Euripide et l'imagination aérienne 9782343057460, 234305746X

Comment un dramaturge du Ve siècle avant J.C., à la fois poète et philosophe, imagine-t-il l'espace aérien et ses s

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French Pages [206] Year 2015

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Table of contents :
Table des matières
Avant-Propos
Pour une esthétique de l’imagination aérienne d’Euripide
Pour une dramatique de l’imagination aérienne d’Euripide
L’imagination aérienne et le tragique de la vision du monde d’Euripide
Bibliographie
Présentation des auteurs
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Euripide et l'imagination aérienne
 9782343057460, 234305746X

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THYRSE n° 3

Euripide et l’imagination aérienne

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La collection du CTEL

Université de Nice-Sophia Antipolis

textes réunis par

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Jacqueline ASSAËL

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Euripide et l’imagination aérienne

THYRSE Collection du C.T.E.L. C entre Trandisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants de l’Université de Nice Sophia Antipolis

Qu’est-ce qu’un thyrse ? nous explique Baudelaire : « [...] ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansant autour dans une muette adoration ? »

********** numéros parus 1.

DOMENECH Jacques [dir.], L’œuvre de Madame d’Épinay, écrivain-philosophe des Lumières, août 2010.

2.

BONHOMME Béatrice, GANNIER Odile, La robe des choses, juillet 2012.

3.

BONHOMME Béatrice, DI BENEDETTO Christine, TRIFFAUX Jean-Pierre [dir.], Babel revisitée vol. 1 L’intervalle d’une langue à l’autre, du texte à la scène, novembre 2012.

4.

PÎRVU Maria Cristina, BONHOMME Béatrice, BARON Dumitra [dir.], Traversées poétiques des littératures et des langues, juillet 2013.

5.

ZEENDER Marie-Noëlle [dir.], Le dandysme et ses représentations, février 2014.

**********

Remerciements J’adresse mes vifs remerciements à Odile Gannier qui a accueilli une première version de cet ouvrage dans le numéro 45 de la revue électronique Loxias qu’elle dirige, ainsi qu’à Sylvie Ballestra-Puech, directrice du CTEL, qui a programmé la parution de ce livre dans la collection « Thyrse » et qui a aussi collaboré à la traduction d’une des contributions originellement en espagnol. Je tiens à exprimer également toute ma reconnaissance envers Danielle Pastor pour son travail dévoué de mise en page.

Textes réunis par

Jacqueline ASSAËL

Euripide et l’imagination aérienne

L’HARMATTAN





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Avant-Propos Joël THOMAS Professeur émérite à l’Université de Perpignan-Via Domitia Pour une étude de l’imaginaire aérien chez Euripide, sous quelle meilleure égide se placer que celles, conjointes, de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand ? Dans sa Psychanalyse du Feu1, Gaston Bachelard écrit : La rêverie a quatre domaines, quatre pointes par lesquelles elle s’élance dans l’espace infini. Pour forcer le secret d’un vrai poète [...], un mot suffit : « Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnome, la salamandre, l’ondine ou la sylphide ? »

Toute son analyse de la rêverie élémentaire est là ; les éléments sont symbolisés par des métaphores, d’origine nettement alchimique, empruntées à Paracelse : le gnome est identifié à la terre, la salamandre au feu, l’ondine à l’eau, et la sylphide à l’air. Mais, si la phrase ne manque pas d’allure, on ne saurait en rester là, scientifiquement parlant ; une herméneutique classifiant ainsi la symbolique élémentaire serait beaucoup trop systématique. Heureusement, nous disposons d’une autre métaphore, particulièrement heuristique, pour comprendre les analyses de Bachelard : c’est celle de l’arbre aux images2. Les images se regroupent en quelques archétypes très stables (en particulier, à l’intérieur de la symbolique élémentaire, une partition dynamique Yin-Yang, associant les couples terre-eau, et air-feu). Ils constitueraient le tronc et les racines de l’arbre. Mais l’arbre se prolonge dans son feuillage chatoyant, multiple, qui fait tout autant partie de lui, et qui est aussi indispensable à sa vie que le tronc et les racines. C’est dire qu’aucune société, aucun individu ne 1 2

Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, « Idées », 1969, p. 148. Cf. Jean-Jacques Wunenburger, « L’Arbre aux images. Introduction à une topique de l’imaginaire », in Paul Carmignani (dir.), Hekateia I, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2002, p. 13-26, et Philosophie des images, Paris, P.U.F., 1997.

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Joël THOMAS

saisissent les archétypes imaginaires dans une forme invariante d’absolu, mais à travers le prisme des cultures, et les particularismes de l’imaginaire individuel de chacun. Il n’y a pas un imaginaire aérien, mais un patchwork fait des représentations multiples des rêveurs d’ascension, un tissage complexe qui contient à la fois l’un et le multiple. Unitas multiplex. Cela, les poètes l’ont toujours su. Virgile, en Géorg. II, 291-2, préfigurant Baudelaire, nous parle du chêne « dont la racine pénètre jusqu’au Tartare aussi bas que son faîte monte haut vers les brises éthérées » : comme symbole de l’homme, il touche à l’enfer par ses racines et au ciel par ses branches. Gilbert Durand approfondit cette analyse en soulignant que chaque époque passe par des cycles successifs, et même qu’à un moment donné, on trouve simultanément, dans une culture, des mythes en train de mourir, des mythes dominants et des mythes en train de naître3. Dans ce contexte, chaque société passe par une période « jeune », génératrice de mythes héroïques4, puis elle vieillit, et s’oriente vers un imaginaire plus « romanesque ». Avec le temps, nous voyons se gauchir ce monde épique, caractéristique d’une société encore jeune. Ce que l’imaginaire va perdre en force, il va le gagner en subtilité et en complexité. Camus écrivait dans Noces : « Le contraire d’un peuple civilisé, c’est un peuple créateur ». En termes de genre littéraire, le moment est venu pour l’émergence du roman, et nous assistons à la naissance de nouveaux genres, liés à un imaginaire de type « nocturne », pour reprendre la terminologie de Gilbert Durand : après le temps sacré des dieux, de l’affirmation d’un absolu de l’être, et de la commémoration des récits fondateurs, voici le temps profane des hommes, et avec lui la montée en puissance du clair-obscur, du relatif, et d’une psyché individuelle, avec 3

4

Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996, p. 85. Pour approfondir cette notion de « bassin sémantique », cf. Frédéric Monneyron et Joël Thomas, Mythes et littérature, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 2002 (rééd. 2012), p. 78-81. Georges Lukács l’a parfaitement exprimé à propos de l’épopée classique, et cela reste vrai pour les premières formes de la tragédie, puisque le héros tragique se fracasse sur l’obstacle que le héros épique réussit à surpasser : « Bienheureux les temps qui peuvent lire dans le ciel étoilé la carte des voies qui leur sont ouvertes et qu’ils ont à suivre. [...] Pour eux le monde est vaste et cependant ils s’y trouvent à l’aise, car le feu qui brûle dans leur âme est de même nature que les étoiles. [...] Pendant que l’âme part en quête d’aventures et les vit, elle ne se met jamais en jeu ; elle ne sait pas encore qu’elle peut se perdre, et ne songe jamais qu’il lui faut se chercher. Tel est l’âge de l’épopée » (La Théorie du Roman, trad. franç. Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1963, p. 19-20). On peut discuter « et ne songe jamais qu’il lui faut se chercher » : l’épopée et la tragédie font la part belle aux processus initiatiques.

AVANT-PROPOS

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toute sa dimension pulsionnelle et passionnelle5. À l’imaginaire aérien caractéristique du monde héroïque (épique et tragique) succède un imaginaire labyrinthique, souterrain, complexe. Bien sûr, ces deux mondes ne se situent pas dans une stricte diachronie (ce serait trop simpliste), mais à travers des tropismes : le romanesque pointe dans le tragique, avec Apollonios de Rhodes ; et le tragique subsiste dans le romanesque, chez Pétrone. Ce sont les proportions qui s’inversent. De même – et ce sera un des acquis des analyses de ce recueil –, l’imaginaire aérien a sa place dans cette nouvelle dimension « romanesque », mais davantage comme une aspiration, un désir, un élan assez vague, que comme un donné métaphysique irréfutable. La place me manque ici pour être plus explicite, et je me permets de renvoyer le lecteur aux ouvrages où j’ai développé ce sujet6, en proposant simplement un tableau de synthèse : RÉGIMES

DIURNE schizoïde

NOCTURNE synthétique

mystique

confondre, fusion réconcilier les Dominante opposés digestive Dominante copulative

Mots –clefs

distinguer/séparer Dominante posturale

Figure parentale

PÈRE ascèse

FILS/FILLE métamorphose

MÈRE repli utérin

Genres littéraires associés

Épopée Tragédie (Eschyle)

Épopée initiatique

Roman

Figure archétypale

LE HÉROS

L’INITIÉ (voyageur, passeur)

L’AMANT

Symboles connexes

Ascension/chute (haut/bas) Aurore/crépuscule Raison, ascèse

Progression Voyage

Immersion/noyade (labyrinthe) Nuit Intuition, folie

Figures élémentaires

Air, Feu

Tissage

Eau, Terre

5 6

Il va de soi que tout ceci n’est pas mécanique, se situe dans une complexité, et que le sacré prend de nouvelles formes à l’intérieur même de ces mutations. Cf. Joël Thomas, L’Imaginaire de l’Homme romain. Dualité et complexité, Bruxelles, Latomus, 2006, et Joël Thomas (dir.), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998.

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Nous tenons sans doute là une des clefs permettant de saisir tout l’intérêt du théâtre d’Euripide. La tragédie grecque apparaît comme un marqueur très intéressant des évolutions de la pensée grecque. Elle se situe dans la longue durée : elle existait avant Euripide, et elle continue d’exister après lui ; mais, sous le nom de « tragédie », les contenus changent. Dans le Zeitgeist où s’inscrit l’histoire de la tragédie grecque, Euripide représente un passage, une charnière et une évolution. Il est bien, comme le disait H. Fraenkel à propos d’Ovide, « un poète entre deux mondes7 ». Tous les critiques l’ont senti. Déjà, dans La Naissance de la Tragédie8, Nietzsche dénonçait en Euripide l’artisan du déclin de la tragédie, le créateur d’œuvres sentimentales, conduisant tout droit à la comédie nouvelle de Ménandre. Selon Nietzsche, avec Euripide, la part du sacré disparaît, seule subsiste la réalité médiocre de la vie, et le sacré passe de la sphère publique à la sphère privée. Une fois encore, Nietzsche philosophe « au marteau », et ne fait pas dans la nuance, même si, on le verra, son intuition n’est sans doute pas entièrement fausse. Mais ce n’est pas sans raison que von Wilamowitz9 s’indigne devant l’excès même de ce point de vue, en rappelant que, chez Euripide, le sacré n’est pas absent, mais qu’il est lointain ; et le tragique provient justement de l’éloignement des dieux par rapport au monde humain (voici qui nous ramène à l’imagination aérienne). D’autre part, l’art d’Euripide ne consacre nullement, comme le disait Nietzsche, le triomphe d’une forme de rationalisme ; il exprime au contraire le caractère insondable et imprévisible de l’âme humaine. Quoique radicalement opposées, les deux analyses, celle de Nietzsche et celle de von Wilamowitz, se retrouvent sur un même constat : tout se passe comme si le monde de la tragédie classique, et aussi celui de l’épopée, s’éloignaient, pour laisser la place à un autre imaginaire, de type nocturne et non plus diurne. Donc, je dirais volontiers qu’avec Euripide, c’est le « côté du roman » qui entre dans le monde de la tragédie. D’où la fameuse psychologisation, remarquée à juste titre par tous les critiques : l’horreur, le drame, la barbarie, ne sont plus hors de nous, comme des coups qui nous écrasent ; ils sont en nous, et nous dévorent de l’intérieur. Mais à mesure que l’homme se découvre ainsi dans l’abîme de ses passions et de ses pulsions, il prend aussi conscience de sa grandeur, 7 8 9

Hermann Fraenkel, Ovid. A Poet between two Worlds, Berkeley-Los Angeles, Univ. of California Press, 1945. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. franç. Patrick Wotling, Paris, Le Livre de Poche, 2013, chap. XI et XII. Cf. Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, Qu’est-ce qu’une tragédie attique ? Introduction à la tragédie grecque, trad. franç. Alexandre Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

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et il devient le lieu de cet opéra fabuleux, où il est acteur, actif : une personne qui se bat contre les forces régressives, avec une chance de s’en sortir. Bel enjeu. On pourra observer le même passage quelques siècles plus tard, à Rome, lorsque l’histoire de Didon vient introduire une dimension romanesque dans le canevas épique de l’Énéide : le « côté de Didon » constitue, dans sa dimension passionnelle et amoureuse, le portant romanesque, par rapport au « côté d’Énée », à la tension et à l’ascèse héroïque de l’Énéide. Et la dimension flamboyante de la personnalité de Didon, la femme interdite mais ô combien attirante, fait juger bien timide en comparaison la sage petite Lavinia, et l’incandescence de sa passion n’est pas sans évoquer les grandes héroïnes tragiques : Phèdre, Médée. Dans ce contexte, et ces prolégomènes étant faits, l’étude de l’imagination aérienne nous éclaire efficacement sur la problématique des tragédies d’Euripide. Jacqueline Assaël l’a bien repéré, en nous proposant cette étude collective sur Euripide et l’imagination aérienne. L’imaginaire aérien, polarisé entre le désir rêvé de l’élévation et la hantise fantasmée de la chute, est particulièrement attesté dans l’univers de la tragédie, car il correspond à la problématique du héros, partagé entre des rêves d’absolu et donc d’élévation, et des fantasmes, ou des figures bien réelles de chute, liées à une défaite morale et psychologique. Le héros tragique est pris – et même écartelé – entre cette double postulation simultanée vers le haut et vers le bas, à laquelle se ramène toute la problématique tragique. Dans ce contexte, d’ailleurs, les images de chute seront plus fréquentes que les images d’ascension, tant il est vrai que, comme le dit Claudel, « les ailes nous manquent, mais nous avons toujours assez de force pour tomber10 ». Rien d’étonnant pour Bachelard : Nous croyons que l’axe réel de l’imagination verticale est situé vers le haut. En effet, nous imaginons l’élan vers le haut, et nous connaissons la chute vers le bas. Or, on n’imagine pas bien ce qu’on connaît11.

Donc, le monde de la tragédie classique a recours de façon privilégiée aux images aériennes, dans leur double connotation d’ascension et de chute, étant entendu qu’une ascension trop rapide se paie d’une chute

Paul Claudel, Positions et propositions, II, Paris, Bibliothèque nationale de France, p. 237. 11 Gaston Bachelard, L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du Mouvement, Paris, Corti, 1943, p. 108. 10

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précipitée, scellant l’affinité de l’extrême bassesse et de l’extrême élévation. Les tragédies d’Euripide participent encore largement de cet imaginaire ascensionnel, et en cela, elles signent leur appartenance à une topique tragique, par exemple avec l’image de l’ascension du fantôme d’Hélène, dans la tragédie éponyme, ou avec son contrepoint, l’image de la chute du petit cadavre d’Astyanax jeté du haut des tours, dans les Troyennes. Mais c’est là qu’Euripide marque sa différence. Et sur ce plan, l’étude de la symbolique élémentaire est un marqueur éclairant sur cette différence si souvent relevée (et si difficilement analysée) entre l’aérien et le chthonien chez Euripide. Car, à côté de cet imaginaire aérien caractéristique du monde « héroïque » de la tragédie, avec ses trajectoires verticalisées, mais aussi avec ses symboles connexes (la montagne, l’aile, l’oiseau, la flèche, la lumière) que l’on repère souvent chez Eschyle et Sophocle, on voit apparaître d’autres images, qui relèveraient, elles, d’un imaginaire « romanesque » tel que nous l’avons défini supra : figures chthoniennes et maternelles d’avalage, d’absorption, de noyade, de labyrinthe, d’obscurité, d’intimité. Dans l’imagination aérienne, l’importance de l’éther, comme cinquième élément, est intéressante. Certes, son évocation n’a rien d’original pour les contemporains d’Euripide qui avaient lu les Présocratiques. Mais il est intéressant de voir que cette théorie de l’Éther est, avant tout, fusionnelle, puisque ce « cinquième élément » englobe les quatre autres, qui émanent de lui. Carl Gustav Jung nous apprend qu’il existe dans l’inconscient un archétype de la totalité, et que l’inconscient veut à la fois deux choses contradictoires : séparer et unifier. N’est-ce pas ce qu’intuitivement, Euripide a souhaité ? Jacqueline Assaël nous livre à ce sujet un intéressant développement sur « l’Éther initiatique dans l’Andromède d’Euripide », d’où il ressort clairement que les schémas initiatiques et les formes d’une pensée mystique hérités du pythagorisme et de l’orphisme par l’intermédiaire de Platon sont encore bien présents dans l’œuvre d’Euripide. En même temps, et justement parce que le Zeitgeist de l’Athènes d’Euripide est très changeant, rapidement mutable, « entre deux mondes », son imaginaire évolue d’une certitude de l’absolu vers un rêve de l’absolu. L’Autre monde est toujours là, mais il ne s’inscrit plus dans un système du monde codifié par une métaphysique rigoureuse, comme

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ce sera à nouveau le cas chez Platon12. Il passe davantage par le climat affectif de chacun, par ses angoisses et ses aspirations. C’est ce que nous montre l’étude de Christine Amiech, « Deux chants aériens chez Euripide, l’un plus nostalgique (IT, vv. 1089-1151), l’autre plus allègre (Hél., vv. 1451-1511) ». La rêverie est alors d’autant plus précieuse qu’elle est une échappée rare hors du tragique, mais encore en prise avec le tragique. C’est le propos de l’article de Jocelyne Peigney, « Mouvements du ciel et tournoiements des sorts chez Euripide », qui revient sur cette figure d’un Euripide « entre deux mondes » : ses tragédies sont une « superposition du neuf et de l’ancien ». Ainsi, pour Jocelyne Peigney, chez notre dramaturge, le tragique renouvelle l’expression de la variabilité, en usant de la représentation des tournoiements du monde, tout en corrigeant le pessimisme ancien et en réinvestissant les formules dont il use lui-même ailleurs.

Renouvellement, c’est bien le mot : le même symbole (ici, le tourbillon) peut s’inscrire dans une « réécriture » de son imaginaire, et prendre des significations très différentes, voire opposées, selon la période où il est employé. On peut en tirer trois conséquences : - cela explique que, chez Euripide, les échappées vers le ciel soient relativement rares, et soient prises dans une polarisation entre la terre pesante et le ciel éthéré. Engluées dans une lente patience vers l’azur, elles n’en sont que plus précieuses quand elles se produisent ; - on ne peut pas parler du ciel sans parler de la terre, car les deux éléments sont inextricablement liés (et c’est bien d’ailleurs le drame de la condition humaine). C’est ce qu’ont montré respectivement Pierre Voelke, « Médée dans l’éther athénien », et Juan Tobías Nápoli, « Ekphrasis et persuasion : une vision aérienne dans la parodos d’Iphigénie à Aulis d’Euripide ». En étudiant essentiellement la répartition de l’espace scénique, ils mettent tous les deux en évidence un clivage entre le terrestre et le céleste, l’humain et le divin, le pur et l’impur, et ils soulignent ainsi toute la difficulté de l’accession au domaine aérien, dans le théâtre d’Euripide. Dans la même logique, 12

Dans le cadre des corsi et ricorsi chers à Jean-Baptiste Vico, et des cycles successifs par lesquels passe la société grecque, Platon, renouant, par delà les sophistes, avec la grande métaphysique pythagoricienne, apparaît bien comme un « réactionnaire ».

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Ghislaine Jay-Robert étudie pour sa part (« L’imagination aérienne d’Euripide vue par Aristophane ») une forme de situation exemplaire, à travers le regard qu’Aristophane porte sur Euripide : le réalisme de la comédie observe, depuis la terre (on serait tenté de dire dans un point de vue terre à terre) ce qu’il considère comme les élucubrations d’Euripide, qui a la tête dans les nuées. Dans cette polarisation, toutes les caractéristiques de l’élément aérien sont inversées : le léger devient l’inconsistant, l’aérien devient le chimérique ; - dans ce contexte, l’élément aérien est, comme la condition humaine, entre la terre et le ciel. Il en ressort que la divinité, dans la perception que nous en avons, est forcément ambiguë, comme les fêtes de Dionysos, qui basculent soudain dans la violence, et où la tragédie rôde autour de l’insouciance. La pureté et l’impureté sont en nous, comme jour et nuit, terre et ciel. C’est ce que nous donne à voir l’article de Maria Silvina Delbueno, « Images d’une antinomie : la dimension aérienne de l’impureté dans la Médée d’Euripide selon la nouvelle sémantisation de Laurent Gaudé », qui établit aussi, dans une perspective comparatiste, des passerelles avec notre imaginaire contemporain. De même, Silvia S. Reyes et Marcela A. Ristorto, « Images aériennes dans Les Bacchantes d’Euripide », soulignent que, dans la montagne, la musique de fête peut, en un instant, se transformer en chant de guerre et de violence. Cette dualité est une preuve de l’ambiguïté du dieu, qui peut être terrible ou extrêmement doux pour les mortels. Nous tenons sans doute là le nœud central de notre problématique : les tragédies d’Euripide sont œuvres complexes, dans la mesure où elles participent à la fois d’un imaginaire « héroïque » propre à la tragédie, mais aussi d’un imaginaire « romanesque » qui caractérise des œuvres relevant d’une autre vision du monde. Dans l’œuvre d’Euripide, nous voyons à la fois un monde qui meurt, et un autre qui naît. Nous qualifierions volontiers cet imaginaire du terme de « systémique », car il est fondé sur l’interaction, l’évolution et la complexité. Dans le monde du Ve siècle av. J.-C., Euripide porte une parole émergente : celle du discours complexe à venir, celle aussi de l’affirmation de l’ego, celle qui dit les souffrances de la psychè et affirme le caractère insondable et imprévisible de l’âme humaine. Insondable : voici qui nous ramène aux images de la chute, mais aussi à une symbolique tellurique, « maternelle », caractéristique de ce monde de la Mère qui avale plus qu’il ne brise, et où l’on se noie plutôt qu’on ne se précipite. Dans le monde d’Euripide, on est tout aussi bien écrasé par des forces aveugles qu’englouti dans un

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labyrinthe, ou avalé par le maelström des passions. Nous voyons bien apparaître chez lui les prémices de ce monde chthonien et tentaculaire, d’où émergeront l’imaginaire élégiaque, puis l’imaginaire romanesque, comme revendication d’une aventure singulière, d’une histoire et d’une mémoire personnelle, d’un secret de l’intimité. Les forces de l’anankè et du fatum s’éloignent au profit de la petite musique de la psyché individuelle. Car rien n’est simple chez Euripide : le schéma initiatique et sa polarisation ascensionnelle entre le haut et le bas, caractéristiques du monde épique, et du monde de la tragédie jusqu’à Euripide, sont bien présents aussi, comme des vestiges d’un monde ancien qui s’éloigne lentement – ou comme des preuves de la vitalité de ces schémas initiatiques, du temps d’Euripide, ainsi que l’établit Jacqueline Assaël. C’est bien aussi la preuve qu’Euripide est « un poète entre deux mondes », un observateur (et un acteur) des mutations de son temps, qu’il nous donne à voir dans sa création artistique. Donc, les tragédies d’Euripide sont marquées par les figures du passage, de l’ambiguïté et de la complexité. Ce sont elles qui nous rendent ses héros si proches, frères humains malgré nos différences et notre éloignement ; et l’imaginaire aérien est un marqueur privilégié de cette ambiguïté fondatrice. On remarquera enfin que dans ce regard sur la mythologie – grand, sinon unique sujet d’observation et d’inspiration pour les tragédies d’Euripide –, ce n’est bien sûr pas seulement le monde mythique qui nous est donné à voir, c’est aussi le Zeitgeist de l’Athènes d’Euripide, avec ses problèmes et sa vie propre. Le monde mythique n’est que le support d’un imaginaire personnel, et d’un imaginaire de la période. Comme le souligne justement Jacqueline Assaël dans son Euripide, philosophe et poète tragique13, il faut donc d’abord faire œuvre d’historien et de philologue, pour bien connaître les normes et les codes du temps d’Euripide. C’est seulement ensuite que l’on pourra poser les premières bases d’une approche plus globale, qui intègre à la fois une acribie dans le domaine de l’histoire et de la philologie, et le recours à une anthropologie élargie s’appuyant sur ces disciplines (d’ailleurs, en allemand, on distingue les notions de Kunstwissenschaft, « science de l’art » et Kunstgeschichte, « histoire de l’art », comme deux regards complémentaires et non exclusifs). Car l’anthropologie repère les synchronies, les constantes de sens, alors que l’histoire démarque les variantes différentielles qui construisent la 13

Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, Namur-Louvain, Peeters, « Études Classiques », n° 16, 2001.

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diachronie. Donc, l’histoire ne prend sens que par et dans la redondance mythique. Synchronie et diachronie ne se conçoivent pas l’une sans l’autre. Les deux sont nécessaires pour parvenir à cerner la totalité complexe de ces représentations de l’imaginaire aérien, à la fois dans une archétypologie plus générale et dans leur spécificité à l’intérieur de la littérature grecque. C’est ce que donnent à voir, dans la diversité de leurs éclairages, les articles de ce recueil.

P our une esthétique de l’imagination aérienne d’Euripide

Ekphrasis et persuasion : une vision aérienne dans la parodos d’Iphigénie à Aulis, d’Euripide Juan Tobías NÁPOLI Centro de Estudios Helénicos, IdIHCS (UNLP-CONICET) Traduction de Judith VERNANT Le concept d’ekphrasis a fait l’objet d’une attention particulière ces derniers temps. On a déjà relevé la différence existant entre le sens restreint que recouvre le terme dans la poétique moderne (en tant que description littéraire d’une œuvre d’art visuel) et l’usage plus général qu’en fait l’Antiquité, où il désigne toute forme de description orale capable de placer devant les yeux de l’auditeur l’objet décrit1, c’est-à-dire ce que les Latins appelaient evidentia2. La contradiction inhérente à ce double usage peut engendrer quelques difficultés. Tâchons de faire un bref état de la question. Hollander3, par exemple, définit l’ekphrasis comme « the description of a work of art or an imaginary scene derived from this work of art ». Heffernan dira de cette figure rhétorique qu’elle est « the verbal representation of visual representation4 ». Leo Spitzer la définit comme « the poetic description 1

2

3 4

María Victoria Pineda, « La invención de la écfrasis », dans Homenaje a la Profesora Carmen Pérez Romero, Bilbao, Universidad de Extremadura. Facultad de Filosofía y Letras, consulté en ligne à l’adressewww.fyl-unex.com/foro/publicaciones/ hcarmen/hcarmen3.pdf., 2000, p. 252. Jean-Pierre Aygon, « Pictor in fabula » : l’ecphrasis-descriptio dans les tragédies de Sénèque, Bruxelles, Éditions Latomus, 2004, et Rodney S. Edgecombe, « A Typology of Ecphrases », CML 13, 1993, p. 103-116. John Hollander, The Gazer’s Spirit : Poems Speaking to Silent Works of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1995, p. 5. James A. W. Heffernan, Museum of Words : The Poetics of Ekphrasis from Homer to Ashbery, Chicago-London, University of Chicago Press, 1993, p. 3.

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of a pictorial or sculptural work of art5 » et Murray Krieger, comme « an illusionist representation of that which cannot be represented », avant d’expliquer qu’elle exprime « the secret desire and striving of the verbal arts for presenting the spatial and visible, for including them, similarly to poetical objects, into a temporal sequence, which has never been destined to be fulfilled6 ». Juan Francisco Mesa Sanz reprend en espagnol (il faut noter qu’aucun des dictionnaires usuels d’espagnol n’intègre le terme d’ekphrasis) les idées anglo-saxonnes : « l’ekphrasis désigne l’exercice littéraire qui consiste en la description d’un objet d’art7 ». Le concept d’« exercice littéraire » renvoie exclusivement à l’Antiquité tardive, où les écoles de rhétorique enseignaient en détail les différences entre descriptio et narratio, et où les élèves devaient exercer leur habileté dans chacun de ces genres spécifiques. Nous préférerons la définition de Shadi Bartsch et Jaś Elsner, plus brève mais beaucoup plus précise : « words about an image8 ». Cette définition reprend mieux le sens de l’ekphrasis dans la rhétorique classique, forgé à partir de textes qui recouvrent n’importe quel genre de n’importe quelle culture ou époque historique (même si elle se réfère très souvent à la description homérique du bouclier d’Achille, dans le chant XVIII de l’Iliade, vers 478-608, en tant que proto-ekphrasis incontournable). Cette définition offre une vision de l’ekphrasis beaucoup plus englobante, qui s’étend à la littérature de toutes les époques mais qui correspond mieux à une conception du mot propre au monde antique : le mot est une force qui agit sur un auditeur – une conception établie chez les Grecs depuis l’« Éloge d’Hélène », de Gorgias, mais qui a clairement été en vigueur avant cela et a continué de l’être pendant toute l’Antiquité et même au-delà, à Byzance. Une recherche de l’ekphrasis dans ce sens nous révélera aussi certaines des énergies qui résident dans les textes classiques : pour les lecteurs modernes, un texte (classique ou moderne) est toujours composé de petits dessins tracés à l’encre noire 5

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Leo Spitzer, « The “Ode on a Grecian Urn” or content vs. metagrammar », in Anna Hatcher (dir.) Essays on English and American Literature, New Jersey, Princeton University Press, 1962. Murray Krieger, Ekphrasis : The Illusion of the Natural Sign, Baltimore, John Hopkins University Press, 1992. Juan Francisco Mesa Sanz, « Rethorum itinera : écfrasis », Eikasia. Revista de Filosofía, V 32, 2010, p. 173-196, consulté le 05-03-2013 à l’adresse http://www.revistadefiloso fia.org. Shadi Bartsch and Jaś Elsner, « Introduction : eight ways of looking at an ekphrasis », CP 102, 2007, p. i.

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sur la page vierge des livres ; cependant, dans l’Antiquité, et même pour un lecteur, ces dessins demeuraient vivants grâce au caractère matériel et sonore de la traditionnelle lecture à voix haute, qui emplissait d’effets visuels et émotionnels l’imagination du lecteur, qui lui-même se considérait toujours comme un auditeur. Conséquence naturelle de la scriptio continua, le lecteur antique était obligé de prononcer une à une chaque syllabe du texte écrit pour en appréhender le sens par l’ouïe, de telle sorte que lui-même et les personnes qui l’accompagnaient devenaient des auditeurs d’un texte oral : en d’autres termes, le lecteur prêtait sa voix à la chose écrite, abandonnant son corps et sa liberté individuelle pour se changer, tout en demeurant lecteur, en un objet secondaire, intermédiaire, entre l’écrivain et l’auditeur, qui est en fait celui qui importe : le lecteur est un corps possédé par la graphie de l’écrivain, possédé même sexuellement – c’est d’ailleurs le sens de la métaphore représentée sur un vase sicilien du Ve siècle av. J.-C. Ainsi, la définition de l’ekphrasis devrait forcément prendre en compte ce caractère sonore, matériel et temporel, du mot relatif à une image. La nature de l’ekphrasis, sa qualité définitoire d’enargeia (clarté, évidence) et le rôle que joue en elle l’imagination, impliquent que toute analyse de son fonctionnement dans les textes littéraires classiques constitue une étude autant de la rhétorique que de la psychologie, étant donné le caractère persuasif que cette figure exerce sur les auditeurs et sur le lecteur en tant qu’auditeur. C’était déjà évident pour les rhéteurs grecs : dans ses Progymnasmata, le sophiste alexandrin Aélius Théon la définit ainsi : ἔκφρασίς ἐστι λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὕπ’ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον« l’ekphrasis est un discours descriptif qui place sous les yeux, de manière vivante, ce qui est montré » (118, 7). Le λόγος περιηγηματικός est le mot descriptif ou, pour le dire plus précisément, le mot qui donne à voir ἐναργῶς (c’est-à-dire visible ou clairement, de manière détaillée). Le mot qui donne à voir n’oublie pas l’auditeur, qui ne se contente pas d’écouter mais dont la condition d’auditeur a en plus une fonction active : reconstruire en imagination ce qui lui est décrit oralement. Rappelons qu’étymologiquement, l’ekphrasis est le résultat de l’association de la préposition ἐκet du verbe φράζωdès lors il implique l’action propre de faire comprendre, indiquer au moyen de signes, dés-obstruer, ouvrir, rendre communicable ou faciliter l’accès et l’approche de quelque chose. Concrètement, dans la tradition critique, l’ekphrasis se conçoit comme une description qui rend accessible, c’est-à-dire comme une description stimulante et éducative. Autrement dit, dans le contexte de la médiation exercée par la

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parole face à l’image, il s’agit autant d’une forme de description narrative que d’une narration essentiellement descriptive 9. Simon Goldhill pose une limite très précise pour l’ekphrasis : le poème ekphrastique doit « dramatize the viewing subject seeing himself seeing10 ». Selon ce critère, peut-être trop strict, de nombreux textes classiques devraient être laissés de côté, à commencer par la citation homérique du bouclier d’Achille. Virve Sarapik, lui, établit des précisions essentielles et indique quatre manières pouvant produire l’ekphrasis 11. Cette classification se révèlera particulièrement intéressante en ce qu’elle permettra de comprendre la plus ou moins grande « littératurisation » de cette figure rhétorique. Ainsi, celui qui décrit, par exemple, un paysage représenté dans une peinture pourra : 1. S’identifier à l’objet de la description en se plaçant, pour ainsi dire, à l’intérieur même du paysage qu’il décrit, pour effectuer depuis cette position, l’analyse du contenu de la peinture, comme si ce contenu était la réalité objective où se trouvait le descripteur (« je vois alors une forêt au milieu de laquelle se trouve un lac » ; c’est la manière dont Homère produit l’ekphrasis dans la description du bouclier d’Achille). 2. Désigner l’objet décrit par l’œuvre d’art depuis une certaine distance, en mettant en relief la différence entre la réalité décrite et l’œuvre d’art qui la décrit (par exemple, « le tableau montre une forêt avec un lac » ; c’est la technique utilisée par Philostrate l’Ancien dans ses Images 12). 3. Décrire de manière primaire la matérialité de l’œuvre d’art (à savoir mettre l’accent sur l’objet qui décrit la réalité secondaire ; par exemple la taille du tableau, les techniques utilisées par le peintre, la composition de l’œuvre, le choix des pigments, les textures, etc.). 4. Analyser la relation de l’artiste à son œuvre, en essayant de s’identifier aux critères de l’auteur ou en observant l’œuvre Román De La Calle, El espejo de la ekphrasis. Más acá del Arte Moderno. Más allá del texto. – La crítica de arte como paideia –, Madrid, CUADERNAS, Fundación César Manrique, 2005, p. 13. 10 Simon Goldhill, « What is Ekphrasis for », Classical Philology 102, 2007, p. 2. 11 Virve Sarapik, « Landscape : the problem of representation », in Virve Sarapik, Kadri Tüür, M. Laanemets (dir.) Koht ja paik/Place and Location II, Proceedings of the Estonian Academy of Arts 10, Tallinn, 2002, p. 183-200. 12 Cf. Dumar Daniel Rinaldi, « La muerte de Hipólito en Filóstrato », in Alejandra Vigueras Ávila (coord.), Jornadas Filológicas 2004. Memoria, México, Instituto de Investigaciones Filológicas, Universidad Nacional Autónoma de México, 2006, p. 241-278. 9

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depuis une position totalement extérieure (ce que fait Auden dans son « Musée des Beaux-Arts », où il réfléchit poétiquement sur La Chute d’Icare, de Bruegel, en indiquant son accord avec la manière dont le peintre a saisi le contraste entre la souffrance du personnage mythique qui se noie et l’attitude du laboureur ou du bateau, qui ont été témoins du fracas de la chute mais n’ont pas interrompu leur labeur quotidien). Ces quatre manières de produire l’ekphrasis aident à mieux comprendre ce dont nous parlons dans chacun des cas. Tous les théoriciens modernes font remonter l’origine littéraire de cette figure rhétorique à Philostrate l’Ancien (Lemnos 160/170-Athènes, vers 246), auteur grec de ladite « Seconde Sophistique », dont les Images ou Tableaux décrivent soixante-cinq peintures d’une collection napolitaine : il s’agit bien de l’utilisation d’une figure rhétorique transformée en littérature. Suivront, dans le même registre, les Tableaux de Philostrate le jeune (petit-fils du précédent), les Tableaux perdus de Nicostrate, le Sur un appartement de Lucien et les ekphraseis de statues de Callistrate, tous cités, notamment, dans la première édition de l’Oxford Classical Dictionary, publiée en 1949. Il nous semble toutefois trouver différentes références à l’ekphrasis, au moins dans les deux premiers sens du terme relevés par Sarapik, avant et après le développement littérarisé de la figure rhétorique, celui qui est propre aux exercices littéraires de la seconde sophistique13. Tout comme Homère, qui l’a déjà utilisé dans la description du bouclier d’Achille dans le chant XVIII de son Iliade 14, Virgile en usera aussi (Énéide VIII 626-728) dans la description du bouclier d’Énée15 et cela se reproduira dans la littérature occidentale moderne16. La tragédie grecque a également produit de nombreuses scènes où apparaissent des marqueurs ekphrastiques clairs : ceux qui Cf. Michael John Roberts, The Jeweled Style. Poetry and Poetics in Late Antiquity, IthacaLondon, Cornell, 1989. 14 Cf. Andrew Sprague Becker, « The Shield of Achilles and the Poetics of Homeric Description », AJP 111, 1990, p. 139-153. 15 Cf. Giovanni Ravenna, « Scudo di Aenea », Enciclopedia Vergiliana, Roma, 1988, vol. 4, p. 739-742 y Juan Francisco Mesa Sanz, « Rethorum itinera : écfrasis », Eikasia. Revista de Filosofía V 32, 2010, p. 173-196, consulté le 05-03-2013 à l’adressehttp://www. revistadefilosofia.org. 16 Cf., par exemple, Emilie L. Bergmann, Art Inscribed : Essays on Ekphrasis in Spanish Golden Age Poetry, Cambridge, Harvard U.P., 1979 ; Frederick Alfred De Armas, Ekphrasis in the Age of Cervantes, Lewisburg, Bucknell U.P., 2005 ; Román De La Calle, El espejo de la ekphrasis, p. 59-81 et Richard Meek, « Ekphrasis in The Rape of Lucrece and The Winter’s Tale », Studies in English Literature 1500-1900 46, 2006, p. 389-414. 13

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rappellent au lecteur ou à l’auditeur que le discours développé décrit un objet, et ceux qui appartiennent à la description proprement dite de cet objet, comme l’anaphore et la cataphore17. Les quelques exemples suivants nous aideront à mieux appréhender le problème. Eliseo Verón nous offre une intéressante définition du concept de texte, qui est « un paquet de matières sensibles18 » ; dans cette perspective, la source iconique sur laquelle s’appuie une ekphrasis doit être, elle aussi, considérée comme un texte. Nous pourrions alors fonder une réflexion, à partir des fameuses considérations de Genette sur l’hypertexte et l’hypotexte19, sur leur relation mutuelle dans le cas de l’ekphrasis : entre la source – l’œuvre d’art plastique – et le texte littéraire qui l’explique. Nous pensons que la clé qui permet de saisir ce rapprochement réside dans l’abandon de la vision traditionnelle et limitée de la relation de un à un qui s’est établie entre les deux : habituellement, on analyse la relation entre une source iconique (entendue comme l’hypotexte) et sa description littéraire (l’hypertexte). Cette relation comprend toutefois d’autres possibilités : un hypotexte unique peut donner lieu à de nombreuses versions littéraires – comme l’indique Kranz (1973 : 77-87 et 1981 : 447), par exemple, à partir des dizaines de poèmes inspirés par La Chute d’Icare de Bruegel20 ; ou de nombreux hypotextes peuvent se cristalliser en un unique hypertexte, ou même en plusieurs.

La détermination des marqueurs ekphrastiques, tout comme la terminologie employée, appartient à Harm Pinkster, Sintaxis y semántica del latín, Ediciones Clásicas, Madrid, 1995, chap. 12. Pour son application aux textes classiques, on peut lire Juan Francisco Mesa Sanz (« Notas sobre cohesión textual en Plinio, Epistulae V 6 », in Carlos Schrader, Carlos Jordán, José Antonio Beltrán (dir.), DIDASKALOS. Estudios en homenaje al profesor Serafín Agud con motivo de su octogésimo aniversario, Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 1998, p. 225-248 et « Cohesión textual en Plinio, Epistulae II 17 », Alquibla 5, 1999, p. 187-198). La terminologie est mise à jour en accord avec Baños (2009). Les marques ekphrastiques sont essentiellement constituées par : 1. la présence ou l’absence de constituants spécifiques (cohésion lexicale – en particulier la répétition –, anaphore associative, anaphore et remplacement, cohésion cataphorique, ellipse et utilisation de connecteurs et de particules) ; 2. le temps verbal employé, l’ordre des mots et la continuité de la perspective ; et 3. l’utilisation de la parataxe et de l’hypotaxe (Cf. Mesa Sanz, « Rethorum itinera : écfrasis », p. 178, n. 17). 18 Cf. Eliseo Verón, La semiosis social. Fragmentos de una teoría de la discursividad, Buenos Aires, Gedisa, 1987. 19 Cf. Gérard Genette, Palimpsestos, Madrid, Taurus, 1989, p. 10 (trad. esp. de Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982). 20 Cf., par exemple, les poèmes de Wystan Hugh Auden, William Carlos Williams et Robert Walter. 17

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L’exemple suivant, tiré d’Iphigénie à Aulis, d’Euripide, nous permettra de formuler autrement les caractéristiques et les usages de l’ekphrasis, dans le cadre de sa puissance persuasive et en lien avec les autres genres rhétoriques. Dans la parodos, les jeunes femmes de Chalcis qui composent le chœur décrivent, depuis une certaine hauteur, l’état de la flotte grecque qui s’apprête à partir pour Troie. Quel est l’hypotexte ? Nous ne pouvons avoir aucune certitude quant à la réalité de son existence. Nous sommes en revanche certains que la description de la flotte grecque faite par les femmes de Chalcis pourrait nous permettre de recréer une immense fresque, qui montrerait la mer et les navires achéens retardés sur la côte d’Aulis. L’existence de cette fresque dans la réalité ou seulement dans l’imagination du poète est un problème secondaire : ce qui est sûr, c’est que cette situation permet d’envisager une nouvelle nuance de l’ekphrasis : la description d’une œuvre d’art qui n’existe que dans l’esprit d’un auteur. Cela constitue un témoignage supplémentaire du caractère pictural du théâtre d’Euripide ou de l’existence d’une toile de fond qui pourrait faire partie de la scénographie21. De par leur âge et leur condition, les jeunes femmes du chœur sont susceptibles d’éprouver de l’empathie pour la situation d’Iphigénie ; dans le même temps, elles apparaissent neutres dans la contingence dramatique qui va se dérouler. Elles pourront décrire de manière très plastique l’état de la flotte grecque qui attend de partir pour Troie comme si elles se trouvaient face à un tableau qui servirait d’hypotexte à une description ekphrastique. En outre, cette description subit un double processus d’abstraction : les femmes doivent en premier lieu observer depuis les hauteurs la réunion de l’immense armée achéenne bloquée sur les plages d’Aulis, pour réaliser une sorte de carte ou de plan de l’armée en question. À partir de là, elles devront focaliser leur regard, comme un téléobjectif, sur une scène en particulier, comme s’il s’agissait d’un tableau à l’intérieur d’un autre tableau : le chœur s’attarde sur la description de la scène où Achille fait la course avec Eumélos.

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L’existence de toiles peintes dans la scénographie du théâtre grec est matière à discussion. Leur présence semble attestée dans les premiers vers d’Euripide luimême : « Ces rives sont celles du Nil aux nymphes gracieuses, qui tient lieu des pluies du ciel à l’Égypte, dont il arrose les plaines avec les neiges fondues grossissant son cours! » Le pronom déictique suggère que le Nil serait visible par les spectateurs, au moins sous la forme d’une peinture. Cf. Juan Tobías Nápoli, « Ónoma, érgon y lógos en Helena de Eurípides », in Ana María González de Tobia, (dir.) Lenguaje, Discurso y Civilización. De Grecia a la Modernidad, La Plata, Universidad Nacional de La Plata, 2007, p. 339-352.

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Les personnages de la tragédie et le public qui les écoute (les uns sur la scène, les autres sur les gradins) se compénètrent et ressentent de l’empathie, comme s’ils étaient tous les témoins oculaires de ce que décrit le chœur. Nous allons postuler que cette description que fait le chœur, au-delà de sa forme ekphrastique, comprend, dans la description de cette course de chars entre Achille et Eumélos, une métaphore qui instaure, de manière persuasive, le langage qui donnera forme à toute la tragédie et conférera un nouveau contenu à l’expérience de celui qui reçoit son discours (personnages, public classique, lecteur moderne) : l’expérience de l’homme qui, comme un aurige au moment de prendre le dernier virage avant la borne, se trouve seul, à la merci de ses forces et de ses aptitudes, au beau milieu d’un monde qui s’effondre. La parodos permet une approche profonde de la dynamique de la problématique tragique. L’exposition du conflit tragique représenté sur la scène dans l’ensemble de la pièce deviendra définitivement clair lorsque le chœur des femmes de Chalcis fera son entrée et explicitera, par son chant, une idée centrale, qui établira un cadre conceptuel au sein duquel se déroulera le conflit tragique de la pièce. En 1920, Norwood (qui, à de nombreux égards, a renouvelé la vision de la tragédie euripidienne) affirme (en se référant à Iphigénie à Aulis) que dans la pièce, le chœur n’est pas lié à l’action et qu’on ne trouve dans ses chants rien de plus profond que de gracieuses circonvolutions22. Il paraît impossible d’expédier de manière aussi superficielle une pièce qui, en plus d’avoir été écrite en même temps que Les Bacchantes (où le chœur reprend son ancien rôle – au moins en apparence – de personnage central), introduit des nouveautés stylistiques et strophiques dont la composition présente un intérêt spécifique. En outre, elle comporte l’ode chorale la plus longue de toutes celles que nous connaissons dans le théâtre d’Euripide. Par ailleurs, nous devons tenir compte du fait que plus de 22 % des 1629 vers de la tragédie23 – l’une des plus longues –, soit exactement 363 vers, sont déclamés par le chœur. Cela nous amène à la conclusion que sa présence représente plus qu’un pénible reliquat de la tradition dont le poète souhaiterait s’affranchir. C’est plus évident encore si l’on ajoute que le chœur est le personnage qui prononce le plus grand nombre de vers, suivi, de loin et dans l’ordre, par Agamemnon,

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Cf. Gilbert Norwood, Greek Tragedy, Boston, Methuen, 1920, p. 287. Le nombre de vers consignés correspond à celui des manuscrits dont nous disposons. La dernière partie de la pièce est très controversée mais nous ne souhaitons pas aborder ici les questions textuelles.

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Clytemnestre, puis Iphigénie24. Mais outre la statistique, qui montre déjà assez clairement l’importance que tient le chœur dans le contexte de la tragédie, il nous faut souligner que la présence de ce chœur sera plus remarquable encore à la lumière de la fonction qu’il acquiert à l’intérieur de la structure de la tragédie. Personne ne semble avoir relevé cela. C’est pour cette raison que Willem dit plus tard que ces chœurs sont comme de grandes fresques qui, entre deux scènes mouvementées, présentent les arrière-plans du sujet25. Bien qu’il existe suffisamment d’éléments à même de nous faire prêter plus d’attention à l’intentionnalité qui donne sens à ces innovations dans l’utilisation du chœur, la tonalité générale de la critique a été celle que nous avons relevée chez Norwood26. Le texte de cette parodos a suscité de très fortes controverses. Notre intention n’est pas de proposer une étude de ces problèmes textuels afin de leur apporter quelque solution, mais simplement d’appliquer au texte Avec respectivement 320, 294 et 223 vers prononcés. Nous avons également compté comme vers entiers les interventions des personnages prononçant un hémistiche. Par ailleurs, l’utilisation de l’antilabe ne change pas notablement le décompte des vers. 25 Cf. Albert Willem, Euripide. Iphigénie à Aulis, Dessain, Lieja, 1952, p. 54. 26 George Maximilian Antony Grube dans The Drama of Euripides, London, Methuen, 1941, p. 104, pense peu ou prou la même chose quand il affirme que les femmes du chœur ne prennent pas part à l’action même si elles se lamentent et sympathisent depuis leurs lieux propres. Il ajoute que leurs chants (qui évoquent la grandeur de l’expédition qui se prépare) sont importants pour le drame mais ressemblent à une puérilité distante du début à la fin. Plus radicale sera l’affirmation de Willem (Euripide. Iphigénie à Aulis, p. 53) qui dit qu’Euripide ne conserve le chœur que pour la forme et pour ne pas violer la tradition. À partir de la cinquième décennie du siècle passé, cette perspective inaugurée par Willem s’affirme. En tant que toile de fond ou comme expansion lyrique d’une action épisodique, on reconnaît que le chœur a quelque relation avec l’action, bien qu’évidemment assez sommairement esquissée. Denys John Conacher, Euripidean Drama : Myth, Theme and Structure, Toronto and London, Oxford University Press, 1967, dira (p. 257) que les chœurs, s’ils ne sont pas insignifiants ou simplement décoratifs, ne proposent qu’un accompagnement, une chance d’extension lyrique, de certains moments dans l’action. C’est cette même idée qui avait été développée par Jouan. Le progrès critique, au moins sur ce sujet, a été circulaire et après plus d’un siècle, est revenu à son point de départ. Ce résumé de positions critiques ne revêt que l’importance d’un indicateur. Néanmoins, un examen exhaustif de toute la bibliographie existante à propos des chœurs ne laisse pas attendre des résultats différents de ceux qui sont esquissés ici. L’on pourrait s’épargner différentes citations et des répétitions presque mécaniques des idées exposées ici pour éviter de rendre la lecture plus fastidieuse encore. Par ailleurs, nous avons laissé de côté tous les avis qui voient dans le chœur l’interprète du poète, ou ceux qui se fondent sur une étude historique, que ce soit celle du chœur dans sa relation avec l’origine de la tragédie ou, plus largement, avec la lyrique chorale, ses genres et ses écoles. 24

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une méthode d’analyse, avec pour objectif de justifier sa vraisemblance littéraire depuis un angle différent. C’est England qui, en 1891, a contesté pour la première fois l’appartenance euripidienne du catalogue de navires de la parodos, entre les vers 231 et 30227 ; sa récusation a été reprise par Page en 193428. L’argument le plus solide pour justifier cette position est lié à la structure strophique particulière du passage : une triade, longue et porteuse de sens en elle-même, suivie d’une vaine énumération de navires en de courtes lignes trochaïques, groupées en deux paires de strophe et antistrophe, suivies d’une longue épode. L’ensemble constitue l’ode chorale la plus longue de toute l’œuvre d’Euripide qui est parvenue jusqu’à nous et, d’après Page, la probabilité de voir une longue composition chorale peu avant 400 av. J.C. est mince. Néanmoins, la défense formulée par Kranz dans son œuvre fondamentale de 193329 a convaincu la plupart des éditeurs modernes que l’attribution à Euripide de ce passage ne faisait que peu de doute30. Page (1934) avait noté que le catalogue de navires constituait un bon contrepoint à la crainte qu’exprime Agamemnon quant aux réactions de l’armée dans le premier épisode. Nous pensons également que l’importance de cette ode ne se limite pas à ce contrepoint. La vision traditionnelle que nous avons de la parodos se réfère presque exclusivement à une perspective extérieure : les femmes de Chalcis qui, curieuses, s’approchent pour observer le camp des Grecs et décrivent ce qu’elles y voient. Nous pensons toutefois que leur chant va bien au-delà de la description d’une expérience visuelle vide de sens ou limitée à quelque référence anecdotique. L’élément qui nous permet de pénétrer plus solidement dans la structure de cette ode est le caractère plastique de la formulation de la description. Personne n’a jamais relevé le fait que les femmes ne décrivent pas le camp des Grecs à partir d’indications temporelles impliquant un avant et un après, mais uniquement à partir des différentes situations spatiales de personnages et de scènes. Comme nous l’avons dit Cf. Edwin Bourdieu England, The Iphigenia at Aulis of Euripides, London, Macmillan and Co, 1891. 28 Cf. Denys Lionel Page, Actors’ Interpolations in Greek Tragedy, studied with special reference to Euripides’ Iphigeneia en Aulis, Oxford, Clarendon Press, 1934. 29 Cf. Walter Kranz, Stasimon, Untersuchungen zu Form und Gehalt der griechischen Tragödie, Berlin, Georg Olms Verlag, 1933, p. 240. 30 Rita Ferrari « Osservazioni sulla parodo dell’Ifigenia in Aulide di Euripide (v. 231302) », Eikasmos I, 1990, p. 101-109, défend également l’authenticité du catalogue, même si elle le fait à travers une analyse stylistique et lexicale qui lui permet d’identifier les marques du style euripidien. 27

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plus haut, la représentation des mots du chœur pourrait donner lieu à une immense fresque picturale, immobile, dénuée d’avancées temporelles, mais en aucun cas à une dramatisation, une succession de faits dans un même espace physique. Le regard des femmes englobe tout le camp et décrit, depuis les hauteurs, ce que leurs yeux parviennent à voir, mais elles ne s’arrêtent jamais pour observer le déroulement d’une action. Dans le même sens, nous devons relever que l’une des caractéristiques de l’art grec (et fondamentalement de la sculpture) est d’avoir tenté de résoudre le problème de la représentation esthétique d’un fait historique, défini essentiellement par sa continuité temporelle, dans des arts qui n’ont pas la possibilité de représenter directement cette dimension temporelle. Cette tentative produit les œuvres prises dans ce que Lessing nomme leur « moment prégnant31 », moment où l’action qui s’étend dans le temps se résume à une situation immobile en elle-même mais chargée de mouvement : l’avant et l’après sont suggérés et concentrés dans la torsion particulière des éléments figuratifs32. Curieusement, cela semble être la technique utilisée par les femmes du chœur pour décrire le camp grec. Bien que le chant choral permette la narration d’événements successifs, on peut remarquer que ce n’est pas le chemin choisi par le chœur. Dans le même sens, on notera aussi la faible présence d’adverbes dans cette description et le fait qu’ils doivent toujours être compris dans leur sens spatial et non temporel : πέλας (au vers 243), ἑξῆς (vers 249), πέλας à nouveau ( vers 279) et, enfin, ἆσσον (vers 291). Le regard des femmes englobe tout le camp et décrit ponctuellement ce que leurs yeux parviennent à voir mais elles ne s’arrêtent jamais pour observer le déroulement d’une action ; elles décrivent toujours uniquement l’un des multiples tableaux qui peuvent la composer. Le cas le plus parlant est celui de la course entre Achille et Eumélos, dans la première épode : si le mouvement est suggéré dans chaque mot, nous ne savons toutefois rien des circonstances qui ont déclenché la course, ni de son résultat, en-dehors du moment crucial où le char tourne autour de la borne. Cette technique ekphrastique, fortement liée au registre pictural, domine toute l’ode et ne peut passer inaperçue. À la lumière de ce que l’on vient d’exposer, se pose également la question de la relation entre la première triade et le catalogue de navires qui suit. Cette relation n’a jamais fait l’objet d’aucune tentative 31 32

Cf. Lessing, Laocoonte (1766-1768). Cf. Arnold Hauser, Historia social de la literatura y del arte, Madrid, Guadarrama, 1976, tome I, p. 144.

