiques et sonores », les • vers dans la prose •, les allitérations, assonances, groupements, clausules; avant d'aborder l'écriture du rythme : • l"'accent" Chateaubriand », qui va de la prosodie à la syntaxe. Ainsi le groupement ternaire, pour Mourot, est un • automatisme, héritage d'une certaine rhétorique ,. (p. 89). Mourot a la même réaction critique pour la sonorité que pour les rythmes : • bien souvent on attribue aux sons ce qui appartient au sens ,. (p. 17), et il refuse de séparer • abstraitement rythme et sonorité ,. (p. 18). Ce dont on a vu les exemples, et les effets. De la sonorité, évoquée par tous ceux qui ont parlé de Chateaubriand' (p. 162), il distingue l'harmonie, « notion appréciative ,. (p. 163), et qui est toujours effet de sens, non seulement de son, et où interviennent le • volume verbal ,. (p. 166), la rareté, les suggestions. Les références aux intentions de l'auteur sont rares (p. 18). Mourot a étudié la ponctuation personnelle de Chateaubriand, ponctuation traditionnelle du xvn•, xvm• siècle (p. 19), orale, au contraire de notre ponctuation logique, moderne, qui commence au début du XIX• siècle.·nprocède par exemples, nécessairement sélectionnés, mais nombreux, non par statistique. Il ne chiffre pas. Le lecteur - la stylistique est un rapport d'individu à individu - intervient par des « sans cesse ,. ou • constant usage • (p. 187). Cependant il parle - approximativement - de « mots-clés ,. (p. 161) et de« fréquence • (p. 166). On sait combien la fréquence, mais la rareté aussi, comptent. Et les relevés ont été illusoires. Trompeuse l'imprécision, trompeuse la précision. Le résultat paradoxal - de toute façon l'écart cherche la norme et ne la trouve pas - est au bénéfice de la stylistique, et de l'imprécision : c'est scion les valeurs du texte et sa situation, et comme une valeur parmi d'autres, que la fréquence ou la rareté font sens. Mourot note que Chateaubriand place les noms propres et les « mots-clés ,. aux « temps forts, aux fins de membres et de phrases ,. (p. 178; 239). C'est une sémantique de position. La stylistique prend ensemble le rythme et le sens. Mais la relation des deux termes n'est pas claire. Mourot ne repère pas seulement « la phrase préférée : élan bref et longue retombée • (p. 301), chez Chateaubriand, mais la coïncidence entre le type de phrase et le thème (p. 237). Il reconnaît longuement la « conjonction des thèmes privilégiés de l'écrivain et d'une certaine courbe de la phrase • (p. 317). Il semble qu'il n'y ait pas seulement conjonction. Il y a une hiérarchie du sens, de l'intentionnalité : « Tout se passe comme si l'allure de cette courbe était commandée par l'apparition de ces thèmes. C'est par là qu'on peut être assuré d'avoir saisi, au-delà des automatismes verbaux,
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un rythme vivant - s'il est vrai qu'au sens le plus profond du terme le rythme d'un écrivain est le mouvement habituel selon lequel s'expriment ses tendances les plus intimes et qui ne peut être vraiment défini que par rapport à ces tendances ,. (p. 317). Ce commandé par devient un « accord » (p. 318, 339). Cet accord est pensé comme une « symbolique personnelle et permanente du mouvement verbal et des sons » (p. 339), une « correspondance organique ,. entre des thèmesclés et leur « réalisation "verbo-motrice" » (p. 339), où les guillemets évoquentJousse (cité dans la bibliographie) sans le nommer. Mais cette symbolique, cette correspondance,cette réalisation deviennent une source,dans la même page : « le rythme et la sonorité ont leur source et leur définition dans l'imagination même de l'écrivain •· Ce qui, à la fois, est indéniable, et marque pourtant une hésitation sur la relation qu'ont ensemble ces thèmes et ces rythmes. Mais la stylistique ne peut davantage. C'est que le rythme, chez Mourot, fait partie du style. La notion a ses limites de validité. Mais sa capacité descriptive, dans une conception synthétique du style, est considérable. Plus que les réductions de la poésie au mètre, la stylistique du rythme est efficace parce qu'elle est dans l'empirique. L'empirique n'y est pas théorisé, mais il a l'avantage d'être la vie. Qui est aussi le point de départ des intuitions théoriques, comme celle de Joubert, que cite Mourot : « chaque auteur [... ] s'affectionne à des tournures de style, à des coupes de phrase où l'on reconnaît sa main ,. (p. 317). Ce n'est ni nouveau ni précis. Mais c'est ce que justement la théorie du rythme doit viser à comprendre. Le rythme entre dans la « marque personnelle » (p. 339). Mais il n'est pas dit pourquoi« parmi les aspects du style, le rythme et la sonorité sont ceux qui permettent le mieux de saisir l'individualité du créateur » (p. 339)79• Cependant l'intérêt (marqué par son efficacité d'analyse) de la stylistique du rythme est de situer le rythme dans un discours dont il n'est jamais séparé, séparé du sens. Il reste à situer le discours précisément hors de la théorie du signe - qui ne peut faire que l'association mystérieuse du signifié et du signifiant, du thème et du rythme - pour prendre le rythme comme discours, à la fois rythme d'une œuvre et rythme d'un sujet. Y ont contribué tous ceux qui, soit par une étude concrète, soit par 79. Comme toute analyse sans théorie, la stylistique ne vaut que ce que vaut l'analyste. Elle peut, comme chez Mourot, travailler l'historicité du langage. Elle peut aussi et c'est le plus fréquent, n'être que l'exercice impressionniste de la théorie traditionnelle : régularité-rythme, l'o:uvre • permanence cristalline • a-historique, chez Damaso Alonso, dans -Poesia espanola,Ensayo de métodos y limites estilisticos, Madrid. Editorial Gredos, 1976, (l" éd. 1950) p. 205.
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une historicisation de la notion même du rythme, ont travaillé à ruiner la définition du rythme par la symétrie. Ce que faisait Cassagne en étudiant Baudelaire, en écrivant que « le rythme et la symétrie sont deux choses distinctes que l'influence de la tradition et l'oreille, liée depuis longtemps aux cadences classiques tendent malheureusement à confondre » 80• Baudelaire lui-même substituait mètre pour rythme dans sa préface des Petitspoèmesen prose,à la fois par métonymie et métaphore : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Cassagne parle de répétition « irrégulière, asymétrique, incomplète » (p. 110). Georges Lote est plus nuancé que la tradition, en introduisant, par le passage de la structure à la réalisation phonique, l'irrégulier dans le régulier : « Le rythme verbal est constitué par des successions de syllabes atones que vient couper de temps en temps une syllabe tonique dont le retour ne doit point se produire à des intervalles trop éloignés » 81et il ajoute : « il résulte que le rythme poétique, pas plus que celui de la prose, n'est régulier ». Les conclusions de Lote restent valables contre un « mécanisme exclusivement binaire ou ternaire », contre les « durées égales » des hémistiches. Lote fonde le rythme « sur des différences et des contrastes, mais non sur des identités » (ibid., p. 699). Le rythme n'est plus le même. En musique, Eveline Andréani associe le rythme à l'irrégularité, pour l'écriture musicale de Debussy : « Chez Debussy, chaque niveau a son caractère rythmique propre et la correspondance ne se fonde plus sur la carrure, mais seulement sur la •respiration période", elle-même irégulière. C'est donc un style où le temps se révèle insaisissable » 82• Le rythme est « motif rythmique irrégulier » (livre cité, p. 380), et • La syncope se conjugue à l'intensité, le plus souvent, pour noyer la barre de mesure et nier le temps fort » (ibid., p. 381). La prise en compte des œuvres réelles historicise la notion de rythme, contre la tradition : « Car ne pas faire abstraction de l'histoire en ce domaine, c'est paradoxalement- se mettre en opposition; c'est faire en quelque sorte un antitraité d'harmonie » (p. 7). D'où la postulation d'une« relation dialectique • (p. 19) entre le rythme harmonique et le rythme mélodique : pour la musique, une« nature essentiellement dialectique, non statique • (p. 13). 80. Alben Cassagne, Vmification et métriq•e de Charles Ba•delaire, Paris, 1906, (Genève, Slatkine, 1972), p. 40. 81. Georges Lote, L'Aiexandrin français d'après la phonétiq•e expérimentale, p. 699. 82. Eveline Andreani, Antitraité d'harmonie, déjà cité, p. 380.
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C'est dans cette stratégie de l'historicité qu'il importe de ne plus confondre langue et langage,comme le faisaient les thèses de 1929 du Cercle Linguistique de Prague, recommandant d'étudier « la langue poétique en elle-même •· Dire « la langue poétique •• « la langue des vers • ne peut plus être que soit une traduction caduque, - là où les langues slaves n'ont qu'un mot, jazyk en russe, comme un mot, Sprache, en allemand, pour les deux concepts de langue et de langage-, soit une stratégie, dont il est clair maintenant qu'elle est celle de la métrique, contre le discours. Mais le rythme n'est pas une liberté opposée à la fixité de la mesure. Ce que sous-entend souvent l'opposition : conception émotionnelle du rythme qui confond le sujet et le subjectivisme. C'est l'« esthétique moderne du heurt, de la rupture •• de la discordance « anarchique • où Mazaleyrat voyait une « modalité particulière •• non une « définition nouvelle » 83• Le rythme-surprise, déception de l'attente : « l'échec de nos attentes est souvent plus important que le succès » 84• Vertu de l'irrégularité, symétriq11edes vertus de la régularité. Elle ne vaut pas mieux : elle en est prisonnière. Une sémantique du rythme est ce dont la possibilité s'ébauche à travers les intuitions théoriques d'Ezra Pound. Ce n'est pas un hasard s'il a renouvelé en même temps la notion de traduction. Le rythme, pour Pound, semble d'abord ce qui « garde quelque trait précis de l'impression émotive » 85• Où la technique et l'émotion sont tenues ensemble, - comme, de son côté, fait Jean Mourot. A la fin de ABC of Reading, Pound met un Treatiseon metre qui est un anti-traité : « Le rythme est une forme coupée dans le temps, comme un dessin est de l'espace déterminé » 86• Pound est un empirique. Il ne place pas le nombre et la symétrie, ou quoi que ce soit, avant le sujet historique du poème, avant le renouvellement technique qu'il est, s'il est un sujet historique : « Du point de vue empirique : les vers (verse) ont d'habitude un élément fixe en gros et un autre qui varie, mais quel élément doit être fixe et lequel varier, et à quel point, c'est l'affaire de l'auteur » 87• Antithéorique, antiformel, Pound dit seulement d'éco11ter. Les nomenclatur~s « ont erobablement été inventées par des gens qui n'avaient jamais ECOUTE des vers • (ibid., p. 204). A propos de la section dorée : « vous apprenez la peinture par les yeux, pas par l'algèbre • (ibid., p. 206). D'où son mépris de la métrique : « La 83. Dans l'article Rythme du Grdlld uro•sse de Li Ling##! frdll~, cUjàciœ. 84. I.A. Richards, Princip/esof litertiry Criticism,déjà cité, p 140. 85. E. Pound, literary Esuys: « The serious anist •• 1913; déjà cité, p 51. 86. Ezra Pound, ABC of Reading, Londres, Faber & Faber, 1961, p. 198. 87. Livre cité, p. 201. From the empiric angle : verse usually bas some elemenr roughly fixed and some other that varies, but which element is to be fixed and which vary, and to what degree, is the affair of the author.
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prosodie et la mélodie, on y arrive par l'oreille qui écoute, pas par un index de nomenclatures, ou en apprenant que tel et tel pied s'appelle un spondée • (ibid., p. 206). Mais c'est aussi tout ce chemin qu'il fallait sainder, piétiner les définitions, puisque ce sont elles qui piétinent, mesurer ce qui revient au mètre, pour arriver au rythme par le discours, au discours par le rythme.
8. Le rythme sans mètre Il n'y a pas à laisser tomber le mot rythme, comme Bely le conseillait aux métriciens, mais à laisser la mesure à ce qui se mesure. Il s'agit de situer le rythme, pour que la force empirique du discours suffise à en renouveler la conception. Le sens ne se mesure pas. Comme activité des sujets. Ne se compte pas non plus. Chaque fois qu'on y compte quelque chose, on réduit le langage à un modèle faible, dont l'inefficacité paye de retour les satisfactions numériques. Ainsi la réduction au mot, - machine à traduire, lexicologie littéraire, stylistique quantitative qui a compilé des index inutilisables (les concordances sont autre chose) : autant d'échecs que compte l'espoir scientiste. Parce que le langage est une syntagmatique et une paradigmatique ensemble, à tous les niveaux linguistiques, et que le sens ne se divise pas selon les « subdivisions traditionnelles » que critiquait Saussure. Et comme tout est sens dans le langage, dans le discours, le sens est générateur de rythme, autant que le rythme est générateur de sens, tous deux inséparables - un groupe rythmique est un groupe de sens - et autant le sens ne se mesure pas, ne se compte pas, le rythme ne se mesure pas. Dès qu'on mesure, dans le discours, au sens d'une métrique, c'est autre chose que le discours qu'on mesure. Ce que montre, par exemple, la tradition russe, de Bely à nos jours : la rythmique y est une métrique comparative, - telle position jamais inaccentuée à telle époque se désaccentue à telle autre. La statistique instructive dans ses limites - ne chiffre que des unités extérieures au sens, et dont le rapport avec le sens n'est nulle part construit. Tomachevski écrivait en 1929 : « Le domaine du rythme n'est pas le domaine du compte » 88 • L'antiquité et la force du primat métrique ont mené une tradition répandue à ne plus prendre le vers comme discours. Ceux qui le prenaient comme discours oubliaient qu'il était en vers, ceux qui le prenaient, par réaction technique, comme vers, oubliaient qu'il est 88. B. Tomachevski, 0 stixe, éd. citée. p. 13.
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discours. Autre effet du dualisme. Mais, truisme si transparent qu'il semble invisible, le vers est inséparablement les deux. Sa spécificité est là. Ce qui fait à la fois qu'il est irréductible à tout autre discours, intraduisible en • prose •· Par conséquent, le 'Versne s'opposepas à la prose. De la manière dont s'opposent deux antonymes, deux contraires. Comme tout discours, il s'oppose au silence. Dont le blanc, les blancs de la ligne, font un équivalent visuel. Le vers s'oppose au blanc, comme la prose. Autrement. Il en est question plus loin. Le primat du discours a parfois mené à contester même que le mètre soit une matrice du discours en vers. Au lieu de faire entrer le discours dans un mètre, Harding imagine une genèse empirique : le mètre, déduit de certaines rencontres, schématisé à partir du discours. Quoi qu'il en soit des genèses, dans le discours en vers métrique, le mètre « déterminera lequel de plusieurs rythmes de discours possibles est adopté » 89• En cas de conflit entre le mètre et le rythme du discours qui est le rythme du sens - " c'est le rythme du discours qui a la précédence • (ibid., p. 155). C'est que« Le rythme que nous adoptons n'est pas dicté par le mètre, mais choisi entre plusieurs rythmes du discours possibles d'après le sens • (ibid., p. 28). C'est la marque de Hopkins, que cite Harding, dans la tradition anglaise. Le rythme situe le poème dans l'oral, dans le parlé même. Le sprung rhythm de Hopkins, comme il l'écrivait dans la préface de ses poèmes," est la plus naturelle des choses. Car 1) c'est le rythme du discours ordinaire et de la prose écrite, quand du rythme y est perçu » 90• Dans le discours, le discours est rythme, et le rythme est discours : non un discours parallèle, intérieur, caché sous les mots, mais le discours même. Le rythme est l'ensemble synthétique de tous les éléments qui y contribuent, organisation de toutes les unités petites et grandes, depuis celles de la phrase jusqu'à celles du récit, avec toutes leurs figures. Ce qui pose la question, sur laquelle on ne sait rien; du rapport entre les petites unités et le rythme des grandes, - quel rapport, quel sens, quelle part au sens.
Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation des 89. Harding Words into rhythm, p. ISS. 90. Tht Potms of Gtrard Manlry Hopkins, ed. by W.H. Gardner and N.H. Mackenzie, Oxford University Press (4' éd. 1970), 1978, p. 48-49 : .. Note on the nature and history of Sprung Rhythm - Sprung Rhythm is the most natural of things. For ( 1) it is the rhythm of common speech and of written prose, when rhythm is pen:eived in them. (2) h is the rhythm of ail but the most monotonously regular music, so that in the words of choruses and refrains and in songs written closely to music it arises. (3) h is found in nursery rhymes, weather saws, and so on; because however these may have been ounce made in running rhythm, the terminations having dropped off by the chanKe of language, the stresses corne together and so the rhythm is sprung. (4) h arises in common verse when reversed or contcrpointed, for the same reason •·
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marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j'appelle la signifiance : c'est-à-dire les valeurs, propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux ,. du langage: accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent précisément la notion de niveau. Contre la réduction courante du « sens ,. au lexical, la signifiance est de tout le discours, elle est dans chaque consonne, dans chaque voyelle qui, en tant que paradigme et que syntagmatique, dégage des séries. Ainsi les signifiants sont autant syntaXiques que prosodiques. Le « sens ,. n'est plus dans les mots, lexicalement. Dans son acception restreinte, le rythme est l'accentuel, distinct de la prosodie - organisation vocalique, consonantique. Dans son acception large, celle que j'implique ici le plus souvent, le rythme englobe la prosodie. Et, oralement, l'intonation. Organisant ensemble la signifiance et la signification du discours, le rythme est l'organisation même du sens dans le discours. Et le sens étant l'activité du sujet de l'énonciation, le rythme est l'organisation du sujet comme discours dans et par son discours. Ainsi la définition du rythme ne peut plus être uniquement phonétique, - encore moins métrique. Elle est du discours. Le rythme n'est pas uniquement l'accentuel. En quoi il y a à distinguer la nature du rythme, et la notion de rythme, souvent, il semble, confondues. Les disputes sur le principe du rythme, qui opposaient les partisans de l'intensité à ceux de la durée - les stresserset les timers pour la prosodie anglaise - illustrent bien cette confusion. Confusion qui a été pour une part dans la violence des oppositions et la multiplicité des positions théoriques. les composantes phoniques du rythme accentuel, traditionnellement, sont l'intensité, la durée, la hauteur 91 . Éléments variables selon les langues, toujours présents 92 • Il s'agit de ne plus identifier le rythme 91. Je renvoie, pour la définition de ces composantes, aux articles Aettnt et /ct,n dans leDictionn11iTt dt Poétiq11ttt dt Rhétoriq11td'H. Morier. A. Spire, dans Plllisirpoétiq11t tt pl..isir m11SCHl..irt, distingue trois éléments du rythme (durée, hauteur, intensité), p. S7-106, quitte à rajouter les timbres au chapitre suivant - dissociation qui situe son esthétisme traditionnel. Le paramètreprédominant, dans la syllabe accentuée, d'après Mario Rossi, est « 1. la durée dans 7S % des cas, 2. l'intensité dans 67 % des cas, 3. la bauœur dans SO % des cas environ •• dans Mario Rossi, « Sur la hiérarchie des panmètres de l'accent •• dans les Actes d11VI' Congris lnttm11tion11/dts Scim«s Phonhiq11es,1967, p. 786. 92. Paul Garde écrit : « dans les langues où n'existe aucun trait distinctif prosodique, les trois caractéristiques prosodiques peuvent se mêler dans l'accent • - à la différence, par exemple, du tchèque où la longueur est un trait distinctif - « Ainsi la voyelle russe accentuée est à la fois plus intense, plus haute et plus longue que la voyelle inaccentuée
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avec le seul rythme de l'accent d'intensité, pour y inclure, au lieu d'y seulement juxtaposer, les timbres, c'est-à-dire la prosodie. Le rythme se trouvait encore dissocié entre l'accent et le nombre des syllabes, autre « principe ,. métrique. Le rythme linguistique - l'accent, le rythme métrique - le nombre de syllabes, ensemble installant une ambiguïté, dont la théorie s'est ressentie, sur la nature rythmique du vers. Ce qu'illustre le passage suivant : « d'après quel principe distingue-t-on les vers ? Il n'y a qu'un seul critère : le compte des syllabes. Seul le compte des syllabes détermine le vers français, tandis que sa structure rythmique est très variable. [... ] Toutefois, dans la suite on adoptera un autre groupement : d'après leur structure rythmique et leur rôle historique ,.93 c'est-à-dire vers pairs ou impairs, césurés ou non césurés. L'ambiguïté s'étend à la notion même du rythme, - mètre, discours. Je mets sur le même plan non plus trois mais quatre composantes phoniques du rythme : intensité, durée, timbres, hauteur. A mi-chemin entre une définition phonique et une définition discursive du rythme, Tomachevski distinguait trois rythmes : le rythme accentuel-lexical, le rythme d'intonation de phrase, le rythme de l'harmonie 94 • La distribution des limites de mots, les patrons rythmiques-syntaxiques entrent dans la composition lexicale, syntagmatique du rythme - qui en aucune façon ne peut se limiter à la forme ou à la substance phonique. L'intensité et la durée coïncident dans l'accent, ou temps fort du groupe rythmique, non du mot, en français. Mais en général, l'accent est « la mise en relief d'une syllabe à l'intérieur de chaque mot ,.95 • Lote écrivait il y a très longtemps : « L'intensité résulte à la fois de la force, de la durée, du timbre et de la hauteur, mais [... ] l'ictus dynamique à lui seul est incapable de marquer l'accent et d'engendrer un rythme » 96 • La coïncidence de l'intensité avec la durée dans la syllabe accentuée, finale, (sans préjudice de l'emploi de procédés accentuels négatifs). L'intensité est dominante en allemand. Les modifications de hauteur sont, en même temps que l'intensité, essentielles en anglais. La longueur joue, à côté de l'intensité, un rôle important en grec moderne et en portugais, mais aucun en espagnol • l'acœnt, PUF, 1968, p. S2. Pour Agustin Garcia (Barcelona, la Gaya Ciencia, 197S), l'accent Calvo, dans Del ritmo del leng11t1je d'intensité des langues à accent de mot est mélodique avant tout (p. 34). Il voit dans l'alternance des accents de mots une métrique de la langue (p. 61.). 93. W. Theodor Elwert : Traité de wrsification franç.ue des origines • nos jo11rs, Klincksieclr., 196S, §154, p. 113. 94. Tomachevski, 0 stixe, p. 2S. 9S. Paul Garde, l'accent, p. 4, repris p. 31. Ailleun : « l'accent est coextensif à l'intensité ,. (p. 34), et voir p. 40. Je reprends cette question, pour le français, au chapitre
XI Prose,poésie. 96. G. Lote, les origines d11'!lff'S fr•nçais, Aix en Provence, 1940- Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 1S. J'emploie le terme ammt au sens d'accent d'intensité, non le terme ict11s,qui désigne le frappé, le • coup •• pour garder le terme courant, malgré son
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du groupe rythmique, en français, est un fait de rythme de la langue, non de métrique. La confusion avec le code du mesurable, où par convention une longue vaut deux brèves, apparaît pleinement dans : « Une syllabe [sic] accentuée est deux fois plus longue que les syllabes qui la précèdent; la durée est l'élément essentiel à prendre en considération en français où l'on peut considérer les autres paramètres (intensité-hauteur) comme secondaires » 97 • Ce qui, donné comme « accent de langue •• est linguistiquement faux. Seule pertinence : la métrique, mais seulement quand la métrique, selon les langues, est une métrique de pieds, quantitatifs ou accentuels. Ce qui n'est pas le cas en français - où il est donc aussi métriquement faux qu'une syllabe accentuée soit deux fois plus longue qu'une inaccentuée98 • Les éléments du rythme accentuel ont longtemps donné lieu à une prise subjective. La longueur, ou durée, était contestée. Le discours de la métrique aboutit à de curieuses contradictions. Exemple : « Aucune notion de durée n'intervient dans la versification russe, si ce n'est le fait que la syllabe accentuée est toujours plus longue que la syllabe atone » 99 • C'est qu'il s'agit de discriminer la métrique accentuelle de la métrique quantitative fondée sur une convention de longueur, et cette stratégie finit par masquer la réalité linguistique, où durée et intensité sont inséparables. Unbegaun ajoute : « mais ce fait n'a aucune fonction dans le système métrique, pas plus que dans la langue parlée, si bien qu'un Russe n'en a même pas conscience• (ibid.). En français, pour Georges Lote, l'élément fondamental du rythme est la durée : « elle seule crée le rythme » 100, et les autres éléments, les timbres en paniculier, ne sont qu'« ornements de nature diverse • (livre cité, p. 461). Delattre a confirmé que le« rôle de la durée est très positif. La durée est le seul des trois éléments acoustiques qui soit toujours, par sa proéminence, un facteur de l'accent • 101• syncr&isme (I'« accent ,. maneillais, pour l'intonation) parce qu'il suffit à désigner la position marquée, et parce que le rythme - sans méconnaître, au contraire, la phonétique, qui est indispensable - n'est pas phonétique seulement, mais aussi syntuique, syntagmatique - bref, synthétiquement sémantique. Garde dit qu'il est • fonctionnel ,. (p. 49). Il intéresse tout le langage. 97. Daniel Delas, Poétiq•elprtitiqu, CEDIC, 1977, p. 82, à propos de .. Soldats payés, tribuns vendus, juges complices .., nommé trimètre, et de « Biens, pillards. intrigants, fourbes, crétins, puissances .., baptisé stnAire. 98. C'est cependant dans un ouvrage pédagogigue, destiné à « l'enseignant du secondaire •• que ces confusions ont cours et s'enseignent. En même temps que, négligence ? angliciution ? s'imprime de plus en plus « syllable ,. pour sy/W,e : innombrablement, dans LA Vieilkssed'Akundre de Roubaud, dans Rhétoriq•e de 1A polsie, du groupe Mu. 99. B.O. Unbegaun, LA 'Uersifiutionnme, Librairie des Cinq Continents, 1958, p. 30. 100. G. Lote, L'Altundrin fr.,,çais... , p. 460. 101. P. Delanre, St•tÜesin French.,,d Comparatiw Phonetics,Mouton, 1966, p. 68. Passage cité dans Delas et Filliolet, Linguistiq•eet poétique,p. 140.
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L'effet de rythme, comme on dit l'effet de sen~, - où lexique, morphologie, syntaxe sont inséparables - est nécessairement une conjonction des rythmes. Lote parlait du« rythme total » 102• Conjonction, ou plutôt combinaison, de l'accent de groupe, en français, avec l'accent diversement nommé« accent de rhétorique • (par Lote, ibid., p. 376), oratoire, affectif, émotionnel, d'insistance. Qui est, lui, accent de mot. Morier le dit vertical1°3 , contre l'accent de groupe, horizontal, parce que la notation ( J ) marque qu'il ne s'agit que d'un allongement de la consonne, première du mot, sans allongement de la syllabe. Paul Garde, après Marouzeau et Dauzat, distingue l'accent d'insistance affectif, sur la première consonne, de l'accentd'insistanceintellectuelle, « renforcement de l'intensité de la première syllabe • (livre cité, p. 45). Il importe de rappeler que cet accent est « du domaine de l'intonation • (ibid., p. 45), et que, en français, il « ne se substitue pas à l'accent de mot normal, mais s'y surajoute • (ibid., p. 46) 104• Normal, mais de groupe, non de mot. A l'inverse de l'anglais, où l'accent, étant accent de mot, l'accent d'insistance désaccentue et réaccentue selon l'insistance : I am speaking to you, I am speaking to you, I am speaking to you. Oralement, la multiplication de la marque dans certains discours, comme chez des présentateurs à la radio et à la télévision, ou dans la prosodie du discours de réunion politique, par exemple, généralise la surenchère à presque toutes les consonnes initiales de mots; la ,...,, t$ précision, Toulouse... Quant à l'accent rythmique, Lote avait déjà observé 105, ce que Morier a précisé106, que« L'accent rythmique reste placé sur la fmale de groupe • (article cité, p. 98). L'accent rythmique est attaché, en français, à la place, non au mot. Il est instable, étant accent de phrase : « Le français est donc une langue à structure •phrasématique,. [... ] et le phénomène de désaccentuation y joue un rôle primordial » 107 • A l'opposé de langues à structure« lexématique ,. où l'accent est lié au mot. L'organisation poétique du discours, en particulier dans les vers, par toutes les figures prosodiques, et la mise 102. L'AiexandrinfranÇllis ... , p. 467. 103. Diction114irtdt poétiq11ttt dt rhétoriq11t,article A.cœnt. 104. La distinction traditionnelle entre ll«fflt Affectif et A«tnt inttlltct11tl a été critiquée par Philippe Martin : • Elle ne permet pas de classer des exemples comme "re-mar-quable", dans lequel le procédé d'insistance porte sur toutes les syllabes, ou encore "merveilltNX", présentant un accroissement d'intensité sur la dernière syllabe •. Il la remplace par la notion d'a«mt conmutif, dans • Une théorie syntaxique de l'accentuation en français •• dans Ivan Fonagy et Pierre Léon, l'A.cant m frtmç41s contemporain,Onawa, Didier, 1979, p. 10. 105. L'A.lt1CA11drin franÇllis... , p. 383. 106. H. Morier, • Le moment de l'ictus •, dans Lt fins français "" 20' siidt, p.p. Monique Parent, Klincksieck, 1967, p. 85-116. 107. Jadwiga Dabrowska, • Le rythme de l'expression en langue française et polonaise"• lts Rythmts, colloque de Lyon, décembre 1967, suppl. n" 7 du journal français d'oto-rhino-laryngologie, Lyon, SIMEP, 1968, p. 291-292.
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en paradigmes de points différents du discours par un même élément consonantique ou vocalique, systématise, comme rythme du discours, ce qui dans le parlé ne ressortit qu'à la situation du parlé. Ainsi le rythme des timbres est panie constitutive de l'effet de rythme. La transformation à la fois de l'écriture poétique et des conceptions de l'écriture poétique situe l'imponance grandissante donnée à la consonne plus qu'à la voyelle. Tant que la rythmique était essentiellement fondue dans la métrique, - syllabique en français - l'élément voyelle était privilégié, puisque, Lote l'a montré, « l'élément principal de la syllabe est la voyelle » (L 'Alexandrin... p. 462). Où prenait peut-être aussi l'esthétisation de la voyelle, l'euphonie. Plus la poésie a privilégié la rythmique, plus elle a systématisé une sémantique sérielle, qui multiplie l' « inflexion oratoire » - l'accent consonantique, qui, ajoutait Lote, • n'exerce qu'une action minime sur la voyelle, tandis que la valeur de la consonne s'accroît dans des proponions énormes» (ibid., p. 463). Mais plus aussi l'écriture consonantique a permis de reconnaître, même dans les écritures du passé, la pan du consonantisme que l'esthétique classique avait minimisée, ou occultée. La seule place qui lui restait était de se juxtaposer au rythme accentuel, - en fait, rythme abstrait, puisque seul le mètre était pris en compte. Le seul rôle qui lui restait était l'expressivité. Au rythme des timbres, rythme des mots, rythme consonantique, s'ajoute le rythme de la phrase, rythme des pauses, des ruptures et des continuités, que la scansion biblique a codifié comme dans aucune autre « poésie », à ma connaissance. Ce rythme des pausesest distinct et proche de l'intonation qui n'est pas le rythme mais qui a son propre rythme, et était dit se • superposer ,. à celui de l'accent. Il ne s'y superpose pas, en réalité. Il n'est pas plus « suprasegmental » que la substance phonique des segments elle-même ne saurait se disjoindre des bouchées de sens dont l'air varie - puisque cet air est souvent la signification des paroles plus que le sens même des mots 108• Georges Faure a analysé, dans la poésie anglaise, l'imponance de l'intonation 109• Mais il ne s'agit pas de mélodie. Il s'agit du sens. Jakobson raconte qu'un acteur du théâtre de Stanislavski devait « tirer quarantemessages différents de l'expression St'Uodnja'lJe,"'erom "Ce soir", en variant les 108. Une histoire juive traditionnelle parle d'une pauvre femme, accusée d'avoir volE une poule. Elle est men« devant le commissaire russe dont elle ne parle pas la langue. Un interprète traduit. Vous avez volé une poule ? Moi j'ai volé une poule ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'ai volé une poule. Pourquoi avez-vous volé une poule ? Moi j'avais besoin d'une poule ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'avais besoin d'une poule. Dites-lui qu'elle a trois mois de prison. Moi j'ai le temps de rester en prison ? Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle dit moi j'ai le temps de rester en prison. Elle aura six mois de prison. 109. Georges hure, Les élémmrs dH rythme poétÙ{He m anglaismoderne, Mouton, 1970, p. 35, sqq.
