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DIEU DE L’ORAGE DANS L’ANTIQUITÉ MÉDITERRANÉENNE
HOMO RELIGIOSUS SERIE II La Collection Homo Religiosus Série II fait suite à la Collection Homo Religiosus publiée de 1978 à 2001 par le Centre d’Histoire des Religions de Louvain-laNeuve sous la direction de Julien Ries et diffusée par les soins du Centre CerfauxLefort A.S.B.L. La Collection Homo Religiosus Série II est publiée et diffusée par Brepols Publishers. Elle est dirigée par un comité scientifique que préside René Lebrun, et dont font partie Marco Cavalieri, Agnès Degrève, Charlotte DelhayeLebrun, Julien De Vos, Charles Doyen, Patrick Marchetti, Nicolas L. J. Meunier, André Motte, Thomas Osborne, Jean-Claude Polet, Natale Spineto et Étienne Van Quickelberghe.
HOMO RELIGIOSUS Série ii 17 DIEU DE L’ORAGE DANS L’ANTIQUITÉ MÉDITERRANÉENNE Actes du colloque international organisé à Louvain-la-Neuve les 5 et 6 juin 2015 par le Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries
Textes réunis et édités par René Lebrun et Étienne Van Quickelberghe
F
Illustration de couverture Temple de Zeus Olbios (Turquie, province de Mersin), 3ème siècle av. J.-C. Photo © Agnès Degrève, avril 2015
© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.
D/2017/0095/18 ISBN 978-2-503-56885-0 eISBN 978-2-503-56886-7 DOI 10.1484/M.HR-EB.5.110833 Printed on acid-free paper.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
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Le foudroiement d’Asclépios : punition ou élection divine ? Émilie Piguet
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Des Tar ḫunts plein les cieux et les yeux : deux courts récits Olivier Casabonne
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Fonctions du dieu de l’Orage, hypostases et cultes locaux en Anatolie méridionale au Ier millénaire av. J.-C. : dieu-taureau puissant et fertile et dieu-cheval de l’éclair ? Éric Raimond
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Quelques réflexions autour du dieu de l’Orage anatolien René Lebrun
57
Les avatars du dieu de l’Oragedans la mythologie arménienne ancienne Isabelle Klock-Fontanille & Aline Housepian
61
La pérennité des traditions pré-zoroastriennes: le retour de Anahita, divinité des eaux du Ciel à côté de Ahura Mazda Alexandre Tourovets
71
Les neuf dieux fulgurants étrusques : le débat est-il clos ? Dominique Briquel
79
Deux allusions à Seth dans des textes littéraires du Moyen Empire Claude Obsomer
99
Osiris-Nil, Isis-Mer versus Typhon-Mer : hypothèse sur les boghaz des lacs littoraux, l’Ekrêgma et les « Expirations de Typhon » du lac Sirbonis 107 Sydney Aufrère
6
Seth l’égyptien, puissant dieu de l’Orage, défenseur de la barque solaire et ravisseur de voix Christian Cannuyer
155
Références des auteurs
193
AVANT-PROPOS
Dans le cadre des recherches sur les dieux antiques menées au Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries (Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve), il a semblé utile d’organiser un colloque centré sur des aspects méconnus ou peu envisagés du dieu de l’Orage dans l’Antiquité méditerranéenne, celle-ci étant comprise au sens large. Trop souvent prévaut une idée un peu réductrice, à savoir que le « Deus Tonitrus » est une divinité terrible, bruyante, liée à l’orage, la foudre, le tonnerre. Même si cet aspect n’est pas négligeable et qu’il est un « primus deus », la documentation réunie depuis des décennies nous oblige à corriger et à enrichir cet aspect réducteur car ce grand dieu est aussi un dieu de la nature, bienfaisant ; il protège les cultures (blé, fruits), la nature verdoyante, les vignes et est à l’écoute des sollicitations humaines.
LE FOUDROIEMENT D’ASCLÉPIOS : PUNITION OU ÉLECTION DIVINE ? Émilie Piguet* Arrivé tardivement dans le panthéon grec, le dieu guérisseur Asclépios occupe une place originale parmi les divinités de la Grèce ancienne. D’abord figure épique secondaire dans l’Iliade, puis héros lyrique mortellement foudroyé par Zeus dans une ode pindarique et dans la tragédie, il est parallèlement élevé au rang de divinité et connaît un succès tel, qu’au iie s. de notre ère, on dénombre 320 Asclépieia dans l’ensemble du monde gréco-romain, parmi lesquels certains, comme Épidaure, Cos ou encore Pergame, attirent un public nombreux et cosmopolite1. Pour expliquer l’apparition et le développement de son culte, plusieurs historiens se sont ainsi attachés à caractériser à tout prix la « personnalité » d’Asclépios2. « Dieu ou héros », tel est le questionnement qu’il suscitait déjà chez W. K. C. Guthrie dans les années 19503. Si ces théories sont aujourd’hui remises en cause, elles montrent néanmoins la difficulté à étudier une figure qui se joue, dans les premiers temps de son histoire, des limites entre les catégories du héros et du théos. Comment considérer Asclépios ? Comment réunir le héros et le dieu ? Le foudroiement est-il un point de rupture dans son histoire, une « consécration immortalisante » selon l’expression de P. Lévèque et de L. Séchan4 ? Cette enquête ne se veut pas la reconstitution exhaustive d’une figure dont il s’agirait à tout prix de restituer la cohérence, fut-elle ambiguë. Il convient plutôt de penser que des aspects disjoints les uns par rapport aux autres et élaborés en fonction des époques, des auteurs et des territoires, se sont juxtaposés ou même superposés, pour lui donner son sens et sa consistance. Notre objectif ici est donc de comprendre dans quel contexte s’est opéré à chaque fois l’actualisation de la figure d’Asclépios. * [email protected]. Je remercie vivement M. René Lebrun (UCL) pour son invitation à participer au colloque sur les manifestations du dieu de l’Orage dans le bassin méditerranéen et pour son accueil à Louvain-la-Neuve. 1 Le nombre d’Asclépieia a été estimé par Beaujeu 1955, 301, et doit actuellement être revu légèrement à la hausse. 2 Farnell 1921, 240 voit en lui une ancienne divinité déchue qui recouvre ensuite sa nature divine. Rhode 1952, 117 en fait un dieu chtonien, sans doute lié à la végétation. Grégoire 1949, 12‑13 se fonde sur la théorie dit évhémériste – du nom du mythographe grec du ive s. av. J.-C., Evhémère, qui présente, dans son ouvrage, les dieux grecs comme étant des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort – pour appuyer sa thèse selon laquelle Asclépios aurait été un illustre médecin ayant reçu des honneurs héroïques après sa mort et ayant obtenu à terme la divinité complète. 3 Guthrie 1956, 268. 4 Lévèque – Séchan 1990, 236. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 9-30 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112397
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Émilie Piguet
Personnage de l’Iliade, tout d’abord, Asclépios ne joue qu’un rôle subsidiaire dans l’épopée – six mentions seulement5 – et n’intervient qu’indirectement, par procuration. Il est introduit dans le Catalogue des vaisseaux en tant qu’aristocrate thessalien, père des deux Asclépiades Machaon et Podalire, qui conduisent les contingents des villes de Tricca, d’Ithome et d’Oechalie et s’illustrent devant Troie comme « bons médecins » (« ἰητῆρ᾽ ἀγαθὼ ») de l’armée achéenne6. Une expression unique et répétitive le qualifie : « médecin irréprochable » (« ἀμύμονος ἰητῆρος »)7. Dans l’épopée, Asclépios sert surtout de faire-valoir aux compétences médicales de ses deux fils. Au Chant IV par exemple, Machaon soigne Ménélas atteint d’une flèche à l’abdomen : après avoir examiné la plaie, « il suce le sang ; puis savamment, il verse dessus des poudres calmantes (“ἤπια φάρμακα”) que Chiron, en sa bonté a jadis données à son père (Asclépios) »8. Asclépios est ensuite évoqué dans plusieurs fragments du Catalogue des femmes ou Eoiai d’Hésiode. Les fragments 122 et 123 le présentent comme le fils d’Apollon et d’une mortelle, Coronis, et dont la naissance est située en Thessalie. Cette dernière information a son importance ; nous y reviendrons. Le fragment 125 raconte comment Zeus, par un coup de foudre, lui ôte la vie, engendrant la colère d’Apollon. L’aspect fragmentaire du poème empêche toutefois de connaître les circonstances qui ont présidé au foudroiement d’Asclépios. Ce poème a assurément inspiré Pindare au moment de composer la IIIe Pythique, en 474 av. J.-C., sorte d’épître en forme d’ode adressée à Hiéron de Syracuse, dans laquelle le mythe de Coronis et d’Asclépios se poursuit de la 1ère triade à l’antistrophe de la 3e. Selon Pindare, Coronis, fille du roi de Thessalie Phlégyas, aimée par Apollon et enceinte d’Asclépios, le trahit avec un mortel, l’Arcadien Ischys, fils du roi Élatos. Elle est châtiée par Artémis, qui la frappe de mort subite, avant qu’elle ait pu enfanter. Apollon arrache son fils aux flammes du bûcher sur lequel va être consumé le corps de Coronis. Dès sa venue au monde, l’existence d’Asclépios est donc placée sous le signe de la renaissance, de la victoire quasi miraculeuse de la vie sur le trépas. Un rapprochement peut d’ailleurs être opéré avec la naissance de Dionysos : tous deux sont arrachés du ventre de leur mère alors que cette dernière est déjà morte, consumées toutes deux par le feu, échappant par le fait in extremis à la mort. Et c’est bien ce motif qui guide l’art d’Asclépios en tant que guérisseur. Avant même de rapporter le récit mythique, Pindare introduit Asclépios par l’intermédiaire d’une périphrase annonçant le très haut niveau de perfection qu’il a atteint dans la pratique de son art, devenant, selon les termes mêmes du poète, « le doux artisan de la santé robuste, le 5 Iliade, II, v. 731‑732 ; IV, v. 194, 204, 219 ; XI, v. 518 et 614. 6 Iliade, II, v. 729‑732. 7 Iliade, IV, v. 194 et XI, v. 518. 8 Iliade, IV, v. 217‑219.
Le foudroiement d’Asclépios : punition ou élection divine ?
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héros guérisseur de toutes les maladies » (« τέκτονα νωδυνίας ἅμερον γυιαρκέος Ἀσκλήπιον, ἥρωα παντοδαπᾶν ἀλκτῆρα νούσων »)9. La strophe 3 est une description détaillée de l’excellence technique du héros (« ἥρωα » v. 7) : Asclépios connaît les incantations magiques, les vertus thérapeutiques des plantes sauvages, la science de la fabrication des médicaments, des potions et des onguents et la chirurgie habile qui redresse les membres tordus. La parfaite maîtrise de cette technè médicale, en partie innée de par sa filiation paternelle, lui a aussi été enseignée dans sa jeunesse par Chiron, connu pour avoir été le précepteur de nombreux jeunes héros tels Achille et Jason. Le récit de Pindare renvoie directement aux vers 218‑219 du chant IV de l’Iliade qui, rappelons-le, suggéraient une formation prodiguée par le centaure à Asclépios. Cette description précise montre la cohérence de la vision de Pindare pour qui l’excellence technique d’Asclépios – il le qualifie, au vers 6, de « τέκτων » – en fait un être d’exception, mais aussi d’élection puisqu’il est protégé par Apollon10. Or, tout être d’exception risque d’être victime de sa propre démesure. Aussi, le poète conclut son développement mythique par l’évocation de la faute commise par Asclépios : se laissant aller un jour, par amour de l’or, à rendre la vie à un mort, il est mortellement foudroyé par Zeus en même temps que le ressuscité pour avoir violé les lois naturelles et bouleversé l’ordre cosmique dans son principe même : Mais la science elle-même se laisse captiver par le gain. L’or qui reluit en la main le tenta lui aussi, pour un salaire magnifique, d’arracher à la mort un homme dont elle avait déjà fait sa proie. Zeus, de ses mains, lança contre tous deux son trait, et leur enleva le souffle de la poitrine ; la foudre ardente (« κεραυνὸς ») descendit leur apporter leur destin11.
