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French Pages 320
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE DANS LE MONDE GREC, ROMAIN ET MÉDIÉVAL
MONOTHÉISMES ET PHILOSOPHIE Collection dirigée par Carlos Lévy
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE DANS LE MONDE GREC, ROMAIN ET MÉDIÉVAL
Études réunies et éditées sous la direction de Barbara Cassin et Carlos Lévy
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Mise en page et index Juliette Lemaire et André Musso
Nous remercions le Centre Léon Robin (UMR 8061 CNRS – Université
B. C. et C. L.
© 2011 – Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise,without the prior permission of the publisher. D/2010/0095/224 ISBN 978-2-503-52886-1 Printed on acid-free paper
PRÉSENTATION L’objectif de ce recueil est de définir l’acte de parole, ou plus exactement les différents statuts et composantes de l’acte de parole, à partir des pratiques grecques, romaines et médiévales, telles que peuvent rétrospectivement les éclairer les concepts et / ou les pratiques modernes et contemporaines, apparus en philosophie du langage avec les speech-acts d’Austin et en esthétique avec la « performance ». « Comment faire des choses avec des mots ? », How to do things with words ?, le titre de l’œuvre d’Austin peut en effet servir de motif à une grande partie des pratiques discursives de l’Antiquité et du Moyen-Âge - le titre, mais non pas exactement les concepts qui se trouvent forgés aujourd’hui sous ce titre ou en rapport avec lui. Ce sont ainsi les singularités antiques et médiévales des actes de parole que nous voudrions déterminer : comprendre ce qu’est la « performance » d’avant le « performatif ». Le point de départ grec est bien caractérisé par Nietzsche : « La prétention de pouvoir tout, comme rhéteurs ou comme stylistes, traverse toute l’Antiquité, d’une manière pour nous inconcevable »1. Le conflit entre philosophie et sophistique, dont l’enjeu, dès Platon et Aristote, est la « bonne » rhétorique (celle qui est « efficace » ou / et celle qui est « vraie » ?), constitue l’une des bases de notre examen. En quoi
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Cours sur l’histoire de l’éloquence grecque, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, 1910, p. 201.
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un acte de parole est-il plus et autre chose qu’une performance rhétorique ? Comment peut-il produire non seulement un effet de persuasion sur l’auditeur, mais aussi quelque chose comme un effet sur le monde, une transformation, voire une création sur le modèle démiurgique ou divin ? Comment peutil se révéler non seulement persuasif, mais opératoire, réussi, heureux ? L’epideixis sophistique (à la fois « prestation » et « éloge ») est dans cette perspective l’une des premières pratiques discursives à interroger, par opposition avec l’apodeixis, la « démonstration » dont la tâche, en bonne philosophie comme en science, est de faire lumière sur le phénomène ou sur l’objet tel qu’il est et à partir de ce qu’il est. Les trois dimensions de l’ontologie, de la logique (fautive ou non, et selon quelle perspective ?) et du politique se trouvent ainsi nouées d’emblée. L’époque hellénistique naît, non pas d’un acte de parole, mais d’un déferlement de cette violence guerrière que la sophistique et la rhétorique avaient prétendu transférer sur le plan du symbole. Philippe et Alexandre contre Gorgias et Démosthène. Pourtant, après l’épopée du conquérant et les guerres des diadoques, dans les nouvelles structures qui se constituent, l’acte de parole retrouve ses droits, mais sous d’autres formes. La constitution d’un réseau scolaire et universitaire, dans lequel l’enseignement de la parole occupe une place privilégiée, aboutit à une codification toujours plus grande de l’expression, ce qui entraîne une récupération de la parrhêsia par la philosophie, tandis que les nouveaux paradigmes politiques et sociaux, comme l’évergétisme, définissent les actes de parole qui les accompagnent et sans lesquels leur efficacité serait amoindrie. La notion de parrhêsia (« liberté de langage, franchise » disent les dictionnaires) est symptomatique d’un tournant. Considérée d’abord comme un privilège des citoyens en démocratie, la franchise a été transformée en technique pédagogique chez les cyniques et les épicuriens ; or la parrhêsia hellénistique et l’analyse pragmatique du langage contemporaine peuvent s’éclairer l’une l’autre. D’abord, la parrhêsia met en lumière en les transgressant les limites de ce qui peut être porté à la parole : elle révèle les contraintes psychologiques, sociales et politiques qui pèsent sur les actes de parole comme sur toute pratique. Ensuite, la parrhêsia prétend que la verbalisation (de ce qui n’est pas habituellement dit) a un effet propre de transformation des auditeurs. Elle constitue donc un cas original de parole active, où la fonction descriptive du langage est utilisée de manière performative.
PRÉSENTATION
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Mais c’est à Rome que la codification de l’acte de parole revêt les formes les plus contraignantes. Grands praticiens de l’acte de parole, les Romains ont été fascinés par son efficacité, par les conditions politiques, sociales, juridiques, dans lesquelles il prenait place, mais ils semblent avoir « oublié» de s’interroger sur son fondement ontologique. Parmi les raisons que l’on peut avancer dans le cas précis de l’acte de parole, il en est qui sont d’ordre philosophique, comme la fausse clarté que pouvait apporter une interprétation superficielle du logos stoïcien, ou encore, dans le cas de Cicéron, la conviction sceptique de l’inaccessibilité de l’être. Mais la raison principale se trouve, semble-t-il, dans la conviction que la parole est un instrument puissant de la transformation des êtres humains, si bien que le problème ontologique de l’acte de parole est, en quelque sorte, déplacé vers celui de la nature de l’âme. Parce qu’ils ont senti la puissance inhérente à toute prise de parole, les membres de l’élite dirigeante romaine ont très vite décidé de réserver la parole dans les assemblées aux membres de leur caste, rendant ainsi de plus en plus difficile l’arrivée des homines noui. En simplifiant quelque peu, on peut dire qu’à Rome ceux qui parlent et ceux qui écoutent ne sont pas les mêmes. Endiguée, la parole cherche cependant à agir en dehors des espaces d’où elle est exclue. Le théâtre, la rue deviennent des lieux de prise de parole spontanée, violente, jusqu’à ce que la tension entre ceux qui avaient la parole et ceux qui voulaient l’avoir aboutît à la guerre civile. Renvoyant en quelque sorte dos-à-dos les deux camps, l’empire fit d’un seul homme la source d’une parole dont l’efficacité se manifestait jusque dans les plus lointains confins de l’œkoumène. Les analyses techniques sur les propriétés logico-linguistiques des énoncés et expressions supports des actes de parole se sont développées à date ancienne. Le Moyen-Âge produit ainsi des réflexions sophistiquées sur les conditions de bonne formation, de complétude et de vérité particulières des énoncés performatifs, sur le fonctionnement de la deixis ou des modalités dans de tels énoncés, sur l’« obligation » liée à l’énonciation des serments, des promesses, des vœux, à la fois dans le cadre de la logique et de la grammaire, et dans celui d’autres disciplines, comme la théologie à propos des formules du baptême ou de la consécration eucharistique, le droit lorsqu’il pense les actes juridiques impliquant le langage, la philosophie morale et politique réfléchissant sur l’intentionnalité, mais également la médecine ou la magie dans les traités sur le « pouvoir » des incantations ou des formules. Ces réflexions parfois se croisent, parfois se mènent en parallèle sans se rencontrer. Paramètres linguistiques et
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extralinguistiques de l’acte de parole sont toujours pensés ensemble, convergeant notamment sur la notion de « persuasion », qui implique chez un Roger Bacon, maître à l’Université et franciscain, la mise en branle de tous les moyens possibles au service de la prédication, de la grammaire à la musique, en passant par la dialectique, la rhétorique, la poétique, sans oublier la considération des dispositions physiques et morales des interlocuteurs ou de l’état des constellations… Les domaines du sémiotique, du politique, du naturel se voient ainsi imbriqués. Cette séquence historique sous-tend le recueil, mais nous avons choisi une mise en forme qui privilégie les dimensions de problèmes (« acte de parole, formule et subjectivation», « acte de parole, rhétorique et performance», « acte de parole et horizons ontologiques») plutôt que la succession diachronique. Le statut de l’auteur, la manière dont il se pense lui-même et s’inscrit ou non dans son énonciation, voire dans son œuvre - et même dans sa création et sa créature quand il s’agit de Dieu -, l’autorité (actor / auctor) du juge, du juriste, du prêtre, de l’interprète, de l’« artiste », la rivalité de l’orateur, du sophiste, du philosophe et de l’homme digne de ce nom, les ontologies qui les configurent, des livres saints aux apprentissages scolaires : tout cela déporte l’attention, du contenu de ce qui est dit, vers celui qui parle et comment il parle, la mise en scène, les conditions de félicité de son acte de parole, la manière dont elles obéissent à des conventions, dont elles sont contextualisées et conceptualisées - toutes choses que, très probablement, Austin nous interdit aujourd’hui d’omettre. Barbara Cassin, Carlos Lévy
ACTE DE PAROLE, FORMULE ET SUBJECTIVATION
LA SUPPLICATION COMME RITUEL CHEZ HOMÈRE : LE GESTE ET LA PAROLE Françoise Létoublon
Je cherche à montrer ici que certains actes religieux tels que prière et supplication obéissent dans l’épopée homérique à des formes très particulières tant dans les paroles prononcées que dans les gestes accomplis. Ces formes particulières impliquent l’existence dans la langue grecque de l’épopée de rituels langagiers spécifiques, que nous mettons en relation avec la théorie des « actes de langage » chez Austin et ses héritiers : il s’agit parfois de performatifs, mais la complexité des relations paradigmatiques attestées dans la langue entraîne un retour sur le détail de la théorie et ses conséquences1. En particulier, il faudra réfléchir sur l’importance des gestes et de leur statut dans le développement linguistique du performatif, en synchronie et en diachronie. La question de la supplication et de la prière en grec a été abordée en français par Danielle Aubriot et Jean Rudhardt dans la même année 1992, ce qui implique évidemment que les auteurs n’ont pas pu tenir compte de la publication de l’autre. Il faut ajouter plusieurs publications en anglais : sur la supplication un article important de Gould publié en 1973 et republié avec un addendum dans un recueil de l’auteur en
1 Aux références données antérieurement dans mes travaux sur la question, il faut désormais ajouter les articles « Acte de langage » par B. Cassin, I. Rosier-Catach et S. Laugier, in B. Cassin (dir.) Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004 p. 11-21 et « Anglais. La langue anglaise ou le génie de l’ordinaire » par J.-P. Cléro et S. Laugier, « III Le paradigme austinien : langage ordinaire et philosophie », in Vocabulaire européen des philosophies, op.cit., p. 95-99.
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2001, puis un livre de Fred Naiden en 2007, ainsi que sur la prière un livre de Simon Pulleyn publié en 2007. Un ouvrage sur la supplication montre son importance dans l’ensemble de l’épopée homérique d’un point de vue plus « littéraire »2, et une spécialiste italienne a publié la même année (1999) un travail anthropologique sur la supplication homérique et un travail sur la « parole efficace » dans le cas de la malédiction, du serment et de la bénédiction dans la Grèce archaïque3. Je dirai d’emblée que la thèse de D. Aubriot me paraît faussée par son parti pris paradoxal de départ : elle voudrait que λίσσομαι ne signifie pas « supplier » comme on le croit généralement, mais désigne une sorte de prière ; elle discute pour cela sur des points mineurs de mon article de 19804, mais ignore l’article important de Gould que j’y citais pourtant explicitement, article qui non seulement implique le sens « supplier » pour λίσσομαι , mais montre aussi très bien l’importance du rituel de supplication qui me paraît capitale. L’analyse très détaillée que fait Danièle Aubriot des exemples homériques provoque une sorte d’illusion d’objectivité assez troublante à mes yeux quant à la méthode scientifique attendue dans une telle étude. Nous partirons de l’opposition entre deux types de rituels, de prière et de supplication, qui s’expriment avec des gestes très différents et spécifiques, souvent représentés dans l’iconographie et auxquels nous trouverons de fréquentes allusions dans le texte homérique : la prière se fait debout, bras levés vers le ciel, alors que dans la supplication, le suppliant touche les genoux, parfois aussi le menton de la personne qu’il supplie. Comme Pulleyn et Naiden le montrent bien, la prière implique une relation verticale des hommes vers les dieux, in absentia, alors que la supplication implique une relation horizontale in praesentia. La supplication peut aussi passer par l’intermédiaire des dieux, dont on touche l’autel, geste dont les Suppliantes d’Eschyle donnent un très bel exemple. Zeus est le protecteur des suppliants déjà dans l’épopée homérique, on verra plus loin un passage de l’Odyssée dans lequel son épiclèse Hikesios 2 K. Crotty, The Poetics of Supplication. Homer’s Iliad and Odyssey, Ithaca, Cornell University Press, Myth and Poetics, 1994. 3 M. Giordano, La Supplica. Rituale, istituzione sociale e tema epico in Omero, Napoli, AION 3, 1999 ; La parola efficace. Maledizioni, giuramenti e benedizioni nella Grecia arcaica, Pisa-Roma, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1999. 4 F. Létoublon, « Le vocabulaire de la supplication en grec : performatif et dérivation délocutive », Lingua 52, Haarlem : Gottmer ; Amsterdam : North-Holland, 1980, p. 325-336, discuté par D AubriotSévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., Lyon, Maison de l’Orient méditerranéen, CMO 22, 1992. Elle a raison sur l’étymologie de λίσσομαι, à propos de laquelle elle rappelle à juste titre les remarques faites par Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éd. de Minuit, 1969. Cependant, le point central de mon article n’est pas là, mais dans la dérivation du nom du suppliant par rapport à une forme verbale très particulière. M. Giordano a au contraire bien compris ce point central.
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est précisément mentionnée. Dans le vocabulaire, à l’époque archaïque, il semble que deux verbes différents correspondent à la prière, εὔχομαι et ἀράομαι, et que λίσσομαι signifie bien « supplier », dans un système lexical complexe que nous essaierons d’analyser en détail. Il faut aussi parler dès l’introduction de la méthode de l’analyse linguistique, qui repose sur des relevés de tous les emplois d’un terme donné dans un état de langue, le grec archaïque d’Homère en l’occurrence. L’analyse dénuée de préjugé de tels corpus donne parfois des résultats surprenants, même si l’on connaît le grec homérique, par rapport aux données lexicologiques habituelles : les dictionnaires, même les mieux informés comme le Liddell-Scott, attribuent parfois à Homère des sens qui sont connus dans la langue classique, mais qui s’y sont développés à partir d’interprétations d’Homère, reposant donc sur une forme d’illusion rétrospective de la langue difficile à débusquer ; nous l’avons montré pour l’emploi réputé « euphémique » du verbe οἴχομαι « être parti »: aucun des exemples homériques ne montre en réalité cette valeur euphémique pour « être mort5 », mais les deux occurrences dans lesquelles le verbe est employé dans son sens propre d’« être parti » - pour parler d’une âme qui a quitté le corps - ont fait croire qu’il s’agissait d’un tel emploi. Concernant le verbe « courir », nous avons pu montrer aussi que contrairement aux idées couramment reçues, τρέχω ne signifie pas « courir » mais « tourner » chez Homère, le paradigme de « courir » étant constitué par θέω - ἔδραμον 6 . Pour le cas qui nous intéresse, l’analyse du vocabulaire de la supplication suppose au préalable la connaissance du sens du verbe bâti sur ἱκ-, que sa syntaxe particulière oppose aux verbes de mouvement connus en grec (ἔρχομαι et son paradigme, βαίνω, θέω etc.)7, alors qu’au contraire, en grec classique, la syntaxe du composé ἀϕικνοῦμαι et de son paradigme l’a sémantiquement rapproché des verbes de mouvement, au point qu’il semble en être devenu pratiquement un synonyme.
5 Voir F. Létoublon, « Ce qui n’a plus de nom dans aucune langue », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes (RPh) 66, 1994, p. 317-335. 6 F. Létoublon, « La roue tourne », en collaboration avec Ch. de Lamberterie, RPh 54, 2, 1980, p. 305326. 7 F. Létoublon, Il allait, pareil à la nuit. Les verbes de mouvement en grec : supplétisme et aspect verbal, Paris, Klincksieck, 1985.
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Puisqu’ils impliquent un accord social dans une communauté donnée, les rituels se traduisent par une répétition fréquente de gestes et de paroles, formules magiques ou autres, indépendamment de critères littéraires. Le fait que nos plus anciens textes (en Inde aussi bien que dans la tradition grecque) soient de nature poétique - et plus ou moins religieuse - avec une grande importance de la forme et particulièrement du vers traditionnellement utilisé dans le genre amène à un problème : les répétitions formelles rencontrées dans l’Iliade, l’Odyssée, les Hymnes Homériques, la Théogonie, les Travaux et les Jours et d’autres œuvres mineures sont-elles le reflet de rituels sociaux contemporains ? Ou, au contraire, le style poétique a-t-il contribué à créer à partir d’une tradition formulaire des artefacts poétiques entièrement artificiels ? La réponse doit évidemment être entre les deux, avec une infinité de nuances. Quand on rencontre une association régulière de gestes et de paroles identiques qui ont l’air de formules, on peut conclure qu’un rituel justifie cette coïncidence, surtout dans le cas d’un ton fortement teinté de valeur religieuse (par exemple avec un discours à un dieu ou aux dieux). Dans certains cas, plusieurs rituels sont associés dans une sorte de Suite à la fois narrative et rituelle8. Nous nous intéresserons particulièrement à ces types d’associations. La théorie des actes de langage (Speech Acts9), depuis Austin10, s’est fondée sur une analyse synchronique des langues vivantes - et à vrai dire principalement de l’anglais - avec une visée universelle. L’histoire des langues est rarement invoquée, et il peut sembler incongru et paradoxal d’utiliser des témoignages de langues anciennes et « mortes », sans compréhension orale où que que ce soit, pour montrer qu’on faisait quelque chose en les parlant, pour renvoyer au fameux titre d’Austin. Nous n’essaierons nullement de « prouver » la théorie, que ce soit la version d’Austin ou une autre, en analysant la langue grecque. L’objectif est plutôt de montrer que certains phénomènes dans cette langue peuvent contribuer à soutenir certaines hypothèses
8 Voir F. Létoublon, « Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque », in Philosophie du langage et grammaire dans l’Antiquité, Cahiers de philosophie ancienne 5, Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage 6-7, Bruxelles-Grenoble, 1986, p. 67-90. 9 La terminologie des actes de langage vient de Searle plutôt que d’Austin qui parlait plutôt de faire avec des mots (Quand dire, c’est faire dans l’édition en français, 1970). Voir Lyons sur ce point ainsi que l’encadré dans le Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 20 : la traduction française par langage plutôt que parole ou discours pourrait corriger une erreur dans le choix terminologique. Sur le rôle d’Austin dans le développement de la branche linguistique appelée pragmatique, voir aussi F. Latraverse, La pragmatique, Bruxelles, Mardaga, 1987, p. 32-36. 10 1962.
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venues de la linguistique générale, et parfois d’amener à préciser certains points de vue théoriques. Plusieurs phénomènes apparemment disjoints pourraient, si l’on admet certains postulats théoriques, recevoir une explication générale cohérente. La langue grecque était utilisée, entre autres, pour faire certains actes rituels, et cet usage résonne dans la langue elle-même à travers des procédés particuliers reflétés par le lexique, la morphosyntaxe ou des évolutions sémantiques. On verra aussi que sur plusieurs points, les formulations d’Austin ont entraîné des confusions ou des ambiguïtés sur lesquelles il faut réfléchir à la lumière de nombreux exemples et sans a priori, en tenant compte des conditions d’emploi, du contexte, de la distinction entre récit et discours…
Les formes de la supplication en grec homérique La combinaison dans le texte de formules répétées décrivant un geste et / ou rapportant des paroles de supplication adressées par un personnage à un autre apparaît dans le passage suivant : dans un passage du chant I de l’Iliade, où Achille demande à sa mère la déesse Thétis de supplier Zeus en sa faveur11, en particulier dans les vers 500 et 501 où Thétis fait les actes prescrits : καὶ λάβε γούνων σκαιῇ, δεξιτερῇ δ᾽ ἆρ᾽ ὑπ᾽ ἀνθερεῶνος ἑλοῦσα λισομένη προσέειπε Δία κρονίωνα ἄνακτα12: [Thétis] lui saisit les genoux De sa main gauche, et, le prenant de sa droite au menton, Elle adressa cette prière à Zeus, fils de Cronos13.
Comme ses paroles ne persuadent pas le dieu suprême, elle prononce un autre discours14, qui entraîne la colère de Zeus (ὀχθήσαϛ) jusqu’à ce que finalement il accède à sa demande (κατανεύσομαι). Athéna renvoie à cette scène par des formules comparables,
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Iliade I, 497-512. Vers 500-502. 13 La traduction de l’Iliade, citée dans cet article est celle de Fr. Mugler, (Homère, l’Iliade, trad. Fr. Mugler, Arles, Actes Sud, 1995), sauf mention explicite. 14 Voir Iliade I, 513-516. 12
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Ἥ οἱ γούυατ᾽ ἔκκυσε καὶ ἔλλαβε χειρὶ γενείου, λισσομένη τιμῆσαι Ἀχιλλῆα πτολίπορθον15. Lui baisant les genoux et le prenant au menton, elle l’a supplié d’honorer le vaillant Achille.
ainsi que Zeus lui-même, Ἤματι τῷ ὅτ᾽ ἐμεῖο θεὰ θέτις ἥψατο γούνων, λισσομένη τιμῆσαι Ἀχιλλῆα πτολίπορθον16. Le jour où Thétis la divine saisit mes genoux, m’implorant d’honorer Achille, ce preneur de villes.
On note que le vers 76 du chant XV est différent du vers 370 du chant VIII alors que le vers du 77 chant XV est identique au vers 371 du chant VIII. Le point essentiel est que le même geste de prendre les genoux d’une main17, le menton de l’autre, est exprimé de trois manières différentes, alors que l’allusion aux mots prononcés se fait trois fois par la même forme verbale, dont deux par le même vers formulaire18. Mais le plus important est le fait que nous n’avons jamais les paroles adressées à Zeus par Thétis : dans le premier cas, le geste et la parole sont rapportés à la troisième personne par le « narrateur objectif » de l’Iliade, dans le deuxième, c’est la déesse Athéna qui rappelle l’attitude de Thétis, bien qu’elle n’ait pas assisté elle-même à la scène ; et c’est Zeus qui la rappelle dans la troisième occurrence. Ainsi, on ne rencontre pas ici l’acte de supplication accompli (performed) comme tel, mais rapporté dans le récit. Bien que Danielle Aubriot19 n’admette pas le sens de « supplier » pour λίσσομαι, je ne pense pas qu’il faille accepter son argumentation et maintiens ce sens20. À l’inverse du cas précédent, en Il. XVIII, 457-460, aucun geste n’est explicitement rapporté dans le récit du narrateur ; mais le long discours tenu par Thétis à Héphaïstos montre bien l’usage du vocabulaire de la supplication, et même une formule orale qui semble accomplir la supplication par des mots, proche de la définition par Austin du performatif : 15
Iliade VIII, 371-372. Iliade XV, 76-77. 17 Le rôle des genoux dans la conception grecque du corps et de l’âme est expliqué par Onians (ch. IV) comme le siège de la génération, en relation avec la racine *gen connue dans γένος, γίγνομαι etc. Il cite en premier lieu le geste de Thétis. Je pense que les formules homériques telles que λύτο γούνατα, « ses genoux se délièrent », employées au moment de la mort du guerrier ou de la défaillance d’une femme, impliquent que les genoux sont pensés comme le siège de la force vitale. Voir Richard B. Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad. par B. Cassin, A. Debru, M. Narcy (éd. originale en anglais, Cambridge, 1951), Paris, Seuil, 1999. 18 Milman Parry, The Making of Homeric Verse: The Collected Papers of Milman Parry, ed. and trans., Adam Parry, Oxford, Clarendon Press, 1971, sur la notion de formule et de vers fomulaire. 19 Voir Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., op. cit., p. 439-493. 20 En réalité, elle a à mon avis interprété l’analyse de Benveniste d’une manière particulière, ce qui n’a rien de nécessaire. 16
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Τοὔνεκα νῦν Τὰ σὰ γούναθ ἱκάνομαι, αἴ κ᾽ ἐθέλῃσθα υἱεῖ ἐμῷ ὠκυμόρῳ δόμεν ἀσπίδα καὶ τρυφάλειαν […] C’est pourquoi je touche tes genoux. Voudras-tu donner à mon fils à la vie brève un bouclier, un casque21…
On peut ainsi faire l’hypothèse que les mots attribués à Thétis décrivent le geste accompli, et que le narrateur ne se sent pas contraint de répéter à la fois la description du geste et les paroles. On pourrait conclure, mais il faut rester prudent dans de telles conclusions, que le narrateur traite ici d’un rituel de supplication, bien étudié par plusieurs chercheurs, en particulier Gould et plus récemment Naiden22, et qu’il choisit de garder pour son récit soit la relation des paroles prononcées, soit la description des gestes accomplis avec les paroles au discours indirect. On rencontre plusieurs occurrences dans l’Odyssée, car le retour d’Ulysse travesti implique qu’il se présente constamment comme un étranger, un mendiant qui demande l’hospitalité, à partir de sa prière au dieu de la rivière de Schérié23 après la tempête à laquelle il a échappé au chant V ; il supplie Nausicaa avec une alternative exprimée par ἢ … ἢ, impliquant un choix entre les deux possibilités : toucher ses genoux ou prononcer des paroles pour le même acte de supplication : στῆ δ᾽ ἄντα σχομένη. ὁ δὲ μέρμήριξεν Ὀδυσσεύς ᾒ γούνων ἐκίσσοιτο λαβὼν εὐώπιδα κούρην, ἢ αὔτωϛ ἐπέεσσιν ἀποσταδὰ μειλιχίοισι λισσοιτ᾽, εἰ δείξειε πόλιν καὶ εἵματα δοίη. ὥϛ ἄρα οἱ φρονέοντι δοάσσατο κέρδιον εἶναι λίσσεσθαι ἐπέεσσιν ἀποστραδὰ μειλιχίοισι μὴ οἱ γοῦνα λαβόνα χολώσαιτο ϕρένα κούρη24. Elle était immobile ; en face d’elle, il hésitait s’il prendrait aux genoux la jeune fille au beau visage ou dirait à distance des mots doux comme le miel pour l’implorer de le vêtir et conduire à la ville. Tout compte fait, ce qui lui parut le meilleur Fut de dire à distance des mots doux comme le miel, craignant de la blesser s’il lui prenait les genoux 25. 21
Iliade XVIII, 457-458. J. Gould, « Hiketeia », Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 74-103, republié avec un addendum, in Myth, Ritual, Memory, and Exchange. Studies in Greek Literature and Culture, Oxford, O. U. P., 2001, p. 22-77. Voir F. S. Naiden Ancient Supplication, Oxford, O. U. P, 2006, avec un intéressant historique de la question. 23 Odyssée V, 444-450. 24 Ibid. VI, 141-147. 25 La traduction de l’Odyssée citée dans cet article est celle de Ph. Jaccottet (Homère, L’Odyssée, Paris, La Découverte, 1982), sauf mention explicite. 22
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Γουνοῦμαι σε, ἄνασσα26 Je prends tes genoux, maîtresse Ὡς σέ, γύναι, ἄγαμαί τε τέθηπά τε δείδιά τ᾿ αἰνῶς γούνων ἅψασθαι. χαλεπὸν δέ με πένθος ἱκάνει27. De même, femme, je t’admire avec stupeur, je crains infiniment de toucher tes genoux. Ma peine est lourde.
À deux reprises, dans le récit d’abord avec l’expression d’une alternative, puis dans le discours d’Ulysse, on retrouve la même idée : supplier se fait soit en touchant les genoux, soit par des paroles. Dans le récit, les termes de l’alternative sont surprenants, car la même forme verbale λίσσοιτο se trouve dans les deux, mais l’occurrence montre très clairement que le grec homérique connaît deux manières de supplier : « toucher les genoux » (γούνων … λαβὼν, cf. plus loin γοῦνα λαβόντι) et parler, c’est-à-dire n’utiliser que des mots (ἐπέεσσιν) : la parole peut donc remplacer le geste ; ensuite, dans le discours direct, de manière très étonnante, l’usage d’un verbe dérivé du nom du genou, γουνοῦμαι, est utilisé pour signifier « supplier », sans développement supplémentaire28 et alors même qu’Ulysse dit explicitement qu’il a peur de toucher les genoux de Nausicaa aux vers 168-169. Le même Ulysse fait plus loin presque la même chose avec la mère de Nausicaa, Arêtê29, mais il lui touche les genoux dans le récit et dit qu’il les touche dans ses paroles : Ἀμϕὶ δ᾿ Ἀρήτης βάλε γούνασι χεῖρας Ὀδυσσεύς30: […] Ἀρήτη […] σόν τε πόσιν σά τε γούναθ᾽ ἱκάνω πολλὰ μογήσας31 Ulysse mit ses bras autour des genoux de la reine […] Arêtê, […] je viens à ton époux, à tes genoux, homme meurtri
On note d’ailleurs dans les paroles d’Alcinoos plus loin32 l’invocation à Zeus comme protecteur des suppliants, … ὅς τ᾿ἱκέτῃσιν ἅμ᾿ αἰδοίοισιν ὀπηδεῖ, « [Zeus] ami 26
Odyssée VI, 149. Odyssée VI, 168-169. 28 Sur γουνοῦμαι ici, voir Flavio Ribeiro de Oliveira, « Gesto e abstração : usos do verbo gounoûmai em Homero », Trans/Form/Ação, São Paulo, 29 (1), 2006, p. 63-68, à paraître en français dans Gaia, 14, 2011. 29 Voir VII, 142-152. 30 Odyssée VII, 142. 31 Odyssée VII, 146-147. 32 Au chant VII, vers 181. 27
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des vénérables suppliants » : le substantif dérivé du verbe fondé sur ἱκ- semble signifier « suppliant » sans problème33. Ces passages montrent bien la complémentarité du système lexical dans une sorte d’association paradigmatique : verbe λίσσομαι (au moins une fois à la première personne de l’indicatif, dans l’emploi apparemment performatif dans la supplication d’Hector à Achille, Il. XXII, 338, λίσσομ΄ ὑπὲρ ψυχῆς κaὶ γούνων σῶν τε τοκήων34, repris par Achille par le verbe γουνάζομαι comme un synonyme, en Il. XXII, 345, μή με, κύον, γούνων γουνάζεο μηδὲ τοκήων:35) associé avec différentes formes du présent de l’indicatif ἱκ-, qui semble insister sur l’importance du corps, et en particulier des genoux : τὰ σὰ γούναθ᾿ ἱκάνομαι, σά τε γούναθ᾿ ἱκάνω, γουνοῦμαι σε, enfin avec un substantif en relation avec ce dernier radical,ἱκέτης. On peut aussi remarquer que la mention des genoux de l’interlocuteur touchés par le suppliant se rencontre avec d’autres formes verbales (en dehors du présent de l’indicatif), telles l’impératif λάβε γούνων, l’indicatif aoriste βάλε γούνασι, l’optatif γούνων λίσσοιτο ou γουνάζεο dans le langage d’Achille. Il peut paraître surprenant qu’aucun substantif n’ait été formé en grec pour désigner le suppliant soit à partir de λίσσ- ou de γούν-. Le seul substantif attesté dans le contexte est ἱκέτης, comme dans Od. VII, 181. Ce nom a ensuite entraîné la création du verbe dérivé ἱκετεύω et de toute la famille correspondante, connue avec le sens de supplier en grec classique. Nous avons proposé36 l’hypothèse d’une dérivation de cette forme de substantif à partir de l’usage de la formule orale consistant en une première personne ἱκάνω / ἱκάνομαι dans un emploi performatif au sens fort, avec l’accusatif direct du nom des genoux, γούνατα, γοῦνα ou un génitif partitif comme γούνων. L’accusatif direct est inhabituel en grec avec un verbe de mouvement ; c’est pourquoi il implique ici une autre valeur, proche de celle de « toucher », supposant un contact avec l’objet 37. Ce 33 Et c’est l’ensemble cohérent de ce système qui me semble invalider la conclusion de D. Aubriot, d’abord séduisante dans sa fidélité à Benveniste et dans l’abondance de ses analyses. 34 « Je te supplie par ton âme, par tes genoux et par tes parents ». 35 « Ne me prends pas aux genoux, chien, au nom de mes parents » (je traduis, le plus littéralement possible). 36 Voir « Le vocabulaire de la supplication en grec … », art. cit. 37 Benveniste a déjà noté la relation entre ἱκ- etἱκέτης, mais il dépendait de l’interprétation courante de la forme verbale comme « arriver ». Mon hypothèse repose sur la démonstration selon laquelle la syntaxe de l’accusatif direct implique un autre sens, « toucher » (F. Létoublon, Il allait, pareil à la nuit…, op. cit., 1985).
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point est très important, il n’a pas été compris ni pris en compte par D. Aubriot : c’est à cause de sa construction syntaxique que dans la « synchronie homérique », ἱκ- ne peut pas signifier « arriver, atteindre » comme on le croit généralement, en fonction d’une illusion rétrospective due à la meilleure connaissance que l’on a de la langue grecque de l’époque classique. Effectivement, comme cela a été montré dans ma thèse, ἱκ- a évolué après Homère vers un sens de verbe de mouvement, mais l’ensemble de ses emplois homériques implique qu’il a chez Homère le sens d’un verbe de contact, non de mouvement. Il faut donc le comprendre comme « toucher » plutôt qu’« arriver à ». La dérivation du nom ἱκέτης implique que le sens de supplication ne provient pas du sens du verbe lui-même, mais de l’utilisation rituelle de la formule « je touche tes genoux », qui décrit le geste de supplication, comme on peut le voir sur de nombreux exemples de peintures de vases ou d’autres objets d’art. Dans l’article mentionné, j’insistais sur l’usage performatif de cette formule, et j’ai proposé une dérivation délocutive (suivant une hypothèse de Benveniste en 1958 pour expliquer des termes comme lat. parentare, salutare : dire Parentes, salus, etc.. Mais il ne parlait que de verbes délocutifs, la dérivation d’un substantif à partir d’un verbe performatif n’entrant pas dans son objet d’étude). Dans les exemples homériques relevés, on remarque que les suppliants utilisent deux formes d’indicatif présent dans le discours direct : ἱκάνω / ἱκάνομαι … γούνατα, γοῦνα et γουνοῦμαι, une fois λίσσομαι. Les emplois homériques de γουνοῦμαι me paraissent mériter un examen détaillé à l’aide du TLG. Lycaon s’adresse à Achille38 : καί μιν φωνήσας ἔπεα πτερόεντα προσηύδα· γουνοῦμαι σ΄ Ἀχιλεῦ · σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ έλέησον· ἀντί τοί εἰμ΄ ἱκέταο διοτρεφὲς αἰδοίοιο· Lors, s’adressant à lui, il lui dit ces paroles ailées : « Je suis à tes genoux, Achille ; écoute et prends pitié ! Respecte en moi, ô de Zeus, l’homme qui te supplie. »
Dans l’Odyssée, il s’agit d’Ulysse face à Nausicaa. Αὐτίκα μειλίχιον καὶ κερδαλέον φάτο μῦθον· γουνοῦμαί σε, ἄνασσα· θεός νύ τις ἦ βροτός ἐσσι;
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Iliade XXI, 73-75.
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εἰ μέν τις θεός έσσι, τοὶ οὐρανὸν εὐρὺν ἔχουσιν39, Sans attendre, il lui tint ce doux astucieux discours : « j’embrasse tes genoux ; es-tu femme ou déesse ? Si tu es l’un des dieux qui possèdent la terre immense... »
Puis de Leiodès face à Ulysse : καί μιν λισσόμενος ἔπεα πτερόεντα προσηύδα: γουνοῦμαί σ΄, Ὀδυσεῦ· σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ ἐλέησον: οὐ γάρ πώ τινά φημι γυναικῶν ἐν μεγάροισν 40 [Léiodès] en le suppliant, lui dit ces paroles ailées : « J’embrasse tes genoux : entends-moi, aie pitié de moi ! Je l’affirme : jamais je n’ai insulté, outragé les femmes du palais »
Et un peu plus loin, de Phémios : καί μιν λισσόμενος ἔπεα πτερόεντα προσηύδα: γουνοῦμαι σ΄, Ὀδυσεῦ· σὺ δέ μ΄ αἴδεο καί μ΄ ἐλέησον. Αὐτῷ τοι μετόπισθ΄ ἄχος ἔσσεται, εἴ κεν ἀοιδὸν41 [Phémios] en le suppliant, lui dit ces paroles ailées : « J’embrasse tes genoux : entends-moi, aie pitié de moi ! Toi-même en auras du regret plus tard, si tu condamnes
Le chanteur… » Ces vers reprennent de manière formulaire l’emploi d’Il. XXI, 74. Dans tous ces exemples, le verbe est en tête de vers, suivi du pronom σε et d’un vocatif, nom propre ou appellatif. On connaît d’ailleurs quelques « citations » de ces emplois : le poète lyrique Anacréon en présente deux exemples dans ses fragments42 , Apollonios de Rhodes place la sienne après une comparaison explicite à Arêtê et Alcinoos : Ἀρήτης γούνων ἀλόχου θίγεν Ἀλκινόοιο·: Γουνοῦμαι, βασίλεια· σὺ δ΄ ἵλαθι, μηδέ με43κόλχοις ἐκδώῃς ᾧ πατρὶ κομιζέμεν, εἴ νυ καὶ αὐτή Que de fois elle prenait dans ses mains les genoux d’Arêtê, l’épouse d’Alkinoos ! « Je suis à tes genoux, Souveraine ! Sois miséricordieuse ; ne me livre pas aux
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Odyssée VI , 148-150. Cet emploi de γουνοῦμαι a déjà été rencontré. Odyssée XXII, 311-313. 41 Odyssée XXII, 343-345. 42 Anacréon, (Page : Poetae melici Graeci) Fr. 3, 3 : γουνοῦμαί σ᾿ἔλαφηβόλε / ξανθὴ παῖ διὸϛ ἀρίων « je te prends les genoux, blonde [déesse] qui lance ses flèches au loin, fille de Zeus … » et 12, 6. γουνοῦμαί σε, σὺ δ᾽ εὐμενὴς ἔλθ᾽ ἡμίν, κεχαρισμένης. - « je te prends les genoux, sois-moi favorable, viens à nous … » 43 Argonautica IV, 1013-1015. Voir aussi le grammairien de l’époque tardive Apollonius Dyscole, De constructione 2.2, p. 415, l. 5 où le lemme montre bien que, pour lui, il s’agit d’une supplication sans ambiguïté : καὶ ὅσα ἱκετείαν σημαίνει, /γουνοῦμαι σε ἄνασσα {ζ 149}, (5), « et tout ce qui signifie la supplication, ‘‘je te prends les genoux, maîtresse’’ ». 40
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Colques qui me ramèneraient à mon père. »44
Dans d’autres cas, un caractère parodique est possible, très net en tout cas chez Lucien45 : Ναὶ πάτερ ἡμέτερε, κρονίδη, ὕπατε κρειόντων, γουνοῦμαί σε θεὰ γλαυκῶπις, τριτογένεια, ἐξαύδα, μὴ κεῦθε νόῳ, ἵνα εἴδομεν ἤδη. Oui, notre père, fils de Cronos, le plus grand des puissants, Je te prends les genoux, déesse aux yeux pers, Tritogénie, Parle, ne me cache rien en ton cœur, pour que nous sachions46.
Le verbe est toujours placé en début de vers avec le pronom complément σ᾿ ou σε puis des appellatifs de la personne suppliée. Le statut de performatif explicite de cette forme est confirmé par le fait que les autres formes ne sont pratiquement pas attestées : des recherches analogues sur γουνοῦται, γουνοῦσθαι, γουνοῦμεθα, donnent un seul exemple homérique de l’infinitif γουνοῦσθαι47 dans le récit de la Nekyia, et plus précisément dans les instructions de Tirésias, où l’infinitif transpose visiblement au discours indirect un impératif du discours direct, non pas une première personne de l’indicatif mais une forme du dialogue impliquant fortement la « personne » au sens dans lequel Benveniste l’oppose à la « non-personne ». Après Homère, l’infinitif se trouve dans un exemple du grammairien Apion donnant des glossai homériques, et dans le commentaire à l’Odyssée du savant byzantin Eustathe, ce qui nous confirme bien que le mot n’est pas usité en grec après Homère, sauf citation expresse. La troisième personne γουνοῦται ne se rencontre qu’une fois en tout dans toute la littérature grecque selon le TLG48, chez le même Eustathe, où elle sert de substitut λίσσεται49. Nous concluons donc que γουνοῦμαι joue nettement le rôle de performatif explicite servant à supplier, comme si l’on avait formé en français un dérivé de genou tel que *genouiller dans ce sens (ce qui n’a rien d’invraisemblable si l’on pense à des expressions telles que « je m’agenouille à tes pieds »). Et il est pratiquement plus fréquent dans cet emploi performatif que l’autre formule avec ἱκάυω ou ἱκάνομαι. 44
Trad. E. Delage et F. Vian, Belles Lettres, 1981. Juppiter tragoedus 1, 5-7. 46 Je traduis. 47 Odyssée X, 21 : πολλὰ δὲ γουνοῦσθαι νεκύων ἀμενηνᾶ κάρηνα, « les âmes vaines des morts le suppliaient abondamment ». 48 Thesaurus Linguae Graecae. 49 Comm. Ad Homeri Odysseam I, 398, 1 . 45
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Les deux verbes, ἱκάνω, ἱκάνομαι et γουνοῦμαι, une fois λίσσομαι semblent des exemples parfaits du performatif austinien le plus pur : Austin et Benveniste doivent s’appuyer sur le sentiment de la langue qu’ont les locuteurs pour montrer la différence entre « je jure, je promets » et les autres formes du paradigme, alors que le grec nous montre l’exemple presque idéal d’une langue où l’acte de langage utilise à la première personne du présent de l’indicatif une forme lexicale particulière, mais désigne cet acte dans le récit par un autre lexème.
Le performatif, la théorie et l’histoire de la langue Avant d’avancer dans l’analyse des exemples grecs susceptibles d’avoir un retentissement sur la théorie du performatif, je voudrais insister sur le rôle de Benveniste dans la découverte du performatif qu’il a en effet inventé, sans le mot mais bien avec l’idée, avant Austin50 : l’article « La philosophie analytique et le langage » publié dans Les études philosophiques en 1963 a été publié après un article d’Austin proposant performatif / constatif que Benveniste connaît et discute, mais on peut pourtant lire une page dans « De la subjectivité dans le langage » qui montre que Benveniste avait découvert la notion dès 1958 : il cherche ce qui distingue la « subjectivité », et découvre « les effets de sens que produit le changement de personne dans certains verbes de parole . Ce sont des verbes qui dénotent par leur sens un acte individuel de portée sociale : jurer, promettre, garantir, certifier, avec des variantes locutionnelles telles que s’engager à… se faire fort de … ». On retient la notion d’acte individuel de portée sociale. Le paragraphe suivant comporte la notion selon laquelle une énonciation est un accomplissement. Or, je jure est une forme de valeur singulière, en ce qu’elle place sur celui qui s’énonce je la réalité du serment. Cette énonciation est un accomplissement : « jurer » consiste précisément en l’énonciation je jure par quoi Ego est lié. L’énonciation je jure est l’acte même qui m’engage, non la description de l’acte que j’accomplis. En disant je promets, je garantis, je promets et je garantis effectivement. Les conséquences (sociales, juridiques, etc.) de mon jurement, de ma promesse, se
50 Avant Austin, on peut mentionner quelques prédécesseurs, le Suédois Hägerstrom et l’Américain Furberg - voir F. Létoublon, « Promisi per iocum », in Studies in Latin Linguistics, Actes du colloque de linguistique latine de Cambridge, R. Coleman éd., Amsterdam, Benjamins, 1991, p. 163-185. La page de Benveniste de 1958 est en général ignorée (voir « De la subjectivité dans le langage », Journal de psychologie, 1958, repr. in Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard, 1966, p. 258-266).
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déroulent à partir de l’instance de discours contenant je jure, je promets. L’énonciation s’identifie avec l’acte même. Mais cette condition n’est pas donnée dans le sens du verbe ; c’est la « subjectivité » du discours qui la rend possible. On verra la différence en remplaçant je jure par il jure. Alors que je jure est un engagement, il jure n’est qu’une description, au même plan que il court, il fume. On voit ici, dans des conditions propres à ces expressions, que le même verbe, suivant qu’il est assumé par un « sujet » ou qu’il est mis hors de la « personne », prend une valeur différente. C’est une conséquence de ce que l’instance de discours qui contient le verbe pose l’acte en même temps qu’elle fonde le sujet. Ainsi l’acte est accompli par l’instance d’énonciation de son « nom » (qui est « jurer »), en même temps que le sujet est posé par l’instance d’énonciation de son indicateur (qui est « je »)51.
Il me semble que l’on peut extrapoler ce que dit Benveniste de jurer et promettre au vocabulaire de la supplication en grec archaïque, avec la seule différence qu’Homère n’utilise pas les mêmes lexèmes pour l’énonciation réflexive, qui constitue l’accomplissement de l’acte de supplication, et pour l’énonciation descriptive : τὰ σὰ γούναθ᾿ ἱκάνομαι, σά τε γούναθ᾿ ἱκάνω, γουνοῦμαι σε accomplissent la supplication à la première personne, tandis que λίσσεται, λίσσοιτο, etc. décrivent l’acte « objectivement ». La similitude avec la définition d’Austin est frappante, voir par exemple dans Quand dire, c’est faire : « Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire ** en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. » Et Austin ajoute une remarque importante sur la relation au vrai et au faux : « Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. »52 C’est à ce moment de sa première conférence qu’il crée le terme performatif, ou plutôt phrase performative, insistant sur l’importance de l’énonciation et sur l’aspect créatif et innovant de cette terminologie ; c’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas diluer le performatif dans un emploi qui engloberait par exemple tout usage poétique et créateur du langage : la poésie crée bien quelque chose, et comporte évidemment des performatifs53, sans que pour autant l’ensemble d’un poème puisse être mis sous le signe du performatif comme tendent à le dire d’assez nombreux spécialistes de littérature.
51 « De la subjectivité dans le langage », Journal de psychologie, 1958, repr. in Problèmes de linguistique générale, op.cit., p. 258-266. 52 P. 41 dans l’édition de 1970, mais aussi celle de 1991: Austin, Quand dire, c’est faire, Introduction, traduction et commentaire par Gilles Lane, postface par François Récanati, Paris, Points Seuil, 1991. 53 Je pense par exemple au φαμί de Médée au début de la IVe Pythique de Pindare.
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Austin n’a certes pas parlé de la relation entre performatif et rituel ni du rôle des gestes en relation avec les paroles prononcées, mais il insiste beaucoup sur le rôle des « circonstances » : Disons, d’une manière générale, qu’il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquels les mots sont prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées, et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même qui parle, ou d’autres personnes, exécutent aussi certaines autres actions - actions « physiques » ou « mentale(s ?) », ou même actes consistant à prononcer ultérieurement d’autres paroles54.
Puisqu’il prend l’exemple assez particulier du baptême d’un bateau, on connaît bien les actions physiques supplémentaires dont il s’agit : couper un ruban, casser une bouteille de champagne sur la coque du bateau, etc. Il s’agit bien d’actes rituels à caractère symbolique, qui distinguent par exemple le baptême d’une personne de celui d’un navire. Pour la supplication en grec archaïque, nous avons vu l’importance des gestes rituels accomplis, toucher les genoux ou le menton de la personne que l’on supplie. Dans sa première conférence, nous rappellerons aussi que Austin a analysé de manière assez détaillée un passage de l’Hippolyte d’Euripide, dont nous avons repéré plusieurs citations ou allusions dans la littérature ancienne ultérieure (Aristophane, Plaute) prouvant la célébrité de ce passage dès l’Antiquité et les interprétations ironiques qu’il a pu susciter, dans lequel il est dit qu’une promesse a été faite par la langue, non par l’esprit : ἡ γλῶσσ᾿ ὀμώμοχ᾿, ἡ δὲ φρὴν ἀνωμοτός55 qu’Austin glose ainsi : « c’est-à-dire ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre artiste dans les coulisses). C’est ainsi que “je promets de…” m’oblige : enregistre mon acceptation spirituelle de chaînes non moins spirituelles. »56. Ce passage d’Austin m’a amenée jadis à étudier de près le cas de la promesse dans l’Antiquité, en particulier en latin, réfléchissant sur l’étymologie de promittere « mettre en avant », et sur un contresens notable chez certains spécialistes modernes57. Un autre cas semble éclairant, celui du grec ἐγγῶ utilisé en grec classique pour donner sa fille en mariage : chez Hérodote, Clisthène accorde sa fille à Megaclès fils
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Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 43. Euripide, Hippolyte, vers 612 : « La langue a juré, non pas l’esprit » (je traduis). 56 Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 44. 57 Récanati en particulier pense qu’il s’agit de mettre en avant sa main droite, ce dont une analyse rigoureuse du corpus du latin de l’époque républicaine démontre à l’évidence le caractère erroné. 55
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d’Alcméon avec une première personne du singulier du présent actif que nous interprétons comme un performatif typique : « ... τῷ δὲ Ἀλκμέωνος Μεγακλέι ἐγγυῶ παῖδα τὴν Ἀγαρίστην νόμοισι Ἀθηναίων.58 ». L’acceptation de Megaclès, au discours indirect, ne permet malheureusement pas de dire avec certitude si la forme médio-passive correspondante (ἐγγυῶμαι, voir des emplois analogues pour γαμεῖν « épouser » pour un homme / γαμεῖσθαι « se marier » pour une femme) avait valeur d’engagement pour le « fiancé », mais le laisse au moins supposer : φαμένου δὲ ἐγγυᾶσθαι Μεγακλέος ἐκεκύρωτο ὁ γάμος κλεισθένεϊ. Legrand rend bien la valeur quasi-contractuelle des formes verbales : « … ‘‘Et j’engage mon enfant, Agaristê, au fils d’Alcméon, Megaclès, conformément aux lois des Athéniens.’’ Megaclès déclara accepter l’engagement ; et ainsi se trouva ratifiée l’union voulue par Clisthène. » Un détour par l’histoire de la langue me semble utile maintenant pour montrer comment les performatifs se développent dans la diachronie, et pour montrer surtout comment ils impliquent des gestes physiques au départ, et tendent à les effacer par une sorte d’incorporation du sens originel dans l’emploi performatif. En effet, ἐγγυῶ est un composé de la préposition ἐν avec un très vieux nom de la main, γύη, sorti de l’usage pour la main, mais conservé dans le sens d’une mesure de longueur, soit quelque chose comme une « brasse »59: il s’agit donc de s’engager en tenant en main l’objet ou la personne dont il est question. À l’époque d’Hérodote, l’accord entre les deux personnages se fait très probablement sans la présence d’Agaristé, la fille que Clisthène « engage » à Megaclès. Le français engager est d’une manière très claire formé à partir de en gage, locution encore en usage dans un sens très voisin (donner en gage, tenir en gage etc.). Le latin promittere implique en fait dans un premier temps, non pas la main droite mais un objet direct « mis en avant » (un ex voto, une somme d’argent, un animal prévu pour un sacrifice ou tout objet que l’on puisse justement engager). À l’époque de Plaute déjà, l’objet de la promesse n’a nullement besoin d’être physiquement présent, la promesse engage l’avenir et implique donc une prise en compte d’un délai
58 Histoires VI, 130 : « À Megaclès fils d’Alcméon, j’engage ma fille Agaristê suivant les lois des Athéniens » (je traduis). 59 Voir P. Chantraine, DELG s.v.
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entre le temps de la promesse et celui de sa réalisation. Mais l’absence d’emplois performatifs nettement caractérisés empêche d’aller plus loin dans l’analyse. Pour supplier, nous avons vu qu’en grec, la dérivation du nom ἱκέτης suppose une allusion à l’emploi performatif de la locution ἱκάνω τὰ γούνατα ou d’un de ses suppléants, donc au geste de toucher les genoux, qui faisait partie du rituel complet de la supplication à l’époque archaïque. Mais avec le temps, le suppliant n’a plus besoin du geste pour que son statut de suppliant soit admis. Tout se passe comme si la valeur performative de la formule ἱκάνω τὰ σὰ γούνατα faisait désormais partie du radical du substantif dérivé (alors évidemment que le verbe ne connaît plus cet emploi de l’accusatif direct à l’époque classique). En latin, supplicare semble renvoyer à un geste de prosternation, de « pliure » aux pieds d’une personne (cf. supplex composé comme sim-plex, com-plex etc.). Pour le verbe ἐγγυῶ, on a avec le temps oublié le sens de « main » du substantif de base γύη, mais la valeur performative de l’indicatif présent actif semble nette, peut-être aussi celle du moyen-passif. Et on n’a évidemment nullement besoin d’avoir dans la main quoi que ce soit en garantie de l’engagement, purement verbal donc. Dans tous ces exemples, l’emploi performatif semble susceptible de se développer à partir d’une description du geste rituel que l’on accomplit symboliquement en même temps ou à la place de la parole (si l’on en croit l’alternative entre geste et parole énoncée par Ulysse vis-à-vis de Nausicaa) : « toucher les genoux » et / ou dire « je touche tes genoux » : ἱκάνω τὰ γούνατα γουνομαι σε « *prendre sa fille dans la main » ‡ dire ἐγγυῶ παῖδα τὴν ἐμήν
accepter l’engagement ‡ dire ἐγγυῶμαι Rappelons que le baptême souvent pris pour exemple par Austin, qu’il s’agisse d’un bateau ou d’une personne, vient aussi du grec, et d’un verbe qui signifie à l’origine « plonger (dans l’eau) » au sens transitif. Il s’agit encore du geste originel que saint Jean dit justement le Baptiste accomplit pour la première fois avec le Christ. Il faut dès lors moduler les formulations tranchantes d’Austin sur le rôle non descriptif du performatif, pour parler au moins du point de vue diachronique d’une description originelle d’un geste, qui disparaît ou a tendance à disparaître quand le
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geste s’incorpore à la parole au point qu’elle n’ait plus besoin du tout de son support (le baptême d’un enfant ne suppose plus qu’on le plonge dans l’eau du baptistère, mais une goutte d’eau symbolique suffit). Nous avons évité de nous engager dans la question du locutoire et de l’illocutoire, les langues anciennes ne permettant guère de telles spéculations, qui ne font d’ailleurs pas partie du noyau le plus intéressant et le plus fécond de la théorie. Mais le fait que la supplication, la promesse, l’engagement, soient très proches des catégories les plus souvent prises comme exemples dans Quand dire, c’est faire semble garantir la validité des analyses proposées. Le fait que les langues dont nous nous occupons, à défaut de locuteurs capables de les valider, fournissent l’appui d’une histoire dans la longue durée peut être considéré comme une forme de compensation.
REFAIRE LE PRÉSENT HÉSIODE ET ARCHILOQUE Pierre Judet de La Combe
La performance : entre pragmatique et expressivité sociale Les études actuelles de la poésie grecque archaïque se sont mises dans une situation étrange. Elles ont pris acte de l’insistance que met la théorie linguistique depuis Benveniste, Austin et Searle sur la nature active de la communication langagière, dans l’instauration et la caractérisation d’un lien, constitutif de la grammaire des énoncés, entre une première et une seconde personne, selon la dimension pragmatique du langage, qui s’ajoute à ses dimensions dénotative et expressive. De fait, elles mettent désormais au cœur de leur lecture des poètes grecs archaïques la notion de performance. Le mot, que l’on renonce en général à traduire en français, puisque ni « exécution », ni « récitation », ni même « production » ne conviennent1, note une relation langagière normée, dont les conditions sont définies par la nature sociale de l’occasion de la prise de parole poétique (banquet, festival panhellénique ou pan-ionien, funérailles, mariage, etc.), entre un poète, ou un chœur, ou une succession de locuteurs s’il s’agit de joutes verbales, et un public. En accord
1 Jean Bouffartigue a trouvé la solution élégante « poésie en acte » pour traduire Poetry as Performance, titre d’un livre de Gregory Nagy (Cambridge, 1996, trad. fr. Paris, Belin, 2000). « Exécution » et « récitation » ont le tort de supposer l’existence d’un texte fixé avant la prise de parole. « Production », qui serait l’équivalent le plus proche, est trop indéterminé.
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avec la thèse du caractère oral de ces productions, la prestation poétique est en général conçue comme une improvisation (« composition in performance », pour l’épopée, les monodies ou pour la poésie de banquet), correspondant aux attentes d’un public qui est informé sur ce que le poète sera amené à produire devant lui par la présence de règles reconnues, liées chaque fois à la nature de l’occasion. Plusieurs concepts-clés de la poétique traditionnelle deviennent ainsi caducs. La poésie cesse d’être l’expression des états de conscience d’un « moi », puisque ces états ne sont pas préalables à la performance, mais n’existent que dans leurs réalisations verbales adressées, sur un mode quasi rituel et conventionnel, au « tu » qu’est le public d’une occasion déterminée2 . Disparaît également le concept de « genre », puisque les caractéristiques formelles de la poésie ne dépendent plus de la nature interne du texte ainsi produit, mais des attentes commandées par la nature spécifique de chaque occasion. Le genre, concept classificatoire, suppose une culture morte, lettrée, qui s’intéresse non plus aux circonstances vivantes de la production poétique, mais à ses seuls produits, les textes, qu’il s’agit de ranger dans une bibliothèque3. « Le genre est la compensation d’une occasion perdue », selon la formule saisissante employée par Gregory Nagy. Ce nouveau modèle est extrêmement fécond. Il a introduit dans la lecture des textes une impression de fraîcheur dont ils avaient besoin. La poésie grecque ancienne est redevenue par là un domaine d’inventivité pour la philologie après l’effondrement du modèle textuel qui servait à baliser les conflits entre Analystes et Unitariens tout au long de la « question homérique », qui s’est arrêtée, par épuisement, vers les années 19504. C’est comme si le paysage interprétatif avait définitivement changé. Mais ce modèle n’est toutefois pas à l’abri d’un retour du refoulé s’il prétend, non pas mettre en lumière des aspects essentiels et longtemps méconnus de cette poésie, mais en livrer la clé et fixer le cadre de toute interprétation possible. Nous verrons, en effet, que l’interprète est face aux œuvres poétiques grecques, comme face à toute œuvre, devant une vraie tension entre plusieurs « intérêts de la connaissance », entre différentes perspectives également légitimes mais irréductibles les unes aux autres et 2
Voir les travaux de Claude Calame, et notamment Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000. Déjà, dans les théories romantiques, la distinction des trois grands genres (épique, lyrique, dramatique) supposait une poésie achevée, un corpus clos, puisque les genres se définissent les uns par rapport aux autres. Ils ne valent que pour l’Antiquité. La poésie vivante, moderne, est quant à elle sans genre. 4 Voir Jean Bollack, « Ulysse chez les philologues » (1975), repris dans J. B. La Grèce de personne, Paris, Seuil, 1997, p. 29-58 et p. 377-382. 3
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qui, dans leur contrariété, constituent ce qu’on peut appeler une antinomie de la philologie. Il est, en effet, paradoxal que l’hypothèse pragmatique de la performance débouche parfois sur le concept étonnant d’une communication sans sujet, sans communiquant, alors que la prise en compte, absente de la philologie traditionnelle5, des circonstances sociales de la réalisation poétique, de leurs contraintes propres dans l’adresse à un public, aurait pu conduire à définir à nouveaux frais ce que l’on peut entendre par « sujet poétique ». Pour des raisons sans doute plus culturelles que scientifiques, l’objet de l’analyse des performances n’est pas, d’habitude, ce qu’un individu, tel ou tel poète, pouvait dire en tant que sujet individuel, en fonction du contexte de sa prise de parole, mais le contexte lui-même, en tant qu’il décide du sens possible de chaque performance particulière. Il est souvent posé qu’un énoncé poétique est par nature conforme aux attentes produites par les circonstances de son énonciation. Il ne ferait qu’illustrer les possibilités qu’offre une occasion bien typée. Il y a là un retour du refoulé au sens où la dimension expressive du langage, que l’on a dans un premier temps cru devoir disqualifier parce qu’elle renverrait à la notion romantique et périmée d’un auteur cherchant à exprimer ce qu’il pense ou ressent en dehors de tout contexte social, revient en force si le texte, dans sa composition langagière, est d’abord pris comme l’expression des contraintes et des possibilités qui définissent la situation du performer, expressions qui est dès lors collective et non plus individuelle. Le romantisme, d’abord chassé, n’est pas loin quand on se donne pour modèle une communication nécessairement réussie où s’exprime le consensus préalable d’une communauté historique. Le poète reste le porte-parole de cette communauté, non pas parce qu’il donnerait une forme remarquable à des idées, à des croyances collectives
5 À l’exception du Friedrich August Wolf des Prolegomena ad Homerum (1795) et de son correspondant et ami Wilhelm von Humboldt. Le livre de Wolf s’intéresse presque exclusivement à ces conditions, et non pas vraiment à ce qui est devenu, plus de trente ans après, la « question homérique » avec l’essai de Karl Lachmann, Über die ersten zehn Bücher der Ilias, publié à Berlin en 1839. L’abandon de la perspective anthropologique de Wolf pour une analyse textuelle des poèmes d’Homère, avec le souci de l’analyser en « chants » ou en « strates », relève d’une histoire de la philologie qui reste à écrire, et témoigne sans doute de ce que nous appelons l’antinomie de la philologie. Wolf, dans ce livre, ne pose pas vraiment la question de l’auteur ; il considère l’ensemble de la tradition poétique, des premiers bardes aux critiques alexandrins, comme un même sujet poétique en train de se former. Le projet analytique, qui a ensuite triomphé, était pourtant inscrit en creux dans son entreprise, comme le montrent, d’une part, les réactions hostiles quasi immédiates (en France) à sa thèse et, de l’autre, le travail de son disciple, le romaniste K. F. Franceson, qui a proposé, sans grand effet sur le milieu philologique en train de se constituer, une première analyse historique de la composition de l’Iliade (Essai sur la question si Homère a connu l’écriture, et si les deux poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée sont en entier de lui, publié en français à Berlin en 1818).
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comme c’était le cas pour la lecture traditionnelle des grands auteurs, qu’elle banalisait en même temps qu’elle les encensait, mais parce que dans son activité il figurerait les normes qui établissent la cohérence sociale de son milieu6. Une proximité, qui n’est étonnante qu’à première vue, s’établit alors entre l’idée de tradition que de telles analyses exemplifient et celle que, dans Vérité et méthode 7, défend Hans-Georg Gadamer, l’un des représentants les plus conséquents d’une conception avant tout expressive du langage. La technicité des enquêtes sur les corpus traditionnels que sont les poésies d’Homère et d’Hésiode ou des poètes dits lyriques ne peut gommer la ressemblance8. Pour Gadamer, le langage n’est d’abord pas un instrument servant à noter ou à communiquer un savoir antérieur sur les choses. Il ne sert pas non plus à interpeller une seconde personne, dans une relation intersubjective particulière et risquée, ouverte à l’échec et à l’incompréhension et où se mettent en jeu les conditions mêmes d’un accord. Fondamentalement, le langage jouit pour lui d’une autonomie particulière en ce qu’il conditionne l’ensemble de nos rapports au monde et notre formation collective et individuelle, qui se fait toujours au moyen d’une langue transmise. Les traditions langagières, à savoir les textes, dans leur diversité et leurs identités établies, constituent ce que nous sommes et nos énoncés les plus élaborés, par exemple dans les œuvres littéraires ou dans leurs interprétations, n’ont de valeur et ne sont pas oiseux que parce qu’ils savent exprimer ce lien fondamental avec la tradition qui nous permet tout à la fois de penser et de parler. La tradition, dans cette construction, tend à devenir un absolu, elle est sans auteur, puisque à travers les auteurs légitimes, c’est elle qui s’exprime : son objet, dans les différentes œuvres classiques qui ponctuent et font notre histoire, est elle-même, à savoir sa propre efficience dans le temps. Même si le pathos littéraire et anti-scientifique d’une telle conception tranche nettement avec la précision de la démarche philologique et linguistique quand elle analyse le formulaire d’Homère ou les conditions à la fois historiques et langagières 6 Il vaut quand même la peine de souligner que par rapport à la perspective d’une histoire sociale de la poésie, selon laquelle les poèmes exprimeraient non pas les idées d’une communauté mais les tensions socioéconomiques qui la traversent, la théorie de la performance est un pas décisif dans la reconnaissance de la spécificité d’un métier. 7 1960. Trad. fr. par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlo, Paris, Seuil, 1996. 8 Alors même que Gadamer récuse la pertinence de toute méthode scientifique, objectivante, dans l’étude des traditions, qui ne peut, selon lui, être que l’étude de la formation historique d’un sujet collectif (la tradition), dont le philologue ne pourrait se détacher, puisque son travail est conditionné et rendu possible par la tradition qu’il étudie. La ressemblance opère à un niveau plus profond, dans l’idée du sens comme tradition.
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de la performance, philosophie herméneutique et philologie (ou anthropologie des traditions poétiques) se rejoignent quand elles posent toutes deux que ce qui se dit dans un poème vaut d’abord par la capacité de la poésie à réactualiser indéfiniment une tradition préalable, dont on suppose qu’elle est nécessairement en harmonie avec les conditions où elle s’énonce. Le contenu d’Homère, d’Hésiode ou d’Archiloque, qui cessent d’être des individus mais nomment des traditions différentes, liées à des circonstances différentes, devient la tradition elle-même dans sa diversité, qu’elle soit épique, théogonique ou poésie de blâme. À travers les œuvres qui portent leur nom, les traditions ne cessent de se déployer, de varier selon les circonstances des performances9. Il n’est que rarement envisagé que le contenu de ces œuvres puisse être une prise de position particulière, individuelle, sur les résultats, les capacités et les limites de la tradition antérieure, en un mot que la communication poétique puisse être risquée, parce qu’elle représenterait un point de vue, une réflexion sur ce qui est mis à la disposition des poètes. On fait comme si le public ne pouvait avoir d’appétit pour de telles entreprises, et devait représenter une norme établie. Face à un modèle qui risque de clore la tradition sur elle-même, dans une reprise scientifique de l’idée romantique du langage comme l’expression de l’être d’une communauté10, comme milieu déjà fixé décidant par avance du sens de toute prise de parole possible11, il serait vain de revenir au modèle antérieur de la poésie comme expression de soi, comme surgissement imprévu d’une individualité poétique libre de toute attache, telle que la posaient les esthétiques du génie. Les philologues qui ont insisté sur le caractère conventionnel des affects et des contenus livrés par les poèmes nous ont mis en garde contre une telle illusion. De même, il serait vain d’opposer à ce modèle qu’il néglige la particularité des performances. Il conçoit la tradition comme essentiellement innovante, capable de produire des performances remarquables et
9 Tradition et innovation, dans ce modèle, cessent clairement d’être des termes antagonistes, contrairement à ce qu’on dit parfois. Gregory Nagy ne cesse d’y insister. La tradition n’existe qu’à travers les visages nouveaux qu’elle prend d’une performance mémorable à une autre, selon le schéma de la « variance ». 10 Cet être n’étant alors pas vu par la science philologique comme une réalité substantielle (« l’homme grec »), mais comme l’ensemble des pratiques codifiées qui, en formant un système sachant fonctionner, construisent la vie des individus. 11 Pour le dire en d’autres termes : les interprétations actuellement les plus courantes de la performance poétique privilégient ce que F. D. E. Schleiermacher appelait « l’interprétation grammaticale », à savoir celle qui reconstruit les conditions d’énonciation d’un discours (les codes de la langue, dont le locuteur est « l’organe »), aux dépens de « l’interprétation technique », qui s’attache au vouloir dire d’un individu, la seule interprétation méthodique, conforme à l’art de l’interprétation, étant la synthèse des deux.
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mémorables, comme le fut, aux dires d’Hésiode lui-même, la victoire de la Théogonie12 lors du concours poétique organisé pour les funérailles du guerrier Amphidamas, selon le récit qu’en donnent Les Travaux et les Jours, poème attribué également à Hésiode. L’événement13 a fait date, au point que la tradition s’en est ensuite emparée pour y voir une représentation d’elle-même, en retrouvant dans ce concours (qui, dans Les Travaux, oppose Hésiode à des poètes anonymes14) un épisode concret de la lutte poétique, construite par la tradition, entre Homère et Hésiode. Toute la question est de déterminer la nature de cette particularité qu’un poème comme la Théogonie pouvait réaliser : comme meilleure illustration d’un type préétabli, ou comme prise de position marquante sur ce que peut une théogonie ? Les pages qui suivent cherchent à ajouter un élément au modèle très éclairant de la performance, de manière à rendre compte du caractère historique de ces performances, de leur capacité à faire mémoire comme événements.
Une antinomie philologique Mais il serait illusoire de penser qu’on ne fait par là que compléter le modèle, comme si un point de vue synthétique, susceptible de faire consensus pouvait ainsi être dégagé. À s’intéresser à la nature singulière d’un événement poétique au sein d’une tradition, on change de pied, on s’intéresse à un autre objet : non plus aux conditions sociales et linguistiques de la production du sens, mais, dans la mesure où cela est possible, à ce sens lui-même, à ce qui fait qu’un poème, dans les mêmes
12 Sans doute désignée dans les Travaux (v. 657) de manière métonymique par « l’hymne » qui lui a fait remporter le trépied qu’il a ensuite offert aux « Muses héliconiennes » (cf. le premier vers de la Théogonie : « Les Muses héliconiennes, commençons le poème par elles. »). 13 Quelle que soit sa réalité historique. L’important est qu’Hésiode, dans Les Travaux, ait voulu marquer l’excellence de la Théogonie en recourant à cette forme d’événement. Comme le suggère Pietro Pucci, il fixait et contrôlait par là son texte, toute performance ultérieure de la Théogonie devant désormais se référer à cette prestation première. Dire que nous ne connaissons pas de construction équivalente pour Homère, qui serait ainsi plus anonyme, plus archaïque et antérieur à la « révélation » historique de la notion d’individu, tient tout simplement au fait que nous n’avons pas l’hymne qui précédait la récitation de l’Iliade. L’Hymne homérique à Apollon, qui a pu jouer à un moment cette fonction au festival pan-ionien de Délos, renvoie bien à un individu. 14 Mais Gregory Nagy a sans doute raison de penser que la variante textuelle qui, selon les scholies, mentionnait le nom d’Homère n’est pas une altération ou une interpolation, mais représente un état de la tradition, écarté ensuite (Greek Mythology and Poetics, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 1990, p. 79).
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circonstances, ne peut être substitué par un autre. Les mêmes éléments textuels - termes référentiels désignant l’occasion, marques énonciatives comme le « je » ou les désignations du destinataire, formes de la syntaxe reliant les phrases entre elles de manière à constituer un discours, thèmes traditionnels, tels que le « héros », ou les « dieux » ou la guerre de Troie - prendront une autre valeur et seront hiérarchisés autrement : ils ne seront plus interrogés quant à leur valeur de témoignage sur les attentes du public, mais comme marques possibles d’un projet individuel. Il y a là une véritable antinomie, puisque, d’un côté, on ne peut déduire de la prise en considération de ces attentes le sens éventuel d’une prise de parole individuelle, et de l’autre, on ne peut se contenter de vouloir directement déchiffrer un sens individuel, sans reconstruire les conditions de la performance, sa grammaire15. Or cette grammaire n’est connaissable que si l’on adopte d’abord un point de vue général qui fait abstraction des potentialités individualisantes de la poésie. On est bien confronté à deux orientations antinomiques de la lecture, l’une qui met l’accent sur ce que la production poétique générale d’une époque a de continu, l’autre qui s’intéresse au contraire à son caractère discontinu. Aucune observation, aucune analyse ne permettra de trancher en faveur de l’une ou de l’autre. Au mieux, une lecture montrera ce que l’autre ne peut prendre en compte. La philologie reste schizophrène. « Antinomie » est ainsi bien pris ici en son sens technique de contradiction entre deux thèses (celle du continu et celle du discontinu) dont aucune n’offre des arguments capables de réfuter l’autre, selon l’analyse kantienne16. Quant aux intérêts de la connaissance qui poussent vers l’une ou vers l’autre des deux thèses, ils sont présentés par Kant dans son « Appendice à la dialectique transcendantale » (première Critique) : la connaissance s’oriente selon deux mouvements également spontanés et légitimes : ou bien vers le général ou bien vers le particulier. L’incompatibilité, pour la philologie, s’illustre bien dans l’emploi courant que l’on fait des noms propres Homère, Hésiode ou Archiloque. Dans un cas, ils signifient le caractère spécifique des modes d’énonciation et de construction des poèmes, selon des traditions générales différentes ; dans l’autre, la possibilité que les textes renvoient, sur un mode discret les uns par rapport aux autres, à des projets et à des réalisations différents - sans donc que l’on ne soit jamais totalement sûr de la réalité 15
Ce qu’avaient tenté tant les écoles analytiques sur le texte d’Homère que les écoles unitariennes. On reconnaît là la structure de la troisième antinomie, qui oppose la thèse de la nécessité à celle de la liberté. 16
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historique ainsi désignée. Pour le dire autrement : ou bien on s’intéresse à ce qui rend « Homère » possible dans une culture à dominante orale, mais on perd la possibilité de traiter l’Iliade comme un texte doté de sa propre logique ; ou bien on s’intéresse à ce texte tel qu’il nous est transmis, à sa progression interne, mais il devient difficile d’accorder les résultats de cette herméneutique à une reconstruction historique des conditions générales de possibilité de la performance, telles que nous savons les établir maintenant. L’interprétation est ainsi constamment ouverte. Des rapprochements sont possibles, quand on montre, par exemple, que la parole poétique individuelle s’intéresse elle-même aux conditions sociales et langagières de sa réalisation, et une théorie de la performance devra tenir compte de cette capacité réflexive des poèmes. Le but de l’interprétation pourrait être d’établir des compromis locaux, « régionaux » sur des objets textuels précis entre les thèses opposées de la discontinuité et de la continuité. Et la discussion pourra, sur la question de la performance et de l’idée de texte qu’elle suppose, tendre à enrichir la conception que l’on se fait des attentes du public, et à l’ouvrir à la possibilité d’un intérêt pour l’individualité des textes, et non pour leur seule conformité. Mais il reste qu’il y aura toujours un saut entre deux formes d’intérêt, d’accentuation.
Une pragmatique poétique individuelle. Un premier pas utile pour définir de manière non naïve l’autre direction de lecture, celle qui privilégie l’individualité, sera de prendre l’hypothèse pragmatique totalement au sérieux : un texte ne se contente pas de signifier un ensemble de règles sociales, une contrainte liée à une attente supposée établie du public17, il tente de faire quelque chose, il est action. Prenant la parole dans un concours, dans un festival ou dans une réunion privée, un poète prétend réaliser un programme. Il accomplit par là un acte double, qu’exprime bien l’expression déjà ancienne et toujours utile par le dynamisme qu’elle déploie, de « prétention à la validité »18. Le poète pose d’abord, en
17 Encore une fois, la tâche du travail philologique est d’abord de repérer ces règles, la « grammaire » de la performance, selon l’orientation de « l’interprétation grammaticale » telle que la formalisait Schleiermacher, mais elle ne s’arrête pas là. 18 Si le concept de « validité » est kantien, le syntagme trouve son emploi systématique chez Heinrich Rickert.
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la rappelant, la validité pour lui et son public de la forme de poésie qu’il va illustrer. Sa poésie est légitime en ce qu’elle se conforme à cette validité admise. Elle saura montrer en quoi cette validité vaut effectivement, en quoi elle est importante pour la communauté, qui est alors fondée à se réunir pour entendre encore une fois tel mythe ou telle forme poétique ; quelque chose d’intéressant va avoir lieu, ici et maintenant. Il pose aussi que sa prestation singulière sera à la hauteur de ce but à atteindre : il y prétend. L’œuvre est par là une promesse. Elle s’engage à réaliser cette validité, et non à l’exprimer seulement. Une tension s’installe dès lors au sein même du texte entre ce but, admis et rappelé, et le travail accompli pour l’atteindre, puisque la prestation pourra toujours échouer. Les récits de joutes poétiques montrent que le public savait garder sa distance par rapport aux tentatives risquées des poètes en performance19. Un principe d’ouverture est inscrit au cœur même du programme poétique : le chemin choisi par tel ou tel poète pour se conformer aux règles peut être surprenant, et rien ne permet de décider que la performance, au sens habituel d’exploit, de nouveauté, n’était pas moins prisée que la conformité. Si la Muse est invoquée, ce n’est pas simplement que l’auteur marque bien par là une dépendance et limite son pouvoir face à une autorité extérieure. Il sait, avant tout, que son entreprise est périlleuse et que seule la présence constante d’un dieu qui l’inspire lui permettra de réussir. S’il y parvient, la Muse aura bien été là 20. De quels éléments disposons-nous pour évaluer le risque, la nouveauté assumée par un poème, risque et nouveauté qui en font son historicité, à savoir à la fois sa singularité et la légitimité de sa prétention à entrer dans la tradition, à la faire vivre ? La question est d’autant plus difficile que pour la Grèce archaïque, nous ne disposons en général, au moins pour l’épopée, que d’exemples uniques : l’Iliade, l’Odyssée, la Théogonie, sont des hapax, sans éléments de comparaison possible quant à leur facture poétique. Nous pouvons certes situer les versions narratives choisies par les
19 Le livre de Denis Laborde sur les concours lyriques actuels en pays basque montre la complexité des critères de réussite et le goût pour la trouvaille et la surprise dans un contexte de performance extrêmement réglé (La Mémoire et l’instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Elkarlanean S.L., Donostia, 2005). 20 Les débats actuels sur le caractère rituel ou non des performances dramatiques dans le cadre des concours de tragédies et de comédies dédiés à Dionysos à Athènes peuvent, je crois, être dépassés si l’on donne à la présence de Dionysos le rôle fonctionnel que la poésie épique et mélique accordait à la Muse : l’œuvre sera vraiment dionysiaque, rituelle, si elle réussit comme poème. Elle se montrera conforme aux exigences que signifie leur dédicace au dieu, qui, en cas de succès, aura bien été honoré. On comprend ainsi l’importance que dans leur rivalité quant à leur capacité à définir la valeur de l’art dramatique l’Euripide des Bacchantes et l’Aristophane des Grenouilles accordent à la présence scénique du dieu, comme le montrent les travaux de Rossella Saetta Cottone.
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poèmes au sein de la « variance » proliférante des récits qui est propre à ce genre de poésie, car les commentateurs anciens ou les fragments d’autres textes et les reprises ultérieures permettent de reconstituer au moins partiellement ce foisonnement, mais ce n’est pas là un moyen suffisant encore pour percevoir le projet qui sous-tend ces œuvres. C’est donc l’analyse interne qui permet d’avancer. Deux traits, au moins paraissent aptes à faire entendre la singularité éventuelle d’une prestation : la manière dont le texte intègre une description de ses conditions de performance, et sa construction temporelle, son historicité interne comme suite syntagmatique des éléments qu’il associe. Les deux traits sont liés. Avec le premier, le texte définit son rapport au présent, au hic et nunc de son exécution. Si le poème n’est pas trop réfléchi, il peut faire comme s’il était naturel, dans telle circonstance poétique, de raconter le passé, c’est-à-dire de « célébrer les exploits (erga) des hommes et des dieux » (Odyssée I, 338), pour reprendre l’une des expressions « indigènes » désignant le mythe. La poésie héroïque ou théogonique a comme présupposé général l’idée d’une coupure insurmontable entre le temps divin et héroïque (temps où les dieux engendraient des dieux puis des demi-dieux) et le temps présent, celui de la récitation (temps où les dieux ont cessé d’engendrer). Ce schème commun21, qui fait lui-même la matière de récits étiologiques dans les poèmes, peut servir d’instrument réflexif sur la performance et son contexte. Il ouvre, en effet, la possibilité d’un retour sur le sens de l’opposition entre les époques et permet au poète de redéfinir, dans sa différence, le temps où il parle par rapport au monde ancien qu’il raconte et ainsi de qualifier la pertinence de son entreprise poétique, comme nous le verrons pour la Théogonie. Quant au second trait, la succession syntaxique et donc irréversible des éléments signifiants, il suppose que soit à l’œuvre un principe d’organisation, un « sens » comme direction, orientation, qui pose une temporalité où un jeu peut s’instaurer entre les attentes que crée le réemploi de tel élément typique et la suite qui est donnée à ce réemploi dans le cours du récit. Cette succession syntaxique se déploie sur des échelles différentes : l’ordre dans lequel sont variées des formules dans un même passage, la construction d’un épisode ou la manière dont se succèdent des épisodes entiers. Elle est, comme
21 Les « genres » poétiques le traitent différemment. La coupure est radicale dans l’épopée et la tragédie (ainsi, dans Les Perses d’Eschyle, les héros athéniens ou proches d’Athènes, comme Ajax, n’interviennent pas dans l’action racontée), alors que les odes de Pindare et de Bacchylide recréent une continuité entre temps héroïque et temps actuel, tout comme l’élégie de Simonide sur la bataille de Platées, où Ménélas aide les Lacédémoniens.
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concaténation, irréductible à la nature typique des éléments qu’elle utilise. Même si des régularités narratives, des formes convenues de récit (selon qu’il s’agit d’une généalogie, d’un poème de retour, d’une scène de combat, d’un catalogue, etc.) sont bien utilisées, la succession, par les répétitions, les interversions qu’elle se permet ou non, les hiatus, conduit l’auditeur à un travail rétrospectif de décryptage des séquences qu’il aura déjà entendues dans le poème22 . La variation, si elle est non plus paradigmatique, comme série de choix possibles, mais syntagmatique, c’est-à-dire réalisée dans le cours du poème23, fait réinterpréter après coup les éléments traditionnels déjà utilisés. Le sens se construit par cette accumulation et par la tension entre attente et réalisation24. Or il est frappant que les analyses actuelles de la performance insistent plus sur les possibilités paradigmatiques qu’offrent la langue poétique et le répertoire des modes de composition que sur la syntaxe des textes, leur dimension temporelle. De fait, c’est là qu’un projet individuel peut se mettre en place25.
Hésiode : valeur de l’occasion et syntaxe du récit Les deux traits, retour réf lexif sur l’occasion et syntaxe, sont liés, puisqu’en racontant le passé dans l’ordre qu’il aura choisi, le poème dit indirectement ce qu’il en est du présent et prend position sur le sens de son exécution. La syntaxe du récit n’est pas seulement interne au thème traité, elle indique aussi la valeur présente de ce thème. Ainsi, pour la Théogonie, la séparation en deux séries distantes dans le texte
22 Cela vaut aussi pour le travail de l’écoute d’une performance à l’autre. L’existence d’une antériorité crée la possibilité de l’intelligibilité d’un énoncé, qui fera sens par rapport à d’autres usages réalisés et non pas seulement par rapport aux possibilités synchroniques d’un paradigme (« Tout énoncé est diachronique », selon la formule de François Rastier). 23 Selon le trait caractéristique des énoncés poétiques selon Roman Jakobson. 24 Philippe Rousseau a fait de cette tension l’un des principes de sa lecture de l’Iliade. Le poème ne se contente pas de faire une sélection entre les ressources que met à sa disposition la tradition, mais propose une analyse de cette tradition en juxtaposant, condensant, dans sa dimension temporelle, les éléments typiques, de manière qu’une durée se constitue dans la distance entre les horizons d’attente, rappelés, et les effectuations narratives ou discursives proposées. Le lien entre cette syntaxe complexe et critique et le présent de l’occasion est au cœur de son analyse, en ce qu’il montre comment le poème présente, sur ce mode propre, l’écart entre le monde raconté et le présent, d’après la fin de l’âge des héros. Voir son étude « L’intrigue de Zeus », Europe 865, mai 2001 (Homère, éd. par B. Mezzadri), p. 120-158. 25 La prise en compte de la dimension syntagmatique de l’Iliade, à partir des possibilités paradigmatiques qu’offre la nature formulaire du matériau traditionnel est l’argument principal utilisé par Philippe Rousseau dans l’étude citée.
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des enfants de Nuit26 a d’abord une fonction d’organisation interne du poème. Elle permet d’introduire chaque fois le récit qui suit : avec, d’abord, Éther et Jour, comme premiers enfants, de manière qu’un cycle temporel alternant jour et nuit puisse servir de cadre aux actions des dieux27 ; viennent ensuite des divinités négatives de la destruction (Mort, les Moires), du châtiment (les Kères), de l’attirance et du conflit (Amour et Querelle), puis de la guerre et des luttes civiques, de manière à rendre intelligibles les récits de la mise à mort des monstres par les héros et de la guerre entre dieux olympiens et Titans28. Mais, au-delà, le fait que ces seconds enfants nocturnes caractérisent essentiellement la vie des hommes, plus que celle des dieux, indique la perspective dans laquelle la naissance et la guerre des dieux est racontée, à savoir l’analyse de la condition de mortel et son sens quant à l’histoire divine. De même, la présentation de la descendance du Titan Japet (avec Atlas, Ménoitios, Prométhée et Épiméthée29) débouche sur la querelle de Zeus et de Prométhée, qui a pour objet les mortels, avec le partage inégal d’un bœuf par Prométhée lors d’un festin réunissant dieux et hommes, avec le vol du feu puis la fabrication de Pandore. Or dans l’ordre temporel du poème, cet épisode précède juste le récit de la guerre entre Titans et Olympiens30 alors qu’il le présuppose comme condition de l’accès de Zeus à la souveraineté31. L’interversion vaut une interprétation de l’histoire qui va suivre32. Face aux Titans vaincus et définitivement mis hors du monde dans le Tartare, les hommes représentent par anticipation ce qui devait être sauvé des Titans, à savoir leur lien consubstantiel à l’excès, que les hommes réalisent dans le partage inégal du bœuf et dans leur mariage avec un être insatiable, cet excès étant chez eux, ce qui n’était pas le cas pour les Titans, contenu par la faiblesse qui résulte de la distance entre hommes et dieux. Par leur existence à la fois excessive et défaillante, les humains permettent à la force proliférante des dieux de trouver une fonction dans un monde ordonné et stabilisé après la défaite des Titans, sans que ce monde soit mis
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Vers 124 sqq., puis vers 211-232. Cf. le vers 176, juste avant la castration du dieu : « Apportant la nuit avec lui, le grand Ouranos arriva… » 28 Avec déjà une interversion chronologique : l’élimination des monstres suit, dans le temps du mythe, la guerre des Olympiens et des Titans, mais la précède dans le texte. 29 Vers 507-616. 30 Vers 617-720. 31 Il y a là un vrai choix de la part d’Hésiode, puisque la présentation détaillée des enfants d’Ouranos et de Gaia ne suit pas exactement l’ordre donné initialement dans la liste des Titans (v. 133-137). 32 Je renvoie à mon étude détaillée, « La dernière ruse : “Pandore” dans la Théogonie » dans Le Métier du mythe. Lectures d’Hésiode, éd. par F. Blaise et al. (Cahiers de Philologie, 16), Lille, PUL, 1983, p. 263299. 27
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en péril par la génération de dieux nouveaux. Les dieux engendreront grâce aux humains des demi-dieux, dont beaucoup se massacreront à Thèbes et à Troie. La mortalité, avec ses limites temporelles et ses violences, sert ainsi de schème pour construire l’histoire divine. La lignée de Nuit, fille du tout premier dieu, Chaos, l’abîme initial, se réalise à la fois dans la temporalité imposée aux dieux, avec leurs affrontements successifs et leur enfermement, en cas de défaite, dans le chaos du Tartare, et, de manière définitive, dans la faiblesse des « hommes qui meurent ». Cette lignée, comme on l’a souvent remarqué, n’interfère jamais d’un point de vue généalogique avec celle qui est issue de Terre33, à savoir la lignée des dieux qui organisent le monde. Les hommes ne sont ainsi pas des êtres au même titre que ces dieux. Entre dieux et hommes, il n’y a d’ailleurs pas, dans le texte de la Théogonie, de continuité physique. Les « petits Titans » que sont les hommes34 ne sont pas les produits naturels des dieux. Ils n’ont, dans la Théogonie, aucune généalogie qui leur assignerait une place dans la suite des générations divines et en ferait d’éventuelles menaces pour les dieux déjà nés35 : leur genèse est produite par l’artifice, et leur existence relève du symbolique, que ce soit par le partage du bœuf, à l’origine des sacrifices sanglants et donc de la séparation entre immortels et mortels, ou par la fabrication démiurgique de l’image féminine, Pandore, qui est à l’origine de « la race des femmes au sexe de femme »36.
Variation critique de la Théogonie aux Travaux Le présent de la performance n’est pas donné. Il est à construire par la performance elle-même, tant les interprétations possibles du lien entre passé mythique et réalité présente sont ouvertes à la controverse. La poésie épique, héroïque ou théogonique, a comme principe la coupure entre les temps anciens et le temps actuel. Mais comme le monde passé qu’elle présente est, en raison même
33 Terre, dans la Théogonie, n’est pas issue de Chaos. Elle le suit chronologiquement, comme « assise inébranlable pour toujours » (v. 117) venant s’opposer au dynamisme ouvert de l’abîme. Il y a là une exception, ou une irrationalité d’un point de vue généalogique, que la philosophie physique va surmonter (au prix d’une orientation différente de la construction visée) quand elle fera de l’indéterminé le principe des étants, dont la terre, chez Anaximandre. 34 Heinz Wismann a présenté cette finalité humaine de l’histoire des dieux dans le texte « Propositions pour une lecture d’Hésiode » qui ouvre le volume Le Métier du mythe… (voir supra note 32), p. 15-24. 35 Le thème de la menace que représentent les hommes pour les dieux est présent, avec Héraclès. 36 Vers 590.
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de cette coupure, un monde total et parfait qui déploie des histoires abouties et par là totalement intelligibles, et qu’il est ainsi différent du nôtre, par définition inachevé, il peut, à contresens, servir de modèle immédiat pour le monde présent, quand un individu s’identifie abusivement à l’un ou l’autre des héros. Or Hésiode semble tenir méthodiquement compte de cette situation ambiguë du passé mythique par rapport au présent. Il varie les présentations du passé, et donc du présent, selon les intérêts que poursuivent, différemment, ses poèmes. Le mythe, dans sa diversité, sert ainsi d’instrument critique contre des conceptions erronées et simplificatrices de l’existence. D’une œuvre à l’autre, l’auteur change de perspective et ne cherche pas ainsi à construire le monde « plein », saturé et harmonieux du mythe que les critiques modernes ont jusqu’à une date récente essayé de retrouver, mais oppose des points de vue, des rationalités différentes selon le but de chaque poème et selon le type de rapport que les humains veulent instaurer avec la réalité. Le mythe est pluriel, selon le type d’intérêt porté au présent. Hésiode confronte ainsi ses contemporains à une image différenciée du passé et de sa valeur et des manières dont ils peuvent se comprendre eux-mêmes grâce à la référence obligée qu’est le monde divin. La Théogonie poursuit clairement un but totalisant. Le proème de cette œuvre célèbre les Muses qui savent chanter à Zeus, victorieux et installé une fois pour toutes dans son palais, la totalité des choses et des événements : … Commençons par les Muses qui pour leur père Zeus Chantent des hymnes pour le plaisir de son puissant esprit dans l’Olympe, Qui disent ce qui est, ce qui sera, ce qui a été, Avec des sons bien ajustés 37.
La formule « ce qui est, ce qui sera, ce qui a été » (ta t’eonta38 ta t’essomena prot’eonta) se trouve chez Homère. Elle y définit le contenu du savoir du devin Calchas au début de l’Iliade39. Est posé par là, dans une communication pleine, puisque les Muses offrent au dieu qui a fait l’histoire le récit de cette histoire (d’où le
37 Vers 36-39. La dernière expression traduit un participe féminin pluriel, homêreusai (« ajustant ensemble »), qui renvoie au nom d’Homère. Hésiode ne s’oppose pas à l’autre poète, mais prétend réaliser le projet sous-jacent à la poésie homérique. 38 Qu’on ne peut traduire par « les étants », puisque l’article ta garde sa valeur de pronom. Mais les physiciens reprendront le terme comme élément d’une ontologie. 39 Chant I, vers 70.
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plaisir qu’il prend)40, un chant paradigmatique, qui fixe l’horizon de tout chant possible. Le poème devra savoir rendre compte de ce qui permet au monde de tenir, d’être cohérent à jamais, dans la succession des temps. La victoire définitive de Zeus sur ses adversaires, les Titans puis Typhée, sera posée comme l’événement qui garantit cette stabilité et cette cohérence du devenir. Il y a là, pour nous, un paradoxe, puisque la Théogonie41 n’évoquera aucun événement futur (« ce qui sera »). C’est que le mythe a une fonction de fondation ; rien de ce qui peut avoir lieu n’échappe au pouvoir divin désormais établi une fois pour toutes. Ce trait, parmi d’autres, distingue déjà la visée théorique (totalisante) d’un tel texte des constructions que mettront en place les cosmologies ultérieures. Le temps, chez Hésiode, n’est pas cyclique, mais linéaire, construit à partir du présent (« ce qui est »), qui est nommé en premier et qui donne son sens au tout, passé et avenir : le présent de la performance des Muses offerte au dieu vainqueur correspond, dans une adéquation parfaite du chant et de son contenu, au temps où le tout s’est constitué. Ce temps a comme principe le présent de la souveraineté de Zeus. Le présent n’est ainsi pas événementiel, il vaut indéfiniment, tant que Zeus règne dans l’Olympe. Dans la composition du proème, il est clairement répétitif : les Muses chantent sur l’Olympe devant Zeus après avoir quitté l’Hélicon42, après avoir, sur leur chemin, initié à la poésie le berger Hésiode43, et, faut-il sans doute compléter, après avoir rejoint l’Olympe au terme de ce chemin44. Le présent humain, avec l’initiation d’Hésiode qui rend possible la performance de la Théogonie, est seulement un moment particulier du présent divin. Le cycle n’a lieu que dans la répétition du chant des Muses, d’abord éloignées de l’Olympe et y revenant périodiquement, et non dans la construction de la totalité des 40 Le contre-modèle est le récit fait par Démodocos à Ulysse de ses propres exploits. Le héros, qui ne s’est pas encore identifié, est alors poussé au chagrin. 41 Contrairement aux Travaux, avec le devenir prévisible de l’âge de fer. 42 Vers 9. 43 44
Vers 22 sqq.
Le texte pose à la fois ce parcours spatial et le rompt, puisque le chant des Muses dans l’Olympe intervient après une rupture du discours (« Mais pourquoi ces détours par le chêne et le rocher ? / Laisse. Commençons par les Muses qui, pour leur père Zeus… », v. 35 sq., juste après le récit de l’initiation). Il est clair que leur trajet, depuis l’Hélicon, devait avoir l’Olympe comme but : c’est bien comme Muses olympiennes (v. 25) qu’elles s’adressent à Hésiode. Mais le poète introduit cette coupure, qui interrompt son récit du trajet des Muses (commencé avec les v. 9 sq., « S’arrachant de là [l’Hélicon], voilées d’une brume nombreuse / Elles marchaient… »), de manière à faire entendre l’incommensurabilité entre sa propre histoire, en fait anecdotique même si elle est nécessaire et due aux dieux, et celle des Muses et de leur chant. Sur cette rupture, voir mon étude « L’autobiographie comme mode d’universalisation. Hésiode et l’Hélicon », dans La Componente autobiografica nella poesia greca e latina fra realtà e artificio letterario, éd. par A. Arrighetti et F. Montanari, Pise, Giardini, 1993, p. 25-39.
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choses, comme ce sera le cas dans les constructions physiques. L’identité, gagnée par l’arrivée au pouvoir de Zeus, ne se manifeste pas par le retour à un état antérieur (avec le retour du multiple à l’un, après le déploiement de l’unité initiale dans la pluralité des êtres, selon le schéma classique des cosmologies), mais par la permanence d’un état désormais figé. Ce trait distinctif, qui sépare mythe et discours sur la nature, est sans doute à mettre en rapport avec un autre : contrairement à ce qu’on peut lire dans les cosmologies, le déroulement du devenir n’est rapporté chez Hésiode à aucun principe causal explicite qui engloberait par avance l’ensemble des manifestations de l’être et, de manière inconditionnée, poserait par là la cohérence du tout. La Théogonie n’énonce aucune « proposition spéculative », du type « l’eau est le principe de toutes choses », selon ce que la doxographie attribue à Thalès, ou « l’indéterminé est le principe (arkhê) des étants », selon Anaximandre. Un récit complexe, celui de la victoire finale de Zeus, tient lieu de principe, et ce récit n’est intelligible que si l’on reconstruit, étape par étape, selon la syntaxe du texte, les raisons et le sens de cette victoire, par comparaison entre les épisodes successifs qui mènent à cet événement qui est « premier », au sens où il fonde la cohérence du tout, mais qui reste conditionné par ses antécédents mythiques. Ce n’est qu’une fois qu’un principe a été nommé, dans une proposition, qu’une conception cyclique du temps s’impose, comme manière de retrouver l’unité du principe : celui-ci, une fois désigné, et donc isolé, ne peut que s’opposer à ce dont il est principe, puisqu’on passe de l’un au divers ; il faut donc un processus qui y revienne. La narration, chez Hésiode, n’est pas moins interprétative que celle des cosmologies, les événements y ont bien une raison, mais cette raison n’est pas dite telle quelle, elle se perçoit par l’écoute des répétitions et des différences entre les moments du récit. Contrairement au principe des cosmologies, elle est cryptée et demande à l’auditeur un travail continu de déchiffrement. Cela relève sans doute d’une différence dans les modes de communication : une performance orale et virtuose, d’un côté, qui demande une virtuosité symétrique de la part du public, et une communication fermée, dans un cercle social restreint, autour d’un texte écrit en prose45, de l’autre. Il y aurait donc un croisement, ou un chiasme, entre, d’une part, la nature ouverte, publique, de la communication poétique, qui
45 Sur l’importance de l’écriture dans la constitution du discours physique, voir André Laks, Introduction à la « philosophie présocratique », Paris, PUF, 2006.
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demande pourtant une herméneutique soutenue, puisque le sens du poème ne se livre pas immédiatement, et, de l’autre, la nature socialement fermée de l’élaboration du texte cosmologique, qui, à l’inverse de la poésie, est pourtant porteur d’un sens obvie, ou en tout cas explicité46. Les intérêts communicationnels ne sont pas les mêmes. Dans un cas, le texte vise à la reconfiguration de la tradition, qui ne vaut, ne s’impose que par la capacité des poèmes à donner une version plus performante d’une totalité déjà connue ; l’auditeur devait apprendre à reconnaître ce qu’il savait déjà dans une composition nouvelle qui lui donnait le sens de ce qu’il avait entendu auparavant47. Dans l’autre cas, le texte cosmologique semble viser le débat, l’argumentation entre savants qui devait suivre la lecture commune du texte, sans que la tradition puisse servir de critère ; d’où la succession rapide de systèmes cosmologiques opposés entre eux sur la nature du principe premier. Le passage de la mythologie à la cosmologie est ainsi sans doute pour une part affaire d’explicitation, de nomination du principe et des règles qui gouvernent le tout. Les dieux, comme principes, sont alors disqualifiés (même si les composantes du monde restent divines), car ils sont, dans la tradition mythique, moins des entités fixes, des origines générales ou partielles, que des noyaux de récits circonstanciés : chaque nom de dieu implique une naissance, un lieu, un parcours qui conduit finalement ou à l’Olympe, ou au Tartare ou dans une région particulière du monde. Ils ne peuvent servir de fondements pour une conception théorique, visant à déployer une identité première (ou une non-identité, comme chez Anaximandre, dans sa rivalité avec Thalès : c’est, toutefois, un principe unique, « l’indéterminé », qui est nommé). Quant aux entités abstraites comme celles que nous avons rencontrées dans les enfants de Nuit, « Querelle », « Amour », elles sont sans doute moins à prendre chez Hésiode comme les concepts de règles constitutives du réel, comme ce sera le cas dans les cosmogonies, que comme la nomination de schèmes permettant d’engendrer des récits. Ces noms condensent des situations épiques traditionnelles, et donc des masses de récits possibles. Ce n’est qu’une fois que le principe régissant le
46 Dans sa thèse Le schème de la technique dans les cosmologies grecques anciennes. Essai sur une pensée de substitution (Ehess, 2009), Leopoldo Iribarren parle d’« énonciation inconditionnée », sans problématisation du discours, pour la prose cosmologique. Les poèmes épiques de Parménide et d’Empédocle renoueront avec la tradition de la mise en question du discours. 47 Le chant des Muses, présenté aux vers 11-21, alors qu’elles descendent de l’Hélicon, semble bien faire un catalogue des épopées et théogonies traditionnelles, avec, à la fin, les divinités originaires que ces théogonies ont pu poser comme premières : Terre, Océan et Nuit, au choix. La Théogonie va hiérarchiser ces divinités premières.