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nuances expressives » 110• Plus que de « nuances expressives », il s'agit de variations de situations, donc de variations complètesdu sens. Il y a un « sens d'intonation » 111, qui implique des « attit"des ,., mais qui aussi modifie le sens même 112• Si la durée n'est pas phonologique en français moderne, elle est quand même un caractère prosodique qui entre dans la composition et le contraste des finales de groupes, de phrases : élément de rhétorique rythmique, aperçu par Claudel. C'est le jeu des quatre consonnes allongeantes à la finale : / 3 /, /RI, /v/, /z/. Avec un « début d'allongement de la voyelle devant sonore en français » 113 : '()idepar rapport à fJite.N'y change rien que les durées perçues ne coïncident pas toujours avec les durées réelles, et il y a parfois « identité de durée des voyelles perçues comme différentes ,. (ibid., p. 18). C'est qu'il s'y ajoute une différence d'intonation, analysée par Marguerite Durand. Montante pour les brèves (finales vocaliques), descendante pour les longues (finales consonantiques « féminines ,.) : « en français le caractère descendant semble être le fait de toutes !es voyelles longues ,. (p. 44). L'importance de l'intonation a fait dire à Edouard Pichon : « le français est jusqu'à un certain point une langue à tons comme celles de }'Extrême-Orient ou de la péninsule scandinave ,. (cité ibid., p. 175). Où l'intonation est « conséquence,. et non « fait premier ,.. L'intonation prête à une critique du rythme. A une époque où la linguistique mettait l'intonation hors du sens, Antonin Artaud insiste sur « cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens, - de créer sous le langa&eun courant souterrain d'impressions, de correspondances, d'analogies » 114• D'où la tension vers l'irrationnel. Faire la part du rythme dans le langage, c'est le considérer aussi, comme disait Artaud, « sous la forme del' Incantation ,. (ibid., p. 56). Le rythme-sujet n'est pas une idée claire, éomme le rythme-régularité. Il plonge trop dans l'inconnu pour ne pas rappeler ici la phrase d' Artaud : « Les idées claires sont, au théâtre comme partout ailleurs, des idées mortes et terminées ,. (ibid., p. 49). Le langage tout entier fait toujours partie d'un « spectacle total ,. (p. 104). Il comprend lui aussi une part de « théâtre pur ,., qu' Artaud voyait « extérieur à toute lang"e parlée ,. 110. Roman Jakobson, Essaisde lingHistiqHegmér11le,Minuit, 1963, p. 21S. 111. Kenneth L. Pike, dans Dwight Bolinger, lnton11tion, Selected Re11dinis, Londres, Penguin, 1972, p. SS. 112. Pierre Delattre, dans D. Bolinger, lnton11tion,p. 1S9. 113. Marguerite Durand, Voyelles longHeset voyelles brèves, Essa, SNTli, n11tNrede Ill qH11ntitivocaliqNe, Klinscksieck, 1946, p. 173. 114. Antonin Anaud, Le Thiâtre et son doHble, « La mise en dne et la métaphysique • (1932), Œuvres Complètes, Gallimard, 1964, t. IV, p. 46.
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(p. 69), tourné vers « une idée physique et non verbale » (p. 82). Artaud opposait le langage des mots au « langage par signes ,. (p. 128). Mais le rythme est ce par quoi le discours déborde les signes. Le rythme est dans le langage l'équivalent de ce qu' Artaud entendait par le théâtre comme « identité profonde du concret et de l'abstrait » (p. 129), sans opposer le geste au mot. On peut reconnaître non trois rythmes, comme Tomachevski, mais trois catégories du rythme, mêlées dans le discours : le rythme linguistique,celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de groupe, et de phrase; le rythme rhétorique,variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres; le rythme poétique, qui est l'organisation d'une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n'a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, une poétique du rythme, la dernière présupposant les deux autres. Le rythme du discours est une synthèse de tous les éléments du discours, y compris la situation, l'émetteur, le récepteur. Il est ce qui inclut l'extralinguistique et l'infralinguistique dans le linguistique. L'air compte plus que les paroles.Il peut démentir, confirmer. Il peut laisser entendre autre chose que le dit. Cette banalité de l'expérience quotidienne, le paradoxe est précisément qu'elle n'est pas intégrée à la théorie du rythme. Ce qui est à faire, par la signifiance.
Il a été proposé qu'il y aurait autant de métriques que d'éléments du rythme : une métrique accentuelle, pour la dominante de l'intensité dans l'accent; une métrique quantitative de longues et de brèves, pour la dominante distinctive de la durée; une métrique des tons là où les tons sont distinctifs. La métrique syllabique, qui ne ferait que compter les syllabes, n'entre pas dans ce cadre, - bien qu'on ne puisse pas poser que le principe syllabique l'emporte là où l'accent ne serait pas marqué, car il se trouve dans les langues à accent de mot comme dans les langues à accent de groupe. André Bely ne distinguait que les trois principes accentuel, quantitatif, syllabique. Mais la versification accentuelle ne se fondait, pour lui, que sur une analogie avec la métrique grecque. Les incertitudes, que je reprendrai plus loin, abondent dans ce rapport de la métrique à la langue. De même les combinaisons entre ces principes. Sans compter la versification dite allitérative, uniquement fondée sur les timbres, et les groupes accentuels, de l'ancienne poésie germanique et scandinave115, - avec ses • reprises » modernes chez Hopkins et Dylan Thomas. Les llS. Voir Renauld-Kramz, Anrholog~ de il, poésie nordiqNe11ncimne,Gallimard, 1964, dont la préface vitt à donner quelque idée, ainsi que, par exemple, l'anicle Allitn11tiw Metn dans l'EncydopediRof Poetry 11ndPoeticsde Princeton.
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hésitations, on le sait, portent même sur ce qui est apparemment le plus connu : l'alexandrin national. La métrique, domaine du mesurable, du tout mesuré, donc des certitudes, devient le vague des incertitudes. On ne sait plus ce qu'on compte, ce qu'on ne compte pas, ce qu'il faut ou qu'il ne faut pas, compter. Si la variable est le nombre des accents, ou le nombre des syllabes inaccentuées. L'évolution de la poésie moderne n'a pas été favorable à la métrique. Celle-ci le lui a bien rendu. Des termes en quête de sens se sont multipliés : vers libre, verset, sans parler du poème en prose. C'est que le rythme est non métrique en soi. Il peut être métrique ou antimétrique, selon l'histoire et la situation des écritures. Il peut donc aussi coïncider avec une régularité ou une périodicité (dans quelque matière que ce soit, accent ou syllabisme). Ce sont des rencontres culturelles. Donc aussi des traditions. Mais leur force n'est qu'une aventure historique variable, avec laquelle les sujets doivent compter. Quand Valéry raconte comment un rythme lui est venu, pour Le Cimetière marin, en décasyllabes, il croit parler d'un rythme, mais il parle d'un mètre, de la prégnance culturelle d'un certain mètre, auquel il s'est identifié, dont il a fait son rythme. Y compris l'arrangement des strophes, unité supérieure. La rythmique n'est pas les déviations de la métrique. Il n'y aurait ni rythme, ni rythmique s'il n'y avait du sens qui court son risque. Ainsi on pourrait presque dire que chaque écriture invente son ou ses rythmes. Il s'invente sans cesse de nouveaux rythmes. On invente peu de mètres. Un des effets historiques de la confusion entre rythme et mètre est visible par l'effort des odes du XVIII• siècle - qui se retrouve chez Hugo - pour inventer des formes strophiques. Mais une forme strophique nouvelle n'est pas nécessairement un rythme nouveau, une écriture nouvelle. L'académisme peut aussi être pindarique. Et le renouvellement, se faire dans le cadre banal. Gœthe disait : « Quiconque invente un nouveau rythme fait circuler le sang dans nos veines selon un mode nouveau; il est maître de nos pulsations, il en apaise ou en active le cours » 116• Il y aura à reprendre le problème du mètre à travers le renouvellement des rythmes. On est compris par le rythme avant de le comprendre, et de comprendre du sens, mais on ne sait pas comment. Le rythme d'un texte fait du temps de ce texte une forme-sens qui devient la forme-sens du temps pour le lecteur. Par le rythme, il n'y a pas succession des éléments dans le temps, comme par la métrique. Il y a un rapport. La suite, la raisonde la séquence n'est pas donnée. Quand il n'y a pas un texte-système, les éléments du discours ne sont que des passages, une 116. Cité par RenéDumesnil,
u
ryrhme mHSN:IU,p. 34
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part du rythme est non linguistique, il y a système ailleurs : idéologique, terminologique, etc. Mais dans un texte-système se pose la question du discours au temps vécull 7• La métrique est en elle-même la prédiction absolue. Le rythme est imprévisible. Il est le nouveau dans l'écrit. Il est, en ce sens, la représentation même de l'historique dans le langage. Comme la vie. Le mètre est discontinu, chiffrable, binaire ou ternaire. Le rythme est continu-discontinu. Il est un passage, le passage du sujet dans le langage, le passage du sens, et plutôt de la signifiance, du faire sens, dans chaque élément du discours, jusqu'à chaque consonne, chaque voyelle. Aussi le rythme n'est-il pas une• fluidité», l'« écoulement», comme dit Bergson, pour lequel il prend l'analogie d'une • mélodie que nous écoutons les yeux fermés ,.1ts. Si c'est un« flux », c'est aussi la structuration en système de ce qui n'est pas encore système, ne se connaît pas soi-même comme système, étant ouvert, l'inachevé en cours. Le rythme, comme le désir, n'est pas connu du sujet de l'écriture. Ce sujet n'en est pas le maître. C'est pourquoi le rythme dépasse la mesure. La métrique se dispose dans le temps. Le rythme dispose et le temps ne peut plus être un contenant tels que des contenus « s'écoulent en lui » 119et les choses sont dans le temps. Le rythme est une rationalité transchronologique, translinéaire. C'est un récit propre qui joue et rejoue un faire. Dans un poème, il inclut l'avenir du poème dans son passé. Peut-être de même dans le poète. Mais pour ce qui est dans le temps, écrivait Grœthuysen : • Le passé accumule pour ainsi dire les futurs, sans les modifier. Le futur demeure dans le passé; le passé contient le futur, le passé est pour ainsi dire le contenant; le futur, le contenu » 120• A l'inverse du temps forme pure, tel qu'il est dans Kant et dans la métrique, · le rythme fait ce que Grœthuysen appelait la « structure dialectique » du temps, temps d'un sujet : • Et c'est aussi pourquoi ce n'est pas le temps comme tel qu'il faudra chercher à concevoir, mais le mouvement ou les mouvements du temps, sa structure dialectique, telle qu'elle apparaît dans la vie et dans l'histoire ,. (ibid., p. 195). Le rythme est une tension inéludable de métaphysiques adverses; non seulement celles du continu et du discontinu, mais celles du 117. Question que pose Arno Schmidt, dans " Calculs •• Po&sien° 8, l" trim. 1979, p. 99. 118. H. Bergson, Durée er s1mulranéiré, dans Mélanges,éd. citée, p. 98. 119. N. Khersonsky, • La notion du temps •• Recherches phJosophiques, V, 1935 1936, Boivin, p. 44. 120. B. Gra:thuysen, • les a~pe~ts du temps •• Recherchesph1losoph1q11es, ibid., p 152.
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cosmique et de l'histoire. Ainsi Bachelard opposait à Bergson, dans !.A dialectiquede la durée, un« bergsonisme discontinu » 121• Contre une durée continue, il posait le rythme comme « notion temporelle fondamentale » (livre cité, p. IX) : « Si ce qui dure le plus est ce qui se recommence le mieux, nous devions ainsi trouver sur notre chemin la notion de rythme comme notion temporelle fondamentale ». Le rythme est fait de paradigmes, et il est la syntqmatisation de ces paradigmes. C'est dire que l'opposition du continu au discontinu s'y neutralise. Comme remarquait Bachelard : « la poésie, ou plus généralement la mélodie, dure parce qu'elle reprend» (ibid., p. 115). Mais Bachelard situait le discontinu dans l'objet, mettant, comme les psychologues, le rythme dans la perception subjective : « L'action musicale est discontinue; c'est notre résonance sentimentale qui lui appone la continuité » (ibid., p 116). Oubliant l'organisation du morceau, Bachelard, avec la tradition phénoménologique, met le rythme, comme elle fait avec le signifier, dans le comprendre, dans l'interprétant. Bachelard qui semble se fonder sur Pius Servien, retrouve, au lieu de discontinuités, des symétriques, des harmonies. Il y a « fermeture, en symétries, de dissymétries ouvenes ailleurs » (ibid., p. 117). Ce que ses exemples privilégient. C'est qu'il vise une « philosophie du repos » (p. 127), la « régularité du souffle • (p. 146). La poésie n'est pour lui qu'un exemple qu'il traverse, voyant dans le rythme « la seule manière de discipliner et de préserver les énergies les plus diverses » (p. 128). Métaphore de métaphores, le discours de Bachelard représente la durée comme« métaphore» (p. 113). Sur fond de physique ondulatoire, « la vie est ondulation ,. (p. 139). Il fait une « phénoménologie rythmique• (p. 129), - ce qui suffit à situer son rappon au langage. Discours de poétisation, de séduction, dont on sait le succès qu'il a eu : « Pour nous, le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans un temps vibré et seulement dans un temps vibré» (p. 131). Ce qui résume, sur ce point, la difficulté d'extraire de son discours ses intuitions théoriques : « L'enfance est la source de nos rythmes » (p. 149). D'où la recherche des archétypes. Phénoménologie, psychologie, thématique des éléments, autant de voies où le langage et l'histoire n'ont plus entre eux que des rapports métaphoriques, où le rythme et le sens se rejoignent pour mieux se manquer. Dans le technique est la critique du sens. La critique du discours, du signifier, doit être constamment active dans l'examen des notions techniques. C'est pourquoi la théorie du discours fait la critique de la métrique. La théorie du rythme et du sens se fonde par cette critique. C'est l'enjeu qu'on reconnaîtra à analyser, d'abord paniculièrement 121. Gaston Bachelard, LA dia/ectiqi,ede la di,rée, PUF, t9n, p. 8.
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dans les limites de la langue et de la poésie françaises, le technique qui est toujours plus, dans Je langage, que du technique.
9. Le mètre sans mesure,ou il n'y a pas de métrique&ançaise
Qu'est-ce que c'est que scanderun vers français ? Si scander, c'est noter la distribution des accents, la scansion en français est rythmique, et non métrique : rythmique au sens où elle enregistre les accents réels du discours. La scansion métrique ne repère que les positions qui sont Je lieu d'une codification. En quoi, dans une première approximation, la métrique correspond au canonique du principe de Polivanov; la rythmique, au facultatif. Autant de métriques que de principes dominants. Mais quel que soit le principe, s'il est métrique, il suppose une mesure, donc une unité de mesure. Un premier paradoxe est ici que le vers, pour lequel est faite la métrique, n'est pas l'unité, ne peut pas être l'unité métrique, alors qu'empiriquement, le vers est, ou passe pour, l'unité du discours en vers. L'unité métrique est le pied, ou la syllAbe.Cette unité n'est pas sémantique. Elle ne peut donc pas être rythmique, au sens où le rythme implique du sens, et le sens, du rythme. Et s'il n'y a une métrique que là où il y a une mesure, y a-t-il encore une métrique là où seulement se comptent les syllabes ? Une métrique syllabique est-elle encore une métrique ? Sur fond de clarté française et de génie de la langue, ou sur fond d'alchimie du verbe, le domaine français est révélateur de l'état de la métrique dans la théorie traditionnelle du rythme. Ni la linguistique structurale, ni la psychanalyse n'ont beaucoup contribué à penser linguistiquement le rythme. Etat de choses qui ne peut profiter qu'à ce qui reste de la théorie traditionnelle, quand des enseignants de français ne savent plus scanderun vers français, sinon, comme les vers latins, dans une langue morte, en commençant par la fin. La tradition romantique de Coleridge, qui représentait le mètre comme un trait organique de la langue, a rencontré la notion plus récente, composé flou de heideggerianisme et de psychanalyse que j'ai déjà analysé : la poésie travail de la langue - c'est la langue qui travaille, qui se connaît, qui se souvient 122• Elle n'a qu'à se recruter un sujet pour le faire. La métrique en a tiré une justification, comme effet direct de la langue. Au contraire, les formalistes, et Jakobson, n'ont pas cessé de s'opposer à la « théorie de l'adéquation absolue du vers à 122. • Le rythme est un phénomène "organique" et ne peut ~ pleinement appréaé que par une approche phénoménologique au poème •, avec une note qui renvoie explicitement à Heidegger, écrit par exemple B. Hrushovski, dans" On Free Rhythm, in Modem Poetry ., dans Sryk in LAng11age, éd. par Th. A. Sebeok, p. 180.
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l'esprit de la langue123 •· Ils y opposaient la « violence organisée exercée par la forme poétique sur la langue », ou le caractère culturel, historique, des changements de métrique dans une même langue. C'est sur cette tradition que je m'appuierai pour faire une double critique : la critique des concepts fondamentaux de la métrique, la critique des notions qui ont cours dans la métrique appliquée au vers français. C'est dans son rappon au vers français que j'aborde la notion de pied, avant de la reprendre, plus loin. La notion de pied est difficile parce que le pied est une unité métrique, abstraite du rythme du discours, et qu'elle entre en conflit avec une autre notion de l'unité où l'unité n'est plus un pied conventionnel, mais le vers tout entier, segment rythmique, segment d'intonation. Le pied est pourtant spécifiquement, uniquement, une unité métrique - alors que la syllabe est une unité linguistique, qui peut être prise comme unité métrique. Métriquement, dans son domaine d'origine, à la fois musical et grec, le pied est une mesure, et il est inséparablede la mesure.Un pied mesure un frappé plus un levé, temps fort (sur une syllabe) plus temps faible, ce dernier pouvant componer une ou plusieurs syllabes. Cette alternative binaire est fondamentale pour la métrique. Seule la considération du nombre, ou de la position, des éléments syllabiquescomposant le temps faible, amène des notions secondes, telles que la composition et le nom des divers pieds, ou la notion de rythme ternaire(une longue, deux brèves) qui ne change rien au dualisme longue/brève, accentuée/inaccentuée.
Dire que le pied est une mesure, c'est dire qu'il n'y a pas de pied sans mesure, ni de mesure sans pied. Ce dont on se souviendra plus loin. La binarité interne du pied fait plus qu'un souvenir de l'opposition entre thesiset arsis : « Les métriciens grecs appelaient le temps fort 6ia,m (Klincksieck, 1953), et« sans cesse les mots chevauchent sur deux éléments • (p. 91). Le côlonou membre est« l'unité intermédiaire entre l'élément rythmique et le vers •• qui est • formé d'un ou de plusieurs éléments rythmiques • (p. 11). 161. Raoul de la Grasserie, Et11desde Grammaire Comparée,Analyses métriq11es et rythmiques, p. 23.
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la prose. Il identifie gro#/JerythmiqNeet mesNre(p. 14), notions oui n'ont pas les mêmes implications, pas la même histoire, ne disent pas la même chose : la mesure est métrique; le groupe rythmique est syntagmatique, sémantique, il est du discours. Les identifier situe une stratégie : celle d'une modernisation de la théorie traditionnelle qui prend des termes du discours pour mieux conserver la théorie traditionnelle. Comme pour la théologie, la mise au goût du jour est conservatoire. Mazaleyrat dit «mesNresrythmiqNes• - contradiction dans les termes, pour définir le vers par le rythme, au lieu de le définir par le syllabisme, définition censée désuète : « Un vers (ou mètre) est composé d'abord d'un système de mesNresrythmiquesfondé sur une série de rapportsperceptiblesdes parties entre elles et des parties aN toNt,. (p. 16). Mais la volonté de modernisme donne une définition à la fois trop lâche et trop stricte : elle ne dit rien du nombre de syllabes, elle revient à inclure la prose - « Prose linéaire, découpage naturel, découpage orienté, forcé ou fantaisiste, dès lors que se construisent des ensembles cohéren~ fondés sur des rapports sensibles, on peut parler de vers • (p. 24). Echo mallarméen des VariationssNr un sujet: « à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style 162 ». Moderne est mallarméen. Coupe et mesure sont réalisées,par Mazaleyrat : « Comme la césure marque le point de séparation des hémistiches, de même la coupe marquele point de séparationdes mesures• (p. 165), au risque de faire de la « coupe • une pause. La barre oblique « rend immédiatement sensible le nombre des syllabes dont chacune est composée •· En ajoutant : « Au vrai, la coupe n'a pas de réalité concrète. Phonétiquement, elle n'existe pas. Il existe des pauses, des silences, de simples interruptions de la chaîne verbale, amenés par le sens, la syntaxe, la ponctuation ou par l'interprétation personnelle ,. (p. 168). Mais il y a ambiguïté, quand les mesures coïncident avec des groupes :
Je le vis,Ije roNgis,II je pâlis I à sa vue Conclusion : « La coupe est affaire métrique, mais purement abstraite. Ce n'est rien d'autre que la ligne idéale de séparation des mesures créées par la répartition équilibrée des accents. [... ] C'est une commodité d'analyse, rien de plus • (p. 169). Mais cette commodité d'analyse est l'exact maintien de la théorie traditionnelle. La mesure (avec sa coupe, sa barre) est un obstacle - héritage culturel, mode de description - à la théorie du rythme comme discours, du vers comme discours. Il y a ici à faire le même travail que celui qui a été fait pour 162. Mallarmé, Œ11wts Complètes, éd. de la Pléiade, p. 361.
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délatiniser la grammaire française, ou qui reste à faire pour désémiotiler la théorie du discours. Du maintien de la mesure dépend que la prosodie et le rythme sont des niveaux distincts : conséquence applicative du signe. Niveau, décoration, accessoire : « Les rapports de sonorité (rime comprise) ne font donc pas le vers. Ils n'affectent même pas, ordinairement, tous ses composants. Mais, subsidiairement, quand ils apparaissent, ils le perfectionnent• (p. 183). Ce ne sont que des« rapports sonores• pas des signifiants qui sont le sens. Simplement« Une structure sonore perceptible se superpose ainsi à la structure métrique pour faire du vers un ensemble ordonné à différents niveaux• (p. 183). La complexité est un« ensemble harmoniquement cohérent• (p. 218). Le structuralisme littéraire apparaît ici au stade même qui l'a mené à son impasse : blocage de la théorie du sens, du sujet, de l'histoire, - donc de la valeur, mise dans la complexité, signe d'harmonie. La métrique ne peut que reléguer à la parole saussurienne structuralisée, à la réalisation phonique individuelle, l' « accent contre-tonique ou oratoire • : « Mais l'accent contre-tonique et les accents oratoires n'apparaissent que comme des détails d'interprétation liés à des réactions individuelles et aux modalités du ton adopté. Ils ne déterminent pas le rythme, lequel reste attaché aux accents toniques et à leur coïncidence avec les articulations grammaticales • (p. 137). Ce qui identifie le rythme au mètre. Je ne tends au contraire qu'à montrer que le sens et le rythme, indissociablement, sont modifiés par la prosodie, qui est une organisation du sens, et du vers, du sens à travers les signifiants, rythme de son ordre propre et contrepoint du rythme d'intensité. Sans les confondre avec la diction. Chez Mazaleyrat, le rythme reste hors sens, la prosodie, hors rythme et hors sens. Ce qui est hors sens est aussi hors rythme : « les accents de caractère contre-tonique ou oratoire sont des accessoires du rythme, non des constituants ,. (p. 138). La métrique, ayant affaire à la poésie, au rythme, ne peut pas se passer du sens. Et elle exclut le sens. Mazaleyrat écrit d'un côté : « La poésie est affaire de fond et de style, la métrique n'est affaire que de nombres • (p. 22). Mais il admet ailleurs : « Pas plus que le rejet, le contre-rejet ne se définit par la seule forme : il dépend aussi du sens ,. (p. 125). Le sens est du côté du goût : « On soumettra, ici encore [pour la syncope], sans métromanie abusive, l'indispensable souci du rythme aux considérations du goût • (p. 70). Pour ne pas tomber dans la « vulgarité •· Le goût met le sens dans la stylistique. Sens et forme, la coupure en deux traditionnelle : « L'étude de la fécondité poétique des associations amenées par la rime ne relève pas de la métrique. Elle est du ressort de la stylistique • (p. 209). Toute la prosodie, pas seulement la rime, toutes les structures sonores « produites par un certain choix,
LE RYl"HMESANS MESURE
245
conscient ou de hasard, des phonèmes utilisés •· Mazaleyrat remarque justement qu'elles« ne sont pas liées à la représentation métrique. Elles peuvent aussi bien être produites par un texte en prose. Elles relèvent du style • (p. 182). Pourtant, la justesse même de la remarque met la métrique en question. Car elle présuppose que si ces structures se font dans le discours en vers, elles ne modifient pas le vers en tant que le vers est spécifiquement un mode de signifier, un faire-du-sens-en-vers. Ainsi la métrique, séparée du style, présuppose-t-elle une séparation du sens et du vers qui est empiriquement infirmée : s'il y avait cette séparation, un poème serait traduisible en prose. Il ne l'est pas. La métrique montre par là qu'elle a une théorie du sens, mais une théorie régressive, intenable. C'est l'écart. Voici comment le goût ramène le non-douze au douze, pour Mazaleyrat : « Dans cette suite d'Apollinaire, au troisième vers de mètre incertain : Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne
le mouvement d'ensemble alexandrin suggère clairement pour ce vers le dessin métrique à adopter ,. (p. 71). Embarrassé par l'apocope (suppression de la voyelle finale) éventuelle de violâtres, qui enfreindrait la « loi des trois consonnes ,. (un/ 8 / dit muet n'est pas muet entre trois consonnes) 163, ou par celle de comme qui serait une « vulgarité •, Mazaleyrat isole violâtres par une coupe épique, « pause légère après Violâtr(es) » où la finale ne compte pas métriquement, pour ne pas admettre un vers de treize. A propos de la coupe lyrique ( « coupe sur e atone », où la brève compte métriquement) comme sur âcre dans cet autre vers d'Apollinaire : « Et crache-lui/l'insulte/ /ACRE/de ton écume ,. que Mazaleyrat imprime ainsi, il écrit : « Dans tous les cas elle est expressive, puisqu'elle est écart ,. (p. 180). U invoque ailleurs « la conscience de l'écart par rapport à une norme presque immuablement suivie ,. (p. 221 ). La métrique est condamnée à l'écart, et au pas de sens, c'est-à-dire à une dénégation du sens dans le rythme. C'est l'effet-style de son athéorie du sujet. Le rythme doit donc excéder la métrique. La théorie et l'analyse du 163. H.Morier, dans Le rythme di, vers libre symboliste éti,dié chez Vnh11.erm,H. de Régnier, Viélé-Griffin, et ses relA.tionsAvec le sens, Genève, les Presses académiques, 1943, 3 vol, note (I, 52) qu'en prose il faut trois consonnes, comme dans • un simple mot • &jtpl•mo, mais qu'• en, poésie,, de,a suffisem : "La lente Loire passe" •. A une - en finale - il disparaît. Mais tout dépend de la métrique, et de l'enwurqe phonétique, ainsi que, dans le parlé, des registres du diKOurs.
246
CRfflQUE
DU RYTHME
rythme dans le vers doivent excéder la scansion. Toute scansion n'est que l'application d'un modèle. Il n'y a pas de scansion modèle. Il y a la scansion minimale : celle, pour le français, de la métrique qui, bien qu'elle s'en tienne seulement aux accents d'intensité principaux, mêle déjà le métrique et le rythmique, et ne peut s'obtenir qu'en simplifiant le rythme à l'accentuel, en sollicitant l'énoncé vers la simplification nécessaire à son modèle. Il y a les cas ambigus syntaxiquement. Il y a, non sur le plan des réalisations phoniques individuelles, mais sur celui de l'organisation syntagmatique, paradigmatique du discours, la somme des scansions possibles, pertinentes, significatives. Il y a l'interaction de la prosodie avec le rythme accentuel. La lecture du poème n'est que la réalisation empirique de son organisation, qui déborde toute lecture. L'analyse du rythme est donc la prise en compte du non-linéaire dans le linéaire, de la prosodie constante, - la surscansionqui annule la scansion minimale par excès : la rythmique du discours, non plus la métrique. Excéder la scansion, c'est excéder le binarisme de la métrique, l'opposition duelle entre position accentuée, position inaccentuée quelles que soient les appellations, elles n'y changent rien. Car ce binarisme ne tient que d'exclure la prosodie, c'est-à-dire la rythmique de phrase du discours, sa complexité et la signifiance qui échappent indéfiniment à la métrique. La métrique même a déjà deux problèmes : celui des positions fortes, par l'hésitation comme par la décision; celui des positions faibles, par la résolution des irrégularités contre la régularité présumée. La rythmique est cumulative, sérielle, non linéaire. D'où l'importance de la notation. Korzybski rappelait que b notion romaine des nombres « n'aurait pas pu mener aux développements modernes en mathématiques, parce qu'elle n'avait pas assez de caractéristiques de position et de structure » (Science and Sanity p. 2S6). De même, pour la rythmique. La notation brève/longue, proportionnée de un à deux, daterait d'Aristophane de Byzance, du 111•siècle av. J.-C. 164 • Paul Verrier disait déjà qu'elle a « tout brouillé », c'est-à-dire la réalité linguistique. La coïncidence habituelle du temps fort et de la syllabe longue autorise la notation conventionnelle des syllabes accentuées par le signe de la longue, le makron (-), et celle des inaccentuées165 par le signe de la 164. P. Verrier, le vers français, t. Il, p. 13. 165. La syllabe accentuée en finale était traditionnellement dite masa,{ine et l'inaccentuée après l'accent, une seule en français, féminine. Elle est enclitique, métriquement, en surnombre. Les traités de seconde rhétorique appelaient l'alexandrin vers de douze 014de treize, et le décasyllabe vers de dix 014de onze. je considère cette appellation comme une survivance du dualisme de la métrique. La marque idéologique, anthropologique, pour le couple encore dit toniq14e/atone,travesti en masCMlinlféminin. y est à son comble. je laisse cene terminologie à ceux à qui elle convient.