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d’approfondissement. Lesky relève tout au plus que la description du camp naval et de ses chefs et héros abandonne la forme épique du catalogue pour le style propre de la forme lyrique33. Nous pensons toutefois que ce catalogue ne constitue pas seulement une référence incidente et extérieure au célèbre catalogue homérique34. Il existe au contraire un lien profond entre les deux instances (la première triade et la structure strophique postérieure), mais les différences métriques et strophiques, qui unissent séparément chacun des passages, établissent une divergence significative entre la triade initiale d’une part et, d’autre part, le catalogue de navires et de héros qui occupe les deux strophes suivantes, avec leur épode correspondante. Il faut noter que l’image d’Achille, faisant à pied et armé, une course contre Eumélos et son char, constituera le centre conceptuel du chant. Son traitement détaillé dans la première épode (il s’agit d’ailleurs de la seule scène traitée avec un tel luxe de détails) permet de conclure que la description représentera le point d’arrivée de l’exposition formulée dans la première triade. On a beaucoup insisté sur le fait que les femmes de Chalcis qui forment le chœur ne sont intimement liées à aucun des personnages35. Cependant, leur utilisation en lieu et place des guerriers grecs qui composaient le chœur dans les Iphigénie d’Eschyle et de Sophocle36 dénote une volonté de le rapprocher de la protagoniste. Par ailleurs, un chœur plus étroitement lié à Iphigénie, composé par exemple de compagnes ou d’esclaves, était virtuellement impossible à cause de l’entrée en scène tardive de la protagoniste37. Les structures de la strophe et de l’antistrophe dans la première triade sont significativement semblables tout en permettant d’identifier ce qui les différencie. Toutes deux sont commandées par un verbe à la première personne du singulier (ἔμολον – je suis venue , au v. 164 et ἤλυθον – je suis arrivée –, au v. 186) qui indiquent que la présence des femmes à proximité du camp grec constitue le point culminant d’un long processus d’approche. Ensuite, les femmes du chœur décrivent, au moyen des Cf. Albin Lesky, Historia de la literatura griega, Madrid, Gredos, 1967, p. 245. Cf. Homère, Ilíade, II, 484-785. 35 Cf. George Maximilian Anthony Grube, The Drama of Euripides, London, Methuen & co., 1941, p. 422 ; Carlos García Gual y Luis Cuenca y Prado, Eurípides. Tragedias, vol. III, Madrid, Alma Mater, 1979, p. 255. 36 Cf. Albert Willem, Euripide. Iphigénie à Aulis, Dessain, Lieja, 1952, p. 56. 37 Iphigénie entre seule en scène au vers 631, dans le deuxième épisode, et il ne serait pas possible qu’un groupe de femmes qui lui seraient liées soient présentes au préalable. 33 34

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participes à l’aoriste, les lieux qu’il leur a fallu quitter et ceux qu’elles ont dû traverser pour arriver à l’endroit où elles se trouvent maintenant et duquel elles peuvent voir l’agencement des navires (κέλσασα – après être arrivée au port –, au v. 167 et προλιποῦσα – après avoir abandonné –, au v. 168, dans la stophe ; et ὀρομένα – après m’être jetée –, au v. 186 et φοινίσσουσα – après m’être empourprée – au v. 187, dans l’antistrophe). Tandis que dans la strophe, la description est purement géographique (Me voici au rivage d’Aulis, sur sa grève sablonneuse, où m’a portée, à travers les courants de l’étroit Euripe, la barque partie de Chalcis) – sans aucun indice qui pourrait évoquer une référence au thème du conflit –, dans l’antistrophe, en revanche, nous trouvons une mention du lieu où se trouvent à ce moment les femmes : πολύθυτον δὲ δι’ ἄλσος Ἀρτέμιδος –le bois sacré où Artémis reçoit d’innombrables sacrifices. Cette mention établit un lien évident avec le thème esquissé dans le prologue, de la nécessité du sacrifice d’Iphigénie exigé par Artémis pour garantir le succès de l’expédition. Si dans la strophe, nous nous trouvons dans un espace lyrique éloigné de la situation que connaissent les personnages, le premier mot de l’antistrophe (πολύθυτον) nous plonge aussitôt au cœur du conflit dramatique. Après la présentation de l’arrivée des femmes et des lieux qu’elles ont traversés, nous est présenté l’objectif de ce voyage : pour voir, dira-t-on au vers 171 – ὡς ἐσιδοίμαν – et aux vers 190-191 – θέλουσ’ ... ἰδέσθαι. Ce parallélisme et cette insistance à utiliser des verbes relatifs à la vision38 ont amené certains critiques à écrire que le chant constituait simplement un catalogue de choses que les femmes pouvaient percevoir de leurs yeux39. Nous pensons à l’inverse que ce parallélisme est conçu pour souligner précisément le contraire. Dès lors que se manifestent les objets désirés de la vision, identiques dans les deux cas, la perspective bifurque : dans un cas vers l’examen des causes qui ont produit le rassemblement d’une si formidable armée, et dans l’autre, vers la description concrète des héros vus après leur arrivée. Alors que dans la strophe nous nous trouvons dans un espace lyrique, impersonnel et mythique, comprenant de rares références à la réalité présente de la situation, dans l’antistrophe, en revanche, nous sommes, dès le premier mot, en présence de la situation de l’armée grecque telle qu’elle aurait été présentée dans le prologue de l’œuvre. Et cela constitue une différence importante. Cf. les verbes ἐσιδοίμαν au vers 171 ; ἰδέσθαι au vers 191 ; κατεῖδον au vers 192 ; ἴδον au vers 209 ; ἰδόμαν au vers 218 ; εἰδόμαν au vers 254 ; κατειδόμαν au vers 274 ; ὁρᾶν au vers 275 ; εἰδόμαν au vers 295 et à nouveau εἰδόμαν au vers 299. 39 Cf. Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la Littérature Grecque, Paris, Albert Fontemoing, 1898, p. 364. 38

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On peut supposer que le vers 192 de l’antistrophe marque le début d’un catalogue ininterrompu, désordonné et insignifiant, de tous les héros, les navires et les peuples qui accompagnèrent les Atrides à la guerre. Ce catalogue ne s’arrête pas à la fin de la triade mais comprend aussi le catalogue de navires des deux strophes suivantes et leur épode correspondante. Toutefois, le simple fait que les quatorze vers finaux de l’antistrophe ne mentionnent pas moins de huit héros tandis que dans la totalité de l’épode, qui compte vingt-deux vers, le chœur se limite à la description d’Achille faisant la course avec Eumélos, constitue une différence porteuse de sens. Cela est étayé par le fait que les premières mentions sont gouvernées par un j’ai vu – κατεῖδον, au v. 192 –, tandis qu’un autre – ἴδον, au v. 211 – introduit la mention d’Achille, comme si celui-ci méritait une attention spécifique et différenciée. Par ailleurs, l’utilisation du préfixe κατ–, accolé au premier verbe, souligne le regard plongeant des femmes du chœur (elles regardent du haut vers le bas), tandis que le verbe dépourvu de préfixe qu’elles utilisent pour décrire leur vision de la course d’Achille et Eumélos souligne l’éblouissement particulier que suscite la vision de la scène. Le catalogue des héros qui commence avec le premier j’ai vu (d’en haut) est superficiel, rapide et cumulatif. Il dépeint à grands traits l’image d’une armée dans l’attente de passer à l’action. Les guerriers s’occupent et se divertissent en jouant aux dames ou en lançant le disque40. Néanmoins, la rapidité et l’imprécision de l’énumération nous empêchent de percevoir clairement à quel moment précisément les femmes les voient. Certains de ces héros sont même à peine nommés, comme s’ils ne méritaient pas une telle considération. Les lugubres échos, rapidement mentionnés au début de l’antistrophe, disparaissent dans une fresque plaisante et joyeuse, où les meilleurs hommes de l’armée grecque attendent patiemment le départ à la guerre. Toutes les notations indiquées sont marquées par de brèves références : il s’agit d’un regard depuis les hauteurs, qui ne s’arrête sur aucun point fixe41. Le changement de perspective intervient lorsque les femmes posent leurs yeux sur Achille : lui, elles ne se contentent pas de le voir de haut mais elles s’arrêtent en sus pour le contempler. L’épode constitue alors le point culminant d’un processus descriptif qui a pris des voies diverses. Les femmes arrivent avec une idée préconçue de l’armée, et de la guerre et de ses causes : c’est ce qu’elles Cf. v. 195-199. Cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968, p. 504. 40 41

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expriment dans la strophe. L’antistrophe implique une réitération de l’explication de l’arrivée et un premier pas dans l’évaluation de la situation concrète où se trouve l’armée. Ce n’est que dans l’épode que le chœur finit par mettre au point avec précision sa lunette descriptive et dessine une image qui ne signifie pas seulement un regard arrêté sur l’activité d’Achille mais deviendra un paradigme de la situation que traversent toute l’expédition et chacun des personnages de la tragédie. Ainsi, cette image prendra de l’importance dans la détermination du sens du conflit tragique de la pièce. Le thème de la course de chars appartient à une longue tradition dans la littérature grecque42. Il suffit de se rappeler les célèbres jeux en l’honneur de Patrocle du chant XXIII de L’Iliade et la recréation de Sophocle dans le discours du pédagogue qui raconte la fausse mort d’Oreste dans son Électre. Dans ces œuvres s’esquisse une symbolique qui sera recréée ici par Euripide. Le moment où le char tourne autour de la borne, moment où le conducteur doit montrer toute son habileté, est un cas paradigmatique de la condition humaine. La conduite à bride raccourcie pour les chevaux de gauche (qui doivent tourner au plus près de la borne) et à bride abattue pour les chevaux de droite (qui doivent courir en s’en éloignant) exige une grande habileté de la part de l’aurige et une excellente synchronisation, même si souvent cela ne suffit pas. Le danger apparaît dans toute son intensité et avec lui se fait aussi jour la précarité de l’existence humaine, symbolisée par l’échec, dans cette entreprise, de celui qui pourtant y excelle. Dans L’Iliade, l’intervention d’une divinité fait que, à l’instant critique où il doit faire le tour la borne, Eumélos, qui faisait la course en tête et était, selon l’opinion générale, le meilleur conducteur, voit son char détruit, sa fierté mise à bas dans la poussière et ses désirs de succès définitivement balayés. L’intervention de la divinité a mis à nu la limite de l’être humain : même s’il est le meilleur, au moment critique, la défaite et l’échec sont toujours possibles. Chez Sophocle, le pédagogue relate l’incident similaire qui arrive à Oreste – bien que dans ce cas la situation soit plus dramatique et le symbolisme, plus appuyé. Après plusieurs virages parfaitement exécutés, où Oreste a pu démontrer toute son habileté et l’excellence nécessaire pour mériter la gloire de la réussite, une faute, une erreur fatale dans le maniement des rênes provoque non seulement sa chute et son échec mais aussi sa mort. Ici, ce n’est pas la divinité qui est intervenue : c’est l’homme lui-même qui, au moment crucial où se joue son destin, 42

Cf. Carmen Victoria Verde Castro, « La “muerte” de Orestes en la Electra de Sófocles », Argos, VI, p. 45-83.

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commet l’erreur qui le plonge dans le malheur. Nous pensons que ces précédents littéraires ont joué un rôle dans l’imagination du poète, lorsqu’il a composé cette parodos. Dans Iphigénie à Aulis, Eumélos, celui-là même qui avait échoué dans L’Iliade, conduit le char qui se mesure à Achille. L’auteur semble utiliser son personnage comme paradigme de l’homme excellent qui, par la volonté des dieux, doit se confronter brutalement à la limite de sa condition. Mais ici nous ne le voyons pas échouer : on nous décrit seulement le moment crucial, la conjoncture décisive où se croisent les fils de son destin, où le char tourne autour de la borne. Nous ne savons pas si sa tentative sera couronnée de succès ni qui gagnera cette compétition singulière ; le sens du moment décisif qu’il traverse ne peut être brouillé pour les spectateurs. Pour comprendre la nouveauté que représente cette réinterprétation, il faut correctement évaluer les spécificités des circonstances dans lesquelles la scène décrite est exposée. Le fait qu’Achille43 soit l’un des compétiteurs et la singularité de cette course (Eumélos court en char contre un guerrier armé et à pied, et la confrontation a lieu sans juges ni public, et hors du schéma classique où ce déroule ce genre de jeux44) pointe certaines questions. La course où s’illustre Achille, lorsqu’il est surpris par les femmes de Chalcis, n’est qu’un maillon supplémentaire dans une longue chaîne d’efforts d’éducation pour atteindre l’excellence. Et ce qui permet d’atteindre cette excellence, c’est le travail qui produit fatigue et douleur. De toute façon, cette présentation des faits revêtira une importance paradigmatique, au-delà de la relation spécifique avec le personnage d’Achille. Cette valeur paradigmatique de la description d’Achille et de son éducation pourra s’apprécier en relation avec la course à laquelle il se trouve participer et ses valeurs symboliques. La description du chœur se limite au tableau de ce moment crucial où le destin de deux héros se décide dans le contexte hasardeux de la course. C’est le moment où se concentrent en un même plan temporel tous les efforts préalables, tous les désirs de gloire et les espérances futures. C’est le moment où tout est encore possible : depuis le succès mérité ou inattendu jusqu’à l’échec le plus retentissant, même de celui qui s’était le mieux préparé au triomphe. Achille et Eumélos, grandis à l’école de l’effort et de la douleur, se 43 44

Cf. les vers 208-209. Les jeux en l’honneur de Patrocle, dans le chant XXIII de L’Iliade ont un sens funéraire et les jeux panhelléniques auxquels participe Oreste selon le récit trompeur du pédagogue sont festifs.

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lancent dans la bataille pour la gloire45. La description du chœur se limite à cet instant crucial où tout est virtuel. Le triomphe et l’échec sont possibles, même si la douleur sera inévitable quelles que soient les circonstances. Nous pensons que ces valeurs métaphoriques de la description de la course sont claires, mais elles le seraient encore plus à la lumière de ce qui a été dit dans le prologue. Elles seront aussi beaucoup plus claires si on les contemple en lien avec l’ensemble de la tragédie et l’instance suivante de la parodos. La discussion entre Agamemnon et son serviteur nous avait mis en présence d’un conflit interne du roi, entre son désir de triomphe et son refus d’assumer le risque qui permettrait de l’assouvir. Par ailleurs, le moment que traverse Agamemnon ne lui laisse pas tellement de choix, puisque sa décision, quelle qu’elle soit, ne lui permettra pas d’échapper à la douleur propre à l’existence humaine. Si l’on analyse ce conflit en accord avec les valeurs qui se dégagent de la course entre Achille et Eumélos, nous nous retrouvons peu ou prou avec la même donne : ce qui était conceptuel et concret dans le prologue devient dans la parodos un déroulé d’images métaphoriques, paradigmatiques et universelles. Dans l’ensemble, et depuis différentes perspectives, le prologue et la parodos nous confrontent à la réalité d’une situation dans laquelle convergent des destins contraires et où l’on observe le moment prégnant où la soif de gloire et le risque d’échec et de souffrance se concentrent en un instant décisif, où chaque personnage devra donner une réponse. L’instant que traversent Achille et Eumélos est le même que celui que traverse Agamemnon et, si l’on se projette dans l’ensemble de la tragédie, celui que traversent aussi Ménélas, Clytemnestre et Iphigénie. Dans la parodos, le résultat de la course de chars ne nous est pas annoncé, tout comme, dans le prologue, l’attitude d’Agamemnon demeure indéfinie. À partir de cette situation de départ, chacun des personnages devra définir son comportement, ses inquiétudes, son destin, dans le cours de la tragédie. Dès lors, le corps de la tragédie est constitué par le déroulement d’un conflit unique, bien que centré sur différents personnages, qui a été exposé entre le prologue et la parodos. La vision traditionnelle de la tragédie comme une pièce en diptyque (la tragédie d’Agamemnon 45

Il est même possible de supposer que ces louanges de l’éducation d’Achille recèlent une approbation voilée du genre de vie militaire de Sparte, contre laquelle Athènes était en guerre. La lecture de la tragédie depuis une perspective politique offre de la matière pour une interprétation pro-spartiate ou pro-athénienne. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la voie que nous avons choisie pour notre analyse. Pour une bibliographie détaillée, voir Günther Zuntz, The Political Plays of Euripides, Manchester, Manchester University Press, 1955.

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d’abord, celle d’Iphigénie ensuite) est ainsi résolue : les tragédies d’Agamemnon et d’Iphigénie ne sont rien d’autre que deux réponses possibles au conflit entre gloire, risque et douleur, qui est exposé au début. Il est donc clair que l’attitude d’Achille et d’Eumélos, représentés au moment qui précède la grande décision où le destin de l’homme sera tranché, sert de paradigme significatif pour les deux strophes suivantes. Une fois la valeur de la description du moment prégnant que traverse l’armée expliquée à travers une image figée, le nouveau regard sur les héros et les vaisseaux attendant leur départ avec une impatience inquiète ne peut qu’impliquer une extension à toute l’armée du moment décisif représenté par Achille et Eumélos. Le regard des femmes du chœur sur la flotte grecque n’est pas une simple actualisation de ce qu’elles avaient pu entendre de la bouche de leurs maris. Il s’agit, fondamentalement, d’une interprétation de l’état de l’armée : elles soulignent le moment crucial où se concentrent les destins de tous les héros, s’entrecroisant avant la décision imminente qui impliquera une reconfiguration du tableau de la situation grecque. Dans ce gigantesque tableau de destins incertains, Agamemnon et Iphigénie sont les grands référents, même si pas un seul mot à leur propos n’est prononcé. La gloire ou la douleur de la Grèce vont se décider dans cette guerre, tout comme la gloire ou la douleur de chacun des héros qui y sera impliqué. Dans cette situation d’extrême tension, le comportement de chaque personnage décidera du destin qui les attend. Le chant du chœur nous prépare à comprendre ce qui est en jeu derrière chaque parole et chaque attitude des personnages. Nous avons tenté de montrer l’étroite unité de sens de la parodos en tant que composition soigneusement structurée, à l’instar de sa relation précise avec le prologue et le reste de la tragédie. Bien que nous ne nous soyons pas arrêté sur les questions de nature textuelle que différents critiques ont soulevées, nous pensons que l’analyse telle que nous la postulons permet à ceux qui défendent l’intégrité du texte une argumentation interne. Nous pensons néanmoins que l’essentiel de notre présentation réside précisément dans la détermination d’une problématique d’ensemble, formulée entre le prologue et la parodos, qui servira de fil conducteur pour l’interprétation de toute la tragédie. Nous pourrons lire la réponse de chaque personnage à partir de cette détermination. Ainsi, la description du chœur – qu’il s’agisse d’un tableau réellement existant ou simplement de l’imagination du poète – démontre une forte capacité de visualisation mentale pour élaborer un discours qui représente son objet avec des mots, détaillant les traits qui caractérisent

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son aspect et sa nature. La description peut aisément être corrélée avec la narrativité, de la même façon que la narration peut aussi recourir à des stratégies descriptives et les faire siennes. Le caractère aérien de la description du chœur, qui regarde depuis les hauteurs ce qui se passe dans le camp éloigné des spectateurs de la pièce, synthétise et assemble les différents espaces. La description introduit en son sein le dynamisme de la diégèse et augmente ainsi sa propre portée. Concernant la ligne narrative, la description du chœur interrompt la continuité de l’action et laisse la place à des passages esthétiques qui peuvent fonctionner comme une forme de ponctuation réglée du récit. Mais la description du chœur sert aussi à exprimer symboliquement la situation du camp grec avant les succès liés à la mort d’Iphigénie. En ce sens, l’ekphrasis se transforme en hypotypose (dans la mesure où elle décrit plastiquement la situation de l’armée grecque et des personnages de la tragédie et, à travers des traits sensoriels – la course de chars – exprime des caractères de nature abstraite – la tension de l’armée et les personnages face à leur destin incertain)46. La description et la narration se donnent donc la main et s’échangent, dans ces stratégies croisées de l’ekphrasis et de l’hypotypose, au milieu de notre pèlerinage aérien entre les textes et les images.

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Cf. Fernando Lázaro Carreter, Diccionario de términos filológicos, Madrid, Gredos, 1968, p. 223.

D eux chants aériens chez Euripide : l’un plus nostalgique (Iphigénie en Tauride, v. 1089-1151), l’autre plus allègre (Hélène, v. 1451-1511) Christine AMIECH Lycée Condorcet, Paris « Le chœur, personnage ordinaire jusqu’à l’anonymat dans le dramatique est, de tous les acteurs de la tragédie celui dont le langage est, quand il chante, le plus éclatant, le plus poétique... » G. Hoffmann, Sophocle, Œdipe-Roi, Paris, P.U.F., 1990, p. 44.

Une réflexion sur l’imagination aérienne chez Euripide invite à s’intéresser à ses chants choraux qui, depuis quelques années, suscitent un regain d’attention, grâce, notamment, aux travaux de Bruno Gentili ou de Claude Calame. Ces chœurs, y compris ceux d’Euripide, nous ont toujours paru au centre de la tragédie grecque et non à la marge, contrairement aux affirmations de Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie qui suit les analyses d’Aristote dans la Poétique1. Nous voudrions donc profiter de cet article pour nous attarder sur deux de ses chants, et tenter de comprendre, à travers eux, le succès extraordinaire qu’ont obtenu dans l’Antiquité les chants lyriques d’Euripide, même si la musique proprement dite nous échappe presque totalement. Les anecdotes antiques transmises surtout par Plutarque sont nombreuses à ce sujet et elles attestent que le succès de ces parties lyriques dépassait largement le cadre athénien2. La manière dont des prisonniers athéniens 1

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Nietzsche en effet, s’il considère bien le chœur comme « principe générateur » dans ses analyses sur la tragédie grecque, reproche à Euripide de l’avoir « annihilé » : « Armé du fouet de ses syllogismes, la dialectique optimiste chasse la musique de la tragédie » (Friedrich Nietzsche, Naissance de la tragédie, éd. Angèle Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche, 1994, 14, p. 116). Pour ce même reproche chez Aristote, cf. Poétique, 1456a. Cf. Plutarque, Vie de Nicias, 29 ou de Lysandre, 15 ou Athénée, IV, 175b qui cite des vers d’Axionichos, poète comique du IVe siècle av. J.-C., auteur d’un Phileuripides. Un

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ont été sauvés en interprétant en Sicile des chants d’Euripide est étonnante et fascinante. Pour notre part, nous souhaitons maintenant cerner tout particulièrement la poésie aérienne qui enveloppe deux chants contenus dans deux tragédies contemporaines, le deuxième stasimon d’Iphigénie en Tauride et le troisième et dernier chant d’Hélène, tous deux composés de deux couples de strophes, formant en tout une soixantaine de vers chacun. Frederick A. Paley qualifie le premier de « beautiful but very difficult ode in the glyconian metre » et le second de « highly poetical strain of the glyconian metre3 ». Situés tous deux après la scène de reconnaissance, un moment de tension dramatique particulièrement forte, ces chants constituent incontestablement une pause lyrique pendant laquelle le chœur emporte le spectateur sur les ailes de sa rêverie.

P lace de ces chants dans l’économie de la pièce Ces parties lyriques permettent, grâce à l’envol de l’imagination, un déplacement du lieu où se déroule l’action, l’Égypte ou la Tauride, vers un ailleurs, la vaste mer et la patrie tant aimée, la Grèce. Dans les deux pièces, le chœur est en effet constitué de quinze femmes grecques, amies d’Hélène qui a trouvé refuge auprès du roi Protée en Égypte, ou servantes d’Iphigénie, la prêtresse d’Artémis en Tauride. Ces femmes,

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témoignage épigraphique de Delphes, concernant un aulète célèbre de Samos, Satyros, daté du début du IIe siècle av. J.-C., semble corroborer ces témoignages littéraires. L’inscription delphique précise que le citharède a interprété des chants des Bacchantes d’Euripide (FD III 3 : 128, cf. « les pierres qui parlent.free.fr », site tenu par Claire Tuan). Les liens d’Euripide avec la nouvelle musique incarnée par Timothée de Milet sont également soulignés par la Vie de Satyros du IIIe ou IIe s. av. J.-C. (P.Oxy. IX, 1176, fr. 39, col. 22, p. 166-167). Cf. ad loc. Frederick Apthorp Paley, Euripides with an English commentary, tome II, pour Hélène, London, Whittaker, 1858 et tome III pour Iphigénie en Tauride, London, Whittaker, 1860. Cette prédominance du glyconien, dont le centre est choriambique, caractérise les chants de la fin de la carrière d’Euripide, qu’on situe avec W. Kranz après les Troyennes datées de manière sûre de 415 (Walter Kranz, Stasimon. Untersuchungen zu Form und Gehaltder griechischen Tragödie, Hildesheim, Weidmann, 1933). Or les deux pièces dont nous traitons sont postérieures : Hélène peut être datée avec assurance de 412, grâce à la parodie d’Aristophane dans les Thesmophories. Pour Iphigénie en Tauride, dans l’état de nos connaissances, la date est encore hypothétique. La fourchette 414-412 établie par Cropp-Fick sur des critères variés et sérieux nous paraît tout à fait plausible (Cf. Martin John Cropp & Gordon Fick, Resolutions and Chronology in Euripides, London, University of London, 1985). Cf. Poulheria Kiriakou, A Commentary on Euripides’ Iphigenia in Tauris, Berlin/New York, de Gruyter, 2006, p. 39-40.

DEUX CHANTS AÉRIENS CHEZ EURIPIDE

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dont le sort est semblable à celui de leurs maîtresses, connaissent donc, comme elles, les douleurs de l’exil et souhaitent ardemment rentrer en Grèce. Loin de porter un regard extérieur sur l’action, comme le font ceux d’Œdipe Roi ou d’Antigone de Sophocle, ces chœurs euripidéens sont plongés dans l’action, et suivent le sort de leurs maîtresses. Une fois assurées qu’Iphigénie et Hélène vont rentrer dans leur pays, les servantes chantent leur soulagement, teinté d’une plus grande tristesse pour celles qui se croient vouées à rester dans la sauvage contrée de Tauride, alors qu’Iphigénie et la statue cultuelle d’Artémis regagneront Athènes. Quant au chant d’Hélène, il s’apparente davantage à un propemptikon, chant propitiatoire qui doit accompagner le retour à Sparte d’Hélène et de son époux Ménélas. À la fin de la pièce, le sort des servantes d’Hélène n’est pas fixé, alors que celui des compagnes d’Iphigénie est nettement réglé, selon les prédictions d’Athéna (IT, v. 1467-1469) : elles doivent à leur tour regagner la Grèce. La tonalité plus mélancolique du stasimon d’Iphigénie en Tauride se fait sentir dès le début avec la comparaison que le chœur met en place : sa musique mélancolique, son « thrène » (v. 1095) s’apparente à l’élégie d’Alcyoné pleurant la mort en mer de son mari Céyx (v. 1091). La répétition de ποθοῦσα au début des deux kôla, v. 1096 et 1097, insiste sur ce regret poignant qui transperce le cœur de ces femmes exilées, à l’instar de leur maîtresse Iphigénie ; il en va de même de l’ouverture de l’antistrophe, avec l’invocation aux « larmes qui coulent abondamment sur leurs joues » quand elles rappellent leur asservissement, au moment de la défaite marquée par l’effondrement des murs de leur patrie, sans que nous ayons jamais plus de précision sur celle-ci. Cette nostalgie de la patrie perdue revient en force dans la dernière strophe, qui répond à celle qui chante le départ imminent d’Iphigénie de la Tauride. Le chœur la suit par l’esprit et se projette dans son sillage. En revanche, dans le stasimon d’Hélène, les femmes n’évoquent jamais leur propre situation. Seuls les préoccupent le sort et la réputation de leur maîtresse Hélène. Le chant s’ouvre ainsi par un appel vigoureux à la nef phénicienne qui doit reconduire à Sparte les célèbres époux, puis les femmes du chœur s’assimilent à un vol de grues migratrices, pour terminer par une invocation aux Dioscures, les frères d’Hélène, protecteurs des marins. Malgré une différence de tonalité générale, les deux chants se rejoignent par leurs qualités poétiques intrinsèques : un premier dépaysement est permis par les allusions mythiques qui ouvrent la voie à l’imagination du spectateur et créent un climat propice à l’évasion. Mais c’est la poésie de la mer – du départ vers un ailleurs qu’on espère

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meilleur –, et surtout le vol des oiseaux dans le ciel, qui emportent véritablement le spectateur dans un voyage imaginaire. D e brèves allusions mythiques qui favorisent l’envol vers un ailleurs Les allusions mythiques – ce que Racine nomme les « ornements de la fable4 » – contribuent fortement à la poésie des chants d’Euripide, comme à celle de tous les poètes lyriques. Nous pensons particulièrement à Pindare. Elles s’adressent en effet à l’imagination du public qui, selon ses connaissances, les complète à son gré. Ainsi, dans la première strophe du chant d’Hélène, Euripide utilise un procédé efficace d’animation des forces de la Nature. Il fait parler une des Néréides (Πόντου θυγάτηρ), Galénée, symbolisant la Bonace, c’est-à-dire le temps favorable à la navigation5. La clausule de cette strophe définit Argos et son port Nauplie comme « les rivages aux bons ports / des maisons de Persée6 ». Dans la deuxième strophe, le chœur exprime sa nostalgie de Sparte, en évoquant le retour d’Hélène qui va retrouver les fêtes religieuses de sa cité et ses chœurs, comme les Hyacinthies en l’honneur du jeune amant, l’éroumène d’Apollon, Hyacinthe, tué malencontreusement lors du lancer du disque et transformé en fleur par le dieu7. Mais cette histoire n’occupe ici que quelques kôla (v. 1469-1473). Le temple d’Athéna est mentionné sans que son épithète « Chalkioikos » soit précisée, comme c’est le cas dans la parodos aux v. 228 et 246-247. Les Leucippides, les épouses des Dioscures, filles du frère de Tyndare, l’époux humain de Léda, sont aussi nommées sans que le poète juge bon de préciser leurs noms ou leurs mésaventures8. À la fin du chant, qui est une invocation aux Tyndarides Castor et Pollux, le poète accumule les motifs traditionnels, comme la querelle de l’Ida (v. 1499), Troie, cité de Dardanos (v. 1493) et ses remparts érigés par Phœbus Apollon, notation du dernier vers. À la fin de cette dernière strophe, est mentionné ce qui fait spécifiquement l’objet de la pièce, la « mauvaise réputation » (δύσκλεια, v. 1506) d’Hélène dont elle est désormais lavée car seul son

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Dans la préface de Phèdre, Racine se targue ainsi d’avoir conservé « les ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ». Hésiode cite cette Néréide dans la Théogonie, v. 244. Pour le lien entre Argos / Mycènes et son fondateur Persée, cf. Pausanias II, 15, 4 ou 16, 3. L’histoire est amplement narrée par Ovide, Métamorphoses, X, 169-219. Sur les Leucippides, Phœbè et Ilaïre, cf. Pausanias, III, 16, 1 qui renvoie lui-même aux Chants Cypriens.

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« fantôme » est allé à Troie. Ce motif emprunté par Euripide au poète lyrique d’Himère, Stésichore, représente l’argument central de la pièce9. Le chant d’Iphigénie en Tauride insère deux dieux avec leurs instruments de musique respectifs : avec sa syrinx, le dieu montagnard Pan stimule les rameurs, lors du retour d’Oreste et d’Iphigénie ; le devin Phoibos, qui joue un rôle central dans leurs destins, les remmène à Athènes au son de sa lyre à sept cordes, instrument plus noble (κέλαδον ἑπτατόνου λύρας). Mais la divinité la plus présente est Artémis Lochia, la déesse qui préside aux accouchements (v. 1097), à laquelle est consacrée la deuxième moitié de la première strophe (v. 1098-1105). Il est remarquable que les femmes du chœur distinguent nettement dans leur esprit l’Artémis Taurique, dite ἐλαφοκτόνος10, au v. 1113 de l’antistrophe, déesse sanglante « qui tue des biches » et réclame des sacrifices humains, et l’Artémis grecque née à Délos. À cette dernière, le chœur réserve un kôlon pour chaque haut lieu délien lié à son culte : d’abord le mont Cynthe – Κύνθιον ὄχθον11 –, puis le célèbre palmier à l’abondante chevelure12 où Léto s’est appuyée pour accoucher, le laurier « qui pousse bien » – εὐερνέα –, et l’olivier sacré à la couleur gris vert (γλαυκᾶς). La dernière touche concerne les eaux tourbillonnantes du lac13. Ce tableau délien se termine par une référence au cygne mélodieux – κύκνος μελῳδός – « qui honore les Muses », hommage indirect à Apollon, le frère délien protecteur des arts, et par conséquent du poète Euripide14. Μούσας θεραπεύει paraît la clausule appropriée de la strophe ; c’est ainsi que les manuscrits L et P l’isolent avec pour responsio θνατοῖς βαρὺς αἰών qui forme aussi une unité syntaxique. La dernière partie de la première strophe (v. 1101-1104) Pour cette source essentielle, cf. Christine Amiech, Euripide. Hélène, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 18-20. 10 Cette épiclèse ne se trouve que dans ce chant d’Euripide. 11 Cf. le même syntagme dans l’Hymne homérique à Apollon, v. 17. 12 L’adjectif ἁβροκόμης n’a que deux attestations chez Euripide : celle-ci et Ion, v. 920 dans le même contexte délien. 13 L’adjectif εἱλίσσουσαν est un terme cher à Euripide, ce qui explique qu’Aristophane l’ait choisi pour cible dans Grenouilles, v. 1314 où il montre, à partir de ce verbe précisément, l’usage abusif que, selon lui, Euripide fait des vocalises propres à la « nouvelle musique ». Pour le lac « circulaire » de Délos, cf. Eschyle, Euménides, v. 9 et Hérodote, II, 170 (« aussi grand que le lac de Délos qu’on appelle τροχοειδής »). Ce terme d’Hérodote est repris par Callimaque, Hymne à Délos, v. 261 (τροχόεσσα...λίμνη). Il ne faut cependant pas oublier que κύκλιον est une correction assez récente de Seidler, – correction très plausible sur le plan paléographique – ; les manuscrits portent, eux, κύκνειον, qui peut aussi bien être développé par la relative qui suit, avec une reprise insistante, sémantique et sonore du nom κύκνος, l’animal d’Apollon et des poètes, l’oiseau-chanteur. 14 Callimaque s’en souviendra dans l’Hymne à Délos, v. 249-252. 9

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contient une abondance de liquides aux sonorités légères : γλαυκᾶς θαλλὸν ἱερὸν ἐλαίας / Λατοῦς ὠδῖνα φίλαν / λίμναν θ̓ εἱλίσσουσαν ὕδωρ κύκλιον. L’entremêlement des sonorités, les échos sonores se voient et s’entendent et κύκλιον trouve aussi un écho dans le κύκνος du kôlon suivant. Ces mots et ces sons sont aptes à mimer la beauté du culte délien. Sans aucun doute une musique aérienne devait accompagner ces paroles « ailées », pour célébrer au mieux ce lieu délien, consacré à Artémis et Apollon, les enfants de Léda qui occupent le centre de l’intrigue.

L a poésie maritime qui élargit l’horizon et préfigure l’heureux dénouement Ce n’est qu’au début de la troisième strophe du stasimon d’Iphigénie en Tauride que le chœur s’adresse directement à Iphigénie et s’intéresse à son prochain voyage maritime. La clausule ithyphallique de cette strophe, formée de trois trochées – ναὸς ὠκυπόμπου – insiste sur la vitesse du navire qui transporte les héros, grâce à un adjectif composé déjà employé par Bacchylide15. L’adjectif ῥόθιος qui semble de formation onomatopéique, aimé des poètes, et particulièrement d’Euripide dans les parties lyriques16, qualifie le bruit que font les rames en frappant l’eau au v. 1133, avant que les vers 1134-1135, malgré le recours à un vocabulaire plus technique, n’entraînent irrésistiblement l’auditeur dans le mouvement du bateau sur les vagues, qui se prêtait sans aucun doute à des effets musicaux mimétiques. Il est fort probable que ἱστία, le nom le plus courant pour désigner les « voiles », soit une glose insérée17, car la « voile » est ici désignée par πόδα18, nom qui peut aussi, par la même métaphore, renvoyer aux rames ou au gouvernail, bref à tout ce qui fait avancer le navire, comme le fait le pied de l’être humain19. Le mouvement est plus entraînant encore dans le chant d’Hélène que nous étudions : la rame de la nef sidonienne20, qualifiée de ταχεῖα, ouvre d’emblée le chant, et les invocations (ῥοθίοισι μήτηρ / εἰρεσία φίλα / χοραγὲ τῶν καλλιχόρων / δελφίνων) se multiplient sans jamais trouver, Cf. Bacchylide, Dithyrambe, 3, 90. Euripide reprend cet adjectif composé, rare en partie parlée, au v. 1427, ce qui unifie les deux modes de communication. 16 Cf. ne serait-ce que l’autre stasimon que nous étudions : Hélène, v. 1452, 1503. 17 Cf. Henri Grégoire, Euripide. Iphigénie en Tauride, Paris, Les Belles Lettres, 1925, note 2, p. 156. 18 Cf. Anatole Bailly, Dictionnaire Grec-Français, s. v. πούς, ΙΙ, 5 : « bouline, cordage pour manœuvrer les voiles », d’où, par synecdoque, la voile elle-même. 19 Cf. Tjitte H. Janssen, Timothée, Persae, Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1984, p. 71-73. 20 On sait que les Phéniciens étaient un peuple de marins particulièrement habiles. 15

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dans la strophe, un verbe qui en ralentirait l’envolée lyrique21. Dans les Grenouilles (v. 1309 sqq), Aristophane a précisément parodié ces accumulations de vocatifs qui restent en suspens, lui qui sait si bien repérer les audaces d’Euripide et s’en moquer22. Par une métaphore très poétique, renforcée par un polyptote, le bateau est ainsi transformé en « chorège des dauphins », qui eux-mêmes forment de « beaux chœurs ». Ces animaux élégants sont censés aimer particulièrement la musique et la poésie, puisqu’ils ont sauvé Arion, un ancien poète lyrique23. La poésie maritime est de nouveau sollicitée dans la dernière strophe, où le chœur invoque les Dioscures, les fils de Tyndare, leur demandant de protéger le voyage de leur sœur Hélène et de son époux. De toute évidence, le « clapotis des vagues », les « souffles du vent marin » (désignés par αὔραις en écho à la fin de deux kôla très proches, v. 1455 et 1459, εὐαεῖς ἀνέμων...πνοάς, v. 1504-1505, αὔραις...ἐναλίαις face à εἰλατίνας πλάτας, v. 1460-1461, γλαυκὸν ἐπ̓ οἶδμ̓ ἅλιον, v. 1501) qui l’accompagnaient dans la grotte de Salamine où il se réfugiait pour composer inspirent Euripide et sa musique, celle des mots et celle des sons. Mais dans ces deux odes, la poésie maritime, d’une musicalité fluide, est surpassée par celle des oiseaux que leur proximité avec le ciel, leur rapidité ailée, leur chant rapprochent de la poésie aérienne que recherche incontestablement Euripide. C’est la métaphore de l’aile qui permet aux deux espaces, la mer et le ciel, de se rejoindre. Les voiles des navires se déploient en effet dans l’air comme des ailes : au vers 1135 d’Iphigénie en Tauride – ἐκπετάσουσι πόδα – fait écho le vers 1459 d’Hélène avec une tmèse homérique – κατὰ μὲν ἱστία πετάσατε. Ces deux séquences présentent une succession de brèves pour mimer le mouvement du bateau qui file grâce au vent favorable soufflant dans ses voiles, ce qui le fait avancer plus vite. Ce verbe πετάννυμι – déployer, ouvrir largement – Cf. Électre où Euripide, dans le premier stasimon, recourt à la même structure grammaticale (v. 431-441). 22 Cf. par exemple, John Herington, Poetry into Drama, Early Tragedy and the Greek Poetic tradition, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, Sather Classical Lectures 49, 1985, p. 105 : « Aristophanes, whatever may now be thought of the literary quality of his poetry, is demonstrably a connoisseur and a master of the entire range of Greek metrics and music up to his time ». 23 Cf. Hérodote, I, 23-24 et surtout dans une autre pièce d’Euripide contemporaine de celles que nous étudions, Électre, v. 432-437 où l’on trouve « les danses qu’exécutent les navires sur les flots en compagnie des Néréides », « le dauphin ami de la flûte » qui « tourbillonne autour des navires ». Ces « illustres navires » allant à Troie sont encore un vocatif isolé, simplement complété par une relative. Ces vers sont d’ailleurs parodiés par Aristophane, dans le même passage des Grenouilles, v. 1317-1318. 21

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fait un écho sonore à πέτομαι qui signifie « voler » au moyen d’ailes – πτερόν ou πτέρυξ – ces trois termes étant formés sur la même racine indo-européenne *pet-/pt24.

L e point culminant de la poésie de ces deux chants : la poésie aérienne des oiseaux Cette poésie des oiseaux a été exploitée, après les poètes lyriques Alcman ou Alcée25, par Aristophane dans sa pièce intitulée les Oiseaux qui date de 415-414, c’est-à-dire des années où les deux pièces qui nous occupent ont été représentées26. Le « cygne mélodieux » est omniprésent dans ces deux chants d’Euripide et le poète mérite bien l’hommage miironique, mi-sérieux que Platon rend dans Ion à l’ensemble de la corporation : « chose légère, ailée et sacrée », les deux derniers adjectifs étant mis en valeur par une hyperbate27. Beaucoup plus près de nous, Philippe Jaccottet proclame qu’il va adopter « un jour un langage plus vif et plus chantant pour s’élever dans l’air comme l’alouette ». Et quelques lignes plus avant, il affirme que l’air « nous change en oiseaux légers28 ». Cette thématique du poète léger, ailé comme l’oiseau, est apparemment aussi vieille que la poésie. Dans Hélène comme dans Iphigénie en Tauride, l’assimilation totale du chœur à des oiseaux en contact avec l’air contribue en effet fortement à la légèreté aérienne des deux chants. Dans Hélène, l’écho entre les v. 1479 et 1496, à l’ouverture de la strophe et de l’antistrophe correspondante, dénote une véritable ascension de l’air jusqu’à sa couche supérieure, la partie la plus pure, l’éther29. Si, selon Pierre Chantraine, l’étymologie refuse tout lien entre πέτομαι et πετάννυμι, l’écho sonore n’en est pas moins frappant (cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968). 25 Pour Alcman, cf. frag. 39-40 (Denis Page, Poetae Melici Graeci, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1962) ou 91-140 (Claude Calame, Alcman, Roma, Edizioni dell’ Ateneo, 1983) où le poète affirme connaître et savoir imiter tous les chants des oiseaux, et en particulier celui des perdrix. Pour Alcée, cf. la gracieuse traduction que Marguerite Yourcenar donne d’une fraîche scène de printemps, à partir du Papyrus Oxyrhynchus 1788, in La Couronne et la Lyre, Paris, Gallimard, 1979, p. 72. 26 Cf. supra p. 2 et la note 3. 27 Cf. Platon, Ion 534b. 28 Cf. Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2009, p. 51. 29 Sur l’emploi spécifique de ce terme chez Euripide, cf. Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, Louvain/Namur, Collection d’Études Classiques 16, 2001, p. 45-57. James Diggle en avalisant la correction de J. H. H. Schmidt au v. 1478 (αἰθέρος pro ἀέρος) perd sans raison valable cette gradation présente dans les 24

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Des optatifs de souhait, mode propre au grec, scandent ces chants et s’appliquent à des vœux totalement irréalisables (cf. Iphigénie en Tauride, v. 1137, 1142 et 1143, et surtout le γενοίμεθα d’Hélène au v. 1478). Ce sont de purs énoncés sans lien avec le réel, qui cependant disent la puissance du langage, capable d’évoquer ce qui n’est pas et ne saurait être, si ce n’est en imagination. Dans Hélène, l’assimilation des jeunes femmes aux « oiseaux libyens migrateurs30 » est complète, comme l’est celle d’Antigone à une nuée dans la teichoscopie des Phéniciennes31. Ce ballet des oiseaux dans le ciel correspond à la danse du chœur et leur élan commun est rendu par la belle expression du v. 1488 : σύννομοι νεφέων δρόμου – « qui partagent la course des nuées ». Ces grues sont désignées dans la deuxième partie de la strophe b par l’adjectif composé descriptif δολιχαύχενες (« au long cou »). Ce phénomène de migration des grues est déjà noté par Homère, dans des comparaisons très poétiques, au chant II, v. 460 et au tout début du chant III de l’Iliade32. Dans les Oiseaux, Aristophane y fait aussi allusion, utilisant, comme Homère, le nom précis de γέρανος33 qu’Euripide choisit de ne nommer qu’à travers des périphrases poétiques (« oiseaux libyens » ou « oiseaux aux longs cols ») qui sollicitent l’imagination de l’auditeur, en faisant appel à ses souvenirs littéraires, voire à ce qui scande sa vie de paysan. Le cri de ces oiseaux est assimilé à la musique de la syrinx, pipeau de Pan ou des bergers (IT, v. 1125), dont le son aigu correspond au verbe de formation onomatopéique d’Aristophane : κρώζουσα – peu flatteur à l’oreille. Ces oiseaux migrateurs suivent une course bien précise, balisée par les astres qui élargissent encore l’horizon poétique : ils passent « au milieu des Pléiades » et « sous le nocturne Orion » (v. 1489-1490), et, dans l’antistrophe, un kôlon (v. 1498) reprend le thème de la poésie cosmique car les Dioscures habitent le ciel, « sous le vif mouvement des astres ».

manuscrits (cf. James Diggle, Euripidis Fabulae, III, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1994). 30 L’adjectif στολάδες, formé sur στέλλω, semble mieux convenir dans cette séquence que στοχάδες – en file – pour la musique du texte à cause de la liquide à l’intérieur du mot et pour le sens renvoyant à l’oiseau migrateur, sûr de son instinct pour retrouver sa route. Sur ce point de la tradition manuscrite, cf. notre apparat critique in Hélène, P.U.R., 2011. 31 Cf. v. 163-167 et notre commentaire Christine Amiech, Euripide. Les Phéniciennes, Paris, L’Harmattan, 2004. 32 Au chant XV, le v. 692 est une reprise de II, v. 460. L’homérique δουλιχοδείρων a la même formation que le δολιχαύχενες d’Euripide. 33 Cf. Oiseaux, v. 710 : σπείρειν μέν, ὅταν γέρανος κρώζουσ’ εἰς τὴν Λιβύην μεταχώρῃ (« Il est temps de semer, quand la grue, en hurlant, passe en Libye »).

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L’invocation à l’oiseau qui ouvre le stasimon d’Iphigénie en Tauride entretient, elle, une liaison encore plus étroite avec la poésie lyrique, puisqu’elle provient directement d’Alcman, le poète spartiate du VIIe av. J.-C. Vu l’importance de cette source, nous tenons à citer les quatre vers du poète lyrique : οὔ μ᾽ ἔτι, παρσενικαὶ μελιγάρυες ἱαρόφωνοι, γυῖα φέρην δύναται. βάλε δὴ βάλε κηρύλος εἴην ὅς τ᾽ ἐπὶ κύματος ἄνθος ἅμ̓ ἀλκυόνεσσι πότηται νηλεὲς ἦτορ ἔχων ἁλιπόρφυρος ἱαρὸς ὄρνις34.

Les deux poètes recourent à l’image de l’alcyon, sorte de martin-pêcheur, d’origine fabuleuse. Comme Procné a été transformée en rossignol à la suite de la mort de son fils Itys35, de même Alcyoné a été transformée en oiseau sur le bord de la mer où elle appelait son époux Céyx, mort noyé, ce que rappelle longuement Ovide36 et que se contente de suggérer le v. 1093 de notre ode. Euripide emprunte particulièrement à Alcman le souhait de devenir céryle, le mâle qui, trop âgé pour voler, se laisse porter sur les flots par l’alcyon, la femelle. Cette image de l’alcyon, comme celle des grues migratrices, trouve sa source dans Homère où l’oiseau accablé de douleur reçoit précisément l’épithète élégiaque de πολυπενθής37. Dans ce contexte, il semble bien que le terme homérique οἶτος, précisément employé au v. 1091 de ce chant, même s’il n’a pas dautres occurrences chez Euripide, soit la lectio difficilior et la correction de Barnes en οἰκτρός, une banalisation inutile du texte euripidéen. Aristophane nous semble aussi penser particulièrement à ce chant d’Iphigénie en Tauride quand, dans les Grenouilles (v. 1309), il fait commencer sa critique des parties lyriques d’Euripide par ̓Αλκυόνες suivi d’une relative, même si le personnage Frag. 26 Page, p. 41 (Poetae Melici Graeci) ou frag. 90 (Calame, Roma, 1983, avec une traduction du fragment et son commentaire, p. 472-480) : « Moi non plus, jeunes femmes au chant de miel, / Mes membres ne peuvent plus me porter. Ah! Si j’étais un céryle / Qui vole avec les alcyons sur la fleur de l’onde / Oiseau sacré au cœur tranquille, de la couleur pourpre de la mer ! ». Cette citation provient d’Antigone de Caryste qui explique qu’un céryle est le mâle de l’alcyon. J’en propose ma propre traduction. Pour la traduction de ce fragment, cf. Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre, op. cit., p. 63. Un écho à ce poème d’Alcman se trouve aussi dans Aristophane, Oiseaux, v. 250-251, ce qui atteste sa grande renommée au Ve siècle av. J.-C. 35 Cf. les nombreuses références à ce mythe chez Euripide Hélène, v. 1107-1112 et la note à ce vers dans notre édition commentée, P.U.R., 2011, la monodie d’Antigone, Phéniciennes, v. 1515 ou la parodos du Phaéton commentée par Shirley Ann Barlow, Imagery in Euripides, London, Methuen, 1971, p. 24. 36 Ovide, Métamorphoses, XI, v. 410-748. 37 Homère, Iliade, IX, v. 563. 34

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d’Eschyle se livre à ce moment à un montage de citations dont la visée parodique est évidente 38. Le nom même de l’alcyon avec son attaque en liquide « al- », qui retombe doucement, est poétique. Cette invocation a d’ailleurs marqué les poètes au point qu’elle a été reprise par André Chénier dans sa célèbre bucolique : « Pleurez doux alcyons, ô vous oiseaux sacrés / Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez ! ». La référence virgilienne – « Dilectae Thetidi alcyones39 » – n’exclut en rien la référence précise au chant d’Euripide que nous étudions. Au contraire, le double chiasme, la diérèse insistante sur « alcyons » contribuent à la tonalité élégiaque de l’ensemble, qui paraît beaucoup plus proche de la poésie euripidéenne que du passage plus didactique de Virgile, concernant les saisons où il convient de semer. Pourtant, au début du stasimon, l’élan vers le ciel est rompu par la comparaison que les femmes opèrent entre elles (ἐγώ) et des oiseaux étranges, puisque dépourvus d’ailes (ἄπτερος)40. Il faut attendre la dernière strophe pour que le rêve d’un ailleurs reprenne ses droits. Trois optatifs potentiels (v. 1137, 1142 et 1143) permettent aux femmes de regagner leur patrie pour participer aux chœurs rituels, ne serait-ce qu’en pensée, sur les ailes de l’imagination. Ces chœurs rituels, où jeunes garçons et jeunes filles chantaient en esquissant des pas de danse en l’honneur de telle ou telle divinité, sont l’horizon de ces chœurs tragiques, ce qui les ancre profondément dans la vie quotidienne des spectateurs. Tant Hélène qui est projetée à Sparte dans la première antistrophe que les compagnes d’Iphigénie dans la dernière antistrophe rêvent de participer aux chœurs de leur patrie (Hél., v. 1468 ou IT, v. 1143). La fin du stasimon d’Iphigénie est ainsi portée par un élan rythmique qui court sur neuf vers mimant la joie de tourbillonner, de rivaliser de grâce, avec les cheveux et les voiles des jeunes danseuses qui se soulèvent, comme le font les voiles des bateaux, gonflées par le vent.

Cf. les notes à ces vers dans Pierre Judet de La Combe, Les Grenouilles, Paris, Les Belles Lettres, 2012, qui renvoie lui-même à l’article de Annie Bélis, la spécialiste en musicologie antique, « Aristophane, Grenouilles 1249-1364, Eschyle et Euripide, Μελοποιοί », R.E.G., n° 104, 1991, p. 31-51. Il apparaît clairement que ce passage est fait de références plus ou moins exactes aux chants de diverses tragédies comme Électre, Oreste, ou Hypsipyle, toutes pièces contemporaines d’Iphigénie en Tauride. 39 Virgile, Géorgiques, I, v. 399. 40 Cet adjectif qualifie par exemple les Érinyes, des êtres repoussants, contre nature, au début des Euménides (v. 51). 38

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Ces deux chants nous semblent donc être un exemple caractéristique de la poésie lyrique – ou mieux mélique – d’Euripide. De nombreuses odes de ce poète, accompagnées d’une musique expressive, imitative, font ainsi appel à un nombre restreint de mots évocateurs (ῥόθιος, αὔρα, ἐνάλιος, εἰλάτινος, κώπη, πλάτη, οἶδμα...) se rapportant aux bateaux qui filent sur la mer, avec le bruit régulier des vagues, aux ailes et aux cris, souvent plaintifs, des oiseaux. Il n’est en rien étonnant que ces chants, sans être pour autant des intermèdes – des embolima – comme ceux d’Agathon, d’après le témoignage de la Poétique41, aient eu dans l’Antiquité une certaine autonomie, et qu’ils aient pu connaître le succès, en marge des représentations dramatiques elles-mêmes. Cela n’empêche aucunement que cette symbolique aérienne soit en accord étroit avec l’aspiration des personnages du drame, Hélène comme Iphigénie : fuir loin de l’Égypte ou de la Tauride où elles se sentent emprisonnées. C’est leur libération que conte l’ensemble de ces deux pièces. Mais, une fois l’intrigue résolue, le spectateur peut se laisser emporter quelques instants dans un ailleurs, loin du lieu de l’action, sur la mer infinie ou dans le ciel, plus proche des divinités. Dans l’orchestra, le chœur communique plus directement que les acteurs, avec les spectateurs ; il partage avec eux un moment de poésie pure, d’élan plus ou moins teinté de mélancolie, une recherche de ce que Baudelaire appellera l’Élévation et qui doit être la fin de toute poésie. Il s’agit de s’évader, sur les ailes des bateaux et des oiseaux, « anywhere out of the world », loin de la terre ferme. La musique, la danse, la poésie de chœurs comme ceux-ci y contribuent fortement. Martin Heidegger, dans L’Être et le Temps42, propose cette définition du discours poétique qui correspond à ce que nous avons cherché à cerner dans ces deux stasima : « Dans le langage, l’être à ... et le sentiment de la situation s’annoncent par le ton du discours, sa modulation, son allure, par la “manière de parler”. La communication des possibilités existentiales du sentiment de la situation, c’est-à-dire la révélation de l’existence, peut former la fin propre du discours “poétique” ». Et il n’est plus besoin de savoir si ce sont les mots ou les sons qui sont premiers. C’est l’accord intime du son et du sens qui touche celui qui les reçoit.