Il ressort du début de la IIIe Pythique une leçon générale en accord avec les recommandations, qui prennent généralement la forme de maximes morales, que 9 IIIe Pythique, v. 6‑7. On retrouve un schéma analogue dans le cas du devin Iamos, fils d’Apollon et d’une mortelle, dont l’excellence technique en fait aussi un être d’exception et d’élection : au vers 41 de la VIe Olympique, Pindare l’introduit également par le biais d’une périphrase « enfant à la pensée divine », et raconte les circonstances exceptionnelles de sa naissance aux vers 39‑47 et 53‑57. 10 Jouanna 2006, 117 définit un être d’exception comme étant « celui qui se distingue des autres hommes par des qualités exceptionnelles qu’il est le seul à avoir au même degré ». 11 IIIe Pythique, v. 54‑58 : « Ἀλλὰ κέρδει καὶ σοφία δέδεται. Ἔτραπεν καὶ κεῖνον ἀγάνορι μισθῷ χρυσὸς ἐν χερσὶν φανεὶς ἄνδρ᾽ ἐκ θανάτου κομίσαι ἤδη ἁλωκότα· χερσὶ δ᾽ ἄρα Κρονίων ῥίψαις δι᾽ ἀμφοῖν ἀμπνοὰν στέρνων κάθελεν ὠκέως, αἴθων δὲ κεραυνὸς ἐνέσκιμψεν μόρον ». Selon Apollodore, III, 10, 3, Athéna donna à Asclépios le sang qui avait coulé des veines de la Gorgone : du sang qui avait jailli des veines de gauche, il pouvait provoquer la mort des gens, tandis qu’avec celui des veines de droite, il pouvait ramener les défunts à la vie. Cette explication n’apparaît pas chez Pindare. De même, là où Pindare ne mentionne qu’un seul ressuscité, Apollodore fournit une liste de noms de héros, ainsi que ses sources : Capanée, Lycurgue (d’après Stésichore), Hippolyte (d’après l’auteur des Naupactes), Tyndare (d’après Panyassis), Hyménée (d’après les Orphiques) et Glaucos fils de Minos (d’après Mélésagoras). Plusieurs sources postérieures – Hygin, Libanius, etc. – mentionnent les mêmes figures.
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le poète donne au souverain malade dans la suite de son ode. Pindare a recours à des procédés discrets pour faire passer ses avertissements – sentences mêlées aux éloges, discours à la première personne et utilisation du mythe à des fins didactiques – laissant de cette façon Hiéron « se faire sa part dans le sermon ». Entre autres thèmes qui lui sont chers, la loi divine et l’ordre du monde, associés à la souveraineté de Zeus, que les mortels ne doivent en aucun cas transgresser. Le fait d’enfreindre les limites assignées à sa nature par les dieux et les lois dont ils sont l’origine est désigné en grec par le terme hybris, que l’on peut traduire par « orgueil », « démesure », ou encore « transgression »12. Et cette inconduite suprême appelle nécessairement un châtiment divin (némésis). Comme l’exprime Hérodote, « le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure »13. D’être d’exception au début de la IIIe Pythique, Asclépios devient, dans la suite de l’ode, l’archétype de la vénalité et de la démesure, puni de mort par Zeus pour s’être rendu coupable de désirer plus que la part qui lui est attribuée par la partition destinale (moira). Pindare définit un pouvoir souverain de Zeus qui garantit la stabilité et l’ordre de l’univers, rejoignant pour partie la vision d’Hésiode dans la Théogonie14. Cette tradition est à rapprocher du mythe de Tantale, relaté dans la Ière Olympique, autre épinicie composée en l’honneur de Hiéron. Tantale est le modèle de l’homme d’élection15 : il possède le bénéfice de la commensalité avec les dieux et reçoit le don de l’immortalité. Mais loin de se contenter de ce sort privilégié, il aurait volé le nectar et l’ambroisie pour donner ces mets divins aux hommes, annihilant, comme Asclépios, la frontière entre mortel et immortel, entre humanité et divinité. Comme le montre J. Jouanna, Tantale passe alors d’être d’élection à être déchu. Sa faute ne pèse néanmoins pas sur lui – il ne perd pas le privilège de l’immortalité, étant voué à un châtiment perpétuel –, mais sur son fils Pélops : « Comment un faible mortel eût-il échappé à l’œil pénétrant de la divinité ? Les dieux vengeurs de son larcin sacrilège firent rentrer son fils dans la courte et pénible carrière de la vie »16. Dans les deux cas, Zeus s’inquiète à l’idée que les hommes puissent devenir les égaux des dieux. Dans les deux cas, il châtie directement ou indirectement ceux qui ont voulu se substituer aux dieux en se rendant maître de la vie et de la mort. On retrouve l’idée d’un ordre juste établi – ou rétabli – par Zeus. À travers l’exemple d’Asclépios, Pindare rappelle 12 Pour une étude très complète des emplois du terme hybris, même si l’étymologie proposée est contestable, cf. Gernet 1917, 17‑18. 13 Hérodote, VII, 10. 14 Pour une définition du pouvoir exercé par Zeus dans la Théogonie, cf. Delattre 2011, 305‑308. 15 Ière Olympique, v. 54‑55 : « si jusqu’à présent il y eut un mortel que les surveillants de l’Olympe ont honoré, ce fut bien Tantale ». 16 Ière Olympique, v. 64‑66. Là-dessus, cf. Jouanna 2006, 120‑121. Le retour, pour Pélops, à la condition de mortel lui permet toutefois d’accomplir son destin héroïque au moment du passage de l’adolescence à l’âge adulte.
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que c’est l’exercice de la force et la part de violence (bia) qui conditionnent en partie le pouvoir souverain de Zeus. L’histoire de Coronis et d’Asclépios, comme celle de Tantale, enseigne ainsi à Hiéron à se contenter de son sort, surtout quand déjà ce sort est celui d’un privilégié, et à ne rien désirer de plus que ce que la juste mesure du destin lui a attribué. Chez Pindare, le mythe apparaît comme une illustration des maximes morales adressées au souverain17. Ces sentences délivrent toutes le même message, à savoir que le destin, moira, c’est le lot, la part de bonheur ou de malheur, de fortune ou d’infortune, de vie ou de mort, qui échoit à chacun en fonction de son rang social, de ses relations aux dieux et aux hommes. En sont témoins, dans la suite du poème, les destinées de Cadmos et de Pélée qui passent pour être les plus fortunés des hommes, mais ont eu leur lot de vicissitudes : les dieux ont assisté aux noces de tous deux, et tous deux se sont vus exilés et ont vu périr leurs enfants. Malgré tout, comme le rappellent les vers 95 à 97, les immortels savent récompenser les hommes de bien : « après leurs épreuves premières, ils obtinrent la faveur de Zeus ». Au final, à travers les différentes entités – humaines, héroïques et divines –, avec lesquelles Asclépios entretient des relations de complémentarité et d’opposition, Pindare, regrettant de ne pouvoir amener à Hiéron Asclépios ou Phoibos lui-même pour guérir la maladie dont il souffre, lui rappelle au moins la félicité dont il jouit et l’enjoint à se résigner dans la souffrance, à ne rien souhaiter d’impossible et à se satisfaire du bonheur et des faveurs accordés par les dieux. Apollon, Artémis, Chiron, Coronis, Cadmos, Pelée… constituent une série de figures dont la relation avec Asclépios permet d’interroger le rapport des Grecs à la médecine et à la guérison, à la fortune et à l’infortune, à l’élection et à la punition. Le thème de la foudre punitive se retrouve ensuite chez les deux tragiques Eschyle et Euripide. Dans son Agamemnon, Eschyle fait dire au Chœur des vieillards que « le sang noir d’un être humain une fois répandu à terre, nul enchanteur ne le rappellerait dans les veines dont il sortit. Celui même qui avait appris à ramener les morts du royaume des ombres (Asclépios) ne se vit-il pas arrêté par Zeus – pour notre bien »18. Au début de l’Alceste d’Euripide, Apollon se lamente de la mort de son fils et décide de se venger : « Ô demeure d’Admète, où je consentis 17 Notamment les vers 58 à 62 qui parachèvent le récit du foudroiement d’Asclépios : « il ne faut demander aux dieux que ce qui convient à des cœurs mortels, il faut regarder à nos pieds et ne pas oublier notre condition. Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais achève le champ du possible ». Citons aussi l’antistrophe 4, « les immortels distribuent aux hommes pour un bien deux maux. Les insensés ne sont pas capables de les supporter comme il convient ; mais les gens de bien savent le faire » et l’antistrophe 5, « l’homme dont l’esprit connaît la voie de la vérité sait jouir du bonheur que les dieux lui envoient. Les vents qui soufflent dans les hauteurs changent sans cesse. La prospérité ne dure pas longtemps pour les mortels, quand elle vient à eux en sa plénitude ». 18 Eschyle, Agamemnon, v. 1020‑1025.
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à accepter la table du mercenaire, moi un dieu ! Zeus en fut la cause : il avait abattu mon fils Asclépios d’un trait de flamme en pleine poitrine » (« Ζεὺς γὰρ κατακτὰς παῖδα τὸν ἐμὸν αἴτιος Ἀσκληπιόν, στέρνοισιν ἐμβαλὼν φλόγα ») ; alors en mon courroux, les artisans du feu de Zeus, les Cyclopes, je les tuai, et c’est ainsi que la condition de mercenaire chez un mortel me fut imposée en rançon par mon père »19. Dans ce passage, qui fait écho au fragment 125 des Eoiai, Euripide met en scène l’hybris d’Asclépios, mais insiste plus volontiers sur celle d’Apollon. Ce terme, appliqué à un dieu, apparaît en premier lieu paradoxal car, pour le dire très vite, le type de violence qu’il désigne est plus étroitement associé à l’être même de l’homme. Pour autant, il ne s’agit pas de la seule mention d’une divinité atteinte de démesure. Pour reprendre l’exemple de Dionysos et de Sémélé, mis en scène dans une autre pièce d’Euripide, les Bacchantes, Dionysos, au vers 9, impute la mort de sa mère, foudroyée par Zeus, à la jalousie meurtrière d’Héra : « Hybris immortelle d’Héra envers ma mère »20. Dans la pièce, le foudroiement n’est pas présenté comme une punition infligée à Sémélé, mais comme une faute d’Héra et, par surcroît, comme un moyen de donner à Dionysos son statut divin21. Concernant Apollon, c’est aussi dans sa vengeance meurtrière que réside son hybris22, et le châtiment de Zeus le fait se rétracter à l’intérieur des limites qu’il a franchies. Selon Euripide, Zeus punit modérément Apollon en le mettant pendant un an au service d’un mortel, le roi Admète de Phères, comme bouvier. Apollodore le rejoint sur ce point, mais précise au préalable que, sans l’intervention de Létô auprès de Zeus, Apollon aurait subi une punition plus sévère – l’emprisonnement dans le Tartare23. À travers son exemple, ces auteurs rappellent que nul ne doit défier, pas même un dieu, l’autorité suprême du maître de l’Olympe, garant de l’ordre du monde. On le voit, entre l’Asclépios épique et l’Asclépios lyrique et tragique, la figure a évolué et les traits du héros se sont épaissis. Mais à l’image de l’excellence succède celle de la déchéance, Asclépios devenant le parangon du comportement hybristique puni par le maître des dieux. Pindare, Eschyle et Euripide en font 19 Euripide, Alceste, v. 1‑7. 20 La tradition raconte qu’Héra, pour se venger de Sémélé, suggéra à celle-ci de demander à son divin amant de lui apparaître dans toute sa gloire. Or, Zeus aurait eu l’imprudence de promettre à Sémélé de lui accorder ce qu’elle demanderait. Il est donc contraint à tenir sa promesse. Aussi, Sémélé n’ayant pu supporter de contempler son amant divin dans toute sa splendeur, décède consumée par la foudre qui émane du dieu. 21 Là-dessus, cf. Blaise 2003, 50‑51. Dionysos est tout entier placé du côté de l’immortalité, alors même que sa qualité de fils de Zeus et de Sémélé fait de lui un demi-dieu. La Théogonie, v. 942, souligne sa singularité en le désignant comme un « immortel né d’une mortelle ». Or, l’apothéose de sa mère, évoquée au même vers de la Théogonie, vient corriger cette situation : le dieu est fils d’une mortelle, mais celle-ci est malgré tout déesse : cf. Delattre 2007, 501. 22 Pour Apollon meurtrier, cf. les analyses de Détienne 1986, 7‑17. 23 Apollodore, III, 10, 4.