LE RTI'HME SANS MESURE
247
brève ( tJ ). En anglais, la convention est la barre oblique pour l'accent ( ,...), la croix penchée (X) pour l'inaccentuée. Il ne s'agit chaque fois que de la syllabe. La distinction entre voyelle brève ou longue n'est peninente que dans une langue où la quantité est phonologique, comme en latin, dans la différence entre ~sr. « il est • et êst, « il mange». Mais cette convention métrique de un pour deux, qui n'est pas linguistique, n'a pas non plus l'appui de la musicologie. Le principe abstrait que la longue vaut deux brèves y est aussi contesté : « chaque brève peut être remplacée par une longue irrationnelle, laquelle peut à son tour se résoudre en deux brèves • 166• Il y a des péons de cinq brèves, ou de cinq longues (Agamemnon, v. 1142; les Sept contre Thèbes, v. 565). Il y a des« longues à trois temps, des lonpes iÀo-yo,et des silences, bien attestés par la notation musicale • (livre cité, p. 57). A la différence de la métrique, la rythmique fait appel à la situation de discours, qui inclut en ce cas la musique et le caractère de chaque pièce. Sans la musique, et sans le discours, la métrique est une « métrique de papier». La brève de convention, comme la longue, peut en réalité être une moyenne. Les longues réelles ne sont pas pertinentes métriquement. Rythmiquement non plus, car leurs proportions sont phonétiques, et le rythme est syntaxique, syntagmatique, sémantique, plus que sonore. D'où, il me semble, l'échec des échelles non binaires pour mesurer, graduer, numéroter la force des accents. Par exemple de 1 à 5 dans le Petit traité de versification française de Grammont (p. 150). Une telle échelle confond le rythme accentuel et le rythme prosodique, comme elle confond le plan de la phonétique expérimentale - celui des réalisations phoniques individuelles - avec celui de la métrique théorique. De plus, elle suppose un accent secondaire phonologique en français, inexistant. C'est-à-dire qu'elle met sur le même plan l'accent de groupe et l'accent affectif de mot, qui est consonantique et non syllabique. Aucun compte tenu des limites de groupes rythmiques. Tomachevski, qui a étudié le tétramètre et le pentamètre iambiques de Pouchkine, a démontré que la rythmique tient à la combinaison des accents avec les limites de mots. Il note d'un chiffre le nombre de syllabesdu mot et, d'un exposant, laquelle porte l'accent, comme : 32 + 2 1 + 11 + 32 pour le vers de Pouchkine, dans Eugène Onéguine, U
ntéi I mnogo I zvizd charmantes )167 •
I prellstnyx
(La nuit a beaucoup d'étoiles
166. Emile Manin, Trois doa,mmrs de m11siqNcgncq11r, Klincksiock, 19S3, p. 2'4. 167. V. iinnunskij, lnrrodNction10 mrrrics, p. 158.
248
CRITIQUE DU RYTHME
Le domaine russe est celui où la notation de l'intervalle a sans doute été la plus ~laborée, en rapport avec le travail rythmique de la poésie russe. Le vers purement accentuel (tonique) y est une découverte du xx• siècle, chez Blok, Akhmatova, Maïakovski, reprenant le vers populaire russe. Jirmounski écrit : « La forme générale de ce vers est x~x.Lx.Lx où x est 0, 1, 2, 3... ; en conséquence on distingue des vers à 2, 3, 4 accents 168• • Dès qu'il n'y a plus de métrique régulière, l'étude statistique touche à sa limite, comme l'admet un de ses pratiquants, Kolmogorov : « En général, quand nous avons affaire à des données sur le rythme provenant d'œuvres aux structures rythmiques différentes, le traitement statistique automatique sur un patron d'ensemble n'est pas très productif en poétique 169.» Au lieu de chiffrer le nombre de syllabes des mesures (et non des groupes rythmiques), à la mode des métriciens français, l'alexandrin 3333, 3342, etc. - chiffrage qui ne rend pas le rythme interne du groupe, la notation des intervalles totalise seulement les syllabes non accentuées, le zéro notant l'absenced'inaccentuée,c'est-à-dire la place d'un accent. C'est ce que faisait G. Lotz sur le poème de Coleridge170 :
lt fs an Jncient Mt!rin{r 11110 And he stcfn,eth ône of thlee 2110 Système de notation utilisé par les métriciens russes, comme Kolmogorov et Kondratov pour la rythmique de Maïakovski171, étudiant ce qu'ils nomment le tétramètre accentuel régularisé (uregulirO'fJannyjéetyrëxdol'nik)172• La convention métrique consiste à admettre une anacrouse173, c'est-à-dire à ne pas compter la ou les syllabes qui précèdent la première accentuée, et à ne pas compter non plus les syllabes qui suivent le quatrième accent métrique. Ils distinguent ainsi seize formes, huit avec anacrouse zéro, comme le dactyle régulier, forme (0.1), qui ne peut se lire ainsi qu'en postulant que le temps fort est la fin d'une mesure :
168. V. Zinnunskij, • The versification of Maïakovski •, dans P~tics, Poerylt11,
Poetica,Varsovie, 1966, p. 213. 169. A. N. Kolmogorov, K iz11mzij11ritmik, M11jalt0flsltow,p. 69, cité par Zirmunskij, dans Poetics,PoetilttJ,p. 220. p. 146. 170. G. Lotz, • Metric Typology •• dans Sebeok, Style in LAng11t1ge, 171. A.N. Kolmogorov, A.M. Kondratov, • Ritmika poem Majakovskovo. (La rythmique des poèmes de M.), VoprosyJazyltoznt1nijtJ,1962, n° 3, p. 62. 172. Le doi'nik est défini dans le dictionnaire d'Uchakov • mesure (r11zmn-)versifiée avec un nombre arbitraire, inégal de syllabes inaccentuées entre les accentuées •· Mttre très employé par Maïakovski et d'autres poètes contemporains. p11rt011métriq11ed11 173. j'aborde l'analyse de l'anacrouse au chapitre X, Métriq11t!
disco11rs.
249
LE RYTHME SANS MESURE
~2..!.2..!.2..!.
la vot v bjuro p_oxor:pnnyxproc.,ssii tt.;,.t:,.
:L,W
'-"-
'-'
-
(Me voilà au bureau des pompes funèbres) ou la forme troisième, ~2..!.1..!.2~
Bol'1e ëem molno, bol'Ie lem nado "'-"'"'
~..,
.&..u"'
~
(Plus que possible, plus qu'il ne faut) la dernière étant le trochée ~t..!.t...!.1...!.:
Ôto mne vzdox ot vidov .L..,
..t:t. v~v..L
namore ?
(Que me fait un soupir pour des vues sur la mer) et avec une anacrouse, une syllabe en anacrouse, depuis la forme
1-=-2-=-2-2-', qualifiée d'amphibraque (vcompte et ne compte pas l'anacrouse :
v),
ce qui à la fois
A ja, raziivjas' trëxrublëtJkoi fal'sivoj vv-t:..vv..i:.
u~vv-'-
(Et moi, enrichi avec trois faux roubles)
. ,,a 1,.. 1usqu 1ambe 1- " 1- '1 - '1 - " : U procix znaju serdca djm ja
V~
V~
V..:!
U-
(Chez les autres je connais la maison du cœur) et les auteurs concluent à la dominance des intervalles de deux syllabes,
du schéma dactylique 0222 (26,8% sur 149 vers), intervalles simples rares entre le 3e et le 4e accent. C'est-à-dire ralentissement du rythme. Pour préserver le mètre, un accent supplémentaire en début de vers n'est pas compté non plus :
la iirn-vx s detstva priv1.k nenavidet' V ~ V V~ vv_t:.
(~~
(Moi les gras tout enfant je les détestais) L'anacrouse zéro est censée avoir pour fonction de donner le signal d'approche de la phase décisive dans le développement du sujet. Le conventionnalisme de la métrique ne peut que psychologiser directement. Se voulant descriptif, structural, non normatif, il a perfectionné la notation et l'analyse, mais formelle, dans la tradition de Bely, de ce que Kirsanov énonçait ainsi : « Les poèmes de Maïakovski sont écrits avec beaucoup de mètres et de non-mètres (mnogimi razmerami i nerazmerami). ,.
CRITIQUE DU RYTHME
Cette notation, cependant, malgré les problèmes de la métrique, et dans son rapport propre avec la rythmique de la langue russe, a permis une étude statistique des positions. L'accomplissement de la métrique est sans doute cette systématique développée en historicité, dans son schématisme accentuel. Ainsi T aranovski dégage six variantes accentuelles fondamentales du tétramètre iambique russe 174, « sur la base de dizaines de milliers de vers • (livre cité, p. 179, n. 5), pris entre autres chez Joukovski et Pouchkine :
No
Nombre d'ictus
Syllabes accentuées
exemple
I
4
2,4,6,8
Odn{m dyia odno ljubja"
II
3
-,4,6,8
BeregO'IJoj el granft
III
3
2,-,6,8
Na lakovompolu molm
IV
3
2,4,-,8
Byla"uiamaja pora"
V
2
2,-,-,8
Izvolila Elisavét
VI
2
-,4,-,8
Porfirono~naja vdova"
La métrique statistique peut montrer que du XVIn• au XIX• siècle le tétramètre iambique russe passe d'une accentuation sur le début et la fin à une accentuation sur le milieu et la fin. D'où le double tableau suivant (ibid., p. 183), où le pointillé dans le diagramme représente le mètre théorique, les tirets, celui du XVIII• siècle, le trait continu, celui du XIX· siècle :
Syllabes
2
4
6
8
Tétramètre iambique théorique
77,9
66,6
52,1
100
XVIII' s.
9J,2
79,7
5J,2
100
XIX' s.
82,1
96,8
34,6
100
Taranovski, en pourcentages d'accents, tend ainsi à caractériser la manière d'un individu, d'une époque, pour la critique interne, la critique d'attribution, la métrique comparée du domaine slave. C'est par la présence ou l'absence de telle variante dans tel poème que le 174. Kiril Taranovski, .. Problèmes fondamentaux slave •• P~tirs P~ryk11,p. 173-196.
ae l'étude statistique du vers
251
LE RYTHME SANS MESURE
90
80 70 60
50 40 30
8 6 4 2 rythme sera situé : par un écart. La notation répercute la spécificité rythmique d'une langue, déjà caractérisée par ses possibilités métriques. Il suffit d'appliquer cette notation à des vers français pour voir que, si elle inverse la notation habituelle, elle se heurte immédiatement aux cas douteux qui proviennent doublement du fait que la métrique est minimale, en français, pour l'alexandrin, - sur la 6" et la 12" positions, et que l'accent est accent de groupe, non de mot, donnant paradoxalement d'autant plus d'importance aux figures prosodiques, dans les figures rythmiques qui ne peuvent pas être métriques, et qui doivent tenir compte de cas douteux, que la métrique simplifie. La formule 3342 devient 2231 : 2..!.2..!..J-!.t..!.
Comme on voit sur la branche au mois de m11.i la rose V
V
'-'
2
V
V
2
'-'
V
-
'-' -
1
3
ou encore 01231, au lieu de la notation par groupes qui serait 22242, pour le vers suivant
Sont!e,songe, C#J_hise,à cette nuit cruelle -
C,
o..!..
-~
'-"'
-
vv""
-
-.;,,,,--
2 I 3 .J_ }.J... Comme les pauses appartiennent au discours, les formules non seulement seront très nombreuses, mais elles ne seront pas pertinentes - elles ne seront pas métriques. A la différence de la scansion mesurée enjambante, la notation des intervalles est à contre-mesure, elle permet J.2_
252
CRITIQUE DU RYTHME
de ne pas confondre dans un même nombre, 2, le rythme de songe avec celui de Céphise : 0, 1, 1 au lieu de 2, 2, 2,. Reste que la prosodie lui échappe tout autant. Elle demeure une notation métrique. Les limites de mots lui échappent. La notation de Tomachevski pour le dernier vers serait : 2 12 122 121122 • Il y a à proposer une notation rythmique. Si l'intervalle compte autant que l'accent, ce que montre toute l'expérience de la métrique russe, comme la tradition issue de G.M. Hopkins; si la mesure est une abstraction inutile et nuisible; si la prosodie, autant que les limites de groupes, sont partie intégrante du rythme, - la rythmique ne peut plus compter, chiffrer. La notation doit être qualitative, non plus quantitative. Elle excède le statistique. Comme la prosodie fait rythme à l'intérieur du vers, nonmétriquement, la notation rythmique-prosodique excède la scansion. Matila Ghyka analysait le vers, isolé, de Racine175, en le comptant 2 4 24: L'éclat de mon nom même augmente mon supplice V-
v
V
V
-
V
-V
V
V
-
où la fiction métrique matérialise numériquement des pieds inexistants en effaçant le conflit entre syntagme et mètre, et les figures du rythme consonantique. L'isolement empêche de rythmer en fonction des motivations, des séries produites par le contexte. La notation rythmique serait ,,. ..- _,,, ~~ ,cJ~'""..!f!' V V ._! .!J J!L L éclat mon nom même augmente mon supplice
de
Aucun nombre n'est plus possible, dans le discours, là où mon est marqué par couplage vocalique avec nom et couplage consonantique avec même. Ce ne sont pas des assonances, des allitérations, mais les éléments d'une série paradigmatique, avec augmente et mon (supplice), éléments d'une linéarité mais aussi d'une circulation des signifiants non linéaire, par l'espace qu'installe cette organisation-saturation. Ghyka accentuait même métriquement, pas d'accent sur nom : simplification d'un rapport double, et ambigu - le groupe l'éclat-de-mon-nom qualifié par l'ajout de même, ou le groupe l'éclat, suivi de son complément de mon nom même. La qualité monosyllabique des termes nom et même contribue, comme le rapport consonantique, à peser sur chaque terme, faire l'intensité sémantique que la situation, le contexte font déjà. En tant que syntagme, l'éclat de mon nom, cinq syllabes, entre en conflit avec la cellule métrique, qui est de six. La convergence des effets réalise une tension entre la 5c:position et la 6c:. C'est cette tension que je note par une double scansion ..!:.., et une relation de 175. Matila Ghyka, lt Nomm d'Or, Ritts tt rythmts pythagoriœns dans lt d'11t/opptmmt dt Li cwilisationocridtntalt, Gallimard, 1976, (1,. éd. 1931),'r, p. 114.
LE RYTHME SANS MESURE
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contre-accent, accent consonantique (marqué ~. pour rappeler qu'il n'allonge pas la syllabe) sur mon, sur nom, accent de groupe sur même. La séquence progressive appelle la gradation 11/ I// , effet cumulatif, qui n'indique pas que même est « trois » fois plus marqué que mon, mais qui figure l'addition linéaire des effets prosodique et rythmique sans les confondre. Le couplage consonantique note la marque dans l'éclat. De même dans supplice, précédé par mon qui est déjà marqué, et par la répétition, et par la 4e position dans la série en /ml; d'où le marquage triple. Neuf positions sur douze sont marquées, les seules non marquées étant la 3e, la 7e, la 9". Encore la 3e et la~ sont-elles en rapport phonétique par les dentales, et la 7" est également à demi marquée par la liaison, faite ou non, qui place cette syllabe initiale de mot entre un /ml de fin de syllabe et un /g/ qui répond en écho voisé au /k/ de éclat comme, inversement, le /t/ répond au /d/ de la 3e, Pris au hasard, et isolément- dans le cadre même de la métrique, qui n'est pas celui d'une analyse rythmique réelle, car celle-ci récuse l'isolement du vers - isolement qui, en un sens, produit sa propre notion du vers, il ne s'agit ici que de montrer, par un exemple, en quoi la technique de la notation est importante. Elle fait paraître l'inefficacité et la nonpertinence de la théorie traditionnelle. Une notation excède l'autre comme le rythme excède la métrique. Le jeu du prosodique avec le rythmique accentuel, l'un par rapport à l'autre, ne fait que ramener le vers au discours, la métrique au langage. En ce sens, G.M. Hopkins est l'inventeur de la rythmique, le premier qui a reconnu que la poésie est, consubstantiellement, du discours ordinaire, des rythmes du parler, à la fois par sa notion de sprung rhythm ou suraccentuation 176 et par son insistance sur le consonantisme, pris dans sa propre tradition celtiste177; mais généralisable, et caractéristique de plusieurs modernités. Il en tirait une métrique, ou plutôt une hypermétrique, autant par la systématisation des syllabes hypermétriques, les accords de consonnes, mais aussi de voyelles (vowelling on, vowelling off), rimes enjambées, qu'Aragon a réinventées pour lui. Le contre-accent est la figure rythmique qui caractérise le mieux cette relation du poème au discours. Il n'a pas, linguistiquement, la même valeur en français et en anglais, mais, curieusement, il garde la même valeur inséparablement poétique et polémique. En anglais, le contre-accent joue sur la double provenance du lexique, saxon et latin, qui privilégie le saxon, le mot court, dans une 176. L'Enc,clopedia of Pottry tmd Pottics de Preminger définit le sprung rhythm comme • system of overstressing •• - • presque comme si le spondée était un pied anglais normal », parlant de • l'approximation des mouvements du discours naturel chargé d'émotion •· 177. Voir sa lettre du 3 avril 1877 à R. Bridges : • The chiming of consonants l &Otin pan from the welsh, which is very rich in sound and imagery •• éd. citée, p. 38.
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CRfflQUE
DU RYTHME
rythmique linguistique à accent de mot fixe. En français, il n'y a pas, en tout cas, aussi nettement, cette opposition de provenances lexicales, et la langue est à accent de groupe. Cependant, quelle que soit la langue, il semble bien que le contre-accent privilégie à la fois le parlé et le mot co11rt. C'est ce qu'on pourrait tirer d'une étude de Nikonov sur « La longueur du mot 178 •• en russe, en géorgien et en kazakh, langues de familles différentes, où le profil d'emploi est pratiquement le même. En russe, selon quatre registres de discours, la quantité moyenne de sons par mot est la suivante (anicle cité, p. 107) : 1. Discours parlé 4,5 5,2 2. Prose anistique (sans dialogue) 3. Prose scientifique 6,7 4. Journalisme 7,0 Le corpus était le suivant : pour le « parlé .., des pièces de Tchekhov, Ostrovski, Gorki, et le discours direct des personnages dans la prose de Pouchkine, Tourguéniev, Tolstoï, Tchekhov, Cholokhov. En 2., cette même prose. En 3. des textes de physique, botanique, linguistique, chimie, géologie, physiologie. En 4., les anicles principaux de la Pravda entre 1974 et 1976. L'étude ponait sur 180 000 emplois, prenant le mot comme unité graphique. L'indication vaut, même si on critique le corpus de l'auteur. Elle reste indicative et situe la stratégie poétique du contre-accent. Le contre-accent, étant la suite immédiate de deux accents, est marqué, en français, parce que la séquence progressive, linéaire, dans une langue à accent (final) de groupe, éloigne généralement les accents l'un de l'autre. Sauf construction syntaxique paniculière, liée à des rappons de syntagmes monosyllabiques. Le contre-accent est un cas marqué syntaxiquement et sémantiquement. Morier propose même que le français en a horreur : « Nous ne croyons pas que le français adopte, comme le propose M. Kibédi Varga, "aussi bien" et aussi fréquemment, la mise en évidence du monosyllabe final au moyen de deux accents consécutifs, comme dans "... que vous me semblez/ beau", "un soupir/las", "un regard/mort". Il s'agirait là d'un écan stylistique par rappon à la norme : le français, en principe, a horreur du spondée 179• ,. Il est vrai que, syntagmatiquement, dans le discours, 178. V.A. Nikonov, • Dlina slova •• (La longueur du mot), Voprosyjazyltoznani1a, 1978, n° 6, p. 104· 111. 179. Dictumnairt de pcnti'l11eet de rhétoriq11e, au mot Acctnt, p. 22. Paul Garde écrit é&alement : c le français tend à éviter la succession immédiate de deux accents, et de ce fait tout mot précédant une unité accentuelle monosyllabique est fon exposé à perdre son accent : dans les expressions 11ncrayonvm, elle dessinebien, 11ne position clé, il n'y aura qu'un seul accent, celui du mot monosyllabique final • (L'accent,p. 94-95). Parcequ'il n'y a q11'unsyntape. C'est dans le discours,dans les rencontres et les effets des groupes entre eux, qu'ont lieu les contre-accents, non dans la langl4e,qui arrête son observation au syntagme seul comme à la phrase seule. Même réponse à la prétendue intolérance que
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LE RYTHME SANS MESURE
les exemples cités ne sauraient être des contre-accents, pour la raison qu'ils ne font chaque fois, avec des nuances, qu'un syntagme, et n'ont qu'un accent. Seule, éventuellement, une diction, pourrait accentuer autrement : cas flagrant d'une réalisation phonique individuelle, qui peut faire n'importe quoi - mais c'est une diction, ce n'est pas l'organisation du discours. Au contraire, c'est l'organisation du discours dans, par exemple, Infinitif de Desnos : y .., J:""..U-.JJJ\I V v \,1 -
Y mourir ô belleflammèche y mourir
où la séquence des groupes, ô vocatif et adjectif antéposé fait une série de trois accents immédiatement consécutifs. Il y a de nombreuses figures possibles de contre-accent. Je n'en fais pas ici un traité. Je distinguerai seulement, puisqu'il s'agit d'une suite immédiate, qu'elle peut jouer sur les deux plans de l'accentuel et du prosodique, ~ù quatre sortes de contre-accent : (rythmique)1 rythmique : ~ , (prosodique)-prosodique : .:f:' ..$ , prosodiqueL'accroissement rythmique : ~ .JL, rythmique-prosodique : -'-~. du nombre des barres obliques est fonction du nombre de marques consécutives, quand plusieurs contre-accents se suivent. La courbe qui va d'une position à l'autre, en surplomb, note l'effet de lien en tension avec le discontinu des syntagmes - puisque, nécessairement, deux syntagmes distincts sont conjoints, et peuvent l'être par-dessus une ponctuation forte. Il peut, dans le vers, par position, y avoir contre-accent enjambant : I
-
comme dans ces deux vers de Chénier, dans L'aveugle,où le fils d'Egée saisit l'ennemi : il court I
L'entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort,
...-...4. Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.
Plusieurs accents consécutifs équivalent à ce que la terminologie anglaise appelle hoveringaccent(V. au mot, dans l'Encyclopeàia ... de Preminger), plateau rythmique accentuel, pour ce vers de Yeats, par exemple, où sont nQtés aussi les pieds : )(,/X.//
/'l('J('J(
/
Unfriendllylamp I light hid I under I its shade. relevait Paul Verrier : • L'alternance entre fones et faibles s'accorde avec l'accentuation de notre langue, qui ne tolère de suite ni deux accentuées ni plusieurs inaccentuées • (u wrs fr11n(Ais, Il, 18). C'est l'esthétique classique de la langue, celle du rythme comme mesure et cadence, celle de l'euphonie et de la cacophonie, qui condamne le contre-accent. Par exemple Auguste Rochme, dans L'Ala11ndrin chtz Victor HNfO (Lyon-Paris, Lile. Cath. Emm-Vine, 1911), p. 392.
CRITIQUE DU RYTHMB 256 Les effets prosodiques peuvent souligner le contre-accent, comme le couplage consonantique, ou la succession de monosyllabes, au lieu de la séquence d'une fin de groupe polysyllabique et d'un monosyllabe accentué. Je prends tous ces exemples isolés dans la littérature métrique : ,;--' ..IL
Rebelle à tous nos soins,sourdeà to11snos discours
011
Phèdre Et comptez-'Vouspour rimDku qui combatpour tJous Atha~ Il y a contre-accent prosodique par le rapprochement immédiat de deux consonnes identiques dans deux syllabes qui se suivent, comme, à la fin de La Mort des amants de Baudelaire, l;~eux /ml, dans V
Ô-_,1,.-"--::a,V
V
-
JL
0
Les miroirsternis et lèsflammes mortes ou, dans Les Contemplations(IV, 8,5-8), les deux /p/ de : ~
V
&,..&_...!t
V\,/-
Et comme une lampepaisible v
ô.lL
V
V -
V
-
Elle éclairaitce jeune cœur Il y a un effet de marqua analogue dans ce qui est traditionnellement répertorié comme un hiatus de deux voyelles identiques, ce qui, dans la prosodie du vers classique, n'est possible que par l'intermédiaire d'une élidé ou d'un h aspiré, comme dans le vers de Hugo (Les Orientales,Le ..... feu du ciel, VIII)
" (1-:1,.,-
Là nuee eclate
v
v ~
v_,!,JL
...--
ou dans cette phrase de René Char : .. Nous devons troutJerla halte,. Les figures rythmiques sont des figures syntaxiques. Dans les vers, c'est l'attaque du vers par une syllabe accentuée, qui est le produit, entre autres, d'une syntaxe de l'invocation : dans Cours naturel, d'Éluard -.
V
V
~
VU
-
Mams par nos mams reconnues -
vvu-vvu-
Lèflresa nos lèvres confondues Sans Age que Morier prend comme exemple d'anacrouse dans son Dictionnaire. C'est aussi le cas avec une attaque prosodique marquée, accent prosodique et non plus rythmique accentuel, comme dans Infinitif de Desnos, déjà cité : _ _ _ J. V 4,:Y,ltv IJ ,+ ./J -&.--::. Y mounr o bëllef/ammeche y mounr C'est les figures de symétrie, rythmes fermés, comme, en particulier dans Apollinaire, Le Pont Mirabeauen fait une forme-sens, paradigme rythmique:
coÜ~,: Seine
LII RYI'HME SANS MESURE
257
Vienn1Il' nüit sonne l'heure
-
-
l'onde..,si"'lasse Pâss;:,tds jours auquel s'ajoute la figuration lexicale : les mains dans les mains restons face à face, cycle, indéfini retour et recommencement de l'amour qui tient à l'ambiguïté du poème : le rythme est du poème, non du vers. Comme ses métaphores (sousle pont de nos bras). Et le rythme n'est pas une forme, mais un sens du sujet, qui n'a pas la même valeur ailleurs. Pas plus qu'ombre, sens lexical, n'a la valeur de Hugo hors Hugo. Ce qui récuse d'un côté l'attribution en soi de valeurs psychologiques ou descriptives quelconques à ces rythmes que Henri Morier appelle « polaires » en leur donnant le nom de mètres grecs, crétique - v -, choriambe - v v -, à quoi il ajoute un « hémistiche polaire ,. (d'alexandrin) v v v V -; et ce qui récuse d'un autre côté la scansion métrique, car le ·même 3333 ou autre chose y recouvre des rythmes, des effets de rythme différents. Auraient la même scansion
Et lesfruits passerontla promessedesfleurs Et tes pieds s'endormaientdans mes mainsfraternelles où le vers de Malherbe et celui de Baudelaire ni ne disent ru ne rythment la même chose 180• 180. Cette non-superposition du rythme et de la scansion métrique m classique. Ainsi Louis Nougam, dans son Traiti dt mitriqut latine classÙ/ut(Klincksieck, 1948) attirait déjà l'attention sur ceci que • Les pitds n'ont aucune existence au point de vue de la langue. Seuls existent les mots, c'est-à-dire des formes prosodiques extrêmement variées, qu'emploie le versificateur. La scansion ne fait pas apparaitrecene varifté. Voici, par exemple les deux premiers vers du chant VI de l'Eniide : sic fatur lacrimans classique immittit habenas et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris [Ainsi parle Enée en pleurant : il lâche les rênes à sa flotte et finit par aborder au.xrives Eub&nnes de Cumes. trad. Budé] Us sont semblables quant à leur scansion :
--1-Vvl
-11-1--/-uvl--
mais très différenlS quand à leur architecture. Les voici décomposés en leurs éliments : SIC et fatur - tand(em) lacrimans v u Euboicis - \J V classiqu(e) - Cumar (um) - immittit - - v allabitur -v V habmas '"' - ons Aucun mot, peut-on dire, du premier vers n'est l'équivalent erosodique du mot correspondant du MCOnd. Sous l'uniformité de la Kansion apparait la diversité du langage. • (§ 32)
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CRITIQUE DU RYTHME
Je ne prends qu'un dernier exemple de figure rythmique dans le cadre du vers français de la fin du XIX• siècle et du début du XX•, la césure dite épique, et la césure lyrique, faits de rythme métrique au moyen âge, c'est-à-dire codés, comme la langue, et faits de rythmique anti-métrique dans le vers symboliste. Dans la césure épique, la syllabe inaccentuée après l'accent-césure ne comptait pas, était traitée comme une finale de vers :
Ço sent Rollant que la mort le tresprent(pénètre) Devers la test!_sur le quer li descent Ce qui a continué dans la poésie populaire, dans le vers de 16, comme dans cette chanson canadienne du XVIII' siècle, La Courte Paille :
Ce sont les enfants de Marseil~ sur les eaux s'en vont naviguer Ont bien été sept ans sur mer, de terr' sanspouvoir approcher.(... ] Au bout de la septième année, de provisions ils ont manqué Leurs chiens, leurs chats il faut qu'ils mangent jusqu'aux courroiesde leurs souliers Exemple possible, à la fin de Vendbniaire d'Apollinaire :
Et la nuit de septembr'l.s'achevait lentement Césure lyrique, l'inaccentuée compte comme position, donc la césure recule. Chez Charles d'Orléans 181
Si commençay de cœur à soupirer Combien cert!! que grand bien me faisait De voir FranC.!_ que mon cœur amer doit rythme repris par les symbolistes, rythme descendant; recul, remontée de l'accent par rappon à la limite du groupe, repris en écho, au point de faire un contre-rythme, comme dans les jeux r11stiqueset divins d'Henri de Régnier182 :
Vois, l'Automn!._tiss!.ses brumf!.Set sespl11ies ou encore
La mémoir!.pleurr_sur la pierr!_des tombes qui sont, métriquement, dans leurs contextes, des alexandrins, des vers à prosodie non métrique. ·
et
non
Le problème des figures rythmique est leur sens. La limite de la métrique n'est rien d'autre ici que celle du dualisme, qui postule une forme, puis psychologise cette forme. Ainsi, par un paralogisme 181. Charles d'Orléans, Poésies, éd. par P. Champion, 1956, Ballade, LX.XV, t. l. p. 122. 182. H. Moricr, Le rythme dH vers libre symboliste, Il 169, 170.
l E RYTHME SANS MESURE
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constant, la forme est-elle dotée du sens que le sens suggère .. chute •, « souffrance •• disait Morier pour les coupes lyriques, dans ces vers d'Henr; de Régnier. C'est pour sonir de ce cercle que le rythme et la prosodie ensemble sont à prendre comme organisation de la signifiance. Pour quoi, après la critique de la métrique, il faut passer, pour établir le rythme comme discours, aux principales questions de la prosodie. 10. Prosodie,signifiance
André Spire écrivait : « Pas de sens, pas de rythme, donc pas de poésie • (livre cité, p. 190). Mais qu'est-ce que le sens ? Le sens fuides mots. Les mots ne sont que des passages du sens. Le sens est ce qui ne cesse de fuir, comme la vie, comme le temps. Y a-t-il un temps du sens ? un rythme du sens - une subjectivité et une temporalité du sens ? Qu'il n'y ait pas de son dans le langage, mais seulement du sens, seulement de la signifiance, jamais de vide du sens, mais des systèmes qui se forment et se déforment, communiquent ou se cachent, comme dans les mondes enfantins, c'est ce qui détruit empiriquement le schéma dualiste du signe, que reprenait, par exemple, une fois de plus, Jiri Levy 183, en reconnaissant dans la forme des qualités acoustiques, des schémas d'arrangement (continuité/discontinuité, équivalence/ hiérarchie, régularité/irrégularité) et dans le sémantique des tensions entre cohérence et incohérence, intensité et non, prédictibilité et non-prédictibilité. Pas plus que le langage ordinaire, le poème n'hésite entre le son et le sens : la nécessité fait sens. Chercher ses mots est autre chose. L'illusion du traducteur, comme disait Paulhan, vient avec la demi-science. Qui sait moins n'hésite pas. Le poème ne travaille pas l'hésitation, mais le sens. Le poème est un des modes de signifier les plus actifs du langage sur le langage. Cette interaction, nécessairement syntaxique, fait une « sémantique rythmique ,. dont Ossip Brik a parlé le premier 184• Brik nomme « figure rythmico-syntaxique ,. la coïncidence des accents, des limites de mots et de la structure syntaxique. En vers, la syntaxe est une « syntaxe rythmique ,. (ibid., p. 62), dont il formalise les figures. Ainsi le rythme, la prosodie, la syntaxe, le sens étaient-ils pour la première fois une seule organisation, que Brik restreignait au vers. 183. JifiLn-y, • The meaninp of fonn and the forms of meaning •• Poetù:sPoetylu,, p. 45-59. 18-4. Dans • Ritm i sintaksis •• Two Essayson Poetic Lang•age, p. 72.