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tout aura été nommé que ces entités partielles prendront la fonction de principes seconds, permettant au tout de s’effectuer. La triade présent-futur-passé, centrée sur le présent définitif de Zeus, donne son objet au chant narratif totalisant. Mais son énoncé est un accident, un événement dans le cours du texte, dans sa syntaxe, car ce n’est précisément pas l’objet du chant que les Muses ont insufflé au poète qui vient d’être initié. La rupture, surprenante, est marquée - selon un trait de composition qui semble utilisé à plusieurs reprises - par le passage d’un usage non-standard de la formule présent-futur-passé (chant d’Hésiode, où manque le présent) à son usage standard (chant des Muses). Un écart est par là signalé entre une théogonie destinée à Zeus et celle qu’Hésiode ira chanter pour les hommes. L’objet de la théogonie humaine n’est pas la totalité des trois temps, présent, futur et passé, mais, de manière inattendue, seulement les deux derniers48: Elles me donnèrent à cueillir49 le sceptre magnifique D’une branche de laurier en pleine pousse et m’insufflèrent une voix Accordée au divin, pour que je glorifie50 ce qui sera et ce qui a été. Elles m’ordonnaient de faire un hymne à la race des bienheureux qui sont toujours, Et elles, de toujours les chanter en premier et en dernier.
Le manque est visible, mais il est comblé par une variation. Le montage du texte, avec, d’abord, l’usage non standard de la formule sur les temps que suit immédiatement, au vers suivant, une formule standard, « les bienheureux qui sont toujours », signale la valeur du chant totalisant pour les humains (l’emploi du participe eontôn, « qui sont [toujours] », pour les dieux, souligne l’absence au vers précédent de l’expression participiale ta [ t’] eonta, « ce qui est », qui dit le présent dans la formule homérique). Le présent n’est pas le leur, mais celui, permanent, des dieux. Les hommes ne sont à l’origine d’aucun présent définitif, leur présent ne vaut pas comme objet d’une composition poétique. À leur présent, se substitue l’éternité des dieux, que les humains reconnaissent et honorent dans les cultes qu’ils répètent51. Cette éternité ritualisée, établie et perceptible dans les actes religieux (dont le poème luimême comme « hymne » fait partie) est l’équivalent, pour eux, du présent divin dans la geste totale que les Muses raconteront à Zeus, et à lui seulement, un peu plus 48
Peu avant le passage cité, lors de l’initiation du berger, qui devient poète, vers 30-34. Ou « l’ayant cueilli, elles me donnèrent », si on lit l’infinitif aoriste drepsasthai plutôt que le participe féminin pluriel, au nominatif, drepsasai ; la tradition manuscrite est partagée. 50 L’emploi du verbe pour le futur est étonnant, puisque, par définition, la gloire, le kleos, vient d’un passé définitivement révolu. 51 Ainsi, le « toujours » de l’expression « la race des bienheureux qui sont toujours » est repris dans la description du culte rendu aux Muses : « et elles, de toujours les chanter en premier et en dernier. » 49
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loin dans le texte. Elle est fondatrice. Le poème est ainsi construit à partir d’une perspective qui ne peut se substituer à celle des dieux ; les hommes de maintenant ne participent pas à l’élaboration de l’histoire divine achevée ; ils en sont au mieux les effets, après coup. Il n’y a pas, pour eux, de présent fondateur au sens strict ; le culte des dieux en tient lieu. L’histoire de la réalisation de l’ordre divin se fera donc pour eux seulement au passé, même si elle vaut aussi pour l’avenir52 . Cette histoire sera donc une construction, sans que le poète, qui ne peut témoigner de rien, soit jamais assuré de la vérité factuelle de ce qu’il raconte : les Muses, au moment de l’initiation du poète, disent qu’elles savent aussi mentir et employer un langage de substitution, approximatif (« Nous savons dire en foule des mensonges semblables aux paroles certifiées [etumoisin homoia] »53). Mais ces mensonges n’altèrent pas le contenu général de vérité du poème qui sait raconter la victoire de Zeus (« Mais nous savons, quand nous le voulons, prononcer des vérités [alêthea] »54 v. 27). L’écoute aura à dégager ce qui, de temps en temps au cours du texte (« quand nous le voulons »), construit cette vérité générale du tout, et en assure la cohérence définitive. On rejoint sans doute par là ce que la théorie de la performance nous dit du matériau poétique traditionnel, à condition d’y ajouter une dimension syntaxique : l’écoute portera non pas seulement sur la valeur dénotative des expressions, qui peuvent toujours être mensongères, mais sur l’usage, la répartition, et notamment les répétitions et les variances des éléments compositionnels, de manière à recomposer par l’interprétation, au-delà de l’intérêt pour les épisodes concrets, le sens de la succession des épisodes55. Nous sommes donc devant un type de performance dont le rapport à son propre présent, qualifié comme présent humain, est pris dans une tension. D’une part, le 52 Cela n’est pas contradictoire avec ce que nous avons dit auparavant, à savoir que la mortalité sert de schème directeur au récit des événements divins. Le poème vise bien à donner un sens à la condition humaine, mais ce sens a été établi une fois pour toutes par l’histoire passée des dieux. 53 54
Vers 26.
Vers 27. Voir l’interprétation par Heinz Wismann, dans l’étude citée ci-dessus note 34, du contraste entre les deux termes désignant, dans le discours des Muses, la vérité : etumoisin, comme ce qui peut être prouvé, examiné, et alêthea, ce qui « n’échappe pas », selon l’étymologie probable du mot : cette vérité, non référentielle, est construite par l’écoute attentive du poème. Pietro Pucci trouve trop poussée cette idée d’une différence entre deux types de vérités, puisque les mots etumon et alêthes peuvent permuter (mais, en fait, avec des valeurs différentes). Il défend une thèse radicale, selon laquelle l’affirmation forte des Muses oblige à conclure à l’indiscernabilité des mensonges et des vérités. Voir son livre Inno alle Muse (Esiodo, Teogonia, 1-115), Pise / Rome, Fabrizio Serra editore, 2007. 55
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présent est absent comme thème narratif. À plusieurs reprises la Théogonie évoque certes le présent propre aux humains, par exemple quand elle dénombre les pouvoirs de surprise que possède Hécate, quand elle explique la raison du partage des victimes dans les sacrifices ou décrit la nécessité et les apories du mariage, quand elle décrit l’Hadès ou explique les vents destructeurs qui soufflent hors saison par la défaite de Typhée. Mais il n’y a là aucune matière de récit, ce sont des déductions statiques, à partir du passé narratif reconstruit. Mais, d’autre part, ce présent, comme schème et non comme objet, a une fonction architectonique pour l’ensemble de l’œuvre, puisque c’est à partir des catégories qui le définissent (avec les seconds enfants de Nuit comme principes liés à la mortalité) que le récit des « exploits divins » est possible. Le mythe pose par là son ancrage dans la situation existentielle de ceux qui le racontent. L’absence du présent comme thème dans la théogonie humaine, par opposition à la théogonie chantée à Zeus par les Muses, est également un trait qui oppose ce récit aux cosmologies. Celles-ci réintroduisent dans leur récit le présent, tel qu’il se manifeste dans la réalité visible environnante, puisqu’il s’agit de dégager les principes de cette réalité et d’en reconstruire par là le devenir passé et futur. Les cosmologies adoptent ainsi la perspective de la théogonie chantée à Zeus, comme totalisation parfaite, sans hiatus entre le présent du texte et son contenu. C’est qu’entre-temps, d’une forme de discours à l’autre, le présent humain aura changé de sens. Il ne s’agit plus de l’existence dans l’ensemble de ses aspects physiques, politiques, économiques, et religieux, mais des choses présentes comme « étants », limitées à leur seule détermination théorique. Le mythe n’est ainsi pas entièrement invalidé par ces nouvelles constructions totalisantes, puisqu’il parle aussi d’autre chose. Il se prolongera dans le culte, mais aussi dans des formes de poésies mythiques, avec la lyrique et la tragédie, qui garderont une valeur de vérité : la théorie restera, par rapport au mythe, limitative. La poésie opposera constamment aux cosmologies (ainsi qu’aux déconstructions philosophiques de la cosmologie, dans la sophistique) leur ignorance, inhérente à leur projet même d’objectivation, du statut existentiel de celui qui les raconte, comme individu mortel doté d’une histoire toujours déficiente par rapport à celle qu’il reconstruit. Le mythe, sous ces formes poétiques, aura une fonction critique contre les discours totalisants qui ne tiennent pas compte des conditions réelles de leur énonciation.
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Ce schéma mythique, la suspension du présent humain au profit d’une totalisation qui se déploie au passé, n’épuise pas les possibilités de la poésie traditionnelle. Il définit, pour Hésiode, seulement un genre particulier de discours. Le mythe peut aller au-delà de cette visée totalisante. Une fois posée la structure divine qui, de l’extérieur, donne pour toujours son sens général à la réalité vécue, il lui faut aussi aborder la possibilité, dans le présent humain, de traduire le sens ainsi posé en règles d’action. Le présent immédiat devient alors l’objet, au moyen d’une autre forme de discours, dans un autre chant. Cette visée impose d’autres contraintes, et d’autres constructions mythiques, puisque la coupure entre temps divin et héroïque et temps présent empêche de faire du second la simple imitation ou le prolongement direct du premier. Un statut doit être trouvé pour la temporalité humaine actuelle, qui à la fois tire son origine de la totalité divine et qui ouvre à des actions possibles. C’est la situation qu’affronte Hésiode, dans son second poème, Les Travaux et les Jours, à l’occasion, fictive ou non56, de la querelle sur le partage d’un héritage qui l’oppose à son frère. Le nom de ce frère, Persès (le « pilleur », le « ravageur »), indique qu’il fait siens les comportements des héros victorieux de l’Iliade57, et entre par là dans un rapport de violence avec son frère. Hésiode, on l’a vu, avait construit la Théogonie en utilisant des schèmes de tradition iliadique58, avec notamment les principes désignés par les seconds enfants de Nuit : Tromperie et Amour (pour Hélène), Querelle et ses enfants : Douleurs, Mêlées, etc., qui sont autant de schèmes permettant de générer des récits tels ceux de l’Iliade. Il s’agissait de produire la légitimité du pouvoir tel que Zeus finalement l’instaure après un combat héroïque contre les Titans. En se donnant dans Les Travaux la querelle avec son frère comme thème, et donc en faisant du présent actuel son objet, Hésiode ne peut réutiliser les schèmes héroïques, qui valent pour le passé ; il faut en construire d’autres, et pour cela changer la généalogie divine. À la querelle violente, qui sert de thème premier à l’Iliade (avec le conflit meurtrier entre Agamemnon et Achille59) et qui sous-tend les récits violents de la Théogonie, il en ajoutera une autre,
56 La question de la réalité historique ou non de cette querelle est peu pertinente. L’histoire vaut dans le texte comme problème à résoudre. Pour la présentation qui suit du début des Travaux, je m’appuie sur l’analyse qu’en donne Philippe Rousseau dans « Instruire Persès. Notes sur l’ouverture des Travaux d’Hésiode », dans Le Métier du mythe, op.cit., p. 93-167. 57 Le mot désigne ici non une œuvre, mais une tradition. 58 Le poème fut récité aux funérailles d’un guerrier, Amphidamas, mort au cours de la guerre lélantine, qui fut le premier conflit panhellénique après celui raconté par Homère. 59
Chant I, vers 6.
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la querelle pacifique entre artisans et producteurs, dont les effets sont positifs, car elle incite au travail. Cette querelle trouvera à son tour une fondation mythique. Pour les hommes d’aujourd’hui, elle est première, fondatrice, comme l’atteste le récit selon lequel elle est l’aînée : Il est faux de croire qu’il n’y avait qu’un lignage de Querelles ; sur la terre, Ils sont deux. Si on la comprenait, on louerait l’une, L’autre est à blâmer. Elles ont des cœurs contraires. L’une fait grossir la guerre mauvaise et la rivalité, L’intraitable. Elle, aucun homme ne l’aime, mais, sous la contrainte, On l’honore par la volonté des immortels, dans sa violence. La seconde, Nuit ténébreuse l’engendra en premier. Le fils de Cronos, assis là-haut, dans sa maison d’éther, la posa Dans les racines de la terre et en fit, à l’inverse, un immense bien pour les hommes60.
On a souvent voulu voir dans la correction (« il est faux… », ouk ara…) qu’Hésiode apporte ici à la Théogonie (où Nuit n’engendre qu’une seule Querelle, violente) un changement d’opinion61. Plus simplement, la variante apportée au mythe signale un changement de point de vue : la condition présente des humains, qui ne peuvent tirer leur existence que du travail, demande que l’on modifie l’héritage épique et que l’on produise la divinité qui permette de penser une vie non pas héroïque au sens de l’Iliade, mais pacifique, où « l’exploit » (ergon) sera non le massacre et la violence, mais la production. Le mythe illustre le point de vue choisi, il n’est pas premier. Dans une section ultérieure du texte, Hésiode donnera un fondement mythique général à cette modification généalogique partielle, en montrant en quoi les humains de maintenant sont différents des héros de l’épopée, et ne peuvent donc pas prendre directement modèle sur eux. Le Mythe de la succession des races humaines (or, argent, bronze, héros et fer) illustre la séparation irréversible entre humains et dieux issus d’une origine commune62. Pour cela, il construit une série contrastée d’images passablement négatives de l’humanité, à part la première, la race d’or. Chaque figuration métallique passée (or, argent, bronze) concentre des aspects différents de l’existence ; ce sont des projections à partir du présent63, qui, après la perfection 60 61
Travaux, vers 11-20.
Voir l’étude de G. W. Most, qui analyse en détail le formulaire de la correction, « Hesiod and the Textualization of Personal Temporality », dans La Componente autobiografica (voir supra, note 44), p. 73-92. 62 63
Travaux, vers 108.
Qui incluent donc une prise en compte de la position de celui qui les raconte par rapport à son objet. Michel Crubellier, dont je reprends ici plusieurs conclusions, a montré que ce lien entre présent de l’énonciation et contenu a une fonction d’organisation interne du mythe, avec la coupure entre les quatre premiè-
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idyllique de l’âge d’or, construite à partir de l’expérience joyeuse des banquets, débouchent sur une violence pure et immédiate, avec la race de bronze, qui n’a même pas à être supprimée par les dieux, comme les précédentes, car elle s’envoie elle-même à la mort dans une violence spontanée et immédiate. Les héros, race non désignée par un métal, closent cette série, avec un retour partiel vers l’âge d’or. Cette génération qui nous précède a retrouvé une forme relative de perfection par la gloire et la survie de certains demi-dieux après les guerres de Thèbes et de Troie. Ces héros « possèdent un coeur sans souci » dans l’Île des Bienheureux64, comme les hommes de l’âge d’or65. Mais cette perfection retrouvée est située loin de la terre habitée, dans un lieu inaccessible où règne encore Cronos, c’est-à-dire un dieu inactuel. Il s’agit donc d’un monde qui n’est pas le nôtre, et qui ne vaut que par le souvenir, dans le culte et la poésie. Le présent, à l’inverse, est représenté par un métal, le fer. Face à la stabilité symbolique gagnée par les héros et leur mémoire, cette race est caractérisée par une non-identité croissante : elle vit actuellement dans le mélange du bien et du mal, mais son destin est la non-identité absolue, sans aucun bien, quand les individus naîtront « avec des tempes grises »66, c’est-à-dire seront des contradictions vivantes, à la fois jeunes et vieux. Aucune norme ne vaudra alors, ni aucune idée de la justice. Pères et fils seront ennemis. La mortalité se réalisera dans un désordre où les individus ne seront même pas eux-mêmes. Dans ce texte, la triade mythique des temps, présent-futur-passé, est bien appliquée à l’histoire humaine, de manière à poser, sur un mode figuratif avec les caractéristiques des métaux, l’inconsistance du devenir des hommes, voués à la disparition. Cette négativité est déroulée comme un destin, qui est rendu nécessaire par le mode d’exposition choisi pour dire la proximité initiale des humains avec les dieux, comme âge d’or. Le premier métal entre nécessairement dans une série de valeur décroissante, jusqu’au fer. Et la valeur positive relative de la seule race non métallique, celle des héros, comme remontée partielle, n’est qu’un moment dans une série linéaire. Elle est elle-même passée, non reproductible, face à la tendance vers l’altérité absolue qu’indique le fer.
res races, qui forment système, et la cinquième. Il a ouvert la voie à une lecture pragmatique de ce texte (« Le mythe comme discours : le récit des cinq races humaines dans Les Travaux et les Jours », dans Le Métier du mythe, op.cit., p. 431-463). 64 65 66
Vers 170. Vers 112. Vers 181.
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Mais si ce destin était à prendre comme une vérité contraignante, fixant le sens de la réalité présente, le poème entrerait dans une contradiction performative insoluble. Alors que dans la suite des Travaux, Hésiode énonce des préceptes qui devraient permettre aux humains de s’assurer une forme de bonheur relatif, le mythe, qui pose une décomposition inévitable de notre humanité, viendrait par avance ruiner toute possibilité d’amélioration. Les deux formes de discours, le récit des races humaines et les conseils éthiques et économiques, seraient incompatibles. Il semble que le texte échappe à cette contradiction en prenant soin de signaler lui-même le caractère partiel du mythe, qui vaut comme moment de réflexion, comme un arrêt sur une possibilité, et non comme totalité englobante comme c’était le cas dans la Théogonie. La brève introduction qui ouvre le mythe, après le récit de l’arrivée de Pandore parmi les hommes et de ses conséquences désastreuses, souligne la discontinuité du poème. C’est un autre discours (logos) qu’Hésiode propose à son frère, qui a sa propre finalité (sa propre « pointe » ou « tête », koruphê). Il développe une thèse sur l’origine commune des dieux et des hommes et, faut-il compléter, sur leur écart progressif : Et si tu le veux, je vais pour toi mener à sa pointe un autre récit, Correctement et avec science - et toi, introduis-le dans ton esprit -, Selon lequel dieux et hommes mortels sont de même origine67.
C’est si l’on se pose la question mythique de l’origine que le passé, le présent et le futur humains apparaîtront déterminés par la logique de la différenciation nécessaire des hommes avec les dieux, et que l’humanité sera figurée, en contraste avec les bienheureux, par des traits négatifs. Le mythe, comme forme théorique, essentialise, il fixe des identités. Il est incompatible avec un propos éthique, qui vise à la transformation de celui à qui il s’adresse. Mais il aide ce propos éthique en posant, sur un mode narratif, les conditions d’une amélioration possible. Il le fait de trois manières, semble-t-il : en attribuant aux hommes une essence négative, dans la tendance à l’autodestruction, il montre ce à quoi les auditeurs du poème auront à s’arracher ; en insistant sur le caractère négatif de cette essence, il désigne implicitement la possibilité d’une amélioration : c’est comme néants que les humains auront à trouver une forme de salut, par une activité à partir de rien, dans l’activité de production qui tire du néant les conditions de la survie, qu’ils pourront construire une bonheur relatif ; ce bonheur ne sera pas donné, il ne viendra pas des dieux, qui sont 67
Vers 106-108.
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définitivement coupés d’eux ; enfin, dans sa composition même, avec la remontée des héros vers un état meilleur après l’état de violence des hommes de bronze, il pose la possibilité d’un mieux. Les humains convaincus par le poème auront à être par rapport au fer ce que les héros ont été, autrement, par rapport au bronze. Le but de l’enseignement éthique sera de définir une autre condition possible que celle des héros, disparus après leur violence. Le texte de mythe thématise lui-même le fait que le mythe n’est pas total, mais un élément partiel dans une construction plus vaste. Le Mythe des âges contient son au-delà, dans le rapport qu’il explicite entre son énonciation, le présent de la performance, et son contenu. Le poète introduit la race de fer, la nôtre, en disant souhaiter n’en faire plus partie : Si seulement je n’avais plus, encore, à faire partie des cinquièmes Hommes, et si j’étais mort avant ou si j’étais né ensuite ! Car maintenant, c’est la race de fer68.
Un autre présent que celui du mythe est ainsi envisagé. L’expression « si j’étais mort avant ou si j’étais né ensuite » ne renvoie, en effet, pas nécessairement à une temporalité interne au mythe, comme si ce mythe pouvait être circulaire et qu’il était possible de revenir à l’âge d’or (« après », par une répétition du tout) ou à l’âge des héros (« avant »)69. Rien n’indique un tel caractère cyclique du temps. Certains interprètes ne donnent pas de référence précise à « avant » et « après ». Les deux adverbes opposés, selon une construction bipolaire traditionnelle, voudraient simplement dire que tout est souhaitable sauf le présent70. Mais la dissymétrie « mourir » et « naître » peut indiquer malgré tout une référence située, avec la mort liée au monde des héros (« avant »). L’indice est faible, mais il pointerait, dans le discours à la première personne qui est tenu sur le mythe, vers une autre réalité, une autre temporalité possible pour « l’après », celle qu’ouvre l’écoute du destin promis aux
68
Vers 174-176. Selon l’interprétation donnée par Jean-Pierre Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale » (1960), repris dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, vol. 1, Paris, Seuil, 2007, p. 255-280. 70 W.J. Verdenius, « Aufbau und Absicht der Erga », dans Hésiode et son influence (Entretiens sur l’Antiquité classique, 7), Vandœuvres / Genève, 1962, p. 109-159. 69
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hommes s’ils restent ce qu’ils sont, et celle qu’ouvriront les conseils éthiques dans la suite71. Le mythe n’est ainsi pas seulement un récit, ni même une interprétation qui viserait à donner le principe causal des événements qu’il raconte (la victoire de Zeus pour la Théogonie, la séparation des hommes et des dieux pour le Mythe des races dans Les Travaux). Même si son régime discursif dominant est la narration, il est aussi argumentation72 : il donne des raisons de choisir tel ou tel comportement, telle valeur (ainsi, les prétentions de Persès se trouvent réfutées par le mythe des races humaines). Au-delà de cette argumentation contre l’identification avec les héros, il est, plus profondément, reconstruction73, au sens où il ne se contente pas de réfuter, mais expose les raisons qui expliquent l’attirance pour la thèse opposée à la sienne, pour l’identification héroïque. Pour cela, il situe, et du coup limite, la valeur du modèle héroïque dans une histoire humaine. La culture, avec l’importance qu’y tient la tradition épique, se trouve ainsi comprise et objectivée : l’épopée correspond à un âge, dans un ensemble qui la dépasse et permet de la comprendre. Elle est reconnue dans ses prétentions, si on sait les confronter à d’autres, celles, plus adéquates, que développe Hésiode. Une lecture attentive du Mythe des races montre comment des éléments de la vie contemporaine (les banquets, la justice, la guerre, les démons, le culte des hommes du passé, etc.) trouvent ainsi une place, chaque fois délimitée et justifiée du dehors si on adopte la perspective générale proposée par le poème.
Archiloque : héroïsation et consistance du présent Le passé héroïque ne vaut pas par lui-même, il a une fonction instrumentale, dans un projet. Il est à disposition, avec ses contraintes, comme monde autre, cohérent et glorieux, qui permet de penser par contraste le moment présent du poème. Les 71 Cf. Jean Rudhart, « Le mythe hésiodique des Races et celui de Prométhée. Recherche des structures et des significations », dans Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension d’autrui (Revue Européenne des Sciences Sociales, 19), Genève, 1981, p. 246-281. 72 Argumentation externe, dans le cas de l’adresse à Persès, qui doit changer d’opinion. Elle peut être interne au mythe, dans la Théogonie. Hésiode juxtapose d’abord plusieurs divinités primitives possibles, sans trancher : Terre, Océan ou Nuit (v. 20), selon des traditions existantes. Son choix de Terre, qu’il dissocie de Nuit, fille de Chaos, et dont il fait la mère d’Océan, ne s’argumente pas explicitement. C’est la performance du poème, sa capacité à absorber l’ensemble des possibilités sémantiques liées aux différents dieux qui vaudra preuve de la supériorité de la généalogie choisie. 73 Voir Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, Paris, Cerf, 1991, et L’Éthique de la reconstruction, Paris, Cerf, 1996, avec une présentation du texte d’Hésiode.
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présents sont multiples et projettent des images différentes de la tradition héroïque. Pour conclure, et illustrer le type de relation qu’une forme poétique pouvait entretenir avec son matériau, je voudrais juste évoquer une poétique opposée à celle d’Hésiode, et montrer comment le passé héroïque peut servir un propos inverse à celui que vise la poésie hymnique illustrée ici par la Théogonie et Les Travaux 74. La poésie de blâme que pratique Archiloque, traditionnellement opposée à la poésie d’éloge des hymnes et de l’épopée75, fait un usage intense du matériau langagier noble de l’éloge76, mais elle s’en sert pour construire un autre présent. Elle n’oppose pas un passé mythique achevé et grandiose à un présent défectueux. Au contraire, elle se sert du passé, des mots qui traditionnellement le disent, pour donner à la brutalité événementielle du présent77, comme offense, pauvreté, mésaventure ou manque, une consistance indépassable. Il est lui-même mythifié, durci dans sa précision d’expérience mauvaise par sa transposition en un langage qui n’était pas destiné pour lui. Le mythe et ses mots ne servent pas à projeter une réalité autre, parfois consciemment contrefactuelle comme chez Hésiode, mais au contraire à revenir à ce qui est sous les yeux, aux circonstances racontées par le poème et à faire des outrages et de leurs répliques l’équivalent des exploits glorieux ; le mesquin, l’échec ou le succès douteux ont par là la qualité de l’excellence glorieuse, tout en gardant leur bassesse. Il importe peu que ces circonstances soient réelles ou non78, l’essentiel est qu’elles sont rendues présentes par le texte, et d’autant plus qu’il aura recours aux langages nobles, dans une tension non résolue. Archiloque évoque plusieurs fois une conception sage du présent, comme moment seulement transitoire et donc ne devant susciter aucune réaction trop forte, que ce soit dans l’enthousiasme et ses fêtes ou dans le désespoir des plaintes, puisque tout
74
Qui s’ouvrent par un hymne à Zeus. Voir la mise au point récente sur cette polarité par Xavier Riu, « On the difference between Praise and Invective », dans Archilochos and his Age, éd. par D. Katsonopoulou et al., sous presse. 76 Françoise Létoublon, « Archiloque et l’“encyclopédie” homérique », Pallas 77, 2008 (Archiloque, poète dans l’histoire), p. 51-62. 77 Il y a un débat pour savoir quel est le sens de l’hostilité manifestée par les textes d’Archiloque : à quel type d’« ennemi » sont-ils destinés (voir l’analyse critique de cette question par Rossella Saetta Cottone, « L’invective et le droit à la réciprocité : un héritage archilochéen de la comédie d’Aristophane », Pallas 77, 2008, p. 65-75). Martin Steinrück fait des jeunes hommes cadets, contraints d’aller en guerre ou de quitter leur terre pour une colonie, le public premier de ces textes (« Les publics d’Archiloque », ibid., p. 41-50). Je m’intéresse ici, très sommairement, non à la fonctionnalité éventuelle de ces textes, mais à leur facture langagière. 78 Voir la discussion du problème par Carles Miralles, dans ses Studies on Elegy and Iambus, Amsterdam, Hakkert, 2004. La forme biographique, référentielle, compte plus que la référence éventuelle à une réalité. 75
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peut changer. La vie est alternance, « rythme », au sens d’écoulement sinueux, de tracé oscillant entre des pôles contraires 79 : Cœur, ô toi, mon cœur, tu es remué par des chagrins désespérés. Redresse-toi. Défends-toi contre tes adversaires, lançant ta poitrine Contre eux, tiens-toi droit devant les embûches de l’ennemi ! Tu seras en sécurité. Ne fête pas tes victoires en public, Ni non plus, quand tu es vaincu, ne te jette pas à terre pour gémir. Réjouis-toi de tes joies, et ne te révolte pas trop Contre tes malheurs. Connais le mouvement (rhusmos) qui tient les hommes80.
La trop grande joie et l’affliction ne sont pas de mise. Il n’y a donc pas d’« occasion » véritable pour les rituels de la grande poésie. Les exaltations de la réussite ou les plaintes seront toujours démenties par l’instabilité du réel. Mais il ne s’agit visiblement pas de se résigner à ce que l’on peut raisonnablement dire en fonction du présent et de son devenir incertain et donc de rester modéré. Archiloque revendique une autre relation au langage, plus tendue et violente. Là où la grande poésie échoue dans son souhait de créer un monde symbolique fixe alors que le flux des choses peut la démentir ensuite, il prétend, lui, agir directement sur le réel au moyen des mots, avec un langage qui sera action, qui fera l’événement au lieu de le célébrer après coup ou de le déplorer. L’injure, qui est à la base de l’art revendiqué par le poète, est, en effet, le moyen de transformer l’adversité en victoire, dans un acte sans réplique et immédiatement dévastateur : … Et ma science porte sur une seule grande chose : À celui qui me fait du mal, répondre par des maux terrifiants81.
Il n’est plus question d’alternance ou de simple résistance courageuse. L’affront subi se transforme sur le champ, par la science de l’injure, en annihilation de l’offenseur. La réplique n’est pas proportionnée à l’attaque, qui blesse moins que la parole vengeresse « terrifiante » (deinois) qu’elle suscite. Le rythme régulier de l’alternance se transforme en contradiction immédiate. La parole ne se contente pas de célébrer ou de pleurer, elle détruit. Mais pour être directe et efficace, la violence passe par le détour de la langue épique et de ses thèmes. Le lointain poétique permet de figurer la proximité la plus pressante, sans échappatoire, et assure par là la transformation de la réalité dans le sens que le « je » du poème souhaite. Le déshonneur imposé, ou la réussite d’un désir impérieux, ou encore le rejet d’une accusation de bassesse
79 80 81
Fragment 128 West. Traduction par Jean Bollack, parue dans Poésie 99, 2002, p. 84. Fragment 126.
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deviennent des actes aussi mémorables que les exploits des héros ; ils en sont la réalisation verbale immédiate, sans distance. La dynamique des situations d’injure, dans les poèmes, semble bien, d’après les fragments que nous pouvons lire, viser à un dépassement des cadres normatifs habituels. Le poème ne dénonce pas seulement une lésion subie à cause d’un nonrespect des normes. Il est en excès, par sa construction verbale. Le « je » (le poète ou un personnage) se présente comme victime d’un dommage dû à une transgression (quand un ami devient ennemi, par exemple), ou transgresse lui-même les normes, quand il jette son bouclier pendant une bataille, ou désire une fille hors mariage. Ce sont des situations typiques, bien connues, qui appellent normalement le blâme au nom de normes établies. En cela, elles restent en deçà de la construction verbale du poème. La stratégie consistera à aller au-delà et à transposer la lésion subie (ou accomplie) en toute puissance langagière. Ainsi dans « la première épode de Strasbourg », un texte sur papyrus attribué ou à Hipponax ou à Archiloque, l’ami parjure se voit attribuer, en mots, un sort affreux, qui prend sens comme inversion exacte de celui d’Ulysse naufragé et poussé par les vagues chez les Phéaciens82 : Errant dans la vague, Et à Salmydessa, nu, qu’avec la plus grande bienveillance, Les Thraces aux cheveux en cime L’accueillent - là, il arrivera au comble d’une foule de maux, En mangeant le pain des esclaves, Figé par le froid. Et au sortir de l’écume, Qu’il dégouline d’algues en foule, Qu’il claque des dents, comme un chien couché Sur sa bouche par impuissance. Au bord extrême des brisants de la vague… Cela, je voudrais que le voie L’homme qui a été injuste envers moi et a piétiné les serments, Un compagnon d’avant.
Dans un texte plus long (« l’épode de Cologne »), dont je donne la traduction en annexe, un jeune homme séduit, hors normes, une jeune fille en injuriant sa sœur, qui était pourtant, selon les dires de la fille entreprise, disposée au mariage. Le dénigrement ordurier de l’une fait la conquête de l’autre, et cela dans un cadre quasi divin. L’ensemble du texte est une reprise extrêmement dense de passages homériques, tant dans la diction que dans l’intrigue. La scène d’amour allégorise l’union de Zeus et d’Héra sur l’Ida parmi les fleurs, l’ambassade à Achille dans 82 Hipponax, fragment 194 Degani, classé parmi les Dubia. Le corpus des poètes iambiques conservé est trop étroit pour que la distinction entre les auteurs soit toujours certaine.
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l’Iliade, où le héros récalcitrant apprend que son ennemi Agamemnon lui offre l’une de ses filles83, ou encore l’union d’Anchise et d’Aphrodite, alors même que les injures contre la fille rejetée sont violentes, exprimées dans un langage non épique mais plutôt proverbial (« J’ai peur de mettre au monde des aveugles et des prématurés, / Tout comme la chienne, parce que poussé par la hâte »). L’exploit de la séduction transgressive réussie consiste aussi à ramener le monde homérique parfait dans un présent qui avilit, à en faire l’instrument d’un acte victorieux qui met le narrateur au-delà de la distinction des normes et des codes langagiers ; il est indifféremment dans la grande poésie de l’éloge, qu’il retourne à son profit, et dans le blâme, qu’il utilise pour ses fins, sans discontinuité. Ici, comme chez Hésiode, le travail sur le matériau traditionnel n’est pas simple reprise. Il est objectivation, mise à distance des puissances sémantiques d’une forme héritée, et recomposition.
Annexe Archiloque, « l’épode de Cologne »
… T’abstenant tout à fait. Et, avec égalité, supporte […84 Mais si tu es oppressé et que l’ardeur droit te pousse [… Il y a chez nous, en puissant désir, tout de suite, [de mariage, Belle, tendre, une jeune fille. Je suis d’avis qu’elle 5
A une apparence sans reproche. Elle, fais-la [tienne ! » Tout cela, elle le dit. Et moi, je lui répondis : « Fille d’Amphimédô, la noble et [raisonnable Femme que maintenant possède la terre fangeuse, Les jouissances de la déesse abondent pour les jeunes [hommes
83 Sur les homérismes de ce texte, voir Enzo Degani, « Sul nuovo Archiloco (Pap. Colon. Inv. 7511) » (1979), repris dans Filologia e storia. Scritti di Enzo Degani, vol. 1, Spudasmata, 95, 1, Hildesheim / Zurich / New York, Olms, 2004, p. 26-54. 84 Les crochets droits fermés (]) indiquent les endroits où commence le texte conservé sur le papyrus, les crochets droits ouverts ([) les endroits où il s’interrompt. Tout ce qui est à droite des premiers et à gauche des seconds est conjectural.
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En plus de l’affaire divine. Parmi elles, une seule suffira. De cela, dans le calme, quand la fleur noire [de la nuit…, Moi et toi, avec les dieux, nous déciderons. Je serai obéissant comme tu me l’ordonneras. Et moi, multiple […, Et, au creux de la frise et des portes… [(verbe) …
15
N’y mets pas de grand obstacle, amie. Car je toucherai terre aux jardins Qui font croître l’herbe. Et, tout de suite, sache cela. Néoboulè, qu’un autre Homme, un quiconque, la possède ! Hélas, hélas, elle [est] bien mûre, Et la fleur des vierges lui glissa, Ainsi que la grâce qui avant était sur elle. Car elle ne tenait pas la satiété des [désirs,
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Du désastre], elle a montré le terme, la femme frénétique. Écarte-la chez les corbeaux ! Non, que cela ne… [… À ce que j’aie une femme comme celle-là Et devienne la joie de mes voisins. Je veux, et beaucoup,[ t’épouser] toi. Car toi, tu n’es ni perfide ni double,
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Tandis qu’elle, vraiment, est plus hardie et se combinera beaucoup [de ruses. J’ai peur de mettre au monde des aveugles et des prématurés, Tout comme la chienne, parce que poussé par la hâte. » Voilà ce que furent mes paroles. Et prenant la jeune vierge, je la couchai Sur les fleurs en pleine efflorescence. La cachant
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Dans un doux manteau, tenant son cou dans mon étreinte, Alors qu’elle avait cessé [par crainte]… de même qu’un petit faon, Sur ses [seins] je mis les mains avec douceur. …] Dans sa nouveauté, emportement de la jeunesse, elle révéla sa peau, Et, touchant tout autour le beau corps dans son entier,
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Je desserrai la force blanche, effleurant la toison blonde.
VACATE ET VIDETE NOTULE SUR LE DIRE ET LE FAIRE CHEZ PÉTRARQUE Ruedi Imbach
Lorsque l’on étudie et analyse l’œuvre de Pétrarque dans la perspective du rapport entre dire et faire, elle apparaît sous une perspective spécifique et intéressante. Non seulement sa critique de la philosophie scolastique et sa manière distinctive de comprendre la philosophie comme art de vivre1 mais encore son style de pensée et d’écriture apparaissent alors sous une lumière nouvelle. Certes, Pétrarque n’a pas renouvelé ou approfondi la théorie des actes de langage, mais il a pratiqué une manière d’écrire et un mode de penser qui éclairent singulièrement la célèbre thèse d’Austin selon laquelle « par le fait de dire, ou en disant quelque chose, nous faisons quelque chose ». 1. Dans un passage très instructif du traité De vita solitaria, commencé en 1346 et auquel il a travaillé jusque vers 1366, Pétrarque a formulé ce qu’il considère être le but ultime de son dire, c’est-à-dire de son écriture : il souhaite avoir « l’impression d’avoir touché la limite suprême de tout être doué de langage, qui est d’avoir mené l’esprit de l’auditeur là où je voulais »2 . Ce projet reflète, en quelque sorte, ce qui lui est arrivé lors de sa propre lecture de certains auteurs. Cette lecture a effectivement provoqué un profond changement, une transformation lorsque l’auteur lu l’a amené là où il voulait. L’expérience de la lecture
1 Voir à ce sujet le remarquable article d’Étienne Anheim, « Pétrarque : l’écriture comme philosophie », in Revue de synthèse, 129 (2008) p. 587-609. 2 De vita solitaria I, iii ; édition bilingue latin-français, préface de Nicholas Mann, introduction, traduction et notes de Christophe Carraud, Grenoble 1999, p. 40-41: sic eveniet, ut ego supremam metam cuiuslibet eloquentis attigisse videar, auditoris animum movisse quo volui. Pour le premier livre de ce traité, l’édition richement commentée de K. A. E. Enenkel, Leiden, E. J. Brill, 1990.
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d’Augustin est, à ce propos, singulièrement instructive et importante comme le montre un assez long récit à la fin du De otio religioso : C’est très tard, et âgé déjà, sans personne pour me guider, que j’ai commencé tout d’abord à hésiter, puis à rebrousser chemin prudemment dans l’incertitude où j’étais, et dont la seule description supposerait que je rédige moi aussi un fort volume de confessions, je tombai sur celles d’Augustin. Pourquoi ne pas dire de lui ce qu’il disait de Cicéron ? C’est lui qui le premier m’éleva à l’amour du vrai et m’apprit à soupirer pour mon salut, moi qui l’avais fait si longtemps pour ma ruine. Ces pages mirent un frein sur mon âme errante. Voilà, je commençai de le suivre, avec un peu de timidité encore, comme quelqu’un qui rougit de changer d’idée3.
Dans un autre texte, Pétrarque n’hésite pas à comparer sa propre vie à celle d’Augustin et il avoue que l’histoire dont les Confessions sont le récit ressemble à sa propre histoire : Malgré la profonde différence qui existe entre le naufragé et celui qui se repose tranquillement au port, entre l’homme heureux et l’homme malheureux, il me semble parfois reconnaître, au milieu des orages, quelque trace de ton irrésolution passée. C’est pourquoi, chaque fois que je relis tes Confessions, je suis partagé entre l’espoir et la crainte. Il m’arrive même de croire lire non histoire d’un autre, mais la mienne propre4.
Certains interprètes n’ont donc pas hésité à dire que Pétrarque a voulu concevoir sa vie comme une imitatio Augustini5, mais ce qui compte pour nous est de constater que
3 De otio religioso II, ix, 7, édition bilingue latin-français, Préface de Jean-Luc Marion, introduction, traduction et notes de Christophe Carraud, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 380-382 : Sero, iam senior, nullo duce, primo quidem hesitare, deinde vero pedetentim retrocedere ceperam inter fluctuationes meas, quas si percurrere cepero et michi confessionum liber ingens ordiendus erit, Augustini Confessiones liber obvius fuit. Cur enim de illo non fateor, quod ille de M. Tullio fatetur ? Ille me primum ad amorem veri erexit, ille me primum docuit suspirare salubriter, qui tam diu ante letaliter suspirassem. (liber) qui vago animo frenum dedit. Sequi illum incipio, verecundus adhuc, ut quem puderet mutare consilium. 4 De secreto conflictu curarum mearum, I ; je cite d’après l’édition admirablement commentée d’Enrico Fenzi : Francesco Petrarca, Secretum. Il mio segreto, Milano, Mursia, 1992, p. 114 : eo presertim quia, licet per maximas intervallis, quanta inter naufragum et portus tuta tenentem, interque felicem et miserum esse solent, quale quale tamen inter procellas meas fluctuationis tue vestigium recognosco. Ex quo fit ut, quotiens Confessionum tuarum libros lego, inter duos contrarios affectus, spem videlicet et metum, letis non sine lacrimis interdum legere me arbitrer non alienam sed propriam mee peregrinationis historiam. Je suis la traduction de François Dupuigrenet Desroussilles, Paris, 1991, p. 47. 5 Cf. par exemple Ugo Dotti, Vita di Petrarca, Bari, Laterza, 1987. Voir également F. Rico, Vida u obra de Petrarca. I, ‘Lectura del Secretum’, Padova, Antenore, 1974. Sur la relation de Pétrarque à Augustin voir : Petrarca e Agostino, a cura di Roberto Cardini e Donatella Coppini, Roma, Bulzoni, 2004.
VACATE ET VIDETE: NOTULE SUR LEDIRE
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la lecture, et donc les mots d’Augustin, ont produit un effet très profond sur Pétrarque. C’est exactement ce qui est décrit dans la célèbre lettre qui décrit l’ascension du Mont Ventoux (Familiares IV, 1) : arrivé au sommet de la montagne, il lit un passage des Confessions et cette lecture provoque une sorte de conversion. 2. Ce n’est pas seulement l’effet produit par la lecture qui doit ici retenir notre attention, mais aussi le fait que, assurément, Pétrarque construit sa biographie en s’inspirant de modèles littéraires. Le Secretum qui est un dialogue fictif entre François et Augustin - commencé après 1342-1343 - peut se lire comme une écriture en acte d’une autobiographie qu’il rédige d’abord pour lui-même, en quelque sorte à la recherche de soi-même : Petit livre, fuis donc les réunions des hommes, reste avec moi, et sois fidèle au titre que je t’ai donné. Tu es et seras à jamais Mon secret, car dans mes méditations les plus hautes, tu me répéteras en secret ce qui en secret t’a été confié6.
Dans le cas du Secretum, Pétrarque écrit sa vie pour se trouver lui-même ; dans d’autres textes, il la raconte pour les autres, comme par exemple dans la lettre qui conclut le recueil des Lettres de vieillesse (dit Posteritati). Or, il me semble que ces récits autobiographiques poursuivent un but très précis : avec eux, Pétrarque tente d’exposer sa conception propre et originale de la philosophie dans la forme littéraire la plus efficace et la plus expressive possible. La figure saisissante de Laura ou l’ascension du Mont Ventoux attestent que Pétrarque est un maître de la fiction autobiographique et des constructions historiques. Il habille ce qu’il a à dire au moyen de récits autobiographiques pour conférer à son propos plus d’intensité, de signification et de force de persuasion, non seulement par rapport au lecteur mais aussi vis-à-vis du narrateur lui-même. Comme Augustin dans ses Confessions et en l’imitant bien souvent, au cours de ses écrits, Pétrarque se construit une biographie idéale qui revêt une valeur philosophique. Au contraire du projet poursuivi par Augustin dans les Confessions, l’autobiographie « construite » par Pétrarque n’est cependant pas façonnée de manière théologique et n’est pas assumée par une ultime conversion ; bien plus, dans son cas, l’exemplarité consiste en la présentation et en la restitution philosophico-littéraire des contradictions qui engendrent des difficultés insurmontables et finalement l’échec de l’effort humain : « et jamais il n’y eut de
6 Secretum, Prohemium, op.cit., p. 98 : Tuque ideo, libelle, conventus hominum fugiens, mecum manisse contentus eris, nominis proprii non immemor. Secretum enim meum es et diceris; michique in altioribus occupato, ut unumquodque in abdito dictum meministi, in abdito memorabis. Traduction p. 33.
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fardeau aussi lourd que celui que je supporte en cet état, puisque, avec la mort à côté de moi, je cherche une nouvelle direction à donner à ma vie, et, tout en voyant la meilleure, c’est la pire que je suis. »7. Pétrarque a besoin de mises en scène autobiographiques, car, pour lui, la philosophie n’a de sens que si elle est entreprise en contact étroit avec la vie de celui qui philosophe. De savoir si ces scénarios correspondent à des événements historiques précis est finalement de moindre importance. Que Pétrarque ait réellement escaladé le Mont Ventoux en compagnie de son frère est moins important que ce qu’il a voulu signifier à son lecteur au moyen de ce récit de conversion. 3. Pour le philosophe Pétrarque, il s’agit moins de décrire et d’analyser ce qui est que d’inviter et d’inciter son lecteur à se chercher et se trouver lui-même. Des confirmations de cette démarche se rencontrent dans toutes ses oeuvres : si dans le traité De sui ipsius et multorum ignorantia, il explique par une critique de l’aristotélisme universitaire que l’essentiel de la démarche philosophique consiste à se connaître soi-même, d’autres textes mettent en évidence le rôle de la méditation sur la mortalité et la misère de l’homme : « rien n’est plus utile que la pensée de la mort »8. L’insistance sur ce point dans le Secretum est particulièrement impressionnante : Reprends-toi, et pour en revenir à notre point de départ, songe à la mort dont tu approches insensiblement, sans même le savoir. Attention ! Ne passe ni un jour ni une nuit sans penser à ta dernière heure. Tout ce que tu vois, tout ce qui te passe par la tête, rapporte-le à l’idée de ta mort9.
Dans le passage cité, Pétrarque à travers la figure d’Augustin, avec lequel il dialogue dans le Secretum, s’adresse à lui-même pour faire retour sur lui-même. D’autres textes, comme le De otio religioso, adressent ces impératifs au lecteur en l’invitant à faire quelque chose. Tout le traité peut, en effet, se lire comme une réflexion sur un verset du Psaume 45, 11 : « Vacate et videte » (Vaquez et voyez). 7 C’est ainsi que se termine la Canzone 264 : né mai peso fu greve / quanto quel ch’i sostengo in tale stato: / ché co la morte a lato / cerco del viver mio novo consiglio, / et vegio `l meglio, et al peggior m’appiglio. Pour le Canzioniere, il convient de consulter la remarquable édition de Marco Santagata, Milano, Mondadori, 2004 (2e édition). Pour le texte français : Pétrarque, Canzoniere, préface et notes de Jean-Michel Gardair, traduction du comte Ferdinand L. de Gramont, Paris, Gallimard, 1983. Il faut rapprocher ce texte de la fin du Secretum, où Pétrarque avoue également : Sed desiderium frenare non valeo. 8 De otio religioso II, iv, 29, op. cit., p. 290 : nulla tamen utilior quam proprie mortis cogitatio. 9 Secretum, III, op. cit., p. 274-276 : his igitur posthabitis, te tandem tibi restitue atque, ut unde movimus revertamur, incipe tecum de morte cogitare, cui sensim et nescius appropinquas. Rescissis veleis tenebrisque discussi, in illam oculos fige. Cave ne ulla dies aut nox transeat, que non tibi memoriam supremi temporis ingerat. Quidquid vel oculis vel animo cogitantis occurrit, ad hoc unum refer. Traduction, p. 180. Cf. également Secretum, III, op. cit., p. 279.
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Tout au long du texte, l’auteur explique les significations multiples de l’acte et des actes qui sont désignés par le verbe vacare10 . 4. Le lecteur de Pétrarque doit moins comprendre quelque chose que faire ce que les très nombreux impératifs dans ses textes demandent. On peut décrire de diverses manières ce qui est de la sorte exigé. Dans un premier texte très significatif, il implore les lecteurs de suivre leur propre chemin : Voilà pour moi le seul conseil que j’aie à donner, et je l’emprunte aux philosophes : que chacun mette, face à sa nature et sa façon d’être, ou la vie solitaire, ou la vie citadine, ou tout autre genre de vie, et détermine ce qui vraiment lui convient11.
D’autre passages précisent comment interpréter ce « quid suum sit » : il s’agit d’être présent à soi, de vivre pour soi. S’inspirant de Sénèque, Augustin et Perse, Pétrarque exprime ce souci de soi auquel il invite son lecteur de diverses manières : « être à soi et avec soi où que l’on se trouve »12, « faire retour à soi-même »13, « vivre pour soi-même »14, « se reprendre »15. Un des passages les plus explicites se trouve vers la fin du Secretum : « Je serai autant que possible présent à moi-même, je recueillerai les fragments épars de mon âme et je demeurerai avec moi, avec attention.»16. Ce retour à soi implique une conscience aiguë de la fragilité et de la finitude humaines, qui est pour Pétrarque l’un des motifs de sa foi chrétienne. 5. L’écriture de Pétrarque est donc, d’un côté, une présentation de soi-même durant laquelle l’auteur s’invente lui-même en écrivant17 et se montre comme dans un miroir à son lecteur18 ; d’un autre côté, cette manifestation de soi vise à réaliser une
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Voir à ce propos p. ex. De otio I, iv, 1, op. cit., p. 56-57. De vita solitaria I, iv, 4, op. cit., p. 86-87 : Hoc unum sumptum a philosophis consilium est michi, secundum quod solitariam vel urbanam vitam sive aliam quamlibet nature moribusque suis comparans norit quisque, quid suum sit. 12 De vita solitaria I, vi, 1, op. cit., p. 111: in utraque tuum esse et ubicunque fueris, esse tecum. 13 Cf. De vita solitaria I, i, 2, op. cit., p. 38 : ad se ipsos redire. 14 « Sibi vivere », voir à ce propos Familiares II, iv, 25 : « Vixisti aliis diu, incipe iamtandem tibi vivere. » À propos des sources chez Augustin, Sénèque et Perse, cf. le commentaire du Secretum de Fenzi, p. 348 (note 217), 413 (note 406), 417 (note 442). 15 « Se sibi restituere » cf. Secretum III, op. cit., p. 274 : His igitur posthabistis, te tandem tibi restitue, cf. le texte cité note 9. 16 Secretum, op. cit., p. 282 : Adero michi ipse quantum potero, et sparsa anime fragmenta recolligam, moraborque mecum sedulo. 17 E. Fenzi a exprimé cela d’une manière fort éclairante en disant que « Pétrarque est une invention de Pétrarque » (Pétrarca, Bologna, p. 111). 18 De vita solitaria, Praefatio, 12, op. cit., p. 36 : Adesto igitur: audies quid michi de toto hoc solitarie vite genere cogitanti videri soleat; pauca quidem ex multis, sed in quibus parvo velut in speculo totum animi mei habitum, totam frontem serene tranquilleque mentis aspicias. « Reste donc en ma compagnie : tu entendras mon sentiment et mes pensées communes sur tout ce genre de vie solitaire ; ce ne seront que peu de choses 11
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conversion éthique du lecteur : le dire philosophique doit inciter le lecteur à devenir meilleur. Le traité De sui ipsius et multorum ignorantia s’efforce de montrer qu’il ne suffit pas, comme Aristote, de définir la vertu, il faut l’enseigner de telle sorte que les lecteurs souhaitent réaliser ce qui est défini : Voilà donc les vrais philosophes, ces utiles professeurs de morale et des vertus, dont la première et la dernière intention est de rendre bon les auditeurs et leur lecteur, et qui non seulement enseignent ce qu’est la vertu et ce qu’est le vice et remplissent les oreilles du nom brillant de la vertu et du sombre nom de vice, mais implantent dans le coeur l’amour et le zèle pour la meilleure des choses et, pour la pire, la haine et la répulsion 19.
Il faut donc mettre la rhétorique au service de l’éthique qui est la philosophie première. Toutefois, l’art de vivre que Pétrarque entend enseigner n’est nullement un système de normes et de prescriptions. Il pense que la transcription de son expérience - le dire de son expérience - est en mesure de changer l’agir de son lecteur. Le prologue du Canzoniere réunit tous les éléments que nous avons évoqués dans cette notule : parlant de son expérience dont il pense que le lecteur la partage, il esquisse son itinéraire dont les trois cent soixante-six poèmes portent témoignage. Ce qui est dit est une invitation à suivre le même chemin pour devenir un autre homme : Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, le son de ces soupirs dont je nourrissais mon coeur, dans l’égarement premier de ma jeunesse, quand j’étais en partie un autre homme que je ne suis ; Pour ce style dans lequel je pleure et je raisonne, et qui flotte des vains espoirs à la vaine douleur, je compte trouver pitié non moins que pardon chez tous ceux qui connaissent l’amour par expérience. Mais je vois bien aujourd’hui comment pendant longtemps j’ai été la fable de tout le monde ; aussi souvent, en face de moi, je me fais honte de moi-même : Et de mes vanités la honte est le fruit que je recueille, avec le repentir et l’éclatante conviction que tout ce qui charme ici bas n’est qu’un songe rapide20. parmi d’autres, mais tu y verras, comme en un miroir, toute l’ayance de mon âme et tout l’air d’un esprit tranquille et serein. » 19 Traduction inédite André Longpré, de De sui ipsius et multorum ignorantia, IV, 57. Je cite l’édition suivante : Francisci Petrarce, De sui ipsius et multorum ignorantia. Della mia ignoranza e di quella di molti altri, éd. E. Fenzi, Milano, Mursia, 1999, p. 158 : Hi sunt ergo veri philosophi morales et virtutum utiles magistri, quorum prima et ultima intentio est bonum facere auditorem ac lectorem, quique non solum docent quid est virtus aut vitium preclarumque illud hoc fuscum nomen auribus instrepunt, sed rei optime amorem studiumque pessimeque rei odium fugamque pectoribus inserunt. Voir Ruedi Imbach, « Virtus illiterata. Zur philosophischen Bedeutung der Scholastikkritik in Petrarcas Schrift‚ De sui ipsius et multorum ignorantia », in Miscellanea mediaevalia 31, Berlin, 2004, p. 84-104. 20 Traduction F. L. de Gramont, p. 27 ; outre le commentaire de ce poème dans l’édition de Santagata, il faut se référer à l’étude de F. Rico, « Prologus al Canzoniere (Rerum vulgarium fragmenta I-III) », in An-
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La constellation que nous tentons de décrire est complexe : le Je poétique dit sa passion et sa douleur, mais il manifeste également à travers la totalité des poèmes, qui est aussi une sorte de journal autobiographique, comment il est devenu un autre. Le texte vise une certaine identification entre l’auteur et le lecteur de telle sorte que celui-ci reconnaisse sa propre pensée dans le dire du poète21.
nali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, s. III, xviii, 1988, p. 1071-1104. 21 Cf. la belle formule dans De vita solitaria I, i, 3 : sic eveniet, […] ut et tu in verbis meis tuam sententiam agnoscas.
ENTRE FORMES ET SUJET : L’ACTE DE PAROLE EN DROIT ROMAIN Annette Ruelle
Fin connaisseur des formulaires du ius civile, Varron, dans le livre VI du De lingua Latina, reconnaît au verbe latin agere (français « agir ») une signification énonciative : « agir et dire ». Il ressort de son analyse que l’action de parole que désigne le verbe est qualifiée sous l’angle d’un double rapport à la temporalité1 et au sujet agissant 2 , représenté au siège d’une pensée (cogitare), d’une parole (dicere) et d’une effectuation, une performance ( facere). L’érudit confirme la valeur énonciative du verbe en précisant, de l’orateur et l’augure, qu’ils agissent, car, plaidant une cause (causam agere) ou annonçant un présage (augurium agere), ils disent plus exactement qu’ils ne font3 . Voici donc réunis dès l’abord, autour du verbe latin agere et du grand Varron, les trois noms d’agent qui forment la thématique du recueil : actor, auctor, orator.
1 De lingua Latina, VI, 1. Voir Varron, La langue latine, Livre VI, texte établi, trad. et commenté par Pierre Flobert, Paris, les Belles Lettres, 1985. Désormais cité L. 2 L VI, 42. 3 Ibid. : Actionum trium primus agitatus mentis, quod primum ea quae sumus acturi cogitare debemus, deinde tum dicere ac facere. (…) Itaque ab eo orator agere dicitur causam, et augures agere augurium dicuntur, cum in eo plura dicant quam faciant, « Il y a trois [degrés] de l’agir, d’abord, l’agitation de l’esprit (agitatus mentis), parce que ce que nous avons l’intention d’accomplir (sumus acturi), nous devons d’abord y penser (cogitare), ensuite le dire (dicere) et puis le faire ( facere) […] C’est pourquoi, on dit de l’orateur qu’il agit la cause (causam agere, « plaider ») et des augures qu’ils agissent le présage (augurium agere, « annoncer le présage »), puisque, dans ces opérations, ils disent plus qu’ils ne font. »
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Ce triple faisceau, ou degré, de l’agir, qui définit l’axe du développement du livre VI à partir du § 41, assure la distinction sémantique avec deux autres verbes d’activité avec lesquels les contemporains de l’auteur, qui le souligne, avaient tendance à le confondre, facere et gerere4. Dès le premier paragraphe, l’érudit met en œuvre, sur le plan de la structure sémantique de la langue latine, la distinction aristotélicienne entre la πρᾶξιϛ et la ποίησις5, qui traverse la réflexion théologique et philosophique depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours6. Étymologiquement, agere est un verbe de mouvement, qui signifie « se diriger, aller, avancer » (emploi absolu), « faire avancer » (emploi transitif avec objet « animé » à l’accusatif)7. Dans la langue de la jurisprudence pontificale, à l’époque archaïque, le verbe désigne une parole formulaire, sui generis, à l’étude de laquelle notre exposé sera consacré. Dans la perspective d’une histoire de l’action au croisement du droit romain et de la structure sémantique de la langue latine, il s’agit de bien prendre la mesure de l’évolution sémantique dont le verbe indo-européen a fait l’objet dans la langue de l’ancien ius civile, d’où son influence s’est exercée sur le latin préclassique et classique. L’évolution du verbe latin vers l’expression de l’activité, en effet, s’engagea sur la base de la valeur énonciative qu’il développa dans la langue juridique à l’époque archaïque. D’où, la classification traditionnelle entre mouvement et activité des lexicographes qui, toutefois, ne s’interrogent jamais sur les ressorts d’une telle classification ni ne voient que l’évolution du verbe vers le champ de l’activité ne l’avait aucunement détaché de l’expression étymologique du mouvement, qui, même, donne à la parole que le verbe signifie sa tonalité particulière : verbe d’une parole en mouvement, on dira : une parole en action, une parole qui est action, non un message ou une information8…
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L VI, 42 et 77.
Aristote, Éth. Nic. VI, 1140 b ; Quintilien, Inst. or. II, 18. En particulier H. Arendt dans Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, préf. P. Ricoeur, Paris, Pocket Agora, 1983 [cité ci-après : Homme moderne] ; également : Qu’est-ce que la politique ?, trad. de l’allemand par S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995. 7 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1967, v° ago, p. 18 [cité ci-après d’après le nom des auteurs]. Les spécialistes posent une racine indoeuropéenne *H2eg- à initiale consonantique laryngale. P. Monteil, Élements de phonétique et de morphologie du latin, Paris, Nathan, 1986, p. 62, p. 125. 8 Aussi la tentative de rattacher, sur un fondement très conjectural de phonétique indo-européenne, agere au groupe auquel appartient le verbe aio, « je dis », fait-elle violence au champ lexical du verbe latin. U. Manthe, « Agere und aio : Sprechakttheorie und Legisaktionen », dans M. J. Schermaier et al. (éd.), 6
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À l’échelle de l’histoire de la langue latine, une telle évolution, dont on sondera les causes qui ont pu déterminer son succès à l’échelle collective de la langue9, paraît conditionnée par l’absence de la racine indo-européenne *wergh, grec ῥέζω, ἔρδω, qui exprime l’activité efficace, le sacrifice10, dans les langues italiques11. Elle est consommée en bas-latin où la signification « pousser en avant » (en particulier, dans la langue pastorale, le bétail), réputée « propre » par les auteurs classiques (Servius, Ecl. : 1, 13 proprie agi dicuntur pecora), fut assumée par le verbe minari qui, avec le sens initial « menacer les bêtes du fouet pour les faire avancer », a pris la valeur extensive de « conduire les animaux » dans la langue rustique et populaire de la basse époque ; d’où en français « mener »12. L’importance d’une telle évolution sémantique ne saurait être assez soulignée, la postérité du verbe agere dans les langues romanes s’expliquant au creuset de son passage par la langue juridique à l’époque du proto-latin, où les emplois énonciatifs, formulaires, qu’il y développa déterminèrent son évolution vers l’expression de l’activité en latin classique (comme on voudrait le montrer). Pour autant, le droit n’est pas le seul domaine où le verbe a développé des emplois énonciatifs dans la langue pré-classique, l’action de grâces (gratias agere), l’action dramatique (le théâtre grec, tragédies et comédies, comme dans l’expression partes agere, « jouer un rôle ») et l’action oratoire (causam agere, « plaider une cause ») étant venues enrichir sous la République un champ lexical et sémantique de l’action et de la parole étonnant tant au regard de l’histoire de la langue latine que sur le plan des institutions de la civitas. Quelques éléments de philologie et de sémantique forment un prélude nécessaire. L’analyse de la structure sémantique de la langue latine, en effet, selon une exigence de méthode chère au regretté Yan Thomas13, se révèle au fondement d’une réflexion de nature épistémologique dont dépend la qualité de l’exégèse des sources du droit romain. Deux catégories de formules retiendront notre attention : dans les
Iurisprudentia universalis, Festschrift für Theo Mayer-Maly zum 70. Geburtstag, Köln - Weimar - Wien, 2002, p. 438. 9 V. Nyckees, « Changement de sens et déterminisme culturel », MSL 9 (2000), p. 31 [cité ci-après : Changement de sens]. 10 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968, v° ἔργον, p. 365-366 [cité ci-après d’après le nom de l’auteur]. 11 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op.cit., v° ago, p. 18. 12 Festus L. p. 21 « Agere » ante se pellere id est minare ; A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op.cit., v° minare ; A. Rey et al., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995, v° mener. 13 Y. Thomas, « La langue du droit romain. Problèmes et méthodes », APD 19 (1974), p. 108 [cité ciaprès : Langue du droit romain].
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premières qui étaient énoncées par le rex sacrorum dans le contexte du sacrifice public (hoc age) et du rite de l’exécution capitale (lege age), le verbe fait l’objet de sa propre énonciation, sous une forme impérative ; dans les secondes, le verbe désigne l’accomplissement d’actes de parole, à la première (et à la deuxième) personne, qui composent un espace procédural dans les XII Tables, l’espace de l’agir. L’art sui generis de la formule qui s’y observe opère au départ d’énoncés qui, abolissant la fonction référentielle du langage, ne réfèrent qu’à l’énonciation, au centre de laquelle rayonne le sujet agissant et disant, l’actor. Enfin, dans la perspective d’une histoire de l’acte de parole, on tentera de saisir les ressorts culturels et linguistiques au départ desquels fut produite, et pour quelle postérité, la figure de l’agir dans l’ancien droit romain.
Le verbe agere : éléments de philologie et de sémantique Comme l’écrit la linguiste Marina Yaguello, la recherche du sens se fonde sur une compétence grammaticale14. S’agissant du verbe, l’analyse repose sur des paramètres grammaticaux et sémantiques, les premiers étant le sujet, la voix et la diathèse, le temps, le mode et la construction (transitive ou intransitive), et, parmi les seconds, notamment, le trait / animé / ou / inanimé / du sujet ou de l’objet à l’accusatif du verbe. Le détail d’une telle analyse, que nous avons conduite dans le corpus des sources littéraires républicaines, ne peut certes pas figurer ici15. Il convient, néanmoins, de mettre en évidence la richesse du champ lexical du verbe, dont les dimensions convergent à comprendre sous toutes ses facettes la nature sui generis du procès de parole qu’il désigne dans la langue et selon la technique du droit civil.
Le sujet « animé » du verbe actif À la voix active, le sujet du verbe est toujours un être animé : une personne ou un être dont l’activité est comparable à celle de l’homme16 : les dieux, les éléments naturels, les passions (désir, vengeance, effroi), la nécessité (par exemple : Plaute,
14 M. Yaguello, Alice au pays du langage. Pour comprendre la linguistique, Paris, Seuil, 1981, p. 148 [cité ci-après : Alice]. 15 Voir notre thèse (appendice philologique) : Agir et dire sous la République romaine. Anthropologie juridique des formes de la procédure et son application à la question de l’histoire du contrat civil dans le droit privé à l’époque archaïque, Bruxelles, 2007. À paraître aux Editions Romandes (Schultess), Genève, Bâle, Zurich. 16 Il en est de même en français. TLF, v° agir, p. 147 & 149.
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Pers. 852 : Sescenti nummi quid agunt ? quas turbas danunt ?, « Tu vois l’effet (quid agunt) de ces six cents écus ! Que de tempêtes ils soulèvent ! »). Cicéron l’avait déjà souligné17 : Cum inter inanimum et animal hoc maxime intersit, quod animal agit aliquid, « Entre un inanimé et un être animé la différence essentielle est que l’être animé exerce une activité (agit aliquid) ».
Intransitivité et diathèse La diathèse marque la position qu’occupe le sujet par rapport au procès que le verbe désigne18 . En comparant le sanskrit, le grec et le latin, Benveniste avait identifié deux diathèses, une diathèse externe, à l’actif, et une diathèse interne au moyen (en grec ancien) ou au déponent latin19. Les recherches récentes ont établi que, contrairement à la diathèse interne, la diathèse externe n’était pas morphologiquement marquée en latin, et critiqué la conception, d’ailleurs contradictoire, selon laquelle le sujet d’un verbe actif serait nécessairement « actif » et volontaire (comme, inversement, serait « patient » le sujet d’un passif)20. La voix active n’a pas pour rôle constant, donc, fondamental, d’exprimer l’activité, la volonté ou la responsabilité du sujet dans le déroulement du procès. De la même façon, la diathèse interne s’exprime sémantiquement à la voix active21, comme, précisément, dans le cas des verbes de mouvement22 .
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Cic. Ac. 2, 37. Marie-Dominique Joffre définit la diathèse comme le « contenu sémantique qui émane de la r e l a t i o n établie entre le verbe et une unité de la catégorie nominale (qu’il s’agisse du sujet grammatical ou du substantif dont dépend le participe) ». M.-D. Joffre, Le verbe latin : voix et diathèse, Louvain-Paris, Peeters, 1995, p. 14 [cité ci-après Le verbe latin]. 19 « Dans l’actif, les verbes dénotent un procès qui s’accomplit à partir du sujet et hors de lui. Dans le moyen, qui est la diathèse à définir par opposition, le verbe indique un procès dont le sujet est le siège ; le sujet est intérieur au procès. » É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 172 (« Actif et moyen dans le verbe ») [cité ci-après : PLG I ou II (Paris, 1974)]. 20 Sur le parti pris sémantique des qualifications françaises de voix « active » et « passive » au départ de la terminologie des Stoïciens (ἐνεργέια « action » et πάθος« passivité ») : P. Flobert, « Sur la validité des catégories de voix et de diathèse en latin », dans Cl. Moussy et S. Mellet (éd.), La validité des catégories attachées au verbe, Table ronde de Morigny, 29 mai 1990, Paris, PUS, 1992, p. 38 [cité ci-après : Voix et diathèse]. 21 Du point de vue de la diathèse, le système latin n’est donc pas symétrique, seule la voix passive étant diathétiquement marquée. Ce sont des facteurs extérieurs au verbe actif, contexte, contenu sémantique des lexèmes (sujet et verbe), construction transitive ou intransitive, qui concourent à la production de multiples effets de sens, y compris celui de la diathèse externe. M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 43. 22 « Il semble difficile d’admettre qu’un sujet qui libère toute son énergie dans un mouvement reste extérieur au processus qu’il est justement en train de créer : il est au contraire le lieu de la réalisation du mouvement qu’il engendre. » M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 42. 18
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Le verbe agere possède une caractéristique dont l’absence de signification diathétique des désinences actives permet de rendre compte, celle d’être un actif ambivalent, un verbe qui présente des emplois transitifs et d’autres intransitifs, tels que le changement de statut du verbe s’accompagne d’une modification de la position du sujet par rapport au procès et inclut un changement de signification du verbe transitif23. Détail philologique de la première importance… Si le verbe agere est généralement transitif dans la langue commune, en effet, la construction absolue est attestée dans les XII Tables24 et dans la littérature archaïque (IIIe-IIe s. av. J.-C.)25 ; on y rattache la particule énonciative age, sur laquelle nous reviendrons26. En grec, l’emploi absolu ἄγειν « se diriger vers » est surtout attesté dans la langue militaire27 et, en irlandais ancien, la racine a donné en britonnique un verbe qui, au contraire de ce qui se passe ailleurs, est le plus souvent intransitif et signifie « aller »28. Or, dans la langue du droit romain archaïque, la construction du verbe est précisément intransitive, avec, le cas échéant, les compléments prépositionnels cum + abl. (« avec et contre »)29 et de + abl. (« au sujet de »)30 : on agit, en droit, avec et contre quelqu’un (agere cum aliquo) au sujet d’une affaire dont l’enjeu surgit au point de rencontre de la mise en présence de deux affirmations incompatibles, bien que d’égale valeur (ce dont s’agit, la res de qua agitur, dans les procès)31. On voit donc
23 M.-D. Joffre, Le verbe latin, op.cit., p. 421. Par exemple, en latin, vertere aliquem aliquid / aliquis, aliquid vertit. M.-D. Joffre, Ibid., p. 43. En ce sens : M. Bréal, Essai de sémantique (Science des significations), Paris, Leroux, 19084, p. 195 [cité ci-après : Essai de sémantique] ; S.W.F. Margadant, « Transitiv und intransitiv », Indogermanische Forschungen 50 (1932), p. 121 ; contra (à tort) : S. López Moreda, Los grupos lexemáticos de « facio » y « ago » en el latín, arcaico y clásico. Estudio Estructural, Salamanca, 1987, p. 144. 24 XII Tables 7, 7 viam muniunto. ni sam delapidassint, qua volet iumento agito, « Que [les riverains] construisent la route. S’ils ne l’ont pas empierrée, que [le passant], par où il voudra, circule avec sa bête de trait. » (trad. J.-H. Michel). 25 Lucilius Sat. 30, 1092 surgamus, eamus, agamus ; Pacuvius Trag. 350 agite, ite, evolite rapite ; Plaute Pers. 216 ; Bacch. 1106. On notera qu’il s’agit systématiquement d’emplois du verbe sous une forme énonciative (impératif, subjonctif exhortatif, interrogatifs) et, plus étonnant encore, que les interrogations (chez Plaute) fonctionnent comme formules de politesse dans la conversation : ainsi, la question unde agis ? des Bacchides, littéralement « d’où viens-tu ? », exerce une fonction de prise de contact dans le cadre d’une salutation : « Salut ! Comment ça va ? ». 26 A. Ernout et A. Meillet, v° ago, p. 15 ; P. Chantraine, v° αγὤ, p. 17. 27 P. Chantraine, v° ἄγω, p. 17. 28 J. Vendryes, Lexique étymologique de l’irlandais ancien, Fasc. 1, Dublin, DIAS, 1959, v° ag-, A-22 [cité ci-après : Lexique]. 29 Cum signifie « avec », mais aussi, comme le grec σύω, « contre », la préposition associant les deux conduites sociales irréductibles que sont le conflit et la coopération, l’affrontement et la cohésion, au fondement de l’intégration du lien social. Sur ceci : S. Lecointre, « À l’épilogue, le jugement », Droit et cultures 26 (1993), p. 127. 30 A. Ernout et A. Meillet, op.cit., v° ago, p. 16 ; M.-D. Joffre, Le verbe latin, op.cit., p. 183. 31 Sur l’intégration de ce modèle jurisprudentiel au niveau des principes d’une discussion réglée et méthodique : Cic. Fin. II, 1, 3.
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que les emplois intransitifs de la langue du droit sont conformes aux données de l’étymologie et attestent d’un état ancien de la racine. Mais la signification énonciative que le verbe y revêt, elle, est singulière en latin comme dans la famille des langues indo-européennes.
Proprie dicimus agi animalia (l’objet « animé » à l’accusatif) Hors la langue du droit, en emploi transitif, l’opposition entre la nature animée et inanimée du référent de l’objet à l’accusatif sous-tend une articulation sémantique fondamentale du champ lexical du verbe. Le référent de l’objet à l’accusatif est toujours animé, qu’il le soit naturellement (homme ou animal) ou artificiellement (une tour de siège sur roulettes, un chariot), concrètement (bourgeons, fissures, étincelles, écume) ou abstraitement (la vie, le temps qui passe, les saisons, la croissance, l’agonie, la parole, etc.) La signification ne diffère pas moins selon les propriétés sémantiques du nom à l’accusatif. Gaius, dans son commentaire à la Loi des XII Tables, le disait déjà : « agi » [proprie dicimus] ea quae animalia sunt, « sont proprement dits être agis les êtres animés »32 . Dans le registre militaire, parmi les différentes manières d’emporter le butin, agere s’applique aux êtres animés (animalia), ferre se disant des choses inanimées qui se portent à bras-le-corps (suo corpore) et portare de celles dont on charge un quadrupède domestique (iumento secum). Sous la poussée qu’il subit, le référent animé de l’objet se met lui-même en mouvement, soumis, tantôt, aux impulsions qui le dominent, renâclant, refusant l’emprise, la re-poussant, tantôt… Aussi le mouvement que le verbe exprime implique-t-il fondamentalement un rapport de force entre les actants du procès, tel que le sujet-agent est en position de dominant (sémantiquement, le sujet-agent est un « vainqueur ») et l’objet agi en position de dominé : un vaincu soumis à une contrainte irrésistible qui le mène, animal, au sacrifice ou à la domestication, ou, homme ou femme, à la peine capitale collective ou à la servitude. Saint Augustin le soulignait déjà, à la faveur d’une distinction sémantique entre les deux verbes de mouvement que sont agere et regere : être agi implique l’impuissance à accomplir
32 Gaius (3 ad L XII Tab.) D. 50, 16, 235 : per « Ferri » proprie dicimus, quae quis suo corpore baiulat ; « portari » ea, quae quis iumento secum ducit ; « agi » ea, quae animalia sunt.
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soi-même quoi que ce soit33, la perte, donc, avec la puissance, de la liberté (à commencer par la liberté de mouvement). La valeur agonale du procès se confirme à la lumière de ses contextes d’emploi, à savoir, si le référent de l’objet est un homme : la guerre en ses conquêtes, déclinés par Salluste en trois temps, que marquent les emplois du verbe, « la victoire, le butin, la gloire » (Iug. 85 victoria, praeda, laus) ; l’esclavage ; la peine collective infamante (précipitation, lapidation, crucifixion) et la violence privée. Et si le référent de l’objet est un « animal » : le sacrifice34, le domptage des grands quadrupèdes domestiques, la domestication animale, les jeux du cirque. Agonale, ou, selon l’étymon grec, agonistique, la lutte et la victoire sont au cœur des valeurs attachées aux emplois de la racine35. Le grec l’exprime avec le nom ἀγώυ, qui signifie « (assemblée avec) concours » dans l’Iliade, « lutte, concours » en grec classique36, duquel dérive le verbe dénominatif ἀγωνίζομαι, « chercher à gagner dans un concours ». Indiquant le procès d’une prévalence manifestée dans une épreuve de force, agere apparaît sémantiquement proche du grec homérique κρατεῖν. L’action qu’il désigne recouvre exactement, en effet, les deux valeurs reconnues par Benveniste au κράτος indo-européen37 : « supériorité, prévalence » dans une épreuve de force ou d’habileté, et domination, « pouvoir (d’autorité) comme un avantage personnel et permanent ». Pur différentiel dans l’épreuve, le κράτος ne doit être confondu ni avec la « force physique » ni avec la « force d’âme ».
33 Gest. Pelag. 3, 5 : « Il y a plus, à n’en pas douter, à être agi (agi) qu’à être dirigé (regi). Celui qui est dirigé, en effet, exerce une activité (aliquid agit), et c’est pourquoi on le dirige, pour qu’il l’accomplisse (agat) correctement. Mais celui qui est agi, on peut à peine concevoir qu’il exerce une activité (agere aliquid). » 34 Dans un beau texte des Fastes (F. I, 317-334), Ovide ne propose pas moins de six étymologies de l’adjectif agonalis (dans l’expression lux Agonalis, nom d’une fête sur laquelle on reviendra p. 96 sqq.) au départ du verbe agere, dont cinq en rapport avec le sacrifice et la domestication, et, la sixième, d’après les jeux grecs (ἀγών). Aux yeux de l’auteur, la meilleure origine est le mot agonia, qui désignait le bétail dans l’ancien latin (331 Et pecus antiquus dicebat agonia sermo), reprise à Verrius Flaccus : L p. 9 Hostiam enim antiqui agoniam vocabant, « les anciens appelaient la victime (hostia) agonia ». D. Porte, L’étiologie religieuse dans les Fastes d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 208 ; J.W. Poultney, The bronze Tables of Iguvium, New York, 1959 (Ib 29, 37 ; VIb 18, 18 ; VIIa 10, 45 ; III 13). 35 Skr. Ajíh « combat » ; moy. irl. : ág « combat, lutte » et « ardeur guerrière ». J. Pokorny, Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, I, Bern-München, Rix éd., 1959, v°ago, I, p. 4-5 ; J. Vendryes, Lexique, Fasc. 1, op. cit., A 22-23. 36 Réfutant une opinion traditionnelle depuis l’antiquité (P. Chantraine, v°ἄγω, p. 17), J. D. Ellsworth a montré que le nom Ἀγών portait déjà le trait « rivalité, concours » dans la langue homérique : « The Meaning of AGON in Epic Diction », Emerita 49 (1981), p. 97 ; « Agamemnon’s Intentions, Agon, and the Growth of Error », Glotta 54 (1976), p. 228 ; « The Meaning of AGON : an Unrecognized Metaphor in the Iliad », CPh. 69 (1974), p. 258. 37 É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, éd. de Minuit, 1969, II, p. 77.
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Selon la docilité de l’objet agi, le rapport de force s’exprimera avec une intensité relative. Aussi le verbe se spécialise-t-il dans la langue pastorale à l’époque historique (« pousser en avant bêtes et troupeaux »)38, en grec où, concurrencé par d’autres verbes avec lesquels son champ lexical a fini par se confondre (ἡγέομαι, ἐλαύνω), il a perdu plus radicalement que le latin ago la valeur de la racine indo-européenne39, et en latin, comme Servius le notait40, où de tels emplois du verbe de mouvement sont eux-mêmes appelés à disparaître dans la langue rustique et populaire de la basse époque, comme nous le savons.
Le passif Le rapport de force est au cœur du procès que désigne le verbe agere à la voix active. Il n’en est pas autrement à la voix passive, de différentes manières : sous la forme du passif personnel dit « intrinsèque »41, où le sujet est toujours « inanimé », comme dans res agitur42, ou pecunia agitur43, « une chose, une somme d’argent est en jeu », au tour passif impersonnel (formé sur le verbe intransitif), - comme dans la formule res de qua agitur44 du procès formulaire, ou l’expression is cum quo agitur, qui désigne le défendeur en justice, « celui avec lequel on agit » (Gaius 4, 119), - et, encore, avec les formes en -*to- (actus, a, um), pourvoyeuses d’une expression à 38 Les composés du verbe en attestent aussi (notamment, subigo, qui signifie « mener la femelle au mâle »), ainsi que les dérivés, tels agolum, la « houlette » du berger (Festus L. p. 27) ou ager, « le champ » (Pline 18, 3, 9). Comptons encore l’expression technique du droit des biens, le ius agendi (Gaius 2, 31, à ne pas confondre avec le ius agendi du magistrat), qui désigne une des trois modalités du droit de passage, et l’abigeus, -i, « le voleur de troupeaux ». Le vol de tout ou partie d’un troupeau reposait sur une technique spécifique décrite par Ulpien par analogie avec le pillage (Ulpien, 8 de off. procons., D. 47, 14, 1 pr-1). 39 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, op. cit., v°ἄγω, p. 17. 40 Servius, Ecl. I, 13 : proprie agi dicuntur pecora. 41 Sur cette terminologie inspirée de Priscien, que l’absence de la voix moyenne en latin rend préférable à « médio-passif » : P. Flobert, Voix et diathèse, op. cit., p. 41. 42 Plaute, Ep. 422 : res magna amici apud forum agitur, « un de mes amis a une affaire importante qui est pendante au forum » ; Pseud. 645 At illic nunc negotiust ; res agitur apud iudicem, « Mais il est en affaire pour le moment ; son procès passe devant le juge » ; Rud. 1148 : Gripe, accede huc, tua res agitur, « Gripus, approche de ce côté, c’est ton intérêt qui est en jeu » (cf. Rud. 1178 […] istaec res male evenit tibi, Gripe, « (…) L’affaire a mal tourné pour toi, Gripus ») ; Stich. 129. Eg. Ter., Phorm. 631 Non capitis ei res agitur, sed pecuniae ; Cic. Pro Rosc. Am. 103-104 ; 110, 4 ; Pro Quinct. IX, 7 ; In Verr. IV, 76, etc. 43 Térence, Heaut : 476 Non nunc pecunia agitur, « ce n’est pas l’argent qui est en question aujourd’hui » ; Cicéron, Pro Quinct. 53, 1 ; 53, 4 ; Pro Sulla 49, 1 ; 83, 13 : sed cum agatur honos meus amplissimus, gloria rerum gestarum singularis, « mais puisqu’il s’agit de ma magistrature suprême et de la gloire incomparable que j’y ai acquise » ; De or. II, 192 : cum agitur (…) ingeni nostri existimatio ; Fin. II, 17, 56 ; etc. En dehors de notre période, Tite-Live écrit joliment : I, 25 imperium agebatur, « le pouvoir suprême était en jeu » (à propos du combat des Horaces et des Curiaces). 44 Gaius 4, 40 ; 4, 47 ; 4, 119 ; Tab. Sulp. XXXI ; Valerius Probus 326, n° 49 (Girard) ; Varron R. 2, 2, 6, 1 ; Cic. Pro Mur. 28. Y. Thomas, « La valeur des choses. Le droit romain hors la religion », Annales HSS 6 (2002), p. 1454 [cité ci-après : La valeur des choses].
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valeur gnomique45 dont, comme le précise Donat, l’origine est juridique46 : actam rem agere, ou actum agere, « agir [après] l’acte accompli », ou principe de la chose jugée (Gaius 4, 107 de eadem re agi non potest), formes sur lesquelles on ne s’étendra pas ici. Soulignons toutefois le rapport à la temporalité de l’agir que ces dernières marquent linguistiquement. Par son inscription nécessaire dans le présent « actuel » contemporain de l’énonciation, en effet, le rapport de l’agir à la temporalité est coextensif de la vie du droit, l’action s’épuisant sur une situation nouvelle à l’échelle de la communauté souveraine : res iudicata (et res in iudicium deducta), ou « chose jugée », et lex rogata, plebiscitum et senatusconsultum, toutes formes en *to- indiquant que l’action a épuisé sa signification dans son propre exercice (actum est)47. Au passif intrinsèque, le sujet « inanimé » (res, pecunia, honos, ingeni existimatio, caput) est le siège d’un processus autonome et spontané duquel dépend un événement qui en épuise la signification (selon les contextes, un procès, un pari, un tirage au sort, une question de vie ou de mort, d’honneur, de réputation, d’amitié, etc.) D’où, la notion d’un « enjeu en cours de décision » si caractéristique de cette série d’emplois (ou d’« enjeux vidés, épuisés » dans le cas des formes en *to-).
L’objet « inanimé » à l’accusatif Même « inanimé », l’objet à l’accusatif du verbe signifie toujours une réalité dynamique, un processus naturel, autonome et spontané présentant pour l’homme qui le subit (le sujet du verbe) un caractère irrésistible : la vie (aetatem, vitam agere, « passer sa vie, vivre »), la croissance (gemmas, radices agere, « pousser des bourgeons, des racines, grandir »), le vieillissement (senectutem agere), l’agonie (agoniam agere, « être à l’agonie »), le temps (tempus, aevum agere), les saisons (hiemem agere, « hiverner »), etc. À cette classe appartient un groupe essentiel de notre point de vue. Dans une première série, le verbe est construit avec un nom « abstrait » doté du sème / qui se dit / à l’accusatif : nugae, « balivernes, sornettes » (Plaute), gratiae, « grâces, actions 45
Ter. Phorm. 419 ; Cic. Lael. 22, 85. Donat ad Ter. Phorm. 419, Eun. 54 et And. 465. D. Liebs, « Die eigentliche Bedeutung von actum agere und actum est », Festschrift für H. Hübner zum 70. Geburtstag, Berlin-New-York, 1984, p. 101. 47 Voir, sur le rapport de l’agir à la temporalité, les réflexions importantes de H. Arendt, Homme moderne, op. cit., p. 241 et la préface de P. Ricœur, p. 24. Ce trait rattache l’agir à la stylisation de l’action tragique : cf. Aristote Poétique VII, 50 b 24-25. 46
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de grâces », laudes, « louanges », fabula, « pièce de théâtre (tragédie et comédie grecque) », partes, « rôle d’un acteur », causa, « affaire en débat, controverse », etc. Dans la seconde, il apparaît construit avec un pronom neutre (hoc agere)48 ou le nom rem à l’accusatif, dans la conversation courante. Nous reviendrons plus loin sur ces derniers (infra p. 96 sqq.). Quant aux premiers, malgré leur intérêt dans la perspective d’une anthropologie du sujet dans l’univers de la cité antique, ils resteront à l’horizon d’une contribution focalisée sur l’étude des formules de l’agir dans l’ancien ius civile. Contentons-nous de souligner les trois formes stylisées de l’interaction qui se dégagent de ces emplois, trois locutions qui se formèrent respectivement au Ve, au IIIe et au dernier siècle de la République : l’action de grâces (gratias agere, « remercier »), l’action dramatique ( fabulam agere, « jouer une pièce de théâtre ») et l’action oratoire (causam agere, « plaider une cause »), où se confirme la valeur d’une parole subjective et interactive que le verbe a développée dans la langue du droit archaïque. De fait, tous les noms à l’accusatif désignant une chose / qui se dit / susceptibles de former une locution avec le verbe agere constituent une figure de l’interaction : fabula, « pièce dramatique »49, comoedia et tragoedia50, causa, « affaire en débat, controverse »51, et d’autres, comme laudes « louanges » ou gratia, sur lequel nous reviendrons. Ainsi encore, chez Plaute, l’expression nugas agere : « dire des balivernes, muser »… dire des riens, c’està-dire, « dire, mais ne pas agir » : le procès ne représente pas une parole sans message (une parole qui ne dit rien), mais l’échec de la parole (une parole qui ne fait rien)52 . Sur le plan philologique, on remarquera que la parole est un procès qui présente un certain caractère de spontanéité par rapport au sujet énonciateur. Même si le sujet du verbe actif prend une part active, volontaire et consciente à l’activité dont il est le
48 Un démonstratif (hoc, id, istuc), un interrogatif (quid, ecquid, quidnam), un indéfini (quid, aliquid, quidque, unumquidque, quidlubet, quicquam, nihil), un relatif indéfini (quidquid). 49 Fabula dérivé du verbe for, fari, signifie « conversation », d’où « sujet (ou objet) de conversation, récit », en particulier « récit dialogué et mis sur la scène » ( fabula scaenica, fabula ad actum scaenarum composita) ; cf. le dénominatif fabulor, -aris « converser, causer avec » ; A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire…, op. cit., v° for, p. 245. 50 Appelées en grec δράματα, « poèmes dramatiques », car elles représentent des personnages en action (ὅτι μιμοῦνται δρῶντας). Arist. Poét. III 48 a 20 sq. 51 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire…, op. cit , v°causa, p. 108. 52 Il existe un verbe déponent, nugor (-ari), de même sens.
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siège, son autonomie par rapport au langage, comme il est bien connu depuis Freud, est très relative53.
Le verbe agere et les anciens formulaires pontificaux Deux catégories de formules doivent retenir notre attention. Les premières, qui remontent à l’époque des origines de Rome, étaient énoncées par le rex sacrorum dans le sacrifice public (hoc age) et le rite de l’exécution capitale (lege age) (A.) Les secondes recouvrent un espace procédural dans les XII Tables, l’espace de l’agir, où le verbe désigne l’accomplissement d’actes de parole à la première (et à la deuxième) personne (B.)
Le verbe agere à l’impératif dans le sacrifice public et le rite de l’exécution capitale On a déjà souligné l’absence de la racine indo-européenne *wergh (grec ῥέζω, ἔρδω), qui signifie l’activité efficace, le sacrifice, dans les langues italiques. Dans les Tablettes Eugubines, le verbe italique aitu désigne l’action de faire avancer les victimes conformément au protocole du sacrifice (verbe de mouvement)54 . Toujours dans le contexte du sacrifice apparaît en latin une série d’emplois formulaires et énonciatifs du verbe agere. Ces formules se caractérisent par un emploi du verbe en situation d’énonciation : hoc age55, dans le sacrifice public, lege age56 , dans le rite de l’exécution capitale par décapitation à la hache, le plus ancien mode d’exécution publique à Rome (securi percussio)57. La formule était prononcée par un héraut sur
53 S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, trad. de l’allemand par D. Messier, Paris, Gallimard, 1988. 54 Vide supra n. 11. 55 Plut. Cor. 25 ; Numa 14 ; Galba 27 (en grec δρᾶτε) ; Suet. Cal. 58. Rapportés au discours indirect : Suet. Galba 20 ; Tacite Hist. 1, 41 (en emploi absolu sans hoc) ; Sénèque mentionne un hoc agamus (subjonctif exhortatif) que Sylla aurait prononcé pour revigorer les sénateurs blêmes qui assistaient à l’exécution des sept mille citoyens condamnés par le dictateur : Clem. 1, 12, 2. 56 Sen. Rhét. Contr. 9, 2, 22 ; 10, 3, 6 ; Tite-Live 26, 16, 3 ; au discours indirect : Tite-Live 26, 15, 9 ; Val. Max. 3, 8, 1 ; également : Sen. De ira 1, 16. Il s’agit de verba legitima (Sen. Rhét. 9, 2, 22). Voir Th. Mommsen, Le droit pénal romain, trad. de l’allemand par J. Duquesne, Paris, Fontemoing, 1907, III, p. 252 n. 3 [cité ci-après : Droit pénal] ; B. Gladigow, « Die sakralen Funktionen der Liktoren. Zum Problem von institutioneller Macht und sakraler Präsentation », ANRW, I, 2, 1972, p. 310 ; p. 313 ; Cl. Lovisi, Contribution à l’ étude de la peine de mort sous la république romaine (509-149 av. J.-C.), Paris, De Boccard, 1996, p. 162 n. 46 ; p. 166 [cité ci-après : Contribution] ; C. Cascione, « Lege agere e poena capitis : qualche spunto ricostruttivo », Iuris vincula. Studi in onore di Mario Talamanca, Napoli, Jovene, 2001, p. 515. 57 Th. Mommsen, Droit pénal, op. cit., III, p. 252 ; Cl. Lovisi, Contribution, op. cit., p. 158.
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l’ordre du rex, ou, dans les sacrifices, d’un prêtre, selon Plutarque. Quelle signification attribuer à cette formule, ou, plus exactement, à son énonciation (voir aussi infra, p. 96 sqq.) ? Selon Plutarque, l’usage de prononcer les mots hoc age, qui signifient « veille à ce que tu fais », se comprend dans le contexte de l’institution du culte sacrificiel par le roi légendaire Numa, tout spécialement en rapport avec cette exigence suprême du grand roi, que Plutarque associe au pythagorisme, de n’assister jamais à la légère à une cérémonie sacrée, distraitement ou préoccupé par une affaire, mais dans le recueillement, la concentration et le silence. Le sens de la formule s’apprécie donc en fonction de son énonciation et des effets qui en procèdent en situation : produire la concentration et le rassemblement de tous les participants autour de l’acte au point de s’accomplir : mise à mort de la victime, exécution du condamné58. Le polygraphe saisit dans ce texte une nuance essentielle : le procès représenté par le verbe n’est pas l’action « ponctuelle » de la mise à mort59, mais l’action en tant que l’agent se dispose à l’accomplir et attire l’attention de chacun sur son imminence. Il suit de ceci que l’interlocuteur du magistrat qui, par l’intermédiaire du héraut, dit hoc age ou lege age, n’est pas (pas seulement) le victimaire ou le licteur, mais l’ensemble des participants, la communauté qui assiste à la scène. La particule énonciative age, en effet, se construit sans égard à la catégorie du nombre, comme le notaient déjà les anciens60, et peut donc être adressée, au singulier, à un ensemble de personnes. La formule est associée à une expression technique dans le rite de l’exécution capitale61 : animadvertere in damnatos, « attirer l’attention contre le condamné »62. Sénèque Rhéteur précise que les mots lege age procèdent, en somme, d’une figure,
58 Plut. Numa 14, 5 : « Quand un magistrat s’occupe d’augures ou de sacrifices, on crie : hoc age (τοῦτο πρᾶσσε), mots qui signifient (σημαίνει δὲ ἡ φωνή : “Veille à ce que tu fais”, et dont l’effet est de rassembler (συν) les assistants dans une attention et une ordonnance commune (συνεπιστρέφουσα καὶ κατακσμοῦσα). ». Également : Plut. Cor. 25, 3-4. 59 Cf. O. Casel, « Actio in liturgischer Verwendung », Jahrbuch für Liturgiewissenschaft 1 (1921), p. 35. 60 Serv. Aen. 2, 707, nous y reviendrons. 61 Th. Mommsen, Droit pénal, op. cit., III, p. 246 ; Le droit public romain, trad. de l’allemand par P.-Fr. Girard, Paris, Ernest Thorn, 1889-1896, II, p. 7 [cité ci-après : Droit public] ; Cl. Lovisi, Contribution, op. cit., p. 165. 62 Sén. Rhét. Contr. 10, 3, 6 : « Morere ! » Illi quoque quibus animadvertere in damnatos necesse est non dicunt « occide », non « morere », sed « age lege ». Crudelitatem imperi verbo mitiore subducunt. « (…) “Meurs !” Même ceux auxquels il appartient d’attirer l’attention contre les condamnés (animadvertere in damnatos), ne disent pas “tue !” ou “meurs !”, mais “agis selon la loi !” On substitue à la dureté de l’injonction un verbe plus doux. » Également : 9, 2, 13-14 ; 9, 2, 20 & 22.
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comme un euphémisme (verbo mitiore subducunt)63, qui, au contraire de mori ou occidere (à l’impératif, morere ou occide), ne signifient pas l’action à laquelle ils réfèrent dans la réalité extralinguistique (une mise à mort), car leur nature est purement illocutionnaire et leur fonction exclusivement pragmatique. Nous verrons plus loin les incidences qui résultèrent de tels emplois sur la structure sémantique de la langue latine (voir infra p. 96 sqq.).
Le verbe agere dans le ius civile Dans les formules du droit civil, le verbe agere ne fait plus l’objet, sous forme de locution à l’impératif, de sa propre énonciation, mais il signifie l’accomplissement d’un acte de parole à la première (et à la deuxième) personne du présent de l’indicatif : dire « je dis » (aio), « je nie » (nego), « je te provoque » (te provoquo), « je vous demande » (vos rogo) ; etc. Au fondement de l’organisation juridique du lien de concitoyenneté, - dont l’agir assure la représentation sous forme d’action64, - les occurrences du verbe dans la langue du droit (emplois intransitifs) composent un espace, l’« espace de l’agir », ou champ de la procédure civile : le procès contradictoire, avec les legis actiones, les « actions de la loi », qui sont le système le plus ancien et le plus formaliste de procédure en droit romain (lege agere cum aliquo)65, le mécanisme de la décision politique, avec le ius agendi, ou « droit d’agir » du magistrat cum imperio (héritier du rex) avec une assemblée politique, comices ou sénat, agere cum populo, cum plebe ou cum Patribus, pour l’organisation d’un scrutin majoritaire (élections, lois, plébiscites et sénatusconsultes)66 et l’acte juridique privé (le nexum mancipiumve, ou, au tour passif impersonnel, per aes et libram agitur)67. Nonobstant son importance cardinale, la
63
Cf. Plut. Quaest. conu. 8, 8. É. Benveniste, PLG, II, op. cit., p. 272 (« Deux modèles linguistiques de la cité »). 65 Pomponius (l.s. enchiridii), Dig. 1, 2, 2, 6-7 & 12 ; Gaius 4, 11 ; 4, 12 ; 4, 20 ; 4, 21 (= 4, 17a) ; 4, 24 ; 4, 25 ; 4, 29 ; 4, 31 ; 4, 82 ; Ulpien (14 ad ed.) Dig. 50, 17, 123 pr ; Cic. Mur. 25 ; y compris l’in iure cessio (Gaius 2, 24 ; cf. Gaius 2, 37 ; 3, 87), la manumissio vindicta (PS. 2, 25, 4) et le consortium entre extranei (Gaius 3, 154b). 66 Aulu-Gelle 13, 16, 2-3 [13, 15, 9-10] ; P.-Festus L. p. 44 ; Cic. Leg. 2, 31, 11 ; Leg. 3, 10, 10 ; 3, 40, 2 ; Dom. 15, 39-40 ; Vat. 7, 17, 18 ; Verr. 1, 12, 36 ; Mur. 35 ; Lael. 96 ; Asconius (in Pison. p. 9) ; Tite-Live 1, 36, 6 ; 3, 20, 6 ; 45, 35 ; etc. 67 Gaius 1, 119 ; Cic. Or. III, 159 ; Gaius 2, 102 ; cf. Gaius 2, 25. À côté de per aes et libram geritur : Varron L VII, 105 ; également : Gaius 3, 173 (à comp. avec : Gaius 2, 102 ; Gaius 1, 119 ; 2, 104) ; Cic. Phil. 1, 10 ; Festus L. p. 160. 64
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figure de l’agir reste largement méconnue en doctrine68, en particulier des romanistes69. Sous peine de nullité, les formules de l’agir devaient être minutieusement énoncées (Gaius 4, 11), selon le rite de double énonciation propre aux anciennes institutions romano-italiques et à l’« orthopraxie du geste et de la parole » (Scheid) qui y présidait70. De plus, l’énonciation était soumise à des conditions déterminées ratione temporis (jours fastes), ratione loci et ratione personae (seul agissant un civis Romanus). Il est remarquable que, parmi les trois principales fonctions pragmatiques du discours, les formules de l’agir ne comportent pas d’impératifs, mais seulement des interrogations et assertions ou négations71 : pour être remarquable, l’impératif étant par ailleurs le style des leges72, une telle absence ne s’explique pas moins à la lumière de la nature intégralement interactive de ces formules, trait qui les distingue dans le paysage des recitationes romaines des droits public et sacré. L’impératif, en effet, ne sollicite pas, en réponse, un comportement de nature verbale73 ; demande d’un faire (réaction non verbale), au contraire de l’interrogation qui, demande d’un dire (réaction verbale), est un procès de comportement à deux entrées (Benveniste), une forme de
68 E. Valette-Cagnac, qui mentionne agere parmi les verbes d’activité de parole en latin, montre la spécificité de l’actio (oratoire) par rapport à la recitatio (ou lecture à haute voix) dans le cas particulier de la lecture d’un plaidoyer. Mais l’auteure ne fait pas de l’agir une figure distincte parmi les modes juridiques et politiques de l’énonciation publique à Rome. Voir E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome, Paris, Belin, 1997, p. 120 [cité ci-après : Lecture]. De même, on ne trouve qu’une allusion aux degrés de l’agir selon Varron (L VI, 42) dans l’article par ailleurs sémillant de Fr. Desbordes, « Actes de langage chez Varron ? », dans S. Auroux et al. (éd.), Matériaux pour une histoire des théories linguistiques, Lille, PUL, 1984, p. 148. 69 Depuis Wlassak (M. Wlassak, Römische Processgesetze, Leipzig, Duncker und Humblot, 1888, p. 26 sqq.), la notion d’actio est abordée sous l’angle exclusivement dogmatique, dans l’idée, sans doute, que les questions de nature linguistique que posait la notion pouvaient être renvoyées ad Ciceronem. Voir la critique, concise et essentielle, de Yan Thomas : Langue du droit romain, op. cit., p. 105 n. 1. Attentif à la cohérence du lexique, R. Santoro repère le caractère technique des emplois du verbe dans le ius civile, mais l’absence de méthode philologique rend l’interprétation du savant italien hasardeuse : (not.) « Actio in diritto antico », dans Poteri Negotia Actiones nella esperienza romana archaica, Atti del convegno di diritto romano, Copanello, 12-15 maggio 1982, Napoli, 1984, p. 201 ; « Il tempo e il luogo dell’actio prima della sua reduzione a strumento processuale », http://www.archeogate.org, § 1 sq. [cité ci-après : Tempo e luogo]. Voir aussi l’approche intéressante de Br. Schmidlin, « Zur Bedeutung der legis actio : Gesetzesklage oder Spruchklage », TR 38 (1970), p. 367. 70 E. Valette-Cagnac, Lecture, op. cit., p. 291 sq. (pour la rogatio) ; p. 293 sq. (pour la iurisdictio). 71 Bien vu par R. Von Ihering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, trad. de l’all. par O. De Meulenaere, Bologna, 1886-88, III, p. 297 [cité ci-après : Esprit du droit romain]. 72 A. Magdelain, La loi à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 23 ; E. Valette-Cagnac, Lecture, p. 181 ; p. 256. 73 C. Kerbrat-Orechionni, « Introduction », dans C. Kerbrat-Orechionni, (éd.), La question, Lyon, PUL, 1991, p. 14 ; p. 18.