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un contre-exemple de la bonne vertu et abordent, par le jeu des miroirs et de l’opposition entre les thèmes de la vie et de la mort, les notions de loi divine et d’ordre du monde, tant à l’échelle humaine que cosmique. Ces auteurs renvoient à l’image homérique du Zeus tonnant et redoutable (keraunos), dont la violence s’exerce notamment par l’intermédiaire de la foudre, mais traduisent également l’évolution de la figure amorcée avec Hésiode avec le développement de l’aspect de justice (dikè). Ils illustrent ainsi, à travers les principes antinomiques de fortune et d’infortune, de mesure et de démesure, de violence et de justice, d’autorité et de subordination, un système conceptuel par lequel la pensée grecque a pu appréhender le monde, en conformité avec un ordre juste sanctionné par Zeus. Soumission et obéissance sont la règle pour les « sujets » du maître de l’univers, qui exerce son pouvoir autant par la justice que par la force brute. La finalité du mythe d’Asclépios explique pourquoi aucun des auteurs ne fait de la foudre de Zeus le vecteur de la divinisation du héros, au contraire d’autres figures mythologiques pour qui elle a valeur d’élection divine. Prenons comme exemple Amphiaraos, que P. Sineux qualifie de « sorte d’“avatar” d’Asclépios », à cause des nombreuses correspondances existant entre les deux figures dans le domaine de la guérison24. Tous deux ont en commun de voir leur vie s’achever violemment et prématurément à cause du coup reçu par le foudre du dieu souverain. Toutefois, leur existence « terrestre » ne va pas en être affectée de la même manière. Alors que le guerrier et devin Amphiaraos réalise, grâce à sa disparition dans les entrailles de la terre aux environs de Thèbes, son destin héroïque25, et est ensuite divinisé par suite de son anodos à la source sacrée d’Oropos, Asclépios, virtuose de la médecine, passe du statut d’être d’exception à celui de héros déchu pour avoir voulu invertir l’ordre du monde. De même, au lieu supposé de la disparition d’Amphiaraos est associé le développement d’un culte oraculaire à la fin de l’époque archaïque. Les modalités de l’engloutissement d’Amphiaraos constituent avant tout une promotion, tant pour le personnage que pour le lieu où il se produit, et viennent fournir un aition à l’existence d’un premier culte sur la genèse duquel nous ignorons tout. Les poètes ont ainsi cherché à établir un lien entre la forme donnée à la mort d’Amphiaraos et le lieu réel où il faisait l’objet d’un culte. La dimension topique du culte est donc étroitement liée à la biographie du héros. Le lieu du foudroiement ou la localisation du tombeau d’Asclépios ne sont par contre nullement renseignés avant l’époque romaine – par quelques auteurs seulement –, et toujours dans le 24 Sineux 2007, 219 (pour l’expression) et 208‑214 (pour une comparaison entre Amphiaraos et Asclépios). 25 L’Odyssée se borne à dire qu’Amphiaraos est mort à Thèbes. En premier Pindare, Néméennes, IX, v. 49‑65 évoque l’épisode de l’engloutissement d’Amphiaraos. Cet épisode, qui constituait vraisemblablement une part de la Thébaïde, a connu, par la suite, une grande stabilité : cf. Sineux 2007, 60 n. 4.
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cadre d’autres cycles légendaires26. L’explication est également à trouver dans la biographie du héros : dans les sources mythographiques archaïques et classiques, le foudroiement n’est pas une promotion, mais une punition, ce qui justifie qu’aucun lien n’ait été établi avec un lieu réel, quelque part en Thessalie, où Asclépios aurait exercé ses pouvoirs. Dans le courant du ive s. av. J.-C., ont pris corps des querelles entre Épidaure, la Messénie, l’Arcadie et la Thessalie concernant l’autochtonie du dieu. Il est par ailleurs remarquable que les différents tombeaux d’Asclépios, mentionnés par des sources latines, se situent justement dans les régions qui se disputent son autochtonie. La fondation d’Asclépieia dans le Péloponnèse – à Épidaure, à Thelpousa, à Gortys et à Messène – s’accompagne indéniablement de la volonté de chacun de ces centres de revendiquer une primauté, notamment par l’élaboration de légendes. Un certain nombre d’éléments a été puisé, et parfois de manière directe, dans la variante thessalienne, excepté l’épisode du foudroiement. Les processus d’appropriation accomplis par ces sanctuaires ont conduit à intégrer le personnage dans les cycles mythiques locaux, dans le but de légitimer leurs prétentions respectives27. Les autorités religieuses ont ainsi volontairement fait une entorse à l’archétype du héros qui exerce normalement ses pouvoirs sur le lieu de sa disparition. Or, d’après Strabon, « Tricca possède le plus ancien (ἀρχαιότατον) et le plus célèbre (ἐπιφανέστατον) sanctuaire d’Asclépios »28. La nuance apportée au salut adressé à Asclépios par le poète Hérondas, vers 280‑270 av. J.-C., sous-entendait déjà l’antériorité du sanctuaire : « Salut, seigneur Péan, qui règnes sur Tricca et résides dans Cos la douce, ainsi qu’à Épidaure »29. Rappelons-le, Tricca, cité située au Nord-Ouest de la Thessalie, en Hestiaiotide, était, au chant II de l’Iliade, désignée comme la patrie et le fief d’Asclépios et de ses fils. Le sanctuaire de Tricca est-il un lieu de mémoire où se serait développé très tôt un culte en l’honneur du
26 Cicéron, De la nature des dieux, III, 22, 57 évoque deux lieux différents où Asclépios aurait été foudroyé et enterré : à Cynosoura et en Arcadie. Les Homélies clémentines, VI, 21, mentionne un tombeau d’Asclépios à Épidaure. 27 Les sources relatant ces légendes d’autochtonie sont toutes postérieures à la fondation d’Asclépieia dans ces régions. Épidaure : IG, IV2, 1, no 128 (inscription d’Isyllos) et Pausanias, II, 26, 3‑5 et 7 ; Thelpousa : Pausanias, VIII, 25, 11 ; Gortys : Cicéron, De la nature des dieux, III, 22, 57 ; Messène : Pausanias, IV, 3, 1‑2 et 31, 11‑12. 28 Strabon, IX, 5, 17 « Ἔστι δ᾽ ἡ μὲν Τρίκκη, ὅπου τὸ ἱερὸν τοῦ Ἀσκληπιοῦ τὸ ἀρχαιότατον καὶ ἐπιφανέστατον ». En VIII, 4, 4, il fait de l’Asclépieion de Gérénia, en Méssénie, une reproduction de celui de Tricca. En VIII, 6, 15, il donne une autre preuve de l’existence d’un Asclépieion à Tricca et témoigne en outre de la pratique de l’incubation dans le sanctuaire : selon lui, on pouvait y voir, comme à Épidaure, Cos et Lébèna, des pinakès, tablettes votives en matériaux périssables sur lesquelles étaient consignées les guérisons des fidèles. L’ancienneté de l’Asclépieion de Tricca est surtout mentionnée par des sources tardives : Galien, De antidot., I, 6 et De compos. med., VIII, 273 ; Hygin, Fables, XIV, 21 et Eusèbe, Préparation évangélique, III, 14, 6. 29 Hérondas, Mime IV, v. 1‑2.
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dieu ? Ou la « couture » entre le mythe et le culte, entre le foudroiement et la divinisation, a-t-elle pu être faite rétrospectivement ? La question de l’ancienneté de l’Asclépieion thessalien transparaît en filigrane chez Isyllos d’Épidaure qui, dans son péan composé en l’honneur d’Apollon Maléatas et d’Asclépios entre 300 et 280 av. J.-C., évoque une katabasis dans l’adyton d’Asclépios à Tricca : « pas même à Tricca en Thessalie, tu ne saurais descendre dans l’adyton d’Asclépios sans avoir d’abord offert un sacrifice sur le pur autel d’Apollon Maléatas »30. La lecture des vers d’Isyllos laisse à penser que le sanctuaire de Tricca est un sanctuaire ancien antérieur à celui d’Épidaure. J. Riethmüller a d’ailleurs cru y voir une sorte d’herôon, mais son hypothèse reste discutable faute de preuves31. Selon Isyllos, l’Asclépieion de Tricca posséderait, comme à Épidaure, un sanctuaire d’Apollon Maléatas, à qui le fidèle devait offrir un sacrifice avant de pouvoir accomplir le rituel de l’incubation32. Le poète attribue à un ancêtre d’Asclépios, Malos, la fondation de ce sanctuaire et le nom même de Malos semble venir justifier l’épiclèse Maléatas33. L’association rituelle d’Apollon et d’Asclépios, attestée par les sources dans plusieurs Asclépieia selon différentes modalités, fait directement écho au mythe et rappelle les liens généalogiques très étroits qui existent entre les deux figures : pour accéder au fils, il faut d’abord honorer le père. De sorte qu’implicitement, tous les autels d’Apollon Maléatas présents dans le monde grec sont postérieurs à celui d’Épidaure. Isyllos veut montrer par cette identité de rites que le sanctuaire de Tricca est issu d’Épidaure. P. Sineux parle en ce sens d’« un héritage épidaurien »34. Bien qu’il n’existe aucun document portant précisément sur les circonstances de l’introduction d’Asclépios à Épidaure, l’archéologie tend à prouver que cette volonté de précellence est une prétention légitime. Il est admis aujourd’hui que les plus anciennes traces matérielles d’un culte rendu à Asclépios se rapportent à son implantation à Épidaure dans la deuxième moitié du vie s. av. J.-C.35., sur un 30 IG, IV2, 1, no 128 l. 29‑31 : « οὐδέ κε Θεσσαλίας ἐν Τρίκκηι πειραθείης εἰς ἄδυτον καταβὰς Ἀσκληπιοῦ, εἰ μὴ ἀφ’ ἁγνοῦ πρῶτον Ἀπόλλωνος βωμοῦ θύσαις Μαλεάτα. ». 31 Riethmüller 2005, 93. 32 « Descendre dans l’adyton d’Asclépios » est une expression qui désigne l’accomplissement du rite de l’incubation. Parmi les rites préliminaires à ce rite de l’incubation, il y avait donc un sacrifice à Apollon Maléatas et la tournure οὐδέ sous-entend que la même règle prévaut à Épidaure. Un règlement cultuel daté de la fin du ive s. av. J.-C., mis au jour dans le sanctuaire d’Apollon Maléatas par Papadimitriou 1949, 366‑368, détaille les modalités du double sacrifice préliminaire (prothysia) en l’honneur d’Apollon et d’Asclépios. Il précise ce que le prêtre d’Asclépios d’une part et le prêtre d’Apollon d’autre part devront fournir à ceux qui accomplissent le sacrifice préliminaire à l’incubation. Pour une analyse de l’inscription, cf. Petropoulou 1991, 25‑31. 33 L. 27‑28 : « πρῶτος Μᾶλος ἔτευξεν Ἀπόλλωνος Μαλεάτα βωμὸν καὶ θυσίαις ἠγλάϊσεν τέμενος· » « Le premier, Malos, a construit un autel d’Apollon Maléatas et par des sacrifices a magnifié son domaine ». 34 Sineux 1999, 162. 35 Dans la première moitié du vie s. av. J.-C., l’Asclépieion comprend un autel bas – la plus ancienne structure de l’ensemble – et un puits inclus dans un bassin aménagé au N-O localisés à l’emplacement