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CRITIQUE DU RYTHME
Dans son anicle de 1917, sur les répétitions sonores, Brik s'opposait à la fois aux recherches « intuitives .., subjectives, et à la poésie comme « langage d'images •, qui mène les « belles sonorités ,. à n'être qu'un « ornement extérieur ,. {livre cité p. 3). Il pan de l'« interaction de l'image et du son ,., sans confondre le son, ou plutôt le phonème, et la lettre. Ses.schémas de disposition - AB-BA, ABC-BCA-CAB ... ne tiennent compte que des consonnes, dont les retours sont associés à certains mots. Du point de vue de la position dans le vers, Brik distingue quatre figures qu'il nomme : 1) l'anneau (kol'co), « la base est au début du vers, la répétition est à la fin du même vers ou du suivant •; 2) la jointure (styk), « La base est à la fin du vers, la répétition au début du suivant •; 3) la pince (skrep), « La base est au début du vers, la répétition au début du suivant •; 4) la clausule (koncovka), « La base est à la fin du vers, la répétition est à la fin du suivant. Un cas fréquent de la clausule sera la coïncidence de la répétition avec la rime ,. (ibid., p. 29-30). Brik se place sur un plan « acoustique •· Le « matériel phonique ,. est pour lui une « instrumentation .., une structure, non une sémantique, du moins pour l'analyse organique d'un texte. C'est qu'il procède comme les métriciens, par exemples formels isolés. En somme, Brik n'a pas exploité ce qu'il indiquait. Formes, nombre, disposition, position, - la taxinomie de Brik est classique et cependant son jeu de variables ouvre le chemin aux structuralistes. Il s'agit d'une organisation, non d'un test projectif. La prosodie y retrouve le rôle que la théorie du signe lui retirait, la confinant quelque pan au-dessus du sens, - intonation, tons, accents -qui n'ont jamais cessé, selon les langues, d'être des éléments du sens. La prosodie, étymologiquement, était comprise comme « le chant qui s'ajoute aux paroles185 •• 7CpOO"q,8iœ, ce qui 7Cp00"~8crique, cherchant à restituer une ridaction originelle, puisque le œne rnassorétique a • bouleversé l'ordre des versets • (p. 213). Rien sur le rythme, ni sur les accents. Mais il est question de strophes, notion grecque, et de sources. 214. J. W. Rothstein, Hthraïscht Poesie,Ein Beitrag zur Rhythmologie, Kritik und Exegese des Alten Testaments, Leipzig, 1914, p. 23. 21S. Voir Jerzy Kurylowicz, St11diesin Stmitic Gr11mwu,r 11,rdMetrics, WroclawWarszawa-Krakow-Gdansk, Wydawnictwo polskiej Akademii Nauk, 1972, p. 176. Kurylowicz compare la .. versification • de l'hébreu à celle de l'ancien vers germanique par hémistiches et groupes accentue)f. L'hébreu biblique a pour lui une métrique intermédiaire entre le rythme du langage counnt et celui du mètre quantitatif. Il accorde aussi une imponance déterminante aux accents et à leur hiérarchie. Mais il étudie les versifications essentiellement du point de vue linguistique des positions en liaison (sandhi) à l'intérieur des groupes, et la genèse en arabe d'un rythme quantitatif. 216. Ed. Dhorme, LA Potsiehihliq11,,p. 47.
PROSE, POÉSIE
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prosodie hébraïque. Les uns ont exigé une mesure rigide, les autres ont voulu ramener la poésie à la prose ,. (ibid., p. 66). Le placage des notions occidentales ne constate que son impuissance. Constat négatif : « Le rythme est parfois si déconcertant que des écrivains classiques de la Renaissance ont prétendu que les Hébreux n'avaient pas connu de versification. Scaliger ne voyait dans la poésie hébraïque qu'une prose animée d'un caractère poétique. D'autres, y compris Herder, font du rythme des Hébreux une mesure tellement légère, ailée, qu'elle n'agit plus guère sur la contexture des vers ,. (ibid., p. 68). Là où Flavius Josèphe, hellénisant hellénisé, voyait des hexamètres, où ,Philon, sans préciser, référait la« théorie du rythme ,. de Moïse aux Egyptiens, Dhorme compare le « vers hébraïque ,. au pentamètre latin. Parce qu'il y a une césure et deux tronçons, qui peuvent être égaux ou inégaux. Il est vrai que parfois il y a trois « hémistiches », mais ils forment« un vers et demi ,. (ibid., p. 74). La prophétie ne sort de la métrique que pour tomber dans la rhétorique. Elle sera définie par le parallélisme. Le parallélisme a été un substitut de la métrique. Puisque l'idée grecque, et métrique, de la poésie, avait poussé à voir des mètres dans la Bible. Et qu'on n'en voyait pas. Depuis que l'évêque Robert Lowth a reconnu, en 1753, un parallélisme des membres, selon trois types, dans le verset biblique217, l'idée reçue est que le parallélisme est la « loi constante et fondamentale de la poésie hébraïque218 ». Seul le livre récent de James Kugel a montré que le parallélisme n'est pas une nature du verset. Mais un effet historique du regard occidental sur la Bible. Le parralélisme n'est pas une découverte, mais une invention de Robert Lowth 219 • Son succès tient à sa systématisation simple (et ternaire), et à sa formalisation de la poésie. Le parallélisme est défini par une division du verset « en deux moitiés qui se répondent mutuellement, à l'image sans doute de ces chc.cursalternés qu'on rencontrait dans le culte et dans la vie profane. Ce parallélisme des membres revêt plusieurs formes [trois en fait) : la plus fréquente est le parallélisme synonymique où la deuxième moitié du verset répète, en en changeant les termes, la première, par exemple : Qui montera à la montagne de Yahweh et qui se tiendra dans son lieu saint (Ps.24,3) / .../
217. Roben Lowth, Praelectionesde SacraPoesiHebraeor11m,Oxford, 1753. 218. EdmondJacob, l'Ancien Testament, p. 8'4. 219. James L. Kugel, The Idea of BiblicalPoetry, p. 57.
470
CRITIQUE DU RYTHME
Dans le parallélisme antithétique la seconde moitié dit le contraire de la première :
Yahweh connaît la voie du juste, mais la voie des méchants va à la ruine (Ps.1,6)
Le parallélisme synthétique complète et explicite dans le second membre l'affirmation du premier :
Tu dresses devant moi ,me table - en face de mes ennemis Tu oins d'huile ma tête - ma coupe déborde (Ps.23,$-6)220•· On ne peut nier qu'il y ait des parallélismes. Encore faut-il analyser l'idée du sens sous-jacente à la notion de répétition qu'ils impliquent. Mais les textes infirment que le parallélisme soit une loi, que les hémistiches soient des moitiés. Il n'y a pas non plus de synonymie. Puisque toute reprise est un renforcement. Il n'y a donc jamais répétition du même, absolument. Quant au parallélisme synthétique, il n'est qu'une séquence aux relations variables, sans symétrie. Quant à la répétition de certains mots, elle est d'une rhétorique universelle. Le parallélisme compris comme la définition de la poésie biblique a été généralisé par le structuralisme - Jakobson en particulier - qui en a fait un élément formel capital de la poésie. Il s'agit de montrer qu'il n'en est rien. Pas plus pour différencier une « poésie • biblique d"une « prose • biblique, que la poésie de la prose, en général221• Le parallélisme« n'est pas un phénomène spécial à l'hébreu. On le retrouve chez les Babyloniens, les Assyriens, les Syriens, les Arabes222 ». Ce qui l'assure en extension. Sa compréhension est moins assurée. Echos du sens, bien qu'il puisse aussi y avoir des nombres de syllabes identiques, des échos consonantiques et vocaliques, en particulier des terminaisons semblables, et un même nombre d'accents - tous éléments non canoniques. Dhorme conclut à « l'absence d'une métrique purement matérielle consistant en un comput rigoureux de syllabes longues ou brèves ,. (ibid., p. 88). Il renonce. Ni vers ni strophes. Mais il en garde les termes : « Métrique et strophique internes plutôt qu'extemes, foncières plutôt que formelles ,. (ibid., 220. Edm. Jacob, L'Ancien Testament, p. 84. 221. Jakobson est prisonnier du parallélisme et de sa binarité. Le parallélisme régit les
restes du structuralisme : le N° 49 de Langue française, « Analyses linguistiques de la poésie •• février 1981. 222. Ed. Dhorme, livre cité, p. 7S.
PROSE, POéslE
471
p 93). Pourtant le parallélisme n'est pas distinctif exclusivement des parties « poétiques .., prophétiques. C'est un fait de discours, de « style ». Ce n'est pas une métrique rhétorique. Il est lié aux répétitions nombreuses qui marquent et scandent tous les textes bibliques. Ce que montre, entre autres, le début de la Genèse223, au hasard, le chapitre II de l'Exode : chacun organisé en parallélismes, et généralement pris comme prose. Mais la typographie imprime en « vers ,. les paroles de Jacob à ses fils (Genèse, XLIX), en « prose ,. les parallélismes de }'Exode, II. La distribution des parallélismes marque des différences de degré, tout au plus, entre les passages. Il y a plus de parallélismes dans le chapitre XX du Lévitique que dans la bénédiction de Jacob. Mais la convention voit une prose juridique dans l'un, un poème dans l'autre. Tous deux sont différemment à la fois« poème,. et « prose ,. - impossibilité de ces notions. Dans la Bible, Kugel remarque qu'il n'y a pas de terme pour la poésie, ni pour le parallélisme. La poésie est venue plus tard, avec les mots grecs. Le mot lira n'y est pas« poésie », mais chant de louange. C'est au moyen-âge, par la ressemblance, qui n'est pas une origine, avec l'arabe Ii'r, que l'hébreu sir a pris le sens de « poésie ». La Bible connaît l'opposition du chanté, sir, mizmor, au parlé masal, « proverbe », « comparaison ». Le couple prose-poésie est « étranger au monde biblique ,. (Kugel, livre cité, p. 69). C'est une « imposition hellénistique ,. (ibid., p. 85). Pour la pensée rabbinique non plus il n'y a pas de poésie, ni de parallélismes, dans la Bible. Parce que l'exégèse juive est toute tournée vers l'analyse des différences. Puisque tout dans la Bible a du sens, il ne peut pas y avoir de parallélismes, car ils supposent la répétition, et l'omni-signifiance du texte implique qu'il ne peut pas y avoir de répétitions. La cantillation aussi, sans laquelle le texte ne se dit pas, joue à contre-parallélisme : elle le masque, ou le contredit. Kugel ajoute (p. 118) que la disparition de l'antiphonie dans la synagogue, alors qu'elle est restée dans l'Eglise, est un autre facteur de non-parallélisme. Quand on s'est mis à voir de la poésie dans la Bible, il y a eu, selon Kugel (p. 187), quatre conceptions. Pour l'une, dérivée d'Aristote, était poésie toute expression figurée. Pour l'autre, le mètre originel était perdu. Ce que pensait Abraham Ibn Ezra. Pour Juda Halévi, il n'y avait pas de mètre, mais du chanté : « un air est indépendant du mètre, ou du plus ou moins grand nombre de syllabes224 ,. et l'essentiel 223. Je renvoie, pour une analyse détaillée, à Pour la poétiq11tIl, • Au commencement .., p. 427-435. 224. Judah Halevi, Tht K11z•ri(Kiub .J-KhallriJ, New York, Scbocken Books, 1974, II, 70, p. 125.
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CRITIQUE DU llYTHME
était les accents de la cantillation. Pour d'autres, les chants de la Bible avaient un mètre, d'où venaient les mètres arabes. Le parallélisme a permis de fixer, et de formaliser. Il y a ainsi une stylistique biblique, depuis longtemps. Depuis peu, une sémiotique des textes bibliques - application de la sémiotique littéraire à la Bible. Il n'y a pas de poétique biblique. Après tant d'exégèses, de philologie, d'homélies, de paraboles. Le texte-vérité a masqué le texte-poème. La poésie biblique, des métrificateurs aux paralléliseurs, est restée dans la stylistique225• Terence Collins essaye de la renouveler. Il critique la tradition qui ne tient pas compte du « tissu verbal concret • (livre cité, p. 8). Il est vrai que beaucoup ne se posent que sur, ou à travers, des traductions. Il essaie de définir la poésie biblique par la syntaxe. Mais dans les termes déjà caducs du Jakobson de 1960. Contre le lexicalisme antérieur, il est efficace de ·mettre la syntaxe au centre du langage poétique. Contre la théorie traditionnelle, avec ses catégories, il est encore régressif de recourir à cette notion. Collins suppose une fonction spécifique de la syntaxe dans la poésie hébraïque, différente de celle qu'elle a dans la poésie moderne (ibid., p. 15). Il en fait un principe formel, « principe de mesure du vers • (ibid., p. 16) par lequel la syntaxe deviendrait « poétique ,. Grammairien, Collins range les versets dans quatre modèles de phrase, « selon leurs structures grammaticales • (p. 33), s'ils contiennent une phrase de base ou deux, à partir d'une coïncidence qui n'est pas absolue entre fin de phrase et fin de verset. Il montre que beaucoup de versets ne sont construits sur aucun parallélisme. Il réalise une certaine caractérisation des discours selon la fréquence de chaque type structurel (p. 205). Mais la limite est son principe même. Son critère linguistique reconnaît un élément de la langue, des discours, non du verset. Faisant une statistique comparative entre Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et les petits prophètes, il ne semble pas avoir tenu compte de la longueur des textes. Le plus grand nombre d'exemples dans les premiers ne prouve rien (p. 195). Il reconnaît qu'il ne sait pas ce qui, dans Ezéchiel, est « vers • ou non (p. 198). Il néglige toute la prosodie. Les accents disjonctifs peuvent justement disjoindre les groupes syntaxiques-sémantiques. Il n'y a donc pas que le nombre d'accents par groupe qui compte, comme fait Collins en ne retenant que les patrons grammaticaux (p. 251). Il ignore les accents (te'amim), puiqu'il laisse la césure à « l'interprétation subjective » (p. 257). Il n'examine que des versets isolés, sauf pour trois brefs échantillons (p. 258, 260, 262).
225 Terence Collins, line-forms in Hebrev, Poetry, A grammatical approachto the stylisàc study of the Hebrew Propheu (Studia Pohl, serin major), Rome.Institut biblique pontifical, 1978.
PROSE, POÛIE
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Permet-il de reconnaître des versets de prose et des versets de poésie ? Il a reconnu des différences stylistiques entre des textes. Il les a répartis par types de syntaxe. Mais ces types de phrase sont partout. Ils ne sont que des types de phrase. De la langue, pas de la poésie. Pourtant une rythmique est inscrite dans la Bible sous tous les yeux. Elle a l'intérêt théorique de faire une rythmique de groupe dans une langue à accent de mot. Sans métrique. Une accentuation continue hiérarchise, sémantise, rythme le texte biblique et règle sa cantillation. Elle remonte à des signes de mains, à une cheironomie immémoriale226 • Les accents de cantillation sont la seule ponctuation du texte. Ils montrent l'inséparabilité du rythme et du sens. Cette accentuation connaît déux systèmes, qui ne correspondent pas aux notions ultérieures sur des livres qui seraient de prose, d'autre, de poésie. Il y a une accentuation pour les trois livres de Job, des Prwerbes et des Psaumes, et une autre pour les 21 autres livres. Cette distinction est purement technique et musicale227• Les trois livres ne sont pas, comme il est conventionnellement dit, « poétiques ». Les vingt et un ne sont pas « prosaïques ». Qui comprendraient, entre autres, le Chant des chants, que la Bible de Kittel imprime en« vers », comme l'EcdésiAste, les lamentations. Mais Esther en « prose ». Cette division traditionnelle, inséparable du fonctionnement des textes, fait apparaître comme un brouillage, et un placage de notions étrangères, les distributions de prose et de poésie posées sur le texte. A part la différence de cantillation entre les trois et les vingt et un, les accents ont la même fonction disjonctive et conjonctive, pour tous les textes : 25 pour les 21 livres (13 disjonctifs, 8 conjonctifs); 20 pour les trois (11 et 9). Les mélodies ont pu varier avec l'histoire et les lieux, la valeur hiérarchique et rythmique est constante. En quoi cette accentuation est orale, et n'a pas la valeur logique de la ponctuation française modeme228 • Son conflit éventuel avec les groupes syntaxiques fait sens. Tout le texte de la Bible est fait de versets, qui sont une section, un segment (pasult,qui désigne le verset, signifie « coupé ») souvent composé de deux membres, l'ouvrant et le fermant, séparés par une césure, atnah « repos », chaque 226. William Wickes, TVJOTre•tiseson the IKtffltlUltionof the Old Tni.mmt, On Pulms, Prowrbs and Job, On the twmty-one prose boolts,New York, Ktav Publishing House, 1970, t. 1., n. 2. Les deux tomes, le 1• de 1881, le r de 1887, m un volume. 227. Wickes, livre cité, t. 1, p. 8, n. 15. Il y a des différcnc:es d'usage mue les deux systèmes, ainsi l'accent atntJh,césure du verset, peut poner sur le premier mot du venet dans le~ 21 livres (t. 2, p. 69), pas dans les 3 livres (t. 1, p. 34). 228. Kugel rappone que la cantillation primitive apparaît • reflétée dans la plus ancienne "ponctuation" connue du texte biblique, qui se uouve sur un manuscrit du texte de la Septante du 11• s. av. J.-C.; il est ponctué par des tsp/JCl!mmts• (The Ide• of Biblical Poetry, p. 110, note 27). Ce que je rapprocherai des blancs proposés, sans connaître ces espacements, dans les Cinq Ro11/ea11:x:, et qui confirme le lien entre visualité IC oralité.
474
CRITIQUE DU RYTHME
membre en principe divisé et redivisé, le dernier élément n'ayant plus qu'un mot ou deux. Schématiquement, le verset est figuré ainsi229 :
...._,
....---41
1 .__I 1
---41
1 ...._I 1
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11 l 1
En cc sens, il n'y a pas de prose. Tout est 'llerset.Tout est une seule rythmique. Il serait également erroné, bien que plus proche de l'empirique, de situer toute la Bible dans la poésie : puisque nous ne pouvons pas ne pas donner à ce terme son sens européen, qu'il n'a pas ici. Les associations et dissociations émettent une sémantique rythmique qui inscrit la diction dans l'organisation du texte. L'étude en appartient au discours, à la sémantique et à la prosodie de chaque texte biblique. Cette rythmique dérange. Comme écrivait Wickes, nous trouvons .. des mots unis, qui devraient d'après leur sens ou construction être séparés, et séparés, là où nous nous serions attendus à les voir unis » (ibid., I, 4). Cc que remarquait déjà Juda Halévi, que l'accentuation .. le plus souvent relie quant elle devrait arrêter et arrête quand elle devrait continuer ,. (Kitab al-Khazari, Il, 72). D'où l'irrespect coutumier où les tiennent les spécialistes, malgré la recommandation d'lbn Ezra, citée par Wickes : • tout commentaire qui n'est pas sur un commentaire des te'amim tu n'en voudras pas et tu ne l'écouteras pas ,. (ibid., I, 4, n. 9). Le rythme fait le sens. Comme dans Isaïe (XL, 3). Il prime sur la logique du signe. C'est ce que les commentateurs, pris dans la logique du signe, ne pouvaient pas entendre. En quoi la traduction est ici rencontre théorique des pratiques. La critique du parallélisme par Kugel est une critique structuraliste. Au lieu des troistypes de Lowth, avec leur schématisme, il en reconnaît onze. Il montre que les répétitions ne sont pas des répétitions, mais une différenciation et, comparées au style formulaire de l'ougaritique, un renforcement. L'essence du parallélisme biblique, pour lui, est son caractère emphatique. C'est-à-dire qu'il maintient le parallélisme. Et il maintient par là une distinction entre poésie et prose (p. 319), qu'il admet .. à la fois juste et fausse ,. (p. 286) pour la Bible. Le parallélisme reste, pour lui, .. quasi-structurel ,. (p. 181), et il y a une .. nature fondamentalement binaire des chants bibliques ,. (p. 203). Le parallélisme reste pour lui ce qu'il était pour Lowth, une stratégie anti-métrique (p. 298). Par quoi elle maintient cc qu'elle partait pour 229. Mordechai Breuer, Pi,,,I, te'11mim chelMmilm,, (Penm&arionda nCWllfi bibliques), J&usalem, 1958, p. zain.
PROSE, POisIE
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défaire. En concluant que « le parallélismeest le se11lmètre de 1ApoéM biblique ,. (p. 301), Kugel maintient le placage, le blocage du couple poésie-prose, qu'il dénonçait. Contre Juda Halévi et les te'amim, qu'il minorise, puisqu'ils « obscurcissent souvent le parallélisme • (p. 191, note 44). Il maintient la rhétorique greoque. Ainsi, me semble-t-il, il manque l'unicité du mode de signifier biblique, que seule peut situer la place de signifiants majeurs à donner aux te'amim - non seulement comme sémantique du rythme, mais comme anthropologie du corps-langage, et de l'oralité. Dans l'Orient extrême de la prose et de la poésie, je m'arrêterai à un dernier exemple, non pour juxtaposer des linératures ou des conceptions, mais pour traverser, décentrer et, en déstabilisant le binaire, travailler à une théorie historique du rythme et des discours. L'aspect langue-culture des notions, qui les restreint, fait précisément la nécessité transculturelle, transhistorique de la théorie. C'est pourquoi il impone de rappeler, contre le vers-vers, et la prose-prose, que la Chine de la poétique est loin de reconnaître les mêmes distinctions. L'exemple montre au contraire l'échec d'un formalisme universel. Anciennement, la bipanition pragmatique est celle du langage ordinaire, et du beau langage, lequel prend ensemble la prose et les vers, parce que le langage cultivé, ou littérature, wen, est pris comme une correspondance en continu avec les configurations cosmiques230• Dans la Chine des Han (206 av. J.- C. -220 aprèsj.C. ), le mot wen était employé pour les écrits « caractérisés par cenains embellissements, paniculièrement le parallélisme et la rime, et qui avaient un but plus esthétique que pragmatique231 ». Il désigne le raffinement culturel, confondu avec la notion de linérature, de « compositions linéraires •, wen-chang, où chang signifie entre autres « patron », « décoration ,. (livre cité, p. 100). Pendant la période des Six Dynasties (222-589), wen -wen-chang et wen-hsüeh « culture linéraire ,. sont synonymes. Au V" siècle, on distin&Uela linérature, 230. Marcel Granet, dans LA Ptnstr chinoist (Albin Michel, 1968; 1,.. id. 1934) a montré que le primat du rythme riduit la différence entre prose et poEsie, dans les texteli chinois anciens : • Même dans la prose écrite, le rythme n'est pas moins essentiel qu'en poaie. C'est le rythme qui lie le discours et permet de comprendre ,. (p. 67), « Le rythme, dans la prose chinoise; a les mêmes fonctions que remplit ailleurs la syntue • (71), et le chinois " a su réserver au rythme seul le soin d'organiser l'expression de la pensée • (73), dans l'harmonie du cosmique et du social, le" grand système rythmique de componements qui constitue l'Univers • (338), l'alternance cyclique de l'ombre et de la lumi~re. yin et :,11ng dont l'opposition sexuée est de" 1111t11rt' rythmiq11t • (123) : • les upects antithétiques de l'Ordre universel : le Tao, le Yin et le Yang évoquent synthétiquement, suscitent globalement l'ordonnance rythmique qui préside à la vie du monde et à l'activité de l'esprit. La pensée chinoise semble entièrement commandée par les idées jointes d'ordre, de total et de rythme ,. (26). 231. James J.Y. Liu, Chin- Theo-riesof Litn-11t11rt, U Div. of Cbicqo Pr.s,
Chicago, 197S, p. 8.
476
CRITIQUE DU RYTHME
l'étude des Ecritures de Confucius, la philosophie et l'histoire. Puis les écrits rimés furent nommés wen, et sans rime, pi. En même temps, selon d'autres, « les œuvres dont l'intention initiale était d'exprimer l'émotion étaient nommées wen; celles qui avaient des intentions plus utilitaires, étaient nommées pi. [... ] En ce sens restreint, wen correspond à c belles-lettres .., et pi peut se traduire par c écrit ordinaire ,.. Cette distinction a peu à peu disparu depuis la période des T'ang (618-907), où wen a été parfois employé pour signifier la « prose •• par opposition à shih (poésie ou vers), bien que le sens plus large de wen comme « littérature ,. incluant à la fois la prose et les vers ait continué d'exister, comme la plupart de ses autres sens • (ibid., p. 8). Les commentaires taoïstes parlent d'une analogie entre les « configurations du ciel • (t'ien-wen) et les « configurations de l'homme • (jen-wen ), corps célestes et institutions, en premier lieu l'écriture, le marquage, wen (ibid., p. 18). Pour Chih Yü (mort vers 312), « La littérature [wen-chang] est ce par quoi nous manifestons les signes d'en haut et d'en bas » (cité, ibid., p. 20). Pour Liu Hsieh (mon vers 523) : « La raison pour laquelle les mots peuvent lever le monde est qu'ils sont le wen [configuration/écriture] du Tao• (livre cité, ibid., p. 24). Le titre d'un commentaire du Livre des changements, attribué à Confucius, était « wen-yen •, interprété comme « mots embellis » (ibid., p. 99). Cette métaphysique détermine une indistinction prose-poésie. Les théories esthétiques n'ont fait que s'y insérer. Un lexicographe du mesiècle note : « Wen signifie assembler diverses couleurs pour former un brocard ou une broderie, assembler divers mots pour former des phrases et des sens comme une broderie dessinée .. (cité, ibid., p. 101). Il ne s'agit pas d'une difficulté à définir, mais d'un découpage culturel qui situe les tentatives techniques. Ceux qui ont distingué entre prose et poésie écrivaient par exemple, comme Li Tung-yang (1447-1516) : « Ce que nous appelons "littérature en prose,. lwenl consiste en mots qui forment des patrons lchangl; et ce que nous appelons "poésie" lchihl est de la littérature en prose qui forme des sons musicaux ,. (ibid., p. 90). La codification des alternances de tons n'y est qu'allusive. Les traditions donnent le primat à une définition de la poésie comme émotion, ou expérience intérieure du monde, que James Liu compare aux définitions symbolistes occidentales. L'équivalent chinois de poésie est shih, dont le phonogramme complexe est compris par les uns comme composé « de yen ("mot") plus ssu ("gardiens") ou chih ("aller/s'arrêter"), plus des associations étymologiques avec "pied" » (ibid., p. 67), interprétées par les uns comme une allusion à la danse et au rythme. Une autre étymologie le rapproche de chih « souhait du cœur/intention de l'esprit ».James Liu conclut à une « conception primitiviste de la poésie dans la Chine ancienne • (ibid.,
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p. 68). C'est qu'une étymologie est du métalangage au moins autant que d~ la philologie. Son effet de preuve est une rhétorique. La paronomase est un élément du dicton ancien (IV" siècle av. J.-C.), shih yen chih, « La poésie met en mots le souhait du cœur/l'intention de l'esprit ,. (ibid., p. 69). Comme elle est active dans le rapprochement qui « affirme la solidarité du "je" (wo) et des "choses" (wu), et l'inséparabilité de l"'émotion" ou de l'"expérience intérieure" (ch'ing) avec la "scène" ou le "monde extérieur" (ching),. (ibid., p. 59). Le mot chinois pour rythme, yÏ4n, a des implications aussi qui le retirent au technique, ou le situent dans un rapport au cosmique qui est celui de wen : « Le mot yÏ4npouvait signifier "résonance", "consonance", "rime", "rythme", "ton" ou "manières personnelles" ,. (ibid., p. 6). Chez Wang Shih-chen (1634-1711), yün, associé à shen, « esprit », implique une résonance « entre l'esprit des choses ,. et l'esprit du poète : shen-yün signifie « un ton ou un parfum personnel ineffable ,. (ibid., p. 45) dans la poésie. Dans les divers syncrétismes de la théorie littéraire chinoise, la dominance métaphysique et la dominance pragmatique ont, semble-t-il, peu favorisé les points de vue techniques, qui ne vont guère plus loin que privilégier le « style formel ,. (ibid., p. 132). Autant la notion de rythme peut y être importante, autant sa situation l'empêche de former un primat du formel, et une étude distincte. François Cheng note que dans la poésie classique, le rythme « ne se limite pas au plan phonique », mais « règle la nature et le sens des mots 232 •. Il ne l'étudie pas, portant son analyse sur les « images ,.. L'indistinction, ou une autre distinction, se manifeste dans certaines pratiques, d'où leur intérêt, pour la théorie. Des poètes, sous les Han, ont fait une prose rimée rythmée, le fu. La prose rimée chinoise a été une des principales formes poétiques. Dans sa forme ancienne, c'est une « combinaison de prose et de vers rimés », la partie en vers correspondant aux passages« chargés en émotion 233 ». Introduction et interludes en « prose ,.. La conclusion en vers. Pas de fin fixée. Les « vers », ayant rimes, allitérations, assonances, parallélismes, onomatopées. Mais une prose et des vers dont la distinction n'est pas nette : « Puisque les passages de prose sont fortement rythmés, il n'est pas toujours facile de décider exactement où la prose s'arrête et les vers commencent, et on ne devrait pas attacher trop d'importance à la ligne de démarcation telle qu'elle apparaît dans la traduction ,. (livre cité, p. 19-20). Il y eut des fu entièrement réglés en tons, puis d'autres entièrement en prose à peine distincts « de la prose ordinaire ,. (ibid., 232. François Cheng, l'lcrit•re poétiq•e chinoise,Seuil, 1977,p• .f8. 233. Burton Watson, ChineseRhyme-prose,Poemsin the Fu Form from the Han and Six Dynasties Periods, New York, Columbia UniversityPress, 1971,p. 1.
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CRITIQUE DU RYTHME
p. 12). Poésie de cour, .descriptive, elle ne semble d'ailleurs décrite et différenciée que par ses thèmes. Pour James Liu, le fu n'est « pas réellement une forme de vers bien qu'il soit souvent traité comme s'il l'était. Le motfu signifie "étalage ... et il s'applique à des compositions de nature descriptive sur des thèmes donnés [... ] Il est impossible de définir le f u en termes purement formels, puisque toutes les pièces désignées comme fu n'ont pas les mêmes caractéristiques formelles™. ,.