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l’action interpersonnelle, un rapport intersubjectif dont il faut, pour rendre compte, prendre en considération les deux points que sont le locuteur et l’interlocuteur ( je et tu)74. L’agir compose une double figure, inversement orientée sur l’axe vertical, qui est l’axe des hiérarchies, de la relation, de représentation de la relation interpersonnelle : symétrique (legis actio sacramento) et dissymétrique (ius agendi du magistrat).
La legis actio sacramento Dans les XII Tables, la legis actio sacramento est l’action générale75. Avant de voir l’agir en lequel elle consiste, attachons-nous au sacramentum, autour duquel s’articule toute la séquence de l’interaction. « Enjeu sacré », le sacramentum est anciennement « un serment par lequel chacun des deux plaideurs se dévoue aux dieux infernaux pour le cas où il perdrait le procès (…). En d’autres termes, chaque plaideur, d’avance, se condamne lui-même à mort s’il perd le procès »76. Complètement laïcisé dans les XII Tables, le sacramentum y constitue un « pari », une mise en jeu pécuniaire (50 ou 500 as, selon que la valeur du litige est inférieure ou supérieure à 1000 as), la summa sacramenti (Gaius 4, 13), « l’enjeu déposé par chacun des deux plaideurs et perdu, au profit du trésor public, par celui qui succombe »77. L’enjeu du sacramentum est suscité sur la base d’un défi, une provocatio (sacramento provocare, Gaius 4, 16) que se lancent réciproquement les plaideurs. Il implique que le perdant n’est pas seulement condamné au fond du droit, mais qu’il doit une pénalité pour avoir émis une prétention ou nié celle de l’adversaire à tort. On voit ainsi que la procédure cristallise son propre enjeu de victoire, conçu distinctement de la question au fond de l’affaire (de re pecuniaria). Quelle que soit la nature de l’enjeu (vie et mort, ou, à partir des XII 74 É. Benveniste, PLG, II, op. cit., p. 84 (« L’appareil formel de l’énonciation ») ; L. Apostel, « L’interrogation en tant qu’action », Langue française 52 (1981), p. 24 ; J. Milner, « Éléments pour une théorie de l’interrogation », Communications 20 (1973), p. 21. 75 Gaius 4, 13 « L’action par enjeu sacré était générale : en effet, pour les affaires où la loi ne prévoyait pas d’autre procédure, on procédait par enjeu sacré. Le perdant payait, à titre de pénalité, le montant de l’enjeu sacré, qui allait au trésor public et des cautions, à ce titre, étaient fournies au préteur. » (trad. J.-H. Michel). 76 Sacramentum, dérivé du verbe sacrare (dénominatif de sacer, « sacré, tabou, maudit »), donc, « consacrer aux dieux », indique l’objet même qui leur est consacré. J.-H. Michel, Éléments de droit romain à l’usage des juristes, des latinistes et des historiens, Bruxelles, 1998, Fasc. I, p. 51. 77 Selon Gaius, qui atteste d’un état plus récent, seul le perdant verse effectivement le sacramentum après le jugement, chaque plaideur se bornant, au début du procès, à constituer une caution qui garantit le paiement ultérieur de la pénalité. Cf. Varron L V, 180.
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Tables, mise en argent), une telle procédure générale basée sur le risque (Gaius 4, 13 actio periculosa) est le trait le plus caractéristique du procès romain archaïque et classique, le reflet des valeurs aristocratiques de la noblesse sous la République, l’archétype du procès contradictoire dont le principe, plus qu’une garantie, révèle l’identité même du débat judiciaire et de la justice occidentale tout entière (Garapon). Cicéron précise que, par rapport à l’option d’une action sans risque sous la procédure formulaire (un arbitrium), le risque encouru délibérément par le plaideur est le signe d’une confiance supérieure en sa cause : Cic. Pro Rosc. com. 11 alter causae confidit, alter diffidit, l’essentiel n’étant pas d’être reconnu au fond du droit (comme pour un arbitrium), mais de manifester sa supériorité (le pur différentiel dans l’épreuve qu’est le κράτος) sur l’autre, restituant une différence de « places » que l’intensité du conflit avait fait perdre. La legis actio sacramento, en effet, est un lis inter inimicorum78, un litige entre deux ennemis opposés par une symétrie telle que tout désir de solution « équitable » (qui prît en considération les intérêts réciproques des parties afin de les départager) est anéanti, seule une victoire que le risque pris de gagner ou de perdre pour le tout rend décisive (ut totam litem aut obtineamus aut amittamus) étant susceptible de purger l’honneur (caput) que la contradiction du procès a troublé79. Toute la scénographie de la legis actio sacramento repose sur l’équilibre maintenu à l’excès (dit Hölderlin de l’action tragique) entre les protagonistes qui, comme le précise Gaius, disent et font la même chose80. Dans l’actio in personam, stylisation procédurale du droit de créance, le demandeur commence par affirmer que le défendeur doit lui payer (dare) quelque chose (te mihi dare oportere aio)81, puis, aussitôt, il demande si celui-ci dit oui ou non : Gaius 4, 17a et 4, 17b id postulo aias an (aut) neges, « je demande si tu dis oui ou non. » Si le défendeur nie (nego), la provocatio au sacramentum a lieu.
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Cic. Rep. 1, 4 et Non. Marcellus 430 (p. 695). Selon Cicéron, agir sans risque est signe de faiblesse, l’aveu d’une incertitude quant au fondement du droit prétendu : Cic. Pro Rosc. com. 10 « (…) Nous venons en jugement (ad iudicium) décidés à gagner ou à perdre le litige pour le tout (ut totam litem aut obtineamus aut amittamus) ; devant l’arbitre (ad arbitrium), nous venons avec le souci [d’éviter] de n’avoir rien et [sans l’espoir] d’avoir autant que ce que nous avons demandé (ut neque nihil neque tantum, quantum postulavimus, consequamur). » Vide également : Gaius 4, 163. 80 Gaius 4, 16 : Adversarius eadem similiter dicebat et faciebat (pour l’actio in rem). 81 Valerius Probus 4, 7 (Girard). 79
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En sanction de la propriété, l’actio in rem compose une véritable saynète en trois séquences ou échanges de deux actes de langage représentant les protagonistes affrontés par le désir exclusif de posséder chacun une même chose (l’objet du litige, ce qu’est proprement le lis). Elle s’ouvre par une assertion (la vindicatio) de chaque plaideur, qui, alternativement, de la main tenant (rem tenens) la chose (un esclave, homo), dit : Gaius 4, 16 hunc ego hominem ex iure quiritium meum esse aio secundum suam causam sicut dixi, ecce tibi vindictam imposui82. Les mots sicut dixi, « comme j’ai dit », s’accompagnent du geste de défi à l’égard de l’adversaire (tibi, au datif)83 par lequel l’actor impose simultanément la festuca à la chose (Gaius 4, 16 et simul homini festucam imponebat). Comme l’explique Gaius, la festuca, ou « baguette », représente la lance de guerre (hasta), signe, elle-même, d’une juste propriété (iusto dominio) dans le droit civil, où les biens pris aux ennemis, le butin (occupatio bellica), sont réputés être par excellence à soi (maxime sua esse). À ce moment où, les mains entrecroisées sur la chose84, chaque plaideur est sur le point de transformer son attitude menaçante en véritable violence85, le préteur ordonne aux parties, à l’impératif, de « lâcher l’homme » (Gaius 4, 16 mittite ambo hominem). L’impératif manifeste la position de tiers du préteur par rapport aux parties, entre lesquelles la relation énonciative ( je - tu) se noue à l’exclusion de la troisième personne, il, qui relève de l’énoncé, - l’objet du discours et rien de plus. Même quand il dit (ait praetor), en effet, le préteur n’agit pas86 (nous y reviendrons). La deuxième séquence repose sur l’échange d’une question et d’une réponse, en vertu duquel le premier revendiquant demande au second à quel titre celui-ci a revendiqué : Gaius 4, 16 postulo anne dicas qua ex causa vindicaveris ?, c’est-à-dire énoncé la formule de la vindicatio dans l’échange précédent (en position réactive). Le second répondait (ille respondebat) : Gaius 4, 16 ius feci sicut
82 Gaius : 4, 16 « Cet esclave-ci, moi je dis qu’en vertu du droit des Quirites il est à moi. Conformément à son statut, comme j’ai dit, voici que j’ai mis sur toi la vindicte. » (tr. J.-H. Michel). 83 H. Lévy-Bruhl, Quelques problèmes du très ancien droit romain. Essai de solutions sociologiques, Paris, Domat-Montchrestien, 1934, p. 174 ; B. Albanese, Il processo privato romano delle legis actiones, Palermo, Palumbo, 1987, p. 67. 84 Cf. l’expression ex iure manu(m) consertum. Aulu-Gelle 20, 10, 7-10 ; Cic. Mur. 26 ; Varron L VI, 64 ; Festus L. p. 145, v° mundum. 85 A. Magdelain, Ius imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome, EFR, 1990, p. 229 (« Quirinus et le droit ») [cité ci-après : Études]. 86 Contra (à tort) : R. Santoro, Tempo e luogo, op. cit., n°5 & n°11.
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vindictam imposui, « j’ai dit le droit comme j’ai imposé la baguette »87. En posant la question, le premier revendiquant se met en quête d’une information, d’éléments susceptibles d’intervenir dans la définition d’une « cause » rationnellement assignable et réfutable. Mais l’adversaire, refusant de sortir du champ de la performance, justifie de ce qu’il a dit pour l’avoir dit comme il l’a dit88. Par cette réponse, il réitère la valeur de vérité assertorique (non démontrée) de la vindicatio, parole ancrée dans un présent absolu qui énonce « en même temps ce qui a été, ce qui est et ce qui sera et qui, loin de chercher l’accord avec la réalité, se veut d’une réalité supérieure à la réalité »89. Le fondement de vérité de l’énoncé réside dans l’aptitude de l’actor à en convaincre autrui (à commencer par l’adversaire) par son acte d’énonciation, abstraction faite du fond de l’affaire. L’affront que cause une telle actualisation de sa suprématie par le second revendiquant ne laisse au premier, s’il ne veut perdre la face et le procès aussi90, d’autre alternative que la provocatio au sacramentum, à laquelle son adversaire n’a lui-même d’autre choix que de ré-agir par la contra-provocatio (troisième séquence)91. De la rivalité, l’épure, la legis actio sacramento est une représentation de la relation interpersonnelle idéalement symétrique, où le face-à-face entre les parties se détermine eu égard au risque personnellement et également encouru par chacune au fondement de l’introduction de l’instance.
Le ius agendi du magistrat À l’inverse, le dialogue politique (le ius agendi) pose une dissymétrie entre les sujets en interaction, le consul et l’assemblée politique régulièrement convoquée et 87 Gaius 4, 16 : Qui prior vindicaverat dicebat : postulo anne dicas qua ex causa vindicaveris ?, ille respondebat : ius feci sicut vindictam imposui. Sur les mots ius feci : A. Magdelain, Études, op. cit., p. 51 (« Le ius archaïque ») ; également : p. 765 n. 26. 88 « (…) Au moment où il semble (…) qu’il soit tenu de le faire [= produire son titre], il répond de façon déconcertante en se justifiant par le seul fait qu’il a accompagné le rite de la vindicta : ce qui a bien l’air de répondre à la question par la question. » L. Gernet, Anthropologie, op. cit., p. 263. 89 A. Garapon, Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, 1997, p. 191 [cité ci-après : Rituel judiciaire]. 90 L’affront met la personne qui l’essuie devant l’alternative juridique (Ducrot) de se venger ou d’être déshonorée. O. Ducrot, « La description sémantique en linguistique », Journal de psychologie normale et pathologique 1-2 (1973), p. 125. La métaphore juridique utilisée par le linguiste pour décrire les effets illocutoires du langage est éloquente du rôle central joué par la formalisation de la parole aux origines du droit civil et, réciproquement, de l’héritage des formes du droit civil à la matrice de la théorie moderne des actes de langage. 91 Gaius 4, 16 : Quando tu iniuria vindicavisti, d aeris sacramento te provoco ; adversarius quoque dicebat similiter : Et ego te, « “Puisque tu as revendiqué à tort, je te provoque pour un enjeu de 500 as”. L’adversaire disait aussi : “Et moi de même pour toi”. » (tr. J.-H. Michel).
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présidée par lui (comices ou sénat). Elle postule l’existence de « rapports de places » (Flahaut) entre les interactants, dont les positions inégales sur l’axe vertical de la relation ne sont pas mises en cause avec la même intensité que dans le procès par le sacramentum (qui les dissout complètement afin de les susciter de nouveau). Aussi le consul agissant occupe-t-il la position « haute », de « dominant », sur l’axe des hiérarchies, et l’assemblée politique, la position « basse », de « dominé », - ceci, du moins, sur le plan strictement procédural92 . Le consul conduit, en effet, toute la procédure, qu’il préside et dont toutes les initiatives lui incombent, depuis la convocation de l’assemblée jusqu’à la proclamation des résultats du vote qui la dissout. La contexture des rapports de force en présence, toutefois, est plus complexe dans sa relation avec le sénat, pour preuve, la subtile nuance entre la nature de l’acte de langage accompli par le consul selon qu’il agit avec le sénat (relatio) ou avec le peuple (rogatio). Ces deux termes désignent formellement un seul acte de langage, l’interrogation, mais sa nature est différente selon le cas : question ouverte (une invitation aux sénateurs à entrer en délibération relativement au point dont le consul les saisit), là, question fermée à laquelle le peuple ne peut répondre que par oui ou par non, ici.
La rogatio Acte de langage par lequel le consul met en mouvement la volonté populaire (Nicolet), Aulu-Gelle dit de la rogatio qu’elle est « la substance même (caput ipsum), l’origine (origo) et comme la source (quasi fons) de toute cette procédure et de ce droit »93. Toujours selon l’auteur des Nuits attiques, qui cite l’augure Messala (ex verbis Messalae), une assemblée sans rogatio est une simple contio, une réunion non délibérative qui ne relève pas du ius agendi ni de l’imperium du magistrat94 - pour une distinction inconnue du droit grec entre les contiones, assemblées où on parle, et les comitia, assemblées où on agit (on vote)95. 92 Sur la puissance du magistrat rogator : Fustel de Coulanges, La cité antique, Paris, Hachette, 192027 [1864], p. 214. 93 Aulu-Gelle 10, 20, 7-8 : sed totius huius rei atque iuris (…) caput ipsum et origo et quasi fons « rogatio » est. « Sans demande, en effet, il ne pourrait y avoir ordre ni de la plèbe ni du peuple : nam nisi populus aut plebs rogetur, nullum plebis aut populi iussum fieri potest. » 94 Aulu-Gelle 13, 16, 2-3 : « Il y a une différence manifeste entre “agir avec le peuple” et “avoir une réunion” (contionem habere). “Agir avec le peuple”, c’est demander au peuple de voter (rogare), dire par ses suffrages ce qu’il ordonne ou interdit (rogare quid populum, quod suffragiis suis aut iubeat ou vetet), mais “avoir une réunion”, c’est faire un discours au peuple sans aucune proposition de voter (verbum facere ad populum sine ulla rogatione) ». 95 Th. Mommsen, Droit public, I, op. cit., p. 227 ; VI-1, p. 449 ; p. 457 ; Cl. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 291 ; p. 344-347 [cité ci-après : Métier] ; L. Ross-
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Une fois lecture faite de la proposition de loi (par métonymie, elle-même appelée rogatio)96, la rogatio consiste proprement à prononcer le verbe rogare selon la formule suivante : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo, « Voici, ainsi que j’ai dit, ainsi, Quirites, ce que je vous demande. »97. Le peuple, qui n’avait ni droit d’amendement ni pouvoir de délibération98, ne pouvait répondre que par oui ou par non, accepter ou refuser en bloc la proposition : uti rogas, « comme tu le demandes », ou antiquo, « j’approuve l’état ancien »99. Devenue lex rogata en cas de vote positif des comices, la rogatio était transposée à l’impératif futur par les soins des scribes chargés de l’archivage et de la publication des lois100. Il est important de souligner que, nonobstant le rôle charismatique que la procédure confère au magistrat (sa position « haute »), la condition de dialogue (Benveniste) qu’instaure la rogatio est essentielle, sur le plan juridique, puisque, par le fait qu’il est appelé à l’existence par le magistrat et que la capacité de manifester sa volonté en s’exprimant à la première personne lui soit reconnue101, le peuple romain se constitue comme sujet de droit. De la même façon, le linguiste découvre dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle (la relation énonciative) le fondement linguistique de la subjectivité102. Ainsi que le souligne Cl. Nicolet, en effet, le peuple romain, comme entité existant Taylor, Roman Voting Assemblies from the Hannibalic War to the Dictatorship of Caesar, Michigan, The University of Michigan Press, 1993, p. 3 ; p. 111 [cité ci-après: Voting Assemblies]. 96 Aulu-Gelle 10, 20, 8. Legem rogare ou rogationem ferre signifient « faire voter une loi » : Cic. Leg. 2, 36 ; 3, 9 ; 3, 11 ; Brut. 89. 97 Aulu-Gelle 5, 19, 9. La rogatio, adressée au peuple par le praeco sur ordre du magistrat rogator, était composée de deux parties : une première dont les mots velitis iubeatis introduisaient, sous forme de subordonnées complétives introduites par ut ou ne, à l’énoncé des mesures proposées aux citoyens, sous la dépendance syntaxique (subjonctif parataxique à valeur iussive) de la seconde, la « formule de requête », qui engageait les opérations de vote (vos rogo). Ph. Moreau, « La lex Clodia sur le bannissement de Cicéron », Athenaeum 65 (1987), p. 485 [cité ci-après : Lex Clodia]. 98 Cl. Nicolet, Métier, p. 290 ; Id., « Le citoyen et le politique », dans A. Giardina (éd.), L’homme romain, Paris, Seuil, 2002, p. 49. 99 uti rogas, abrégé en V dans les tablettes de vote à partir des lois tabellaires (la formule est attestée à l’époque du vote oral pour les lois : Tite-Live 33, 25, 7) ; antiquo (A). Dans le cas d’une élection, le votant répond par le nom du candidat (initiales). Th. Mommsen, Droit public, op. cit., VI-1, p. 345 ; p. 463 ; L. Ross-Taylor, Voting Assemblies, op. cit., p. 35. 100 Document où la formule de la rogatio, devenue sans objet une fois achevé le dialogue du rogator et du populus, était remplacée par la praescriptio, « préambule » ou « procès-verbal » actant les paramètres du « site » de l’énonciation. Ph. Moreau, Lex Clodia, op. cit., p. 486. 101 Comme disait Von Ihering de l’interrogation : « cette forme, permettant une réponse, soit affirmative, soit négative, est une reconnaissance implicite de la liberté de la partie adverse (…) ». R. Von Ihering, Esprit du droit romain, III, op. cit., p. 306. 102 É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 259-260 (« De la subjectivité dans le langage »).
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indépendamment de chacun de ses constituants, passe de la puissance à l’acte, de la virtualité à la réalité, devient, de chose abstraite, une réalité concrète, « pour peu qu’un de ses interlocuteurs officiels l’appelle à l’existence ». Et encore : « Cette réalité a un nom, une forme, une temporalité : ce sont les assemblées du peuple romain »103.
La relatio La rogatio est au vote du peuple ce que la relatio est à la délibération des Pères : les mots eux-mêmes témoignent d’une complexité croissante dans la configuration de l’interaction : interrogation et relation... Nom dérivé du verbe referre104, la relatio consiste à poser une question aux sénateurs relativement au point que le magistrat soumet à leur décision (la res de qua refertur)105. Non seulement la relatio est une interrogation, mais l’interrogation est aussi l’acte de langage par lequel le magistrat dirige les débats en attribuant la parole à chacun des sénateurs selon un ordre déterminé et, en principe, invariable : sententias interrogare106. Si la rogatio est une proposition que l’assemblée ne peut qu’accepter ou refuser en bloc, la relatio est une question ouverte, qui laisse pleine latitude aux sénateurs de débattre sur le thème et même en-dehors du thème. Aussi la dépendance formelle de l’assemblée à l’égard du magistrat justement mise en évidence par Mommsen se nuance-t-elle à la lumière d’une approche sociologique (et non strictement juridique) des sources, desquelles il ressort que, pour des raisons tant sociales (comme une dignitas inégale entre le consul agissant et son auguste partenaire) que tactiques, les sénateurs avaient en réalité l’initiative politique et bénéficiaient d’une large part d’autonomie dans le processus décisionnel107.
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Cl. Nicolet, Métier, op. cit., p. 291 ; p. 345 : « […] toute décision du peuple est une réponse. » Notons que le verbe referre a connu une évolution parallèle, sur le plan syntaxico-sémantique, à celle du verbe agere suite à son emprunt par la langue pontificale. Voir M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 184. 105 Th. Mommsen, Droit public, VII, op. cit., p. 140-144 ; M. Bonnefond-Coudry, Le sénat de la République romaine de la guerre d’Hannibal à Auguste : pratiques délibératives et prise de décision, Rome, EFR, 1989, p. 472-475 [cité ci-après : Sénat]. 106 Sur cette nuance : M. Bonnefond-Coudry, Sénat, op.cit., p. 473. 107 Th. Mommsen, Droit public, VII, op. cit., p. 224. M. Bonnefond-Coudry, Sénat, op. cit., p. 349. Il est ainsi significatif que la lex rogata porte le nom du magistrat rogator, alors que le sénatus-consulte est identifié d’après le sénateur dont l’opinion a recueilli le plus de voix. 104
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Pour conclure, on remarquera que, même dissymétrique, la stylisation de la relation au fondement du ius agendi repose sur le risque personnel délibérément encouru par le sujet agissant. Conformément à l’essence de l’agir dans le ius civile, l’actor s’expose personnellement au risque, ici, de la forme plus douce de rivalité que le désir de suprématie inspire aux membres de l’élite sénatoriale dans le contexte de la compétition politique sous la République : une supériorité conquise, non dans le face-à-face avec un ennemi indifférencié, métaphore du combat armé et de ses fruits que symbolise, dans l’ordre civil, la festuca de la legis actio sacramento, mais « entre amis »…
Une parole subjective : l’acteur Dans le premier paragraphe du livre VI du De lingua Latina, Varron, sur fond de l’opposition aristotélicienne entre la πρᾶξις et la ποίησις, commence par préciser qu’il traitera des verbes exprimant une activité quelconque, un faire ou un dire, sur le mode de l’agir (in agendo)108. Dans le fil de cette tradition, les lexicographes modernes distinguent toujours, sous l’angle de l’aspect, les deux verbes agere et facere109. Or la notion d’aspect n’est pas très éloignée de celle de diathèse110, au point focal du procès que désigne le verbe : le sujet grammatical, qui, dans la situation d’énonciation, est aussi le sujet agissant et disant, l’actor. On sait que le verbe agere (un verbe de mouvement) exprime sémantiquement, à la voix active, la diathèse interne, notamment dans une série d’expressions comme aetatem agere, « vivre (sa vie) », radices agere, « pousser (des racines), croître », hiemem agere, « hiverner », où le sujet du verbe actif est le siège d’un procès qui le représente tel que celui-ci l’affecte : vie comme processus dynamique, écoulement
108 L VI, 1 : In hoc dicam de vocabulis temporum et earum rerum quae in agendo fiunt aut dicuntur cum tempore aliquo (…), « Dans ce livre-ci, je parlerai des termes qui concernent le temps et les choses qui se font ou se disent dans la durée (in agendo). » Sur la traduction des mots in agendo, voir Pierre Flobert dans son édition des Belles Lettres (Paris, 1985), p. 51 n. 6. 109 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° ago, p. 16 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique…, op. cit., v° ἄγω, p. 17 : « la valeur originelle du terme » est d’exprimer « un procès qui se développe ». 110 M.-D. Joffre, Le verbe latin, op. cit., p. 16.
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du temps, croissance, saisons, processus spontané dont le sujet n’a pas l’initiative et sur lequel il n’a pas de prise (dont il ne peut régler que les modalités). Dans le champ de la parole (le mouvement « verbal »), de la même façon, le sujet du verbe actif est représenté tel que le procès l’affecte aux niveaux physiologique (agitation des cordes vocales, animation musculaire des traits du visage, impulsion du geste et des attitudes corporelles) et psychique (notamment, l’intention présidant à l’acte de parole, premier degré de l’agir selon Varron) que suscite l’exercice du langage. Au siège de la représentation que désigne le verbe en emploi énonciatif, le sujet agissant « se dit » et ne dit pas quelque chose… La parole dont le verbe signifie le procès est une parole qualifiée au départ du sujet énonciateur (fonction émotive et conative), non une parole signifiante du point de vue de l’objet énoncé (le dictum), au lieu de la communication d’un message selon le code de la langue (fonction référentielle du langage)111. Platon soulignait, en effet, que la parole à la première personne (qu’il appelle la μίμησις) était révélatrice du caractère de l’homme de parole (ἦθος), de sa nature (φύσις) et de son intelligence (διάνοια)112 . Maintenu au centre de la représentation, le sujet apparaît tel que son activité le transforme (voix, visage, gestes) et que, agissant, il exhibe la part d’intimité que recèle son être de langage. Il en résulte une « révélation » subjective113 ou mimétique du sujet agissant et disant à l’échelle de la collectivité souveraine. Ce trait est constant dans le champ énonciatif que composent les occurrences du verbe en latin pré-classique, en particulier, sous l’influence de ses emplois juridiques dans la langue pontificale (qui, eux-mêmes, évoluent sous le régime de la procédure formulaire, à la faveur de la promotion d’une autre conception, non « mimétique », de la formule)114, dans les domaines du théâtre et de l’art oratoire, où le verbe et ses dérivés ont développé des emplois techniques très éclairants de la valeur énonciative singulière, sui generis, que le verbe exprimait dans le ius civile à l’époque archaïque. Il suffira
111 Remarque valable également pour les expressions comme aetatem ou radices agere (objet « inanimé » à l’accusatif), où le processus n’est pas représenté sous l’angle de la « poussée » que l’agent exerce sur l’objet « animé » pour le faire avancer. 112 Rep. III, 395 d. 113 Selon H. Arendt, l’action est un « pouvoir de révélation de l’agent », dont le critère principal est « the disclosure of who » (« la révélation du “qui” »). L’action exige ainsi que l’homme apparaisse, soit vu et entendu par d’autres, d’où, la notion d’un espace de l’apparence qui résulte de la mise en commun des actes et des paroles constitutifs de l’action. H. Arendt, Homme moderne, op. cit., p. 240 et la préface de Ricœur, p. 22. 114 Dans ce nouveau contexte, le verbe agere devient très significativement synonyme de intendere (Gaius 4, 2). G. Falcone, Appunti sul IV commentario delle Istituzioni di Gaio, Torino, G. Giappichelli, 2003, p. 17 n. 48 ; p. 22.
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d’évoquer ici la fameuse définition de l’actio oratoire par Cicéron, « une certaine éloquence du corps », quasi corporis quaedam eloquentia 115, pour s’en convaincre... La caractéristique juridique des emplois du verbe est que la valeur énonciative du procès se configure sur une base formulaire. Revenons à la première partie de la vindicatio, l’assertion initiale de la legis actio sacramento in rem : hunc ego hominem ex iure Quiritium meum esse aio, « Cet esclaveci, moi je dis qu’en vertu du droit des Quirites il est à moi »116 (la plus ancienne expression, soit dit en passant, de la propriété). Le verbe de parole (aio) dont agere signifie l’énonciation répond, dans cet emploi, au paradigme de l’énoncé performatif tel que l’a défini Benveniste (une forme du verbe à l’indicatif présent, première personne du singulier, voix active)117. Modèle de lexicalisation de la performativité, le verbe agere désigne techniquement, en droit, l’action d’énoncer un acte de langage à la première personne du singulier : non pas « dire (quelque chose) », mais : « dire : je dis (ou : je nie, je demande, je te provoque, etc.) » Par décomposition, on obtient donc : [je2 dis que] je1 dis que (…), i.e. « je pose (agissant, soit, affirmant que je dis) le cadre pragmatique au sein duquel s’accomplissent les effets illocutoires de mon agir et de mon dire. » L’expression lege agere cum aliquo, « agir (en justice) selon la loi avec et contre quelqu’un », implique que l’auteur de la performance de parole substitue à la référence de l’énoncé qu’il produit au niveau textuel (vérité ou fausseté de l’information) sa propre subjectivité en action ; ainsi, dans la vindicatio, « agir », c’est dire : aio [hunc hominem meum (…) esse] ; d’où : ago = « (je2 dis que) je1 dis que (cet homme est à moi2). » Le sujet agissant (is qui agit) n’est pas « celui qui dit » (je1, sujet énonciateur), mais « celui qui dit qu’il dit », je2 , sujet agissant et maître de la performance d’appropriation, référence du possessif meum. Ce « je » extratextuel, insaisissable et irréductible par essence dont la présence est enfouie au cœur de toute énonciation118, voici qu’il trouve, dans la figure de l’agir, l’occasion de se manifester à la source de l’affirmation de droits individuels, au fondement d’une catégorie instituante du droit positif, l’actio, à laquelle la notion
115 Cic. Or. 55 : Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia, cum constet et uoce atque motu ; De or. 3, 222 est enim actio quasi sermo corporis. 116 117
Gaius 4, 16.
É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 274 (« La philosophie analytique et le langage »). 118 C. Kerbrat-Orechionni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Colin, 1999, p. 246 [cité ci-après : L’énonciation].
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substantielle de « droit subjectif » se superpose conceptuellement, même si elle ne semble pas en procéder historiquement, en droit moderne. Le procès que désigne le verbe manifeste la « surprésence » (Y. Thomas) du locuteur au centre de la représentation, laquelle, loin d’être purement ostentatoire, comme affecte de le croire Cicéron dans sa plaidoirie pour Muréna119, opère, sur une base formulaire, à l’image de ce que Benveniste a appelé l’indicateur de subjectivité (je2 dis que…), qui donne à l’assertion qui suit (… je1 dis que cet homme est à moi) le contexte subjectif propre à caractériser l’attitude du locuteur vis-à-vis de l’énoncé qu’il profère120. Ce contexte subjectif caractérisant, en l’espèce, s’identifie à la présence agissante du sujet énonciateur, telle qu’elle est éprouvée par ceux par qui il est vu et entendu (fonction conative du langage), à la source d’un sens étranger à l’analyse des éléments de l’énoncé, auquel est suspendu formellement le règlement de l’instance. La performativité fait appel, chez Benveniste, à une autre notion, la « suiréférentialité », qui opère, en droit romain, sur une base syntaxique, à travers les marqueurs de la corrélation ita… ut. Ce trait est particulièrement visible dans la formule de la rogatio : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo, « Voici, ainsi que j’ai dit, ainsi, Quirites, ce que je vous demande »121. Les marqueurs de la corrélation (ita… ut) réfèrent les paroles du locuteur (uti dixi) au jeu de l’interaction grâce auquel elles s’ancrent dans une réalité intersubjective qui leur confère valeur juridique instituante (haec ita… ita vos rogo), à l’exclusion de toute information autre que celle de l’événement que constitue leur énonciation.
119 Où l’orateur critique le formalisme de l’ancienne jurisprudence, tournant ce point précis en dérision : pourquoi, feint-il de s’étonner, ne suffit-il pas de déclarer simplement : « fundus Sabinus meus est » ?... Mais non, à grands renforts de mots (verbose), il faut dire : « eum e g o ex iure quiritium m e u m esse a i o » (Mur. 26). Cette phrase-ci comporte un triple ancrage à l’affirmation de soi du sujet énonciateur, pour une seule dans la forme courante que Cicéron juge plus expédiente (pronom personnel, adjectif possessif et désinence verbale). R. Von Ihering met justement une telle « distinction fort délicate » en rapport avec le fait que la parole du plaideur a pour seul fondement sa force de conviction personnelle. R. Von Ihering, Esprit du droit romain, III, op.cit., p. 302. 120 É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 264 (« De la subjectivité dans le langage »). 121 Aulu-Gelle 5, 19, 9. Il s’agit d’une « fiction performative » caractéristique des anciennes recitationes romaines : Y. Thomas, « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits 21 (1995), p. 17.
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La vacance du sens référentiel122 déplace l’axe de la communication depuis le message (absent) vers l’interaction et les enjeux interpersonnels qui s’y jouent. Le rapprochement avec le rituel du défi dans le texte épique est des plus intéressants123, défi dont le déroulement fait jouer par deux fois à la formule performative εἔχομαι εἶναι… (« j’affirme que je suis… ») un rôle particulier qui paraît capital, écrit Fr. Létoublon, par rapport à ce que Benveniste appelait la sui-référentialité du performatif124 : « le performatif est sui-référentiel, puisqu’il instaure la personne comme telle (…) dans sa valeur individuelle au combat, face à autrui, constitué par l’adversaire au combat et par le public (…) : cet acte éminemment socialisé et soumis à une rigoureuse convention consiste en fin de compte à dire je suis moi. »125. La différence réside dans le fait que l’affirmation de sa suprématie par le héros victorieux doit encore être explicitée dans le rituel du défi (εὔχομαι εἶναι ἄριστος, « je proclame solennellement que je suis le meilleur »), alors qu’elle est implicitement contenue au principe de la valeur de vérité de l’énoncé dans la legis actio sacramento, en vertu duquel le sujet affirme que la chose litigieuse est à lui (in rem) ou que le défendeur doit lui donner (dare) quelque chose (in personam). Sémantiquement, le référent animé du sujet est un vainqueur, c’est vrai, on l’a vu, dans la classe du verbe construit avec un objet « animé » à l’accusatif (verbe de mouvement), ce l’est aussi dans la langue du droit (verbe d’activité de parole), mais à la faveur d’une autre représentation du procès (emploi intransitif), telle que le rapport de force se dégage du
122 « Dans les rituels de tout ordre, magiques, religieux, ou encore ludiques, les formules employées peuvent être vides de sens référentiel, mais riches de signification. Une signification qui ne doit rien à l’analyse des éléments de l’énoncé. » M. Yaguello, Alice, op. cit., p. 118 ; également : J. Baudrillard (cité par l’auteure) : « La vertu d’un mot, son efficacité “symbolique”, est la plus grande lorsqu’il est proféré dans le vide, lorsqu’il est sans contexte ni référentiel et prend alors force de “self-fulfilling prophecy” (ou de “self-defeating prophecy”). » 123 Vide iam le texte suggestif de L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, Recueil Sirey, 1955, p. 10 (« Jeux et droit ») [cité ci-après: Droit et société]. 124 La formule est émise à l’ouverture et à la clôture du rituel du défi : au moment où un héros prend l’initiative de lancer le défi, par l’entame d’une suite orale avec apostrophes, injures et énonciation, sous la dépendance de εὔχομαι εἶναι, de la lignée à laquelle appartient le provocateur (laquelle suite est répétée avec les mêmes éléments par le héros interpellé), et, après que le combat singulier, que solde le plus souvent la mort de l’un des protagonistes, a eu lieu, la suite orale reprend avec le discours de triomphe du vainqueur, qui revendique cette fois le titre de « meilleur » à l’appui de la même formule : εὔχομαι εἶναι ἄριστος. Fr. Létoublon, « Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque », Cahiers de philosophie ancienne 5 (1986), p. 82-84 [cité ci-après : Actes de langage] ; J.-L. Perpillou, « La signification du verbe εὔχομαι dans l’épopée », dans Mélanges de linguistique et de philologie grecques offerts à P. Chantraine, Paris, Klincksieck, 1972, p. 171. 125 Fr. Létoublon, Actes de langage ; également : « Défi et combat dans l’Iliade », REG 96 (1983), p. 42 ; J. Taminiaux, « Performativité et grécomanie ? », Rev. Int. de Philosophie 208 (1999), p. 192 (on entend « par performativité l’apparaître de l’agent dans son acte en tant qu’individu distinct […] »).
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contexte de la lutte physique (combat, domptage des grands animaux) pour advenir sur une base stylisée, mimétique, énonciative (agere cum aliquo), au départ d’un verbe de parole à la première personne qui présuppose chez celui qui, agissant, l’énonce, la qualité de vainqueur… Au risque de l’affirmation contraire et symétrique ou de la négation de l’adversaire (is cum quo agitur), qui, créant le face-àface scandaleux et intolérable de deux parties campées sur des prétentions contradictoires, bien que d’égale valeur126, remet précisément cette qualité en cause. La langue apparaît, ainsi, comme le creuset où un déplacement fondateur de l’institution de l’espace civique opéra127, en vertu duquel le désir de la lumière éclatante que l’on nommait jadis la gloire (le critère ultime de l’action et de la parole selon Hannah Arendt), le désir aristocratique de se distinguer les uns des autres, dont l’exutoire traditionnel est la « guerre extérieure » (où le verbe connaît, de fait, des emplois dans la langue commune), trouve désormais à s’épanouir entre concitoyens, sous le signe des auspices urbains, au cœur de la dynamique d’une concitoyenneté rivale dont la figure de l’agir assure, à Rome, l’intégration juridique et procédurale128.
Dire age et « agir » Ce dernier chapitre est consacré à tenter, conformément aux exigences d’une bonne méthode en sémantique historique129, de restituer les causes culturelles qui motivèrent le succès à l’échelle collective de la langue de l’innovation sémantique dont le verbe agere fit l’objet dans l’ancien droit romain. Si la langue est un fait social, un
126 Selon les mots de Lévy-Bruhl, « On a abouti à une impasse, car on est en présence de deux prétentions contradictoires qui, toutes deux, ont droit à la protection du groupe. Il y a là quelque chose de scandaleux et d’intolérable ». H. Lévy-Bruhl, « Le très ancien procès romain », SDHI 18 (1952), p. 15. 127 Rien moins, selon les termes d’Aulu-Gelle (20, 10, 10) commentant un célèbre poème d’Ennius, que la substitution de la vis festucaria et civilis (emploi intransitif) à la vis bellica et cruenta (objet « animé » à l’accusatif). 128 Il en résulte un paradoxe : le paradoxe du « lien de division », ou du conflit comme procédure créatrice d’unité beaucoup plus sûrement et plus solidement que toutes les procédures consensuelles, qui a nourri les belles réflexions de Nicole Loraux : La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, 1997, p. 239 (« De la justice comme division ») ; « La majorité, le tout et la moitié. Sur l’arithmétique athénienne du vote », Le genre humain 22 (1990), p. 89 ; voir également : le texte pénétrant d’E. Terray, « Un anthropologue africaniste devant la cité grecque », Opus 6-8 (1987-1989), p. 24. 129 Voir V. Nyckees, Changement de sens, op. cit., p. 31 et les fondateurs de l’analyse historique des significations : M. Bréal, Essai de sémantique, op. cit., p. 285 et A. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, Paris, Champion, 1926, p. 230 (« Comment les mots changent de sens ») [cité ci-après : LHLG].
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patrimoine collectif, il revient à l’historien d’appréhender le changement sémantique à la lumière d’un facteur qui soit lui-même d’ordre social ou collectif130 ; ainsi, le facteur de l’emprunt social, qui repose sur l’existence de différents groupements sociaux à l’intérieur du milieu où une langue est parlée, c’est-à-dire sur un fait de structure sociale131. Le phénomène qui nous occupe s’est produit dans la langue de la jurisprudence pontificale à l’époque du proto-latin. Verrius Flaccus (Festus) a conservé le souvenir de cette période reculée, dont un item rapporte que les anciens auraient remplacé agere par le verbe orare (Festus L. p. 218 : « Orare » antiquos dixisse pro « agere »)132 , témoignage dont la commune vocation de ces deux verbes à signifier la parole en rapport avec le locuteur (fonction émotive) et non avec le monde (fonction référentielle) renforce la valeur probante133. L’époque à laquelle réfère le document est antérieure aux XII Tables (cf. XII Tables 1, 6 Rem ubi pacunt, orato). Pour en rendre compte, deux catégories de causes des changements sémantiques sont pertinentes, les causes liées aux expériences collectives et sociales de la communauté (les emplois formulaires du verbe dans le sacrifice public et dans le rite de l’exécution capitale) et les causes linguistiques, ou pragmatiques, qui, liées à l’énonciation d’un terme dans des circonstances appropriées, s’éclairentà la lumière 130 Le changement sémantique apparaît comme « un phénomène massif, collectif, et proprement “historique”, puisqu’il débouche sur une modification de la langue. » V. Nyckees, La sémantique, Paris, Belin, 1998, p. 95 ; p. 106. 131 A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 257. Sur la critique du système d’explication logique des changements de sens (basé sur les figures) issu de la tradition rhétorique : A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 234 : l’association (la figure) « est toujours l’élément fondamental des faits psychiques qui interviennent dans les changements de sens, elle n’est nulle part la cause efficiente qui les détermine. » V. Nyckees, Changement de sens, op. cit., p. 31. Sur les figures, dont ce principe de méthode essentiel dans une perspective historique n’empêche pas qu’elles se trouvent à la source du renouvellement constant de la plupart des mots : M. Yaguello, Alice, op. cit., p. 165. Certains usent « en l’air » de la métaphore, par analogie entre l’action de pousser devant soi un être animé et l’acte de mainmise dont fait l’objet une personne en vue de l’intentement et de la conduite d’une procédure contentieuse ou d’une voie en exécution forcée : M. Kaser, Das römische Privatrecht, München, Beck, 19712 , § 55 I, 1 ; A. Ortega Encuentra, « El significado de agere en el primitivo processo romano », RIDA 43 (1996), p. 145. Il semble avoir échappé à ces auteurs, entre autres difficultés, que l’action d’emmener au tribunal le iudicatus ayant fait l’objet de la prise de corps n’était précisément pas désignée par agere, mais par ducere (XII Tables 3, 2 in ius ducito ; lex Rubria de Gallia Cis. ch. XXIXXII; Cic. De or. II, 255 ; Gaius 4, 21 ; etc.). 132 « Les anciens ont dit “plaider” (orare) pour “agir” (agere) » ; également : L p. 219 ; p. 196 ; Gloss. V 530, 51 ; 560, 29 agebant : dicebant. 133 Les deux verbes sont associés par Térence (iunctura) : Hec. 686 Egi atque oravi tecum uxorem ut duceres, « J’ai agi et plaidé avec toi pour que tu te maries ». Sur orare : L. Gavoille, « Orare signifie-t-il parler ? », dans Cl. Moussy et al. (éds.), De lingua Latina. Novae quaestiones, Actes du Xe Colloque International de Linguistique Latine, Paris-Sèvres, 19-23 avril 1999, Louvain-Paris-Sterling, p. 787.
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de la comparaison entre les emplois énonciatifs du verbe en droit (emplois intransitifs) et dans la langue commune (emplois avec un pronom neutre à l’accusatif). L’hypothèse ne sera ici qu’esquissée, sans produire un état circonstancié des sources. Son point de départ procède de l’existence dans le langage courant (chez Plaute et Térence, notamment) d’emplois du verbe sous une forme que les anciens appelaient adverbiale134 ou, selon les latinistes, interjective135 : la particule énonciative age et la locution hoc age. Son énoncé est le suivant : l’évolution sémantique dont le verbe agere fut le siège fut déterminée, sur une base délocutive, au départ de la particule énonciative age (le verbe énonciatif signifiant ainsi proprement : « accomplir l’action que l’on fait quand on dit age »), le principe d’une telle évolution au départ de la locution hoc age utilisée, selon Plutarque, dans le sacrifice public romain étant par ailleurs claire dans la littérature républicaine, ainsi qu’en atteste une expression du verbe « plein » comme hoc agere.
Age et hoc age Parmi l’ensemble des particules énonciatives, age est une particule spécialisée dans l’emploi interpersonnel, de celles « qui impulsent et régulent le procès interactif »136. Seule ou renforcée de la particule -dum (agedum, agitedum), elle est, comme son homologue grec ἄγε rattachée à la valeur absolue du verbe (qui est aussi celle de ses emplois dans la langue du ius civile). La particule est cristallisée en interjection dès le commencement de la tradition littéraire137. Auxiliaire de l’action
134 Serv. Aen. 2, 707 (hortantis adverbium). Mais Priscien souligne que le mot n’est pas invariable. Prisc. Gramm. III 86, 17 adverbia hortativa « heia, age » ; et notandum, quod videtur hoc adverbium etiam plurale habere ‘agite’ ; III 286, 13. 135 J. B. Hofmann, Lateinische Umgangsprache, Heidelberg, 19513, p. 37. Fr. Biville, « Le statut linguistique des interjections en latin », dans H. Rosen (éd.), Aspects of Latin, Papers from the Seventh International Colloquium of Latin Linguistics, Jerusalem, April 1993, Innsbruck, H. Rosen, 1996, p. 209 [cités ci-après : Umgangsprache et Interjections]. 136 Sur ces « petits mots de l’oral » : M. M. J. Fernandez, Les particules énonciatives dans la construction du discours, Paris, PUF, 1994, p. 31. 137 Au contraire de ces verbes fossilisés en interjections associés à un impératif au prix d’un affaiblissement sémantique et (le cas échéant) d’une altération phonétique : i, em (< eme), cave, iube, vide, mane, tene, abi. J. B. Hofmann, Umgangsprache, op. cit., p. 35 ; L. Löfstedt, Les expressions du commandement et de la défense en latin et leur survie dans les langues romanes, Helsinki, Société néoophilologique, 1966, p. 88, p. 97 [cité ci-après : Expressions].
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(adhortantis sermo), la particule réalise pragmatiquement une incitation à agir (à dire ou à faire) : « vas-y ! »138. Au point de préciser aussitôt son intention par un second verbe prononcé, le plus souvent, à l’impératif, le sujet-agent se manifeste dans l’imminence d’actes de langage à venir... Ainsi, chez Plaute : As. 488 Age, ambula in ius, emploi où la particule marque l’irruption du sujet en tant que, disant age, il agit au cœur de la dynamique interpersonnelle qu’il enclenche, avant même d’en expliciter le contenu verbal par un acte de langage approprié (ambula in ius). Priscien et Servius notaient déjà une caractéristique essentielle de ce petit mot : il peut faire fonction autant de verbe que d’adverbe139. Apparemment, il semble s’agir d’un emploi du verbe à l’impératif présent, deuxième personne du singulier. Mais il est précisément essentiel de bien distinguer entre l’emploi particulaire (construction absolue, signification énonciative) et les formes « pleines » du verbe dans le langage constitué. La singularité de l’emploi particulaire se marque au plan de la syntaxe. Bien qu’ayant un pluriel, en effet, la particule age est indifférente à la catégorie du nombre140 . Il est remarquable, par ailleurs, qu’elle introduise non seulement à un impératif141, mais à un déclaratif ou un interrogatif142 , fait qui l’isole dans la catégorie des interjections latines et montre son affinité toute particulière avec le langage143 . Par rapport à la particule exhortative age, les mots hoc age fonctionnent plus spécifiquement comme élément fixateur de l’attention : « fais attention, concentre-toi, écoute-moi, sois à ce que tu fais. » Si on se souvient du sens que Plutarque reconnaît à l’emploi de la formule hoc age dans le sacrifice public, « veille à ce que tu fais », et si on a gardé en mémoire que l’expression animadvertere in damnatos, « attirer l’attention contre le condamné », était technique dans le rite de l’exécution capitale
138 Festus L. p. 21 : Agedum significat age modo. Est enim adhortantis sermo. Le renforçatif dum n’est en usage que dans le latin pré-classique ; par la suite, dum ne demeure vivant que joint à age ou agite, supplanté sinon par modo. L. Löfstedt, Expressions, op. cit., p. 103. 139 Priscien Gramm. III 286, 13 : Et loco verbi et loco adverbii ponitur ; Servius, Aen 2, 707: « Age »… non est modum verbum imperantis, sed hortantis adverbium. 140 Serv., Aen. 2, 707 (…) : ut plerumque ‘age facite’ dicamus, et singularem numerum copulemus plurali. C’est le cas aussi de certains mots grecs ou allemands. 141 Plus remarquable encore : la forme age n’est jamais reliée, avant Virgile, par et (ac) à l’acte de langage auquel elle introduit. L. Löfstedt, Expressions, p. 89. 142 Interrogatif : Plaute Stich. 118 ; Trin. 369 ; Cic. De or. II, 51 ; I, 32 ; Cic. Mil. 60. Déclaratif : Merc. 337. 143 J. B. Hofmann, Umgangsprache, op. cit., p. 37 ; L. Löfstedt, Expressions, op. cit., p. 97.
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(supra p. 72 sqq.), on ne sera pas surpris de voir les mots hoc age associés au verbe animumadvertere dans la langue commune144 . Les caractéristiques énonciatives de la locution sont les mêmes selon les deux types d’emploi formulaire : il s’agit toujours pour le locuteur de mobiliser l’attention, l’écoute, les dispositions à agir de son ou de ses interlocuteur(s)145 autour de ce qui se passe en situation : une mise à mort rituelle, là, un événement quelconque, que seul le contexte permet d’identifier, ici146 …
Hoc age et hoc agere Sur la base d’une dérivation délocutive (dérivation au départ d’une locution du discours)147, la fonction pragmatique, exhortative, que l’énonciation hoc age exerce dans le discours s’est lexicalisée dans un signe du langage constitué, l’expression hoc agere, qui signifie « accomplir l’action que l’on fait quand on dit hoc age ». L’expression hoc agere appartient à la classe sémantique très productive dans le langage courant du verbe construit avec, à l’accusatif, un pronom neutre (hoc, id, istuc, quid), où l’action, en la forme, le plus souvent, énonciative (impératifs et interrogatifs), ne signifie pas « faire quelque chose » (de telle sorte que l’objet apparaisse comme le point d’application du procès)148 , mais une activité (quelle qu’elle soit) représentée en tant que l’agent la conçoit mentalement (intention, délibération, mise en examen) et l’accomplit effectivement (passage à l’acte, exécution). Un pronom neutre, de même que le nom rem (dans l’expression rem agere) ont la propriété de renvoyer à la situation énonciative ou au contexte linguistique pour être identifiés149. L’objet du verbe (hoc, rem) est le point au sujet duquel l’agent provoque 144 Quelques exemples : Plaute, Curc. 635 : Ego dicam ; surge. Hanc rem agite atque animum advortite, « Hé bien, je vais parler ; relève-toi. Écoutez-moi et faites bien attention » ; Bacch. 995 : hoc age sis nunciam « Veux-tu écouter à la fin ? » (cf. Bacch. 992 Animum advortito igitur) ; Cas. 401 et 412, etc. 145 J. C. Rolfe, « On hoc age, Plautus Capt. 444 », Cl. Ph. 28 (1933), p. 47 ; J. H. Drake, « Again on hoc age (Plautus, Capt. 444) », Cl. Ph. 30 (1935), p. 72. Plaute Capt. 1114 ; Poen. 1407 ; Cist. 693 ; Cist. 747 ; Poen. 761 ; Pers. 584 ; Pers. 768 ; Ter., Phorm. 435 ; 350 ; Eun. 130. 146 Un tirage au sort, un discours, une négociation, la lecture d’une lettre, la recherche d’un objet perdu, etc. 147 É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 277 (« Les verbes délocutifs »). Benveniste envisage un processus de dérivation morphologique (création d’une nouvelle forme verbale), de même que Varron auquel il reprend l’exemple de quiritare, « crier : Quirites ! », mais la délocutivité se trouve également à la source de changements sémantiques. O. Ducrot, « Analyses pragmatiques », Communications 32 (1980), p. 47 sq. ; Fr. Biville, Interjections, op. cit., p. 211. 148 Vide supra n. 48. Au contraire du verbe facere qui admet comme objet à l’accusatif une liste non exhaustive de noms concrets ou abstraits. 149 Sur les mécanismes référentiels, voir C. Kerbrat-Orechionni, L’énonciation, op. cit., p. 39.
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une discussion, sollicite l’attention des interlocuteurs, les invite à entrer en délibération (consilium)150 , mobilise leur volonté ou leur désir d’agir151… Ou y manque : la même signification, en effet, se trouve niée dans la locution alias res agere, « s’occuper à d’autres choses (que celles dont il est question dans l’instance de l’énonciation), être distrait », le plus souvent assénée en guise de reproche152 . Le procès ne réfère pas à une activité ponctuelle, mais à l’interaction sociale et à ses enjeux. Il ne signifie pas « faire quelque chose », mais « faire attention à ce que dit l’agent ou à ce qui se passe dans la situation d’énonciation ». Si l’action à laquelle le verbe fait référence dans le contexte est une activité ponctuelle (surveiller une porte), la locution hoc ago signifie l’attention et la concentration que cette activité mobilise dans le chef de l’agent : hoc quod ago (hoc observare ostium), « ce à quoi je suis »153 . Le rapport entre la particule hoc age et l’expression hoc agere s’analyse sur une base délocutive, de telle sorte qu’elle signifie « accomplir l’action que l’on fait lorsqu’on prononce la formule hoc age », à savoir poser le sujet qui l’énonce comme préalable de la parole, au fondement de la condition de réussite des actes de langage auxquels elle introduit. La dérivation délocutive entre la formule exhortative hoc age et l’expression hoc agere dans le langage constitué est claire tant sur le plan morphologique que sémantique. Notre hypothèse consiste à poser le même procès, au départ de la particule énonciative age, au principe de l’évolution sémantique du verbe agere dans la langue du droit romain archaïque et, de là, dans la langue commune pré-classique (et dans d’autres langues de spécialité) sous la République, qui détermina le passage du verbe de mouvement vers l’expression de l’activité en latin classique et, de là, dans les langues romanes.
150 La locution est régulièrement associée avec le mot consilium, « délibération, résolution, projet » : Pl., Poen. 193 ; As. 358 ; Bacch. 39 ; Mil. gl. 198 ; Ter., Andr. 170, 404 ; Hec. 715. 151 Plaute Cist. 82 : « Voulez-vous m’écouter (hoc volo agatis) ? Je vais vous expliquer la raison pour laquelle je vous ai appelées » ; Poen. 1197 ; Cist. 719 ; Ter. Heaut. 694 : CL. – Loquere : audio. SY. – At iam hoc non ages. CL. – Agam. « CL. – Parle : j’écoute. SY. – Mais dans un instant tu ne seras plus à ce que je dis. CL. – J’y serai. ». Ter. Andr. 186. 152 Plaute Pseud. 152 : Hoc sis vide ut alias res agunt ! Hoc agite, hoc animum advortite, huc adhibete auris quae ego loquar, « Regardez-les un peu comme ils sont ailleurs. (Il les bat.) Mais écoutez-moi (hoc agite), mais faites attention, mais prêtez l’oreille à ce que je dis ». (On trouve aussi l’expression alias res gerere). 153 Mil. gl. 352 : Sed ego hoc quod ago, id me agere oportet, hoc observare ostium. « Mais il faut que je sois tout à mon affaire et que je garde bien cette porte. » ; Pers. 610 ; etc. Comme le note Marouzeau dans sa traduction de Térence dans les Belles Lettres (I, p. 169 n.4), la formule « id (ou hoc) agere » signifie « être à la chose qu’on fait. »
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Certes, il ne faut jamais en sémantique déterminer a priori les conditions de production des phénomènes154. Or un emploi du verbe à la première personne, sous la forme d’une interrogation155, « agone ? », « y vais-je ? », attesté par Varron, Ovide et Sénèque Rhéteur156 dans un sacrifice très archaïque, le sacrifice des Jours Agonaux (Dies Agonales)157, offre à cet égard des perspectives très intéressantes. Le temps manque, toutefois, pour fournir ici l’exégèse de ce document158 à la lumière, notamment, de termes anciens du lexique latin du sacrifice, comme, outre agonia déjà rencontré, l’ancien nom de la victime, ago, -nis, hapax qui semble avoir désigné une catégorie de prêtres159, et agonium, nom probable de ce sacrifice160 d’après lequel son jour était noté dans les Fastes (AG ou AGON)161. Toujours est-il que ce document pourrait apparaître comme la plus ancienne attestation d’une occurrence du verbe agere en emploi intransitif énonciatif (et formulaire) dans le langage constitué en latin. Résultat, selon notre hypothèse, de la grammaticalisation de la particule age et de la lexicalisation des valeurs liées à son énonciation, le verbe y désigne par délocutivité l’action que l’on accomplit quand on dit age : un procès au centre de la représentation duquel se trouve, non l’objet du discours (un message sur le monde), mais le sujet en tant que, agissant et disant, il s’expose ainsi aux yeux de ceux par qui il est vu et entendu, à la fois source et enjeu de rapports de force dont le langage est l’arène. 154
A. Meillet, LGLH, op. cit., p. 235. Varron L VI, 12 : Dies Agonales, per quos rex in regia arietem immolat, dicti ab agone, eo quod interrogatur a principe civitatis et princeps gregis immolatur. « Les jours Agonaux, durant lesquels le roi, dans le palais royal, immole un bélier, tirent leur nom de agone, “y vais-je ?”, parce qu’une question est posée par le prince de la cité et que le prince du troupeau est immolé. » Le texte est cité d’après l’édition de P. Flobert dans Les Belles Lettres. 156 Sén. Rhét. Contr. 2, 3, 19 : (…) carnifex manum tollat, deinde respiciat ad patrem et dicat : agon ? quod fieri solet victumis. « Le bourreau lève la main, puis il regarde vers le père et dit : ‘agon ?’, ce qui est l’usage avec les victimes. » Ovide en atteste dans le texte des Fastes consacré à l’origine de l’expression lux Agonalis, dont il propose six explications, notamment, la première, qu’il reprend à Varron : F. I, 322 : Semper agatne rogat nec nisi iussu agit. « Toujours il [= le sacrifiant] demande s’il agit et sans ordre il n’agit pas. » (vide supra n. 11). 157 Au pluriel, car il avait lieu quatre fois par an. Macr. Sat. 1, 16, 6-8. 158 Pour évoquer, notamment, les questions que soulève l’établissement du texte. Voir Der Kleine Pauly, v° Agonium, I, 140 ; A. Magdelain, De la royauté et du droit. De Romulus à Sabinus, Rome, saggi di Storia Antica, 1995, p. 18 ; Fr. Van Haeperen, Le collège pontifical (IIIe s. av. J.-Chr.–IVe s. ap. J.-Chr.) Contribution à l’étude de la religion publique romaine, Bruxelles-Rome, 2002, p. 374. 159 Lact. Stat. Theb. 4, 463 : Sacerdotum consuetudo talis est ut aut ipsi percutiant victimas, et agones appellantur, aut sic tenentis cultrum alter impingat… qui victimatores dicuntur. 160 Festus L. p. 9 : Agonium dies appellabatur, quo rex hostiam immolabat ; Varron L VI, 14 (au pluriel : Agonia) ; Macr. Sat. 1, 4, 15 (Agonium Martiale). 161 A. Degrassi, Inscriptiones Italiae, Roma, Istituto Poligrafico dello Stato, 1963, XIII, p. 393-394 (janvier) ; p. 425-426 (mars) ; p. 460 (mai) ; p. 535-553 (décembre). 155
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En définitive, il existe une manière de s’assurer indirectement du bien-fondé de l’hypothèse. La tradition savante, en effet, reconnaît au verbe, dans cet emploi formulaire sous forme d’interrogation, « agone ? », « y vais-je », la signification « agir, opérer, sacrifier »162. Or il sied que la signification de cet emploi remarquable (en rupture par rapport à l’expression étymologique du mouvement « en avant ») rende compte de l’évolution sémantique ultérieure du verbe dans le champ de l’« activité » en latin pré-classique. À cet égard, force est de le constater : une signification « sacrifier, tuer » (un « faire ») ne rencontre aucun écho dans la littérature sous la République, quand quelques savants, juriste, historien ou glossateur, l’évoquent dans un contexte d’exégèse sous l’Empire163. À l’inverse, l’occurrence d’une valeur énonciative sui generis (un « dire ») développée par le verbe dans le contexte de la jurisprudence archaïque, une parole formulaire, mimétique, subjective et interactive, se confirme à la lumière de l’hypothèse qui voit dans la particule énonciative age la base au départ de laquelle une telle évolution sémantique, remarquable eu égard au champ de l’action et de la parole qui en est résulté, s’est engagée (age, « vas-y », donc, ago : j’accomplis ce que je fais quand je dis « vas-y », soit, je m’expose comme acteur au sein de l’interaction à la source d’enjeux dont je dispose - sous forme ici d’interrogation), lequel, comme nous le savons, ne s’est pas limité au droit civil, mais s’est enrichi tout au long de la République, ainsi, avec l’action de grâces que nous allons évoquer à présent.
162 Voir notamment A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° ago, p. 16 ; A. Walde et J. B. Hofmann, Lateinisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, C. Wintern 1938, p. 24 ; Fr. Altheim, A History of Roman Religion, tr. de l’all. par H. Mattingly, London, 1938, p. 135 ; Cl. Moussy, Gratia et sa famille, Paris, PUF, 1966, p. 52 [cité ci-après : Gratia]. 163 Nonius (ad Aen. 1, 191) 243 : agere : leto dare, « tuer » (glose du IVe s. ap. J.-C., où s’est perdue la nuance que Virgile rend de manière à produire stylistiquement la mise en vedette du sujet agissant - Énée à la chasse - au centre de la représentation : agens telis, « agissant de ses traits », i.e. « tirant son tableau de chasse ».) La leçon subigere arietem pour désigner, dans les XII Tables, le sacrifice (agere) de substitution (sub) d’un bélier en cas d’homicide involontaire, attribuée à Labéon par Festus, n’est pas certaine : XII T. 8, 24 (Girard) = 8, 13 (Crawford), Fest. L. p. 476 subigere arietem in eodem libro [= in commentario XV iuris pontifici] Antistius esse ait dare arietem, qui pro se agatur, caedatur, « Antistius, dans le même livre, dit que subigere arietem c’est exécuter (dare) un bélier et l’égorger à notre place » ; cf. aries subicitur : Cincius ap. Festus L. p. 470 ; Cic. Top. 17, 64 ; Pro Tullio 21, 51 ; De orat. III, 158 ; Aug. De lib. arb. 1, 4. Enfin, Suétone (Galba 20) et Tacite (Hist. 1, 41) rapportent que l’empereur Galba, au moment de comprendre qu’il était assassiné, aurait prononcé la formule rituelle hoc age. Les auteurs citent le verbe au discours indirect en associant agere avec ferire dans l’expression ut hoc agerent et ferirent. La iunctura avec ferire montre bien que le verbe signifie dans leur esprit « ce que l’on fait quand on dit hoc age », c’est-àdire « sacrifier (une victime) ». Il s’agit d’une évolution sémantique conditionnée sur une base délocutive. Mais celle-ci n’opère que secondairement, dans des récits historiques où s’est perdue la nuance pragmatique exprimée par l’emploi du verbe au discours direct dans le contexte du culte, nuance parfaitement sensible dans la littérature républicaine.
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Tibi gratias ago Pour terminer, un mot de la locution gratias agere, « prononcer des paroles de remerciement », parfaitement emblématique de cette valeur énonciative sui generis revêtue par le verbe agere et qui n’est pas sans rapport avec le sacrifice archaïque. Le nom gratia est un dérivé de la racine *gwer-H2 représentée dans de nombreuses langues indo-européennes164, qui signifie « (chant de) louange »165. Les rapprochements de la grammaire comparée (vieux slave zruti, « sacrifier ») paraissent assigner à l’ensemble de la famille un sens religieux, au moins à l’origine166. En latin, la locution gratias ou grates167 agere signifie un acte de langage, « remercier en parole »168, au même titre que laudes agere, les deux substantifs pouvant être cumulés dans un souci d’expressivité, laudes gratesque agere. En latin toujours, le terme gratia évolue de l’idée de « louange » attestée dans la famille indo-européenne à celle de « remerciement, gratitude ». Il s’agit là d’une inflexion subie par le terme sous l’effet de la locution gratias agere qui, plus étonnant encore, a donné au latin courant une forme explicite, performative, du remerciement : tibi gratias ago. L’expression gratias agere apparaît dans le contexte du sacrifice de supplication d’action de grâces, dont la plus ancienne attestation remonte au Ve siècle av. J.-C.169. Le ressort de la formation de la locution, toutefois, n’est pas le geste du sacrifice, mais la signification de parole attachée au nom gratia, « (chant de) louange »170 , parole à la première personne à la source d’une relation pragmatique instaurée avec la divinité, que Dumézil décompose en une séquence ternaire : dedisti (tu as donné, le plus souvent, la victoire militaire), laudavi (je t’ai rendu grâces), da (donne à nouveau)171. La louange, éloge du donateur ou du bien offert, constitue une forme implicite du remerciement. Comme l’observe Cl. Moussy, il n’existe pas de racine pour tra164
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v° gratus, p. 282 ; Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 23 sq. Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 35 ; G. Freyburger, « La supplication d’action de grâces dans la religion romaine archaïque », Latomus 36 (1977), p. 311 [cité ci-après : Supplication]. 166 J.-H. Michel, La gratuité en droit romain, Bruxelles, Institut de Sociologie,1962, p. 21 [cité ci-après : Gratuité]. 167 Grates, -ium (fem. pl.), de couleur archaïque, est usité seulement au nominatif et à l’accusatif dans des expressions rituelles. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire, op. cit., v°gratus, p. 281. 168 Cf. grates habere « devoir de la reconnaissance, être reconnaissant » ; grates referre « remercier (en actes), rendre un bienfait » ; grates solvere « s’acquiter, par des actes, d’une dette de reconnaissance ». J.-H. Michel, Gratuité, op. cit., p. 2. 169 Tite-Live 3, 63, 5 ; 5, 23, 3. 170 Comp. G. Freyburger, Supplication, op. cit., p. 309 sq. et Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 51 sq. 171 G. Dumézil, Servius et la fortune essai sur la fonction sociale de louange et de blâme et sur les éléments indo-européens du cens romain, Paris, Gallimard, 1943, p. 82. 165
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duire la notion de remerciement dans les langues indo-européennes172 . Puisqu’elle manifeste implicitement la reconnaissance que le locuteur exprime à travers l’éloge du bienfaiteur, en effet, la louange n’a pas à se désigner elle-même comme remerciement. Aussi les formes implicites du remerciement sont-elles, jusqu’à nos jours, plus fréquentes que ses réalisations explicites173 . Toute l’originalité de la langue latine sous l’angle de la formalisation du langage apparaît une fois encore174 , en dehors de la langue du droit175 , avec la locution gratias agere, qui produit une forme de réalisation explicite, une formule performative du remerciement dans le latin courant : tibi gratias ago, « je te remercie ». À la faveur de cet emploi, le nom gratia a évolué en latin vers l’expression de l’acte de langage, le remerciement, que le sujet accomplit en l’énonçant (gratias ago) et, sa valeur, explicitée sous l’angle de l’expression subjective de la gratitude. Aussi la notion de gratitude, sous-jacente en sanskrit, est-elle devenue expresse dans les dérivés latins de la racine.
Conclusion En droit romain, l’agir est une forme de représentation mimétique de la relation interpersonnelle, configurée sur la base de l’accomplissement d’actes de langage entre les deux sujets de la relation énonciative (je et tu). L’expérience de l’acte de parole telle qu’elle fut formalisée aux origines de la civitas est un phénomène simultanément sémantique, linguistique et juridique. Pure performance oratoire, un verbe latin en représente le procès, le verbe duquel dérive la terminologie française de la parole comme acte, du sujet de l’énonciation comme acteur et de la relation comme inter-action verbale, le verbe agere. Cet article fut consacré à penser les fondements linguistiques sur la base desquels s’est engagée l’évolution de la signification du verbe agere dans la langue de l’ancienne jurisprudence pontificale, au principe d’une catégorie centrale du ius civile, l’action, dont l’avènement témoigne d’une part insue de l’expérience originelle de la civitas176.
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Cl. Moussy, Gratia, op. cit., p. 37 ; p. 55 (situation attestée dans de nombreuses autres langues). C. Kerbrat-Orecchioni, La conversation, Paris, Seuil, 1996, p. 86. 174 Sur le latin comme exemple d’une langue où la performativité serait en quelque sorte tangible : J.-Cl. Anscombre et A. Pierrot, « Noms d’action et performativité en latin », Latomus 14 (1985), p. 352. 175 Voir également, dans les rites divinatoires (augurium agere) : J. Scheid, La parole des dieux. L’originalité du dialogue des Romains avec leurs dieux, Opus 6-8 (1987-89), p. 130. 176 Voir les belles réflexions de Yan Thomas (La valeur des choses, op. cit., p. 1433), d’Antoine Garapon (Rituel judiciaire, op. cit., p. 149) et de Louis Gernet (Droit et société, op. cit., p. 100) sur la procédure aux débuts et pour l’intelligence même du droit. 173
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L’étude syntaxico-sémantique du verbe dans la langue commune, tant du point de vue philologique que sémantique, est essentielle à l’appréciation de ses emplois techniques en droit romain, non seulement pour en interpréter correctement le sens, mais aussi pour comprendre le modus operandi, la technique formulaire (et linguistique) selon laquelle s’est constitué l’ancien ius civile. Précieux sont ainsi les enseignements relatifs au sujet, le sujet-agent maintenu au centre de la représentation du procès (expression sémantique de la diathèse interne), d’une part, et à l’objet à l’accusatif, d’autre part, en particulier la classe des objets « animés », objets dont le référent perd, sous la poussée que lui imprime l’agent, la libre disposition de lui-même, à commencer par sa liberté de mouvement. Sémantiquement, ainsi qu’il apparaît à la lumière de l’analyse des groupes d’emploi (contextes de la guerre et du butin, du châtiment collectif, de l’esclavage, de la violence privée et de la domestication animale), le sujet-agent est un vainqueur : la dynamique du processus le représente tel qu’il manifeste sa supériorité, sa prévalence dans une épreuve de force, sa domination, comme un avantage personnel et permanent (le krátos) ; l’agi, inversement, est un vaincu. En droit, la représentation du processus change en même temps que la construction du verbe : en emploi absolu ou intransitif avec les prépositions cum et de + ablatif, il désigne techniquement l’accomplissement formulaire d’actes de langage échangés entre deux citoyens agissant l’un avec et contre (cum) l’autre au sujet d’une affaire (de + abl.) définie au point de rencontre de deux ou plusieurs affirmations contradictoires (la res de qua agitur dans les procès ou res de qua refertur au sénat). Il signifie techniquement l’énonciation d’actes de langage sui generis, les formules des actiones. Le mode de leur composition étant mimétique, ces formules réalisent une stylisation de la relation interpersonnelle, dont deux figures se dégagent au principe de l’organisation de la cité juridiquement organisée, une figure symétrique, où toute différence a disparu entre les antagonistes (procès contradictoire), et une figure dissymétrique, dans le cas du mécanisme de la décision politique, où le magistrat occupe la position procéduralement « haute », de « dominant », face à l’assemblée politique. Or, pour avoir changé de construction et de signification dans sa langue juridique d’emprunt, le verbe n’a pas moins gardé sa valeur fondamentale, inhérente à la nature du mouvement qu’il désigne étymologiquement, valeur telle que le
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processus de parole est au siège d’un rapport de force, d’un enjeu de victoire entre les actants du processus, soit comme maîtrise physique (langue commune), soit comme maîtrise symbolique (langue juridique). La différence réside dans le mode de la représentation : dans la langue commune, le sujet-agent est déjà un vainqueur, investi d’un pouvoir arraché dans la lutte et désormais permanent ; dans la langue du droit, il ne l’est pas encore… Telle est précisément la fonction de l’action de voir le sujet agissant manifester ses aptitudes supérieures dans l’épreuve, au risque de l’action et dans l’actualité que suppose son accomplissement. En d’autres termes, le rapport de force, en droit, est à son point exact d’équilibre177 : il se joue actuellement au cœur de la représentation, ce qui suppose que celle-ci soit contemporaine de l’instance de l’énonciation. De fait, les actiones sont exclusivement composées de verbes conjugués au présent ou à valeur de présent (comme ius feci). La dynamique du rapport de force saisie abstraitement s’exprime aussi formulairement au passif intrinsèque, dans l’expression de la procédure classique res de qua agitur, la chose dont il s’agit. Au centre de la stylisation de l’action dans l’ancien droit romain : le sujet agissant, l’acteur. Nous avons montré que la sui-référentialité de l’énoncé se marquait sémantiquement dans les emplois énonciatifs du verbe actif de la langue du droit, verbe d’activité de parole qui ne signifie pas dire quelque chose, mais dire que l’on dit, ou se dire. L’action marque, dans le paysage de l’anthropologie historique des mondes anciens, un point d’émergence de l’individu, le sujet agissant en son nom et pour son compte à l’échelle de la collectivité souveraine, au principe de la formation d’un « espace public » co-extensif de la civitas (Arendt). D’autres points d’émergence apparaissent au gré des emplois énonciatifs que le verbe agere a développés sous la République dans le cadre d’institutions non latines à l’origine : l’action de grâces, d’où, en latin courant, la formule performative du remerciement (tibi gratias ago), le théâtre et l’art oratoire, techniques de la parole mimétique à la romaine que nous avons seulement évoquées dans ces lignes vouées à comprendre la technique formulaire, de nature linguistico-juridique, de l’ancienne jurisprudence pontificale. À cet égard, nous avons formulé l’hypothèse d’une dérivation délocutive
177 L’idée d’un instant de doute et de suspension attaché au mouvement que la racine désigne se manifeste aux marges du corpus. Ainsi, avec le dérivé agina, « la châsse d’une balance » (Festus L. p. 9) ou le nom examen, qui désigne le « curseur vertical, la languette sur le fléau de la balance », indice des oscillations de la pesée. Ernout A. et Meillet A. Dictionnaire, op. cit., v° agina.
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sur la base de laquelle l’évolution sémantique du verbe agere dans le champ de la parole a pu se produire dans l’ancien latin sous l’impulsion du collège des pontifes, l’autorité et le prestige de la jurisprudence dans la société romaine178 ayant fait le reste pour que le verbe passe, revêtu de ses significations énonciatives nouvellement acquises dans la langue juridique, dans la langue commune, ou d’autres langues de spécialité, influençant ainsi l’évolution de la structure sémantique de la lange latine179. Pour achever, mesurons les lumières que le droit romain et la linguistique de l’énonciation jettent réciproquement sur cet objet du désir qu’est, pour le linguiste et le romaniste, l’acte de parole. Nous devons à Émile Benveniste une analyse rigoureuse, technique, de l’énoncé performatif sur le plan formel180. Le droit romain corrobore le dispositif dégagé par le grand linguiste, le verbe (de parole) à la première personne de l’indicatif présent, voix active, étant, de fait, le critère principal de la composition des formules de l’agir dans l’ancien droit pontifical. La mise au jour de l’espace de l’agir doit beaucoup aux avancées réalisées dans le domaine de la linguistique de l’énonciation. Sur la base d’une technique sui generis de la formule élaborée par les maîtres de la jurisprudence pontificale, la présence de la « subjectivité dans le langage » (Benveniste) se révèle au fondement du dispositif de l’agir dans l’ancien ius civile. En retour, le chapitre de l’acte de parole en droit romain découvre au linguiste moderne un paysage méconnu : la vision de son histoire et de ses implications au fondement de l’institution juridique de la cité. En particulier, la restitution de l’histoire de l’acte de parole en droit romain permet de reconsidérer la typologie des performatifs telle que la dressa Benveniste, entre les actes d’autorité et les actes d’engagement. À bien y regarder, l’agir ne correspond pas plus à l’un qu’à l’autre. Il n’est certainement pas un acte d’engagement. Conformément à l’esprit de la jurisprudence romaine, en effet, qui consiste à toujours se représenter un droit sous l’angle de celui au bénéfice duquel il est engendré (le
178 J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République, Roma, EFR, 992, p. XII, p. 279. 179 Les vocabulaires spéciaux, en effet, ont vocation à sortir des cercles où ils ont vu le jour, d’autant plus certainement s’il s’agit de groupes dotés de prestige dont les individus n’y ayant pas accès se plaisent à reproduire les usages et le vocabulaire, par mode, par dérision, ou, compte tenu que nombre de notions nouvelles trouvèrent d’abord leur expression propre et exacte dans les vocabulaires spéciaux, par nécessité. A. Meillet, LHLG, op. cit., p. 251. 180 É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 267 (« La philosophie analytique et le langage »).
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créancier, et non le promettant, comme dans les droits comparés)181, les actes du ius civile se donnent à la source de droits ou de puissances personnelles. Ainsi, le contrat civil, la stipulation, n’est précisément pas une promesse, mais l’interrogation (la stipulation proprement dite) par laquelle le stipulator (cf. actor, rogator) se manifeste activement au principe d’un engagement (la promesse) pris par autrui. Son initiative tant au niveau de la formation de l’acte (par son interrogation) que de sa sanction (par l’intentement d’une action), constitue, à bien y réfléchir, une innovation majeure dans l’histoire des institutions du droit privé, qui marque l’émergence d’une figure nouvelle parmi les modes d’engagement des droits anciens basés sur le serment : la figure du créancier. Le modèle du performatif d’autorité est si prégnant qu’il revient au cours de l’analyse que fait Benveniste du performatif toutes catégories confondues : « un énoncé performatif (…) n’a d’existence que comme acte d’autorité. Or, les actes d’autorité sont d’abord et toujours des énonciations proférées par ceux à qui appartient le droit de les énoncer. »182. La condition relative à la personne énonçante est, certes, le préalable de tout performatif, y compris en droit romain. Seul agit un civis Romanus, simple citoyen dans les procès (trait remarquable, au demeurant, parmi les énonciations publiques romaines), magistrat cum imperio dans le cas du ius agendi. Toutefois, le performatif qu’est l’agir ne suppose pas tant une autorité préalable dans le chef de l’actor qu’une auctoritas acquise a posteriori. L’autorité « préalable » que marque la position hiérarchiquement supérieure de l’acteur est extrinsèque au performatif. Elle relève de circonstances sociales extralinguistiques (ainsi, comme on l’a vu, dans le cas du ius agendi opposé, sur ce point, à la symétrie des legis actiones, dont la scénographie consiste à dissoudre toute hiérarchie entre les acteurs indifférenciés). Or, quelles que soient les positions qu’occupent les sujets en interaction sur l’axe vertical de la relation, le « système des places » (Flahaut) dépend avant tout de ce qu’en font les acteurs et de ce qui se passe au cours de l’interaction. Le performatif d’action (plutôt que d’autorité) repose sur un supplément de qualité au risque pris de la parole par l’actor. En d’autres termes, la parole n’est pas ici l’effet du statut, mais le statut
181 V. Arangio-Ruiz, « Sponsio e stipulatio nella terminologia romana », BIDR 65 (1962), p. 198 n. 6 ; p. 219 [= Scritti di diritto romano, IV, 1977, p. 281-312] ; R. Von Ihering, III, p. 306. 182 É. Benveniste, PLG, I, op. cit., p. 273 (« La philosophie analytique et le langage »).
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l’effet de la parole183. La réussite de l’acte n’est pas fonction de la qualité préalable du sujet, mais sa qualité ajoutée fonction de la réussite de l’acte. Les spécialistes modernes des interactions verbales le soulignent aussi : « L’action (…) se rencontre partout où l’individu prend en connaissance de cause des risques importants et apparemment évitables »184. Le trait caractéristique de la parole agonale, le risque de la victoire (ou de la défaite), nous fait rencontrer un facteur linguistique, cette fois, intrinsèque au performatif, à savoir le sujet grammatical, le sujet énonciateur, l’acteur, tel qu’il s’accomplit personnellement dans l’acte de parole. La différence est sémantiquement marquée en latin. Ainsi, même quand il prononce les tria verba à la première personne, do, dico, addico, au fondement de l’organisation du procès185, même quand il interroge les parties186, le préteur dit (ait praetor), mais il n’agit pas. Ses interrogations sont strictement informationnelles et, quand il dit, il le fait en vertu de l’auctoritas que lui confère sa fonction (auctoritas publica), non comme un effet de la suprématie qu’il manifeste à titre personnel en faisant preuve de qualités individuelles supérieures187. L’agir est une parole qui ne vaut qu’en tant qu’elle prévaut sur une parole adverse. Ces pages sont dédiées à Yan Thomas sans lequel elles n’auraient pas figuré dans ce volume. Modèle de finesse dans l’expression et d’audace dans l’analyse, chantre de la liberté face au truisme des choses, prince des jurisconsultes : Tibi gratias ago sempiternas
183 Cf. dans l’art oratoire : Cic. Brut. 142 ; 184 ; De or. I, 87 ; II, 176 ; II, 184 (mores oratoris effingat oratio) ; II, 201. 184 E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, éd. de Minuit, 1974, p. 158 ; ég. p. 121 : « Là où l’action est présente, il y a presque toujours des chances à courir ». 185 Varron L VI, 30 ; Macr. Sat. 1, 16, 14 ; Ov. F. I, 47. 186 Gaius 2, 24 ; Varron L VI, 74. 187 Sur la différence entre auctoritas publica et auctoritas personnelle : J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 310 n. 11 ; ég. J.-M. David, Le patronat judiciaire, op. cit., p. XVII ; p. 659.
ACTE DE PAROLE, RHÉTORIQUE ET PERFORMANCE
LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF OU LA TROISIÈME DIMENSION DU LANGAGE Barbara Cassin
« [...] ce que l’on peut appeler à juste titre une rhétorique moderne, une autre étude systématique de la façon dont on peut avoir un effet ou être affecté par des actes de discours, à savoir l’ouvrage d’Austin How to do things with words, qui est un recueil de notes pour des conférences (comme le sont les textes d’Aristote) publiées à titre posthume » Stanley Cavell « La passion », dans Quelle philosophie pour le XXIè siècle, J. Benoist et al. éd., Paris, Gallimard - Centre Pompidou, 2001, p. 335. « Rien ne nous empêche de tirer un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange» J. L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970, trad. Lane, p. 123.
Philosophie, rhétorique, sophistique Comment « agit » exactement le logos ? Je voudrais commencer par tracer un horizon de problèmes et un angle d’attaque. Mon point de départ est la trop célèbre phrase par laquelle Gorgias caractérise le logos dans l’Éloge d’Hélène (82 DK 11 § 8, t. II, p. 290) : Λόγο δυνάστης μέγας ἐστίν, ὃς σμικροτάτῳ σώματι καὶ ἀφανεστάτῳ θειότατα ἔργα ἀποτελεῖ.
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- phrase que je propose de traduire : Le discours est un grand souverain qui avec le plus petit et le plus inapparent des corps performe les actes les plus divins.
Trois termes sont à souligner, qui renvoient sinon à l’acte de langage, du moins, au langage comme acte. La différence entre les deux, acte de langage et langage comme acte, est précisément ce que je cherche à interroger. δυνάστης : c’est le premier déterminant du λόγος. Notons, pour s’en débarrasser, que je rends λόγος par « discours » en souhaitant recouvrir du manteau de ce terme toutes les distinctions ultérieures incubées dans le français ; il importe en effet, pour comprendre comment « ce discours-ci » tenu par Gorgias (ὅδε ὁ λόγος, § 3) peut légitimement servir de point de départ pour une réflexion sur l’acte de langage, de remarquer que l’amplitude sémantique du grec logos y est très largement mobilisée, ne serait-ce que via le jeu constant entre singulier et pluriel. On pourrait par exemple traduire (ou surtraduire) les occurrences des paragraphes neuf à treize, selon le cas, non seulement, au singulier, par « langage », « parole », « discours », mais, au pluriel, par « genres littéraires », « doctrines et traités », « discussions », « phrases et mots ». Il y va simultanément du rapport à la ratio comme formalisation rationnelle (ἐγὼ δὲ βούλομαι λογισμόν τινα τῷ λόγῳ δούς, « moi, je veux, donnant logique au discours », § 2) et comme proportion (τὸν αὐτὸν δὲ λόγον ἔχει ἥ τε τοῦ λόγου δύναμις πρὸς τὴν τῆς ψυχῆς τάξιν…, « il y a le même rapport entre pouvoir du discours et disposition de l’âme qu’entre dispositif des drogues et nature des corps », § 14). Bref le logos, celui que produit Gorgias comme celui qui a pu persuader Hélène, ceux des poètes et des oracles, ceux des météorologues, des orateurs et des philosophes, le logos est un « dynaste » : suivant Chantraine1, δυνάστης est celui qui a « le pouvoir d’agir » en général, et notamment le « pouvoir politique », comme Zeus (Sophocle), les chefs d’une cité (Hérodote, Platon), un prince ou un roi (Thucydide). La parole est d’emblée puissance d’agir. Ἀποτελεῖ: tel est le premier verbe qui définit cette puissance d’agir. Il est composé de τελέω, « achever, mener à terme, accomplir » une œuvre, une entreprise, une action, conformément à l’ambiguïté de τέλος, la « fin » comme terme et comme but, et de ἀπό qui insiste sur l’achèvement d’un jusqu’au bout, exactement comme le
1 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968-1980, sur lequel je m’appuie pour tout ce qui suit.
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per de « performe ». On pourrait le rendre par « parachève », je choisis « performe » pour faire entendre ce qui nous occupe. Ἔργα : c’est cela qui est performé. Le terme, de même racine que work, entre dans deux grands systèmes d’opposition : action / inaction (chez Hésiode par exemple), et acte / mot, vain mot (au singulier comme au pluriel, d’Homère à Thucydide en passant par les Tragiques). Cette opposition traditionnelle de la parole et de l’acte, du verbal et du réel, est évidemment ce que notre phrase de départ met en court-circuit. Elle le fait non sans profiter de l’amplitude du sens de ἔργον et de son pluriel, « œuvre, ouvrage, occupation, travail, affaire, manœuvre », qui conjoint le réel de l’acte et celui de l’œuvre : le logos performe les actes / les œuvres les plus divins. Cette ambiguïté, que nous n’interrogerons pas davantage, me semble accompagner la question de la performance telle qu’elle se pose dans l’Antiquité, voire toujours. Poursuivons la phrase, pour expliciter l’angle d’attaque : δύναται γαρ καὶ φόβον παῦσαι καὶ λύπην ἀφελεῖν καὶ χαρὰν ἐνεργάσασθαι καὶ ἔλεον ἐπαυξῆσαι. De fait, il a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie, d’accroître la pitié.
Deux nouveaux verbes sont à verser au dossier, confirmant la puissance d’agir du logos. δύναται : le dynaste « a le pouvoir de », le puissant « peut ». Quoi faire ? Accroître ou diminuer des passions premières (πάθημα, ἔπαθεν, § 9). L’un des verbes qui dit l’action sur une passion est plus remarquable que les autres, et apparemment peu fréquent : c’est ἐνεργάσασθαι, mal traduit par « produire » la joie (qui, à son tour, est loin de dire χάρις, la « grâce » que verse Athéna sur la tête d’Ulysse pour qu’il apparaisse dans sa force et sa beauté, la « faveur » et la « reconnaissance », le « plaisir » et la « jouissance ») ; le terme reprend ἔργον l’acte / l’œuvre que performe le langage comme acte ; à vrai dire, ἐργάζομαι (ici en composition avec ἀνά peut-être au sens de produire « à nouveau », ou de « faire monter » la joie) est, à lui seul, déjà rendu par to perform dans le Liddle Scott Jones. La joie est l’une des performances les plus divines qu’accomplit le logos. Voici la question que je voudrais alors poser : en quoi tout ce qui est décrit là excède-t-il la rhétorique ? Ne peut-on simplement rabattre la première phrase sur la seconde, la seconde sur une thérapie de l’âme, subjective, et le tout sur une fonction persuasive de type rhétorique ? Bref, l’action du langage ne se confond-elle pas
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avec la rhétorique ? N’est-ce pas ainsi que l’on pense d’habitude, en tout cas chaque fois qu’un philosophe lit un sophiste ? Je voudrais tenter précisément un autre éclairage, à l’aide de la notion de performance. D’où mes traductions. L’enjeu, qui m’est apparu en toute clarté quand j’ai relu How to do things with words, est celui du statut de la rhétorique. Sèchement : est-ce qu’il faut compter deux en matière de discours, ou est-ce qu’il faut compter trois ? Les questions s’enchaînent aussitôt. Quelle est l’identité du troisième terme ? Pour la philosophie, le troisième, l’intrus, est la logologie sophistique2 , et elle fait « inexister » dans toute la mesure du possible ce troisième terme à son profit et au profit de la rhétorique, qu’elle assujettit. Pour Austin, le troisième terme est la rhétorique, qui survient comme à l’improviste mais dont il tente d’assurer la place entre l’illocutoire, qu’il « invente », et le locutoire, qu’il circonscrit. La philosophie grecque et Austin ne partent pas des mêmes évidences, mais ils sont tous deux confrontés à une troisième dimension du langage - « ditmension » pour mettre orthographiquement avec Lacan les points sur les i 3.
La double capture philosophique : la sophistique, c’est de la rhétorique, et la rhétorique, c’est de la philosophie Compter deux est ce à quoi la philosophie nous habitue. Quand on parle, on peut ou bien « parler de », ou bien « parler à », selon un « ou » évidemment non exclusif. « Parler de », dévoiler, décrire, démontrer, est du registre majeur de la philosophie en tant qu’ontologie et phénoménologie. « Parler à », persuader, faire effet sur l’autre, est du registre de la rhétorique. Il n’y a pas, du point de vue de la philosophia perennis, de troisième dimension du langage. Du coup, la seconde dimension elle-même est aspirée par la première. On assiste en effet à un double rabattement. D’une part, ce qui pourrait excéder la rhétorique, à savoir quelque chose comme la performance sophistique entée sur le langage comme acte, est rabattu sur la rhétorique. D’autre part, la rhétorique devient,
2 Sur le terme « logologie », je me permets de renvoyer à L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en particulier p. 113-117. 3 « Le mieux est que je fasse un effort et que je vous montre comment je l’écris : dit-mension. », Columbia University Auditorium School of International Affairs, décembre 1975, dans « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n° 617, Paris, Seuil, 1976, p. 42.
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de son côté, plus ou moins tranquillement l’affaire de la philosophie. La troisième dimension, celle que pourrait servir à esquisser quelque chose comme la sophistique, est appropriée en même temps que la rhétorique par la philosophie normale, normée, normative, et le flux potentiellement puissant, actif et autonome de l’acte langagier se trouve alors domestiqué par l’ontologie. On peut décrire très précisément ces deux points de rabattement. Premier point : la sophistique, c’est de la rhétorique. Le Gorgias de Platon institue cette équivalence comme une évidence de départ, quitte à la retravailler dans la suite du texte. « Gorgias - demande Socrate - dis-nous toi-même comment il faut t’appeler en tant que savant en quel art [αὐτὸς ἡμῖν εἰπὲ τίνα σε χρὴ καλεῖν ὡς τίνος ἐπισήμονα τέχνης] ? » Réponse de Gorgias : Τῆς ῤητορικῆς, ὦ Σώκρατες, « en rhétorique, Socrate ». « Il faut donc t’appeler orateur ? », Ρήτορα ἄρα χρή σε καλεῖν; - « Et bon orateur, Socrate », Ἀγαθόν γε, ὦ Σώκρατες…4. La sophistique, c’est de la rhétorique, et c’est le sophiste en personne qui l’aura dit. Même si, selon toute probabilité et contre l’apparence machinée par Platon d’un toujours déjà là de la rhétorique, l’on assiste dans cet échange au moment d’invention du mot rhêtorikê [sc. tekhnê], comme d’ailleurs du mot sophistikê, par Platon lui-même5. Second point : or la rhétorique, c’est l’affaire de la philosophie. C’est vrai pour Platon, puisque le Gorgias et sa rhétorique-sophistique, « ouvrière de persuasion » (πειθοῦς δημιουργός6), ne se comprennent que subsumés ou transcendés par le Phèdre, avec l’avènement d’une rhétorique philosophique qui se confond cette fois avec la dialectique et vise un auditoire de dieux7. La bonne rhétorique, c’est donc la philosophie même. Aussi bien peut-on soutenir qu’avec Platon la rhétorique disparaît, puisqu’elle se confond soit avec la sophistique quand elle est mauvaise, soit avec la philosophie quand elle est bonne. Cet extrémisme philosophique, qui vaut anéantissement de la rhétorique comme telle, est dès lors moins probant que la perspective aristotélicienne selon laquelle la
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449 a. Je renvoie sur ce point à l’article vraiment convaincant à mes yeux d’Edward Schiappa, « Rhêtorikê, what’s in a name. Toward a revised history of early greek rhetorical theory », Quarterly Journal of Speech, feb. 1992, vol. 78, p. 2-15. Il l’a développé de multiples manières, notamment dans The Beginning of Rhetorical Theory in Classical Greece, New Haven, Yale U. P., 1999. 6 453 a. 7 Je me permets de renvoyer sur ce point aux analyses de L’Effet sophistique, op. cit., p. 414-423, que j’opérais alors via la lecture proposée par Ælius Aristide. 5
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rhétorique est une tekhnê, voire une epistêmê à part entière : sa « fonction propre n’est pas de persuader » comme chez Platon, mais bien « de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet »8 et elle doit « faire la théorie du persuasif qui convient dans chaque cas » 9. La rhétorique, antistrophe de la dialectique10, existe donc par elle-même sans conteste et appartient de plein droit à l’Organon. La sophistique serait, dans cette perspective, un semblant de philosophie, lié à de la rhétorique biaisée par une mauvaise intention et mal conceptualisée, proposant une série de recettes au lieu d’une théorie et d’une méthode. La sophistique ne veut pas comprendre que la rhétorique relève du régime discursif général qu’est l’apophantique, que le « parler à » est et doit être soumis au « parler de ». Or cette soumission est, je crois, le point crucial qui détermine l’ancrage philosophique de la rhétorique, jusque grosso modo chez Perelman inclus malgré une latinité cicéronienne qui tente de prendre cela à rebours. La violence du geste peut se lire dans le paradoxe suivant, qu’Aristote plante au tout début de sa Rhétorique : « La rhétorique est utile parce que le vrai et le juste sont naturellement plus forts que leurs contraires »11. Mais pourquoi diable faudrait-il alors quelque chose comme la rhétorique, si le vrai et le juste sont « naturellement » plus forts que le faux et l’inique ? La seule réponse, non explicite, est à mon avis que la rhétorique doit aider la vérité qui a une plus grande force naturelle, exactement comme l’art aide ou « parfait » la nature : ainsi, dans la Physique, « l’art dans certains cas achève ce que la nature est incapable d’accomplir jusqu’au bout et, dans d’autres cas, imite »12 . La philosophie compte deux, « parler de » et « parler à », mais qui reviennent quoi qu’il arrive dans le giron de l’un, sous le règlement de la vérité qui régit le « parler de ». Pas de troisième dimension : le parler comme acte n’entre pas en ligne de compte comme tel. Ce qui pourrait y ressembler le plus, à savoir un λέγειν λόγου χάριν, « parler pour parler » ou « pour le plaisir de parler », est même radicalement exclu 8 Rhétorique, I, 2, 1355 b 10 sq. : οὐ τὸ πεῖσαι ἔργον αὐτῆς, άλλὰ τὸ ἰδεῖν τὰ ὑπάρχοντα πιθανὰ περὶ ἕκαστον.. 9 δύναμις περὶ ἕκαστον τοῦ θεωρῆσαι τὸ ένδεχόμενον πιθανόν, ibid., 1355 b 25-26. 10 C’est la première phrase de la Rhétorique, 1354 a 1. 11 χρήσιμος δέ ἐστιν ἡ ῥητορικὴ διά τε τὸ φύσει εἶναι κρείττω ἀληθῆ καὶ τὰ δίκαια τῶν ἐναντίων, ibid., 1355 a 21-22, avec un texte qui pose problème (τε / γε, om. τό). Cette phrase n’est pas sans rappeler le titre de Vaclav Havel : L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2007. 12 Physique, II, 8, 199 a 15 sq. : ἡ τέχνη μὲν ἐπιτελεῖ ἃ ἡ φύσις ἀδυνατεῖ ἀπεργάσασθαι, τὰ δὲ μιμεῖται, où l’on note la proximité avec le vocabulaire de Gorgias dans l’Éloge (δυνάστης, ἀποτελεῖ, ἐνεργάσθαι).
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par le livre Gamma de la Métaphysique13 . Il y a certes des énoncés qui pour Aristote échappent au régime de la vérité : ainsi la prière n’est-elle ni vraie ni fausse. Mais aucun énoncé n’échappe au régime du sens qui fonde le principe de noncontradiction, conformément à l’équation « évidente » selon laquelle parler c’est dire quelque chose, dire quelque chose c’est signifier quelque chose, une seule chose et la même pour soi-même et pour autrui. Or, précisément, ceux qui refusent la décision du sens et le principe de non-contradiction sont ceux-là mêmes qu’Aristote décrit comme « parlant pour parler », les sophistes, tenants de ce que pourrait être un langage comme acte. Ce redoublement du legein logou kharin serait en effet susceptible d’excéder, non seulement la vérité, mais a fortiori la persuasion, puisque le « parler à » (la persuasion) est philosophiquement régi par le « parler de » (la vérité). Ou encore, pour anticiper sur les distinctions austiniennes, le pouvoir autonome du langage ainsi mis en œuvre pourrait relever plutôt de la force que de l’effet. Mais cette « logologie » est renvoyée par Aristote hors du sens, assimilée à un logos de plante, c’est-à-dire à un non-logos, en même temps que sont exclus de l’humanité ceux qui, comme Protagoras, maintiennent leur refus du principe de non-contradiction. J’évoque le régime normal du sens, à savoir le régime normé par Aristote, qui nous détermine encore aujourd’hui que nous le sachions et voulions ou non, parce que c’est sur ce fonds que se détache l’invention d’Austin, dans ses glissements et ses ambiguïtés.
Locutoire, illocutoire, perlocutoire « A third kind of act » : quel troisième ? « Let us contrast both the locutionary act and the illocutionary act with yet a third kind of act »14. L’invention austinienne consiste à compter trois. Mon propos est comparatif : quels sont les points de ressemblance entre le trois sophistique refoulé par la philosophie et le trois « inventé » par Austin et méconnu, dit-il, par la
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Voir sur ce point La Décision du sens, avec M. Narcy, Paris, Vrin, 2e éd., 1998 . How to do things with words, 2e éd. angl. 1975, repr. 1980, with corrections and new index, J.O.Urmson et M. Sbisa, Oxford, Oxford U. P., p. 101. La traduction française Quand dire, c’est faire, trad. et introd. de Gilles Lane, Paris, Seuil 1970 (repr. Points Essais, 1991, avec une postface de F. Recanati), est faite sur la 1re édition angl. How to do things with words, Oxford, Oxford U. P., 1962. Je renverrai selon le besoin à la traduction française existante ou / et à la 2e édition anglaise, avec éventuellement une traduction de mon cru [cit. désormais Austin]. 14
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philosophie jusqu’à lui ? Quel est le rapport entre la logologie et l’illocutoire ? La question que je pose est rétrograde, comme la force du vrai selon Nietzsche : en quoi Austin peut-il contribuer à éclairer ce qui, dans l’Antiquité, excède la philosophie et la rhétorique, du moins la rhétorique philosophiquement pensée, c’est-à-dire rabattue sur la philosophie15 ? Autrement dit : comment penser la performance avant le performatif ? Les réflexions qui suivent ne font qu’ouvrir ce chantier. Pour bien poser la question du rapport entre logologie et illocution, il faut d’abord noter une différence essentielle : celle de l’ordre d’apparition des protagonistes ; antiques : la philosophie (1), la rhétorique (2), puis la sophistique (3) que la philosophie dénie (assimile ou expulse) ; modernes : le locutoire (1), l’illocutoire (2), le perlocutoire (3). Car c’est lui « la troisième sorte d’acte » pour Austin, évidemment pas l’illocutoire, même si c’est l’illocutoire qui focalise son attention. Il est frappant de constater que le perlocutoire, qui fonctionne, nous allons le voir, comme le nom austinien de la rhétorique, ne se présente qu’après l’évidence du locutoire et la trouvaille de l’illocutoire16. Ce qui pour la philosophie vient en second, comme bien connu et dominé (la rhétorique), est ce qui survient en troisième dans l’économie austinienne, comme tiers à ré-explorer : je prends cela comme une invitation à remettre en mouvement le statut de la rhétorique. Le rapport pertinent à interroger est donc celui entre, côté grec, « parler de », « parler à », « parler pour parler », soit, en adoptant la terminologie courante de la philosophie : philosophie, rhétorique, sophistique, et, côté Austin, locutoire, perlocutoire, illocutoire. Mon interrogation porte sur les limites de l’analogie entre ces tripartitions. Je propose de fixer les idées au moyen du tableau suivant, que toute la suite devra interroger et expliciter17. On aura déjà compris que l’ordre des colonnes garde l’empreinte du point de vue : l’ordre ci-dessous (1 philosophie, 2 rhétorique, 3 sophistique) est en effet un ordre philosophique et non pas un ordre austinien. Il indique que « pour nous », philosophes et historiens de la philosophie, c’est le logologique / l’illocutoire qui font question.