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Aristote, Poétique, 1456a. Cf. traduction française : Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964, p. 201.

L ’imagination aérienne d’Euripide vue par Aristophane Ghislaine JAY-ROBERT Université de Perpignan-Via Domitia On connaît l’importance de la présence d’Euripide dans les comédies d’Aristophane : le nom de l’auteur tragique y est attesté à 52 reprises1, il est lui-même mis en scène dans trois pièces (Acharniens, Thesmophories et Grenouilles) sur les onze conservées et il tient l’un des rôles principaux dans deux d’entre elles (Thesmophories et Grenouilles)2. On sait par ailleurs que, parmi les pièces perdues, le Proagôn, datant de 422, représentait un « Avant-Concours » grotesque dans lequel Aristophane devait critiquer l’art et les idées d’Euripide3, « peut-être à travers une confrontation parodique du poète et de ses rivaux4 » ; les Phéniciennes, quant à elles, parodiaient la pièce du même nom écrite par Euripide en 410 ou en 409 av. J.-C.5. On sait également que l’attitude d’Aristophane vis-à-vis du poète tragique est beaucoup plus complexe qu’il ne veut bien le faire croire et que le ridicule dont il le couvre doit être lu à plusieurs niveaux. Cratinos, déjà, avait forgé l’adjectif εὐριπιδαριστοφανίζων6 pour traduire 1 2

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Voir Otis Johnson Todd, Index Aristophaneus, Hildesheim, Georg Olms, 1962. Dans les Thesmophories, c’est en effet Euripide qui est à l’origine de l’intrigue en envoyant parmi les femmes célébrant la fête de Déméter un homme qui lui est dévoué pour plaider sa cause ; dans les Grenouilles, c’est pour ramener sur terre le poète tragique que Dionysos descend aux Enfers. Voir Scholie Guêpes, 61 c (= Test. IV). Jean-Claude Carrière, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », in Le théâtre grec antique : la comédie, Cahiers de la villa « Kérylos », n° 10, Paris, 2000, p. 228. Voir aussi Rudolf Kassel et Colin Austin, Poetae comici graeci, vol. III 2, Berlin, Walter de Gruyter, 1984, p. 253-257. Voir Jean-Claude Carrière, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », p. 234. Cratinos, fr. 342 = Test. III : P. C. G., vol. III 2, p. 6.

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tout ce que l’art d’Aristophane peut avoir de commun avec celui de son prétendu rival et la critique moderne a bien montré « les aspects finalement euripidéens des comédies d’Aristophane lui-même, dans un contexte politique et intellectuel identique ; comme si en définitive, en critiquant les procédures poétiques d’Euripide, Aristophane ne faisait que défendre pour la comédie des pratiques analogues, dans la transgression des règles de genre7 ». C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’analyser ce qui fait ici l’objet de ce recueil : l’imagination aérienne d’Euripide. En relevant les allusions faites à ce thème, nous essaierons de comprendre leur signification et leur rôle à l’intérieur de la comédie d’Aristophane, nous poserons la question de savoir ce qu’elles peuvent nous apprendre de la façon dont le poète comique présente Euripide et nous nous demanderons ce qu’elles ont à nous dire d’Aristophane lui-même.

I ndices chez Aristophane de l’imagination aérienne d’Euripide Vocabulaire utilisé Comme ses contemporains, Aristophane établit une distinction très nette entre l’aèr et l’aithèr. L’air est ce qui est en contact avec la terre8 : formé de particules très fines, selon la doctrine exposée par Diogène d’Apollonie et reprise par Aristophane9, il est censé maintenir la terre, qui est plate, en suspension10. L’air est donc l’espace qu’on atteint dès qu’on quitte le sol. C’est la raison pour laquelle le poète emploie ce terme pour désigner la position de Socrate, dans les Nuées, lorsqu’il est suspendu dans sa corbeille11, ou celle de Trygée, dans la Paix, lorsqu’il s’élève au-

Claude Calame, « Introduction », in Claude Calame (dir.), Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide en dialogue, Lausanne, Études de Lettres, 2004, p. 6, 7. 8 Voir Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », Quaderni di storia, n° 18, 1983, p. 11. 9 Sur ce sujet, voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », Ktêma, n° 22, 1997, p. 179-180. Pour les allusions d’Aristophane à la doctrine de Diogène d’Apollonie, voir par exemple Nuées, v. 230. 10 Ainsi, quand Socrate, dans les Nuées, invoque l’Air, il a ces mots : Ὦ δέσποτ᾿ ἄναξ, ἀμέτρητ᾿ Ἀήρ, ὃς ἔχεις τὴν γῆν μετέωρον (« Maître souverain, Air infini, toi qui maintiens la terre en suspension ») : Nuées, v. 264. Cette idée se retrouve chez Anaxagore et chez Anaximène (voir le commentaire au vers 264 des Nuées par Alan H. Sommerstein). Pour le texte grec, l’édition utilisée est celle de Nigel Guy Wilson, Aristophanis Fabulae, Oxford, Oxford University Press, 2007. La traduction est personnelle, sauf indication contraire. 11 « Je marche dans les airs », dit-il à Strepsiade (Ἀεροβατῶ, Nuées, v. 225). 7

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 53 dessus de son logis, à cheval sur son bousier12. C’est aussi à cet espace que se rattachent les nuages, puisqu’il est qualifié de περινέφελος (« très nuageux » ou « enveloppé de nuages13 ») et c’est donc très logiquement ce lieu que conquièrent les oiseaux, dans la pièce du même nom, pour en faire leur domaine et y établir leur empire. Situé entre la terre et le ciel14 (la demeure des dieux), il constitue l’endroit idéal pour bloquer la fumée des sacrifices et couper toute relation entre les hommes et les dieux. Pisthétaire ne s’y trompe pas et c’est bien là qu’il conseille à ses alliés de construire une immense ville fortifiée15. L’éther, lui, fait partie des régions supérieures de l’atmosphère16 : placé au-dessus de l’air, il touche le ciel ; situé loin du monde des mortels, il se rapproche du divin17 et reçoit le qualificatif de ἱερός18. Chez Aristophane, « l’œil de l’Éther » désigne le Soleil19 et il est censé être le Père des Nuées20. C’est de là que la lumière et les coups de vent tirent leur origine21, là que demeurent les étoiles22. Entre l’air et l’éther s’établit donc essentiellement une distinction topographique. À cette première différence s’en ajoute une autre, d’ordre 12

Le serviteur s’exclame : ὁ δεσπότης γάρ μου μετέωρος αἴρεται / ἱππηδὸν ἐς τὸν ἀέρ᾽ ἐπὶ τοῦ κανθάρου. (« Mon maître s’élève en suspension dans l’air, à cheval sur son

scarabée ») : Paix, v. 80, 81. Aristophane, Oiseaux, v. 1191. Sur les deux sens possibles de l’adjectif, voir le commentaire à ce vers de Nan Dunbar, Aristophanes Birds, Oxford, Oxford University Press, 1997. 14 Pisthétaire propose à la Huppe de faire périr les dieux en occupant l’espace aérien : Ἐν μέσῳ δήπουθεν ἀήρ ἐστι γῆς (« Entre eux [les dieux] et la terre, je suppose, il y a l’air ») : Oiseaux, v. 187. N. Dunbar, Aristophanes Birds, p. 196, explique : « in the middle of, i.e. between (them and) the earth ». Le ciel (οὐρανός) est identifié à la demeure des dieux : c’est le mot utilisé dans la Paix pour désigner le but du voyage de Trygée qui veut se rendre chez Zeus (par exemple, Paix, v. 56). 15 Oiseaux, v. 551, 837, 1140, 1173, 1515. 16 Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », p. 11. 17 Alan H. Sommerstein, Clouds, p. 174. 18 Aristophane, Thesmophories, v. 1068. 19 Aristophane, Nuées, v. 285 : ὄμμα αἰθέρος. Pour l’importance du soleil chez Aristophane et son rapport avec Empédocle, voir Rosella Saetta Cottone, « Aristophane et le théâtre du soleil. Le dieu d’Empédocle dans le chœur des Nuées », in André Laks, Rossella Saetta Cottone (dir.), Comédie et philosophie. Socrate et les « Présocratiques » dans les Nuées d’Aristophane, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2013, p. 61-85. 20 Aristophane, Nuées, v. 569, 570. 21 Aristophane, Thesmophories, v. 43, 1050. Voir à ces vers les commentaires de Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, Oxford, Oxford University Press, 2004. 22 Dans les Thesmophories, le Parent, imitant l’Andromède d’Euripide, parle de « la voûte étoilée de l’éther sacré » (ἀστεροειδέα νῶτα αἰθέρος ἱερᾶς : v. 1067, 1068). 13

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stylistique, puisque le mot aithèr fait partie du vocabulaire philosophique et poétique : Aristophane ne l’utilise en effet que dans des passages où il parodie la poésie tragique23 ou dithyrambique24, dans les morceaux lyriques25, dans l’invocation en anapestes qu’il prête à Socrate au début des Nuées, quand le philosophe s’adresse aux divinités qu’il adore26 et dans le discours qu’il fait tenir à Euripide, dans le prologue des Thesmophories, sur les origines du monde27. La troisième différence se présente comme une conséquence logique de ce constat et elle est pour nous fondamentale : quand Aristophane fait allusion à l’imagination aérienne d’Euripide, c’est à travers un rapprochement entre le poète tragique et l’éther ; aucune des occurrences du terme aèr ne s’inscrit dans cette perspective28. Cette spécificité s’explique sans doute par l’usage important qu’Euripide fait lui-même, dans son œuvre, du mot aithèr. Passages concernés Les occasions trouvées par Aristophane pour tourner en ridicule Euripide sont multiples et son goût immodéré pour l’Éther ne forme qu’un sujet de moquerie parmi d’autres29 : sur toutes les mentions d’Euripide, assez peu finalement renvoient directement à son imagination aérienne. En revanche, si on regarde du côté des occurrences de aithèr, on constate que sur seize emplois du mot, neuf font référence à Euripide ; ils se concentrent tous dans deux pièces : les Thesmophories et les Grenouilles. Les Thesmophories s’ouvrent sur la mise en scène d’Euripide et de son Parent : tous deux courent dans les rues d’Athènes, le poète tragique traînant à sa suite le vieux Mnésiloque. Ce dernier, haletant et excédé par cette course dont il ne connaît pas le but, s’arrête et demande des explications. La réponse d’Euripide a de quoi le surprendre : « Mais tu Aristophane, Thesmophories, v. 43, 51, 272, 1050, 1068, 1099 ; Oiseaux, v. 1183 ; Grenouilles, v. 100, 311, 892. 24 Aristophane, Oiseaux, v. 1400. Quand le poète dithyrambique Cinésias annonce le sujet de son chant, il emploie le terme τὸν ἀέρα (v. 1392), mais dans le cours de son chant, il passe au mot αἰθέρος (v. 1400). 25 Aristophane, Nuées, v. 285, 286, 570. 26 Nuées, v. 265. Pour ces occurrences, voir Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, p. 56. 27 Aristophane, Thesmophories, v. 14. 28 Au contraire de ce qui se passe pour Socrate aussi bien associé à l’Air qu’à l’Éther dans les Nuées. Le terme μετέωρος, qui a trait lui aussi à l’aérien (Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », p. 9-11), n’est jamais employé non plus au sujet d’Euripide. 29 Parmi les autres sujets, citons l’attitude et les écrits d’Euripide au sujet des femmes. 23

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 55 n’as pas besoin d’entendre tout ce que bientôt tu verras en personne30 ». Pour convaincre son Parent, incrédule devant une telle affirmation, Euripide entreprend alors de lui démontrer que la vision est « naturellement » (ἡ φύσις : v. 11) distincte de l’ouïe et que cette différence remonte aux origines de leur création : L’Éther, en effet, lorsqu’au début, il devint une entité séparée et enfanta, en lui-même, des êtres vivants, doués de mouvement, commença par fabriquer l’instrument de la vue, l’œil, à l’image du disque du soleil, et, comme entonnoir pour l’ouïe, il fit le trou des oreilles. Αἰθὴρ γάρ, ὅτε τὰ πρῶτα διεχωρίζετο καὶ ζῷ’ ἐν αὑτῷ ξυνετέκνου κινούμενα, ᾧ μὲν βλέπειν χρή, πρῶτ’ ἐμηχανήσατο ὀφθαλμὸν ἀντίμιμον ἡλίου τροχῷ, ἀκοῆς δὲ χοάνην ὦτα διετετρήνατο31.

Ces quelques vers se présentent comme la parodie d’un récit cosmogonique détaillant le processus de création des êtres vivants ; il est mis dans la bouche d’Euripide afin de tourner en ridicule ses spéculations philosophiques et son intérêt pour les phénomènes de la perception et de la connaissance. Ce pastiche est construit à partir d’allusions plus ou moins clairement identifiées aux théories développées par les Présocratiques : les commentateurs le rapprochent de la pensée d’Anaxagore32 et de celle de Diogène d’Apollonie33 ; plus récemment, ils se sont attachés à montrer l’importance, dans ce passage, des théories d’Empédocle34, notamment pour la formation des organes sensoriels. Ἀλλ᾿ οὐκ ἀκούειν δεῖ σε πάνθ᾿ ὅσ᾿ αὐτίκα / ὄψει παρεστώς (v. 5). Pour une étude de cette mise en scène parodique d’Euripide, voir Christine Mauduit / Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories », in Ghislaine Jay-Robert (dir.), Vision et regard dans la comédie antique, Cahiers des Études Anciennes 51, Québec, Université Laval, 2014. 31 Aristophane, Thesmophories, v. 14-18. Nous empruntons la traduction à Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ». 32 Voir le commentaire à ce passage fait par Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, p. 55. 33 C’est l’avis de Peter Rau, Paratragodia. Untersuchung einer komischen Form des Aristophanes, Münich, C. H. Beck’sche, 1967, p. 159. 34 Ainsi en est-il de Patrizia Mureddu, « La “incomunicabilità” gorgiana in una parodia di Aristofane? Nota a Thesm. 5-21 », Lexis 9-10, 1992, p. 115-120 ; Stavros Tsitsiridis, « “Euripideische” Kosmogonie bei Aristophanes (Thesm. 14-18) », Hellenika, n° 51, 2001, p. 43-67 ; Marwan Rashed, « The Structure of the Eye and Its Cosmological Function in Empedocles (Reconstruction of Fragment 84 D.-K.) », in Suzanne Stern30

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Sans entrer dans le détail de ces rapprochements, nous nous contenterons ici de noter les deux étapes ponctuant ce récit cosmogonique : l’Univers trouverait son origine dans une séparation entre l’Éther et la Terre, un phénomène qui rappelle celui mentionné par Hésiode dans sa Théogonie35. En substituant l’Éther à Ouranos, le Ciel, Euripide fait du premier une entité primordiale ; ce statut évolue ensuite, quand l’Éther est envisagé non plus seulement comme un être originel capable « d’enfanter en lui-même » d’autres créatures, mais comme une sorte d’artisan susceptible de modeler ces créatures et de leur « fabriquer » des organes. À ce compte, l’Éther apparaît comme une sorte de divinité universelle capable à la fois de donner la vie et de l’entretenir36 : c’est à elle qu’Euripide fait référence quand il jure par son nom37. Les autres occurrences du terme aithèr en lien avec Euripide se situent dans la deuxième partie de la pièce, au cours des scènes paratragiques, et notamment pendant le pastiche d’Andromède : Euripide, sous les traits de Persée, et le vieux Parent, contrefaisant la jeune fille éplorée, enchaînée à un rocher, mentionnent le terme à trois reprises38. Les Thesmophories offrent enfin deux autres références à ce mot, mais Aristophane les met en rapport, cette fois, avec Agathon, le jeune auteur tragique qu’Euripide va voir, en compagnie de Mnésiloque, pour tenter

Gillet, Kevin Corrigan (dir.), Reading Ancient Texts, vol. I : Presocratics and Plato, Essays in honour of Denis O’Brien, Leiden-Boston, Brill, 2007, p. 21-39 ; Christine Mauduit / Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ». 35 Hésiode raconte comment Ouranos fut séparé de Gaia : Théogonie, v. 160-210. 36 Voir le qualificatif que le chœur des Nuées lui attribue : Αἰθέρα σεμνότατον, βιοθρέμμονα πάντων (« Éther très auguste, qui entretient la vie universelle », Nuées, v. 570 – trad. Van Daele). 37 Thesmophories, v. 272 : Ὄμνυμι τοίνυν αἰθέρ᾿, οἴκησιν Διός (« Je jure par l’Éther, maison de Zeus ») qui reprend le fr. 487 d’Euripide : Ὄμνυμι δ’ ἱερὸν αἰθέρ᾿, οἴκησιν Διός. Pour le rapprochement entre l’Éther et la maison, voir plus loin. 38 Aristophane, Thesmophories, v. 1050 : le Parent-Andromède souhaite périr sous les coups de « l’astre porteur de feu de l’éther » (πυρφόρος αἰθέρος ἀστήρ). Cet « astre enflammé » pourrait représenter la foudre : voir le commentaire à ce vers de Colin Austin et S. Douglas Olson, Aristophanes Thesmophoriazusae, p. 320. Thesmophories, v. 1068 : le Parent invoque ensuite la Nuit qui parcourt sur son char « la voûte étoilée de l’Éther sacré » (ἀστεροειδέα νῶτα αἰθέρος ἱερᾶς). Enfin, Thesmophories, v. 1099 : Euripide-Persée fait référence à son voyage « en plein milieu de l’Éther » (διὰ μέσου αἰθέρος).

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 57 de le persuader d’intervenir en sa faveur auprès des femmes qui veulent le condamner à mort pour le punir de ses propos à leur égard39. L’expression qu’utilise Euripide dans les Thesmophories, lorsqu’il prête serment en prenant à témoin « l’Éther, maison de Zeus » (αἰθέρ’, οἴκησιν Διός : v. 272), se retrouve dans les Grenouilles par deux fois, légèrement modifiée, sous cette forme : « l’Éther, chambrette de Zeus » (αἰθέρα Διὸς δωμάτιον : v. 100 et v. 311). Le terme δωμάτιον, construit avec le suffixe de diminutif en -μάτιον, est étranger au vocabulaire tragique, il désigne très exactement la chambre à coucher. La tournure est d’abord mise dans la bouche de Dionysos qui s’extasie devant Héraclès de cette prouesse stylistique40 et qui s’en sert pour justifier son désir de ressusciter le poète. Elle est reprise ensuite par Xanthias ou par Dionysos lui-même41, au moment où le fils de Zeus, tremblant de peur devant Empuse, se demande quel dieu il peut accuser de vouloir le perdre : « L’Éther, chambrette de Zeus ou le pied du Temps ?42 ». La parodie d’Euripide se fait plus insistante quand est mis en scène le débat qui l’oppose à Eschyle. Le terme aithèr est alors employé deux fois. Eschyle y fait référence lorsqu’il tourne en dérision les monodies de son rival et qu’il chante avec grandiloquence les malheurs d’une femme dont le coq, subtilisé par la voisine, « s’est envolé vers l’Éther » (ἀνέπτατ᾽ ἐς αἰθέρα : v. 1351). Mais l’importance de ce mot se lit surtout à l’emploi qu’en fait Euripide au début de la confrontation, lorsque, pour répondre au désir de Dionysos qui demande à chacun de faire une prière, le poète entame cette invocation : Éther, ma nourriture, pivot de la Langue, Intelligence, Narines au bon odorat accordez-moi de réfuter correctement les arguments que je toucherai.

Aristophane, Thesmophories, v. 43 : c’est le serviteur d’Agathon, imitant le style de son maître, qui parle du « calme Éther » (νήνεμος αἰθήρ). Puis c’est le Parent qui tourne en ridicule l’expression (v. 51). 40 Selon Dionysos, l’expression est « osée », « risquée » (παρακεκινδυνευμένον : v. 99), mais il en raffole (v. 103). 41 Les différents éditeurs et traducteurs hésitent dans l’attribution du vers : Wilson et Dover le rapportent à Xanthias, Thiercy à Dionysos (Pascal Thiercy, Aristophane. Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1997). L’hésitation se retrouve dans les manuscrits : voir Kenneth Dover, Aristophanes. Frogs, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1993, p. 45. 42 Aristophane, Grenouilles, v. 311 : αἰθέρα Διὸς δωμάτιον ἢ χρόνου πόδα; « Le pied du Temps » (χρόνου πόδα) est aussi une reprise parodique d’Euripide : Bacchantes, v. 888. 39

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Ghislaine JAY-ROBERT αἰθὴρ ἐμὸν βόσκημα καὶ γλώσσης στρόφιγξ καὶ ξύνεσι καὶ μυκτῆρες ὀσφραντήριοι, ὀρθῶς μ᾽ ἐλέγχειν ὧν ἂν ἅπτωμαι λόγων43.

L’ensemble forme ce que Dionysos appelle « les dieux particuliers » à Euripide (ἴδιοί τινές σοι : v. 890 ; τοῖσιν ἰδιώταις θεοῖς : v. 891) ; ils constituent pour lui « une monnaie nouvelle » (κόμμα καινόν : v. 890). En fait, la métaphore se retrouve dans les Nuées44 et elle rend évident le rapprochement entre les dieux d’Euripide et ceux de Socrate. Le philosophe se réfère en effet lui aussi à l’Éther45, qu’il joint, pour sa part, à l’Air et aux Nuées46 et dont il fait la nourriture47 des intellectuels et autres charlatans qui se gargarisent de discours sur les phénomènes célestes48. L’Éther est donc indissociable de la Langue qu’Euripide et Socrate invoquent tour à tour49 et vénèrent pour les possibilités qu’elle offre de « tourner » les arguments dans tous les sens et de « rouler » ceux qui les écoutent50. La mention des « Narines pleines de flair51 » paraît, quant à elle, plus surprenante, mais elle rejoint sans doute l’invocation de Socrate à la « Respiration52 » et se réfère apparemment à la finesse et à la subtilité de la perception53. Comme le souligne D. Ambrosino, ces allusions à la Langue et aux Narines peuvent aussi caractériser un discours « parlé, oral, fait de souffle et de voix54 ».

Aristophane, Grenouilles, v. 892-894. Socrate contredit Strepsiade qui veut jurer par les dieux : « D’abord, les dieux sont une monnaie qui n’a pas cours chez nous » (Πρῶτον γὰρ θεοὶ ἡμῖν νόμισμ᾿ οὐκ ἔστι : Nuées, v. 248, 249). 45 Aristophane, Nuées, v. 265 : λαμπρός τ᾿ Αἰθήρ. 46 Aristophane, Nuées, v. 264-266. 47 Euripide, dans les Grenouilles, utilise le substantif βόσκημα, tandis que Socrate emploie par deux fois le verbe βόσκουσι : Nuées, v. 331, 334. 48 Ceux qu’Aristophane appelle les ἄνδρας μετεωροφένακας, les « astronomenteurs », comme traduit Pascal Thiercy (Nuées, v. 333). 49 Nuées, v. 424 : Socrate jure par le Chaos, les Nuées et la Langue (τὸ Χάος τουτὶ καὶ τὰς Νεφέλας καὶ τὴν Γλῶτταν). 50 Le substantif στρόφιγξ désigne en effet le « pivot », le « gond d’une porte » et il est de la même famille que le verbe στροφεῖν (« tourner », « rouler ») que l’on retrouve dans le mot forgé par Aristophane : γλωττοστροφεῖν et utilisé par Strepsiade lorsqu’il est renvoyé de l’école de Socrate et qu’il se désespère de ne pouvoir apprendre à « tourner sa langue » (Nuées, v. 792). 51 Pour reprendre la traduction que donne P. Thiercy. 52 Nuées, v. 627 : Socrate jure « par la Respiration, par le Vide, par l’Air » (Μὰ τὴν Ἀναπνοήν, μὰ τὸ Χάος, μὰ τὸν Ἀέρα). 53 Voir le commentaire à ce vers de K. Dover. 54 Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane », p. 16. 43 44

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 59 Dans l’œuvre d’Aristophane, Euripide n’est donc pas seul à être associé à l’Éther et au champ lexical que cette notion suggère : flanqué de Socrate, d’Agathon et du poète dithyrambique Cinésias55, il forme avec eux une sorte de constellation qui réunit tous ces intellectuels, adeptes des idées nouvelles56, qu’Aristophane prend pour cibles dans ses comédies. La question pour nous est de savoir ce que le poète fait de ces allusions, et ce qu’elles ont à nous dire d’Euripide et, peut-être d’Aristophane lui-même.

U ne stigmatisation de la poésie d’Euripide Légèreté et inconsistance Les références d’Aristophane à l’imagination aérienne d’Euripide constituent à l’évidence une façon de caractériser et de stigmatiser sa poésie. Insérées dans des vers où le poète comique reprend et parodie explicitement des formulations de l’auteur tragique, ces mentions établissent un rapport entre le caractère vaporeux de l’Éther et la légèreté de la poésie euripidéenne. Cette particularité pourrait être considérée comme une qualité et c’est d’ailleurs bien ainsi que le présente Euripide, lorsque, dans les Grenouilles, il se défend contre Eschyle en affirmant avoir mis la poésie à la diète pour la faire maigrir et la débarrasser des boursouflures emphatiques dont l’avait affublée son rival57. Mais Aristophane en use autrement et la scène, où le poète comique imagine de placer les vers d’Euripide et d’Eschyle sur les deux plateaux d’une balance afin de les peser58, donne raison à Eschyle : systématiquement en effet, le plateau où sont les vers d’Euripide reste en haut, car ses formules n’ont pas assez de force pour le faire descendre. Tantôt, il y met « un vers ailé » (τοὔπος ἐπτερωμένον : v. 1388) qui chante la façon Dans les Oiseaux, le poète dithyrambique Cinésias est en effet lui aussi associé à l’Éther : v. 1393, 1400. Dans la Paix, Trygée feint d’avoir rencontré dans les airs, pendant son voyage jusqu’à chez Zeus, « deux ou trois âmes de poètes dithyrambiques » (v. 829) en train de « voltiger » (ποτώμεναι : v. 830) pour tenter de « collecter des préludes qui nagent rapidement à travers les airs » (ξυνελέγοντ᾽ ἀναβολὰς τὰς ἐνδιαεριαυρινηχέτους τινάς : v. 830, 831). 56 Sur ce sujet, voir Marie-Pierre Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et des “Sophistes” dans les Nuées », Le théâtre grec antique : la comédie, Cahiers de la villa Kérylos, n° 10, Paris, 2000, p. 111-128. 57 Aristophane, Grenouilles, v. 937-944. 58 Aristophane, Grenouilles, v. 1365-1410. Cette pesée des vers est une parodie de la pesée des destins chez Homère (voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », p. 180, n. 38). 55

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dont la nef Argo s’est « envolée » (διαπτάσθαι : v. 1382) vers sa destination59, tantôt il y place des références à la Parole et à la Persuasion qui, comme lui dit Dionysos, est « chose légère, dépourvue de bon sens » (κοῦφον καὶ νοῦν οὐκ ἔχον : v. 1396). Face à la puissance que recèle la poésie d’Eschyle, celle d’Euripide, encombrée – il l’affirme lui-même ! – de « versiculets » (ἐπυλλίοις : v. 942) et de « bavardages » (στωμυλμάτων : v. 943), manque de poids ; gonflée d’air, elle est inconsistante. Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide et ce qu’elles traduisent de la vacuité de sa poésie trouvent, dans les Acharniens, une autre forme d’expression qui apporte un certain nombre d’éléments nouveaux. Comme dans les Thesmophories et dans les Grenouilles, le poète tragique intervient directement sur scène : Dicéopolis vient le trouver, parce qu’il voudrait obtenir de lui la défroque de l’un de ses personnages, Télèphe, célèbre pour ses malheurs et ses dons de beau parleur sans scrupules60 ; muni de ce costume, Dicéopolis pense pouvoir, en effet, apitoyer le chœur qui veut sa mort et « l’embobiner par ses petites phrases61 ». Le choix de la mise en scène est remarquable : Euripide, qui est en train de composer une tragédie, ne veut pas être dérangé ; il reste donc chez lui et apparaît sur scène, amené par l’eccyclème, couché sur un lit, dans la position dans laquelle le trouverait le spectateur, s’il pouvait pénétrer chez lui62. Cette séquence est d’autant plus intéressante qu’elle se retrouve, selon les mêmes modalités, dans les Thesmophories, pour l’entrée en scène d’Agathon, qui, lui aussi, se fait transporter par l’eccyclème, alors qu’il est en train de composer une tragédie63. Le parallèle ainsi opéré entre les deux figures de poète tragique est évident. Or, dans les Thesmophories, Agathon soutient la thèse, largement étudiée par ailleurs64, selon laquelle un poète ne peut composer qu’en suivant sa nature : c’est sa théorie de la mimèsis fondée sur une identité nécessaire entre l’apparence du poète, sa beauté, sa façon d’être, son

Aristophane reprend le premier vers de la Médée d’Euripide. Aristophane, Acharniens, v. 404-479. 61 Aristophane, Acharniens, v. 444. 62 Aristophane, Acharniens, v. 409. L’utilisation de l’eccyclème repose sur une convention scénique selon laquelle tout ce qui y est représenté est censé se trouver à l’intérieur d’une pièce ou d’un palais. 63 Aristophane, Thesmophories, v. 96. 64 Pour une synthèse des articles importants parus sur ce sujet, nous renvoyons à la note 38 de l’article de Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ». 59 60

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 61 comportement, ses préférences sexuelles et sa création artistique65. Un tel rapprochement nous invite donc à lire dans l’attitude adoptée par Euripide dans les Acharniens une mise en images de sa poésie ellemême66. Le lien entre entre la position d’Euripide, vautré sur un lit, et la nature de sa création est d’ailleurs fait par Dicéopolis lui-même qui, en le voyant ainsi, s’exclame : « Pas étonnant que tu crées des boiteux67 ! » Apparaissant, selon les termes de F. Jouan, comme une sorte de « pur intellectuel [...] qui, à force de rester couché pour composer ses drames, a perdu l’usage de ses jambes68 », Euripide ne peut nécessairement qu’être l’auteur d’une poésie claudicante et mal équilibrée. C’est bien l’image qu’en donnent Eschyle et Aristophane dans les Grenouilles, lorsqu’ils s’amusent à « démolir69 » ses prologues en réussissant systématiquement à insérer à la fin de ses trimètres iambiques l’expression ληκύθιον ἀπώλεσεν (« perdit un flacon70 »), de manière à ce que ces deux mots se substituent à la phrase composée par Euripide et lui ôtent ainsi tout son sens71. Dans l’attitude qui lui est prêtée, un détail prend toute son importance : non seulement en effet, le poète est couché sur son lit, mais Aristophane prend soin de noter qu’il a « les pieds en l’air » (ἀναβάδην : v. 399, 410). La signification de ἀναβάδην, au premier abord, n’est pas très claire et l’emploi de cet adverbe, qui insiste sur la position en hauteur du poète, pourrait signifier qu’il se trouve à l’étage dans sa maison. Un parallèle avec un passage du Ploutos, où Hermès utilise ce terme sans équivoque possible72, interdit cependant une telle interprétation et laisse 65

Aristophane, Thesmophories, v. 148-167 et tout particulièrement le vers 167 : Ὅμοια γὰρ ποεῖν ἀνάγκη τῇ φύσει (« c’est une nécessité que de créer des œuvres semblables à

sa nature »). Voir aussi ce que dit François Jouan : « L’extraordinaire faculté d’Aristophane de transformer des idées en images, les métaphores en tableaux concrets, s’exerce à plein dans l’épisode, où le personnage d’Euripide s’identifie complètement avec son théâtre » (François Jouan, « La paratragédie dans les Acharniens », Cahiers du G.I.T.A., n° 5, 1980, p. 23). 67 Aristophane, Acharniens, v. 413 : οὐκ ἐτὸς πτωχοὺς ποιεῖς. 68 François Jouan, « La paratragédie dans les Acharniens », op. cit., p. 22. 69 διαφθερῶ : Grenouilles, v. 1200. 70 Cf. Kenneth Dover : « λήκυθος is a small pot with a narrow neck and spout, which we may translate “flask”, usually containing oil for rubbing on the skin, but also scent and cosmetics » (Aristophanes. Frogs, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1993, p. 337). 71 Grenouilles, v. 1200-1247. 72 Hermès essaie de trouver du travail chez Chrémyle, car après l’avènement de Ploutos, il n’a plus rien à faire : « Maintenant, affamé, les pieds en l’air, je me repose » (νυνὶ δὲ πεινῶν ἀναβάδην ἀναπαύομαι : Ploutos, v. 1123). 66

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peu de doute sur le fait qu’Euripide « enters at 410 reclining on a couch “with his feet up” 73 ». Cette précision, souvent laissée de côté par les commentateurs, peut vraisemblablement être interprétée d’abord comme une allusion à la nonchalance du poète tragique qui, sous couvert d’écrire ses drames, passe son temps à ne rien faire. Dans le Ploutos, en effet, le terme ἀναβάδην est mis en relation directe avec ἀναπαύομαι (« je me repose »), de sorte qu’il semble rejoindre à peu près le sens de notre expression « les pieds en éventail ». Mais en qualifiant l’attitude d’Euripide, cet adverbe fait certainement aussi référence, de façon parodique, à l’imagination aérienne du poète, sauf que, dans cette posture, les pieds ont remplacé la tête… Cette variante ne tourne pas seulement en ridicule les prétentions d’Euripide, elle affirme le caractère anormal d’une poésie qui va à rebours de ce qui devrait être. Contre-pied et finasseries C’est bien ainsi qu’Aristophane la présente dans les Grenouilles : au cours du débat qui l’oppose à Eschyle, Euripide apparaît, en effet, comme celui qui fait tout le contraire de son prédécesseur et qui, de cette manière, va à l’opposé de tous les principes sur lesquels se fondent l’art et la mission du poète. Est remis en cause d’abord le choix qu’il fait des sujets pour ses pièces : en montrant le vice au lieu de la vertu, en faisant de ses rois des mendiants en haillons, il est accusé de dégrader le modèle héroïque et de pervertir les spectateurs, alors qu’il devrait contribuer à les éduquer74. Ses invocations à l’Éther vont dans le même sens ; en affichant des croyances religieuses qui ne sont pas celles de la cité75, il porte atteinte à l’ordre des choses, au point qu’Aristophane peut faire dire à l’un de ses personnages : « Mais voilà que ce type qui œuvre dans les tragédies a fini par persuader les gens que les dieux n’existent pas76 ! »

S. Douglas Olson, Aristophanes. Acharnians, Oxford, 2004, p. 178. Le terme ἀναβάδην appelle son contraire, καταβάδην (Acharniens, v. 411 : Dicéopolis pense qu’il vaudrait mieux pour Euripide écrire ses tragédies en ayant les pieds posés par terre) et il doit être mis en relation également avec le verbe καταβαίνειν (Acharniens, v. 409 : Euripide décline l’invitation qui lui est faite de « descendre »). 74 Aristophane, Grenouilles, v. 1008-1012 ; 1030-1056. Nous ne faisons que mentionner ces éléments, puisqu’ils n’ont pas de rapport direct avec l’Éther. 75 Face à Eschyle qui, avant son débat avec son rival, prie Déméter (Grenouilles, v. 886, 887), Euripide, lui, préfère invoquer des dieux « autres » (ἕτεροι, Grenouilles, v. 889), qui lui sont « particuliers » (ἴδιοι, Grenouilles, v. 890). 76 Aristophane, Thesmophories, v. 450, 451 (trad. P. Thiercy). 73

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 63 Cette accusation d’athéisme77 se présente comme la conséquence nécessaire d’une démarche poussée au bout de sa logique : à vouloir prendre systématiquement le contre-pied des idées reçues, on finit par détruire l’ensemble du système. Ce raisonnement, applicable dans le domaine de la morale, du social et de la politique, l’est également dans celui de la création artistique. À la faveur de ses allusions à l’Éther, Aristophane présente, en effet, la poésie d’Euripide comme un assemblage d’arguties tellement subtiles, confuses et alambiquées qu’elle en devient incompréhensible et aboutit au résultat inverse du but recherché au théâtre, en passant à côté de l’essentiel : le rapport avec le spectateur et son adhésion au spectacle. Le prologue des Thesmophories apporte sur ce point un témoignage édifiant. Comme l’ont montré récemment Christine Mauduit et Rosella Saetta Cottone, le récit d’Euripide sur la fabrication de l’œil et de l’oreille par l’Éther78 est porteur d’une « réflexion sur les mécanismes de la connaissance dans l’expérience théâtrale79 » : elle recèle des allusions très précises aux théories d’Empédocle80 et se construit sur une mise en rapport du processus de création artistique avec les moyens cognitifs qui président à sa réception par les spectateurs-auditeurs. Le paradoxe, c’est qu’au moment où Euripide expose sa théorie sur le phénomène de la réception au théâtre, Aristophane prend soin de mettre en face de lui son vieux Parent à qui il donne le rôle de spectateur et qui, précisément, ne comprend rien à ce qui lui est dit. Ce n’est pourtant pas faute de demander des explications81. Mais aux interrogations du vieillard Euripide réplique : Ἀλλ’ οὐκ ἀκούειν δεῖ σε πάνθ’ ὅσ’ αὐτίκα / ὄψει παρεστώς (« Mais tu n’as pas besoin d’entendre tout ce que, dans un instant, tu verras en personne82 »). Cette première proposition est suivie, quelques vers plus loin, par sa symétrique, énoncée par le Parent luimême et Euripide : Οὐδ’ ἆρ’ ὁρᾶν δεῖ μ’; / Οὐχ ἅ γ’ ἂν ἀκούειν δέῃ (« Donc, il ne faut pas que je voie… ? Non, pas ce que tu dois entendre83 »). Imperméable aux finesses philosophiques qui sous-tendent Nous ne dirons rien de plus sur « l’athéisme » d’Euripide qui peut être mis en rapport avec celui qu’Aristophane prête à Socrate dans les Nuées : c’est un sujet à part entière qui nous entraînerait trop loin de notre thème initial. 78 Pour la présentation de ce passage, voir le début de cet article. 79 Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories ». 80 Fr. 84. 9 DK. 81 Aristophane, Thesmophories, v. 1-4. 82 Aristophane, Thesmophories, v. 5-6 (trad. Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone). 83 Aristophane, Thesmophories, v. 8 (trad. Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone). 77

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ces deux propositions84, le Parent ne retient de la démonstration que les négations (celle du vers 5 : il ne faut pas entendre et celle du vers 8 : il ne faut pas voir) et aboutit ainsi à cette conclusion : Οὐ φῂς σὺ χρῆναί μ’ οὔτ’ ἀκούειν οὔθ’ ὁρᾶν (« Tu dis que je ne dois ni entendre, ni voir85 »). Intégrée à ses préoccupations, cette proposition équivaut alors à l’affirmation selon laquelle un spectateur qui assiste à une pièce d’Euripide, de fait, ne voit ni n’entend rien. La logique utilisée par Aristophane est redoutable et réduit à néant les efforts déployés par l’auteur tragique pour apprendre à ceux qui l’écoutent comment on voit. Lorsqu’un peu plus tard dans la pièce, Euripide se tourne vers les femmes et leur joue des scènes de sa composition pour les amener à libérer son Parent qu’elles retiennent prisonnier, l’échec est encore plus cuisant. C’est qu’il voudrait pouvoir façonner leur regard à sa convenance, de manière à ce qu’elles croient à la réalité de ce qu’il leur fait voir et qu’elles se laissent ainsi abuser par le déguisement féminin de son parent et les différentes situations paratragiques qu’il leur présente86. Mais, en s’obstinant à ne rien voir comme Euripide le voudrait87, les femmes sanctionnent son apparente incapacité à créer les conditions nécessaires pour que se mette en place une performance théâtrale Voir l’article cité de Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone. Aristophane, Thesmophories, v. 10. 86 Aristophane, Thesmophories, v. 846-1132. 87 Par exemple Aristophane, Thesmophories, v. 852, 853, 854. Au Parent, qui regarde désespérément pour voir si Euripide va bientôt venir pour le délivrer et qui prend le rôle d’Hélène pour attirer vers lui Euripide-Ménélas, la femme qui l’a en sa garde répond : Τί αὖ σὺ κυρκανᾷς; Τί κοικύλλεις ἔχων; / Πικρὰν Ἑλένην ὄψει τάχ’, εἰ μὴ κοσμίως / ἕξεις (« Qu’est-ce que tu manigances encore ? Qu’as-tu à ouvrir de grands yeux, là ? Tu en verras bientôt une coriace d’Hélène, si tu ne te tiens pas comme il faut »). À aucun moment les femmes n’adhèrent aux mises en scène d’Euripide et de son parent. Ici, l’emploi de la 2e personne du singulier (ὄψει) souligne la différence irréductible entre le regard du parent et celui de son interlocutrice. Aristophane joue sur cet écart dans tout le passage qui suit (v. 858-923) : il fait en sorte que les femmes, intégrées à la fiction comique, restent étrangères à la fiction paratragique. Pour une analyse de ces scènes paratragiques, voir Froma I. Zeitlin, « Travesties of gender and genre in Aristophanes’ Thesmophoriazousae », in Helene P. Foley (dir.), Reflections of Women in Antiquity, New York-London-Paris, Gordon & Breach, 1981, p. 183-194. Voir, aussi Peter Rau, Paratragödia. Untersuchungen zu einer komischen Form des Aristophanes ; Maria Grazia Bonanno, « Paratragodia in Aristofane », Dioniso, n° 57, 1987, p. 135-167 ; Michael Stephen Silk, « Aristophanic paratragedy », in Alan. H. Sommerstein (dir.), Tragedy, Comedy and the Polis, Bari, Levante, 1993, p. 477-504 ; Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique. Enquête sur la poétique d’Aristophane, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 114-124 ; Christine Mauduit, Rossella Saetta Cottone, « Voir ou entendre : faut-il choisir ? Une analyse de la réception théâtrale dans le prologue des Thesmophories », op. cit. 84 85

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 65 réussie. À force de se perdre dans ce qu’Aristophane présente comme des raisonnements compliqués et spécieux, Euripide, tel qu’il est mis en scène dans les Thesmophories, aboutit ainsi au contraire de ce qu’il voulait et « rate » sa pièce. Un des termes qui caractérise sa poésie, dans les Grenouilles, est celui de λεπτός88 qu’on retrouve également dans le composé verbal καταλεπτολογεῖν89 associé lui aussi à Euripide. Cet adjectif désigne tout ce qui est « fin », « menu », « léger » et il s’emploie par exemple pour parler de l’air. Dans l’étude qu’elle fait du vocabulaire utilisé par Aristophane dans les Nuées, M.-P. Noël90 analyse cette famille de mots et la rattache à la doctrine de Diogène d’Apollonie : pour lui, en effet, « l’air est un dieu et il est λεπτομερέστατον, la plus fine de toutes les substances, l’âme ellemême, qui est λεπτότατον, étant composée d’air. La pensée est produite par l’air pur et sec, qui se trouve le plus éloigné du sol91 ». C’est ainsi qu’elle explique la position de Socrate dans les Nuées, suspendu dans une corbeille pour que sa « pensée subtile » puisse s’amalgamer avec « l’air similaire92 ». Rapportée à Euripide, la notion de λεπτότης fait naturellement référence à son imagination aérienne et peut expliquer également la façon dont le poète tragique apparaît dans les Acharniens, couché sur un lit, les pieds en l’air : l’emploi de ce même champ sémantique dans les deux cas rapproche les deux personnages ; il permet également à Aristophane de développer le même type d’analyse : la λεπτότης exprime, en effet, à la fois la « subtilité » et la « petitesse », si bien que le poète comique peut jouer « sur la polysémie du mot, dont il fait tout à la fois la marque de l’invention sophistique et l’instrument de sa critique93 ». De même que l’emploi de cette notion dénonce la finesse excessive et ridicule des démonstrations de Socrate94, de même il stigmatise le caractère vain de la poésie d’Euripide fondée sur un souci

Aristophane, Grenouilles, v. 956 : λεπτῶν. Aristophane, Grenouilles, v. 828 : καταλεπτολογήσει (« il détruira par des subtilités »). 90 « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », Ktêma, n° 22, 1997, p. 173-184. 91 Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », p. 179-180. 92 Aristophane, Nuées, v. 229-230. 93 Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », p. 177. 94 Par exemple, Nuées, v. 144-152 : Socrate et ses disciples mesurent les pattes d’une puce et essaient de calculer la longueur de ses sauts. 88 89

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excessif du détail95, l’application de règles trop subtiles96 et l’examen de raisonnements artificieux97. Grandiloquence et trivialité Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide constituent aussi un moyen pour Aristophane de tourner en ridicule ce qu’il présente comme une autre caractéristique de sa poésie : l’amalgame entre le sublime et le trivial. Le procédé se lit clairement dans le pastiche de ses monodies qu’il prête à Eschyle, dans les Grenouilles98. Alors que ces chants étaient jusquelà confiés au chœur, Euripide avait innové en les mettant dans la bouche d’un personnage : c’est le cas, par exemple, dans Oreste, où un esclave phrygien entame une longue monodie pour raconter son effroi devant le coup de force imaginé par Oreste et Pylade contre Hélène et Hermione99. Ses nombreuses apostrophes, les exclamations100, les invocations aux dieux101, les répétitions102 traduisent le trouble du personnage et donnent à ce passage une grande intensité dramatique. Ces procédés stylistiques se retrouvent dans le pastiche d’Eschyle103 et ils donnent à cette tirade des accents tragiques. Le ridicule, c’est que, comme dans Oreste, ils sont mis dans la bouche d’un personnage qui n’a rien d’un héros – une femme pauvre et acariâtre – et qu’ils sont intégrés à un récit portant sur le vol d’un coq ! Le mélange des deux registres fait alors ressortir le caractère grandiloquent d’un style devenu grotesque. Les allusions à l’Éther soulignent ce décalage : mentionné par l’esclave phrygien comme étant l’un des seuls refuges possibles contre la mort104, cet espace devient, avec Aristophane, le lieu de séjour du coq, lorsqu’il s’envole loin de chez sa propriétaire105.

Voir Marie-Pierre Noël, « Mots nouveaux et idées nouvelles dans les Nuées d’Aristophane », p. 180, n. 38. 96 Aristophane, Grenouilles, v. 956 : λεπτῶν τε κανόνων. 97 Aristophane, Grenouilles, v. 957-958, 973-974. 98 Aristophane, Grenouilles, v. 1331-1363. 99 Euripide, Oreste, v. 1369-1502. 100 Par exemple, Euripide, Oreste, v. 1381 sq. 101 Euripide, Oreste, v. 1453. 102 Par exemple, Euripide, Oreste, v. 1395, 1456. 103 Invocations aux dieux : Aristophane, Grenouilles, v. 1331, 1341, 1359, 1361 ; exclamations : v. 1342-1343, 1355 ; répétitions : v. 1351, 1354. 104 Euripide, Oreste, v. 1376. 105 Aristophane, Grenouilles, v. 1351 : ὁ δ᾽ ἀνέπτατ᾽ ἀνέπτατ᾽ ἐς αἰθέρα (« Mais lui s’est envolé, envolé vers l’Éther »). 95

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 67 Pour le poète comique, ce jeu sur la différence de registres est l’occasion privilégiée de parodier les métaphores d’Euripide : l’amalgame entre le style soutenu et les allusions triviales prend alors la forme d’une juxtaposition de l’abstrait et du concret. Dans les Grenouilles, Aristophane sélectionne deux métaphores issues de l’œuvre d’Euripide : « l’Éther, chambrette de Zeus » (αἰθέρα Διὸς δωμάτιον) et « le pied du Temps » (χρόνου πόδα)106. Ces expressions figurent bien chez l’auteur tragique : la première, sous une forme à peine différente, dans la Mélanippe, dont on a justement conservé ce fragment (ὄμνυμι δ’ ἱερὸν αἰθέρ’ οἴκησιν Διός)107 et la deuxième, telle quelle, dans les Bacchantes108. Elles illustrent une tendance avérée d’Euripide à vouloir créer des métaphores qui visualisent l’abstrait et donnent corps à ce qui n’en a pas109. « L’Éther, substance invisible par définition, est présenté comme un espace clos [...], lieu familier susceptible d’être représenté. Le Temps, entité impalpable, est visualisé puisqu’il est doté d’une forme extérieure110 ». Replacées dans leur contexte, ces expressions prennent tout leur sens : la première, qui semble être inspirée d’Homère111, rappelle les liens existant entre l’Éther et les dieux ; la deuxième, qui, dans les Bacchantes, est énoncée par le chœur, sonne comme une mise en garde contre l’infaillibilité de la puissance divine : « elle dérobe à l’impie par mille ruses la marche du temps et le suit à la piste » (Κρυπτεύουσιν δὲ ποικίλως / δαρὸν χρόνου πόδα καὶ / θηρῶσιν τὸν ἄσεπτον)112. Dans ce contexte, le mot πούς ne doit naturellement pas être compris au sens propre, mais au sens figuré : traduit par le mot « marche », il suggère l’imminence de la colère divine qui va s’abattre sur Penthée. Si Aristophane parvient à rendre ces métaphores grotesques, c’est parce qu’il caricature le principe sur lequel elles sont construites. Ainsi, pour la citation de Mélanippe, prend-il soin de substituer à οἴκησιν le mot δωμάτιον, un changement apparemment négligeable et pourtant fondamental. Οἴκησιν, en effet, peut se comprendre comme un terme Aristophane, Grenouilles, v. 100 et 311. Pour la présentation des passages, voir le début de l’article. 107 Fr. 487 : « je jure par l’Éther sacré, demeure de Zeus ». 108 Euripide, Bacchantes, v. 888. 109 Voir Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane », in Claude Calame (dir.), Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide en dialogue, Lausanne, Études de Lettres 4, 2004, p. 97. 110 Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane », p. 101. 111 Carlo Ferdinando Russo, Storia delle Rane di Aristofane, Padova, Antenore, 1961, p. 45 cite l’expression homérique : Ζεὺς αἰθέρι ναίων. 112 Euripide, Bacchantes, v. 888-890. 106

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général désignant non pas la « maison » de Zeus, mais son « lieu de séjour » ; δωμάτιον, en revanche, est un terme beaucoup plus précis qui, en désignant une pièce particulière de la maison (la chambre à coucher), garde nécessairement un sens concret qui se situe à l’opposé de l’idée abstraite qu’on se fait de l’Éther ; d’autre part, l’emploi du diminutif insiste sur le caractère exigu du lieu et se place là encore en contradiction avec l’infini que représente la substance éthérée. Poussée au bout de sa logique, la volonté de juxtaposer des termes contradictoires mène à l’absurde C’est une démarche similaire qui sous-tend l’exploitation de la deuxième métaphore : placé en dehors du contexte qui éclaire son emploi, le mot πούς ne peut être pris qu’en son sens propre et ne peut ainsi désigner que « le pied », une partie du corps bien définie, qui n’est pas forcément très noble, en contact avec le sol et en totale opposition avec l’évocation d’une entité abstraite comme le Temps, représentatif du changement continuel de l’univers. L’amalgame entre le noble et le trivial, l’abstrait et le concret constitue également un des principes de composition adoptés par Aristophane dans la suite de sa comédie. Au cours de la joute qui oppose Eschyle à Euripide, « l’art poétique, les vers, les mots et les poètes sont en effet présentés comme des animaux (v. 804, 818, 821-825, 924-925, 929), des êtres humains qui consomment de la nourriture (v. 898, 939-943), ils sont apparentés à des instruments géométriques (v. 799-801, 882, 902904), des armes (v. 818-825, 828, 854-855), des parties du corps (v. 862, 826-827) ou des objets (v. 797, 882, 903)113 ». L’utilisation d’un « flacon » pour « démolir » les prologues d’Euripide (v. 1198-1248) et « l’entrée en scène d’une balance sur laquelle sont déposés les vers poétiques (13651367) indiquent qu’on ne se situe plus au niveau du virtuel, mais sur l’échelle du visible et du concret114 ». Sans doute ce choix peut-il être imputé à la volonté de poursuivre la caricature commencée, mais si on prend en compte l’ensemble de l’œuvre d’Aristophane, on s’aperçoit qu’il va bien au-delà des Grenouilles et que, tout en stigmatisant une caractéristique de la poésie d’Euripide, il est en fait également représentatif de l’art d’Aristophane lui-même.

Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane », p. 107. 114 Maria Vamvouri-Ruffy, « Interprétations comiques des métaphores d’Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane », p. 107. Voir aussi la note 27 p. 107, où l’auteure discute sur le fait de savoir si le flacon et la balance étaient réellement représentés sur scène. Selon elle, en tout cas, les protagonistes agissent comme si c’était le cas. 113

L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE VUE PAR ARISTOPHANE 69 Tous les hellénistes s’accordent sur le fait que le poète comique construit son propre langage à partir d’un jeu sur les mots, sur les techniques stylistiques et sur les niveaux de langue115. Michael Stephen Silk analyse, à titre d’exemple, un chant du chœur adressé à la Muse, dans la Paix, où Aristophane utilise simultanément – d’un vers à l’autre, ou même, d’un mot à l’autre – un style élevé parodiant un chant choral de Stésichore et un style ordinaire, voire familier116. « Sa méthode consiste alors à créer ce que l’on pourrait appeler des “alliances de tons” ou des “alliances de styles”, à la faveur desquelles il juxtapose, sans ménager de transitions, les différents types de discours utilisés. Alors qu’en effet, il pourrait passer graduellement d’un mode énonciatif à un autre, il interrompt au contraire brutalement le premier pour le confronter au second117. C’est ce qui donne au lecteur ou au spectateur cette impression de “pêle-mêle118 ”, où Aristophane rapproche et fait coexister ce qui n’était pas destiné à être ensemble119. » Ses métaphores sont construites sur un principe similaire, car, elles aussi, présentent la particularité de donner corps à l’image évoquée et de mêler, de cette façon, l’abstrait au concret120. « Prises au mot121 », elles Monique Trédé, par exemple, parle de « jeux sur le langage » conçus de telle sorte que « les mots s’émancipent » (Monique Trédé, « À propos du “réalisme” d’Aristophane », in Pascal Thiercy, Michel Menu [dir.], Aristophane : la langue, la scène, la cité, Actes du colloque de Toulouse 17-19 mars 1994, Bari, Levante, 1997, p. 182, 183) ; Pavlos Sfyroeras insiste, lui, sur « le pouvoir créatif du mot » (Pavlos Sfyroeras, « The creative power of the word [...] may even constitute one of its foundational principles » : « Silence and comic language in Aristophanes », in Siegfried Jäkel, Asko Timonen (dir.), The Language of silence, vol. I, Turku, Turun Yliopisto, 2001, p. 50) et Dominique Arnould fait de cette caractéristique l’une des principales sources du comique (Dominique Arnould, « Le rire selon Aristophane : vocabulaire et images », in Pascal Thiercy, Michel Menu [dir.], Aristophane : la langue, la scène, la cité, p. 99, 100). Quant à Michael Stephen Silk, il affirme : « Words certainly occupy a position of dominance within Aristophanes’ creative world » (Aristophanes and the Definition of Comedy, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 98). 116 Aristophane, Paix, v. 774-795 : Michael Stephen Silk, Aristophanes and the Definition of Comedy, p. 111-113. 117 Voir Michael Stephen Silk, Aristophanes and the Definition of Comedy, p. 136, 137. 118 Monique Trédé, « À propos du “réalisme” d’Aristophane », p. 184. 119 Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique, p. 112. 120 Le chœur des Guêpes offre un exemple de l’utilisation qu’Aristophane fait sur scène de la métaphore : le rapprochement établi entre le dard des insectes et le stylet employé par les dicastes pour condamner les accusés aboutit à la représentation d’un groupe de vieillards, férus de procès, affublés d’aiguillons, irascibles et dangereux. Voir Ghislaine Jay-Robert, L’invention comique, p. 136 sq. 121 Hans-Joachim Newiger, Metapher und Allegorie. Studien zu Aristophanes, Zetemata 16, 1957, p. 122 : « wörtlich genommen ». Frank Müller (« Vers armés et “perte de fiole” : 115

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Ghislaine JAY-ROBERT

sont directement mises en scène et c’est dans ce jeu entre ce qui est dit et ce qui est montré que le comique prend sa source122. Les allusions à l’imagination aérienne d’Euripide constituent donc un moyen pour Aristophane à la fois de présenter la façon qu’a le poète tragique de composer une pièce et de définir en contre-point sa propre démarche. Profitant en effet des diverses connotations afférentes au milieu aérien, il caractérise d’abord, à sa manière, l’art d’Euripide et le compare à celui de ses contemporains. À la puissance et à la force de la poésie d’Eschyle s’opposent ainsi la légèreté et l’inconsistance de celle d’Euripide ; sa subtilité est présentée comme un souci excessif du détail manifestant un goût délétère pour les raisonnements spécieux et vains. Assimilé de cette manière aux intellectuels de la nouvelle génération, Euripide se voit disqualifié. Mais le processus ne s’arrête pas là et les allusions à l’Éther permettent aussi à Aristophane de réfléchir sur les différences ou les similitudes existant entre la tragédie d’Euripide et sa propre comédie. L’insistance qu’il met à dénoncer chez son rival l’habitude de juxtaposer des registres contradictoires et de mêler le noble au trivial traduit tout ce que peut avoir de gênant une démarche qui rejoint sa propre manière d’envisager le phénomène de la représentation au théâtre et l’alliance du sublime et du grotesque.

transactions tragi-comiques de mots et d’objets dans les Grenouilles d’Aristophane », in Claude Calame [dir.], Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide en dialogue 4, Lausanne, Études de Lettres, 2004, p. 52) dit d’Aristophane qu’il prend les métaphores « à la lettre ». 122 Pascal Thiercy, Aristophane : fiction et dramaturgie, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 103, 104 parle « d’images dramatisées » et note que « cette technique appartient au plus pur grotesque ».

P our une dramatique de l’imagination aérienne d’Euripide

M édée dans l’éther athénien Pierre VOELKE Université de Lausanne

Médée, divinité ex machina ? Le début de l’exodos de la Médée est marqué par l’entrée précipitée de Jason, à la recherche de celle qui vient de causer la mort de sa nouvelle épouse et du père de celle-ci, Créon ; pour échapper au châtiment, l’alternative qui s’offre à Médée est la suivante (v. 1296-1297) : soit se cacher sous terre, soit s’envoler dans les profondeurs de l’éther (αἰθέρος βάθος). Toutefois, Jason s’empresse d’ajouter que son souci premier n’est pas tant Médée que ses enfants ; c’est en effet sur eux que la famille royale pourrait être tentée d’assouvir son désir de vengeance (v. 13001305). Si Euripide fait peut-être ici allusion à une autre version de la légende1, il exacerbe surtout aux yeux des spectateurs la cruauté du sort qui frappe Jason, en mettant en évidence la distance entre ce qu’il considère déjà comme un crime impie (ἀνόσιος φόνος, v. 1305), le meurtre du roi et de sa fille, et un crime bien pire encore, connu du public et dont il va devoir supporter la nouvelle (v. 1309) : le meurtre de ses deux enfants par leur propre mère. En effet, à l’instant où le héros 1

De fait, une version de la légende, attribuée à un certain Créophylos et transmise par une scholie à la Médée (ad v. 264), indique que les Corinthiens auraient tué les enfants de Médée pour venger le meurtre de Créon commis par leur mère. Les sources antiques mentionnent deux auteurs du nom de Créophylos : le premier est présenté comme un poète contemporain d’Homère, le second comme un historien d’Éphèse du IVe siècle. Dès lors, on ne peut savoir si Euripide fait ici référence à une tradition antérieure ou s’il suggère simplement une possibilité dans le développement de l’intrigue, qui sera récupérée et exploitée chez des auteurs postérieurs. Voir la discussion et les références chez Donald J. Mastronarde, Euripides. Medea, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 50-51 et Judith Mossman, Euripides. Medea, Oxford, Aris & Phillips, 2011, p. 7-8. La possibilité que les enfants de Médée puissent être tués par les Corinthiens est encore évoquée dans les v. 1060-1061 et 1238-1239.

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fait son entrée pour sauver ses enfants, ceux-ci sont déjà morts, tués non pas par des proches de la famille royale, mais bien par Médée elle-même. L’ignorance de Jason relative au sort subi par ses enfants se double d’une illusion quant à la possibilité de se saisir de la meurtrière. En effet, lorsqu’il affirme que Médée ne saurait échapper qu’en se cachant sous terre ou en s’envolant dans l’éther, c’est bien l’impossibilité de la fuite que le héros veut ici signifier2. Et lorsqu’il donne l’ordre de faire ouvrir les portes du palais, c’est pour retrouver non seulement ses fils morts, mais aussi celle qu’il pense encore pouvoir châtier (v. 1314-1315). L’illusion de Jason rejoint celle du chœur, qui l’a encouragé à faire ouvrir les portes (v. 1313), et celle du public qui peut légitimement s’attendre à ce que l’ouverture des portes fasse apparaître les cadavres des enfants, avec la mère infanticide à leurs côtés ; une scène d’intérieur qui pourrait être rendue visible de tous par l’ekkuklêma, conformément à l’usage qu’Euripide fera de ce dispositif scénique dans des pièces ultérieures, notamment dans l’Héraclès (v. 1029-1038), lorsqu’il s’agira de faire apparaître une autre figure infanticide, Héraclès lui-même, avec les cadavres de ses enfants et de sa femme3. Dans la Médée pourtant, les attentes de Jason et du chœur, comme celles du public, sont prises en défaut : point de portes ouvertes, point d’ekkuklêma, mais une voix venue du haut, celle de Médée, qui vient signifier à Jason l’inutilité de ses efforts 2

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Sur cette manière d’exprimer l’impossibilité de la fuite, voir les parallèles euripidéens donnés par William Spencer Barrett, Euripides. Hippolytos, Oxford, Oxford University Press, 1964, p. 397, ad v. 1290-1293 ; voir en particulier Oreste, v. 1376-1377, ainsi que Phaethon, fr. 781, 63-64 (les fragments d’Euripide sont cités d’après l’édition de Richard Kannicht) : « Dois-je disparaître dans l’éther ou sous terre, dans une cachette invisible ? » Sur l’emploi de l’ekkuklêma, voir Nicolaos C. Hourmouziades, Production and Imagination in Euripides. Form and Function of the Scenic Space, Athens, Greek Society for Humanistic Studies, 1965, p. 93-108, Hans-Joachim Newiger, « Ekkyklema e mechané nella messa in scena del dramma greco », Dioniso, n° 59/2, 1989, p. 173-185, ainsi que les sources réunies par Eric Csapo & William J. Slater, The Context of Ancient Drama, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995, p. 270-273. Il est difficile d’affirmer que l’emploi de l’ekkuklêma était familier aux spectateurs de la Médée, jouée en 431, et que ceux-ci pouvaient s’attendre à son usage au moment où Jason donne l’ordre d’ouvrir les portes. L’emploi de l’ekkuklêma est généralement admis (notamment par William Spencer Barrett, Euripides. Hippolytos, p. 317-318, ad v. 811) dans l’Hippolyte, pièce de peu postérieure à la Médée (428, selon la date habituellement retenue), tandis que les Acharniens d’Aristophane (v. 408-409), joués en 425, semblent attester l’emploi régulier de l’ekkuklêma par Euripide à cette date. L’emploi de l’ekkuklêma dans la tragédie du Ve siècle a été contesté par Arthur Wallace PickardCambridge, The Theatre of Dionysos in Athens, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1946, p. 100-122, et en dernier lieu par Vincenzo Di Benedetto & Enrico Medda, La tragedia sulla scena. La tragedia greca in quanto spettacolo teatrale, [1997], Torino, Einaudi, 2002.

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pour forcer les portes du palais (v. 1317-1318). Au-dessus de la skênê, avec à ses côtés les enfants qu’elle vient de tuer, Médée est désormais hors d’atteinte : « jamais ta main ne me touchera », déclare-t-elle à Jason (v. 1320) ; hors d’atteinte, car elle dispose désormais du char du Soleil, le père de son père (v. 1321), prêt à l’emmener dans « les profondeurs de l’éther » (v. 1297), en lui permettant d’emprunter cette voie qui, quelques instants plus tôt, paraissait impraticable. Alors que Jason imaginait le corps de Médée doté d’ailes (πτηνὸν σῶμα, v. 1297), pour mieux souligner l’impossibilité de sa fuite, son départ est précisément rendu possible par des ailes, celles dont est vraisemblablement pourvu le char du Soleil4 ; alors que le messager annonciateur de la mort du roi et de sa fille conseillait à Médée de fuir sur un « char naval » (ναΐα ἀπήνη) ou sur un « char terrestre » (ὄχος πεδοστιβής, v. 1122-1123), croyant ainsi épuiser les différents types de véhicules s’offrant à elle, c’est un char aérien qui lui permet d’échapper à son poursuivant5. Un effet de surprise comparable se retrouve dans l’Oreste, tragédie qu’Euripide fait représenter en 408, soit plus de vingt ans après la Médée. Dans l’exodos, Ménélas, comme Jason, donne l’ordre d’ouvrir les portes du palais6 ; il s’agit ici de sauver sa fille, Hermione, prise en otage par Oreste et Pylade, de récupérer le corps d’Hélène qu’il croit morte, et de tuer ses meurtriers (v. 1561-1566). Mais la surprise vient ici encore des hauteurs : Oreste et Pylade apparaissent sur le toit de la skênê avec Hermione, et le premier ordonne à Ménélas de ne pas mettre la main sur les serrures (v. 1567). À travers cette défense prononcée du haut de la

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Char ailé du soleil : Euripide, Oreste, v. 1001-1002, Phaeton, fr. 779, 6 ; chevaux ailés tirant son char : Euripide, Électre, v. 464-466 (cf. déjà Hymne homérique à Déméter, v. 89 : chevaux comparés à des oiseaux). L’hypothesis de la pièce (cf. scholie ad v. 1320) indique que le char du soleil est attelé non pas à des chevaux, mais à des serpents ailés ; de même, deux vases lucaniens (Policoro, Museo archeologico nazionale, n° 35296 ; Cleveland Museum of Art, n° 91.1), datés autour de 400, montrent Médée dans un char tiré par des serpents ; selon Oliver Taplin, Pots and Plays. Interactions between Tragedy and Greek Vase-Painting of the Fourth Century B. C., Los Angeles, Getty Museum, 2007, p. 117-123, les serpents sur ces deux vases seraient le reflet d’une mise en scène locale de la pièce d’Euripide, différente de celle de 431. En tous les cas, comme le note Judith Mossman, Euripides. Medea, p. 31, n. 112, « it is particularly surprising that neither Jason or the chorus comments on this magic chariot drawn by flying horses or dragons ». Cf. v. 768-771, dans lesquels Médée utilise des métaphores nautiques pour évoquer son arrivée à Athènes et le refuge qu’elle va trouver auprès d’Égée. La similitude entre ces deux scènes est relevée et analysée notamment par Nicolaos C. Hourmouziades, Production and Imagination in Euripides, p. 17-18, Enrico Medda, Euripide. Oreste, Milano, BUR, 2001, p. 318-319.

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skênê, Oreste semble assumer le type de discours qui revient aux dieux lorsqu’ils interviennent dans l’exodos pour infléchir le cours de l’action7. À ces deux niveaux distincts de l’espace théâtral (niveau de l’orkhêstra, toit de la skênê), l’exodos de l’Oreste en ajoute un troisième, qui permet de réaffirmer la différence, un instant brouillée par l’intervention d’Oreste, entre les humains et les dieux. En effet, alors qu’Oreste s’apprête à mettre le feu au palais et que Ménélas appelle à l’aide les hommes argiens (v. 1618-1624), Apollon et Hélène font leur apparition grâce à la mêkhanê, suspendus dans les airs au-dessus des protagonistes humains8 ; enlevée par Apollon sur ordre de Zeus, sauvée ainsi de l’épée d’Oreste (v. 16331634), Hélène est désormais elle-même immortelle (ἄφθιτος, v. 1635), destinée à vivre dans les replis de l’éther (αἰθέρος πτυχαί), aux côtés des Dioscures (v. 1636), déesse (θεός, v. 1687) destinée à résider dans le ciel étoilé, dans le palais de Zeus, aux côtés d’Héra et d’Hébé (v. 1684-1687). Les premiers mots d’Apollon se présentent ici encore comme l’expression d’une défense adressée à Ménélas (« renonce à ta volonté acérée », v. 1625), qui vient supplanter par son efficacité celle formulée auparavant par Oreste. Dans la Médée, la superposition des espaces ne présente pas la même clarté. Où Médée se trouve-t-elle précisément au moment où elle interpelle Jason ? Selon la communis opinio, Médée apparaîtrait dans le char du Soleil, tenu par la mêkhanê 9. Cette hypothèse peut se prévaloir notamment d’une remarque d’Aristote dans la Poétique (1454b1), qui déplore que le dénouement (λύσις) de la Médée découle de la mêkhanê (ἀπὸ 7

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Relevé par Donald J. Mastronarde, « Actors on High : The Skene Roof, the Crane, and the Gods in Attic Drama », Classical Antiquity, n° 9/2, 1990, p. 247-294 (p. 262263). Exemples de ces « stopping utterances » prononcés par des dieux dans l’exodos : Sophocle, Philoctète, v. 1409-1410, Euripide, Suppliantes, v. 1185-1186, Iphigénie en Tauride, v. 1435-1437, Hélène, v. 1642-1643. Pour la mise en scène de cette partie finale de l’Oreste, je suis Donald J. Mastronarde, « Actors on High », p. 262-264, 281, 287, et Enrico Medda, Euripide. Oreste, p. 318. Selon Nicolaos C. Hourmouziades, Production and Imagination in Euripides, p. 30, 168, Apollon et Hélène sont déposés sur une structure en bois placée sur le toit de la skênê ; dans le même sens, voir Charles W. Willink, Euripides. Orestes, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1986, p. 351, ad v. 1625-1690. Cf. Vincenzo Di Benedetto & Enrico Medda, La tragedia sulla scena, p. 147 : « L’esodo dell’Oreste risulta l’unico caso in tragedia in cui i personaggi sono disposti contemporaneamente su tre livelli differenti dello spazio scenico ». Pour ne citer ici que le commentaire le plus récent, qui reflète la communis opinio, « enter Medea, with the bodies of her children, on the mêchanê, which is designed to represent a flying chariot » (Judith Mossman, Euripides. Medea, p. 356). Pour une discussion plus détaillée, voir Donald J. Mastronarde, « Actors on High », p. 264-266, 281.

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μηχανῆς), quand bien même le terme pourrait ici faire référence non pas

à la machine théâtrale elle-même, mais de manière plus générale à l’usage d’un artifice dramatique10. Comme l’ont souvent relevé les commentateurs, cette apparition de Médée grâce à la mêkhanê, un appareillage utilisé principalement pour les dieux, tendrait à l’extraire de l’humanité, pour l’assimiler à une figure divine11. Cette forme d’apothéose se refléterait également dans le type de discours qu’elle tient ici. Ainsi, lorsqu’elle dissuade Jason de forcer les portes (v. 1317), elle assumerait, tout comme Oreste face à Ménélas, un discours prescriptif, dont nous avons vu qu’il appartient habituellement aux dieux lorsqu’ils se manifestent au terme de la pièce. Plus loin (v. 1378-1388), elle tient un discours prospectif qui s’apparenterait également au discours des dieux, en annonçant successivement la sépulture qu’elle va offrir à ses enfants, le rituel qu’elle va fonder en leur honneur, son départ pour Athènes et la mort infamante de Jason. L’apparition de Médée grâce à la mêkhanê n’est toutefois pas assurée et ne constitue pas la seule possibilité de mise en scène. En effet, lorsque les dieux apparaissent sur la mêkhanê, ils ont accompli, implicitement ou explicitement, un trajet qui les a amenés d’un ailleurs jusqu’au lieu de l’action dramatique12. Or, Médée n’apparaît pas à Jason en provenance d’un lieu autre que le palais lui-même où elle vient de tuer ses enfants ; il est donc possible qu’elle apparaisse sur le toit de la skênê en y accédant par une échelle ou un escalier, portant les cadavres de ses enfants représentés par des mannequins13. Quant au char du Soleil, il n’est pas nécessaire que Médée y ait déjà pris place au moment même où elle s’y réfère ; sans doute est-il bien visible, comme le suggère l’emploi du Voir en ce sens Donald W. Lucas, Aristotle. Poetics, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1972, p. 163-164, l’une des rares voix à mettre en doute l’usage de la mêkhanê dans la Médée. 11 Voir en particulier Maurice P. Cunningham, « Medea ἀπὸ μηχανῆς », Classical Philology, n° 49, 1954, p. 151-160, et Bernard Knox, « The Medea of Euripides », in Word and Action. Essays on the Ancient Theater, Baltimore-London, The Johns Hopkins University Press, 1979, p. 295-322 (p. 303-306). Dans la tragédie, les deux seules figures non-divines pour lesquelles l’emploi de la mêkhanê peut être admis sont Persée dans l’Andromède d’Euripide (fr. 124) et Bellérophon dans la pièce éponyme du même auteur (fr. 306-308). 12 Références explicites au trajet effectué : Sophocle, Philoctète, v. 1413-1414, Euripide, Andromaque, v. 1232, Ion, v. 1556, Électre, v. 1241-1242. 13 Référence explicite à l’escalier permettant d’accéder au toit de la skênê : Euripide, Phéniciennes, v. 100. Que les cadavres des enfants soient représentés par des mannequins (et donc facilement transportables) est admis par Cecelia A. E. Luschnig, « Euripides : Medea », in Hanna M. Roisman (dir.), The Encyclopedia of Greek Tragedy, Chichester, Wiley, 2014, p. 439-445 (p. 440). 10

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déictique τοιόνδε (v. 1321), mais son apparition peut s’opérer, par le biais de la mêkhanê, au moment même où Médée indique, avec un verbe au présent, que le Soleil le lui donne (δίδωσιν, v. 1322) et donc avant même qu’elle y prenne place. Si tel était le cas, nous aurions ici, comme dans l’Oreste, une division verticale de l’espace en trois niveaux – orkhêstra, toit de la skênê, mêkhanê. À cet égard, de même que dans l’Oreste l’apparition d’Apollon au-dessus d’Oreste et Pylade vient réaffirmer la distinction entre humains et dieux, l’apparition du char du Soleil tendrait à marquer, dans un premier temps, cette même distinction. Toutefois, alors qu’Apollon et Hélène restent sans doute suspendus à la mêkhanê, audessus des protagonistes humains, le char du Soleil quant à lui doit être déposé sur le toit de la skênê, au niveau où se trouve Médée, pour qu’elle puisse y prendre place. Cette mise en scène suggérerait ainsi tout à la fois que Médée n’est pas une déesse, mais qu’elle entretient une forme de proximité avec les dieux et qu’elle s’apprête à entrer, au terme de la pièce, dans leur sphère. On relèvera en tous les cas que si les dieux sont mentionnés à plusieurs reprises dans cette partie finale de la pièce, tant par Médée que par Jason, ils constituent, sans qu’il y ait ambiguïté, une instance tierce par rapport aux deux protagonistes14. Médée se définit elle-même comme « femme » (γυνή, v. 1368) et comme « mère » (v. 1397), et si Jason tend à l’extraire de l’humanité, c’est pour la rapprocher d’un statut non pas divin, mais animal, en l’assimilant à une lionne plus sauvage que Scylla15. Quant au discours tenu par Médée, si celui-ci semble s’apparenter au discours des dieux lorsqu’ils interviennent pour offrir un dénouement à la pièce, il s’en distingue néanmoins sensiblement. Ainsi, lorsque Médée dissuade Jason de forcer les portes du palais, elle n’utilise pas un impératif pour exprimer une défense, mais elle formule une question pour lui faire comprendre l’inutilité de ses efforts : « pourquoi secoues-tu et cherches-tu à forcer ces portes ? » (v. 1317). Il ne s’agit pas d’énoncer un ordre qui infléchirait le cours de l’action, car, quand bien même Jason passerait outre, Médée est désormais protégée par le char du Soleil, semblable à un rempart (ἔρυμα, v. 1322). Médée n’utilise l’impératif à Références aux dieux dans l’exodos : v. 1324, 1333, 1352, 1372, 1379, 1391, 1402, 1405, 1410, 1415-1418. 15 V. 1342-1343, 1407 ; cette désignation est reprise par Médée elle-même aux v. 13581359. Déjà la nourrice assimile Médée à une lionne dans la parodos (v. 187). Sur les multiples identités de Médée dans l’exodos, voir Cecelia A. E. Luschnig, Granddaughter of the Sun. A Study of Euripides’ Medea, Leiden, Brill, 2007, p. 63-84 ; cf. p. 77 : « however much we say that she is something more, a demon of revenge, a goddess or monster, or that she has given up her humanity, she is still human, still a woman. » 14

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l’égard de Jason qu’à la fin de l’exodos, lorsqu’elle lui dit d’aller enterrer sa jeune épouse (v. 1395) ; encore s’agit-il ici d’une manière de le congédier, plus que d’une véritable instruction à suivre, comme celles que dispensent les dieux. Quant au discours prospectif que tient Médée, il n’est pas non plus totalement assimilable à celui que tiennent les dieux. Sans doute annonce-t-elle son intention de fonder un rite en des termes proches de ceux utilisés par Artémis à la fin de l’Hippolyte16. De même lorsqu’elle annonce la mort de Jason (v. 1386-1388), elle semble investie d’un pouvoir prophétique susceptible de lui conférer un statut divin, car rien n’indique qu’elle tire ce savoir d’une instance qui lui serait supérieure17. En revanche, lorsqu’elle évoque dans le même passage la sépulture à offrir à ses enfants, c’est pour indiquer qu’elle va les enterrer elle-même de sa propre main (v. 1378-1380) ; or, si les dieux peuvent donner des instructions ou faire des annonces relatives à la sépulture des protagonistes humains de la pièce, ce n’est jamais pour assumer euxmêmes cette prise en charge des morts18. De même, lorsqu’elle annonce qu’elle va se rendre sur la terre d’Érechthée pour partager la demeure d’Égée (v. 1384-1385), cette destination vient rappeler le statut humain de Médée et contraste avec la demeure de Zeus vers laquelle Apollon conduit Hélène à la fin de l’Oreste (v. 1684), quand bien même le véhicule utilisé et l’espace traversé pour s’y rendre – l’éther (cf. v. 1297) – appartiennent aux dieux19. 16

Euripide, Médée, v. 1381-1384 : γῇ δὲ τῇδε Σισύφου / σεμνὴν ἑορτὴν καὶ τέλη προσάψομεν / τὸ λοιπὸν ἀντὶ τοῦδε δυσσεβοῦς φόνου (« à cette terre de Sisyphe nous

donnerons une fête inspirant le respect et des rites qui serviront à l’avenir de compensation pour ce crime impie ») ; Euripide, Hippolyte, v. 1423-1425 : σοὶ δ᾽, ὦ ταλαίπωρ᾽, ἀντὶ τῶνδε τῶν κακῶν / τιμὰς μεγίστας ἐν πόλει Τροιζηνίᾳ / δώσω (« à toi, malheureux, en compensation de tes maux, je donnerai de très grands honneurs dans la cité de Trézène »). Sur le rite dont Médée annonce l’institution, voir en particulier Francis M. Dunn, « Euripides and the Rites of Hera Akraia », Greek, Roman, and Byzantine Studies, n° 35, 1994, p. 103-115. 17 Par contraste, le discours prophétique d’Eurysthée dans les Héraclides se réclame d’un vieil oracle de Loxias (v. 1028) et celui de Polymestor dans l’Hécube d’un oracle thrace de Dionysos (v. 1267). 18 Annonces divines relatives à des sépultures : Euripide, Andromaque, v. 1239-1242, Hécube, v. 1271, Suppliantes, v. 1210, Iphigénie en Tauride, v. 1464, Antiope, fr. 223, 80-82, Érechthée, fr. 370, 67-70. 19 Sur l’éther comme espace divin, associé en particulier à Zeus, voir notamment Euripide, Bacchantes, v. 393, Ion, v. 1078-1079, Électre, v. 1349-1353, Oreste, v. 1636, Mélanippe, fr. 487, Chrysippos, fr. 839, 1, fr. 985, et déjà Homère, Iliade, II, 412, Eschyle, Niobé, fr. 162 Radt ; identification de l’éther avec Zeus : Euripide, fr. 877 et 941, et déjà Eschyle, Héliades, fr. 70 Radt ; cf. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1471. On lira en

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Ainsi donc, l’exodos de la Médée ne met pas en scène l’apparition d’une divinité ex machina, mais bien une femme qui, tout à la fois, se définit comme telle et accède à une forme de proximité avec les dieux, à travers la voie aérienne qu’elle va emprunter et le type de discours qu’elle tient, sans pour autant se confondre avec eux.

U ne Athènes entre terre et ciel Le choix d’Athènes comme destination résulte de la rencontre entre Égée et Médée, au terme de laquelle le roi athénien s’engage à la recevoir dans sa cité (v. 723-728) ; promesse qui constitue elle-même une réponse à la question cruciale posée par Médée dans le premier épisode (v. 386) : « quelle cité me recevra ? ». Or, si le trajet aérien que va effectuer Médée en prenant place dans le char du Soleil la fait entrer dans une sphère divine, il se pourrait que le char aérien qu’elle va emprunter soit également le moyen adéquat pour accéder à la cité athénienne, aussi humaine soit-elle. En effet, si Médée annonce qu’elle va se rendre dans la « terre (γαῖα) d’Érechthée » (v. 1384), cette terre se révèle indissociable de l’éther qui la domine et qui lui offre en quelque sorte un prolongement aérien ; telle est l’image d’Athènes que le chœur dessine dans le troisième stasimon, après le départ d’Égée et alors que Médée sait qu’elle pourra désormais trouver refuge dans la cité de Pallas (v. 768-771). Les premières strophe et antistrophe du stasimon célèbrent en ces termes la cité athénienne (v. 824-845) : Ἐρεχθεΐδαι τὸ παλαιὸν ὄλβιοι (824) καὶ θεῶν παῖδες μακάρων, ἱερᾶς (825) χώρας ἀπορθήτου τ’ ἄπο, φερβόμενοι (826-827) κλεινοτάταν σοφίαν, αἰεὶ διὰ λαμπροτάτου (828-829) βαίνοντες ἁβρῶς αἰθέρος, ἔνθα ποθ’ ἁγνὰς (830-831) ἐννέα Πιερίδας Μούσας λέγουσι (832-833) ξανθὰν Ἁρμονίαν φυτεῦσαι· (834) τοῦ καλλινάου τ’ ἐπὶ Κηφισοῦ ῥοαῖς (835) τὰν Κύπριν κλήιζουσιν ἀφυσσαμέναν (836) χώρας καταπνεῦσαι μετρίας ἀνέμων (837-838) ἡδυπνόους αὔρας· αἰεὶ δ’ ἐπιβαλλομέναν (839-840) χαίταισιν εὐώδη ῥοδέων πλόκον ἀνθέων (841-842) τᾶι Σοφίαι παρέδρους πέμπειν Ἔρωτας, (843-844) παντοίας ἀρετᾶς ξυνεργούς. (845) parallèle les analyses de Pietro Pucci, « Euripides’ Heaven », in Victoria Pedrick & Steven M. Oberhelman, The Soul of Tragedy. Essays on Athenian Drama, Chicago/London, The University of Chicago Press, p. 49-71 (p. 49-59).

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Depuis les temps anciens les Érechthéides sont prospères : enfants des dieux bienheureux, issus d’une contrée sacrée inexpugnable, ils se nourrissent d’un savoir très glorieux, toujours marchant avec délicatesse à travers l’éther très limpide, là où un jour, dit-on, celles que l’on entoure de respect, les neuf Muses de Piérie, ont implanté la blonde Harmonie. Sur les flots du Céphise aux belles eaux, Cypris, on le raconte, est venue puiser, avant de faire souffler sur la contrée des brises douces et mesurées. Toujours elle met sur sa chevelure une couronne de roses odorantes et elle envoie siéger à côté du Savoir les Amours, eux qui contribuent à produire toute forme d’excellence.

La première strophe dessine l’image d’un peuple conjuguant de manière paradoxale autochtonie et appartenance à l’éther, inscription dans le sol et caractère aérien. Au chapitre de l’autochtonie, les Athéniens sont désignés dans les premiers vers (v. 824-826) comme les descendants d’Érechthée et les enfants des dieux bienheureux – référence à Héphaïstos, Terre et Athéna, respectivement parents et nourrice d’Érechthée –, et comme peuple issu d’un « pays inexpugnable » (χώρα ἀπόρθητος) ; sont donc évoquées ici les deux facettes de l’autochtonie des Athéniens, conçue à la fois comme descendance d’un ancêtre né de la terre et comme occupation permanente d’une même terre20. Toutefois, cette permanence ne s’inscrit pas seulement dans le sol, mais elle revêt tout autant une dimension aérienne : aux Athéniens évoqués par le Périclès de Thucydide (II, 36, 1), habitant « toujours » (αἰεί) identiques la χώρα, grâce à la succession des générations, répondent ici des Athéniens évoluant « toujours » (αἰεί, v. 829) dans un éther qualifié de « très brillant » (λαμπρότατος), référence à la lumière du ciel athénien, mais plus 20

Sur ces deux composantes de l’autochtonie athénienne et leur articulation, voir en particulier Vincent J. Rosivach, « Autochthony and the Athenians », Classical Quarterly, n° 37, 1987, p. 294-306. La désignation des Athéniens comme descendants d’Érechthée est caractéristique de la tragédie et d’Euripide en particulier ; voir néanmoins déjà Pindare, Isthmiques, 2, 19, Pythiques, 7, 10. Athéniens comme descendants des dieux : Isocrate, Panathénaïque, 124 ; fils d’Héphaïstos : Eschyle, Euménides, v. 13 ; Athéna, nourrice d’Érechthée : Iliade, II, 547-548. Dans cette analyse du troisième stasimon, je reprends certaines remarques présentées dans « L’intégration de l’étranger dans la tragédie athénienne. Remarques sur la Médée d’Euripide », in Monserrat Reig & Xavier Riu (dir.), Drama, Philosophy, Politics in Ancient Greece. Contexts and Receptions, Barcelona, UB edicions, 2014, p. 137-156.

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généralement à la luminosité intrinsèque de l’éther21 ; l’adverbe ἁβρῶς (v. 830), « délicatement », qui qualifie ici la démarche des Athéniens, revêt une connotation érotique, tout en évoquant également la légèreté qui accompagne ce pas aérien22. On se demandera d’ailleurs si le caractère inexpugnable de la χώρα athénienne n’a pas quelque rapport avec le lien privilégié qu’elle entretient avec l’éther en tant que lieu inaccessible23. S’ils sont issus du sol, les Athéniens ont donc vocation à s’élever pour occuper l’éther et ces « enfants des dieux » (v. 825) semblent ainsi partager le même espace que les dieux eux-mêmes. Cette référence à l’éther et ce caractère divin peuvent être associés à la nourriture immatérielle dont s’alimentent (φερβόμενοι, v. 827) ici les Athéniens : un savoir très illustre (σοφία κλεινοτάτα, v. 828). Aussi immatérielle soit-elle, cette nourriture est néanmoins évoquée à travers un verbe qui suggère un ancrage dans le sol : φέρβω, ainsi que ses dérivés et composés verbaux et nominaux, semblent en effet plus particulièrement liés, dans leur sens premier, à l’alimentation offerte par la terre et notamment au fourrage donné aux troupeaux24. Cet ancrage dans le sol d’une nourriture immatérielle reproduit le paradoxe d’un peuple autochtone marchant dans l’éther et confirme cette forme de symbiose qui se réalise à Athènes entre air et terre.

Le lien entre l’adverbe αἰεί et l’idéologie de l’autochtonie est relevé par Stephen Nimis, « Autochthony, Misogyny, and Harmony : Medea 824-45 », Arethusa, n° 40, 2007, p. 397-420 (p. 405-406), avec renvoi à Nicole Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Le Seuil, 1996, p. 32-34. Sur l’autochtonie athénienne comme présence permanente sur un même territoire, autre expression très explicite chez Isocrate, Panégyrique 24. Sur la clarté du ciel athénien, cf. Ménandre, Samienne, v. 107109, de manière implicite par opposition au brouillard épais (ἀὴρ παχύς) du Pont Euxin. Sur la brillance intrinsèque de l’éther, inscrite dans son nom même (dérivé du verbe αἴθω, « brûler ») et rendue explicite par l’adjectif λαμπρός, voir Euripide, Hippolyte, v. 178, Oreste, v. 1087, Ion, v. 1445, Iphigénie en Tauride, v. 29, Hippolyte voilé, fr. 443. 22 La même qualification s’appliquera plus loin à la démarche de la fille de Créon (ἁβρὸν βαίνουσα, v. 1164), lorsqu’elle fait quelques pas pour observer comment le peplos offert par Médée tombe sur sa cheville (v. 1165-1166). Sur la coloration érotique introduite par l’adverbe ἁβρῶς, voir Laura A. Swift, « The Symbolism of Space in Euripidean Choral Fantasy », Classical Quarterly, n° 59, 2009, p. 364-382 (p. 372). 23 Éther comme lieu inaccessible (ἄβατον) : Phéniciennes, v. 809 ; éther comme lieu d’une fuite impossible : voir supra n. 2. 24 Sur le verbe φέρβω, voir Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968, p. 1187-1188, Claude Moussy, Recherches sur « trephô » et les verbes signifiant « nourrir », Paris, Klincksieck, 1969, p. 27-35. 21

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Les derniers vers de la strophe permettent de préciser la nature de ce savoir nourricier, tout en prolongeant la métaphore végétale. L’éther qu’arpentent les Athéniens est le lieu même où les neuf Muses ont engendré, mais plus littéralement « (im)planté » (φυτεῦσαι), la blonde Harmonie (v. 831-834)25 ; objet d’une « (im)plantation » effectuée par les Muses, la blonde Harmonie semble bien faire écho au savoir dont se nourrissent les Athéniens et conduit à définir cette σοφία nourricière d’abord comme habileté et savoir poétiques. Cette mise en parallèle entre la blonde Harmonie et la σοφία s’imposera de manière plus nette encore à la fin de l’antistrophe, lorsque la seconde sera à son tour évoquée comme une personnification. Si la permanence de la marche des Athéniens dans l’éther fait écho à la permanence de leur installation sur leur sol, la présence des Muses dans cet espace aérien et la définition de la σοφία dont ils se nourrissent comme savoir poétique peuvent aussi conduire à interpréter le « toujours » (αἰεί) comme référence à la succession ininterrompue des fêtes qui caractérisait la cité athénienne et qui constituait autant d’occasions pour des performances poétiques26. Toutefois, de manière plus spécifique, on verra dans la σοφία poétique dont se nourrissent les Athéniens celle que met en œuvre le poète tragique lui-même à travers la pièce en train de se jouer27. Placés dans un élément immatériel, l’éther, et nourris d’une nourriture immatérielle, les Athéniens chantés par le chœur de la Médée en Comme l’atteste la scholie au v. 834, dès l’Antiquité les interprètes ont perçu une ambiguïté syntaxique dans ces vers : sont-ce les Muses qui engendrent Harmonie ou l’inverse ? Si l’on met en relation ce dont se nourrissent les Athéniens – le savoir (σοφία) – et ce qui est planté, le complément de l’infinitif φυτεῦσαι est plus probablement la blonde Harmonie que les Muses ; en ce sens, voir Denys L. Page, Euripides. Medea, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1938, p. 132 ; Donald J. Mastronarde, Euripides. Medea, p. 309, Judith Mossman, Euripides. Medea, p. 298-299 ; contra : Glenn W. Most, « Two Problems in the Third Stasimon of Euripides’ Medea », Classical Philology, n° 94, 1999, p. 20-35 (p. 20, n. 1), Myrto Gondicas & Pierre Judet de La Combe, Euripide. Médée, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 138. Pietro Pucci, The Violence of Pity in Euripides’ Medea, Ithaca/London, Cornell University Press, 1980, traduit selon la première interprétation (p. 116), tout en soulignant l’ambiguïté du texte (p. 217, n. 40) et en optant finalement pour la seconde interprétation (p. 122) ! 26 Voir en particulier Isocrate, Panégyrique, 46 : « notre cité est un festival (πανήγυρις) permanent (ἅπαντα τὸν αἰῶνα) pour ceux qui la visitent » ; cf. Thucydide, II, 38, 1 : concours et sacrifices se succédant toute l’année (διετήσιοι), Ps.-Xénophon, Constitution des Athéniens, III, 8 : les Athéniens célèbrent deux fois plus de fêtes (ἑορταί) que les autres cités. 27 Sur ce point, voir Pietro Pucci, The Violence of Pity, p. 120 : « The play Medea is an artistic achievement of sophia and as such it belongs to the spiritual enclave of Aphrodite, Sophia, and the Erotes. » 25

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deviennent eux-mêmes immatériels28. À cet égard, loin de pouvoir être purement et simplement identifiés avec les Athéniens du public, les Athéniens chantés par le chœur, à travers le savoir poétique dont ils se nourrissent, deviennent eux-mêmes une image poétique, voire un double illusoire. À cet égard, on se souviendra que chez Euripide, c’est à partir de l’éther que les dieux peuvent forger des simulacres trompeurs, des εἴδωλα. Ainsi l’εἴδωλον d’Hélène, dans la pièce qui porte son nom fut façonné par Héra à partir de l’éther (v. 583-586) et de même dans les Bacchantes (v. 291-294), selon le récit fait par Tirésias, Zeus arrache un morceau de l’éther pour en faire un double trompeur de Dionysos livré à Héra pour apaiser sa colère. Les Athéniens chantés par le chœur peuvent ainsi apparaître eux-mêmes comme un morceau d’éther, comme un εἴδωλον des véritables Athéniens assis sur les gradins du théâtre de Dionysos. L’antistrophe s’ouvre avec l’image d’une Aphrodite puisant dans les eaux du Céphise pour souffler sur le territoire (χώρα) athénien des brises douces et mesurées (v. 837-838), transformant ainsi l’eau en un souffle qu’elle fait retomber (καταπνεῦσαι) sur le sol ; l’eau et la brise évoquées dans cette antistrophe s’associent à la luminosité de l’éther mentionnée précédemment comme composantes d’un climat bien équilibré29. On relèvera surtout que le début de cette antistrophe poursuit l’image d’une symbiose entre espaces terrestre et aérien. À travers ce pouvoir de symbiose, Aphrodite révèle dans le même temps son rôle tout à la fois dans la reproduction et dans l’ancrage autochtone de la cité. En effet, la χώρα sur laquelle souffle Aphrodite (v. 837) n’est autre que celle dont les Athéniens sont issus (v. 826) et l’eau du Céphise dans lequel Aphrodite vient puiser revêt bien un pouvoir fécondant, comme le dira avec force le chœur de l’Œdipe à Colone de Sophocle (v. 685-691) : « toujours » (αἰέν) le fleuve s’étend sur les plaines pour les « féconder rapidement » (ὠκυτόκος)30 ; la présence du fleuve est d’ailleurs ici aussi associée à celle 28

Sur l’éther comme pôle immatériel opposé à la terre chez Euripide, on verra les analyses de Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, Louvain, Peeters, 2001, p. 45-60. Sur les conceptions philosophiques sous-jacentes à cette représentation de l’éther, voir également Franziska Egli, Euripides im Kontext zeitgenössischer intellektueller Strömungen, München/Leipzig, Saur, 2003, p. 79-120. 29 Cf. en particulier Euripide, fr. 981, 2-3 : « Nous avons au-dessus de notre terre un ciel bien tempéré (εὖ κεκραμένος), dans lequel n’excèdent ni le chaud ni le froid. » 30 De manière plus spécifique, Stephen Nimis, « Autochthony, Misogyny, and Harmony », p. 409-411, soutient l’hypothèse d’une évocation de Praxithéa à travers la figure génitrice de Céphise ; Céphise comme père de Praxithéa : Lycurgue, Contre Léocrate, 99-100 ; Céphise comme grand-père de Praxithéa : Ps.-Apollodore, Bibiliothèque, III, 15, 1 ; Céphise comme ancêtre de Ion, lui-même petit-fils de

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d’Aphrodite et des Muses, puisque le chant associe la constance du débit du fleuve (v. 685-686) avec la présence continue d’Aphrodite et des Muses à Colone (v. 691-693). On retrouve donc dans cette antistrophe l’Aphrodite des Danaïdes d’Eschyle (fr. 44 Radt), revendiquant son rôle dans l’union de la terre et du ciel, la première fécondée par la pluie tombant (πεσών) du ciel. Euripide utilise ailleurs (fr. 898) le même langage pour dire le pouvoir d’Aphrodite qui unit (συμμείγνυμι) terre et ciel, en instillant dans la première le désir de pluie et dans le second, gonflé de pluie, le désir de « tomber » (πεσεῖν) sur la terre. Sans référence au rôle d’Aphrodite, un autre fragment euripidéen (fr. 839, 1-7) utilise la même imagerie, pour évoquer l’éther, géniteur des dieux et des hommes, et la terre qui, réceptrice de la pluie, enfante tous les êtres vivants31. Dans l’évocation de ce pouvoir de symbiose entre ciel et terre, on sera enclin à percevoir une référence à l’Aphrodite ouranienne, associée dans l’iconographie avec une échelle qui vient précisément mettre en évidence un tel rôle dans la conjonction des espaces32. Comme nous l’avons noté plus haut, le chœur de l’Œdipe à Colone associe l’écoulement continu du Céphise à la présence permanente d’Aphrodite et des Muses. Si les Muses ne sont pas mentionnées dans la suite de l’antistrophe du stasimon de la Médée, du moins la σοφία poétique s’y retrouve à l’honneur. En effet, si Aphrodite relie les espaces terrestre et aérien pour faire émerger de la χώρα les Athéniens, c’est aussi elle qui fait fructifier la nourriture immatérielle dont ils se nourrissent dans l’éther. Au caractère continu de leur marche dans l’éther (αἰεί, v. 829) répond en effet la continuité (αἰεί, v. 840) avec laquelle Aphrodite envoie les Amours siéger aux côtés d’un savoir (σοφία, v. 843) désormais personnifié, pour produire avec lui, en tant qu’auxiliaires (ξυνεργοί), toute forme d’excellence (παντοία ἀρετή, v. 845)33.

Praxithéa : Euripide, Ion, v. 1261. Sur l’autochtonie de Praxithéa, voir Giulia Sissa & Marcel Detienne, La Vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette, 1989, p. 238-242. 31 Cf. encore Euripide, Antiope, fr. 182a : « Je chante l’éther et la terre génitrice de toute chose. » Humidité de l’éther : Euripide, Ion, v. 796, fr. 941, et déjà Pindare, Néméennes, 8, 41, Eschyle, Suppliantes, v. 792-793. 32 Sur ce point, voir Vinciane Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque. Contribution à l’étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique, Athènes/Liège, Centre international d’étude de la religion grecque antique, 1994, p. 22-23, Rachel Rosenzweig, Worshipping Aphrodite. Art and Culture in Classical Athens, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2004, p. 79-80. 33 Cf. Euripide, Sthénébée, fr. 663 : « Éros transmet son enseignement au poète, même s’il est auparavant étranger à l’art des muses (ἄμουσος) », fragment repris par Agathon

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U n détour platonicien : l’ancienne Athènes de Critias Parmi les textes susceptibles d’entrer en résonance avec ce troisième stasimon de la Médée, sans doute convient-il de s’arrêter à la description platonicienne de l’ancienne Athènes dans le Timée et le Critias. Dans le premier dialogue, Critias évoque des Athéniens nés de la semence de Terre et d’Héphaïstos, rejetons et élèves des dieux, nés en un lieu choisi par Athéna pour son climat équilibré (εὐκρασία), susceptible de produire les hommes les plus intelligents (φρονιμώτατοι), ressemblant le plus à cette déesse amie de la guerre (φιλοπόλεμος) et du savoir (φιλόσοφος) et surpassant tous les hommes en toutes sortes de qualités (πᾶσα ἀρετή)34. Dans le second dialogue, reprenant la description esquissée au début du Timée, Critias confirme l’autochtonie des Athéniens ; quant à leur région (χώρα), bénéficiant de saisons bien tempérées (ὥραι μετριώτατα κεκραμέναι) et reçue en partage par Athéna et Héphaïstos, divinités ayant un même amour du savoir (φιλοσοφία) et des arts (φιλοτεχνία), elle était elle-même propice à la pensée (φρόνησις) et au talent (ἀρετή), comme en témoignaient les gardiens vivant sur l’acropole, célèbres pour leur excellence en toute chose (παντοία ἀρετή)35. L’essentiel des éléments mis en avant dans l’évocation d’Athènes par le chœur de la Médée se retrouvent ainsi dans la description de l’ancienne Athènes par Critias ; toutes deux mettent en évidence l’autochtonie du peuple athénien, le climat tempéré prévalant sur son territoire, sa proximité avec les dieux, son excellence en toute chose et notamment dans le savoir et la réflexion, même si le savoir que Critias attribue aux habitants de l’ancienne Athènes ne relève pas spécifiquement de la pratique poétique. Sans doute la dimension aérienne mise en évidence dans le stasimon de la Médée ne trouve-t-elle pas d’équivalent explicite dans le discours de Critias. On relèvera néanmoins qu’au sein du territoire de l’ancienne Athènes la ville (ἄστυ) était presque tout entière occupée par une acropole s’étendant de l’Éridan à l’Ilissos et de la Pnyx au Lycabette et dont la surface était habitée par les guerriers ; la partie de la population athénienne cultivant le plus l’excellence vivait donc, sinon dans une ville aérienne, du moins dans une ville en hauteur (τὰ δ᾽ ἐπάνω), proche du ciel36. Par ailleurs, si Critias rappelle l’origine autochtone des Athéniens, dans le Banquet de Platon (196e), qui ajoute : « Éros est bon créateur (ποιητής) en toute forme de création (πᾶσαν ποίησιν). » 34 Platon, Timée 23d6-e1, 24c5-d6. 35 Platon, Critias 109c6-d2, 111e5, 112e5. 36 Platon, Critias 112a5-b5.

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le modèle anthropologique exposé par Timée dans le dialogue éponyme (90a2-b2) fait de l’être humain « une plante (φυτόν) non pas terrestre (ἔγγειον), mais céleste (οὐράνιον) », selon une image qui offre précisément « une représentation inversée de l’autochtonie37 » ; cette image découle d’une conception qui place dans la tête l’âme immortelle et qui conçoit la tête comme une racine (ῥίζα) accrochée au lieu où cette âme est née la première fois, de sorte que celle-ci élève (αἴρειν) l’être humain de la terre vers ce qui lui est apparenté dans le ciel. Or il n’y a pas solution de continuité entre ces humains dont Timée a exposé la nature et les habitants de l’ancienne Athènes évoqués par Critias ; au début du Timée (27a2-b6), Critias lui-même, établissant le programme des discours qui vont suivre, indique en effet qu’il recevra de Timée les hommes « nés de son discours » (τῷ λόγῳ γεγονότας), pour en faire des citoyens de sa cité, c’est-à-dire Athènes, puisqu’il s’agira bien d’évoquer les Athéniens du passé38. En outre, la tête, dans laquelle loge cette âme qui élève l’humain vers le ciel, est décrite comme le sommet (ἄκρον, 90a5) et même comme une acropole (70a7) ; dans ces conditions, et inversement, l’acropole athénienne sur laquelle vivent les guerriers peut être conçue comme la tête de la cité qui élève celle-ci tout entière vers le ciel39. Si les Athéniens chantés par le chœur de la Médée ne peuvent être purement et simplement identifiés avec les Athéniens du public, mais constituent bien plutôt un double poétique, il en va de même de l’ancienne Athènes évoquée par Critias. Par le jeu des déictiques, l’ancienne Athènes désignée comme « cette cité-ci » (ἥδε ἡ πόλις) tend certes à être assimilée à l’Athènes contemporaine dans laquelle se déroule le dialogue ; de même lorsque le prêtre égyptien parle à Solon de cette ancienne Athènes, il parle de « votre cité40 ». Dans le même temps, cette Athènes se situe dans un passé lointain – neuf mille ans ! –, et les actions dont elle fut la protagoniste sont anciennes (παλαιά), au point d’avoir été Formulation de Marie-Laurence Desclos, « L’Atlantide : une île comme un corps. Histoire d’une transgression », in Françoise Letoublon (dir.), Impressions d’îles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 141-155 (p. 148), citée par Tanja Ruben, Le discours comme image. Énonciation et récit « mimétique » dans le Timée-Critias de Platon, Thèse de l’Université de Lausanne, 2012 (publication prévue en 2015), p. 298, n. 112. 38 Sur ce passage, voir Tanja Ruben, Le discours comme image, p. 120, qui parle d’une « naturalisation post mortem ». 39 Sur l’acropole comme tête, voir Marie-Laurence Desclos, « L’Atlantide : une île comme un corps », p. 147-148. 40 « Cette cité-ci » : Timée 20e5, 21a5, 21d6, 27b3, Critias 108e4 ; cf. Timée 23c5 : « celle qui est maintenant (νῦν) la cité des Athéniens ». « Votre cité » : Timée 23c1, 23d5, 24e2, 25b6, etc. 37

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effacées (ἠφανισμένα) par le temps ; du même coup, le récit qui les fait réémerger de l’oubli est lui-même un récit ancien, fruit d’une tradition (ἀκοή) ancienne41. Ce récit, Critias lui-même l’a entendu de la bouche de son grand-père alors qu’il n’avait que dix ans, et même s’il pense que ce jeune âge garantit la fidélité de ses souvenirs, l’éloignement dans le temps nécessite néanmoins un effort de remémoration ; d’ailleurs, lorsqu’il s’agira de reprendre dans le Critias le récit esquissé au début du Timée, Critias, désormais bien moins sûr de lui, éprouvera le besoin d’invoquer à nouveau Mnémosyne pour lui assurer une mémoire suffisante42. Par ailleurs, si Critias présente, au début du Timée (20d8), son discours sur l’ancienne Athènes et sur la guerre contre l’Atlantide comme un discours absolument vrai (ἀληθής), cette prétention à la vérité semble bien susciter l’ironie de Socrate, lorsqu’il note que le fait que son récit « ne soit pas une histoire façonnée (πλασθεὶς μῦθος), mais un discours véridique (ἀληθινὸς λόγος) est sans doute (που) une très grande chose (πάμμεγα)43 ». En tous les cas, lorsque viendra le moment pour Critias de reprendre son discours, après l’intervention de Timée, il ne se risquera plus à mettre en avant la vérité de son propos, mais en prenant comme paradigme le travail des peintres, il préférera faire du discours humain en général et du sien en particulier une simple imitation (μίμησις) ou image (ἀπεικασία)44 ; et si la peinture peut être désignée par Critias comme εἰδωλοποιΐα, « fabrication de simulacres », dès lors son propre discours apparaît luimême implicitement comme producteur d’εἴδωλα45. À travers l’invocation à Mnémosyne, mais aussi aux Muses et à Apollon, le discours sur l’ancienne Athènes se constitue ainsi en image poétique destinée à des auditeurs eux-mêmes assimilés à des spectateurs de théâtre (θέατρον)46. Le discours sur l’ancienne Athènes, dont Critias est l’ultime énonciateur, revêt ainsi un statut qui n’est pas si éloigné de celui qu’assume l’évocation de l’Athènes éthérée par le chœur de la Médée.