La difficulté, dans certains cas, de distinguer entre la prose
et les
vers, tient aux conflits des traditions de langage entre les rhétoriciens et les métaphysiciens, techniciens contre émotionnalistes. Les uns définissent la poésie par la prosodie réglée des tons, à partir du moment qu'elle fut introduite; les autres, par la contemplation spirituelle, « les mots qui partent du cœur ,., ou la subjectivité du discours. Tout se passe comme si la tradition linguistique chinoise, dans son rapport à la nature, au cosmique, était marquée par un imagisme qui a porté, ensuite, les illusions étymologistes de Fenollosa, sur le mot chinois « proche de la nature,., proche des« choses235 ». lmagisme, étymologisme ont fait de la métaphore « le révélateur de la nature ,. et « la substance même de la poésie ,. (livre cité, p. 23). Le rapport au cosmique situe la poésie dans la représentation. L'image fait écran au rythme. Les historicités défont les essences, les identités. L'empirique des discours est un continu qui intègre les discontinuités dans son mouvement. Il les fait bouger. Le formalisme les fixe. Prose, poésie, une autre binarité a essentialisé leur opposition : celle du rythme et de l'image. Une autre essence, l'image, a séparé la poésie de la prose. Le produit du dualisme confirme le dualisme.
13. La poésie par l'image Le rythme fait la critique de l'image. La poésie, qui avait été prise pour le parallélisme, ou le parallélisme pour la poésie, a été prise pour le « stupéfiant image •· Primat de l'image, oubli du rythme. Or le primat de l'image est celui de la mimesis,de la nature-origine comme théorie du langage, quelles qu'en soient les variantes. Loin d'échapper à cette vieillerie, la modernité l'a accomplie, confirmée : « Tenons donc pour assuré que tous les poètes, à commencer par Homère, soit que 234. James Liu, The An of Chinese Poetry, Univenity of Chicago Press, Chicago-Londres, 1966 (1962, t"' éd.), p. 33-34. 23S. Fenollosa, The chinesefl1rittencharmer as • medu,m for pDI dam la Joum .. ; 11• donneront de■ oragea le aolr. Sur le re■te de la Prance, le temJ)I eera mtdlocre : nuagea aboDdan1a le matin, nomb'NIUZ banca de brume ou de brouillard. ond6ea parfola orqaaw de la Normandie • la BourSoSD,e et auz 06venna Au ovan de la Joum6e. mallli quelqua
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màtrea de mercure. TempératuNII (le premier chltt'NI lndlque la mulmum enrepstr6 au coura de la Joumée du 10 Juln; la eecond, le minimum de la ault du 10 au 11) : AJacclo. 20 et 11 degrée ; Blan1t1, 18 et 12: Bordeauz. li et 12 ; Bourgee, 19 et 9 ; BNlllt, 14 et 10 ; Caen, 19 et 13 ; Cberbourg. 18 et 12 ; Clermont-Ferrand. 21 et 'I ; DlJon. 22 n 11 ; Grenoble, li n 10 ; J.Jlle, 22· et 9 ; Lyon, 22 et U ; Mar• Il
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évolutionprobable/ entrele mercredi entre le mercredi/ et le jeudi
Il ne peut pas y avoir absence de construction, du simple fait qu'il y a un énoncé. C'est aussi inévitable que le retour des mêmes phonèmes dans une langue. C'est le rythme linguistique, variable selon l'organisation du discours. L'impossibilité d'absence de figures montre le caractère structurel, et non significatif en lui-même, de ces figures, qui sont la charpente de tout énoncé. Aucune figure accentuellement semblable n'est prosodiquement semblable -à moins de componer les mêmes mots, encore la répétition la transformerait-elle, par la marque de la reprise. Ainsi les deux groupes évolution probable et entre le mercredine sont pas tout à fait superposables : le premier a une syllabe inaccentuée qui suit l'accent et qui, dans la chaîne phonique, selon la réalisation plus ou moins enjambante, fait une série continue avec le
PROSF, PO#SIP
groupe suivant; le second a un accent prosodique sur la quattiffllt inaccentuée, l'initiale de mercredi. je fais suivre les groupes rythmiques d'une barre; les groupes de groupes (marqués ou non par la ponctuation), c'est-à-dire les séquences logiques-syntaxiques, de deux barres; les ponctuations fones, de trois. Il y a parfois plusieurs découpages possibles : autant de marques. Les positions marquées 0 indiquent un accent prosodique, soit parce qu'il y a une série ou un réseau prosodique, soit parce qu'il y a un accent d'insistance « intellectuel • ou « affectif •· v ..!J,,,---~ V V ~ V \,/ t!., 1./ V "(/ ,V Des massesd'air humide I et souvent instable Ilcontini,erontIa t'DOlNer
(l(v)V (J V u tJ V V 1.1 Ô lentement I en France11 dàns une zone I de bassespressionsI et ae 'Oents ---.,.Il
faibles.1111 Variété interne des groupes rythmiques comparables du point de vue du nombre syp~iql}~: , .., ..,, d ~ hv ..... d "" "' .., msta ·"' -bl e des masses •au um1 e / et souvent
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de basses pressions / et de vents faibles Structuration interne des groupes : , ,C) cd'nunù'eront I à'evoluer l~temëiit 1 ~ France 4 6/7 2 Le nombre syllabique (5,5,4,6 ou 7,2,3,4,4) a nécessairement des figures de récurrence, qui ne sont pas des cellules métriques mais qui, si elJesne sont pas perçues ici comme une mesure, ne peuvent pas, du fait qu'elles sont l'expression de groupes logiques, ne pas constituer un ordre. Du fait de la qiversité interne des groupes, due aux accents d'insistance intellectuels ou affectifs, et aux éventuels échos prosodiques, les nombres n'ont plus aucune peninence : 4 n'est pas ici un demi-octosyllabe, pas plus que 4 + 4 ne font 8, ou plutôt 8 n'est pas un octosyllabe. D'où la vanité des comptes de Pius Servien qui retrouvait panout, dans Chateaubriand ou ailleurs, des chiffres inférieurs à 12, y voyait une sorte de métrique de la prose. En particulier, il n'y a pas addition des nombres. Chaque groupe recommence. Le texte n'est pas structuré comme une mémoire de ses propres nombres, ce qui est le cas d'un texte métrique . ..--.....--.....--,. ~.JL tJ J!!I.
Jeudi l 12 juin, ~...,.._,
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,_,.._,V ..., ....,V ._, .!, ..,, 11 des Alpes Ià la Provence Iet à la Corse Ille temp.sIsera ..,,..!.,v_ ,b v V_ v .!, V _ ~ V
généralement I ensoleillé,Ilmais des nuages I se dkJe/opperontI dans la v-v.,!,, ~vv_ journée; Ill ils donneront I des orages l le soir.Ill
510
CRITIQUE DU RYTHME
Le caractère lexical du texte fait son rythme : première séquence temporelle symétrique, jeudi I 12 juin (2 / 2); deuxième progressive (2,4,4) des Alpes à la Provence et à la Corse; troisième, après les circonstanciels, la proposition (groupe nominal + groupe verbal) GN + GV (2,6,4); 4) l'adversative l'équilibre avec 3 groupes de 4; 5) la conséquence achève en ordre descendant : 3,3,2 . .!, '-'
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,!,,-.O.
CéfJmnes.111 Symétrie prosodique : SNr le reste / de la France, pour le groupe adjoint, ou séquence progressive, si le 1~ 1 de reste est prononcé; rythme progressif pour la séquence GN + GV : le temps I sera médiocre;suivi de trois groupes en syntaxe nominale sans pffliéterminants, énumération où le cumul des écho~ prosodiques, mis en valeur par la syntaxe et les couplages, organise des effets de sens (nuagesnombreux, brume-brouillard, nuages-orageuses); groupe adjoint final, équilibré par le jeu des prépositions (de la ... à la... et 4"") et des noms propres. La phraséologie fait le rythme : rythme du sens. ..,
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- passagères- n"4geu;c- orageuses- mercredi) Tout est figure. La rhétorique est le langage même. S'il y a une signifiance, c'est au discours de la faire. Les alternances, les rapports, les valeurs, qui sont de la langue dans le discours, étant valeurs de
PROSE, POt8IE
511
langue, n'ont pas de sens de discours. Il faut que les contraintes d'un discours les transforment en valeurs subjectives pour qu'elles soient une signifiance, qu'elles ne sont pas ici. Mais aussi la poétique négative d'un tel discours n'est-elle pas nulle. Météorologie, ou Code civil, quel que serait l'exemple d'un discours écrit, il offrirait ce qu'on pourrait appeler un rythme objectifde la langue dans ses discours.
512
CRITIQUE DU RYTHME
2/ A Venise, les Neuf n'entraveront pas... le Monde, jeudi 12 juin 1980.
Directeur : Jocques Fauvet
------------------------• A VENISE
'Les Neuf n'entraveront pas ladiplomatie américaine anProche-Orient Six aemahles seulement aprts le CoaseU earop6en de Luxembourg, les chefs d'Etat et de gouvernement des Neuf se riunlaaent à Venise teudf 12 et vendredi 13 julu. Ils discuteront notamment de la situation au Proche-Orient. Il se confirme qu'à la suite des avertissements de M. Carter les Européens 6vlteront pour le moment de gtner le processus de n6goclatlons ouvert entre l'Egypte, larall et les Etats-Unis.
Tandis qu'à Paris les milieux autorlsês précisent que la France reste favorab.Je au principe de 1'6laqissement de 141,Communauté à l'Espagne et au Portugal, M. Daum, ministre ouest-allemand de l'lutêrleur, a affirmé mardi à Madrid que Bonn reste partisan de • poursuivre sans retard les négociations entre la C.E.E. et l'Espagne •· ll s'écartait ainsi quelque peu des déclarations de M. Schmidt, qui, faisant êcho aux propos de M. Giscard d'Estaing. avait souhaité que • les adaptations Indispensables de la politique agricole commune et une répartition plus équfilbrée des charges • soient décidées au prialable.
De notre envoyé spéctof
513
PROSE, PO~IE
La typographie d'un titre est visuellement le découpage rythmique des groupes. Typographie signifiante qui marque chaque fois d'une ligne, et de la position en clausule suivie d'un blanc, qui tient lieu de ponctuation, ici, successivement, le lieu, la négation (pas), l'adjectif (américaine),le lieu. Quatre lignes, quatre marques. ,l,-.-!,
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514
CRITIQUE DU RYTHME
mise en place est une stratégie. On remarque que les séquences les plus longues ne dépassent pas, ici, six syllabes, et qu'elles comportent des accents intérieurs. J'ai nécessairement transerit selon une des dictions possibles, chacune des autres nuancerait le registre des réalisations phoniques, sans modifier l'organisation d'ensemble. On ne peut pas ne pas remarquer la fréquence de l'ordre: A (groupe adjoint)+ GN-GV + A; GN + GV + A, lié à la mise en place des noms propres, ou des dates. Il suffit de ces quelques exemples pour montrer qu'un rythme est 11ne organisation,non une régularité. Cette organisation inclut, parmi toutes ses figures de disposition, des régularités, mais sans privilège de la régularité. Les séquences à intonation montante : après le Conseil
e11ropéen de Luxembourg,les chefs... des Neuf se réunissentà Venise, comportent un ordre descendant des groupes (4,4,3; 4,6,2; 4,3). L'ordre ascendant fait clausule : je11di12 et oendredi 13 juin (3,6); entre l'Égypte, Israël et les États-Unis- 4,3,6.
PROSE, POfsilt
515
3/ Analyser une prose littéraire Analyser une prose littéraire n'est pas analyser un œxte, une œuvre. Non qu'il n'y ait des démonstrations à tenter, comme sur ce qu'il y a de métrique chez Zola. Les proses littéraires sont des discours subjectifs. Le rythme linguistique, qui est toujours rythme d'un discours, y devient un élément parmi d'autres valeurs de signifiance, de la grande unité à la petite. On passe du linguistique au rhétorique et au poétique, du discours en situation au discours-situation, au discours système de signifiance. L'échantillonnage n'y suffit plus parce qu'il ne peut dégager que du linguistique. Un texte sort des limites de l'esquisse, n'étant plus rythme de phrase mais rythme de discours. Un discours est autre que la somme de ses phrases. Dans un texte littéraire, la phrase rassemble tout de son discours, sa masse, sa manière. Comme la dernière du Voyage au bout de la nuit. Son parlé Céline. Son rythme est Céline, comme le parlé Vallès, le parlé Aragon. Le rythme d'une écriture se confond avec la spécificité de cette écriture. Au bord du poétique, par l'artifice de l'extraction, il ne fallait pas se dérober au moins à un exemple qui laisse la place à d'autres analyses. On pourrait écrire, ou récrire, pour chaque langue, l'histoire de la prose, par ses rythmes. Et l'histoire des transformations aussi de ces rythmes par les traductions. On situerait ainsi l'historicité des écritures, les déplacements de la modernité.
516
CRITIQUE DU RYTHME
1 Zola, L'ASSOMMOIR: 1 J..!!2v-.J._,..,.:::_..,!,_7..,
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ensemble I sous la clarté crue I des gfobes de la pone.111 Si incomparables à la métrique versifiée que soient les nombres de syllabes par groupe en prose, précisément c'est une rythmique de prose qui apparaît, faite de sept (qui ne sont pas des « heptasyllabes •), de quatre, de huit (qui ne sont pas des « octosyllabes »). Alternances vocaliques-consonantiques, en particulier finales consonantiques de phrases (larmes, travail, boulevards extérieurs, porte). Plusieurs dix sont possibles : en racontant qu'il cherchait du tra'Oail,la coulée noire des boulevards extérieurs; ou dix-onze : comme si elle venait de lui
PROSE, POÉSIE
517
quitter le bras. dans la clarté des globes de la porte. Beaucoup de groupes rythmiques de trois, de quatre, entrent en composition, ou en chevauchement, avec d'autres, pour établir un indéniable rythme syllabique. Dans sa préface, Zola écrivait : « Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple •. Des paradigmes prosodiques, dès ce premier paragraphe du roman, s'esquissent : frissonnante, air vif. fenêtre, fiévreuse; des séries marquées de contre-accents prosodiques : pour ne pas passer ensemble. De multiples couplages (Gervaise, jusqu'à) cumulent et enchevêtrent des réseaux d'une signifiance qui ne fait que commencer. Gervaise et jusqu'à deviennent synonymes dans l'a~ente. Les phrases du paragraphe sont en masse croissante. La « forme • sur laquelle Zola insistait inclut une progression des phrases, autant que leur construction, leurs débuts adverbiaux (Puis, Depuis, huit jours, Ce soir-là), et les équilibres quasi-métriques du discours descriptif. Le « peindre ,. (« peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs •) passe par cette « forme •. Le naturalisme est un formalisme. Et, défensivement, « un travail purement philologique •· Ce qui ne lui retire rien, mais le situe : l'historicité de la phrase littéraire, après Flauben. Sa phrase aussi vit « sagement dans son coin • et est d'un« digne bourgeois •·
CRITIQUE DU RYTHME 518 Il Céline, VOY AGE AU BOUT DE LA NUIT, dernier paragraphe :
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La fréquence des contre-accents rythmiques, et des séries de contre-accents prosodiques, fait les marques de l'écriture • peuple • : le rythme de sa syntaxe, apériodique, de sa phraséologie. Un paragraphe ne fait pas un rythme. C'est toute l'écriture qui fait un rythme. La dernière phrase est située ainsi. C'est une clausule qui ramasse le texte qui la porte, et qui balance ses to11tes,to11tes,to11tet to11tcontre le q11'onn'en parlepl11sfinal. Rhétorique excédée de l'excès, que cette prise ponctuelle ne suffit pas à situer dans l'histoire de sa propre écriture, qui s'invente son idéologie, son épopée, que marquent ici les répétitions amplifications de loin, de pont, l'extension des objets, des sujets brassés, entraînés dans son phrasé. La violence rythmique fajt, du parlé, une nouvelle écriture. Un parlé de l'écrit, ou un écrit du parlé, avec ses conventions. Ses procédés syntaxiques, en petit nombre. Il n'est pas sûr que ce soit une oralité, malgré l'idée reçue1•
1. Julia Kristeva esquisse l'analyse syntuique de la phrase de CEiine,des pmnien aux demien romans, Po,woirsde l'horn11r,Esui s11rl'J,jtttion, Seuil, 1980, p. 228-239. Ü style de Céline est pour elle de « l'affect écrit • (p. 239). J'y reviens plus loin, à propos de l'anthropologie du rythme.
X MÉTRIQUE PURE
ou MÉTRIQUE DU DISCOURS
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FischesNachtgesang: dAstiefste deutscheGedicht'. CHRISTIAN MORGENSTERN, Das aufgekLirte Mondschaf,Wiesbaden, Insel-Verlag, 1955, p. 45.
Le rythme est trop important dans le langage pour le laisser à la métrique. La métrique mesure des temps qui ne sont à personne, car ils ne sont pas le temps du sens, le temps des sujets. A cette condition seule elle est la mesure pure. Ce que tout en elle déclare. Adorno dit : 1.
«
Chant nocturne de poisson : le poème allemand le plus profond •· Poème de
1905.Souvent cité, ainsi par Massin, la ltttrt tt l'im•gt, Gallimard, 1973, p. 227. Je le dédie ici à la métrique.
522
CRITIQUE DU RYTHME
L'ordre qui se proclame lui-même n'est rien d'autre que le masque du chaos2 "· «
Le paradoxe de la métrique est de se constituer par rappon à la langue mais en plaquant un ordre non linguistique sur le langage. Pourtant il apparaît une métrique du discours. Il me semble que seule une métrique du discours peut renouveler la métrique. Il y a lieu de distinguer la métrique et la versification, leur rapport à la poétique. Ce n'est pas l'objet, mais la méthode et les principes, qui les distinguent. La versification est descriptive, historique ou normative. La métrique, sur le même domaine, semble désigner une visée scientifique, descriptive-théorique. Déductive, elle retombe dans le normatif, sous la forme d'un juridisme. Métrique, versification, toutes deux, comme la grammaire, la rhétorique, dénotent doublement une activité du langage et la description de cette activité. Mais la versification est empirique, pragmatique. Elle décrit un savoir-faire. Elle enregistre les particularités d'une observance de la métrique : la versification de Baïf. Identiques quand la versification demande : « Qu'est-ce qu'on mesure dans le vers ?3 .. , la métrique et la versification laissent le technique hors du sens. L'ambition de la métrique, être une science, n'y change rien. En quoi ni l'une ni l'autre ne sauraient relever de la poétique. Les procédés de la métrique, ses notions fondamentales, sont ici l'objet de la critique du rythme, pour restituer le technique aux modes de signifier. Selon une stratégie de l'historicité. Une même formulation peut prendre une valeur autre selon le projet qui l'oriente. Ce qu'illustre cette proposition de Deleuze et Guanari : « On sait bien que le rythme n'est pas mesure ou cadence, même irrégulière [... ] La mesure est dogmatique, mais le rythme est critique" ». Pas de ressemblance plus diversente. Un même combat pourtant, apparemment, contre le signe, et son pouvoir. Mais il est situé dans !'éthologie, tourné vers le biologique. Il s'agit d'oiseaux chanteurs. Si le rythme est rapporté à un « autodéveloppement, c'est-à-dire un style » (ibid., p. 393), c'est vers une expressivité, et le chaos, « rythme-chaos ou chaosmos » (p. 385). Vers le cosmique, non vers l'histoire. Le rythme ayant pour enjeu l'acentralité, l'antiarborescence, l'antigénéalogie, le nomadisme. Ce que représente le rhizome. Mais la métaphore file vers le clone. La meute. L'agitation. Hypostase de la libération. Le rythme est un 2. Th. W. Adorno, Philosophit dt '4 no,wtllt m"SÙJ"t, p. i. 3. Th. Elwm, Traitl dt f/ersificationfrançaist, S 13. -4. Gilles Deleuze-Félix Guattari, Capitalûmt tt schizophrmie, Mille plattaia, éd. de Minuit, 1980, p. 385.
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
523
paradigme de l'ins'1rrection, « le rythme est l'inégal ou l'incommensurable ,. (p. 385). Opposé à la métrique comme le chaos à l'ordre, comme le rhizome à la racine, à 1;arbre hiérarchie-pouvoir. L'enjeu du rythme s'avère une athéorie de l'Etat. Anarchisante, elle fait du langage une réduction au mot d'ordre, du marqueur syntaxique un marqueur de pouvoir, de la signifiance une maladie (p. 144,146). Le sujet est opposé au social comme dans le marxisme : « il n'y a pas de sujet d'énonciation ,. (p. 101,163). Le rythme est directement politique, sans pensée linguistique du langage : « le langage est affaire de politique avant d'être affaire de linguistique ,. (p. 174). La caution de science qui en tient lieu est l'appui fondamental pris sur Hjelmslev, contradiction fatale à son révolutionnarisme : il maintient le dualisme, la langue, contre sa recherche du multiple. Le refus de la centralité met en danger l'individuation. Et le rythme dans le langage est solidaire de l'individuation, historique comme elle. Ils ont tout à perdre au chaos. A la stratégie chaosmique.
La métrique n'a pas le sens. Dans la théorie traditionnelle du rythme, les systèmes de versification sont des normes conventionnelles qui organisent des unités non signifiantes : les pieds, le nombre des syllabes. Ces schémas n'affectent qu'une substance sonore, non le sens. Le métricien travaille sur le rythme pur. Cette pureté est l'échange du rythme et du mètre. Le langage n'y est qu'un matériau : « Il ne faut donc jamais confondre le rythme avec sa matière, le cadre rythmique avec le schéma linguistique5 ». Ainsi la métrique désémantise, ne dit rien du sens, ne contribue pas au sens, parce que le mètre n'a pas de sens : « le mètre est essentiellement indépendant du sens6 ».
Une organisation du discours ne serait pas une organisation du sens de ce discours. Cette dédialectisation fait le formel. L'étude des formes peut être historique, comparative. Cherchant ses universaux propres, elle travaille nécessairement à sa propre formalisation. Mais dans le discours, les figures rythmiques résultent des formes, des limites et des positions des groupes de mots dans le vers. Dans le discours, chaque vers a sa configuration particulière, rythmique, prosodique. Il n'y a plus deux vers semblables. Où est la métrique ? Elle définit un objet abstrait, hors histoire, hors sens, et cette désémantisation même est une opération culturelle qui a son historicité. L'universalité de la métrique est sa s1tuat1on. Pourtant, la convention veut que la métrique soit une partie de la poétique. Tel spécialiste la prend a priori comme un rapport de la forme au contenu, dont l'historicité passe par la métrique. Mais s'étant acquitté de cette remarque générale, il ne décrit qu'une histoire des formes métriques 7• Dans les travaux récents de métrique ancienne, on S. Paul Verrier, Le 'VeTS français,t. 2, p. 21. 6. G.R.Stewan, The Techniq11eof English \terse, New York, 1930, cité par Wellek-Warren, Theory of literatHre, p. 170. 7. Werner Hoffmann, Altdeutsche Metrik, Stuttgan, J.B. Metzlersche Verlagsb.ichhandlung, 1967 Guide bibliographique et critique.
526
CRITIQUE DU RYTHME
ne refait plus le texte en fonction des mètres, comme au XIX• siècle : « Le mètre doit être déduit du texte existant, non le texte amendé pour correspondre au mètre supposé. C'est seulement qdand on avance sur un terrain métrique raisonnablement sûr qu'on est justifié à amender le texte metri causa8 •· Mais tout en affirmant la position aristotélicienne : « Le rythme est une part essentielle de toute création poétique. Dans la poésie grecque, le rythme prend la forme de mètres réguliers. Ainsi les études métriques, à part leur utilité pour l'établissement du texte, valent en elle-mêmes comme une part de l'étude d'ensemble de la poésie grecque • (ibid., p. 1), il n'est fait aucun rapport entre le rythme-mètre et le sens. Pour des raisons qui restent silencieuses, « Aucun essai n'est fait pour traiter de la signification possible de la forme métrique en relation avec le contenu • (ibid., p. 2). C'est qu'il y faudrait un saut dont la métrique n'a pas la rationalité. Son abstention, qui semble sage, n'est que l'effet de sa position dans la théorie du signe. Tout ce qui touche au sens lui est étranger. Aussi la métrique se récuse pour suivre un • développement chronologique • (ibid., p. 2). Pourquoi, alors, continuer de présenter les mètres comme une • part essentielle de toute création poétique • ? La variété des mètres lyriques et des strophes, chez Sophocle, est analysée formellement • sans impliquer aucune relation entre la forme métrique et le contenu • (ibid., p. 191). Mais ni la variété, ni la complexité, ne sont une fin en soi. Pourtant, le métricien a tenu à dégager une systématique chez Sophocle. Ce ne sont donc que des • faits curieux •• ni aléatoires, ni signifiants, tels que • les anapestes lyriques manquent dans Ajax et Antigone, tandis que le rythme trochaïque n'apparaît pas dans Ajax, les Trachinienneset Philoctète• et • Le reizianum est employé dans toutes les pièces sauf les Trachiniennes, l'ityphallique dans toutes les pièces sauf Electre.Je regarde cela comme un effort de la part de Sophocle pour éviter trop d'uniformité dans ses clausules • (ibid., p. 191). Pourquoi précisément là ? Et c'est donc un fait qui modifie le discours sans avoir de sens ni d'effet sur le sens ? Je pose en principe que ce n'est pas possible. Et s'il est vrai que tout ce qui modifie un discours en modifie le sens et les valeurs, c'est donc que le principe métrique est intenable du point de vue de la théorie du discours. On a compté des syllabes, placé des temps forts et des temps faibles, pour chanter. Cette parenté d'origine entre le vers, la musique et la danse, qui a fait la métrique, a fait aussi un mythe poétique, un mythe d'origine. Le mètre« était le lien sensible • de l'union de la poésie avec 8. H. A. Pohlsander MetricalSt11diesin the Lyricsof Sophocles,Lcidm, Brill, 1964, p. 1.
MtrRIQUE
PURE OU MfflIQUE
DU DISCOURS
527
.. ces ans frères9 ». Depuis que la poésie s'en est séparée, « elle doit toujours chercher à apporter le chant et pour ainsi dire la danse dans le discours ,. (ibid). C'est la nécessité interne de la métrique pure. La conception romantique du langage, et de la langue, comme poème de l'humanité, situe - dans le mythe - la métrique comme une esthétique de la langue : « La langue, la plus merveilleuse création de la capacité poétique de l'homme, pour ainsi dire le grand poème jamais achevé, où la nature humaine se représente elle-même ,. (ibid., p. 145). Cene conception est inséparable de l'instrumentalisme qui oppose la danse à la marche, la marche qui ne sert qu'à « mener quelque part », comme la poésie est opposée au discours ordinaire, qui ne sert qu'à « nous comprendre ,. (ibid., p. 162). La métrique n'est ainsi qu'un aspect de la métaphysique du signe et de l'origine, qui dit : « La langue, dans son origine, est mimique - Dis Sprache ist in ihrem Ursprung mimisch ,. (ibid., p. 189)10. A l'historicité des écritures poétiques, et des discours, correspond une historicité des métriques. La métrique pure est la loi d'une société ordonnée, hiérarchisée, relativement fixe. Et la « libération ,. du vers ( « Le vers est libre ! ,.) est un indice de la transformation d'un monde. L'historicité des rythmes est culturelle. La métrique pure sépare l'histoire du vers de l'histoire de la poésie. Pourtant la métrique des poèmes constitue elle aussi une « rythmicité extériorisée », comme dit Leroi-Gourhan des balancements du corps, « où la création d'un cadre factice concourt à la libération du cycle opératoire normal », « entretient le déroulement de la rêverie », prenant le caractère « d'un véritable arrachement au milieu quotidiennement vécu », à « valeur dématérialisante11 ». La métrique est une prise du social et du culturel sur l'individu sujet. Une métrique aussi est une attitude collective. L'alexandrin est une mise au pas. On défile en chantant. C'est pourquoi les écritures subjectives ont été, au XX• siècle, antimétriques. Pound écrit dans le Canto 81 : « briser le pentamètre a été la première poussée - to break the pentameter, that was the first heave ». Il parle de ceux qui « déforment la pensée avec des iambes deform thought with iambics ,. (Canto 98). Maïakovski écrit, en réagissant au livre de Chenguéli Kak pisat' stat'i, stixi i raskazy (Comment écrire des articles, des vers et des récits), qu'il faut faire les vers « avec toute sa vie et non &raner les langues pour des iambes et des trochées 12 ». Sa réaction est son historicité : « Mais les iambes et les 9. A.W. Schlegel, Briefe über Potstt, Si/benmassund Spr•cbe (179S), dans Spr11.cbe und Poetilt, p. 148. 10. Dans Bttr11.chtungen über Metrilt (entre 179S et 1800). 11. Le geste et L, p11.role, L, mtmoirt et lts rythmes, p. 104. 12. Dans V. Katanian, M11.jaltO'flsltij, liter11.t11m11.j11. xronilt11., Moscou, 19S6, p. 26S (11 avril 1926).
CRITIQUE DU RYTHME 528 trochées ne nous sont pas nécessaires. Des iambes et des trochées, il y a longtemps que personne n'en écrit plus, les Douze de Blok [... ] sont écrits en vers libres. [... ] Moi-même je sais que je suis un bon poète. Mais les trochées et les iambes ne m'ont jamais été nécessaires, je ne les connais pas. Je ne les connais pas et ne désire pas les connaître. Les iambes retiennent le mouvement de la poésie en avant. De même en d'autres cas la combinaison des pieds et les rimes • (ibid., p. 266). La double acception de la métrique, organisation codifiée du discours, et la description ou l'étude de cette ordonnance, fait que parler de l'une c'est parler de l'autre. La seconde acception ne cesse de courir après la première, pour s'y identifier. C'est dire que la métrique court après ses propres règles, court après sa propre pureté. Le son pur « se caractérise par un tracé sinusoïdal 13 •· Le mètre pur présente une pareilleabstraction. Ce que note, par exemple, Fritz Lockemann, dans Der Rhythmus des deutschen Verses, en distinguant trois sortes de rythmes : « Dans le poème travaillent ensemble, de manière variable, trois systèmes rythmiques : le rythme de la phrase, le rythme naturel, intérieur ou de situation, et le rythme métrique 14 •· Il ajoute : « Ne considérons-nous dans un poème que le rythme métrique, nous ne tenons qu'une abstraction •• et plus loin : « Le langage d'un poème n'est pas un simple remplissage ni le mètre un cadre vide ,. (ibid., p. 70). La métrique spatialise le langage, en y reportant la musique. Dans l'abstraction métrique, les syllabes sont égales, n'ont qu'une valeur de position codée. Dans le discours elles ne le sont pas. Il y a des règles métriques. Il n'y en a pas du rythme. La métrique mesure. Le rythme, qui participe du risque et de l'inconnu d'un discours, ne se mesure pas. Il s'analyse en termes de discours, qui ne sont pas seulement phoniques. La métrique est imaginaire.Ce que les notions de pied, et d'isochronie, suffisent à représenter. Il s'agit d'un imaginaire musical, plaqué sur le langage, où l'apparence rigoureuse, numérique, fait la façade du fantasme. Ainsi dans la notation allemande d' Andréas Heusler, pour les diverses valeurs des syllabes : L-..J quatre noires '-trois noires une blanche x trois croches ,c une noire u une croche n une double-croche 15 13. A. Tomatis, l'oreille et le langage,Seuil, 1978, p. 37. 14. Fritz Lockemann, Der RhytmNs des deNtschenVenes, Munich, Max Hueber Verlag, 1960, p. 69. 15. Andreas Heusler, De,mche Vengeschichte mit Einschl,,ss des .Ltengüschm St4breinwenes, 3 vol. 1925-27-29- (rééd. 1956) 1. p. 33-34.