15 Le Centre Léon Robin a consacré son séminaire 2007-2009 à la thématique : « Définitions philosophiques et définitions rhétoriques de la rhétorique ». Je crois pour ma part que la rhétorique rhétoriquement pensée est tout autre que la rhétorique philosophiquement pensée, son nom le plus exact étant très probablement « sophistique ». 16 « Notre intérêt, dans ces conférences, va essentiellement à l’illocutoire, dont nous voudrions faire ressortir l’originalité. On a constamment tendance en philosophie à l’escamoter au profit des deux autres. Il en est pourtant distinct. », Austin, trad. fr. p. 115 (cf. angl. p. 103). 17 J’y maintiens la langue originale quand sa précision risque de faire défaut en français.
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LA PERFORMANCE AVANT LE PERFORMATIF
1 Locutoire
2 Perlocutoire
3 Illocutoire
Parler de Philosophie
Parler à Rhétorique
Performer Sophistique
Normal statement « convaincre, persuader, empêcher « Le chat est sur le paillasson » et même surprendre ou induire en erreur » [He obeys] « I got him to obey »
meaning (« sense and reference »)
« Je m’excuse », « La séance est ouverte » I ordered him and he obeys »
effects
strenght, force
(« producing of effects ») (« bound up to effects »)
of saying
by saying
in saying
Truth
Persuasion
Felicity
Les trois dimensions du langage
La révolution illocutoire ? Austin réveille la philosophie de son sommeil apophantique. Partons de ce réveil qui, à en croire Austin, est en train de « produire une révolution en philosophie » : « Si quelqu’un veut l’appeler la plus grande et la plus salutaire de son histoire, ce n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante »18 . La révolution consiste à isoler des énonciations (utterances) qui sont grammaticalement des affirmations (statements)19, ne sont pas des non-sens, ne constatent, ne décrivent ou ne rapportent rien, ne sont ni vraies ni fausses, et qui sont « telles que l’énonciation de la phrase est, ou est une partie de, l’exécution d’une 18
Austin, trad.fr. p. 39 (cf. angl. p. 4). Il n’est pas agréable de devoir traduire statement par affirmation : une « affirmation » ne désigne pas une phrase négative, une négation, en français ordinaire, alors qu’un statement peut bien être négatif. « Le chat n’est pas sur le paillasson » est un statement, qui state un état de fait, et correspond plutôt à un « énoncé », terme que certains traducteurs réservent pour utterance (voir l’introduction aux Écrits philosophiques, trad. Lou Aubert et A.-L Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 17-19). On remarquera 1) qu’une ambiguïté de ce genre est déjà grecque : apophansis (ἀπόϕανιϛ), « déclaration», a pour doublet apophasis (ἀπόϕασις), du moins l’une des deux entrées apophasis du dictionnaire, qui signifie elle aussi « déclaration », alors que l’autre entrée apophasis, indiscernable, signifie « négation » (et cela n’a pas été sans poser quelques problèmes d’interprétation dans le De Interpretatione d’Aristote) ; 2) que, lorsque statement est traduit par « énoncé » et utterance par « énonciation », en particulier dans les dernières conférences, rien ne garantit dans ce que dit Austin que la différence statement / utterance soit superposable à la différence « énoncé / énonciation » – pas plus, il est vrai, que la différence language / speech n’équivaut au triplet « langue / langage / parole » : la traduction ne fait pas de miracle. 19
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action qu’on ne saurait normalement décrire comme, ou ‘‘seulement’’ comme, l’acte de dire quelque chose [as, or as ‘‘ just’’, saying something]20 ». Il y a bien là de l’exceptionnel par rapport à la norme ontologique aristotélicienne : une affirmation (pas une question ni une prière) qui, sans être hors-sens, est hors vérité. Il est vrai toutefois, aristotéliciennement vrai, que toute la question de la fiction, via n’importe quel énoncé sur le bouc-cerf, sens sans référence, est susceptible de s’engouffrer dans cette caractérisation si l’on arrête là la description, et Austin quant à lui ne s’attardera guère à cette encombrante question21. Les exemples, prévient Austin, sont « décevants » : si pointus, petits, exceptionnels, le « oui » des mariés, « je lègue ma montre à mon frère », « je baptise ce bateau le Queen Elisabeth », « je vous parie six pence qu’il pleuvra demain »... Cependant, il appert qu’ils ont en commun une propriété caractéristique très résistante : énoncer la phrase, ce n’est ni décrire ce que je fais ni affirmer que je le fais, « c’est le faire », « it is to do it » 22 . L’acte de parole, on l’a compris, n’est pas l’acte de parler, mais l’acte dont on parle, l’acte que l’on énonce. C’est lui qui est acté, exécuté, quand on l’énonce. Ou, comme le dit parfaitement Benveniste en commentant la conférence d’Austin à Royaumont: « L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est identique au référent », et, encore plus clair : « L’énoncé est l’acte »23. Quelques remarques s’imposent pour déblayer le terrain comparatif. Il est manifeste d’abord, pour un médiéviste ou un juriste en tout cas, que l’invention austinienne n’est pas si neuve ni si peu théorisée qu’il semble le dire. Son exemple du legs ou du baptême en témoigne, comme toutes les formules des sacrements, des serments et des lois. L’acte de parole intervient depuis toujours de manière à la fois cruciale et marginale dans l’histoire de la pensée. C’est l’un des enjeux de ce recueil que de baliser les domaines d’exception, par rapport à la norme apophantique, que sont le sacré et le magique, depuis la création divine jusqu’à la
20
Austin, angl. p. 5, cf. fr. p. 40. Pour une topologie du sens aristotélicien qui assigne sa place à la fiction, je me permets de renvoyer à La Décision du sens, op. cit., p. 58, et à son développement dans l’Effet sophistique, op. cit., p. 333-336. La place de la fiction, et plus généralement du littéraire, est évidemment un point nodal de la réflexion contemporaine sur Austin (voir par exemple Jacques Derrida, « Signature, évènement, contexte », in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365-393). 22 Austin, angl. p. 6, cf. fr. p. 41. 23 « La philosophie analytique et le langage », Les Études philosophiques n° 1, janvier-mars 1963, repris dans Problèmes de linguistique générale, ch . XXIII, Paris, Gallimard, 1966, p. 274. 21
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formule sacramentaire, le politico-juridique, avec le droit romain, le littéraire, avec le statut du poète et de l’auctor. Il est manifeste également que les exemples austiniens en tête d’épingle n’ont pas grand chose à voir, comme affirmation d’une « troisième dimension » du langage, avec l’amplitude de la « dynastie » du logos dont je suis partie et qu’en tout cas ils ne sauraient se confondre avec elle. Pour tenter de mieux comprendre le rapport entre la pointe qu’est le « performatif » et la notion plus vaste, vague et générique, de « performance », je voudrais commencer par quelques remarques sur leur famille terminologique. Je voudrais ensuite effectuer la comparaison entre ces « troisièmes » dimensions non pas directement, mais indirectement, par différence avec ce qu’elles ne sont pas (les deux autres). Et montrer comment c’est finalement, pour Austin lui-même, la difficulté de tracer une frontière nette entre perlocutoire et locutoire d’une part, entre perlocutoire et illocutoire d’autre part, qui le conduit à proposer une notion plus vaste et plus générique : celle de speech-act, mettons « acte de parole », beaucoup plus proche de la « performance ». Je retrouverai alors la logologie sophistique en deux points très précis : dans la manière dont elle opère une lecture de la philosophie en termes de speechact, avec Gorgias lecteur de Parménide ; et dans la manière dont elle-même excède à la fois la philosophie ou le régime locutoire normal, et la rhétorique ou le perlocutoire, avec l’epideixis, qui ne décrit pas en termes de vérité, qui ne produit pas non plus seulement un effet de persuasion, mais qui effectue avec félicité ce que j’appelle un effet-monde.
« To perform » - « performance » et « performative », performatif et perlocutoire Performative / « performatif » est une invention d’Austin, acclimatée dans le français par Austin lui-même dès le Colloque de Royaumont24, et aussitôt justifiée et appropriée par É. Benveniste : « Puisque performance est déjà entré dans l’usage, il n’y aura pas de difficulté à y introduire performatif au sens particulier qu’il a ici. On ne fait d’ailleurs que ramener en français une famille lexicale que l’anglais a prise à l’ancien français »25.
24 25
« Performatif-constatif », La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962, p. 271-281. « La philosophie analytique et le langage », art. cit., p. 270, n. 4.
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L’anglais, dit le Klein’s Comprehensive Etymological Dictionary of English Language, aurait forgé performance sur le vieux français « parfournir » (du latin médiéval perfurnire) ou / et « parformer », avant que le français ne le lui emprunte au moins trois fois, à en croire le Dictionnaire Culturel de la Langue française d’Alain Rey. C’est un terme bilingue et en mouvement, qui réunit le sport (performance-record, il appartient d’abord au vocabulaire des turfistes), la technique (performance-rendement d’une machine), la psychologie (test de performance), la linguistique (performance / compétence depuis Chomsky) et surtout l’art moderne, de l’exécution d’une œuvre (en anglais, la représentation théâtrale) à la modernité du happening. Il est difficile de ne pas ajouter qu’aujourd’hui la performance occupe en France le devant de la scène, avec l’évaluation et la culture du résultat, au risque de casser les cœurs de métier 26. C’est ainsi, du plus objectif au plus subjectif, l’acte, son actualité, son actualisation, qui sont en jeu. Quant à performatif , ajoute simplement Benveniste, il est régulièrement formé, comme résultatif, prédicatif, ou son autre austinien, le constatif. Ce qui m’intéresse cependant est la différence entre le nom et l’adjectif substantivé. Seul l’adjectif performative (sentence, ou utterance, dont on fait l’ellipse comme pour rhêtorikê ou sophistikê ) est inventé et marqué par Austin ; quant au verbe to perform et au substantif performance, il n’est pas facile de faire la part du sens courant et du sens marqué. J’ai tendance à penser (mais mon inventaire n’est pas systématique) que c’est le sens anglais usuel qui fonctionne régulièrement, même s’il ne peut pas ne pas être contaminé par la charge terminologique de l’adjectif. Ainsi, on lit au ch. VIII, celui où apparaît la troisième sorte d’acte : « We shall call the performance of an act of this kind the performance of a ‘‘perlocutionary’’ act and the act performed [...] a perlocution 27». La performance est clairement indifférente au type d’acte performé (Austin conclut d’ailleurs la phrase
26 Ainsi : « Moi je vois dans l’évaluation la récompense de la performance. S’il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance» (Discours du Président de la République à l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de la recherche et de l’innovation, 22 janvier 2009), ou : « La culture du résultat et de la performance a toujours été au centre de mon action. Nous ne devons avoir aucun tabou à l’égard des chiffres et j’ai toujours préconisé la plus grande transparence » (Discours de M. le Président de la République. Réunion avec les principaux acteurs de la sécurité, de la chaîne pénale et de l’Éducation nationale, 28 mai 2009). Voir L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval dir., Paris, Fayard, 2009. 27 Angl. p. 101. On ne retrouve pas la famille terminologique dans la traduction française, qui rend « to perform an act » par « produire un acte », et la phrase citée par « Nous appellerons un tel acte un acte perlocutoire, ou une perlocution » (p. 114). Cette non-traduction n’a rien de faux, elle révèle que performance et perform sont non marqués.
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qui précède par l’expression : « the performance of the locutionary or the illocutionary act » ). The performance of a perlocutionary act. Je voudrais signaler chemin faisant un trouble terminologique que je suis apparemment la seule à éprouver, Austin n’ayant quant à lui pas l’air d’en souffrir : il ne faut pas se laisser aller à confondre le per- de perlocution avec le per- de performatif. Les deux n’ont rien à voir. Le per de performatif, comme celui de performance, dénote l’accomplissement d’un « jusqu’au bout » (apo-telei dans la phrase de Gorgias), alors que le per de perlocution dénote le moyen, à savoir le by du « by saying »28 : c’est « par le moyen » du dire, et non « dans » le dire lui-même (« in saying » caractéristique de l’illocutoire ou performatif), qu’agit le perlocutoire. Dans le per-formatif, l’énoncé est l’acte tel qu’en lui-même, dans le per-locutoire, l’énoncé est le moyen d’agir et de produire un effet. Cependant, lorsque j’ai choisi le vocable de « performance », dès l’Effet sophistique, pour rendre epideixis (terminologique chez Platon de la discursivité des sophistes, j’y reviendrai longuement), c’est qu’il me semblait propice à greffer sur la rhétorique quelque chose de l’ordre de la Wirklichkeit - en opérant, si l’on peut dire, une confusion des per. Voyons à présent comment coupler terme à terme l’ancien et le nouveau.
Locutoire / apophantique Je crois que l’on peut accepter sans trop de peine l’équivalence entre le « locutoire » ou « constatif » austinien et le « parler de » ou « apophantique » aristotélicien. Dans les deux cas, il y va du régime normal du discours, celui que la philosophie pense et pratique, lié au moins dans l’antiquité à l’ontologie et à la phénoménologie, que l’on peut désigner par réduction comme « illusion descriptive » et qu’Austin considère d’emblée comme celui auquel les philosophes ont seul prêté attention29. Un normal statement est un logos apophantikos : « le chat est sur le
28 Austin est évidemment parfaitement conscient de ce sens-là pour le per-locutoire ; ainsi : « Nous dirons ‘‘par son acte de B-er, il C-a’’, plutôt que ‘‘en B-ant...’’ . Voilà pourquoi nous appelons C un acte perlocutoire, et le distinguons de l’illocutoire » (fr. p. 118 / angl. p. 107). 29 « Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirmation [the business a statement] ne pouvait être que de ‘‘décrire’’ un état de choses ou ‘‘d’affirmer un fait quelconque’’ [state some fact], ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse [which it must do either truly or falsely] » (ch. I, trad. fr. p. 37 / angl. p. 1). Ou, après le sea-change, renvoyant à cette même « illusion descriptive » de la première conférence : « on peut affirmer que les philosophes ont trop longtemps [réduit] tous les problèmes à des problèmes d’‘‘usage locutoire’’ » (8e conf., trad. fr. p. 113 / angl. p. 100).
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paillasson » vaut « Socrate est blanc ». Tous deux disent quelque chose, legein ti pour Aristote et say something pour Austin, et même « disent quelque chose de quelque chose ». Ils ont dans les deux cas un rapport au meaning, au sêmainein, à la signification, c’est-à-dire généralement au sens et à la référence, et ils sont susceptibles de vérité et de fausseté, true / false, alêthes / pseudos. Bref, on peut superposer sans mal la description que donne Aristote de l’énoncé propositionnel au début du De Interpretatione (ch. 1 et 4) et la description que donne Austin du statement au tout début de Quand dire, c’est faire, description rapide mais qui sera reprise, explicitée ou complétée plus d’une fois dans la suite.
Perlocutoire / rhétorique, ou l’évitement de la « rhétorique » Il n’est pas très difficile non plus d’accepter l’équivalence entre perlocutoire et rhétorique, à un certain nombre d’étrangetés près. On a déjà souligné une première différence quant à l’émergence de la notion, comme troisième terme après le constatif-apophantique et le performatif. De fait, c’est seulement à la huitième conférence (huitième sur douze, donc dans le dernier tiers), intitulée « Locutionary, Illocutionary, and Perlocutionary Acts », qu’intervient notre « troisième sorte d’acte ». La rhétorique comme troisième, soit, mais à ceci près que le mot « rhétorique » n’apparaît pas, ni dans ce chapitre ni, sauf erreur de ma part, où que ce soit dans le livre. Toutes les caractéristiques y sont, mais pas le nom. Or, à coup sûr, Austin, grand conférencier devant l’Aristotelian Society, n’ignorait pas Aristote qui, avec Kant, lui sert à dessiner les contours de la philosophie transmise par une tradition qu’il n’appelle pas continentale. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’évitement. Qu’on me permette une remarque. Si j’ai tant de plaisir à lire Austin, c’est que, comme Aristote, trop honnête, il ne cache rien, bien au contraire, des points susceptibles de contrarier la machine qu’il met en place : les expliciter le fait même régulièrement avancer. C’est aussi pourquoi ce qu’il ne pense pas à dire alors qu’on l’attendrait, son point aveugle si l’on veut, est du plus haut intérêt pour une interprétation et une suite. L’évitement du mot rhétorique provient, je crois, d’une gêne définitionnelle ou, plus exactement, d’une incommensurabilité. La rhétorique, comme d’ailleurs la philosophie ou la sophistique, n’est pas un « statement ». Mais il faut faire un pas de plus : s’il y a un statement normal ou propre à la philosophie, à savoir le constatif par
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différence avec le performatif, il n’y a pas de statement propre à la rhétorique. Austin ne donne jamais un exemple de statement perlocutoire, analogue à « le chat est sur le paillasson » pour le locutoire traditionnel, ou à « la séance est ouverte » pour l’illocutoire révolutionnaire (ce dernier genre donnant d’ailleurs lieu pour sa part à une série de recensements, de distinctions et de taxinomies, aussi volontaristes que problématiques, recommencées toujours avec allant, et toutes étayées sur une foule d’exemples). Pour le perlocutoire, au lieu d’un statement susceptible de guillemets, nous trouvons constamment quelque chose comme une description de statements ou, plus exactement, une description d’actes perlocutoires : « Thirdly, we may also perform perlocutionary acts : what we bring about or achieve by saying something, such as convincing, persuading, deterring, and even, say, surprising or misleading 30 ». Sous le chapeau de la distinction-clef of saying, in saying, by saying, on retrouve au sein du by saying les traits traditionnels caractéristiques de la rhétorique peithous dêmiourgos, l’« ouvrière de persuasion » du Gorgias et, comme telle, capable de tromper, mais aucun énoncé propre. L’impossibilité de définir par des traits intrinsèques un énoncé ou une énonciation perlocutoire est corroborée par le fait que : Clairement, n’importe quel, ou à peu près n’importe quel, acte perlocutoire est, si les circonstances s’y prêtent, susceptible d’être produit, avec ou sans préméditation, par n’importe quelle énonciation, et en particulier par une énonciation purement et simplement constative (à supposer qu’un tel animal existe)31.
Ainsi, en faisant remarquer apophantiquement que c’est là le mouchoir de votre femme, je produis un effet perlocutoire majeur : je vous persuade qu’elle vous trompe. Cette labilité extensive est liée à la définition complexe des actes perlocutoires, qui ne se réduisent pas à un seul statement ni au statement seul. Ils engagent en effet, non seulement une argumentation et une discursivité étendues dans le temps, mais la réception par un auditoire : « actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose »32. Ce « ou », qui lie un acte (acte que nous accomplissons) et une conséquence sur autrui (acte que nous provoquons), gère tant bien que mal la différence entre celui qui parle et celui qui entend, caractéristique de la rhétori-
30 IX, p. 109, cf. fr. 119 : « Nous avons défini les actes perlocutoires : actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher, et même surprendre ou induire en erreur » (les italiques dans l’anglais sont d’Austin). 31 Angl. p. 110, ma traduction, cf. fr. p. 120. 32 Trad. fr. p. 119 : « what we bring about or achieve by saying », angl. p. 109.
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que comme « parler à », bipolarisée entre un orateur et un auditoire. Le statement ne saurait donc être sans difficulté l’unité de mesure qui convient à la rhétorique.
Le sea-change D’une certaine manière, Austin traite la rhétorique / le perlocutoire comme fait la philosophie : il lui confère une vocation à s’évanouir. On notera d’ailleurs que le perlocutoire n’apparaît (fin de la conférence VII, puis VIII, IX, X) que pour mieux disparaître (il n’en est plus question dans les deux dernières conférences). Pourtant l’intervention du perlocutoire joue un rôle essentiel : celui de catalyseur pour le célèbre sea-change, la « transformation marine »33 qui permet d’accéder à la théorie générale des actes de discours. Hannah Arendt utilise parfois le même syntagme, à côté de la phrase de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Austin comme Arendt tiennent à signifier que « le fil de la tradition est rompu »34. Cette « transformation marine », naturellement non-dialectique, ne laisse rien subsister mais ne fait rien disparaître, comme dit Ariel dans The Tempest (I, 2) : « Full fathom five thy father lies / Of his bones are coral made / Those are pearls that were his eyes / Nothing of him that doth fade / But doth suffer a sea-change / Into something rich and strange35 ». Le sea-change est désigné comme tel seulement dans la XIIe et dernière conférence, et sobrement défini comme « ce qui réussit à faire passer de la distinction performatif-constatif à la théorie des actes de discours » (p. 150, cf. fr. p. 152). Mais il renvoie à « l’embrouillamini » (tangle) évoqué à la fin de la VIIe conférence, qui oblige à prendre « un nouveau départ » (a fresh start to the problem) : Il est temps [...] de reprendre le problème à neuf. Il nous faut reconsidérer d’un point de vue général les questions : en quel sens dire une chose [say something] peut-il être
33 P. 150 (cf. fr. p. 152, « passage radical »). Il faut signaler une première occurrence de l’expression seachange, à propos de l’usage parasitaire ou de l’étiolement du langage, et en particulier du performatif, dans l’itération ou la citation (par un acteur, dans un poème, mais aussi « généralement »), évidemment pointée par Derrida dans l’article mentionné. Pour Austin, « un énoncé performatif sera creux ou vide d’une façon particulière si par exemple il est formulé par un acteur sur une scène ou introduit dans un poème ou émis dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énoncé que ce soit : il s’agit d’une transformation marine dûe à des circonstances spéciales » (angl. p. 22, cf. fr. p. 55 « revirement »). Voir Stephen Mulhall « Sous l’effet d’une transformation marine : crise, catastrophe et convention dans la théorie des actes de parole », Revue de Métaphysique et de Morale, 2004/2, n° 42, p. 305-323. 34 C’est le mouvement de « La brèche entre le passé et le futur », Préface à La Crise de la culture, trad. fr. Paris, Gallimard, 1972, p. 12-27. 35 « Par cinq brasses de fond repose ton père, de ses os sont faits les coraux, les perles sont ce que furent ses yeux, rien de lui ne s’évanouit, mais il subit une transformation marine en quelque chose de riche et étrange ».
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la faire ? Ou en quel sens faisons-nous quelque chose en disant quelque chose [in saying] ? (Et peut-être aussi, ce qui est un autre cas : en quel sens faisons-nous quelque chose par le fait de dire quelque chose [by saying]?). Un peu de clarification et de définition nous aidera peut-être à sortir de cet embrouillamini. Après tout, « faire quelque chose » est une expression très vague : lorsque nous formulons une énonciation, quelle qu’elle soit, ne « faisons-nous » pas « quelque chose »36 ?
C’est donc la huitième conférence, intitulée « Locutionary, illocutionary and perlocutionary acts », qui opère effectivement le sea-change. L’aspect nomothétique est souligné : Austin « baptise » l’acte locutoire (blur, 94 / 109), 37 « nomme » l’acte illocutoire (call, 98 / 112) , et introduit la « troisième sorte d’acte » qu’il « nomme » perlocutoire (call, 101 / 114). Il distingue donc dès lors trois, et non plus deux, entités, qu’il subsume sous le genre commun des « actes de discours » ; enfin il les définit de manière harmonieuse ou commensurable : « to say something » (94 / fr. 109) devient un « act of saying something », un « acte de dire quelque chose » (100 / fr. 113), symétrique du by saying caractéristique du perlocutoire et de l’in saying de l’illocutoire. Voici, pour fixer les idées, une schématisation élémentaire du sea-change. 1re taxinomie
sea-change
2e taxinomie
Constatif / Performatif (ch. 1-8)
Locutoire / illocutoire / perlocutoire (ch. 8-12)
statements, sentences
speech-acts La « transformation marine »
À y regarder de plus près cependant, rien n’est résolu. L’intervention du perlocutoire fait seulement passer l’illocutoire, objet propre d’Austin, d’une difficulté à une autre. La première difficulté était celle d’opérer strictement la distinction, au sein de la première taxinomie, entre performatif et constatif. D’où l’intervention de la « troisième sorte d’acte », le perlocutoire, comme ressource pour résoudre la difficulté
36
Fr. p. 107 (légèrement modifié), angl. p. 91 sq. Notons que le mot « illocution » est apparu une fois auparavant et une seule, dans une note de la première conférence visiblement ajoutée pour renvoyer à l’élaboration ultérieure (« Formuler une énonciation constative [...], c’est émettre une affirmation. Formuler une énonciation performative, c’est, par exemple, faire un pari. Voir plus loin, à propos des illocutions » fr. n. *** p. 41, angl. n. 2 p. 6). On constate que c’est « locutoire » qui fournit l’éponymie à ses autres (« il... » et « per... »). En revanche, c’est la notion d’« acte de langage » pensée à partir du performatif et non pas du constatif qui fournira le genre commun. 37
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et la transformation marine. Or cette transformation, qui produit une nouvelle taxinomie à trois éléments, locutoire, illocutoire, perlocutoire, débouche sur une seconde difficulté : celle d’opérer strictement la distinction entre illocutoire et perlocutoire - sans compter que le locutoire n’est pas non plus réellement distinct. Nous reviendrons sur ces difficultés. Mais il faut souligner avec force que, si rien n’est résolu, tout est transformé. Car le sea-change a opéré le passage d’une conception en termes de statements - nous avons vu que le statement ne convient pas au perlocutoire, et que de là provient peut-être l’authentique effet de catalyse propre à ce dernier - à une conception en termes de speech-acts, avec une nouvelle focalisation de l’intérêt. « The total speech-act in the total speech-situation is the only actual phenomenon which, in the last resort, we are engaged in elucidating » ; « L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider »38.
Speech-act et performance Avec le passage aux speech acts, nous gagnons un autre point de vue sur le rapport entre performance et performatif, et une autre appréciation du rapport entre acte de langage et langage comme acte. Je voudrais souligner ce qui change.
1) Locutoire et illocutoire : vérité et félicité Repartons de la distinction constatif / performatif. Elle recoupe la distinction vérité / bonheur. La vérité de l’énonciation constative « Il court » dépend du fait qu’il coure. En revanche [...] c’est le bonheur de l’énonciation performative « je m’excuse » qui fait que je m’excuse [it is the happiness of the performative « I apologize » which makes it the fact I am apologizing] ; et il dépend du bonheur de l’énonciation performative « Je m’excuse » que je réussisse à m’excuser. Voilà un moyen de justifier la distinction « performatif-constatif » - la distinction entre faire et dire39.
Aristote le dit de la même manière pour le constatif : c’est parce que la neige est blanche que « la neige est blanche » est une proposition vraie. Cependant, la différence nous était apparue considérable entre la pointe (c’est parce que je dis « je m’excuse » que je m’excuse), et la logologie sophistique, avec l’amplitude
38 39
Début de XII, p. 148, cf . fr. p. 151. C’est l’une des morals à tirer des analyses austiniennes. Fr. p. 75, angl. p. 47.
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« rhétorique » de son effet-monde ; c’est pourquoi l’analogie stricto sensu entre apophantique philosophique / performance sophistique d’une part, et constatif / performatif de l’autre, nous paraissait si difficile. Or c’est cette différence qui se comble lorsque se brouille la séparation entre constatif et performatif. Comme le signale très justement Cavell40, ce qui produit la mise en crise de la distinction duelle de départ constatif / performatif, c’est le fait que la distinction vérité / félicité ne puisse se maintenir telle que. Il y a, à mon sens, deux manières de décrire ce brouillage. Celle de Cavell, qui s’appuie sur l’avant sea-change, et fait revenir le bonheur sous la condition de la vérité : « Nous sommes ainsi amenés à affirmer ceci : pour qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations doivent être vraies »41. Austin constate alors, comme le rappelle Cavell, qu’« il existe des cas où il y a danger de voir s’effondrer la distinction initiale et provisoire entre constatifs et performatifs »42 . Et Cavell mue cette crise en victoire : Pour ma part, je n’entends pas tant nier ces descriptions que souligner que ce moment critique représente pour Austin une victoire insigne en ce qu’il montre que les performatifs ont le même lien inéluctable avec les faits, que le processus d’évaluation est le même43.
J’ai bien envie de voir la victoire ailleurs, en me fondant sur l’après sea-change. De fait, « on pourrait dire qu’effectuer un acte locutoire en général, c’est produire aussi et eo ipso un acte illocutoire - ainsi que je propose de l’appeler »44. C’est pourquoi « la doctrine de la distinction performatif / constatif est, par rapport à la doctrine des actes locutoires et illocutoires au sein de l’acte de discours total, comme une théorie restreinte [special] par rapport à la théorie générale »45. Eo ipso, le locutoire est aussi un 40 Stanley Cavell, « La passion », dans Quelle philosophie pour le XXIe siècle, L’Organon du nouveau siècle, J. Benoist et al. éd., Paris, Gallimard / Centre Pompidou, 2001, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, p. 334-386, ici p. 335. Dans cet article, Stanley Cavell s’attache lui aussi à une réévaluation du perlocutoire. Il s’agit pour lui de le penser comme « énonciation passionnée [passionate utterance] » par différence avec le caractère conventionnel et légal du performatif : « Une énonciation performative est une offre de participation à l’ordre de la loi. Et peut-être pouvons-nous ajouter : une énonciation passionnée est une invitation à l’improvisation dans les désordres du désir » (p. 377). Bien évidemment passion et rhétorique ont partie liée, comme suffirait à l’attester la phrase de L’Éloge d’Hélène dont nous sommes partis. D’autant que, dit Cavell, « mon idée d’énonciation passionnée est donc, somme toute, un souci de la performance » (p. 381). Mais Cavell ne s’intéresse pas à la différence performance-performatif qui me préoccupe ici. 41 Austin, fr. p. 73, cité par Cavell, ibid. p. 352. 42 Austin, fr. p. 80. 43 Cavell, ibid. p. 355. 44 Fr. p. 112 (« to perform a locutionary act is in general, we may say, also and eo ipso to perform an illocutionary act, as I propose to call it », angl. p. 98). Cavell attire également l’attention sur cette phrase. 45 Début de la XII e conf., angl. p. 148, ma traduction ; cf. fr. p. 151.
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illocutoire, parce qu’il est d’abord un acte. Avec l’acte de discours intégral, c’est la performance qui ramasse la mise. Le rapport de force s’inverse. La vérité se trouve après le bonheur, comme un cas particulier. Ce qui compte, et qui surprend, dans le rapport vérité-bonheur n’est pas tant que de la vérité soit requise pour qu’un performatif puisse être heureux (oui, il y a un état du monde, avec conditions et intention, qui détermine la félicité), mais c’est que la séance se trouve de fait ouverte lorsque le performatif a été prononcé dans les conditions de félicité. Autrement dit, quand le performatif est heureux, le constatif qu’il devient est vrai. C’est, me semble-t-il, par là que nous passons au-delà du performatif, indéfinissable stricto sensu, pour toucher à une performativité élargie à la performance. Je voudrais le faire comprendre à partir d’un exemple récent et remarquable. « Yes, we can » est un énoncé formellement constatif, apophantique selon toute apparence. Mais dès qu’on le considère comme un acte de langage en situation, on comprend que ce constatif était d’abord et avant tout un performatif, jusqu’à Chicago Night, où il a gagné son statut de constatif conforme à l’usage habituel. Comme le dit Gorgias, « ce n’est pas le discours qui représente le dehors, c’est le dehors qui devient révélateur du discours »46. Tout constatif, dans certaines circonstances que l’exemple sophistique nous permettra peut-être de mieux cerner, est un performatif heureux qui est devenu vrai. Loin du « désert d’une précision qui se veut comparative »47, nous reconnaîtrons que « la même phrase peut être employée des deux façons selon les circonstances »48 et que, eo ipso, la différence constatif / performatif considérée du point de vue de l’acte de langage s’élargit à la différence ontologie / logologie, via la différence vérité / bonheur. Car la différence entre les énoncés n’est pas une différence de nature, mais une différence d’usage, avec tout ce que la notion comporte de flou et de dangereux pour l’ontologie, sur le mode profondément 49 sophistique du khrêsthai et des khrêmata grecs . 46 Οὐχ ὁ λόγος τοῦ ἐκτὸς παραστατικός ἐστιν, ἀλλὰ τὸ ἐκτὸς τοῦ λόγου μηνυτικὸν γίνεται, cité par Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos VII, 85 (= 82 B 3 D.K., II, p. 282), commenté dans L’Effet sophistique, op.cit., p. 70 sq. 47 Fr. p. 81. 48 Fr. p. 89. 49 Austin verse lui-même les difficultés à maintenir ses distinctions au compte de l’« usage du langage », et de la notion même d’« usage » aussi vide et polysémique que celle de sens. Ainsi pour la distinction locutoire / illocutoire, à propos de l’eo ipso qui n’a rien de mystérieux, « le problème étant plutôt le nombre de sens de so vague an expression as ‘‘ in what way are we using it’’ » (angl. p. 99, fr. p. 112), repris angl. p. 100 : « the different uses of the expression ‘use of language’, or ‘use of a sentence’ etc : ’use’ is a hopelessly
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2) De l’apophantique comme acte de dire quelque chose J’ajouterais que c’est plutôt le bonheur qui gagne, partageant en sophiste la satisfaction qu’Austin éprouve à en faire voir des vertes et des pas mûres (c’est l’équivalent que donne le Robert et Collins pour play old Harry50) au fétiche vérité-fausseté. La vérité est un cas particulier de la félicité, c’est en ce sens que la différence vrai / faux est un fétiche mis à mal, et c’est cela que nous retrouverons dans l’analyse que Gorgias propose du Poème de Parménide. Pour revenir à la philosophie, ce qu’il y a de vraiment nouveau par rapport à Aristote dans la description d’Austin advient, me semble-t-il, lorsque le point de vue normal, c’est-à-dire philosophique, sur le normal statement, le cède au point de vue proprement austinien du speech-act généralisé. C’est alors en effet que le constatif devient dans la seconde taxinomie : act of saying something. De cela, du moins, je ne vois nul équivalent aristotélicien possible. Parler est sans doute pour Aristote, comme pour Homère et tous les Grecs, un certain type d’action, cette action impliquant d’ailleurs toute une série d’actes physiques (phonation, articulation etc..) et mentaux (intention de signifier, de désigner, communiquer) que les traités physiques, logiques, métaphysiques, d’Aristote permettent de détailler51.
ambiguous or wide word, just as is the word ‘meaning,’ which it has become customary to deride ». De même pour la distinction illocutoire / perlocutoire : « We have already seen how the expression ‘meaning’ and ‘use of sentence’can blur the distinction between locutionary and illocutionary acts. We now notice that to speak of the ‘use’ of language can likewise blur the distinction between the illocutionary and perlocutionary act » (angl. p. 103, cf. fr. p. 113). Sur l’usage dans son rapport à la sophistique, je me permets de renvoyer à L’Effet sophistique, op. cit., en part. p. 225-236 et 324-326. 50 XIIe conférence, p. 150, cf. fr. p. 153. 51 Un travail de comparaison fin serait requis pour effectuer le parallèle entre la décomposition aristotélicienne et la décomposition austinienne des actes requis pour legein / issuing an utterance (angl. p. 92) / produire une énonciation (fr. p. 108). Le vocabulaire austinien est explicitement grec, mais il déplace le sens des termes, tant par rapport à leur usage aristotélicien qu’à leur usage linguistique (« nous pouvons convenir », « nous appellerons » dit Austin, fr. p. 108, angl. p. 92 sq.). Pour Austin, « dire quelque chose » (Aristote dirait legein ti), c’est accomplir trois actes, qu’il appelle phonétique, phatique et rhétique. « Phonétique » désigne la production de sons (un animal peut donc opérer un acte de ce type : c’est parfaitement aristotélicien) ; « phatique » désigne la production de « sons d’un certain type », à savoir de mots appartenant à un certain vocabulaire et se conformant à une certaine grammaire, donc production de phrases (il y a là conflagration de plusieurs étapes aristotéliciennes, selon une autre visée que celle des étapes du de Interpretatione, puisqu’un exemple plausible pour Austin pourrait être, au même titre que « le chat est sur le paillasson », un non-sens [sinloss] grammaticalisé comme « l’actuel roi de France est chauve » ou « les idées vertes dorment furieusement », mais non pas un non-sens agrammatical [Unsinn] comme « chat complètement le si »); « rhétique » enfin, qu’il définit en faisant intervenir le sens et la référence : « the rhetic act is the performance of an act of using these vocables with a certain more-or-less definite sense and reference » ( p. 95, cf. fr. 110, c’est moi qui souligne) ; on notera que les exemples « rhétiques » se restreignent au discours indirect (« this is the so-called ‘‘ indirect speech’’ », p. 96) : « Il a dit que le chat était sur le paillasson » si bien qu’il faut pour comprendre la tripartition accentuer le « certain » : le sens et la référence, nommer et rapporter, sont des actes « ancillaires »
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Mais aucune taxinomie avant Austin n’inscrit sous la notion d’acte trois types d’actes distincts dans leur rapport au logos, avec cette radicale économie prépositionnelle, ni ne met par ce biais l’apophantique au niveau commun, en position non dominante. Même si force est de noter que, à tout seigneur tout honneur, c’est en premier lieu cet acte de dire quelque chose, dans la plénitude aristotélicienne de son sens normal, qui est baptisé performance : « The act of ‘‘saying something’’ in this full normal sense, I call, i.e. I dub, the performance of a locutionary act »52. C’est ainsi que la philosophie est intégrée comme une modalité, une tonalité de la performance. La performance se confond avec la parole comme acte et se distingue du performatif, qui en constitue comme la fine pointe. Il ne peut plus s’agir dès lors de tenter d’établir une « liste de verbes performatifs explicites », mais seulement « a list of illocutionary forces of an utterance », une liste des forces illocutoires d’une énonciation (et non pas des « valeurs illocutoires de l’énonciation », comme dans la traduction, qui essentialise à nouveau)53. Nous voilà de retour à la rhétorique : est-il si simple de différencier la valeur illocutoire de la valeur perlocutoire ?
3) Illocutoire et perlocutoire : la force ou l’effet ? Repartons du perlocutoire, et de la « troisième sorte d’acte » : Comparons à la fois l’acte locutoire et l’acte illocutoire avec encore une troisième sorte d’acte. Il y a encore un autre sens (C) selon lequel performer un acte locutoire, et par là [therein] un acte illocutoire, peut être aussi performer un acte d’une autre sorte. Dire quelque chose produira souvent, ou même normalement, comme conséquences certains effets [produce certain consequential effects] sur les sentiments, les pensées ou les actions de l’auditoire [audience], ou de l’orateur [speaker], ou d’autres personnes [other persons - qui d’autre ?] : et cela peut être fait avec le dessein, l’intention, ou le but de provoquer ces effets [with the design, intention or purpose of producing them] [...] Nous appellerons la performance d’un acte de cette sorte performance d’un acte « perlocutoire », et l’acte performé [...] une « perlocution »54.
Plusieurs remarques s’enchaînent. effectués en effectuant l’acte rhétique (« performed in performing the rhetic act », 97 ; cf. fr. p. 111). Austin conclut « Bien que ces considérations soient d’un grand intérêt, elles n’éclairent pas pour autant notre problème d’opposition entre énonciation constative et énonciation performative » (angl. p. 98, cf. trad. fr. p. 112 mod). Pourquoi les fait-il alors ? Je donne pour l’instant ma langue au chat sur le paillasson. 52 Début du ch. VIII, p. 95. « J’appelle (je baptise) l’acte de ‘‘dire quelque chose’’ dans ce plein sens du terme : exécution d’un acte locutoire » , trad fr. p. 109, où l’on touche du doigt la difficulté de traduire performance par « exécution ». 53 « What we need is a list of illocutionary forces of an utterance », p. 150, cf. fr. p. 152. 54 Angl. p. 101, ma traduction (cf. fr. p. 114).
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D’abord, le passage d’un type d’acte à l’autre (therein, une première manière de dire eo ipso) est normal et les limites sont floues. Même si des critères de différenciation ou des marques de reconnaissance sont possibles, le sea-change oblige à abandonner toutes les dichotomies (et pas seulement celle entre constatif / performatif que mentionne Austin) et toutes les races « pures » (« la notion de pureté des performatifs ne survivra pas, sauf peut-être à la marge »), au profit de « familles plus générales d’actes de discours liés et en recouvrement »55. De fait, les exemples d’actes performatifs sont d’emblée impurs, métissés tantôt de locution : ainsi « He persuaded me to shoot her », baptisé Ca, C pour perlocutoire et a pour renvoyer au A de la locution (qui s’énonce quant à elle « He said to me ‘‘Shoot her !’’ meaning by ‘‘shoot’’ shoot and referring by her her ») ; tantôt d’illocution : « He got me to shoot her », baptisé Cb, B désignant l’illocutoire (qui s’énonce quant à lui « He urged (or advised , ordered etc...) me to shoot her »)56. C’est d’ailleurs pourquoi « rien ne nous empêche de tirer un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange» 57. Le critère de différenciation du perlocutoire, bien souligné, est la production d’effets, qui doivent être intentionnels, voulus, non accidentels, en quoi précisément ils relèvent de quelque chose qui ressemble à l’art rhétorique. Il n’est pas si fréquent cependant en rhétorique de tenir compte des effets produits sur l’orateur lui-même, ni sur d’autres personnes que l’auditoire (lesquelles ? les téléspectateurs, les lecteurs ? ou bien les personnes dont on parle, Hélène par exemple telle que louée par Gorgias, elles qui constituent le reste du monde, et jusqu’au monde lui-même à travers elles?). Le perlocutoire rejoint par là, à son tour, une performance logologique de type sophistique, décrite par la phrase emblématique de Lyotard : « Ce n’est pas le
55 Angl. p.150, cf. fr. p. 153. On avait déjà : a straightforward constative utterance (if there is such an animal) » p. 110 (fr. 120, « une énonciation purement et simplement constative (à supposer qu’un tel animal existe »), voir supra p. 127. 56 Le commentaire d’Austin, qui suit dans le manuscrit de 1958 (rapporté en note par Gilbert Lane, p. 115), me paraît très approprié : « 1/ Tout ceci manque de clarté ; 2/ dans tous les sens qui importent [A = locutoire et B = illocutoire par opposition à C = perlocutoire], les énonciations ne sont-elles pas toutes performatives ? ». Cette tambouille des exemples est encore plus suspecte quand on l’immerge dans la différence des langues. Mais l’importance du rhème, comme discours indirect, montre le bout de son nez. C’est ici qu’il faudrait placer l’analyse des exemples de perlocutoires donnés pour sa part par Cavell dans son article. 57 Fr. p. 123. L’anglais dit : « it does not seem to prevent the drawing of a line for our present purposes where we want one », p. 114, à propos des conséquences de l’acte illocutoire (« Rien ne nous empêche de tirer un trait qui convienne à ce que nous voulons faire pour l’instant là où nous en voulons un »).
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destinataire qui est séduit par le destinateur. Celui-ci, le référent, le sens ne subissent pas moins que le destinataire la séduction exercée »58. Les effets justement. C’est là que la différence entre perlocutoire et illocutoire est à la fois constamment soulignée et qu’elle échappe constamment. Nous avons été prévenus : « la différence entre illocutions et perlocutions paraît plus que toute autre susceptible de faire problème »59. Rappelons une dernière fois les critères. L’illocutoire fait quelque chose in saying, « en le disant » (« je m’excuse »), il a une « force » et est susceptible de « succès » ou d’« échec » ( felicity / unfelicity). Le perlocutoire fait quelque chose by saying, « par le fait de dire », il a un « effet » et produit des conséquences - en quoi, et cela vaut d’être noté, il se place lui aussi d’emblée plutôt du côté du bonheur que de la vérité. De plus, la différence entre illocutoire et perlocutoire, entre force et effet, est d’autant plus labile que l’illocutoire, pour être heureux ou accompli, est lui-même « lié à des effets », bound up with effects. L’acte illocutoire est « lié à » des effets, soit, mais son propre n’est pas, à la différence de l’acte perlocutoire, d’en « produire »60. D’un côté donc la liaison extrinsèque, de l’autre la production conséquente : on devrait pouvoir faire la différence. Mais ce n’est décidément pas si simple. Car, décrivant cette liaison illocutoire, Austin écrit qu’« un effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire puisse être tenu pour achevé [an effect must be achieved on the audience if the illocutionary act is to be carried out, c’est moi qui souligne] »61. Telle est, pour le moins ambiguë, la première des trois manières selon laquelle les actes illocutoires sont « liés à » des effets. Examinons-les toutes les trois de plus près :
a) Securing of uptake (« s’assurer d’avoir été bien compris ») : Un acte illocutoire n’aura pas été effectué avec bonheur, ou avec succès, si un certain effet n’a pas été produit. Cela ne signifie pas pour autant que l’acte illocutoire soit luimême la production d’un certain effet. Simplement on ne peut dire que j’ai averti un auditoire s’il n’a pas entendu mes paroles ou ne les a pas prises en un certain sens. Un
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Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, § 148. Fr. p. 120, angl. p. 110. 60 « Néanmoins, il y a [...] trois manières dont les actes illocutoires sont liés à des effets : et elles se distinguent toutes de la production d’effets qui caractérise l’acte perlocutoire » (fr. p. 125). La 2e éd. anglaise opère ici un résumé plus clair : « So here are three ways, securing uptake, taking effect, and inviting a response, in which illocutionary acts are bound up with effects ; and these are all distinct from the producing of effects which is characteristic of the perlocutionary acts » (p. 118, je souligne). Il sera repris au début de la Xe conférence, fr. p. 129, angl. p. 121. 61 Trad. fr. p. 124, angl. p. 116. 59
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effet doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire puisse être tenu pour achevé 62 .
Si personne n’a compris que la séance est ouverte ou que je m’excuse, alors c’est comme si je n’avais rien dit. Le rôle de l’auditoire est dirimant, autant qu’en rhétorique. Et la casuistique s’en donne à cœur joie (peut-on baptiser quand on est muet, ou en langue étrangère ?). b) Taking effects (« prendre effet », à ne pas confondre avec « produire des conséquences ») ; l’exemple est assez clair : « “Je baptise ce bateau le Reine Élisabeth” a seulement pour effet de nommer ou baptiser le bateau ; et certains actes ensuite - comme de l’appeler le Généralissime Staline seraient alors nuls et non avenus ». L’arbitraire est là clairement revendiqué : « rien ne nous empêche de tirer un trait là où nous le voulons et où cela nous arrange, c’est-à-dire entre l’achèvement de l’acte et toutes ses conséquences [between the completion of the illocutionary act and all consequences thereafter ] »63. Car où s’arrête exactement l’effet sur le monde ? c) Inviting response (« inviter à répondre »). La différence avec la réponse au perlocutoire est encore plus délicate, puisque c’est l’action de l’autre qui constitue la réponse. Les exemples exemplifient aussi les difficultés à opérer les distinctions. La différence vraiment livresque, une différence de papier qui ne me paraît renvoyer à aucun sentiment linguistique, passe entre : « J’ai ordonné et il a obéi [I ordered him and he obeyed]», et : « Je l’ai fait obéir [I got him to obey] »64. La seconde formulation implique, si je comprends bien, un acte perlocutoire de persuasion, lié à des moyens divers, de type rhétorique comme des « incitations », une « présence personnelle », mais aussi, éventuellement, une « influence pouvant aller jusqu’à la contrainte » ; et cet ensemble peut contenir un acte illocutoire différent de l’ordre (« comme quand je dis : Je le lui ai fait faire en affirmant x [I got him to do it by stating x] ». J’avoue que ces subtilités me troublent, au point que je ne cherche plus à tracer une ligne entre force et effet.
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Trad. fr., p. 124, et p. 125 pour tout ce qui suit [angl. p. 115-116]. Fr. p. 123, angl. p. 114. Fr. p. 125 sq., angl. p. 117 sq.
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Les exemples nous l’indiquent déjà, nous aurions du mal à nous en tenir à un critère grammatical, si lâche soit-il65. Même la différence « en » / « par » (in / by), qui est définitionnelle et semble « particulièrement apte » à faire reconnaître les illocutoires et les perlocutoires, ne peut pas nous fournir de test ou critère fiable66. De fait, la véritable singularité de l’illocutoire, à laquelle je n’ai pas encore fait droit, est la convention : « Les actes illocutoires sont conventionnels, les actes perlocutoires ne le sont pas », « L’acte n’est pas essentiellement constitué par l’intention ou le fait, mais par la convention (qui est, bien sûr, un fait) »67. C’est elle qui peut éclairer la différence entre effets et conséquences : « Il y a évidemment une différence entre ce que nous tenons pour la production réelle d’effets réels et ce que nous considérons comme de simples conséquences conventionnelles »68. Cependant, là encore, les choses ne me semblent pas si simples. On retombe dans l’arbitraire de la ligne : quand j’ai dit « oui » le jour de mon mariage, la simple conséquence conventionnelle (me voilà mariée) était-elle séparable des effets réels ? Et la rhétorique de son côté se conçoit-elle sans conventions, topoi et endoxa, à manipuler ? Il ne s’agit sans doute pas d’effet / de conséquence / de convention au même sens, mais où passent les lignes de sens ? Il est certain que les distinctions sont « arbitrarisées » par la transformation marine. J’ai simplement voulu montrer ici comment le passage à la théorie générale des actes de langage mettait à mal, non seulement la différence entre constatif et performatif, et non seulement la différence entre locutoire, illocutoire et perlocutoire, mais aussi la différence entre performance et performatif.
65 Je laisse de côté cette discussion, qui devrait faire intervenir Benveniste et son étonnement qu’Austin ne s’en tienne pas à ce critère qui est le seul sûr à ses yeux : « Un énoncé est performatif en ce qu’il dénomme l’acte performé, du fait qu’Ego prononce une formule contenant le verbe à la 1ère personne du présent » (art. cit. p. 274). Ce test très simple, « employé avec précaution », peut donner, dit Austin, une liste de verbes de l’ordre de 103, qui est celle des « verbes performatifs explicites », toujours liés à des actes illocutoires (fr. p. 152, angl. p. 149). La difficulté tient évidemment à ce que, après le sea-change, il ne s’agit plus d’énoncés, mais d’actes en situation. 66 « ’In saying I would shoot him I was threatening him’ ‘‘By saying I would shoot him I alarmed him’’ Will these linguistic formulas provide us with a test for distinguishing illocutionary from perlocutionary acts ? They will not » (angl. p. 122 sq. ; fr. p. 130). « These formulas are at best very slippery tests » (angl. p. 131, fr. p. 136). 67 Fr. p. 129, angl. p. 121 ; fr. p. 134, angl. p. 127. 68 Fr. p. 115, angl. p. 103 : « There is clearly a difference between what we feel to be the real production of real effects and what we regard as mere conventional consequences ».
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Points d’applications sophistiques : critique de l’ontologie et politique Austin se réjouit tout à la fin de ses conférences de « mettre en pièces deux fétiches (que je suis - dit-il - assez enclin, je l’avoue, à maltraiter...), à savoir : 1) le fétiche vérité-fausseté, et 2) le fétiche valeur-fait [value-fact] »69. Ce point d’arrivée constitue sans doute le meilleur point de départ d’une comparaison avec la sophistique. Je prendrai deux exemples, que je traiterai d’autant plus schématiquement qu’ils ont été développés ailleurs chacun pour soi70. Considérer avec Gorgias le Poème de Parménide comme un speech-act, c’est mettre en pièces le fétiche vérité / fausseté, et faire primer la félicité sur la vérité. Considérer avec Gorgias l’Éloge d’Hélène comme une performance capable de produire une Hélène innocente, c’est se jouer du fétiche valeur / fait.
Comment Gorgias lit le Poème de Parménide comme un acte de langage Dans la lecture que le traité de Gorgias Sur le non étant ou sur la nature opère du poème de Parménide Sur la nature ou sur l’étant, tout tourne autour de la façon dont se nouent l’être et le dire. De deux choses l’une, brutalement tranché. Ou bien il y a de l’être, esti, es gibt sein, et la tâche de l’homme est de le dire fidèlement : ontologie apophantique et constative, dévoilement et vérité, de Parménide à Heidegger et d’Aristote à Austin lecteur de la philosophie. Ou bien l’être n’est et n’est là que dans et par le poème, le constatif n’est qu’apparent car il n’est jamais que le produit fini d’une performance illocutoire : l’être est un effet de dire, un acte de parole réussi, de Gorgias à Austin. La procédure de Gorgias consiste simplement à attirer l’attention sur les opérations et les conditions de l’ontologie, comme dire producteur de l’être. Elles tiennent d’abord à un certain usage que le poème fait de la langue grecque. Très caractéristique est la manière dont le Poème fait passer de ἔστι [esti] à τὸ ὄν [to on], du verbe au participe sujet-substantif, en jouant sur l’ensemble de ce que seront les sens de
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XXIIe et dernière conf., fr. p. 153 ; angl. p. 151. Pour Parménide, voir L’Effet sophistique, op.cit., 1e partie, 1 et Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. Le grec, langue de l’être ? Paris, Seuil, 1998. Pour Hélène, voir L’Effet sophistique, op.cit., 1e partie, 2, et Voir Hélène en toute femme. D’Homère à Lacan, illustrations de M. Matieu, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000. Plus généralement, sur la politique (sophistique) comme effet de langage, voir L’Effet sophistique, op.cit., 2e partie. Dans ce qui suit, je condense des analyses données au début de « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la Société Française de Philosophie, n° 2006/4 (paru en 2007), conférence qui ouvrait, mais pour la laisser béante, la question performance-performatif. 70
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esti : « il est possible », « il est vrai que », « est » au sens de copule et d’identité, « est » au sens d’existence, en faisant ainsi travailler, pour le dire en termes post-aristotéliciens, l’homonymie ou, du moins, le πολλαχῶς [pollakhôs], et l’amphibolie. L’étant, le fameux τὸ ἐόν [to eon] du fragment VIII, a été ourdi par le poème, c’est un résultat et non un constat. Il y a là, me semble-t-il, une manière radicale de faire entendre le Poème comme un total speech-act in a total speech-situation plutôt que comme une série de statements, et de faire sentir la force illocutoire de chaque phrasé constatif. Le Poème, donc, comme un acte de langage, avec cette précision nouvelle que l’acte de langage est, au moins aussi, ce que j’aimerais appeler en français un « acte de langue » - mais pourquoi cela ne conviendrait-il pas à un « total speech act » ? La différence des langues demeure sans doute étrangère à Austin, non-topique, mais il n’en va certes pas de même de l’intimité et de la singularité idiosyncrasiques de la langue qu’il parle et dont il parle. L’effet de limite ou de catastrophe produit par la critique sophistique de l’ontologie consiste à montrer que, si l’ontologie est rigoureuse, c’est-à-dire si elle ne constitue pas un objet d’exception par rapport à la législation qu’elle instaure, alors c’est un chef d’œuvre sophistique. Ce qui importe dès lors, ce n’est pas un être qui serait soi-disant déjà là, mais l’être que le discours produit. Gorgias fait mesurer l’ampleur du changement de paysage : le plus sûr principe d’identité n’a plus pour formule « l’être est », ou « l’étant est étant », mais c’est encore une phrase du Traité - « celui qui parle parle », et même « celui qui dit dit [...] un dire »71. Le Poème de Parménide, comme le Traité de Gorgias, est un acte de langage, la différence étant qu’il tente de cacher - ou de se cacher à lui-même - sa « troisième dimension ». La présence de l’Être, l’immédiateté de la Nature et l’évidence d’une parole qui a en charge de les dire adéquatement, s’évanouissent ensemble : le physique que la parole avère fait place au politique que le discours performe. Où l’on atteint en effet grâce aux sophistes - les « maîtres de la Grèce » disait Hegel - la dimension du politique comme agora pour un agôn : la cité est une création continue du langage, de l’ordre de la réussite et non de la vérité.
71 καὶ λέγει ὁ λέγων [...] ἀρχὴν γὰρ, οὐ λέγει δὲ χρῶμα ἀλλὰ λόγον, De Melisso Xenophane et Gorgia (c’est l’autre version du Traité transmise anonymement en queue du corpus aristotélicien), G. §10, 980 b (édition et traduction dans Si Parménide, Lille, PUL-MSH, 1980, p. 540-541).
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Epideixis et performance : effet rhétorique et effet-monde Le statut de l’epideixis est central dans cette perspective, et le terme, que l’on peut très justement traduire par « performance » - au sens large dont nous avons vu la légitimité austinienne - vaut qu’on s’y attarde. Epideixis est le nom même que la tradition attribue à la discursivité sophistique. Le terme est consacré par Platon (par exemple Hippias majeur, 282 72 c, 286 a ; Hippias mineur, 363 c ; Gorgias, 447 c) , et désigne le discours suivi de Prodicos, d’Hippias, de Gorgias, que, par opposition au dialogue par questions et réponses qu’affectionne Socrate, on peut seulement répéter, reproduire expressis verbis tant la formulation et son énonciation comptent. Renvoyant à la deixis, la « monstration », index pointé, l’epideixis ne se comprend que par contraste avec l’apodeixis. L’apodeixis est grosse de tous les apo (apophainesthai, apophansis) caractéristiques de la phénoménologie73 : c’est l’art de montrer « à partir de » ce qui est montré, en faisant fonds sur lui, de « démontrer » ; elle signale le domaine de l’apophantique / constatif et du dévoilement / vérité. L’epideixis est l’art de montrer « devant » et de montrer « en plus », suivant les deux grands sens du préverbe. Montrer « devant », publiquement, aux yeux de tous : une epideixis peut être ainsi une démonstration de force (déploiement d’une armée, chez Thucydide par exemple, ou démonstration de foule), une manifestation, une exposition74. Mais aussi montrer « en plus », en montrer « plus » à l’occasion de cette publicité : en faisant étalage d’un objet, on se sert de ce qu’on montre comme d’un exemple ou d’un paradigme, on le « sur-fait » - « faire d’une mouche un éléphant » dit Lucien, ce qui consonne avec la pratique des éloges paradoxaux, celui de la calvitie comme celui, contemporain, de la « cruche » par un Francis Ponge revendiquant lui aussi l’hubris, « sans vergogne ». Et l’on se montre ainsi soi-même « en plus »,
72 Il est vrai qu’on ne s’en apercevrait pas en lisant les traductions. Ainsi on trouve successivement, dans le prologue du Gorgias, Calliclès : « Gorgias vient de nous faire entendre une foule de belles choses » [πολλὰ γὰρ καὶ καλὰ γοργίας ἡμῖν ὀλίγον πρότερον ἐπεδείξατο] ; Chéréphon : « J’obtiendrais de lui une nouvelle séance [ἐπιδείξεται ἡμῖν] ; Calliclès : « il vous donnera une séance [ἐπιδείξεται ὑμῖν] ; Socrate : « il pourra comme tu dis nous en donner le plaisir une autre fois - [τὴν δὲ ἄλλην ἐπίδειξιν εἰσαῦθις] (Croiset, Paris, Belles Lettres), et la variation « présentation » / « démonstration » (Canto, Paris, Flammarion). 73 Il suffit de se reporter au § 7 de Être et Temps de Martin Heidegger. 74 L’une des occurrences les plus instructives du terme « hors rhétorique » chez Aristote est du grand ancêtre Thalès, qui prend sa revanche sur la servante thrace en inventant le monopole sur les pressoirs à huile pour jouer sur l’offre et la demande, « sage », mais non « prudent », il est dit « faire epideixis montre, preuve, étalage - de sa sagesse » (Aristote, Politique, 1259 a 19).
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comme orateur de talent, capable des contraires, ou comme vraiment « poète », à savoir : faiseur. Il y va donc, au sens large, d’une « performance », improvisée ou non, écrite ou parlée, mais toujours rapportée à l’apparat, à l’auditeur, au public ; et, au sens restreint très précisément codifié par la rhétorique d’Aristote, de l’« éloge » ou du « blâme » qui dit le beau ou le honteux et vise le plaisir, c’est-à-dire de l’éloquence épidictique. Avec la sophistique, les deux sens de performance et d’éloge se conjuguent et s’amplifient l’un l’autre : la plus mémorable epideixis de Gorgias (le one man show qui l’a rendu célèbre à Athènes, c’est-à-dire pour toujours et dans le monde entier), c’est cette epideixis, l’Éloge d’Hélène, où « louant le louable et blâmant le blâmable » il n’en a pas moins réussi à innocenter l’infidèle que tous accusent depuis Homère. Le supplément de deixis qu’est l’epideixis parvient ainsi à faire virer le phénomène en son contraire : l’objet devient aux yeux de tous, « objectivement » donc, l’effet de la toute-puissance du logos. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout éloge est en même temps, voire avant tout, un éloge du logos - et c’est de là que nous sommes partis : « Le discours est un grand souverain, qui avec le corps le plus petit et le plus imperceptible des corps, performe les actes les plus divins » (§ 8). Je voudrais souligner qu’il s’agit, par delà la différence ontologie-logologie, d’un moment d’invention politique : la performance consiste d’abord à faire passer de la communion dans les valeurs de la communauté (y compris la communion dans les valeurs partagées de la langue, via le sens des mots et des métaphores, comme le souligne Nietzsche75) à la création de valeurs nouvelles. Les deux premiers paragraphes de l’Éloge d’Hélène témoignent de ce passage et commencent à le produire : (1) Ordre, pour la cité, est l’excellence de ses hommes, pour le corps, la beauté, pour l’âme, la sagesse, pour la chose qu’on fait, la valeur, pour le discours, la vérité. Leur contraire est désordre. Homme, femme, discours, œuvre, cité, chose, il faut, à ce qui est digne d’éloge, faire l’honneur d’un éloge, à ce qui en est indigne, appliquer un 75 « Jusqu’à présent, nous n’avons entendu parler que de l’obligation qu’impose la vérité pour exister : être véridique, c’est employer les métaphores usuelles ; donc en termes de morale, nous avons entendu parler de l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc de manière désignée et selon des coutumes centenaires - et précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Sur ce sentiment d’être obligé de désigner une chose comme ‘‘rouge’’, une autre comme ‘‘froide’’, une troisième comme ‘‘muette’’ s’éveille une tendance morale à la vérité », « Introduction épistémologique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », Été 1873, Le Livre du philosophe, trad. Marietti, Paris, Aubier 1969, p. 183.
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blâme ; car blâmer le louable ou louer le blâmable est d’une égale erreur et d’une égale ignorance. (2) C’est au même homme qu’il appartient de dire avec rectitude ce qu’il faut, et de contredire ceux qui blâment Hélène, femme qui rassemble, en une seule voix et en une seule âme, la croyance des auditeurs des poètes et le bruit d’un nom qui porte mémoire des malheurs. Moi, je veux, donnant logique au discours, faire cesser l’accusation contre celle dont on entend tant de mal, démontrer que les blâmeurs se trompent, montrer la vérité et mettre fin à l’ignorance. (82 DK 11 § 8, t. II, p. 288 sq. ; ma traduction)
C’est ainsi que la liturgie (kosmos, kallos, sophia, aretê, alêtheia) ouvre, via la manière dont un « moi » donne logismon au logos - « venez passer de l’un à l’autre en mon discours »76 - sur un happening qui performe un autre monde. Il me semble que nous sommes là au plus près de la frontière labile entre « perlocutionnaire », avec effet rhétorique sur l’autre by saying, subjectif pourrait-on dire (Austin parle alors, on s’en souvient, d’« actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose, exemple convaincre, persuader, empêcher et même surprendre ou induire en erreur »77), et « illocutionnaire », le plus « actif » des actes de langage, capable de changer directement l’état du monde in saying, et débordant en tout cas le perlocutionnaire avec quelque chose comme un immédiat et objectif effet-monde, qu’il n’est pas absurde d’appeler « force ». Quoi qu’il en soit, d’Euripide à Offenbach ou Hoffmansthal, je ne saurais dire si l’innocence d’Hélène est désormais une valeur ou un fait.
Perspectives de travail Une généalogie du performatif : « Je te prends les genoux » / « Ceci est mon corps» / « La séance est ouverte » Je voudrais pour conclure indiquer les deux directions que j’ai commencé d’explorer en me servant de cet « embrouillamini » austinien comme d’un tremplin. La première est une généalogie du performatif, dans son rapport avec la performance et l’acte de langage total. Austin, s’appuyant sur Jespersen et sa
76 φέρε δὴ πρὸς ἄλλον ἀπ᾽ ἄλλου μεταστῶ λόγον, Éloge d’Hélène., § 9 (82 DK 11, II p. 290, l. 25) : c’est ainsi que Gorgias ponctue son éloge de la poésie, en attirant l’attention sur l’acte de langage en train de s’accomplir et d’opérer. 77 Austin, fr . p. 119.
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conception très discutable d’un « langage primitif », suggère que « historiquement, du point de vue de l’évolution du langage, le performatif ne serait apparu qu’après certaines énonciations plus primaires », sous forme notamment de « performatifs implicites, inclus (comme parties d’un tout) dans la plupart des performatifs explicites [...] (‘‘je ferai’’ par exemple serait apparu avant ‘‘je promets que je ferai’’) » 78 ; avec le constatif et le performatif, il ne s’agirait pas tant de « deux pôles » que d’une « évolution historique ». Je propose pour ma part de distinguer trois âges ou trois modèles du performatif au sens restreint, qui peuvent évidemment entrer en recouvrement. Un performatif païen, poétique et politique, un performatif chrétien, religieux et sacramentaire, et un performatif sécularisé, socialisé ou sociologisé. Ils constituent trois modèles que líon peut exemplifier ainsi : « Je te prends les genoux » / « Ceci est mon corps » / « La séance est ouverte ». Le premier est évidemment le moins connu, c’est pourquoi je m’y attarde un instant. C’est le κερδαλέον μῦθος[kerdaleon muthos], sur κέρδος [kerdos], « gain, profit, avantage », ce « discours gagnant » qu’adresse Ulysse à Nausicaa quand il l’aperçoit : « Je te prends les genoux », dit-il au lieu de lui prendre les genoux en se conformant à la gestuelle du suppliant, car, dit-il encore : « j’ai trop peur de te prendre les genoux »79. Le dire : seule manière de les lui prendre, nu comme il est avec le rameau feuillu qu’il tient devant son sexe (et qu’il lâcherait ...), sans effrayer la jeune fille. Ce kerdaleon muthos que vient de proférer Ulysse, n’est-ce pas un acte de langage qui ressemble fort au performatif ? À tout prendre, cet acte-là rentrerait même dans la catégorie des behabitives, « comportatifs » ou « comportementaux » : « ‘‘Je vous salue’’ peut en venir à remplacer le salut lui-même, et se transformer en 78
Austin, fr., p. 92 ; puis p. 149. « Ulysse hésita : ou bien supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux [γούνων λίσσοιτο λαβών], ou bien sans plus avancer n’user que de paroles douces comme le miel ? Il pensa tout compté que mieux valait rester à l’écart et n’user que de paroles douces comme le miel : l’aller prendre aux genoux [γοῦνα λαβόντι] pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein de profit [μειλίχιον καὶ κερδαλέον φάτο μῦθον] : ‘‘Je suis à tes genoux [γουνοῦμαι σε], maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle [....] Jamais mes yeux n’ont vu pareil mortel, ni homme ni femme, le respect [σέβας] me tient quand je te regarde, à Délos un jour près de l’autel d’Apollon j’ai perçu [ἐνόησα] ainsi une jeune pousse de palmier qui montait [... ]. Tout comme en le voyant, je fus en mon coeur saisi de stupeur longtemps, car jamais rien de tel n’était monté d’un arbre de la terre, ainsi toi, femme, je t’admire, je suis saisi de stupeur, j’ai terriblement peur de prendre tes genoux [δείδια δ᾽ αἰνῶς γούνων ἅψασθαι]’’ », Odyssée, VI, v. 141-149, puis 160-169 (c’est moi qui souligne). J’ai développé pour la première fois cette thèse dans « dieux, Dieu », Critique, « Dieu », t. LXII, n° 704-705, janvier-février 2006, p. 7-18, et dans la dernière partie de « Sophistique, performance, performatif », art. cit., p. 30-36. Voir ici-même F. Létoublon, « La supplication comme rituel chez Homère : le geste et la parole » (p. 11-28) ; je suis en parfait accord, notamment, avec son analyse de γουνοῦμαι σε, « je te genouille » (p. 22). 79
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énonciation performative pure. Dire ‘‘je vous salue’’, c’est vous saluer »80. À condition de préciser qu’Ulysse en apparaît comme l’« inventeur », non certes parce qu’il invente le premier « salut » qui se passe de saluer, la première supplication sans geste de supplier, mais parce qu’il (Ulysse / Homère) attire l’attention sur la substitution de l’acte de parole à l’acte réel, à l’acte de chose, et sur l’avantage que constitue cette substitution. Avec Ulysse et Homère, il y va, me semble-t-il, d’un performatif « païen », « païen » renvoyant aux conditions de félicité, que l’on pourrait esquisser de la manière suivante. Ici, il faut le cosmos à cette invention, en tout cas cette invention se fait dans un cadre d’analogie cosmique et de perméabilité homme-dieu. Ulysse, le divin, est un lion des montagnes, un homme viril et nu, une épave d’écume ; Nausicaa est une jeune fille, une déesse ou une mortelle, le jeune fût d’un palmier auquel la compare Ulysse éperdu - le kerdaleon muthos, on peut y être sensible, est l’invention d’un homme pour une femme, la manière la moins effrayante de la prendre aux genoux, avec ce geste du suppliant qui, selon les « considérations hasardeuses d’Onians »81, s’adresse au pouvoir d’engendrer (γίγνομαι [gignomai]), au genou (γόνυ [gonu]) comme siège de la puissance vitale. Mais, surtout, le païen ne s’autorise que de lui-même, il est à lui-même sa propre autorité ; au plus loin du monothéisme, un païen - ce serait ma définition - est celui qui suppose que l’autre, celui ou celle qui s’avance en face, peut être un dieu. Il lui dit : je te prends les genoux « que tu sois déesse ou mortelle », et elle se dit « maintenant, il ressemble aux dieux des champs du ciel » (VI, 243). Jean-François Lyotard a raison d’affirmer : « Un dieu païen, c’est par exemple un narrateur efficace »82 . Car chacun est auteur, ne s’autorise que de lui-même, au sens où il s’autorise de son pouvoir être dieu. À comprendre par différence avec l’originaire « Fiat lux » des religions du livre, et ses ersatz sacramentaires comme « Ceci est mon corps » - ceci n’est mon corps que parce que Dieu, le Dieu unique, le dit et m’autorise à le dire, avec la garantie de son institution qu’est l’Église. Et par différence avec le moderne : « Je déclare la séance ouverte », dont la condition de félicité tient à l’autorité judiciaire qui m’est conférée et
80 Austin, trad. fr. p. 100 [angl. p. 81] ; pour les « comportatifs » en général, voir la 4e partie de la dernière conférence. 81 C’est ainsi que Chantraine, op. cit. sv γόνυ, renvoie à R. B. Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, Cambridge U. P., 1951, p. 174183 (trad. fr. Les Origines de la pensée européenne, Paris, Seuil, 1999). 82 J.-F. Lyotard, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, voir en particulier p. 43-49.
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à l’organisation de la société tout entière83. Une histoire sur la longue durée donc, qui se tracerait à grands traits.
Énonciation et signifiant « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Jacques Lacan écrivait cette formule au tableau noir pour servir d’entrée dans « L’Étourdit »84. « Qu’on dise » : il s’agit à la fois d’un acte de parole et d’une énonciation, speech act et utterance, deux « entités » qui entretiennent un rapport au moins aussi complexe et peu théorisé par Austin que la performance et le performatif. L’autre grand chantier est, pour moi, de comprendre en quoi les catégories austiniennes et leur façon de remettre en cause les deux fétiches au profit du « bonheur » éclairent cette pratique du langage qu’est la psychanalyse85. On pourra repartir de Benveniste, en prenant ensemble sa définition du performatif : « L’énoncé est l’acte », et son étonnement quant à la singularité de la psychanalyse, salué par Lacan comme un bon diagnostic : « Quel est donc ce ‘‘langage’’ qui agit autant qu’il exprime ? »86. Cet étonnement a pour point de départ l’article que Freud publie en 1910 « Sur les sens opposés des mots primitifs » : la conscience du performatif se trouve ainsi liée d’emblée à ce que j’appellerais l’homonymie motivée. Benveniste conclut que « L’inconscient use d’une véritable ‘‘rhétorique’’ qui, comme le style, a ses ‘‘figures’’, et le vieux catalogue des tropes fournirait un inventaire approprié aux deux registres de l’expression »87. Langage comme acte, homonymie, rhétorique, métaphore, métonymie : on tire un fil et la quenouille vient.
83 Reste évidemment à pondérer la « vertu performative » du langage et « l’autorité du dehors » conformément à l’injonction critique de Pierre Bourdieu. La vis performativa est ancrée, pour lui, non « dans les propriétés intrinsèques du discours lui-même », mais « dans les conditions sociales de production et de reproduction [...] de la reconnaissance de la langue légitime » (« Langage et pouvoir symbolique », Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p 113). Voir icimême Thomas Bénatouïl, « Comment faire de la liberté avec les mots », p. 161-183. 84 « L’Étourdit », Scilicet, 4, 1973, p. 5-52 (repris dans Autres Écrits, Paris, Seuil 2001, p. 449-495 ; ici p. 449). 85 Austin finit par parler de la vérité comme d’une « dimension » supplémentaire pour l’énonciation constative : « so we have here a new dimension of criticism of the accomplished statement » (140, cf. fr. p. 144). 86 « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » [1956], Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard (Tel) 1966, ch. VIII, p. 77. 87 Ibid., p. 86.
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C’est évidemment ce fil que Lacan performe - fabrique en même temps qu’il le décrit. L’un des points de capiton les plus conséquents noue l’énonciation et le signifiant dans la scansion de l’interprétation. L’enchevêtrement singulier de L’Étourdit, qui rend ce texte si illisible pour un aristotélicien, renvoie à la place de l’homonymie, non seulement énoncée mais inscrite (le titre, « L’Étourdit », le dit et l’écrit) sous l’égide de l’acte de langage. Moyennant quoi « une langue, entre autres,- dit Lacan à propos des langues de l’inconscient - n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister »88. Les aristotéliciens savent que l’on touche là au principe de noncontradiction et à sa mise en échec par le legein logou kharin, « parler pour le plaisir » / « parler en pure perte », qui renvoie à la part lacanienne de la psychanalyse. Tel est l’ensemble, lié à la perception sophistique du langage, que les catégories austiniennes dans toute la force de leur bricolage peuvent aider à penser.
88
« L’Étourdit », art. cit., p. 47.
L’ARGUMENTATION, LA PERSUASION, LA MANIPULATION ET LEURS THÉMATISATIONS RHÉTORIQUES : LE CAS DE LA RHÉTORIQUE À ALEXANDRE Pierre Chiron
Je prendrai comme champ de recherche la Rhétorique à Alexandre, à laquelle je souhaite revenir après m’être occupé quelque temps de la Rhétorique d’Aristote. Ce sont les deux seuls traités de rhétorique que nous ait laissés l’époque classique, mais la Rhétorique à Alexandre, conservée sans doute en raison de sa fausse attribution à Aristote, est tombée dans l’oubli depuis les travaux de L. Spengel1. En l’enlevant au Stagirite et en l’imputant à un sophiste à la réputation douteuse, Anaximène de Lampsaque, Spengel a sans le vouloir considérablement nui à la recherche sur ce texte. Bien des questions se posent encore à son sujet et il n’est peut-être pas inutile d’y revenir. Un article récent de Tobias Reinhardt, dans le Festschrift dédié à William Fortenbaugh2, tente d’explorer les liens entre ce traité et les tekhnai plus anciennes. Sa thèse est que la Rhétorique à Alexandre est un exemplaire des traités où Aristote a puisé certains des schèmes argumentatifs décrits dans les fameux chapitres vingttrois et vingt-quatre du livre deux de la Rhétorique. En d’autres termes, ces chapitres seraient nourris non seulement des Topiques et de leur suite, les Réfutations
1 Citons, parmi beaucoup d’autres publications sur ce thème : Anaximenis Ars Rhetorica quae uulgo fertur Aristotelis ad Alexandrum, Turici et Vitoduri, 1844 (Lipsiae, 1850 ; Hildesheim, 1981). 2 T. Reinhardt, « Techniques of Proof in 4th Century Rhetoric : Ar. Rhet. II, 23-24 and Pre-Aristotelian Rhetorical Theory », in David C. Mirhady (éd.), Influences on Peripatetic Rhetoric. Essays in Honor of W. W. Fortenbaugh, Leiden-Boston, Brill, 2007, p. 87-104.
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sophistiques, mais aussi de traités authentiquement techniques de rhéteurs plus anciens dont la Rhétorique à Alexandre serait le seul exemplaire survivant. Il faut dire que T. Reinhardt s’appuie sur une définition souple de la notion de τέχνη, enracinée d’après lui dans le Corpus hippocratique, mais reprise par les sophistes et qui perdurera jusqu’à une date tardive, puisqu’elle sert encore à Sextus Empiricus. Cette définition réunit les requisit suivants : utilité pratique, formulation d’un objectif spécifique, capacité de réaliser l’objectif et de déterminer les bonnes et les mauvaises procédures, possibilité pour une personne inexpérimentée d’atteindre le même résultat mais sans pouvoir expliquer pourquoi, ce dont seul le technicien est capable. Le critère principal selon Reinhardt est justement celui-ci, ce qu’il appelle d’un mot à la mode, l’accountability, c’està-dire en l’occurrence la capacité et le devoir de rendre compte du succès et de l’échec. Et, selon lui, ce modèle de traité aurait existé en rhétorique depuis la fin du ve siècle3. Cette question - on l’aura compris - se rattache au vaste problème des débuts de la technique rhétorique, question ranimée depuis bientôt vingt ans par les travaux de Th. Cole et d’E. Schiappa4, qui considèrent comme quasiment nul l’apport de la proto-rhétorique et qui imputent à Platon et le mot et la chose, plus précisément le mot « rhétorique » attesté pour la première fois dans le Gorgias et un programme proprement technique que, sur d’autres fondements philosophiques, Aristote réalisera plus tard. En réalité, les aspects historiques et philologiques de la question sont loin d’avoir été tous tirés au clair et il n’est pas sûr que le dossier puisse être complètement et définitivement instruit. En ce qui concerne la Rhétorique à Alexandre, le texte a certainement été modifié lors de l’annexion du traité au corpus aristotelicum, mais il est malaisé de dire dans quelle mesure exacte. En outre, la tradition biographique d’Anaximène de Lampsaque fait vivre ce dernier dans les mêmes milieux qu’Aristote,
3 Art. cit. p. 87-88 ; 103. On comparera cette estimation avec la date de 420 proposée par S. Usher pour situer le premier corpus technique, reconstitué à partir de divers textes, relevant de l’art oratoire mais aussi du genre tragique, historique, etc. (Greek Oratory. Tradition and Originality, Oxford, O. U. P., 1999, p. 21-26). 4 Cf. Th. Cole, The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins U. P., 1991 ; Id., « Who was Corax », ICS 16, 1991, p. 65-84 ; E. Schiappa, « Did Plato coin Rhêtorikê ? », AJPh 111, 1990, p. 457-470 ; Id., The Beginnings of Rhetoric in Ancient Greece, New Haven, 1999. Voir contra -notamment G. J. Pendrick, « Plato and Rhêtorikê », RhM 141, 1998, p. 10-23.
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Anaximène ayant été lui aussi précepteur d’Alexandre, mais il est impossible d’aller au-delà et de détecter de façon sûre d’éventuelles influences5. Cela dit, l’hypothèse de Tobias Reinhardt rencontre un sentiment que j’ai souvent eu en éditant la Rhétorique à Alexandre, celui d’un texte archaïque par rapport à Aristote, qui plonge ses racines dans la pratique oratoire de l’époque classique - le fameux corpus des orateurs attiques - et qui en même temps témoigne d’un niveau de formalisation assez élevé quoique de nature non-philosophique. Je vais donc me poser à propos de ce texte la question de la thématisation ou de la non-thématisation de ce que nous distinguons en argumentation factuelle, en persuasion - celle-ci incluant les aspects affectifs, pathétiques, etc. -, et en manipulation - au sens où une doxa est transmise, avec son cortège de décisions pratiques, sans argumentation ni persuasion dignes de ce nom mais dans le respect apparent du sentiment de liberté. La thèse que je voudrais défendre est que la rhétorique pré-aristotélicienne représentée par la Rhétorique à Alexandre a un caractère réellement technique, dans la mesure où elle formule un objectif de persuasion et qu’elle décrit méthodiquement les moyens de l’obtenir, mais qu’elle joue sur l’amalgame de paramètres qui sont justement ceux dont la séparation tend à discriminer le discours et l’acte de parole. Je ferai de cette dernière notion un usage élargi, peut-être abusif, pour les cas où le locuteur littéralement emporte la pistis, c’està-dire l’adhésion, sans décliner toutes les étapes d’une démonstration valide, dans un mouvement analysable par le technicien, mais pas par le destinataire, et dans une dissymétrie typique d’une conception non-dialectique, professionnelle, utilitaire, de la rhétorique. Je tâcherai de montrer au passage que ce type de rhétorique a beaucoup de traits de ce que nous appelons pragmatique, car il requiert pour fonctionner des conditions particulières. Afin d’organiser les quelques analyses qui suivent, je prendrai appui sur trois points tirés d’un résumé lui-même en six points de ce qui à mes yeux permet le mieux de distinguer la Rhétorique à Alexandre de la Rhétorique d’Aristote6 : je
5 Cf. P. Chiron (éd.), Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, Paris, Les Belles Lettres - CUF, 2002, p. LXXXIII sqq. 6 1) Prééminence de l’eikos, 2) réversibilité / opposabilité universelles, 3) emploi argumentatif du vocabulaire rhétorique, 4) utilisation du temps de l’énonciation, 5) « complexes » argumentatifs, 6) moules de présentation de l’argument, cf. P. C., chap. 8 « Rhetoric to Alexander », dans Ian Worthington (éd.), A Companion to Greek Rhetoric, Malden-Oxford-Carlton, Blackwell Publishing, 2007, p. 98-99.
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m’intéresserai d’abord au privilège accordé à l’eikos, ensuite au recours au temps de l’énonciation ; enfin à l’utilisation très particulière qui est faite du métadiscours de la persuasion.
Le vraisemblable Dans la Rhétorique à Alexandre, le mot εἰκός désigne une vraisemblance subjective, toujours modifiable, notamment par l’exemple (παράδειγμα), sur lequel le rhéteur écrit ceci : Il y a deux types d’exemples : parmi les faits, les uns se produisent selon l’attente (κατὰ λόγον), les autres contre l’attente (παρὰ λόγον). Ceux qui se produisent selon l’attente amènent le crédit (πιστεύεσθαι), ceux qui ne sont pas conformes à l’attente entraînent la défiance (ἀπιστεῖσθαι). Je veux dire par exemple ceci : mettons que l’on dise les riches plus justes que les pauvres et que l’on cite des actions justes d’hommes riches, eh bien de tels exemples paraissent conformes à l’attente car, on peut le constater, la plupart des gens estiment que les riches sont plus justes que les pauvres. Si, en sens inverse, on faisait état de personnes riches ayant commis des injustices pour de l’argent, on ferait naître la défiance à l’égard des riches7.
L’intérêt de ce passage est que nous y lisons une analyse extrêmement lucide qui établit une relation entre le cours des faits et la doxa. On peut le gloser ainsi : notre vécu nous inspire des inductions spontanées, qui se transforment volontiers en propositions du genre : les riches respectent mieux la loi que les pauvres. Les exemples paradoxaux devraient déboucher sur l’affinement de la proposition et sur sa formulation en tant que généralité susceptible d’exception : « généralement parlant, les riches respectent mieux la loi que les pauvres ». Le rhéteur s’en sert pour tout autre chose, une proposition inverse que l’on pourrait formuler familièrement : « tous les riches sont pourris ». La suite est facile à deviner : dans un procès, l’inclusion de l’adversaire dans la catégorie ainsi caractérisée permet d’influer sur le jugement (par exemple, « l’accusé est riche, donc pourri »). J’ajouterai que ce type d’abus est certainement plus efficace dans un système judiciaire comme celui d’Athènes où le vote des héliastes intervenait sans délibération, immédiatement après l’audition des parties. D’autre part, Athènes était une ville moyenne, particulièrement propice à ce genre de généralisation et
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Rhétorique à Alexandre, 1429 a 27-38.
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surtout à ces inclusions rapides, le public collectif des jurys populaires ayant une connaissance, mais une connaissance lointaine des personnalités. On peut citer ici le cas de l’orateur Démade - celui qui a négocié la reddition d’Athènes après Chéronée - connu surtout par des sources aristocratiques qui font de lui un ouvrier du port, d’où sa réputation ultérieure d’orateur autodidacte, alors que les inscriptions montrent qu’il comptait des stratèges dans sa famille8. En d’autres termes, la basse extraction de Démade est selon toute vraisemblance une réputation fabriquée de toutes pièces. Le rayon d’action de ces procédures n’est pas limité au judiciaire. Dans le délibératif, soit la proposition : « Contractons beaucoup d’alliances » et l’argument : « car à la guerre le nombre est facteur de victoire ». Le rhéteur note qu’on a alors le vraisemblable pour soi. Si l’on veut en revanche persuader l’assemblée de partir en guerre en état d’infériorité numérique, il faudra donner des cas particuliers de victoires inattendues. Et il paie de sa personne en énumérant non moins de quatre épisodes historiques plus ou moins récents : la restauration démocratique de 403, la victoire des Thébains à Leuctres en 371, la victoire de Dion sur Denys de Syracuse en 357, celle des Corinthiens sur les Carthaginois, à Syracuse encore, en 344 / 343. La série de quatre exemples est là manifestement pour fausser la perspective, et l’on constate deux choses : au niveau de la rédaction du traité, la continuité entre règle générale et exemple à imiter ; surtout, l’association étroite de l’exemple paradoxal à un procédé d’amplification, en l’occurrence l’effet d’accumulation, ce qui évoque l’amalgame volontairement opéré par Isocrate, au moyen du terme ἰδέα, de ce qui relève pour nous soit de la forme de l’expression soit de l’argument9. On est frappé par le caractère pratique et pertinent de ces analyses. Le but n’est pas d’obtenir une proposition fondée en vérité ou en statistique, mais une croyance qui doit elle-même se concrétiser dans un vote. Ce qui est remarquable aussi est que la méthode pour inverser le vraisemblable consiste à mimer le processus même de constitution du vraisemblable : de même que la vie nous confronte à des expériences répétées qui finissent par converger, si l’on expose le public à un, puis deux, puis quatre cas paradoxaux, il finit par induire tout seul la proposition qui sert la thèse que l’on veut défendre, en l’occurrence « il n’est pas nécessaire d’être plus nombreux pour
8 Cf. P. Brun, Démade. Essai d’histoire et d’historiographie, Bordeaux, Ausonius, coll. « Scripta Antiqua », n° 3, 2000. 9 Cf. Isocrate, Sur l’Échange, § 181 sq. ; 280, etc. ; O. Navarre, Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, Paris, 1900, p. 189-191. Comparer avec Rhétorique à Alexandre, 1423 a 17 (et n.).
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gagner ». La technique s’élabore par une observation critique des mécanismes subjectifs de la croyance. On trouve une thématisation claire de cette méthode dans la théorie de l’exorde proposée dans la Rhétorique à Alexandre : Pour ce qui est d’inviter le public à l’attention, nous pourrons découvrir comment faire en observant à quels discours et à quelles affaires nous prêtons nousmême le plus attention quand nous prenons part à une délibération : n’est-ce donc pas quand la délibération porte sur des affaires importantes, terribles ou qui nous touchent personnellement ? Etc.10
Le « nous » réunit ici les rhéteurs, invités à réfléchir à une expérience commune à tout le monde pour y puiser des artefacts. Le public futur n’est évidemment pas convié à la réflexion. Nous sommes là très proches de ce que certains spécialistes de psychologie sociale appellent manipulation : cette manière d’épouser le fonctionnement de la doxa garantit le sentiment de liberté du futur public au moment même où il prêtera attention à ce qui ne le mérite pas ou adoptera un jugement orienté à son insu. Un cas extrême de ce genre de technique est la soumission d’une partie de la thèse à la possibilité de la faire admettre. Prenons le cas d’un sycophante désireux de nuire et d’extorquer de l’argent à quelqu’un. Comme il est libre du choix du chef d’accusation - et pour cause -, si la personne à laquelle il s’attaque est jeune, il l’accusera d’avoir commis un crime habituel aux jeunes. Citons : Si celui que tu accuses est jeune, ce que font les gens de cet âge, dis qu’il l’a fait ; en raison de la ressemblance, on accordera crédit aussi aux accusations portées contre lui. Il en ira de même si tu montres que ses camarades sont tels que tu dis qu’il est, car du fait qu’il les fréquente, on croira aisément qu’il se conduit comme ses amis11.
Le public croit ce qui ressemble à ce qu’il sait, et réciproquement, pour parodier la formule du Gorgias de Platon, il déteste ce qui est différent de lui12 . Toute la question est de savoir si ces techniques illusionnistes sont dépendantes ou non de la théorie aristotélicienne de l’induction et de la déduction. Ce que l’on peut dire est que, dans la Rhétorique à Alexandre, le vocabulaire des pisteis est quasiment le même que chez Aristote, mais que ce vocabulaire est pour une grande partie très ancien, puisqu’on le trouve déjà à l’époque d’Antiphon, que, d’autre part, il manque à la Rhétorique à Alexandre certains termes essentiels, comme πρότασις ou ἐπαγωγή. Surtout, l’auteur de la Rhétorique à Alexandre donne à ce lexique - au premier chef à
10 11 12
Rhétorique à Alexandre, 1436 b 5-15. Ibid., 1428 b 26-32. Gorgias, 513 c.
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enthymème, mais aussi à τεκμήριον, etc. - des valeurs fort différentes de celles d’Aristote13.
Le temps de l’énonciation Un second trait à la fois non-aristotélicien et authentiquement technique - si l’on accepte la définition souple empruntée tout à l’heure à Tobias Reinhardt - est une utilisation consciente du facteur-temps14. Nous sommes là dans le voisinage du thème sophistique du καιρός et en même temps de la notion de nouveauté développée par Isocrate comme un élément décisif de la réussite oratoire. On se souvient que, pour Isocrate, le développement de la compétence oratoire suppose au premier chef des qualités naturelles, ensuite quelques connaissances techniques délivrées par un bon maître, enfin et surtout un inlassable entraînement de l’élève soutenu par l’imitation du maître15. L’objectif de cet entraînement est de se rendre capable de fournir un discours toujours nouveau, cette nouveauté étant nécessaire en elle-même, en raison de son pouvoir propre, et bien sûr pour « coller » à l’événement toujours inédit que représente tout discours. À l’égard du temps, de la performance oratoire conçue comme un happening, et de la paradoxale entreprise qui consiste à codifier la pratique la plus imprévisible, l’auteur de la Rhétorique à Alexandre manifeste un intérêt sans cesse renouvelé. Il prend toujours soin, lorsque plusieurs arguments sont nécessaires, d’indiquer l’ordre dans lequel il faudra les présenter. Cet ordre et cette temporalité sont objectivés, à un premier niveau, par un méta-discours : le rhéteur dit, en substance, « dans tel ou tel cas, il faut mettre telle pistis d’abord, telle autre ensuite, et ainsi de suite », mais ce qui est remarquable est qu’ils sont abordés, comme la vraisemblance, d’un point de vue subjectif et que cette subjectivité procède du même mécanisme d’identification signalé plus haut dans le chapitre sur l’exorde. On peut prendre le cas du genre démégorique, à propos duquel le rhéteur passe en revue les thèmes de délibération correspondant à l’ordre du jour de l’Assemblée. Quand on fait la comparaison avec le
13 Voir Pierre Chiron, « À propos d’une série de pisteis dans la Rhétorique à Alexandre (Ps.-Aristote, Rh. Al., chap. 7-14), Rhetorica, 16, 1998, p. 349-391. 14 Voir sur cette question B. Cassin, « Procédures sophistiques pour construire l’évidence », dans : C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’Évidence, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 15-29. 15 Voir notamment Isocrate, Contre les Sophistes, § 14-18.
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chapitre 4 du Livre premier de la Rhétorique d’Aristote, on constate des différences remarquables. Aristote distingue cinq thèmes principaux : finance, guerre et paix, protection du territoire, importations et exportations, législation. Dans le chapitre parallèle de la Rhétorique à Alexandre (2, 1423 a 13 sqq.), ces sujets de délibération sont définis de manière à atteindre le chiffre de sept, chiffre qui correspond au nombre des espèces oratoires, d’un groupe spécialement important de moyens de persuasion... Qu’il s’agisse d’un procédé mnémotechnique ou d’autre chose, la question reste ouverte, mais toujours est-il que ce chiffre est obtenu au moyen d’artifices comme celui qui sépare la paix et la guerre, alors que chez Aristote, d’une façon plus dialectique, ce sont là deux options correspondant à une seule question. On constate aussi que le thème de délibération présenté et traité en premier est la question des cultes, qu’Aristote omet. Dans l’examen de cette question des cultes, trois propositions-types sont présentées avec l’argumentation ad hoc, dans un ordre qui est un ordre de difficulté croissante mais aussi d’impiété croissante : soit le maintien de l’apparat des cultes, l’augmentation des dépenses, et enfin ce qui requiert le plus de précautions, c’est-à-dire la diminution des dépenses religieuses. Une fois encore, la formulation de l’argument est indissociable de sa teneur argumentative. Par exemple, quand il s’agit de défendre l’idée que les dépenses doivent dépendre de l’état des finances, bref qu’on ne doit pas dépenser plus qu’on a, on assiste à un effacement du religieux, et le moule de présentation de l’argument est rédigé comme suit : « Les hommes ne sont pas les seuls facteurs à considérer pour régler les finances publiques (en grec : πολιτικὰς δαπάνας) mais aussi le bon ou le mauvais état des affaires » (2, 1423 b 30-32). Plus loin, le rhéteur présente cette même proposition - diminuer l’apparat des cultes comme de celles qui éveillent la prévention de l’auditeur. Le rhéteur conseille alors, pour apaiser sa réticence, de prendre les devants, de formuler soi-même cette prévention, et l’on constate alors la même laïcisation du débat : Il faut en pareil cas user d’abord de l’anticipation à l’adresse des auditeurs, ensuite reporter l’accusation sur la nécessité, le sort, les circonstances ou l’intérêt de l’État, et dire que ce ne sont pas les conseillers qui sont responsables de telles propositions mais l’état des affaires16.
Sinon, le retentissement du moment de l’énonciation sur la force même de l’argument est formulé parfois d’une manière spectaculaire. On citera ce passage à propos justement de la procatalepse, ou anticipation sur les thèses et les arguments de
16
Rhétorique à Alexandre, 29, 1437 b 21-26.
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l’adversaire. Le rhéteur cite quelques exemples de ce genre : « Peut-être va-t-il gémir sur sa pauvreté, ce n’est pourtant pas moi, mais sa façon de vivre qui en est la cause », et il enchaîne : Quand nous parlons en premier, telle est la manière dont il faut anticiper sur les propos prévisibles des adversaires, pour les détruire ou les affaiblir. Car même si les points qu’on a dénigrés par avance sont tout à fait solides, ils ne paraîtront pas aussi importants (μεγάλα) à ceux qui en auront déjà entendu parler17.
On remarque que le précepte dépend de l’ordre de la prise de parole, considération qui éclaire le choix par Antiphon de conserver dans ses Tétralogies l’ordre des discours réels. Ce qui est thématisé ici, en termes d’effet de croyance, c’est la différence entre l’effet de l’énonciation et l’effet de l’argumentation et le fait, constaté empiriquement, qu’une énonciation dans un temps bien choisi érode la force de persuasion d’un argument, même bon. On sent que l’on a affaire à un rhéteur-sophiste qui - certes - formule un méta-discours, décrit une manière de faire et en explique le fonctionnement, mais en s’inscrivant par avance dans un réseau social, politique et religieux commun à lui-même, à son élève et au public futur et inscrit dans le temps psychologique. Le discours s’anticipe lui-même dans sa future adaptabilité, aux antipodes de ce qui fait le fondement de la philosophie, à savoir le fait - je cite un article de M. Dixsaut sur Isocrate - « de ne reconnaître pour philosophique qu’une pensée qui s’anticipe elle-même dans sa représentation normative »18.
Vocabulaire rhétorique et performance Un autre requisit de la pensée philosophique est l’univocité du vocabulaire. Vous avez compris que, dans la Rhétorique à Alexandre, la thématisation distincte de l’argumentation, de la persuasion et de la manipulation est justement absente. Il reste à montrer que c’est une indistinction volontaire et concertée. Le meilleur exemple est probablement celui du σημεῖον, présenté au début de la deuxième partie du traité dans une série de sept pisteis, au sixième rang, juste avant la preuve (ἔλεγχος), ce qui semble a priori lui donner une grande force probante. D’ailleurs, une lecture rapide
17
Rhétorique à Alexandre, 18, 1433 a 35-39. M. Dixsaut, « Isocrate contre des sophistes sans sophistique », in Le plaisir de parler, Études de sophistique comparée, sous la dir. de B. Cassin, Paris, Minuit, 1986, p. 63-85 (p. 67). 18
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pourrait faire croire à un texte très savant de dialectique. En réalité, nous retrouvons les mêmes caractéristiques que celles que nous avons notées à propos du vraisemblable : ce qui intéresse le rhéteur est non l’établissement d’une liaison causale entre les faits, mais la possibilité de faire reconnaître à l’auditeur une coïncidence habituelle, et de produire en lui une croyance ou un savoir. La réalité des faits a le même caractère subordonné, et le rhéteur n’hésite pas à envisager l’idée de fabriquer les signes. Mais le plus surprenant, c’est le maintien volontaire du même mot pour des signes dont la force probante est très inégale. Aristote au contraire distingue soigneusement, au chapitre deux du Livre premier de la Rhétorique19, le τεκμήριον, ou signe nécessaire, et le signe non nécessaire qui, je le cite, « n’a pas de nom exprimant la différence », détail qui irait assez dans le sens de Tobias Reinhardt. Mais citons ce passage très étonnant de la Rhétorique à Alexandre : Est une chose signe d’une autre, non pas n’importe quoi signe de n’importe quoi, ni toute chose signe de toute chose, mais seulement ce qui se produit d’habitude (τὸ εἰθισμένον γίνεσθαι) avant la chose, ou en même temps que la chose, ou après la chose. De plus, ce qui est arrivé est signe non de ce qui s’est passé seulement mais aussi de ce qui ne s’est pas passé ; de même aussi, ce qui ne s’est pas passé est signe non seulement de ce qui n’est pas mais aussi de ce qui est. Parmi les signes, l’un produit une croyance (οἴεσθαι), l’autre un savoir (εἰδέναι). Le meilleur est celui qui procure un savoir, vient en second celui qui produit une opinion très plausible (δόξαν πιθανωτάτην). Nous fabriquerons (ποιήσομεν) un grand nombre de signes, en bref, à partir de chaque chose faite, dite ou vue, prise une à une20.