Ancienneté des événements effacés par le temps : Timée 20e5-6, Critias 109d4 ; cf. Timée 21a7, 22e4, 23b3, Critias 108c4. Événements vieux de neuf mille ans : Timée 23e4, Critias 108e2, 111a7. Ancienneté du récit et de la tradition qui le véhicule : Timée 20d2, 21a8 ; cf. 23a5. 42 Timée 21b1, 26a1-c4, Critias 108d2-4. 43 Timée 20d8, 26e5-6 (l’ironie de Socrate dans ce passage est notée par Tanja Ruben, Le discours comme image, p. 61) ; véracité du récit de Critias : cf. 21a6, 21d9, 22c7, 26d1. 44 Critias 107b6, et 107b-d pour le parallélisme avec le travail des peintres. 45 Εἰδωλοποιΐα : Critias107b8 ; sur ce point, voir Tanja Ruben, Le discours comme image, p. 270. 46 Θέατρον : Critias 108b4, d6. Invocation à Apollon, aux Muses et à Mnemosyne : 108c3-4, d1-2. 41

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M édée à Athènes À travers l’évocation idéalisée d’une Athènes entre ciel et terre, le chœur veut mettre en évidence l’impossibilité pour cette cité d’accueillir celle qui s’apprête à devenir une mère infanticide, Médée. Tel est le sens de la question qui ouvre la seconde strophe (v. 846-850) : πῶς οὖν ἱερῶν ποταμῶν ἢ πόλις ἢ φίλων πόμπιμός σε χώρα τὰν παιδολέτειραν ἕξει, τὰν οὐχ ὁσίαν μετ’ ἄλλων; Comment donc la cité aux fleuves sacrés, comment la contrée qui offre une escorte aux amis, te gardera-t-elle, femme infanticide, impie au milieu d’autres47 ?

Et c’est précisément la mise en évidence de cette impossibilité qui fonde la requête pressante qu’adresse le chœur à Médée dans les vers suivants (v. 853-855) : « ne tue pas tes enfants ! » Cette requête restera pourtant sans effet : Médée deviendra mère infanticide, sans pour autant que le chemin pour Athènes se ferme à elle. Au contraire : dans le mouvement ascensionnel qui clôt la pièce, en prenant place dans le char du soleil, Médée ne fait pas que fuir dans l’éther et accéder à une forme de proximité avec les dieux, mais elle se met, au sens propre, au niveau des Athéniens chez qui elle va trouver refuge. Cette fuite vers Athènes n’est pas sans créer un malaise, car la question du chœur reste entière : comment Athènes, la cité même où se déroule la performance dramatique, pourra-t-elle accueillir et garder sur son territoire cette mère infanticide ? De fait, Médée ne saurait que vicier l’éther limpide dans lequel les Athéniens évoluent. Car si Médée est bien renommée pour sa σοφία (v. 292-305, 539-540), ce savoir est aux antipodes de la σοφία dont se nourrit le peuple athénien. Si Médée peut être en effet qualifiée de σοφή, selon les mots de Créon (v. 285), c’est qu’elle est experte en de nombreux méfaits et, selon son propre aveu (v. 384-385), c’est dans son habileté à trouver des poisons (φάρμακα) propres à éliminer ses ennemis qu’elle réalise au plus haut point cette 47

Je conserve la leçon des manuscrits μετ’ ἄλλων (contre la correction de Lueck suivi notamment par Diggle), en adoptant l’interprétation de Glenn W. Most, « Two Problems in the Third Stasimon of Euripides’ Medea », p. 2127, selon laquelle les ἄλλοι se réfèrent aux suppliants, autres que Médée, auxquels Athènes offre traditionnellement refuge.

μέταυλον,

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qualité. Selon un récit dont on trouve des traces iconographiques dès le e V siècle, loin d’oublier cette σοφία funeste en arrivant à Athènes, Médée l’utilisera d’ailleurs pour tenter d’empoisonner Thésée, le fils d’Égée48. Toutefois, si la pièce fait mention des φάρμακα que Médée utilisera à Athènes, il ne s’agit pas de ceux destinés à éliminer Thésée, mais de ceux qui doivent permettre à Égée d’avoir la descendance qui lui manque (v. 717-718). À travers cette prétention à offrir une descendance à Égée, Médée se profile comme un double de l’Aphrodite, chantée dans le troisième stasimon : une Aphrodite ouranienne selon notre hypothèse, dont le culte fut précisément institué, nous dit Pausanias (I, 14, 7), par un Égée en mal d’enfants49. Dans le même temps, l’Aphrodite dont Médée est le reflet ne saurait être l’Aphrodite athénienne dont le souffle manifeste la douceur et la modération (v. 839-840), mais elle évoque bien plutôt l’Aphrodite chantée dans le deuxième stasimon de la pièce (v. 638642) ; une Aphrodite terrible (δεινή), qui suscite colères et querelles insatiables et qui pousse à se tourner vers d’autres couches (ἕτερα λέκτρα). En annonçant, au terme de la pièce, qu’elle va partager la maison d’Égée, en utilisant un verbe (συνοικέω, v. 1385) qui suggère l’union matrimoniale, Médée elle-même va instiller chez le roi athénien, dont on sait qu’il est déjà marié (v. 672-673), un désir adultère50. Diodore de Sicile, IV, 55, 6, Plutarque, Vie de Thésée, 12, 3-6 ; cf. Euripide, Égée, fr. 4, qui évoque déjà l’hostilité de Médée à l’égard de Thésée. Sur certaines des images attiques représentant le combat de Thésée contre le taureau de Marathon apparaît une femme tenant une cruche et une coupe ; cette femme serait Médée et les récipients qu’elle porte feraient référence à la tentative d’empoisonnement à venir, selon Christiane Sourvinou-Inwood, Theseus as Son and Stepson. A Tentative Illustration of the Greek Mythological Mentality, London, Institute of Classical Studies (Bulletin Supplement n° 39), 1979, p. 32-35 ; Médée apparaît avec ces mêmes récipients sur un vase apulien montrant la reconnaissance de Thésée par Égée (p. 31) et un skyphos attique montrant Thésée s’attaquant à elle avec son épée (p. 39). 49 Sur cet aition et le lien du culte d’Aphrodite οὐρανία avec la procréation, voir Vinciane Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque, p. 15-21. 50 Selon la scholie (ad v. 673) et selon la Bibliothèque d’Apollodore (III, 15, 6), Égée aurait été successivement marié à Melitê (ou Mêta) et Chalciopê, unions restées sans enfant. David Kovacs, « And Baby Makes Three : Aegeus’ Wife as Mother-to-be of Theseus in Euripides’ Medea », Classical Philology, n° 103, 2008, p. 298-304, fait l’hypothèse d’une tradition qui ferait d’Aithra l’épouse légitime d’Égée à Athènes et qui situerait donc à Athènes (et non à Trézène) la naissance de Thésée ; cf. Euripide, Suppliantes, v. 6-7 : Aithra, à Athènes, se désigne comme épouse donnée à Égée par son père Pitthée ; v. 56-57 : le chœur désigne Égée comme l’époux d’Aithra. Cette hypothèse permettrait de résoudre la difficulté que représente l’oracle reçu par Égée dans la Médée ; à la question d’Égée demandant comment avoir une descendance (v. 669), l’oracle répond en interdisant au roi athénien toute union sexuelle avant d’être rentré chez lui (v. 679-681) ; or la version traditionnelle, selon laquelle Thésée 48

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Dans le même temps, tout comme les Athéniens, s’élevant de la χώρα vers l’éther et nourris de σοφία, se dématérialisent pour constituer une forme de simulacre poétique, un εἴδωλον, de même Médée, s’élevant dans les airs sur le char du soleil pour rejoindre les Athéniens évoluant dans leur éther, est en passe de devenir elle-même une image poétique. Telle est donc la fonction cathartique du troisième stasimon : tout en soulignant l’incompatibilité entre la cité athénienne et la mère infanticide, il suggère, par anticipation, que l’éther athénien, qu’elle rejoindra malgré tout, est de nature à la transformer en un objet poétique ; objet dès lors non plus de peur (φόβος), mais bien plutôt de plaisir (ἡδονή), pour reprendre la terminologie de la Poétique d’Aristote51. Si le troisième stasimon établit le cadre dans lequel cette transformation pourra se faire et si l’exodos en montre l’amorce, la performance théâtrale en train de se jouer dans le sanctuaire de Dionysos la réalise, en faisant de Médée un simulacre, un εἴδωλον, non pas créé à partir de l’éther, mais constitué d’un masque et d’un costume portés par un acteur masculin52.

aurait été engendré lors du passage d’Égée à Trézène, s’avère incompatible avec le respect de cet ordre divin. 51 Sur le plaisir (ἡδονή) qui naît de la pitié (ἔλεος) et de la peur (φόβος) en tant qu’elles sont suscitées par la μίμησις, voir Aristote, Poétique, chapitre 14, 1453b13-14 ; dans ce même chapitre, parmi les exemples d’événements à la fois effrayants (δεινά) et pitoyables (οἰκτρά), Aristote cite l’infanticide commis par Médée (1453b29). Sur l’épuration (κάθαρσις) des émotions que sont la pitié et la peur par le biais de leur représentation (μίμησις), voir chapitre 6, 1449b27-28 ; sans pouvoir entrer ici dans le débat interprétatif suscité par ce passage, je me contente de renvoyer aux propositions de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Aristote. La Poétique, Paris, Le Seuil, 1980, p. 188-193. 52 Cf. Eschyle, Isthmiastes, fr. 78a, 6 Radt, où le terme εἴδωλον fait référence aux masques de satyres, dont la ressemblance avec leurs modèles provoque la stupeur de ceux-ci.

I mages d’une antinomie : la dimension aérienne de l’impureté de Médée, d’Euripide, dans la resignification de Laurent Gaudé Maria Silvina DELBUENO Université Nationale de La Plata (Argentine) Traduction de Jacqueline ASSAËL et Judith VERNANT Les études comparées dépassent les frontières culturelles, dans le devenir historique, au point que la littérature, dans sa force dialectique, revêt des airs cosmopolites. Le mythe de Médée est universellement connu et nombreuses sont les œuvres dans la littérature occidentale qui y reviennent, car le mythe est une réalité culturelle extrêmement complexe que l’on peut aborder et interpréter sous des perspectives diverses et complémentaires. Nous proposerons une approche comparative entre la tragédie grecque Médée d’Euripide et la pièce de théâtre contemporaine Médée Kali de Laurent Gaudé, articulée autour de la dimension de l’imagination aérienne. Nous appuierons cette analyse sur la théorie de Gérard Genette1, car il faut reconnaître à l’hypertextualité le mérite de

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Cf. Gérard Genette : « la transformation sérieuse, ou transposition, est sans nul doute la plus importante de toutes les pratiques hypertextuelles, ne serait-ce – nous l’éprouverons chemin faisant – que par l’importance historique et l’accomplissement esthétique de certaines des œuvres qui y ressortissent » (Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 237). Voir aussi, sur le même sujet, Francisco Bravo de Laguna Romero : « sous le terme de transposition on regroupe toutes ces œuvres qui représentent une réélaboration, non-ludique, d’un thème mythique dans un nouveau contexte spatial et temporel, et donc avec une nouvelle signification. Elles supposent un degré différent de recréation littéraire », (« De la Cólquide a la Pampa : una Medea en La frontera de David Cureses », Arrabal, 7-8,

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constamment relancer les œuvres anciennes dans un nouveau circuit de signification. Dans une certaine mesure, les différents auteurs qui ont recréé ce mythe reprennent la double nature du personnage de Médée : féminine et divine. Ils soulignent la coexistence en elle de la femme étrangère, la magicienne aux attributs démiurgiques, l’abandonnée, l’aporétique, sans issue et, enfin, l’infanticide. Gaudé a toutefois su incorporer chez cette héroïne, à la fois femme et divinité hindoue, magnanime et destructrice, la particularité de l’Orient. Gardons en tête que l’œuvre d’Euripide, qui fonctionne comme un hypotexte, a été jouée pour la première fois en public en 431, dernière année de paix dans l’Athènes de Périclès, dont le règne connaît alors son apogée et le faîte de sa gloire, et année du début des hostilités avec Sparte dans les Guerres du Péloponnèse2. De son côté, Laurent Gaudé cantonne son personnage dans le malheur que signifie être né sur les bords du Gange ; il constitue son appartenance identitaire, et en fait un être abominable et terrible. La vermine qui adhère à ses pas la définit comme une exilée du monde Avec un regard très particulier, l’auteur de cette pièce, que nous pourrions définir comme un long monologue profondément lyrique, maintient un dialogue intertextuel avec deux textes auxquels il doit beaucoup : Médée de Thomas S. Moore (1920) et Médée, Voix de Christa Wolf3, dans leurs hybridations. Cependant, de manière sous-jacente, Gaudé met l’accent sur les traits orientaux, hindouistes, de cette Médée qui s’incarne dans la déesse Kali4, la sibylle capable de miracles, mais

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2010, p. 131-137). Dans cet article, les citations de langue espagnole ont été traduites par nos soins. Cf. Rosa Sala Rose : « l’an 431 fut aussi celui qui marqua le début de la guerre du Péloponnèse. Euripide fit entrer dans la tradition occidentale le personnage qui allait le plus incontestablement symboliser les dangers de l’intrusion de la marge dans le monde civilisé. Médée, barbare parmi les Grecs, est une indésirable, immergée dans un environnement qui lui est hostile par nature » (« La Medea de Eurípides : el enigma del infanticidio », in Aurora López & Andrés Pociña [dir.], Medeas : Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, Granada, Universidad de Granada, vol. I, 2002, p. 294). Christa Wolf, Médée, Voix, [1996], Paris, Fayard, 1997 ; Medea. Voces, Madrid, Editorial Debate, 1998. Kali est l’une des déesses principales de l’hindouisme, considérée comme l’homologue féminin et l’énergie, ou « shakti », du dieu masculin Shiva. La religion hindouiste voit en elle la Mère universelle, qui représente l’aspect destructeur du mal et des démons. Étymologiquement, son nom semble être une version féminine du terme sanskrit kala, qui signifie obscurité mais aussi femme noire. Une seule des facettes qui lui sont associées nous intéresse ici : « Kamakshi », les yeux de la luxure, l’un des aspects, au même titre que son caractère nocturne, sur lequel Laurent Gaudé

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aussi la pestiférée qui infecte l’air sur son passage, la danseuse charmeuse de serpents, l’enchanteresse qui envoûte les hommes. Dans cette pièce, le mythe classique interagit de manière dialectique et comme un palimpseste avec un autre mythe, celui de la Gorgone et de Persée, qui en triompha.

Q uelques remarques comparatives Le texte de Gaudé commence au moment où Euripide pose le point final au sien, lorsque l’espace aérien recueille Médée qui, après l’assassinat de ses enfants, trouve refuge dans le char ailé et deviendra dès lors une fugitive errante. Tout ce que nous savons du mythe grec de Médée se limite au passé et le récit bénéficie donc avec Gaudé d’une resignification unique. Désormais Médée Kali, divine et fascinante, nous attire et nous captive. Elle s’affirme comme une femme frontalière, dont la présence est cryptée, en permanence, aux limites, aux frontières entre les domaines divin et humain. Dans la présente analyse, nous envisageons la frontière comme une démarcation, une limite, une ligne de partage socioinsistera. La légende fondatrice de Kali se trouve dans le Matsia-purana, qui situe son origine comme déesse tribale de la montagne. Elle apparaît souvent comme sauvage et incontrôlable, et seul Shiva semble capable de la dompter. Cela s’explique par le fait qu’elle est une version transformée d’une de ses homologues et qu’il peut canaliser sa férocité dans le concours de la danse du tandava et ainsi la surpasse. L’iconographie représente souvent Kali en train de danser sur le corps allongé de Shiva, tout comme on trouve des références à eux dansant ensemble, dans un état de frénésie. Selon une autre perspective, toutefois intrinsèquement liée à la précédente, Kali est comparée à un ἀγών qui comprend trois niveaux : physique, mental et spirituel. Le niveau le plus élevé d’entraînement du Kali pourrait être le « triangle universel » : l’esprit surnaturel situé dans la partie supérieure du triangle, tandis que lui-même et l’adversaire sont les deux sommets de la base. Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1959, p. 108-109, nous apprend également que le grand mystique indien Ramakrishna (1836-1886) était prêtre dans un temple fraîchement érigé en l’honneur de la Mère universelle à Dakshineswar, un faubourg de Calcutta. L’image du temple montrait la divinité sous ses deux aspects en même temps, le plus terrible et le plus doux. Ses quatre bras présentaient les symboles de son pouvoir universel : la main en haut à gauche tenait un sabre ensanglanté, celle d’en-dessous saisissait par les cheveux une tête humaine coupée ; la main droite supérieure était levée et celle d’en-dessous, tendue en position d’offrande. Elle portait au cou un collier de têtes humaines ; sa jupe était faite de bras humains ; sa longue langue était sortie pour lécher le sang. Elle devient la Force cosmique, l’univers dans sa totalité, l’harmonie de tous les couples de contraires, mariant merveilleusement la terreur de la destruction absolue avec une sécurité impersonnelle mais maternelle. Elle était par ailleurs le fleuve du temps, la fluidité de la vie, la déesse qui, dans un même mouvement, crée, protège et détruit. Son nom est Kali, la noire.

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culturelle5, à partir de laquelle on pourrait développer le paradigme grec de la civilisation et de la barbarie. Son ambiguïté spatiale nous renvoie à la définition proposée par Newman, pour qui « the frontier is an indefinite area on both sides of the boundary line6 ». L’héroïne de la pièce française partage avec celle de la tragédie grecque cette physis, cette nature double, cette double valence. Rappelons que la Médée d’Euripide dit clairement son appartenance à la déesse nocturne Hécate dans les vers 395-399. Pour sa part, Médée est une femme liminale (limen signifiant en latin « seuil »), moribonde et souffrante, en même temps qu’elle est la déesse Kali, la déesse de la mort. Au fil de la pièce, une trinité s’installe en elle, une fusion fantasmatique entre la mère et les enfants morts, dans laquelle on perçoit une autre trinité à partir de la désignation de Méduse, l’une des trois Gorgones. Tout comme l’héroïne d’Euripide, Kali est une voyageuse errante mais elle ne fuit rien et va des bords du Gange jusqu’en Grèce, poursuivant un dessein clair. La tension dramatique qui, chez Euripide, était synonyme de doute face au meurtre de ses propres enfants, se situe chez Gaudé dans la tension entre la douleur et la passion, la sensualité et la mort ; elle est inscrite dans une atmosphère d’exaltation communiant avec la nature dionysiaque7. Brûlante, Médée Kali séduit de manière fatale les hommes qui croisent son chemin. Elle évolue ainsi symboliquement à travers des images synesthésiques, qui oscillent entre le rouge de la passion et le noir funèbre, respectivement couleur du sang et de la mort par le bûcher. Cependant, cette femme n’est pas tout à fait seule. Un second personnage apparaît, le « tu », en fonction de destinataire. Il est d’abord anonyme et semble n’être présent qu’à travers ses mots. Sans parvenir à le voir nettement, elle se sent « poursuivie » par ce tu qui s’installe toujours dans son dos sans jamais s’approcher d’elle. Alors apparaît l’esquisse du personnage de Persée, qui a vaincu la Gorgone et a remporté sa tête, et face auquel demeure cette interrogation : est-il son 5

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Cf. Aníbal A Biglieri (inédit), « The frontiers of David Cureses’ La frontera », Volume Greek Drama in the Americas, édité par K. G. Bosher, F. Macintosh, J. McConnell & P. Rankine, Oxford, Oxford University Press. Cf. David Newman, « Boundaries », in John Agnew, Katharyne Mitchell & Gerard Toal (Geraóid O Tuathail) (dir.), A Companion to Political Geography, Malden MAOxford, Blackwell, 2003, p. 142. Cf. María Silvina Delbueno, « El palimpsesto del mito de Medea en el teatro francés contemporáneo : Médée Kali de Laurent Gaudé », Trans-revue de littérature générale et comparée, 17, 2014, http://trans.revues.org/965. La relation qu’entretient Kali avec le dionysisme a déjà été abordée dans cet article.

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amant ou celui qui l’a vaincue ? Ou bien les deux ? La réponse ne nous sera donnée que vers la fin de la pièce. Ce tu s’accompagne des voix des enfants, présentes dans les aparté scéniques. Mais ils ne répondent pas à Médée, leurs dialogues s’établissent dans des dimensions parallèles, hors du champ de la communication. Gaudé parvient ainsi à maintenir l’héroïne dans l’ambiguïté, le doute calculé ; il pose la démarcation temporelle entre passé et présent, et la démarcation spatiale va de l’Orient à la Grèce pour revenir cycliquement à l’Orient. Le texte français met en avant l’existence, dans la dimension aérienne, d’images à la fois multiples et entremêlées : la sensualité, la luxure, la débauche, la violence, la peste, la misère, issues de la figure de cette femme qui incarne tout un sortilège. Lascive, elle danse, et ses mouvements imitent ceux des serpents. La sensualité de ses ondulations attire et incite à la débauche, et déchaîne une violence contenue qui mène à la mort. Elle s’érige ainsi en tueuse d’hommes et tout son être devient alors synonyme de serpents8. Depuis cette perspective, rappelons qu’Euripide fait référence au serpent dans le récit mythique de Médée, quand a lieu l’ἀγών entre les époux, dans l’épisode II. Là, l’héroïne est la tueuse de monstres, en l’occurrence du serpent qui garde la Toison d’or. Dans la tragédie grecque, la femme devient celle qui sauve l’Argonaute et dont les pouvoirs divins fonctionnent, pour l’homme, d’une manière messianique. Mais cette même force, bienfaisante dans un premier temps, générera la somme de toutes les destructions vers la fin, à l’annonce du meurtre des enfants, de sorte à provoquer depuis une nature animale, avec une métamorphose en serpent, le déchirement du mari. Au vers 817, Médée souhaite : οὕτω γὰρ ἂν μάλιστα δηχθείη πόσις (« puissè-je infliger à mon époux la morsure la plus cuisante !). Or le début de la pièce française met en scène le moment qui suit le meurtre des enfants, censé venger la trahison de Jason. Médée Kali porte sur elle l’image de la sensualité d’un serpent : hypnotique, ondulante, mortifère. Elle ne revient sur le sol grec que pour exhumer le corps de ses enfants, parce qu’il lui est insupportable qu’ils soient enterrés là, en terre étrangère. Le choix de ce νόστος, sur lequel Gaudé fonde sa pièce, constitue un mouvement narratif aussi magistral qu’innovant. Par ailleurs, nous pourrions nous risquer à dire que cette même image du νόστος se trouve déjà à la fin de la tragédie grecque, lorsque la femme 8

Cf. Rosa Sala Rose, loc.cit., p. 311. Elle rappelle que pour les Grecs, les serpents étaient les animaux chthoniens par excellence puisqu’ils les croyaient nés directement de la terre.

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s’enfuit dans le char ailé, où elle n’est pas seule car les cadavres de ses enfants l’accompagnent dans sa course erratique. En conséquence, Jason, le père éploré, se trouve privé de leur enterrement. De la même façon, pour son retour au Gange, l’héroïne de Gaudé sera accompagnée de ses enfants morts avec qui elle formera même une triade avant de les déposer dans les eaux pestiférées du fleuve.

L a pureté de l’espace aérien d’Athènes et l’impureté de la Médée d’Euripide C’est dans dans le troisième stasimon de la tragédie d’Euripide, aux vers 824-865, par la voix du chœur9, que se trouve l’allusion à l’espace aérien athénien, et particulièrement à l’air, l’un des quatre éléments10. La strophe I vers 824-832, rappelle l’origine divine des habitants d’Athènes, descendants d’Érechthée qui jouissent, comme leurs ancêtres, d’un état de prospérité. Cette situation favorable n’est pas seulement une conséquence de leur illustre ascendance mais elle s’explique aussi par leur enracinement sur la terre athénienne, un territoire à la fois divin et empreint de la sagesse qui caractérise Pallas Athéna, sa déesse tutélaire. Ainsi, la qualité de l’élément aérien vient s’ajouter à celle de la terre et de ses habitants, qui ont été gratifiés, dans l’ordre d’importance, de la présence des Piérides, des Muses et de l’Harmonie11. Ana María González de Tobía dit à ce propos : « Le chant du chœur demeure une action, et en tant qu’action il préserve sa fonction rituelle et culturelle mais ses modalités subissent d’importantes modifications. Le chœur a une double fonction : il représente la voix de l’intermédiaire entre la polis ou l’entité ou les dieux invoqués et, à son tour, en tant que voix de narrateur, il endosse le rôle d’intermédiaire que les spectateurs voient ou ne voient pas. Ces deux voix du chœur, rituelle et narrative, sont accompagnées d’une troisième, qui exprime l’émotion, notamment dans les chœurs qui représentent des jeunes femmes. » (« Un himno no convencional en Medea de Eurípides », Universidad Nacional de La Plata, Centro de Estudios Helénicos, Letras Clásicas, 12, p. 3). 10 Annie Loupiac explique qu’Empédocle, au Ve siècle av. J.-C., formule ainsi la doctrine des quatre éléments : « constitutifs de toute chose, incréés et impérissables, la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu correspondent aux apparences et aux états de la matière : la Terre est le principe et le support de l’état solide et de la sécheresse ; l’Eau, issue d’une fusion ignée ou d’une dissolution, de l’état liquide et du froid ; l’Air, de l’état volatile et gazeux. Le Feu est un fluide éthéré, support de la lumière et de la chaleur et anime les particules des corps. » (La poétique des éléments dans La Pharsale de Lucain, Bruxelles, Collection Latomus, volume 241, 1998, p. 9). 11 Voir le texte de ce chant et sa traduction dans l’article de Pierre Voelke, dans ce volume. Le terme Harmonie renvoie ici à l’harmonie de tous les arts et du savoir en général. Cf. Denys L. Page : « This magnificent hymn to the glory of Athens is intended to divert Medea from her dreadful purpose. The chorus hopes that the 9

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L’Antistrophe I (vers 835-845) continue d’évoquer la prospérité de la terre grecque et introduit d’autres dieux tels que Cypris et le dieu-fleuve Céphise. Cette image réunit les éléments air, eau et terre, car c’est une déesse qui descend depuis l’éther dans le cours du dieu-fleuve et embaume l’air de ses parfums délicats, qui se diffusent dans les terres jusqu’aux habitants et les engagent à la sagesse. Après avoir loué, sous forme d’arétologie, la terre et l’air de la Grèce, le chœur insiste sur la frontière qui sépare les uns, les Grecs, et les autres, en l’occurrence Médée, à partir du passage à l’acte qu’envisage d’accomplir cette femme impure et étrangère. C’est pour cela que le chœur la supplie, pour empêcher le crime, la manifestation d’un comportement anormal qui ne correspond pas à l’éthique grecque et qui fera de la coupable un miasma (cf. strophe II, vers 846-855). Cette antinomie entre l’air pur de la cité grecque et l’impureté que représente Médée pourrait aussi renvoyer au concept d’appartenance identitaire grec/non-grec tel que l’expose la loi et sur lequel nous reviendrons par la suite. À ce moment, le chœur est incapable de prévoir ce qui adviendra. La synecdoque des mains ensanglantées qui ont ôté la vie des petits sera reprise dans l’œuvre de Sénèque et reviendra dès lors dans toute la littérature occidentale12 (cf. l’antistrophe II, vers 856-865).

comparison will deter her from killing her children’, the Scholiast, with uncommon insight, observes, it is not likely that such wise and holy men will welcome a murderess. » (Eurípides. Medea, Oxford, Clarendon Press, 1938, Notes aux vers 824 sqq.). 12 À propos de l’image des mains, Gaudé nous renvoie dialogiquement à la Médée d’Euripide, v. 1055 : αὐτῷ μελήσει· χεῖρα δ᾽ οὐ διαφθερῶ (« À lui de s’en préoccuper ; ma main ne faiblira pas ! ») et à celle de Sénèque, dans un premier temps par la voix de Créon : « Potest Iason, si tuam causam amoves, / suam tueri : nullus innocuum cruor / contaminavit. Abfuit ferro manus, / proculque vestro purus a coetu stetit » (Acte II, scène 2, vers 262-265. Cf. Valentín García Yebra, Medea de Séneca, Madrid, Gredos, 2001). Dans un second temps, par la voix de Médée : « per victa monstra, per manus, pro te auibus / nunquam peperci, perque praeteritos metus » (Acte III, scène 2, v. 478-479). C’est aussi le cas chez Moore (Thomas Stugart Moore, Tragic Matherstrilogía : Medea, Níobe and Tyrfing, 1920, https : //archive.org/ details/ tragicmothers00moor, p. 13). Enfin chez Grillparzer : « Hätt’ich sie hier, ihr Dasein in meiner Hand, / in dieser meiner ausgestreckten Hand, / Und ein Druck vermöchte, zu vernichten / All, was sie sind und waren, was sie werden sein– / Sieh her!– Jetzt wären sie nicht mehr! » (Franz Grilllparzer, Medea, La Plata, 1960. Prologue, traduction et notes de Ilse Brugger, Acte IV, p. 143).

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L e motif de la peste dans la Médée d’Euripide Chez Euripide, l’image de la peste apparaît comme un synonyme du fléau mentionné par le chœur dans le quatrième stasimon. Ces vers fonctionnent comme un préambule annonçant la mort de la jeune Créuse, dès lors que la magicienne Médée lui offre ses présents envoûtés. La princesse corinthienne sera la première victime de la vengeance de Médée car elle a eu l’audace de lui voler son homme, avec l’agrément de son père. Dans ce cas précis, le thème de la peste est associé à l’idée de fatalité de la mort prochaine et inexorable (cf. strophe I, vers 977-981). Les vers qui ouvrent cette strophe attestent de l’idée de la mort. À la différence de la machination de Médée qui sera exécutée par la suite, le chœur évoque déjà la mort inéluctable des enfants pour l’étendre au destin de la jeune princesse. Il s’arrête notamment sur le fléau qui va l’atteindre en lui consacrant une partie des vers de cette strophe (vers 979-983) et tous ceux de l’antistrophe correspondante. Le v. 980 introduit l’image de la mort à travers la beauté des ornements : la couronne et la toge. Séduite par la richesse de la parure, la jeune princesse couronnera sa mort de ses propres mains. L’idée de la séduction fatale qu’exerce la Médée d’Euripide lorsqu’elle remet ses présents sera chargée d’une nouvelle signification par Gaudé, qui, dans un contexte différent, fera de son héroïne une séductrice, parée des grelots et des bracelets qui accompagnent sa danse orientale pour mener les hommes à la mort. Nous y reviendrons par la suite. L’antistrophe I de la pièce d’Euripide reprend l’image de la séduction à travers une description détaillée, presque cinématographique, de chacun des gestes qu’effectue la jeune fiancée corinthienne. Comme l’annonce le chœur, ce sont ses noces avec Hadès que l’on célèbrera et la jeune femme rencontrera le dieu personnifiant la mort superbement parée. Ce mariage avec Hadès et non Jason, présenté comme la cause du malheur des enfants et de cette femme, est évoqué dans l’antistrophe I, vers 983-988). Il est intéressant de souligner le changement de ton qui intervient à partir de la strophe II : après une allusion rapide à la mort des enfants, le chœur anticipe celle de la jeune femme avec des effets retardant l’action, pour s’interrompre ensuite. D’abord le chœur ralentit le cours de l’action avec l’invective lancée contre Jason, cause de tous les maux, dans la strophe II. Ensuite, dans l’antistrophe II, il s’arrête sur le malheur qui s’abattra aussi sur l’héroïne. Le chœur insiste sur son rejet de cet homme, inconscient des nombreux malheurs que provoqueront ses agissements

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coupables. Son ignorance et son manque de sagesse se révèlent impardonnables pour un Grec (cf. strophe II, vers 990-995). L’image d’une femme oxymorique – à la fois maternelle et infanticide – vient régulièrement clore les vers du chœur (cf. antistrophe II, vers 9981001). Le chœur exècre les agissements de Médée, qui punit Jason en exerçant sa vengeance sur ses enfants, mais il compatit aussi car il sait quelle est sa douleur. Dans un premier temps, la peste porte en elle l’idée du fléau, de l’infortune, dans un mouvement qui va crescendo jusqu’à devenir, dans un second temps et dans des termes exprimant la fatalité, un corrélat de la mort. Cette image de la peste subsiste chez Gaudé13, qui situe peut-être pour cette raison l’action de sa pièce sur les bords du Gange14. Là, la terre est faite de feu, de sable et de serpents. Inhumaine par excellence, cette terre pousse à son paroxysme l’hostilité dont la nature est capable, car elle est celle des forces telluriques. Et si nous parlons de bordures, il nous faut inévitablement aborder la notion de marginalité et évoquer ceux, vivant à la frontière, que, nous le verrons, l’héroïne définira comme des « parias ». Gaudé accentue l’identité orientale de cette Médée, revendiquant ainsi son origine « euripidienne », d’une part pour son lien avec les cultes à mystères, d’autre part parce qu’elle est étrangère, autre, en Grèce15.

Le motif de la peste dans Médée Kali Les pas de Kali embrasent la terre et le cœur des hommes. Son déhanchement sème la mort, tout comme son pied, qui dans l’imagerie grecque féconde habituellement la terre, car la femme porte la vie et non la mort. L’image de la peste est dialogiquement reprise par Corneille (Acte I, scène IV), et par Christa Wolf (Medea. Voces, Madrid, Editorial Debate, 1998, p. 151, 167, 188) depuis une autre perspective dans les mots de Leucon. Contrairement à ce qui se passe chez Gaudé, la peste n’appartient pas à Médée, mais elle sera utilisée par les gouvernants comme un piège et un motif d’inculpation. La Médée de Wolf peut néanmoins être assimilée à celle de Gaudé lorsqu’elle se définit par le regard de l’autre. 14 Annie Loupiac considère que la terre d’Orient est une terre pervertie, stérile, qui potentialise son pouvoir mortifère : « La terre ajoute à sa stérilité naturelle le fait d’avoir reçu des germes mystérieux, qui transforment cette stérilité en une fertilité perverse et monstrueuse. » (La Poétique des éléments dans La Pharsale de Lucain, op. cit., p. 67). 15 Parmi les réécritures occidentales, celle de Jean Anouilh fait de Médée une gitane, peut-être parce que cela correspond à son statut d’errante (Médée, dans Nouvelles pièces noires, Paris, La Table ronde, 1947). 13

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D’après la didascalie de la première scène, ce sont les voix des enfants qui font référence au temps passé, au temps qui suit leur mort, et au motif de la lamentation du père, où l’élément aquatique apparaît dans les larmes versées : « les larmes de notre père et ses cris » (p. 7). Comme nous l’avons dit plus haut, cette image des enfants dialoguant entre eux mais non pas avec leur mère est présente intertextuellement dans la Médée anglaise de Thomas Moore16, qui est antérieure à celle de Gaudé. Le point de référence que choisit Gaudé pour commencer sa pièce est la fin de la tragédie grecque. Nous sommes bien loin du deus ex machina antique, où Médée disparaît sur le char d’Hélios car il ne lui reste plus que les cieux pour fuir, elle que la terre ne peut plus abriter. Nous nous trouvons alors face à l’image de cette héroïne d’Euripide à trois dimensions : celle de la femme, qui a été capable d’aimer et d’engendrer des fils, fruits de cet amour, avant d’être trahie ; celle de la divinité, la petite-fille du dieu Hélios-Soleil, qui lui permet de fuir la terre corinthienne ; et enfin celle du monstre, l’infanticide qui entasse les cadavres de ses tendres enfants et empêche Jason de les enterrer. Cette triple image est celle d’une Médée suspendue dans l’espace aérien. L’héroïne de la pièce de Gaudé retourne maintenant à la terre grecque. Dans son long monologue, elle fait allusion à la proximité des hommes, la foule des Corinthiens qui semblent l’assiéger parce qu’ils perçoivent son souffle. C’est l’air qui trahit sa présence, son « parfum ». Mais ces hommes demeurent suspendus car ils ne sont ni vivants ni morts mais pétrifiés : « comme une armée silencieuse […] pétrifiés, devant nous. / C’est moi qui ai fait cela » (p. 7). Cet aveu de Médée Kali nous renvoie à une autre perspective mythique, celle qui consiste à changer en pierre, à pétrifier quiconque pose les yeux sur elle. Elle n’est déjà plus la Médée d’Euripide et nous remarquons le chiasme, la confluence mythique. Désormais cette Médée-là se change en Méduse, l’une des trois Gorgones, un être monstrueux, une chasseresse agonistique. A. Loupiac affirme à ce propos : « Nous retrouvons donc la triple Alliance terre-femme-mort, résumée dans ce monstre mythique dont la puissance mortelle se manifeste par le regard17. »

Cette pièce en un seul acte a pour lieu la forêt, où la lune marque le passage du temps, depuis la tombée de la nuit jusqu’au lever du jour. Après s’être séparée de Jason et avoir tué ses enfants, prénommés, comme dans le mythe, Phérès et Merméros, Médée est recueillie par la nymphe Proto, à la demande de la déesse Artémis, et elle est obsédée par le remord consécutif à l’infanticide, et par la nécessité d’obtenir le pardon de ces enfants. 17 Annie Loupiac, La poétique des éléments dans La Pharsale de Lucain, op. cit., p. 68. 16

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C’est à partir de l’introduction de cet autre mythe que l’on commence à percevoir le motif de la terreur que la femme inspire aux autres : « Ils me sentent / la terreur monte en eux » (p. 8). Elle, les autres, ses poursuivants, la foule pétrifiée qui semble la traquer en silence… De cette multitude s’élève la voix du tu dialogique, face auquel elle se définit à deux titres – qui finalement n’en font qu’un –, comme monstre et comme Méduse : « Tu te demandes quel monstre je suis » (p. 8). Une interrogation que vient compléter l’héroïne qui répond elle-même : « Je suis la Méduse, / Gorgo, Gorgo, la Méduse ». Cette monstruosité nominale vient s’ajouter de manière intertextuelle à l’hypotexte d’Euripide. Raison et passion convergent dans la Médée d’Euripide et deviennent ἀκρασία – l’incapacité de s’empêcher de commettre une action interdite inspirée par la passion18. Elle acquiert ainsi ce caractère monstrueux qui, comme le disent Vernant19, puis Loraux20 et Rodríguez Cidre21, oscille entre deux pôles : le terrifiant et le grotesque. Dans la culture grecque, la femme serait associée à l’animal instinctif et sauvage, à l’irrationnel, ce qui n’est pas domestiqué. Ce sont ces femmes, celle d’Euripide et celle de Gaudé, qui concentrent l’anarchie pour le monde masculin bien réglé de la πόλις et qui représentent donc la φύσις et l’excès. Dans la pièce de Gaudé, la monstruosité s’avère ambiguë, puisque d’un côté, la femme donne la mort, mais puisque d’un autre, elle donne simultanément la vie lorsqu’elle déclare : « Pour faire gémir les morts / et pleurer les statues » (p. 8). L’Autre social qui la poursuit sait qu’elle est revenue en percevant son odeur, qui enivre et effraie : « Ils reconnaissent mon parfum et cela fait naître en eux une terreur incontrôlable » (p. 9). Une terreur liée à la présence de Médée, qui apparaît à la fois comme une punition, car son parfum accable les hommes pétrifiés qui ne peuvent pas le fuir, et comme une libération, car ces hommes nourrissent l’espoir qu’elle soit revenue pour les libérer de ce châtiment. Cette ambiguïté, cette dualité propre au féminin, sera la part performative qui structurera la pièce. Cf. Aníbal A Biglieri, Medea en la literatura española medieval, La Plata, Fundación Decus, 2005, p. 70 sqq. 19 Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux, Figure de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, « Pluriel », 2011. 20 Nicole Loraux, Les Expériences de Tirésias, Le Féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1990. 21 Elsa Rodríguez Cidre, « Medea y lo monstruoso : tratamiento diferencial en Eurípides y en Séneca », in Aurora López & Andrés Pociña (dir.), Medeas : Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, Granada, Universidad de Granada, vol. I, 2002, p. 277293. 18

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Désormais, en plus de se définir comme un monstre, elle se trouve étroitement associée à la terreur qu’elle provoque en tant que porteuse de peste. Une terreur qui se répand par les airs et dont l’impureté les contamine : « Le vent tombe pour ne pas souffler dans mes cheveux » (p. 10). Car elle est revenue dans un but précis – « Je reviens au tombeau de mes enfants » (p. 8) –, empruntant le chemin inverse à celui d’Euripide, que Gaudé esquisse dans les lignes de force de l’intrigue. Cette foule, qui auparavant la craignait, traque paradoxalement Médée Kali : « C’est la foule des Corinthiens, / Qui se sont pressés autour de moi, / Qui voulaient s’emparer de moi, / Me maîtriser, / Me lapider peut-être » (p. 8). Avec ce retour de Médée, Gaudé aborde un aspect du mythe déjà exploré avant lui par Christa Wolf 22, celui de la foule hostile qui traque finalement l’héroïne. Ce retour est le moment fondateur de la pièce de Gaudé, et on peut y déceler des indices de vengeance, une caractéristique dialectique classique : « Ma rage n’est pas encore étanchée » (p. 9). Elle incarne cette même Érinye que Jason évoque dans les vers 1339 et suivants de la pièce d’Euripide. Ce qui nous amène à nous interroger : sur quoi la rage de Kali se fonde-t-elle ? La trahison de Jason, à peine esquissée dans cette pièce ? C’est cette rage, répandue dans l’espace et infectant la terre, qui fait d’elle une pestiférée qui détruit tout sur son passage. Cette Médée est parvenue à figer la foule d’un simple regard. C’est pour cette raison qu’apparaît derrière elle celui qui la poursuit, ce tu du dialogue, encore anonyme : « Au pas lent de ton cheval [...] Tu as décidé de suivre Médée » (p. 10) – c’est aussi la première fois que l’héroïne est désignée par ce nom, titre de la tragédie d’Euripide23. C’est dans la seconde scène de la pièce de Gaudé qu’est mentionné pour la première fois Jason, l’homme à la fois aimé et malheureux. La triste description de celui qui, ni mort ni vivant, immobile, contemple passivement sa ruine, nous évoque l’état d’âme du Jason d’Euripide dans les derniers vers de la pièce. Ce n’est pas l’héroïne de la pièce allemande qui a tué ses fils mais le peuple, par vengeance. Cf. Aníbal A Biglieri, Medea en la literatura española medieval, La Plata, Fundación Decus, 2005, p. 155. 23 Carlos García Gual considère que « les chevaux et les serpents faisaient partie de la symbolique funéraire chthonienne » (« El argonauta Jasón y Medea. Análisis de un mito y su tradición literaria », in Aurora López & Andrés Pociña [dir.], Medeas : Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, Granada, Universidad de Granada, vol. I, 2002, p. 34). Dans cette citation, l’allusion à Pégase, le cheval de Persée, est également claire. Cf. par ailleurs, Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Barcelona, Herder, 1995, p. 208. 22

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L’héroïne de Gaudé marque, à travers les éléments, la dichotomie entre le présent et le passé de Jason ; le présent, où elle le change en pierre, s’oppose à un passé mythique, où son mari, alors un Argonaute, parcourait les mers. Kali déclare : « Jasón / Le premier homme que j’ai aimé, / Le premier homme aussi que mon regard a pétrifié » (p. 11). Elle annonce alors son anéantissement intime : « Je ne veux pas de sa mort / Je veux qu’il dure, Inutile et seul / Contemplant à l’infini le tombeau de ses enfants » (p. 12). C’est le passage où, comparativement, la femme s’approprie la vengeance de la tragédie grecque, comme corollaire du châtiment infligé à l’homme pour des actes qui n’apparaissent pas dans la pièce de Gaudé. Kali détermine sa propre marginalité par rapport à celle où Jason est plongé, une frontière qui est la sienne, une ligne de démarcation claire qui renvoie à ses origines : « Il [Jason] n’a jamais su que je venais de plus loin que les plaines de Colchide, / De plus loin encore que les hautes montagnes enneigées des frontières perses [...]. Je suis née sur les bords du Gange » (p. 12)24. Cette spatialité n’est pas seulement liée à son statut d’étrangère, qui caractérisait déjà la Médée d’Euripide, mais elle renvoie aussi à son altérité sociale, annoncée dans sa dégradation au rang de miasma, d’infection. Son peuple, celui auquel elle appartient, se caractérise par « la lèpre et la sueur », qui sont le fondement de son statut d’étrangère et la conséquence de sa barbarie. Cette souillure est sa marque infamante d’exilée du monde et même ainsi, elle se trouve privée, sous la plume de Gaudé, d’origines définies, ce qui n’était pas le cas de l’autre Médée : « je n’ai pas eu de parents, / c’est cette foule entière qui m’a accouchée [...]. J’ai été jetée au monde [...] me transmettant les maladies de mon peuple, / me murmurant le nom sacré de nos divinités » (p. 12)25. Le motif des mains est présent dans la description de cette mise au monde, les mains qui la bercent et, par la suite, s’affermiront chez l’héroïne dans un engrenage de mort et non plus de vie, tant à l’encontre de ses fils que des jeunes gens fascinés par sa présence. Elle canalise la peste, pour ainsi dire, et se dresse dans cette représentation à partir de l’évocation d’une dégradation extrême, mais elle semble s’élever dans un mouvement pendulaire avec la désignation des divinités qui protègent son peuple. Les airs dispersent le miasma, Le fleuve est déjà présent chez Sénèque par la voix du chœur et à propos de Médée : « Ut tigris orba natis / cursu furente lustrat / Gangeticum nemus, sic / frenare nescit iras / Medea, non amores » (Acte IV, scène 3, v. 864 sqq.). Cf. Valentín García Yebra, Medea de Séneca, Madrid, Gredos, 2001. 25 Idem chez Christa Wolf. 24

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limité à la lèpre. À mesure qu’il se répand, la mort produit d’autres morts, et cet air qui devient putride paraît fonctionner comme l’antichambre de l’enfer. L’infection contamine la terre et la fige. Cette image de la dimension spatiale aérienne est antinomique de celle que présente le chœur chez Euripide. C’est aussi dans ce passage que l’on peut le mieux apprécier la présence des attributs mortuaires de Kali, issus de l’hindouisme. L’autre social, les autres, immergés dans la spatialité urbaine – « les hommes des villes » –, n’osent pas la contempler, comme le fait son poursuivant, puisque c’est elle le chasseur, pour l’instant uniquement sur le plan du regard. Dans cette atmosphère putride, elle explique ainsi la raison de son caractère barbare : « Je suis née sans pitié » (p. 13). Dès lors, l’ambiguïté de cette femme se révèle : elle est celle par qui la peste arrive, mais aussi et en même temps celle dont la beauté, matérialisée par la danse, fascine : « Une pestiférée plus jolie que les autres / Mais la danse m’a sauvée » (p. 13). C’est ici, à partir du motif de la peste et de son interrelation avec le caractère barbare et étranger de cette femme, que commence à s’élaborer un autre motif, celui du démembrement orgiaque. Elle apparaît comme une prophétesse inspirée26. Les jeunes gens sont prisonniers de leur folie et elle arrose la terre du sang des sexes mutilés : « Et plus je devenais sauvage, plus les hommes s’attroupaient, / Alors j’ai castré les plus vaniteux, / Mordant dans le sexe surpris » (p. 22)27.

L a dialectique des espaces : l’extérieur et l’intérieur dans les deux pièces Bachelard dit, à propos de l’espace : Dehors et dedans forment une dialectique d’écartèlement et la géométrie évidente de cette dialectique nous aveugle dès que nous la faisons jouer dans des domaines métaphoriques [...]. L’en-deçà et l’au-delà répètent sourdement la dialectique du dedans et du dehors [...]. On confronte alors l’être de l’homme à l’être du monde comme si l’on touchait aisément les primitivités. [...] On fait passer au rang d’absolu la dialectique de l’ici et du là [...] la dialectique du dedans et du dehors se multiplie et se diversifie en d’innombrables nuances28. Cf. Ana Iriarte, « Las razones de Medea », in Aurora López & Andrés Pociña (dir.), Medeas : Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, Granada, Universidad de Granada, vol. I, 2002, p. 186. 27 Cette scène se répète dialogiquement chez Christa Wolf. 28 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, p. 192-195. 26

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La pièce d’Euripide commence in medias res dans la région de Corinthe. Toutes les allusions à la terre étrangère de Colchide, d’où l’héroïne est originaire, se trouvent après le récit mythique. C’est à partir de ce même récit que se multiplient les espaces dans l’itinéraire de cette auxiliaire de l’Argonaute. Nous retrouvons également dans cette pièce le distinguo entre l’intérieur et l’extérieur de l’οἶκος. C’est dans cet intérieur que s’accomplit l’infanticide que nous aborderons plus loin Luschnig dit, à propos de la spatialité dans la Médée classique : « Medea’s Nurse (like Alcestis’ slave) gives the exact location in the house where the action is taking place : Medea is in her bedroom, the center of a woman’s life29. » Comme nous l’avons vu plus haut, l’autre espace est l’extérieur, où apparaît le char ailé, suspendu entre la terre et le ciel, et que la pièce de Gaudé assigne plus tard aux hommes qui ont été pétrifiés. Selon Loupiac : « L’air est symboliquement associé au vent, au souffle. Il représente le monde subtil intermédiaire entre le ciel et la terre, celui qu’emplit le souffle vital et cosmique dont parlent les mythologies orientales30. » La pièce de Gaudé trace les plans des différents espaces par lesquels passe l’héroïne. Elle vient du Gange. L’image olfactive du fleuve, qui se caractérise par « son odeur sauvage » (p. 16), est l’inverse de celle des eaux limpides du Céphise de l’œuvre d’Euripide, auxquelles nous avons fait référence plus haut. Dans un mouvement ondulant qui imite celui des serpents, Médée Kali arrive en Grèce avec pour objectif d’exhumer ses fils : « J’ai observé les serpents qui ondulaient entre les jambes de nos mendiants [...]. J’ai observé les singes qui s’enroulaient dans nos nuits. » (p. 13). Dans cette pièce, les espaces extérieur et intérieur convergent. Dans un premier temps, nous percevons Kali depuis l’espace extérieur et ouvert, à la puanteur naissante. Elle passe ensuite à l’intérieur sacré du temple des Brahmanes. Ce caractère sacré provient de l’eau qui, dotée du pouvoir magique de la pluie, coule sur les statues auxquelles cette Médée donne vie31. « La pluie ruisselait sur ces corps de pierre et semblait les inonder de vie. » (p. 14). C. A. E. Luschnig, « Interiors : Imaginary spaces in Alcestis and Medea », Mnemosyne, n° XLV, 1, 1992, p. 37. 30 Annie Loupiac, La poétique des éléments dans La Pharsale de Lucain, op. cit., p. 12. 31 À propos de la pluie, cf. James George Frazer, Le Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1999, chap. V. 29

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Ainsi, bien que les terres par lesquelles elle transite soient arides, terres de mort et de putréfaction condamnées par leur stérilité naturelle, elles sont fertilisées par cette eau de pluie qui favorise l’orgie bacchique le temps d’une seule nuit, au cours de laquelle cette magicienne parvient à créer le miracle de la vie. « Et j’ai offert aux hommes une nuit d’étreintes sacrées. / Les statues se sont offertes aux brahmanes [...]. Partout des couples s’unissaient dans le déluge de la nuit. » (p. 15). Dans cette pièce, la tombe des enfants nous fait également percevoir les espaces intérieur et extérieur. L’extérieur, d’une part, est fait de marbre dur, un élément typiquement grec que la femme grattera de ses ongles afin d’arriver à ses fins et d’exhumer les corps. « Ils vous ont enterrés comme des Grecs. / De lourdes dalles de marbre reposent sur vos corps. / Vos ossements ont été entourés de linges et de poteries sacrées [...] Pour me faire offense. » (p. 17). Cette offense sera à l’origine de sa colère fondatrice. Par ailleurs, c’est dans les introductions scéniques que nous rencontrons les voix apeurées des enfants, qui peuplent l’espace intérieur des tombes. Dans la description que ces enfants font de leur mère, on trouve les images qui attestent de sa monstruosité : « Avec ses ongles de mère, elle nous griffera à nouveau. / Avec ses dents de mère, elle nous saignera à nouveau » (p. 17). Cette image, associée à l’infanticide, révèle la virilité de la femme. La triple alliance entre la mère et ses enfants morts en chemin vers le Gange nous renvoie à une autre alliance : celle de la terre-mère-mort, que transcende la figure de Méduse. Ces enfants ne resteront toutefois pas cantonnés dans l’espace intérieur mais ils gagneront l’extérieur avec leur mère, avec qui ils formeront un trio monstrueux. Leur image fantasmagorique prendra de l’ampleur dans le présent de l’œuvre puisqu’elle les mènera jusqu’aux confins du monde : « Mes enfants / Mes fantômes. / [...] Oui, vos corps ont forci » (p. 34-35). C’est dans l’espace ouvert, extérieur, que nous apparaît régulièrement le Gange, dont les eaux stagnantes font un instrument de décomposition. Ces eaux semblent offrir aux enfants un apaisement dans leur repos éternel : « tu nous lâches la main, le courant nous emporte, nous ne te reverrons plus [...]. Nous nous dissolvons dans le Gange, avec soulagement. » (p. 41). En tout point dissemblables de ces eaux de pluie qui donnent la vie aux statues, celles du fleuve contaminé dissoudront les corps dans leur lit : « Mes deux fils égorgés [...] / Ils disparaissent / Je les confie aux fonds limoneux du Gange » (p. 39).

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C’est enfin dans ce même espace extérieur, nocturne, que Kali se rendra au chasseur : « Il n’y aura que toi et moi, / Face à face, / Et tu me décapiteras » (p. 43).

F emmes hors la loi, femmes en état de miasma Nous pourrions nous risquer à dire que les héroïnes des deux pièces vivent dans la transgression, la marginalité, et qu’elles circonscrivent ainsi le miasma qui détermine la frontière entre les uns et les autres, les Grecs face à la Colchidienne ou face au peuple du Gange, c’est-à-dire les purs et les impurs, ceux qui se trouvent intégrés dans la norme et ceux qui demeurent en état de nature, νόμος-φύσις, dans le cadre qu’autorise la loi. Dans le régime démocratique de la Grèce, les lois régissaient, avec le consentement de tous, les différents aspects de la vie en commun. La loi – et plus précisément la loi écrite – est donc devenue le symbole d’une double opposition : pour les Grecs, elle incarnait la lutte contre la tyrannie et pour l’idéal démocratique, mais aussi la lutte contre les barbares et pour l’idéal d’une vie civilisée. Ils définissaient la liberté comme l’obéissance aux lois ; la πειθαρχία sauve les cités et le terme νόμος permet de concilier l’idéal abstrait de l’ordre et les simples habitudes32. En termes légaux, ce concept a des répercussions sur la Médée euripidienne, car ses enfants sont ceux d’une Colchidienne, une étrangère, une barbare, mais ils sont aussi ceux de Jason, l’Argonaute grec. Rappelons que, dans la Grèce antique, la cérémonie nuptiale se déroule sur plusieurs journées. L’union légitime entre un homme et une femme est célébrée par l’accord réciproque entre les familles, dans lequel le père de la future mariée s’engage à donner sa main à l’homme qui la convoite. La promise sera ainsi conduite à l’espace domestique, l’οἶκος du futur époux. Le mariage n’était toutefois considéré comme consommé qu’une fois que les époux avaient cohabité pendant un certain temps. Par conséquent, le mariage entre Jason et Médée est seulement considéré comme un fait. Puisqu’elle est étrangère, il lui faut s’adapter à la cité. C’est le sens des vers 222-224 dans le texte d’Euripide. Ses fils ont été conçus et sont nés en dehors du territoire grec. Boegehold dit à ce propos : « … A law of 451/0 B.C. limited Athenian citizenship to τοὺς ἐκ δυεῖν Ἀθηναίων γεγονότας, “men born of two Athenians” [...] Whoever has not been 32

Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 15 sqq.