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Les syllabes du discours n'ont pas, n'ont jamais eu, dans aucune langue, même là où la quantité est phonologique, de tels rappons numériques, qui ne sont pertinents que pour le chanté 16• Même là où la convention opposait des brèves et des longues, « les longues et les brèves n'avaient pas la durée strictement fixe des noires par rapport aux croches dans notre musique17 •· Meillet disait : « Il y a syllabe longue là où le sujet parlant sent une longue, et brève là où il sent une brève. Il ne s'agit pas ici de physique, mais d'une action à exercer sur des auditeurs 18 •· L'idéalité métrique suppose qu'un patron doit se trouver réalisé, au moins par des constantes, des moyennes, et qu'il installe une attente. Cependant la recherche d'une théorie métrique qui consisterait dans l'application déductible de règles n'a pas de sens, puisque aucun poème ne la réalise empiriquement. La recherche d'une théorie qui rendrait compte des non-réalisations du patron est impossible également, puisqu'elle reviendrait à faire engendrer par un code fini l'infini imprévisible des discours. Or ce n'est pas la métrique qui fait les distorsions de la métrique. C'est un discours. Le code, comme pour la langue, ne fait pas les poèmes. On a vu qu'il y a des poésies sans métrique. Quelles que soient les classifications, en types de métrique, toutes font du langage une matière alinguistique, asémantique, adiscursive. La métrique se dispose dans un temps schématisé, et pauvre. Ainsi, en français, de l'alexandrin, elle retient essentiellement deux positions, la sixième, la douzième. Le rythme a toutes les douze positions de l'alexandrin, dans le temps réalisé d'un discours, où le rythme est la mémoire du texte, non de la langue, et la métrique appartient à l'automatisation qui, dans le poème, menace le poème. La simplification est inhérente à la métrique. Morris Halle, sur le plan abstrait des modèles métriques, ramenés à l'alternance WS (W :
weak, faible; S : strong, fort), concluait que les structures métriques 16. Cette notation, malgré quelques critiques, est reprise par Werner Hoffman dans Alttk11tschtMttrile,p. 7, 23; elle a cours, plus ou moins dans le domaine allemand. La
celle métrique allemande connait quatre notations : celle de Wolfgang Kayser, xxxxxx; de Ulrich Pmzel, xXxXxX.et pour le contre-accent XX;la convention classique, u -V-V-U-,., utilisée par Breuer et d'autres; et celle de Heusler (voir Dieter Breuer, Dt11tscheMttrile 11ndVtngtschichtt, p. 26-28). Breuer semble le seul, dans le domaine allemand, à critiquer Heusler. Il distingue la scansion de la récitation, et montre que Heusler fait une « métrique de récitation ,. (p. 75•.•), qui confond le rythme du discours avec la diction, en codifiant la scansion du silence (p. 81). Critique solidaire d'une description du vers dans son historicité. 17. L. Noupm, TrtUtéde métriq11tl4tint dassiq11t,S5, p. 3. 18. A. Meillet, Les origines indo-e11ropémntsdes mitTts grecs, p. 9, cité par L. Nougaret, livre cité, S 5.
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« sont d'une extrême simplicité19 •· Il était frappé « par la ressemblance entre les structures métriques et les motifs des métiers à tisser, ou ceux que l'on rencontre dans certains types d'ornement rudimentaires ,. (ibid.). Plus les modèles sont simples, plus les « règles de transformation ,. sont variées. Les modèles sont simples par une réduction du rythme au mètre comme jeu de positions, par une élimination de la prosodie hors du rythme, corollaire de l'élimination du discours. Halle se débarrasse de l'accent, des« prétendus caractères prosodiques tels que l'accent, la hauteur ou la longueur ,. (ibid.). Où est révélatrice la part faite à l'accent en français. Cette formalisation n'a pas de philologie : « ce n'est certainement pas un hasard si, en français, l'accent ne joue aucun rôle, que ce soit pour les règles de transformation ou pour les règles qui déterminent la constitution phonétique des mots » (ibid., p. 125). Oubli que la césure est liée à l'accent dans le vers classique, comme à la fin de vers. Quant à la « constitution phonétique des mots », trop d'exemples montrent le rôle historique de l'accent, comme dans sire/seigneur. Et le rôle sémantique de la prosodie dans les couples du genre elle attend/elle l'attend. Outre la méconnaissance que l'accent français est accent non de mot, mais de groupe. La métrique est une métaphysique de la poésie. Forme, intérieure, extérieure, proportion, symétrie, unité, ses catégories ne cessent de rêver une transposition musicale sans contrepartie empirique dans les discours. Et comme les discours sont consubstantiels à leur sens, à leurs valeurs, la poésie, et la critique du rythme, ne peuvent que déborder la métrique. D'où la contradiction qu'il y a à inclure la métrique dans la linguistique, comme Lotz 20 , parce que le vers ne peut pas être défini par la littérature. Les unités de langage telles que les syllabes ne sont plus, dans le vers, des unités linguistiques, mais des unités de mesure. L'ahistoricité de la métrique est une adiscursivité. Aussi interviennent des subterfuges. Dans le conventionnalisme de Hegel, la métrique retourne au langage par une psychologisation directe des mètres : « l'hexamètre, par son calme balancement, se prête au déroulement impassible et serein de récits épiques .., ou « l'anapeste marque la mesure d'une avance triomphante et joyeuse21 ... La nonne et l'écart 19. Morris Halle, « Du mètre et de la prosodie •• dans R. JakoblOn, M. Halle, N. Chomsky, Hypothises, p. 124. 20. John Lotz, « Metric Typology .. dans Sebeok, Style in I.nguge, p. 137. 21. Hegel, EsthétiqNe,La Potsie, 8-1 p. 102. Pour la métrique grecque, chaque mètre a son « éthos ... Les noms des mètres disent leur origine, leur caractère. L'iAmbe est lié à la satire, • dans la légende de Oémèter le nom de 'fi~ (... ) fait rire la déesse .. (Dictionnaireétym. de la langNegrecqNe,de P.Chantraine). Le nom du trochéevient de ~pfx.w. courir. Aristote dit qu'il rappelle trop le ltordax (Rhét. 1408 b ), danse de l'ancienne comédie, liée au culte d'Apollon et d'Artémis, jugée inconvenante à Athènes (Chantraine). L'an"peste, de ,aiw, frapper à coups répétés, implique un pas à reculons.
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DU DISCOURS
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maintiennent la métrique dans le plan de la langue, jusque dans l'automatisation et la désautomatisation des formalistes, l'œuvre « somme de procédés » chez Chklovski. C'est un lien entre la désémantisation métrique et l'intérêt pour le zaoum. La métrique isole les vers. Les exemples de Grammont dans le vers français sont surtout des vers isolés. Même les statistiques des Russes faites sur des centaines de vers sont faites sur des centaines de vers pris chacun isolément, comme unité de compte. Grammont faisait comme Becq de Fouquières. La métrique travaille sur des exemples. Les métriciens se repassent beaucoup les mêmes exemples. Leech déclare honnêtement qu'il puise dans un dictionnaire de citations. Il s'en est trouvé un pour conclure, la Bêtise conclut, que le contexte nuit à la beauté des vers. Le rhétoricien peut même ne plus prélever que deux mots, une expression, achevant ainsi l'isolement commencé par-le métricien. Or un vers isolé n'est plus du discours. C'est un exemple. Un prélèvement tourné vers la langue, en train d'être rendu à la langue. Retiré au sujet, et presque à son propre sens. Tomachevski s'opposait à cet isolement des vers en exemples, mais parce qu'il étudiait l' « instrumentation 22 », qui ne peut s'étudier que dans le discours. Valéry n'a pas peu contribué à isoler les vers, à faire croire qu'un vers est une unité : « Vers est suite de syllabes en nombre assez limité pour que cette suite soit perçue comme formant une unité, tendant à un terme final23 »,et« Un vers est le plus court poème possible » (Cahiers, II, 1140). Jirmounski parlait de « téléologie intérieure24 ». Ainsi étaient données à confondre l'unité métrique et le plan du discours, qui est celui du poème. Or, bien qu'on retienne, et qu'on cite, et qu'on isole des vers, le poème n'est pas dans le vers, ni même dans les vers. C'est le vers, les vers, qui sont dans le poème. T.S. Eliot écrivait, de la « musique du vers »,qu'elle« n'est pas une affaire de ligne à ligne, mais une question de poème entier25 ». L'unité vers se défait au-dedans et au-dehors. Dans la terminologie arabe-hébraïque, le vers est une maison, bayt, composée dans l'hébreu médiéval, d'un battant de porte, delet, le Le crétique (- u -) vient des • chansons crétoises accompagnées de danses • (E. Manin, Troisdocummts de m11siquegrecq11t,p. 29). Les ioniques mineur et majeur (1.1V--, --VU) sont associés aux cultes extatiques de Dionysos et de Cybèle, • dont les danses rituelles componaient un affaiblissement progressif de la volonté consciente • (ibid., p.· S4). lis rendent le rythme• mou, inconsistant et effmiiné • selon l'Anonymus Ambrosianus (cité ibid.). De même les noms des te'•mim sont parlants. 22. B. V. Tomachevski, 0 Stixe, p. 3S. 23. P. Valéry, C•hien, Il, 1124 (ven 1935). 24. V. M. Zirmunskij, Kompozicij• liriétsltix stixottlOTfflij,Petersbourg, 1921. Munich, W. Fink Verlag, Slavische Propylien, nu 73, 1970, p. 4. 25. Dans The Music of Poetry (1942), Seletted Prose,p. 64.
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premier« hémistiche •• et d'un fermant, soger.En arabe,ce sont aussi deux battants de porte, m4 ra'an, le premier nommé sadr, « partie antérieure, poitrine •• le second 'ajz, « partie postérieure26 •· Mais cette maison est ouverte. Elle s'ouvre en deux, à l'intérieur, et elle s'ouvre aussi, dans la poésie classique arabe, vers l'unité du poème à rime et à mètre uniques. Le vers n'est pas tout à fait séparable de la forme du groupement dont il fait partie. Si les vers métriques sont autre chose que la répétition de pieds métriques, le vers ne commence, paradoxalement, à primer sur le rythme du discours, qu'avec la strophe, là où il y a poésie strophique, et en tout cas dans une unité qui déborde celle du vers, précisément pour en organiser les rythmes. La rime, quand elle existe, est un élément de la strophe, ou du couple, plus que du vers. Dans La compositiondespoésieslyriques,Jirmounski ne s'occupe que de la strophe, les figures de répétition s'étendent au poème. Lockemann a remarqué que strophe et vers décrivent tous deux étymologiquement un retour27 • Le rythme est une syntagmatique qui tient ensemble le vers, la phrase, la strophe, la petite et la grande unité. La strophe était l'unité métrique dans l'ancienne poésie portugaise2'. La strophe, non le vers isolé, est l'unité métrique « qui possède une complète plénitude idiomatique ,. pour Rafael de Balbin29 - « Le vers séparé de son contexte strophique perd anormalement - comme un poisson arraché à l'eau - sa vitali~é communicative; et il est réduit à être un segment inorganique de la chaîne phonique et de la séquence linguistique • (ibid.). Ainsi un vers est polyrythmique. Le syllabisme est une réduction, un schéma, non un rythme. Et un vers est la somme de ses rythmes possibles, significatifs. La métrique qui isole les vers est une statique, non une rythmique. Elle fait du vers une structure, plus des éléments seconds, complémentaires. C'est ce que font Tomâs Navarro, Mazaleyrat. Seuls les formalistes russes ont cherché une rythmique. La métrique est passive, elle est reçue. Le rythme est actif, il est une activité du discours. Leur opposition traditionnelle reproduit, dans le coupl~ passif/actif, le couple langue/parole, social/individu. C'est ainsi que les irrégularités entrent dans la taxinomie métrique. Pour la métrique, le vers est fixé. Déjà Becq de Fouquières écrivait : 26. Dans H. Zafrani, PoésùjNÎ'Vt!m Ocddmt m11SNlnum,Geuthner, 1977, p. 230. 27. Fritz Lockemann, Dtr RhythmNs dt!s dt!Ntschm Vt!nt!s, p. n. 28. Pedro Henriquez Urena, la poesuiastt!l/41111 tÛ flt!nos /114aime,6 non point tel que l'ont vu les enfers.,,36 Cette régie du même est la grille qui fait apparaître à Fraisse .. quatre anapestes ,. dans le vers de Malherbe
Et lesfruits! passeront!la promesl se des fleurs
u"-
v..,_
..,v_
vv
_
là où la réalité des limites de mots et de groupes, les rappons et figures (abclacb,abc/bac) prosodiques (passeront -promesse, /es fruits-des fleurs), de même que le conflit entre la césure (6/6) et la phrase, partition entre groupe nominal et groupe verbal (3/9), au lieu de la scansion métrique minimale pseudo-anapestique tendent la rythmique swvante : .- - ,- --.., V
V
..1.
~
e
.!!!!, V
V
.!!.
V
V
Et les fruits passerontla promesse des fleurs qui brouille les régularités par les effets de discours, ou plutôt les insère dans un effet réel &lobai. La métrique s'est constituée par rappon à la langue, à des unités de la langue, mais au-dessus de la langue. Or la langue agit sur la métrique. La langue n'est pas une matière passive qui se laisse métrifier ou rythmer. C'est-à-dire, en fait, compter, car dès qu'il y a une métrique, on compte. Des mètres, des syllabes, ou des accents. La langue impose une matière rythmique au vers, mais pas seulement. Elle impose aussi des habitudes qui se sont identifiées aux traditions métriques. La rythmique du langage pénètre dans la métrique à l'insu du métricien. Les histoires de la métrique et de la langue sont pounant souvent hétérogènes. L'évolution du vers russe est décrite par Brik comme le cheminement d'une métrique syllabique étrangère à la langue vers J.4. Paul Fraisse, Lts smict11rrsrythmiq11ts,p. ll l. 35. Paul Fnisse, P:,ycl,olo1itd11rythmt, p. 149. :U.. Ibid,. p. 156.
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
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l'accentuation du parlé, jusqu'à la coïncidence des accents métriques et linguistiques, dans la versification syllabotonique. De sorte que la notion de pied n'y a plus de sens. La Grasserie avait noté que « le turc, l'hindoustani, le persan ont adopté la métrique arabe, et n'ont plus de métrique propre 37 •, en forçant la nature de leur langue, et « les anciens rythmes chassés se sont souvent conservés dans la rythmique populaire ,. (ibid., p. 32). Des langues ont une double métrique, comme le tchèque, où coexistent, selon La Grasserie, une métrique accentuelle et une métrique quantitative (ibid., p. 56). En hongrois, « le vers accentuel est surtout populaire, le vers quantitatif est lettré ,. (ibid., p. 56). Unbegaun écrivait : « Ainsi, dans la plupart des langues européennes, la versification moderne est empruntée de l'étranger38 •· Mais la langue a un effet en retour sur la métrique. En allemand, l'accent secondaire dans les mots longs mène à une réalisation rythmique du schéma métrique, plus qu'en russe39 • Déjà A.W. Schlegel pensait qu'en allemand « l'iambe devrait de loin et de bien plus loin qu'en grec être le pied principal'•0 •· En anglais, les « déviations rongent le mètre, et l'accent syntaxique reçoit peu à peu le pas sur l'accent métrique. Le vers anglais semble s'acheminer par là-même vers le syllabisme du type français, pour aboutir à un vers composé de groupes accentuels dominés par l'accent sémantique. Encore plus qu'en allemand, les différences d'intensité, de quantité et aussi de hauteur des voyelles accentuées interviennent dans le dessin rythmique du vers anglais. Il s'ensuit qu'en anglais, beaucoup plus qu'en russe, la récitation d'une poésie dépend de l'interprétation individuelle41 ». C'est le rythme du discours qui réalise le mètre, et cette réalisation dépend du rapport entre le mètre et le rythme linguistique. Ainsi, en russe, « A la différenc~ des vers binaires, la réalisation rythmique, dans les vers ternaires, est beaucoup plus proche du schéma métrique. En règle générale, il y a même identité entre les deux notions. Cela se comprend fort bien : les syllabes fortes, dans les vers, sont séparées par deux syllabes faibles et la suppression d'un accent créerait une succession de cinq syllabes atones, un "vide" que le rythme supporterait difficilement ,. (ibid., p. 68). Le mètre et le rythme linguistique s'arrangent l'un de l'autre. L'histoire métrique est culturelle. Les mètres ternaires ne sont encore que 1,S % chez Pouchkine. Leur proportion augmente au XIX4:siècle jusqu'à faire la moitié des vers chez Brioussov42• 37. R. de La Grasserie, Etudes de grammaire comparée, analyses métriques et rythmiques, p. 31. 38. B. Unbegaun, la fltrsification russe,p. 17. 39. Voir Unbegaun, ibid., p. 63-64. 40. A.W. Schlegel, Sprache11ndPoetilr,p. 208. 41. B. Unbegaun, la flmification russe,p. 66. 42. Unbegaun, la fltrsificationrusse,p. 68, qui emprunte ces chiffres à Toma.ch"ski.
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L'accent de mot fait des métriques où le rythme linguistique peut se réaliser dans l'ordonnance d'un mètre. Il y a donc des iambes, etc., en italien. On peut compter les douze types de l'hendécasyllabe italien·0 • La phonologie de la langue règle le mode de démarcation finale du vers. Ainsi le vers italien a trois terminaisons possibles, sur des parolepiane (comme vita), accentuées sur l'avant-dernière; sur des parole tronche (lev6), sur des parole sdruccioli(durabile), accentuées sur la 3c avant la fin. La fréquence linguistique régit les types de vers. En français, c'est à la fois l'état de la langue et l'habitude qui en est issue qui font qu'on ne compte que jusqu'à la dernière syllabe accentuée. Jusqu'au XVI• siècle, on comptait autrement. En italien, on compte l'inaccentuée qui suit. En quoi les noms des vers sont trompeurs, qui font croire que le décasyllabe français en a dix, tendant à faire méconnaître sa parenté avec l'hendécasyllabe italien, comme celle de l' « octosyllabe • avec le nO'lJenario, vers de « neuf •· De même, en espagnol, la rythmique de la langue fait le classement des rimes, « rima consonante esdn'.ijula (valida: calido)44 •, rare ou humoristique en espagnol, comme on a déjà vu qu'elle était aussi en anglais, mais pas en russe, où elle est épique; la "rima consonante llana o grave (llanto: santo)" (ibid., p. 65), la plus commune; la « rima consonante aguda (amor: ruiseiior) » (ibid., p. 66), distincte de la « asonancia aguda (lugar : moral) •• l'assonance du Cid. L'octosyllabe est ancien, populaire, autochtone en Espagne. La prose espagnole tendrait au rythme de l'octosyllabe 45• Mais y a-t-il un rythme de l'octosyllabe ? Tomas Navarro a démontré qu'il y en avait 64 variétés (cité par Baehr, p. 103). Selon Menéndez Pidal, c'est le mètre le plus naturel (connatural)à la langue • (cité, ibid., p. 111). Ce serait le mètre le plus populaire parce que ce serait le rythme le plus linguistique. Les descriptions du vers espagnol de arte mayor - c'est-à-dire plus grand que l'octosyllabe, de arte menor - sont un exemple remarquable du caractère linguistique et métalinguistique de la métrique. Selon une tradition ancienne, le vers de arte mayor est fondé sur le pied, non sur le nombre syllabique. Il est décrit comme composé de deux vers adoniques (l'adonique est un dactyle plus un spondée - cinq syllabes) mais le « spondée » n'est ici le plus souvent que deux syllabes dont la première est accentuée, la deuxième indifférente. Chaque vers adonique, ou hémistiche, consiste en deux pieds accentuels, et peut être
43. Elwm, ltalimischt>Mt>trik,p. 61-62. t>spano/11. Madrid, Gredos, 1973 (éd. allem. 44. Rudolf Baehr, Man,ui/dt>VN'Sificacion 1962), p. 64. 4S. R. Baehr, livre cité, p. 111.
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de cinq, souvent six, parfois quatre syllabes46• Les hémistiches pouvaient avoir une syllabe initiale non comptée, et se traiter au début comme« deux vers indépendants ,. (livre cité, p. 105); et donc avoir de quatre à sept syllabes réelles; le deuxième hémistiche souvent le plus long (5 + 7). Césuré à cinq, (accent à la cinquième), et pouvant aller de huit à treize syllabes, le vers de arte mayor a pu être confondu avec le dodécasyllabe et être dit aussi correspondre au décasyllabe 5 + 5 que Bonaventure des Périers a appelé taratantara(ibid., p. 59). Le rapport du vers ou de l'hémistiche aigu au grave comporte deux considérations : la place de l'accent, et le nombre de syllabes, qui peut aller jusqu'à deux, après l'accent final d'hémistiche ou de vers. Ce jeu corrélé suffit à expliquer le nombre variable de syllabes pour de mêmes positions d'accents. Avant le xvesiècle et l'« invasion du goût italien ,. (ibid., p. 85), c'est-à-dire l'isosyllabisme, le vers de.arte mayor est à la fois accentuel selon la rythmique de la langue et syllabique selon la restitution, qui est métalinguistique, d'une syllabe (un e compris comme paragogique (ajouté hors étymologie), et souvent étymologique) après la finale accentuée. Déplacements d'accents dus à la musique, hiatus ou non, synalèphe ou non - il en sort une latitude où sept égale huit, douze égale treize. On égalise métriquement les inégalités rythmiques. L'habitude de compter une syllabe inexistante, en espagnol, pour dénommer le vers, « une syllabe après la dernière accentuée, même si en fait elle manque, comme il arrive dans les vers aigus (t1ersos agudos)47 », illustre la difficulté d'entendre les vers de sa propre langue, comme l'exposait lui-même Henriquez-Ureiia, à propos des spécialistes anglais du vers anglais : « nous nous vouons laborieusement à compliquer et à falsifier notre notion du vers48 ». Non par rapport à une vérité métrique. La grille culturelle-linguistique est la condition de l'historicité du vers, de la prose, de leurs intermédiaires, et de la métrique. Le métalinguistique peut aller jusqu'à obscurcir le linguistique. Ainsi les notions de prose comme asymétrie, de vers comme symétrie, s'interposent devant la description. La phrase de prose : « Quedamos
clavadosen el lugar del tope. El toro salt6 comopelota, se dio vuelta sobre el lome » [nous restons cloués à l'endroit du choc. Le taureau sauta comme une balle, se retourna sur le dos] est analysée par Rafael de Balbin comme ne présentant « aucune répétition de caractère 46. Joaquin Balaguer, Ap11ntes p•r• 11n•historidpros6dic•de Li mltric• c•stell•n•. Madrid, Consejo superior de investigaciones cientificas, 1954, p. tt 9. 47. P. Henriquez-Urena, Est11dios de fJersific•ci6n esp•nol., p. 15. ... 48. P. Henriquez-Urena, dans son anicle • En busca del verso puro •• Est11dios
p. 254.
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rythmique ni de concordances allitératives49 •, bien que tope, toro, salto ou pelota-lomo ne soient que quelques maillons de la chaîne prosodique. D'une autre phrase, la« distribution des accents d'intensité ,. (ibid., p. 22) donne les nombres (3/1/2/3/1), distribution qu'il estime « asymétrique •• bien que la symétrie médiane soit ostensible (abcab). Mais les notions mêmes de symétrie, de vers, de prose, l'empêchent de la voir. Le rapport de la métrique à la langue n'est pas sans dangers pour la théorie et l'analyse du rythme. La contradiction entre la métrique et le discours est peut-être maximale dans les notions qui semblent les plus techniques, celles que Jirmounski appelle les « modificateurs structuraux du vers •· Ces modificateurs structuraux ne sont pas seulement des positions -la position initiale, la position finale, la pause. Ces modificateurs sont la combinaison et le conflit de critères alinguistiques et de données linguistiques. Combinaison, conflit qui se rassemblent dans les notions surtout d'anacrouse,la ou les syllabes inaccentuées qui précèdent la première accentuée et, pour la clausule, de cataJ.exe,qui est une troncation finale. Un paradoxe de la métrique, opération de classement (mises à part les études sur l'origine des mètres), est qu'en étudiant des faits de position elle étudie des faits sémantiques. La métrique n'a pas cessé, mais contre elle-même, de contribuer à l'étude de l'organisation spécifique du sens par position qui a lieu dans le vers. Anacrouse, catalexe, ces notions sont d'origine musicale, en ce qu'elles supposent pour chaque temps une durée conventionnelle et proportionnelle. Elles ne sont pas et ne peuvent pas être linguistiques, puisqu'elles prennent leur critère dans une mesure, qui est propre au rapport chanté, avec alternances fixes, d'un texte à une musique, non dans la langue ni dans le discours en eux-mêmes. L'anacrouse (upbe4t, Auftakt) est définie dans le Dictionnairede la musiqueBordas : • note ou notes qui précèdent le premier temps fort du rythme auxquelles elles appartiennent •· L'emploi moderne apparaîtrait dans un traité de métrique allemand de 1816. On exclut du rythme métrique la première brève d'un vers iambique. On ramène ainsi la scansion de l"iambe à celle du trochée. Les Anciens distinguaient des rythmes ascendants, commençant par une brève, et descendants, commençant par une longue. Mais, musicalement, le rythme iambique et le rythme trochaïque étaient convertibles l'un dans l'autre par la suppression ou addition d'une brève initiale. Ils ne formaient qu'un genre, le genre ïambiqueSO.Temps fort initial, rythme-mètre trochaïque. Supposez 49. R. de Balbin. Siste1111Z de ritmiCtJcAstelLui.,p. 18. SO. Paul Verrier, Le vers frAnçAis, t. 2, p. 287, n. 19. Ce qui montre aussi, accessoirement, la fragilité des psychologisations qui ont marqué les notions de rythme ucendant ou descendant. Il n'y a pas de reconnaissance purement perceptive,
MtTJUQUE PURE OU MffllQUE
DU DISCOURS
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l'omissiond'une anacrouse, vous rétablissez l'iambe. La réciproque est toujours vraie. Jeu sans fin, de la métrique avec le discours. L'anacrouse concentre toute la convention métrique, liée à celles de mesure et de pied, et les mène à l'extrême de leur antinomie avec le discours. Par l'anacrouse, l'hésitation sur le mètre commence à la première syllabe. L'anacrouse • groupe de syllabes précédant le premier accent métrique du vers51 •, peut être simple, c'est-à-dire d'une" syllabe, dans les mètres binaires, comme les représente Jirmounski : rythme-mètre trochaïque I..L
-1-L-1
_,..L -1-1-1
rythme-mètre 'iambique, ramené au précédent par une anacrouse ou simple et double dans les mètres ternaires :
j...!..-
-1..L- - 1..L - -1
-1...!.- -1.L.- -j.L - -1 -1..!..- -1.L - -1-'-- -1
dactyle amphibraque anapeste
Les versifications anglaise et allemande ne font pas de distinction entre amphibraques et anapestes. Si une séquence anapestique commence par un accent, on suppose une anacrouse double; ou une anacrouse simple, si elle commence par une inaccentuée. La métrique supplée les syllabes inexistantes. L'anacrouse est une « amorce de geste •, disait Jousse52• L'opposition perceptive ancienne, apparemment fondamentale, entre l~iambe( u -) et le trochée (-u ), est ébranlée par un principe métrique alinguistique. L'iambe n'est qu'une lecture du trochée, si au lieu de scander de temps fort à temps fort on scande de temps faible à temps faible. Le présupposé de la procédure est que le temps fort doive se situer à l'initiale de la mesure. Ainsi l'anapeste a une formation « aussi illogique que celle de l'iambe, puisque le temps fort y est également à la fin de la mesure53 •· L~iambeet l'anapeste ne sont donc que des variantes du trochée et du dactyle- et en même temps« n'en ont pas moins une existence indépendante et un caractère distinct • (ibid.). L'anacrouse est ainsi à la fois une syllabe réelle qui permet, avec acoustique, des limites de pieds. Ce que démontre M.E. Loou, dans Mttrical myrhs,An txptrimental-phonttic invtstiiaticm into the prod#ctionand perctpticmof metricalspeech (La Haye, Maninus Nijhoff, 1980, p. 7S). Il conclut : • metre bas a long history in which no agreement bas been reached on the most basic questions • (p. 131). Les alternances de sommets accentuels dépendent plus du locutew, du contexte et ~ la structure lexicale. L'intonation élimine l'isochronie. St. Zirmunskij, lntrod•ction ro Metrics,p. 129. S2. M. Jousse, le style oral... , p. 16. S). O. Riemann-M. Dufour, Traiti de rythmiq11eet de mttriq11egrt-c:qHes, p. 20.
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CRITIQUE DU RYTHME
un même rythme, de changer de mètre, et une virtuelle additive qui permet, avec un même mètre, de changer de rythme. Ce qui sera des amphibraques pour la versification russe sera des anapestes précédés d'un iambe pour les versifications allemande et anglaise. L'anacrouse est l'anefact par excellence qui dénonce l'imaginaire de la métrique. Avec l'opération, ce ne sont pas seulement les termes qui changent. Les idéalités métriques se transforment du même coup. La métrique est un réalisme terminologique. Ce qui serait assonance en français est rime en russe : « Du point de vue de l'évolution interne du vers russe, il semble préférable de garder à ces assonances le terme de rime54 ». Ainsi : « Cenains théoriciens du vers russe sont enclins à étendre le terme d'anacrouse à tout début non accentué du vers. Pour eux, il n'existe que deux pieds, le trochée et le dactyle. L'iambe devient alors un trochée et l'amphibraque un dactyle avec anacrouse monosyllabique constante, alors que l'anapeste se présente comme un dactyle avec anacrouse dissyllabique. Bref, il ne reste que l'opposition entre mètres binaires et mètres ternaires. Ce point de vue ne simplifie guère les choses. Au contraire, il tend à niveler les impressions assez différentes que produisent sur nous divers mètres » (ibid., p. 82). Ces impressions sont culturelles. Les substitutions fréquentes dans les deux premiers pieds des vers binaires, le rapport par là entre accents métriques et accents rythmiques {non métriques sur la syllabe initiale dans les vers iambiques) sont des bougés de la métrique vers la rythmique. Même là où il y; a des pieds, il y a un passage continu à la rythmique individuelle, et de là, à une ligne accentuelle qui peut à son tour devenir culturelle, comme dans la poésie russe moderne. Déjà à l'intérieur de la métrique « seules les considérations sémantiques règlent la hiérarchie des accents » (ibid., p. 144), et le sens peut« faire sauter le mètre » (ibid., p. 145). L'anacrouse met à nu que le rapport de la métrique à la langue est le placage d'une grille sur un objet qui lui est hétérogène, la chaîne du discours : « L'ennéasyllabe "Dancemos en tierra chilena" figure comme amphibrachique sur le plan grammatical et comme dactyle avec anacrouse dans la réalisation phonétique, 55 o 6oo 6oo 6o » • Baehr ne retient que le trochée et le dactyle, qui font commencer l'unité rythmique sur un accent « parce que l'oreille espagnole l'entend ainsi », et « le vers iambique s'entend comme une succession de trochées qui commence par une anacrouse monosyllabiqueS6 », comme
S4. Unbegaun, LA tJersificationri,sst, p. 177. 55. Tomas Navarro, MétricatspanolA,§4, p. t t. 56. Rudolf Bachr,Man1Mldt tJersificacion tspanola p 27-28
MÉTRIQUE PUll
OU MÉTIUQUE DU DISCOURS
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A donde vas perdida. [o] 6 o 6 o 6 o
En combinant l'anacrouse avec la catalexe, le champ du virtuel et du formel se substitue presque complètement au rythme du discours. Ce qui, dans la métrique espagnole, s'ajoute à la convention qu'une ligne de 7 terminée sur un accent est un octosyllabe, et que tout syntagme accentué sur la finale est complété par une inaccentuée imaginaire : pudo subverter est décrit comme - v Iv v-v 57• Voici une scansion métrique, en« vers •, d'une phrase de prose de Juan Ramon Jiménez, dans Plateroy yo5• : En la noche serena :
[oo]
heptasilabo dacn1ico toda de nubes vagas y estrellas : 6oo 6o : 6oo 6o decasilabo dactîlico compuesto se oye alla arriba : 6oo oo pentasilabo dactilico desde el silencio del corral : [ooo] 6o 6o 6[o] eneasilabo tro6oo
60
caico
un incesante pasar : de claros silbidos : son los patos :
[o] 6o 6oo [o] 6oo 6o 6o
6o
6 o
octosilabo mixto a) hexasilabodactt1ico tetrasilabo
Déniée la réalité rythmique, l'anacrouse ramène tout au trochée. L'ïambe est décrit, à usage espagnol, comme « trochée aigu à une anacrouse (vl[v]) ,.59_ L'anapeste (1,,,1v-) est un« trochée aigu à 2 anacrouses (v'-' 1 - ["" ]) ». Le dactyle même disparaît : conch• marina, - v v - v, « clausule trochaïco-amphibraque, est un ditrochée avec le second trochée à une anacrouse (-vl '-' 1-v) •· Ce trochaïsme se fait au nom d'une conformité « à la langue ,. (ibid., p. 106), qui apparaît surtout comme un traitement intra-métrique du discours. La métrique pour la métrique substitue ses schémas aux rythmes des groupes quels qu'ils soient. La métrique de la mesure ne peut pas être syntagmatique. Seule une métrique du discours peut être syntagmatique. La métrique pure est toute dans l'anacrouse. Ce qui fait la fin du vers est un démarcatif. Quel qu'il soit, un 57. Oreste Macri, Enwyo dt métricAsintAgmtiticA, Madrid, Gredos, 1969, p. 1)0. 58. Francisco L6pez Estrada, MltricA tspAnolAdel sigloXX, Madrid, Gredos, 1974 (t• id. 1968), p. 62-63 : • Dans la nuit sereine : toute de nuages vapes et d'ftoiles, on entend là-haut : depuis le silence de la basse-cour : un passage incessant : de sifflements dain : cc sont les canards •. 59. Oreste Macri, livre cité, p. 64-65.