On peut se demander : pourquoi cet amalgame ? Tout simplement parce que, dans cette démocratie grecque du milieu du ive siècle, où le public a accumulé une énorme expérience en matière d’éloquence, le vocabulaire même de l’argumentation fait partie du discours à titre d’argument purement verbal et que le rhéteur enseigne à jouer sur le nom des arguments, ou à se jouer du nom des arguments, comme on voudra. J’en veux pour preuve le début du chapitre suivant : « La preuve est ce qui ne peut pas être autrement que comme nous le disons »21. Je serais donc bien embarrassé si l’on me demandait de traduire argumentation vs persuasion vs manipulation à partir du lexique technique de la Rhétorique à Alexandre. Ce n’est pas - je crois l’avoir montré - de l’ignorance de la part du rhéteur mais une volonté d’entretenir l’équivocité du vocabulaire même de sa technique puisque le vocabulaire métadiscursif participe à l’entreprise de persuasion. J’aurais pu 19 20 21
1357 b 1 sq. Rhétorique à Alexandre, 12, 1430 b 30-40. Rhétorique à Alexandre, 13, 1431 a 6-7.
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citer d’autres passages où, par exemple, le mot démonstration, le verbe démontrer (ἀποδεικνύναι) sont corrélés à l’emploi de procédés d’amplification22 . Je suis persuadé qu’il avait une idée assez précise de la vérité, de l’erreur, du mensonge et de la différence entre une argumentation rigoureuse et les moyens de conduire son destinataire à son insu à de certaines opinions et décisions. Mais sa perspective est pratique et professionnelle. Son objectif est la pistis, soit une adhésion agissante, débouchant sur un vote dans le domaine judiciaire ou délibératif. Or pour un public ordinaire, peu exercé à l’analyse logique, l’adhésion procède de mécanismes fondamentalement hétérogènes et mêlés : au raisonnement se mêlent la reconnaissance du connu, l’erreur de perspective, le plaisir vite épuisé de la découverte, les jouissances de l’amour-propre, etc. Dans ce contexte, les ressources les plus efficaces du rhéteur sont des moyens de persuasion inanalysables, mettant en œuvre conjointement plusieurs ressorts dont certains non verbaux, ce qui les rattache à des speech acts. Je n’ai pas eu le temps d’en parler, mais la partie proprement technique du traité est complétée, dans un court chapitre23, par un ensemble de règles de vie, dérivées de l’art du discours, qui visent à unifier la parole et la personne de l’orateur, et à renforcer par cette unité le pouvoir de persuasion du futur discours. Aristote au contraire aura à cœur de faire de la persuasion par l’êthos un effet du discours et du discours seul24. Il s’agit bien entendu d’une rhétorique vulgaire, celle qui s’est attiré le mépris de Platon et même d’Aristote, mais - et c’est quelque chose que l’on dit moins souvent - c’est une vraie rhétorique, c’est-à-dire une technique consciente d’elle-même, de ses buts et de ses moyens, détachée de l’empirisme brut, éclairée par des théories relativement élaborées, un peu comme la publicité aujourd’hui emprunte leur savoir aux sociologues et aux psychologues. C’est surtout une rhétorique efficace et potentiellement dangereuse, et cela seul la rend digne d’être analysée, tout simplement parce que, comme le dit Aristote, « il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre physiquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire verbalement, mode de défense plus propre à l’homme que le recours à la force physique »25.
22 23 24 25
Par exemple 1427 a 21 (il est vrai dans une des deux parties de la tradition). Chap. 38, 1445 b 24-1446 a 35. Cf. F. Woerther, L’êthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 206. Rhétorique, 1, 1, 1355 a 39-b 1.
COMMENT FAIRE DE LA LIBERTÉ AVEC DES MOTS ? CRITIQUES ET USAGES DE LA PAROLE CHEZ DIOGÈNE LE CYNIQUE Thomas Bénatouïl
L’usage du langage ou la rhétorique cyniques et la liberté de parole (μαρρήσια) ont fait l’objet de nombreuses recherches ces dernières années. La présente étude ne vise pas à les compléter ou à les discuter, mais seulement à s’interroger sur la dimension « performative » de la parole cynique. Il ne s’agit pas pour autant de chercher une anticipation ou une instanciation des analyses d’Austin1 dans les invectives ou les sentences cyniques, mais, tout au contraire, d’y repérer d’abord une mise en cause radicale du pouvoir du langage au profit d’une conception non linguistique de la performance, à l’intérieur de laquelle on tentera ensuite de situer l’usage de la libre-parole, son rôle, son efficace, ses conditions de possibilité, ce qui conduira à discuter certaines thèses de Foucault sur la παρρήσια et à utiliser des analyses non-linguistiques du performatif comme celles de Bourdieu et de Judith Butler. Du point de vue historique, j’ai choisi, à la fois par commodité et souci de précision, de limiter mon propos au fondateur du cynisme, Diogène de Sinope. Je me contenterai de quelques allusions indispensables aux nombreux antécédents ou sources (littéraires, politiques, philosophiques) de sa conception et de ses usages de la parole, et j’ai volontairement laissé de côté la riche histoire de la παρρήσια, tant chez
1 J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, Oxford University Press, 1962, traduit par G. Lane sous le titre Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
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les successeurs ou sectateurs de Diogène jusqu’à l’époque impériale que dans les autres écoles philosophiques. Cette dernière mise à l’écart se justifie essentiellement par le fait que les usages platoniciens ou épicuriens de la παρρήσια rompent nettement et consciemment avec la παρρήσια politique, démocratique et publique, au profit d’une παρρήσια éthique et privée, qu’elle soit dialectique ou pédagogique2 . Or, comme je tenterai de le montrer, le franc-parler cynique ne me paraît pas du tout relever de cette tradition philosophique ou plutôt scolastique de la parole libre et efficace - à laquelle on a souvent cherché à le rattacher -, non seulement parce qu’il reste proche dans ses manifestations (publiques, agressives, etc.) de la παρρήσια politique, mais aussi parce qu’il repose précisément sur une critique des illusions que les philosophes cultivent, à l’abri et au service de leurs écoles3, sur la puissance et la liberté du logos : À Hégésias qui le priait de lui prêter un de ses ouvrages, Diogène répondit : « Pauvre sot que tu es, Hégésias ! Les figues sèches, tu n’en prends pas des peintes, mais des vraies, alors que pour l’ascèse, tu négliges la vraie et tu te précipites sur celle qu’on trouve dans les livres »4.
La critique cynique des discours Les critiques de la rhétorique On trouve dans les témoignages sur les premiers cyniques de nombreuses critiques adressées aux orateurs et, plus généralement, à l’usage de la parole pour persuader ou séduire autrui. Il me semble que l’on peut y distinguer trois types de critique.
2 Sur le franc-parler dialectique chez Platon, voir note 37 ci-dessous. Sur le franc-parler épicurien, voir surtout le traité Περὶ παρρησίας de Philodème et, pour une synthèse de son contenu soulignant ses enjeux pédagogiques et scolastiques, N. W. de Witt, « Organization and procedure in epicurean groups », Classical Philology, vol. XXXI, n° 3, july 1936, p. 205-211. 3 Sur la critique des écoles philosophiques par Diogène, voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres (abrégé DL) VI, 24 : « L’école (σχολήν) d’Euclide, il la nommait ‘‘bile’’ (χολήν) et l’enseignement (διατριβήν) de Platon, ‘‘perte de temps’’ (κατατριβήν) », et Plutarque, De virtute morali 452 d, où Diogène reproche à Platon d’avoir « passé tout ce temps à philosopher sans causer de peine à quiconque ». Cette critique cynique de la dimension scolastique de la philosophie sera prolongée avec les mêmes cibles dans le stoïcisme, comme j’ai essayé de le montrer dans “Le débat entre stoïcisme et platonisme à propos de la vie scolastique : Chrysippe, l’Ancienne Académie, Antiochus”, in M. Bonazzi et C. Helmig (éd.), Stoic Platonism and Platonic Stoicism, Leuven, Leuven University Press, 2007, p. 1-20. 4 DL VI, 48. Sauf indication contraire, je cite la traduction de DL VI par Marie-Odile Goulet-Cazé, dans Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de Poche, 1999.
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La première, assez banale et souvent mise en lumière, dénonce le peu de valeur des paroles, même édifiantes, par rapport aux actes5. Diogène « s’étonnait de voir (…) les orateurs mettre tout leur zèle à parler de la justice, mais ne point du tout la pratiquer, et encore blâmer les avares, mais chérir l’argent pardessus tout »6. La critique ne porte pas ici directement sur la parole, dont le contenu est reconnu comme moralement pertinent, mais sur le manque d’action en accord avec cette parole. Stobée rapporte cette autre remarque de Diogène : « Certains hommes ont le mot juste, mais ils ne savent pas s’écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre ne sait percevoir les beaux sons qu’elle émet »7. Au fond, Diogène regrette que tant d’actes de parole ne trouvent pas un auditoire réceptif et ne produise pas les effets performatifs qu’ils visent, si bien qu’ils sont réduits de facto à des actes simplement locutoires, qui énoncent des normes au lieu de susciter des actes conformes à ces normes. Diogène s’en prend cependant plus précisément au fait que le locuteur ne se compte pas au nombre des destinataires de son discours. S’esquisse déjà ici une idée que l’on va retrouver plus loin : la parole vraiment opératoire est celle qui est soutenue et attestée par les dispositions de son locuteur. Autrement dit, le principal risque que court la parole est celui d’être creuse (plutôt que fausse), sans effet sur autrui parce qu’elle n’est pas prise au sérieux par celui qui la prononce. Un second type de critique cynique concerne la parole des orateurs en elle-même. « Le discours qui veut plaire (πρὸς χάριν) est un lacet enduit de miel », disait Diogène (DL VI, 51). En faisant plaisir à leur public, les orateurs le prennent en otage, le tiennent à leur merci. La même idée sous-tend probablement l’épisode où Diogène désigne Démosthène en tendant son majeur et en disant : « le démagogue des Athéniens, c’est lui » (DL VI, 34). Le démagogue est comme le sexe, qui prend le 5 Voir par exemple R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric and the Invention of Cynicism », in M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet, Le cynisme ancien et ses prolongements, Paris, PUF, 1993, p. 445-473 (447), et I. Sluiter, « Communicating Cynicism : Diogenes’ gangsta rap », in D. Frede and B. Inwood (éd.), Language and Learning. Philosophy of Language in the Hellenistic Age, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 139-162 (153-154). 6 DL VI, 28 : pour la dernière partie du passage, je modifie la traduction de M.-O. Goulet-Cazé, qui comprend τοὺς φιλαργύρους comme sujet de φέγειν et τὸ ἀργύριον comme son objet (« et les avares blâmer l’argent, mais le chérir par-dessus tout »), ce qui la conduit à corriger ce sujet incohérent en τοὺς φιλοσόφους. Je préfère la solution de G. Giannantoni (Socratis Socraticorum Reliquiae, Naples, Bibliopolis, 1990, vol. II, p. 412, ad fr. v b 504) qui considère τοὺς ῥήτορας comme sujet de φέγειν et τοὺς φιλαργύρους comme son objet direct, τὸ ἀργύριον étant l’objet de ὑπεραγαπᾶν. 7 Stobée, Eclogae III, 23, 10 (traduction de Léonce Paquet dans Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Paris, Livre de Poche, 1992, p. 116, n° 98).
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contrôle de celui qui l’écoute en lui promettant des plaisirs. Les auditeurs sont donc en l’occurrence aussi coupables que l’orateur, comme l’indique une autre histoire : Un jour que [Diogène] parlait sérieusement et que personne ne s’approchait, il se mit à gazouiller. Comme des gens s’étaient attroupés, il leur reprocha de venir avec empressement pour écouter des niaiseries, mais de tarder négligemment pour les choses sérieuses8 .
Si l’on excepte leurs mises en scène, ces critiques ressemblent bien sûr beaucoup à celles que l’on trouve dans le Gorgias et la République, où les sophistes et les rhéteurs sont opposés aux philosophes, comme les cuisiniers aux médecins, parce qu’ils flattent les désirs du peuple pour se maintenir au pouvoir9. La critique de la rhétorique par Diogène ne se réduit cependant pas à cette argumentation sans doute d’origine socratique. Il en existe en effet une troisième forme, tout à fait originale, dont fit les frais Anaximène de Lampsaque, ce rhéteursophiste qui pourrait être l’auteur de la Rhétorique à Alexandre : « Un jour que cet orateur prononçait un discours, Diogène brandit un hareng saur et détourna les auditeurs. Devant l’indignation d’Anaximène, il dit : ‘‘Un hareng saur d’une obole a mis en pièce le discours d’Anaximène’’. » (DL VI, 57). Une autre histoire montre Diogène mangeant goulûment des lupins devant un jeune orateur et détournant ainsi l’attention de son public (DL VI, 48). Il me semble que ces attaques tirent théoriquement et pratiquement les conséquences des deux premiers types de critique et révèlent ainsi leur sens spécifiquement cynique. Si les orateurs ne proposent que des paroles qu’aucun acte ne vient soutenir, et si ces paroles tirent leur pouvoir du plaisir qu’elles produisent ou promettent, alors un acte ou un objet contrariant ce plaisir suffisent à mettre fin à l’empire des orateurs, qui ne sont pour ainsi dire que des tigres ou plutôt des sirènes de papier. Le cynisme développe ainsi une critique des illusions du langage sur sa puissance. Or celle-ci me semble singulière dans l’Antiquité et intéressante, y compris aujourd’hui, à cause de sa radicalité, qui se manifeste par la diversité de ses cibles et sa méthode.
8
DL VI, 27. Va sans doute dans le même sens la critique suivante (DL VI, 47, je traduis) : « Les orateurs et tous ceux qui parlent pour être connus, [Diogène] les appelait trois fois hommes, c’est-à-dire trois fois misérables », qui signifie peut-être que ce sont des misérables parlant misérablement à des misérables (voir DL VI, 44 où Diogène décrit ainsi une lettre d’Alexandre à Antipater). 9
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Diogène contre le logos La procédure critique employée contre l’orateur Anaximène se retrouve en fait dans d’autres anecdotes assez connues : celle où Diogène se lève et marche « pour répondre à qui disait que le mouvement n’existe pas » (DL VII, 39), et celle où il apporte un coq plumé à l’école de Platon en disant « Voilà l’homme de Platon », après que ce dernier « a défini l’homme comme un animal bipède sans plume » (DL VI, 40). C’est dire que Diogène ne réservait pas ses attaques aux orateurs, mais s’en prenait aussi aux discours dialectiques et philosophiques10. Tous les logoi sont mis sur le même plan, quel que soit leur genre, car Diogène semble diagnostiquer chez eux une pathologie commune, qui est une forme de mégalomanie : ils s’imaginent autonomes, émancipés des contraintes de la réalité et même capables de déterminer cette réalité, que ce soit en persuadant les hommes d’agir, en contestant leurs perceptions ou en rangeant les choses dans des catégories. La critique des discours par Diogène n’est donc pas celle à laquelle la philosophie nous a habitués : il ne s’agit pas simplement de dénoncer le discours rhétorique comme un simulacre artificiel et flatteur pour lui opposer un discours descriptif indexé sur une réalité naturelle autonome. Diogène se rapproche ainsi à première vue de la sophistique, puisqu’il refuse de distinguer différentes espèces de discours en fonction de leur objectivité11, mais il s’y oppose frontalement en tenant l’autonomie et l’influence que revendique le logos (sous toutes ses formes) pour illusoires et néfastes. L’epideixis et l’apodeixis ne sont que deux formes d’une même mégalomanie du discours, à laquelle Diogène propose un remède largement étranger au domaine discursif. Il est en effet capital et caractéristique que Diogène exhibe un hareng saur, un coq plumé ou un mouvement banal, au lieu de discuter avec Anaximène, Platon ou l’héritier de Zénon d’Élée12 . Diogène ne veut pas opposer un logos vrai ou plus puissant à leur logoi, mais faire détonner la nature dans l’espace scolastique prétendument policé, mais en réalité délirant, où prospèrent les discours. Il s’agit, par
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Voir aussi DL VI, 26 sub fine sur la dénonciation de Platon comme un bavard. Voir à ce sujet B. Cassin, l’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en particulier Première partie, I (sur Gorgias) et Troisième partie, II (sur la rhétorique et la seconde sophistique). 12 D’où l’invention par les rhéteurs de la catégorie de « chries pratiques » (voir Hermogène, Prog. 6, 10 ou Quintilien, Inst. Orat. I, 6, 9), où n’intervient aucune parole et dont l’exemple standard est le coup de bâton des cyniques, ce qui n’est pas un hasard : les chries simplement pratiques sont typiques des cyniques, comme le note justement I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 151. 11
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une confrontation avec la réalité quotidienne, de faire apparaître le caractère creux des paroles en elles-mêmes et la vanité de celui qui les tient. Qui plus est, cette critique ne doit pas être réduite à une dénonciation de l’inadéquation des discours à la réalité. Diogène ne cherche pas à dévoiler la vérité de la nature sous les discours, mais à révéler la faiblesse des discours, le caractère illusoire du contrôle qu’ils prétendent exercer sur la réalité. Diogène ne désigne pas le hareng saur, un animal bipède sans plume ou un mouvement comme des objets qu’il tirerait d’une réalité naturelle indépendante de lui. Il les produit sur la scène où le discours et son locuteur croient régner ; il les utilise pour faire échec aux discours sur leur propre terrain, mais sans souscrire à leurs méthodes. Un coq plumé est un animal bien peu naturel. Se goinfrer de lupins n’est pas un exemple à suivre. Si Diogène voulait juste réfuter les discours en leur opposant des contre-exemples, il s’y prendrait bien mal13. Sa critique est plutôt une mise en scène et en œuvre, une performance au sens anglais du mot, de l’échec des discours des orateurs et des philosophes.
La conception cynique de la performance Que le cynisme soit en grande partie une performance est attesté par les témoignages à son sujet, qui contiennent d’abord et surtout des anecdotes présentant les attitudes et actions des cyniques dans diverses circonstances, plutôt que leurs doctrines ou leurs écrits14 . Comme l’ont noté plusieurs historiens, le comportement cynique s’apparente à une performance théâtrale15 : les cyniques ne se retirent que rarement à l’écart des autres hommes, ils vivent au cœur des villes, et s’y produisent sur la place publique transformée en scène didactique. Ceci s’explique à la fois par les ambitions pédagogiques du cynisme et par sa subversion bien connue de la distinction
13 Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit. p. 151-152 sur Diogène marchant face à celui qui nie l’existence du mouvement. 14 Voir M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard / Seuil, 2009, p. 193-195. 15 Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism… », art. cit., p. 140-142, et P. Bosman, « Selling cynicism : The pragmatics of Diogenes’ comic performances », Classical Quarterly, 2006, vol. 56, n° 1, p. 93104.
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entre activités privées et activités publiques, subversion qui est déjà un ressort typique de la comédie16. On pourrait donc rapprocher le cynisme du body art et de ses performances transgressives. Dans le mouvement actionniste viennois des années cinquante et soixante, qui est à l’origine du body art, certains artistes se réclamaient d’ailleurs explicitement des cyniques et reprenaient leurs performances les plus connues, comme le fait d’aboyer, de tenir des discours agressifs, d’uriner ou de se livrer à des activités sexuelles en public17. Un autre aspect caractéristique du body art est l’exploration des limites du corps, par exemple dans des performances où l’artiste soumet son corps à diverses souillures ou mutilations. Là encore, on retrouve des performances analogues chez les cyniques, même si leurs motivations sont évidemment très différentes. Diogène aurait ainsi essayé de manger de la viande crue et enlaçait les statues couvertes de neige en hiver ou se roulait dans le sable brûlant en été18. Le terme de « performance » convient donc au cynisme non seulement dans son sens anglais de mise en scène, mais aussi dans son sens français d’exploit. La performance cynique est un spectacle spectaculaire, sur le modèle de la performance sportive, qui était l’un des exemples invoqués par Diogène pour justifier les rigueurs du mode de vie cynique : « il voyait en effet (…) combien aussi les joueurs de flûte et les athlètes, grâce au labeur approprié et constant, excellent dans leur domaine respectif » (DL VI, 70). Un autre modèle moins connu est plus proche du théâtre : « Il disait qu’il imitait les maîtres de chœur. Ceux-ci en effet entonnent un ton plus haut afin que les autres trouvent le ton juste » (DL VI, 35). Cette analogie montre à nouveau que Diogène ne se contente pas d’adopter un comportement naturel et authentique face à des conventions sociales factices, mais que ses actions sont consciemment élaborées, et donc en partie artificielles, à l’intention d’un public et en vue de produire certains effets didactiques19. Ces deux modèles invoquent par ailleurs moins des performances que des préparations à la performance, à savoir l’entraînement chez les athlètes et la répétition chez les artistes. Lorsque Diogène demande l’aumône à une statue, préfigurant ainsi
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Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 156. Voir D. Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 482. DL VI, 23 et 34. Voir aussi DL VI, 64, où Diogène dit qu’il s’est efforcé toute sa vie d’aller à contre-courant.
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les Marx Brothers plutôt que le body art, c’est pour « s’exercer à essuyer des échecs » (DL VI, 49). Les performances de Diogène, en particulier celles qui mettent son corps à rude épreuve, ne sont donc pas des fins en soi20 : elles visent à la fois à montrer aux autres hommes l’étendue des capacités humaines, lorsqu’on les libère des conventions, et à préparer le cynique à supporter des circonstances difficiles. Contrairement à ce que suggère l’exemple du body art, ce n’est donc pas le corps en lui-même mais l’endurcissement du corps et de l’âme que Diogène oppose aux discours des orateurs et des philosophes comme la véritable puissance humaine : « Rien, absolument rien, disait-il, ne réussit dans la vie sans askêsis ; celle-ci est capable en revanche de triompher de tout » (DL VI, 71). Il me semble que l’on peut lire ce texte comme l’équivalent et la réplique cyniques à l’éloge par Gorgias du logos, « grand souverain, qui avec le plus petit et le plus imperceptible des corps, accomplit les actes les plus divins »21.
L’usage cynique de la parole La liberté de parole comme moyen et comme fin Est-ce à dire pour autant que le logos ne joue aucun rôle ou un rôle mineur dans le cynisme et qu’il n’est que la cible de ses performances ? Pas du tout. Un premier indice du rôle central de la parole et de ses effets est fourni par ce témoignage concernant Diogène : « Cet homme avait un pouvoir de persuasion à ce point étonnant (θαυμαστὴ ἧν περὶ τὸν πειθώ) qu’il pouvait facilement gagner à sa cause par ses paroles n’importe qui » (DL VI, 75-76). Suit une histoire, où Diogène gagne
20 Diogène critiquait les athlètes qui ne se soucient que d’accroître les performances de leurs corps (DL VI, 49 et 70). La question du statut et des domaines de l’entraînement / ascèse chez Diogène est controversée, car le principal témoignage à ce sujet (DL VI, 70-71) pourrait refléter une réinterprétation stoïcienne : il demande assurément que le corps soit entraîné, mais uniquement dans le but de vivre une vie naturelle et sereine. Voir M.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, Paris, Vrin, 1986, p. 195-220, et les critiques d’A. Brancacci, « Askêsis et Logos nella tradizione cinica », Elenchos, VIII, 1987, p. 439-447, et I. Gugliermina, Diogène Laërce et le Cynisme, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 5456. 21 Éloge d’Hélène, § 8 (= 82 B 11, 8 Diels-Kranz). Sur le sens performatif et l’importance de ce passage, voir B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif », Bulletin de la Société Française de Philosophie, octobre-décembre 2006, vol. 100, n°4, p. 11 et ici-même p. 113-114. Cf. Platon, Gorgias 456 a et Phèdre 58 a 8 pour d’autres affirmations de la toute-puissance du discours par Gorgias.
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successivement à son mode de vie Androsthène, puis son frère et son père venus d’Égine le tirer des griffes du cynique. Ce témoignage illustre la puissance perlocutoire de Diogène, mais on pourrait lui objecter qu’il relève d’un point de vue externe sur Diogène et ne prouve pas l’importance de la parole pour le cynisme ni la spécificité du discours cynique. Ces deux éléments apparaissent en revanche nettement dans cette thèse de Diogène : « Comme on lui demandait ce qu’il y a de plus beau au monde (τί κάλλιστον ἐν ἀνθτρώποις), Diogène répondit : la liberté de parole (παρρη΄σ ια) » (DL VI, 69). Cette réponse est bien sûr confirmée par les nombreux actes de libre-parole ou de franc-parler par lesquels les cyniques, et en particulier Diogène, se sont faits connaître. Elle peut néanmoins surprendre : on attendrait plutôt que Diogène réponde « l’entraînement » ou « l’auto-suffisance » qui en résulte. Une première explication de la valeur de la liberté de parole peut être tirée des critiques cyniques de la rhétorique, dont on a dit qu’un aspect important est la dénonciation du discours flatteur ou séducteur. On dispose d’un témoignage à ce sujet qui peut être lu comme le symétrique de l’éloge de la liberté de parole22 : « Comme on lui demandait laquelle des bêtes sauvages provoque la pire morsure (κάκιστα δάκνει), il répondit : chez les bêtes sauvages, le sycophante, chez les animaux domestiques, le flatteur » (DL VI, 51). Le sycophante et le flatteur utilisent la parole l’un pour dénoncer autrui, l’autre pour vanter ses qualités, mais tous les deux sans égard pour le bien d’autrui, parce qu’ils parlent avant tout pour leur propre profit. Ils sont donc les négatifs du libre-parleur, qui parle dans l’intérêt de celui ou ceux à qui il parle. Selon Plutarque, Diogène disait : « pour se préserver, on a besoin de bons amis et / ou d’ennemis acharnés »23. Le libre-parleur est cet ami vertueux qui n’hésite pas à vous corriger et vous évite de recourir aux blâmes de vos ennemis pour identifier vos travers24. De ce point de vue, la liberté de parole apparaît comme un moyen pour 22 R. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 464, n. 41 présente comme « opposée » à la question sur la liberté de parole la question précédente, qui porte sur « ce qu’il y a de plus misérable (ἄθλιον) dans la vie » (DL VI, 51). La liberté de parole n’est cependant pas ce qu’il y a de plus heureux, mais ce qu’il y a de plus beau. Son opposé est donc ce qu’il y a de plus « méchant » ou laid. 23 De adulatore 74 c. Voir aussi Plutarque, De prof. in virtute 82 a. Cf. Plutarque, De capienda ex inimicis utilitate 89 b, où l’idée est attribuée à Antisthène avec « amis sincère » à la place de « bons amis » et « ou » à la place de « et ». Plutarque fait référence à la liberté de parole dans le contexte du premier et du troisième passages. 24 Voir la remarque attribuée à Diogène par Stobée dans le chapitre de son Anthologie consacré à la liberté de parole : « Les autres chiens mordent les ennemis, moi les amis pour les sauver » (Stobée, Eclogae
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s’améliorer, qu’utilisent déjà l’entraîneur sportif ou le maître de chœur lorsqu’ils pointent à leurs élèves leurs défauts et les moyens d’y remédier. Mais la libre-parole ne peut se réduire à un auxiliaire, même indispensable, pour stimuler et orienter notre entraînement éthique. Diogène n’a en effet pas dit qu’elle était « la chose la plus utile au monde », mais « la plus belle », ce qui implique qu’elle possède une valeur en elle-même. Il faut en déduire que l’entraînement pratiqué par le cynique est lui-même au service de sa liberté de parole, qui est un élément constitutif et caractéristique du mode de vie cynique. Est-ce à dire pour autant que le cynique est finalement lui aussi un homme de paroles, comme l’orateur et le philosophe, à ceci près qu’il prétend parler librement plutôt que de manière persuasive ou objective ? Non, car la παρρήσια n’est que l’un des aspects de la « liberté » (ἐλευθερία) caractéristique du cynique, dont Diogène disait qu’il ne mettait rien au dessus d’elle (DL VI, 61). Déjà noté par plusieurs interprètes25, ce point mérite néanmoins d’être rappelé, ne serait-ce que pour relativiser l’approche foucaldienne de la παρρήσια, qui l’analyse systématiquement comme une pratique de la vérité26, alors même que les textes antiques présentent d’abord la παρρήσια comme une liberté de tout dire, en particulier de critiquer, et que son lien à la vérité, s’il existe, n’est ni immédiat ni nécessaire ni même fréquent. C’est en tout cas cette liberté et non l’expression d’une quelconque vérité27 que Diogène tient pour la plus belle chose : qu’il s’agisse de III, 13, 44 ; p. 462, 16-17 Hense). Sur l’opposition courante de la liberté de parole à la flatterie et à la rhétorique, voir M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard / Seuil, 2001, p. 357-369. 25 DL VI, 61. Voir G. Scarpat, Parrhêsia greca, parrhêsia cristiana, Brescia, Paideia, 2001, p. 75 et R. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 463, qui montre pourquoi la « valeur centrale du cynisme » est la liberté, et en particulier la liberté de parole, plutôt que la nature ou l’auto-suffisance. Voir aussi R. Muller, « La liberté socratique », in J.-B. Gourinat (éd.), Socrate et les socratiques, Paris, Vrin, 2001, p. 309-329 (322-324 sur les cyniques). 26 Je remercie Barbara Cassin d’avoir attiré mon attention sur cette limite de l’analyse proposée par Foucault, par exemple dans Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard / Seuil, 2008, p. 52 : « La parrêsia, c’est une certaine manière de dire la vérité », ou p. 64 : « Le parrhèsiaste, celui qui utilise la parrêsia, c’est l’homme véridique ». L’insistance de Foucault sur la vérité résulte en fait de la problématique générale de ses derniers cours, à partir de 1980, qui consistent en « une réflexion historique sur le thème des relations entre subjectivité et vérité » (M. Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 3). Sur tout ceci, je me permets de renvoyer à T. Bénatouïl, « À la recherche d’un ars theoretica et politica : les enjeux de la philosophie hellénistique et romaine chez Foucault (19811984) », in L. Bernini (éd.), Foucault e gli antichi, Milano, ETS, à paraître en 2011. 27 Alors que la problématique de la vérité est marginale voire absente chez Diogène,comme on l’a suggéré plus haut, Foucault n’hésite pas à la mettre au centre du cynisme dans son dernier cours, Le courage de la vérité, op. cit., p. 153-161, 200-201, 283-284. Foucault cite à l’appui de son analyse Épictète (Entretiens III, 22, 24-25) et Grégoire de Naziance (Homélies 25), qui font du cynique un « éclaireur qui annonce la vérité » ou un « témoin de la vérité », idées évidemment étrangères aux véritables cyniques, qui résultent d’une interprétation théologique (stoïcienne ou chrétienne) de la vie cynique.
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discours ou de mode de vie, l’affranchissement à l’égard des conventions et des contraintes, en particulier sociales, est tenu pour la plus haute vertu. Cependant, la liberté dans le discours dépend de celle de la vie - produite elle-même par l’entraînement -, qui rend le cynique capable d’être à la hauteur de ses discours, et en particulier de supporter tous les dangers qu’il encourt du fait qu’il ne censure pas ses paroles28.
Les conditions non-discursives de la liberté de parole Cette fondation de la parole libre dans la manière de vivre du locuteur est sans doute la grande leçon du cynisme en matière d’usage du discours, et ne se réduit pas au rappel banal de la primauté des actes (erga) sur les paroles (logoi). On sait que, dans sa Rhétorique, Aristote souligne l’importance que joue le caractère (êthos) de l’orateur dans l’efficacité de ses discours, mais fait de ce caractère un produit du discours lui-même et non une réalité éthico-psychologique extérieure au discours29. S’il rompt ce faisant avec les rhéteurs qui le précèdent30, il n’énonce pas pour autant une simple prise de position personnelle mais plutôt la vérité de la pratique des orateurs, qui cherchent seulement à être tenus pour fiables par leur public au moment où ils parlent, quel que soit par ailleurs leur véritable caractère31. Le cynique montre au contraire dans ses critiques de tous les discoureurs et dans ses propres paroles que les seuls logoi de poids sont ceux liés à un caractère et un mode de vie effectivement (et radicalement) libres32. Cette position est bien illustrée dans un échange qui oppose, selon les versions, Diogène ou un autre cynique surpris en train de laver des légumes et Aristippe ou Platon : si tu lavais des légumes, dit le
28 Sur les risques typiquement associés à la liberté de parole philosophique, voir par exemple DL II, 102 sur Théodore l’Athée banni d’Athènes, et DL II, 127-129 et VI, 130 sur Ménédème, banni puis victime d’une tempête d’origine divine. 29 Aristote, Rhétorique I, 2, 1356 a 1-13. 30 Voir F. Woerther, L’êthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 206208. 31 Voir en particulier Rhétorique II, 1, 1378 a 15-16 (trad. de F. Woerther, op. cit., p. 208) : « Il est donc nécessaire que celui qui semble posséder toutes ces qualités inspire confiance à ceux qui l’écoutent ». 32 R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 468 dit justement (je traduis) que « le corps n’est pas simplement un outil pour attaquer les ennemis ou choquer les gens - bien qu’il remplisse ces deux fonctions éminemment rhétoriques -, il est aussi l’un des fondements de l’autorité du cynique ». Voir aussi M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 156-159 sur le lien entre parole et mode de vie cyniques.
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cynique à l’autre philosophe, tu ne flatterais pas Denys ou tu ne ferais pas la cour à Denys ou tu ne serais pas entouré de disciples33. Sans l’auto-suffisance, que le mode de vie cynique rend seul possible, on est réduit à un usage servile de la parole, qui est un mal en soi. On retrouve donc la critique des logoi, mais celle-ci n’apparaît plus comme un moyen de se débarrasser de la parole, une alternative à la performance verbale, mais comme un moyen de libérer la parole à la fois des illusions qu’elle nourrit sur sa toute-puissance et des entraves non-linguistiques (physiques, psychologiques, sociales, politiques) auxquelles elle est réellement soumise. En outre, la critique cynique se distingue à nouveau de celles que l’on trouve chez des philosophes comme Platon ou les Stoïciens, du fait qu’elle ne demande pas que le discours soit éclairé par des connaissances (logiques, psychologiques ou physiques), mais bien plutôt qu’il soit soutenu par une indépendance ou une force du corps et de l’âme suffisantes pour garantir qu’il n’est faussé par aucune contrainte, convention ou crainte34. Cette conception et cette pratique de la liberté de parole doivent en outre être replacées dans un contexte politique. On sait que la παρρήσια était avec l’ ἰσηγορία l’une des valeurs centrales de la démocratie athénienne35. Si elle est très différente de la liberté d’opinion et de parole des modernes, elle est sans doute ce qui ressemble le plus à un droit propre aux citoyens athéniens. On pourrait donc être surpris de voir Diogène se l’approprier, lui qui critique par ailleurs abondamment la démocratie et ne trouve qu’à Sparte des individus approchant, quoique de loin, sa conception de l’homme36 . La παρρήσια fut certes aussi réinterprétée dans une perspective philosophique, par Platon voire déjà par Socrate, comme utile au dialogue à condition d’être au service de la vérité et du bien37. La liberté de parole de Diogène, agressive et
33 DL II, 68 pour Diogène et Aristippe, DL II, 102 pour Métroclès contre Théodore (appelé « sophiste »), et DL VI, 58 pour Diogène et Platon. Selon les versions, la remarque du cynique est une attaque (à laquelle l’autre répond en l’inversant) ou une réplique inversant une attaque symétrique (« si tu fréquentais Denys, tu ne laverais pas des légumes »). 34 Sur la crainte comme principal obstacle à la liberté, voir par exemple DL VI, 75. 35 Voir G. Scarpat, op. cit., p. 26-54 et K. Raaflaub, The Discovery of Freedom in Ancient Greece, Chicago, The University of Chicago Press, 2004, p. 221-225 sur les différences, la complémentarité et l’évolution des usages de ces deux notions démocratiques. 36 Voir DL VI, 24 et 41 sur les démagogues valets de la populace, et DL VI, 27 et 59 sur Sparte. 37 Voir M. Van Raalte, « Socratic Parrhesia and its afterlife in Plato’s Laws », in I. Sluiter et R. M. Rosen, Free Speech in Classical Antiquity, Leiden, Brill, p. 279-312, qui se fonde en particulier sur Gorgias 487 a-d. Sur le « basculement historique de la parrêsia du jeu politique au jeu philosophique » chez So-
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publique, est cependant bien loin de cette franchise que devraient pratiquer entre eux les seuls dialecticiens ou amis. Loin de chercher à la discipliner moralement ou intellectuellement, Diogène reprend la conception et la pratique démocratiques de la liberté de parole comme liberté de tout dire38, et en particulier liberté de critiquer les puissants indispensable au gouvernement de la communauté, mais il souligne que les lois et les usages démocratiques ne suffisent pas à garantir l’existence de cette parole si précieuse. Une bonne illustration de cette conception est fournie par un autre socratique, qui fut rétrospectivement associé au cynisme, Simon le cordonnier39 : « Quand Périclès offrit de pourvoir à son entretien et lui demanda de venir auprès de lui, il répondit qu’il ne vendrait pas sa liberté de parole » (DL II, 123). Le libre-parleur reconnu par l’homme politique refuse l’aide de celui-ci et l’intégration au jeu du pouvoir démocratique, car la condition d’existence de la liberté de parole n’est pas un régime politique qui la valorise et la protège, mais des individus indépendants et suffisamment courageux pour l’exercer effectivement et sans parti-pris. Il faut rappeler par ailleurs que les traits de libre-parole les plus connus de Diogène visent Philippe et Alexandre de Macédoine40, c’est-à-dire les rois qui ont mis fin à la souveraineté d’Athènes : Diogène apparaît ainsi comme le dernier dépositaire voire le vengeur de la liberté athénienne41, c’est-à-dire à la fois comme un légataire qui perpétue la liberté de parole démocratique, mais aussi comme un témoin de la précarité des institutions politiques et de leur incapacité à préserver la liberté humaine.
crate et Platon, voir aussi M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 298-344, qui s’appuie sur l’Apologie de Socrate, le Phèdre et le Gorgias, mais évoque aussi Aristippe ou le cynique chez Épictète. 38 Sur le maintien de la dimension politique de la liberté de parole chez les cyniques, voir K. Kennedy, « Cynic Rhetoric : The Ethics and Tactics of Resistance », Rhetoric Review, vol. 18, n° 1, automne 1999, p. 26-45 (33-36), qui conteste à bon droit l’analyse de Foucault (voir note précédente) selon laquelle, à partir de Socrate et Platon, la liberté de parole devient une attitude philosophique hostile aux valeurs démocratiques et indépendante de la cité. Dans Le courage de la vérité, op. cit., p. 252-264, 274-278, 285-288, Foucault souligne cependant la dimension politique (plutôt que seulement éthique) du cynisme, qui s’adresse à tous les hommes et combat les lois et les institutions avec la prétention de changer le monde. 39 Sur ce personnage, voir R. F. Hock, « Simon the Shoemaker as an Ideal Cynic », Greek, Roman, and Byzantine Studies, vol. 17, 1976, p. 41-53 et J. Sellars, « Simon the Shoemaker and the Problem of Socrates », Classical Philology, vol. 98, n° 3, 2003, p. 207-216. 40 Voir DL VI, 38, 43, 44, 60, 68. Tous les témoignages sur les relations entre Diogène et les rois ou tyrans de son époque sont réunis dans G. Giannantoni, Socratis Socraticorum Reliquiae, op. cit., vol. II, p. 237-251. 41 Comme le note justement G. Scarpat, op. cit., p. 76-77.
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Qu’est-ce qu’un acte de libre-parole ? La liberté de parole est-elle performative ? Foucault, Bourdieu, Butler Les performances physiques, éthiques voire politiques du cynisme n’excluent donc en rien un usage spécifique et important de la parole, bien qu’elles soient en partie fondées sur une critique des illusions du discours, qu’il soit rhétorique ou philosophique. Est-ce à dire que la libre-parole cynique peut être tenue pour « performative » au sens d’Austin, voire que c’est ainsi qu’elle se distingue des autres usages philosophiques de la parole ? Dans son cours du 12 janvier 1983 au Collège de France, Foucault considère au contraire « comme une forme d’énonciation exactement inverse de la parrhêsia, ce qu’on appelle, depuis des années et des années maintenant, les énoncés performatifs »42 . Il développe trois arguments en faveur de cette thèse43. En premier lieu, un énoncé performatif produit un effet « réglé d’avance, effet codé » dans et par la situation où il est prononcé, alors que la parrhêsia « ouvre un risque indéterminé (…) [qui] est évidemment fonction des éléments de la situation », par exemple le tempérament de l’auditeur, en particulier si c’est un tyran tout-puissant. Ensuite, le « rapport en quelque sorte personnel entre celui qui énonce et l’énoncé lui-même » importe peu pour qu’un énoncé soit performatif : on peut baptiser quelqu’un sans croire en Dieu. Ce rapport est au contraire essentiel dans la parrhêsia : « je dis vrai, et je pense vraiment que c’est vrai, et je pense vraiment que je dis vrai au moment où je le dis ». En réalité, ce qui importe pour qu’un énoncé soit performatif est le statut de celui qui parle : il faut avoir subi une offense pour s’excuser, être chrétien pour baptiser. Aucun statut n’est en revanche requis pour le parrhèsiaste, qui est « celui qui fait valoir sa propre liberté d’individu qui parle » : « au cœur de la parrhêsia, on ne trouve pas le statut social, institutionnel du sujet, on y trouve son courage ». Ainsi, les « faits de discours » liés à la parrhêsia ne relèvent pas de « la pragmatique du discours », qui analyse « ce qui, dans la situation réelle de celui qui parle, affecte et modifie la valeur d’un énoncé », mais d’une « dramatique du
42 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 59. Foucault ne considère pas seulement la liberté de parole cynique, mais il prend comme « situation-limite [celle] du parrhèsiaste qui se lève, prend la parole, dit vrai en face du tyran et risque sa vie » (ibid.). Or cette situation demeure caractéristique de la liberté de parole cynique, même si cette dernière ne s’y réduit pas. 43 Dans le paragraphe qui suit, je cite et résume Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 60-66.
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discours vrai », qui « montre comment l’événement même de l’énonciation peut affecter l’être de l’énonciateur ». Si Foucault refuse d’appliquer la « pragmatique du discours » à la parrhêsia, c’est donc parce que cette dernière s’intéresse exclusivement à ce qui détermine de l’extérieur le sens d’un discours. Or, étonnamment, c’est un diagnostic apparemment opposé que propose Bourdieu dans Ce que parler veut dire44. Il critique en effet la pragmatique linguistique pour sa méconnaissance des conditions sociales extra-linguistiques d’efficacité des énoncés performatifs : Essayer de comprendre linguistiquement le pouvoir des manifestations linguistiques, chercher dans le langage le principe de la logique et de l’efficacité du langage d’institution, c’est oublier que l’autorité advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le skeptron que l’on tend, chez Homère, à l’orateur qui va prendre la parole45.
Bourdieu explique qu’en cherchant à définir des performatifs de manière strictement linguistique, c’est-à-dire des performatifs explicites purs ou autovérifiants, les linguistes inspirés par Austin sont conduits à soutenir que « n’importe qui peut dire n’importe quoi et le simple soldat peut ordonner au capitaine de “balayer les latrines” »46. L’effet performatif d’un énoncé ne serait ainsi plus du tout « réglé d’avance » de l’extérieur. Cette divergence entre Bourdieu et Foucault pourrait certes s’expliquer par leur position symétrique à l’égard de la pragmatique, le premier cherchant à montrer que « l’enquête austinienne ne peut se conclure dans les limites de la linguistique »47 mais doit recourir à la sociologie, le second que cette enquête ne peut pas s’appliquer aux énoncés parrhèsiastiques, qui relèvent d’une « question philosophique fondamentale, qui n’est ni plus ni moins que le lien qui s’établit entre la liberté et la vérité »48. Pour autant, Foucault et Bourdieu s’accordent en réalité sur plusieurs points. Ils admettent en effet que l’effet performatif d’un énoncé est strictement déterminé par la situation et le statut du locuteur, et que les énoncés provocateurs et risqués, comme celui du parrhèsiaste ou du soldat, échappent à cette détermination. Ils en déduisent soit que les 44 P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, qui reprend largement des articles déjà parus dans Actes de la recherche en sciences sociales, en particulier en 1975 pour la critique d’Austin à l’occasion d’une analyse du discours rituel. 45 P. Bourdieu, Ce que parler veut dire., op. cit., p. 105. À propos du skeptron, Bourdieu renvoie en note à É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, p. 30-37. 46 Ce que parler veut dire, op. cit., p. 71. 47 Ibid., p. 69. 48 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 64.
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énoncés performatifs ne peuvent pas constituer des modèles ou exemples pour comprendre les énoncés risqués (Foucault) soit l’inverse (Bourdieu). Cette distinction tranchée entre énoncés performatifs et énoncés risqués a l’énorme inconvénient de rendre les seconds inexplicables. Soit on les rapporte à un « pacte » libre et courageux du sujet parlant avec lui-même, comme le fait Foucault49, soit on les réduit à des quasi-fictions tellement ils sont improbables, comme le fait Bourdieu50. Ce dernier reconnaît pourtant un peu plus loin qu’il existe des « discours hérétiques » dénonçant l’ordre établi, qui sont essentiels à l’action politique et que l’on peut tenir pour des énoncés performatifs51. C’est dire qu’il faut renoncer à l’opposition tranchée entre énoncés performatifs contraints et énoncés subversifs indéterminés. Reste à comprendre à partir des premiers comment les seconds sont possibles. Si Bourdieu indique bien à quelles conditions on peut en rendre compte de manière réaliste, et disqualifie ainsi toute analyse du type de celle de Foucault, il fournit peu d’éléments pour y substituer une meilleure52 . On trouve en revanche chez Judith Butler une tentative, inspirée par l’analyse de Bourdieu53 mais aussi par celle de Derrida, de montrer que « les performatifs ne se 49
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 62-63. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 72 : « il faudrait, comme on dit, être fou pour concevoir et proférer un ordre dont les conditions de félicité ne sont pas remplies. Les conditions de félicité anticipées contribuent à déterminer l’énoncé en permettant de le penser comme raisonnable ou réaliste. Seul un soldat impossible (ou un linguiste “pur”) peut concevoir comme possible de donner un ordre à son capitaine ». 51 P. Bourdieu, ibid., p. 150 : « La subversion hérétique exploite la possibilité de changer le monde social en changeant la représentation de ce monde qui contribue à sa réalité ou, plus précisément, en opposant une pré-vision paradoxale, utopie, projet, programme, à la vision ordinaire, qui appréhende le monde social comme monde naturel : énoncé performatif, la pré-vision politique est, par soi, une pré-diction qui vise à faire advenir ce qu’elle énonce ; elle contribue pratiquement à la réalité de ce qu’elle annonce par le fait de l’énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir ». 52 P. Bourdieu, ibid., p. 152 : « L’efficacité du discours hérétique réside non dans la magie d’une force immanente au langage, telle l’illocutionary force d’Austin, ou à la personne de son auteur, tel le charisme de Weber - deux concepts écrans qui empêchent de s’interroger sur les raisons des effets qu’ils ne font que désigner -, mais dans la dialectique entre langage autorisant et autorisé et les dispositions du groupe qui l’autorise et s’en autorise ». On peut considérer que la critique formulée ici contre Weber vaut a fortiori contre Foucault lorsqu’il invoque le pacte du parrhèsiaste avec lui-même ou son courage. 53 J. Butler, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit par C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2004, p. 245. On pourrait lire l’analyse de Judith Butler comme précisant le fonctionnement de la « dialectique » linguistique et sociale évoquée par Bourdieu pour expliquer le discours hérétique (voir note précédente), même si Butler ne cite pas le chapitre du livre de Bourdieu sur l’action politique et commente surtout les passages que nous avons résumés précédemment, qu’elle critique à partir de Derrida comme « une explication du pouvoir social structurellement soumise au statu quo » (op. cit., p. 242). Butler critique toutefois aussi Derrida à partir de Bourdieu (voir en particulier Le pouvoir des mots, op. cit., p. 249 pour une remarque très similaire à la critique bourdieusienne d’Austin citée dans la note précédente). 50
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contentent pas de refléter les conditions sociales préexistantes : ils produisent des effets sociaux ». Plutôt que d’opposer énoncés performatifs et énoncés provocateurs, Judith Butler montre que les seconds sont rendus possibles par le fonctionnement même des premiers : L’acte de discours, en tant que rite d’institution, est un acte dont le contexte n’est jamais entièrement déterminé à l’avance, et la possibilité pour un acte de discours de prendre une signification non ordinaire, de fonctionner dans des contextes auxquels il n’appartenait pas, est précisément ce en quoi le performatif est porteur d’une promesse politique54.
De ce point de vue, le discours du militant subversif ou du parrhèsiaste est essentiellement un énoncé déplacé, plutôt que libre, courageux ou fou : il consiste en une réappropriation dans un contexte imprévu, et donc à première vue illégitime, de la force que des énoncés performatifs tirent habituellement de leur contexte légitime et qui est retournée contre celui-ci. Il me semble que cette analyse s’applique particulièrement bien aux libres paroles cyniques et que l’on peut tenter de l’utiliser pour les comprendre comme essentiellement performatives, et surtout pour analyser leur efficace dans des termes non strictement linguistiques, conformément à la critique cynique de l’autonomie du logos, qui constitue, me semble-t-il, un lointain précurseur de la critique bourdieusienne d’Austin ou de l’insistance de Judith Butler sur le fait que « la “force” du performatif [n’est] jamais entièrement séparable de la force corporelle »55.
La parole cynique entre description et action Si l’on cherche des manifestations de la liberté de parole cynique qui auraient la forme d’énoncés performatifs, c’est sans doute l’insulte qui vient immédiatement à l’esprit. L’insulte n’est pas analysée par Austin56, alors qu’il s’agit d’une parole performative assez banale, dont les conditions de félicité sont minimales, ce qui n’est pas le cas des exemples favoris d’Austin, comme le baptême ou le mariage. L’insulte
54 Le pouvoir des mots…, op. cit., p. 249. Selon Derrida, l’énoncé performatif n’est jamais entièrement conforme à ses conditions de félicité, parce que son itérabilité parasite toujours sa pureté : voir J. Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 38-47 ou 119-120. 55 Le pouvoir des mots, op. cit., p. 221. 56 Austin évoque (How to do things…, op. cit., p. 101) diverses formes de reproches (I criticize, I censure, I blame), plus aisées à mettre sous une forme grammaticale explicitement performative que l’insulte. En revanche, Pierre Bourdieu et Judith Butler citent souvent cette dernière comme un cas paradigmatique et en proposent des analyses très intéressantes.
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est bien sûr souvent sanctionnée, mais cela n’implique pas qu’elle n’a pas eu lieu, contrairement à l’ordre donné à un supérieur. Cependant, lorsqu’on examine les vies des cyniques par Diogène Laërce, on ne trouve quasiment pas d’insulte au sens strict du terme, malgré la grande réputation des cyniques en la matière57. Certes, Cratès « invectivait de propos délibéré les courtisanes » (DL VI, 90), mais il s’agissait moins d’une libre-parole pédagogique ou politique que d’une technique d’entraînement, puisqu’il souhaitait « s’exercer ainsi lui-même à supporter les injures » que les courtisanes lui retournaient. Ce que l’on trouve en revanche souvent chez Diogène le cynique, ce sont des insultes indirectes résultant du refus polémique de désigner certains individus par leur titre ou nom conventionnels. L’exemple le plus fréquent est le refus de Diogène d’accorder le nom d’hommes à la plupart de ses contemporains : « Un jour, il s’écria : ‘‘Holà des hommes !’’ Tandis que des gens s’attroupaient, Diogène les frappa de son bâton en disant : ‘‘C’est des hommes que j’ai appelés, pas des ordures’’. »58. Une insulte banale (« Ordures ») s’ajoute ici pour la renforcer à un premier déni taxinomique (« Vous n’êtes pas des hommes »), fondé sur l’idée que les interlocuteurs de Diogène ne satisfont pas aux critères qui définissent l’humanité59. Il serait intéressant d’examiner si ces utilisations éthique et pédagogique du rigorisme terminologique ne témoignent pas d’une influence d’Antisthène sur Diogène60, et ce d’autant plus qu’elles sont tout à fait caractéristiques de la liberté de parole de Diogène. Dans les exemples qui nous en ont été transmis, loin de se consacrer essentiellement à exhorter ou réprimander les gens qu’il rencontre, Diogène se contente en effet souvent de décrire à sa manière la situation qu’il a sous les yeux ou
57 En DL VI, 48, que j’ai cité à la fin de l’introduction de cet article, Hégésias est traité de « sot » (μάταιος) par Diogène, mais ce n’est qu’un détail dans la leçon qu’il lui fait. 58 DL VI, 32. Autres exemples : DL VI, 33, 40, 41, 43, 59, 60 et 46 sur un jeune homme trop paré. 59 Il n’y a là rien de surprenant si l’on admet, avec Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 100, que l’insulte et la nomination « ont en commun une intention que l’on peut appeler performative ou, plus simplement, magique (…) [elles sont] des actes d’institution et de destitution plus ou moins fondés socialement… ». 60 I. Sluiter, « Communicating Cynicism… », art.cit., p. 154, analyse brièvement le rigorisme terminologique de Diogène mais le compare à un souci similaire présent chez Platon ou Thucydide, alors que la doctrine antisthénienne du « discours approprié » paraît plus indiquée en l’occurrence, quelle que soit par ailleurs la position que l’on adopte sur les rapports entre Antisthène et le cynisme (en particulier Diogène). Pour un bilan récent concernant ce problème classique, voir I. Gugliermina, Diogène Laërce et le Cynisme, op. cit., p. 17-21 et 93-102. Sur la conception antisthénienne du langage et de la définition, voir A. Brancacci, Antisthène. Le discours propre, traduit de l’italien par S. Aubert, Paris, Vrin, 2005, en particulier p. 69-75 sur ses enjeux éthiques.
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de dire ce qu’il fait. Il voit les gardiens d’un temple encadrant un voleur et dit : « Les grands voleurs emmènent le petit » (DL VI, 43). Il marche sur les tapis de Platon et dit « Je marche sur la vaine gloire de Platon » (DL VI, 25). Diogène ne semble ainsi produire qu’un commentaire idiosyncrasique - parfois polémique, parfois simplement humoristique61 - de ce qu’il voit, subit ou fait. Ces actes de parole ne sont apparemment en rien des énoncés performatifs, mais plutôt des « énonciations constatives »62 , qui ne semblent utiliser la parole que pour manifester l’indépendance d’esprit du cynique. Ces descriptions cyniques constituent néanmoins des tentatives de transformation de la réalité, dans la mesure où elles décapent les situations rencontrées de leur sens évident, apparemment naturel, en révélant son caractère conventionnel voire absurde. Les commentaires de Diogène sont à la fois seconds par rapport à l’acte ou à la situation, conformément à la critique cynique des illusions du logos, et indispensables pour produire l’acte ou la situation comme un témoignage de l’inanité des valeurs admises ou comme un modèle de vertu naturelle, c’est-à-dire comme un exemple didactique négatif ou positif destiné au public, réel ou virtuel, de Diogène. Cet usage original du langage et sa dimension performative sont particulièrement manifestes dans les anecdotes où Diogène inverse ou retourne sa propre position dominée en la requalifiant : « Quand, une autre fois, quelqu’un lui dit : ‘‘Les gens de Sinope t’ont condamné à l’exil’’, il répliqua : ‘‘Eh bien moi, je les ai assignés à résidence’’. » (DL VI, 49). Dans une réplique précédente à la même remarque, Diogène dit seulement que son exil lui a donné l’occasion de philosopher. Il s’agit là d’un retournement classique dans le socratisme, où un mal apparent est transformé par le bon usage qui en est fait. La réplique que j’ai citée est plus originale et plus caractéristique du cynique, car elle revient à nier la contrainte subie et à faire comme si on avait la maîtrise de la situation, ou plutôt à reprendre le dessus dans la situation en contestant son interprétation légitime ou officielle. Si, dans cet exemple, il ne s’agit que d’une requalification rétrospective de l’exil, et donc sans effet pratique, on trouve parfois cette stratégie adoptée au sein même de la situation de domination. Selon Ménippe, Diogène « prisonnier et mis en vente, (…), dit au crieur : ‘‘Crie cette annonce : quelqu’un veut-il s’acheter un maître ?’’. » (DL 61 Sur l’humour caractéristique du cynisme, voir R. B. Branham, « Diogenes’ Rhetoric …», art. cit., p. 458-462, et P. Bosman, « Selling cynicism …», art. cit. 62 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 120 ou 148.
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VI, 29). On a là un énoncé qui rend le personnage le plus faible le plus fort, à la manière des discours rhétorique ou sophistique qui parviennent à retourner l’opinion commune, une perception certaine ou un argument rigoureux. La différence réside évidemment dans le fait que Diogène n’inverse pas seulement une thèse mais une situation concrète, où sa vie est en jeu, et qu’il effectue le retournement dans le langage mais non au moyen d’arguments. Ces deux différences vont de pair : Diogène se contente de dire qu’il est le maître, parce que sa maîtrise ne réside pas dans ses compétences rhétoriques ou dialectiques mais dans son absence de crainte et sa liberté . Ce minimalisme linguistique de la stratégie de Diogène la rend toutefois d’autant plus performative : il ne cherche pas à persuader le vendeur ou les acheteurs qu’il est le maître63, mais énonce sa définition de la situation comme un défi aux conventions, et en particulier au pouvoir en place. La chose est encore plus claire lorsque Diogène est fait prisonnier et conduit devant Philippe de Macédoine : « Quand celui-ci lui demanda qui il était, Diogène répondit : ‘‘L’espion de ton insatiable avidité’’. » (DL VI, 43). La réponse est à la fois un acte de libre-parole radicale, puisqu’il dénonce les vices d’un roi tout-puissant, et une inversion où le prisonnier devient un observateur venu de son plein gré surveiller le roi. C’est exactement le cas, réputé socialement impossible par Bourdieu64, du soldat qui donne un ordre à son capitaine. Diogène Laërce indique que « Diogène suscita l’admiration de Philippe et il le laissa partir » (DL VI, 43). Autrement dit, le coup est tellement risqué par rapport à la situation qu’il atteste d’une audace ou d’une absence de crainte exceptionnelles, auxquelles le roi accorde plus de valeur qu’au respect qui lui est dû, si bien que les sanctions que Diogène aurait dû subir sont suspendues. En disant qu’il est libre, Diogène repart libre : bel exemple d’énonciation performative, à ceci près qu’à nouveau, la parole n’agit pas ici en elle-même mais en tant que révélatrice des dispositions éthiques du locuteur.
63 Ce qui arrive plus tard, mais seulement lorsque Diogène a l’oreille de son propriétaire, qui n’a pas été rebuté par ses manières et a donc reconnu la contre-définition de la situation par Diogène comme acceptable : « il disait à Xéniade qui l’avait acheté, qu’il devait lui obéir, même s’il était son esclave. Car si c’étaient un médecin ou un pilote qui étaient esclaves, on leur obéirait » (DL VI, 30, cf. DL VI, 36). 64 Voir notes 46 et 50 ci-dessus.
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Qu’est-ce qui autorise la libre-parole ? Peut-on toutefois se contenter comme Foucault d’invoquer le courage du parrhèsiaste et son « pacte parrhèsiastique avec lui-même » et avec la vérité pour rendre compte de la scène ? Non, pour plusieurs raisons. D’abord, la libre-parole de Diogène n’est pas seulement destinée à dire la vérité de la situation ou à blâmer l’ambition personnelle de Philippe ; elle prend surtout sens par rapport à une conviction politique, qui conteste la légitimité des pouvoirs établis en général. « Il se gaussait de la noblesse de naissance, de la gloire et de toutes les choses du même ordre, les traitant de ‘‘parures du vice’’. La seule vraie citoyenneté est celle qui s’étend au monde entier »65. Non que le cynisme soit réductible à cette doctrine, bien au contraire. Mais il n’est pas non plus réductible à une prédication morale agressive. Sa spécificité réside plutôt dans la mise en acte et en scène d’un petit nombre de positions éthico-politiques opposées aux conventions humaines. La réponse de Diogène à Philippe résume et incarne avec précision, performe les positions politiques ci-dessus dans une situation donnée, non seulement à l’intention de Philippe mais surtout pour le public réel et virtuel de la scène, pris à témoin de l’artificialité du pouvoir royal. On peut donc appliquer à la libre-parole de Diogène l’analyse bourdieusienne de la subversion hérétique66, non seulement parce qu’elles partagent une insistance sur la dénaturalisation du monde social67, mais aussi parce que Diogène semble bien formuler une « pré-diction qui vise à faire advenir ce qu’elle énonce », à savoir une évaluation morale des hommes indifférentes à leur statut social, voire une société bâtie sur ce principe. Reste cependant à expliquer comment Diogène peut se permettre ce renversement des usages et des rapports de pouvoir, sans s’en tenir à ce qu’il invoquerait luimême, à savoir son autarcie ou sa liberté. Une première piste féconde pour compléter
65 DL VI, 72. Voir T. Dorandi, « La Politeia de Diogène de Sinope et quelques remarques sur sa pensée politique », in M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet, Le cynisme ancien et ses prolongements, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 57-68, et J. L. Moles, « The Cynics and politics », in A. Laks et M. Schofield (éd.), Justice and Generosity, Cambridge University Press, 1995, p. 129-143 sur Diogène. 66 Voir notes 51-52 ci-dessus. 67 Sur ce point, voir aussi l’analyse de la critique politique proposée par Josiah Ober, Political Dissent in Democratic Athens. Intellectual Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 36-38, qui s’appuie sur la théorie austinienne des actes de parole, d’abord pour définir la parole politique légitime (la décision de l’assemblée, le verdict du jury) comme performative, puis pour montrer que l’exécution consciente d’un acte de parole performatif hors de ses conditions de félicité peut être considérée comme un acte de résistance, dans la mesure où cet acte révèle le caractère socialement construit des normes politiques et met en question leur naturalisation spontanée. Cette analyse, similaire à celle de Bourdieu, s’applique particulièrement bien au cynisme.
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l’analyse de Foucault et de Bourdieu nous est fournie par Judith Butler lorsqu’elle suggère que « l’usage impropre du performatif peut parvenir à produire un effet d’autorité en l’absence d’une autorisation préalable »68. En utilisant de manière paradoxale (trop rigoureuse ou inversée) des noms usuels comme « homme » ou « maître », Diogène s’approprie ou détourne une partie de leur force sociale. Arracher ces noms à leur contexte ordinaire plutôt que les critiquer en eux-mêmes, c’est s’appuyer sur l’ordre social qu’ils contribuent quotidiennement à réactiver pour brouiller, dénaturaliser et délégitimer (provisoirement) cet ordre. Ce n’est pourtant pas en vertu d’une force intrinsèque que le langage ou l’acte de discours rend socialement possible la libre-parole cynique. Il faut aussi tenir compte du fait que celle-ci s’appuie sur une tradition préexistante, à la fois politique et littéraire, à laquelle elle emprunte non seulement des stratégies mais surtout le rôle même de l’individu qui ne censure pas sa parole face aux puissants69. On a déjà noté plus haut (p. 173) comment Diogène s’approprie la liberté de parole caractéristique de la démocratie athénienne et la réactive dans un contexte non-démocratique. Il faut rappeler également après y avoir fait allusion que bien des aspects verbaux et non-verbaux des performances cyniques sont directement hérités de la comédie attique70 : il ne s’agit pas là simplement d’une influence mais d’un véritable usage de procédés et de rôles propres à la comédie pour légitimer un comportement non-conventionnel hors de la scène. Diogène revendique et semble avoir obtenu une sorte de position sociale d’exception, semblable à celle de la comédie71, où bien des conduites et des paroles ordinairement sanctionnées sont admises. Diogène s’approprie ainsi des mots mais aussi des personnages littéraires ou des rôles politiques traditionnels pour s’en
68 J. Butler, Le pouvoir des mots…, op. cit., p. 245. Comme elle l’indique par la suite, Judith Butler songe surtout à la manière dont bien des luttes contre l’exclusion des femmes, des noirs ou des homosexuels se sont réappropriées les noms qui les excluaient, qu’il s’agisse de catégories politiques ou d’insultes. 69 Foucault a beau souligner le risque indéterminé ouvert par la libre-parole, il est conscient de la dimension stéréotypique, et donc en partie jouée d’avance, de celle-ci, puisqu’il évoque « la grande scène de l’homme se levant devant le tyran » (Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 62). Si le parrhèsiaste n’est d’aucun statut, il endosse néanmoins un rôle codifié, sinon traditionnel (au moins à Athènes). On pourrait donc reprendre l’idée foucaldienne d’une « dramatique du discours vrai », mais en insistant sur la dimension théâtrale plutôt qu’existentielle de la formule. 70 Je remercie Pierre Judet de La Combe d’avoir attiré mon attention sur ce point, déjà souligné par P. Bosman, « Selling cynicism …», art. cit. et I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 157159, qui indique d’autres « intertextualités » explicites ou implicites entre les vies cyniques et la littérature grecque (poésie iambique, Thersite ou Ulysse dans l’Odyssée, le Télèphe d’Euripide). 71 Sur la comédie comme libre-parole critique autorisée pour son rôle éducatif dans la démocratie athénienne, voir J. Ober, Political Dissent in Democratic Athens, op. cit., p. 125-126.
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autoriser au moment même où il les détourne de leur sens habituel ou prétend les critiquer. À dire vrai, comme l’a souligné Ineke Sluiter, cette position conquise par le cynique neutralise autant qu’elle autorise ses transgressions72 : en se voyant reconnaître une place et une légitimité, il est intégré au jeu social73. Ses invectives deviennent des bons mots, et le fils du roi que Diogène avait défié lui offre des faveurs comme à l’un de ses familiers, obligeant le cynique à reconnaître du bout des lèvres qu’il n’est plus maître de la situation et à faire usage de sa liberté de parole de manière défensive et, pour une fois, impérative plutôt que descriptive, afin de s’affranchir du rôle de bouffon shakespearien qu’on voudrait lui faire jouer : « Alexandre survint qui lui dit : ‘‘Demande-moi ce que tu veux’’. Et lui de dire : ‘‘Cesse de me faire de l’ombre’’ » (DL VI, 38)74.
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Voir I. Sluiter, « Communicating Cynicism … », art. cit., p. 160-162. Voir les analyses de E. Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1973, p. 164-165 sur les « déviants intégrés », dont Diogène et bien des cyniques peuvent être tenus pour de bons exemples. 74 La majorité des versions de cette anecdote trop fameuse (voir G. Giannantoni, Socratis Socraticorum Reliquiae, op. cit., vol. II, p. 242-243, v b 33) attribue à Diogène une réponse du type « pousse-toi de mon soleil », qui témoigne seulement de l’autarcie de Diogène (besoins minimes facilement satisfaits par la nature), alors que la réponse rapportée ou élaborée par Diogène Laërce suggère aussi une rivalité entre Diogène et Alexandre du point de vue de l’excellence humaine (militaire / politique ou philosophique / éthique : voir DL VI, 32 et 68), mais aussi du point de vue de la sagesse elle-même, comme si Diogène voulait percer à jour et rattacher à l’ambition excessive et / ou à une ruse d’Alexandre son empressement à honorer un cynique. Sur cet empressement, voir aussi DL VI, 32, où Alexandre prétend qu’il aurait voulu être Diogène s’il n’avait pas été Alexandre. 73
CITÉS DE PAROLE ATHÈNES, NEPHELOKOKKUGIA ET KALLIPOLIS Giulia Sissa
Quelle forme de gouvernement est-elle la meilleure ? Voici une question classique, et même, dans le langage de Leo Strauss, la « guiding question», la quête qui hante et fait avancer la pensée politique pré-moderne1. En Grèce ancienne, à Rome et dans le monde Chrétien, tous ceux qui réfléchissent à la nature d’une cité et au destin d’un empire se mesurent à la théorie d’un État, qui doit être d’une qualité sans pareil. Le « petit livre d’or » de Thomas More - dont le titre complet sonne ainsi : De optimo rei publicae statu deque nova insula utopia - annonce que, parmi les humanistes du début du XVIe siècle, le problème restait plus que jamais d’actualité2 . L’ambition de connaître quel serait le meilleur des mondes - et de pouvoir s’y rendre - s’exprime, bien évidemment, dans ce que nous appelons désormais la
1 L. Strauss, « On Classical Political Philosophy », in L. Strauss and H. Gildin, An Introduction to Political Philosophy: Ten Essays by Leo Strauss, Wayne U. P., 1989, p. 60 : « The most striking difference between classical political philosophy and present-day political science is that the latter is not concerned at all with what was the guiding question for the former: the question of the best political order ». 2 Ce qui va suivre fait partie d’une réflexion en cours, sur la quête de perfection politique d’Athènes à Utopia. J’en ai esquissé l’argument général dans : « Geniales germenes de ideas. La busqueda de la perfección política de Atenas a Utopia », Revista Internacional de Filosofía política, 2007, 29, p. 9-38. Sur la persistance de cette quête, au temps de Baldassarre Castiglioni, Niccolò Machiavelli et Thomas More, on verra Q. Skinner, « Sir Thomas More’s Utopia and the Language of Renaissance Humanism » A. Pagden éd., The Languages of Political Theory in Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 123-157.
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« tradition » utopique. Une utopie peut se définir comme la fiction, souvent infiniment détaillée, d’une société imaginaire que le texte (ou la peinture) nous présentent comme étant rare, mais tout à fait possible ; difficile à débusquer, mais désormais bien connue ; ardue à émuler, et pourtant exemplaire, et surtout : parfaite en tout point, à savoir achevée et excellente, juste, heureuse et stable. À partir de cette définition, on pourrait réunir en un seul, très long récit, bien des scénarios. On composerait ainsi une histoire de l’aspiration occidentale au summum bonum collectif, en débutant par la rêverie mythologique sur le passé, que ce soit l’Âge d’or, l’état de nature ou le Royaume de Saturne. Une telle histoire commencerait avec Homère et Hésiode, alignerait Lucrèce, Horace, Virgile et Ovide et ensuite les philosophes, Platon et Aristote, les Stoïciens et Polybe3. En ordre chronologique, les champions d’une vision idyllique de la vie commune feraient défiler leurs versions d’un même tableau : celui d’un état réalisé et complet, que le devenir historique, que ce soit dans le passé ou dans l’avenir, ne peut que gâcher. La perfection exclut la perfectibilité. Ce n’est pas cette histoire, on s’en doutera, que je souhaite ébaucher ici. Car la tradition utopique n’est pas un genre simple, que des contraintes de contenu suffiraient à définir. Il y a d’abord la spécificité de ce contenu. Après Moses Finley et Doyne Dawson4, je vois une différence profonde entre une scène de béatitude pastorale (fut-ce sous le règne d’un dieu archaïque) et une représentation proprement politique - celle d’une société dont le bonheur absolu dépendrait de facteurs aussi complexes qu’une économie, un gouvernement, une administration, des institutions, des lois, des mœurs et des manières, une morale sexuelle et des règles vestimentaires et, souvent, un régime alimentaire. J’appelle « utopies » en somme ces visions, aussi grandioses que tatillonnes, qui fabriquent des États. La seconde raison qui m’empêche de définir une utopie par le bonheur est que le contenu de la représentation fictionnelle ne suffit pas. Il faut penser à son expression,
3 On verra notamment les ouvrages suivants : F. E. Manuel and F. P. Manuel, Utopian Thought in the Western World, Belknap Press of Harvard University Press, 1979 ; J. Ferguson, Utopias in the Classical World, London, Thames and Hudson, 1975 ; J. Delumeau, Une histoire du paradis : le jardin des délices, Paris, Fayard, 1992 ; G. Cleys and L. T. Sargent, Utopia. A Reader, New York University Press, 1999 ; C. Carsana, M.-T. Schettino (éd.), Utopia e utopie nel pensiero storico antico. Centro Ricerche e Documentazione sull’ Antichità Classica. Monografie 30, Roma, ‘‘L’Erma’’ di Bretschneider, 2008. 4 M. Finley, « Utopianism Ancient and Modern », in M. Finley, The Use and Abuse of History, London, 1975 ; D. Dowson, Cities of the Gods. Communist Utopias in Greek Thought, Oxford University Press, 1992, p. 178-192. Un ouvrage collectif sous la direction de Mogens Herman Hansen (The Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen Polis Centre vol. 7, Copenhagen 2004) reprend la question de l’utopie, dans la perspective des représentations de la cité, dans les genres les plus divers.
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dans sa forme et ses circonstances. Les utopies fabriquent des États admirables. La modalité élogieuse du discours est ce qui constitue, en effet, le penser / parler utopique. Une utopie n’est pas simplement un État d’excellence dont j’esquisse les contours, mais un État dont je fais le panégyrique, et que je vous invite, ipso facto, à contempler avec ravissement. Ce n’est pas une description, c’est un acte de parole, une performance que la rhétorique ancienne classifierait comme épidictique5. Toute performance met en place son destinataire. Un texte utopique fait un monde exemplaire, chargé de qualités morales et esthétiques, donc de connotations émotives : un monde qui, pour ses propres personnages (ou du moins pour certains d’entre eux), sera incomparablement meilleur que celui où la performance même se déroule. Or l’approbation est contagieuse. La louange hyperbolique d’un univers qui, pour le locuteur utopique, est admirable - par conséquent, préférable - engage, d’emblée, le désir de ses lecteurs, auditeurs ou spectateurs. Son défi est justement de susciter un certain type de désir. Ou, peut-être, au détour d’un sourire, de faire semblant. Avec quelles intentions faut-il accueillir ces fictions : par le scepticisme, comme un vœu aussi ardent qu’une prière, ou bien dans l’espoir que ce soit vrai, un jour ? Un débat sur le mode d’emploi de ces mondes parallèles fait partie de la conversation entre « Thomas More » et ses interlocuteurs dans l’Utopie et revient chez Aristote et Cicéron, dans leur dialogue rétrospectif, mais toujours actuel, avec Platon6. Le Socrate qui dessine en mots la Ville de Beauté, Kallipolis, s’attend à ce que ses auditeurs
5 Aristote, Rhétorique, I, 3 ; I, 9. Sur le genre épidictique, compris dans ses intentions et ses effets sociaux, voir : C. Perelman, L’empire rhétorique : rhétorique et argumentation, Paris, Vrin (1977), 2002, p. 37-40. Un morceau épidictique vise a « intensifier l’adhésion à des valeurs » (p. 38), donc à créer dans l’auditoire, au lieu d’une décision ou d’un vote immédiats, une « disposition » à agir d’une certaine manière. 6 Utopia se conclut par le scepticisme de Thomas More : les institutions des Utopiens, surtout leur communisme, sont absurdes (absurde videbantur instituta : Thomas More, Utopia, edited by G. Logan, R. Adams and C. Miller, Cambridge, Cambridge U. P., 1995, p. 247). Quant au reste, dit-il, « je pourrais en avoir le souhait, plutôt que l’espoir » (optarim verius quam sperarim). Ces mots résonnent avec ceux du De Republica de Cicéron : civitas optanda magis quam speranda (De Republica, II, xxx, 52) à propos de la politeia platonicienne. Aristote avait préfacé sa présentation d’une politeia parfaite, et parfaitement faisable, au livre VII de sa Politique (1325 b 38-39 ; cf. 1288 b 23-24 ; 1295 a 29), par des propos tout à fait semblables : il faut envisager ce qu’il est possible d’accomplir (dunaton), non pas ce qui ferait l’objet d’un simple vœu, comme s’il s’agissait d’une invocation aux dieux, à savoir une prière, eukhê (1265 a 17-18). Platon attribue un désir purement optatif, précisément de l’ordre de eukhê, à Socrate, pour sa Kallipolis. Socrate insistait, tout au contraire, sur le fait que ses desseins, sur la communauté des femmes et des enfants, visaient le mieux en absolu (beltista), exprimaient une eukhê, certes, mais n’étaient pas moins dunata, en accord avec la nature (République, V, 450 d ; 456 b- c ; cf. Lois, V, 742 e). Si ces souhaits avaient été de pures eukhai, admet-il, il eût été ridicule de s’y attacher (katagelomai : VI, 499 c). Cf. R. Long, « Aristotle’s Egalitarian Utopia. The Polis kat’eukhên », Mogens Herman Hansen (The Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen Polis Centre, vol. 7, Copenhagen 2004), p. 164-196.
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s’amusent, tant ses plans sont saugrenus, et termine par l’aveu bien connu que la cité parfaite se trouve, tout à la fois, dans ses mots et dans le ciel : paradigme à transposer régulièrement dans l’âme, en sachant bien que sur terre, que ce soit à Syracuse, en Crète ou à Athènes, il n’y a pas de place pour la justice7. Envie d’une carte géographique, comme pour cet évêque impatient de prendre la mer vers Utopia ; espérance de retrouver l’île nouvelle comme chez Raphaël Hythlodaeus, son découvreur ; ou bien de grands éclats de rire, comme sur les gradins du théâtre de Dionysos : une utopie provoque une émotion. C’est ainsi que ce parler / penser surgit.
Athènes Pour replacer ce surgissement dans la perspective qui le justifie, il nous faut nous projeter là où tout, ou presque, commence : à Athènes. C’est en nous plaçant au moment de son éclosion, et dans la culture politique locale, que nous apercevons deux choses : l’utopie est une rhétorique ; l’utopie n’est pas la seule forme que prend l’aspiration pré-moderne au meilleur des mondes. Le penser / parler utopique vint offrir une réponse neuve, gaie et polémique, à une question qui fut d’abord athénienne, et déjà rhétorique - celle de l’ordre politique le meilleur. C’est là le lieu de naissance de notre « guiding question». C’est là que l’acte de parole politique trouve sa genèse - non pas une occurrence empirique, bien sûr, mais une existence agie et réfléchie. Cette question émerge dans une variété de contextes, toujours sous une forme comparative. Quelle est la manière d’autorité qui excelle et qu’il faut reconnaître comme étant incontestablement supérieure, parmi les formes simples qui nous sont connues : l’autorité d’un seul homme, celle d’une élite, celle du peuple ? Un, quelques uns, tous (ou du moins la majorité) : voilà un dilemme arithmétique, dans lequel se joue la qualité de cette fonction, suprême et exclusive, qu’est l’exercice de la souveraineté. Cet exercice est sans partage, car le roi, ou bien l’élite, ou bien le peuple, une fois en charge, réunissent tous les pouvoirs - délibératif, judiciaire et exécutif. N’oublions pas que l’idée d’une constitution mixte, dont les composantes seraient des éléments démocratiques, aristocratiques et monarchiques, fait son chemin lentement, avant de trouver sa réalisation idéale dans la république romaine, et ses
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Platon, République, VIII, 592 a-b.
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théoriciens chez Polybe et Cicéron. Dans la perspective athénienne, en revanche, le choix doit se faire entre des options qui s’excluent mutuellement. Entre un singulier et deux pluriels, il faut trancher. Sans compromis. « Quel gouvernement faut-il donc préférer entre tous ? » se demandent les personnages d’Eschyle, Hérodote, Euripide et Aristophane, suivis rapidement des philosophes. De quelle formule faut-il faire l’éloge, tandis que les deux autres ne méritent que le blâme ? Débattue sur la scène tragique et surtout comique, soulevée dans les dialogues platoniciens et dans la Politique d’Aristote, cette question ne dérive pas d’un souci contemplatif : elle prend forme, tout d’abord, sur le terrain et dans l’agir / parler de la démocratie. Je dis bien « démocratie » et non pas « vie politique », comme le disait Leo Strauss, qui a si lucidement saisi l’enjeu de la quête de perfection, mais qui en a sous-estimé, toutefois, la matrice populaire8. C’est dans les assemblées et les procès - à savoir sur la scène du parler public où se déroule l’essentiel de la gouvernance du dêmos - que le défi est lancé, que le choix se fait et que l’éloge commence. J’en vois deux raisons. La première est que la qualité du dêmos n’allait pas sans dire, mais demandait, au contraire, un flot de parole. D’une part, le peuple devait se défendre. Il faut relire régulièrement le pamphlet du « Vieil Oligarque » pour se remémorer la violence, toujours possible au Ve siècle, du langage sur les polloi, les roturiers, les pauvres sans éducation. Ce texte, qui n’est pas destiné à une performance publique, commence par une déclaration : l’auteur ne fera pas l’éloge (ouk epaineô) des Athéniens du dêmos parce qu’ils sont ignobles et méprisables. Toutefois, le sien ne sera pas un blâme non plus, parce que ces mêmes ponêroi montrent une grande intelligence politique. Ils savent récompenser, par les droits démocratiques, ceux à qui ils doivent leur puissance militaire : les marins des trirèmes, c’est-à-dire les citoyens les plus ordinaires. Voilà donc ce qu’on pouvait se permettre de dire, à Athènes, en pleine démocratie. Or, ce non-éloge du peuple serait irrecevable dans une oraison délivrée devant le peuple même, mais il montre néanmoins pourquoi les discours épidictiques, délibératifs ou judiciaires revenaient sans cesse sur les mérites du dêmos et de son gouvernement. La tâche, ai-je dit, n’était pas trop ardue parce que le peuple au pouvoir n’était pas une bourgeoisie commerçante, mais une noblesse d’épée. Ce n’était pas un « popolo grasso », mais un peuple noble : une armée de citoyens, un
8 L. Strauss, « On Classical Political Philosophy », in L. Strauss and H. Gildin, An Introduction to Political Philosophy: Ten Essays by Leo Strauss, Detroit, Wayne U. P., 1989.
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club de guerriers. Il n’y avait donc pas à inventer un langage admiratif : il fallait mettre au pluriel la célébration des héros du passé. Pour cela, on ne manquait pas de modèles. Depuis l’épique et l’invective, epainos et psogos dictaient la division binaire des discours. La poésie d’Homère s’offrait comme l’archétype d’une parole efficace, capable de donner forme à la gloire des aristoi comme Achille ou Ajax, et de la faire exister dans le temps. Au cœur de la politique culturelle de la cité démocratique - dans les Panathénées, dans la tragédie et jusqu’à l’école primaire - la guerre de Troie resta la toile de fond de la culture politique athénienne. Chez un peuple de guerriers, l’éloge ennoblit et anoblit, toujours9. La seconde raison est interne au jeu démocratique. La démocratie crée un milieu agonistique, dans lequel le conflit des opinions doit rester compatible avec la reconnaissance d’un présupposé partagé : que la démocratie même est, de toute façon, la seule option possible pour les Athéniens, parce que la plus précieuse et la plus digne d’eux. Après les guerres avec les Perses, et pendant le long conflit avec Sparte, Athènes, cette cité à la fois démocratique et impériale, mit en œuvre une re-description d’elle-même, comme un État exceptionnel et exemplaire. Cet auto-agrandissement n’était pas le fruit d’une représentation fictionnelle ou normative, mais le travail acharné d’une parole agissante qui, dans ses genres divers - judiciaire, délibératif et épidictique - n’arrêtait pas de célébrer le dêmos, dans l’exercice même de son agir / parler. Le conflit des opinions se maintient à l’intérieur d’un horizon qui non seulement l’accepte, mais qui le rend possible, et sur lequel tous doivent tomber d’accord : l’horizon de ce gouvernement des citoyens qui, dans l’assemblée générale, prennent la parole à tour de rôle, échangent arguments acérés et répliques cinglantes, pour enfin permettre que le peuple souverain parvienne à une décision, immédiatement exécutive, par un vote majoritaire - jamais unanime. La dissonance existe grâce à cet ordre paradoxal, qu’il faut célébrer et corroborer, au moment même où on prend les armes rhétoriques contre un adversaire. Le jeu démocratique survit grâce au désaccord que ses règles consentent, par le renoncement à l’unanimité, comme expression de la
9 J’ai approfondi cet argument dans : « Gendered Politics, or the Self-Praise of Andres Agathoi », R. Balot éd., A Companion to Greek and Roman Political Thought, Oxford, Blackwell, 2009, p. 100-117 ; « Political Animals: Pathetic Animals », Ibid., p. 283-293.
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volonté générale. La cité se contente de la majorité. Les plus nombreux gagnent. Les perdants s’inclinent10. Les orateurs se font une guerre de mots, en somme, mais ils conviennent d’une chose : la qualité de leur politeia. C’est pourquoi ils adoptent des stratégies contentieuses et partisanes, mais ne se permettent jamais de vilipender la démocratie elle-même, au nom de laquelle ils montent à la tribune. Ce n’est pas une gratitude de principe : c’est leur contribution à un jeu qui, pour continuer, doit rester interlocutoire. Le dêmos n’est pas une abstraction : les gens sont bien là, à l’écoute, passionnés, prêts à voter11. Les Athéniens de Thucydide montrent bien cette double technique : entre Diodote et Cléon, entre Alcibiade et Nicias, il y aura opposition sur tout, sauf sur le cadre de leur performance. Il y aura même compétition : celui qui parle se présentera toujours comme le champion le plus authentique et le plus loyal du Peuple. L’interprète zélé de ce qu’il y a de mieux, et de plus démocratique, dans la démocratie. Les orateurs en action sont donc les premiers qui proclament l’excellence d’une constitution, la leur, celle qui les fait parler - donc sa supériorité absolue sur la tyrannie et l’oligarchie. Ce sont eux qui, sur le terrain, ouvrent le débat sur les vertus et les vices de différentes formes de gouvernement. Cela est vrai de l’éloquence délibérative et judicaire, mais encore davantage de ces discours dont le but reste, pour ainsi dire, théorique : blâmer ou faire l’éloge, c’est-à-dire attribuer beauté ou laideur à des personnes, des choses ou des actes, devant des spectateurs attentifs, nous dit Aristote, à la puissance (dunamis) de leur parole. Plus emphatiques et monotones que tout autre genre oratoire, les eulogies pour les soldats tombés sur le champ de bataille produisent un panégyrique outré, 10 L’émergence de cet accord préliminaire, et toujours sous-jacent à la confrontation démocratique, rend possible le travail de la délibération. Egon Flaig a montré comment ce tournant se dessine maladroitement, à la fin de l’Odyssée, in « Processus de décision collective et guerre civile : l’exemple de l’Odyssée, chant XXIV, 419-470 », Annales, vol. 52, no.1, 1997, p. 3-29. Voir aussi du même auteur « Majority Rule : Political Risks and Cultural Dynamics », EspacesTemps.net, www.espacestemps.net/document214. html . N. Loraux est revenue à plusieurs reprises sur la discorde qui se traduit dans un vote majoritaire. Voir, par exemple : « La majorité, le tout et la moitié », Le Genre humain, 22, 1990, p. 89-110. 11 Mon interprétation de la parole utopique, replacée dans son contexte athénien, résonne avec le travail de Josiah Ober (Mass and Elite in Democratic Athens: Rhetoric, Ideology, and the Power of the People, Princeton, Princeton University Press, 1991 ; Political dissent in Democratic Athens. Intellectual Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton U. P., 2001) qui a mis en place une véritable théorie pragmatique de la démocratie, dont l’activité était faite de felicitious speech-acts. À l’issue d’un tout autre parcours, l’efficacité de la parole, dans la « création continue » de la polis, se trouve au centre de la réflexion de B. Cassin. Voir, par exemple : « Who is afraid of the Sophists ? Against Ethical Correctness », Hypatia, 15, 4, 2000, p. 97-120.
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éhonté même, du Peuple athénien. Prononcée dans une situation d’urgence - car la guerre vient de tuer des citoyens, donc il faut réaffirmer plus que jamais la valeur de la cité toute entière - une oraison funèbre devient l’expression d’un amour de soi collectif, sans conditions : un éloge à l’état pur, qui tourne à l’autoéloge. Ce que nous appelons démocratie est un gouvernement excellent, parce que tous (riches et pauvres) y ont une chance. Nous nous gouvernons nous-mêmes ! Notre monde est le meilleur des mondes possibles ! C’est nous les meilleurs ! Les premières utopies ne sont rien d’autre que des objections à cette amplification démesurée, cette exagération outrée, cette vantardise, en somme, dont elles exposent la vanité. Ce sont d’abord des pièces de théâtre et, plus précisément, des comédies, comme les Oiseaux d’Aristophane, produite en 414, lorsque la conquête de la Sicile avait à peine démarré, et que les Athéniens visaient la domination du monde grec. Ce sont ensuite des œuvres philosophiques, dont la République, cette méditation tragicomique sur la justice, inaugure la série. Aristophane et Platon refusent de parler le langage de la tribu. Ils inventent des mondes impossibles, aux antipodes de l’acropole et dans une séparation on ne peut plus éclatante par rapport aux conventions idéologiques du lieu. Et pourtant, dès qu’on les resitue dans la culture politique du Ve et IVe siècles, ces États admirables et préférables entrent en résonance / dissonance avec les autres voix de la cité. Ce sont des œuvres engagées. Cet engagement est ironique.
Eirôneia Eirôneia, l’ironie des anciens, ou du moins des Grecs jusqu’à Aristote, ne consiste pas à dire autre chose que ce qu’on entend dire, c’est-à-dire simuler ou dissimuler (ainsi que Cicéron la définit dans le De Oratore)12, voire même dire le contraire de ce qu’on veut dire (comme le voulait Quintilien)13. Eirôneia n’est pas une distorsion des
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Ciceron, De Oratore II, 68. Quintilien, IX, 2, 44. Dans l’immense réflexion sur le rire et le sourire, sous les formes les plus diverses - le comique, l’humour, le sarcasme ou l’ironie - il y a consensus sur cette définition minimale. H. Bergson, Le rire, Paris, 1900 ; V. Jankelevitch, L’ironie, Paris, 1936 ; W. Booth, A Rhetoric of Irony, Chicago, University of Chicago Press, 1975 ; M. Mizzau, L’ironia. La contraddizione consentita, Milano, Feltrinelli, 1984 ; C. Colebrook, Irony. The New Critical Idiom, London, Routledge, 2005 ; A. Marchetti, D. Massaro, A. Valle, Non dicevo sul serio, Milano, Franco Angeli, 2007. 13
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choses, mais une minimisation de soi14. C’est sur ce qu’il en est à propos de soimême (peri hauton) que l’on a le choix entre alazoneia, la vantardise, d’une part, et eirôneia, d’autre part. Alazoneia est une louange de soi ; eirôneia un blâme de soi. Ce sont deux dispositions autoréférentielles : déplacées, extrêmes, excessives - l’une comme l’autre. La conduite intermédiaire, par conséquent vertueuse, sera une franche appréciation de ses propres mérites. Par eirôneia, nous inclinons donc vers la « litote déflationniste» qui, dans la paraphrase d’Aristote que nous offre Vladimir Jankélévitch, serait « l’opposé diamétral de l’emphase, qui est inflation et vaine grandiloquence et qui ne produit que du vent ». Nous fuyons tout ce qui est masse, pesanteur et enflure, to onkeron15 . Eirôneia n’est donc pas, au départ, une figure de style ou de pensée, c’est-à-dire un type d’énoncé, mais une manière d’énonciation qui affecte celui qui parle16 . L’eirôn est un caractère : c’est l’homme qui, au lieu de se mettre en valeur de manière prétentieuse (prospoiein), prend une attitude, je dirais même une posture, d’autodérision. Le modèle en est, naturellement, Socrate, lorsqu’il se trouve en présence de personnages arrogants et imbus d’eux-mêmes, comme Thrasymaque, ou à peine confiants dans leur expertise, comme le jeune mathématicien Théétète. Socrate se dit inculte, incompétent, ignare. Par ces mots, il se présente et se définit, mais, surtout, il prend position dans le scénario dialogique et se prédispose à jouer un certain rôle : celui de l’ahuri, du paumé presque aphasique - tout juste capable, peut-
14 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1127 a-b. C’est la définition aristotélicienne que je vais utiliser ici, pour décrire la mise en place d’une perspective : celle du public qui, en acceptant de rire de soi, prend à son compte un dénigrement systématique et, ce faisant, consent à ternir sa propre image. Il y a débat sur les usages du mot « eirôneia », chez Aristophane et Platon : A. Nehamas, The Art of Living: Socratic Reflections from Plato to Foucault, Berkeley, University of California Press, 1999 (« Socratic Irony ») ; M. Lane, « The Evolution of Eirôneia in Ancient Greek Texts. Why Socratic Eirôneia is not Socratic Irony », David Sedley éd., Oxford Studies in Ancient Philosophy, Volume XXXI, Winter 2006, Oxford, Oxford University Press, p. 49-81. D. Wolfsdorf, « Eirôneia in Aristophanes and Plato », Classical Quarterly 58 (2008) p. 666-672. Je n’entre pas dans ce débat, pour l’instant, mais je partage les arguments de David Wolfsdorf qui, contre l’interprétation d’eirôneia comme « deception » (Lane), rétablit la signification autoréférentielle : une stratégie digne d’un renard (vulpine), qui consiste à bien se cacher, se dérober, se camoufler - afin de leurrer une proie. 15 V. Jankélévitch, L’ironie, op. cit., p. 80. 16 Le grand Dictionnaire Littré ne s’y trompe pas : « 1. Proprement, ignorance simulée, afin de faire ressortir l’ignorance réelle de celui contre qui on discute ; de là l’ironie socratique, méthode de discussion qu’employait Socrate pour confondre les sophistes. 2. Par extension, raillerie particulière par laquelle on dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre. Ce compliment n’est qu’une ironie. 3. Par extension, retour sur soi-même par lequel, semblant se moquer du malheur, on en exprime plus fortement l’impression.».
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être, d’articuler quelques questions. Il se fait discret : aux autres de s’exprimer. Il se dérobe : aux autres de se mettre en avant. Il se rabaisse : aux autres de s’exalter. Socrate se place donc dans une certaine perspective sur lui-même : à la différence des champions de l’estime de soi (par goût des honneurs et de gloire, ou par l’appât du gain), il s’inflige une litote continue. Il s’oppose, nous dit bien Aristote, non pas au menteur, mais au vantard, alazôn17. Eirôneia c’est se mettre en sourdine, c’est badiner avec l’amour de soi - se blâmer en somme, mais sotto voce. Je me diminue, je m’écarte, je m’efface, je m’écrase même - mais je parle. Je n’y connais pas grande chose ! Je ne sais pas ! Je ne vaux rien ! À toi de comprendre s’il faut me croire… Sourires. Dans une culture de l’admirable et de l’exécrable, du panégyrique et de l’invective, dans laquelle, grâce à la sédimentation de l’éthique homérique, le grand partage des discours entre psogos et epainos reste plus que jamais vivant, voici sourdre une autre façon de jouer sur le clavier épidictique. C’est une tactique moderne, paradoxale, agaçante. Alors que, normalement, l’admiration s’adresse à d’autres, mais surtout à soi-même, tandis que la réprobation, l’injure ou la moquerie frappent les autres, eirôneia redirige un doux reproche vers soi. C’est un acte de parole qui vient bousculer les semblants, qui brise l’évidence d’un rapport à soi toujours complice, complaisant, narcissique. Eirôneia met mal à l’aise. Devant ce fin renard de Socrate, Thrasymaque s’enflamme de fureur, pour enfin éclater d’un rire sardonique. « Ô Héraclès, la voilà bien, la fameuse eirôneia habituelle à Socrate ; je le savais … ». Et Socrate d’achever sa ruse, par le compliment qui s’impose (et qui tue): « Tu es malin, Thrasymaque ! »18. Les premières utopies sont des comédies : ce n’est pas un hasard. C’est le théâtre qui, avant la philosophie, engendre ce blâme indolore de soi, qui fait la posture ironique. C’est cette posture qui, nous verrons, prépare la perspective utopique.
17 Voir Thomas D’Aquin, qui lui fait écho : « aliquis de se fingit minora » (apud Jankélévitch, p. 82). On peut trouver chez Linda Hutcheon (A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, London, Methuen, 1985, p. 53) une analyse du plan pragmatique de l’ironie (son effet de jugement), qu’il faut distinguer du plan sémantique (l’antithèse entre discours et intention). Cette discussion se rapproche de ma lecture perlocutoire de la posture ironique, sans toutefois prendre la mesure de l’eirôneia pré-cicéronienne, comme pure manière d’énonciation, dont le but est de mettre en place celui qui parle. 18 Platon, République I, 337 a (traduction de Pierre Pachet).
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Dêmos et dêmos La comédie ancienne mit en place un appareil à faire rire les Athéniens. Un des défis interprétatifs les plus tenaces est celui de comprendre pourquoi et comment ces plaisanteries sont, en grande partie, « politiques ». Elles font rire, littéralement, de la polis - non pas la cité en général, mais la cité des spectateurs - celle qui organise les festivals, la production et la compétition des pièces ; celle qui est représentée par les personnalités assises au premier rang ; celle qui s’étend aux portes du théâtre et que l’on peut apercevoir des gradins. Les comédies amusent les Athéniens non seulement aux dépens d’étrangers bizarres et surprenants - Béotiens, Perses ou Triballes -, mais surtout au frais d’Athènes. Les Athéniens rient d’eux-mêmes, en chœur. Davantage, ils s’esclaffent non seulement aux dépens d’individus singuliers, à la réputation douteuse et aux mœurs pittoresques, mais surtout aux frais du peuple Athénien, dans sa totalité19. Tout y passe, personne n’y échappe : hommes et femmes ; jeunes et vieux ; fermiers et citadins ; riches et pauvres ; rustres et notables ; hoplites et marins ; dieux et cadavres. Les Athéniens vont jusqu’à faire gorge chaude de leur précieuse politeia, de ce gouvernement du dêmos que, en dehors du théâtre ils ont tellement l’habitude de respecter, rehausser, exalter - dans le plus grand sérieux. Dans l’espace / temps de Dionysos, Athènes tout entière est tournée en dérision. Le Peuple en personne, Monsieur Dêmos, devient un vieux radoteur, hébété, paresseux et, surtout, d’une crédulité sans bornes, lorsqu’un esclave peu scrupuleux se met à le gâter, le flagorner, l’encenser pour mieux le mener en bateau. Dans les Cavaliers, par cette caricature du Peuple, Aristophane pousse à l’extrême son orchestration du rire politique. Sur la scène, Dêmos se pavane, ignare de son inglorieuse vulnérabilité : il est la victime de la flatterie des démagogues, tellement il est fat, prétentieux, aveugle. Sur les gradins, le dêmos s’en donne à cœur joie.
19 Rossella Saetta Cottone, Aristofane e la poetica dell’ingiuria, Bologna, Carocci, 2005 reprend la question de l’injure adressée à des individus, omniprésente dans la comédie. On y trouvera un aperçu du débat critique en cours, avec une conclusion « pragmatique ». L’insulte de citoyens bien connus, et peutêtre assis sur les gradins, est une manière d’engager les spectateurs dans l’action dramatique, de les obliger, pour ainsi dire, à rire d’eux-mêmes (p. 352). Cette conclusion s’approche de mon argument, à ceci près que la réflexivité du rire collectif culmine dans la raillerie anonyme de tous - le dêmos ou la polis. Voir aussi X. Riu, « Gli insulti alla polis nella parabasi degli Acarnesi », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 1995, 50, p. 59-66.
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Si, pour les Athéniens entre eux, en l’absence d’étrangers dans l’audience , une telle autodérision était possible, cela signifie que les gens savaient jouer le jeu d’un blâme d’eux-mêmes, qui, au lieu de les faire souffrir (d’indignation, de honte ou de colère), leur donnait un immense plaisir. La stratégie comique agit comme une thérapie d’eirôneia, appliquée au corps civique tout entier. Pour en comprendre le tour de passe-passe, et pour saisir sa signification politique, il faut se distraire des intentions de l’auteur ou du texte, pour se concentrer plutôt sur la situation théâtrale, donc regarder du côté du public. Une chose est de tâcher de savoir ce que put signifier la composition des Cavaliers, pour Aristophane, sa carrière, et sa vision de la démocratie. Une autre est de reconstruire la plausibilité de ce faire-rire, aussi impitoyable que réfléchi. Il faut prendre la mesure de ce déferlement de jubilation suicidaire. Car le public fréquente le théâtre, dans l’espoir de se marrer ; et c’est son rire qui engage, pour ainsi dire, sa responsabilité. La moquerie est inscrite dans le scénario, les situations, les costumes et les dialogues, bien sûr, mais elle rebondit dans la réjouissance, allègre et railleuse, des spectateurs. Ce sont eux qui prennent à leur compte le persiflage de Dêmos, c’est-à-dire d’eux-mêmes, et le font résonner. Ce sont eux qui prennent ce plaisir, le prisent et en redemandent. Leur attitude, leur posture, leur perspective sont celles d’eirôneia. Car l’eirôn, ne l’oublions pas, ne fait pas de l’ironie, en faisant des phrases. En parlant de lui-même, il se met en place ; il tourne vers soi un regard qui, loin d’être ému et ébloui, devient critique. L’eirôn « fait retour sur soi ». C’est cela qui compte. C’est cette disposition qui nous offre un modèle, bien Grec, du plaisir comique. Les Athéniens ordinaires prennent place sur les sièges du théâtre, donc, et, le temps d’une pièce d’Aristophane, consentent à ne pas se prendre au sérieux. Au contraire, ils se laissent arracher le masque, tourner en bourrique, entraînés dans un jeu ironique collectif. C’est bien d’eirôneia qu’il s’agit, et non pas simplement de ce qu’Aristote appelle eutrapelia, la bonne humeur de celui qui sait accepter une bonne blague. Dans la situation théâtrale, il y a un véritable transfert de la plaisanterie qui, du script et par le spectacle, passe au corps : assis à ma place, pendant deux heures, je m’esclaffe à mes propres frais. Par ce rire, je me minimise. Je fais, en chœur, ce que l’eirôn fait en solitaire, c’est-à-dire le contraire de ce que ferait l’alazôn. Le plus vulgaire des genres 20
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Acharniens, 502-507.