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born of parents who are both citizens has not share in the city33 ». Cela signifie que ces enfants ne peuvent pas participer à la vie politique de la cité, et que, lorsque le roi Créon condamne leur mère à l’exil, ils doivent partager son destin d’apatride34. Au sein de l’espace théâtral de Corinthe, espace scénique où se déroule l’action de la tragédie, apparaissent d’autres espaces : la Colchide, l’espace distant – mythique dans la bouche de la nourrice et de Médée elle-même – et, par l’intermédiaire du chœur, Athènes, l’axe spatial. C’est le constat que fait Tobía : « Le lieu de la situation tragique est Corinthe, espace qui, du point de vue de la tragédie, n’a en fait valeur que de contraste puisque l’action qui s’y déroule provient de la représentation de la lointaine Colchide et de l’éthique résolument imposée par Athènes35. » Le public athénien, spectateur de la tragédie, ne s’étonne pas des agissements de l’homme qui abandonne sa femme, qui n’est finalement qu’une étrangère, ainsi que ses enfants, pour accomplir son retour au monde grec, à la polis normative, à travers un second mariage avec la fille du roi Créon. Pour Boegehold : « On the other hand, the requirement of Perikles’s law that both parents be Athenians is obviously a real constraint, especially in a time when leading citizens had for generations been contracting marriages whit prominent non-Athenian families36. » Médée obéit à des règles supérieures à celles de l’État : la loi divine, solide, immuable et intangible, face à la loi fragile et provisoire des mortels. Comme elle le dit au vers 219 : δίκη γὰρ οὐκ ἔνεστ᾽ ἐν ὀφθαλμοῖς βροτῶν (« La justice ne réside pas dans le point de vue des mortels »). Ce sont tous les hommes qu’elle vise, à travers le cas particulier de Jason qui a renié son serment37. C’est pour cette raison qu’elle en appelle Alan L. Boegehold, « Perikles’citizenship law of 451/0 B.C. », in Alan L. Boegehold and Adele C. Scafuro (dir.), Athenian Identity and Civic Ideology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 57. 34 Paradoxalement, Périclès, séduit par la belle étrangère Aspasie de Milet (Asie Mineure), quitta son épouse et eut avec elle un fils qu’il reconnut publiquement, contredisant par son propre exemple la loi qu’il avait lui-même promulguée. Cf. Der Kleine Pauly - Lexikon der Antike in fünf Bänden, 1979, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, Band 1, s. v. « Aspasia ». 35 Ana María González de Tobía, « Un himno no convencional en Medea de Eurípides », Universidad Nacional de La Plata, Centro de Estudios Helénicos, Letras Clásicas, 12, 2008, p. 11. 36 Alan L. Boegehold, « Perikles’citizenship law of 451/0 B.C. », in Alan L. Boegehold and Adele C. Scafuro (dir.), Athenian Identity and Civic Ideology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 58. 37 Cf. Anne Pippin Burnett : « ... She locates the injury that angers her not in the part of herself that is couched but in her hand, the hand on which Jason’s broker oath of 33

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à la protection divine. La dichotomie entre les hommes et les dieux explique qu’elle oppose des lois non écrites, ἄγραπτα νόμιμα, différentes des obligations familiales et de ce que demande la communauté. Cette opposition se traduit dans la dichotomie οἶκος-πόλις. Médée, qui croit en la justice divine, est certaine que les dieux sont de son côté. Elle invoque Thémis, la loi ancestrale ; Artémis, qui accompagne la femme durant l’enfance (v. 160) ; elle en appelle à Zeus et à la lumière du Soleil au v. 1391 et à Hécate au v. 395. Le chant magique de la mythique Médée, l’étrangère, enflamme les guerriers chthoniens, nés de la terre. Comme une sibylle, elle devient « la prophétesse qui exprime un “chant” oraculaire contraire aux normes, un nómos ánomos38. » Dans la pièce de Gaudé, elle est la déesse qui impose sa loi aux hommes, y compris aux brahmanes, parce qu’après avoir accompli le miracle de la pluie avec sa danse, en sortant du temple, elle devient Kali. Elle est née jetée dans le monde, sans foi ni loi. Au début, l’auteur ne nous dit rien de son mariage avec Jason. La seule chose que nous savons est qu’ils ont des enfants qui ont été égorgés. Elle existe comme un miasma, infecte et, face à elle, au pays du Gange, Jason devient un étranger : « La petite fille du Gange avait trouvé son étranger » (p. 26). Persée sera étranger à son tour a posteriori dans un autre espace, celui de la Grèce : « Tu es grec et je vais t’emmener dans des pays qui t’effraieront » (p. 30). Son parcours circulaire, que nous avons déjà évoqué et qui la mène du Gange à la Grèce, puis de nouveau au Gange, avait pour but de laver l’affront que lui avaient fait les Grecs. Affront qui a lieu après l’assassinat de ses fils et leur crémation sur un bûcher. Dans la pièce, l’héroïne se rend coupable de l’exhumation des corps, acte impie contraire à la loi grecque qui veut que l’on enterre tous les morts. Kali, la femme-déesse sans loi, mutilera les jeunes gens pour calmer la rage avec laquelle s’exprime le sentiment de cet affront. Et elle le fera avec ses propres armes : le pouvoir hypnotique de la magicienne, l’ondulation dansante des serpents. Loin du marbre grec, la fluidité de l’élément aquatique bercera ses enfants. La loi grecque sera dès lors transcendée par celle du Gange. Chez Gaudé, Kali prévaut comme la native maudite, fille de la sueur et de la puanteur de son peuple. Au cours de son errance, il est fait alliance was sworn... » (Revenge in Attic and Later Tragedy, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 194). 38 Ana Iriarte, Las redes del enigma. Voces femeninas en el pensamiento griego, Madrid, Editorial Taurus, 1990, p. 104.

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brièvement allusion à sa condition d’étrangère, tandis que dans la Médée d’Euripide, elle est depuis toujours l’étrangère. L’air purifié de Grèce, tout comme dans la pièce antique, apparaît à nouveau dans le souvenir de Médée au moment où elle se trouve face à son poursuivant, dans un espace ouvert : « Par toutes ces nuits où nous avons partagé la fraîcheur des étoiles » (p. 37). Mais elle se rend finalement au chasseur.

L ’ambiguïté du regard amoureux : la beauté grecque de Jason – la beauté orientale de Kali Passé et présent structurent le motif du regard dans la pièce de Gaudé. On en trouve peut-être l’expression la plus lyrique dans les mots de Médée évoquant sa première rencontre avec Jason : « Je suis née sous ses yeux » (p. 16). Exception faite de celle d’Euripide, toutes les Médée occidentales, et en premier lieu celle de Sénèque, continuent d’aimer Jason dans le présent de l’action. Gaudé reprend ce motif mais lui donne une dimension passée, comme le fait la Médée d’Euripide : « Je t’ai aimé » (p. 25). Il rappelle que, au premier regard, la présence de cet homme a signifié la possibilité d’une nouvelle vie, radieuse, immense et belle comme la mer Égée à laquelle elle est comparée. La description de l’homme émerge de cette beauté, aussi harmonieuse que caractéristique du monde grec. Il est important de souligner que c’est elle qui le vénère comme un dieu, notamment lorsqu’il revêt ses habits de guerrier : « Je me suis agenouillée devant toi / J’ai baisé tes pieds salis par la marche / J’ai baisé tes mains souillées par les combats » (p. 26)39. Gaudé reprend ici l’image du sang sur les mains, mais il le fait depuis un angle nouveau, puisqu’il semble qu’aucun autre auteur n’ait mis l’accent sur cette dimension guerrière de Jason. Mais le déclin de cet amour passé se traduit dans une autre image visuelle, celle du bûcher, avec sa puanteur de chair et de fumée. Le sang et la flamme, synecdoque de la main et du bûcher, font partie des tropes autour desquels s’articule la pièce grecque et, par là même, la pièce française. Le peuple pestiféré de Kali fait ressortir par contraste la beauté des héros grecs – Jason d’abord, puis Persée. Kali déclare : « Je succombe à la beauté des hommes [...]. Tu étais beau Jason » (p. 26). Cette forme de sensualité où l’impure, la pestiférée se trouve attirée par ce qui est pur par essence, s’étend à la situation avec Persée. 39

Cette image est très éloignée de l’image dévastée que l’on associe à Jason dans la littérature occidentale, en particulier chez Corneille et Christa Wolf.

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L’harmonie visuelle créée par ces deux hommes se prolonge dans le bien-être qu’ils irradient. Ainsi, la dimension aérienne purifiée dont parle le chœur chez Euripide se fait l’antithèse de la foule pestiférée du Gange, putride et indésirable. Kali hypnotise et séduit les hommes qui la contemplent mais, loin de leur offrir un air pur et sain, elle les mène intentionnellement à la mort, comme une Gorgone. Son sillage malodorant oblige Persée à se couvrir le visage, comme elle le formule elle-même : « Tu t’es mis la main devant le visage pour ne pas sentir cette / horrible odeur de mort chaude » (p. 29).

L a pestilence de l’espace aérien à partir de l’infanticide Du mythe grec à la littérature occidentale, Médée aime et se voit trahie, et son amour maternel la conduit à l’infanticide qui lui donne toute sa dimension tragique. Sa dualité ontologique entre monstruosité vengeresse et douceur maternelle trouve son fondement chez Euripide, où le premier de ces axes prédomine. L’héroïne classique perpètre son crime à l’intérieur de la maison, de l’oíkos. Elle ne le fait pas seulement à cause de la convention aristotélicienne, mais surtout parce que cette maison ne lui appartient pas. À ce propos, Bachelard déclare : « Parfois, la maison de l’avenir est plus solide, plus claire, plus vaste que toutes les maisons du passé. À l’opposé de la maison natale travaille l’image de la maison rêvée40. » Ce crime s’inscrit dans une hiérarchisation des punitions infligées par vengeance à ses ennemis – Créuse, Créon et Jason – et qui s’opère selon une gradation qui va crescendo. L’élément du feu est une de ses formes : le poison qui brûle est utilisé pour éliminer le père et la fille. Le pire des hommes, Jason, se trouve quant à lui annihilé de l’intérieur, puisque Médée le prive de la possibilité d’avoir une descendance tout comme, plus tard, Médée-Kali privera de leur sexe les jeunes gens qu’elle capturera. L’héroïne de Gaudé subit l’ambiguïté dionysiaque de son comportement, qui la fait osciller entre deux axes. D’une part la rage, prototype de la férocité, à la manière d’une abominable Érinye : « Ma rage ne connaîtra pas de fatigue » (p. 17), et d’autre part l’amour maternel toujours renouvelé : « La dernière fois, je vous couvrais de baisers » (p. 17). À partir de ce souvenir, elle commence à ourdir son infanticide dans une description fondée sur un effet de retardement et d’amplification, 40

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, p. 68.

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avec un certain jeu morbide dans la figure de l’hypotypose : « Je glisse doucement le couteau sur la gorge du premier [...] et le sang coule, noir et épais, le long de ma main » (p. 18). Du souvenir du passé à l’immobilité du présent, l’héroïne nous ramène à cette description morbide in illo tempore. Nous pouvons y mettre en évidence une certaine délectation, depuis le moment initial où elle saisit le couteau, jusqu’à celui où elle tranche avec précision la gorge des enfants, l’un d’abord, puis l’autre. Comme la Médée d’Euripide, celle de Gaudé a prémédité l’infanticide : « Je cherche de la main le couteau que j’ai aiguisé le matin [...]. Je vous regarde comme une mère regarde ses enfants [...]. Je vous souris. » (p. 18)41. Le motif de la mort libératrice, lié à celui de l’infanticide, commence à se dessiner dans Médée-Kali : « Je ne veux pas que vous ayez mal [...]. Vous sentez la langue de votre mère qui vous lèche la vie. » (p. 19). La femme commence alors à se comporter comme une bacchante, d’abord autour du motif du sang : « Mon visage est couvert de sang / Je vous bois, je vous enlace, je vous lèche doucement » (p. 19). C’est toutefois elle qui les a abandonnés, qui les a laissés en Grèce. Chez Gaudé, le motif s’est inversé et il expose une situation très différente de celle des autres Médée. Ainsi, cette femme a été capable d’abandonner ses enfants lorsqu’elle est partie en les laissant parmi les Corinthiens, et elle a pris ainsi une voie mythique distincte de celle d’Euripide : « Je vous ai abandonnés derrière moi. » (p. 22).

L a dimension de l’impureté sous la forme de la terreur La peste est la terreur. Elle représente la terreur, mais Persée a connu les terres étrangères, il en est revenu plus fort, et il peut la contempler dans toute son horreur. Médée dit à Persée : « Médée te fait peur » (p. 29). Une étude plus approfondie des réactions de terreur que suscite l’héroïne d’Euripide nous montre que ce sentiment est réciproque et profondément ancré en cette femme, qui s’épouvante elle-même. Quant à Médée-Kali, ce sont les autres qui la craignent. Néanmoins, la nouveauté proposée par Gaudé dans l’introduction de la scène IV qui 41

Dans Médée Kali, le motif du sourire a des traits dionysiaques. D’après E. R. Dodds, The Ancient concept of Progress and Other Essais, Oxford, Clarendon Press, 1973, il y a d’abord le sourire du martyr, ensuite celui du destructeur. Nous préférons omettre les connotations négatives et opter pour le sourire de la mère qui n’inspire pas la peur à ses enfants depuis le début, afin qu’ils franchissent sans traumatisme le passage de la vie à la mort. Celui-là est un sourire entièrement maternel contrairement à celui que l’on entrevoit face à Persée à la fin, qui est clairement prédateur.

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déstabilise le lecteur, consiste à transformer la tendresse éprouvée par les enfants qui attendent les caresses maternelles en la terreur que leur inspire cette mère qui revient chercher ses morts : « tu voudrais, comme moi, creuser plus profond pour que notre mère ne nous attrape pas » (p. 21). C’est ainsi que l’auteur commence à construire une autre image, celle de la chasse, celle de la mère dont les enfants font office de proie. C’est la même terreur qu’inspire à ses enfants, au moment précis de l’infanticide, la mère représentée par Euripide42. Toutefois, vers la fin, elle évoque le suicide : « J’entrevois la possibilité de les suivre [ses enfants] » (p. 39). Cette même idée est exposée de manière inverse dans la tragédie grecque puisqu’elle apparaît aux vers 95-115. Médée-Kali se livrera néanmoins au chasseurr

L a pestilence de l’espace aérien à partir du bûcher Parmi les différentes significations que revêt le feu, nous pouvons retenir qu’il constitue un symbole à la fois de purification et de destruction, de vie et de mort. Dans la pièce d’Euripide, seule subsiste la brûlure du poison, qui dépouille de leur humanité Créuse et Créon. Dans le même temps, dans la pièce de Gaudé, il ne reste de l’amour de Médée et Jason que deux tombes profondes et la puanteur du bûcher. Cette image du bûcher est associée à l’image de la louve, que s’attribue l’héroïne elle-même : « Le feu a pris, les flammes grandissent. /Elles lèchent le bûcher comme j’ai léché moi-même vos corps / du temps où j’étais louve » (p. 21). Loupiac dit à cet égard : Le symbolisme du feu s’organise autour de deux axes : celui des symboles caloriques et celui des symboles fulgurants. Le feu réchauffant est bien sûr, au premier chef, un symbole érotique43.

Cette image sexuelle du feu pourrait s’appliquer au bûcher où brûlent les enfants de Médée, puisqu’ils sont morts par amour. Cf. aussi Franz Grillparzer : « Knabe : Ich fürchte mich. / Medea : Komm her ! / Knabe : Tust dum ir nichts ! / Medea : Glaubst ? Hättest du’s verdient ?) / Knabe : Eins warfst mich auf den Boden, weil dem Vater / Ich ähnlich bin, allein er libt mich drum. / Ich bleib’ bei ihm und bei der guten Frau ! » (Acte IV). Cf. Medea, La Plata, Universidad Nacional de La Plata, Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, Departamento de Letras, 1960, Prólogo, traducción y notas de Ilse Brugger, p. 161. 43 Annie Loupiac, La poétique des éléments dans La Pharsale de Lucain, op. cit., p. 11. 42

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Q uelques conclusions Le champ des études comparées nous a permis d’approfondir la dimension aérienne du personnage principal féminin de deux pièces dissemblables dans l’espace et le temps. Le mythe a consacré Médée comme l’étrangère, l’infanticide, l’impure, le miasma qui contamine l’air à chacun de ses pas. Médée d’Euripide et Médée-Kali de Laurent Gaudé représentent le féminin agonistique, fureur chez l’une et rage chez l’autre, qui incarne la vengeance pour haute trahison. Le chœur de la tragédie classique trace une limite claire entre la pureté du monde grec et l’impureté dans l’air, l’impureté de Médée, liée au crime qu’elle s’apprête à perpétrer et dont elle se révèle capable à cause de son altérité, de sa nature autre. La Médée infanticide mise en scène par Euripide se trouve face au lecteur, suspendue dans les airs, dans le char ailé envoyé par Hélios, avec les cadavres de ses enfants. Dans le même temps, un Jason dévasté la contemple, dans un état qui l’exclut du monde des vivants et de celui des morts. Cette image est reprise et chargée d’un sens nouveau par Gaudé, chez qui l’Argonaute, qui a été pétrifié, n’est ni mort ni vivant. Sous la plume de l’auteur français, le mythe grec bifurque puisque Médée, immergée dans l’hindouisme, se déifie à la fois dans la sensualité de Kali et dans la pourriture pétrifiante de Méduse, la Gorgone. De son pas, cette faiseuse de miracles suspend le mouvement de l’air et le rend putride. Elle porte sur elle la pestilence associée aux origines de son peuple, fait de lèpre et de sueur. Elle prépare son retour et revient donc en Grèce afin d’exhumer les corps de ses enfants, pour les déposer dans le lit bourbeux du Gange. À chacun de ses pas elle enflamme l’air de ses ondulations, hypnotiques et mortelles. Elle apaisera sa rage en mutilant sexuellement les jeunes gens, dont le sang versé arrosera la terre aride. Son impureté ontologique grandit avec l’infect bûcher où ont brûlé les cadavres de ses enfants, ultime reflux de l’amour de Jason. La dimension aérienne de l’espace fait croître le miasma où prend forme la triade composée de la mère et des deux fils, une triade de Gorgones, dans un cheminement effrayant dont la destination finale est le Gange Elle impose sa propre loi car elle est la loi, celle qui intronise la déesse Kali et qui la différencie de la Médée classique puisque cette dernière croit en la justice divine et en appelle à son aide. Kali est néanmoins vaincue par la beauté grecque du premier homme qu’elle a aimé, Jason, puis par Persée, son assassin, l’assassin de Méduse, personnage mythique avec lequel cette pièce interagit dialectiquement. Vaincue, elle se rend finalement à son chasseur pour qu’il lui donne la mort, tandis qu’elle danse et ondule avec la sensualité d’un serpent.

Images aériennes dans les Bacchantes d’Euripide Silvia S. REYES et Marcela A. RISTORTO Université Nationale de Rosario (Argentine) Traduction de Silvia S. REYES avec la collaboration de Sylvie BALLESTRA-PUECH

Cet article analyse les images empruntées au registre aérien qui permettent d’exprimer la double nature de Dionysos dans Les Bacchantes1. L’ambivalence divine se manifeste par celle des images aériennes. Nous commencerons par expliquer ce que nous entendons par symbole, image, images aériennes et imagination dynamique avant d’utiliser ces notions pour étudier Les Bacchantes.

S ymbole, image, imagination Les études récentes sur la pensée antique soulignent la pertinence des symboles en tant que code culturel partagé par une communauté. Ernst Cassirer affirme que l’homme ne vit pas seulement dans le monde physique et dans celui de la rationalité mais aussi dans un univers symbolique : « Le langage, le mythe, l’art, la religion sont des éléments de cet univers. Ce sont les fils différents qui tissent la toile du symbolisme, la trame enchevêtrée de l’expérience humaine2 ». Aussi le symbole peut-il être « envisagé comme mode autonome de connaissance3 ». En outre, les 1

2 3

Le texte grec est cité d’après l’édition de Gilbert Murray, Euripidis Fabulae, vol. 3, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1943. La traduction citée est en général celle de Henri Berguin, Paris, Garnier, 1966. Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, [trad. Norbert Massa], Paris, Éd. de Minuit, 1975, p. 111. Mircea Eliade, Images et symboles : essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, 1952, p. 9.

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symboles et les images sont le support de la poésie. Ainsi l’homme accède à la connaissance par la médiation de la poésie, de ses images et de ses symboles. Mircea Eliade affirme d’ailleurs que « si l’esprit utilise les images pour saisir la réalité ultime des choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste de manière contradictoire et par conséquent ne saurait être exprimée par des concepts4 ». La réalité paradoxale de Dionysos et de son culte sera appréhendée dans Les Bacchantes à partir d’images aériennes. L’élément air L’air est le symbole de l’invisible et du subtil. Il est associé au souffle vital, au vent, à l’espace comme lieu des mouvements. Il est lié à la légèreté, à la lumière, aux odeurs, au vol des oiseaux, nos doubles aériens avec les insectes. Il existe des divinités célestes. L’air libre et les espaces ouverts évoquent la liberté, la vie sans entraves. L’air relie la terre et le ciel. Il est associé au mystère de la création, de la vie et de la mort. Il est impliqué dans les rythmes de la respiration (inspiration et expiration), dans les états de relaxation et d’excitation, dans les phénomènes climatiques et météorologiques, dans les changements des saisons. Dans le domaine de la magie ou de l’imagination, il permet d’atteindre le merveilleux, l’inaccessible, le poétique. Il est le véhicule du son et de la lumière, de la pensée et de la parole. Il donne leur impulsion à la musique, au chant, à la danse. L’imagination dynamique L’imagination dynamique de l’air décrit des trajets horizontaux (dans un même plan) et verticaux (de bas en haut et de haut en bas). La spécificité d’une image dynamique réside dans l’attention qu’elle accorde à l’origine ou à l’impulsion d’un mouvement et à son extension ou portée. Comme le dit María Noel Lapoujade5, les « trajets horizontaux » comprennent l’errance et le voyage (vers les rites d’initiation, vers la mort), les « trajets verticaux » comprennent les mouvements de montée et de descente. L’image aérienne est l’arbre cosmique et le symbole aérien est l’aile.

4 5

Ibid., p. 17. María Noel Lapoujade, « Mito et imaginación a partir de la poética de Gastón Bachelard », Revista de Filosofia, n° 57, 2007/3, p. 91-111.

IMAGES AÉRIENNES DANS LES BACCHANTES D’EURIPIDE

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Des forces invisibles comme la folie, la frénésie, la sensualité, l’érotisme, la joie, le désespoir, le calme, le son, le silence, la vitalité, la mort, sont manifestes ou latentes dans les images dynamiques des éléments aériens, elles sont directement ou indirectement convoquées par eux. La dimension spatio-théâtrale de Dionysos Dans le microcosme des Bacchantes, les dieux sont en haut, dans l’air supérieur : « Si loin que dans l’éther habitent les Ouranides, ils voient les actions des mortels » (πόρσω γὰρ ὅμως αἰθέρα ναίοντες ὁρῶσιν τὰ βροτῶν οὐρανίδαι, v. 392-394), et les mortels en bas. Dans le prologue, Dionysos apparaît dans le θεολογεῖον, le toit de la scène, lieu réservé seulement aux dieux, pour se présenter comme un dieu devant l’auditoire. Il dit qu’il se manifestera comme un homme pour avertir son cousin Penthée et Thèbes, sa ville natale, des risques de rejeter son culte, et annonce qu’il utilisera ses pouvoirs divins pour punir Penthée s’il refuse de le reconnaître comme un dieu. Et à la fin de la pièce, il assume encore ouvertement sa forme divine et parle de nouveau à partir de la terrasse du palais : « Il y a longtemps que Zeus, mon père, a prononcé cet arrêt » (πάλαι τάδε Ζεὺς οὑμὸς ἐπένευσεν πατήρ, v. 1349). Dionysos descend sur la scène, le προσκήνιον, à l’instar des autres personnages de la tragédie, se présente comme un étranger lydien récemment arrivé à Thèbes pour répandre le culte de Dionysos, travesti en prêtre, et agit comme un directeur du chœur, en cachant sa véritable essence divine aux autres personnages. Il interagit avec Penthée même, comme le note Elena Vaou, pour le conduire à la mort6. La double nature mythique et religieuse de Dionysos en tant que divinité céleste et chthonienne est exprimée dramaturgiquement par Euripide au cours de la représentation. Dionysos se présente dans le θεολογεῖον comme un dieu, devant les spectateurs, et comme un héros quand il descend sur le προσκήνιον dans la majeure partie de la tragédie. Cependant, bien qu’il partage la scène avec les autres personnages comme l’un d’entre eux, le personnage-étranger continue à exercer ses pouvoirs en tant que personnage-dieu, subrepticement, en réalisant des prodiges sur la scène et en dehors (le tremblement et l’effondrement d’une partie du palais, l’accomplissement d’actions apparemment inexplicables, etc.). 6

Elena Vaou, « Le récit dans les tragédies d’Euripide : étude d’un discours performatif », Loxias, n° 12, mis en ligne le 21 février 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=918, p. 11.

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La gestualité dionysiaque Le mouvement du corps (tête et membres), accompagné de musique, la danse, le chant, les cris et les hurlements sont essentiellement des activités aériennes, favorisant le délire et la frénésie. Laisser ses cheveux dénoués, secouer la tête d’avant en arrière, agiter les bras en haut et lever les pieds du sol, pour courir, sauter et danser, toutes ces actions suscitent des émotions fortes qui permettent la possession divine (ἐνθουσιασμός). Ces mouvements du corps typiques du culte dionysiaque, réalisés avec la musique chorale et instrumentale, les vêtements et les accessoires, ont un effet de médiation entre le cortège et son dieu. Laisser les cheveux épars, tendre le cou en arrière, cambrer le dos, lever les bras, en tenant des branches de sapin ou de chêne et des thyrses dans les mains, qui se tendent et se projettent vers le ciel, vers le haut ; se séparer du sol et rester en suspension dans l’air pendant quelques instants ; les vêtements légers (des voiles transparents ou quelquefois seulement une tunique), les coiffes (couronnes de feuilles de lierre, de vigne ou de chêne), toutes ces actions et ces éléments impliquent un mouvement d’élévation, un allègement du corps et de l’esprit, et aboutissent à une expérience extatique inspirée par le dieu de la folie. Ces mouvements verticaux et horizontaux dont le but est de se donner un élan pour courir, sauter ou danser, transforment les Bacchantes en êtres ailés, elles sont comme des oiseaux qui volent pour retourner à l’air, qui se dispersent et s’ouvrent pour aller en avant et vers le haut. Les ménades en mouvement, les boucles en arrière flottant loin de la tête, sont un symbole de liberté, mais surtout de sensualité. Les cheveux dénoués suggèrent une nature aérienne. Les bacchantes ou ménades sont souvent représentées dans la poterie athénienne avec des longs cheveux tombant sur les épaules ou le dos, ramassés avec des bandeaux, des diadèmes, des rubans ou des couronnes de feuilles. Dionysos lui-même laisse ses boucles blondes au vent, parfumées à la mode lydienne. Penthée probablement portait ses cheveux tressés et coiffés en chignon, comme les nobles et les aristocrates ; c’est pourquoi le jeune roi de Thèbes ne reproche pas à l’étranger de porter ses cheveux longs, mais de les laisser au vent. Les images rattachées à l’endormissement, au sommeil, renvoient le dormeur de nouveau dans l’espace aérien et ont un dynamisme vertical. Pour les ménades, l’ordre habituel est inversé ou perturbé (activité pendant la journée et repos pendant la nuit) car après leurs rites nocturnes dans le bois, après s’être fatiguées, elles doivent récupérer en

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tombant dans un sommeil profond. « Elles dormaient toutes, les membres détendus » (v. 683). L’élément aérien est le véhicule du son et les sons jouent un rôle essentiel dans les rites d’initiation. La musique et le chant attirent et séduisent, favorisent la danse extatique. Les cris et les dissonances encouragent la course et la chasse. Les thyrses sont un accessoire indispensable pour les bacchantes du cortège de Dionysos, et ils sont comme des baguettes magiques pour les ménades dans la montagne, car ils leur permettent d’effectuer des prodiges. Quand ils sont jetés violemment, avec des pierres et des branches, pour faire tomber les curieux espionnant les cérémonies secrètes, les pasteurs et Penthée, ils sont encore des éléments aériens, mais dans un sens négatif, car ils sont devenus des armes pour anéantir les ennemis du dieu.

L a dualité de Dionysos et du culte dionysiaque Comme nous venons de le voir, l’importance des images réside dans le fait qu’elles révèlent une réalité qu’aucun autre moyen ne serait capable de manifester. Les images aériennes dévoilent la double nature de Dionysos exprimée dans le double comportement de ses fidèles. Dans les Bacchantes d’Euripide ce trait est particulièrement évident dès le prologue, où une distinction est faite entre les suivantes lydiennes du dieu, qui composent le chœur, et les Thébaines, punies de folie par Dionysos pour l’avoir rejeté. Les premières sont les βάκχαι, les femmes fidèles qui révèrent le dieu volontairement (Βάκχος), tandis que les secondes sont μαινάδες, les filles de Cadmos et le reste des Thébaines rendues folles par Dionysos et forcées à quitter la ville Un élément sonore intégrant les images aériennes fait la différence entre les deux dès le début : les βάκχαι crient εὐαί, l’exclamation rituelle par excellence (εὐαζομένα, v. 68), tandis que les Thébaines poussent des hurlements, ὀλολυγαί (ὠλόλυξεν, v. 689, cf. 1132 ; ἀλαλάζεται, v. 592). Le terme ὀλολυγή désigne les aspects négatifs de la sphère dionysiaque, et ce cri est attribué aux ménades, aux jeunes filles ou femmes mariées qui ont quitté leurs maisons, la polis, pour pénétrer la solitude sauvage de la montagne (ὄρος). Cette dualité des fidèles suggère le double aspect du dieu : « plénitude de l’extase, de l’enthousiasme, de la possession mais aussi bonheur du vin, de la joie de la fête, du plaisir d’amour, de la félicité du quotidien »

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pour ceux qui l’adorent alors qu’il peut aussi « apporter malheur et destruction » à ceux qui refusent de reconnaître sa divinité7. Le nom μαινάδες (de μαίνομαι) se réfère à une autre série d’images aériennes relatives au dieu, d’images qui font allusion à la folie. Les μαινάδες erraient dans des endroits sauvages et hauts, et comme Padel le souligne, il s’agit de « lieux où le vagabondage est difficile à suivre comme les esprits qui battent la campagne sont difficiles à suivre pour les sains d’esprit8 ». La μανία entretient une relation étroite avec le μένος, en permettant de reconnaître « la violence essentielle de la mania, dans laquelle résonne la force torrentielle et sanglante du ménos. Mania a la violence soudaine d’un « accès de folie9 », comme celui qui amène les filles de Cadmos à démembrer Penthée. Cependant, un tel état de trouble mental causé par Dionysos pouvait être bénéfique pour ses suivantes, car il les libérait des limitations et des obligations de la vie quotidienne. Les épithètes Λύσιος, Λυσεύς ou Λυαῖος soulignent ce trait du dieu. Grâce à cet accès, les femmes peuvent quitter leurs foyers pour courir librement par les montagnes. Les aspects positifs de Dionysos L’aspect positif du dieu se révèle dans les descriptions des rituels dionysiaques (parodos et récits du messager) à partir d’images impliquant le déplacement dans l’espace aérien, vers le haut : des références à la montagne où les rituels se déroulaient, aux arbres ; aux cheveux dénoués des ménades, cheveux libres dans l’air, à la musique qui résonne avec sa puissance vivifiante, etc. Selon Helene Foley : « Every scene in the Bacchae up to the final messenger speech makes a major issue of Dionysiac costume and movement as a visible representation of the elusive god. Large sections of the two long messenger speeches, as well as the parodos, communicate his divinity through descriptions of the costumes, songs, and movement of the maenads » (« chaque scène dans les Bacchantes, jusqu’à la tirade finale du messager, exploite le costume et les mouvements de Dionysos en tant que représentation visible du dieu insaisissable. De larges extraits des deux longues tirades du messager, tout comme la parodos, rendent perceptible sa divinité par les descriptions 7 8 9

Jean-Pierre Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », L’Homme, n° 25/93, 1985, p. 57. Ruth Padel, Whom Gods destroy. Elements of Greek and Tragic Madness, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 125. Ibid., p. 33.

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des costumes, des chants et des mouvements des ménades10 »). C’est donc par la description des chansons et des cris rituels qui montent vers le ciel, et celle des mouvements des ménades, pacifiques ou violents, qu’on peut accéder à l’image de cette figure divine et complexe. Les Βάκχαι descendent des montagnes phrygiennes vers l’Hellade pour répandre le culte du dieu (v. 82-87), par un chant de louange. Selon Jeanmaire, cet hymne de la parodos, avec des cris et des mouvements de danse frénétique, « fait pour transporter le spectateur dans un autre univers, – à la fois au sens géographique et au sens spirituel, – témoigne du paroxysme de joie, d’amour et d’abandon où le sentiment de la présence du dieu, qui est leur guide, leur protecteur et leur prophète, jette les femmes de sa congrégation11 ». On sait que les danses nocturnes dans les montagnes étaient l’un des moyens de devenir ἔνθεος12. Pour cette raison, les βάκχαι sont « bienheureuses » parce qu’elles dansent agréablement dans la montagne (ἡδὺν πόνον, v. 66 ; κάματόν τ’ εὐκάματον, v. 67) et ont été initiées dans les τελετὰς θεῶν (v. 74). Puisque les bonds des bacchantes pourraient être considérés comme une sorte de vol onirique, nous pouvons affirmer que le mouvement de leurs pieds pendant la danse leur permet de voler. S’éloigner momentanément du sol implique le bonheur et l’oubli des préoccupations quotidiennes13. Vernant souligne que dans : « les danses qu’elles mènent en montagne, à l’appel et en compagnie du dieu, tout est pureté, paix, joie, bonheur surnaturel14 ». Cependant, à la source de ce bonheur divin il y a une ambiguïté qui annonce le danger du dieu. Cette ambiguïté est due au sens du terme ὄρος, qui ne peut pas être défini uniquement en termes d’élévation physique : L’oros n’est pas une plaine (où l’on fait pousser du blé et où l’on combat en phalange) ; ce n’est pas non plus la cité ni le village (où l’on habite) ; mais ce n’est pas davantage l’acropole, ce promontoire fortifié, souvent également centre religieux et symbole du pouvoir politique, situé à

Helene Foley, « The Masque of Dionysus », Transactions and proceedings of the American Philological Association, n° 110, 1980, p. 112. 11 Henri Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus. L’orgiasme dans l’antiquité et les temps modernes. Origine du théâtre en Grèce. Orphisme et mystique dionysiaque. Évolution du dionysisme après Alexandre, Paris, Payot, 1951, p. 80. 12 E. R. Dodds, Euripides, « Bacchae », Oxford, 1960, p. xiii. 13 Cf. Gaston Bachelard, L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Corti, 1943, rééd. 1950, p. 37 et 82. 14 Jean-Pierre Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », L’Homme, op. cit., p. 53. 10

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Silvia S. REYES et Marcela A. RISTORTO l’intérieur de la cité. L’oros est une éminence en dehors des zones habitées et cultivées : en dehors de la polis15.

Les suivantes appellent le dieu Βρόμιος, et cette épithète se réfère au feu et à la foudre associés à sa naissance, mais aussi au hurlement, au mugissement du taureau ou au rugissement du lion (trois animaux qui lui étaient consacrés). Un autre sens vient de son étymologie, car il dérive du verbe βρέμω, « retentir », « gronder », et « le Grondant » est une dénomination appropriée à un dieu qui recevait un culte extatique bruyant. En outre, cette épithète est rattachée à la sonnerie constante des τύμπανα (v. 59), dont le son provoque une danse et des mouvements frénétiques. Ainsi, lorsque les βάκχαι utilisent cette épithète elles se réfèrent aux aspects positifs du dieu, aux cris de joie quand elles dansent, effrénées, dans les montagnes. Outre les cris rituels (v. 68), les femmes lydiennes chantent « sans cesse » des hymnes en l’honneur du dieu (αἰεί Διόνυσον ὑμνήσω, v. 71-72). Une autre épithète utilisée par les Bacchantes est Βάκχιος (v. 68 ), qui est dérivé de βάκχος et βάκχη, dont la signification est « fidèles de Βάκχος en état de frénésie16 ». Selon Encinas Reguero, dans les Bacchantes βάκχος et βάκχιος sont utilisés pour désigner le caractère chthonien du dieu17. Dès la parodos, Dionysos est déjà caractérisé comme une divinité tant céleste (Βρόμιος) que chthonienne (Βάκχιος / Βάκχος). Dieu de l’extase et du vin, il exerce son pouvoir dans trois domaines : le ciel, la terre et le monde souterrain. En ce qui concerne cet aspect du dieu, nous devons rappeler les études de Mircea Eliade sur le symbolisme de l’arbre cosmique, qui est au milieu de l’univers et qui soutient comme un axe les trois Mondes, arbre « dont les racines plongent jusqu’aux enfers tandis que les branches touchent le ciel18 ». Bachelard souligne, quant à lui, la nature aérienne de l’arbre19. Les branches de l’arbre qui touchent le ciel peuvent également s’associer avec la montagne (ὄρος) comme centre cosmique. Ce sont des endroits où on « monte » vers le ciel pour atteindre l’immortalité. Dans les rites d’initiation (τελετάς) l’initié subit une mort rituelle, descend dans Richard Buxton, La Grèce de l’imaginaire : les contextes de la mythologie, [traduit de l’anglais par Micheline Wechsler-Bruderlein], Paris, La Découverte, 1996, p. 101. 16 Cf. Marco Antonio Santamaría, « The Term Βάκχος and Dionysos Βάκχιος », Redefining Dionysos, Alberto Bernabé, Miguel Herrero de Jáuregui et alii (dir.), BerlinNew York, Walter de Gruyter, 2013, p. 42-43. 17 Maria del Carmen Encinas Reguero, « El nombre de Dioniso en las Bacantes de Eurípides y el lenguaje retórico de Tiresias », Humanitas, n° 63, 2011, p. 127-128. 18 Mircea Eliade, Images et symboles, op. cit., p. 47. 19 Gaston Bachelard, L’Air et les songes, op. cit., p. 253. 15

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le royaume des morts, pour remonter ensuite et accéder à l’immortalité. Les rituels devaient se réaliser correctement pour être efficaces ou pour ne pas mettre en danger ceux qui les exécutaient. Penthée, par erreur, veut voir la divinité et les rites qu’aucun mortel ne devait voir, et finit violemment rejeté dans le monde souterrain. Quant à la musique comme un élément aérien lié au culte bacchique, les femmes lydiennes constituent le χορός, qui dans la tragédie, comme Padel l’indique, « tend à défendre l’ordre et le contrôle des passions, en évitant les troubles20 ». Elles célèbrent les mystères du dieu selon le rite (θεμιτεύων, v. 79). Le verbe dérive de θέμις, loi, et c’est pour cela que la traduction exacte serait « en célébrant en conformité avec ce qui est établi », en indiquant que leurs danses et rituels sont dans l’ordre et ne devraient pas être rejetés par les Thébains. Ainsi, le chœur invite la ville à participer aux rites sacrés, en portant des couronnes fabriquées à partir des feuilles des plantes et des arbres consacrés à Dionysos : lierre, chêne et sapin (v. 105-110). Après le récit du mythe de la naissance du dieu, on décrit les éléments caractéristiques du culte dionysiaque et les vêtements des bacchantes (v. 111 sqq.). La peau de faon (νεβρίς), retenue par une sorte de ceinture, et le thyrse, symbolisent la consécration du dieu. Selon Jeanne Roux, la ceinture en laine était le signe qu’on avait atteint l’ultime degré de l’initiation dionysiaque21. Cette indication permet de distinguer les bacchantes lydiennes, initiées aux mystères dionysiaques, des femmes thébaines, devenues ménades par punition divine. Les βάκχαι portent des couronnes de serpents comme un moyen de commémorer le geste de Zeus, qui « couronna de couronnes de serpents » Dionysos, le nouveauné (στεφάνωσέν τε δρακόντων στεφάνοις, v. 101-102), « d’où vient que les Ménades, allaitantes d’animaux sauvages22, capturent les serpents et les enlacent à leurs tresses » (ἔνθεν ἄγραν θηρότροφον μαινάδες ἀμφιβάλλονται πλοκάμοις, v. 103-104). Dans les représentations iconographiques, les serpents, la peau de faon et le thyrse sont des attributs des ménades dès le dernier quart du VIe siècle. Le serpent fait référence à la dualité du dieu, c’est l’animal chthonien par excellence et c’est aussi un symbole de renouvellement et de renaissance. Ensuite, les bacchantes annoncent la danse et le délice (v. 114-119) :

Ruth Padel, Whom Gods destroy, op. cit., p. 163. Jeanne Roux, Euripide, Les Bacchantes, Paris, Les Belles Lettres, 1970, t. II, v. 111113. 22 La traduction des mots entre virgules est personnelle. 20 21

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Silvia S. REYES et Marcela A. RISTORTO Bientôt le pays tout entier va prendre part aux chœurs. C’est Bromios qui conduit les thiases au mont, au mont où attend la foule la gent féminine, loin des métiers et des navettes entraînée par le taon de Dionysos.

Dans cette description idyllique, il y a une référence à la folie : la foule de femmes va dans la montagne « entraînée par le taon de Dionysos » (οἰστρηθεὶς Διονύσῳ, v. 118), puisqu’un des termes qui désigne la folie est précisément οἶστρος. Le choix de ce mot n’est pas accidentel, car il doit avoir suscité dans le public l’évocation du mythe d’Io, qui affolée par la jalousie d’Héra a été poursuivie au-delà de l’Hellade par un taon. « Io représente, d’une part, la connexion entre la folie et la terre étrangère, et d’autre part, entre la patrie et la raison23 ». Mais Euripide joue avec les attentes du public, car celles qui sont « aiguillonnées par Dionysos » ne sont pas les étrangères lydiennes mais les femmes thébaines. Buxton souligne que « dans la danse sur la montagne en l’honneur de Dionysos l’oros est une fois de plus le théâtre d’un renversement des valeurs normales, puisque les femmes errent librement, en vertu de la légitimation temporaire de leur “folie”24 ». De plus, ce renversement est également accentué parce que la course des bacchantes est comparée à celle des jeunes pouliches qui traversent la prairie avec leurs mères (v. 163-169). Le chœur évoque les danses extatiques et les effets de la musique dionysiaque. Les images utilisées se réfèrent au mouvement et au dynamisme de la danse des suivantes du dieu, ainsi qu’à la zone où ils sont exécutés, l’ὄρος sauvage et éloigné. L’image tranquille des rituels bacchiques et sa légitimité sont troublées par l’expression « loin des métiers et des navettes (ἀφ’ ἱστῶν παρὰ κερκίδων τ[ε]). » Le chœur anticipe ici la fuite des Thébaines dans la montagne, ce qui signifie, entre autres choses, la libération de l’esclavage domestique, symbolisé par les métiers et les navettes. Il est utile de considérer, comme González Merino25, le mythe des filles du roi Minias : lorsque le culte de Dionysos est introduit dans leur ville, elles ne l’acceptent pas et elles restent dans le palais en travaillant sur leurs métiers, et ainsi, punies de folie, détruisent le fils d’une d’entre elles (cf., par exemple, Ov. Met. IV 1 sqq.). González Merino souligne qu’à première vue il semblerait que les princesses thébaines, contrairement aux Miniades, agissent correctement et obéissent au dieu, mais c’est une suggestio falsi, parce que les sœurs de Ruth Padel, Whom Gods destroy, op. cit., p. 30. Richard Buxton, La Grèce de l’imaginaire, op. cit., p. 112. 25 Eurípides, Bacantes, [Edición bilingüe. Introducción, texto crítico, traducción y comentario Juan Ignacio González Merino], Córdoba, UCO, 2003. 23 24

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Sémélé ont nié la divinité de Dionysos et ont mis en doute l’honnêteté de sa mère (v. 26-31). Agavé et ses sœurs deviendront des ménades furieuses et meurtrières, non pas des bacchantes heureuses et pacifiques. Les instruments de musique sont également des éléments aériens. Les βάκχαι jouent des τύμπανα (v. 59, 123 sqq.) et de l’αὐλός (v. 127 sqq.). À Athènes, la flûte phrygienne était considérée comme un instrument ambigu, car même s’il était typique de l’élégie et de la tragédie, il produisait chez les auditeurs des dispositions « extatiques », en les faisant agir d’une manière inhabituelle26. Le τύμπανον était un instrument utilisé pour produire de la tension émotionnelle, en créant une atmosphère de bonheur et de joyeux abandon, sans les contraintes du monde de la πόλις. Dans l’épode (v. 135-167), les bacchantes décrivent le délice de la fête bacchique avec Dionysos comme Βακχεύς, comme le « chef du chœur de βάκχαι frénétiques. » Le premier mot ἡδύς (v. 135) est souvent utilisé pour se référer à Dionysos et ses actions, car le dieu donne du « plaisir » à ses fidèles. Dans ce cas, le « plaisir » des bacchantes correspond au rituel de l’oreibasia. Dans ce contexte, l’épithète Bromios ne se réfère pas seulement aux cris de joie de la fête dionysiaque, mais au dieu qui préside aux actes de violence extraordinaire accomplis par une foule en folie27. Dans la fête du θίασος, l’odeur de l’encens se mélange avec du lait, le miel et le vin qui coulent « miraculeusement ». Les cris rituels stimulent les courses et les danses (v. 142-169) effrénées. Dionysos, le bacchant par excellence (Βακχεύς, v. 150), avec un thyrse et une torche à la main, supervise les actions rituelles de ses suivantes, décrites comme « errantes » (πλανάτας, v. 148) – rappelons-nous que l’errance était l’un des signes de la folie. Les mêmes images aériennes s’imposent encore : le dieu anime les bacchantes avec ses hurlements (ἰαχαῖς τ’ ἀναπάλλων, v. 149) tout en secouant voluptueusement ses cheveux dans l’air (τρυφερὸν πλόκαμον εἰς αἰθέρα ῥίπτων, v. 150). González Merino (ad loc.) dit : « Les cheveux au vent et de violentes secousses de la tête sont d’autres gestes rituels extatiques. » En outre les cris rituels (évohé) se mêlent avec les bruits et les clameurs des fidèles, avec les sons étouffés des τύμπανα et des flûtes (λωτός, v. 160).

Cf. Peter Wilson, « The aulos in Athens », in Simon Goldhill and Robin Osborne (dir.), Performance Culture and Athenian Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 87. 27 Cf. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 142. 26

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Les aspects négatifs de Dionysos Dans le premier récit du messager (v. 677-774) les femmes thébaines semblent suivre le rituel (v. 695 sqq.) quand elles adoptent la tenue bacchique. Les cheveux lâchés sont une caractéristique du rituel dionysiaque (καθεῖσαν κόμας, v. 695) et les ménades portent la tenue habituelle, comme les lydiennes : la peau de faon (v. 696, 110), la ceinture (v. 698 = 112 sqq.), les couronnes (v. 703 = 106) et le thyrse (v. 704 = 114 sqq.). Tandis que les Thébaines se ceignent de serpents (v. 698), dans la parodos les bacchantes portent des couronnes de serpents (v. 102 sqq.). Au contraire, les ménades thébaines portent des couronnes de lierre, de chêne et de la floraison de la vigne (ἐπὶ δ’ ἔθεντο κισσίνους στεφάνους δρυός τε μίλακός τ᾽ ἀνθεσφόρου, v. 702 sqq.). Au moment le plus violent, ces couronnes souffriront une métamorphose « merveilleuse » : « Dans leurs cheveux elles portent du feu : il ne les brûle pas. » (ἐπὶ δὲ βοστρύχοις πῦρ ἔφερον, οὐδ’ ἔκαιεν, v. 757 sqq.). En outre, le thyrse, un objet rituel, devient une arme (v. 733 θύρσοις ... ὡπλισμέναι). Elles célèbrent le dieu avec le nom rituel d’Iakkhos (Ἴακχον, v. 725), comme on l’appelait dans les mystères d’Éleusis. Ce titre était la personnification des cris rituels prononcés à certains moments du culte, par exemple, lors de la procession des initiés d’Athènes à Éleusis. González Merino (ad loc.) constate que les ménades n’invoquent jamais Dionysos par son nom, car pour les princesses thébaines Dionysos est leur neveu. Ce n’est qu’après la catastrophe subie par Penthée qu’elles reconnaissent la divinité du fils de Sémélé (v. 1296). Les protagonistes de ces pratiques rituelles sont les μαινάδες thébaines, qui « sont victimes d’un châtiment de la part d’un dieu qu’elles ont offensé et qui les punit en les possédant28. » Donc, elles agissent comme piquées par un taon (οἴστροισι, v. 665). Le messager les appelle βάκχας ποτνιάδας (v. 664), dénomination ambiguë, car même si parmi les ménades il y a des princesses de la maison royale et même si le surnom de « dames » serait approprié, il est presque impossible de ne pas y voir une allusion à la πότνια θηρῶν, la « Dame des Bêtes ». Tel était l’un des noms cultuels d’Artémis, de la Grande Mère et de Cybèle, des déesses qui protégeaient et en même temps chassaient et dépeçaient des animaux sauvages, comme les lions, les loups et les taureaux. Comme ces déesses, les μαινάδες thébaines soignent et allaitent des faons et des louveteaux (v. 699-702), mais aussi démembrent des veaux et des taureaux à mains nues (v. 737-745). 28

Jean-Pierre Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide », L’Homme, op. cit., p. 38.

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Ensuite, elles exercent leur rage meurtrière sur les populations qui étaient au pied du Cithéron, en détruisant tout avec violence (v. 748-768). Comme Vernant29 le souligne, les femmes thébaines passent de la μανία positive d’un θίασος authentique à une vague de violence insensée. Les Cadméennes sont pleines de ἐνθoυσιασμός : Dionysos fait que la μανία prend possession d’elles et égare leur esprit30. Non seulement il les envoie « en dehors » de leurs maisons, mais aussi « en dehors » de leurs esprits. Elles sont en proie à l’ἔκστασις puisque le délire provoque une violence anormale dans leur corps, donne à leurs mains une force surnaturelle en permettant qu’elles démembrent des animaux vivants31. Les images aériennes changent de valeur lorsque les actions des ménades sont assimilées à l’assaut du vent qui fait rage comme un « symbole de la colère pure32 ». Quand elles commencent à attaquer les pasteurs, « Agavé passe... en bondissant » (κυρεῖ’ Ἀγαύη [...] θρῴσκουσα, v. 728) et les encourage en les appelant « Ô mes chiennes rapides » (Ὦ δρομάδες ἐμαὶ κύνες, v. 731). Comme González Merino (ad loc.) l’affirme, « en se transformant métaphoriquement en chiennes, les Thébaines semblent assumer le rôle de la meute qui a détruit Actéon (v. 337-340). Elles sont décrites « comme des bandes d’oiseaux, enlacées, courant » (χωροῦσι’ ὥσθ’ ὄρνιθες ἁρθεῖσθαι δρόμῳ, v. 748). Jeanne Roux33 considère que cette comparaison fait référence à la capacité des ménades de se déplacer suspendues dans l’air à l’aide de Dionysos. Pour notre part, nous pensons que cette interprétation est trop audacieuse : nous soupçonnons plutôt qu’elle constitue une image dynamique qui sert à mettre l’accent sur la vitesse de déplacement des ménades frénétiques. Cette image dynamique de la course effrénée change de sens et devient une expression de la μανία qui les possède. Dionysos oblige les Thébaines à devenir des ménades : elles courent sauvages, « en dansant » dans les montagnes34. Leurs danses meurtrières se réfèrent au danger potentiel de l’ὄρος parce que les actes qui s’y déroulent mettent en danger la stabilité de la πόλις. En effet, en Grèce l’image mythique de l’ὄρος a trois traits fondamentaux. Le premier trait est que les montagnes sont en dehors de la πόλις et constituent un endroit sauvage. Ainsi l’ὄρος est un espace où la violence cruelle peut se déchaîner. Deuxièmement, dans la tragédie, l’ὄρος et la πόλις constituent 29 30 31 32 33 34

Ibid., p. 54. Cf. Ruth Padel, Whom Gods destroy, op. cit., p. 30. Cf. ibid., p. 159. Cf. Gaston Bachelard, L’Air et les songes, op. cit., p. 178. Cf. Jeanne Roux, Euripide : Les Bacchantes. II : Commentaire, Paris, 1972, p. 323. Ruth Padel, Whom Gods destroy, op. cit., p. 165.

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des espaces opposés où l’action se développe. Enfin, la montagne est l’espace propice aux renversements, où les choses normalement séparées se réunissent et les distinctions établies par la ville se modifient. Il est probable que l’humain et le divin s’assemblent dans les montagnes, où les relations sociales et la conduite normale peuvent s’inverser35. Ainsi le rituel des ménades thébaines finit avec le déchirement (σπαραγμόν, v. 735) et la destruction de deux villages au pied du Cithéron (v. 748768). Dans le second récit du messager (v. 1043-1151), de même que dans le premier, les ménades arrangent paisiblement leurs habits ou chantent jusqu’à ce qu’elles découvrent la présence d’un intrus, qui déchaîne la folie collective, laquelle finit aussi avec un sparagmós, mais dans ce cas, non pas d’animaux, mais de Penthée. Le jeune roi, suspendu dans un arbre, en espionnant un rituel dont les hommes étaient exclus, manifeste par le sort qui lui est réservé comment le dieu agit contre ceux qui le rejettent. Ainsi la montagne, lieu des célébrations et de la joie, se transforme en un espace de sacrifice sanglant. L’arbre cosmique devient un piège mortel puisque l’endroit où Penthée se cache pour espionner les rites secrets est le lieu à partir duquel il sera traîné à la mort. Bachelard signale : « La vie dans l’arbre est ainsi un refuge et un danger36 ». Les ménades se livrent à des occupations pacifiques (v. 1052-1057) ; cependant, il est possible de trouver des indices qui annoncent le désastre. Ainsi le messager dit : « Les autres, joyeuses comme de jeunes pur-sang dételés du joug bariolé, se répondaient par des hymnes bachiques. » (αἳ δ’, ἐκλιποῦσαι ποικίλ’ ὡς πῶλοι ζυγά, βακχεῖον ἀντέκλαζον ἀλλήλαις μέλος, v. 1056 sqq.). Dans ces vers, il y a deux éléments inquiétants. Le premier élément se rattache à la comparaison des Thébaines avec les pouliches libérées du joug, image récurrente dans la tradition poétique grecque pour faire référence aux femmes dangereuses. Seul le mariage, souvent exprimé par la métaphore du joug, réussit à dompter la nature sauvage des femmes. En outre, pour désigner le chant de ces femmes on emploie le verbe ἀντικλάζω, composé de κλάζω, qui signifie « faire un bruit inarticulé » : le chant des ménades n’est donc ni harmonieux ni paisible mais plutôt semblable à des cris et hurlements inarticulés. Il faut souligner que la beauté du paysage (v. 1051-1052) et le calme des femmes contraste avec la vision négative que Penthée a des ménades (v. 1058-1062). Le messager anticipe le destin du jeune roi en l’appelant 35 36

Cf. Richard Buxton, La Grèce de l’imaginaire, op. cit., p. 94-97. Gaston Bachelard, L’Air et les songes, op. cit., p. 242.