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CRITIQUE DU RYTHME
démarcatif est un signal de la fin avant la fin. Par exemple en, démarcatif syntagmatique en français, qui oppose le syntagme ouvert j'ai fini de ... au syntagme fermé j'en ai fini. La fin de vers fait une rupture de rythme. Une rupture du rythme est un rappel du rythme. Ce rappel a un rôle anthropologique : « si l'on tient compte du fait que dans toutes les cultures une part importante des manifestations motrices ou verbales inhabituelles a lieu à l'issue de la recherche d'un état second, dans le dépaysement mental, il faut admettre que les ruptures de l'équilibre rythmique jouent un rôle importanc60•· La fin du vers, dans la versification russe, est marquée par un « traitement spécial du dernier pied, lequel peut être soit amputé d'une ou deux syllabes faibles, soit allongé de plusieurs syllabes atones61 •· Le vers peut se terminer sur un accent, zanem6g; le groupe qui porte le dernier accent peut être dissyllabique, tuéi; trisyllabique (dactylique), vorotom; tétrasyllabique (hyperdactylique), rare, iavoronka; pentasyllabique, oéarovyvajuléij. Il peut y avoir une syllabe en trop, élidée avec le vers suivant, comme dans les vers hypermètres de Virgile. Ce qui apparaît tronqué par rapport à la pleine réalisation du mètre est dit catalectique. Le terme est de métrique ancienne. Le pied final est raccourci, il a « subi une catalexe (x:x-:a.ÀTj~tc; : terminaison 62 brusquée •. La réalisation pleine est dite acatalectique. Le tétramètre iambiqueest complet dans le 2e vers d' Engène Onéguine J( 'l lf ' 1 " 'I Jt ' Kogda ne v Jûtku zanemog (quand pour de bon tomba malade] mais le tétramètre trochaïque est catalectique dans [L'invisible la lune l x xi ' x lx xi , Ne'()idimko7u luna. La perception linguistique du vers s'oppose, comme pour l'anacrouse, au calcul et à l'attente métriques. Calcul, attente, propres à la musique, où une pause, un silence, peuvent être considérés comme proportionnels aux autres éléments. Ce qui n'est pas, linguistiquement. Bely avait écrit : « Tout ce qui concerne le catalectique a un sens non rythmique, mais métrique; au contraire, la vie de l'anacrouse influe sur le rythme 63 •· Autant la catalexe que l'anacrouse sont des fictions 60. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la ,-rote, LA mimoi~ et les rythmn, p. 911. 61. B. Unbegaun, LA versi[Ktitionrime, p. 96. 62. L Nougaret, Traité de métrique latine classiq11e, S22, p. 9. Le même vers, le saturnien, peut être pris comme un septénaire iambique catalectique ou un septénaire trochaïque acéphale, si on le prend en mètre quantitatif comme du latin écrit, ou en ténaire trochaïque accentuel si c'est du latin parlé (cf. Pulgram, LAtin-Romanct phonology: Prosodiesand Metrics,p. 216). La métrique n'est pas dénuée de l'esprit de jonglerie. 63. Andrei Belvi, Ritm kak dialekuka, p. 92.
MÉTRIQU~ PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
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métriques : elles ont une réalité métrique et uniquement métrique. Attente, déception, signal n'ont lieu que par rapport à une mesure. La dernière syllabe indifférente était un critère démarcatif, que note saint Augustin (De Musica, IV, I, 1). De même dans l'hexamètre grec et latin, par rapport aux contradictions des quatre premiers pieds entre quantité et accent, la coïncidence du rythme métrique et du rythme accentuel, dans la clausule formée par les cinquième et sixième pieds, dont le dernier catalectique. On ne considère pas, en français, les terminaisons « féminines » comme des vers pleins, et les terminaisons « masculines » comme des vers catalectiques. Effet de langue autant que d'habitude métrique. Si le vers est oxyton en espagnol, on le compte pour une syllabe de plus qu'il n'a en réalité parce que le paroxyton qui l'accompagne a l'accent sur la même position : le « 7 » est un « 8 » parce que le « 8 » a l'accent sur la 7e_Ce qui compte en espagnol est la syllabe qu'on ne compte plus en français. Non la place de l'accent qui rend possible ce compte des syllabes, et qui lui est lié. L'homophonie finale semble seconde, historiquement, après.l'isosyllabisme, dans la liturgie latine médiévale. La fin de vers a d'abord placé la rime, avant que la rime ne passe pour un signal de fin de vers. Il y a chaque fois un infléchissement linguistique et culturel des idéalités métriques. D'où la noncorrespondance, langue à langue, des valeurs syllabiques, et des mesures. La césure est le troisième des modificateurs structuraux du vers. Plus que l'anacrouse et la catalexe, exclusivement métriques, la césure est la rencontre majeure du métrique et du discours. Elle a une double fonction que transpose la double interprétation de son sens. Traditionnellement coupl,lre métrique de vers longs, que certains nomment composés, ou complexes, Jirmounski la définit « division du mouvement rythmique, prescrite d'avance comme règle générale de la ~tructure du vers, comme un élément du schéma métrique 64 ». Etymologiquement, césure signifie coupure. Ce que répète la vulgate. Tobler la définissait comme une coupure, « après un nombre déterminé de syllabes65 ». Mais Lote définit la césure comme un accent. Cet accent détermine une « pause suspensive », comme disaient au XIV• siècle les Leys d'Amors, par opposition à la « pause finale ». La césure « est un accent placé dans les notes hautes de la voix comme la rime est un accent placé dans les basses, celui-ci doublé d'une homophonie 66 ». Ce qui exclut, il me semble, de prendre le premier hémistiche, qui aboutit à cette césure, comme une fin de vers, mais bien 64. Zinnunskij, lntrod,,ction to mttria, p. 136. 65. Adolphe Tobler, Lt vm franç11is•ncim et modnnt, p. 106. 66. Georges Lote, L'évolution du vm fr.nçais, p. 195.
5'14
CRITIQUE
DU RYTHME
comme un accent métrique principal, fixe ou mobile, le second après celui de la fin de vers. Ronsard, dans son Abrégé de l'art poétiquefrançais, en 1565, disait des alexandrins qu'ils sont • composés de douze à treize syllabes, les masculins de douze, les féminins de treize, et ont toujours leur repos sur la 6e syllabe67 ,., repos qu'il appelle aussi « reprise d'haleine • (ibid., p. 1007). Il recommande « s'il est possible (car toujours on ne fait pas ce qu'on propose) que les quatre premières syllabes du vers commun [décasyllabe]; ou les six premières des Alexandrins, soient façonnées d'un sens aucunement parfait, sans l'emprunter du mot suivant. Exemple du sens parfait : ]e,me beauté maîtressede ma fJie. Exemple du vers qui a le sens imparfait : L'homme qui a été desur la mer » (ibid., p. 1008). Port-Royal considérait la césure comme un « repos qui coupe le vers en deux parties68 ». Banville aussi y voyait un « repos 69 ». Corneille distinguait mieux, dans une réponse à Scudéry, entre césure et repos : « Vous avez épluché les vers de ma pièce jusques à en accuser un de manque de césure : si vous eussiez su les termes du métier dont vous vous mêlez, vous eussiez dit qu'il manquait de repos en l'hémistiche 70 ». La tradition française a presque fait de la césure le centre de la métrique, tant elle lui a donné d'importance. Ce que fait encore Roubaud. C'est être du côté de Malherbe sans le savoir, comme Souriau l'a montré à propos des vers de La Fontaine (livre cité, p. 214... ), en mettant au premier plan les e muets. Il citait Faguet : « Les e muets sont lesfortes césuresdes vers français• (ibid., p. 217). C'est seulement en tant qu'accent que la césure a pu constituer une articulation du discours. D'où, dans l'hexamètre grec, sa noncoïncidence avec la limite de pied : la coïncidence aurait défait le vers comme tenue en donnant trop d'importance au pied. De là, aussi, en français, jusqu'à Verlaine, la limite de mot, sinon de groupe, obligée à la césure. Avec parfois la présence de mots habituellement inaccentués, comme en cite Becq de Fouquières, que reprend Lote, dans la Légende des Sièclesde Hugo :
Conjonction: Il teint sa dague avec du suc de mandragore auxiliaire : A pris forme et s'en est allé dans le bois sombre pronom : Les dieux, les fléaux, ceux d'à présent, ceux d'ensuite. C'est la tension entre la virtualité de la césure comme élément métrique et la réalité syntagmatique des pauses qui fait l'intensité, l'énergie même de la césure, que prouvent les projections que sont les 67. Ronsard, Œ11wescomplites, Gallimard, &l. de la Pléiade,t. 2, p. 1006. 68. Cité par Maurice Souriau, L'twllltùm d,, t1m frop,is.,, XVII• siick, p. 150. 69. Petit m,ité de poésiefrançaise,p. 10. 70. Dans M. Souriau, livre cité, p. 156.
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
54S
rejets et contre-rejets à la césure. Replacée dans la pluralité des pauses réelles possibles, la césure joue à la fois comme virtualité métrique et comme réalité du discours. C'est en fonction des pauses après e muet que Becq de Fouquières distinguait quinze rythmes dans l'alexandrin romantique 71• Souriau en trouvait d'autres encore, chez La Fontainen. Et, chez La Fontaine aussi, des décasyllabes 4-3-3, 4-4-2, 2-2-6, 1-3-6, 2-S-3. Et dix-neuf façons de couper l'octosyllabe 73• Mais toutes ces répartitions rythmiques pouvaient se césurer métriquement à la sixième position de l'alexandrin. Rythmiquement, elles peuvent être des • césures plus fortes que l'hémistiche ,. (ibid., p. 447). Mais la césure est métrique, non rythmique, en elle-même. Ce sont ses effets qui sont rythmiques. La césure a plus d'effet par ses transgressions que par la réalisation de son ordre. On pourrait soutenir que son élimination même ne l'élimine pas, puisqu'elle n'a de valeur possible que par rapport au moins à son souvenir, et ce souvenir est inscrit dans l'histoire de l'alexandrin, c'est-à-dire dans tous ses emplois. Aussi l'élimination de la césure sixième (de la possibilité d'accent sixième) dans l'alexandrin, ne réalise-t-elle pas un nouveau mètre, mais encore et toujours un contre-alexandrin dans l'alexandrin. La césure est, du moins en français, la seule idéalité métrique qui ait des effets linguistiques aussi importants dans le vers, à part les règles d'élision. D'où l'importance excessive qui lui a été donnée. Benoît de Comulier note que Jacques Rou baud réduit la critique de la métrique, • en identifiant simplement la césure 6c à l'alexandrin, puis l'alexandrin à l'ordre social74 ». Il suffit de remarquer, parmi les modificateurs structuraux du vers, l'absence, pratiquement, dans la métrique française, de l'anacrouse et de la catalexe, pour comprendre qu'il n'y a pas de métrique podologique en français, et que les anapestes n'y sont que des métaphores 75• Effet de la césure, comme de la clausule : les 5c, ~ et 11c positions de l'alexandrin sont aussi fortes que la 6c et la 12", par l'évitement des accents consécutifs à ces positions dans le canon classique, et le travail d'accentuation de ces positions dans la lutte contre ce canon. Autre effet de la césure : sur la syntaxe de l'inversion, à l'intérieur du petit nombre de combinaisons que permet le douze. 71. Les répanitions : 1 : 4.4.4; 2 : 3.5.4; 3 : 3.4.5; 4 : 4.3.5; 5 : 5.4.3; 6 : 5.3.4; 7 : 4.5.3; 8 : 2.5.5; 9 : 5.5.2; 10 : 5.2.5; 11 : 2.6.4; 12 : 4.6.2; 13 : 3.6.3; 14 : 1.6.5; 15 : 5.6.1; Le 3) et le 10) étaient refusés par Souriau, parce que la césure y tombait au milieu d'un mot. 72. Les répanitions 1.3.8, 1.8.3, 1.4.7, 1.7.4, 2.7.3, 3.2.7, 4.8, 3.9, 2. 10. "" xv1t' siick, p. 220-223. 73. Maurice Souriau, L 'évol11tiond11'fltrsfrtinç11.is 74. B. de Cornulier, Problèmesdt mitriq11tfrtinçtiise,p. 335. 75. Autre métaphorisme : les vers et nombres pairs assimilés au rythme 'iambique:,c:t l'impair au trochaïque.
5.46
CRfflQUE
DU RYTHME
La césure est aussi le seul lieu métrique qui garde la trace d'un système accentuel, non fixé par le syllabisme, dans la césure dite épique (césure épique, lyrique : termes inventés par Diez au siècle dernier pour le vers français et provençal), et que les théoriciens du xv• siècle appelaient • la passe76 •• une finale inaccentuée en surnombre, comme dans Q,uznt vient en mai 11que l'on dit as Ions jors Que Franc de France 11repairent de roi cort
système conservé jusqu'à des dates diverses en espagnol, en anglais. Claudel assimile la césure et la rime à « une dominante et une tonique 77 ,. • Cette dominante est accentuelle et pausale. La césure est le passage de la métrique à la rythmique. La césure est de tout le vers. L'anacrouse et la catalexe ne se fondent que sur la notion de pied. Le pied est l'idole métrique pure. Unité de mesure qui comprend un temps marqué et un temps non marqué, quel que soit le nombre de syllabes de chaque temps, le pied se détermine à travers, ou par-dessus, les limites de mots. Le pied suppose la scansion, le scander. Scander un vers, c'est• le "marcher" rythmiquement en frappant du pied le temps fon de chaque pied suivant la disposition des "longues" et des "brèves" de ce pied 71 •· Je ne reviens pas sur l'obsession métrique qu'il y a, en français, à dire pied pour syllabe. Le pied implique l'isochronie des pieds : • Le pied est essentiellement une coupure égale du temps 79 •· C'est la prégnance du grec et du latin qui a fait l'isochronie en français, celle des • tétramètres ,. et des« trimètres ». L'hétérochronisme est« fréquent dans la métrique arabe et sanscrite » (ibid., p. 85). Dire pied, c'est dire « les intervalles égaux, qui séparent les temps fons 80 ». Égalité des temps dont voici un exemple. Dans ]amai~mon triste cœurjln'a recueilülle fruit
Il faudra mettre autant de temps à prononcer jamais (deux syllabes) qu'à prononcer : mon triste cœur (quatre syllabes)81 ». Le il faudrA note le normatif du principe métrique. c
Le pied, idéalité métrique, s'est superposé à la rythmique accentuelle au point de faire parler d'accent métrique à côté de l'accent de mot et de l'accent de phrase. Mais il n'y a d'accent métrique que dans le vers, ou plutôt dans et par le mètre. Seuls l'accent de mot et l'accent de groupe, 76. G. Lote, us originesd11vers {rtinr;,.is, p. 202. 77. Claudel, Mémoiresimpro,;isés,p. 54. 78. M. Jousse, l'tinthropologie du geste, p. 156. '79. R. de la Grasserie, Antilysesmétriqueset rythmiq11es,p. 70. 80. Riemann-Dufour, Trtiité de rythmique et de métrique grecq11es, p. 16. 81. R. de la Grasserie, livre cité, p. 100.
MtrluQUE
PURE OU MtrluQUE
547
DU DISCOURS
de phrase, ont une existence linguistique propre. Pas le pied. S'ajoute, spécifiquement, l'effet culturel second qui fait parler d'iambes, d'anapestes, en français. Encore l'unité, dans la poésie grecque ancienne, dans le trimètre iambique, n'était-elle pas le pied (un iambe) mais la dipodie v -v-, où la première syllabe pouvait aussi être longue, dite « irrationnelle », notée I X - v -1. Ce que Bely reprenait pour la rythmique russe. Le pied n'est que métrique. Sa convention est radicalement hétérogène au langage - aux mots, avec leur forme accentuelle ou quantitative, leur longueur, leur position, sans parler des groupes et des phrases. La césure est le seul fait métrique où prime la limite de mot. Dès qu'il y a vers accentuel - le dol'nik russe - le nombre de syllabes inaccentuées entre chaque accent étant non compté, il n'y a plus de pieds. La métrique minimise les limites de mots et privilégie-les pieds. La superposition du pied et des limites de mots aboutit à un « effet saccadé82 ». Elle valorise les pieds aux dépens du vers. Unbegaun a noté que « Deux vers, avec une distribution d'accents identiques, mais avec des coupures différentes entre les mots, peuvent produire une impression rythmique légèrement différente ,. (ibid., p. 159). Mais le vers accentuel, étant« bâti uniquement sur les accents, il met, par là même, le mot en vedette ,. (ibid., p. 162). Le caractère conventionnel de la métrique, qui la fonde, l'empêche donc de traiter le langage comme arbitraire, c'est-à-dire comme historicité radicale. Discours, et non mot. Tant qu'une métrique maintient la notion de pied, elle maintient la mesure, la musique originelles. Leech a tenté de distinguer la mesure, qui « commence invariablement avec un accent83 », du pied, qui peut commencer par une syllabe accentuée ou inaccentuée. Mais, tout en cherchant à constituer un « guide linguistique », il ne son pas de la relation entre vers et musique. Il compare l'enjambement à une syncope (p. 123). Il estime qu'on ne peut distinguer les deux rythmes, ïambique et trochaïque, que par une décision arbitraire : parce qu'il privilégie la mesure. Il note ainsi le rappon entre la mesure et le pied, pour [Le laboureur peine son chemin de retour/ : mesure:
ThelploughmanlhomewardlPlods hislwearyfway
pied:
,x
/,
,x
/, ,x
/ 11 x /.,x
/,
On reconnaît l'anacrouse. Leech rappelle justement qu'une tradition
u
82. B. Unbegaun, vtn1ficarion r1mt, p. 157. 83. Leoch, A linguistic gu1dt to English pottry, p. 113-114.
S48
CRITIQUE DU RYTHME
linéraire a plaqué une métrique théorique sur le rythme linguistique de l'anglais. Ainsi, dans la prosodie populaire des nursery rhymes, la métrique est inadéquate. Voici comment Leech scande la rime suivante, où 1/\ 1 marque un « silent stress ,. - « accent silencieux, qui parfois a toute une mesure de silence pour lui ,. (ibid., p. 114). Ce qui n'est peninent que pour la musique, ou le chanté, pas pour un rythme linguistique84 : Old Mother Hubbard Went to the cupboard To give ber poor doggy a bone. When she got there The cupboard was bare And so the poor doggy had none.
l/xxl/x l/xxl/x xl/xxl/xxl/l.\ 1 /XX
1/
xl/xxl/ X 1 / X X 1 / X X 1 / 1 .\
Tout son commentaire tient dans l'anacrouse, que montre sa notation : « Le fait métrique imponant à propos de cene rime est qu'elle est écrite entièrement en mesure à trois temps, toutes les mesures intérieures à un vers ayant trois syllabes. Mais en opérant avec les pieds traditionnels, on se sentirait obligé de scander les vers 1, 2 et 4 en termes de "rythme descendant" (dactyles et trochées) et les vers 3, 5 et 6 en termes de "rythme ascendant" (iambes et anapestes) et d'obscurcir ainsi la régularité du patron. Ici, et dans d'innombrables autres cas, la scansion traditionnelle contraint à sur-analyser, en introduisant des distinctions sans peninence par rappon au mètre ,.. Pour se libérer d'une convention, Leech en introduit une autre, plaquée sur la rythmique du discours, qui n'est pas mieux traitée par la notion de mesure à trois temps que par la métrique classique. Linguistiquement, Hubbard, cupboard sont de deux syllabes; thertbare, d'une syllabe. C'est pour préserver la mesure que Leech, qui se veut ici linguiste, invente trois anacrouses. La rythmique de la rime semble plus simple que ces artifices. Elle consiste en deux vers à deux accents suivi d'un vers à trois, deux fois. Avec des intervalles intérieurs constants de deux inaccentuées. Il y a ici deux variantes du vers à deux accents : à terminaison inaccentuée, « féminine »; à terminaison accentuée l'accent tombant chaque fois à la même position. L'inaccentuée à l'initiale ne semble pas déterminante dans le compte des accents, ni dans le patron rythmique : les vers 3 et 6 ont le même. L' « accent silencieux ,. de Leech lui permet de ramener les vers 84. • Bonne Maman Hubbard Alla vers le placard Donner un os à son pauv' chien. 1:.llcarriva trop tard Plus ncn Jans le placard Et le pauv' chien il a eu rien •.
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
549
impairs à des mètres pairs : « Un pentamètre peut être considéré comme un hexamètre avec un accent silencieux, et ainsi de suite ,. (ibid., p. 115). La conscience métrique préfère les nombres pairs. Aussi la rime est-elle réécrite ainsi, mettant les deux petits vers sur une ligne (le souscrit marque la fm de vers) :
)/xxl/xd/xxl/x, X
11X X , , X X 11,1A
I / X X I / x, I / X X 11,
xj/xxl/xxl/lA Leech cherche par là à montrer une c régularité obscurcie par l'arrangement normal vers par vers ,. (p. 116) : des vers à 3 et 4 accents. Mais il fait intervenir une césure, transformant des vers simples en vers complexes, car les intervalles sont de deux sauf à la jonction des anciens petits vers, dont il masque aussi l'effet démarcatif de rime. Ce serait un vers syllabo-accentuel. Il me semble qu'il y a plutôt là un mètre accentuel, dont Leech lui-même rappelle plus loin qu'il est le mètre de la plus ancienne poésie anglo-saxonne, qui a survécu dans la poésie populaire. Mesure et régularité ne peuvent concevoir que l'irrégularité, quitte, devant un texte, à admettre que « l'irrégularité devient la règle ,. (ibid. p. 128). Le problème du rapport entre la métrique et le langage est de se défaire de la notion de pied. Déjà la métrique se rapproche du discours en prenant comme unité fondamentale le vers, non plus le pied. Ainsi, mettant en rapport l'accent de mot en espagnol et les pieds, Rudolf Baehr précisait que les dénominations métriques ne peuvent pas servir à classer les vers espagnols, parce qu' « il est rare qu'un vers ou une séri..: de vers soient composés systématiquement de pieds clairement identifiables, étant donné que dans la poésie romane ce n'est pas le mètre qui est la base unique du rythme, comme dans la métrique des Anciens, mais le vers entier85 •· Tant que l'unité métrique est le pied, la métrique ne peut être qu'à côté du sens. Si l'unité devient le vers, il reste à franchir l'isolement du vers pour retrouver les unités linguistiques du discours. L'unité est le vers, tout en conservant les pieds, chez les Russes, bien que, par la numérotation, le maintien formel de la notion de pied aboutisse en fait à la notion de positiondans le vers86• C'est-à-dire à 85. R. Baehr, Mtinul dt flmificticion tsptinoûi, p. 27. 86. L'unité est le vers aussi, chez Wolfgang Kayser, dans Vom Rhythmus in dturschm Gtdichtm, 1938.
550
CRmQUE
DU RYTHME
l'introduction du temps dans la métrique, autre que la pure succession. Les Russes ont développé, par l'inventaire systématique des positions dans le vers, l'étude des rythmiques personnelles, l'étude de l'historici• té de la métrique, et de la rythmique. Ce dont t&noigne la querelle du pyrrhique (deux brèves), compté comme pied distinct, alors qu'il s'agit d'une place d''iambe non réalisé : la non-réalisation du 2c pied dans le tétramètre iambique est une figure qui apparaît à une certaine époque, et brise un schéma classique. Essénine, par exemple, va vers des rythmes « qui imitent l'intonation de la conversation87 •· Essénine « propose des solutions rythmiques qui, d'une période à l"autre, diffèrent profondément. La solution de type classique, conforme au dessin d'inertie rythmique, qui tend à charger le pied 2 et à décharger les pieds 1 et surtout 3, apparaît d'abord comme la solution de prédilection. Mais, vers 1916, se manifestent des tendances différentes : le pied 2 plus souvent déchargé, le pied 3 plus souvent chargé augmentent la proportion des réalisations dissymétriques, qui donnent au [tétramètre iambique] une allure moderne. L'inventaire des figures rythmiques croissantes et décroissantes, les statistiques établies par Taranovski pour comparer le taux des accents réalisés suivant les ?ériodes, enfin les jeux de position qui concernent les mots longs permettent de mesurer l'importance de l'évolution qu'Essénine a parcourue en quelques années • (livre cité, p. 48). Exemple de ce que permet le rapport entre la rythmique de la langue et la métrique, produisant ainsi des rimes rythmiques, la rime dactylique. C'est un premier essai d'une métrique de discours. Un des paradoxes de la métrique est que cette recherche du discours, rare, et commençante, qui est la seule possibilité d'une modernité de la métrique, du renouvellement de sa relation au rythme s'observe, à ma connaissance, sur le vers grec ancien. Une étude sur la métrique d'Eschyle et de Sophocle intègre la métrique à la poésie, non en se bornant à déclarer qu'une « appréciation intelligente de la poésie est impossible sans quelque compréhension de l'organisation métrique • et que « des efforts pour comprendre la structure formelle du trimètre tragique sont nécessaires88 •· Bien des études font des déclarations semblables, puis pratiquent une métrique formelle qui diffère indéfiniment le rapport entre la poésie et la métrique. Pour renouveler ce rapport, il fallait, non seulement passer des lois aux tendances, mais essentiellement supprimer la notion de pied. Ce qu'a commencé à faire Paul Maas89 , en renonçant aux termes 117.Jacques Veyrenc, LA forme poiriq11rdr Serit Essininr, Lrs rythmes, La Haye, Mouton, 1968, p. 79. 88. Seth L. Schein, Th, wmbic rrimrtrr in Aescbyl11s•nd Sophoclrs,A St11dym mrtric•Iform, Leyde, Brill, 1979, p. 1. 89. Paul Maas, G~rk Mrrn, Oxford, 1962.
MnRIQUE
PURE OU MfflIQUE
DU DISCOURS
551
d'arsis et thesis;aux pieds, no8,i;,1wpa1; et en les remplaçant, pour le trimètre, par douze éléments, répartis en trois séquences de base « ou 7e élément90 •· Mais mètres iambiques, avec césure après le 5e et / Cl>u Seth L. Schein élargit l'intérêt de la méthode en se débarrassant des dipodies, et en ajoutant : « Le mètre est une entité semblable au pied. Les frontières de mètre sont arbitraires; au contraire des frontières de colon, elles ne coïncident avec les limites de mot que rarement, sauf à la fin du vers, et les considérer comme des tléments d'organisation métrique est du même ordre d'erreur systdmatique que font, par exemple, les éditeurs qui analysent les périodes de Pindare en mètres qui sont souvent sans rapport avec la structure colométrique du texte imprimé sous l'analyse ,. (ibid., p. 2). Ce ne sont plus des fictions formelles qui sont les unités métriques, mais «la position et la forme des mots dans le vers (in the line) ,. (ibid., p. 3). Les éléments du trimètre iambique sont numérotés de 1 à 12 :
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
.,!=:!.-v-~-v-V-V
où
~
désigne une plus grande fréquence de la longue sur la brève, et u, l'inverse : « Ainsi, je décrirais Les Perses,249 (0 villes de toute la terre d'Asie]
comme ayant des limites de mot aux positions 1, 2, 5, 8 et 12, ou plus simplement à 1, 2, 5, 8 et 12. Le schéma de ce vers serait : 1
S
2
-1 - 1v-
-
1VVV
1
-1
V
-V-
La description schématique de la "forme du mot" de «ncicrr,c; serait -5 ,. (ibid., p. 3, note 16).
v-
C'est l'invention d'un rapport jusqu'ici de tant de manières méconnu entre la métrique et le langage. L'étude statistique y trouve un fondement rigoureux : l'étude nouvelle des relations entre la position métrique et la forme du mot. Les différences notées, entre les textes, sont alors en effet des« critères utiles pour la critique littéraire ,. (ibid., p. 4), jusque dans l'essai d'une chronologie relative - que, sur ce même domaine, récusait Pohlsander. Prométhée enchaîné, par la fréquence de ses enjambements, est situé comme la dernière pièce d'Eschyle, proche de la métrique de Sophocle (ibid., p. 62-63). Il y a là 90. 5fth L. Schein, livre citi, p. 2.
SS2
CRITIQUE DU RYTHME
de quoi renouveler les métriques modernes, et entre autres l'étude du vers français. Ainsi le trimètre d'Eschyle a la structure suivante : (ibid., p. 18) : 2
-
3
v-v:-v-v:-,v1 1
'
-
S
7
8
1
1
i -
.
'
10
1
v-
avec limite de mot à la seposition au minimum dans 76 % des cas. Ce dont se déduisent deux cola ou unités structurelles :~ -v- "'- S et -u- v-v12. L'analyse permet ce que ne permettaient pas les pieds : l'étude de l'interaction du mètre et du sens. L'auteur parle de « mimesis métrique » (ibid., p. 21). L'image de Prométhée dans ses liens est faite, dans Promlthée enchaîné, vers 113, par la forme du sens, la longueur des mots, la place de leurs limites : îi,tcu6pfo,çÔC survient dans Je vers plus fréquemment qu'il ne serait attendu, toutes choses égales d'ailleurs » (ibid., p. 7, note 7). Raretés et fréquences remplacent les règles, qui elles-mêmes n'étaient pas des lois. Dans Sophocle, il y a 44 o/ode trimètres plus que dans Eschyle : 44 o/ode dialogue, ce qui explique « pourquoi Sophocle est un poète plus "dramatique" qu'Eschyle » (ibid., p. 3S). Plus de mots, plus de monosyllabes, de particules, chez Sophocle. Plus d'enjambements, entre trimètres et entre cola. Ce sont les effets de contexte sur la métrique. Où se délimite telle particularité, métrique et rhétorique, pour marquer un personnage, comme Clytemnestre (ibid., p. SO). Le gain linguistique de la méthode est aussi un gain poétique.