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dramatiques produit, dans son impact exhilarant, un tour de passe-passe d’un incroyable raffinement. Ce raffinement est à la fois esthétique, parce que le langage explose dans une profusion époustouflante de métaphores et de jeux de mots ; cognitif, parce que, pour rire, il faut faire des milliers d’inférences ; et politique. Ce n’est pas parce que le théâtre de Dionysos créerait un espace / temps « carnavalesque », que la comédie peut se permettre de railler impunément le pouvoir et les valeurs de la démocratie. La comédie fait rire le dêmos d’une chose très particulière : de ce qui, chez Dêmos, prête à rire. À l’arrière-plan du théâtre comique, il y a une culture politique qui tolère une idée très précise non pas du rire, mais du ridicule - le caractère de ce qui, inéluctablement et irrésistiblement, provoque la risée. Ce caractère est la vanité. Le dêmos fait rire, sans faute, parce qu’il se prend au tragique. On s’amuse tellement à le rabaisser, parce qu’il se hausse lui-même. On jouit de la litote, parce que, si souvent, il faut pratiquer l’hyperbole. Platon d’abord, et Aristote ensuite, ont vu le risible prendre forme à la source même du sérieux : dans le décalage entre une haute image de soi et le regard qui la démystifie ; entre se flatter et fustiger sans douleur ; entre le registre révérencieux, solennel et sentencieux de tous les styles soutenus (drame ou éloquence funéraire) et le ton insolent, grossier et désabusé, de la comédie. Le tragique est potentiellement comique. Dans le rythme bipolaire de la culture épidictique, on a besoin de rire : parce qu’il y a tellement d’auto-éloge - un auto-éloge si vital pour le dêmos, pour les raisons indiquées plus haut - il va falloir se soulager, de temps en temps. Évidemment, dira-t-on, c’est un choix. C’est le choix démocratique. Dêmos sait, comme Socrate, que eirôneia met un bémol à son amour de soi, pas à son pouvoir. Il fallait la culture démocratique pour qu’il y ait une telle activité de parole - et, tout à la fois, la liberté d’en plaisanter. C’est à la Comédie Athénienne que prend naissance ce que nous appelons utopie. Le penser / parler utopique requiert une perspective tout à fait particulière, qui est celle-là même d’où s’origine le rire du dêmos pour Dêmos. Platon emboîtera le pas à Aristophane. Utopia est enfant d’eirôneia.
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Nephelokokkugia Voyons donc de plus près comment opère la culture politique des Athéniens. Comment leur pratique habituelle de l’éloge et du blâme, qui se manifeste sur le registre du grave et de l’univoque dans tant de performances - des récitations homériques aux tragédies ; de l’éloquence délibérative ou judiciaire aux oraisons funèbres - peut devenir, dans la comédie, loufoque et déroutante. Voyons comment eirôneia, parce qu’elle travaille la distribution des rôles épidictiques, engendre utopie. Les comédies d’Aristophane représentent des anti-Athènes ou des Athènes invraisemblables. La plus exotique entre toutes, les Oiseaux, met en scène une cité nouvelle, que deux Athéniens fatigués et déçus, Pisthetairos et Euelpides, se retrouvent à fonder en plein ciel, à mi-chemin entre le monde des humains et le monde des Olympiens. Nephelokokkugia sera, on l’espère, ce lieu parfaitement heureux, harmonieux et juste qu’Athènes ne sait pas être. Le projet naît d’un désir de bonheur. Ces deux citoyens, vieux et tout à fait ordinaires, désespèrent de leur polis, qui est grande et riche, certes, mais trop litigieuse et turbulente, remplie d’individus qui exploitent la discorde et se cherchent querelle - juges, sycophantes, rhéteurs. Tout commence donc par leur dégoût pour le genre de vie, qui se déroule dans une cité que gouverne le dêmos. Batailles politiques et poursuites judiciaires déchirent le tissu social. Hostilité et soupçons, antagonisme et désaccord dominent les relations entre les individus. La parole n’y fait pas un monde : tout au contraire, les joutes verbales défont la communauté. Par les mots, on ne cesse de se battre. Ce diagnostic fait voir Athènes sous une lumière caricaturale, sinistre même. Le spectateur découvre une version grotesque de cette pratique de la parole, qui fait vivre la cité et fait agir son gouvernement. Pour emprunter le langage d’Henri Bergson, la cité devient risible lorsqu’elle se mue en un engin grippé, une « machine à juger, une machine à parler »21. Pour reprendre la perspective critique de Josiah Ober, les mots, au lieu d’agir de manière efficace et heureuse (felicitous), s’y trouvent déconnectés de la vie commune, pour servir des intérêts égoïstes. Parler y revient à fabriquer des discours pléthoriques et inutiles, mais dangereux. Davantage, les reproches que les personnages d’Aristophane adressent à leur cité renversent point par point les louanges que Périclès en avait fait. Les arguments de 21
Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique (1940), Paris, P. U. F., 2007, p. 42.
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l’Oraison Funèbre convergeaient vers une idée directrice : l’unité du corps social qui, grâce à un gouvernement appelé « pouvoir du peuple », parvenait à offrir les mêmes chances à tous, sans distinction. Le même gouvernement avait rendu l’histoire de la cité égale à elle-même, dans le temps. Le résultat en était une identité puissante, originelle, continue et exemplaire : bref, « nous sommes l’école de l’Hellade ». Les deux compères qui fuient Athènes et partent à l’aventure ne peuvent plus supporter, tout au contraire, cet état d’affairement fébrile et de conflit permanent qui fait, pour eux, la réalité quotidienne de dêmokratia. À Athènes, surtout, il n’y a pas assez de plaisir. Périclès avait fait culminer sa vision de l’exception Athénienne, dans la synthèse d’entraînement militaire, dévouement politique et toutes sortes de volupté : jouir de moments de loisir, cultiver le raffinement, mener son existence comme cela vous plaît. Un tel équilibre était la marque d’une culture supérieure, qui ne se bornait pas à la discipline et au devoir, comme chez les Laconiens. Pisthetairos et Euelpides, cependant, n’y trouvent pas d’agrément du tout. Athènes est grande, certes, mais pas heureuse. La cité regorge de soupçons, de dénonciations, de procès - et de lois tatillonnes qui empiètent sur la vie sexuelle, donc limitent hêdonê. On y vit mal. On n’a pas envie d’y rester. C’est pourquoi on souhaite aller voir ailleurs, en quête d’un endroit aussi délicieux qu’une pelisse douillette22 . Du vrai plaisir, enfin ! Les Oiseaux donnent le ton de ce que sera le penser / parler utopique. Un monde parallèle, découvert au bout d’un voyage ; un lieu idéal, béat, reposant, mais envisagé par contraste, depuis les tumultes et les désordres de la vie démocratique. Un monde aussi réglé que gratifiant, dans lequel les désirs sont satisfaits, et si complètement qu’on ne saurait regarder plus loin. Tout au contraire, tout le monde viendra s’y ruer. Actes de parole, actes d’eirôneia, ces fictions d’un « ailleurs qu’ici » désamorcent la fierté et exposent la jactance locale. Le superlatif utopique est toujours un comparatif : en compétition avec cette polis-ci, toujours la même, celle qui n’arrête pas de faire sa propre réclame ! Nephlokokkugia, la ville dans les nues, existe afin que, depuis cet observatoire que devient le théâtre, l’on puisse tourner les yeux vers
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Aristophane, Oiseaux, 324.
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l’Attique et l’apercevoir en perspective. Regardez autour de vous ! - nous encourage Pisthetairos. Là-bas, à vol d’ oiseau, la polis « grande et riche » devient minuscule23. C’est pour cela que les utopies sont composées non pas comme des divertissements descriptifs, mais comme des hommages hyperboliques. Elles créent des cités imaginaires, inconnues, inattendues et, tout en les inventant, elles en magnifient les splendeurs. Le discours utopique naissant emprunte la manière épidictique de l’éloge, mais d’un éloge détourné, déplacé vers un lieu étranger et glorifiant des gens insolites - que ce soit les Femmes, quand elles réinventent Athènes ou les Oiseaux fondateurs de Nephelokokkugia. Voici, enfin, une cité qui surplombe toutes les autres et qui, surtout, nous dépasse! Parce que les Utopies mettent en œuvre une délocalisation de l’éloge éloge de l’inouï ou de l’exotique, à la place d’un éloge de soi -, elles sont le produit d’eirôneia24. Car l’effet perlocutoire (pour emprunter le langage de la pragmatique) de cette admiration exportée ne peut être qu’une « atténuation de l’ego » des spectateurs25. Si c’est de Nephelokokkugia que tout le monde est fol amoureux, cela veut dire qu’Athènes n’est peut-être pas si aimable qu’on veut bien le croire. Comme devant la démence de Dêmos, les concitoyens de Pisthetairos se regardent en perspective - en eirônes, pour une fois, pas en alazones. Mais d’eirôneia, nous le savons, il faut toujours se méfier. Si, en me faisant tout petit, je te porte aux nues : attention !
23 Aristophane, Oiseaux, 175. Sur le regard d’en haut, et sa valeur critique : P. Hadot, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, 2008. 24 Henri Bergson (Le Rire, op. cit., p. 97) donne une définition d’ironie qui s’ajuste à la perspective utopique. «…on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. […] l’ironie est d’une nature oratoire tandis que l’humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être. C’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence sous pression ». Bergson parle de l’énoncé ironique et de ses propriétés, et non pas de son impact sur un spectateur, mais il donne toute son importance à la manière rhétorique de produire de l’admirable / préférable. 25 V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion (1964), 2005, p. 83.
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Kallipolis C’est pourquoi Socrate, le Socrate platonicien, nous offre la clé de cet engagement du penser / parler utopique avec l’idéologie de la cité. Socrate, théoricien et praticien d’eirôneia, fit de la minimisation de soi une méthode - sa méthode - dialectique. Toutes les perspectives de ses dialogues aboutissent à l’effacement du maître, qui d’abord méprise son propre savoir jusqu’à le nier, ensuite invite son jeune interlocuteur à exposer ce qu’il pense, pour enfin mettre à l’examen - et, le plus souvent, mettre en pièces - ces propos imprudents. Catharsis, maïeutique, inquiétude : la rencontre avec Socrate vous rend loquace, pour vous laisser enfin fort marri, occupé à lécher vos blessures26. Socrate énonça une théorie du comique, qui reste d’une formidable pertinence culturelle : ce qui fait rire, avança-t-il dans le Philèbe, est la prétention d’être meilleur que l’on est, sous l’aspect de la richesse ou de la beauté, mais surtout de la connaissance. Le ressort du ridicule, en somme, c’est la vanité27. À cette idée d’un écart entre ce que l’on est et ce que l’on croit être s’en associe une autre : celle d’un décalage entre ce que l’on souhaite et ce qui est faisable. Les vœux qui, comme de simples prières (eukhai), restent déconnectés du possible sont risibles28. La cause du rire, en somme, réside dans l’inadéquation d’une personne, par rapport à un désir imaginaire, que ce soit un idéal du moi ou le fantasme d’un monde admirable. Eirôneia et vantardise sont donc profondément connectées, par ce jeu binaire de louange et de blâme que nous avons vu systématiquement au travail, dans la culture athénienne : je me rabaisse, pour éviter de m’exposer à votre risée. J’apprends à me 26 J’ai approfondi cet argument sur la stratégie ironique, donc fort irritante, de toutes les métaphores du dialogue socratique, y compris celles d’apparence charitable et flatteuse, dans un texte fort ancien (« Le sage / femme. Maïeutique et anamnèse ») paru d’abord dans Esquisses psychanalytiques, 1990, 13, p. 131149, repris ensuite dans L’âme est un corps de femme, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000, p. 69-91 (« Le Mythe maïeutique »). Cette lecture s’accorde avec l’interprétation de B. Cassin et M. Narcy, La Décision du sens, Paris, Vrin, 1989, p. 70-71. Les ruses socratiques sont devenues, désormais, de plus en plus évidentes : voir, par exemple, les contributions de Michel Narcy (« Le comique, l’ironie, Socrate », p. 283 - 292) et de Livio Rossetti (« Le rire comme arme entre les mains de Socrate et de ses élèves », p. 253-268) au volume édité par Marie-Laurence Desclos, Le rire chez les Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne, Paris, Jérôme Millon, 2000. 27 Platon, Philèbe, 48 e 9-10. Voici un des échos modernes de cette théorie du rire : Henri Bergson, Le Rire, op. cit., p. 132-133 : « Issue de la vie sociale, puisque c’est une admiration de soi fondée sur l’admiration qu’on croit inspirer aux autres, [la vanité] est plus naturelle encore, plus universellement innée que l’égoïsme, car de l’égoïsme la nature triomphe souvent, tandis que c’est par la réflexion seulement que nous venons à bout de la vanité. […] On pourrait dire que le remède spécifique de la vanité est le rire, et que le défaut essentiellement risible est la vanité». 28 Platon, République, V, 499 c.
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connaître moi-même, dans mon ignorance, afin de ne pas avoir l’air d’un bouffon. Aristote fera de l’eirôn (qui ne cesse de se déprécier et se dénigrer) le contraire de l’alazôn, le fanfaron. Exaltation de soi ; miniaturisation de soi. Goût de l’hyperbole ; esprit de litote. Se prendre terriblement au sérieux ; s’observer à distance - à vol d’oiseau, précisément. Amour de soi, bavard, intarissable ; suspension du jugement, sourire. C’est un jeu à somme zéro : ou l’un, ou l’autre. Socrate, enfin, prit un malin plaisir à s’attaquer au genre épidictique le moins nuancé qui soit, l’oraison funèbre. Dans la sienne, Périclès avait magnifié Athènes. Socrate la remettra à sa taille. Mais en prenant un détour, par la voix des femmes. Il revient à la maîtresse de Périclès, Aspasie, d’interpréter le kitsch athénien, ce qu’elle réussit à merveille29. Elle parle. Elle parle toujours. Il écoute. Mais il a déjà tout dit : ce type de galéjades, avait-il annoncé à Ménéxène, le transporte aux Îles des Bienheureux, pour trois jours. Epainos montre donc son pouvoir. Il est si facile de vanter Athènes devant les Athéniens ! L’éloge les enchante, jusqu’à leur faire croire qu’ils se trouvent déplacés dans un ailleurs fabuleux - nous dirions une ébauche d’utopie30. Sur cet auditoire, les mots d’Aspasie exercent une action dépaysante. Et pourtant, tout se passe sur place. Dans un mimétisme qui le ravale au niveau de ses concitoyens les plus ordinaires et les plus vains, Socrate se confond dans la foule locale. Son camouflage crée, de nouveau, une situation d’eirôneia : il fait semblant d’être un sot, si ignorant qu’on peut lui faire croire n’importe quoi, surtout sur lui-même dans son univers admirable. Mais il y a un leurre supplémentaire pour le lecteur. C’est Athènes que ces mots transfigurent en un paradis sur terre. Athènes! Le Ménéxène fait la jonction entre l’Apologie et la République. C’est le dialogue / monologue qui expose le contraste entre une cité tellement injuste, qu’elle mit à mort le plus juste des hommes, d’une part, et, d’autre part son contraire diamétralement opposé, parce que fondée sur dikê. Ce contraste relève de la vanité. La cité parfaitement injuste se permet de cultiver l’autocélébration absolue. Athènes est le meilleur des mondes, pontifie une femme bavarde. Mais bien sûr, le bonheur habite ici, oblige Socrate. Ici, c’est l’Île des Bienheureux et c’est toujours chez nous, les
29 Milan Kundera, paraphrasant Herman Broch : « Le kitsch est autre chose qu’une simple œuvre de mauvais goût. Il y a l’attitude kitsch. Le comportement kitsch. Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch (Kitschmensh) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaitre avec une satisfaction émue » (L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 157). 30 Platon, Ménéxène, 235 a-e.
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vivants les plus nobles et les plus beaux. Demandons-nous, tout de même, qu’estce que la justice. Kallipolis pointe à l’horizon. C’est le second acte de naissance de l’utopie. Une naissance qui annonce l’implosion.
Lait d’oiseau et désir de gloire Comme nous le savons bien, l’édification d’une cité optimale n’est pas le fin mot de l’histoire. Les premières utopies donnent la réplique à la performance athénienne de l’amour de soi, en deux temps. Par la projection du mieux, admirable et préférable, dans un ailleurs (ce qui diminue l’ici) ; mais aussi par un ton dithyrambique, qui fait écho à la parole Athénienne et pousse l’hyperbole encore plus loin (ce qui fait soupçonner l’impossible). En mimant Athènes, les cités de parole renchérissent à leur tour sur la flatterie et, ce faisant, elles créent des expectatives démesurées ou, pour le dire avec Socrate, des souhaits qui ne tiennent pas compte du possible : des eukhai. Comme tout décalage entre qualité réelle et autoreprésentation, ces illusions sont risibles31. Puisque poètes et philosophes ne sont pas dupes, ils nous racontent la suite. Nephelokokkugia, d’abord. Les Oiseaux sont monarchiques et cannibales, comme on l’a souvent remarqué, mais ils sont, surtout, immensément vaniteux. Ils le sont en général, par un destin anatomique « bon à penser », pour ainsi dire, qui fait de leurs aigrettes, traînes et empennages aux silhouettes excentriques et aux couleurs vives des métaphores éloquentes de la pompe et de l’ostentation32 . Mais ils le sont, tout particulièrement, dans la pièce d’Aristophane. C’est la vanité qui, sous des formes diverses, compose les personnages. C’est la contagion de la vantardise qui confère une cohérence à l’intrigue33.
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Platon, République, VI, 499 b-c. Voir supra, note 6. Aristophane, Acharniens, 62-63. Pour une interprétation des Oiseaux dans le cadre plus général des représentations animalières : S. Saïd, « Pas si bête, ou le jeu de la bêtise dans la comédie ancienne », Le Temps de la réflexion, 9, 1988, p. 73-92 ; F. Armengaud, « Figures de l’animal dans la Grèce antique », J.-L. Guichet, Usages politiques de l’animalité, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 129-162. 33 L’interprétation de cette pièce est des plus controversées. Pour une discussion éclairante, surtout au sujet de sa pertinence politique, on verra : David Konstan, Greek Comedy and Ideology, Oxford, O. U. P., 1995, p. 29-44 (Birds). Mais aussi : B. Zimmermann, « Nephelokokkygia. Riflessioni sull’utopia comica », in W. Roesler e B. Zimmermann, Carnevale e utopia nella Grecia antica, Bari, 1991, p. 53-101 ; A. Sommerstein, « Nephelokokkugia and Gynaikopolis: Aristophanes’ Dream Cities », in Mogens Herman Hansen éd., The Imaginary Polis. Acts of the Copenhagen Polis Centre vol. 7, Copenhagen 2004, p. 73-99. Ce dernier article examine la construction narrative et dramatique du pouvoir de Pisthetairos, aux dépens des oiseaux - dont la naïveté, j’ajouterais, dépend entièrement de la vanité. 32
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Pour commencer, les Oiseaux se laissent convaincre d’entreprendre la fondation de Nephelokokkugia par la révélation de leur prestige ancestral. Pisthetairos manie bien la flatterie : savent-ils donc, ces nomades que l’on prend à coups de pierre, qu’ils étaient jadis les vivants les plus puissants et les plus majestueux de tous ? Avant Zeus, et Kronos et les Titans et la Terre, c’étaient eux qui régnaient sur tout ce qui existe ! Les premiers rois mortels, d’ailleurs, que ce soit en Perse, en Égypte, en Phénicie ou en Hellade, étaient tous des volatiles. Fonder une cité, aussi imposante que Babylone, leur permettra de reconquérir une souveraineté perdue. C’est donc bien un hommage soudain qui les entraîne dans ce projet : transformer en une polis une société éparpillée (sunousia) - et le vaste espace où ses membres évoluent (polos). S’enraciner et retrouver Basileia34. La nostalgie de leur grandeur passée est donc à l’origine de la cité des Oiseaux. Immédiatement, ils se pavanent. Ils se prennent eux-mêmes pour les créatures les plus illustres qui soient : plus vénérables que les Olympiens, incommensurablement supérieurs aux humains, ces malheureux sans ailes, pétris de limon, croupissant dans l’ombre, semblables aux feuilles… En vers grandiloquents, le chœur improvise une Théogonie qui place l’origine du monde dans un Œuf primordial. Les premiers dieux étaient tous des bipèdes ailés - Eros le premier de tous. La généalogie des Oiseaux est d’abord un pastiche d’Hésiode et de poésie orphique, certes, mais fait écho aussi à un mythe politique : la représentation nobiliaire de soi, par la pureté et l’antiquité de sa souche. Une telle représentation, si chère aux Athéniens - descendants de trois puissances divines : Athéna, Héphaïstos et Terre - était un lieu commun, précisément dans les oraisons funèbres35. Voici donc une version light, toute en apesanteur, de l’autochtonie. L’éclat d’une haute naissance s’apprend vite. Fondée sur les éloges, aussi fastueux que grossiers, d’un Athénien, la cité aérienne ne saurait échapper aux échos de cette parole. Rapidement, les pires des Athéniens envahissent le ciel. Ce qui devait rester un îlot de volupté, lointain et inaccessible, se
34 Aristophane, Oiseaux, 465-510. K. S. Rothwell (Nature, Culture and the Origins of Comedy. A Study of Animal Choruses, Cambridge, Cambridge U. P., 2007) propose une lecture de la pièce, entièrement basée sur la signification anthropologique de la fondation de la cité, à partir d’un état de nature. 35 N. Loraux, L’invention d’Athènes, Paris, Payot, 1978.
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remplit de personnages pétulants, cupides et obséquieux. Un géomètre, un diseur d’oracles, deux poètes (dont un dithyrambique), un inspecteur, un marchand de décrets, un héraut, un sycophante. Les premiers visiteurs qui se hâtent de migrer dans la cité nouvelle sont tous des exploiteurs de la parole publique. Ils sont, plus précisément, des alazones, des hâbleurs36. Ils se répandent en compliments, en hymnes et en prédictions en l’honneur des nouveaux seigneurs du monde ; ils se font gloire, en même temps, de leurs propres qualités. Ils flattent, autrement dit, en se vantant. Les Oiseaux s’en défendent, mais, à leur tour, ils tombent dans un amour passionné d’eux-mêmes. Les enfants d’Athéna sont nés de la terre37 ; les Oiseaux, créatures éthérées, seront les enfants d’Eros. Leur ancêtre n’est en effet personne d’autre que le dieu même de l’amour, dont le pouvoir et le mode d’action tiennent entièrement à ses ailes - tant il est volage, inconstant, insaisissable. La cité des nuages aura donc un pedigree divin, tout en légèreté, mais dont la jouissance imaginaire fait écho, encore une fois, à l’éloquence terrienne des Athéniens. Périclès avait exhorté ses auditeurs à devenir « énamourés», erastai, de la cité. Dans son langage soutenu et impérieux, il énonçait un devoir : il fallait se mettre à contempler la puissance de la patrie, telle qu’elle se manifeste dans les actes (et non pas seulement dans les mots qui amplifient). De cette theôria, chez les Athéniens, il était impératif que jaillisse un véritable erôs38. Chez les Oiseaux, en revanche, nul besoin d’un rappel à l’ordre : Eros s’épanouit spontanément. Il était à l’origine du lignage, il inspire maintenant les amoureux de la cité, ces dix milles immigrés qui se pressent, et qu’il va falloir équiper en ailes. Les louanges des oiseaux sont désormais chantées à l’unisson - et partout. « Bientôt chacun des hommes appellera cette cité populeuse, entonne le Chœur. Que la fortune nous favorise. On est épris d’amour pour ma cité, katekhousi d’erôtes emâs poleôs »39. Pisthetairos et Euelpides sont venus chez les oiseaux, pleins d’erôs pour
36 Oiseaux, 983 ; 1016. D. M. MacDowell, « The meaning of alazon », in E. M. Craik éd., Owls to Athens. Essays on Classical Subjects Presented to Sir Kenneth Dover, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 287-292. Pour une perspective ancienne et moderne : R. S. Di Miola, Shakespeare and Classical Comedy: the Influence of Plautus and Terence, Oxford, Oxford U. P., 1994 (« New Comedic alazoneia », p. 101139). 37 Pour reprendre les tournures de Nicole Loraux (Les Enfants d’Athéna, Paris, Maspero, 1981 ; Nés de la terre, Paris, Éditions du Seuil, 1996). 38 Thucydide, III, 43, 1. 39 Aristophane, Oiseaux, 1313-1316.
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leur genre de vie, charmant et confortable40. Maintenant, tous les hommes sont des erastai, des amoureux de la cité41 ! À Nephelokokkugia, fleurit et prospère cet erôs pour la polis, cet amour de soi collectif, auquel exhortait, solennellement, l’Oraison Funèbre. La comédie fait de cet amour, aussi passionné qu’éloquent, son véritable fil conducteur - et ne recule même pas devant une parodie de l’eulogie funéraire42 . Dans le ciel comique, se reforme donc une autre Athènes, plus vraie que nature. Littéralement, physiquement, même, c’est une cité de parole. Ce sont en effet des discours qui façonnent les corps des nouveaux citoyens. Pour habiter les nuages, évidemment, il leur faut des ailes. Les ailes, ce sont des logoi. « C’est en parlant que je te donne des ailes ! (legôn pterô se) Je l’affirme ! (phêm’egô) » - explique Pisthetairos à un sycophante, qui ne se connaît pas luimême. C’est en leur débitant des phrases qu’il leur greffe ces voilures, qui vont les hausser et les exalter. C’est grâce aux mots - à ces mots élogieux que les Athéniens les plus ordinaires se prodiguent entre eux - que les hommes prennent de l’essor (anapterômai) et voltigent dans les airs (potaomai), pour planer et se soulever de plus en plus haut (meteorizomai, epairomai : 1436 -1450). Ainsi, du début à la fin de la pièce, c’est la vanité qui mène le jeu. Chez Aristophane, la machinerie du dêmos se remet en marche. Chez Platon, avec des conséquences moins drôles, Kallipolis, qui est une autre cité dans les logoi et dans le ciel, se transforme en une aristocratie militaire, avant de précipiter vers son retournement : d’abord le pouvoir du peuple, ensuite le pouvoir du tyran. La timocratie ou timarchie, première déviation de l’idéal socratique, se caractérise par la réapparition, chez les Gardiens, du bon vieux désir de timê, c’est-à-dire d’honneur et de gloire. Le récit de cette transformation (metabasis) se développe en deux tableaux : d’abord la cité, ensuite l’homme. Dans la politeia aristê, se produit un déséquilibre qui affecte les âmes, pourtant si bien tempérées, des gardiens : ils inclinent soudain
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Oiseaux, 324 ; 412-415. Ibid., 1279. 42 Ibid., 395-399. Je ne partage pas l’interprétation du thème d’erôs dans l’Oraison Funèbre, qui a été donnée récemment par Victoria Wohl (Love among the Ruins. The Erotics of Democracy in Classical Athens, Princeton, Princeton U. P., 2002) et Sara Monoson (« Citizen as Erastês: Erotic Imagery and the Idea of Reciprocity in the Periclean Funeral Oration », Political Theory, Vol. 22, No. 2 May, 1994, p. 253-276). Le modèle pédérastique du rapport erastês / erômenos ne s’applique pas à l’amour pour la cité. C’est Aristophane qui, surtout dans les Cavaliers, prend à la lettre le rapport érotique avec Athènes, puis décline cet amour au masculin, comme amour pour Dêmos et le dêmos. 41
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envers l’entraînement du corps, en négligeant les poursuites du logos et de la mousikê. La guerre devient leur centre d’intérêt et, avec la guerre, toutes les valeurs, les attitudes et les manières qui lui sont associés : c’est le thumoeides, c’est-à-dire le cœur intrépide et irascible, qui prend le pouvoir ; c’est la rage de gagner (to philonikon), c’est la passion des honneurs (to philotimon) qui en viennent à dominer la culture de la cité43. Derrière la façade d’une élite guerrière, se dissimule cependant la cupidité d’une minorité de riches, qui accumulent or et argent dans le secret de leurs demeures. Leur embarras cédera la place, très bientôt, à l’impudeur des oligarques. L’homme timocratique, au contraire, prend naissance dans une politeia fort imparfaite. Fils d’un citoyen qui se tient aux marges de la vie politique, dans une cité affairée et litigieuse, évidemment démocratique, ce garçon se trouve tiraillé entre deux modèles de vie : d’une part la tranquillité de son père, d’autre part la garrulité de sa mère. L’épouse de l’homme sans ambitions ne tient pas en place : il n’y a pas assez de timê, pour elle. Sans l’engagement du maître de maison dans les tribunaux et les assemblées, sans les joutes verbales (loidoria) de la vie active, sans les timai et les arkhai qui en résultent, en somme, c’est elle, la malheureuse, qui fait mauvaise figure - elle se voit diminuée, elattômenê44 parmi les autres femmes. En sortant en ville, le garçon regarde autour de lui, écoute ce qui se dit, apprend ce qui rapporte réputation et louange (epainos) et en conclut que sa mère a raison. Il remet le gouvernement de son âme à sa partie combative et ambitieuse, courageuse et colérique (to philonikon kai thumoeides). Il devient un homme hautain et avide de gloire (hupselophrôn kai philotimos)45. Sans pratiquer la rhétorique lui-même (car il cultive plutôt la gymnastique et la chasse), il aimera écouter des discours (philêkoos) et se montrera obséquieux vis-à-vis des puissants46. Grâce à la frivolité des femmes et des enfants, le jeu de miroirs recommence. Comment comprendre, donc, l’implosion des cités parfaites ? Par le retour cyclique du négatif, dans le désespoir d’une histoire catastrophique ? Oui, mais aussi par le trajet d’un discours qui travaille les effets de sa force illocutoire - faire l’éloge - jusqu’au bout. L’échec est inscrit dans l’excès ; mais parce que l’exécrable suit
43 44 45 46
Platon, République, VIII, 545 a-547 e. République, VIII, 549 c-d. Ibid., 550 a-b. Ibid., 548 e-549 a.
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l’admirable. À Nephelokokkugia et à Kallipolis, cela se passe différemment, mais autour d’un même enjeu : la vanité. Le récit utopique d’abord pousse à fond l’hyperbole, mais ensuite la désamorce. Dans le contenu, le tour est joué par la parodie. Faisons, pour une cité qui est toute neuve, ce qu’Athènes fait pour soi ! Portons-la aux nues ! Au théâtre, se crée ainsi une distance : l’optimum se trouve ailleurs que chez nous. Soyons modestes. Dans le temps narratif, cependant, aux splendeurs font suite les misères. Oh, mais là-haut non plus, cela ne marche pas ! Là aussi, pour finir, il va y avoir des Athéniens, des vaniteux, des vantards et, bientôt, plus de dix mille flagorneurs à plumes - des êtres aussi humains que nous, mais affublés d’une prothèse à voler. Où est-il donc passé, ce nectar promis, le lait d’oiseaux47 ? Retour chez soi. Le dialogue utopique fait et défait la politeia aristê, d’une manière qui est parfois amusante, mais qui ouvre la voie à une pensée politique autrement mélancolique. L’imaginaire est indéracinable. Le désir de reconnaissance et d’éloge - par le truchement du corps, de la guerre et des femmes - fait toujours retour chez un être humain - quel que soit le soin pris à le former, instruire et parfaire.
Vanités grecques Aristophane place le dêmos dans une perspective d’eirôneia48. Socrate s’y installe, pour le plus grand bien de ses amis. Mais la perspective d’eirôneia dirige sur d’autres le même genre de propos que la cité tient sur elle-même : des discours admiratifs, adulateurs, exorbitants. Cela va entretenir d’autres vanités, aussi bien chez les Gardiens, malgré leur éducation irréprochable, que chez ces êtres « instables, volages et inconstants »49, que sont la huppe et ses congénères, aux rémiges bariolés. Le dêmos tourne en dérision Dêmos parce que celui-ci se rend ridicule : énamouré de soi et enivré de mots, bouche-bée devant les déclarations d’amour de caudataires
47 Pour une histoire de cet adunaton, dans le contexte ethnographique grec : J. Auberger, « Le lait des Grecs : boisson divine ou barbare ? », Dialogues d’Histoire Ancienne, 2001, 27 (1), p. 131-157. 48 Je n’ai abordé, j’en suis bien consciente, ni le débat sur le modèle bakhtinien du rire carnavalesque (y compris dans le dialogue socratique), ni la question du rituel dionysiaque (C. Platter, Aristophanes and Carnival of Genres, Baltimore, Johns Hopkins U. P., 2007). 49 Oiseaux, 169-170.
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sans pudeur. Athènes fait rire, autrement dit, non pas parce que des incompétents y exercent le pouvoir, ou parce qu’il y aurait trop d’égalité ou trop de liberté. Le comique n’est pas une critique argumentée. C’est la prétention assurée, c’est la présomption béate, c’est le kitsch grandiloquent, qui sont désopilants. Athènes fait rire à cause de son amour d’elle-même, aussi nécessaire qu’extravagant ; aussi assourdissant que disproportionné. Les utopies, des répliques d’Athènes, non moins vaines qu’Athènes, seront absurdes aussi. C’est l’impasse de l’éloge qu’elles font voir. C’est la vacuité d’un désir purement optatif, eukhê, qu’elles mettent en scène : un désir qui, Socrate nous prévient, ne peut que faire rire50. La stratégie comique livre la cité à l’hilarité des citoyens, leur tend un miroir - mais un miroir anti-narcissique. Un « connaissez-vous vous-mêmes ! » qu’avant le philosophe, un poète adresse à son public et, virtuellement, à toute la ville ; un soulagement, aussi, pour ces Athéniens nourris d’Homère, d’Eschyle et des oraisons funèbres. Un blâme sans peine. Une trêve.
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Platon, République, VI, 499 b-c.
ACTE DE PAROLE ET HORIZONS ONTOLOGIQUES
LE DIEU PERFORMATIF SUR LA PAROLE CRÉATRICE DANS LA BIBLE ET SES ÉVALUATIONS Thierry-Dominique Humbrecht
« Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut » (Genèse 1, 3). Telles sont les premières paroles de Dieu dans la Bible, et ces paroles semblent manifester, par excellence, une structure performative. À la question d’Austin : « Peut-il arriver que dire une chose, ce soit la faire ? »1, la réponse biblique est « oui », au point où une telle chose arrive au premier instant, scellant ainsi la première occurrence de ce qui « arrive ». L’éditeur de la version française signale que le titre anglais original : « Comment faire des choses avec des mots (How to do things with words) », fait un clin d’œil « à la tradition anglo-américaine des livres de conseils pratiques (du genre : How to make friends, “Comment se faire des amis”) »2 . Faire la chose qu’on dit, tel est le caractère performatif de certains énoncés. Les autres sont nommés par Austin constatifs, qui se contentent d’énoncer ce qui est3. Le verset biblique semble donc éminemment performatif. Au premier regard, il présente trois facettes. 1) Il est non seulement la première parole ou le premier faire, mais surtout le premier binôme entre dire et faire. 2) Le faire en question est aussi absolu qu’est absolu celui qui le dit, puisqu’il s’agit de la parole créatrice. 3) En revanche, il ne semble pas que l’auteur
1 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (How do things with words, 1962), Gilles Lane (Intro., trad. fr. et commentaire), « Essais », Paris, Seuil, 1970, Première conférence, p. 42. 2 Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 6. 3 Ibid., p. 41. « Le terme performatif (…) indique que produire l’énonciation est exécuter une action » (p. 42).
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sacré ait fait un clin d’œil aux guides pratiques auxquels Austin fait allusion. Aucun exégète, à ma connaissance, n’a relevé ici de second degré british. Le Fiat lux qui ouvre la création se présente donc comme la matrice de tout discours performatif, parce qu’il marque, tout ensemble, la première fois, l’origine divine et le caractère antonomastique d’une parole qui fait ce qu’elle dit. C’est à ce titre matriciel que la création biblique fut présentée en ouverture du colloque dont est issu ce recueil. Toutefois, cette création biblique n’est pas sans poser certaines difficultés, à la fois internes et externes au contexte biblique. Ces difficultés pourraient être synthétisées sous la forme de trois questions. Première question : l’intervention divine se présente-t-elle toujours de la même façon et, cela, dans la première page de la Genèse, mais aussi dans des circonstances semblables : la révélation du Nom divin (Exode 3, 14), les miracles de Jésus, la Résurrection ? Sommes-nous toujours en présence de deux termes, le premier, proférant, parlant et produisant, le second, produit par cette parole et cette action ? La création est-elle toujours performative ou bien, inversement, n’est-elle pas toujours création ? Deuxième question : n’y a-t-il que Dieu, dans la Bible, qui soit créateur ainsi ? Cette question en comporte quatre : a/ N’y a-t-il que Dieu au sens de Dieu considéré en commun, Dieu en tant que cause et principe uniques, ou bien aussi dans la Trinité des personnes ? b/ N’y a-t-il que Dieu pour créer, au sens strict du verbe créer ? c/ N’y a-t-il que Dieu pour créer ainsi, c’est-à-dire selon le modèle performatif, ou bien, étant entendu qu’une créature ne crée pas, retrouve-t-on cependant, en miniature, par participation, une structure performative dans ce qu’une créature fait, par exemple l’homme, lorsqu’il agit ? d/ Qu’en est-il enfin de cet être placé entre Dieu et l’homme, le Christ, lorsqu’il agit ; et par exemple, dans l’eucharistie, qui semble une action performative : « Ceci est mon corps » ? Troisième question : l’acte créateur biblique est-il en définitive la matrice de tout acte performatif, matrice aussi bien dans l’ordre de la primauté (le premier acte est d’origine divine) que dans l’ordre de la structure (l’articulation entre dire et faire) ? Ce qui revient à construire la question de la façon suivante. Qui dit modèle dit
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reproduction du modèle. L’acte créateur est-il fondateur, au triple plan théologique, métaphysique et sémantique ? Inaugure-t-il la traçabilité de lui-même ? Inversement, si l’on creuse cette articulation du dire et du faire, faut-il poser des degrés de signification, respectivement dans le « dire » et le « faire », qui prendraient autant de distances d’avec la parole créatrice ? 1) Faire, ce n’est pas toujours créer. Il faut alors hiérarchiser, distinguer, ce qui revient à s’éloigner de l’acte créateur, et pas seulement selon une distance temporelle. 2) Dire, c’est englober le « dire » et le « dit »4. L’acte performatif divin privilégie-il l’un sur l’autre ou bien, plutôt, suppose-t-il la compénétration des deux, ce qui est dit étant revêtu de l’importance du dire divin et réciproquement ? Cette remarque, pour autant qu’elle ait un sens, part de la primauté contemporaine du dire sur le dit, du fait de témoigner sur le témoignage même. Dieu, intervenant, laisset-il au second plan son discours, ou bien celui-ci exprime-t-il adéquatement celui-là ? S’il en est ainsi, le moyen terme entre Dieu et la création est sa parole créatrice même, ce qui revient à placer l’ensemble du débat sous le chef d’une théologie du Verbe. Le Verbe divin, en qui la création se fait, est la parole créatrice même. Il est aussi la personne qui s’incarne, conférant au discours performatif divin une dimension charnelle inouïe et donc performative jusqu’à l’extrême de l’acte posé. En définitive, le Verbe apparaît comme l’agent de communication de Dieu lorsque Dieu intervient. Malheureusement, on ne peut pas parler de tout sans lasser le public : « Je parle, vous bâillez ! » (autre exemple, en négatif, de performativité). Voici quelques têtes de chapitres qui sont autant de questions ouvrantes, de questions portant sur la structure performative, de continuité biblique (ou bien de discontinuité), avec quelques perspectives, en guise de prolongement et d’illustration, chez Augustin ou Thomas d’Aquin5.
4 Distinction proposée par Michel de Certeau, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Gallimard, 19821, p. 224 : « Une coupure sépare du dit (ce qui a été énoncé) le dire (l’acte même d’être parlé) ». Cité par François Dosse, Michel de Certeau, Paris, La Découverte, p. 563. 5 La somme récente sur « la parole comme acte » chez saint Thomas est celle de Hanns-Gregor Nissing, Sprache als Akt bei Thomas von Aquin, Leiden, Brill, 2006. Son point de vue est surtout philosophique, avec l’étude systématique des termes attachés à l’énonciation et à la vérité.
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Lorsque Dieu crée en parlant Cette première partie se concentre sur le premier chapitre de la Genèse. Elle appelle, comme autant de points de convergence, quatre considérations : I- La structure liturgique du récit ; II- La constitution de la parole et de l’action ; III- La figure de la création comme séparation ; IV- Le caractère unique de la création par Dieu.
La structure liturgique du récit Le récit distribue la création en sept jours, six de travail et un de repos6. Le repos du septième jour est celui de Dieu, jour liturgique par excellence, premier shabbat inscrit dans le cosmos et observé par Dieu lui-même (II, 2) : « Dieu conclut au septième jour l’ouvrage qu’il avait fait et, au septième jour, il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia car il avait chômé après tout son ouvrage de création »7. Le récit de Genèse I appartient, autant qu’on puisse le savoir, à la tradition sacerdotale ; sachant qu’aujourd’hui, on tend à relativiser la distinction des traditions concourant au Pentateuque (yahviste, élohiste, deutéronomiste). La rédaction finale, post-exilique (531), qui appartient justement à la tradition sacerdotale, emporte ses sources et ses matériaux8. Cette tradition sacerdotale est celle attachée à la liturgie du Temple de Jérusalem, d’où majesté, solennité, découpage théâtral de la création. On pense que cet Hexaëmeron était lu ainsi au Temple, acte après acte, jour après jour, au cours d’une semaine. L’idée manifestée est que la semaine est l’instrument de mesure qui permet de passer du macrocosme au microcosme et, inversement, de la création à la célébration. La liturgie est donc la répétition de la création. On pourrait ajouter en marge que la création en sept jours, loin d’exclure a priori l’idée d’évolution, la prépare au contraire. L’évolution de la création va d’ailleurs de l’imparfait au parfait, du simple au complexe. Le cosmos prépare les êtres vivants et ceux-ci, qui grouillent sur la surface de la terre, préparent l’homme, qui les couronne.
6 Philon se demandait si le septième jour était le jour anniversaire du monde, et concluait que c’était celui-là plutôt que le sixième, car c’est en lui que « tout fut achevé », De Vita Mosis I, § 207, Les Œuvres de Philon d’Alexandrie, t. 22, R. Arnaldez et al. (éd.), Paris, Cerf, 1967 p. 126-127 ; De Specialibus Legibus I, § 170 ; De Opificio mundi, § 89. 7 Traductions de la Bible de Jérusalem (1973). 8 Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), Introduction au Pentateuque, Paris, Cerf, 1998, p. 38.
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En retour, l’homme les nomme, premier acte performatif humain, avant même la nomination de la femme, au sens où la nomination confère l’essence et la maîtrise. Le couple humain, sommet de la création et du sixième jour, n’a cependant pas son sommet en lui-même. De même que la création est pour l’homme, l’homme est créé pour Dieu. D’où le sens du septième jour, où l’homme doit rendre un culte à son créateur. La création est donc la première liturgie, célébrée par Dieu lui-même, par la création entière, puis par l’homme et la femme ; un théâtre divin, qui conjugue parole et acte.
Constitution de la parole et de l’action Cette structure liturgique du récit repose en effet sur la symbiose de la parole et de l’action, selon le modèle du « narrateur omniscient »9. Nous retrouvons « Et Dieu dit : “que la lumière soit”, et la lumière fut »10. Structure, en effet, parce que le texte est scandé dix fois par : « Dieu dit », où l’on a su voir les Dix Paroles, la première occurrence des Dix Commandements. Or ces dix paroles sont inscrites par Dieu dans la création même, dans la matière et dans l’esprit, avant que de faire l’objet, plus tard, de la révélation d’une Loi. La première instance de la Loi, c’est le monde. À ces dix paroles, sont associées une action, une nomination, puis une évaluation (positive). Parole : « Que la lumière soit ». Action : « Et la lumière fut ». Nomination : Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Évaluation : « Et Dieu vit que cela était bon [2e jour, 3e, 4e, 5e, 6e (deux fois)] ». Notons trois points,
9 Jean-Pierre Sonnet, « Y a-t-il un narrateur dans la Bible ? La Genèse et le modèle narratif de la Bible hébraïque », in Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue, F. Mies (dir.), « Le livre et le rouleau », Namur, Lessius, 1999, p. 9-27. 10 La lumière est-elle propre ou métaphorique ? Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, qu. 67, a. 4, obj. 2 (la lumière du 4 e jour). Il répond que la lumière, d’abord sensible, est néanmoins attribuée au sens propre aux êtres spirituels, car sa signification s’est étendue à tout ce qui produit une manifestation selon une certaine connaissance (ad 2m). Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, trad. fr. de M.-D. Philippe (dir.), Paris, Cerf, 2 vol., 1998 et 2006, t. 1, n° 96 ; la lumière des hommes est participée (n° 101). Augustin, De Genesi ad litteram I, 1 sq., « Bibliothèque Augustinienne » 48, Paris, Cerf, 1972, p. 83 sqq., sur les différents sens de l’Écriture et de la lumière. Sur les occurrences proprement dites de « Fiat lux », Thomas d’Aquin est plutôt mesuré (une vingtaine d’emplois dans son œuvre). Trois choses sont à noter : 1) Son absence paradoxale dans la Ia, qu. 67, consacrée au premier jour de la création. 2) Son rapport en revanche très net au Verbe divin, dans le voisinage d’Augustin : « Per hoc autem quod dicitur quod Deus dixit, fiat lux, et facta est lux, intelligitur formatio eius per conversionem ad verbum » (Ia, qu. 63, a. 5, obj. 2). 3) La conscience qu’a Thomas du caractère performatif de l’énonciation, rendu par le « verbe de mode impératif » : « Et ideo in creatione rerum exprimitur sermo dominicus per verbum imperativi modi, secundum illud Gen. I, fiat lux, et facta est lux » (Ia, qu. 78, a. 2, ad 2m).
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agencés comme une cellule rythmique : la performativité du geste ; la nomination qui lui fait suite ; la bonté de ce qui est effectué. Évidemment, toute cellule rythmique est passionnante lorsqu’elle trahit quelques exceptions. Voici quelques-uns de ces effets de bougé. Le soleil et la lune, créés le quatrième jour, ne sont pas nommés ; ils sont de simples luminaires, revus à la baisse, du fait que les cosmogonies voisines, cananéennes et babyloniennes, les avaient déifiés. L’homme et la femme sont l’objet d’un dépassement de la structure par elle-même, de deux façons : « Faisons l’homme à notre image » (I, 26). La performativité n’est plus lointaine mais elle implique le créateur. Le pluriel du verbe a suggéré aux Pères de l’Église la marque trinitaire du créateur et, non moins, la marque spéciale de cette Trinité dans le couple humain. En outre, c’est après avoir créé l’homme que l’évaluation passe du « bon » au « très bon » (I, 31).
La figure de la création comme séparation Le thème de la création comme séparation revient lui aussi plusieurs fois. Il a été étudié par Paul Beauchamp, selon une thèse devenue classique11. Celleci est la reprise contemporaine d’un thème ancien, d’autant plus ancien qu’il est explicitement biblique12 . Le verbe « séparer » est en effet employé dans la Bible à cinq reprises : « Et Dieu sépara la lumière et les ténèbres » (I, 4), les eaux d’avec les eaux (de dessus et de dessous). Mais l’action de séparer est plus large que le verbe qui l’exprime. Elle manifeste non seulement l’œuvre de distinction à l’intérieur de la masse créée, comme un principe de répartition, mais aussi, en partie, l’œuvre de la création elle-même comme la manière d’exécuter la parole créatrice. Par exemple, la création au premier verset (I, 1) est marquée par l’informe, le « tohu-bohu » au sens étymologique. C’est
11 Paul Beauchamp, Création et séparation. Étude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Paris, Cerf, 19691, 20052 . Voir aussi les prolongements de Ricœur sur la question de la séparation : Paul Ricœur, André LaCocque, « Penser la création », in Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 57-102, surtout p. 60-68. « La séparation est fondamentalement ce qui distingue le Créateur et la créature, et marque ainsi simultanément le « retrait » de Dieu et la consistance propre de la créature » (p. 66). 12 Saint Thomas divisait déjà son traité en trois parties : la production des créatures, leur distinction, leurs conservation et gouvernement (Thomas d’Aquin, Ia, qu. 44, incipit). Il attribue même l’œuvre de séparation au Verbe, dans la mesure où le Verbe est la Sagesse de Dieu, et que l’ordre de cette sagesse fut la distinction des êtres, pour une plus parfaite représentation par eux de la bonté de Dieu (Ia, qu. 47, a. 1, corpus). Quant à Augustin, il écrit à ceux qui s’inquièteraient du moment de la séparation des eaux et de la terre, « qu’il leur suffit d’admettre que, ce jour-là, l’œuvre de Dieu fut seulement de séparer ces deux éléments ! ». Augustin, De Genesi II, XI, § 24, op. cit., p. 182-183.
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la première parole : « que la lumière soit » qui crée une rupture d’avec ce tohubohu primitif. La parole créatrice et performative, en tant que proférée et agissante, rompt avec ce qui la précède, pour un progrès dans l’être, ou, a fortiori, un surgissement pur et simple dans l’être. On en trouve une magnifique illustration dans La Création de Joseph Haydn. Lui, musicien classique d’entre les classiques, ouvre son Oratorio par une Introduction dissonante, marquant par cette dissonance le bouillonnement du chaos. Tout à coup, le chœur lance « Fiat lux » et, à ce moment, le chœur et l’orchestre s’embrasent dans un tutti lumineux et désormais tonal. Le passage du dissonant au sonnant est l’intuition musicale de la séparation par mode de rupture et de naissance13. Une question se pose. La création n’est pas que séparation, dans la mesure où le néant n’est pas un premier terme dont elle part. Néanmoins, lorsque la création comporte la séparation, que fait-elle, en séparant, du point de vue qui nous occupe ? C’est la parole agissante qui, en tant que telle, sépare. La performativité est donc séparatrice. Elle rompt le silence et l’inaction qui précèdent. Elle instaure un ordre qui est celui de la distinction et de la détermination de l’être et des êtres. Elle sépare en effet deux classes d’êtres, ceux qui dépendent de la parole proférée et ceux qui n’en dépendent pas. La question pourrait s’exprimer ainsi : comment penser l’extérieur d’un domaine de performativité donné ? Dans le cas de la création, ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y a pas d’extérieur, au moins au début, puisque le néant n’est pas un terme.
Le caractère unique de la création par Dieu Dieu est-il seul à créer ainsi ? Au sens strict, oui, dans la mesure où lui seul est cause première et universelle ; où lui seul crée à partir de rien ; dans la mesure aussi où ce qu’il dit, il le fait sans qu’apparaisse de faiblesse d’exécution entre le dire et le faire. Thomas d’Aquin l’explique, selon deux arguments :
13 Pour une analyse musicologique de l’Introduction de la Création, « la Représentation du chaos », Marc Vignal, Joseph Haydn, Paris, Fayard, 1988, p. 1367-1369 : « Fallait-il arranger les sons dans un ordre harmonique et symétrique avant même la naissance de l’ordre ? Le plus sublime dans l’œuvre de Haydn me paraît être sa description de la naissance de toutes choses par des dissonances et des phrases rompues » (p. 1369). À l’éclat en ut majeur du « Und es ward Licht », « Madame de Staël affirma dans De l’Allemagne “qu’à l’apparition de la lumière il fallait se boucher les oreilles”. » (id.).
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Ceci aussi est évident : être créateur n’appartient qu’à Dieu seul. En effet, créer ne convient qu’à la cause qui n’en présuppose aucune autre plus universelle […]. De même : plus la puissance est éloignée de l’acte, plus grande aussi doit être nécessairement la vertu active qui l’amènera à l’acte. Or, quelque grande que soit la distance qui sépare la puissance de l’acte, cette distance sera toujours plus grande si la puissance elle-même fait défaut. Il faut donc une vertu active infinie pour créer quelque chose de rien. Or Dieu possède une vertu active infinie, puisqu’il est seul à posséder une essence infinie : Dieu seul peut donc créer 14.
L’événement performatif dépend par conséquent non seulement de ce qui est dit et fait, mais aussi de qui le dit. À quoi il faut ajouter le caractère trinitaire du créateur15. Ce caractère trinitaire ajoute en Dieu même : un dire, un concept, une expression ; un terme qui énonce et un terme énoncé ; un jeu de relations internes, les « relations d’origine ». Le Verbe est créateur. Même sans prendre en compte les développements dogmatiques et théologiques, le Prologue de Jean dit : « Tout fut par Lui, et sans Lui rien ne fut » ( Jean I, 3) ; de même, saint Paul : « C’est en lui qu’ont été créées toutes choses (…). Tout a été créé par lui et pour lui » (Colossiens I, 16)16. On note le rôle enveloppant et principiel du Verbe, et aussi le caractère de finalité que la création recèle à son endroit. Or la mention « pour lui » est rendue dans la Vulgate au XIIIe siècle par « in ipso ». Thomas d’Aquin ne peut en faire un usage final. Maintenant, se pose la question de savoir ce qui se passe lorsque Dieu agit, semble-t-il, autrement que sous mode de création.
Lorsque Dieu agit sans créer Il s’agit d’examiner quelques autres cas d’intervention divine qui mêlent la parole et l’effectuation, afin de voir si la structure performative se retrouve lorsqu’il n’y a pas de création ; ou bien si, la structure constatée, quelque chose de l’acte créateur ne se trouve pas au moins en partie dans un événement qui en semblait éloigné.
14 Thomas d’Aquin, Compendium theologiæ, chap. 70, trad. fr. de J.-P. Torrell, Paris, Cerf, 2007, p. 161. 15 Augustin, De Genesi VI, 12, op. cit., note 7, p. 96-97 ; Thomas d’Aquin, Ia, qu. 44, passim. 16 Sur le Verbe créateur dans le Prologue de Jean, voir Marie-Émile Boismard, Le Prologue de Saint Jean, Paris, Cerf, 1953, p. 22-23, 131-134.
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Cinq cas se présentent : I- La révélation du Nom ; II- Performances et contre-performance : les reprises et la Tour de Babel ; III- Les guérisons de Jésus ; IV- Les résurrections dans l’Évangile et V- La résurrection du Christ luimême.
La révélation du Nom divin en Exode III, 14 : « Je suis celui qui est » Il semble que, cette fois, la parole divine ne soit pas suivie d’une action. Dieu se contente de se dire. Pourtant, si l’on est attentif au contexte, on ne peut manquer de constater qu’une action est liée au Nom : celle d’une promesse d’assistance, de Dieu au peuple d’Israël, qu’il s’agit de faire sortir d’Égypte. La demande d’identité de Moïse à Dieu est suivie d’une révélation d’identité, en vertu de ce à quoi le Nom va servir : permettre aux Fils d’Israël de savoir quel Dieu appelle, les conduit, les protège, et, en premier lieu, quel Dieu s’est adressé à Moïse pour accomplir cette mission. Résumé du dialogue : « - Maintenant, va, je t’envoie auprès du Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites. […] Je serai avec toi. - Mais s’ils me disent : “Quel est son nom ? Que leur diraije ?”. Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est” et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” »17. Le Nom est donc signe de reconnaissance. Objectera-t-on, comme on le fait parfois, que Dieu, ici, refuse de donner son Nom ? Il paraît que non, et pour deux raisons, qui se dégagent du contexte : la promesse d’assistance, qui a besoin d’un témoignage d’identité ; et, en retour, comme le texte le dit aussi et par deux fois, ce que Dieu réclame : que l’on invoque son nom à cause de cela (v. 12) : « Je serai avec toi, et voici le signe qui te montrera que c’est moi qui t’ai envoyé. Quand tu feras sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne ». V. 15 : « Dieu dit encore à Moïse : “Tu parleras ainsi aux Israélites : Yahvé, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. C’est mon nom pour toujours, c’est ainsi que l’on m’invoquera de génération en génération” »). Donc, la promesse d’assistance pour l’opération lourde qu’est la sortie d’Égypte et, réciproquement, le culte dû au Dieu qui sauve, attestent de la révélation du Nom. Même si, comme dit Thomas d’Aquin, « il y a plus en Dieu qu’un nom ne peut signifier ». Il dit cela à propos des noms divins en général et du nom de
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Exode III (13-15).
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« personne » en particulier18. En tout état de cause, les multiples reprises du Nom divin dans l’Ancien Testament plaident en faveur de la donation de ce Nom et non de son refus : « Je suis YHWH, tel est mon nom ! »19. Reprenons la question : cette scène relève-t-elle du modèle performatif ? Oui et non. Non, au sens où Dieu ne crée pas au moment même, puisqu’il ne fait que se dire lui-même (et le Buisson qui s’embrase sans se consumer n’est là qu’à titre de signe donné à Moïse, de la présence divine). Oui, cependant, au sens où le Nom est donné par Dieu, acte performatif en tant que tel d’un Dieu qui s’énonce avec intention de le faire et partant de se faire connaître et adorer. La performativité tient à l’ensemble de la théophanie. Oui aussi, car ce Nom est donné pour que les Israélites le reconnaissent et l’invoquent au moment de l’Exode, identifiant ainsi, par la mémoire du Nom, l’action salvatrice en train de se faire. Le Nom annonce un acte. Il y a toutefois décalage avec le modèle performatif.
Performances et contre-performance : les reprises et la Tour de Babel La création fait figure d’événement premier. Premier, cet événement l’est dans sa construction performative relative à la création ; premier, il l’est chronologiquement quant aux choses mêmes qui sont ainsi créées ; premier, il l’est et cependant ne l’est pas, si l’on considère aussi, dans une perspective phénoménologique et archéologique, qu’il est à la fois une reprise et un archétype. Il est la reprise de cet acte fondateur pour la conscience d’Israël qu’est la sortie d’Égypte du livre de l’Exode, elle-même repensée à la lumière du retour de l’Exil à Babylone, selon le Second Isaïe et le Livre d’Esdras20. Il n’est pas exclu que le récit de Genèse I bénéficie, rétroactivement, de cette méditation sur le dessein sauveur de Dieu tel qu’il s’est manifesté lors de ces deux exodes. De telle sorte qu’il se trouve être ainsi le premier de tous les actes salutaires, inscrivant dans le ciel de la création la structure performative déjà constatée dans des rédemptions historiques, et devenant ainsi la première d’entre elles, à tous les titres, aussi bien archétypal que causal21.
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Thomas d’Aquin, De Potentia, qu. 9, a. 3, ad 2m ; Ia, qu. 22, ad 2m. Isaïe 42, 8. 20 Isaïe (40-55) ; Esdras, passim. 21 Je remercie le P. Jean-Hugo Tisin o.p. pour cette lecture rétroactive de la geste performative du Dieu créateur. 19
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Pour en rester à Babylone, on se souvient de l’épisode de la Tour de Babel, autre méditation rétroactive sur l’origine de la division linguistique de l’humanité22 . Dieu lui-même intervient pour châtier l’orgueil des hommes en confondant leur langage, en une sorte de contre-performance divine, qui semble inverser la structure créatrice de Genèse I. Elle la répète au contraire mais en chiasme, considérant ce que la première création ne comportait pas encore, le péché de l’homme. La performativité déviée de l’homme infléchit la pédagogie divine. Les hommes disent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » (v. 4). Dieu rétorque : « Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » (v. 7). Le double « allons ! » amorce les performances ; au nom fait par l’homme répond le langage confondu par Dieu ; à l’unité usurpée, la dispersion imposée. La contre-performance divine est à la mesure de ce que l’homme a détruit de l’ordre créateur, le châtiment au refus du salut. L’anti-Babel, comme on sait, qu’est la scène de la Pentecôte23, avec les langues multiples prêchées par des Apôtres qui les ignorent mais qui sont envahis par l’Esprit Saint, et à des gens qui les comprennent ainsi, se présente donc comme l’inversion de la contre-performance, restauration de la présence de l’Esprit sur les eaux primitives de la création.
Les guérisons opérées par Jésus Le décalage s’accroît et se réduit à la fois. Il s’accroît, parce que les guérisons opérées par Jésus rétrécissent le champ d’action à une saynète. On passe du macrocosme à un certain type de microcosme. Il se réduit toutefois, dans la mesure où ces guérisons reproduisent le modèle de l’alliance de la parole et de l’action. On pourrait cependant distinguer deux types d’application du modèle, que j’appellerai le type direct et le type indirect. Le type direct consiste à dire et à faire. Par exemple, la guérison d’un lépreux (Matt. VIII, 3) : « Il étendit la main et le toucha, en disant : “Je le veux, sois purifié”. Et aussitôt, sa lèpre fut purifiée ». Ou bien, la tempête apaisée (en Marc IV, 39) : « S’étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : “Silence ! Tais-toi”. Et le vent
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Genèse XI (1-9). Actes des Apôtres 2.
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tomba et il se fit un grand calme ». Le type indirect consiste aussi à dire et à faire, mais ce qui est dit vise un élément accidentel de ce qui est fait, un signe, un effet, un élément occasionnel. Par exemple, la guérison de l’aveugle-né dans Jean (IX, 6-7) : « Jésus cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, enduisit avec cette boue les yeux de l’aveugle et lui dit : “Va te laver à la piscine de Siloë” - ce qui veut dire : Envoyé. L’aveugle s’en alla donc, il se lava et revint en voyant clair ». On peut ajouter l’épisode du serpent dans le désert (Nombres XXI, 6-9) : Dieu envoya alors contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse : “Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloigne de nous les serpents”. Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit : “Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie”. Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie.
Ici, le caractère indirect de la performativité vient du dédoublement de l’injonction divine faite à Moïse de fabriquer et de hisser un serpent et de la façon pour le peuple d’être guéri par lui. Il n’empêche que c’est la parole divine qui provoque, par ce truchement, la guérison.
Les résurrections dans l’Évangile La résurrection de la fille de Jaïre relève-t-elle de l’un ou l’autre type ? Chez Luc (VIII, 52-54 ; parallèle en Marc, V, 35-43) : Tous pleuraient et se frappaient la poitrine à cause d’elle. Mais [Jésus] dit : « Ne pleurez pas, elle n’est pas morte mais elle dort. » Mais lui, prenant sa main, l’appela en disant : « Enfant, lève-toi ». Son esprit revint, et elle se leva à l’instant même. Et il ordonna de lui donner à manger.
La scène semble relever du type indirect : Jésus ne dit à la fillette que de se lever. Toutefois, deux indices invitent à penser qu’il s’agit du type direct à peine voilé. « Jésus l’appelle » est à entendre au sens fort. En outre, dans la Bible, « se lever » a été réinterprété comme un acte de résurrection : se lever d’entre les morts. (cf. la lecture chrétienne des Psaumes). De même, la résurrection de Lazare, qui semble indirecte dans ce qui est dit, reste directe dans le mode de profération. « [Jésus] cria d’une voix forte “Lazare, viens dehors !”. Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage était
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enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : “Déliez-le et laissez-le aller” » (Jean XI, 43-44). Dans l’une et l’autre scène, il s’agit d’un acte performatif dans la lignée de l’acte créateur. La rédemption opérée par le Christ est une nouvelle création, dont la résurrection est l’achèvement.
Le cas de la résurrection du Christ En revanche, mais toujours à propos de résurrection, se pose la question du moment de la résurrection du Christ lui-même. En effet, les rares « résurrections » que le Christ opère sur les autres ne sont encore que des retours à la vie terrestre. La véritable résurrection, dans son statut glorieux, c’est la sienne, prototype de toutes les autres. Or, cet acte n’est pas décrit au moment même. Si l’action a lieu, la parole nous manque. Est-ce parce que ce moment échappe à toute vision humaine ? Mais celui de la Création échappait aussi à tout témoin, par la force des choses, sans que la parole divine fît défaut. Est-ce plutôt parce qu’il y a là quelque chose de particulier : c’est le Christ dans sa nature humaine qui ressuscite, par la vertu de sa personne divine ? Or, cette personne divine, c’est le Verbe. Si donc la parole nous manque, c’est que le Verbe ne peut se précéder lui-même. Ressuscitant, le Christ parle à nouveau. La résurrection est une nouvelle performativité. Peutêtre l’ultime, du point de vue de la conjonction entre parole et acte, conjonction des natures qui se fonde sur l’identité de la personne. On aurait pu examiner aussi le statut des prophéties dans l’Ancien Testament, mais il a fallu se limiter. Cette partie sur les actes apparemment non créateurs de Dieu apporte deux éléments : 1) La permanence du binôme de la parole et de l’acte, même adapté à d’autres types de situations ; 2) Cette permanence est due à l’unité de dessein qui traverse toutes ces situations, la même geste divine, de la première création à la nouvelle création, le dessein sauveur. Cela signifie qu’une structure ne reste elle-même que si cette permanence obéit à une intention.
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Lorsque le modèle performatif se reproduit Ce que nous venons de voir manifeste que si la structure se retrouve, elle s’adapte ou, plutôt, elle se réalise selon les degrés de réalité auxquels elle correspond. Il convient donc d’interroger ces degrés, et de se demander si le modèle qui les fonde exerce aussi un rôle causal, semblable en cela à une causalité exemplaire de bon aloi. Trois niveaux se présentent : théologique, métaphysique et sémantique. Ils devraient nous offrir autant d’outils pour penser le performatif.
Le degré théologique Il est celui-là même que le texte de la Genèse a rendu manifeste, celui d’une théologie du Verbe. Cette théologie du Verbe a été développée par Augustin puis par Thomas d’Aquin24. Je la synthétise en trois éléments. 1- La création est au commencement, mais le In principio signifie aussi « dans le Principe »25. Or, le principe, c’est le Verbe, comme le manifeste ce que font Augustin et Thomas lecteur d’Augustin, notamment du Prologue de l’Évangile de Jean26. 2- Le Verbe est ce qui est proféré par le Père. Il est non seulement celui par qui le Père se dit, mais aussi le terme, cela même qui est dit. Il est la lumière, non la lumière créée, mais la lumière même : « Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme » ( Jean 1, 9). De ce fait, comme dira Thomas, le Verbe est la « parfaite représentation » du Père, et l’unique représentation d’un tel rang27.
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Henri-Maurice Paissac, Théologie du Verbe. Saint Augustin et Saint Thomas, Paris, Cerf, 1951. Augustin, De Genesi IV, 9, op. cit., p. 92-93. Marie-Anne Vannier, “Creatio”, “Conversio”, “ formatio” chez S. Augustin, Éditions Universitaires Fribourg, Suisse, 1991, p. 114-117 sur la création In principio ; p. 159-161 sur Fiat Lux. Marie Comeau, Saint Augustin, exégète du quatrième évangile, Paris, Beauchesne, 1930, p. 294-303, sur le Verbe créateur. 26 Augustin, De Genesi I, I, § 2, op. cit., p. 84-85. En I, II, § 5-6, p. 88-89, Augustin se demande en quelle langue la voix de Dieu a retenti (« qua lingua sonuit ista uox »), et voit dans la création dans le Principe la voix de Dieu (« uox Dei »), car elle relève de la nature même du Verbe. Cf. aussi VI, VIII, § 13, p. 460-461; VIII, XXVII, 49, t. 2, BA 49, p. 85. Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, op. cit., n° 30, 35 sq. Cf. aussi Ia, qu. 46, a. 3, corpus. On consultera Reading John with St. Thomas Aquinas. Theological Exegesis And Speculative Theology, Michæl Dauphinais et Matthew Levering (éd.), Washington, Catholic University of America Press, 2005. 27 Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 3, qu. 3, a. 1, ad 5m : « Ad ultimum dicendum, quod imago invenitur in filio et in creatura differenter, ut dicit Augustinus, sicut imago regis in filio, et in denario. Filius enim Dei est perfecta imago patris, perfecte repræsentans ipsum : creatura autem, secundum quod deficit a repræsentatione, deficit a perfecta ratione imaginis. Unde etiam dicitur imago, et ad imaginem : quod de filio non dicitur. Et ideo non oportet quod creatura simpliciter adæquet creatorem : hoc enim tantum verum est de filio, qui est perfecta imago ; sed sicut secundum quid repræsentat, ut imperfecta imago, ita etiam secundum quid coæquat » ; d. 2, qu. 1, a. 3. 25
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Ce n’est pas tant l’éminence de cette représentation qui est ici intéressante, que son caractère même de représentation, unique cas chez Thomas d’une philosophie de la représentation qui convienne à l’acte de connaissance28. Le Verbe est pour Dieu son expression, « expressivum et manifestativum »29. Il y aurait beaucoup à dire sur cette philosophie de la représentation et de l’expression. Comme le dit Jean-Louis Chrétien, il s’agit dès lors « d’écouter le premier principe » et cette écoute marque la rupture d’avec l’apophatisme des philosophes païens30. Étienne Gilson avait caractérisé la théologie de Bonaventure comme une doctrine de l’expression, et Deleuze après lui. On pourrait en dire autant de Thomas d’Aquin. Il y a chez l’un et chez l’autre une même source augustinienne. 3- À considérer toutes les choses qui sont et qui sont connaissables depuis le Verbe, nous nous trouvons face à une théologie négative descendante. Toute la charge positive est placée au départ et ce départ est le Verbe lui-même. La sortie des êtres (exitus) va être le théâtre d’une expansion et aussi d’un amoindrissement. Tant au point de vue de l’être que de l’intelligibilité, la théologie négative descendante va structurer la transmission et ses degrés. Certes, dès que l’on passe d’un côté à l’autre du miroir, du Verbe créateur aux choses créées, commence la série de ces choses qui sont plus dissemblables qu’elles ne sont semblables. Toutefois, le Verbe qui parle et agit va marquer de son empreinte ceux qui lui ressemblent : parole et acte. En outre, ce même Verbe, du fait qu’il s’est incarné, ajoute une modalité aux deux premières : le geste. La structure revue comprend donc trois termes : parole et geste qui l’accompagne, acte.
La théologie du Verbe s’incarne donc en structure sacramentelle. C’est cette structure sacramentelle qui va présider à la théologie du signe, elle aussi selon Augustin et Thomas.
28 Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, n° 211 : « Rien de fini ne peut représenter l’infini tel qu’il est (nullum finitum potest repræsentare infinitum ut est) ». 29 Ia, qu. 34, a. 3, corpus et ad 5m. C’est le Verbe qui publie le nom de la Trinité : « nomen Trinitatis publicando » (Prologue de l’Écrit sur les Sentences). 30 Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, « Épiméthée », Paris, PUF, 2002, chap. VIII, « Se taire », p. 96.
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Le degré métaphysique Le degré théologique se duplique en un degré métaphysique. Celui-ci désigne la hiérarchie des êtres, dont le vecteur est bien entendu la doctrine de la participation, dont tous les Néoplatoniciens firent leur profit, qu’ils fussent païens ou chrétiens. Ce qui est cependant intéressant est la considération de la métaphysique de la participation depuis le point de départ théologique, c’est-àdire selon la descente. Les êtres sont hiérarchisés à partir d’en haut ; toute connaissance, toute nomination, tout discours performatif participent à celui qui est être, relation nominative et action, par essence. Symétriquement, le retour des êtres (reditus) consistera pour les créatures (en théologie) ou les degrés inférieurs (en métaphysique) à ressembler au premier ; mais ce retour ne sera possible que parce qu’il est inscrit en eux.
Le degré sémantique Le troisième degré est l’application sémantique des deux premiers. La théologie du Verbe et la métaphysique de la participation, fondent la vérité et l’effectivité du langage. Les mots ont un sens, les gestes une intention et, le cas échéant, une efficacité31. Thomas dit, après Augustin, que « les créatures sont comme des paroles qui expriment l’unique Verbe divin »32 . La métaphysique de la participation fonde l’analogie de la prédication, et non l’inverse. En d’autres termes, il y a une primauté du positif sur le négatif dans l’établissement du langage ; comme le disait Aristote, repris par Averroès. Le verbe, tout verbe humain « est donc une certaine émanation de l’intellect par manière de manifestation »33.
31 Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean (sur 17, 25-27), n° 2267 : la connaissance humaine divine du Verbe divin est au premier chef une participation au Verbe de Dieu : « Radix autem et fons cognitionis Dei est verbum Dei, scilicet Christus ; Eccli. I, 5 : fons sapientiæ verbum Dei in excelsis. Humana autem sapientia in Dei cognitione consistit. Hæc autem cognitio ad homines derivatur a verbo ; quia inquantum homines participant verbum Dei, intantum Deum cognoscunt. Ideo dicit : ita mundus te non cognovit, ego autem, scilicet fons sapientiæ, verbum tuum, cognovi te, cognitione comprehensionis æterna ; supra VIII, 55 : si dixero quia nescio eum, ero similis vobis, mendax ». 32 Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 2, qc. 2, ad 3m. Cité par Jean-Pierre Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, op. cit., note 29, p. 85. De même, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, n° 136 : « Le monde entier n’est rien d’autre qu’une vaste représentation de la Sagesse divine conçue dans la pensée du Père (Ita totus mundus nihil aliud est quam quædam repræsentatio divinæ sapientiæ in mente Patris conceptæ) » (cf. J.-P. Torrell, op. cit., p. 86). De même aussi, n° 33 : « Il y a un seul Verbe absolu (Verbum absolutum), et quand on dit que tous ceux qui s’expriment possèdent un verbe, c’est en participant au Verbe absolu qu’ils ont ce verbe » ; n° 820, 1869, 1879 et 2267. 33 Thomas d’Aquin, Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 1.
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Cependant, supposons que tout ce qui vient d’être dit ne marche pas. Supposons que le Verbe soit le Verbe, mais que le passage à travers le miroir ne se fasse pas, qu’aucune métaphysique de la participation ne réussisse à porter la vérité du langage. Supposons que cet échec marque la philosophie de la connaissance, cette fois dans le sens d’une théologie négative ascendante. Dieu s’échappe au-delà de nos mots dans une équivocité absolue. Que reste-t-il alors du modèle performatif ? Il reste, ce qui reste sans doute lorsque la dimension théorétique s’évanouit : la dimension pragmatique. C’est ce que Jean-Luc Marion dit de Denys : pour celui-ci, il n’y a qu’« une nouvelle fonction pragmatique du langage »34. Cela rejoint la thèse de Pierre Aubenque sur Aristote : si l’échec de la théologie positive devient théologie négative, mais sans détruire son objet, il n’en va pas de même de « l’ontologie », qui elle, « ne traduit pas seulement l’impuissance du discours humain, mais la négativité de son objet »35. Mais cet échec permet une percée, qui consiste à « établir l’ensemble des conditions a priori qui permettent aux hommes de communiquer par le langage »36. Toute la question est donc de savoir si le langage peut être revêtu d’une fonction sacramentelle ou non. Parmi ceux qui sont favorables à une telle hypothèse, je retiens trois témoins. Northop Frye déclare : « [La théologie chrétienne] en est venue ainsi à penser le langage analogique comme un langage sacramentaire, réponse verbale à la révélation propre de Dieu, elle aussi verbale »37. Étienne Gilson dit : « La terrible parole de saint Thomas que le langage est un analogue de l’incarnation du Verbe »38. Il dit aussi, dans Linguistique et philosophie : Telle que la conçoit Thomas d’Aquin, en cela fidèle à la tradition chrétienne, la théologie du Verbe divin est une théologie du langage. Le Verbe divin est “dire” comme par définition ; son incarnation, lorsque le Verbe s’est fait chair, n’est pas sans analogie avec la manière dont, dans le langage, le sens s’incorpore au mot »39.
34 Jean-Luc Marion, De Surcroît, Paris, PUF, 2001, p. 168. « L’αἰτὶα ne nomme en rien Dieu, elle le dé-nomme en quittant la fonction prédicative du langage, pour passer à sa fonction strictement pragmatique - référer les noms et leur locuteur à l’interlocuteur inatteignable et inesquivable, au-delà de tout nom et de toute dénégation de nom. Avec l’αἰτὶα, la parole ne dit pas plus qu’elle ne nie - elle agit en se reportant à Celui qu’elle dé-nomme ». 35 Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, P. U. F., 1962, p. 488-489. 36 Le problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 132. 37 Northop Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, (1982), Paris, Seuil, 1984, p. 51. 38 Étienne Gilson-Jacques Maritain, Correspondance 1923-1971, G. Prouvost (éd.), Paris, Cerf, 1991, Lettre de Gilson à Maritain du 6 avril 1953, p. 187. 39 Étienne Gilson, Linguistique et Philosophie, Paris, Vrin, 1969, p. 142, note 17.
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De même : « C’est seulement du Verbe divin que l’Écriture enseigne : dixit et facta sunt, mais ce cas unique ne relèverait d’aucune linguistique »40. Enfin, Irène Rosier écrit, à propos du sacrement : La similitude [exprimée dans la définition d’Hugues de Saint-Victor (ex similitudine repræsentans)] permet au sacrement de représenter adéquatement la chose qu’il signifie. Ainsi l’eau qui sert à laver les corps peut-elle figurer ce qui lave les souillures de l’âme. On se situe ici dans une perspective positive : plus le signe est semblable à ce qu’il signifie, mieux il peut accomplir sa fonction, qui est de faire accéder à des réalités invisibles et occultes à partir de réalités sensibles. La perspective négative que l’on trouve dans d’autres contextes, notamment quand il s’agit des noms divins, semble passer ici à l’arrière-plan41.
La sauvegarde d’une certaine métaphysique au service du langage préserve donc aussi, dans le langage, le domaine des signes. Umberto Eco l’avait diagnostiqué42 . Est attaché au domaine des signes celui des signes efficaces et c’est pourquoi, au point ultime de l’organigramme performatif et sacramentel, se trouve l’eucharistie : « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang ». L’acte créateur apparaît comme le premier analogué de « Quand dire, c’est faire ». Unique, il n’est pourtant pas isolé. Si l’on considère plusieurs manières de participer à cet acte créateur, on retrouve l’essentiel de sa structure dans divers gestes christiques, des guérisons à l’eucharistie, manifestant que le principe qui les unit est celui qui est Principe, le Verbe. Au fond, les diverses participations à l’acte créateur peuvent être placées sous le chef de l’Incarnation, comme autant de modalités sacramentelles, où parole, actuation, geste et signe sont liés. La gradation causale qui permet de passer par toutes les étapes est faite d’exemplarité mais aussi d’efficience, ce que Thomas d’Aquin élabore sous le titre de causalité instrumentale. Ce n’est pas un hasard si la causalité instrumentale est à l’œuvre dans l’Incarnation rédemptrice et dans chacun des sacrements, surtout dans l’eucharistie43. Toutefois, il y a lieu de se demander si la profération des paroles de 40
Étienne Gilson, Linguistique et Philosophie, pp. cit., p. 48. Irène Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004, p. 55. 42 Umberto Eco, Le signe. Histoire et analyse d’un concept, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 192-193. Si le langage est la voix de l’Être, à la façon de Heidegger, et si la vérité n’est rien d’autre que le dévoilement de l’Être à travers le langage, « Si ce point de vue prévaut, alors, il n’y a plus de place pour une sémiotique, ou une théorie des signes. Il ne subsiste plus qu’une pratique continuelle et passionnée d’interrogation des signes : l’herméneutique » (p. 193). 43 J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Initiation 2, Paris, Cerf, 20022 , note 16, p. 169, signale que Thomas accède à l’idée de causalité instrumentale à partir du De Veritate (entre les qu. 27 et 41
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l’eucharistie relève seulement de la causalité instrumentale, dans la mesure où elle a lieu dans la personne du Christ (« in persona Christi »). Qui dit cause instrumentale dit cause seconde44. La cause seconde postule à la fois une cause première agissante et l’autonomie de la créature en son ordre. Ce n’est pas un hasard non plus si celui qui est devenu la causalité instrumentale du salut est aussi et d’abord le Verbe. Le Verbe préside à l’acte créateur, mais aussi à tous les degrés de manifestation de Dieu, du plus intellectuel au plus incarné, du gouvernement au sacramentel. Ce travail du Verbe est donc la matrice du discours performatif. Il ne fait qu’illustrer Jean (I, 18) : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître ». Enfin, la parole performative, de Dieu ou de l’homme, n’est pas qu’œuvre d’intellect. Elle l’est aussi de liberté. Elle est un certain gouvernement, dont nous nous demandons s’il ressemble au gouvernement divin.
29), au lieu de la causalité dispositive ou ministérielle de l’humanité du Christ : « Désormais l’humanité du Christ concourt réellement à la production de la grâce et y laisse sa marque ; désormais la grâce n’est plus seulement divine, elle est aussi chrétienne ». 44 Augustin parle des « causes inférieures (causa inferiores) », De Genesi, VI, XVII, 28, op. cit., p. 488489.
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Maurice Olender
Traduction et incarnation Comment parler de ce qui dans la langue ne s’entend pas ? sa marque indiscernable dès lors qu’il s’agit de l’idiome d’un Dieu ? S’il nous est possible d’étudier cette forme de langue divine c’est uniquement parce que les théologiens ont été loquaces à son propos, s’interrogeant sur le lexique, la syntaxe, la grammaire de l’idiome improbable qui formula le fiat lux divin - je pense notamment à Saint Augustin. Examinons ce qui a souvent tracassé les théologiens, les poètes, plus tard les philologues : la part linguistique de ce Dieu, au nom imprononçable - Dieu pourtant bavard qui créé l’univers au commencement, et, pour l’Église de la Nouvelle Alliance, dans les trois langues saintes que sont l’hébreu, le grec et le latin : Bereshit, En Arkhê, In principio.
Une version modifiée de ces pages a donné lieu à la Conférence inaugurale aux Vingt-quatrièmes Assises de la traduction littéraire à Arles, le 9 novembre 2007 (Actes Sud 2008). Ces questions ont été explorées auparavant dans mes séminaires à l’EHESS (voir les Annuaires de 1997-1998 et de 1998-1999) et lors de deux exposés faits à Jérusalem, à l’invitation de Studium Biblicum Franciscanum et des Mishkenot Encouters for Religion and Culture, au printemps 1997. Je laisse à cet explosé l’allure orale de ses premières destinations. Notes et biliographie se trouveront dans Les Langues du paradis tome II.
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Mais, dira-t-on, la parole n’est-elle pas Puissance et Créatrice dans de nombreuses cultures ? En effet, elle peut même se métamorphoser en Déesse Parole, comme Vac, dans les vieux textes sanscrits des Védas - Parole qui, en se révélant, autorise la connaissance de toutes choses. Avec la Bible chrétienne, nous sommes dans un cas singulier qui va induire une volonté de traduction et d’incarnation. Car cette Parole divine, proférée en hébreu, va trouver sa voie nouvelle dans et par un Verbe chrétien né d’une traduction. Ainsi, l’Écriture Sainte, dans la version chrétienne de l’Ancien Testament, est Septante ou Vulgate ; autrement dit, de l’hébreu en grec ou de l’hébreu en latin. Et le fils du Dieu hébraïque est proclamé Incarnation chrétienne d’un Verbe créateur. Pour Saint Jean : Au commencement était la Parole - In Principio erat verbum. Dès lors, ne peut-on pas penser que le développement des cultures chrétiennes soit marqué par des problèmes, mais aussi par des solutions, de traduction - à des degrés divers, suivant les lieux et les périodes ? Des problématiques liées non seulement à de la traduction mais aussi à des transferts de traditions culturelles - sans oublier les crises liées à de la communication, comme ce fut le cas à Babel où tous les circuits de transmission implosent. Quant à la Bible hébraïque, devenue chrétienne, elle sera d’abord l’affaire de la Parole d’un Père dont le Verbe divin s’incarne dans un Fils. Ce Fils, le Christ, sans être exactement, et malgré le miracle de la Pentecôte, Dieu de la traduction, est d’emblée consacré Grand Médiateur. Un coup d’œil sur la théologie de la Médiation permet de comprendre combien notre culture s’est nourrie de l’anthropologie chrétienne de la Médiation qui renvoie aux passages de Paul où le Christ est Médiateur entre Dieu et les hommes : Médiateur d’une Nouvelle alliance et Rédempteur pour tous. D’une manière schématique, gardons en mémoire les trois points suivants : - la rare violence des innombrables controverses, anciennes et modernes, liées aux problèmes de traduction de la Bible ; - les visées théologiques que sous-tendent ces controverses où l’hébreu est souvent mis à mal et les rabbins considérés comme falsificateurs de l’Histoire : sourds et aveugles à leurs propres Écritures ;
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- enfin, le rôle historique capital des ateliers de traduction de la Parole biblique aux sources des chrétientés.
On comprend dès lors l’intérêt qu’il peut y avoir à suivre les aléas de cette Parole divine, de nous interroger sur la langue primordiale, sur la sorte de vocable dont s’est servi le Dieu de la Genèse pour créer un Univers qui est devenu celui de toutes les cultures modelées par les récits bibliques. Et de nous demander ce qu’il en est de cette première langue ? Était-elle d’ailleurs unique ? La réponse de Saint Augustin est sans détour : avant le Déluge, il n’y a qu’une seule langue humaine. Saint Augustin la nommait « la langue humaine » ; ou encore « le langage humain » - humana lingua vel humana locutio. Solitaire, anonyme, cette langue est privée de nomen proprium. À quoi bon avoir un nom propre ? Pourquoi aurait-il fallu la nommer ? Un nom propre sert à caractériser pour désigner en différenciant. Or la lingua humana rayonnait dans sa solitude, splendide et sans pareille, anonyme. Elle était sola, sans nomine proprio. Cette langue a très souvent - mais pas toujours - été identifiée par les Pères de l’Église à l’hébreu du jardin d’Eden. Or, il se fait que ni dans la Thorah, les cinq livres de Moïse, ni même dans le Tenach, le Vieux Testament, rien, aucun indice explicite ne permet de nommer la langue d’Adam. Observons un fait important : dans l’hébreu de l’Ancien Testament, il n’y pas de mot pour dire « hébreu » ; le vocable qui désigne la langue hébraïque, ivrit, ne se trouve jamais inscrit dans le Vieux Testament. On y rencontre cependant, à plusieurs reprises, une formule désignant la langue judéenne (yehoudit) ; notamment pour différencier le parler yehoudit de l’aramit, - le judéen de l’araméen, ou encore pour différencier le yehoudit de l’ashdotit, la langue d’Ashdot. Il peut être question aussi de la sefat canaan, la langue de Canaan. S’il vaut la peine d’insister d’emblée sur ce point, qui peut paraître technique, c’est pour souligner combien, à propos de la valorisation de la langue hébraïque, le texte de l’Ancien Testament peut être éloigné des exégèses chrétiennes. En effet, quand les Pères de l’Église se saisissent de ces archives archaïques, les transformant pour mieux les adopter, ils conçoivent de nouvelles catégories intellectuelles, créent d’autres représentations, notamment de la langue, qui résultent de tensions liées aux nécessités de la traduction de l’Écriture sainte où doit se trouver la preuve immémoriale de la
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naissance du Christ. L’« hébreu chrétien » balance désormais entre le sublime et l’odieux - dette ambivalente de la Nouvelle à l’Ancienne Alliance.
« Seul le serpent parlait hébreu » Dans ces nouvelles lectures chrétiennes, nous sommes loin du texte cité où se trouve évoqué, de manière prosaïque, presque quotidienne, l’ashdotit et le yehoudit pour faire observer que les enfants de couples mixtes ne savent même plus le judéen. Aujourd’hui, nous dirions qu’il s’agit d’observations de démographie linguistique. Dans les plus vieux textes bibliques, nulle interrogation sur la langue adamique, aucune méditation théologique sur l’idiome du Paradis - spéculations savantes qui depuis deux millénaires enrichissent d’innombrables bibliothèques. Pour désigner l’hébreu dans le Talmud, on parle généralement de lachon kodesch, « la langue sainte ». Et Louis Ginzberg, l’homme des Legends of the Jews (1909-1938 ; trad. fr. Cerf), souligne que « la littérature rabbinique la plus ancienne ignore la langue originelle parlée par l’homme et les animaux » au Paradis. À ce propos, il évoque même une légende, un midrash « affirmant que seul le serpent parlait hébreu ». Quant au Paradis, Ginzberg est tout aussi affirmatif. Après avoir rappelé que les sources rabbiniques considèrent généralement que le Paradis a été créé avant le monde, il écrit que ces mêmes « sources rabbiniques anciennes ne renferment pratiquement rien sur le Paradis terrestre » -, ce qui n’est pas le cas dans les textes postérieurs. Une première observation : alors que les plus vieux textes hébraïques paraissent n’accorder aucun intérêt au statut de l’hébreu ni à sa valeur comme langue du Paradis, les Pères de l’Église semblent lui vouer un culte ambivalent, avoir une passion théologique pour cet hébreu qu’ils n’entendent que rarement - Augustin se vante de n’en rien savoir. Qu’à leur suite, théologiens et philologues se soient querellés pour savoir si on parlait hébreu, toscan, suédois ou flamand au Paradis est une histoire que j’ai eu l’occasion de raconter ailleurs.
Excursion au Paradis À présent, pour entendre quelques échos de cette langue primordiale, nous ne pouvons éviter une excursion au Paradis, au jardin d’Eden - car c’est là aussi que retentit la voix du Dieu de la Genèse.
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Avant de nous entraîner vers ces continents d’existence insolites, faut-il un dernier avertissement ? Sans prendre d’inutiles précautions, précisons que les problèmes exposés ici le sont à la manière de travaux en cours : ce ne sont pas des conclusions qui sont attendues mais la visite d’un chantier où les échafaudages sont incertains, les passerelles fragiles. Si donc un midrash, une légende consignée dans le Talmud, assure que jamais nul œil n’a eu la moindre vision du Paradis, cela n’a pas empêché les géographies du Paradis de fleurir - pas plus que l’absence de nom propre désignant l’idiome primordial n’a interdit, durant deux millénaires, la concurrence ni les querelles sur les langues du Paradis. Pour entendre les voix sonores de la langue adamique, ces voix qui résonnent dans « le jardin des délices », jetons un coup d’œil sur les textes décrivant cette géographie interdite au regard du Talmud. D’abord une citation : Je n’ignore pas que bien des gens ont dit maintes choses sur le Paradis. Néanmoins, il y a, sur ce point, trois grandes opinions. La première est celle de ceux qui ne veulent voir dans le paradis qu’une réalité corporelle ; la seconde, celle de ceux qui n’y voient qu’une réalité spirituelle ; la troisième, celle de ceux pour lesquels le paradis est à la fois réalité corporelle et réalité spirituelle. Pour le dire en bref, j’avoue que cette troisième opinion a ma faveur .
C’est ainsi qu’Augustin ouvre le livre VIII de sa Genèse au sens littéral. Ce qui compte pour Augustin, c’est d’inscrire la chrétienté dans une histoire à la fois corporaliter et spiritualiter - comme l’est pour lui la géographie et la terre du Paradis, cette terra d’où Dieu à tiré Adam. Car « bien qu’il soit signe d’autre chose », et même s’il n’a eu ni père ni mère, cet enfant sans parent a fini par mourir, « comme meurent les autres hommes ». Pareillement, poursuit-il, « il faut comprendre que le paradis où Dieu plaça Adam n’est pas autre chose qu’un endroit déterminé de la terre, où pût habiter l’homme terrestre » (locus quidam signifie ici un lieu déterminé, bien que non précisé). Pour Augustin, l’histoire spirituelle est toujours en même temps histoire au sens littéral. Voilà pourquoi il nous avertit : il ne faut surtout pas lire la Genèse comme on le ferait du Cantico canticorum, assimilant le Cantique des cantiques à un genre littéraire à comprendre au figuré. Le livre de la Genèse n’est ni une figure, ni une métaphore - et « ce n’est pas parce qu’un mot est pris en un sens métaphorique que
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tout le passage doit être entendu en un sens figuré ». La Genèse doit donc se lire comme un vrai livre d’histoire, comme on lit le Livre des Rois ; il faut donc entendre la Genèse ad litteram, au sens de faits réels, même si on peut leur donner ensuite, et en outre, une signification prophétique. Certains, poursuit Augustin, ont voulu penser que l’histoire de l’humanité commence avec l’histoire de la sexualité. Au moment donc où le couple primordial, chassé du paradis, lie son destin à la double aventure de la connaissance et du péché pour découvrir l’amour avec son lot de joies et ses tourments. Tout au contraire, Augustin décrit un paradis où Adam et Ève auraient eu d’emblée des enfants, « un mariage honoré et un lit nuptial sans souillure ». Ils auraient engendré « sans ressentir les ardeurs inquiètes de la libido (sine ullo inquieto ardore libidinis) » ; l’accouchement aurait été « sans travail ni douleur « (sine ullo labore ac dolore) ». En ces temps bienheureux, avant le péché, en pleine maîtrise d’eux-mêmes et libres de toute démangeaison érotique (pruritu voluptatis), les hommes auraient pu « commander aux organes génitaux comme ils le font aux autres membres de leur corps ». Aussi insolite (insolita) que cela puisse paraître, la raison historique commence bien là, dans la Genèse biblique : pourquoi ne pas admettre, écrit encore Augustin, « que le paradis a été fait, comme maintenant (...) sont faites les forêts ». Il ne faut pas s’y méprendre : ce n’est pas parce que les arbres du Paradis ont un sens allégorique « que ces arbres n’étaient pas de vrais arbres ». Suivent d’autres topos sur l’arboriculture édénique. Puis, il aborde la géographie fluviale du jardin d’Eden. Chemin faisant, entre allégorie mystique et géographie physique, tout en reprécisant que « nulle raison ne nous empêche d’entendre au sens propre ce récit des origines », Augustin met néanmoins en garde son lecteur enthousiaste en affirmant : « nous ignorons complètement où se trouvait le locus paradisi - le lieu du paradis ». S’il abandonne en quelque sorte à ses successeurs les recherches géographiques sur le lieu du Paradis, Augustin s’engage résolument dans ses enquêtes de linguistique inspirée - ce qui n’exclut pas une poétique du savoir. On n’insistera jamais assez sur l’importance accordée au langage et à la langue, à l’attention portée au verbe divin, adamique, paradisiaque et humain, dans ces exégèses bibliques. L’historien des idées linguistiques est donc en droit d’interroger
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ces textes, comme il le fait pour d’autres récits théoriques, fictions ou élaborations théologiques : entre mythe et érudition.
En quelle sorte de langue Dieu a-t-il dit « Fiat Lux » Isidore de Séville demande « de quelle nature était la langue dans laquelle Dieu parla au commencement du monde quand il dit Fiat lux - c’est ce qui est difficile à découvrir ». Deux siècles avant lui, Augustin ne pose pas moins d’une quinzaine de fois la même question dans l’espace de trois pages, au Livre premier de sa Genèse au sens littéral, mettant en perspective la double nature corporelle et spirituelle de la vox Dei et de lux, la lumière divine : « Fautil penser (...) que la voix de Dieu a retenti matériellement quand il a dit fiat lux (...) ? S’il en est ainsi, en quelle langue retentit cette voix quand Dieu dit fiat lux ? (…). Et quelle est cette lumière qui fut créée ? Est-ce chose spirituelle ou corporelle ? ». C’est Jean, son verbe incarné, qui apporte une double solution à la foi unique d’Augustin quand il écrit « Au Principe était la Parole » - l’In Principio latin traduit le grec En Arkhê, en résonance avec le Bereshit hébreu. Maniant toujours le propre et le figuré, le corporel et le spirituel, Augustin veut nous convaincre que Dieu a vraiment parlé « à nos premiers parents : ils entendirent la voix de Dieu, qui se promenait vers le soir dans le paradis ». Se pose dès lors la double question de la substance de cette langue primordiale et de savoir si la Parole du Créateur s’exprime sans médiateur ; ou si Dieu opère avec l’aide d’un spécialiste en communication, ange ou autre. Dieu a-t-il donc une voix sonore, corporelle, audible pour des oreilles humaines et par ailleurs communique-t-il aussi par le truchement d’une langue strictement intérieure ? Augustin s’interroge : Comment donc Dieu parla-t-il à l’homme ? Lui parla-t-il intérieurement, en son esprit, d’une manière toute spirituelle, (...) sans l’aide d’aucun son ou d’aucun signe corporels ? Non, je ne pense pas que Dieu ait ainsi parlé au premier homme (c’est-à- dire sine ullis corporalibus sonis). (...) Dieu parla à l’homme dans le paradis comme il parla plus tard aux patriarches, à Abraham, à Moïse, c’est-à-dire en prenant une forme corporelle.
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Mais Dieu a-t-il donc vraiment « parlé en prononçant temporellement des mots et des syllabes ? » Ici, le Père de l’Église choisit la voie médiatique, celle de la créature corporelle qui fait l’ange ou le prophète pour s’entremettre entre Dieu et l’homme. Poursuivant son enquête savante sur les origines du verbe divin et humain, sur les analogies entre l’exercice de la divine parole et des mots prononcés par les mortels, Augustin part de la formule initiale de la Genèse, le Bereshit hébreu qui ouvre l’Évangile selon Jean : En arkhê en grec ; en latin In Principio. Commentant ce passage crucial, Augustin écrit dans ses Homélies sur Jean : Nous, nous disons des paroles qui s’envolent et disparaissent : à peine ta parole a-t-elle résonné dans ta bouche, elle passe, achève son bruit et elle disparaît dans le silence - transit in silentium.(...) Quand Dieu a parlé, a-t-il eu recours à la voix (vocem), a-t-il eu recours à des sons (sonos), a-t-il eu recours à des syllabes (syllabas) ? Et s’il a eu recours à tout cela, de quelle langue s’est-il servi ? Hebraea, an graeca, an latina ? Les langues sont nécessaires quand il y a des peuples différents. Mais personne ne peut dire que Dieu a parlé en telle ou telle langue.
Suit un développement qui conduit au mystère du « Dieu qui a donné naissance à la Parole », son Fils. Que la Parole de Dieu s’inscrive ainsi dans la langue De la Foi et du Symbole (titre d’un autre traité d’Augustin), cela n’a pas empêché d’éminents exégètes de blâmer Augustin de n’avoir pas fait l’effort de s’initier à la traduction en apprenant les deux langues saintes. Richard Simon, Père oratorien, un des fondateurs de la critique biblique moderne dont l’œuvre a été supprimée par Bossuet, écrit en 1693 qu’« il serait difficile d’excuser la négligence » d’Augustin qui ne consulte pas le texte grec - ce qui aujourd’hui doit être nuancé. Quant aux mots hébreux, outre Amen, Allelouia, Hosana et quelques autres, Augustin affirme qu’il n’en sait rien, alors que cette langue, l’hébreu, est pourtant si proche d’un idiome phénicien occidental, le punique, qu’on parlait dans les campagnes algériennes de son enfance. Ce qui exaspère également l’hébraïsant allemand Johann David Michaelis, bibliste et philologue, qui écrit en 1759 : Ainsi, ce bon évêque parlait hébreu sans le savoir : s’il avait connu l’alphabet hébreu, et s’il s’était donné quelque peine pour étudier la différence qui est entre cette langue et la langue punique d’alors, au lieu de la grossière ignorance des deux langues originales de l’Écriture Sainte qu’on lui reproche, il aurait mérité l’honneur de passer pour le père de la philologie orientale.
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De la grande thèse de Marrou, en 1938, aux travaux récents de Brian Stock (1996) et de Milad Doueihi (2008), en passant par les travaux classiques de Pierre Courcelle (1948), Étienne Gilson (1949), Peter Brown (1971), Anne Marie la Bonnardière (1986) et Henry Chadwick (1987), sans oublier tout ce que Marguerite Harl et ses collègues ont apporté aux réflexions collectives sur la traduction de la Septante, d’autres encore se sont efforcés de penser les liens complexes entre la culture quasi exclusivement latine d’Augustin et son temps. Peter Brown souligne ainsi « la surprenante inaptitude de tant de grands esprits latins à atteindre le niveau du baccalauréat en grec ». Ces disputes érudites sur les insuffisances linguistiques d’Augustin, dont il était parfaitement conscient, se trouvent déjà dans la correspondance orageuse entre Augustin et Jérôme. À tant de reproches, Augustin avait répondu par avance, quand il dit avoir appris le nom du Christ « dans le lait même d’une mère ». Au livre XI des Confessions, que l’on peut lire dans la traduction de Patrice Cambronne, dans La Pléiade, désirant comprendre enfin le premier verset de la Genèse, Augustin s’exclame : Puissé-je entendre et comprendre comment dans le Principe tu as fait le ciel et la terre. Moïse l’a écrit ; il l’a écrit et s’en est allé (...). S’il était là, je le retiendrais, je l’interrogerais, je le supplierais en ton nom de m’en dévoiler le sens, et je prêterais mes oreilles de chair aux sons surgis de sa bouche. S’il me parlait en hébreu, sa voix frapperait en vain mes sens (...) ; au contraire, s’il parlait latin, je saisirais ce qu’il voudrait dire (...). Non, c’est au dedans de moi, dans la demeure intérieure de ma pensée, que la Vérité - qui n’est ni hébraïque, ni grecque, ni latine, ni barbare, et n’a besoin ni de la bouche, ni de la langue, ni du son des syllabes - me clamerait : « Oui, il dit la Vérité ».