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« le malheureux! » (τλήμων, v. 1058). L’Étranger l’aide à se cacher dans un grand pin (v. 1063-1039) et disparaît immédiatement. On entend alors la voix du dieu, qui dit comment ses fidèles doivent agir avec ceux qui veulent se moquer de ses rites (ὄργια). L’avertissement du dieu fait échouer Penthée dans sa tentative, car « il est vu des Ménades avant de les avoir aperçues » (ὤφθη δὲ μᾶλλον ἢ κατεῖδε μαινάδας, v. 1075). L’aérien ne fonctionne plus comme un élément qui permet l’élévation et l’exaltation (v. 1086-1094) : Le dieu répète son ordre. Quand elles ont nettement reconnu le commandement de Bacchos, les filles de Cadmos s’élancent, non moins rapides qu’un vol de colombes, la mère de Penthée, Agavé, et ses sœurs, et toutes les Bacchantes. À travers les ravins de la vallée et les précipices, elles bondissent. Le souffle du dieu les a remplies de fureur.

Le comportement des ménades change essentiellement car elles abandonnent leur attitude calme pour devenir ἐμμανεῖς (« folles », v. 1094). Comme l’indique Irène de Jong, on peut voir une autre allusion aux malheurs futurs dans la mention des pigeons (πελείας ὠκύτητ᾽ οὐχ ἥσσονες, v. 1090), car elle constitue « une référence sinistre au premier récit du messager, où les ménades dans leur poursuite enragée des bergers, ont été comparées aussi à des oiseaux (ὥστ’ ὄρνιθες ἀρθεῖσαι δρόμῳ, v. 748)37 ». Dans leur frénésie homicide les ménades font des efforts prodigieux pour poursuivre ceux qui violent le secret des mystères divins et en bondissant elles franchissent des rivières ou gravissent des montagnes. Dans les vers 1095-1104 le messager raconte l’attaque des ménades à son maître et « les métaphores de guerre et de siège sont une manifestation subtile mais indéniable de la focalisation du messager : il décrit et critique les actes des ménades comme des actes de guerre, exactement comme le faisait son collègue dans le premier récit (751-758)38 ». Dans ce deuxième récit nous pouvons découvrir un autre trait que Padel39 désigne comme essentiel dans les représentations tragiques de la folie : la vision renversée. Agavé et les autres ménades voient Penthée comme un animal : elles cherchent férocement à attraper une bête (θῆρ’ ὡς ἕλωμεν, v. 1108 ; cf. v. 1142 : λεόντος). Le roi plaide pour sa vie en vain ; la μανία de Dionysos possède sa mère et les autres Thébaines, qui Irène de Jong, « Récit et drame : le deuxième récit de messager dans Les Bacchantes », Revue des Études Grecques, n° 105, 1992, p. 572-583. 38 Ibid., p. 580. 39 Ruth Padel, Whom Gods destroy, op. cit., p. 96. 37

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montrent leur μένος, quand le rituel du σπαραγμός commence (v. 11231128). Le désordre interne impliquant la folie corporelle se manifeste dans le corps : Agavé « l’écume à la bouche », « roulant des yeux hagards » (v. 1123). La dimension sonore devient ici l’expression de la violence et de la destruction. Le messager dit que les ménades ont poussé des cris de triomphe (αἱ δ’ ὠλόλυζον, v. 1133) et que « c’était à la fois toutes sortes de cris » (ἦν δὲ πᾶσ’ ὁμοῦ βοή, v. 1131). Alors que βοή signifie « cri » en général, ce terme est souvent utilisé pour se référer à des cris sourds de guerre. De plus, les images dynamiques deviennent une expression de mort et de destruction : en se précipitant impétueusement ou en tourbillonnant autour de leur victime humaine, les ménades nous rappellent la force indomptable des vents pendant une tempête. Avant de retrouver leur lucidité, les princesses thébaines et les autres femmes reviennent triomphalement, en portant comme trophée des morceaux de la bête qu’elles ont chassée. La preuve des exploits d’Agavé est son thyrse avec la tête de Penthée (v. 1139 sqq.). Après être montées au sommet du Cithéron, en fuyant hors de leurs maisons, les ménades doivent affronter l’horreur de la chute qui implique la reconnaissance des actes odieux qu’elles ont perpétrés : de l’ascension de l’extase dionysiaque à la brusque plongée dans la plus brutale bestialité. Tel est le prix à payer pour ne pas avoir accepté et adoré Dionysos.

C onclusion L’aérien et le terrestre, le divin et l’humain, se croisent sur la scène tragique entre θεολογεῖον et προσκήνιον. Dionysos manifeste sa dualité en descendant, et sous l’aspect d’un Étranger il interagit avec les mortels sur le προσκήνιον. Et certains d’entre eux peuvent monter vers la divinité. Tandis que les bacchantes lydiennes, initiées aux mystères dionysiaques, continuent à profiter de la compagnie du dieu, les ménades thébaines, parce qu’elles n’ont pas accepté initialement le culte, agissent comme des sauvages meurtrières. Euripide traduit ces déplacements vers le haut et vers le bas à l’aide d’images aériennes qui partagent la duplicité de ce dieu trompeur. La montagne est le lieu de la joie, des rituels bacchiques, et en même temps de l’horreur et de la mort. La musique de la fête et les exclamations rituelles deviennent cris de guerre et hurlements de terreur. Les βάκχαι, grâce à la μανία dionysiaque, jouissent de la paix et du bonheur des rituels divins, tandis que chez les μαινάδες elle déchaîne une fureur et une

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folie meurtrières. Cette dualité est une preuve de l’ambiguïté du dieu, qui peut être terrible ou extrêmement doux pour les mortels (δεινότατος, ἠπιώτατος v. 861).

L ’imagination aérienne et le tragique de la vision du monde d’Euripide

M ouvements du ciel et tournoiement des sorts chez Euripide : le tourbillon d’Hélène, les emboîtements des Phéniciennes Jocelyne PEIGNEY Université François-Rabelais de Tours, CeTHiS EA 6298 Dans une étude intitulée « The mutability of fortune in Euripides », M. Lloyd1 a récemment réuni, en soulignant un paradoxe plus apparent que réel, les exemples qui montrent chez le tragique une vision pessimiste de la vie des mortels, la variabilité du sort des hommes2, leur caractère éphémère, la fragilité de leur action, la toute-puissance divine. Ce sont souvent des passages discutés, considérés comme des interpolations, parfois parce qu’ils s’opposent à la conception rationnelle et optimiste du monde que l’auteur, témoin de la réflexion de son temps, aime aussi à mettre sur la scène. Ainsi en est-il dans les Suppliantes de la réponse de Thésée au héraut thébain, qui vient après la tirade où est célébrée la providence divine (v. 195-218), et juste après l’évocation du retour de l’esprit dans l’éther (πνεῦμα [...] πρὸς αἰθέρα, v. 533) ; six vers (v. 549-555) sont parfois déplacés ou supprimés3 :

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Michael Lloyd, « The mutability of fortune in Euripides », in Douglas Cairns (dir.), Tragedy and Archaic Greek Thought, Swansea, The Classical Press of Wales, 2013, p. 205226. Les textes où le thème apparaît dans la littérature archaïque et classique ont été réunis par Jutta Krause, ΑΛΛΟΤΕ ΑΛΛΟΣ. Untersuchungen zum Motiv des Schicksalswechsels in der griechischen Dichtung bis Euripides, Munich, Tuduv Studie, 1976. Voir l’apparat critique de Gilbert Murray, Euripidis. Fabulae, II, Oxford, Oxford Clarendon Press, 19132 (OCT) au v. 179 et aux v. 549-557 ; David Kovacs, Euripides, III, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1998 (LCL), p. 66.

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Jocelyne PEIGNEY Pauvres fous, sachez quels sont les maux des hommes : notre vie est lutte ; le bonheur, parmi les mortels, aux uns arrive dans l’instant ; pour les autres il viendra une autre fois, pour les derniers il est déjà venu (εὐτυχοῦσι δὲ / οἳ μὲν τάχ’, οἳ δ’ ἐσαῦθις, οἳ δ’ ἤδη βροτῶν, v. 550-551) ; et la divinité est gâtée ; le malheureux pour connaître le bonheur la considère et l’honore, et celui qui jouit de la prospérité l’élève au plus haut dans la crainte que son souffle l’abandonne.

M. Lloyd met l’accent sur le caractère ancien du motif et sur les termes traditionnels dont peut user le tragique4 pour décrire l’alternance et les renversements qui régissent l’existence humaine. Mais, on peut s’attacher aussi à la manière dont Euripide renouvelle l’expression de la variabilité des sorts, en mêlant l’ancien et le nouveau, précisément à travers les images de l’éther, des airs5, des vents et de leur tournoiement ou à travers les jeux d’écho construits par leur évocation. Deux exemples le montrent, de façon très différente, dans la fin de la carrière d’Euripide, Hélène, représentée en 412, dont M. Lloyd cite un passage discuté (v. 711715)6, où l’image pourrait être une image « météorologique7 », et les Phéniciennes, pièce située entre 411 et 4088, où se forment avec les mouvements aériens les emboîtements tragiques. Le « ciel d’Euripide », reflet de la pensée et des cosmologies de son temps, ne se laisse pas appréhender de manière simple. P. Pucci, à qui j’emprunte son titre, a montré comment αἰθήρ était chez le tragique identifié à Zeus, au feu, comment il est séjour des dieux, des ψυχαί, des πνεύματα, des morts, avec des valeurs différentes selon les contextes,

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Voir Michael Lloyd, « The mutability of fortune in Euripides », p. 222, qui cite particulièrement les Héraclides, v. 608-628. Aἰθήρ apparaît 98 fois chez Euripide, 11 fois dans les Bacchantes, 9 dans Hélène [10 avec v. 1478 Diggle], 7 dans Ion, 6 dans les Phéniciennes [avec v. 504 Diggle, ἡλίου Amiech] et 31 dans les fragments, αἰθέριος 10 fois (cf. Georges Rigo, Euripide. Opera et fragmenta omnia. Index locorum, listes de fréquence, Liège, Centre Informatique de Philosophie et Lettres, 2005). On a 6 emplois conservés d’ἀήρ et ἀέριος, 4 pour les airs, le vent (Suppliantes, v. 1156 ; Iphigénie en Tauride, v. 1134 ; avec Hélène, v. 1478 Amiech [αἰθέρος Diggle] ; Oreste, v. 7) ; ἀέριος se rencontre 1 fois avec le sens de « brumeux » (Phéniciennes, v. 1534). « The mutability of fortune in Euripides », p. 218-19. Sur la « science de ce qui est en l’air », cf. Michel Casevitz, « Les mots grecs de la météorologie », in Christophe Cusset (dir.), La Météorologie dans l’Antiquité : entre science et croyance, Saint-Étienne, Publ. de l’Université de Saint-Étienne, 2003, p. 27-33. Voir Donald John Mastronarde, Euripides. Phoenissae, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 14 ; Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 13-14.

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comme οὐρανός9. Si Euripide utilise librement les sources présocratiques10, il se fait l’écho de plusieurs façons de la représentation d’un ciel qui est « tourbillon céleste », αἰθέριος δῖνος, nouveau dieu maître du monde que moque la comédie des Nuées (v. 380), quand le Socrate platonicien raille le vertige dont sont pris la plupart des savants de son temps (τῶν νῦν οἱ πολλοὶ τῶν σοφῶν) « parce qu’ils tournent sans cesse en rond en cherchant la nature des êtres » (ὑπὸ τοῦ πυκνὰ περιστρέφεσθαι ζητοῦντες ὅπῃ ἔχει τὰ ὄντα), vertige qui leur fait croire à la mobilité universelle (Cratyle, 411b)11. L’on voit dans Alceste l’épouse d’Admète invoquer le soleil, la clarté du jour et les « tourbillons célestes de la course des nuées » (οὐράνιαι [...] δῖναι νεφέλας δρομαίου, v. 245), dans Oreste Tantale sur un rocher suspendu à l’Olympe et « emporté par les tourbillons » (φερομέναν δίναισι, v. 98312), et c’est chez le tragique seulement qu’on trouve au Ve siècle les expressions αἰθέρος κύκλος et κύκλος ἐνιαυτοῦ (Phéniciennes, v. 477 ; Oreste, v. 1645) – la seconde s’applique au cours de l’année, la première est employée dans Ion (v. 1147), à propos de la tapisserie qui représente οὐρανός rassemblant les astres ἐν αἰθέρος κύκλῳ, à qui l’ecphrasis rend le mouvement (v. 11461158). Les deux formules font songer au temps, que décrit un fragment célèbre du Pirithoos, d’attribution encore discutée : τὸν ἐν αἰθερίῳ / ῥύμβῳ πάντων φύσιν ἐμπλέξαν[τα], « [Toi...] qui fais le tissu de toute chose dans le tournoiement de l’éther » (Critias, Pirithoos, 43 F 4, v. 1-2, Snell = Euripide, fr. 593 N2 = fr. 19 DK)13, et κύκλος est appliqué dans deux fragments d’Euripide (Éole, fr. 7 J.-V. L. = 22 Kannicht ; Ino, fr. 16 Voir Pietro Pucci, « Euripides’ Heaven », in Victoria Pedrick et Steven M. Oberhelman (dir.), The Soul of Tragedy. Essays on Athenian Drama, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2005, p. 49-71. Cf. Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, Louvain-Namur, Peeters, 2001, p. 45-72, sur αἰθήρ et νοῦς. 10 Voir, avec Pietro Pucci cité plus haut, John Ferguson, « ΔΙΝΟΣ in Aristophanes and Euripides », Classical Journal, n° 74, 1979, p. 356-359 ; André Laks, Diogène d’Apollonie. La dernière cosmogonie présocratique, Sankt Augustin, Academia Verlag, 20082, p. 266-268, et Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, op. cit., p. 11-72. 11 David Sedley, Plato’s Cratylus, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 103-114 ; Francesco Ademollo, The Cratylus of Plato. A Commentary, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 206-215, pour qui les Atomistes sont la cible principale du passage. 12 Sept occurrences de δινεύω ou δινέω, quatorze de δίνη, une de δινήεις (Cyclope, v. 46) se trouvent chez le tragique ; toutes se rapportent aux flots marins ou au courant des fleuves, sauf 4 (Alceste, v. 245 ; Iphigénie en Tauride, v. 192 ; Phéniciennes, v. 792 ; Oreste, v. 983). 13 Voir Jacqueline Assaël, « Étude de deux fragments de poésie euripidéenne sur l’Éther », in Danièle Auger et Jocelyne Peigney (dir.), Phileuripidès, Nanterre, Presses Universitaires de Paris 10, 2008, p. 465-479, p. 472, qui parle du « rouet de l’Éther ». 9

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J.-V. L. = 415 Kannicht) à la marche circulaire qui produit l’ondoyance du monde et des sorts. Euripide connaît bien et le tourbillon des nuées et le ciel tournant qui sont associés à la mobilité du monde14. Un fragment de Danaé (fr. 16 J.-V. L. = fr. 330 Kannicht), pièce non datée, offre un tableau complexe qui nous ramène à l’expression de la variabilité des sorts : ἐς ταὐτὸν ἥκειν φημὶ τὰς βροτῶν τύχας τόν θ’ ὃν καλοῦσιν αἰθέρ’, † ᾧ τάδ’ ἔστι δή. Οὗτος θέρους τε λαμπρὸν ἐκλάμπει σέλας, χειμῶνά τ’ αὔξει συντιθεὶς πυκνὸν νέφος, θάλλειν τε καὶ μή, ζῆν τε καὶ φθίνειν ποεῖ· οὕτω δὲ θνητῶν σπέρμα τῶν μὲν εὐτυχεῖ λαμπρᾷ γαλήνῃ, τῶν δὲ συννέφει πάλιν, ζῶσίν τε σὺν κακοῖσιν, οἳ δ’ ὄλβου μέτα φθίνουσ’ ἐτείοις προσφερεῖς μεταλλαγαῖς.

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J’affirme qu’il en est de même pour les sorts des mortels et pour celui qu’on nomme « éther » ; voici ce qui advient pour lui : il fait briller l’éclat lumineux de l’été, et fait croître l’hiver en accumulant des nuages épais ; il fait être florissant ou non, vivre ou dépérir ; et de même, dans la race des mortels, pour les uns, c’est le bonheur avec la lumière du beau temps, pour d’autres ce sont les nuages revenus, et ils vivent dans le malheur, d’autres enfin dans la prospérité voient venir le déclin, en accord avec les échanges de l’année.

Le texte est par endroit d’établissement difficile (le dernier vers est corrigé) ; αἰθήρ fait ici les états du ciel et avec eux les états de la vie florissante ou du dépérissement, dont beau temps et temps de tempête sont aussi les images ; γαλήνη apparaît dans un contexte qui n’est pas maritime, fait rare chez Euripide15. Le fragment énumère aussi des groupes aux sorts distincts, tout en paraissant revenir au cours des saisons et à la succession des contraires16, sortant d’un strict jeu des renversements pour peindre une ondoyance plus générale qui s’accorde avec la vision d’un monde mobile autant que trompeur17. On retrouve cette ondoyance dans le passage des Suppliantes que nous avons cité On peut rappeler que le Cratyle donne comme raison du nom d’ἥλιος (409a), en dorien ἅλιος, le fait que l’astre « fait chatoyer [poikillei] dans sa marche les productions de la terre ; poikillein et aiolein, c’est la même chose ». 15 Voir Anne Lebeau, « Orages et embellies chez Euripide », in Christophe Cusset (dir.), La Météorologie dans l’Antiquité, p. 263-274, p. 264. 16 Voir Jutta Krause, ΑΛΛΟΤΕ ΑΛΛΟΣ, p. 271, qui souligne deux représentations croisées. 17 Sur le devenir chez le tragique, voir Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, op. cit., p. 18-22. 14

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(v. 549-555), où, à partir d’un point de repère temporel fixe18, heur et malheur sont distribués dans un mouvement multiple et perpétuellement alimenté. L’un des tableaux qui peignent la variabilité des sorts et que cite M. Lloyd, on l’a dit, se trouve dans Hélène (v. 711-715) ; le passage, qui a donné lieu à des interprétations diverses, est souvent corrigé ou en partie condamné. Le vieux Serviteur a appris de la bouche de Ménélas que la femme qu’il a trouvée en Égypte était la fille de Tyndare, son épouse – le fantôme qu’il prenait pour Hélène a disparu « dans les replis de l’éther ; le ciel [le] cache » (... πρὸς αἰθέρος πτυχὰς / [ἀρθεῖσ’ ἄφαντος]· οὐρανῷ δὲ κρύπτεται, v. 605-606) –, et il s’associe au bonheur des époux pour dire, en s’adressant à Hélène (v. 711-71519) : Ὦ θύγατερ, ὁ θεὸς ὡς ἔφυ τι ποικίλον καὶ δυστέκμαρτον. Εὖ δέ πως ἀναστρέφει ἐκεῖσε κἀκεῖσ’ ἀναφέρων· ὁ μὲν πονεῖ, ὁ δ’ οὐ πονήσας αὖθις ὄλλυται κακῶς, βέβαιον οὐδὲν τῆς ἀεὶ τύχης ἔχων.

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R. Kannicht édite †εὖ δέ πως ἀναστρέφει / ἐκεῖσε κἀκεῖσ’ ἀναφέρων†, tout en proposant de lire ἀνατρέπων au lieu d’ἀναφέρων (v. 713)20 ; J. Diggle21, et P. Burian après lui22, condamnent les vers 713-719 ; le texte du second hémistiche du vers 712, εὖ δέ πως ἀναστρέφει, donné par la tradition manuscrite, conservé par H. Grégoire dans la C. U. F. et par C. Amiech, a été corrigé : πάντα στρέφει, qui donne un complément au verbe, est une correction adoptée par J. Diggle et W. Allan23.

Le schéma est prisé par Euripide, et apparaît dans Éole, fr. 7 J.-V. L. (fr. 22 Kannicht) et Ino, fr. 16 J.-V. L. (fr. 415 Kannicht), cf. Jutta Krause, ΑΛΛΟΤΕ ΑΛΛΟΣ, p. 177 ; p. 245 ; p. 275-276, qui cite aussi Eschyle, Choéphores, v. 1020, et Sophocle, Œdipe à Colone, v. 613-614. 19 Je cite le texte édité par Christine Amiech (texte établi, traduit et commenté par), Euripide. Hélène, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 92, qui conserve le texte transmis. 20 Euripides. Helena, I-II, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1969, II, p. 205. 21 Euripidis. Fabulae, III, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1994, p. 32. 22 Euripides. Helen, Warminster, Aris & Phillips, 2007, p. 110. 23 Euripides. Helen, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 112. C’est le texte cité par Michael Lloyd, « The mutability of fortune in Euripides », p. 218, qui ne traduit pas ἀναφέρων. 18

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Le propos du vieux serviteur a été rapproché du fragment 15 J.-V. L. (fr. 301 Kannicht) du Bellérophon24 ; et, à cause du verbe ἀναστρέφειν – le simple στρέφειν et le composé ne se trouvent que six fois dans un contexte semblable chez Euripide25 –, il est rapproché des paroles qu’Aethra adresse à Thésée dans les Suppliantes26 : devant la souffrance des mères argiennes, en parlant des Thébains, « que le sort a favorisés » (λαὸν εὖ πεπραγότα, v. 329), mais pour qui le coup de dés suivant pourrait n’être pas heureux », elle dit : ὁ γὰρ θεὸς πάντ’ ἀναστρέφει πάλιν (v. 331). Ces rapprochements viennent toujours à l’appui de l’idée d’un renversement, du passage d’un état à son contraire ; il a été parfois supposé une lacune après le vers 713 d’Hélène, parce que le passage n’offrait pas une véritable symétrie27. Quand le texte est corrigé ou en partie condamné, les commentaires montrent bien à quel point c’est l’image même du mouvement décrit qui paraît gênante28. Quand le texte du vers 713 est conservé, l’image s’efface en quelque sorte derrière l’interprétation d’ensemble. C’est le renversement (« overturning ») que voit encore W. Allan qui traduit ἐκεῖσε κἀκεῖσ’ ἀναφέρων par « arranging (them) this way and that », en soulignant que le caractère capricieux de la divinité l’assimile à la « chance29 ». C. Amiech, qui traduit : « [La divinité] 24

Bellérophon, fr. 15 J.-V. L. : ὁρᾷς δ’ ἀέλπτους μυρίων ἀναστροφάς· / πολλοὶ μὲν οἶδμα διέφυγον θαλάσσιον, / πολλοὶ δὲ λόγχαις πολεμίων ἀμείνονες / ἥσσους γεγῶτες κρείσσον’ ἦλθον εἰς τύχην, « Tu vois la multitude des retournements inattendus. Beaucoup

d’hommes échappent aux houles marines, beaucoup qui valaient mieux au combat que leurs ennemis, après avoir eu le dessous, parviennent à un meilleur succès » (tr. Jouan). François Jouan commente (Euripide. Fragments, VIII, 2, Paris, Les Belles Lettres, p. 30) : « Le passage n’a pas toujours été bien compris faute de voir que sa seconde partie comporte une double ἀναστροφή ». Voir aussi Christopher Collard, Euripides. Selected Fragmentary Plays, I, in Christopher Collard, Martin John Cropp et Kevin Hargreaves Lee (dir.), Warminster, Aris & Phillips, 1995, p. 108-111 ; 118. 25 Voir, outre Hélène, v. 711, Hippolyte, v. 982 ; Suppliantes, v. 331 ; Rhésos, v. 332 ; Méléagre, fr. 25 J.-V. L. (fr. 536 Kannicht) ; Andromède, fr. 35 J.-V. L. (fr. 152 Kannicht). Cf. Andromaque, v. 1007. 26 Cf. Peter Burian, Euripides. Helen, p. 235, qui parle de métaphore habituelle, renvoie aux passages cités supra, n. 25, et aux Euménides d’Eschyle (v. 650-651). 27 Voir James Diggle, Euripidis. Fabulae, III, p. 32. Cf. Richard Kannicht, Euripides. Helena, II, p. 205-206 ; Christopher Collard, Euripides. Selected Fragmentary Plays, I, p. 118. 28 Cf. Richard Kannicht, Euripides. Helena, II, p. 205 ; Peter Burian, Euripides. Helen, p. 236, traduit ἀναφέρων par « back again », et précise qu’il n’y a pas de parallèle satisfaisant. Il traduit la fin du vers 712 par : « Yet somehow it all comes out right when he twists our affairs ». 29 William Allan, Euripides. Helen, New York & Cambridge, Cambridge Université Press, 2008, p. 228-229. L’idée d’arrangement est déjà retenue par Amy Marjorie Dale, Euripides. Helen, Londres, Bristol Classical Press, 1967, p. 115.

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renverse les choses à bon escient, je suppose30, en nous menant ici ou là », ne commente pas autrement le passage, et c’est à l’adjectif ποικίλον que s’attachent les analyses pour montrer comment Euripide pense le devenir et le temps31. Στρέφειν s’applique dans Iphigénie en Tauride aux tourbillons (δῖναι) que « sans cesse l’Euripe fait tournoyer en enroulant la mer bleu sombre sous des vents incessants » (ἀμφὶ δίναις ἃς θάμ’ Εὔριπος πυκναῖς / αὔραις ἑλίσσων κυανέαν ἅλα στρέφει, v. 6-7), et dans Hélène (v. 1557) un taureau « mugit en roulant les yeux » (ὄμμ’ ἀναστρέφων κύκλῳ) ; le verbe στρέφειν peut s’appliquer à la rotation du monde32. Sophocle emploie στρέφειν ou ἀναστρέφειν dans un peu moins de quinze passages33, dans des contextes différents de celui de l’instabilité des sorts. Une formule des Euménides d’Eschyle34, où Apollon rappelle le pouvoir de Zeus qui « bouleverse le monde sans s’essouffler à la peine » (tr. Mazon), τὰ δ’ ἄλλα πάντ’ ἄνω καὶ κάτω / στρέφων τίθησιν (v. 650-651), est parfois donnée comme un parallèle des vers d’Hélène35. S’il s’agit bien d’observer la faculté qu’a Zeus d’inverser l’état des choses, le sens de « tourner » qu’a le verbe στρέφω36 ne s’efface pas complètement. Et le vocabulaire employé dans le passage d’Hélène que nous avons cité plus haut invite à se reporter à la description du typhon que font les Météorologiques d’Aristote (III, 1 ; 371a 9-15) ; je cite le texte avec la

L’expression εὖ [δέ] πως a été très diversement comprise. Voir Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, p. 14-16, qui renvoie à Héraclite et aux Sophistes ; elle traduit ainsi les vers 711-713 : « Ô ma fille, comme les reflets des dieux sont changeants et insaisissables. Ils nous roulent et nous emportent de-ci de-là à leur gré. » 32 [Platon,] Épinomis, 977b. 33 Notons que στρέφων dans Œdipe à Colone, v. 1454, précisément dans des vers qui parlent du temps et des destins humains, est une correction proposée par Richard Claverhouse Jebb (The Plays and Fragments, II. The Œdipus Coloneus, Cambridge, Cambridge University Press, 1899, cop. 2010). Georges Rigo, Sophocle. Opera omnia et fragmenta. Index verborum, listes de fréquences, n’inclut pas l’occurrence dans les 12 qu’il signale du verbe (3 pour le composé). 34 Il y a 2 occurrences de στρέφω chez Eschyle (Euménides, v. 651 ; Prométhée enchaîné, v. 708), 1 d’ἀναστρέφω (Perses, v. 333), cf. Georges Rigo, Eschyle. Opera et fragmenta omnia. Index verborum, listes de fréquences, Liège, Centre informatique de Philosophie et Lettres, 1999. 35 Voir supra, n. 26. 36 L’article du DÉLG, s. v., dit : « “tourner, détourner”, parfois “tordre”, parfois “réfléchir à”, au moyen “se tourner, se retourner, esquiver”, l’actif est parfois employé au sens intransitif “se retourner” etc. », et pour ἀνα- « retourner ». 30 31

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traduction de P. Thillet37, qui s’appuie sur le commentaire de J. L. Ideler38 : Γίγνεται μὲν οὖν τυφῶν, ὅταν ἐκνεφίας γιγνόμενος μὴ δύνηται ἐκκριθῆναι τοῦ νέφους· ἔστι δὲ διὰ τὴν ἀντίκρουσιν τῆς δίνης, ὅταν ἐπὶ γῆν φέρηται ἡ ἕλιξ συγκατάγουσα τὸ νέφος, οὐ δυναμένη ἀπολυθῆναι.  δὲ κατ’ εὐθυωρίαν ἐκπνεῖ, ταύτῃ τῷ πνεύματι κινεῖ, καὶ τῇ κύκλῳ κινήσει στρέφει καὶ ἀναφέρει ᾧ ἂν προσπέσῃ βιαζόμενον. Ainsi donc le typhon prend naissance quand un ouragan en formation ne peut se détacher du nuage. C’est à cause du choc en retour du tourbillon, quand la spirale se porte vers le sol, entraînant avec elle le nuage qu’elle est incapable de lâcher. Là où le typhon souffle en ligne droite, il met en mouvement par ce souffle, fait tourner en rond et élève en l’air violemment ce sur quoi il tombe.

Les emplois de στρέφειν et d’ἀναφέρειν au voisinage l’un de l’autre suggèrent un rapprochement, d’autant plus que c’est un fait rare, qu’on ne retrouve pas ailleurs dans les textes du Ve siècle ni dans ceux du IVe siècle39. Il est tentant de comprendre en se rapportant à ce modèle le mouvement évoqué dans Hélène (v. 711-715) : Ma fille, comme le dieu est chatoyant et difficile à percer ; il sait faire tournoyer pour emporter en tout sens ; l’un est à la peine, l’autre qui ne connaît pas la souffrance bientôt périt de mort funeste, sans avoir rien de stable dans les moments de sa vie.

L’on ne peut absolument pas savoir quelle référence Euripide avait en tête en écrivant ces vers ni s’il adapte un propos connu. Τυφώς apparaît une fois chez le tragique, dans les Phéniciennes (v. 1154)40. Sophocle décrit dans Antigone (v. 417-421) une tornade (τυφώς) soudaine, mal céleste Pierre Thillet, Aristote. Météorologiques, Paris, Gallimard, 2008, p. 269. Julius Ludwig Ideler, Aristotelis Meteorologicorum Libri III-IV, Leipzig, Vogel, 1836. Pierre Louis, Aristote. Météorologiques, I-II, Paris, Les Belles Lettres, 1982 (C.U.F.), comprend autrement la fin du texte : « … et par son mouvement circulaire [le typhon] tord et fait tomber violemment les objets sur lesquels il s’abat.» 39 Voir dans Posidonius, fr. 337b Theiler, cité par Arrien, une autre explication de la tornade où le changement de direction et l’enroulement sont associés : […] Οὕτω τοι 37 38

καὶ ἦρος ἄλλοτε ἄλλῃ αἱ θύελλαι ἀναστρέφονταί τε καὶ ἀνειλούμεναι αὖθις ἄνω ἀναφέρονται, ἐπειδὰν δὴ ἐγχρίμψας τόπος τις γῆς ἀνακόψῃ τῆς πνοῆς τὴν ἐπ’ εὐθὺ ὁρμήν,

« […] De cette façon aussi au printemps, les tempêtes tantôt ici tantôt là tournent et s’enroulent pour être de nouveau emportées vers le haut, quand un obstacle du terrain interrompt le parcours en ligne droite du vent. » 40 Les vents d’orage apparaissent, sans référence à la mer, dans les Suppliantes (v. 960961).

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(οὐράνιον ἄχος), qui fait se lever une trombe de poussière (ἀείρας σκηπτόν, v. 418), envahit la plaine, ravage les arbres, emplit le vaste éther (ἐν δ’ ἐμεστώθη μέγας / αἰθήρ, v. 420-421). Eschyle, dans l’Agamemnon (v. 655-657) montre les navires perdus par la violence de l’ouragan (τυφῶ) dans son tournoiement (στρόβῳ). Il y a là un fait de l’expérience, mais l’anémologie était aussi une préoccupation des Présocratiques41. Et le mouvement du vent en tornade dont le résultat s’observe dans la mouvance multiple qu’il impose à ce qu’il touche, dans les déplacements incessants vers le haut comme vers le bas, correspond aux mouvements du monde roulant tels que les voient les Atomistes particulièrement42, et au mouvement des sorts qu’Hélène illustre jusque dans son déroulement43. Il donnerait bien en tout cas à la puissance divine, ὁ θεός44, l’apparence de produire une mobilité générale où chaque parcours est imprévisible, les échanges sans fin, mais le mouvement assuré ; il donne l’apparence exactement du ποικίλον et du δυστέκμαρτον. Le second adjectif est intéressant par sa rareté dans les textes conservés et parce qu’il peut renvoyer par contraste au Prométhée Enchaîné (v. 497)45 et à l’art, même difficile, des présages que le Titan a donné aux hommes. Dans Hélène, où la critique récente met l’accent sur la mise en scène de l’ignorance humaine face aux plans divins et sur la faiblesse des sens46, cette vision d’un tourbillon, pour reprendre le mot, s’accorderait aussi avec la présentation ambiguë, ou du moins complexe et disparate, qui est faite du personnage de Théonoé47. Le retour du malheur est immédiat pour Hélène et l’Atride – c’est la fuite interdite si Théoclymène apprend de sa sœur que Ménélas est en Égypte et la mort partagée qu’envisagent les époux (v. 780-864). Une étymologie du Cratyle (407b), qui peut faire référence à Euripide, incite à Cf. par exemple les rappels de Jean-Pierre Levet, « Anémologie et philosophie dans le traité De Ventis de Théophraste », in Christophe Cusset (dir.), La Météorologie dans l’Antiquité, op. cit., p. 331-343, p. 331 ; 341. 42 Voir supra, n. 11. 43 Cf. Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, op. cit., p. 14. 44 Cf. Andromède, fr. 36 J.-V. L. (fr. 153 Kannicht), où θεός est employé dans un contexte analogue, où par l’effet des vents « s’inclinent vers le bas », « se couchent » (νεύει), vie et τύχη, et Richard Kannicht, Euripides. Helena, II, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1969, p. 205. 45 La troisième occurrence du composé au Ve siècle est dans Sophocle, Œdipe-Roi, v. 109. Voir William Allan, Euripides. Helen, op. cit., p. 229. 46 Cf. William Allan, Euripides. Helen, p. 61-66 ; p. 229 ; Christine Amiech, Euripide. Hélène, p. 28-29. 47 Voir Jacqueline Assaël, Euripide, philosophe et poète tragique, op. cit., p. 63-71 ; Pietro Pucci, « Euripides’ Heaven », op. cit., p. 57-58, qui suggère une présentation peu sérieuse du personnage et des rites évoqués. 41

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voir Théonoé comme une « incarnation humaine de la Sagesse », figure d’Athéna et d’Athènes : la jeune prêtresse, qui connaît le débat des dieux au sujet du sort de Ménélas et d’Hélène, commence par les condamner (v. 892-893) pour montrer, après avoir entendu leurs deux discours, que justice et piété sur terre et après la mort, où l’esprit (ὁ νοῦς) rejoint l’immortel éther (v. 1014-1016), font aussi le bonheur des hommes48. Les propos qu’elle tient à son entrée en scène, dans un texte difficile et corrigé (v. 865-867)49, consacrent d’abord, sans trop de sérieux peut-être, son lien avec le divin à travers le souffle céleste qu’elle sollicite (πνεῦμα καθαρὸν οὐρανοῦ, v. 867), avant que l’action ne revienne dans la sphère de la parole et de l’intelligence humaines, avec les deux discours d’Hélène et de Ménélas, la décision de la jeune fille, qui les sauve, et le plan d’Hélène, qui se met en place. On pourrait croire alors qu’Euripide, dans Hélène, en 412, cherche à prendre ses spectateurs dans le vertige d’une pièce où les mortels sont jouets du divin, de leurs sens, des illusions qui s’évanouissent, du tournoiement qui fait varier les sorts, pour rendre les hommes à la justice, à la piété autant qu’aux ressources de l’action calculée et des ruses de femme, γυναικεῖαι τέχναι, dont se plaint le roi joué (v. 1621). Et, si l’on accepte de comprendre les vers 711-715 comme une image météorologique, quel qu’en soit le point d’appui précis, ils sont un bon exemple de la manière dont le tragique renouvelle l’expression de la variabilité, en usant de la représentation des tournoiements du monde, tout en corrigeant le pessimisme ancien, et en réinvestissant les formules dont il use lui-même ailleurs. Cette superposition du neuf et de l’ancien fait enfin songer à la manière dont Euripide donne dans les chants du chœur d’Hélène une représentation de la Nouvelle musique, où ses détracteurs voient dysharmonie, désordre, délire bachique50 ; il répond à ses adversaires en Voir le commentaire de Christine Amiech, Euripide. Hélène, op. cit., p. 29-36, p. 30 pour la citation, qui renvoie à Richard Kannicht, Euripides. Helena, I, op. cit., p. 85, à propos du Cratyle. 49 Voici le texte et la traduction de Christine Amiech (voir Euripide, Hélène, p. 170171) : Ἡγοῦ σύ μοι φέρουσα λαμπτήρων σέλας· / θεῖον δὲ σεμνοῦ θεσμὸν αἰθέρος μυχῶν, / ὡς πνεῦμα καθαρὸν οὐρανοῦ δεξαίμεθα, « Toi, ouvre le chemin avec l’éclat de ton flambeau ; / Respecte le rite divin concernant les profondeurs de l’éther, / Que nous puissions recevoir le souffle pur du ciel. » James Diggle édite : ἡγοῦ σύ μοι φέρουσα 48

λαμπτήρων σέλας / θείου τε σεμνὸν θεσμὸν αἰθέρος μυχούς, / ὡς πνεῦμα καθαρὸν οὐρανοῦ δεξώμεθα. 50

La bibliographie est vaste sur le sujet ; je ne citerai qu’Aikaterini Tsolakidou, The Helix of Dionysus : musical imagery in later Euripidean drama, Diss. (PHD), Princeton UP, 2012, p. 167-204.

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célébrant le mouvement du rhombe lancé dans les airs (ῥόμβῳ θ’ ἑλισσομένα / κυκλίοις ἔνοσις αἰθερία, v. 1362-1363)51, dans le deuxième stasimon, pour assimiler ces tournoiements aux rondes des chœurs primordiaux, à la ronde des jeunes filles à laquelle Perséphone est arrachée, souvenir de l’Hymne à Déméter52 (κυκλίων / χορῶν ἔξω, v. 13121313)53. Si l’on peut entendre une correspondance entre ces enroulements, outils du discours métapoétique, et le tourbillon des sorts dans Hélène, c’est là une illustration de l’art du tragique, dans une pièce au dénouement heureux qui fait entendre le vœu impossible des femmes grecques captives du chœur de se voir, comme les grues « compagnes de la course des nuées » (σύννομοι νεφέων δρόμου, v. 1488), sous la conduite de l’aulos, partir en messagères du retour de Ménélas, et leur invite aux Dioscures de s’élancer par l’éther, eux qui habitent le ciel (οἳ ναίετ’ οὐράνιοι, v. 1499), « sous les astres lumineux aux courses vives comme le vent » (λαμπρῶν ἄστρων ὑπ’ ἀέλλαισιν, v. 1498). Les Phéniciennes montrent la chute des Labdacides, avec des innovations nombreuses sur le plan du mythe, dans un texte qui a été souvent corrigé, ou condamné soit pour de vastes morceaux soit ponctuellement54. Or, si la tragédie n’offre pas de tableaux de la variabilité des sorts tels que ceux que nous avons vus, les évocations des mouvements aériens ou les images qui s’y rapportent y jouent un rôle important : Jocaste ouvre le prologue en invoquant le soleil, sa marche dans le ciel parmi les astres, et la lumière qu’il fait tourner grâce à ses cavales rapides (θοαῖς ἵπποισιν εἱλίσσων φλόγα, v. 3) ; elle le ferme en en appelant à Zeus afin qu’il ne permette pas, s’il est sage, que « le même mortel toujours soit la proie du malheur » (v. 86-87), renversant une formule connue qui évoque le roulement des destins. Parmi les innovations d’Euripide, on compte précisément la présence de Jocaste et l’alternance que stipule le pacte scellé entre les deux frères qui devaient posséder, chacun une année (ἐνιαυτὸν ἀλλάσσοντ[α], v. 74), le pouvoir à Thèbes55. Dans l’ἀγών à trois que construit l’auteur, après les C’est le texte transmis, conservé par Christine Amiech, Euripide. Hélène, qui traduit : « [ils ont grand pouvoir…] les mouvements circulaires du rhombe lancé en l’air » ; James Diggle édite ῥόμβου θ’ εἱλισσομένα / κύκλιος ἔνοσις αἰθερία. 52 Voir William Allan, Euripides. Helen, op. cit., p. 300-301. 53 Cf. Aikaterini Tsolakidou, The Helix of Dionysus, op. cit., p. 194-200. 54 Cf. Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 53-62. 55 Voir Donald John Mastronarde, Euripides. Phoenissae, op. cit., p. 26-27 ; Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 37-38 ; Sylvie David-Guignard, « Le partage du pouvoir : les Étéocle de la tragédie », Ktèma, n° 33, 2008, p. 331-346. 51

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deux tirades des deux fils d’Œdipe (v. 469-525), quand Jocaste rappelle à Étéocle l’accord passé, qu’il n’a pas respecté, elle s’appuie sur la règle des échanges célestes (v. 541-548)56 : Καὶ γὰρ μέτρ’ ἀνθρώποισι καὶ μέρη σταθμῶν Ἰσότης ἔταξε κἀριθμὸν διώρισεν· νυκτός τ’ ἀφεγγὲς βλέφαρον ἡλίου τε φῶς ἴσον βαδίζει τὸν ἐνιαύσιον κύκλον, κοὐδέτερον αὐτῶν φθόνον ἔχει νικώμενον. Εἶθ’ ἥλιος μὲν νύξ τε δουλεύει βροτοῖς, σὺ δ’ οὐκ ἀνέξῃ δωμάτων ἔχων ἴσον, καὶ τῷδ’ ἀπονέμειν ; κᾆτα ποῦ ‘στιν ἡ δίκη ;

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Car les mesures et les poids pour les hommes, c’est l’Égalité qui les a fixés et qui a défini le nombre ; la paupière sans clarté de la nuit et la lumière du soleil ont des parcours égaux par le cours de l’année, et aucun des deux n’éprouve de jalousie quand il cède la place. Si le soleil et la nuit servent les mortels, toi, tu ne vas pas admettre d’avoir part égale des biens du palais et de lui céder sa part, à ton frère qui est là ? Et alors, où est la justice ?

L’argument est rapporté par les commentaires à la pensée philosophique et morale – à Héraclite, à Parménide, ou au discours éthique de Socrate57 – et à une réflexion politique en prise avec l’actualité athénienne entre 411 et 408 : Jocaste demande que soient respectés la justice et les dieux, faisant deux divinités d’Ἰσότης, l’Égalité qu’elle défend, et de Φιλοτιμία, « déesse injuste » (v. 532), qu’elle ne veut pas voir vénérée par son fils. Mais sa tirade vient après celle d’Étéocle Si son fils confond la cité et son bien personnel, entraînant une critique morale sans doute autant que politique, analogue à celle qu’on trouve dans Thucydide58, il fait aussi un vœu impossible. Étéocle s’est targué d’aller, s’il le pouvait, « jusqu’au lieu des levers des astres, du soleil », et sous la terre (ἄστρων ἂν ἔλθοιμ’ ἡλίου πρὸς ἀντολάς, v. 504) pour « posséder la plus grande des déesses, la Royauté » (τὴν θεῶν μεγίστην ὥστ’ ἔχειν Τυραννίδα, v. 506). Le texte transmis, difficile à cause

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Le texte cité est, comme chaque fois, celui de Christine Amiech ; James Diggle édite

δουλεύει μέτροις (v. 546) en adoptant la correction de Weil, et supprime le vers 548 [καὶ τῶιδ’ ἀπονεῖμαι ; κἆιτα ποῦ ‘στιν ἡ δίκη ;], après Schoene.

Voir Donald John Mastronarde, Euripides. Phoenissae, op. cit., p. 304 ; Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 360, n. 292 ; 293. 58 Sylvie David-Guignard, « Le partage du pouvoir : les Étéocle de la tragédie », op. cit., p. 340-341 ; p. 342-343. 57

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des deux génitifs, a été diversement corrigé59. Mais, c’est la puissance de sa passion qu’Étéocle déroule en se projetant jusqu’aux confins, jusqu’aux régions souterraines, en étendant aux lieux du non-humain son désir du pouvoir absolu. Au mouvement cosmique auquel en appelle Jocaste s’est à l’avance opposée l’hubris d’Étéocle qui se met aux marges ou hors du monde des hommes, et, ignorant des alternances réglées, ne connaît qu’une alternative, δουλεύειν ou ἄρχειν (v. 520). Si le destin des Labdacides est représenté dans cette opposition, d’autres échos poétiques contribuent à construire les Phéniciennes. Dans la Teichoscopie du Prologue (v. 118-192), première scène qui répond déjà, avec des différences connues, à la scène célèbre des Sept contre Thèbes (v. 375-676), avant la description du quatrième épisode (v. 1104-1140), c’est Antigone qui voit les chefs argiens. Guidée par le Gouverneur, elle apprend à distinguer les chefs venus contre Thèbes, toute à la joie de revoir Polynice et à la volonté que la cité ne soit pas la proie de l’ennemi. Par deux fois, son commentaire chanté a recours à des images météorologiques. Pour Amphiaraos, elle s’étonne en ces termes : « Fille du soleil à la ceinture brillante, Séléné, cercle de lumière d’or, comme il dirige ses cavales sans trembler et avec mesure dans ses coups d’aiguillon ! » (v. 175-178). En voyant Capanée, ennemi redoutable de Thèbes, comme elle avait invoqué Artémis contre Parthénopée (v. 151153), elle invoque Némésis, le tonnerre grondant et le feu de la foudre de Zeus, pour qu’ils fassent taire sa jactance (v. 182-184). Ces images contribuent à forger la vision négative qu’Euripide donne des Sept, à l’exception d’Amphiaraos, qui, sans hubris, porte des armes sans blason (v. 1111-1112). Mais, alors que chez Eschyle, Tydée porte sur son bouclier un ciel brillant d’étoiles avec au milieu la lune en son plein (v. 388-390), chez Euripide, c’est l’étonnement d’Antigone devant la mesure d’Amphiaraos qui appelle l’évocation de l’astre, et aucun des chefs ne porte le ciel comme blason (Hippomédon est ἀστερωπός, v. 129, dans une formule difficile60). À l’inverse, la jeune fille voit la plaine qui lance des éclairs (ἀστράπτει, v. 111), et cet orage de la guerre annonce l’ambivalence de l’image de Polynice (v. 161-169) et du jour à venir61. Voir Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 349-350 ; p. 629. Stobée cite αἰθέρος πρὸς ἀντολάς, qu’édite Donald John Mastronarde, Euripides. Phoenissae, op. cit. 60 Voir Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 272-273, pour le groupe ἀστερωπὸς ἐν γραφαῖσιν. 61 Pour la construction de l’ambivalence tragique dès le Prologue, je renverrai à l’étude de Sylvie Perceau, « Figures de l’harmonie tragique dans les Phéniciennes », in Pierre 59

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Au quatrième épisode, vient la description des emblèmes des boucliers à proprement parler (v. 1104-1140), souvent considérée comme interpolée, entièrement ou pour partie62 : c’est la mort d’Hippomédon qui permet de voir (v. 1118) s’ouvrir et se fermer dans un roulement qui répond au lever et au coucher des astres les yeux de Panoptès sur son écu (v. 1115-1117)63. Cette notation semble un pont qui fait aller des emblèmes à la mort des chefs, première boucle qui se ferme : la seconde des deux morts que le Messager rapporte en détail est celle de Capanée (v. 1172-1186), frappé par la foudre, dont le corps est disloqué, dont les membres, bras et jambes, « tournaient comme la roue d’Ixion » (χεῖρες δὲ καὶ κῶλ’ ὡς κύκλωμ’ Ἰξίονος / ἑλίσσετ’, v. 1185-1186), subissant un « écartèlement maximal et cosmique », dit C. Amiech, qui conserve un texte souvent condamné64 ; le fils d’Atalante, Parthénopée, est le premier des deux chefs dont le récit raconte la mort : il s’est précipité contre une porte, sous le rempart où il a péri, comme un ouragan (τυφὼς…ὥς τις, v. 1154). Eschyle montre sur le bouclier d’Hippomédon (Sept contre Thèbes, v. 493 et 517) le monstre Typhon. Ici, τις rend peu probable la mention du personnage65, et la comparaison contribue au jeu des rappels qui ponctuent la pièce. Elle montre la liberté avec laquelle Euripide use du modèle des Sept contre Thèbes dont l’éclatement en plusieurs scènes dans les Phéniciennes est aussi plein de sens. Quand Antigone a vu Polynice du haut des remparts (v. 161-169), elle a émis d’abord un souhait, vœu impossible comme celui d’Étéocle : ἀνεμώκεος εἴθε δρόμον νεφέλας / ποσὶν ἐξανύσαιμι δι’ αἰθέρος / πρὸς ἐμὸν ὁμογενέτορα, « Ah! Si je pouvais courir par l’éther la course de la nuée

rapide comme le vent pour rejoindre celui qui est mon frère…» (v. 163165). Et la jeune fille a décrit ensuite l’éclat de Polynice dans ses armes d’or, « brillant tout comme les rayons du soleil d’aurore » (ἑῴοις ὅμοια φλεγέθων βολαῖς ἀελίου, v. 169). À ce souhait, à la légèreté d’un vent d’amour fraternel, à laquelle s’est opposée dans la suite la description du combat et particulièrement l’assaut de Parthénopée, Antigone voit

Caye et al. (dir.), L’Harmonie, entre philosophie, sciences et arts de l’Antiquité à l’âge moderne, textes réunis par Lorenzo Miletti, Naples, Giannini, 2011, p. 130-141. 62 Cf. Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 487-488, défend le passage après Donald John Mastronarde. 63 Pour les vers 1115-1117, voir Donald John Mastronarde, Euripides. Phoenissae, op. cit., p. 462-463 ; Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 489. 64 Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide, op. cit., p. 498. 65 Cf. Ibid., p. 494-495.

MOUVEMENTS DU CIEL ET TOURNOIEMENT DES SORTS

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substituer une course vers ses deux frères mourants (v. 1430)66, puis, après le massacre des Argiens, les cadavres thébains qu’elle aide à ramener aux leurs (v. 1476-1477), enfin « l’ère de ténèbres » (σκοτίαν αἰῶνα, v. 1484) qui s’est abattue sur les trois cadavres et que déplore le Coryphée, et le deuil qu’elle chante « bacchante des morts » (βάκχα νεκύ- / ων, v. 1489-1490). À l’aube que voyait Antigone regardant Polynice succède la nuit du deuil. Ainsi s’ouvre et se referme une autre des boucles de cette tragédie, où l’harmonia est aussi dysharmonie67, qui peint les déchaînements et les vertus des hommes. C’est avec Œdipe, sorti du palais, « fantôme invisible de l’éther, mort venu de sous la terre, songe ailé » (αἰθέρος ἀφανὲς εἴδωλον ἢ / νέκυν ἔνερθεν ἢ / πτανὸν ὄνειρον, v. 1543-1545), qu’Antigone revient près de sa mère et de ses frères, guidant la main du vieil aveugle (v. 1693-1702), après les décrets de Créon (v. 1585-1682), avant le départ de Thèbes. Une hypothesis du Rhésos défend l’attribution de la pièce à Euripide en arguant d’un « intérêt pour les phénomènes célestes » ([ἡ] περὶ τὰ μετάρσια πολυπραγμοσύνη) qui s’accorde avec ses préoccupations68. À l’idée ancienne du renversement des sorts, Euripide peut associer la vision « neuve » d’un tournoiement et le goût des phénomènes aériens, que raille si bien Aristophane ; si l’on accepte de lire l’image d’Hélène (v. 711-713) comme nous l’avons proposé, on mesure la richesse d’une superposition du nouveau et de l’ancien qui sert la peinture de l’humain dans l’ondoyance du monde, la construction poétique, parfois le discours métapoétique. Elle fait voir dans Hélène et dans les Phéniciennes une cohérence dont témoigne le plus souvent le texte transmis dans son détail et un jeu subtil, où le dialogue avec les autres auteurs devait réjouir les spectateurs autant que la nouveauté revendiquée des œuvres.