On ne sait pas ce que c'est qu'un vers, une ligne : son pourquoi, son comment. Pourquoi elle va jusque là. On a compté les syllabes. Il ne suffit pas de compter les syllabes. Le syllabisme est-il un modificateur strcuturel du vers ? La tradition, qui délimite les vers, n'est pas une explication mais une pragmatique. Elle est à la fois impérative et vague.
MffRJQUE PURE OU MffRIQUI! DU DISCOURS
553
Elle a dressé les Français au douze. Elle n'est pas exempte de méconnaissances illustres. Celle des métriciens et poètes anglais du XVIII• siècle, sur leurs vers accentuels, qu'ils prenaient pour syllabiques. Prisonnière de ses habitudes linguistiques-culturelles, comme chez les métriciens espagnols. Quant aux Français, les uns croient aux anapestes, d'autres se contentent d'assurer que le vers français est « syllabique, rimé et césuré91 », croyant avoir tout dit. Dans les versifications à accent de mot, il n'y a pas nécessairement d'isosyllabisme, de nombre fixe de syllabes pour une unité rythmique. Les vers français semblent fondés sur le compte des syllabes. Mais ce compte n'explique pas leur structure rythmique, que Paul Verrierdisait « mi-accentuelle92 ». L'alexandrin est alors un vers de douze à deux accents métriques fixes, les autres étant rythmiques, mobiles. L'alexandrin a même passé pour un vers entièrement accentuel93• Les principes syllabique, quantitatif, accentuel peuvent ne pas s'opposer à certains moments de coïncidence entre le linguistique et le culturel. Ils peuvent se cumuler, comme dans les rythmi de la Gaule cisalpine au IV• siècle, en lingua romanarustica,et dès cette chanson de soldats du III" siècle, que cite Verrier (ibid. I, 19) [A mille, à mille, à mille, à mille,/ à mille on a coupé la tête] :
Mille, müle, müle, müle, / müle decollavimus. Le principe syllabique est stable, mais il est insuffisant. Le syllabisme est ambigu dès son origine, par son nom même, de
rythme, par opposition au mètre, qui désigne le principe quantitatif classique. Rhythmus « servait à désigner le vers dans la terminologie du Moyen Age94 ,. • Dès Quintilien, au I"• siècle, « rythmi, id est numeri ,. (cité, ibid., p. 40), que Lote paraît traduire par le nombre des syllabes95• Ce qu'un texte de grammairien du v• siècle semble 91. Pierre Guiraud, LA flmifiauion, p. 11. 92. Paul Verrier, flffl fr1111ç,,is, t. II, p. 18. 93. Thibaudet a écrit : • L'alexandrin, je le rappelle, est fait, non de douze ou treize syllabes (cela est une conséquence ou un accident) mais de quatre accenu espacés, un dont la place, à la rime, est fixe,un dont elle l'est, à la césure, à peu près, deux dont elle est, dans le corps des hémistiches, presque facultative •• LApohie tk Stiph11neM"°"'7nl, Gallimard 1926, p. 254. Cité par Benoit de Comulier, Problèmntk mhriq11efr11nÇ11isl!, p. 64. Thibaudet confondait métrique et rythmique, outre qu'il remplaçait une thiorie historique du vers par une notion vague. 94. G. Lote,.us originesd" "m fr11nç,,is,p. 21. 9S. Le Diaionnllin it:,mologiqu tk 14l.ngu illtine d'Emout et Meillet met mm,mu en rappon avec œp18ii,oç, • nombre oratoire, mesure, rythme •• • nombre grammatical •• • la foule, le nombre •· Ce qui consacre un glissement de ~à iip1~. Un calembour fondateur. Mais nNmeTNsd&ignait aussi en latin la cadence métrique, et les rythmes en po&ie comme en prose, ou les • mouvements réglés des athlètes • jusqu'à fondre le rythme propre et le talent propre - c'est-à-dire la confusion même du rnhre et du
u
554
CRITIQUE DU RYTHME
expliciter96 • Les origines du vers français, pour Georges Lote, sont dans «le syllabisme des Hymnes liturgiques ,. (ibid., p. 60). Mais ce syllabisme se trouve lié au caractère accentuel de cette poésie latine, même si les théoriciens ne parlent pas des accents97 • Aussi la conclusion de Lote - « Dans tous ces textes, il n'est pas question de l'accent, bien au contraire ,. (p. 41) - ne prouve-t-elle que l'absence (encore n'est-elle pas sûre, à cause des tons) de l'accent dans les descriptions, non l'absence linguistique. L'arabe illustre assez qu'une nondescription et une non-conscience de l'accent ne prouvent pas qu'il n'y a pas d'accent. Le rythme accentuel est, en somme, invisible dans le syllabisme, dès ce que, vers 600, le grammairien Virgilius Maro appelait des prosi versus, vers de prose, au sens liturgique (cité ibid., p. 94), où, chaque syllabe a valeur de spondée - temps long- pour le chant d'Eglise. Seul le chant, dans le chanté, éliminait l'accent linguistique. L'équivalence du rhythm11s grec et du numerus latin, ne portant que sur le chant liturgique, laisse intacte l'ambiguïté du syllabisme, support et ordre pour la musique, qui ne dit rien de l'accent linguistique, qui a lieu mais n'entre pas dans son ordre, et n'est donc ni codifié ni décrit. Le syllabisme, pour le vers français, est à la fois un cadreet un masque. Ce que la métrique espagnole permet de montrer. C'est l'intérêt, pour.la théorie du rythme, de la métrique non syllabique du Poema de mio Cid, confrontée à la syllabique des chansons de geste. Le vers français vu par un Espagnol se dit ainsi : « au début les poèmes écrits en vers de 5 + 7 syllabes (décasyllabe, selon le compte français) sont plus nombreux que ceux qui sont écrits en vers de 7 + 7 (alexandrin), tandis qu'à partir de la seconde moitié du XIII• siècle, c'est l'alexandrin qui est uniquement employé98 ». Le vers espagnol exerce une double montrée sur le vers français : sur son syllabisme et sur son isosyllabisme. Le vers du Poema de mio Cid est anisosyllabique. Il rythme propre à la théorie traditionnelle. Il n'est donc pas sûr du tout que nNmni ne soit, chez Quint.ilien,que le nombre des syllabes. 96. • Rhythmus quid est? Verborum modulata compositio non metrica ratione, sed numerosa scansione ad judicium aurium examinata, ut puta veluti sunt cantica poetarum vulgarium •· Ce qu'un auteur français du xv1•siècle traduisait ainsi : • Il y a apparence que les Rhythmes tiennent du Metre : pour ce que c'est une harmonieuse composition de paroles, non par mesure et certain ordre tel que celuy qui se garde en la composition des Metres ou vers, ains par nombres de syllabes, selon qu'il plaist aux oreilles. Et tels sont les Cantiques des Poetes vulgaires • (cité dans G. Lote, Ln originn th, t1ns fr11nr-is, p. 36, 38). Où modNi4tA désigne un accompagnement mélodique, et SC4IJlSio n..mn-ow, apparemment, le compte des syllabes. 97. Lote karte les témoignages, obscurs il est vrai, qui mentionnent des tons (ibid., p. 41). 98. Ramon Menéndez Pidal, D~ primitiua lirica ~spaiiou. 1 ,mtig..a ipiCII, Madrid, Espasa-Calpe, coll. Austral, 1977 (étude de 1933), p. 39.
555
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS
permet d'inverser les évidences. Menéndez Pidal écrivait que la question n'est pas pourquoi la poésie épique espagnole, qui est la plus archaïque, ne compte pas les syllabes, mais au contraire « pourquoi les jongleurs français comptent-ils les syllabes ? C'est eux qui constituèrent l'exception ,. (livre cité, p. 40). Menéndez Pidal compte 5 + 7 le vers de la Chanson de Roland. Les vers en sont, à l'espagnole (les deux derniers avec « césure épique », selon le compte français) : (4 (4
= 5) + 6
= 5) + 7 5+6 5+7
Sire Rollant, e vos, sire Oliver Franceissunt morz par votre legerie Li arcevesquesles ot cuntrarier· Mielz valt mesure que ne fait estultie
Mais il y a aussi des vers d'autres .. trop couns 99 ,. :
«
+ 8 ]a ci.ld'Espaignene s'en deivent turner liez
6
+7
(3• 4)
+7
V.
trop longs ,., comme disait Bédier, et
5
Dès ore cumencet l'ocisiun des aitres
et avec « césure lyrique »
1740 1726 v. 1737 V. 1725. V.
1745 v. 3946
V.
(eschelessignifie« corps de bataille»)
Treis esche/esad l'emperere Carles
v. 3035
Les comptes ne sont pas nets. C'est que la place de l'accent, et l'inaccentuée qui suit ou non, influent sur le nombre des syllabes. Même dans le cadre de l'isosyllabisme, dans le vers de huit des romances, les vers pairs étaient assonancés, comme dans les ballades anglaises et allemandes, on a pu y voir un seul vers de seize :
Durmiendo estaba el amor; los celos lo despertaron; por un caminito estrecho a los ojos lo sacaron.100 Le rôle de l'accent est ce que le syllabisme cache. Or, au contraire de la France et de l'Italie, où la poésie a été très vite isosyllabique, il y a une longue« période amétrique 101 » dans la poésie espagnole, éliminée dans la poésie savante aux xv•-xv1•siècles, et qui est restée dans la poésie populaire.
99. LA Ch11nsonde Roland, p. p. Joseph Bédier, Piazza, 1947, (l• éd. 1912), p. VII. 100. R. Menéndez Pidal, los romancesde Amirica, Madrid, coll. Austral, 19n (1° id. 1939), p. 32, • L'amour était endormi; la jalousie le réveilla; dans un petit chemin ~roit elle lui arracha les yeux •. 101. Rudolf Baehr, Man""1 de venificacion espanola,p. 153.
CRITIQUE DU RY111ME 556 L'amétrique espagnole n'est pas seulement un anisosyllabisme102, une instabilité, qui fait que le vers épique oscille entre dix et vingt syllabes. Cette amétrique met essentiellement en question le syllabisme comme principe structUrel. C'est pourquoi les difficultésde définir, comme pour le vers de arte mayor, sont le lieu théorique, par excellence, du conflit entre l'accentuel et le syllabique.
La critique des modificateurs structuraux du vers, dans la métrique pure, qui est la catégorie du technique séparée du sens, n'est que la recherche des relations entre le métrique et le sens. Mais postuler, ou chercher à élaborer, une métrique du discours n'est pas introduire le discours dans la métrique. C'est l'inverse qui peut déplacer, transformer la métrique : la conduire vers le discours, et les rythmiques du discours. Introduire le discours dans la métrique, c'est concilier les deux, retrouver doublement le psychologisme, en injectant l'expressivité dans la métrique, et en y mettant la réalisation phonique individuelle. Quand la métrique postule une relation avec le sens, sans changer rien à ce qu'elle est, elle tire le sens, par expressivité, d'un contenu. Elle se fait, par un saut dont elle ne tient pas la raison, interprétative. Ainsi : « Le trochée : "Dammerung senkte sich von oben" [Le crépuscule sombrait d'en haut] est interprété par son contenu. Il paraît ici traînant et lourd, parce qu'il est lié à la représentation de tomber 103 •· Tout en opposant cette lecture à une interprétation historique des structures du vers (ibid., p. 30), l'auteur maintient : « Le contenu interprète le rythme. Der Inhalt deutet den Rhythmus ,. (ibid., p. 68). Chez Arno Holz, « Le contenu interprète le rythme [... ] comme expression de la solitude et du vide ,. (ibid., p. 102). On voit dans le « rythme indifférencié de Dehmel l'anéantissement de l'individu dans le monde de la technique ,. (p. 136). Par rapport à la scansion métrique minimale, asémantique, introduire le rythme du sens, c'est introduire le discours. D'où les deux scansions suivantes, pour un vers de Rilke, la première purement métrique :
Hinhalten, Niemals-Gebenkonnen,Dastehn
102. P. Henriquez-Urena. sous le nom de• versification inqulière •• puis de• vers fluctuanu •• tout en postulant une versification accentuelle opposée au syllabisme, ne dit rien de la métrique du PomJAde mio Cid, et traite essentiellement des vers mêlés, où il distingue quatre types : la cadence anapestique, la prédominance du neuf ( =l'octosyllabe de 'Vmifu:ACion tsptuiot., p. 121). français), la seguidille, les schémas libres (Est11dios 103. Hartwig Schultz, Vom Rhythm11sder ,rwdemen Lyrilt, P,mJltlt Vmstrukt11m, bei Holz, George,Rillte,Brecht,11ndden Expressionnisttn,Munich, Carl Hanser Verlag, Z11rMethode der 1970, p. 13, qui cite ici Herbert Lehnen, Strukt11r11ndSprllCh,,,,.gie, Lyrilt-lnttrprttation, Stuttgart, 1966, p. 11.
MÉTRIQUE PURE OU M.nRIQUE
DU DISCOURS
557
[Faire attendre, jamais ne pouvoir donner, rester là], selon le schéma (ibid., p. 75) :
puis les accents sémantiques (Sinnakzente), et le rythme de phrase (Satzrhythmus) sont introduits. Le schéma devient :
.!.lxvl\lxxlxxlxv.1.
l-'- l-'-
où les signes /\ , /A notent une mesure des silences : A, un « quan de pause », c'est-à-dire un soupir;A\, un c huitième de pause », un demi-soupir 104• Cette mesure combine la confusion du lan1age avec la codification musicale, et celle du rythme du discours avec la réalisation phonique. D'où la remarque : « Le rythme 1 A ne se distingue pas essentiellement du rythme .LI-'-, car il y a toujours entre deux syllabes accentuées une courte pause ,. (ibid., p. 66). Croyant emprunter la rigueur, on transpose du flou. Mais la notation a le mérite, en se situant dans le discours, de chercher à noter la rythmique de la phrase, et de la situation, en plus du mètre. Rythmant ainsi un vers de Stefan George (ibid., p. 20) [tu n'es qu'à moi et toutes me sont tant en fleur]
x."' x.
D11n11rmir bùt 11ndalJeso mir bL.hn...
..LI ... q
1~A V 1,ocr>< ,c 1-!.. Où il apparaît que chercher une métrique du discours ruine les pieds métriques traditionnels. C'est la solidarité moderneentre la poésie et la théorie du rythme. .!..
Le discours ne codifie pas ses silences. Mais c'est une telle codification que cherchait Brecht, dans un essai de 1938 « Ueber reimlose Lyrik mit unregelmassigen Rhy:.hmen ,. (Sur la poésie non rimée aux rythmes irréguliers). Il notait ainsi la lecture d'un de ses quatrains de De11tschen Satiren : « Comment doit-on le lire ? Nous plaçons ensuite un rythme irrégulier dessous :
]a, ~;;,~die 'Kin d;;. /Gn ,;:. bÎe b~, da-;,nv -v-
v
-
v-
v-"-'-'-V-v-u
Konn te man ih nen im mer Mar chen er zih kn -U-U-V-V_
v
Da sie a ber il ter wer den -
v _u_v_
Kann man es nicht. 104. Ces signes sont empruntés à An4réas Heusler, DtNtscbt Vnsgtschichr,, déjh-ité.
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CRITIQUE DU R'YTHME
Les pieds manquants doivent en les disant être pris en considération par un allongement du pied à venir ou par dq pauses 1os •· Tentative plus proche du théâtre, et de la direction d'acteur, que d'une rythmique du discours, parce que ses notations de silences ne peuvent pas avoir de rigueur linguistique, et que certaines de ses marques (accentuées sur die, [kônn] te, [Mar] chen) sont des effets de surmarque didactique a-linguistique, au sens où ils sortent de l'accentuation courante. Mais la tentative de Brecht reste un des modes du rapport entre la métrique et le discours. La tentative la plus systématique dont j'aie connaissance, dans le domaine français, sur le plan théorique, vers u~e métrique du discours, est la métrique de Benoît de Comulier 106• Etudiant la métrique de l'alexandrin de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud et Yves Bonnefoy, Comulier se distingue des métriciens antérieurs parce qu'il ne cherche pas à « recenser des "irrégularités" (par rapport à une métrique plus classique) •• mais à« repérer une régularité inteme 107 •· Ce qui suffit à l'opposer à la méthode de Roubaud. Ce n'est plus la recherche d'entités à historicité vague, comme l' « alexandrin ordinaire •· Mais, d'un discours, qui est une œuvre, est entreprise la métrique, qui devient ainsi contribution à une rythmique. Ce n'est plus l'isolement de vers hors discours, comme chez Grammont et dans toute l'école française, « la manipulation d'un mélange de vers de Verhaeren, Aragon, Moréas et Verlaine, groupés, comme dans les traités de versification, en une sorte de Société Anonyme à Responsabilité Limitée 108 •· Ce n'est plus non plus la fiction pied, le fantasme anapeste, l'esprit 'iambe qui hantent la maison du vers. C'est l'étude linguistique, que Comulier nomme métricométrie, de « la distribution de quelques propriétés bien définies : quelles frontières syllabiques suivent une syllabe féminine, lesquelles précèdent une telle syllabe, lesquelles divisent la partie masculine d'un mot, lesquelles détachent (à des consonnes ou e féminins près) un proclitique, ou un enclitique de sa base ,. (ibid., p. 273). Ainsi est cherchée une sorte de grammaire métrique d'un discours particulier, par exemple « L'hypothèse qu'une coupe ternaire pe11t, lOS. Benoit Brecht, Velm- Lyrilt, Suhrkamp, 1964, cité par H. Schultz, livre cité, p. 23. c Oui, si les enfants restaient des enfants, alors / on pourrait toujours leur dire des contes / mais comme ils deviennent vieux / on ne peut pas •· L'essai de Brecht est abondamment étudié dans Klaus Birkenhauer, Die tigenrhythmischt Lyrik Bmolt Brechts, Tübingen, Max Niemayer Verlag, 1971, p. 76. 106. Dans sa thèse d'État Problèmesde mètnqHefrançaise,déjà citée, dont cen:ains fragments ont puu, le dernier, • Métrique du vers de 12 syllabes chez Rimbaud •, Le {Nnpiis moderne, avril 1980, n" 2, p. 140-174. 107. c Métrique du vers de douze syllabes chez Rimbaud ., p. 143. 108. Probllmes dt mèrriq•e fra,içaise,p. 139.
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chez Verlaine, détacher un proclitique ou une préposition comme à ou de permet donc d'apercevoir une régularité totale qui n'apparaîtrait pas dans l'hypothèse contraire ,. (ibid., p. 133-134). La visée, chez Verlaine : « rendre en vers les inflexions variées de la voix ,. (ibid., p. 134), mène à intégrer « une diction scandée associée à une accentuation emphatique .., non comme réalisation phonique individuelle, mais comme organisation du discours, comme rythmique, dans « Et la tigresse épou-vantable d'Hyrcanie ,. (ibid., p. 202). Comme Seth Schein sur Eschyle et Sophocle, Comulier parle, pour la « violence métrique • (ibid., p. 284), d'« onomatopée métrique ,. (ibid., p. 332, note 7). Sur Verlaine, et sa manière de « dissocier la mesure du rythme d'écriture ,., « sa métrique suppose (donc peut viser à suggérer) une diction très peu académique, très peu "littéraire", très peu "graphique" de la phrase; d'ailleurs le mot "diction" ou "récitation" convient mal; c'est de la parole ,. (ibid., p. 379). Où prend une valeur de discours la césure au milieu des mots : « De cette science in + truse dans la maison ,. (ibid., p. 199). En retrouvant la spécificité d'une rythmique, la métrique d'un discours retrouve l'historicité de ce discours, et sa propre historicité. A travers la chronologie interne des œuvres (ibid., p. 18S-203),Comulier établit que Verlaine, « par l'importance des discordances qu'il admet non seulement à la coupe binaire, mais aussi aux coupes ternaires • (ibid., p. 378), plus que Mallarmé, s'écarte du classique. Il restitue par là, très concrètement, que les vers de Mémoire, de Rimbaud, et des Vers nouveaux et chansons, sont « des vers critiques, parfois au moins anti-métriques plutôt que simplement libres de toute mesure ,. (ibid., p. 326). Ils visent à « susciter la recherche instinctifle de l'isométrie pour mieux la décevoir ,. (p. 327). Dans la poésie c'est toujours la guerre. Dans la métrique aussi. A la poésie polémique répond la métrique polémique. Les incertituoes de la métrique sont montrées comme des effets de grille masquant ce que d'autres hypothèses mettent en action. Contre Roubaud et Lusson qui lisent 109 la négation de la césure. et donc une partition en trois, dans le vers de Baudelaire110 A la très belle, à la très bonne, à la très chère
Comulier écrit : « Sans césure binaire, ce vers aurait ete tout simplement boîteux pour l'auteur des Fleurs d11Mal : il faut, presque certainement, y supposer cette césure, justifiant un accent de ferveur sur TRÈS bonne ,. (ibid., p. S8). Le suspens sur la (à la-très bonne) fait 109. P. Lusson-J. Roubaud, .. Mhre
ci
rythme de l'alexandrin ordinaire•• un111r
fr11nr;11ist, 23, sept. 1974, p. 50. 110. Le texte de .. Que diras-tu ce soir ... • porte, selon l'orthographe du temps de Baudelaire, trois fois un trait d'union entre tris ci l'adjec:tif.
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une lecture plus forte que la ternaire, qui ne fait que suivre la syntaxe. Par rejet à la césure. Il en va de même de tous les exemples de position sixième, chez Baudelaire, « sur un proclitique ou sur un monosyllabe peu important •• qu'a rassemblés Cassagne. Cornulier montre aussi, contre la tradition qui a fait de Mallarmé l'emblème de la modernité, que l' « affranchissement métrique ,. porte sur moins de 1 % de ses vers (ibid., p. 60, 74), « Mallarmé n'a jamais écrit les vers "affranchis" qu'il croyait faire ,. (p. 107). Le vers français est uniquement syllabique, pour Cornulier : « le rôle fondamental qu'on attribue à l'accent dans le vers français est tantôt purement illusoire, tantôt simplement secondaire ,. (ibid., p. 379). L'effet de l'accent « n'est qu'une conséquence automatique du fait que les hémistiches et vers sont des groupes rythmiques ou sont des syntagmes ,. (p. 380), et « Les vers français se définissent sérieusement en terme de nombre syllabique : on ne peut pas sortir de là. Dans la mesure où la méthode d'observation et les analyses métriques proposées ici ont pu être faites sans recours à la notion d'accent, et dans la mesure où elles aboutissent à une meilleure connaissance de la métrique de Mallarmé, Verlaine et Rimbaud, on peut considérer qu'elles contribuent à réfuter l'idée que lè vers français, notamment chez ces poètes, repose essentiellementsur l'accent. Inversement elles démontrent la pertinence du nombre syllabique exact ,. (ibid., p. 380). Ce qui est parfaitement pertinent, à ceci près que la césure, dont Comulier a montré l'importance là où elle était, donnée pour transgressée, est un accent,avant d'être une pause suspensive, et pour jouer son rôle suspensif. De même le recours constant aux notions d'e féminin ou d'e masculin, ou la notion de frontières syllabiques, de limite de syntagme, supposent accent et place d'accent. Ce qui en sort est la relation spécifique au français entre le syllabisme et l'accent. C'est parce que le vers français est syllabique qu'il est accentuel, au sens français d'accent de groupe. Verlaine, et Rimbaud dans les « derniers vers •• ont mis cette relation à nu en l'exploitant. C'est aussi la rigueur de la métrique, chez Mallarmé, Rimbaud, Verlaine, que Cornulier met à découvert, contre la métrique faible de ceux qui ont oublié la tension du mètre et du rythme. Ils croyaient s'accorder à la libération du rythme, être modernes en scandant ternaire, comme le dénonce Cornulier (ibid., p. 382),
Grêle - parmi l'odeurfade - du réséda ce qui était scander mou, escamoter le contre-accent rythmique, sommet du vers, sans parler des effets proprement prosodiques qui lt lient
MÉTRIQUE PURE OU MÉTRIQUE DU DISCOURS .,......._
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Césure et contre-accent sont inséparables dans la métrique du français, et y montrent, emblématiquement, que le syllabisme est un aspect du groupement de l'accent, comme l'accent est un aspect du groupement syllabique111• Peut-on inventer une métrique ? Mais, d'abord, peut-on comprendre une métrique ? Un ordre imposé suffit-il à faire un rythme ? S'il n'a pas d'effets sémantiques, ce n'est pas un rythme, et peut-être pas une métrique. Ce sont des questions que mènent à se poser des emprunts métriques, tels que celui du tanka en français, sectionnant par groupes de syllabes de 5-7-5-5-7. L'ensemble des témoignages des poètes va vers une rythmique, plus que vers une métrique : « L'expression métrique de l'émotion est un instinct, pas un artifice112 •· Généralement, la métrique est au départ, non à l'arrivée. Dans la relation entre métrique et écriture poétique, y a-t-il à créer une métrique ? Cassagne remarquait que Baudelaire, « bien qu'artiste supérieur, n'est pourtant pas le créateur d'une métrique nouvelle113 •· On parle du vers de Corneille, de Racine, de Hugo. Les Russes parlent de la métrique de Pouchkine. Ils n'ont pas créé une métrique, mais une rythmique. A travers l'impression d'un rythme propre, c'est l'impression d'une spécificité propre. Elle est empiriquement ressentie. Elle n'est pas théorisée. C'est un discours-sujet. Le même, fondamentalement, en vers ou en prose, chez Hugo. Le syllabisme seul ne peut pas être un modificateur structurel, pour la raison qu'il n'y a pas, et ne peut pas y avoir, en français du moins, de syllabisme seul. Le syllabisme n'apparaît qu'en rapport avec des groupes de sens, qui sont des groupes rythmiques, qui sont donc des 111. D'autres thnes métriques de Benoît de Comulier sonent du cadre de ma recherche, par leur aspect psychologique ou génétique, que je ne peux discuter ici, comme son opposition entre les • vers simples •• jusqu'à 8, et les • vers complexes •• « à mesure complexe ou indirecte ,. (ibid., p. 26), à panir de 9. Je ne m'aventurerais pas à justifier, ou à fonder, comme il fait, cette limite de huit sur le plan de la psychologie de la perception. Je ne le critiquerai donc pas non plus. La psychologie de la forme est-elle un terrain théorique, et historique, pour la métrique ? Je me bornerais seulement à remarquer que c'est la démarcation espagnole des vers de arte menor et de arte mayor. Le huit est un démarcatif, traditionnellement, pour Henriquez-Urefta (Estudios, p. 38, note 1). Il s'agit encore de comprendre la tradition. Nécessité, sans compromis, de la critique. 112. Coventry Patmore, cité par Georges Faure, lts ilimmts du ,:,thm,poitiqu,tn an.11lais modm,,. p. 26. 113. Alben Cassagne, l'mifiration tl mitriqu, dt CharltsBaudtlairt.p. 122.
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1
groupes d accent. Si on programme, hors groupe rythmique, des syllabismes arbitraires, qu ils soient empruntés au japonais ou fabriqués par un principe numérique quelconque, on ne peut que constituer, par artifice, de nouveaux groupes accentuels. L•effet sera ce qu•ils font de sens. Là non plus la subversion ne peut pas devenir une routine. 1
Les problèmes de la métrique, jusque dans sa technicité, dans la
mesure où ils touchent, et ne peuvent pas ne pas le faire, aux groupes rythmiques, avec leur forme, leurs limites, sont encore et toujours des problèmes de sens, donc des problèmes de discours. Mais l histoire musicale de la métrique, et ce qui reste de la musique en elle, consiste à s•en détourner. C'est pourquoi les transformations les plus neuves passent par une critique de la métrique traditionnelle. Dans et vers le langage, c'est-à-dire uniquement avec des notions linguistiques, elles commencent des métriques de discours. 1
XI NOMBRES, BRICOLAGES
La métrique est un conservatoire du nombre, une spéculative fascinée par l'harmonie et les régularités. Du Timée de Platon à Plotin et jusqu'à l'Oulipo, les nombres sont l'ordre. Le paradoxe des numéristes est qu'avec le plus rigoureux ils font du flou. Pour garder un rêve de science, les esthètes mathématiciens bricolent des artifices • qui font illusion, tant qu'on ne vérifie pas. Les nombres ne visent qu'à chasser le sens, le sujet, le discours, et leur histoire. C'est la parenté profonde des nombres avec la grammaire générative. Leur effet politique sur la poésie. Et sur le langage. La critique du rythme les renvoie ensemble à leurs jeux d'illusions.
Il fa"t
q14'Ü1 ait dans le poème un nombre tel q11'üempiche de compter
CLAUDEL, Cent phrases po"r klentails, Oeuvre poétique, éd. de la Pléiade, p. 729.
la querelle du vers libre a opposé le rythme au nombre. Jusque là on avait toujours identifié le rythme et le nombre. Littré définit le nombre « Harmonie qui résulte d'un certain arrangement de mots dans la prose et dans les vers •• avec des exemples qui le rapprochent de la cadence et de la mesure. Dans le langage classique, le « nombre • et « l'harmonie • sont associés naturellement, pour « plaire •· Rapin définit sans définir : « C'est la dernière partie de l'art que l'expression, et tout ce qui regarde la diction. Elle doit avoir cinq qualités pour avoir toute la perfection que la poésie demande : elle doit être congrue, claire, naturelle, éclatante, nombreuse 1 •· Nombreuse « pour soutenir cet air grand et majestueux, dont se sert la poésie, et pour exprimer toute la force, toute la dignité des grandes choses qu'elle dit • (ibid., p. 48). Le nombre a une action : « il y a je ne sais quoi dans le nombre, qui est connu de peu de gens et qui toutefois est d'un grand agrément dans la poésie ,. (ibid., p. 63). Cet emploi classique, désuet aujourd'hui, continue jusque chez Alain, par exemple, qui oppose la poésie à l'éloquence par« le rythme, ou plutôt une partie du rythme, qu'il vaut mieux appeler le nombre2 •. Pour réserver le rythme à la musique, aux 1. Rapin, Réflexions s11ril, poétiq11e,p. 46. 2. Alain, Vingt leçons s11rles Bea11x-Arts(1931), dans les Arts et les Dw11x,p. 488.
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silences « comptés rigoureusement • (ibid., p. 515), ce qui rapproche le rythme de son étymologie traditionnelle. Ainsi, pour Alain, la rime est un « procédé de musique • (ibid.). Chez Alain, rythme, mètre, • le nombre et la nombre sont synonymes, au profit du mètre : « par rime, il s'établit une égalité de valeurs qui ne va pas sans une égalité d'humeur3 •· Le long trajet étymologique et sémantique du rythmenombre semble aboutir au nombre de syllabes, qui n'en est qu'une justification tardive. « nous a Le nombre est lié à l'univers. Il en vient. L'univers, oùpœvoç 4 aussi réellement donné le nombre », écrit Platon • Et, associant le rythme au nombre : « le mouvement qui mérite d'être appelé irrationnel, désordonné, difforme, dépourvu de rythme et d'harmonie, comme tout ce qui participe à un mal quelconque, manque entièrement