N’est-ce pas dans cette demeure intérieure de la pensée qu’Augustin met en œuvre les notions duelles qui structurent sa pensée, induisant parmi d’autres des usages chrétiens de l’hébreu ? Ces couples sont formés notamment par : le corporel et le spirituel, la lettre et l’esprit, la Loi et la Foi, la voix sonore et la voix intérieure, la mémoire et l’oubli. N’est-ce pas encore cette même demeure qui abrite, en l’ignorant, un autre type d’oubli qui a pour nom l’hébreu ? Une passion aveugle pour l’hébreu ?
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Mémoire d’oubli Mais la langue est aussi un lieu névralgique où s’inscrivent la mémoire et l’oubli. Augustin exalte la puissance prodigieuse de la mémoire, avec ses vastes palais. C’est dans ce sanctuaire infini que surgit le miracle du souvenir. Dans cette mémoire qui est, écrit-il, « comme l’estomac de l’esprit », sont mis en réserve les sons, les images, « les affects de l’âme » ; dans ses cavernes les plus secrètes est archivé, classé par genre tout ce que l’oubli n’a pas englouti. Peut-on jamais oublier quelque chose ? Sans doute. Mais cet oubli, on peut alors le désigner, le nommer. Il existe en quelque sorte une mémoire d’oubli. On peut encore se souvenir d’avoir oublié quelque chose. Cette chose n’est jamais totalement sortie de la mémoire : « À partir du fragment conservé, on chercherait le reste ». Quand on se remémore un oubli, « sont présents à la fois la mémoire - par laquelle je me souviens - et l’oubli - dont je me souviens ». Dans ces pages, souvent citées, du Livre X des Confessions, les jeux de la mémoire et de l’oubli permettent à Augustin de construire sa raison théologique. En affirmant que « la mémoire retient l’oubli », en montrant que la recherche d’un souvenir perdu serait impossible si l’oubli en était absolu, l’Évêque rappelle à son lecteur combien la mémoire et l’oubli sont également gouvernés par la divine Providence. Même le défaut de mémoire est ainsi dirigé par le saint Esprit. Ce qui s’oublie dans l’infinie variété des vocables surgis à Babel, Augustin sait que seule la langue du coeur peut en autoriser l’éternelle mémoire. Cette langue-là, langue de la conversion et de la « foi », toujours déjà traduite, ne résulte d’aucune œuvre humaine : d’aucun travail de traduction. Seule cette langue lui importe. Toute traduction trouve ici sa limite ; son sens unique coïncide avec un original hors d’atteinte. Ouvert sur une herméneutique de l’infini. C’est dans cette langue de « la foi » que saint Augustin pense l’univers et sa création. C’est à cette langue du « service du cœur » (officium cordis), dont il parle dans ses traités sur la Foi et le symbole, qu’il demande de concevoir sa science divine (divinam doctrinam). Récapitulons. Augustin ne pratique pas l’hébreu. Comme la majorité des Pères de l’Église - si l’on met à part notamment Jérôme, peut-être Origène et quelques autres. À cette absence de saisie immédiate de l’Écriture, révélée en hébreu au Mont Sinaï, Augustin et les Pères fondateurs de la chrétienté substituent une Vérité incarnée dans
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le Verbe par le Christ, Vérité qui se veut ultime, Vérité de la foi et de l’Esprit qui vivifie là où la lettre tue : vous vous souvenez de II Corinthiens III, 6 : « (…)Dieu qui nous a donné d’être au service d’une Nouvelle Alliance, non pas littérale mais spirituelle, car la lettre tue et l’esprit fait vivre » (Augustin commente ce passage dans les Confessions) . On peut reconnaître ici ce grand partage théologique où la vie se trouve du côté de l’esprit, marqué par sa Nouvelle Alliance, et la Loi, asservie à la lettre aveugle de l’Ancienne Alliance, abrogée. L’hébreu se trouve pris ici entre le sublime et l’odieux - comme il le sera encore chez Renan, professeur d’hébreu au Collège de France dans les années 1860 : entre la langue divine, sublime et transparente du Paradis, et l’obscur vocable quand l’hébreu devient véhicule de « l’esclave de la lettre ». Ceux-là mêmes qui sont les uniques détenteurs des secrets de cet hébreu aux voyelles indéchiffrables s’aveuglent, ne reconnaissant pas, dans leurs propres Écritures, le Christ qui s’y trouve pourtant inscrit, annoncé. L’importance accordée à la langue divine, ses modes de traitement et ses représentations, permettent de souligner quelques « usages chrétiens de l’hébreu ».
La cuisine de l’Esprit Un autre commentaire nous éclaire à propos de la voie à suivre pour saisir le texte divin. Origène, de plus d’un siècle l’aîné d’Augustin, se demande s’il faut comprendre le texte de manière littérale, en quelque sorte tout cru, à la lettre, ou métamorphosé par la cuisine de l’Esprit. Pour répondre à cette question, Origène écrit, dans ses Commentaires sur l’Évangile de Jean, des pages inspirées par des métaphores efficaces. Il nous dit là, en effet, que pour bien entendre et comprendre l’Écriture sainte, on doit la cuire, la rôtir... et non la transformer en bouillie aqueuse, ni la dévorer crue, sans l’avoir au préalable fait passer au feu de l’Esprit. Pénétrons un instant dans cette cuisine sacrée d’Origène qui propose une lecture incandescente, sublimant toute forme de littéralité. Il ne faut donc pas manger crue la chair de l’agneau, comme le font les esclaves de la lettre à la manière d’animaux sans intelligence, qui sont comme des bêtes fauves, à l’égard des hommes qui sont véritablement intelligents et veulent connaître par
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le Verbe les réalités spirituelles : eux (les premiers, « les esclaves de la lettre ») partagent la vie des bêtes sauvages. Qui prend la chair crue de l’Écriture pour la faire cuire, doit prendre garde de ne pas transformer le texte en quelque chose de plus ou moins flasque, aqueux, mou, comme le font ceux qui, parce que les oreilles leur démangent, les détournent de la vérité et donnent à leurs explications le caractère inconsistant et aqueux de leur manière de vivre.
Origène poursuit : Pour nous, avec l’Esprit bouillant et les paroles enflammées donnée par Dieu, pareilles à celles que Jérémie reçut de celui qui lui dit : “Voici que j’ai mis mes paroles comme un feu dans ta bouche”, faisons rôtir la chair de l’agneau, afin que ceux qui en recevront une part disent, parce que le Christ parle en nous : “Notre coeur était tout brûlant en chemin, lorsqu’il nous expliquait les Écritures”. Pour que nous soyons capables de poser de telles questions, il faut faire rôtir l’agneau...
Les cuisines de la théologie n’ont cessé de « faire rôtir l’agneau », pour le bonheur des théologiens et le loisir des érudits, sans toujours nous éclairer sur les rapports adéquats entre la lettre et l’esprit. D’autres, dont Spinoza, ont pu s’interroger : faut-il donc que le sensible et l’intelligible suivent toujours ces lignes de partage entre le corps de la lettre et l’âme de l’esprit ? Et ne serait-ce pas la dualité, entre la lettre et le sens qui s’y trouve inscrit, qui serait elle même porteuse d’une vision du monde qui paradoxalement se veut unique et universelle ?
Réparer Babel : le mariage de la fille de Nemrod Avant d’interrompre, il vaut la peine d’évoquer la figure d’un héros biblique oublié, un personnage qui apparaît à peine dans la Genèse mais qui joue un rôle fondateur dans les « usages chrétiens de l’hébreu ». Il s’agit de Héber - en effet, Héber comme hébreu. C’est lui qui sauve la langue des origines de toute atteinte du temps, la préservant de la grande brouille à Babel. Héber se trouve inscrit dans les généalogies de la Genèse où Sem, l’un des trois fils de Noé (avec Japhet et Cham), est désigné comme le « père de tous les fils d’Héber ». Alors que toute sa génération s’était fourvoyée en construisant une tour superbe, lieu de la première tyrannie politique de l’histoire, Héber (arrière petit-fils de Sem) et les siens se sont tenus à l’écart de la grande confusion des sons et des sens à Babel. C’est du moins ce qu’affirme Augustin dans la Cité de Dieu : si Héber n’est pas allé à Babel, c’est parce que la Providence a voulu, dit Augustin, que soit sauvée « la langue commune primordiale ». Cette langue unique, lui, et ses descendants l’ont conservée afin qu’elle demeure telle quelle, permanente, à l’abri de toute mutation linguistique (l’expression est mutatione linguarum ; le verbe remanere). Or cette langue
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commune, qui échappe par grâce divine aux malédictions de la confusion babélienne n’avait pas de nom propre. C’est pourquoi Augustin dit qu’elle portera le nom de son sauveur ; elle sera baptisée « langue hébraïque » en adoptant le nom d’Héber. D’autres, poursuit Augustin, ont pensé, que comme Abraham est l’ancêtre des Hébreux, on aurait pu les appeler Abrahaei, les « Abraheux », mais « il est plus vraisemblable qu’ils tirent leur nom d’Héber et aient (ainsi) été appelés Hébereux, Heberaei. » Luc, dans sa généalogie qui nous guide de manière ininterrompue de Dieu et d’Adam à Jésus, n’a pas omis, entre Sem et Abraham, d’inscrire le nom de Héber - garant providentiel de la précieuse transmission de l’hébreu adamique sauvé de la confusion Babel. Ce récit, qui fait de Héber le héros chrétien d’une langue adamique identifiée à de l’hébreu originel, se retrouve partout chez les Pères de l’Église, et bien au-delà jusqu’au XIXe siècle. Parmi les innombrables réemplois de ce topos de l’hébreu chrétien, le cas suivant. C’est dans la sixième section du Livre premier de son De vulgari que Dante donne une version brève, mais explicite, de l’épisode d’Héber. Évoquant la « forme de langue créée par Dieu en même temps que la première âme », Dante écrit : C’est dans ce type de langue que parla Adam ; c’est dans ce type de langue que parlèrent tous ceux qui lui furent postérieurs jusqu’à l’édification de la tour de Babel, qui veut dire tour de la confusion ; de ce type de langue ont hérité les fils d’Héber, ou Hébreux comme on les nomme d’après celui-ci. À eux seuls elle resta après la confusion (post confusionem remansit, avec ce même verbe, remanere, que chez Augustin) afin que notre Rédempteur (ut Redemptor noster), qui devait naître parmi eux en tant qu’homme, puisse faire usage non de la langue de la confusion mais de la langue de la grâce (non lingua confusionis, sed gratie frueretur). Ce fut donc l’idiome hébraïque que les lèvres du premier parlant créèrent.
Je n’entre pas ici dans les distinctions entre faculté de langue et idiome particulier, entre locutio, lingua, loquela, Ydioma, termes qui ont donné lieu à des discussions importantes. Héber assure donc la continuité linguistique d’Adam, et de son Dieu au Verbe Incarné, jusqu’au Christ de la Pentecôte. Puisque c’est en effet lui, Héber, qui revêt le rôle de sauveur de la langue primordiale, en demeurant à l’abri de la confusion provoquée par les séductions politiques de Nemrod à Babel.
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À ce propos, un bref récit montre la richesse, souvent inexplorée, des corpus bibliques dès lors qu’ils demeurent parallèles aux textes canoniques. Dans la Petite Genèse illustrée, qui a pour nom le Livre des Jubilés (dont l’original hébreu est sans doute du milieu du IIe siècle avant J.-C.), on donne le nom et l’identité de l’épouse d’Héber (ici Ever). Cette information apporte un nouvel éclairage sur la mythologie de Babel, tout en soulignant la cohérence des élaborations bibliques. Le mariage est peu banal : Ever, le préposé à la permanence de la langue adamique, épouse la fille de l’homme par lequel l’humanité perdit la mémoire de sa langue originelle. En effet, Nemrod, le maître de la Tour de Babel, est père de la dulcinée - nommée Azourâd dans les Jubilés. Ainsi, par son alliance avec le mémorable Héber, la fille de Nemrod répare en quelque sorte la malédiction linguistique provoquée par son père à Babel. Mais ce mythe date du IIe siècle avant l’ère chrétienne … et les Pères de l’Église ne semblent pas l’avoir connu.
De la difficulté de traduire… En commençant, je vous ai dit qu’on ne trouvait pas de mention de la langue hébraïque, désignée comme telle, dans l’Ancien Testament. Voici un texte bien connu où se trouve sans doute l’une des plus anciennes occurrences où l’hébreu désigne la langue de la vieille Bible. Source juive, que les spécialistes situent au IIe siècle avant l’ère chrétienne, ce texte souligne la difficulté de l’art de traduire… Il s’agit du Prologue à L’Écclésiastique, la « Sagesse de Jésus, fils de Sirach », un texte deutérocanonique souvent cité par les Pères de l’Église, longtemps connu seulement dans ses versions grecques, latines et syriaques mais dont on a retrouvé de nombreux fragments en hébreu dans le dépôt de la Geniza, dans la synagogue caraïte du vieux Caire, en 1898. Dans ce Prologue, pour dire la perte de puissance que subit une traduction et la difficulté de transmettre un texte hébreu en grec, le petit-fils de l’auteur, traducteur de ce texte, demande l’indulgence du lecteur en écrivant ceci : Vous êtes donc invités à en faire la lecture avec bienveillance et attention et à montrer de l’indulgence, là où nous semblerions, malgré nos laborieux efforts d’interprétation, rendre mal quelques-unes des expressions. Car elles n’ont pas la même force, les choses dites en hébreu dans ce livre, quand elles sont traduites dans une autre langue [ici donc en grec].
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Au IIe siècle avant l’ère chrétienne, les problèmes du passage du grec à l’hébreu étaient liés à des questions de traduction, au labeur et au « métier » du traducteur ; l’invention poétique, voire la puissance magique en font partie. Quelques siècles plus tard, la conversion à la Nouvelle foi sollicite, me semblet-il, la notion même de traduction en l’orientant vers de nouveaux horizons. Le grand bibliste Pierre Geoltrain aimait dire qu’il faudrait un jour raconter l’histoire des origines du christianisme comme celle de l’invention d’un genre littéraire. Peut-être pourrait-on préciser ici qu’il s’agit d’un genre qui trouve ses motifs, notamment, dans des problèmes de filiation, de traduction et d’interprétation ; et un style qui puise son inspiration dans l’Incarnation d’un Verbe performatif, inscrit dans un Texte, résultant d’une Traduction. Sans reste.
ACTE DE PAROLE ET ONTOLOGIE DU DISCOURS CHEZ CICÉRON Carlos Lévy
Nous partirons d’une donnée statistique. Dans un livre, consacré au concept de l’oratio, Laurent Gavoille nous apprend que ce terme figure quatrevingt-cinq fois dans la littérature latine, des origines à la Rhétorique à Hérennius, qu’il est présent cent six fois dans ce traité, et qu’on le trouve mille trois cent sept fois chez Cicéron1. Il y a donc eu, avec celui-ci, une véritable explosion du champ de la parole et de la réflexion sur celle-ci. Il s’agit ici, moins d’entrer dans le détail de ces occurrences que de montrer comment le statut de l’oratio va connaître un changement profond, de l’illusion mythique du De inuentione aux œuvres philosophiques de la dernière période, avec néanmoins une constante, l’évitement de ce qui constitue le soubassement ontologique de la parole. Nous examinerons plus précisément quatre éléments : - la préface du premier livre du De inuentione, dans laquelle c’est un acte de parole, dont il faudra analyser les modalités, qui fonde la société ; - le De oratore, où la parole semble relever de la physique, une physique qui n’aura jamais sa métaphysique ; - le Pro Sestio où la pesanteur sociale a tendance à se substituer au poids spécifique de la parole ;
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L. Gavoille, Oratio ou la parole persuasive, Louvain, Peeters, 2007, p. 3.
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- enfin, nous chercherons ce qui, dans les œuvres philosophiques, peut constituer une réponse à la question du statut de la parole.
De inuentione Si l’on en croit le témoignage de Cicéron, il écrivit le De inuentione alors qu’il était puer aut adulescentulus, ce qui, si l’on prend l’indication à la lettre - mais faut-il le faire ? - permettrait de dater l’œuvre de 88 av. J.-C. En réalité, les recherches les plus convaincantes conduisent plutôt à situer la rédaction entre 86 et 822 . Le verdict très sévère prononcé par Cicéron au début du De oratore, où il condamne sans ménagement ce qu’il considère comme une erreur de jeunesse3, a eu pour conséquence une dévalorisation de ce traité, dont la recherche actuelle a tendance à penser, au contraire, qu’il est essentiel pour comprendre la génétique des idées cicéroniennes, dans le domaine de la philosophie comme dans celui de la rhétorique. Le prooemium du premier livre est présenté comme une disputatio sur le thème de savoir si l’étude et la pratique de l’éloquence ont apporté plus de bien ou de mal aux cités, sujet rebattu dans les écoles de rhétorique et de philosophie, mais à propos duquel il est intéressant de noter le témoignage de Sextus. Celui-ci, au début de son traité Contre les rhéteurs, signale que Charmadas et Clitomaque, deux Néoacadémiciens bien présents chez Cicéron4 , valorisaient les cités, comme par hasard Sparte et la Crète, qui avaient procédé à l’expulsion de tous ceux qui fanfaronnaient en paroles5 : τοὺς ἐν λόγοις ἀλαζοευσαμένους. Nous ne reviendrons pas sur la question, que nous avons traitée ailleurs, de la relation à
2 On trouvera la présentation de l’ensemble des données sur la date du De inuentione dans G. Achard (éd.), Rhétorique à Hérennius, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. VIII-IX. Achard aboutit à 84-82 av. J.-C. pour la date de rédaction, en se fondant notamment sur Quintilien, I.O. III 6, 59. 3 De or. I, 5. 4 Voir sur ces philosophes les notices qui leur sont consacrées dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques, R. Goulet (dir.), Paris, CNRS éditions, 2000 : « Charmadas », t. 2, n. 100, p. 297-298 et « Clitomaque », ibid., n. 149, p. 424-425. Les deux articles ont été rédigés par T. Dorandi. Sur Charmadas, voir également notre article : « Les petits Académiciens : Lacyde, Charmadas, Métrodore de Stratonice », dans L’eredità platonica : studi sul platonismo da Arcesilao a Proclo, M. Bonazzi et V. Celluprica éd., Naples, Bibliopolis, 2005, p. 53-77. 5 Adv. Math. II 21.
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Isocrate, inexistante selon nous et de l’influence probable de Philon de Larissa6. À la dichotomie logique qui caractérise la disputatio in utramque partem s’ajoute une dichotomie chronologique: Cicéron dit avoir été témoin du mal qu’ont fait aux plus grands États les hommes habiles à parler, tandis que ses lectures lui ont montré que « maintes alliances très solides, et maintes amitiés très sacrées ont été nouées par l’usage de la raison, mais plus facilement encore par l’éloquence »7. Il convient de s’arrêter ici sur le problème posé par ce facilius qui, en lui-même, peut avoir deux sens : soit la parole est un agent plus rapide, plus efficace que la raison ; soit la parole permet simplement à la raison de réaliser plus aisément un objectif dont on peut penser que, de toute façon, il devait se réaliser. Ce que cherche Cicéron, c’est un point de vue lui permettant de rendre compte à la fois de ce qu’il a vu et de ce qu’il sait pour l’avoir lu, tout en tranchant l’ambiguïté du facilius. La réponse nous est en effet donnée d’emblée8 : « la sagesse sans l’éloquence n’est pas assez utile aux États, mais l’éloquence sans la sagesse leur est généralement très nuisible et ne leur est jamais utile ». Qu’est-ce que la sagesse ? En ce début du prooemium, son principe est défini par deux des trois parties de la philosophie, la logique (studium rationis) et l’éthique (studium officii). L’éloquence, elle, est immédiatement assimilée à une arme dont on peut faire un double usage : l’utiliser contre la patrie, ou pour défendre les intérêts de celle-ci. La parole se trouve ainsi au moins implicitement intégrée à une problématique philosophique, présente notamment chez les Stoïciens, celle des dons que tout être vivant reçoit de la nature et dont il peut faire un bon ou un mauvais usage9. La densité des termes qui évoquent la guerre, arma, oppugnare, propugnare montre à quel point le paradigme militaire, est essentiel à cette évocation10. Ce n’est pourtant pas un guerrier que va évoquer ce mythe de fondation, mais un magnus et sapiens uir qui, prenant conscience des virtualités de l’esprit humain, à une époque où
6 C. Lévy, « Le mythe de la naissance de la civilisation chez Cicéron », in Mathesis e Philia. Studi in onore di Marcello Gigante, Naples, Pubbl. del Dipart. di Filol. Class. dell’Univ. degli Studi di Napoli Federico II, 1995, p. 155-168. 7 Inu. I 1 : cum autem res ab nostra memoria propter vetustatem remotas ex litterarum monumentis repetere instituo, multas urbes constitutas, plurima bella restincta, firmissimas societates, sanctissimas amicitias intellego cum animi ratione tum facilius eloquentia comparatas. 8 Ibid. : ac me quidem diu cogitantem ratio ipsa in hanc potissimum sententiam ducit, ut existimem sapientiam sine eloquentia parum prodesse civitatibus, eloquentiam vero sine sapientia nimium obesse plerumque, prodesse numquam. 9 Sur cette question, voir Th. Benatouil, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, p. 282 et 288. 10 Nous avons traité de l’importance de ce paradigme dans « Le philosophe et le légionnaire : l’armée comme thème et métaphore dans la pensée romaine, de Lucrèce à Marc Aurèle », dans Politica e cultura in Roma antica, a cura di F. Bessone & E. Malaspina, Bologne, Pàtron, 2005, p. 59-79.
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l’humanité errait malheureuse, décide d’actualiser celles-ci en regroupant les hommes en un même endroit. D’abord réticents, ils finirent par l’écouter et « de farouches et sauvages qu’ils étaient, il les rendit doux et tranquilles » (ex feris et immanibus mites reddidit et mansuetos)11. L’explication que Cicéron propose est celle-ci12 : « ce n’est pas une sagesse muette ou sans éloquence qui aurait pu amener des hommes à modifier subitement leurs habitudes et à adopter un genre de vie opposé ». La parole a accompagné la réalisation d’un résultat, dont elle était l’instrument, vocation instrumentale qui apparaît dans l’expression « persuader grâce à leur éloquence de ce qu’ils avaient trouvé grâce à leur sagesse »13. Le verbe perficere devrait être par excellence le verbe de l’acte de parole, mais sommes nous ici dans l’illocutoire ou le perlocutoire14, distinction dont nous pensons qu’un texte comme celui-ci perçoit déjà implicitement au moins une partie de la complexité ? Reprenons donc les différents éléments de la phrase latine : - nec tacita sapientia : dans les termes de la classification d’Austin15, nous sommes ici dans ce qu’il appelle le locutoire, dont la nécessité est affirmée par rapport à une sagesse qui ne serait que discours intérieur ou, comme ce fut le cas pour Pyrrhon, qui se proposerait comme fin d’abolir la parole, de parvenir à l’aphasie, elle-même16 ; - nec inops dicendi : une sagesse qui ne possèderait pas tous les instruments que lui fournit le perlocutoire serait elle aussi une sagesse sans prise sur le monde ; - subito conuerteret : l’adverbe est ici essentiel. Si la formule précédente évoquait toutes les stratégies de la persuasion inhérentes au perlocutoire, ici, nous avons l’indication d’un effet immédiat, caractéristique de l’illocutoire. En principe, les deux indications
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Inu. I 2. Ac mihi quidem hoc nec tacita videtur nec inops dicendi sapientia perficere potuisse, ut homines a consuetudine subito converteret et ad diversas rationes vitae traduceret. 13 Inu. I 3 : qui tandem fieri potuit, nisi homines ea quae ratione inuenissent eloquentia persuadere potuissent ? 14 Nous remercions B. Cassin qui, dans la discussion qui a suivi notre communication, nous a permis d’approfondir cette question. 15 J. L. Austin, How to do Things with Words, London, Oxford U. P., 1962. 16 Sur le sens de l’aphasie pyrrhonienne, voir J. Brunschwig, « L’aphasie pyrrhonienne », dans C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 297320. 12
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sont contradictoires. L’éloquence ne peut exister que si elle est déployée dans la durée, ce que montrent bien les indications chronologiques qui scandent le texte17 : primo propter insolentiam reclamantes, deinde propter rationem atque orationem studiosius audientes. Ici, au contraire, tout se passe comme si l’effet de la parole de l’homme éloquent et sage se manifestait dans l’immédiateté. En réalité, les deux aspects ne nous paraissent pas être totalement contradictoires, dans la perspective du texte. Pour Cicéron, tous les arguments que cet homme a utilisés pour civiliser l’humanité sauvage, la copia dicendi qu’il a nécessairement mise en œuvre, peuvent être envisagés ou bien dans leur mythique historicité, autrement dit dans leur extension temporelle, ou bien comme la version diachronique d’un acte de parole qui serait : « je vous fais passer de la sauvagerie à la civilisation ». Dans une telle perspective, le perlocutoire ne serait rien d’autre que le déploiement dans la diachronie de l’acte de parole.
Cette parole médiatrice de l’inscription dans le réel, à la fois acte et parcours pour Cicéron, comment agit-elle ? Par la grauitas et la suauitas. Une phrase mérite d’être citée18 : « aucun individu assurément, doté d’une très grande force physique n’aurait voulu sans y être contraint par la force, aller vers l’état de droit, à moins d’être convaincu par un discours rempli de gravité et d’agrément ». La grauitas et la suauitas, l’une déterminant le mouvement, l’autre neutralisant les résistances, agissent, en fait, comme un vecteur, substitut d’une force physique d’une grande puissance. Rien de précis n’est dit sur le type de relation entre la force physique et la force verbale. Néanmoins, il faut retenir que, pour Cicéron, dès l’origine de l’humanité, parler c’est agir dans une dynamique de rapport de forces. Cette dynamique ne se limite pas à la confrontation parole-violence physique, elle est inhérente à la parole même puisqu’il est longuement montré dans la suite du texte que le mixte eloquentia / sapientia, figure éthiquement parfaite de la relation oratio / ratio, elle-même correspondant linguistique du logos grec, est un mélange instable, dans lequel l’eloquentia cherche constamment à neutraliser la sapientia.
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Inu. I, 2. Inu. I 3 : Profecto nemo nisi graui ac suaui commotus oratione, cum uiribus plurimum possent, ad ius uoluisset sine ui descendere, ut inter quos posset excellere, cum iis se pateretur aequari et sua uoluntate a iucundissima consuetudine recederet, quae praesertim iam naturae uim optineret propter uetustatem. 18
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Cette conception de la parole politique, celle qui organise les cités et leur permet de subsister, comme étant dans son essence illocutoire, même si elle prend le plus souvent une forme perlocutoire, a-t-elle été maintenue par Cicéron dans ses traités ultérieurs, et notamment dans celui qui est considéré comme son chef-d’œuvre de sa réflexion sur la rhétorique, le De oratore ?
De oratore Le De oratore revient sur la question de l’origine de la civilisation, de manière à la fois moins ample et assurément plus complexe. Dans le premier livre, Crassus, au § 30, reprend le problème en posant cette question19 : « Quelle autre force a pu réunir en un même lieu les hommes dispersés, les tirer de leur vie grossière et sauvage pour les amener à notre degré actuel de civilisation, fonder les sociétés, y faire régner les lois, les tribunaux, le droit ? ». La réponse se trouve dans le mot dont la répétition structure le passage : dicendo, par la parole20. Cela signifie-t-il pour autant que la position mesurée que Cicéron avait tenté de définir dans le De inuentione, à savoir l’équilibre entre philosophie et rhétorique, soit caduque ? En réalité, Crassus paraît osciller entre, d’une part, l’ivresse que lui procure le pouvoir de la parole et, d’autre part, le souci d’atténuer cette volonté de puissance par la prise en compte d’objectifs politiques et moraux. Pour ce qui est du premier aspect, il affirme21 : « rien ne me paraît plus remarquable que de pouvoir par la parole captiver des assemblées, séduire les intelligences, pousser les volontés là où l’on souhaite les conduire et les détourner d’où on désire qu’elles n’aillent pas ». Le terme praestabilius a ici son importance,
19 De or. I, 33 : quae uis alia potuit aut dispersos homines unum in locum congregare aut a fera agrestique uita ad hunc humanum cultum ciuilemque deducere aut iam constitutis ciuitatibus leges, iudicia, iura describere ? 20 L’adjectif verbal est utilisé dans les § 29 (de studio dicendi), 30 (dicendo tenere hominum coetus), 32 (exprimere dicendo sensa possumus). 21 De or. I, 30 : neque vero mihi quicquam » inquit « praestabilius videtur, quam posse dicendo tenere hominum [coetus] mentis, adlicere voluntates, impellere quo velit, unde autem velit deducere.
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car il sera repris par Cicéron à la fin de sa vie, lorsqu’il écrira dans le De officiis22: « Qu’y a-t-il en effet de préférable (praestabilius) à l’éloquence, soit pour l’admiration des auditeurs, soit pour l’espoir de ceux qui en ont besoin, soit pour la reconnaissance de ceux qu’elle a défendus ? ». Cependant, dans le traité stoïcien, ce qui fait que rien n’est préférable à l’éloquence, c’est la qualité de la réponse qu’elle suscite chez les autres : admiration, espoir, reconnaissance. En revanche, dans ce passage du De oratore, les auditeurs sont, en quelque sorte, néantisés en tant que personnes par la force qui les pousse là où l’orateur veut les mener. Il ne s’agit plus, comme dans le De inuentione, de distinguer, dans l’orateur, le sujet parlant et la parole dont il peut faire un bon ou un mauvais usage. Le sujet fait corps avec sa parole, il est cet être exceptionnel qui actualise ce qui a été donné à tous23 : « Qu’y a-t-il de plus étonnant que de voir surgir d’une immense multitude un seul homme qui est capable de réaliser seul, ou avec un tout petit nombre d’hommes, ce qui est donné par la nature à tous ? ». Le texte latin ici est difficile à interpréter. Nous ne sommes pas dans le registre de l’uti, mais dans celui du facere, qui nous renvoie au perficere du De inuentione et que May et Wisse traduisent fort bien par « to use with effect »24. Dans l’orateur se produit l’actualisation d’un donné qui, chez les autres, demeure virtuel, puisqu’ils parlent, certes, mais ne savent pas rendre la parole capable d’efficacité et de domination : semper dominata est, est-il dit dans la phrase précédente, en parlant des cités bien organisées, sur lesquelles la rhétorique a pu exercer son pouvoir. Il est vrai que, comme s’il sentait qu’il était allé trop loin dans l’exaltation de cette puissance, Crassus met en valeur, dans les pages suivantes, ses aspects moraux 25 : secourir les suppliants, relever les malheureux à terre, arracher ses concitoyens à la mort, aux dangers, à l’exil. Toutefois, cette finalité éthique apparaît plutôt comme un produit dérivé du pouvoir de la parole, comme une régulation a posteriori plutôt que comme quelque chose de consubstantiel à celle-ci. C’est bien comme cela, en tout cas, que l’entend Scaevola lorsqu’il répond à Crassus. En effet, il se place exclusivement
22 De off., II 66 : Quid enim eloquentia praestabilius uel admiratione audientium uel spe indigentium, uel eorum qui defensi sunt, gratia ? 23 De or. I, 31 : Quid enim est aut tam admirabile, quam ex infinita multitudine hominum exsistere unum, qui id, quod omnibus natura sit datum, vel solus vel cum perpaucis facere possit ? 24 J. M. May & J. Wisse (trad. et com), Cicero. On the Ideal Orator, Oxford, Oxford U. P., 2001, ad loc. 25 De or. I , 32.
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sur le plan de l’omnipuissance de la parole, sans estimer devoir prendre en compte la moralisation ultérieure de celle-ci. Les deux points sur lesquels il s’oppose à lui sont l’idée que la civilisation aurait été fondée par des orateurs et la croyance selon laquelle ceux-ci représenteraient la perfection de l’humanité. À la thèse, défendue par Crassus, d’une puissance active de la parole oratoire, il oppose un autre modèle, celui d’une action à la fois intellectuellement forte et vide de mots, comme fut, dit-il, celle de ceux qui succédèrent aux rois26 : omnia nonne plena consiliorum, inania uerborum uidemus ? Laissons cependant de côté la position de Scaevola, pour nous intéresser à ce qui nous concerne plus directement ici. Si la parole est une force, quel est donc son mode de fonctionnement, sa physique ? Que la parole oratoire soit une force, c’est ce qui est affirmé sur le mode de la démonstration historique dans le Brutus, où l’assertion27 : Nec tamen dubito quin habuerit uim magnam sempre oratio, donne lieu à une accumulation d’exempla qui partent d’Homère pour arriver à Cicéron lui-même. Le De oratore ne constitue pas la version principielle de ce qui sera ainsi illustré dans le Brutus, il ne théorise pas l’action de la parole, il met en lumière les modalités du fonctionnement de cette force, et c’est à nous de tenter de la théoriser. Pour cela, nous partirons d’une sorte d’antimodèle28, le Stoïcien Rutilius Rufus qui, accusé injustement, refusa que sa cause fût plaidée selon les traditions de la rhétorique judiciaire, estimant qu’il devait s’en tenir à la ratio ueritatis, si bien que, nous dit Cicéron, sa cause fut plaidée comme elle eût pu l’être dans la république idéale de Platon. Qu’aurait-il donc dû faire ? Parler ornatius aut liberius quam simplex ratio ueritatis. Le comparatif définit ici un dépassement par rapport à un discours de pur constat, ou de pédagogie. Dépassement dans l’usage de la parole, avec le passage du sermo, de la parole exempte de tension29, au cri, à la plainte, aux gémissements, le tout accompagné d’actio, puisqu’il aurait fallu au moins avoir une gestuelle appropriée à l’espace du tribunal30 : « pas un de ses avocats n’eut un gémissement, une exclamation, un cri de couleur, une plainte ; pas un n’implora la patrie, ne fit appel à
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De or. I, 37. Brutus 40. 28 De or. I, 229. 29 Voir C. Lévy, « La conversation à Rome à la fin de la République : des pratiques sans théorie », Rhetorica 11 (1993), p. 399-420. 30 De or. I, 230 : nemo ingemuit, nemo inclamauit patronorum, nihil cuiquam doluit, nemo est questus, nemo rem publicam implorauit, nemo supplicauit ; quid multa ? pedem nemo in illo iudicio supplosit, credo, ne Stoicis renuntiaretur. 27
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la pitié ; bref, pendant tout ce mémorable procès, pas un n’osa frapper la terre du pied ». Il serait toutefois trop simple d’imaginer que la force de la parole oratoire devrait nécessairement être mesurée à la véhémence de la voix. Certes, il est nécessaire qu’elle soit intenta ac uehemens31, lorsqu’il faut changer les dispositions des juges ou, plus généralement, entraîner les cœurs à tout prix. La physique de la parole est, dans un tel contexte, relativement simple : il s’agit d’opposer à la force d’autrui, force active ou force d’inertie, une force qui lui soit supérieure. Mais il est une question bien plus difficile à résoudre : quelle peut être la force d’une parole faible, autrement dit, d’une parole qui n’extériorise pas sa force par la puissance de la voix ou par des modulations exceptionnelles, accompagnées d’une gestuelle forte ? À cette question, Cicéron répond avec une grande clarté par une sorte de sorite implicite, qui récuse une distinction tranchée entre une force forte et une force faible. La distinction se trouve abolie au profit de la constitution d’un système de forces32 : Car de la douceur, qui nous rend sympathiques à notre auditoire, il faut que se répande quelque chose jusque dans l’élan impétueux par lequel nous renversons les âmes, et, inversement, de cette passion doit partir un souffle qui vienne parfois animer la douceur.
Le vocabulaire de ce passage, par-delà son allure « littéraire », est celui de la physique, avec des mots comme uis, influere, inflare, grauitas, contentio. La puissance du discours est ainsi définie comme la résultante d’un ensemble de forces, les unes immédiatement perceptibles comme intenses, les autres apparemment de moindre intensité, l’essentiel étant que leur agencement puisse donner la plus grande puissance possible à la totalité. Dans une telle perspective, l’ornatus, l’humour, l’allusion, ne sont pas des éléments extérieurs à ce système des forces, ils en constituent eux-mêmes des éléments, au même titre que l’actio. Dans un passage précédent, Antoine avait résumé sa pensée par une formule qui mérite d’être examinée de près33 : omnium sententiarum grauitate, omnium uerborum ponderibus est utendum. Le terme pondus nous semble particulièrement intéressant, car il sera repris par Cicéron dans le Lucullus, lorsque, exposant la théorie stoïcienne 31
De or. II, 212. Ibid. : Sed est quaedam in his duobus generibus, quorum alterum lene, alterum vehemens esse volumus, difficilis ad distinguendum similitudo nam et ex illa lenitate, qua conciliamur eis, qui audiunt, ad hanc vim acerrimam, qua eosdem excitamus, influat oportet aliquid, et ex hac vi non numquam animi aliquid inflandum est illi lenitati. Neque est ulla temperatior oratio quam illa, in qua asperitas contentionis oratoris ipsius humanitate conditur, remissio autem lenitatis quadam grauitate et contentione firmatur. 33 De or. II, 73. 32
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de l’assentiment, il comparera cette faculté à une balance dont le plateau s’abaisse lorsqu’on y pose un poids34. À la physique du langage, présente dans le De oratore, répondra, une dizaine d’années plus tard, celle du sujet de la perception. Dans un cas comme dans l’autre, la notion de poids joue un rôle essentiel, avec simplement une intériorisation dans le passage de la rhétorique à la philosophie. Il nous paraît un peu court de s’en tenir à l’explication par la métaphore. Entre les forces à l’œuvre dans le langage et celles inhérentes à la réalité matérielle, il y a une continuité, tout comme le poids, immatériel, de la sensation sur l’assentiment met en branle l’action. Le réel se définit ainsi par cette circulation naturelle, permanente, de forces sur lesquelles l’orateur apparaît comme le seul à pouvoir exercer une maîtrise au moins partielle. Quant à grauitas, c’est assurément l’un des termes les plus complexes de tout le vocabulaire cicéronien, mais il ne nous semble pas qu’à aucun moment il perde son sens original, celui de pesanteur, quelque peu atténué dans l’usage français de « gravité ». La difficulté vient de ce que Cicéron associe différents types de pesanteurs, la pesanteur sociale, axiologique des représentations se combinant avec celle du système de forces constitué par les mots. Des orateurs comme Scipion, Laelius, ou Crassus lui-même, dans la dernière partie de sa vie, pouvaient très bien se dispenser de la véhémence de la parole, tant la représentation qu’ils donnaient et que les autres avaient d’eux-mêmes constituait en elle-même une force qui rendait superflue la présence des autres forces. Ici encore, le langage utilisé par Cicéron est significatif35 : neque minus haec tamen tua grauissimi sermonis lenitas quam illa summa uis et contentio probatur. La parole de Crassus était initialement une force qui se laissait percevoir en tant que telle, mais au fur et à mesure que sa gloire s’était accrue, elle avait pu devenir lenis, non pas parce qu’elle se serait soustraite au jeu des forces combinées ou antagonistes, mais parce que le poids de sa propre représentation, de sa persona, avait permis à l’orateur d’atténuer la tension, la contentio qui était celle de sa voix d’autrefois. S’il fallait une preuve supplémentaire du fait que nous nous trouvons devant une volonté très nette de ramener l’éloquence à un jeu de forces physiques, nous la trouverons dans l’emploi d’un mot extrêmement rare, puisqu’il ne figure que trois fois dans tout le corpus cicéronien36 : machinatio. Dans le deuxième
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Luc. 38. De or. I, 255. De or. II, 72 ; DND II, 97 et 123.
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livre du De oratore, Cicéron écrit, en parlant du juge37 : « il faut, comme avec un système mécanique, le tordre, pour le faire aller tantôt vers la sévérité, tantôt vers la clémence, tantôt vers la tristesse, tantôt vers la joie ». Aristote, dans la Rhétorique, avait mis en garde l’orateur contre la tentation de dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie ou de la pitié38. Or c’est très exactement à cela qu’Antoine l’invite, en insérant cette torsion dans une approche physique dont il exclut toute considération à vocation éthique, en tout cas pour ce qui est des tribunaux, puisque voici comme il parle de celui qui défend la thèse adverse39 : « Là se présente un adversaire armé, que vous devez frapper, repousser ». On est un peu surpris, après plusieurs paragraphes dans lesquels se succèdent calcul des forces et métaphores guerrières, de voir apparaître, au § 73, la métaphore de l’orateur comparé à un Phidias qui sculpterait une splendide Minerve, mais il est vrai qu’il s’agit de la Minerve armée. Nous ajouterons qu’il nous paraît possible de trouver une confirmation de l’interprétation que nous proposons dans le double sens de la leuitas. La parole légère des Graeculi est celle qui par son inconséquence, sa réversibilité ne pèse pas suffisamment pour s’inscrire dans la réalité. En revanche la leuitas des populares a un redoutable effet de subversion parce que, précisément par sa légèreté, elle déséquilibre tout le système politique fondé sur la gravitas40.
Le Pro Sestio Le De oratore date de 55, le Pro Sestio de 56. Le thème de l’origine de la civilisation qui sert de fil conducteur à notre étude y est présent, mais avec un élément intéressant, à savoir qu’il n’y a plus d’allusion à l’éloquence comme élément de fondation des cités. On pourrait mettre cette absence sur le compte de la différence des genres : discours d’un côté, traité de l’autre. Cela n’est pas si simple, tant il est vrai que Cicéron ne s’est jamais privé de pratiquer dans ses discours le mélange des genres, par exemple dans sa célèbre évocation, dans le Pro Murena, de la différence entre la philosophie de l’Académie et celle du Portique. En réalité, c’est moins la
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De or. II 72 : tamquam machinatione aliqua tum ad seueritatem, tum ad laetitiam est contorquen-
dus. 38 39 40
Rhét. I 1, 1354 a 25-26. Loc. cit. : ubi adest armatus aduersarius qui sit et feriendus et repellendus. Voir sur ce point Z. Yavetz, « Levitas popularis, » Atene & Roma 10 (1965), p. 97-110.
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différence de genre qui nous paraît déterminante que la chronologie. Dans le Pro Sestio, Cicéron prend acte d’une situation dans laquelle le niveau de la violence à Rome est devenu tel que la parole ne peut plus intervenir de manière efficace. Le De oratore, lui, se situe dans la nostalgie d’un temps où elle avait du poids. Le mythe du De inuentione est repris ici avec deux différences importantes. Tout d’abord, ce n’est plus un seul homme qui, par la sagesse de son éloquence, permet le passage à la civilisation, mais plusieurs individus. Nous voyons là l’ombre portée d’une période dans laquelle le pouvoir croissant des imperatores incitait Cicéron à redouter déjà l’intervention de l’individu providentiel. Mais ces hommes fondateurs sont décrits comme uirtute et consilio praestanti, sans aucune mention de la force de leur parole. Bien sûr, il s’agit là d’une rétroprojection du pouvoir sénatorial, mais pourquoi aucune évocation de l’éloquence, ni dans ce passage lui-même, ni dans les pages qui le suivent, au point que, lorsque Cicéron parle de ceux qui ont pour mission de défendre la société, il dit qu’ils doivent être magni animi, magni ingeni magnaeque constantiae41, là où l’on aurait attendu au moins une allusion à la force de la parole ? Celle-ci cependant ne figure nulle part, comme si Cicéron, après avoir amplement fait l’expérience de l’impuissance de son éloquence, avait cessé de croire en la nature civilisatrice de celle-ci. Une phrase est, de ce point de vue particulièrement significative42 : « Milon est le seul, selon moi, à avoir enseigné par des actes et non par des paroles (re non uerbis) l’attitude qu’imposent aux hommes de premier plan dans un État la morale et la nécessité ». Or Milon a tué. Cela signifiet-il que la décomposition de la République a rendu la parole nécessairement impuissante ? Les choses sont, en réalité, un peu plus complexes. On sait que, pour Cicéron, dans ce discours, dès l’origine de la civilisation, deux réalités se sont affrontées : uis et ius, la violence et le droit, deux forces en perpétuel conflit. Certes, le tribunal et le Sénat sont des lieux dans lesquels la parole se déploie, mais ils ne sont jamais décrits comme tels dans ce passage du Pro Sestio, tant il est vrai que ce qui compte c’est la différence entre ce qui est structuré et ce qui est indifférencié. Rappelons que, contrairement au temps confusément mythico-historiques, du De inuentione, le Pro Sestio définit une sorte d’éternité de l’Vrbs (duo genera semper in hac ciuitate fuerunt) et distingue deux catégories d’hommes
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Sest. 99. Sest. 86.
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politiques : ceux qui flattent une masse indifférenciée (multitudo) et ceux qui sont au service des optimi, catégorie volontairement définie de manière très ample, puisqu’elle va des principes consili publici aux affranchis, pour peu qu’il s’agisse de gens moralement irréprochables et ayant une situation économique saine. Le dire explicite est placé du côté des populares, comme le montre la phrase43 : ceux qui, dans leurs actes et dans leurs paroles, voulaient être agréables à la masse étaient tenus pour des démocrates, tandis que ceux qui se comportaient de manière à obtenir pour leur politique l’approbation des honnêtes gens étaient considérés comme des aristocrates.
Le terme de consilia est ambigu, car il peut fort bien désigner la décision que l’on inscrit dans la réalité sans la mise en scène rhétorique de l’acte de parole. En d’autres termes, l’action directe de la parole sur le groupe humain est réservée, dans ce passage principiel, à l’éloquence des populares, action qu’au demeurant Cicéron cherche à décrédibiliser en insinuant assez lourdement que c’est la corruption et non l’acte de parole qui induit l’adhésion des auditeurs44 : « par la corruption et la surenchère, ils réussissent à obtenir que ces auditeurs donnent au moins l’impression d’écouter volontiers tout ce qu’ils disent ». Ce qui est valorisé, dans le cas des optimates, c’est, au contraire, leur contribution à la stabilité de l’État. Tout se passe comme si la capacité d’influer directement sur les êtres humains, dont nous avons vu de quelle ivresse elle emplissait Crassus, était supplantée dans ce discours par tout ce qui médiatise la parole. Ce qui caractérise l’aristocrate, ce n’est pas sa capacité à agir par son discours, mais la défense, par tous les moyens, des institutions dans lesquelles s’inscrit l’acte de parole, qu’il s’agisse des tribunaux, des assemblées, du Sénat ou des institutions religieuses. De ce fait, l’accent n’est plus mis sur la force elle-même, mais sur le cadre institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Et quand ce cadre, en tout cas dans la représentation de Cicéron, a été mis à mal par l’audace des populares, quand quelqu’un comme Clodius se situe en dehors de toutes les institutions et que, comme dit Cicéron45, « la cause de la république a été perdue, et perdue non par des auspices, non par un veto, non par des votes, mais par la violence, par une rixe, par l’épée », alors ce n’est pas la force de la parole qu’il faut lui opposer, mais bien une violence de 43 Sest. 96 : Qui ea quae faciebant quaeque dicebant multitudini iucunda uolebant esse, populares, qui autem ita se gerebant ut sua consilia optimo cuique probarent, optimates habebantur. 44 Sest. 104 : Sed pretio ac mercede perficiunt ut, quicquid dicant, id illi uelle audire uideantur. 45 Sest. 78.
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même nature que celle qu’il se plait à exercer. C’est précisément ce que fit Milon en tuant son ennemi. Il y a, dans le Pro Sestio, des efforts évidents pour montrer que les optimates ont un pouvoir de parole sur les masses et qu’ils peuvent, au moins à l’occasion, être aussi efficaces que les populares. Ces efforts ne font que mieux mettre en valeur la difficulté de cette communication et le caractère toujours actuel de ce que Cicéron écrit pour les aristocrates de la période des Gracques46 : « sans doute avaientils une influence qui était très grande au Sénat, très grande auprès des honnêtes gens, mais ils ne plaisaient pas à la masse et les votes heurtaient souvent leur intention ». Certes Cicéron évoque l’assemblée où le consul Lentulus et Pompée plaidèrent sa cause, mais il le fait en des termes qui en disent long sur la conscience qu’il a de l’infériorité de la parole aristocratique sur celle des populares lorsqu’il s’agit de mobiliser les foules47 : « jamais, à ce qu’il semblait, rien d’aussi ‘‘populaire’’ n’avait touché les oreilles du peuple romain ». Il est cependant significatif que le passage le plus long soit celui consacré aux acteurs de théâtre qui surent déclencher l’enthousiasme du public en faveur de l’exilé, par la qualité du texte dramatique, du jeu théâtral et par la mise en relief de certains mots, pour constituer ainsi une sorte de manifeste en faveur du rappel du consul exilé. Conscient de ce que cette utilisation du théâtre comme d’un témoignage en sa faveur pouvait avoir de singulier, Cicéron se justifie en invoquant sa volonté de montrer que, dit-il, « ne sont pas démocrates tous ceux que l’on croit »48. De fait, c’est l’acteur Ésope qui trouve le moyen de provoquer la plus grande émotion, à tel point que Cicéron dit qu’il plaida sa cause, « en des termes beaucoup plus forts » - littéralement « beaucoup plus lourds » qu’il ne l’aurait fait lui-même49. Ce texte, l’acteur ne l’avait évidemment pas composé lui-même, sa grauitas n’était pas celle des notions qu’il aurait élaborées et agencées, mais celle de la force avec laquelle il avait réussi à faire passer son texte. Cette force, Cicéron ne la fait pas résider dans l’actio (omisso gestu, est-il dit au § 121), mais dans la charge émotive des mots, dont il affirme qu’ils finissaient par arracher des larmes, même à ses ennemis. Ce très long passage, dans lequel Cicéron évoque les manifestations théâtrales, a évidemment une signification politique, puisqu’elles sont censées témoigner de la popularité de
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Sest. 105. Sest. 107 : Egit causam summa cum gravitate copiaque dicendi tanto silentio, tanta adprobatione omnium, nihil ut umquam videretur tam populare ad populi Romani auris accidisse. 48 Sest. 119 : non esse populares omnis eos qui putentur. 49 Sest. 120 : multo grauioribus uerbis. 47
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Cicéron. Mais, par-delà cet aspect, on peut y voir une fascination pour l’action directe de la parole sur les foules, un type d’action dont il se méfie désormais chez l’homme politique, mais qu’il accepte dans la parole de l’acteur, probablement parce que sa disqualification sociale mettait celui-ci à l’abri des tentations du pouvoir. Un mot nous servira de transition avec la dernière partie. Plus encore que d’autres discours politiques, le Pro Sestio traduit l’effort de Cicéron pour sortir du paradigme oratoire et pour penser philosophiquement la situation. On remarquera tout d’abord que l’homme politique se voit assigner un souverain bien, un propositum, terme par lequel sera traduit dans le De finibus le terme telos50. Ce propositum est qualifié d’optabile, terme qui figure lui aussi dans la définition du telos51. Ce telos peut simplement faire l’objet d’une contemplation (intueri) et d’une aspiration forte (uolunt), mais il n’est pas fait pour rester purement théorique. Nous trouvons dans l’idée que le propositum ne se réalise que dans l’action de ceux qui agissent (qui efficiunt) une anticipation de la fameuse formule du De re publica52 : uirtus in usu sui tota posita est. La différence est que, dans le De re publica, l’otium est condamné comme étant l’attitude des philosophes qui proclament in angulis des principes purement verbaux. Le Pro Sestio, si on laisse de côté la violente attaque contre l’otium épicurien, dont Pison serait le défenseur, définit au contraire une politique à deux niveaux, comme il y a dans le stoïcisme, mutatis mutandis, une éthique à deux niveaux, celle du relatif, l’officium, et celle de l’absolu, l’honestum. Comme dans l’éthique stoïcienne, ce qui fait la différence, ce n’est pas une dualité de réalités, mais l’attitude à l’égard d’une même réalité, en l’occurrence l’otium cum dignitate. Tous les optimi souhaitent que la société soit paisible et qu’elle fonctionne de manière hiérarchique, mais les meilleurs des meilleurs sont ceux qui cherchent à ce que cela se réalise pour l’ensemble de la société et pas seulement pour eux-mêmes. On ajoutera encore que l’expression membra tueri, pour désigner ce que les summi uiri ont pour vocation de protéger, figure dans la version péripatéticienne de l’oikeiôsis, au livre V du De finibus53 . L’idée stoïcienne selon laquelle la qualité morale d’un individu ne
50 Voir Fin. III 22. L’expression revient sous la forme de conseruatis… fundamenta ac membra en Sest. 99. Le verbe conseruare est utilisé dans le sens de l’oikeiôsis en Fin. IV, 41. 51 Voir Fin. IV 50 : quod bonum sit, id esse optabile, quod optabile, id expetendum, quod expetendum, id laudabile, deinde reliqui gradus. 52 Rep. I 2 : virtus in usu sui tota posita est; usus autem eius est maximus civitatis gubernatio et earum ipsarum rerum, quas isti in angulis personant, reapse, non oratione perfectio. 53 Fin. V 40 : ut sensus quoque suos eorumque omnem appetitum et si qua sint adiuncta ei membra tueatur.
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peut pas être dissociée de la préservation d’un organisme, à la fois singulier et collectif, se trouve donc bien présente dans ce texte de nature rhétorique. La comparaison avec le stoïcisme a néanmoins des limites. L’argumentation cicéronienne évite ici le principal reproche qui était fait aux Stoïciens, à savoir de déterminer un but qui n’était pas en lui-même bon, mais dont le choix était conforme au bien54. Pour éviter le reproche de circularité, ceux-ci avaient développé des stratégies complexes dans le détail desquelles il n’est pas utile de rentrer ici55. Au contraire, pour Cicéron, il va de soi que l’otium cum dignitate est à rechercher parce qu’il constitue un bien en soi. Les forces qui pratiquent l’agitation révolutionnaire (motus conuersionesque rei publicae, au § 99) ne sont pas à ses yeux des forces de changement, mais des forces de mort, qui n’hésiteraient pas à provoquer une conflagration, comparable au niveau sociétal à celle qui périodiquement, dans le stoïcisme, détruit le monde56 : communi incendio malint quam suo deflagrare. En assimilant les optimates à la survie dans la dignité de la société, et les populares à sa destruction violente, Cicéron ne laisse pas de place pour le choix, tant celui-ci est dicté par la nature. Pour les Stoïciens, l’être vivant à la naissance recherche instinctivement la vie, mais dans la vie morale celle-ci est un indifférent préférable. La pensée politique de Cicéron fait, en ce qui concerne la société, un amalgame de ces deux aspects. Si l’on tente d’approfondir la question de la causalité de l’engagement du côté des populares ou du côté des optimates, nous retrouvons un certain nombre de philosophèmes. Les populares sont au corps social ce que la passion est à l’individu. Deux, aux moins, des passions stoïciennes sont évoquées à leur sujet : la peur (propter metum poenae) et le désir (sous la forme du désir d’argent), mais surtout ils représentent, au moins pour certains d’entre eux, le furor insitus, la folie profondément installée en l’âme, qui sera théorisée dans les Tusculanes. Les optimates qui s’engagent dans la lutte pour l’otium cum dignitate et qui prennent en
54 Voir sur ce point l’article de M. Soreth, « Die zweite Telosformel des Antipater von Tarsos », AGPh 50 (1968), p. 48-72. 55 Sur le concept d’oikeiôsis, dans ses deux aspects, individuel et social, voir notamment T. Engberg Petersen, Stoic Theory of Oikeiosis Moral Development and Social Interaction in Early Stoic Philosophy, Aarhus, Aarhus U. P., 1991, et R. Radice, Oikeiôsis: Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, Milan, Vita e Pensiero, 2000. 56 Sur cette conflagration, voir J. Mansfeld, « Providence and the Destruction of the Universe in Early Stoic Thought », in M. J. Vermaseren (éd.), Studies in Hellenistic Religions, Leiden, Brill, 1929, p. 129-188.
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charge, pour la réaliser, la uoluntas populi57 le font au nom de l’oikeiôsis sociale revisitée par Cicéron, mais aussi d’une rationalité de la rétribution, puisqu’ils sont récompensés par les honneurs et la gloire, thème que Cicéron théorisera dans le De officiis et le De gloria. Non seulement il faut s’engager dans la lutte pour l’otium cum dignitate, mais on a intérêt à le faire. C’est la version rhétorico-politique de l’identification entre l’honestum et l’utile qui sera défendue dans le dernier livre du De officiis. La lutte entre les deux groupes, entre la popularis cupiditas et le consilium principum, est, elle, l’expression sociale de l’affrontement entre la raison et le désir. Mais, à aucun moment, Cicéron ne met en scène un choix qui serait comparable à celui d’Hercule placé entre le vice et le plaisir, préférant procéder à une ontologisation des catégories politiques de populares et d’optimates.
Le refus de la métaphysique Entre le De inuentione, le De oratore, le Pro Sestio, il y a donc une unité dans la perception de la société comme un jeu de forces de tout ordre, mais nous avons rencontré beaucoup plus que des nuances dans la définition de la place à accorder à l’intérieur de cet ensemble à cette force particulière qui est celle du langage. L’irruption de la dictature de César apportait une simplification considérable à cette physique, mais ce n’était certainement pas celle que Cicéron aurait souhaitée, puisque le schéma césarien de la domination était déterminé par la force des armes, ce qui ne signifie pas évidemment que le dictateur, auteur du De analogia, n’ait pas perçu la force du langage58. Reste que, dans l’otium forcé qu’il va consacrer à la philosophie, Cicéron abordera à peu près toutes les questions - la connaissance, l’action, la physique au sens hellénistique du terme - sauf celle du statut ontologique du langage, alors même qu’il n’a pas pu ne pas être informé, en particulier par ses amis stoïciens, de tout ou partie de ce qui avait été produit sur ce thème. On remarquera notamment que, grand admirateur et traducteur de Platon, il ne mentionne jamais le Cratyle, comme si la question de l’origine du langage ne l’avait jamais intéressé. Il s’agit
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???? Voir A. Garcea, « César et les paramètres de l’analogie », in L. Basset, F. Biville, B. Colombat, P. Swiggers & A. Wouters éd., Bilinguisme et terminologie grammaticale gréco-latine, Leuven, Peeters, 2007, p. 339-357. 58
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moins ici de dire pourquoi il n’en a pas parlé, question pour laquelle on peut imaginer plusieurs réponses, par exemple l’incapacité de se mettre dans une position de réflexivité par rapport à ce à quoi il s’était si intimement identifié, que de comprendre comment il a construit des stratégies d’évitement qui lui ont permis de ne pas en parler. Il a ainsi inauguré, pour une longue période, une tradition qui sera la tradition majoritaire de la philosophie romaine, avec comme seules exceptions notables Varron, lequel tenait au moins une partie de son savoir linguistique d’Antiochus d’Ascalon qui fut aussi le maître de Cicéron, et, épisodiquement, Sénèque, essentiellement dans la fameuse Lettre 65 sur les genres de l’être. Il faudra, en fait, attendre Augustin et Boèce pour que se crée à Rome une véritable philosophie du langage. Prenant acte de la situation nouvelle créée par la dictature, Cicéron fait un constat lucide : la parole oratoire est morte. Point d’autopsie cependant, mais, dans les deux traités rhétoriques qui précèdent l’œuvre philosophique, la mise en œuvre de trois stratégies de dérivation : - l’historisation. Puisqu’elle est morte, le moment est venu de dire ce qu’elle fut, et c’est ce que Cicéron fait dans le Brutus, qui va des débuts de l’éloquence latine à la fin de la République ; - l’esthétisation, dans l’Orator, où, sans qu’on puisse vraiment parler de rupture avec le De oratore, la grauitas évolue vers un sens beaucoup plus détaché de la physique du langage et de la prise en compte du rapport des forces sociales et politiques, au profit de l’évaluation esthétique des mots et des rythmes. Voici, à titre d’exemple de cette conversion du sens, ce qui est écrit au § 216, à propos du spondée59 : « il a cependant une allure stable et qui ne manque pas de dignité, mais encore davantage dans les incises et les membres: il compense en effet le petit nombre des pieds par sa gravité et sa lenteur »; - l’ontologisation, toujours dans l’Orator, mais l’ontologisation de l’orateur (in summo oratore fingendo) sans que cela conduise véritablement à une ontologie du langage. C’est le fameux passage sur l’idée d’orateur que l’on trouve au § 10, avec l’opposition entre les idées et le monde présenté comme un flux
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Orator, 216.
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dans lequel « les choses naissent meurent, s’écoulent, et passent et ne restent pas longtemps dans un seul et même état ». Ce passage est fondamental pour l’histoire du platonisme, mais il n’aboutit à aucune conséquence pour la philosophie du langage.
Faute de mieux, nous nous rabattrons sur un passage du De natura deorum, dans lequel le Stoïcien, Balbus, désireux de montrer que le monde est régi par la Providence, s’attache à démontrer que tout, dans l’être humain, témoigne du souci de perfection de celle-ci lorsqu’elle crée l’homme. Après avoir évoqué l’admirable fonctionnement de la raison, il dit à l’Académicien Cotta60 : « Mais la maîtresse de tout, comme vous avez l’habitude de dire, cette force de la parole, comme elle est admirable et divine ! ». L’analyse du contexte ne laisse pas de doute, le vos désigne les Néoacadémiciens et, à notre sens, cela confirme que Cicéron a trouvé dans l’enseignement de Philon de Larissa l’inspiration de la préface du De inuentione. L’expression domina rerum chez Cicéron est assez rare, on la trouve accolée à trois mots seulement, sapientia, vis eloquendi, et fortuna61. Nous noterons surtout que la description des effets de l’eloquendi uis par le Stoïcien Balbus n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on trouve dans les écrits de l’Académicien Cicéron62 : la parole est ce qui nous permet d’apprendre, de communiquer, d’agir sur les passions, c’est elle, dit-il, qui « nous a liés par les liens du droit, de la loi, de la vie dans des cités, c’est elle qui nous a éloignés d’une vie d’inhumanité et de sauvagerie ». La différence est que, chez le Stoïcien, la force du langage s’inscrit dans un monde où le problème du sens ne se pose pas, puisqu’il est déterminé par l’omniprésence du logos, tandis que la question d’un au-delà de la parole, d’une éventuelle métaphysique de celle-ci n’est jamais explicitée chez Cicéron. Ce que l’on peut dire, en tout cas, c’est que cette alternative n’est en rien artificielle. Dans le dernier livre du De natura deorum, l’Académicien Cotta oppose à la vision de Balbus, celle, probablement inspirée de Straton de Lampsaque, d’un monde sans Dieu,
60 Nat. de., II, 148 : Iam vero domina rerum, ut vos soletis dicere, eloquendi vis quam est praeclara quamque divina. quae primum efficit ut et ea quae ignoramus discere et ea quae scimus alios docere possimus. 61 Pour la caractérisation de sapientia, voir Mur., 30 ; pour celle de fortuna, voir Marc., 7. 62 Nat. de., II, 148 : deinde hac cohortamur hac persuademus, hac consolamur afflictos hac deducimus perterritos a timore, hac gestientes conprimimus hac cupiditates iracundiasque restinguimus, haec nos iuris legum urbium societate devinxit, haec a vita inmani et fera segregavit.
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uniquement constitué de forces physiques. À la question de l’origine du langage, il répond ceci63 : moi, je demande d’où nous viennent le langage, les nombres, le chant : à moins que nous ne croyions que le soleil parle avec la lune, ou que le monde chante harmonieusement, comme le pense Pythagore. Tout cela, Balbus, est l’œuvre de la nature, non pas de la nature qui se promène en créant, telle que la décrit Zénon, mais de la nature qui, par ses mouvements et ses changements met tout en branle et déplace tout.
Il s’agit sans doute de dialectique antistoïcienne, et Cotta n’adhère pas nécessairement à cette représentation du monde. On sait par ailleurs, qu’à la fin du dialogue, Cicéron déclare considérer comme plus vraisemblable l’opinion du Stoïcien Balbus que celle de Cotta, pourtant académicien comme lui. Néanmoins, on ne peut négliger le fait que la formation néoacadémicienne de Cicéron comportait la prise en charge, au moins dialectique, de la thèse d’un monde pouvant être réduit à un ensemble de forces sans intervention d’une intelligence créatrice. Nul doute que Cicéron a eu dès sa prime jeunesse la conviction qu’il y avait dans la parole un agent formidablement puissant de transformation de la réalité, en tout cas de la réalité humaine, et qu’il ne fallait pas établir une différence de nature entre la parole qui transforme instantanément et celle qui construit des stratégies oratoires pour aboutir à ces transformations. Le verbe perficere qui ne signifie pas seulement « faire », mais « aboutir au résultat escompté », exprime chez lui cette efficacité, immédiate ou médiate, de la force de la parole. Cependant Cicéron, qui, notamment après sa victoire sur la conjuration de Catilina, était en droit de penser que la réalité avait confirmé sa théorie, put rapidement constater que, d’une part, cette force de la parole pouvait se retourner contre lui, et, d’autre part, que les armes ne s’effaçaient pas toujours devant la toge. D’où une attitude plus prudente dans les écrits de la période intermédiaire entre le retour d’exil et la guerre civile, et après celle-ci une reconversion, en quelque sorte, de la réflexion sur la force, qui portera désormais sur la sensation et sur l’action beaucoup plus que sur la parole. Néanmoins, nous dirons qu’il y a moins chez Cicéron un oubli de l’ontologie que le refus de prendre une décision sur l’inscription ontologique de l’acte de parole : force parmi les forces dans un monde qui n’est que force, analogon du logos universel, ou indice de l’existence du monde des Formes ?
63 Nat. de., III, 27 : Et ego quaero unde orationem unde numeros unde cantus; nisi vero loqui solem cum luna putamus cum propius accesserit, aut ad harmoniam canere mundum ut Pythagoras existimat. Naturae ista sunt Balbe, naturae non artificiose ambulantis ut ait Zeno, quod quidem quale sit iam videbimus, sed omnia cientis et agitantis motibus et mutationibus suis.
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE, RHÉTORIQUE ET THÉOLOGIE AU MOYEN-ÂGE Costantino Marmo
La recherche sur la sémiotique et la philosophie du langage médiévales n’a pas encore produit de travaux définitifs, si ce n’est sur certains aspects et auteurs du XIIIe siècle - on mentionnera notamment les contributions d’Irène RosierCatach sur la grammaire et la sémantique et sur les théories des sacrements1. Par conséquent, quand on parle des origines de la pragmatique contemporaine, on se réfère d’habitude à la dernière partie du trivium, c’est-à-dire à la rhétorique. Je voudrais montrer que cette référence traditionnelle ne vaut pas pour cette partie de la pragmatique contemporaine qui s’occupe des actes de langage, et qu’il faut plutôt chercher dans d’autres corpus textuels des théories ou des analyses comparables. Pour cette raison, j’essaierai d’abord de mettre en place très rapidement les suggestions que le texte de la Rhétorique d’Aristote avançait pour le développement d’une théorie des actes de langage ; et je montrerai ensuite comment la réception du texte d’Aristote, dans les commentaires médiévaux de la fin du XIIIe siècle, n’a pas développé ces suggestions ; enfin je voudrais montrer, en conclusion, que la discussion de certains actes de langage spécifiques (comme la promesse, le salut et l’ordre) se trouve plutôt dispersée
1 Cf. I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1994 ; « Éléments de pragmatique dans la grammaire, la logique et la théologie médiévales », Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998), p. 117-132 ; La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004.
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dans des textes logiques, rhétoriques (mais relevant d’une autre tradition que l’aristotélicienne) et théologiques, sans pour autant que l’on perçoive la nécessité d’élaborer une théorie générale des actes de langage.
La rhétorique d’Aristote comme théorie de l’interlocution en contexte Pour comprendre la réception qu’en feront ultérieurement les commentateurs médiévaux, je reprendrai brièvement les traits saillants de la rhétorique aristotélicienne. La rhétorique d’Aristote a été correctement définie comme une théorie de l’interlocution en contexte2 . Tout au début de son traité, Aristote donne une définition de la rhétorique par comparaison et différence avec la dialectique (dont elle serait la contrepartie - antistrophos) et indique ce qu’il place au centre de l’art (tekhnê) rhétorique, l’enthymème (« le corps de la preuve », Rhét. I 1, 1354 a 15), par opposition à ses prédécesseurs qui ont plutôt concentré leur attention sur le recours aux passions du destinataire ou du juge3. Comme la dialectique, l’art de la rhétorique confère l’habileté à trouver les moyens de persuasion les plus efficaces sur n’importe quel sujet, sujet qui tombe dans l’un des trois genres de discours : le délibératif, le judiciaire ou l’épidictique, selon une distinction qui deviendra canonique. Les trois genres de discours se distinguent selon 1) les destinataires qui peuvent être de simples assistants (épidictique) ou des juges ; et, en ce dernier cas, des juges de ce qui est passé (judiciaire) ou de ce qui va venir (délibératif) ; 2) ce que les orateurs font pour parvenir à leurs buts : ils peuvent exhorter ou dissuader (délibératif) ; accuser ou défendre (judiciaire) ; faire l’éloge ou blâmer (épidictique) ;
2 Cf. W. Grimaldi, Studies in the Philosophy of Aristotle’s Rhetoric, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1972 ; Aristotle, Rhetoric 1. : A Commentary, New York, Fordham U. P., 1980. 3 Cf. F. Piazza, Il corpo della persuasione. L’entimema nella retorica greca, Palermo, Novecenta, 2000.
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3) en outre, selon les temps concernés : le futur (délibératif) ; le passé (judiciaire) ; mais surtout le présent (épidictique) ; 4) enfin, les buts respectifs : l’intérêt ou le dommage (délibératif) ; le juste ou l’injuste (judiciaire) ; le beau ou le laid moral (épidictique) (Rhét. I 3).
Aristote prend aussi en considération les trois éléments qui entrent dans toute situation de communication quand il détermine les trois types de preuves techniques, c’est-à-dire ce qu’on apprend à travers l’art et la méthode : il y a donc la preuve qui dépend du caractère moral (êthos) du locuteur ; celle qui dépend des passions du destinataire ; et, enfin, celle qui réside seulement dans le discours (dia tou logou) (Rhét. I 2, 1356 a 1). L’importance (et par conséquent, l’espace) qu’Aristote donne à chacune d’entre elles n’est pas identique, mais il est clair que les trois preuves sont toutes de nature linguistique : le caractère moral de l’orateur ou les passions de l’auditoire ne sont pas des réalités mais plutôt des effets de sens du discours. Le caractère moral produit la persuasion quand l’orateur inspire confiance à l’auditoire, et ce, à travers son discours et non pas en raison d’un préjugé favorable qui serait préalable à son discours. Aristote ajoute que le caractère moral est la preuve la plus forte (kuriôtatên ekhei pistin to êthos 1356 a 13). Les passions aussi sont importantes pour Aristote, parce que l’on juge de manière différente quand on est triste ou joyeux, plein d’amour ou de haine : l’orateur doit donc exciter, par son discours, les passions qui sont les plus favorables à son but. Aristote, comme il a été dit plus haut, reproche aux auteurs contemporains de se concentrer sur ce seul point, en laissant de côté les autres. Enfin, la persuasion peut être produite par le discours même (dia tôn logôn), c’est-à-dire à travers les argumentations. De ces prémisses, Aristote dérive la nécessité de considérer les types d’argumentation (enthymème, exemple et vraisemblable), les caractères moraux et les vertus, aussi bien que les passions, leurs nature et propriétés, et les conditions de leur origine (I 2-7). À propos du premier point, Aristote développe une théorie de l’argumentation rhétorique qui comprend une théorie des signes (correspondant à ceux qui seront ensuite appelés « naturels »), théorie qui présente les signes comme prémisses (protaseis) d’inférences probables et qui se rattache à sa syllogistique (trois types de signes selon les trois figures du syllogisme). Il consacre la moitié du deuxième livre de sa Rhétorique aux passions (II 1-11) et aux caractères moraux (II
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12-17), en les définissant en eux-mêmes et en laissant de côté le fait qu’ils sont l’effet d’un discours, ce qui ne sera pas sans conséquence pour les commentateurs médiévaux. On peut faire correspondre les livres de la Rhétorique d’Aristote avec la typologie des parties du discours de la rhétorique romaine, en classant les sujets des livres premier et deuxième dans ce qui, par la suite, sera appelé inventio (avec une attention particulière portée aux lieux - topoi - rhétoriques, II 18-26), tandis que le sujet du dernier livre peut entrer dans l’elocutio (lexis), l’actio (hypocrisis) et la dispositio, c’est-à-dire l’organisation du discours en ses parties principales, comme le début (prooimion, exordium), la proposition de l’argument ou du cas en question (prothesis, narratio), la preuve (pistis, qui correspond à différentes parties du discours selon la tradition latine, à savoir : partitio, confirmatio, reprehensio), et la fin (epilogos, conclusio). La rhétorique latine, de Cicéron à Quintilien, reprend à Aristote beaucoup de ses thèmes et problèmes, mais laisse de côté le projet d’une théorie de la communication en présentant la rhétorique (surtout judiciaire) comme une discipline qui a pour but la formation complète du citoyen romain. Boèce, de son côté, consacre à la rhétorique et à la discussion de ses rapports avec la dialectique le quatrième livre de son De topicis differentiis, qui - comme le suggère son titre - tend à identifier la rhétorique à la technique utilisée pour l’invention des dispositifs argumentatifs appropriés à chaque question.
La réception médiévale de la rhétorique classique Le Moyen-Âge connaît tous les auteurs dont on a parlé, mais l’utilisation des œuvres dépend de la circulation et de la diffusion des textes. Quintilien est le moins connu et le moins utilisé : ses Institutiones circulent surtout sous forme abrégée, pendant le Haut Moyen-Âge4. Dans les milieux scolaires et universitaires, Cicéron,
4 Cf. F. H. Colson, « Introduction », in M. Fabii Quintiliani Institutionis oratoriae liber I, edited with introduction and commentary by F. H. Colson, Cambridge, 1924 (repr. anast. Hildesheim-New York 1973), p. lx-lxi ; P. Lehman, « Die Institutio oratoria des Quintilianus im Mittelalter », in Erforschung des Mittelalters. Ausgewählte Abhandlungen und Aufsätze, vol. II, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1959, p. 1-28.
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Boèce et Aristote ont connu une réception beaucoup plus large, mais en des moments différents. On distingue, en premier lieu, la période cicéronienne où le De inuentione (aussi connu comme Rhetorica uetus) et l’anonyme Rhetorica ad Herennium (la Rhetorica noua) (également attribuée à Cicéron) sont commentées et donc utilisées comme textes de base pour l’enseignement dans les écoles du XIe et XIIe siècles5. Les commentaires sur le quatrième livre du De topicis differentiis de Boèce caractérisent, ensuite, l’enseignement universitaire de la rhétorique pendant le XIIIe siècle, mais dès la moitié de ce XIIIe siècle l’enseignement de la rhétorique fondé sur ce livre est officiellement exclu des programmes universitaires (bien qu’en réalité on en trouve encore des commentaires à la fin du XIIIe siècle, comme celui de Raoul le Breton)6. La Rhétorique d’Aristote, pour sa part, doit attendre sa traduction latine pour être connue et utilisée. La première est une traduction anonyme du grec, datant probablement de la première moitié du siècle, mais qui reste très peu connue ; autour de 1256, Herman l’Allemand traduit en latin la version arabe avec des extraits du commentaire d’Averroès et du Shifa d’Avicenne ; enfin, vers 1269, Guillaume de Moerbeke traduit directement du grec en latin le texte complet de la Rhétorique7. C’est cette dernière traduction qui va être commentée, et devenir grâce à ses commentateurs l’un des textes de base de l’enseignement universitaire de la rhétorique. S’agissant du XIIIe siècle, on sait que Albert le Grand, Boèce de Dacie et Gilles de Rome l’ont commentée, bien que seul le commentaire de Gilles, qui date des
5 Cf. K. M. Fredborg, « Petrus Helias on Rhetoric », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 13 (1974), p. 31-41 ; «The Commentaries on Cicero’s De inventione and Rhetorica ad Herennium by William of Champeaux », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 17 (1976), p. 1-39 ; « The Scholastic Teaching of Rhetoric in the Middle Ages », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin, 55 (1987), p. 85-105 ; The Latin Rhetorical Commentaries by Thierry of Chartres, Toronto 1988 (Studies and Texts, 84) ; « The Unity of the Trivium », in S. Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1995, p. 325-338 (Geschichte der Sprachtheorie, 3) ; « Ciceronian Rhetoric and the Schools », in J. Van Engen (éd.), Learning Institutionalized. Teaching in the Medieval Universities, Notre Dame (IN), p. 21-41 ; « Thierry of Chartres, Innovator or traditionalist », in Ciceroniana, n.s., 11 (2000), p. 121-132. Sur la tradition des commentaires à Cicéron, voir aussi J. O. Ward, Ciceronian Rhetoric in Treatise, Scholion and Commentary, Turnhout, Brepols, 1995 ; C. J. Mews, C. J. Nederman et R. M. Thomson, Rhetoric and Renewal in the Latin West 11001540 : Essays in Honour of John O. Ward, Turnhout, Brepols, 2003 ; Virginia Cox et John O. Ward (éds.), The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, Leiden-Boston, Brill, 2006. 6 Cf. P. O. Lewry, « Rhetoric at Paris and Oxford in the Mid-Thirteenth Century », Rhetorica, 1 (1983), p. 45-63 ; mais, comme Fredborg l’a souligné (« The Scholastic Teaching of Rhetoric », p. 96), cette exclusion n’a pas eu d’effets sur la composition des commentaires, cf. Raoul le Breton, Quaestiones super libro Topicorum Boethii, éd. par N. J. Green-Pedersen, Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 26 (1978), p. 1-92. 7 Cf. B. Schneider, « Praefatio », dans Aristoteles Latinus, Rhetorica. Translatio Anonyma sive Vetus et Translatio Guillelmi de Moerbeka, Leiden, Brill, 1978, p. VI-LV.
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années 1272-1273, nous soit parvenu ; pour le XIVe, nous disposons des commentaires de Jean de Jandun et Jean Buridan8. La tradition rhétorique médiévale, toutefois, se scinde en deux voies distinctes : l’une plus formelle et théorique, liée à la réflexion sur la logique et, comme il est notoirement connu9, sur l’éthique ; l’autre concrète et appliquée, liée à des pratiques de langage relevant de fonctions ou de métiers dans la société médiévale. À côté de l’enseignement fondé sur les textes classiques latins et grecs, on assiste ainsi pendant tout le Moyen-Âge à la production de traités qui disputent des problèmes rhétoriques de manière généralement peu originale (ils s’inspirent toujours des textes classiques), mais selon une approche moins théorique et plus orientée à des fins pratiques, comme celle de composer des poèmes (d’où les Artes versificandi, comme la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf au XIIe siècle)10, celle d’écrire des lettres (d’où l’Ars dictaminis, 8 Sur le commentaire de Gilles de Rome, voir J. R. O’Donnell, « The Commentary of Giles of Rome on the Rhetoric of Aristotle », in T. A. Sandquist et M. R. Powicke (éd.), Essays in Medieval History presented to Bertie Wilkinson, Toronto, University of Toronto Press, 1969, p. 139-156 ; S. Donati, « Studi per una cronologia delle opere di Egidio Romano, I. Le opere prima del 1285: I commenti aristotelici (parte I) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 1 (1990), p. 20-24 ; C. Marmo, « Hoc autem etsi potest tollerari... Egidio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni dell’anima », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 3 (1991), p. 281–315 ; « L’utilizzazione delle traduzioni latine della Retorica di Aristotele nel commento di Egidio Romano (1272-1273) », in I. Rosier et G. Dahan (éd.), La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1998, p. 111134 . Sur le commentaire de Jean de Jandun, voir M. Grignaschi, « Il pensiero politico e religioso di Giovanni di Jandun », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo e Archivio Muratoriano 70 (1958), p. 425-296 ; C. Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione nel commento di Giovanni di Jandun al terzo libro della Retorica », in L. Bianchi (éd.), Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, Louvain-La-Neuve, FIDEM, 1994, p. 17-31 ; E. Beltran, « Les Questions sur la Rhétorique d’Aristote de Jean de Jandun », in Rosier et Dahan (éd.), La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires, op. cit., p. 153-167 ; sur le commentaire de Jean Buridan, voir K. M. Fredborg, « Buridan’s Quaestiones super Rhetoricam Aristotelis », in J. Pinborg (éd.), The Logic of John Buridan, Acts of the 3rd European Symposium on Medieval Logic and Semantics (Copenhagen, 16-21 nov. 1975), Copenhagen 1976, p. 4759 ; J. Biard, « Science et rhétorique dans les Questions sur la Rhétorique de Jean Buridan », in Rosier et Dahan (éd.), La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires,op. cit., p. 135-152. 9 J. J. Murphy, « The Scholastic Condemnation of Rhetoric in the Commentary of Giles of Rome on the Rhetoric of Aristotle », dans Arts libéraux et philosophie au Moyen-Âge, Actes du IVe Congrès International de Philosophie Médiévale (Montréal, 27 août - 2 sept. 1967), Montréal-Paris, Institut d’Études Médiévales - Vrin, 1969, p. 833-841 ; voir aussi du même auteur Rhetoric in the Middle Ages: A History of Rhetorical Theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1974. 10 Voir E. Faral, Les arts poétiques du XIIe et XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen-Âge, Paris, Champion, 1924 ; K. Frijs-Jensen, « The Ars Poetica in Twelfth-Century France. The Horace of Matthew of Vendôme, Geoffrey of Vinsauf, and John of Garland », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 90 (1990), p. 319-388 ; D. Kelly, The Arts of Poetry and Prose, Turnhout, Brepols, 1991 ; K. Frijs-Jensen, « Horace and the Early Writers of Arts of Poetry », dans Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, op. cit., p. 360-401 ; et les contributions au volume de
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invention originaire d’Italie qui va se répandre dans toute l’Europe du XIIe au XIIIe siècle11) et celle de prêcher (d’où les Artes praedicandi, qui fleurissent dans la première moitié du XIIIe siècle, mais qui connaissent une histoire de longue durée, partant des Évangiles et en passant par le De doctrina christiana de saint Augustin12). Ces traités donnent souvent des règles pratiques (qui se rattachent généralement à la tradition rhétorique cicéronienne) et fournissent des dossiers d’exemples et de modèles pour ceux qui exercent des fonctions liées à des actions spécifiques de communication, comme la composition d’un poème, l’écriture d’une lettre ou la récitation d’un sermon. Dans ce qui suit, je voudrais examiner certains textes qui permettent de montrer comment la tradition rhétorique aristotélicienne a été reçue par les maîtres du Moyen-Âge.
Signes et lieux entre dialectique et rhétorique : l’argumentation et l’organisation du contenu La théorie des lieux va connaître un développement technique important, dans le cadre de la logique médiévale, sans pour autant contribuer d’aucune manière à une réflexion générale sur l’interlocution. L’une des trois preuves (ou pisteis) indiquées par Aristote est celle centrée sur le logos, ou sur le contenu du discours et sur son organisation interne. Aristote - comme on l’a souligné plus haut - développe une théorie du signe étroitement liée à la syllogistique. Je ne veux pas entrer ici dans les détails de cette théorie, mais seulement
L. Calboli Montefusco (eéd.), Papers on Rhetoric, V, Atti del Convegno Internazionale « Dictamen, Poetria and Cicero: Coherence and Diversification », Bologna, 10-11 maggio 2002, Roma, Herder, 2003. 11 Cf. Gian Carlo. Alessio, L’“« ars dictaminis” » nelle scuole dell’Italia meridionale (secoli XI-XIII), Galatina, Congedo, 1989 ; M. Camargo, Ars dictaminis, Ars dictandi, Turnhout, Brepols, 1991 (Typologie des sources du Moyen-Âge occidental, 60) ; Medieval Rhetorics of Prose Composition : Five English Artes Dictandi and Their Tradition, Binghamton (NY), Center for Medieval and Early Reniassance Studies, 1995 ; « The Pedagogy of the Dictatores », dans Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric, V, op. cit., p. 65-94. 12 Sur les artes praedicandi, voir F. Morenzoni, « La littérature des artes praedicandi de la fin du XIIe au début du XVe siècle », in Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, op. cit., p. 339-359 ; N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole: la prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998 ; N. Bériou et F. Morenzoni (éd.), Prédication et liturgie au Moyen-Âge, Turnhout, Brepols, 2008 ; sur la pratique des prédicateurs du bas Moyen-Âge, voir G. Muzzarelli, Pescatori di uomini. Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologna, Il Mulino, 2005.
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souligner qu’elle fait partie d’une exploration générale des inférences non (directement) syllogistiques qu’Aristote a développée dans ses Topiques et aussi dans le deuxième livre de la Rhétorique - une partie de l’œuvre qui semble avoir été juxtaposée aux Topiques (la première partie du deuxième livre est consacrée aux passions et aux caractères moraux). La réflexion médiévale sur ces deux points, théorie du signe et théorie de l’inférence topique, adopte deux voies tout à fait différentes. En l’absence du texte d’Aristote jusqu’au XIIe siècle, la discussion sur les signes qui se développe dans le milieu théologique (à partir des disputes sur l’eucharistie au IXe et au XIe siècle), est inspirée par les textes augustiniens (notamment le De doctrina christiana) et perd sa connexion avec la théorie de l’inférence13. Celle-ci, en effet, - puisque la Rhétorique et les Topiques, bien que traduites par Boèce, ne seront récupérées qu’au milieu du XIIe siècle - suit l’approche boécienne du De differentiis topicis où le traducteur et commentateur d’Aristote expose une double division et organisation des loci : l’une dérive de la tradition grecque et péripatéticienne (à travers Thémistius) ; l’autre reflète la tradition rhétorique latine représentée par Cicéron14. Les traditions dialectique et rhétorique trouvent dans l’œuvre de Boèce une convergence ; comme Boèce va l’expliquer dans le quatrième livre, leur différence réside : - dans l’attention que la rhétorique prête aux situations concrètes par rapport à la dialectique qui - dit-il - s’occupe de questions sans considérer les circumstantiae (c’est-à-dire sans répondre aux interrogations : qui, où, quand, pourquoi, de quelle manière et avec quel instrument ?) (différence de matière) ; - dans le type de discours (ou style d’énonciation) qu’elles utilisent : la rhétorique se sert d’un discours continu (perpetua oratione), tandis que la dialectique procède
13 Sur la théorie du signe dans le Haut Moyen-Âge, voir I. Rosier-Catach, « Langage et signe dans la discussion eucharistique », in S. Auroux, S. Delesalle et H. Meschonnic (éd.), Histoire et grammaire du sens. Hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Colin, 1996, p. 42-58 ; C. Marmo, « Il ‘simbolismo’ altomedievale : tra controversie eucaristiche e conflitti di potere », in Comunicare e significare nell’Alto Medioevo, Atti della LII Settimana di Studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 15-20 aprile 2004, Spoleto 2005, p. 765-781 ; « Segno e immagini nella teologia di Pietro Lombardo », in Pietro Lombardo, Atti del convegno internazionale, Todi, 8-10 ottobre 2006), Spoleto 2007, p. 51-88. 14 De differentiis topicis I, PL 64, 1173 c. Sur les Topiques d’Aristote et de Boèce et leurs commentaires médiévaux, voir N. J. Green-Pedersen, The Tradition of the Topics in the Middle Ages: the Commentaries on Aristotle’s and Boethius’ Topics, München, München : Philosophia Verlag, 1984.
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par interrogation et réponse ; ou encore dans le type d’inférences qu’elles utilisent : la dialectique se sert des syllogismes et de l’induction, tandis que la rhétorique se contente d’exploiter enthymèmes et exemples (différence d’usage) ; - dans le destinataire qu’elles prévoient : le discours rhétorique veut convaincre un juge, le discours dialectique essaye de faire admettre par l’adversaire une certaine proposition (différence de but).
De ces différences entre les deux disciplines du langage dérive une approche différente quant à la question des loci. Mais qu’est-ce qu’un locus, un lieu ? Pour expliquer ce que signifie ce mot, Boèce propose de distinguer entre argumentum et argumentatio. Le premier est défini comme ce qui produit la conviction ( fides) sur une question douteuse ; ou encore ce qui est contenu dans un discours qui vise à convaincre (l’adversaire) dans ce type de question. L’argumentation en est la réalisation linguistique concrète, ou argumenti elocutio. Le locus est enfin défini, d’après Cicéron, comme le siège de l’argumentum, c’est-à-dire ce d’où l’on peut tirer un bon argumentum à propos d’une certaine question15. Ces précisions expliquent très bien ce que signifie définir la dialectique comme ars inueniendi : en discutant des lieux, en effet, on se place à un niveau mental préalable à l’énonciation, au niveau du projet de discours, projet qui comprend aussi la dispositio et qui précède la mise en acte (ce que Boèce appelle elocutio). Ici, on doit remarquer que l’usage que Boèce fait du mot elocutio ne correspond pas à celui de « style » (ou de choix stylistique préalable) habituellement associé à ce terme - et qui se rattache à la définition du De inuentione de Cicéron (« elocutio est idoneorum uerborum [et sententiarum] ad inuentionem accommodatio », I 9) -, mais se superpose à la pronuntiatio en tant que réalisation linguistique du discours projeté. On peut ajouter que, si l’on trouve dans le Commentaire sur la Rhétorique de Gilles de Rome un traitement des lieux, celui-ci ne s’éloigne guère des discussions rencontrées dans le cadre des Topiques, et ne contribue pas non plus à une théorie du dialogue en contexte. On verra que, même dans son traitement des passions et du caractère moral, il se montre peu sensible à cette dimension. Dans les textes de rhétorique appliquée, au contraire, on trouve une sensibilité à l’articulation entre les procédés stylistiques, le contenu, et les compétences du
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De differentiis topicis I, PL 64, 1174 c-d.
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destinataire. Par exemple, un problème interne à la phase de la dispositio se dégage si l’on compare la manière dont Geoffroy de Vinsauf, dans sa Poetria nova (1208-1213), et Guido Faba, dans sa Summa dictaminis (1228-1229), définissent et utilisent la distinction entre ordre naturel et ordre artificiel. À partir de l’Ars rhetorica de Fortunatien (IVe siècle)16, l’opposition entre les deux ordres est interprétée en termes de fidélité ou infidélité du récit par rapport à la succession chronologique des événements, ce qu’en termes narratologiques on pourrait traduire comme une opposition entre fabula et intrigue, dans laquelle le dernier terme désigne exactement un récit qui ne respecte pas l’ordre chronologique. Geoffroy de Vinsauf (comme l’a souligné récemment Ferruccio Bertini17), qui suit strictement Fortunatien, dit qu’on a l’ordo artificialis quand l’épisode qui est raconté en premier n’est pas premier sur le plan chronologique. Si, avec Geoffroy, la distinction se maintient au niveau narratif ou transphrastique, avec Guido Faba elle change complètement de niveau et relève de l’ordre des mots (phrastique) ou de la constructio au sens des grammairiens : Unde nota quod in constructione duplex est ordo, scilicet naturalis et artificialis. Naturalis est ille qui pertinet ad expositionem, quando nominatiuus cum determinatione sua precedit, et uerbum sequitur cum sua, ut « ego amo te ». Artificialis ordo est illa compositio que pertinet ad dictationem, quando partes pulcrius disponuntur18. Il faut noter que dans toutes constructions il y a un double ordre, évidemment l’un naturel et l’autre artificiel. L’ordre naturel est celui qui concerne l’exposition, quand le nominatif avec ses modificateurs précède (le verbe) et le verbe le suit avec ses modificateurs, comme dans l’exemple « je t’aime ». L’ordre artificiel est la composition (de mots) qui concerne les textes que l’on dicte, quand les parties (du discours) sont disposées de manière plus agréable.
Les exemples que Faba donne ensuite (II lxxxv-vi) confirment l’idée que ces changements dans l’ordre des mots ont une finalité esthétique, mais qu’ils doivent se soumettre aux principes de la clarté : une transposition de mots qui les éloigne excessivement rend confus le sens du texte. Et cela va contre les règles qu’il avait énoncées auparavant sur les vertus d’un parfait style en prose : 16
Fortunatien, Ars Rhetorica, 3.1., éd. L. Calboli-Montefusco, Bologna 1979, p. 141. Voir F. Bertini, « Da Cicerone alla Poetria Nova di Geoffroy de Vinsauf », in Papers on Rhetoric, V, p. 21-42. 18 Guido Faba, Summa dictaminis II, lxxxiv, éd. in A. Gaudenzi, « Guidonis Fabae Summa Dictaminis », Il Propugnatore n.s. 3 (1890), p. 344. 17
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Omne dictamen commodum et perfectum tria requirit : bonam gramaticam, perfectum sensum locutionis, et uerborum ornatum. Si autem hec tria dictator fecerit, perfecte dictabit19. Chaque texte dicté (dictamen), pour être adéquat et parfait, requiert trois qualités : une bonne construction grammaticale, une parfaite intelligibilité de l’énoncé, et la beauté de l’ornement. Si celui qui dicte remplit ces trois conditions, il aura dicté parfaitement.
Un peu plus haut, il avait donné la liste des défauts à éviter dans les différentes parties de la lettre : dans le début, par exemple, éviter les mots insolites ou trop recherchés, une narration peu cohérente, des thèmes qui probablement n’intéressent pas le destinataire et qui ne le rendent pas (selon la triade cicéronienne) « docilem, beniuolum uel attentum », ou écarter un thème trop général qui peut être utilisé dans des lettres ayant un sujet tout à fait différent20. Il y a donc, dans ce texte, un souci de régler le discours par rapport à des critères de cohérence sémantique, d’adéquation aux compétences sémantiques (dont dépend le choix lexical), aux goûts et aux intérêts supposés du destinataire. L’attention au destinataire, qui, comme on le verra encore, est très présente dans ce texte, se trouve aussi, avec des résultats fort différents, dans certains commentaires à la Rhétorique d’Aristote.
La construction du destinataire : les passions engendrées par le discours Les passions entrent dans la considération du rhétoricien en tant qu’effets de sens engendrés par le discours. Le problème n’est pas thématisé dans les commentaires sur la rhétorique latine21 ; on le trouve traité, dans les années soixante du XIIIe siècle, dans les écrits théologiques, à côté de celui des vertus. Mais la question, alors, est plutôt de définir les passions de base, qui servent à définir les passions complexes, et de bâtir le système de leurs relations réciproques. Thomas d’Aquin va dans ce sens, lorsque, dans sa Summa theologiae (Ia-IIae), il explique les relations entre deux groupes de passions, six relevant du concupiscible (amour / haine, désir / fuite, plaisir / tristesse,
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Summa dictaminis I, xiv, p. 295. Summa dictaminis I, x, p. 292-293. 21 Cf., par exemple, les commentaires de Thierry de Chartres, in K. M. Fredborg, The Latin Rhetorical Commentaries, op. cit.. 20
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organisées par couples de passions opposées) et cinq relevant de l’irascible (espoir / désespoir, audace / peur et colère, cette dernière n’ayant pas de passion opposée). Les passions, comme le reconnaît Gilles dans son commentaire sur la Rhétorique d’Aristote, sont un puissant instrument de persuasion, quand l’orateur utilise des discours qui font appel à elles (les sermones passionales) ; mais elles restent toutefois un objet secondaire pour la rhétorique : celle-ci s’en occupe seulement parce que, comme l’avait suggéré Aristote dans plusieurs passages, l’auditoire des discours rhétoriques est plus simple et grossier que celui des argumentations dialectiques. Bien que Gilles de Rome commente le deuxième livre de la Rhétorique et consacre aux passions quatre questions (declarationes), son analyse va se poursuivre en perfectionnant l’exposé de Thomas d’Aquin, et en passant sous silence - dans ce contexte - ce qu’Aristote avait écrit sur les passions comme effets de sens du discours, et qu’on pourrait appeler « effets perlocutoires »22 . On trouve des observations plus intéressantes dans le commentaire de Jean de Jandun, composé dans les premières années du siècle suivant. Jean de Jandun, quoiqu’il soit d’accord avec Gilles de Rome sur l’importance relative des discours passionnels, introduit dans sa discussion des exemples et des petits récits de cas dont il avait fait l’expérience dans les tribunaux français de l’époque. Ainsi, dit-il, à travers son discours un avocat peut induire un juge à être bien disposé envers celui qu’il est en train de défendre, par exemple en disant : Domine, ipse semper dilexit amicos uestros et bene fecit eis et est ualde probus et ualens homo 23. « Monsieur, il a toujours aimé vos amis et leur a fait du bien ; de plus, c’est un homme très honnête et de valeur. » Après ces paroles, qui sont incroyablement directes et ne cachent pas leur but, le juge aurait dû être bien disposé envers l’accusé... Ou encore, raconte Jean, l’avocat peut engendrer de la crainte chez le juge, quand il dit : Domine, caueatis uobis, iste est homo potens et diues et habet amicos quibus
22 Cf. Marmo, « Hoc autem et si potest tollerari. Egidio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni dell’anima », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 2, 1991, p. 281-315. 23 Jean de Jandun, Quaestiones super Rhetoricorum libros tres, I, q. 3, in C. Marmo, « Retorica e motti di spirito. Una quaestio inedita di Giovanni di Jandun », in P. Magli, G. Manetti et P. Violi (éd.), Semiotica: Storia, Teorie e Interpretazione. Intorno a Umberto Eco, Milano, Bompani, 1992, p. 38.
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multum displiceret malum eius24. « Monsieur, faites attention, cet homme est puissant et riche ; de plus il a des amis auxquels son malheur déplairait beaucoup. » Selon Jean de Jandun ce type de discours (qui est presque ouvertement une menace) empêche le juge de rendre un juste jugement. Il en conclut explicitement que le juge doit être un homme important, riche et puissant, et nanti d’amis puissants, de manière à ne pas être victime de la crainte. Au temps de Jandun, peut-être, ce genre de situation n’était pas rare, mais, comme un autre exemple le suggère, la solution proposée par Jandun s’appuie aussi sur des cas concrets : Uidi quendam pauperem accusare ditissimum iudici de eo quod ipsum pauperem nequissime uerberaverat usque ad uulnera et sanguinis effusionem. Iudex sententiauit illum percussorem abstinere a potatione uini per duos dies et absoluit eum25. J’ai vu un pauvre accuser un homme très riche devant le juge du fait qu’il l’avait très méchamment fouetté, au point de le blesser et de lui faire perdre du sang. Le juge condamna l’agresseur à s’abstenir de boire du vin pour deux jours et le laissa libre.
La peine ne semble pas proportionnée au crime et cela dépend peut-être soit du statut social de l’accusé soit de celui de la victime. Les choses peuvent se compliquer encore davantage quand il y a la possibilité d’une liaison entre juge et accusée : Uidi quendam iudicem cui una pulcherrima meretrix fuit accusata de homicidio et tunc factum fuit quod illa domina fuit feliciter liberata et parum aut nihil damnificata pro illo ; sed non dico quod ille iudex ab ea receperat carnalis uoluptatis iocunditatem letanter 26. J’ai vu un juge devant lequel une prostituée avait été accusée d’homicide et donc il se passa que cette femme fut heureusement relâchée et ne reçut que peu ou aucun dommage pour ça : mais je ne veux pas dire qu’en échange ce juge avait reçu d’elle avec jubilation la douceur de la volupté charnelle.
Il ne le dit pas ouvertement, mais il y fait bien allusion… L’intérêt de Jandun pour les passions vise à discuter la place exacte de la rhétorique dans le cadre de l’encyclopédie des sciences de l’époque, c’est-à-dire entre logique et politique. Comme Gilles de Rome, il affirme qu’elles sont un objet secondaire de la rhétorique (qui fait cependant plutôt partie de la science politique), mais interprète cette position de manière tout à fait originale : le rhétoricien et l’orateur doivent malgré tout connaître les discours passionnels pour les éviter, être 24 Quaest. super Rhet., I, q. 3, in C. Marmo, « Retorica e motti di spirito. Una quaestio inedita di Giovanni di Jandun », art. cit., p. 38. 25 Quaest. super Rhet., I, q. 5, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art. cit., p. 22, n. 11. 26 Ibid.