Sur cette inversion, voir Sylvie Perceau, « Figures de l’harmonie tragique dans les Phéniciennes », op. cit., p. 140. 67 Voir Sylvie Perceau, « Figures de l’harmonie tragique dans les Phéniciennes », op. cit., p. 147-159, pour l’analyse du lien et de la discordance dans l’harmonia tragique ; p. 159161, pour le discours métapoétique. 68 Voir François Jouan, Euripide. Tragédies. Rhésos, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2004, p. 5. 66

L ’Éther initiatique dans l’Andromède d’Euripide Jacqueline ASSAËL Université Nice Sophia Antipolis, CTEL L’Andromède d’Euripide n’a été conservée que dans un état très lacunaire. Cependant le vocabulaire introduit dans plusieurs fragments montre que, dans la première phase de cette pièce, le regard de l’héroïne est continuellement tourné vers l’éther. Elle est en effet enchaînée par le cou sur un rocher, au bord d’un rivage éthiopien et elle contemple forcément la voûte du ciel. À travers des formules marquées par une poésie mythologique, elle invoque donc tantôt le char de la Nuit, tantôt l’astre solaire et ses flèches brûlantes. D’autre part, en fonction des données dramatiques, les zones aériennes constituent aussi l’espace d’où vient la libération pour la jeune fille. En effet Euripide représente le personnage de Persée, doté des sandales ailées d’Hermès, survolant la côte où se trouve Andromède1. Elle est menacée par un monstre marin auquel elle a été abandonnée en pâture par ses parents qui y ont été contraints par l’ordre des dieux satisfaisant ainsi la jalousie des Néréides2. Persée est en chemin, après avoir tué la Gorgone. Son attention est attirée par cette scène pathétique. Il met alors pied à terre pour délivrer la jeune fille. Par la suite, l’espace aérien devient aussi le lieu de destination d’Andromède, appelée à se 1 2

Clément d’Alexandrie (Protrept. II, 14, 301. 11 [Stählin]) et Pollux (Onom. 4, 128 [204, 32, Bethe]) attestent l’usage de la méchanê pour la mise en scène aérienne de Persée. Sur le contenu de la légende, cf. François Jouan et Herman van Looy, Euripide. Fragments, I, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 147-152 et Vincenzo Pagano, L’Andromeda di Euripide, Alessandria, ed. dell’ Orso, 2010, p. 1-24 ; sur l’Andromède, cf. Frank Bubel, Euripides. Andromeda, 1991, Stuttgart, éd. F. Steiner , 1991 ; Richard Kannicht, Tragicorum Graecorum Fragmenta, V, 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004, p. 233-260, Christopher Collard et Martin Cropp, Euripides, Fragments, AegeusMeleager, Harvard University Press, 2008.

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métamorphoser en constellation, à l’issue d’un phénomène de katastérismos. La dramaturgie et les moyens scéniques sont donc engagés pour ne définir la terre que comme un lieu d’escale et de transit entre deux envols dans les profondeurs célestes, et le poète produit une représentation symbolique d’espaces aériens d’où vient la délivrance des épreuves et dans lesquels se dessine un destin immortel. Le style d’Euripide n’est pas seulement descriptif lorsqu’il évoque l’atmosphère supraterrestre, mais le poète fait aussi entrer en jeu des notations sensorielles, comme s’il partageait les impressions de Persée planant dans la subtilité fluide de l’éther. L’espace aérien est donc traité non pas comme le cadre inaccessible de visions lointaines, mais comme l’infini d’une substance dont le dramaturge inspiré a quelque expérience, quelque perception artistique. Ce phénomène signale les caractéristiques d’un rêve de participation, en quelque sorte, à cette essence transcendante. De fait, la question de la consistance humaine se pose, à l’occasion de cette pièce. Car, dans la mise en scène d’Euripide, la voix d’Andromède est répercutée par le personnage immatériel d’Écho qui, dans la solitude de ce rivage désolé, répète ses paroles, avant de s’évanouir, à sa demande. D’après ces éléments du drame, il existe donc des formes dégradées de l’être qui habitent au fond de cavernes de pierre et d’autres, sublimées, dans la richesse substantielle de l’Éther. La poésie aérienne illustre ainsi les aspects d’une anthropologie complexe. Le récit mythologique permet d’imaginer des transports et des métamorphoses, à divers niveaux de l’espace. Mais la pensée d’Euripide, le « philosophe de la scène », interprète nécessairement les structures allégoriques et les métaphores de ces contes merveilleux3. À travers ce mode de représentation, le poète suggère toute une réflexion sur les divers degrés de l’être auxquels l’humain peut accéder.

L ’éther « sacré » de la Nuit et du plein midi Le vocabulaire employé par Euripide prouve que, dans l’Andromède, son évocation de l’éther est liée à une réflexion qui pourrait être qualifiée de mystique, ou plutôt de mystérique, pour éviter tout anachronisme. En 3

La trame dramatique de l’Andromède a été identifiée comme une illustration du schéma adopté par les contes populaires évoquant les héros tueurs de dragons qui délivrent ensuite une princesse (cf. Antti Aarne-Stith Thompson, The types of Folktales, Helsinki, The Finnish Academy of Science and Letters, 1961, p. 88-89, n° 300). Mais, dans son théâtre, Euripide charge les traditions folkloriques dont il s’inspire de significations symboliques, ésotériques ou philosophiques. Cf. Jacqueline Assaël, « La résurrection d’Alceste », R.É.G., n° 117, janvier-juin 2004, p. 37-58.

L’ÉTHER INITIATIQUE DANS L’ANDROMÈDE D’EURIPIDE

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effet, la pièce s’ouvre sur une invocation à la Nuit dans laquelle la catégorie du sacré intervient à plusieurs reprises, à travers deux occurrences de l’adjectif au féminin hiéra (ἱερά) et une forme du superlatif de semnos (σεμνός) notamment : Ô Nuit sacrée (hiéra, ἱερά), Quelle longue chevauchée, quelle poursuite ! Ton char parcourt la voûte étoilée, De l’Éther sacré (hiéras, ἱερᾶς) Dans la majesté (semnotatou, σεμνοτάτου) olympienne4.

Certes Caelius Aurelianus cherche à banaliser le sens de l’expression initiale et à l’interpréter comme une amplification poétique : « les gens appellent “sacrée” l’immensité : la mer est dite “sacrée”, une demeure est dite “sacrée”, comme le poète tragique parle de “la nuit sacrée”, ce qui signifie “grande”5 ». Cependant, la cause n’est pas entendue, car dans ce passage d’Euripide, le terme hiéra (ἱερά) est répété et il s’applique à des entités traditionnellement mises en rapport avec la notion de divin, dans la pensée grecque : la Nuit, l’Éther6 ; de plus, dans le contexte immédiat, l’idée de « sainte majesté » exprimée à travers le degré de sens le plus élevé de l’adjectif semnos se rapporte à la sphère olympienne. À ce propos, François Jouan et Herman van Looy précisent : « Le mot “Olympe” ne désigne pas le mont Olympe en Thessalie, mais “la demeure des dieux située dans le ciel” »7. La solennité de cette réplique initiale développant une rêverie sur les profondeurs infinies de l’atmosphère céleste marque la représentation dramatique d’une forte tonalité religieuse. François Jouan et Herman van Looy interprètent ces quelques vers comme une indication sur la composition de la trilogie représentée en 412, à laquelle appartiennent très probablement Andromède et Hélène : 4

5

6 7

Fr. 1 (J.- V. L.) = 114 Kannicht (Kn.) = 164 M. (Hans Joachim Mette, LG, XIV, 1152, 8 : ΑΝΔΡΟΜΕΔΑ). La scholie au vers 1065 des Thesmophories d’Aristophane qui parodie de longs passages de l’Andromède dans cette comédie indique que ce fragment correspond aux premiers vers du prologue de la pièce tragique. Cf. François JouanHerman van Looy, Euripide. Fragments, pp 155 et 168 ; Richard Kannicht, Tragicorum graecorum fragmenta, p. 238. – Les traductions introduites dans cet article sont personnelles, sauf indication contraire. « majora enim vulgus sacra vocavit – sacrum dictum mare, sacra domus, velut tragicus poeta sacram noctem, hoc est magnam » (De morbis chronicis, I, 4, 60, p. 478 Drabkin). Cf. Richard Kannicht, Tragicorum graecorum fragmenta, p. 239. Cf. Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion, 1986, Chapitre 1 : « Les Nuits saintes de la Grèce », p. 17-61. Euripide. Fragments, p. 168, n. 48. Dans le même sens, cf. Richard Kannicht, Tragicorum graecorum fragmenta, p. 239.

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« L’invocation à la nuit [...] suggère qu’Andromède a été représentée au lever du jour comme première pièce de la trilogie, avant Hélène8 ». Toutefois cette conclusion n’est pas absolument convaincante, car dans la pièce perdue se déroulait toute la durée d’une action dramatique dont le début, avec l’acte de libération effectué par Persée, ne se situait pas avant la chaleur du plein midi. En effet, dans la deuxième partie du fragment 7 (J.-V. L.), Andromède déplore son sort, enchaînée qu’elle est sur ce rocher en bord de mer et soumise à la brûlure des rayons solaires : Puissent l’astre, en l’Éther, et sa charge de flamme M’anéantir, moi la barbare ! Non, je n’aime plus voir La lumière immortelle (ἀθανάταν φλόγα) ; car suspendue Étranglée et meurtrie, par les dieux (δαιμόνων) je suis vouée Bientôt à un voyage chez les morts9.

Cette réplique indique les sentiments de la jeune fille dont le regard est tourné vers le ciel. Elle révèle là encore la nature religieuse de la vision du personnage mythologique, non seulement à travers la référence faite à

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Euripide. Fragments, p. 155. Sur la date de la représentation et sur la composition de la trilogie, cf. Henri Grégoire, Euripide. V, Hélène, [1950], Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 9-10 ; William Allan, Euripide, Helen, New York & Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 4 ou Christine Amiech, Euripide. Hélène, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 16. = Thesmophories, v. 1051-1056. Dans ces vers d’Aristophane, la mesure de l’influence littérale exercée par la source euripidéenne est difficile à estimer, car les scholiastes ne précisent pas en quel point le poète comique peut s’écarter de son modèle. C’est pourquoi Richard Kannicht, par exemple, ne maintient pas ces vers parmi la collection de ses fragments (cf. p. 245), quoique le vocabulaire et certains rythmes rappellent clairement ceux de la tragédie (sur la composition de ce texte cf. Rainer Klimek-Winter, Andromedatragödien : Sophokles, Euripides, Livius Andronicus, Ennius, Accius, Stuggart, Teubner, 1993, p. 171 sqq.). Toutefois, dans son envol, Persée ne peut voir la jeune fille qu’en plein jour. Donc les indications de temporalité doivent remonter au texte original, au moins en substance. De plus, la représentation comporte quelques particularités qui ne correspondent pas à la vision traditionnelle d’Andromède fondée sur l’observation du ciel. En effet, les poètes astronomes Aratos et Avienus imaginent la jeune fille liée par les mains, d’après le dessin des constellations. Aratos évoque ses « mains fatiguées » (μογεραὶ χεῖρες, Phénomènes, v. 704. Cf. aussi v. 200-202) et Avienus précise sa description, v. 468-469 : « dans le vaste empyrée elle étend ses bras écartés, que jusque dans le ciel maintiennent des liens, car des nuées légères serrent ses bras de liens compliqués » (Les phénomènes d’Aratos, trad. Jean Soubiran, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1981, p. 113). Ce ne sont pas les besoins du drame mis en scène par Aristophane qui motivent l’originalité de la ligature par le cou. Ce détail provient donc certainement du texte d’Euripide.

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la volonté des dieux, mais aussi à travers l’imagination de l’espace aérien, traditionnellement conçu comme un lieu d’immortalité. De fait, la situation de la jeune fille ainsi liée à la gorge évoque à bien des égards le sort des prisonniers de la Caverne, chez Platon. Car eux aussi, comme Andromède, sont enchaînés par le cou. De même, l’initiation du captif qui échappe à son aliénation se déroule progressivement, en plusieurs temps : hors de la grotte obscure, forcé à tourner la tête et à lever les yeux vers la lumière10, il apprend à voir la réalité, et non plus seulement des silhouettes vaines, tout d’abord dans la pénombre nocturne qui ne l’aveugle pas, avant de pouvoir contempler en définitive le plein éclat de la vérité, dans la lumière du soleil : Je pense qu’il aurait besoin d’habitude avant de voir les objets de la région supérieure. Tout d’abord il distinguerait le plus facilement les ombres, puis les reflets des hommes, etc. à la surface des eaux, ensuite les réalités elles-mêmes. Après cela, il pourrait, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière [...]. À la fin, j’imagine, ce serait le soleil [...] qu’il pourrait voir et contempler tel qu’il est11.

Les éléments dramaturgiques et le déroulement du temps dans la pièce d’Euripide suggèrent la valeur ésotérique qu’elle a dû prendre lorsqu’elle fut représentée auprès des spectateurs du théâtre de Dionysos. Une comparaison systématique entre le texte platonicien et les fragments de l’Andromède confirme que la protagoniste se tourne vers l’éther comme pour réaliser à travers cette vision une initiation qui lui procurera la plénitude de son essence humaine.

L ’Andromède d’Euripide et le mythe platonicien de la Caverne : l’Éther mystérique Dans le mythe de la Caverne, la découverte de la véritable consistance du réel advient au cours d’une montée qui conduit jusqu’à la lumière du soleil. Pour que cette ascension puisse se réaliser, les prisonniers doivent être arrachés à leur douloureuse captivité par des amis qui les délivrent de leurs chaînes : Mais si, dis-je, on le tirait de là par force, si on lui faisait gravir la montée rude et escarpée, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir sorti et tiré

10 11

Cf. Rép., X, 515c. Rép., X, 516ab.

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Jacqueline ASSAËL jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrirait-il pas vivement, et ne s’indignerait-il pas de ces violences12 ?

Cette représentation s’inspire des doctrines pythagorico-orphiques, connues de Platon, qui prônent une purification de l’âme déchue sur la terre et qui lui enseignent à retourner vers la nature des espaces originels, éternels13. Or, dans l’Andromède, des éléments significatifs montrent que l’héroïne s’engage dans un tel processus d’accomplissement qui l’entraîne et la tourne vers la plénitude de l’Éther. Ainsi, la jeune fille enchaînée ne supporte plus d’entendre le son de sa voix répercuté par la nymphe Écho, au fond d’un antre : Toi, au fond des antres, Cesse ! Laisse-moi, Écho, me rassasier de gémissements avec mes amies14.

Dans sa parodie, Aristophane reprend plaisamment et longuement cette idée de l’intervention de l’écho15. François Jouan et Herman van Looy prêtent quant à eux une valeur pathétique à cette originalité dramatique d’Euripide : Pour accentuer la solitude totale d’Andromède, le poète avait inventé l’écho, qui, invisible, répondait aux plaintes de la pauvre victime : maintenant que le chœur est là pour participer aux plaintes de la jeune fille, son rôle est terminé et Andromède supplie la nymphe Écho de se taire16.

Cependant, cette explication fondée sur l’analyse psychologique, sur la distribution des personnages et sur le dessin d’une mise en scène ne tient pas compte de la nature particulière de l’écho, qui ne saurait se taire sur commande… En revanche, le phénomène de son extinction se justifie pleinement si, comme dans la caverne platonicienne, la progression initiatique de l’héroïne la conduit vers la connaissance et l’acquisition des formes substantielles et essentielles de son être17. Car dans la République, Rép, X, 515e-516a. Sur l’influence orphique manifeste dans le mythe de la Caverne, cf. Pierre-Maxime Schuhl, Études sur la fabulation platonicienne, Paris, P.U.F., 1947, p. 57, Pierre Boyancé, « Les mystères d’Éleusis », R.É.G., 75, 1962, p. 464, Abel Jeannière, Lire Platon, Paris, Aubier, 1990, p. 50-57. 14 Fr. 6 (J.-V. L.) = 168 M. = 118 Kn. 15 Cf. Aristophane, Thesmophories, v. 1018 sqq. 16 Euripide. Fragments, p. 156. 17 Iégor Reznikoff a souligné la valeur initiatique de l’utilisation de l’écho dans des grottes, dès la préhistoire : « Et la question se pose : dans quelle direction avancer ? 12 13

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le philosophe définit clairement l’écho comme la forme inconsistante et dégradée que perçoivent les non-initiés : Et si la paroi d’en face avait un écho, chaque fois que l’un des passants parlerait, crois-tu qu’ils penseraient entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux18 ?

Mais cette illusion se dissipe lorsque les prisonniers prennent conscience de l’existence de la réalité qui les entoure. Pour sa part, Andromède ne tolère plus les simulacres et cette réaction indique qu’elle revendique un accès à la vérité de l’être19. La signification de sa situation et la valeur symbolique de l’écho sont aussi éclairées par les effets parallèles introduits par Euripide dans l’Hélène, qui fait partie de la même série de représentations théâtrales. En effet, les motifs se décalquent les uns sur les autres dans ces deux pièces. Ainsi, à Pharos, Hélène est retenue prisonnière par les assauts pressants dont l’assiège Théoclymène auquel elle se refuse ; lorsque Ménélas la retrouve, ils apprennent simultanément la disparition de l’eidôlon, cette figure inconsistante que le roi de Sparte avait ramenée de Troie, la prenant pour sa femme. Le spectateur apprend alors, ce qui n’avait nullement été précisé auparavant, que cette silhouette vaine avait été mise à l’abri dans une grotte de la côte où le navire de Ménélas avait abordé. Sans plus d’explication, à travers une remarque destinée à des spectateurs avertis, cet antre est même qualifié de « sacré »20. De fait, comme si l’héroïne était parvenue à une étape décisive de son initiation, un envol d’Hélène se produit, qui la conduit hors de cette caverne, dans l’éther, vers l’immortalité21. Dans cette pièce, la reine captive est délivrée [...] Il est alors naturel d’aller dans la direction de la meilleure résonance obtenue » ; il évoque ainsi « un chemin d’initiation dans cette intimité avec le sol, la terre, les ténèbres et la profondeur sonore (au point de résonance) » (« L’existence de signes sonores et leurs significations dans les grottes paléolithiques », in Jean Clottes [dir.], L’Art pléistocène dans le monde, Actes du Congrès IFRAO, Tarascon-sur-Ariège, septembre 2010, Société préhistorique Ariège-Pyrénées, 2012, p. CD-1742). 18 515 b. Sur le statut des simulacres dans le mythe de la Caverne, cf. Jean-François Mattéi, La Puissance du simulacre. Dans les pas de Platon, Paris, éd. François Bourin, 2013, p. 26-35. 19 L’interprétation héraclitéenne du mythe de la Caverne, mise en œuvre en premier lieu par les stoïciens, montre clairement à quel point l’écho, dans la représentation de Platon, représente une forme dégradée de la réalité, car il ne constitue qu’un pâle reflet du Logos qui est un principe premier dans la pensée de l’Éphésien. Sur ce point, cf. Abel Jeannière, Lire Platon, p. 191-195. 20 Cf. Euripide, Hélène, v. 605 sqq. 21 Sur cette interprétation de l’Hélène d’Euripide, cf. Jacqueline Assaël, « L’Hélène d’Euripide, un drame initiatique », La Parola del Passato, 2012, n° 383, p. 81-103 et

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par son époux qui l’entraîne hors du monde des désirs illicites, donc impurs ; elle peut ainsi poursuivre son initiation et la substance de son être s’affermit. L’eidôlon correspond, sur le plan visuel, à la perception auditive de l’écho fantomatique de la voix d’Andromède. D’ailleurs, le même schéma dramatique structure les deux œuvres : Persée joue en effet un rôle salvateur équivalent à celui de Ménélas, selon les mêmes impératifs de la doctrine orphique qui réclame l’intervention d’un être aimé et aimant pour libérer les prisonniers du monde illusoire de la Caverne, comme le montre Platon22. D’autre part, dans le mythe de la Caverne, la condition du prisonnier n’est pas isolée, de même que dans ces pièces d’Euripide. Car Andromède, comme Hélène, sont entourées d’un chœur de compagnes qui, de manière originale dans la tragédie grecque, partagent directement leur sort, c’est-à-dire leur captivité et leurs aspirations de fuite, mais qui ne réussissent pas encore à s’engager dans le processus d’évasion vers l’univers purifié de la transcendance. Andromède les interpelle avec affection, mais elle les quittera : Chères jeunes filles, mes amies23,

et dans Hélène, les choreutes célèbrent le départ de l’héroïne comme un privilège : Ah ! si nous pouvions Nous envoler dans les airs, Comme des oiseaux de Libye24.

L’évadé de la caverne platonicienne est lui aussi favorisé : « Dans l’Hélène d’Euripide, comment l’eidôlon rejoint l’héroïne, au firmament », Actes du colloque international : « Héros voyageurs et constructions identitaires » (Perpignan, 21-24 novembre 2012), p. 69-88. 22 Sur la nécessité de l’intervention d’un être aimé, à ce stade de l’initiation, cf. Victor Magnien, Les Mystères d’Éleusis. Leurs origines. Le rituel de leurs initiations, Paris, Payot, 1929, p. 186 : « la pente qu’il doit remonter est rude et pleine d’obstacles. Il lui faut un être Aimé qui l’aide [...]. Il ne peut arriver jusqu’au sommet par ses propres forces et a besoin d’une aide. Il doit donc chercher quelqu’un qui l’aime assez pour l’aider à monter. Ainsi cette phase de l’initiation consiste en une course pour atteindre l’Aimé. » À ce propos, cf. aussi Walter Burkert, Les Cultes à mystères dans l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 49, avec les références à Andocide, I 132, et Platon, Lettres, VII, 333e notamment, qui évoque le rôle des thiases, ces communautés dans lesquelles les adeptes éprouvent toute l’importance d’un « attachement mutuel ». 23 Fr. 5 J.-V. L. = 171 M. = 117 Kn. 24 Euripide, Hélène, v. 1478 sqq.

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Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la « sagesse » en vigueur dans ces lieux, et de ceux qui y furent alors ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouirait du changement et qu’il les plaindrait25 ?

Le destin du héros initié se détache ainsi de la condition commune des mortels aveuglés sur le sens de l’existence. De manière caractéristique, l’ensemble des éléments de l’Andromède conservés notamment grâce à la parodie d’Aristophane correspond à la dramatique de l’initiation telle qu’elle est représentée dans le mythe platonicien. De plus, certaines indications suggèrent fortement que la pièce traite des tribulations d’une âme en voie de purification, comme dans un rituel éleusinien. Car, lorsqu’il est question d’une Sirène : Quels flots de larmes, quelle Sirène 26,

la thématique rappelle le chœur de l’Hélène dans lequel sont évoquées de telles créatures, compagnes de Perséphone27. Or, Henri Grégoire précise que « ces figures ailées représentent l’âme qui survit au corps et qui habite la tombe28 » et le scholiaste commente par ailleurs cette occurrence du mot Seirèn (Σειρήν), dans l’Andromède, en notant un terme qu’il juge équivalent : psychè (ψυχή), « l’âme29 ». Manifestement, les deux pièces d’Euripide mettent en scène le sort des âmes humaines en voie d’initiation. Un autre fragment renforce cette interprétation de l’Andromède comme un drame ésotérique. En effet, lorsque Persée aborde au pays de la jeune fille, en la voyant enchaînée sur son rocher, il lui semble voir une statue : Hé ! quel est ce rivage que je vois, Encerclé et battu d’écume marine ? Et la figure d’une vierge Formée de blocs de pierres brutes, Une statue d’une main d’artiste30. Cf. Platon, Rép., 516c. Fr. 4 (J.-V. L.) = 166 M. = 116 Kn. Pour l’interprétation de ce vers mutilé, cf. J.-V. L., p. 169, n. 49. 27 Cf. Hélène, v. 169 sqq. Dans le mythe et dans la symbolique éleusinienne, Perséphone est promise à un passage du Royaume des ombres vers la lumière. 28 Cf. Euripide. Tragédies. V. Hélène. Les Phéniciennes, [1950], Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 57, n. 1 et sur la fonction des Sirènes dans le rituel initiatique, cf. Jacqueline Assaël, Pour une poétique de l’inspiration, d’Homère à Euripide, Louvain/Namur, Peeters, 2006, p. 189-206. 29 Sch. p. 37, 16 Stein. 30 Fr. 10 (J.-V. L.) = 175 M. = 125 Kn. 25 26

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Achille Tatius décrit avec précision la jeune fille attachée dans un creux du rocher et il commente l’impression produite par ces images : en admirant cette vision, on aurait eu tendance à comparer sa beauté à une statue qui vient d’être sculptée, mais en voyant les chaînes et le monstre, on s’apercevait que [cette grotte] ressemblait plutôt à une tombe improvisée31.

F. Jouan et H. van Looy signalent à propos de ce passage l’influence évidente exercée par le texte d’Euripide, notamment conservé dans le fragment 10. Dans les mythes grecs de résurrection mystérique, avant que le personnage qui traverse la mort initiatique soit ranimé pour atteindre le degré de vie de l’adepte qui a connu la suprême révélation divine, il demeure immobile comme une statue32. Mais de plus, dans ce texte, la comparaison de la silhouette d’Andromède avec une statue de pierre rappelle la formule platonicienne inspirée des orphiques : sôma sêma, « le corps est un tombeau »33. De fait, dans les rituels éleusiniens, l’initié est censé passer par un état de mort à lui-même avant d’atteindre la connaissance et l’état de la plénitude du vivant. Ainsi, la remarque de l’héroïne aspirant à sa propre mort en tant que Barbare (fr. 7 J.-V. L.), prendrait-elle tout son sens selon cette lecture de la pièce : car elle souhaite alors parvenir à ce stade d’humanité interdit à ceux qui ignorent l’accomplissement de l’humain atteint, par exemple, à Éleusis34. Lorsqu’un adepte parvient à s’échapper de ses chaînes et réussit à contempler la beauté lumineuse de la substance qui l’entoure dans le Achille Tatius, Les aventures de Leucippé et Clitophon, III, 7. Sur la thématique de la statue représentant l’initié qui n’est pas encore « ressuscité » par l’accession à la connaissance suprême, à travers les mythes de Protésilas et de Laodamie, ou d’Alceste, cf. Jan Kott, Manger les dieux. Essai sur la tragédie grecque et la modernité, Paris, Payot, 1975, p. 143 et Jacqueline Assaël, « La résurrection d’Alceste », R.É.G., n° 117, 2004, p. 43. 33 Cf. Phédon, 82c-83b ; Cratyle, 400c ; Phèdre 250c ; Gorgias, 493a. Cette théorie platonicienne est clairement identifiée comme orphique, cf. Alberto Bernabé, Poetae Epici Graeci. Testimonia et Fragmenta. Pars II, Berlin, Walter de Gruyter, 2004-2007. Orph. I, p. 352, fr. 423-435. 34 Fr. 7, v. 1052. Le texte ne peut pas être attribué à Euripide avec sûreté dans sa littéralité complète. Cf. supra, n. 9. La notion de barbarie appliquée au comportement des parents non-initiés d’Andromède figure aussi dans un fragment répertorié par François Jouan et Herman van Looy (fr. 31), ainsi que Hans Joachim Mette (fr. 179) et auparavant August Nauck (fr. 139), mais considéré comme douteux et rejeté à ce titre par Richard Kannicht. Cf. aussi fr. 9 (J.-V. L.), mais l’occurrence de la notion de barbarie est moins significative, car elle fournit avant tout une indication géographique. 31 32

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cosmos, Platon affirme qu’il ne retournerait pour rien au monde dans sa situation antérieure : N’aurait-il pas le même sentiment que le héros d’Homère et ne préférerait-t-il pas bien plutôt n'être « qu’un valet de charrue servant comme thète auprès d’un citoyen déshérité », et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait35 ?

Parallèlement, Andromède accepte de suivre Persée dans l’évasion qu’il lui propose, quel que soit le statut qu’il lui réserve : Emmène-moi, étranger, que tu me veuilles comme servante, Comme épouse ou comme esclave36.

D’après l’ensemble des indications contenues dans les fragments conservés de cette pièce, Andromède vit une initiation mystérique. D’ailleurs, Persée constate le mutisme de la jeune fille, qui correspond aux impératifs présidant au déroulement de ces cérémonies : Tu te tais ; le silence n’aboutit pas à l’interprétation (ἑρμενεύς) de nos paroles37.

Mais le héros juge nécessaire de dépasser cette phase de l’apprentissage, pour clarifier le message et l’échange. Il confie alors au langage une fonction herméneutique. Ce terme rappelle les symboles manifestant la présence symbolique d’Hermès auprès des personnages. En effet, passeur des âmes entre le monde physique et un au-delà transcendant, ce dieu joue un rôle dans l’initiation d’Hélène que, selon Euripide, il dépose à Pharos après lui avoir fait traverser les couches les plus subtiles de l’atmosphère, dans lesquelles elle galvanise son être, en quelque sorte, écartant ainsi d’elle toute atteinte d’une quelconque souillure38. En correspondance, dans l’Andromède, Hermès a confié ses sandales ailées à 516d. Fr. 15 (J.- V. L.) = 181 M = 129 a Kn. 37 Fr. 11 (J. - V. L.) = 180 M = 126 Kn. 38 Cf. Hélène, v. 44. Sur la valeur initiatique de ce passage dans l’éther, cf. Plutarque : « l’âme élevée dans cette région y est affermie et fortifiée par l’éther qui environne la lune, et elle y prend de la vigueur, comme les instruments de fer en reçoivent de la trempe qu’on leur donne » (De la face qui paraît sur la lune, 943d). Sur la fonction d’Hermès psychopompe, cf. Françoise Frazier, Poétique et création littéraire en Grèce ancienne : la découverte d’un « nouveau monde », Presses de l’Université de Franche-Comté, 2010, chap. 4 : « Les prodromes d’une autonomie de l’imaginaire. L’exemple de l’Hélène d’Euripide », p. 142. 35 36

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Persée, le faisant ainsi explorateur du monde éthéré, et psychopompe, comme lui-même l’est. Par la suite, Persée enlève Andromède dans les profondeurs sacrées de l’éther où elle se métamorphosera en astre, tout comme la reine de Sparte, réalisant sa pleine initiation à travers ce katastérismos39. En effet, dans la pensée orphique mise en œuvre lors des mystères d’Éleusis, l’âme déchue prend une forme humaine à la surface de la terre, mais au terme de son parcours, elle retourne dans l’espace originel de la transcendance et elle retrouve la forme sphérique qui est le signe de la perfection40. Ce type de représentation mythologique illustré par Euripide favorise, en fait, l’expression de la spiritualité éleusinienne. Dans ce cadre de pensée, l’Amour intervient traditionnellement comme principe fondamental41. Il figure en effet parmi les premières entités des théogonies orphiques. Dans la parodie que produit Aristophane, dans les Oiseaux, Éros éclot d’un œuf, fils de la Nuit et du Chaos : jusqu’à l’éclosion de l’Éros, tout se passe dans le noir et dans le repos. La lumière jaillit avec l’Éros tourbillonnant. Qu’on se représente donc l’Éros de cette tradition comme du vent brassant une atmosphère saturée de lumière : principe dynamique, force de jaillissement de la lumière et à la lumière42 !

Or, dans la pièce d’Euripide, la puissance de l’Amour est invoquée à travers la divinisation de l’Éros : Et toi, Éros, qui règnes en maître sur les dieux et sur les hommes… 43

ainsi qu’à travers la mise en scène de Persée qui devient l’amoureux d’Andromède. Un témoignage antique indique l’équivalence, en quelque sorte, entre ces deux modes de représentation. Car lorsque, manifestement influencé par la tragédie d’Euripide, Philostrate décrit un Cf. Hélène, v. 1665-1669. Cf. Marcel Detienne, « La légende pythagoricienne d’Hélène », R.H.R., 152, 2 (1957), p. 136-137. 41 Cf. Luc Brisson, art. « Éros », in Dictionnaire des mythologies (dir. Y. Bonnefoy), Flammarion, Paris, 1981, t. 1, p. 357 sq. ; Claude Calame, « Éros initiatique et la cosmogonie orphique », in Philippe Borgeaud [éd], Orphisme et Orphée, en l’honneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz, 1991, p. 230 ; Thomas Morvan, Éros et le lien cosmique : Lecture ancienne et nouvelle du Banquet de Platon, Paris, L’Harmattan, 2013. 42 Cf. Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1986, p. 184. 43 Cf. fr. 21 J.-V. L. (= 190 M. = 136 Kn). 39 40

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tableau évoquant la victoire de Persée sur le monstre marin, il note que l’artiste a interprété la pièce de manière à proposer l’image d’Éros délivrant la jeune fille44. Comme dans la doctrine orphique, le poète indique donc le rôle de l’amour dans la libération de l’âme captive qui cherche à rejoindre la perfection originelle de l’Éther. Pour accomplir cette échappée, l’initié doit se soustraire à l’emprise des passions qui l’attachent au domaine terrestre, grossièrement matériel. D’après la symbolique mythologique, le monstre marin représente les dangers de ces pulsions qui assaillent l’âme. Ennius reprenant la source euripidéenne décrit de manière détaillée l’allure de cet animal marin qui tourmente Andromède : scrupeo investita saxo, atque ostreis squamae scabrent ( couvert de rocailles et les écailles hérissées de coquilles)45.

Or, cette image correspond à celle que Platon dessine pour évoquer l’état de l’âme encore unie au corps, avant d’avoir pu s’en dégager et s’en purifier ; il use alors de cette comparaison : nous la contemplons dans le même état que ceux qui voient Glaucos le marin. Il ne serait plus guère possible de reconnaître sa nature primitive ; car des anciennes parties de son corps les unes sont cassées, les autres usées et totalement abîmées par les vagues, tandis que de nouvelles s’y sont ajoutées, des coquillages, des algues, des pierres, de sorte qu’il ressemble plus à n’importe quelle bête sauvage qu’à ce qu’il était par nature46.

Une multitude d’indices convergents invite donc à lire l’Andromède dans sa dimension allégorique, selon une intelligence du mythe qui renvoie à l’idée d’un parcours de personnages en voie d’accéder à une nouvelle pureté, dans l’éther. La dernière phase de la pièce d’Euripide, très agitée, est également conforme au schéma de l’initiation présenté dans le mythe de la Caverne. En effet, Platon imagine le retour de l’être éclairé parmi les prisonniers qui sont demeurés enchaînés. De son point de vue, le contact risque d’être rude : Philostrate, Images, I, 29. Cf. François Jouan-Herman van Looy, p. 166-167. Cf. J.-V. L., Appendice, fr. 3, p. 189. 46 Platon, République, X, 611c-d. Sur les aspects symboliques du personnage de Glaucos, cf. Bernard Deforge, « Le destin de Glaucos ou l’immortalité par les plantes », in François Jouan (dir.), Visages du destin dans les mythologies. Mélanges Jacqueline Duchemin, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 21-39 et particulièrement sa note 5, p. 39 où il établit le rapport de ces représentations mythologiques de Glaucos avec les doctrines orphico-pythagoriciennes sur l’immortalité de l’âme. 44 45

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Jacqueline ASSAËL Et s’il lui fallait de nouveau disputer, pour juger ces ombres, avec ceux qui sont toujours prisonniers, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l’accoutumance à l’obscurité demanderait un temps non négligeable), n’apprêterait-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diraient-ils pas que, de son élévation vers les hauteurs, il est revenu avec la vue ruinée, et que ce n’est même pas la peine d’essayer d’y monter? Et si quelqu’un tentait de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils puissent s’emparer de lui et le tuer, ne le tueraient-ils pas47 ?

En effet, le philosophe imagine la réaction hostile d’humains toujours attachés à la satisfaction de leurs désirs physiques et à une interprétation du monde grossière et erronée, face à des initiés qui se réclament désormais d’autres valeurs et de critères de jugement plus hauts, en relation avec la qualité du monde éthéré. En parallèle, l’Andromède met en scène Persée s’adressant aux parents de la jeune fille, après qu’il l’a libérée. Il souhaite l’épouser mais sa requête est rejetée en raison de sa pauvreté et de son humble naissance48. Céphée, le père d’Andromède, privilégie la richesse matérielle et il semble tout ignorer du sens qu’un philosophe ou un initié peut donner au mot « liberté » : Je veux surtout avoir de l’or dans mes demeures. Même esclave, un riche est honoré, Mais un homme libre dans le besoin n’a aucun pouvoir49.

La dispute est violente et Euripide ne saurait mieux mettre en évidence l’aveuglement de ceux qui ignorent les révélations mystériques que d’autres ont acquises sur l’essence d’une vie en plénitude. Dans cette pièce, le conflit est réglé par l’apparition d’Athéna qui prédit, ex machina, le katastérismos de Persée et d’Andromède, c’est-à-dire leur destination finale dans un espace céleste où leur être sera divinisé, immortalisé. Compte tenu du schéma dramatique mis en œuvre dans la pièce, l’éther constitue alors le lieu ultime du parcours initiatique où l’existence subtile des humains rejoint l’état de transcendance originel dans lequel s’inscrit la vie, selon la vision noétique d’une cosmologie inspirée50. Rép., X, 516e-517a. Cf. fr. 24-33 J.-V. L. 49 Cf. fr. 25 J.-V. L. (= 194 M = 142 Kn). 50 Cette interprétation de la pièce comme drame ésotérique est confortée et fondée par le traitement parodique que lui fait subir Aristophane, précisément dans le cadre des Thesmophories où les mystères de Déméter sont en question. Quatorze fragments de l’Andromède sont dus aux références qu’y fait le poète comique. Dans la même 47 48

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L e dynanisme de l’évocation poétique de l’Éther, dans l’Andromède Lorsque Persée intervient dans le drame, il vient du monde supraterrestre. À travers le récit que le personnage fait de sa traversée des couches éthérées s’exprime l’onirisme du poète lui-même. Or, manifestement, Euripide ne contemple pas seulement le ciel nocturne comme une surface lisse sur laquelle glisse le regard, mais il évoque un contact substantiel avec l’Éther. Il imagine en effet les impressions produites par un vol rapide au sein de ces espaces. La vitesse du corps qui se transporte ainsi met en évidence le caractère physique de l’éther subtil. Car, dans son envol, le héros « coupe » et « taille » sa route (τέμνων), il se fraye un chemin comme dans la densité du cosmos51 : Ô dieux, vers quelle terre barbare nos promptes sandales Nous ont-elles conduit ? Car c’est au sein de l’Éther Que je fraye ma route et pose un pied ailé. Et au-dessus des courants de l’Océan, au-dessus des Pléiades, Moi, Persée, je vogue vers Argos, transportant la tête De la Gorgone52.

En même temps, la fluidité de ce déplacement s’inscrit dans un infini dont les contours indéterminés situent l’être qui le traverse exactement en son sein, en son « milieu » (διὰ μέσου). De la sorte, si Persée ressent la vive résistance de l’air, il éprouve aussi une sensation de bien-être, voire trilogie, l’Hélène présente aussi tous les caractères d’une pièce reflétant le processus de cérémonies initiatiques (cf. supra, n. 21). De plus, plusieurs textes évoquant le succès de l’Andromède dans l’Antiquité présentent caricaturalement les effets cathartiques et purgatifs d’une pièce desséchant les non-initiés d’une fièvre de connaissance inextinguible et brûlante. Cf. Lucien, Comment on écrit l’histoire, I (3, 287 Macleod) et Eunape : « En même temps une diarrhée incontrôlable les frappa avec une telle violence qu’ils gisaient dans les ruelles “épuisés par la faute d’Andromède” », fr. 54 Dindorf (48 Blocley), cités dans Jouan-van Looy, p. 161-163. La pièce joue alors en quelque sorte le rôle d’une propédeutique à des mystères pour lesquels il faut se purifier corporellement, si l’on veut y assister. Cf. Franz Cumont : « Nous croyons volontiers que les purifications furent à l’origine toutes matérielles, destinées à débarrasser le néophyte des souillures produites par un contact supposé sordide et néfaste, mais sans aucun doute, quand les idées religieuses s’élevèrent, on exigea du myste la pureté de l’âme, plutôt que celle du corps » (« Les mystères d’Éleusis », Journal des Savants, 1915, p. 69). 51 Cf. Gaston Bachelard : « En effet, avec l’air, le mouvement prime la substance. Alors, il n’y a de substance que s’il y a mouvement » (L’Air et les songes, [1943], Paris, Corti, 1990, p. 16). 52 Fr. 9 J.-V. L. = 174 M. = 124 Kn.

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de confort, dans cet élément où il plane comme on « vogue » (ναυστολῶν) dans la mer, soutenu par la pression des masses liquides. Le personnage, emporté par la griserie de son essor, semble ne pas se résoudre à mettre pied à terre. Dans un large corpus de textes, Gaston Bachelard a constaté que l’authentique idée poétique d’une énergie en vol est illustrée par l’image d’ailes fixées aux pieds des personnages et non pas dans leur dos. Avec le motif des sandales d’Hermès attachées aux pieds du héros, la mythologie grecque favorise cette impression d’une navigation puissante dans les airs53. Parvenu au-dessus du pays des Éthiopiens qui lui apparaît comme une destination provisoire, Persée demeure pendant un temps en arrêt au-dessus de la terre, comme dans un heureux vertige aérien, au sein d’un espace dans lequel il éprouve une légèreté et une puissance inconnues sur la terre. En composant un texte qui n’est pas seulement descriptif mais qui suggère des sensations, Euripide propose en quelque sorte à ses spectateurs une participation expérimentale à l’aventure de Persée, à la découverte d’une existence allégée et métamorphosée54. Pour sa part, le héros a déjà gagné les hauteurs éthérées, élevant en quelque sorte la nature de l’humain, dans une force et un bien-être inégalés. La progression dramatique qui aboutit ensuite à l’annonce de la métamorphose des personnages principaux en constellations donne à la pièce le sens cohérent d’une conquête imaginaire des espaces aériens, Cf. Gaston Bachelard : « Souvent le rêve des ailes battantes n’est qu’un rêve de chute. On se défend contre le vertige en agitant les bras, et cette dynamique peut susciter des ailes sur l’épaule. Mais le vol onirique naturel, le vol positif qui est notre œuvre nocturne n’est pas un vol rythmé, il a la continuité et l’histoire d’un élan, il est la création rapide d’un instant dynamisé. Dès lors, la seule rationalisation, par l’image des ailes, qui puisse être d’accord avec l’expérience dynamique primitive, c’est l’aile au talon, ce sont les ailerons de Mercure, le voyageur nocturne. Réciproquement, les ailerons de Mercure ne sont rien autre chose que le talon dynamisé […]. Quand un poète, dans ses images, sait suggérer ces ailes minuscules, on peut avoir quelque garantie que son poème est en liaison avec une image dynamique vécue. Alors il n’est pas rare que l’on reconnaisse à ces images poétiques une consistance particulière qui n’appartient pas à des images assemblées par la fantaisie. Elles sont douées de la plus grande des réalités poétiques : la réalité onirique » (op. cit., p. 39). 54 Cf. Gaston Bachelard commentant les images aériennes de l’élévation ou de la chute : « ces images sont d’une singulière puissance : elles commandent la dialectique de l’enthousiasme et de l’angoisse » (L’Air et les songes, p. 18) et « l’air imaginaire est l’hormone qui nous fait grandir psychiquement. Nous nous efforcerons donc, dans cet essai de psychologie ascensionnelle, de mesurer les images par leur montée possible. Aux mots eux-mêmes, nous essaierons d’adjoindre le minimum d’ascension qu’ils suscitent, bien convaincu que si l’homme vit sincèrement ses images et ses mots il en reçoit un bénéfice ontologique singulier » (L’air et les songes, p. 19-20). 53

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pour vaincre le tragique d’une condition sans cela vouée à une déchéance qui l’aveugle et à propos de laquelle elle est aveuglée.

C onclusion Dans l’Andromède, l’évocation de l’Éther fait naître ce que Bachelard appelle une « réalité onirique ». En effet, cet espace ne correspond pas au cadre imaginaire d’une fiction mythologique. Mais le regard ou l’appel de l’héroïne en attente d’une libération se tournent constamment dans la direction de cet infini où successivement l’obscurité et l’éclat du jour éduquent les perceptions et la faculté de connaissance. La dramatique théâtrale se situe et se réalise d’ailleurs à partir de cette altitude d’où surgit Persée, maître de la Gorgone, dompteur de l’assaut des monstres, initiateur d’une vie lumineuse ; puis les couches éthérées représentent en définitive la destination que les protagonistes atteignent, au terme de leur expérience d’accomplissement de l’humain. Le symbolisme et le fonctionnement allégorique des images renvoient à l’enseignement des doctrines mystériques qui prônent l’élévation et l’ascension des essences vivantes jusqu’à la substance céleste originelle, immatérielle. L’Éther, défini d’emblée dans la pièce comme une réalité sacrée, se révèle donc inaccessible, sauf à travers l’initiation ou la création poétique. Pour sa part, Euripide atteste de la vertu proprement poïétique des images oniriques qu’il produit, car elles expriment et suscitent des sensations comme au contact de cet espace à la physique inconnue, porteuse d’une navigation aérienne subtile et fluide. L’aspect dynamique de sa rêverie communique l’idée et les impressions imaginaires d’un réel voyage initiatique dans l’épaisseur et les profondeurs d’une atmosphère infinie

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P résentation des auteurs Christine AMIECH est professeur de lettres classiques au lycée Condorcet de Paris. Elle s’intéresse particulièrement à la tragédie grecque et à Euripide. Elle a obtenu son doctorat sous la direction de Jacques Jouanna et, à la suite de sa thèse, a publié chez L’Harmattan en 2004, une édition commentée des Phéniciennes d’Euripide et divers articles sur cette pièce. Pour mener à bien cette édition, elle a travaillé sur les manuscrits d’Euripide avec André Tuilier. Grâce à son aide précieuse, elle a pu éditer aux Presses Universitaires de Rennes en 2011 une édition et une traduction d’Hélène. Elle prépare avec Luc Amiech un commentaire d’Iphigénie en Tauride pour une collection des Belles-Lettres. Jacqueline ASSAËL est professeur de langue et littérature grecques à l’Université Nice Sophia Antipolis. Elle appartient au Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (EA 6307, Axe Poiéma). Elle a publié deux ouvrages sur Euripide : Intellectualité et théâtralité dans l’œuvre d’Euripide (1993) et Euripide, philosophe et poète tragique (Prix Zappas 2002), ainsi qu’une trentaine d’articles sur le théâtre grec. Elle s’intéresse actuellement aux relations entre des pièces comme Alceste, Hélène, Andromède et la pensée des mystères. Elle est l’auteur de « Euripide. Alceste » dans les Silves grecques, 2015-2016. María Silvina DELBUENO enseigne la littérature à l’Université Nationale de La Plata. Elle a soutenu une thèse sur les femmes infanticides, centrée sur le personnage de Médée, de l’Antiquité à nos jours. Elle est l’auteur d’articles sur cette figure mythologique parus dans des revues internationales et des actes de colloques (« El palimpsesto del mito de Medea en el teatro francés contemporáneo : Médée Kali de Laurent Gaudé », Trans-revue de Littérature générale et comparée, Université Sorbonne Nouvelle (2), « Au-delà » n° 17, 2014 ; « Los rastros de Medea de Eurípides en Medea 55 de Elena Soriano. El tópico de los celos », in Aurora López, Andrés Pociña & María de Fátima Silva, De ayer a hoy.

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Influencias Clásicas en la literatura, Centro de Estudos Clássicos e Humanísticos da Universidade de Coimbra, Portugal, 2012). Ghislaine JAY-ROBERT, maître de conférences HDR en langue et littérature grecques à l’université de Perpignan Via-Domitia, est membre du VECT EA 2983 et du GDR 3279 (Groupe de Recherche THÉÂTRE). Elle est spécialiste de la comédie ancienne et plus spécifiquement d’Aristophane. Elle a écrit un livre sur ce sujet intitulé L’invention comique. Enquête sur la poétique d’Aristophane, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2009 et elle a récemment coordonné un numéro de la revue des Cahiers des Études Anciennes (université Laval à Québec) autour de la représentation du regard et de la vision dans la comédie antique. Juan Tobías NÁPOLI est Docteur ès Lettres de l’Université Nationale de La Plata où il enseigne comme professeur à la Faculté des Sciences Humaines et de l’Éducation. Il est président de l’Association Argentine des Études Classiques, membre du Comité scientifique du Centre des Études Helléniques dépendant de l’Institut de Recherche en Sciences Humaines et Sociales (UNLP-CONICET) et directeur de la revue Synthesis. Ses recherches publiées dans des revues internationales portent sur la tragédie grecque classique, avec une référence particulière à l’œuvre d’Euripide. Il prépare la traduction des œuvres complètes d’Euripide pour les éditions Colihue. Jocelyne PEIGNEY, professeur de langue et littérature grecques à l’université François-Rabelais de Tours, est membre du CeTHiS (EA 6298). La représentation du monde et des mouvements du monde en Grèce archaïque et classique est l’un de ses axes de recherche. Elle est l’auteur notamment d’une contribution parue en 2013 dans Kalos kai agathos aner. Paradeigma didaskalou, Mélanges offerts à J. A. Lopez Ferez sur « Aiola nux : la nuit changeante et les leçons du chœur dans la parodos des Trachiniennes de Sophocle ». Silvia S. R. REYES a obtenu une Licence en Communication Sociale. Actuellement elle est étudiante en Master en Théorie Linguistique et Acquisition du Langage, et chargée de cours de langue grecque à l’Université Nationale de Rosario. Marcela A. RISTORTO est docteur en lettres classiques. Elle est enseignante-chercheuse en littératures grecque, latine et médiévale ; elle

PRÉSENTATION DES AUTEURS

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dirige le Centre d’Études Helléniques à l’Université Nationale de Rosario. Ses domaines de recherche sont les hymnes homériques, les hymnes tragiques et les hymnes des papyrus magiques. Joël THOMAS est professeur émérite de langue et littérature latines à l’Université de Perpignan-via Domitia. Spécialiste de Virgile et de la poésie augustéenne, mais aussi des méthodologies de l’imaginaire, directeur de 14 ouvrages collectifs, auteur d’environ 150 articles sur la littérature latine et les problèmes de critique littéraire, il a publié Structures de l’imaginaire dans l’Énéide (Paris, Les Belles Lettres, 1981, rééd. 2014) ; Le dépassement du quotidien dans l’Énéide, les Métamorphoses d’Apulée et le Satyricon. Essai sur trois univers imaginaires (Paris, Les Belles Lettres, 1986) ; L’Arbre et la Forêt dans l’Énéide et l’Enéas. De la psyché antique à la psyché médiévale, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1997, (en collaboration avec Pierre Gallais) ; Virgile, Bucoliques, Géorgiques (Paris, Ellipses, coll. « Textes fondateurs », 1998), Mythes et Littératures (en collaboration avec F. Monneyron), Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 2002 (rééd. 2012 ; trad. espagnole, Mitos y literatura, trad. Emilio Bernini, Buenos Aires, 2004), L’imaginaire de l’homme romain. Dualité et complexité, Bruxelles, Latomus, 2006, Mythanalyse de la Rome antique (Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », à paraître, 2014). Il est le directeur de l’Introduction aux méthodologies de l’imaginaire (Paris, Ellipses, 1998), et du secteur « Monde romain » du Dictionnaire critique de l’Ésotérisme (Paris, P.U.F., 1998). Pierre VOELKE est maître d’enseignement et de recherche en langue et littérature grecques à l’Université de Lausanne. Il a publié Un théâtre de la marge. Aspects figuratifs et configurationnels du drame satyrique dans l’Athènes classique, Bari, Levante Editori, 2001, ainsi que plusieurs articles consacrés au théâtre athénien, parmi lesquels « Beauté d’Hélène et rituels féminins dans l’Hélène d’Euripide » (Kernos 9, 1996), « Euripide, héros et poète comique. À propos des Acharniens et des Thesmophories d’Aristophane » (Études de lettres 4, 2004), et en dernier lieu « Les failles de la κοσμιότης dans la Samienne de Ménandre » (Revue de philologie 86/1, 2012, à paraître).

T able des matières Joël THOMAS, Avant-propos ............................................................................................

7

POUR UNE ESTHÉTIQUE DE L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE Juan Tobías NÁPOLI, Ekphrasis et persuasion : une vision aérienne dans la parodos d’Iphigénie à Aulis, d’Euripide (traduction de Judith VERNANT)....

19

Christine AMIECH, Deux chants aériens chez Euripide : l’un plus nostalgique (Iphigénie en Tauride, v. 1089-1151), l’autre plus allègre (Hélène, v. 1451-1511) ....

39

Ghislaine JAY-ROBERT, L’imagination aérienne d’Euripide vue par Aristophane ............................

51

POUR UNE DRAMATIQUE DE L’IMAGINATION AÉRIENNE D’EURIPIDE Pierre VOELKE, Médée dans l’éther athénien .......................................................................

73

Maria Silvina DELBUENO, Images d’une antinomie : la dimension aérienne de l’impureté de Médée, d’Euripide, dans la résignification de Laurent Gaudé (traduction de Jacqueline ASSAËL et Judith VERNANT) ...........................................

93

Silvia S. REYES et Marcela A. RISTORTO, Images aériennes dans les Bacchantes d’Euripide (traduction de Silvia S. REYES et Sylvie BALLESTRA-PUECH) ............................................ 117

202

TABLE DES MATIÈRES L’IMAGINATION AÉRIENNE

ET LE TRAGIQUE DE LA VISION DU MONDE D’EURIPIDE

Jocelyne PEIGNEY, Mouvements du ciel et tournoiement des sorts chez Euripide : le tourbillon d’ Hélène, les emboîtements des Phéniciennes ........................................ 137 Jacqueline ASSAËL, L’Éther initiatique dans l’ Andromède d’Euripide ................................. 153 Bibliographie............................................................................................... 171 Présentation des auteurs............................................................................ 197 Table des matières...................................................................................... 201

L·HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L·HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L·HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 657 20 85 08 / 664 28 91 96 [email protected]

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] /·+$50$77$1%85.,1$ 3HQRX$FKLOOH6RPH 2XDJDGRXJRX  

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN %e1,1 ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

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L n du CTE La ercosillté edce tiNoice-Sophia Antipolis

Univ

Euripide et l’imagination aérienne Comment un dramaturge du ve siècle av. J.-C., à la fois poète et philosophe, imagine-t-il l’espace aérien et ses substances ? Pour s’en rendre compte, les perspectives d’une exploration bachelardienne de cette poésie antique doivent être adaptées, comme à travers une étude ethnologique, en quelque sorte. Car les mouvements symboliques de roulement, d’élévation ou de chute correspondent à l’imaginaire d’une psychè, à une définition ou une perception de la transcendance et à une science du cosmos qui ne peuvent plus guère être analysés selon les normes, les termes et les critères anthropologiques de la modernité. Des spécialistes de deux continents, Europe et Amérique latine, conjuguent leurs méthodes philologiques et comparatistes pour parvenir à cerner la spécificité de ces représentations du domaine supraterrestre et leur originalité à l’intérieur même de la littérature grecque.

Jacqueline Assaël est Professeur de langue et littérature grecques à l’Université Nice Sophia Antipolis, membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants. Spécialiste de l’œuvre d’Euripide, elle est l’auteur notamment du livre Euripide, philosophe et poète tragique (Peeters, prix Zappas 2002), et de nombreux articles sur le théâtre grec. Elle étudie actuellement les rapports entre le drame antique et les rituels et doctrines mystériques de la Grèce. Elle prépare, en collaboration avec Andreas Markantonatos, un numéro spécial de la revue Trends in Classics sur l’influence de l’orphisme dans la tragédie grecque.

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uunntitipnpot ddud nn o Relief de la couverture : B. Thorvaldsen, Perseus og Andromeda, 1839, eccetitcicioicte-oin AA llo llell o o ia ia c c c hoh hA pia op oSp a a a S S L L L eeic N N N e e e d d d Alte Nationalgalerie, Berlin. Photographie : Gunnar Bach Pedersen. tété sisi sité er er iviv nn neriv UU U

ISBN : 978-2-343-05746-0

21 €