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site vierge d’occupation situé en contrebas et à l’Ouest du mont Kynortion, qui abritait le sanctuaire d’Apollon Maléatas sans doute à partir du dernier tiers du viie s. av. J.-C.36. Le nom d’Asclépios est rapidement associé au grand Asclépieion. Isyllos et, par la suite, Pausanias se font l’écho des querelles entre les territoires concernant l’autochtonie du dieu. Tous deux s’appuient sur l’oracle de Delphes pour légitimer l’origine proprement épidaurienne de la lignée d’Asclépios37. Alors que le Périégète ne signale pas l’origine de Coronis et de Phlégyas, mais mentionne explicitement Épidaure comme lieu de naissance du dieu38, Isyllos adopte une position plus radicale. La naissance divine d’Asclépios, relatée sur un ton lyrique, prend le contre-pied du récit tragique qu’en fait Pindare. Le poète engage un dialogue avec la tradition qui a pour but de présenter Asclépios, aux prix d’accommodations successives, comme le fils d’une Épidaurienne – Aiglè, surnommée Coronis à cause de sa beauté39 –, conçu et mis au monde à Épidaure, dans le sanctuaire d’Apollon Maléatas fondé par son arrière-grand-père, Malos40. Le grand-père, Phlégyas, n’est plus un roi thessalien, mais « habitait Épidaure, sa patrie »41. Ce qui se donne à lire est qu’en premier Épidaure a reconnu la potentiade l’édifice E. Au ve s. av. J.-C., d’autres structures sont aménagées, qui sont ensuite intégrées aux grands aménagements effectués aux ive et iiie s. av. J.-C. : cf. Martin – Metzger 1976, 95‑100. Le plus ancien document épigraphique consacré à Asclépios est une dédicace dialectale en caractères argiens du plus ancien type datée autour de l’année 500 av. J.-C. : IG, IV2, 1, no 136. 36 La présence du sanctuaire d’Apollon Maléatas est a priori le facteur déterminant pour la localisation du culte d’Asclépios, à deux heures et demie de marche de la ville. Les recherches entreprises en 1948‑1950 par Papadimitriou 1949, 361‑383, permettent de se faire une idée assez précise de l’histoire et de la topographie du sanctuaire. 37 Isyllos le mentionne dans le prologue du péan (l. 32‑36). Pour les autres interventions de l’oracle de Delphes en faveur du culte d’Asclépios à Épidaure, cf. Burford 1969, 18 pour qui l’oracle aurait manifesté son approbation à la construction du temple du ive s. av. J.-C. 38 Reprenant différentes versions de l’origine du dieu, Pausanias, II, 26, 7, écrit : « la troisième version est, à mon avis, la plus éloignée de la vérité ; elle fait d’Asclépios le fils d’Arsinoé, la fille de Leukippos. Car, quand Apollophanés, l’Arcadien, vint à Delphes et demanda au dieu si Asclépios était le fils d’Arsinoé et partant, un Messénien, la Pythie donna cette réponse : “Ô Asclépios, né pour apporter un grand bonheur aux mortels, / Gage de l’amour mutuel dont j’ai joui avec la fille de Phlégyas, / Belle Coronis, qui te donna le jour dans la contrée sauvage, Épidaure.” Cet oracle rendit tout à fait certain le fait qu’Asclépios n’était pas le fils d’Arsinoé et que l’histoire était une fiction inventée par Hésiode ou par un des scholiastes d’Hésiode, juste pour plaire aux Messéniens ». Cette consultation a probablement eu lieu peu de temps après la restauration de Messène, c’est-à-dire au moment où les Arcadiens éprouvèrent le besoin de contredire les prétentions des Messéniens dont les fresques peintes à l’arrière du temple de Messéné faisaient entrer Asclépios dans la généalogie des rois de Messénie : Pausanias, IV, 31, 12. Là-dessus, cf. Deshours 1993, 39‑60 et 2008, 165‑189. Cf. aussi l’article de Sineux 1997, 1‑24. 39 L. 59 : « Ἐπίδαυρον ματρόπολιν » « la ville de ta mère, Épidaure ». 40 Isyllos relate des lignes 36 à 56 une généalogie s’étalant sur cinq générations, qui s’éloigne amplement des autres récits relatifs à Asclépios. Mais en y insérant Coronis et Phlégyas, il se réfère à la tradition thessalienne, rendant plus vraisemblable son récit. Là-dessus, cf. Sineux 1999, 161‑165. Sur la question des péans à Asclépios, cf. Piguet 2012, 53‑86. 41 Une autre tradition épidaurienne relatée par Pausanias, II, 27, 3‑4, fait de Phlégyas un étranger venu dans le Péloponnèse pour en espionner les habitants et y faire une razzia dans le but de l’envahir plus tard ;
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lité divine de la naissance d’Asclépios. Au final, Isyllos fait surtout flèche de tout bois pour affirmer la primauté du sanctuaire d’Épidaure et réduire Tricca à l’état de succursale du premier. Mais le fait qu’il se débatte avec la tradition thessalienne témoignerait, à notre avis, en faveur de l’ancienneté du sanctuaire de Tricca. La question de la diffusion du culte, soulevée par Isyllos, apparaît comme un autre élément de réponse. Il est connu qu’Épidaure a essaimé de nombreuses filiales dans l’ensemble du monde gréco-romain. Si beaucoup semblent avérées, d’autres sont plus incertaines42. La multiplication des versions péloponnésiennes révèle plutôt l’existence de cultes indépendants d’Épidaure ou qui désiraient se présenter comme tel. Nous l’avons vu, à chaque fois, cette volonté de précellence passe par l’élaboration d’une légende d’autochtonie qui occulte le thème du héros foudroyé et présente le sanctuaire comme le lieu de naissance et de résidence du dieu. Dans ce contexte de rivalités entre les territoires, les responsables religieux d’Épidaure cherchent à renforcer la position du sanctuaire par la mise en place, à partir du ive s. av. J.-C., d’un programme de « propagande » comprenant, outre la revendication de filiales, une série de grands travaux d’aménagement43, ainsi que la rédaction de stèles de guérisons affichées sur les murs de l’abaton44, à proximité immédiate de l’inscription d’Isyllos exposée, avec l’accord des prêtres, dans l’enceinte de l’Asclépieion45. Ce sont autant de moyens permettant à Épidaure de se présenter comme le premier « centre » dans l’histoire du culte.
au cours de cette expédition de reconnaissance, il était accompagné de sa fille Coronis, enceinte d’Apollon, qui mit au monde, à Épidaure, l’enfant Asclépios qu’elle abandonna. Au final, la version thessalienne apparaît comme un fond ancien « originel », dans lequel les auteurs postérieurs ont pu largement puiser, tout en le transposant dans le contexte topographique de la cité. 42 Dans de nombreux cas, l’impulsion d’Épidaure est incontestable : à Halieis, à Trézène, à Sicyone, à Sparte, à Épidaure Limera, à Athènes, à Pergame, à Rome et à Balagraï. Dans d’autres cas, la filiation est très probable, mais semble moins assurée – à Corinthe, à Argos, à Égine, à Mantinée et à Lébèna – et apparaît encore moins garantie à Cos. Ces exemples montrent donc les limites de l’influence épidaurienne, dont on a longtemps surestimé le rôle dans la propagation du culte d’Asclépios. D’autres facteurs ont pu présider à la fondation d’Asclépieia : comme le souligne Sineux 1994, 568‑9 : « Le lieu d’installation des Asclépieia semble motivé par une conjonction de facteurs au croisement de données historiques, liées en partie aux panthéons locaux et à leur évolution, et de données proprement cultuelles, liées à ce que l’on pensait propice à la manifestation et à la présence de la puissance divine ». 43 Le programme de construction prend fin avant la fin du iiie s. av. J.-C. et les installations restent identiques jusqu’à la fin de l’époque hellénistique. Là-dessus, cf. Prignitz 2014. 44 IG, IV2, 1, no 121‑124. 45 Graver un texte sur la pierre instruit d’emblée sur sa portée politique : cf. Rémy – Kaiser 1999, 7 : « La gravure sur pierre […] vise à donner à telle ou telle décision, à tel ou tel ensemble de prescriptions une publicité universelle et durable. Un texte gravé se trouve ipso facto investi d’une véritable autorité ». Mais il est bien difficile d’affirmer que ce péan était ainsi de nature à mettre un terme à la polémique : cf. Solimano 1976, 83 n. 33.
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Fig. 1 : Diffusion du culte d’Asclépios d'après Pausanias.
La polémique autour de l’origine du culte à Cos est une parfaite illustration des querelles entre Tricca et Épidaure46, et est à mettre en relation avec la problématique autour du peuplement en Grèce et des mouvements de population dorienne. Hérodote nous dit que la population grecque de Cos était composée de Doriens venus d’Épidaure47. Pausanias raconte en outre la fondation d’Épidaure Liméra, sur la côte orientale de la Laconie, par des Épidauriens « qui se rendaient à Cos auprès d’Asclépios » : à la suite de divers songes, et de la disparition, près du rivage, d’un serpent sacré échappé de leur navire, ils s’installèrent définitivement en ce site, où des autels d’Asclépios furent construits dans un alsos d’oliviers, et où l’on a retrouvé les vestiges des cultes d’Asclépios et d’Athéna, non loin d’un 46 Les avis modernes favorisent Tricca, bien que la question soit toujours controversée. Par exemple, Edelstein – Edelstein 1998, II, 238‑240, défendent l’origine épidaurienne du culte coaque. SherwinWhite 1978, 335‑340, penche plutôt en faveur d’une diffusion à partir de Tricca. 47 Hérodote, VII, 99.
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lac sacré d’Ino48. Leurs témoignages ont accrédité la thèse d’un sanctuaire ancien à Cos issu d’Épidaure. Or, la tradition rapportée par Pausanias s’insère plus vraisemblablement dans la série des mythes étiologiques relatifs à la création de filiales au ive et au iiie s. av. J.-C., par l’intermédiaire du serpent sacré49. Même si plusieurs de ces centres sont issus d’Épidaure, les récits de fondation sont manifestement l’expression d’une propagande développée par les Épidauriens. Concernant l’As‑ clépieion de Cos, plusieurs incohérences nous permettent de remettre en cause le récit de fondation entendu par Pausanias. La première zone d’ombre que laisse son récit concerne le manque d’explications concernant le motif qui aurait justifié un trajet aussi inaccoutumé pour aller d’Épidaure à Cos. Le deuxième problème que pose cet extrait est la mention du projet des Épidauriens de transférer le culte d’Asclépios à Cos, par l’intermédiaire du serpent sacré, ceci à l’époque de la fondation d’Épidaure Liméra50. Nous savons, d’après Thucydide, que les Athéniens ont dévasté la cité en 424 av. J.-C., ce qui fournit un terminus ante quem pour sa fondation51. L’introduction du culte d’Asclépios à Cos n’est donc pas contemporaine de l’érection de la cité d’Épidaure Liméra, puisqu’aucun document n’atteste la présence du dieu sur le site du grand Asclépieion avant le synœcisme de 366 av. J.-C. Le seul témoignage épigraphique attestant l’existence de relations cultuelles entre Épidaure et l’archipel du Dodécanèse concerne l’île d’Astypalaia, située au Sud-Ouest de Cos : dans une inscription, datée du début du ive s. av. J.-C., la cité d’Épidaure accorde à ses apoikoi d’Astypalaia, entre autres privilèges, le droit d’envoyer des victimes à une procession épidaurienne et de les faire sacrifier aux dieux d’Épidaure52. Un des textes qui se rapportent au sanctuaire astypaléen d’Asclépios atteste cette même association d’Asclépios et d’Athéna, qui n’est pas ailleurs des plus fréquentes53. Toutefois, il n’existe aucune preuve tangible qu’Astypalaia ait pu jalonner la route épidaurienne menant à Cos. On connaît en revanche les liens particuliers qui unirent pendant des siècles les Asclépiades de Cnide et de Cos à l’Asclépieion de Tricca. Plusieurs témoignages
48 Pausanias, III, 23, 6. Edelstein – Edelstein 1998, II, 240 et 339 n. 5, se sont basés sur un texte de Pausanias pour faire de l’Asclépieion de Cos une filiale d’Épidaure. 49 Cela concerne les Asclépieia de Sicyone en Corinthie (Pausanias, II, 26, 10), Halieis en Argolide (IG, IV2, 1, no 122 récit no 33), Athènes (Beschi 1982, 412‑3) et Rome (Ovide, Métamorphoses, XV, v. 622‑745 ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, I, 8, 2). 50 Le Périégète ne rapporte qu’une version résumée et non datée de cette fondation. 51 Thucydide, IV, 56, 5. 52 IG, IV2, 1, no 47. 53 IG, XII, 3, no 173 B (l. 48‑50). Cette configuration se retrouve à Titane, où l’Asclépieion se situe à côté du sanctuaire d’Athéna et à Itanos, au N-E de la Crète. Un décret en deux exemplaires, dont le second, daté du iie s. av. J.-C., qui nous est parvenu en intégralité, était affiché « dans le sanctuaire d’Athéna et d’Asclépios » « ἐς | τὸ ἱαρὸν τᾶς Ἀθάνας καὶ τοῦ | Ἀσκλαπιοῦ » : IC, III, IV, no 2 et 3 l. 24‑26. Sporn 2002, 36 ne considère pas qu’il s’agisse de deux sanctuaires distincts, mais du sanctuaire d’Athéna Polias dans lequel Asclépios était également honoré.