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capables de les déceler chez l’adversaire et savoir les réfuter, suivant l’attitude selon laquelle, dans les sciences spéculatives, on considère des questions pour repousser des opinions fausses, par exemple l’existence du vide ou de l’infini en philosophie naturelle ou l’existence des idées (platoniciennes) en métaphysique27. Parfois, cependant, on peut se servir de ces discours pour obtenir à nouveau l’attention de l’auditoire ou pour réveiller son intérêt par rapport au procès en cours : Cum iudex et auditores sint iam fatigati seu fessi de sedendo uel stando et quasi contristati et amplius nolunt audire litigantes, tunc enim bonum est interponere aliqua passionalia, utpote aliqua solaciosa seu risibilia et delectantia uel mirabilia, non ut per hoc iudex inclinetur ad iudicandum pro uel contra per se immediate, sed ut velit audire rationes litigantium bene et diligenter 28. Quand le juge et l’auditoire sont déjà fatigués ou moulus d’être assis ou immobiles, presque déprimés, et ne veulent pas continuer à écouter les parties en cause, alors c’est une bonne idée d’interposer des discours visant à susciter des émotions, comme des boutades ou des blagues qui provoquent le rire ou le plaisir, ou l’étonnement, sans pourtant chercher à influencer le juge pour qu’il juge immédiatement en faveur ou contre (l’une des parties en cause), mais plutôt pour qu’il ait envie de bien écouter et avec soin les argumentations des parties au procès.
L’attitude de Jandun au sujet de l’utilisation des discours passionnels est nettement moralisante : dans le cours normal d’un procès, il est incorrect et éthiquement interdit de faire appel aux passions pour gagner. Quelques années plus tard, l’attitude de Jean Buridan sera plus subtile : si un juge est partial, c’est-à-dire en faveur d’une partie plutôt que de l’autre, il est correct de « rectifier » en se servant des sermones passionativi29.
La construction de la crédibilité du locuteur : l’êthos et la récitation Dans le commentaire au troisième livre de la Rhétorique de Gilles de Rome, les problèmes des passions et du caractère moral apparaissent à nouveau. Gilles, peut-être inspiré par Boèce, interprète le terme elocutio (qui traduit le grec lexis) comme formatio orationis au niveau de l’écriture (scriptum) et de l’oralité (agonisticum, qui
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Quaest. super Rhet., I, q. 3, in Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit., p. 39. Quaest. super Rhet., I, q. 3, in Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit, p. 39-40. Voir Marmo, « Retorica e motti di spirito », art. cit , p. 30.
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correspond à la façon de parler, modus loquendi)30. Pour ce qui est du second aspect, la rhétorique (aussi bien que la poétique) s’occupe en particulier de l’hypocrisis, c’est-à-dire de la façon de prononcer les discours et des gestes qui l’accompagnent, qui a pour fonction de représenter le caractère du locuteur et possède une grande force de persuasion. Suivant Aristote, Gilles distingue aussi l’hypocrisis naturelle de celle qui est artificielle, c’est-à-dire obtenue par apprentissage et souligne comment la première est plus efficace. C’est sur cette base que Jean de Jandun élabore un modèle théorique qui met en parallèle la signification conceptuelle des mots, d’une part, et le rapport entre la façon de s’exprimer (modi proferendi) et les passions qui accompagnent les concepts signifiés par les mots prononcés, de l’autre. Il part de deux hypothèses, très intéressantes : 1) la persuasion rhétorique se réalise plus efficacement par l’oralité que par l’écriture, parce que - comme l’avait déjà dit Gilles de Rome - habet nescio quid latentis energie uiue uocis actus, propter quod uox uiua plus mouet quam scripta31 ; « la parole vive possède une énergie latente, raison pour laquelle la parole meut davantage que l’écrit. ». 2) la connaissance de la chose réelle entraîne son évaluation de la part du sujet, qui la perçoit comme bonne ou mauvaise ; de la part du sujet, cela implique la production d’un concept de la chose et, ensemble, d’un « mode du concept », c’est-à-dire d’une passion ou réaction émotive associée au concept.
La façon de parler ou de s’exprimer, selon Jandun, est signe de ces passions qui accompagnent les concepts exprimés, au point que l’élocution et les passions se trouvent dans un rapport de proportionnalité : Cum ex conceptionibus anime cognoscitive oriantur affectiones [...] rationabile est quod alius et alius modus proferendi uocem exteriorem significat alium et alium modum affectionis seu desiderii interioris. Et cum unum proportionalium sit quodam modo signum alterius, rationale est quod uox modeste et ordinate et lente prolata significat modestiam et ordinationem et constantiam conceptus et affectus interioris32 . Puisque les émotions découlent des conceptions de l’âme cognitive […] il est raisonnable que différentes manières de proférer la voix à l’extérieur signifient
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Gilles de Rome, Expositio super libros Rhetoricorum Aristotilis, III, Venetiis 1515, f. 91ra. Gilles de Rome, Expositio super libros Rhetoricorum Aristotilis, II, f. 87rb. 32 Jean de Jandun, Quaest. super Rhet., III, q. 1, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art. cit., p. 26-27, n. 24. 31
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différentes émotions ou désirs intérieurs. Et comme l’un des deux éléments proportionnels est en quelque mesure signe de l’autre, il est raisonnable que la voix proférée de façon modeste, ordonnée et lente signifie la modestie, l’ordre, la constance et l’émotion intérieure (correspondante).
Comme à son habitude, Jandun renforce sa théorie avec des exemples et des expériences concrètes. Parfois ce n’est pas le contenu de ce qu’on soutient qui produit la persuasion, mais plutôt la manière de le dire : uidemus enim quosdam homines proferre aliqua friuola et ualde superficialia - et forte falsa - qui tamen ita seriose, discrete et morose ea proferunt, ut eis statim creditur33. « Nous voyons en effet des hommes raconter des choses futiles, très superficielles et peut-être fausses qui sont cependant dites de façon si sérieuse, discrète et lente qu’elle sont immédiatement réputées vraies. » L’orateur peut légitimement se servir de l’hypocrisis, en tant que façon de parler, comme moyen pour obtenir la croyance en ce qu’il dit de la part de l’auditoire : si l’orateur adopte une façon de parler qui correspond à un caractère modeste et de bonnes moeurs, il convaincra son auditoire, parce que - comme dit Aristote - « modesto magis credimus »34. Ce qu’il risque, s’il ne possède pas l’hypocrisis naturelle, c’est que l’auditoire perçoive la fausseté, l’hypocrisie, dans un autre sens pro gestibus exterioribus et signis quibus homines nituntur se ostentare meliores quam sint 35, « comme des gestes extérieurs et des signes à travers lesquels les hommes essaient de se montrer meilleurs que ce qu’ils sont. » L’hypocrisie dans ce sens, ajoute Jandun, est un vice contraire à la vertu de la vérité (ou de la véridicité). Mais, précise Jandun, tel n’est pas le sens dans lequel Aristote utilise le mot hypocrisis. Selon le sens retenu par Gilles de Rome et Jean de Jandun, les prêcheurs aussi s’en servent pour amplifier l’importance de ce qu’ils disent : cum ipsi habent dicere aliqua parui ualoris et parum uerisimilia, recuperant in boatu et ornatu dilatando fimbrias et arterias, et uidentur magna dicere, cum nichil dicant interdum 36 . « Quand ils doivent dire quelque chose qui a peu de valeur et qui est peu vraisemblable, alors ils compensent à travers le volume de la voix et les
33 Jean de Jandun, Quaest. super Rhet., III, q. 1, in Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione », art. cit., p. 27. 34 Ibid., n. 25. 35 Ibid., p. 28, n. 29. 36 Ibid., p. 29, n. 30.
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ornements, en étendant en même temps les franges (du discours) et la trachée, et ainsi ils semblent dire de grandes choses, tandis qu’ils ne disent presque rien. » Nous pouvons tirer de cela quelques conclusions à propos des commentaires sur la Rhétorique d’Aristote. Il faut dire, à mon avis, qu’ils constituent la grande occasion perdue de la pragmatique médiévale : sans dégager les suggestions qu’Aristote avait avancées dans son ouvrage pour développer une vraie théorie de l’interlocution, les commentateurs (à partir de Gilles de Rome) ont plutôt superposé aux questions rhétoriques leur souci moralisant, en détachant la rhétorique des réflexions logico-sémantiques37 et en la repoussant dans l’espace confiné des appendices aux commentaires sur l’Éthique38. Il est vrai qu’ils n’étaient pas aidés par les traductions latines de l’ouvrage d’Aristote, qui étaient très obscures et souvent, en outre, réalisées à partir de mauvaises copies du texte grec39. L’attention aux circonstances concrètes de l’interaction entre les hommes et l’importance donnée par Jean de Jandun aux gestes et aux aspects prosodiques du discours sont peut-être l’effet d’une sensibilité personnelle, nourrie par la lecture de Cicéron (qui est cité en conclusion de son commentaire au troisième livre à propos de l’élocution40) et par l’expérience des tribunaux et des églises ; mais ses réflexions sont accidentelles, dispersées dans son commentaire ; elles ne constituent jamais le cœur de son discours sur la rhétorique ni ne produisent d’analyse sur l’un des actes de langage.
Quelques exemples d’analyse d’actes de langage : promettre, saluer et ordonner Les textes qui analysent des actes de langage spécifiques se trouvent dans des corpus différents (logique, rhétorique pratique et théologique). Je vais donc examiner, très brièvement, un texte de Guillaume d’Ockham sur la promesse, un texte de Guido Faba sur la salutation (par écrit) et, enfin, quelques textes sur l’acte d’ordonner qui se
37 Voir C. Marmo, « Suspicio: A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric in ThirteenthCentury Scholasticism », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge Grec et Latin 60 (1990), p. 145–198. 38 Cf. Murphy, « The Scholastic Condemnation of Rhetoric », art. cit.. 39 Voir dans Schneider, « Praefatio », la description des manuscrits de la tradition universitaire. 40 L. Schmugge, Johannes von Jandun (1285/89-1328). Untersuchungen zur Biographie und Sozialtheorie eines lateinischen Averroisten, Stuttgart, Hiersemann, 1966, 139 ; E. Beltran, « Les Questions sur la Rhétorique », p. 154.
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trouvent dans des traités théologiques de la fin du XIIe siècle, notamment ceux de Simon de Tournai et Raoul Ardent.
Guillaume d’Ockham et le cheval promis Guillaume d’Ockham, après avoir exposé sa théorie sémantique (la supposition) - une théorie référentielle qui a pour but d’expliciter les conditions de vérité des propositions41 - dans sa Somme de logique, aborde une série d’objections, dont l’une a affaire avec la promesse. La question concerne le type de supposition que l’on doit attribuer au nom « cheval » (equus) dans des propositions comme « un cheval t’est promis » (equus tibi promittitur) et « je te promets un cheval » (ego tibi promitto equum) - il est très important d’observer la position du mot « cheval » dans la proposition parce que de cela dépend le type de rapport avec les choses signifiées. Selon Ockham, la première proposition est simplement fausse, parce que le mot « cheval » s’y trouve en supposition déterminée, c’est-à-dire qu’il rend possible d’inférer à partir d’elle qu’un certain cheval a été promis ou un certain autre, c’est-àdire qu’il permet d’inférer une série de propositions singulières en disjonction. Le problème est que chaque proposition singulière est fausse ou peut être fausse, ce qui rend la proposition de départ fausse (je simplifie un peu, mais c’est une question logique très subtile). Ce qui est implicite dans ces remarques sur la fausseté des propositions singulières du type « ce cheval t’est promis », c’est que la promesse n’a pas affaire nécessairement avec des choses individuelles actuellement existantes, tandis que la supposition est par définition la propriété qu’un terme a de se référer à de telles choses. On peut bien promettre quelque chose qui n’existe pas (encore) : par exemple, le veau qui n’est pas encore né mais qui naîtra le mois prochain. Ockham ajoute que la deuxième proposition est vraie (ou peut être vraie) parce qu’en vertu de la position du mot « cheval », on peut inférer la proposition « je te promets ce cheval-ci ou ce cheval-là » etc., où le prédicat est un prédicat particulier composé d’une disjonction de termes singuliers qui se réfèrent à tous les individus chevalins qui existent actuellement ou dans le futur, dont l’un rend vraie la proposition de départ. 41 Il est impossible de donner ici une bibliographie satisfaisante sur la théorie ockhamiste de la supposition. À ce propos, on peut lire C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Ockham et le nominalisme d’aujourd’hui, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, 1991, p. 38-43 ; ou C. Michon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Paris, Vrin, 1994, p. 176-191. On peut lire la discussion sur la promesse dans Guillaume d’Ockham, Summa Logicae, I, 72, éd. Ph. Boehner, G. Gál et S. Brown, St. Bonaventure (NY), 1974.
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C’est la manière, un peu compliquée mais efficace, de rendre le concept contemporain d’objet intensionnel, utilisé aujourd’hui en sémantique pour la logique modale (un exemple en est « le dernier de la queue », qui décrit un individu qui change toujours mais auquel on peut cependant faire une référence univoque à travers la description en question). Une autre implication de cette discussion, c’est que le verbe « promettre » comprend en soi un verbe au futur, comme « avoir », et donc la proposition « je te promets un cheval » correspond à « tu auras en cadeau de ma part un cheval » (tu habebis ex dono meo unum equum). Comme on voit, l’approche de Guillaume d’Ockham est strictement référentielle, visant à expliciter les conditions de vérité des propositions à partir de données objectives, comme la position des termes dans la proposition, la présence de quantificateurs etc., et ne tient aucunement compte du rôle des acteurs de la communication, de leur rapports réciproques qui - selon la théorie des actes de langage d’aujourd’hui - sont atteints et modifiés par un acte comme promettre au moins en termes d’engagement ou de devoir (de la part du locuteur) et en termes d’espoir (de la part du destinataire). La sémantique logique, donc, au delà de la constatation que, pour des individus, la propriété de supposer n’est pas une propriété intrinsèque des noms mais dépend du fait qu’ils sont insérés dans un contexte propositionnel, ne prête pas attention aux acteurs de la communication humaine42 .
Guido Faba, le salut et le respect des hiérarchies sociales La théorie rhétorique des parties du discours a une application particulière dans les artes dictaminis : Guido Faba, par exemple, dans sa Summa, réduit à trois les parties de la lettre en admettant seulement le début (exordium), la présentation du sujet (narratio) et la demande conclusive (petitio), ce qui fait mieux comprendre que ce genre de manuel s’occupe d’un type principal d’acte linguistique auquel tout ce qui précède est subordonné. Toutefois, je voudrais me concentrer ici non pas sur cet acte, 42 On trouve, toutefois, d’intéressantes remarques sur la communication entre les anges, qui peuvent jeter une nouvelle lumière sur la sémantique du discours entre les hommes (cf. C. Marmo, « Lo statuto semiotico della comunicazione angelica nella teologia tra XIII e XIV secolo », in G. Manetti et A. Prato (éd.), Animali, angeli, macchine. 1 Come comunicano e come pensano, Atti del convegno Animali, angeli, macchine. Linguaggio e forme cognitive, Siena, 12-14 settembre 2002, Pisa 2007, p. 133-153) ; I. RosierCatach, « Le parler des anges et le nôtre », in S. Caroti, R. Imbach, Z. Kaluza, G. Stabile et L. Sturlese (éd.), «Ad Ingenii Acuitionem». Studies in Honour of Alfonso Maierù, Louvain-la-Neuve 2006, p. 377-401; « Solo all’uomo fu dato di parlare. Dante, gli angeli e gli animali », Rivista di Filosofia Neo-Scolastica 98/3 (2006), p. 435-465.
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mais sur celui qui ouvre chaque lettre : le salut (salutatio) qui, bien que Guido ne le considère pas comme une partie autonome du discours, est la partie de la lettre la plus largement discutée dans son œuvre et dans l’œuvre des autres dictatores43. Au commencement de son art épistolaire, Guido donne une définition du salut, en tant que titre de la lettre qui fait comprendre qui en est l’auteur (l’expéditeur) et qui en est le destinataire. Il est aussi un acte de vœu (optatio) à travers lequel l’auteur de la lettre souhaite au destinataire la santé (salutis optatio, d’où viendrait étymologiquement salutatio). Le salut est évidemment un passage très délicat d’un acte de communication et doit tenir compte des conditions sociales des acteurs en jeu, et de leurs rapports réciproques en termes de position à l’intérieur d’une hiérarchie (explicite ou implicite). Guido l’explique bien dans son texte (pour mieux le comprendre, il faut expliquer que le dictator ou scriptor, c’est-à-dire celui qui produit matériellement la lettre, est différent de l’expéditeur ou auteur de la lettre) : In salutatione semper ista considerentur : que sit persona mittentis, que recipientis, et qui uel quale sit illud quod mittitur et optatur ; quia non debet salutatio a qualitate uel statu personarum discedere uel discrepare, sed earum merita distinguere et dignitatem, condicionem, subiectionem, ordinem, parentelam, dilectionem, professi-onem, gentem uel patriam designare44. Dans la salutation, il faut toujours considérer ces trois éléments : la personnalité de celui qui envoie la lettre et de celui qui la reçoit, ainsi que la nature de ce que l’on envoie et de ce que l’on souhaite ; parce que la salutation ne doit pas s’éloigner de la qualité ou de l’état des personnes ni se trouver en contradiction avec eux, mais elle doit plutôt en souligner les mérites et signifier la dignité, la condition, l’état de sujétion, le rang social, la parenté, les goûts, la profession, la famille ou la patrie.
Comme on le voit, l’attention pratique du rhétoricien pour les rôles et attributs des acteurs de la communication est très sensible, et détermine aussi les positions de leurs noms dans le micro-texte du salut : Martino Guido salutem. Si une personne écrit à son égal, la priorité est réservée au nom de l’expéditeur, mais si une personne s’adresse à quelqu’un qui lui est supérieur la priorité est inversée. Guido Faba consacre une trentaine de pages (dans l’édition Gaudenzi) à l’énumération des cas et à l’exemplification, en partant de la sphère familiale (parents-fils), des rapports amicaux, des rapports politiques ou ecclésiastiques, pour en arriver aux rapports sociaux. Il conclut en dressant la liste des personnes qu’il ne faut pas
43 M. Camargo, « The Pedagogy of the Dictatores », in Medieval Rhetorics of Prose Composition: Five English “Artes Dictandi” and Their Tradition. Binghamton, Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1995. p. 73-74. 44 Summa dictaminis II, vi, p. 298.
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saluer, comme les excommuniés, les Sarrasins, les Hébreux et les Patarins… On pourrait aussi dans la même veine mentionner, dans la tradition des artes praedicandi, ce qu’on appelle les sermones ad status, dont les règles détaillent bien les statuts, fonctions, identités de l’auditoire45.
La théologie et l’ordre : au delà de l’impératif C’est dans la théologie de la fin du XIIe siècle que l’on trouve une discussion sur un autre acte de langage, l’ordre. C’est surtout Raoul Ardent qui dans son Speculum universale consacre un livre aux péchés de langue et à leur contrôle46. Dans ce livre, il énumère neuf types différents de discours ou locutiones : le discours énonciatif, l’interrogatif, le prohibitif, l’impératif, le permissif, la locutio consultiua, l’imprécatif et l’optatif. Il discute chacun d’entre eux (avec quelques exceptions) en se focalisant sur les cinq critères qui définissent un discours moralement correct, à savoir, utilité, vérité, honnêteté, discernement et direction. À part la direction, qui consiste dans la nécessité pour l’homme vertueux de diriger tous ses actes vers Dieu, l’examen des autres critères pourrait être comparé avec les maximes qui articulent le Principe de coopération proposé par Paul Grice47. Je n’entrerai pas dans les détails de cette comparaison, sinon à propos de la vérité, que Raoul définit comme la correspondance entre ce que l’on dit et ce que l’on pense, ce qui serait mieux traduit par véridicité. Raoul, comme Simon de Tournai qui écrit à la même époque48, est bien conscient que sa conception de la vérité n’est pas la même que celle des logiciens, pour lesquels la vérité est la correspondance entre ce que l’on dit et ce qui est dans la réalité. La conception du théologien est plus complexe ; pour être vrai, un discours doit posséder trois qualités : avant tout, il doit être conforme aux opinions du locuteur ; 45 Cf. C. Casagrande, Prediche alle donne del secolo 13. Testi di Umberto da Romans, Gilberto da Tournai, Stefano di Borbone, Milano, Bompiani, 1978. 46 Raoul Ardent, Speculum universale, XIII, ms. Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 3240, f. 160rb181rb (cf. C. Casagrande et S. Vecchio, I peccati della lingua: disciplina ed etica della parola nella cultura medievale, Roma, Salerno editirice, 1987, p. 35-71 - tr. fr. Les péchés de la langue: discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Préface de J. Le Goff, Paris, Le cerf, 1991) ; C. Marmo, « Una semantica del verbo nella grammatica e nella teologia tra XII e XIII secolo », in A. Maierù et L. Valente (éd.), Medieval Theories on Assertive and Non-Assertive Language, Acts of the 14th European Symposium on Medieval Logic and Semantics, Rome, June, 11-15, 2002, Firenze, L. S. Olschki, 2004, p. 189-194). 47 H. P. Grice, « Logic and Conversation », in P. Cole et J. L. Morgan (éd.), Syntax and Semantics – Speech Acts, New York-London, Academic Press, 1975, p. 41-58. 48 Simon de Tournai, Institutiones in sacram paginam, VII, 99, in F. Siri, Le Institutiones in sacram paginam di Simone di Tournai (m. 1201). Testo e studio critico, tesi di laurea specialistica, relatore: L. Valente, Università di Roma « La Sapienza » , a.a. 2006-2007, p. 342.
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deuxièmement, être compatible avec, ou dériver de, la fonction du locuteur ; troisièmement, être ordonné aux buts qui dépendent de cette fonction. Comme lorsqu’il discute de l’ordre, Raoul adopte ici une attitude très pragmatique, au sens d’aujourd’hui, en tenant compte des rôles du locuteur et du destinataire, de leurs rapports réciproques et de leurs compétences. Selon Raoul, un ordre peut être honnête en soi ou par rapport à la personne, au temps ou au lieu : les ornements sacerdotaux en soi sont honnêtes, mais si quelqu’un donne l’ordre de s’en revêtir à quelqu’un qui n’est pas prêtre, l’ordre ne sera pas honnête, c’est-à-dire qu’il sera mal fait ou invalide. Ce sont les circonstances de l’énonciation et de la réalisation de l’ordre qui le rendent honnête. Du point de vue du discernement, un ordre doit être donné en tenant compte de la personne à laquelle il est donné, de son savoir, de ses capacités et de ses habitudes. Par exemple, on doit considérer les hiérarchies sociales et religieuses : celui auquel l’ordre est adressé doit être en position subordonnée (et il doit en être conscient en reconnaissant sa position d’infériorité). On doit aussi respecter ses capacités et ses valeurs : on ne peut pas ordonner quelque chose d’impossible pour soi ou qui va à l’encontre de ses principes. Comme le dit Simon de Tournai, une prohibition est futile et idiote (stultus, c’est-à-dire invalide) si elle interdit quelque chose d’impossible, comme monter au ciel49. Ce qui est plus intéressant, c’est que Raoul, s’inspirant des exemples bibliques, maintient que la forme linguistique de l’ordre n’est pas nécessairement l’impératif. À la différence des Grammairiens qui, naturellement, analysent les ordres en analysant le mode impératif, Raoul reconnaît qu’il est possible de donner des ordres en se servant du mode indicatif (au temps futur, comme par exemple dans le Décalogue : non occides). Et à l’inverse il s’aperçoit que l’impératif, dans les Saintes Écritures, est utilisé pour donner des conseils, pour prier ou pour prophétiser. Ces remarques ne sont pas sans conséquences pour les conseils pratiques qu’il donne aux prélats : Qui enim nimium prec\i/pit multos inobedientes facit: debet enim prelatus iniungere subdito suo quedam rogando, quedam monendo, quedam uoluntatem eius interrogando, quedam rei utilitatem ostendendo ; necessaria tantum imperando50. Celui qui donne trop d’ordres produit beaucoup de désobéissants : un prélat en effet doit donner une injonction à son inférieur, en le priant de faire certaines choses, en lui en conseillant d’autres, en lui demandant de faire preuve de bonne volonté 49
Simon de Tournai, Institutiones, VII, 110, dans Siri, Le Institutiones in sacram paginam, p. 347. Raoul Ardent, Speculum universale, XIII, , 67, f. 178vb (dans Marmo, « Una semantica del verbo », art.cit., p. 194, n. 33 ; la transcription respecte l’orthographe du manuscrit). 50
LES ACTES DE LANGAGE ENTRE LOGIQUE
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dans certains cas et en lui en lui montrant l’utilité dans d’autres ; seuls les actes nécessaires doivent faire l’objet d’un ordre.
Pour conclure je voudrais, très brièvement, noter quelques points : tout d’abord, les commentaires sur la Rhétorique d’Aristote ont peu développé les indications données par le texte du Stagirite, en se bornant souvent à discuter les questions épistémologiques (statut de la rhétorique entre logique et politique, par exemple) sans entrer dans les détails d’une théorie de l’interlocution en contexte. D’autre part, le corpus des traités de rhétorique « pratique », des artes versificandi aux artes dictaminis, s’est révélé beaucoup plus intéressant : l’on peut y trouver une attention particulière pour les conditions de production et d’usage des actes de parole, et de très nombreux exemples. Ensuite, le corpus logique (peu exploré de ce point de vue, il faut le dire) ne semble pas en principe apporter de points de vue intéressants pour le présent propos, concentré comme il l’est sur les questions de la référence ou sur une sémantique axée sur la vérification des propositions. Pour sa part, le corpus théologique semble être le plus prometteur pour une enquête sur l’histoire des actes de langage, comme on peut le voir dans les études qu’Irène Rosier-Catach a consacrées aux théories du mensonge et des sacrements51. Enfin, contrairement à ce que l’on affirme souvent, à savoir que la distinction entre syntaxe, sémantique et pragmatique est l’héritière du Trivium, on peut dire que la part de la pragmatique qui depuis les années 1960 s’occupe des actes de langage, dérive de la théologie morale - et aussi du droit -, plutôt que de la rhétorique médiévale.
51 I. Rosier-Catach, « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », Hermes 15 (1995), p. 91-103, et La parole efficace, op.cit.
PRÉSENTATION DES AUTEURS Bénatouïl, Thomas Thomas Bénatouïl est maître de conférences en histoire de la philosophie antique à l’Université Nancy 2, membre du LHSP-Archives Henri Poincaré (UMR 7117, CNRS/Nancy Université) et de l’Institut Universitaire de France. Il a récemment publié Musonius, Epictète, Marc Aurèle, Belles-Lettres, 2009. Cassin, Barbara Barbara Cassin est directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de philosophie grecque, elle travaille sur ce que peuvent les mots. Elle a publié notamment L’Effet sophistique (Paris, Gallimard, 1995) ; Aristote et le logos, Contes de la phénoménologie ordinaire (Paris, PUF, 1997) ; Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, La Langue de l’être ? (Paris, Seuil, 1998) ; Voir Hélène en toute femme, d’Homère à Lacan (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000) ; Vérité, réconciliation, réparation (Paris, Seuil, 2004) ; Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique (Paris, Albin-Michel, 2007) ; Avec le plus petit et le plus inapparent des corps (Paris, Fayard, 2007) ; L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences (avec R. Gori et C. Laval, Paris, Mille et Nuits, 2009). Elle a également dirigé le Vocabulaire Européen des Philosophies, Dictionnaire des intraduisibles (Paris, Seuil/Le Robert, 2004), aujourd’hui en cours de traductionadaptation en ukrainien, anglais, espagnol, portugais, roumain, arabe et parsi. Chiron, Pierre Professeur à l’UPEC (Université Paris-Est Créteil) ; membre senior de l’Institut Universitaire de France ; directeur de l’École doctorale « Cultures et Sociétés » (Université Paris-Est). Ses recherches portent sur l’histoire de la technique rhétorique dans l’antiquité, et plus spécifiquement sur les relations entre rhétorique et philosophie, rhétorique et théories du langage, rhétorique et enseignement. Il a édité et / ou traduit : le traité Du Style du Ps.-Démétrios de Phalère (Paris, CUF, 1993) ; la Rhétorique à Alexandre (Paris, CUF, 2002) ; la Rhétorique d’Aristote (Paris, GF-Flammarion, 2007). Il travaille actuellement pour la CUF à l’édition de la Tekhnê du Ps.-Denys d’Halicarnasse et des traités Peri skhêmatôn d’Alexandros, de Tibérios et de Phœbammon. Autre ouvrage : Un rhéteur méconnu, Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Paris
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(Vrin), 2001. Co-direction d’ouvrages : P. C., S. Bonnafous, D. Ducard & C. Lévy, Argumentation et discours politique, Rennes (P. U. R.), 2003 ; P. C., M. S. Celentano & M.-P. Noël, Skhêma/Figura, Paris (Éd. Rue d’Ulm), 2004 ; P. C. & F. Claudon, Constitution du champ littéraire, Paris (L’Harmattan), 2007 ; P. C. & C. Lévy, Les Noms du style dans l’antiquité Gréco-Latine, Louvain-Paris-Dudley (Peeters), 2010 ; L. Brisson, P. C., Rhetorica philosophans, Mélanges dédiés à M. Patillon, Paris (Vrin), 2010. Humbrecht, Thierry-Dominique Thierry-Dominique Humbrecht, dominicain, est né en 1962. Docteur en philosophie, doctorant en théologie, il enseigne notamment au Studium des Dominicains (Bordeaux et Toulouse) et à l’Institut catholique de Paris. Il a publié plusieurs ouvrages, dont sa thèse de philosophie, Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin (Paris, Vrin, 2006), et Lire saint Thomas d’Aquin (Paris, Ellipses, 2007, 2009). Imbach, Ruedi Professeur de philosophie médiévale à l’Université de Paris-Sorbonne. Dernière publication (avec Adriano Oliva) : La philosophie de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2009. Judet de La Combe, Pierre Directeur d’études à l’EHSS (Paris) et Directeur de recherches au CNRS. Il a récemment publié : L’Agamemnon d’Eschyle. Commentaire des dialogues, 2 vols., Lille, Presses du Septentrion, 2001 ; avec Heinz Wismann, L’Avenir des langues, Repenser les Humanités, Paris, Éditions du Cerf, 2004 ; Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010. Létoublon, Françoise Professeur de langue et littérature grecques à l’université de Grenoble (université Stendhal, équipe RARE). Elle a publié entre autres, en 1985 : Il allait, pareil à la nuit. Les verbes de mouvement en grec: supplétisme et aspect verbal, Paris ; 1993, Les lieux communs du roman, Leiden ; 1993, La langue et les textes en grec ancien. Actes du colloque international sur l’œuvre de Pierre Chantraine organisé à Grenoble en septembre 1989, Amsterdam ; 1997 Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique, Fr. Létoublon éd., Amsterdam ; 1999, Homère en France après la Querelle (1715-1900), Actes du colloque de Grenoble (23-25 octobre 1995), Fr. Létoublon et C. Volpilhac-Auger éd., Paris ; 2002, La Mythologie et l’Odyssée. Hommage à Gabriel Germain, Genève, A. Hurst et Fr. Létoublon éd. ; 2003, Mécanique des signes et langage des sciences, Y. Bréchet, Ph. Jarry, Fr. Létoublon dir., publications de la MSH-Alpes. Sur les actes de langage et les relations entre linguistique et philosophie, elle a publié divers articles : 1980, « Le vocabulaire de la supplication en grec : performatif et dérivation délocutive », Lingua 52, 325-336 ;
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1985. « Les dieux et les hommes. Le langage et sa référence dans l’antiquité grecque archaïque », Language and Reality in Greek Philosophy, Athens, 92-99 ; 1986 « Comment faire des choses avec des mots grecs. Les actes de langage dans la langue grecque », in Philosophie du langage et grammaire dans l’Antiquité, Cahiers de philosophie ancienne 5, Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage 6-7, BruxellesGrenoble, 67-90 ; 1989 « Le serment fondateur », Mètis 4, 101-115 ; 1990 « Promisi per iocum », in New Studies in Latin Linguistics, éd. Robert Coleman, Amsterdam, Benjamins, 163-185. Lévy, Carlos Carlos Lévy enseigne la philosophie et la littérature de Rome à l’Université de Paris-Sorbonne. Il a fondé en 1995, à l’Université de Paris XII, le Centre d’études sur la philosophie hellénistique et romaine qui fonctionne toujours. Il est l’auteur de Cicero Academicus, Rome, 1992 ; Les philosophies hellénistiques, Paris, 1997 ; Les scepticismes, Paris, 2008. Il est l’éditeur de nombreux ouvrages collectifs dont Le concept de nature à Rome, Paris, 1996 ; Dire l’évidence, Paris, 1997 ; Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, Turnhout, 1998 ; Vivre pour soi, vivre pour la cité (en col. avec P. GalandHallyn), Paris, 2006 ; Hédonismes (en col. avec L. Boulègue), Lille, 2007. Ses recherches portent principalement sur la Nouvelle Académie, sur Cicéron et sur Philon d’Alexandrie. Marmo, Costantino Professeur ordinaire, il enseigne la Sémiotique et l’Histoire de la Sémiotique à l’Université de Bologne (Italie). Il a publié plusieurs articles sur l’histoire de la sémiotique et de la rhétorique médiévale : « Suspicio: A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth Century Scholasticism », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge Grec et Latin 60 (1990), 145–198 ; « Hoc autem etsi potest tollerari... Egidio Romano e Tommaso d’Aquino sulle passioni dell’anima », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 3 (1991), 281–315 ; « Retorica e moti di spirito. Una quaestio inedita di Giovanni di Jandun », in Semiotica: Storia, Teorie e Interpretazione. Intorno a Umberto Eco, éd. P. Magli, G. Manetti & P. Violi, Milano: Bompiani, 1992, 25–41 ; « Carattere dell’oratore e recitazione nel commento di Giovanni di Jandun al terzo libro della Retorica », in Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, éd. L. Bianchi, Louvain-La-Neuve : FIDEM, 1994, 17-31 ; « L’utilizzazione delle traduzioni latine della Retorica di Aristotele nel commento di Egidio Romano (1272-1273) », in La Rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Actes du colloque (Aix-en-Provence, 9-12 juillet 1995), éd. par G. Dahan & I. Rosier, Paris, Vrin, 1998, p. 111-134. Olender, Maurice Maître de conférences à l’EHESS. Parmi ses publications, Les Langues du Paradis (1989), préface de Jean-Pierre Vernant, Points Essais, 2002 (N°294), traduit en une
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GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
douzaine de langues ; Race sans histoire (Points Essais, 2009, N°620) paraît simultanément sous le titre Race and Erudition, Harvard University Press, 2009. Ruelle, Annette Professeur de droit romain aux Facultés universitaires Saint-Louis. Parmi ses dernières publications : « Sacrifice, énonciation et actes de langage en droit romain archaïque », Revue Internationale des Droits de l’Antiquité, 2002, 49, p. 203-239 ; « La ‘‘sponsio” à la lumière de sa formule ou l’histoire d’une fausse origine », in Ruelle A., Berlingin M. (dir.). Le droit romain d’hier à aujourd’hui, Collationes et oblationes, Liber Amicorum en l’honneur du Professeur Gilbert Hanard, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2009, p. 173-196 ; « Le droit civil et le christianisme face aux pratiques collectives de la honte à Rome : une émancipation en deux temps », à paraître aux Presses de l’ENS, Paris. Sissa, Giulia UCLA et CNRS. Formée d’abord à Pavia et, ensuite, à Paris (EHESS, Centre Louis Gernet, Laboratoire d’Anthropologie Sociale), Giulia Sissa enseigne au Departments of Classics and Political Science, à l’Université de Californie, Los Angeles. Sur le corps et le plaisir des Anciens, elle a publié Le corps virginal, Paris, Vrin, 1987 ; Le Plaisir et le mal, Paris, Odile Jacob, 1997 ; L’âme est un corps de femme, Paris, Odile Jacob, 2000 ; Sex and Sensuality in the Ancient World, Yale University Press, 2008 [Eros tiranno, Bari, Laterza, 2003]. Elle travaille actuellement à une histoire de la quête de l’État parfait - aussi juste qu’agréable -, entre Athènes et Utopia.
INDEX DES SOURCES Antiquité et Moyen-Âge Anacréon Fragments III, 3 XII, 6
21 et n. 42 21 et n. 42
Anaximène de Lampsaque Ars Rhetorica 149 et n. 1 Voir Ps.-Aristote, Rhét . à Alexandre Antiphon Tétralogies
157
Apollonios de Rhodes Argonautica IV, 1013-1015
21 et n. 43
Apollonius Dyscole De constructione II, 2 21 n. 43 Archiloque Fragments West 126 56 et n. 81 128 56 et n. 79 Épode de Cologne 57-59 Épode de Strasbourg 57 et n. 82 - d’auteur incertain ; voir Hipponax Ardent, Raoul Speculum universale 289 et n. 46 Aristophane Acharniens
62-63 502-507 Les Cavaliers Les Grenouilles Les Oiseaux 169-170 175 324 395-399 412-415 465-510 983 1016 1279 1313-1316 1436-1450
203 196 195, 196, 206 n. 42 37 n. 20 192, 198, 199, 203 208 et n. 49 200 et n. 23 199 et n. 22, 205-206 et n. 40 206 et n. 42 206 et n. 40 204 et n. 34 205 et n. 36 205 et n. 36 206 et n. 41 205 et n. 39 206
Aristote De l’interprétation 121 n. 19, 133 n. 51 I 126 IV 126 Éthique à Nicomaque 285 1127a-b 193 n. 14 VI, 1140 b 70 n. 5 Métaphysique Livre Gamma 119 et n. 13 Organon 118 Physique II, 8, 199 a 15 sq. 118 et n. 12 Poétique III 48 a 20 sq. 79 n. 50 VII, 50 b 24-25 78 n. 47
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GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Politique 189 1259 a 141 n. 74 1265 a 17-18 187 n. 6 1288 b 23-24 187 n. 6 1295 a 29 187 n. 6 1325 b 38-39 187 n. 6 Réfutations sophistiques 149-150 Rhétorique 118, 149-159 I 1, 1354 a 1 118 et n. 10 I 1, 1354 a 15 270 I 1, 1354 a 21-22 118 et n. 11 I 1, 1354 a 25-26 259 et n. 38 I 1, 1355 a 39-b 1 159 et n. 25 I 2, 1355 b 10 sq. 118 et n. 8 I 2, 1355 b 25 sq. 118 et et n. 9 I 2, 1356 a 1 271 I 2, 1356 a 1-13 171 n. 29 I 2, 1356 a 13 271 I 2, 1357 b 1 sq. 158 n. 19 I3 187 n. 5 I4 156 I9 187 n. 5 II 1, 1378 a 15-16 171 et n. 31 Topiques 149, 276 n. 14 Aristoteles Latinus Rhetorica. Translatio Anonyma sive Vetus et Translatio Guillelmi de Moerbeka 273 n. 7 Pseudo-Aristote De Melisso Xenophane et Gorgia § 10, 980 b 140 n. 71 Rhétorique à Alexandre 149-159 2, 1423 a 13 sqq. 156 1423 a 17 153 n. 9 1423 b 30-32 156 1427 a 21 159 n. 22 1428 b 26-32 154 et n. 11 1429 a 27-38 152 et n. 7 12, 1430 b 30-40 158 et n. 20 13, 1431 a 6-7 158 et n. 21 18, 1433 a 35-39 157 et n. 17 1436 b 5-15 154 et n. 10 29, 1437 b 21-26 156 et n. 16 38, 1445 b 24-46 a 35 159, n. 23
Asconius Sur le Contre Pison 9 82 n. 66 Augustin (Saint) Cité de Dieu 244 Confessions 62, 63 X 242 XI 241 De la foi et du symbole 240 Génèse au sens littéral (De Genesi ad litteram) 237-239 I, 1 sq. 217, n. 10 I 239 I, I, § 2 226, n. 26 I, II, § 5-6 226 et n. 26 II, XI, § 24 218, n. 12 IV, 9 226, n. 25 VI, VIII, § 13, 226, n. 26 VI, 12 220, n. 15 VI, XVII, 28 231, n. 44 VIII, 237 VIII, XXVII, 49 226, n. 26 Homélies sur Jean 240 La crise pélagienne (De gestis Pelagii) 3, 5 75-76 et n. 33 La doctrine chrétienne 275 n. 12, 276 Le libre arbitre, I 4 103 n. 163 Aulu-Gelle Nuits attiques V, 19, 9 X, 20, 7-8 X, 20, 8 XIII, 16, 2-3 XX, 10, 7-10 XX, 10, 10
88, 89 n. 97, 94 n. 121 88 n. 93 89 n. 96 82 n. 66, 88 n. 94 86 n. 84 96 n. 127
Avicenne Kitâb al-Shifâ
273
Bacchylide Odes
38 n. 21
Bible (La) Ancien Testament
299
INDEX DES SOURCES
Cantique des cantiques 237 Décalogue 290 Esdras 222 n. 20 Exode 222 III, 13-15 221 et n. 17 III, 14 214 Genèse 216, 235-238, 240, 241, 244 I 214-218, 222, 223 I, 1 218 I, 3 213 I, 4 218 I, 26 218 I, 31 218 II, 2 216 XI, 1-9 223, n. 22 Isaïe XL-LV (Second Isaïe) 222, n. 20 XLII, 8 222, n. 19 Livre des Rois 238 Livre de l’Ecclésiastique (Le Siracide) Prologue 246 Nombres XXI, 6-9 224 Psaumes XLV, 11 64 et 65 n. 10 Hexaëmeron 216 Nouveau Testament Actes des Apôtres 2 223 n. 23 Colossiens 1, 16 220 n. 16 II Corinthiens III, 6 243 Luc 245 VIII, 52-54 224 Marc IV, 39 223 V,35-43 224 Matthieu VIII, 3 223 Pseudépigraphes de l’Ancien Testament Livre des Jubilés 246 Boèce De differentiis topicis I, PL 64, 1173 c 276 et n. 14
I, PL 64, 1174 c-d 277 et n. 15 IV 276-277 César De analogia
265
Cicéron A cademica Priora (Lucullus) II 257 II, 37 73 n. 17 38 258 n. 34 Brutus 266 40 256 et n. 27 89 89 n. 96 142 110 n. 183 184 110 n. 183 Contre Vatinius (In Vatinium) VII, 17, 18 82 n. 66 Contre Verrès (In Verrem) I, 12, 36 82 n. 66 IV, 76 77 n. 42 Des termes extrêmes des biens et des maux (De finibus) II, 1, 3 74 n. 31 II, 17, 56 77 n. 43 III, 22 263 et n. 50 IV, 41 263 n. 50 V, 50 263 et n. 51 V 263 V, 40 263 et n. 53 De gloria 265 De la nature des dieux (De natura deorum) 267 II, 97 258 n. 36 II, 123 258 n. 36 II, 148 267 et n. 60 et 62 III, 27 268 et n. 63 De l’amitié (Laelius de amicitia) 22, 85 78 n. 45 96 82 n. 66 De l’invention (De inuentione) 249, 250, 254, 255, 260, 265, 267, 273 I, 1 251 et n. 7 et 8 I, 2 252 et n. 11, 253 et n. 17 I, 3 252 et n. 13, 253 et
300
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
n. 18 I, 9 277 De l’orateur (De oratore) I, 5 250 n. 3 I, 29 254 et n. 20 I, 30 254 et n. 20-21 I, 31 255 et n. 23 I, 32 99 n. 142, 254 et n. 20, 255 et n. 25 I, 33 254 et n. 19 I, 37 256 et n. 26 I, 212 257 et n. 31 I, 229 256 et n. 28 I, 230 256 et n. 30 I, 255 258 et n. 35 I, 87 110 n. 183 II, 51 99 n. 142 II 68 192 n. 12, II 72 258 n. 36, 259 et n. 37 II 73 257 et n. 33 II, 176 110 n. 183 II, 184 110 n. 183 II, 192 77 n. 43 II, 201 110 n. 183 II, 255 97 n. 131 III, 158 103 n. 163 Du meilleur genre d’orateur (Orator ad Brutum) 266 55 93 et n. 115 10 266 216 266 et n. 59 La République (De republica) I, 2 263 et n. 52 1, 4 85 et n. 78 II, 30 , 52 187 n. 6 Les devoirs (De officiis) 265 II, 66 255 et n. 22 Philippiques. Contre Marc Antoine I, 10 82 n. 67 VII 267 n. 61 Pro Domo XV, 39-40 82 n. 66 Pour Milon (Pro Milone) 60 99 n. 142 Pro Murena 259 25 82 et n. 65
26
86 n. 84, 94 et n. 119 28 77 n. 44 30 267 n. 61 35 82 n. 66 Pour P. Quinctius (Pro Quinctio) IX, 7 77 n. 42 LIII, 1 77 n. 43 LIII, 4 77 n. 43 Pour Q. Roscius le Comédien (Pro Rosc. com.) 10 77 n. 42, 85 11 85 Pour Sestus (Pro Sestio) 249, 259, 260, 262, 263, 265 78 261 et n. 45 86 260 et n. 42 96 261 et n. 43 99 260 et n. 41, 263 n. 50 104 261 et n. 44 105 262 et n. 46 107 262 et n. 47 119 262 et n. 48 120 262 et n. 49 Pour Sex. Roscius d’Amérie (Pro Roscio. Amerino) 103-104 77 n. 42 Pour Tullius (Pro Tullio ) XXI, 51 103 n. 163 Pro Sulla XLIX, 1 77 n. 43 LXXXIII, 13 77 n. 43 Topiques XVII, 64 103 n. 163 Traité des Lois (De legibus) II, 31, 11 82 n. 66 II, 36 89 n. 96 III, 9 89 n. 96 III, 10, 10 82 n. 66 III, 40, 2 82 n. 66 Tusculanes 264 Pseudo- Cicéron Rhétorique à Hérennius 249, 250 n. 2, 273 Dante De vulgari eloquentia I, 6 245
301
INDEX DES SOURCES
Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres II, 68 172 et n. 33 II, 102 171 n. 28, 172 et n. 33 II, 123 173 II, 127-129 171 n. 28 VI, 23 167 et n. 18 VI, 24 162 et n. 3, 172 n. 36 VI, 25 179 VI, 26 165 n. 10 VI, 27 164 n. 8, 172 et n. 36 VI, 28 163 et n. 6 VI, 29 179-180 VI, 30 180 et n. 63 VI, 32 178 et n. 58, 183 et n. 74 VI, 33 178 n. 58 VI, 34 163, 167 et n. 18 VI, 35 167 VI, 36 180 n. 63 VI, 38 173 n. 40, 183 et n. 74 VI, 40 165, 178 n. 58 VI, 41 172 n. 36, 178 n. 58 VI, 43 173 n. 40, 178 n. 58, 179, 180 VI, 44 173 n. 40 VI, 46 178 n. 58 VI, 48 162 et n. 4, 164, 178 n. 57 VI, 49 168 et n. 20, 179 VI, 51 163, 169 et n. 22 VI, 57 164 VI, 58 172 n. 33 VI, 59 172 n. 36, 178 n. 58 VI, 60 173 n. 40, 178 n. 58 VI, 61 170 n. 25 VI, 64 167 n. 19 VI, 68 173 n. 40, 183 n. 74 VI, 69 169 VI, 70 168 n. 20 VI, 71 168 n. 20 VI, 72 181 n. 65
VI, 75 VI, 75-76 VI, 90 VI, 130 VII, 39
172 n. 34 168 178 171 n. 28 165
Donat Sur le Phormion de Térence 419 78 n. 45 Douze Tables (éd. Girard) 72-75, 84-85 I, 6 97 III, 2 97 n. 131 VII, 7 74 et n. 24 VIII, 24 (VIII, 13 Crawford) 103 n. 163 Eschyle Les Perses Suppliantes Euripide Les Bacchantes Hippolyte 612 Télèphe
38 n. 21 12 37 n. 20 25 et n. 55 182 n. 70
Eustathe Comm. Ad Homeri Odysseam I, 398, 1 22 n. 49 Faba, Guido Summa dictaminis (Ars dictaminis) 278 et n. 18 I, x 279 et n. 20 I, xiv 279 et n. 19 II, vi 288 et n. 44 II, lxxxiv 278 n. 18 II, xxxv-vi 278 Festus Lexique p. 9 21 27 145 160
102 n. 160, 107 n. 177 71 n. 12, 99 et n. 138 77 n. 38 86 n. 84 82 n. 67
302
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
218 219 470 476
97 et n. 132 97 n. 132 103 n. 163 103 et n. 163
Pseudo-Festus 44
82 n. 66
Fortunatien Ars rhetorica III, 1
278 n. 16
Gaius Digeste, libro secundo ad legem duodecim Tabularum D. 50, 16, 235 75 n. 32 Institutes I, 119 82 et n. 67 II, 24 82 et n. 65 II, 25 82 n. 65 II, 31 77 et n. 38 II, 37 82 n. 65 II, 102 82 n. 67 II, 104 82 n. 67 III, 87 82 n. 65 III, 154b 82 n. 65 III, 173 82 n. 67 IV, 2 92 n. 114 IV, 11 82 n. 65, 83 IV, 12 82 n. 65 IV, 13 84 n. 75, 85 IV, 16 84, 85 n. 80, 86 et n. 82, 87 et n. 87 et 91, 93 et n. 116 IV, 17a et b 82 n. 65, 85 IV, 20 82 n. 65 IV, 21 (= IV, 17a) 82 n. 65, 97 n. 131 IV, 2IV 82 n. 65 IV, 25 82 n. 65 IV, 29 82 n. 65 IV, 31 82 n. 65 IV, 40 77 n. 44 IV, 47 77 n. 44 IV, 82 82 n. 65 IV, 107 78 IV, 119 77 n. 44 IV, 163 85 n. 79
Gorgias Éloge d’Hélène (82 DK 11, t. II ) 118 n. 12, 131 n. 40, 139, 142-143 §2 114 §3 114 §8 113-114, 142-143, §9 115, 143 et n. 76 § 9-13 114 § 14 114-115 Sur le non-étant ou sur la nature 139 140 n. 71 Grégoire de Naziance Homélies 25 170 n. 7 Guillaume d’Ockham Somme de logique I, 72 286 n. 41 Hermogène Progymnasmata VI, 10
165 n. 12
Hérodote Enquête VI,130
26 n. 58
Hésiode Les Travaux et les Jours 14, 34 n. 13, 49, 51 11-20 50 et n. 60 106-108 52 et n. 67 108 50 n. 62 112 51 n. 65 170 51 n. 64 174-176 53 et n. 68 181. 51 et n. 66 657 34 et n. 12 Théogonie 14, 34 et n. 12-13, 37-59 9 43 n. 42 9 sq. 43 et n. 44 11-21. 45 n. 47 22 sqq. 43 n. 43 25 43 n. 44
303
INDEX DES SOURCES
26 27 30-34 35 sq. 36-39 117 124 sqq. 133-137 176 211-232 507-616 590 617-720
47 et n. 53 47 et n. 54 46 et n. 48 43 n. 44 42 et n. 37 41 et n. 33 40 n. 26 40 n. 31 40 et n. 27 40 n. 26 40 n. 29 41 et n. 36 40 n. 30
Corpus hippocratique 150 Hipponax Épode de Strasbourg Fr. 194 Degani (Dubia) 57 n. 82 - d’auteur incertain ; voir Archiloque Homère Hymnes homériques 14 — à Apollon 34 n. 13 Iliade 14, 15 n. 13, 16, 31 n. 5, 34 n. 13, 36, 37, 39 n. 24 et n. 25, 42 et n. 39, 49, 50, 58, 76, 95 n. 125 I 15 I, 6 49 n. 59 I, 70 42 et n. 39 I, 497-512 15 n. 11 I, 500-502 5 et n. 12 I, 513-516 15 n. 14 VIII, 371-372 16 et n. 15 XV, 76-77 16 et n. 16 XVIII, 457-458 17 et n. 21 XVIII, 457-460 16 XXI, 73-75 20 et n. 38 XXI, 74 21 XXII, 338 19 et n. 34 XXII, 345 19 et n. 35 Odyssée 12, 14, 17 n. 25, 20, 22, 31 n. 5, 37, 38, 182 n. 70
I, 338 V, 444-450 VI, 141-149 VI, 141-147 VI, 148-150 VI, 149 VI, 160-169 VI, 168-169 VI, 243 VII, 142 VII, 142-152 VII, 146-147 VII, 181 X, 21 XXII, 311-313 XXII, 343-345 XXIV, 419-470
38 17 n. 23 144 et n. 79 17 et n. 24 21 et n. 39 18 et n. 26 144 et n. 79 18 n. 27 145 18 n. 30 18 n. 29 18 n. 31 18 n. 32, 19 22 et n. 47 21 et n. 40 21 et n. 41 191 n. 10
Isocrate Contre les Sophistes § 14-18. 155 et n. 15 Sur l’Échange 181 sq. 153, n. 9 280 sqq. 153, n. 9 Jandun, Jean (de) Quaestiones super Rhetoricorum libros tres I, q. 3 280 n. 23 et n. 24, 282 et n. 27-28 I, q. 5 281 n. 25-26 III, q. 1 283 et n. 32 Pseudo-Lactance Sur la Thébaïde de Stace (Stat. Theb.) IV, 463 102 n. 159 Le Breton, Raoul Quaestiones super libro Topicorum Boethii 273 n. 6 Lucien Jupiter le Tragique ( Juppiter tragoedus) I, 5-7 22 n. 45 Lucilius Caius Satires XXX, 1092
74 n. 25
304 Macrobe Saturnales 1, 4, 15 1, 16, 6-8 1, 16, 14
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
102 n. 160 102 n. 157 110 n. 185
More, Thomas De optimo rei publicae statu deque nova insula utopia 185, 187 et n. 6 Origène Commentaires sur l’Évangile de Jean 243 Ovide Fastes I, 47 I, 317-334 I, 322 I, 331
110 n. 185 76 n. 34 102 n. 156 76 n. 34
Pacuvius Tragédies 350
74 n. 25
I, vi, 1 65 n. 12 Le repos religieux (De otio religioso) I, iv, 1 65 et n. 10 II, iv, 29 64 et n. 8 II, ix, 7 62 et n. 3 Mon ignorance et celle de tant d’autres (De sui ipsius et multorum ignorantia) 64 IV, 57 66 et n. 19 Mon secret (Secretum meum. De secreto conflictu curarum mearum) 63 Prohemium 63 et n. 6 I 62 et n. 4, III 64 et n. 9, 65 et n. 15 Philon d’Alexandrie De Opificio mundi § 89 216 n. 6 De Specialibus Legibus I, § 170 216 n. 6 De Vita Mosis I, § 207 216 n. 6 Pindare Odes IVe Pythique
38 n. 21 24 n. 53
Pamphlet du Vieil Oligarque 189 Parménide Poème
45 n. 46, 133, 139, 140
Pétrarque Chansonnier (Canzioniere) 64 n. 7 Prologue (Rerum vulgarium fragmenta I-III) 66 n. 20 Chanson (Canzone) 264 64 et n. 7 Lettres familières (Familiares) II, 4, 25 65 et n. 14 IV, 1 62-63 Lettres de vieillesse (Posteritati) 63 La vie solitaire (De vita solitaria) 61 Praefatio, 12 65 n. 18 I, i, 2 65 n. 13 I, i, 3 67 n. 21 I, III 61 et n. 2 I, iv, 4 65 et n. 11
Platon Apologie de Socrate 173 et n. 37, 202 Cratyle 265 Gorgias 117, 127, 150, 154, 164 447a-b 141 et n. 72 447 c 141 449 a 117 et n. 4 453 a 117 et n. 6 456 a 168 n. 21 487 a-d 172 n.37 513 c 154 n. 12 Hippias majeur 282 c 141 286 a 141 Hippias mineur 363 c 141 Lois V, 742 e 187 n. 6 Ménéxène 235 a-e 202 n. 30
305
INDEX DES SOURCES
Phèdre 117, 173 n. 37 58 a 8 168 n. 21 Philèbe 48 e 9-10 201 n.27 République 164, 192, 202 I, 337 a 194 et n. 18 III, 395 d 92 n. 112 V, 450 d 187 n. 6 V, 456 b-c 187 n. 6 V, 499 c 201 n. 28 VI, 499 b-c 203 n. 31, 209 n. 50 VI, 499 c 187 n. 6 VIII, 545 a-547 e 207 n. 43 VIII, 548 e-549 a 207 n. 46 VIII, 549 c-d 207 n. 44 VIII, 550 a-b 207 n. 45 VIII, 592 a-b 188 n. 7 Plaute Asinaria (La Comédie des ânes) 358 101 n. 150 488 99 Bacchides 74 n. 25 39 101 n. 150 992 100 et n. 144 995 100 et n. 144 1106 74 n. 25 Les Prisonniers (Captivi) 444 100 n. 145 1114 100 n. 145 Casina 401 100 n. 144 412 100 n. 144 995 86 n. 140 Cistellaria 82 101 et n. 151 693 100 n. 145 719 101 n. 151 747 100 n. 145 Curculio (Charançon) 635 100 et n. 144 Epidicus 422 77 et n. 42 Le soldat fanfaron (Miles gloriosus) 198 101 n. 150 352 101 et n. 153 Persa
216 584 610 768 852 Poenulus 193 761 1197 1407 Pseudolus 152 645 Rudens 1148 1178 Stichus 118 129 Trinummus 369 Plutarque Coriolan (Vies) XXV XXV, 3-4
74 n. 25 100 n. 145 101 n. 153 100 n. 145 72-73 101 n. 150 100 n. 145 101 n. 151 100 n. 145 101 et n. 152 77 et n. 42 77 et n. 42 77 et n. 42 99 n. 142 77 n. 42 99 n. 142
80 n. 55 81 n. 58
Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami (De adulatore et amico) 74 c 169 et n. 23 Comment tirer profit de ses ennemis (De capienda ex inimicis utilitate) 89 b 169 et n. 23 Comment s’apercevoir qu’on progresse dans la vertu (De profectibus in virtute) 82 a 169 et n. 23 De la vertu morale (De virtute morali ) 452 d 162 n. 3 Numa XIV 80 n. 55 XIV, 5 81 et n. 58 Galba XXVII 80 n. 55 Propos de table (Quaestiones conviviales) VIII, 8 82 n. 63
306
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Pomponius Enchiridii Dig. I, 2, 2, 6-7 et 12 82 n. 65 Priscien de Césarée Institutiones grammaticae III 86, 17 98 n. 134 III 286, 13 98 n. 134, 99 et n. 139 Quintilien De l’institution oratoire I, 6, 9 165 n. 12 II, 18 70 n. 5 III, 6, 59 250 n. 2 IX, 2, 44 192 n. 13 Rome Gilles (de) Commentaire sur la Rhétorique (Expositio super libros Rhetoricorum Aristotelis Venetiis) 277 II, f. 87rb 283 n. 31 III f. 91ra 282 n. 30 Salluste Jugurtha 85
76
Sénèque De la clémence (De Clementia) I, 12, 2 80 n. 55 De la colère (De Ira) I, 16 80 n. 56 Lettres à Lucilius Lettre 65 266 Sénèque Rhéteur Controverses II, 3, 19 IX, 2, 13-14 IX, 2, 20 et 22 IX, 2, 22 X, 3, 6
102 et n. 156 81 n. 62 81 n. 62 80 n. 56 80 n. 56, 81 et n. 62
Servius Honoratus Commentaire aux Bucoliques (Eclogae)
I, 13 71, 77 n. et 40 Commentarii in Vergilii Aeneidos libros II, 707 81 n. 60, 98 n. 134, 99 et n. 139-140 Sextus Empiricus Adversus Mathematicos II (Contre les rhéteurs) 21 250 n. 5 Adversus Mathematicos VII (Contre les logiciens) 85 132 et n. 46 Simon de Tournai Institutiones in sacram paginam 289 n. 48 Stobée Eclogae (éd. Wachsmuth-Hense) III, 13, 44 169 et n. 24 III, 23, 10 163 n. 7 Suétone Vie des douze Césars Caligula 58 80 n. 55 Galba 20 80 n. 55, 103 n. 163 Tablettes Eugubines Ib 29, 37 III 13 VIb 18, 18 VIIa 10, 45
80 76 n. 34 76 n. 34 76 n. 34 76 n. 34
Tabulae Pompeianae Sulpiciorum (éd. Camodeca) XXXI 77 n. 44 Tacite Histoire I, 41 n. 163 Talmud Térence Andrienne
80 n. 55, 103 et 236
307
INDEX DES SOURCES
170 101 n. 150 186 101 n. 151 404 101 n. 150 465 78 n. 46 Eunuque 54 78 n. 46 130 100 n. 145 Heautontimoroumenos (Le Bourreau de soi-même) 476 77 et n. 43 694 101 et n. 151 Hécyre 686 97 et n. 133 715 101 n. 150 Phormion 350 100 n. 145 419 78 n. 45 435 100 n. 145 631 77 et n. 42 Thomas d’Aquin (Saint) Commentaire sur l’évangile de Saint Jean 217, n. 10 n° 30, 35 sq. 226, n. 26 n° 2267 228 et n.31 Compendium theologiæ ch. 70 220, n. 14 De Potentia qu. 9, a. 3, ad 2m 222, n. 18 Ia, qu. 22, ad 2m 221, n. 18 De Veritate qu. 27- 29 230 et n. 43 Écrit sur les Sentences Prologue 227 et n. 29 Ia, qu. 34, a. 3, corpus et ad 5m 227, n. 29 Ia, qu. 46, a. 3 226, n. 26 Sent. I, d. 3, qu. 3, a. 1, ad 5m 226 et n. 27 Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 1 228 et n. 33 Sent. I, d. 27, qu. 2, a. 2, qc. 2, ad 3m. 228 et n. 32 Somme de théologie Ia-IIae Ia, qu. 44, incipit
279 218 n. 12
Ia, qu. 44, passim Ia, qu. 47, a. 1, corpus Ia, qu. 67, a. 4, obj. 2
220 n. 15 218 n. 12 217 et n. 10
Thucydide La guerre du Péloponnèse II, 25-46 (Oraison funèbre) 199, 206 n. 42 III, 43, 1 205 n. 38 Tite-Live Histoire romaine I, 36, 6 III, 20, 6 III, 63, 5 V, 23, 3 XXVI, 15, 9 XXVI, 16, 3 XXXIII, 25, 7 XLV, 35
82 n. 66 82 n. 66 104 n. 169 104 n. 169 80 n. 56 80 n. 56 89 n. 99 82 n. 66
Ulpien De officio proconsulis 8, D. 47, 14, 1 pr-1 77 n. 38 Digeste (14 ad edictum) 50, 17, 123 pr 82 n. 65 Valère Maxime Faits et dits mémorables I II, 8, 1 80 n. 56 Valerius Probus Mss Einsiedeln 326 (= n° 49 Girard) 77 n. 44 Varron De lingua latina V, 180 VI VI, 1 VI, 12 VI, 14 VI, 30 VI, 41 VI, 42
84 n. 77 69 69 n. 1, 91 n. 108 102 et n. 155 102 n. 160 110 n. 185 70 69 et n. 2 et 3, 70 n.
308
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
VI, 64 VI, 74 VI, 77 VII, 105
4, 83 n. 68 86 n. 84 110 n. 186 70 n. 4 82 n. 67
Vinsauf, Geoffroy (de) Poetria nova 274, 278 n. 17
INDEX DES NOMS Antiquité, Moyen-Âge Abraham : 221, 239, 245 Académiciens (petits) : 250 n. 4 Achille : 16, 19, 20, 49, 57, 190 Aelius Aristide : 117 n. 7 Agamemnon : 49, 58, 76 n. 36 Agaristê : 26 et n. 58 Ajax : 38 n. 21¸ 190 Albert le Grand : 273 Alcibiade : 191 Alcinoos (Alkinoos) : 19, 21 Alcméon : 26 et n. 58 Amphidamas : 34, 49 n. 58 Anaximandre : 41 n. 33, 44, 45 Anchise : 58 Androsthène : 169 Antiochus d’Ascalon : 162 n. 3, 266 Antipater de Tarse : 164 n. 9, 264 n. 54 Antisthène : 169 n. 23, 178 et n. 60 Antistius : 103 et n. 163 Antoine : 257 et n. 33, 259 Aphrodite : 58 Apion : 22 Apollon : 34 n. 13, 144 n. 79 Apollonius dyscole : 21 n. 43 Archiloque : 33, 35, 54, 55 et n. 75–77, 56, 57, 58 Ardent, Raoul : 285, 289 n. 46, 290 n. 50 Arétè (mère de Nausicaa) : 18 n. 29, 21 Aristippe : 171, 172 n. 33, 173 n. 37 Aristophane : 25, 37 n. 20, 55 n. 77, 189, 192, 193 n. 14, 195-200, 203 n. 32, 204 n.33-34, 205 n. 39, 206, 208 Aristote : 5, 66, 70 n. 5, 78 n. 47, 118-119, 121
n. 19, 126, 130, 133 et n. 51, 139, 141 n. 74, 142, 149-151, 153 n. 9, 154-156, 158-159, 171, 186, 187 et n. 5-6, 189, 191-192, 193 et n. 14, 194 , 196-197, 202, 228, 229, 259, 269-276, 279-280, 283- 285, 291 Ashdot : 235 Aspasie : 202 Atlas : 40 Athéna : 15-16, 115, 204, 205 n. 37 Augustin (Saint) : 62-65, 75, 215, 217 et n. 10, 218 et n. 12, 220 n. 15, 226 et n. 25-27, 227, 228, 231 et n. 44, 233, 235-246, 275 Avicenne : 273 Azourâd : 246 Balbus : 267-268 Bacchylide : 38 n. 21 Buridan, Jean : 274 n. 8 Calchas (le devin) : 42 Calliclès : 141 et n. 72 Canaan : 235 César : 265 Cham : 244 Chaos : 41 n. 33, 54 n. 72, Charmadas : 250 n. 4 Chartres, Thierry (de) : 279 n. 21 Chéréphon : 141 n. 72 Christ : 27, 214, 221, 225, 230 n. 43, 231 et n. 43, 234, 236, 241, 243- 245, Chrysippe : 162 n. 3
310
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Cincius : 103 n. 163 Cléon : 191, Clisthène : 25, 26 Clitomaque : 250 n. 4 Clodius : 261 Cotta : 267 et n. 60 Crassus : 254, 255-256, 258, 261, Cratès : 178 Cronos : 15, 51 Curiaces : 77 n. 43, Cyniques (Cynisme) : 161-183 Dante : 245, 287 n. 42 Démade : 153 Démodocos : 43 n. 40 Dêmos : 195, 196, 197, 200, 206 n. 42, 208 Démosthène : 6, 163 Denys (de Syracuse) : 153, 172 n. 33 Denys (l’Aréopagite) : 229 Dieu : 8, 145, 174, 213-231, 233-240, 243245, 267, 289 Diodote : 191 Diogène le Cynique (de Sinope) : 161183 Diogène Laërce : 162 n. 3-4, 168, 178 et n. 60, 180, 183 n. 74 Dionysos : 37 n. 20, 188, 195, 197 Donat (Donatus) : 78 n. 46 Egidio, Romano : 274 n. 8, 280 n. 22 Empédocle : 45 n. 46 Ennius : 96 n. 127 Épictète : 170 n. 27, 173 n. 37 Épiméthée : 40 Eros : 204-205 Eschyle : 12, 38 n. 21, 189, 209 Ésope : 262 Esprit saint : 223, 242-244 Euelpides : 198, 199, 205 Euripide : 25, 143, 189 Eustathe : 22 Ever : 246 Gaia : 40 n. 31 Galba : 80 n. 55, 103 n. 163 Garland, Jean (de) : 274 n. 10 Gorgias : 6, 113, 114, 118 n. 12, 123, 125, 132
n. 46, 133, 135, 139, 140, 142, 165 n. 11, 168, n. 21, Gracques : 262 Héber : 244-246 Hécate : 48 Hector : 19 Hégésias : 162, 178 n. 57 Hélène : 49, 113, 114, 131 n. 40, 135, 139 et n. 70, 143, Hephaïstos : 16, 204 Héra : 57 Héraclès : 41 n. 35, 194 Hercule : 265, Herman l’Allemand : 273 Hérodote : 25, 26, 114, 189 Hésiode : 32, 35, 37, 39-58 Hippias : 141 Hipponax : 57 Homère : 11-28, 31 n. 5, 32-34 et n. 13 - 14, 35 n. 15, 36 , 39 et n. 24, 42 n. 37, 49 n. 58, 115, 133, 139 n. 70, 142, 144 n. 79, 145, 175, 186, 190, 209, 256 Horace : 186 Horaces : 77 n. 43 Isocrate : 153 n. 9, 155 n. 15, 157 n. 18, 251 Jandun, Jean (de) : 274 n. 8, 280-285 Japhet : 244 Jean-Baptiste (Saint) : 27 Jean (Saint) : 234 Jérôme (Saint) : 241 Jérémie : 244 Jésus : 214, 221, 223-225, 245, 246 Kères (les) : 40 Kronos : 204 Labéon : 103 n. 163 Lacyde : 250 n. 4 Laelius : 258 Laura : 63 Le Breton, Raoul : 273 Léiodès : 21
INDEX DES NOMS
Lentulus : 262 Luc (Saint) : 245 Lucien : 22, 141 Lucrèce : 186, 251 n. 10 Lycaon : 20 Marc (Saint) : 223, 224 Matthieu (Saint) : 223 Médée : 24 n. 53 Megacles : 25-26 Ménédème : 171 n. 28 Ménélas : 38 n. 21 Ménéxène : 202 Ménippe : 179 Ménoitios : 40 Messala : 88 Métroclès : 172 n. 33 Métrodore de Stratonice : 250 n. 4 Milon : 260, 262 Moerbeke, Guillaume (de) : 273 Moires (les) : 40 Moïse : 221, 222, 224, 235, 239, 241 Mort (divinité) : 40 Muse (la) : 37 n. 20 Muses : 42, 43 et n. 44, 45 n. 47, 46 et n. 51, 47 n. 55, 48 Muses héliconiennes : 34 n. 12 Nausicaa : 17, 18, 21, 27, 144-145 Nemrod : 244-246 Néoacadémiciens : 250, 267 Néoplatoniciens 228 Nicias : 191 Noé : 244 Nonius : 103 n. 163 Non. Marcellus : 85 n. 78 Nuit (fille de Chaos) : 40, 41, 45 n. 47, 48, 49, 50, 54 n. 72 Océan :45 n. 47, 54 n. 72 Origène : 242-244 Ouranos : 40 n. 27 et 31 Ovide : 76 n. 34, 102 et n. 156, 186 Pandore : 40 n. 32, 41, 52 Parménide : 45 n. 46, 123, 133, 139 n. 70, 140
311
Paul (Saint) : 220, 234 Périclès : 173, 198, 199, 202, 205 Perse : 65 Persès (le pilleur, le ravageur) : 49, 54 et n. 72, Pétrarque : 61-67 Phémios : 21 Phidias : 259 Philippe de Macédoine : 6, 173, 180, 181 Philon d’Alexandrie :216 n. 6 Philon de Larissa : 251 n. 6, 267 Philodème : 162 n. 2 Pisthétairos : 198-200, 204-206 Platon : 5, 92, 114, 117, 118, 125, 141, 150, 154, 159, 162 et n. 2-3, 162 n. 3, 165 n. 9, 168 n. 21, 171, 172 n. 33 et 37, 173 n. 38, 178 n. 60, 179, 186 n. 3, 187 n. 6, 192, 193 n. 14, 197, 201 et n. 27-28, 202, 206, 256, 265 Plaute : 25, 26, 65, 72, 74 n. 25, 77 n. 42, 78, 79, 98, 99 Plutarque : 81, 98, 99, 162 n. 3, 169, 169 n. 23 Polybe : 186, 189 Pompée 262 Pomponius : 82 n. 65 Priscien : 77 n. 41, 98 n. 134, 99 n. 139 Prodicos : 141 Prométhée : 40, 54 n. 71 Protagoras : 119 Pythagore : 268 Querelle : 40, 45, 49, 50 Quintilien : 70 n. 5, 165 n. 12,192, 250 n. 2, 272 Quirinus : 86 n. 85 Rome, Gilles (de) : 273, 274 n. 8-9, 277, 280, 281- 285 Rutilius Rufus : 256 Saint-Victor, Hugues (de) : 230 Salluste : 76 Scaevola : 255, 256 Scipion : 258 Sem : 244, 245 Sénèque : 65, 80 n. 55,266
312
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Sénèque Rhéteur : 81, 102 Servius Honoratus : 77, 99, 104 n. 171 Sextus Empiricus : 132 n. 46, 150, 250 Simon de Tournai : 285, 289 n. 48, 290 n. 49 Simon le Cordonnier : 173 n. 39 Simonide : 38 n. 21 Sirach : 246 Socrate : 117, 126, 141 n. 72, 170 n. 25, 172 n. 37, 172 n. 37, 173 n. 38-39, 187 n. 6, 193 n. 6, 194, 197, 201 n. 26, 202, 203, 208, 209 Sophocle : 114 Stobée : 163, 169 n. 24 Stoïciens (stoïcisme) : 73 n. 20, 162 n. 3, 172, 186 n. 3, 251 n. 9, 263, 264, 265 Straton de Lampsaque : 267 Suétone : 80 n. 55, 103 n. 163
Tirésias : 22 Titans : 40 n. 28 et 31, 43, 49, 204 Titans (petits) : 41 n. 34 Tromperie : 49 Typhée : 43, 48
Thalès : 44, 45, 141 n. 74, Théétète : 193, Themistius : 276 Théodore l’Athée : 171 n. 28, 172 n. 33 Thersite : 182 n. 70 Thétis : 15, 16 et n. 17, 17 Thrasymaque : 193, 194 Thucydide : 114, 115, 141, 178 n. 60, 191 Typhée : 43, 48
Xéniade : 180 n. 63
Ulysse : 17, 18, 21, 27, 30 n. 4, 43 n. 40, 57, 115, 144 et n. 79, 145, 182 n. 70 Valère Maxime : 80 n. 56 Valerius Probus : 77 n. 44 Varron : 69 n. 1, 91, 92, 102, 266 Vendôme, Matthieu (de) : 274 n. 10 Verrius Flaccus : 76 n. 34, 97 Vieil Oligarque : 189 Vinsauf, Geoffroy( de) : 274, 278 Virgile : 99 n. 141, 103 n. 163, 186 William de Champeaux : 273 n. 5
Zénon de cithium : 268 Zénon d’Élée : 165 Zeus : 12, 15, 16, 18, 20, 21 n. 42, 39 n. 24, 40, 42, 43 et n. 44, 44, 46-49, 54, 55 n. 74, 57, 114, 203, 204
Renaissance, Monde Moderne et Contemporain Achard, G. : 250 n. 2 Adams, R. M. : 187 n. 6 Albanese, B. : 86 n. 83 Alessio, G. C. : 275 n. 11 Altheim, Fr. : 103 n. 162 Anheim, É. : 61 n. 1, Anscombre J.-Cl. : 105 n. 174 Arangio-Ruiz, V. : 109 n. 181 Arendt, H. : 70 n. 6, 78 n. 47, 92 n. 113, 96, 107, 128 n. 34 Ariel : 128 n. 35 Armengaud, F. : 203 n. 32, Arnaldez, R. : 216 n. 6 Arrighetti, A. : 43 n. 44 Aubert, L. : 121 n. 19
Aubert, S. : 178 n. 60 Aubenque, P. : 229 n. 35 Auberger, J. : 208 n. 47, Aubriot-Sévin, D. : 11, 12 n. 4, 16, 19 n. 33, 20 Auroux, S. : 83 n. 68 Austin, J. L. : 5, 8, 11, 14, 15, 16, 23 n. 50, 24 et n. 52, 25 et n. 54 - 56, 26, 27, 28, 61, 113-147, 161 n. 1, 174, 175 n. 44, 176 et n. 52-53, 177 n. 56, 179 n. 62, 213 et n. 1-3, 214, 252 n.15 Bacon, R. : 8 Bakhtine, M. : 208 n. 48, Balot, R. : 190 n. 9, Basset, L. : 265 n. 58
INDEX DES NOMS
Baudrillard, J. : 95 n. 122 Beauchamp, P. : 218 n. 11 Beltran, E. : 274 n. 8, 285 n. 40 Bénatouïl, T. : 146 n. 83, 170 n. 26, 251 n. 9 Benoist, J. :113, 131 n. 40 Benveniste, É. : 12 n. 4, 16 n. 20, 19 n. 33, 20 et n.37, 22, 23 et n. 50, 24, 29, 73 et n. 19, 76 et n. 37, 82 et n. 64, 83, 84 et n. 74, 89 n. 102, 93 n. 117, 94 et n. 120, 95, 100 n. 147, 108 n. 180, 109 n. 182, 122, 123, 124, 138 n. 65, 146 Bergson, H. :192 n. 13, 198 n. 21, 200 n. 26, 251 n. 9 Bériou, N. : 275 n. 12 Bernini, L. : 170 n. 26 Bertini, F. : 278 n. 17 Bessone, F. : 251 n. 10 Bianchi, L. :274 n. 8 Biard, J. : 274 n. 8 Biville, Fr. : 98 n. 135, 100 n. 147, 265 n. 58 Blaise, F. : 40 n. 32 Boehner, Ph. : 286 n. 41 Boismard, M.-É. : 220 n. 16 Bollack, J. : 30 n. 4, 56 n. 80 Bonazzi, M. : 162 n. 3, 250 n. 4 Bonnardière (la), A.-M. : 241 Bonnefond-Coudry, M. : 90 n. 105-106107 Booth, W. : 192 n. 13, Bosman, P. : 166 n. 15, 179 n. 61, 182 n. 70 Bossuet : 240 Bouffartigue, J. : 29 n. 1 Bourdieu, P. : 146 n. 83, 161, 174, 175 n. 44-47, 176 n. 50, n. 51-53, 177 n. 54-56, 178 n. 59, 180 n. 64, 181 n.66-67, 182 Brancacci, A. : 168 n.20, 178 n. 60, Branham, R. B. : 163 n. 16, 169 n. 22, 170 n. 25, 171 n. 32, 179 n. 61 Bréal, M. : 74 n. 23, 96 n. 129 Broch, H. : 202 n. 29 Brown, P. : 241 Brown, S. : 286 n. 41 Brun, P. : 153 n. 8 Brunschwig, J. : 252 n. 16 Butler, J. : 161, 174, 176 n. 53, 177 n. 56,
313
182 n. 68 Calame, C. : 29 n. 2 Calboli Montefusco, L. : 274 n. 10, 275 n. 11, 278 n. 16 Camargo, M. : 275 n. 11, 287 n. 43 Cambronne, P. : 241 Canto, M. : 141 n. 72 Cardini, R. : 62 n. 5 Caroti, S. : 287 n. 42 Carraud, C. : 61 n. 2, 62 n. 3, Carsana, C. : 186, n. 3, Casagrande, C. : 289 n. 45-46 Cascione, C. : 80 n. 56 Casel, O. : 81 n. 59 Cassin, B. : 11 n. 1, 124 n. 26, 127 n. 31, 131 n. 45, 132 n. 46, 132-133 n. 49, 139 n. 70, 140 n. 71, 155 n. 14, 157 n. 18, 165 n. 11, 168 n. 21, 170 n. 26, 191 n. 11, 201 n. 26, 252 n. 14 Castiglioni, B. :185 n. 2, Cavell, S. : 113, 131 n. 40, 41 43, 44, 135 n. 56 Celluprica, V. : 250 n. 4 Certeau, M. (de) : 215 n. 4 Chadwick, H. : 241 Chantraine, P. : 26 n. 59, 71 n. 10, 74 n. 26-27, 76 n. 36, 77 n. 39, 91 n. 109, 95 n. 124, 114, n. 1, 145 n. 81 Char, R. : 128 Chevalier, J.-C. : 276 n. 13 Chiron, P. : 151 n. 5, 155 n. 13 Chomsky, N. : 124 Chrétien, J.-L. : 227 n. 30 Cléro, J.-P. : 11 n. 1 Cleys, G. : 186, n. 3 Cole, P. : 289 n. 47 Cole, Th. : 150 n. 4 Colebrook,C. : 193 n. 13 Coleman, R. : 23 n. 50 Colombat, B. : 265 n. 58 Colson, F. H. : 272 n. 4 Comeau, M. : 226 n. 25 Coppini, D. : 62 n. 5 Courcelle, P. : 241 Courtine-Denamy, S. : 70 n. 6
314
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Cox, V. : 273 n. 5 Craik, E. M. : 204 n. 36, Crawford, M.H. : 103 n. 163 Croiset, A. : 141 n. 72 Crotty, K. : 12 n. 2 Crubellier, M. : 50 n. 63 Dahan, G.: 274 n. 8 Dauphinais, M. : 226 n. 26 Dauzat, P.-E. : 131 n. 40 David, J.-M. : 108 n. 178, 110 n. 187 Degani, E. : 57 n. 82, 58 n. 83 Degrassi, A. : 102 n. 161 Delage, E. : 22 n. 44 Delesalle, S. : 276 n. 13 Delumeau, J. : 186, n. 3, De Meulenaere, O. : 83 n. 71 Derrida, J. : 122 n. 21, 128 n. 33, 176 n. 153, 177 n. 154 Desbordes, Fr. : 83 n. 68 Desclos, M.-L. : 201 n. 26 Di Miola, R. S. : 205 n. 36 Dixsaut, M. : 157 n. 18 Donati, S. : 274 n. 8 Dorandi, T. : 181 n. 65, 250 n. 4 Dosse, F. : 215 n. 4 Dotti, U. : 62 n. 5 Doueihi, M. : 241 Dowson, D. : 186 n. 4 Drake, J. H. : 100 n. 147 Ducrot, O. : 87 n. 90, 100 n. 147 Dumézil, G. : 104 n. 171 Dupuigrenet Desroussilles, F. : 62 n. 4 Duquesne, J. : 80 n. 56 Ebbesen, S. : 273 n. 5, 274 n. 10, 275 n. 12 Eco, U. : 230 n. 42, 280 n. 23 Elkarlanean, S. L. : 37 n. 19 Ellsworth, J. D. : 76 n. 36 Enenkel, K. A. E. : 61 n. 2, Engberg Petersen, T. : 264 n. 55 Ernout, A. : 70 n. 7, 71 n. 11 - 12, 74 n. 26 et 30, 79 n. 49 et 51, 91 n. 109, 103 n. 162, 104 n. 164 et 167, 107 n. 177 Falcone, G. : 92 n. 114
Faral, E. : 274 n. 10 Fenzi, E. :62 n. 4, 65 n. 14 et 17, 66 n. 19 Ferguson, J. : 186, n. 3 Fernandez, M. M. J. : 98 n. 136 Ferry, J.-M. : 54 n. 73 Finley, M : 186, n. 4 Flahaut F. : 88, 109 Flaig, E. : 191 n. 10 Flobert, P. : 69 n. 1, 73 n. 20, 77 n. 41, 91 n. 108, 102 n. 155 Foucault, M. : 161,166 n. 14, 170 n. 24 , 26-27, 171 n. 32, 172 n. 37, 173 n. 38, 174 n. 42, 175 n. 48, 175 n. 49 et 52, 181, 182 n. 69, 193 n. 14 Fradier, G. : 70 n. 6 Franceson, K.F. : 31 n. 5 Fredborg, K. M. : 273 n. 5-6, 274 n. 8, 279 n. 21 Frede, D. : 163 n. 5 Freud, S. : 80 n. 53¸ 146 n. 86, Freyburger, G. : 104 n. 165 et 170 Frijs-Jensen, K. : 274 n. 10 Frye, N. : 229 n. 37 Fruchon, P. : 32 n. 7 Furberg : 23 n. 50 Fustel de Coulanges, N. D. : 88 n. 92 Gadamer, H.-G. : 32 n. 8 Gál, G. : 286 n. 41 Garapon, A. : 85 n. 89, 105 n. 176 Gardair, J.-M. : 64 n. 7 Gaudenzi, A. : 288 n. 18 Gavoille, L. : 97 n. 133, 249 n. 1 Geoltrain, P. : 247 Gernet, L. : 87 n. 88, 95 n. 123, 105 n. 176 Giannantoni, G. : 163 n. 6, 173 n. 40, 183 n. 74 Giardina, A. : 89 n. 98 Gildin, H. : 185, n. 1, 189 n. 8, Gilson, É. : 229 n. 38 - 39, 230 n. 40, 241 Ginzberg, L. : 236 Giordano, M. : 12 n. 3-4, Girard, P.-Fr. : 77 n. 44, 81 n. 61, 85 n. 81, 103 n. 163 Gladigow, B. : 80 n. 56 Goffman, E. : 110 n. 184, 183 n. 73 Goethe : 200 n. 23
INDEX DES NOMS
Gori, R. : 124 n. 26 Gould : 11, 12 , 17 et n. 22 Goulet, R. : 181 n. 65, 250 n. 4 Goulet-Cazé, M.-O. : 162 n. 4, 163 n. 5-6, 168 n. 20, 181 n. 65 Gourinat, J.-B. : 170 n. 25 Gramont, F. L. (de) : 64 n. 7, 66 n. 20 Green-Pedersen, N. J. : 273 n. 6, 276 n. 14 Grice, H. P. : 289 n. 47 Grimaldi, W. : 270 n. 2 Grignaschi, M. : 274 n. 8 Grondin, J. : 32 n. 7 Gugliermina, I. : 168 n. 20, 178 n. 60 Guichet, J.-L. : 203 n. 32 Hacker, J.-L. : 121 n. 19 Hadot, P. : 200 n. 23 Hägerstrom, A. : 23 n. 50 Hansen, M. H. : 186, n. 4, 187 n. 6, 204 n. 33 Harl, M. : 241 Havel, V. : 118 n. 11 Haydn, J. : 219 n. 13 Hegel, G. W. F. : 140 Heidegger, M. : 139, 141 n. 73, 230 n. 42 Hellegouarc’h, J. : 110 n. 187 Helmig, C. : 162 n. 3 Hense, O. : 169 n. 24 Hock, R. F. : 173 n. 39 Hoffmansthal, H. : 143 Hofmann, J. B. : 98 n. 135et 137, 99 n. 143, 103 n. 162 Hölderlin, F. : 85 Humboldt, W. von : 31 n. 5 Hutcheon, L. : 194 n. 17, Hythlodée, Raphaël : 188 Imbach, Ruedi : 66 n. 19, 287 n. 42 Inwood, B. : 163 n. 5 Iribarren, L. : 45 n. 46 Jaccottet, P. : 18 n.25 Jakobson, R. : 39 n. 23 Jankelevitch, V. : 192 n. 13, 193 et n. 15, 194 n. 17, 200 n. 25 Jespersen, J. O. H. : 143
315
Joffre, M.-D. : 73 n. 18, 21, 22, 74 n. 23, 74 n. 30, 90 n. 104, 91 n. 110 Judet de La Combe, P. : 182 n. 70 Kaluza, Z. : 287 n. 42 Kant, E. : 35 et n. 16, 36 n. 18, 126 Kaser, M. : 97 n. 131 Katsonopoulou, D. : 55 n. 75 Kelly, D. : 274 n. 10 Kennedy, K. : 173 n. 38 Kerbrat-Orechionni, C. : 83 n. 73, 93 n. 118, 100 n. 149, 105 n. 173 Konstan, D. : 203 n. 32 Kremer-Marietti, A. : 142 n. 75 Kundera, M. : 202 n. 29 Laborde, D. : 37 n. 19 Lacan, J. : 116 n. 3, 139 n. 70, 146, 147 Lachmann, K. : 31 n. 5 LaCocque, A. : 218 n. 11 Laks, A. : 44 n. 45, 181 n. 65 Lamberterie, Ch. (De) : 13 n. 6 Lane, G. : 24 n. 52, 113, 119 n. 14, 135 n. 56, 161 n. 1, 193 n. 14, 213, n. 1 Latraverse ; F. : 14 n. 9 Laugier, S. : 11 n. 1, Laval, C. : 124 n. 26 Lecointre, S. : 74 n. 29 Le Goff, J. : 289 n. 46 Legrand, Ph . : E. 26 Lehman, P. : 272 n. 4 Létoublon, F. : 12 n. 4, 13 n. 5-7, 14 n. 8, 20 n. 37, 23 n. 50, 55 n. 76, 95 et n. 124125, 144 n. 79 Levering, M. : 226 n. 26 Lévy, C. : 155 n. 14, 251 n. 6, 252 n. 16, 256 n. 29 Lévy-Bruhl, H. : 86 n. 83, 96 n. 126 Lewry, O. : 273 n.6 Liebs, D. : 78 n. 46 Littré, É. : 193 n. 16, Löfstedt, L. : 98 n. 137, 99 n. 138, 141, 143 Logan, G. : 187 n. 6 Long, R. : 187 n. 6 Longpré, A. : 66 n. 19 López Moreda, S. : 74 n. 23
316
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Loraux, N. : 96 n. 128, 191 n. 10, 204 n. 35, 205 n. 37 Lovisi, Cl. : 80 n. 56-57, 81 n. 61 Lyons, J. : 14 n. 9 Lyotard, J.-F. : 135 n. 58, 145 n. 82 MacDowell, D. M. : 205 n. 36 Machiavelli, Nicolo : 185 n. 2 Magdelain, A. : 83 n. 72, 86 n. 85, 87 n. 87, 102 n. 158 Magli, P. : 280 n. 23 Maierù, A. : 287 n. 42, 289 n. 46 Malaspina, E. : 251 n. 10 Manetti, G. : 280 n. 23, 287 n. 42 Mann, N. : 61 n. 2 Mansfeld, J. : 264 n. 56 Manthe, U. : 70 n. 8 Manuel, F. E. : 186, n. 3 Manuel, F. P. : 186, n. 3 Marchetti, A. : 193 n. 13 Margadant, S. W. F. : 74 n. 23 Marietti (Kremer), A. : 142 n. 75 Marion, J.-L. : 62 n. 3, 229 n. 34 Maritain, J. : 229 n. 38 Marmo, C. : 274 n. 8, 276 n. 13, 280 n. 22-23, 281 n. 25, 282 n. 27-29, 283 n. 32, 284 n. 33, 285 n. 37, 287 n. 42, 289 n. 46, 290 n. 50 Marouzeau, J. : 101 n. 153 Marrou , Cl :. 241 Marx Brothers : 168 Massaro, D. : 193 n. 13, Matieu, M. : 139 n. 70 Mattingly, H. : 103 n. 162 May, J. M. : 255 n. 24 Meillet, A. : 70 n. 7, 71 n. 11-12, 74 n. 26 et 30, 79 n. 49 et 51, 91 n. 109, 96 n. 129¸ 97 n. 131, 102 n. 154, 103 n. 162, 104 n. 164 et 167, 107 n. 177, 108 n. 179 Mellet, S. : 73 n. 20 Merlo, G. : 32 n. 7 Meschonnic, H. : 276 n. 13 Messier, D. : 80 n.53 Mews, C. J. : 273 n. 5 Mezzadri, B. : 39 n. 24 Michaelis, J. D. : 240 Michel, J.-H. : 74 n. 24, 84 n. 75-76, 86 n.
82, 87 n. 91, 104 n. 166 et 168 Michon, C. : 286 n. 41 Mies, F. : 217 n. 9 Miller, Cl. M. : 187 n. 6 Milner, J. : 84 n. 74 Miralles, C. : 55 n. 78 Mirhady, D.C. : 149 n. 2 Mizzau, M. : 192 n. 13, Moles, J. L. : 181 n. 65 Mommsen, Th. : 80 n. 56 - 57, 81 n. 61, 89 n. 95 et 99, 90 n. 105 et 107 Monoson, S. : 206 n. 42, Montanari, F. : 43 n. 44 Monteil, P. : 70 n. 7 More, T. : 185 n. 2, 187 n. 6 Moreau, Ph. : 89 n. 97 et 100 Morenzoni, F. : 275 n. 12 Morgan, J. L. : 289 n. 47 Most, G. W. : 50 n. 61 Moussy, Cl. : 73 n. 20, 103 n. 162, 104 n. 164, 165, 170, 105 n. 172 Mugler, Fr. : 15 n. 13 Mulhall, S. : 128 n. 33 Muller, R. : 170 n. 25 Murphy, J. J. : 274 n. 9, 285 n. 38 Muzzarelli, G. : 275 n. 12 Nagy, G. : 29 n. 1, 30, 33 n. 9, 34 n. 14 Naiden, F. : 12, 17 n. 22 Narcy, M. : 119 n. 13, 201 n. 26, Navarre, O. : 153 n. 9 Nederman, C. J. : 273 n. 5 Nehamas, A. : 193 n. 14, Nicolet, Cl. : 88, 89 n. 95 et 98, 90 n. 103 Nietzsche, F. : 5, 120, 142 n. 75, Nissing, H. G. : 215 n. 5 Nordmann, C. : 176 n. 53 Nyckees, V. : 71 n. 9, 96 n. 129, 96 n. 130131 Ober, J. : 181 n. 67, 182 n. 71, 191 n. 11, 198 O’Donnell, J. R. : 274 n. 8 Offenbach, J. : 143 Onians, R. B. : 16 n. 17, 145 n. 81 Ortega Encuentra, A. : 97 n. 131 Pachet, P. : 194 n. 18,
INDEX DES NOMS
Pagden, A. : 185 n. 2 Paissac, H.-M. : 226 n. 24 Panaccio, C. : 286 n. 41 Paquet, L. : 163 n. 7 Parry, A. : 16 n. 18 Parry, M. : 16 n. 18 Pendrick, G. J. : 150 n. 4 Perelman, C. : 118, 187 n. 5 Pernot, L. : 155 n. 14, 252 n. 16 Perpillou, J.-L. : 95 n. 124 Philippe, M.-D. : 217 n. 10 Piazza, F. : 270 n. 3 Pierrot A. : 105 n. 174 Pinborg, J. : 274 n. 8 Platter, C. : 208 n. 48 Pokorny, J. : 76 n. 35 Ponge, F. :141 Porte, D. :76 n. 34 Poultney, J. W. : 76 n. 34 Powicke, M. R. : 274 n. 8 Prato, A. : 287 n. 42 Pucci, P. : 34 n. 13, 47 n. 55 Pulleyn, S. : 12 Raaflaub, K. : 172 n. 35 Radice, R. : 264 n. 55 Rastier, F. : 39 n. 22 Récanati, F. : 24 n. 52, 25 n. 57, 119 n. 14 Reinhardt, T. : 149 n. 2, 150, 155, 158 2, 6, 10 Renan, E. : 243 Rey, A. : 71 n. 12, 124 Ribeiro de Oliveira, F. : 18 n. 28 Rickert, H. : 36 n. 18 Rico, F. : 62 n. 5, 66 n. 20 Ricoeur, P. : 70 n. 6, 78 n. 47, 92 n. 113, 218 n. 11 Riout, D. : 167 n. 17 Riu, X. : 55 n. 75, 195 n. 19 Roesler, W. : 203 n. 33 Rolfe, J. C. : 100 n. 145 Rosen, M. : 98 n. 135 172 n. 37 Rosier-Catach, I. : 11 n. 1, 230 n. 41, 269 n. 1, 274 n. 8 , 276 n. 13, 287 n. 42, 291 n. 51 Rossetti, L. : 201 n. 26, Ross-Taylor, L. : 89 n. 95 et 99
317
Rothwell, K. S. : 204 n. 34 Rousseau, P. : 39 n. 24 - 25, 49 n. 56 Rudhardt, J. : 11 Saïd, S. : 203 n. 32, Saetta Cottone, R. : 37 n. 20, 55 n. 77, 195 n. 19 Sandquist, T. A. : 274 n. 8 Santagata, M. : 64 n. 7, 66 n. 20 Santoro, R. : 83 n. 69, 86 n. 86 Sargent, L. T. : 186, n. 3 Sbisa, M. : 119 n. 14 Scarpat, G. : 170 n. 25, 172 n. 35, 173 n. 41 Scheid, J. : 83, 105 n. 175 Schermaier, M. J. : 70 n. 8 Schettino, M.-T. : 186, n. 3 Schiappa, E. : 117 n. 5, 150 n. 4 Schleiermacher, F. D. E. : 33 n. 11, 36 n. 17 Schmidlin, Br. : 83 n. 69 Schmugge, L. : 285 n. 40 Schneider, B. : 273 n. 7, 285 n. 39 Schofield, M. : 181, n. 65 Searle, J. : 14 n. 9, 29 Sedley, D. : 193 n. 14 Sellars, J. : 173 n. 39 Simon, R. : 240 Siri, F. : 289 n. 48, 290 n. 49 Skinner, Q. : 185 n. 2, Sluiter, I. : 163 n. 5, 165 n. 12, 166 n. 13 -15, 167 n. 16, 172 n. 37, 178 n. 60, 182 n. 70 Sommerstein, A. : 204 n. 33 Sonnet, J.-P. : 217 n. 9 Soreth, M. : 264 n. 54 Spengel, L. : 149 n.1 Spinoza , B. (de) : 244 Stabile, G. : 287 n. 42 Staël, (Mme. de) : 219 n. 13 Steinrück, M. : 55 n. 77 Stock, B. : 241 Strauss, L. : 185 n. 1, 189 n. 8 Sturlese, L. : 287 n. 42 Swiggers, P. : 265 n. 58 Taminiaux, J. : 95 n. 125 Thomas, Y. : 71 n. 13, 77 n. 44, 83 n. 69, 94 n. 121, 105 n. 176, 110
318
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Thomson, R. M. : 273 n. 5 Tisin, J.-H., o.p. : 222 n. 21 Terray, E. : 96 n. 128 Torrell, J.-P. : 228 n. 32 Usher, S. : 150 n. 3 Valente, L. : 289 n. 46 Valette-Cagnac, E. : 83 n. 68, 70 et 72 Valle, A. : 193 n. 13 Van Engen, J. : 273 n. 5 Van Haeperen, Fr. : 102 n. 158 Vannier, M.-A. : 226 n. 25 Van Raalte, M. : 172 n. 37 Vecchio, S. : 289 n. 46 Vendryes, J. : 74 n. 28, 76 n. 35 Verdenius, W. J. : 53 n. 70 Vermaseren, M. J. : 264 n. 56 Vernant, J.-P. : 53 n. 69 Vian, F. : 22 n. 44 Vignal, M. : 219 n. 13 Violi, P. : 280 n. 23
Von Ihering, R. : 83 n. 71, 89 n. 101, 94 n. 119, 109 n. 181 Walde, A. : 103 n. 162 Ward, J. O. : 273 n. 5 Wismann, H. : 41 n. 33, 47 n. 55 Wisse, J. : 255 n. 24 Witt, N. W. (de) : 162 n. 2 Wlassak, M. : 83 n. 69 Woerther, F. : 159 n. 24, 171 n. 30-31 Wohl, V. : 206 n. 42, Wolf, F. A. : 31 n. 5 Wolfsdorf, D. : 193 n. 14, Wouters, A. : 265 n. 58 Worthington, I. : 152 n. 6 Yaguello, M. : 72 n. 14, 95 n. 122, 97 n. 131 Yavetz, Z. : 259 n. 40 Zimmermann, B. : 203 n. 33
TABLE DES MATIÈRES
PRÉSENTATION
5
ACTE DE PAROLE, FORMULE ET SUBJECTIVATION
9
La supplication comme rituel chez Homère : le geste et la parole Françoise Létoublon
11
Refaire le présent. Hésiode et Archiloque Pierre Judet de la Combe
29
Vacate et videte. Notule sur le dire et le faire chez Pétrarque Ruedi Imbach
61
Entre formes et sujet : l’acte de parole en droit romain Annette Ruelle
69
ACTE DE PAROLE, RHÉTORIQUE ET PERFORMANCE La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage Barbara Cassin
111
113
L’argumentation, la persuasion, la manipulation et leurs thématisations rhétoriques : le cas de la Rhétorique à Alexandre
Pierre Chirona
149
320
GENÈSES DE L’ACTE DE PAROLE
Comment faire de la liberté avec des mots ? Critiques et usages de la parole chez Diogène le cynique Thomas Bénatouïl
161
Cités de parole. Athènes, Nephelokokkugia et Kallipolis Giulia Sissa
185
ACTE DE PAROLE ET HORIZONS ONTOLOGIQUES
211
Le Dieu performatif. Sur la Parole créatrice dans la Bible et ses évaluations Thierry-Dominique Humbrecht
213
Des aléas de la Parole divine au Verbe performatif Maurice Olender
233
Acte de parole et ontologie du discours chez Cicéron Carlos Lévy
249
Les actes de langage entre logique, rhétorique et théologie au Moyen-Âge Costantino Marmo 269
PRÉSENTATION DES AUTEURS
293
INDEX DES SOURCES
296
INDEX DES NOMS
307
TABLE DES MATIÈRES
315