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contiennent des échos de ces traditions54. Dans le Mime II, Hérondas évoque ouvertement la parenté entre l’Asclépieion de Cos et celui de Tricca55. Une tradition mythologique de la cité carienne de Syrnos, entendue par Pausanias, étaye son témoignage en faisant de Podalire, un des fils d’Asclépios à la tête de contingents thessaliens, le fondateur de la cité à son retour de Troie56. À partir de là, Théopompe nous apprend qu’il aurait créé les branches rhodienne, cnidienne et coaque du génos des Asclépiades à l’origine de la création des écoles médicales de Cos et de Cnide57. Il semble juste que les Asclépiades aient aussi joué un rôle dans la fondation d’Asclépieia dans ces régions. La provenance du culte à Cos et à Cnide invite donc à se tourner du côté de Tricca, qui se révèle être un des pivots des liens qui unissent les Thessaliens aux Doriens de l’Égée. Dans tous les textes relatant la version thessalienne du mythe d’Asclépios, le plus remarquable est justement le système de relations établi entre Asclépios, Apollon et la région même (le Dotion et le lac Boibé) où vivaient les Doriens, et qui passait pour être le lieu de naissance d’Asclépios58. Un autre aspect, moins connu, de la légende ajoute encore aux liens ainsi créés. Le lac Boibé et la ville du même nom ont pour éponyme Boibé, divinité qui régnait sur les eaux de la Thessalie orientale, au pied de l’Ossa et du Pélion, à la limite Sud du Dotion59. Or, la forme dialectale du thessalien Boibé représente le nom Phoibé (Φοιβή) qui apparaît aussi dans la légende apollinienne60 : Phoibé épouse Koios, lui-même descendant d’Apollon Phoibos. De là aussi se tire l’explication du nom Phoibos-Phoibé attesté dans les familles des Asclépiades de Cos. Il existe encore plusieurs témoignages épigraphiques qui résument toutes ces relations, dont le plus significatif reste, à notre avis, l’épitaphe d’Hippocrate dont le tombeau se dressait à l’entrée de Larisa61. Le culte se serait 54 On trouvera l’essentiel sur ce point dans Sordi 1958, 17‑18 (avec surtout la n. 4) et 52, 133 et 145. 55 Hérondas, Mimes, II, v. 97 : « Maintenant démontrons l’influence de Cos et de Mérops, la réputation de Thessalos et d’Héraclès et la raison pour laquelle Asclépios est venu de Tricca jusqu’ici (Cos) ». 56 Pausanias, III, 26, 10, relate une tradition locale selon laquelle Podalire aurait échoué sur les côtes cariennes à son retour de la guerre de Troie. Médecin illustre, il aurait guéri la fille du roi, Syrna, l’aurait épousée et aurait nommé la ville Syrnos en l’honneur de son épouse. 57 Théopompe, ap. Photius, Bibl., 176, 120 b. Là-dessus, cf. notamment Di Benedetto 1980, 97‑111. 58 Hésiode, Eoiai, fr. 122, nous raconte que « (Coronis) qui habitait les deux collines jumelles et sacrées des Didymes dans la plaine du Dotion, en face de l’Amyros, riches en vignes et qui lavait ses pieds dans le lac Boibé ». Dans la IIIe Pythique, au v. 32, Pindare, tout comme Phérécydes, FGrH 3 F35 et Apollonios de Rhodes, Argonautique, IV, v. 616‑617, confirment que Coronis habitait à Lakéreia, sur les bords du lac Boibé. L’Hymne homérique à Asclépios situe également la naissance d’Asclépios dans la plaine du Dotion. Ces auteurs intègrent tous Asclépios dans l’important cercle de légendes autour de Phlégyas et des Lapithes et l’associent à la plaine du Dotion. Helly 1987, 133, précise que Lakéreia serait l’un des foyers principaux et l’un des plus anciens du Dotion. 59 Boibé fut ainsi tenue pour une divinité infernale, la Luna des sorcières thessaliennes, cf. Eitrem 1912. 60 Kretschmer 1927, 173. 61 Anthologie Palatine, VII, 135 (W. Peek, GVI, 418). Dans la série des décrets pour les Asclépieia de Cos, figurent certainement des décrets des villes de Perrhébie ou de Pélasgiotide, mais nous ne pouvons identifier que celui d’Homolion, cité des Magnètes, et celui de Thèbes de Phthiotide : Herzog
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ainsi diffusé par l’intermédiaire de Podalire, archégète des Asclépiades doriens, d’une part de Thessalie jusqu’à Troie, d’autre part, de Troie jusqu’à Syrnos, et de là vers Cos, Cnide et peut-être Rhodes. Le destin du thessalien Asclépios culminerait non seulement dans la lignée qui perpétue sa race, les Asclépiades, mais aussi dans un culte divin à Cos et à Cnide. Aussi, en élaborant une « version officielle » de la fondation de l’Asclépieion de Cos, transmise a posteriori par Pausanias, les autorités du sanctuaire d’Épidaure désiraient indubitablement effacer le souvenir d’une diffusion du culte à partir de Tricca62.
Fig. 2 : Diffusion du culte d’Asclépios.
– Klaffenbach 1952, 13‑14. Plusieurs autres fragments découverts à Cos se rapportent à un envoi de blé thessalien aux habitants de l’île ; ces fragments très lacunaires ont été publiés par Segre 1934, 169‑193. On y relève à plusieurs reprises, dans des formules attribuables soit aux Thessaliens soit aux citoyens de Cos : cf. Segre 1934, fgt. A 1, l. 13‑14 ; A 2, l. 6 ; B 3, l. 3. 62 Thèse défendue par Herzog 1899, 173‑8.
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Par-delà l’accumulation des textes littéraires ou épigraphiques attestant l’existence d’un sanctuaire d’Asclépios à Tricca et le rôle qu’il a joué dans la diffusion de son culte, il s’agit encore de prouver son antériorité grâce à l’archéologie. La Tricca antique se situe sous la ville moderne de Trikala. Les vestiges archéologiques mis au jour restent modestes et ne permettent pas de localiser l’Asclépieion avec précision – les preuves attestant d’un culte rendu à Asclépios étant dispersées dans toute la ville63 –, mais confirment néanmoins l’existence d’un sanctuaire important dans la cité, dont l’influence, nous l’avons vu, fut assurément suprarégionale. Aucun document retrouvé in situ ne permet de confirmer l’ancienneté du culte, et seules des monnaies, datées entre 400 et 334 av. J.-C., représentant Asclépios au revers, apporteraient la preuve qu’il a été élevé au rang de divinité poliade dans la cité64. Aussi, pour comprendre l’apparition et le développement du culte divin d’Asclépios, plusieurs historiens se sont attachés à caractériser ce que l’on nomme communément la « personnalité » du dieu. E. J. et L. Edelstein considèrent en ce sens Asclépios comme un héros corporatif inventé par les praticiens pour personnifier leur idéal professionnel, sans lien avec une région déterminée, et par suite divinisé sous l’influence d’Épidaure65. Les éléments originaux de son culte et l’organisation de ses sanctuaires apportent des preuves qui permettent de contester l’image du héros « corporatif » et, au surplus, du dieu « patron ». D’autres ont voulu expliquer la déification du héros par le foudroiement, la punition originelle n’apparaissant alors plus comme un point final, mais comme le point de départ d’un avenir glorieux. M. L. R. Farnell par exemple défend l’idée qu’Asclépios fut primitivement une divinité chtonienne qui vit son statut dégradé à l’époque archaïque. Cette « hypothèse du dieu dégénéré »66 fut reprise par P. Lévèque et L. Séchan qui virent en Asclépios un « dieu chtonien résurgent […] [dont] certains passaient, notamment, pour avoir été foudroyés et ce foudroiement – “consécration immortalisante”, selon le concept primitif – fut parfois interprété dans la suite comme un châtiment du maître suprême, qui les 63 Cf. Riethmüller 2005, 93‑98, où l’on trouve un bilan complet des fouilles archéologiques, les références bibliographiques sur la question, ainsi que des plans de situation. Le manque d’informations à ce sujet s’explique par le fait que les prospections n’ont pas été possibles jusqu’à une date récente, par suite de l’urbanisation intensive. Les fouilles n’ont pu être réalisées qu’au gré des découvertes fortuites lors des chantiers de construction. 64 Cf. Holtzmann 1984, no 40 et no 52 avec la bibliographie antérieure. Au revers, Asclépios est représenté assis de profil en train d’offrir un oiseau comme nourriture à un serpent. 65 Edelstein – Edelstein 1998, II, 79 : « over a long period of history Asclepius, before being elevated to the dignity of a god, had held only the inferior rank of the hero, of a patron of physicians, a hero of artisans ». Leur argumentation est faussée car ils se fondent essentiellement sur les textes littéraires, et principalement sur des sources latines tardives. Ces textes ont été rédigés à une époque de développement du concept de dieux « patrons » : cf. Scheid 1998, 124 et 130. 66 Farnell 1921, 240.
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avait ainsi frappés en punition d’un pêché d’imprudence ou d’orgueil »67. Cette théorie du dieu chtonien résurgent a, depuis, été reconsidérée. Qu’en est-il de la thèse d’une immortalisation par le feu ? Il est vrai que l’on assiste régulièrement, chez les Anciens, au passage entre mortalité et immortalité. Il n’est pas rare que la mort, réelle ou feinte, soit une sorte de transition, de rite de passage indispensable pour accéder à une condition supérieure. Le feu est en outre considéré comme un vecteur d’élection, comme un promoteur à la vie immortelle68. Comme le souligne Ch. Delattre « A priori, immortalité et mortalité restent définies comme antinomiques, mais le passage de l’une à l’autre est possible […] pour un même personnage, qui acquiert l’immortalité »69. En ce qui concerne Asclépios, Pindare, Eschyle et Euripide ne mettent pas en scène l’écrasement d’un innocent, mais d’un coupable, et scellent, en conséquence, définitivement son sort. L’élaboration ultérieure de légendes d’autochtonie révélant la nature divine d’Asclépios répond quant à elle à d’autres ambitions; c’est pourquoi ces dernières passent sous silence cet épisode « négatif » du mythe. Il faut attendre l’époque romaine pour que l’apothéose d’Asclépios soit considérée comme la résultante du foudroiement ou comme une gratification accordée suite à ses mérites70. En définitive, la divinisation du héros n’apparaît pas comme une donnée centrale à même de fournir quelque explication : la limite entre héros et dieu est, d’une manière générale, restée assez fluctuante et ni la distinction entre les deux statuts ni le passage de l’un à l’autre n’ont de conséquences tangibles sur le plan cultuel71. Finalement, pour expliquer le succès de cette divinité arrivée tardivement dans le panthéon grec, ces chercheurs ont encore mis l’accent sur son « humanité ». Ils ont volontiers insisté sur l’image du dieu débonnaire répondant, par ses guérisons miraculeuses faites en dehors de toutes préoccupations morales et sociales, au nouvel idéal des Grecs72. Asclépios serait ce dieu qui répondrait à un besoin de contact plus personnel avec la divinité73, dans un temps – fin du ve-début du ive s. av. J.-C. – considéré comme la période de l’individualisme mal contenté par les dieux civiques74. Ces théories doivent, à notre avis, être réinterrogées. Le succès d’Asclépios ne s’explique ni par une « décadence » de la religion civique ni en fonction d’une centralisation nouvelle sur l’individu en quête d’un contact
67 Lévèque – Séchan 1990, 236. 68 Là-dessus, cf. Van Liefferinge 2000, 99‑119. 69 Delattre 2007, 487. 70 Cf. Edelstein 1998, I, T. 236‑256. 71 Cf. Rudhardt 1992, 133‑135 ; Benedum 1990, 213. 72 Edelstein 1998, I, 114. Ces auteurs défendent l’idée, qu’à partir de l’époque classique, seuls des dieux bienveillants étaient acceptables et que leurs manifestations de malveillance voire de haine n’étaient plus de mise. 73 Idem, p. 112. 74 Cf. Festugière 1972, 114‑128 ; Lévèque – Séchan 1990, 234‑235.
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plus étroit avec des dieux plus « humains ». Le besoin de divinités nouvelles ne peut en effet guère se mesurer que sur le plan de la communauté et non au niveau du simple individu. Nous ne saurons jamais pourquoi tel Grec, vivant au sein de sa collectivité, ressent, à un certain moment, un certain besoin et adopte en conséquence une dévotion nouvelle75. Le développement du culte d’Asclépios s’est fait parallèlement à l’essor de la médecine rationnelle et répondait, avant tout, aux besoins des malades en quête de guérison. Selon les individus, les lieux et les époques, les malades faisaient appel aux cultes guérisseurs et aux médecins, ces recours pouvant être simultanés ou successifs76. Il s’agissait de deux formes de médecine, certes fondées sur une conception de la maladie et sur des modes d’intervention fondamentalement différents, mais qui n’ont jamais été ressentis comme inconciliables et incompatibles par les Anciens77. Confronter les récits mythiques et la réalité cultuelle a mis en évidence le paradoxe autour de la question du foudroiement, entre punition et élection divine. Chez Pindare, Eschyle et Euripide, il a valeur de punition divine qui érige cet être d’exception en être d’abomination. Asclépios n’est pas la victime innocente d’un pouvoir discrétionnaire : il a inverti l’ordre du monde, ce qui constitue une faute suprême dont il paye le prix. Ces auteurs célèbrent l’ordre divin garanti par Zeus, où la force et la violence sont parfois nécessaires à l’établissement de cet ordre. Malgré tout, le destin d’Asclépios n’est pas définitivement fixé après son châtiment, puisqu’il est élevé au rang de divinité à Épidaure à partir de la deuxième moitié du vie s. av. J.-C., et peut-être même avant à Tricca, d’après Strabon. Si l’archéologie ne donne pas lieu à confirmer son témoignage, plusieurs indices – littéraires et épigraphiques – laissent néanmoins présumer l’antériorité de l’Asclé‑ pieion de Tricca et permettent au surplus de remettre en cause une diffusion du culte organisée autour d’un centre unique. C’est dans un contexte de rivalités entre les territoires, à partir du ive s. av. J.-C., qu’Épidaure s’applique, par différents moyens, à renforcer sa position et à éclipser les autres sanctuaires, Tricca en tête. Aussi, que ce soit un fait épidaurien ou thessalien, on a cherché à effacer définitivement la nature héroïque d’Asclépios et sa punition. C’est pourquoi aucune source littéraire antérieure à l’époque romaine n’associe la promotion du héros divinisé au foudroiement. Sous ce nom d’Asclépios se profilent ainsi des réalités différentes qui, loin d’énoncer ce qui s’apparente à un parcours, inscrivent au contraire cette figure
75 Aucun auteur ne décrit une relation intime avec Asclépios avant le sophiste Aelius Aristide dans ses Discours sacrés rédigés au iie s. apr. J.-C. Mais son témoignage ne nous informe pas sur ce que pouvait éprouver l’ensemble des fidèles. 76 Leur décision était guidée par différents facteurs : par des arguments financiers, pour augmenter leur chance de guérir, mais aussi devant l’impuissance des praticiens face à certaines maladies. 77 Là-dessus, cf. Nissen 2009, 215‑224.
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dans un dispositif complexe, faisant intervenir tout à la fois le mythe et le culte, et au sein duquel s’organise non pas une unité ou une hiérarchie, mais bien une image mouvante qui malmène les catégories dont nous nous servons habituellement pour mettre le monde des Anciens en ordre. Héros épique secondaire, être d’exception grâce à son excellence technique, héros déchu à cause de son hybris, divinité guérisseuse arrivée tardivement dans le panthéon hellénique, mais qui a su s’imposer jusqu’à la fin du ve s. apr. J.-C., Asclépios se joue des limites entre les catégories du héros et du théos. Devant cette prolifération, la lecture que nous avons proposée a mis en évidence, non pas un « système », mais bien plutôt des « cohérences successives ». Difficile donc de trouver une explication univoque au changement de statut d’Asclépios, tant son destin lui-même est réinscrit, au gré des époques et des lieux, dans de nouvelles configurations. Aussi, plus que dans la « personnalité » du dieu, qui se laisse beaucoup moins facilement appréhender que les études passées ne veulent bien le laisser entendre et pour autant que l’on puisse accepter cette notion78, c’est certainement dans le caractère original de son culte, qui répond à une demande précise d’individus souffrants en quête de guérison, qu’il faut principalement chercher les causes de sa réussite. Bibliographie Beaujeu, J. 1955 : La religion romaine à l’apogée de l’Empire. La politique religieuse des Antonins, Paris, Les Belles Lettres. Benedum, Ch. 1990 : « Asklepios. Der homerische Arzt und der Gott von Epidauros », RhM, 133, 210‑226. Beschi, L. 1982 : « Il rilievo di Telemachos ricompletato », AAA, 15, 85‑132. Blaise, F. 2003 : « L’expérience délirante de la raison divine : les Bacchantes d’Euripide », Méthodos : savoirs et textes, 3, Figures de l’irrationnel, 35‑60. Burford, A. 1969 : The Greek Temple Builders at Epidauros. A social and Economic Study of Building in the Asclepian Sanctuary during the 4th and 3rd cent bc, Liverpool. Delattre, Ch. 2007 : « ΉΜΙΘΕΟΣ en question : l’homme, le héros et le demidieu », REG, 120, 481‑510. Delattre, Ch. 2011 : « Les pouvoirs de Zeus », dans Guisard Ph., Laizé Chr. (dir.), Le pouvoir : diriger, commander, gouverner, Paris, Ellipses, 303‑318. Deshours, N. 1993 : « La légende et le culte de Messènè ou comment forger l’identité d’une cité », REG, 106, 39‑60. Deshours, N. 2008 : « Panthéon et identité civiques à Messène (de la fondation de la cité à l’époque impériale) », dans Grandjean C. (éd.), Le Péloponnèse
78 Rudhardt 1992, 85‑101.
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DES TAR ḪUNTS PLEIN LES CIEUX ET LES YEUX : DEUX COURTS RÉCITS Olivier Casabonne* Pour Anne-Claire Misme, René Lebrun, Jan Tavernier et Étienne Van Quickelberghe pour tous les membres de la Societas Anatolica. Emmanuel Laroche et Julien Ries in Memoriam
Zeus, Typhon et les soles meunières : mythologie, géomorphologie et hédonisme Il y a quelques années, je me rendais une fois de plus en Cilicie, accompagné d’une étudiante, Anne-Claire Misme, qui préparait un Master et souhaitait découvrir la région car s’y trouvaient des bas-reliefs publiés concernant son sujet. Après avoir quitté Adana, nous installâmes note camp de base à Kızkalezi (« le château de la jeune fille »), l’ancienne Korykos, arsenal et cité navarque au iiie siècle apr. J.-C., deuxième place forte de Cilicie Trachée, après ÉlaioussaSébastè (également cité navarque de l’empire romain), quand on vient de l’est, après avoir passé la rivière Lamos (hittite Lamiya) qui à l’époque hittite séparait le Kizzuwatna (Cilicie Plane, région de Tarse et Adana) du domaine royal hittite, le pays d’Ura, probablement l’actuelle Silifke ou dans ses alentours. Une fois installés, je proposai à ma chère camarade de périple d’aller d’abord visiter les gouffres du Paradis et de l’Enfer (« Cennet ve Cehennem » en turc), non loin de Korykos, dans les basses montagnes du Taurus cilicien, où plusieurs traditions classiques situent le combat de Zeus contre Typhon, ce serpent marin et chthonien, et qui reprennent un vieux mythe hourrite adopté et adapté par les Hittites dans lequel le grand dieu de l’orage Tešub vainc le monstre Ullikummi. Mais nous étions ici en milieu louvite où Tešub était appelé Tarḫunt Piḫassassi, « le vainqueur à la foudre ». Pour Hésiode (Théogonie 297‑307), c’est le pays des Arimes où siège la terrible Échidna, parèdre de Typhon, qui enfanta Chimère. En auto-stop, nous nous rendîmes sur les lieux, vîmes le gouffre de l’Enfer et nous enfonçâmes dans celui du Paradis. Ces gouffres ne sont rien d’autre que des effondrements, des dolines mais en plus majestueux, typiques d’un relief karstique : l’aven (puits naturel) s’effondre sous l’effet des rivières souterraines. Au-dessus de * Societas Anatolica. J’ai choisi de donner une bibliographie sélective à la fin de chaque note. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 31-40 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112398
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ces gouffres, touristes et locaux pendent à des arbrisseaux et autres arbres, dont des chênes verts, des fichus et des morceaux de plastique pour faire un vœu. C’est là, d’après le Livre XV de la Géographie de Strabon (XIV.5.6), descripteur des lieux, que poussait l’un des meilleurs et plus beaux safran au monde (connu). Aux 2/3 de la descente dans le gouffre du Paradis se trouve une vieille chapelle chrétienne, puis on pénètre dans la grotte. Ça glisse ! Au fin fond de la grotte, une petite résurgence et un bruit sourd. Nous collâmes nos oreilles contre la roche et entendîmes clairement le son d’un torrent sous-terrain, comme le rugissement d’un monstre. Le degré hydrographique était à son comble (90%) et, malgré la fraîcheur de la grotte, la moiteur montait en puissance. Non loin de là, une troisième grotte que nous visitâmes également, et dont les émanations sulfureuses sont bonnes pour les asthmatiques et les concrétions calcaires remarquables : la Grotte aux souhaits. Je dis alors à Anne-Claire Misme qu’il fallait sortir au plus vite. Nous repassâmes par la petite chapelle. Le ciel se couvrait et le tonnerre grondait. Il fallait faire vite pour redescendre sur la côte, à 3 km. À la surface de l’ensemble des gouffres et de la grotte, nous vîmes les restes du temple de Zeus Korykios, où Hermès était également adoré (notamment d’après l’anthroponymie), et l’inscription sur laquelle figure le nom du denier roi de Cappadoce, Archélaos, à qui le pouvoir romain avait fait don de cette partie de Cilicie (il avait son palais sur l’île – à l’époque – d’Élaioussa-Sébastè, toujours d’après Strabon XIV.5.7). Un charmant autochtone nous prit en stop, moyennant quelques livres turques, et je lui demandai de nous laisser à Narlıkuyu (« le village de la grenade », le fruit, bien sûr !), une petite crique à l’eau turquoise, entourée de restaurants de poissons mais réserve archéologique car, dans l’Antiquité, à l’époque romaine impériale, c’était le lieu de vacances de Poimanos, gouverneur, au ive siècle apr. J.-C., des « Îles sacrées » de Propontide, aussi les actuelles îles au Prince, dans la mer de Marmara, aux abords d’Istanbul. On peut admirer une belle mosaïque des trois Grâces ? J’y avais, parmi les tavernes, l’une de mes bases où le cuisinier savait me préparer des soles blondes meunières à point : huile d’olive, beurre et filet de citron. Après une anisette accompagnée d’olives, et avec une salade composée de tomate, concombre, oignon et fromage, c’est un vrai régal ! Mon amie me dit alors « Que faisons-nous là ? ». Le tonnerre grondait de plus en plus fort, et de lourds nuages, des cumulo-nimbus noirs, s’amoncelaient sur les montagnes du Taurus cilicien, au-dessus même de l’endroit des gouffres où nous nous trouvions peu de temps auparavant. Je lui répondis alors qu’elle allait assister à un combat, celui de Zeus, à savoir Tarḫunt, et de Typhon, dont on ignore le nom en louvite. La foudre tomba sur les monts escarpés et une pluie diluvienne vint avec, et des grêlons suivirent, faisant un bruit de mitrailleuse lourde sur la tôle qui nous servait d’abri, au bord de l’eau turquoise. Puis, tout s’arrêta soudainement. « ouf ! » me dit Anne-Claire. « Attends », lui dis-je. Les soles meunières arrivèrent et, à cet instant, le miracle se fit.
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D’un seul coup, en l’espace de quelques minutes, l’eau turquoise de Narlıkuyu devint rouge, comme un prodige. J’expliquais alors à mon amie que nous dégustions, assis, des soles meunières sur la principale résurgence du torrent sous-terrain dont elle avait entendu le grondement au fond du gouffre du Paradis. Je lui suggérais de mettre un pied dans cette eau : elle était froide, venant tout droit des abysses du Taurus, là où siégeait Typhon. La couleur rouge était le sang de ce monstre vaincu par Zeus/Tarḫunt Piḫassassi, avec l’aide du perfide Hermès (louvite Arma, le dieu-lune louvite ?) selon certaines traditions classiques. Mais surtout, j’expliquais que cette couleur rouge était due au fer et au manganèse que contient le calcaire taurique et qui avaient été transportés sous la terre, par érosion, jusqu’à la résurgence maritime (mentionnée par Strabon), phénomène naturel dans tout relief karstique côtier. Histoire et géographie, mythologie et géomorphologie se mélangeaient. Nous commandâmes alors des tranches de pommes saupoudrées de cannelle, enfilâmes nos maillots de bains, et allâmes nous baigner dans le sang de Typhon, sachant bien que, tout athées que nous étions (et je le suis encore), le dieu de la foudre nous protégeait ! Mais comme le pensait Jean Cocteau (en substance) : être athée, c’est avoir une grande notion du sacré. Bibliographie Casabonne, O. 2003 : « Note cilicienne 13. Typhonies et chimères : fragments de mythologie cilicienne », Anatolia Antiqua XI, 131‑133. Casabonne, O. 2004 : La Cilicie à l’époque achéménide, Paris. Chuvin, P. 1981 : Mythologie et géographie dionysiaques. Recherches sur l’œuvre de Nonnos de Panopolis, Clermond-Ferrand. Dafron, G. et Feissel, D. 1987 : Inscriptions de Cilicie, Paris. Misme, A.-Cl. 2008 : La représentation de la chasse dans l’empire perse : centre et périphérie, Mémoire de Master 2 inédit, Université de Strasbourg. Taşkıran, C. 1994 : Silifke (Seleucia on Calycadnos) and Environs, Ankara. Vian, F. 1960 : « Le mythe de Typhée et le problème de ses origines orientales », dans Éléments orientaux dans la religion grecque ancienne, Paris, 17‑37.
De la Normandie à l’Asie Mineure, et retour : héros et divinités à la masse. Sur la célèbre broderie de Bayeux, qui n’est pas une tapisserie comme on l’écrit trop souvent, figurent Guillaume « le Bâtard », qui deviendra « le Conquérant », Duc de Normandie, et son beau-frère Odon, Évêque de Bayeux, chargeant les Anglo-saxons du roi d’Angleterre Harold, en 1066, à Hastings. Guillaume et Odon sont armés d’une masse. Les deux chefs de l’armée normando-franque, à laquelle s’ajoutaient quelques Bretons (et peut-être des archers orientaux), sont
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armés d’une masse. À ma connaissance, ce détail n’a jamais été expliqué, même dans la sublime, hétérodoxe et convaincante thèse d’Andrew Bridgeford, qui semble prouver que la broderie fut commanditée non par Guillaume ou son demifrère mais par le Franc Eustache II, comte de Boulogne. Pour le sympathique journaliste britannique Stephen Clarke, si Odon manipule une masse, c’est parce que sa fonction d’Évêque lui interdit d’occire avec une lame ou une pique. Pourtant, Guillaume est pareillement armé. Pour Michel Pastoureau, la masse fait partie de l’armement des roturiers, que ne sont certainement pas Guillaume et Odon. Normands (d’origine danoise) et Francs étant des peuples germaniques, je me suis demandé s’il n’était pas intéressant de chercher du côté des Indo-Européens, et plus précisément en Asie Mineure. Là, justement, apparaissent des divinités tutélaires et protectrices dont l’arme est une masse, de l’époque hittite à l’époque romaine impériale. Une liste, sans doute non exhaustive, peut en être dressée (voir mon essai à paraître pour la bibliographie) : à Yazılıkaya, grand sanctuaire de centre de l’empire hittite, le grand dieu de l’Orage Tešub porte la masse ; à Komana du Pont, la masse est l’arme de la grande déesse du sanctuaire des lieux, Mâ ; dans la porte dite « de Cappadoce », au Kerkenes Dağ, furent retrouvés les fragments d’une statue de divinité tenant une masse, semblablement protectrice de la cité phrygienne vu son emplacement ; enfin, que dire de Kakasbos, le dieu-cavalier, parfois assimilé à Héraklès, dont il est pourtant distinct. Le premier est le principal dieu tutélaire des Pisidiens, mais aussi de certains Lyciens ; le second comme dieu ou héros passe pour le fondateur, et donc le protecteur de nombreuses cités ciliciennes. C’est vers l’une d’entre elles que mes yeux se sont tournés : Tarse. Baal *Kérantarîsa à Karatepe (Cilicie orientale), seigneur à la masse Dans la version phénicienne des inscriptions de Karatepe apparaît le dieu Baal KRNTRYŠ auquel correspond le louvite hiéroglyphique Tarḫunt, le dieu louvite de l’Orage. L’épiclèse phénicienne a été interprétée de diverses façons : Philip Schmitz les rappelle et propose une hypothèse savante. KRNTRŠ serait un emprunt au grec korunê « massue », *korunêtêrios « porteur de massue ». Il rapproche alors cette épiclèse de la représentation du dieu de l’Orage d’Alep, armé d’une massue, et évoque le « dieu frappant » (smiting god en anglais) tenant souvent le foudre ou la hache, simple ou double (bipenne), celle-ci n’ayant probablement rien à voir en Anatolie avec un emprunt au répertoire crétois minoen. En effet, il existe un laps de temps trop grand entre la bipenne minoenne et la double hache tenue par des dieux (Zeus Labraundos par exemple) en Asie Mineure à
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partir de l’époque classique. Nonobstant, l’idée d’un rapprochement entre la massue et la bipenne d’une part, et entre le premier élément de l’épiclèse, à avoir KRN, et le nom de la massue en grec d’autre part est séduisante. Je n’y vois cependant pas un emprunt au grec, et les arguments de Ph. Schmitz ne tiennent pas, surtout quand il évoque la présence grecque en Cilicie, importante pour l’auteur, très faible selon moi (voir déjà dans ma Cilicie), ce que confirme l’archéologie des âges du Bronze récent et du Fer ancien en Cilicie. Pour l’âge du Bronze en particulier, la Cilicie semble à l’écart des grands axes commerciaux entre le monde égéen et le Levant. Le 8e siècle avant J.-C. marque au contraire l’explosion, amorcée dès la seconde moitié du 9e, des emprunts grecs au répertoire culturel proche-oriental, et plus particulièrement anatolien. La transmission de l’alphabet en est le témoin le plus marquant, mais pas seulement. En fin d’article, Ph. Schmitz reste prudent en soulignant qu’une discussion sur des racines indo-européennes serait la bienvenue pour expliquer l’épiclèse KRNTRYŠ. Il y a un lien évident entre les mots grecs korunè « massue », korus « casque », keras « corne », les hittites kûrala « cerf », kara(uar/un) « tête, corne », Kurunta (anthroponyme théophore), Runta (théonyme, le dieu au cerf ). Tous sont en relation avec la racine indo-européenne *kr-(e)h2- « tête, corne ». Pour la massue, la forme de celle-ci, élargie à son extrémité formant tête, explique l’origine du mot en grec. Ainsi, le premier élément KRN peut parfaitement être la transcription phénicienne d’un titre que je rapprocherais volontiers du vieux norrois herjann, surnom du dieu Odin, pour lequel une comparaison avec les grecs koiranos, karanos, vieux-perse *karana « chef d’armée » est possible mais risquée. En effet, on considère généralement que ces derniers termes dérivent non pas de l’indo-européen *kr-(e)h2-, ce qui expliquerait le vieux norrois herjann, mais de *koryo/*koros « armée, guerre, guerrier », vieux-perse *kara, le suffixe organisé autour du -n-, indiquant la souveraineté, selon Pierre Chantraine, comme dans le latin dominus « maître ». Somme toute, un koiranos/karanos est un chef, quelqu’un qui est à la tête, avant d’être un militaire. Baal est, en sémitique, à la fois un théonyme et un titre, une fonction, « seigneur ». Le phénicien KRN, dérivé de *kr-(e)h2-, en serait donc l’équivalent. Ceci expliquerait pourquoi dans deux autres inscriptions de Cilicie et sur un vase sidonien l’épiclèse de Baal est réduite à KR, ce que mentionne Ph. Schmitz sans l’expliquer et pourtant parfait rendu sémitique de l’indo-européen *kr-(e)h2-. Dès lors, le deuxième élément de l’épiclèse de Karatepe, TRYS, pose problème : comme on l’a proposé, faut-il y voir une déformation du nom de Tarse, davantage issu du louvite que du sémitique qui, d’ordinaire, rend le nom de la cité en TRZ (Tarzi) ou biblique Tarshîsh, écrit *Tarîsa ou *Tariyas(a/i) « de Tarse/Tarsien » ? On peut aussi envisager une erreur de scribe ou des erreurs de scribes.
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Je ne suis pas Zsolt Simon quand il pense que le phénicien ‘WRK de l’inscription phénicienne de Hassan Beyli (dans l’Amanus cilicien), le Warikas louvite de Çineköy (dans la plaine d’Adana), l’Awarikas louvite de Karatepe (en Cilicie orientale) et le WRYK phénicien du Cebel Ires Dağ (dans les montagnes frontalières de Cilicie Trachée et de Pamphylie) représentent différents rois de Cilicie. Un seul nom pouvait être écrit de différentes manières en louvite hiéroglyphique et encore plus retranscrit en phénicien de façons différentes. Je rappelle qu’aucune de ces inscriptions ne possède de contexte archéologique bien daté. Il n’y a rien à Hassan Beyli, à Çineköy et quelques vestiges d’époque romaine au Cebel Ires Dağ. Même Karatepe n’a fait l’objet de fouilles sérieuses malgré l’importance du site : aucune stratigraphie, aucune céramique, mais que de la reconstitution, des études artistiques et paléographiques hasardeuses. Pour moi, tous ces noms renvoient à un seul et puissant roi de Cilicie au 8e siècle avant J.-C., ayant pu régner jusqu’au début du 7e : l’Urikki des textes assyriens. Voir son nom mentionné dans les lointaines montagnes de Cilicie Trachée, dans le Cebel Ires Dağ, n’a rien d’étonnant quand on se rappelle les liens entre la Pamphylie et la Cilicie Plane, comme je les ai rappelés dans ma Cilicie. Awarikas/Warikas aurait pu être mis un temps sous tutelle car trop jeune, et on peut dès lors songer à Azatiwata de Karatepe qui se vante d’avoir étendu à l’Ouest le domaine de Mukasas/Mopsos. Et, c’est bien en Pamphylie que nous retrouvons Mopsos et une Azitiwata : Aspendos. Et puis, le phénicien KRN se trouve bien dans le KR de trois autres inscriptions, comme signalé ci-dessus. Partant, il faudrait voir dans Baal KRNTRYŠ, le « Seigneur Tête/Massue de Tarse », le patron de Tarse, c’est-à-dire Sanda (= Héraclès/Nergal/Melqart/ Bellérophon/Persée), dieu tutélaire car fondateur de la cité – sur un monnayage tarsien de Macrin, Héraklès, dans une posture très dionysiaque, est qualifié de ktistès en légende grecque « fondateur » – que l’on trouve à la période achéménide avec sa massue ou une bipenne, parfois aux époques hellénistique et romaine debout sur un monstre cornu. Son sanctuaire joue un rôle central et fondamental dans la région, comme en témoigne les émissions monétaires d’époque achéménide. À Tarse, le lieu-dit Donuktaş, que dynamita Victor Langlois au 19e siècle, croyant qu’il s’agissait du tombeau de Sardanapale (Arrien, Anab. II.5.3) !, est peut-être le temple de Sanda. Son soubassement indique qu’il fut le plus grand temple de type gréco-romain, connu, de toute la péninsule micrasiatique. Le problème est qu’au phénicien Baal KRNTRYŠ ou KR équivaut le louvite Tarḫunt que l’on retrouverait trônant avec sceptre et épi, mais sans masse, sur les monnaies tarsiennes d’époque achéménide. De plus, Tarḫunt est l’équivalent en grec du Zeus à la foudre. Enfin, ni Tarhunt, ni Zeus n’apparaissent comme les fondateurs-protecteurs de Tarse, au contraire de leur progéniture : Sanda pour l’un, Héraklès pour l’autre. Comme dans le cas de Tyr avec Melqart, Sanda/Héraklès a pu supplanter Tarḫunt/Baal. Melqart tyrien apparaît bien parmi les premières émissions monétaires tarsiennes.
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La masse est donc bien l’arme des divinités et héros tutélaires dans l’Asie Mineure louvito-hittite indo-européenne. Il n’est donc pas étrange de la voir dans les mains de Guillaume et Odon, Duc et Évêque de Normandie, créateur à Hastings, en 1066, d’une nouvelle dynastie d’Angleterre. God save the Duke !
Fig. 1. Carte de la Cilicie
Fig. 2. La zone des gouffres : de gauche à droite : la Grotte aux souhaits, le gouffre du Paradis, le gouffre de l’Enfer (d’après Taskiran, voir bibliographie)
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Fig. 3. Vue aérienne des gouffres de l’Enfer (en bas) et du Paradis (en haut). (L’auteur est indiqué sur la photo)
Fig. 4. Doline
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Fig 5. Exemple de relief et circulation karstiques
Fig. 6. La divinité à la masse du Kerkenes Dağ, l’ancienne Ptéria (avec l’autorisation de G. Summers)
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FONCTIONS DU DIEU DE L’ORAGE, HYPOSTASES ET CULTES LOCAUX EN ANATOLIE MÉRIDIONALE AU Ier MILLÉNAIRE AV. J.-C. : DIEU-TAUREAU PUISSANT ET FERTILE ET DIEU-CHEVAL DE L’ÉCLAIR ? Éric Raimond L’étymologie du théonyme louvite Tarḫu(wa)nt « le Conquérant » peut être rapprochée du thème verbal nésite tarḫ- « conquérir, surpasser » et dériver d’une épithète indoeuropéenne *tṛh2w-ent « conquérant »1. Il pourrait s’agir initialement d’une épiclèse qui se serait substituée au théonyme original. La genèse de l’Empire hittite, né à partir des conquêtes de ses souverains, d’une part, celle des royaumes louvites, en particulier celle de l’Arzawa, d’autre part, peuvent accréditer une telle hypothèse. Le nom divin est également attesté au Ier millénaire av. J.C. dans l’épigraphie louvite hiéroglyphique2, puis dans différents états résiduels du louvite comme le lycien A (Trqqas) ou B (Trqqiz)3 et dans l’onomastique gréco-asianique, en particulier l’anthroponyme théophore Τροκονδας4. La place du dieu de l’Orage dans les panthéons locaux Le panthéon impérial hittite, qui reflète en grande partie les panthéons locaux, fait figurer le dieu de l’Orage parmi les divinités de la première catégorie, juste avant ou après la divinité solaire ou une déesse Mère ou une déesse Reine locales5. Manfred Hutter6 considère que le rang hiérarchique du dieu de l’Orage au sein du panthéon louvite est faiblement documenté en l’absence de la liste des dieux garants des traités entre l’Arzawa et le Hatti dans les textes du IId millénaire. Nous ne disposerions que du Traité entre Alaksandu de Wilusa et Muwatalli II, qui place le dieu de l’Orage de l’armée à la première place du panthéon wilusien (troyen)7. Hutter mentionne aussi deux autres hypostases qui auraient eu une 1 Oettinger 2001, 474 ; Starke 1990, 136 sqq. Plus récemment, Woodhouse 2012, 237‑238, qui a révoqué la théorie de Kloekhorst, défendant l’idée que la signification de ce thème verbal ne serait pas « surpasser » mais « passer à travers ». 2 Savas 1998, 47‑63. 3 Laroche 1980, 3 ; LL, 72 et 118 ; Keen 1998, 201 sq. avec réf. 4 Houwink ten Cate 1961, 125‑128 avec réf ; Zgusta 1964 §§1512 et 1603. 5 Lebrun 2015a, 117. 6 Hutter 2003, 221. 7 KUB 21.1+iv 26. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 41-56 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112399
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place éminente dans le panthéon officiel de l’Empire hittite : le dieu de l’Orage de l’Arzawa mentionné dans les prières contre la peste de Mursili II8 et celui de Kuwaliya dans un texte relatif à une fête de l’époque de Hattusili III9. Cette lecture me paraît fort restrictive. On ne peut en effet guère réduire la personnalité du dieu de l’Orage louvite à ses hypostases arzawienne, wilusienne ou kuwaliyenne. En outre, il paraît fort périlleux de s’essayer à extraire complètement le dieu louvite du panthéon impérial hittite, notamment après la restauration de Hattusa sous Hattusili III. À ce moment-là le clergé est en grande partie issu des milieux hourrite et louvite du Kizzuwatna. Par ailleurs, le monde louvite ne se limite pas au grand royaume de l’Arzawa et à la partie occidentale du Kizzawatna, il faut également considérer notamment les pays Lukka10, dont les limites ne sont pas clairement établies et ont vraisemblablement fluctué au cours des IIe et Ier millénaires av. J.-C. En effet, si l’on s’entend généralement sur un vaste ensemble comprenant une partie au moins de la Carie, la Lycie et la Pisidie jusqu’au Kestros, on doit néanmoins accorder une place à la mikra Lykia située en Troade et aux Lykaoniens, dont le nom même renvoie aux Lukkawani, c’est-à-dire aux habitants des pays Lukka. Ainsi, le panthéon de Lusna (Lystres) à l’époque gréco-asianique devrait alors être sans doute considéré comme un panthéon louvite. Sur la base de la documentation cunéiforme, hiéroglyphique, des langues épichoriques du premier millénaire, on peut alors dégager la place du dieu de l’Orage au sein des panthéons locaux à la manière du tableau suivant, qu’on pourrait encore enrichir de la documentation gréco-asianique :11 Lieu de culte 1ère divinité
2e divinité
Autres divinités
Référence
Datation
Wilusa
Dieu de l’Orage de l’armée
---
Appaliuna (?) KUB 21.1+iv 26
xiiie siècle av. J.-C.
Cekke (près d’Alep)
Dieu de l’Orage du Ciel
Karhuha
DEUS BONUS DEUS Isaha Arma Tiwat
Cekke Vo 1111
viiie siècle av. J.-C.
8 KUB 14.13 i 16. 9 Hutter 2003, 221. 10 Cf. spec. Raimond 2004b ; Gander 2010 ; Lebrun 2015b, 41, qui considère que le Lukka fait partie du royaume de l’Arzawa. 11 Barnett 1948, 132‑136 ; Meriggi 1967, 28, frg. 32 ; Laroche 1955, 6 ; Lebrun 1993, 15 ; Raimond 2009, 221.
Fonctions du dieu de l’Orage
Lieu de culte 1ère divinité
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2e divinité
Autres divinités
Référence
Datation
Kubaba Arma Tiwat
Karkemis A4a+A18d212
viiie siècle av. J.-C.
TL 80
ive siècle av. J.-C.
TL 26
ive siècle av. J.-C.
Kargemiš
Tarhunt du Ciel
Karhuha
Antiphellos13
Trqqas
Maliya
Tlôs14
Trqqas
2e divinité ou hypostase du dieu de l’Orage
La Mère divine du sanctuaire
Ces quelques exemples témoignent de la place éminente du dieu de l’Orage au sein de plusieurs panthéons locaux de l’Anatolie louvite, en des secteurs géographiques disparates, de la Troie (Wilusa) occidentale à Karkemiš à l’Est, en passant par la Lycie au Sud.12 13 14 Hypostases fonctionnelles et lien avec le Taureau Des épiclèses fonctionnelles associent le dieu à des vertus de puissance ou de force : muwattalla/i- (sumérogramme NIR.GÁL)15, dont on retrouve le thème dans le nom royal hittite de Muwatalli. La nature même de l’orage et de ses manifestations explique logiquement ces attributs, le déchaînement de la foudre et des éclairs suggère une manifestation surnaturelle de nature à frapper les corps et les esprits. On imagine alors sans mal que celui qui reçoit les faveurs du dieu se voit ainsi conférer une suprématie dans les batailles. Les inscriptions en louvite hiéroglyphique du Ier millénaire av. J.-C. insistent particulièrement sur cette idée de puissance du dieu de l’Orage16. Cette puissance peut s’exercer pour courir au-devant du Grand-Roi et lui apporter la victoire17, pour être secourable (dU warraḫitaššaš) ou pour punir les manquements à son service cultuel18 ou détruire des ennemis.
12 Meriggi 1967, 162 ; Lebrun 1993, 15 ; Raimond 2009, 221. 13 Raimond 2009, 222 ; Lebrun & Raimond 2015, 91. 14 Raimond 2004a et 2009, 222 ; Raimond & Vismara 2007 ; Lebrun & Raimond 2015, 91. 15 Starke 1990, 173 sq. 16 Kɩzɩldağ 2 = Hawkins 2000, 438 ; Karkamiš A4b, §4 = Hawkins 2000, 80. 17 Topada §17 = Hawkins 2000, 453. Cf. Hutter 2001, 175. 18 Starke 1990, 478, avec réf.
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Selon Manfred Hutter19, l’iconographie du dieu de l’Orage louvite diffère de son homologue hourrite Tešub, dont le char est tiré par des taureaux. Le dieu louvite serait davantage associé aux chevaux, sans doute parce que, pense Volkert Haas20, la Cappadoce et l’Anatolie du Sud-Est connaissent davantage cet animal. Hutter suggère un héritage indoeuropéen, partagé avec les Aryens du Mitanni. Si l’association du dieu de l’Orage avec le cheval est bien une spécificité louvite, dont on peut voir des prolongements dans la seconde partie du Ier millénaire à travers l’iconographie de Pégase, je reste réservé sur l’hypothèse d’un héritage indoeuropéen. Le successeur lycien de Tarḫunt semble avoir au contraire été associé au taureau, peut-être précisément en raison du contexte montagneux, cependant que la figure divine liée au taureau serait d’origine hourrite. Un éventuel rayonnement de la culture hourrite jusqu’en Lycie repose sur des bases assez fragiles et contestées, telles l’identification de Hñta au dieu hourrite Santa par H. C. Melchert21 ou, plus anciennement, la lecture de G. Neumann de Xba, séquence en laquelle il reconnaissait la déesse hourrite Hébat plutôt que le dieu-fleuve hittite Hapa22. L’épigraphie épichorique mentionne des magistratures religieuses uwehi, vraisemblablement à mettre en relation avec le culte de Trqqas, comme le suggère, par exemple le règlement cultuel TL 26, qui prescrit des sacrifices annuels de trois ou trente bœufs au dieu de l’Orage local (Trqqñti : wawã : trisñni :).23 EPIL23
TL
Sacerdoce
3
30
axãti : u{z}[wehi] ? ?
7
23
ax[u]ti [uwehi ?]
8
22
hrixttbili mahanahi uwehi
9
29.3
axuti : uwehi
9
29.4
ite˜ne : uwehi
Cette connexion entre le dieu de l’Orage et le taureau renvoie certes à la robustesse et à la puissance de l’animal mais aussi peut-être aux travaux agricoles et à la fertilisation des terres. L’Orage est associé à la pluie fécondante et le taureau au soc ou à la charrue, aux labours. Au Tabal et à Tuwana, Tarḫunt est ainsi, au viiie siècle avant J.-C., un dieu de la fertilité, du grain et du vin24. Il en est de même 19 Hutter dans Melchert 2003, 222 sq. 20 Haas 1994, 88. 21 Melchert 2002. 22 Neumann 1974, 128 suivi par LL3, 82 contra Lebrun 1987a, 153. Cf. Raimond 2009, 212. 23 EPIL = Raimond 2004a. 24 Hutter dans Melchert 2003, 224, avec réf.
Fonctions du dieu de l’Orage
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sur les reliefs de Bor et d’Ivriz, en lesquels on a parfois envisagé une influence ougaritaine25. (cf. El, Ba‘al)26. À l’époque gréco-asianique, une figure comparable à ce Tarḫunt de Bor et d’Ivriz semble avoir reçu l’habillage hellénique d’Arès. La connexion entre Arès et le taureau se manifeste à Oinoanda à travers l’épiclèse de Tauropoleitès27. Dans la pamphylienne Pednelissos, Evênos, prêtre d’Arès, a fait construire un taurobolion28, perpétuant ainsi cette relation entre le dieu et l’animal à travers cette structure liée à des pratiques cultuelles connues notamment dans les rites mithraïques ou de la Déesse Mère, de Cybèle ou d’Artémis. Mais c’est surtout l’autel consacré à Arès Kiddeudas29, par les Legeitai et Skôdès fils de Molésis, retrouvé à Dibekbucagı (Pisidie), qui montre, par différents éléments iconographiques, le lien du dieu avec l’animal (tête de taureau à cornes recourbées) et une fonction fécondante (corne d’abondance, grappe de raisin). Si l’association du Tarḫunt louvite au taureau paraît assez bien affirmée dans la documentation du Ier millénaire av. J.-C. et suggère ainsi que cette relation n’était donc pas nécessairement une spécificité hourrite, ainsi que l’a avancé Manfred Hutter, il n’en reste pas moins que l’association du dieu de l’Orage et du cheval peut être également dégagée, à l’instar de bien d’autres divinités de l’Orage, comme le Bâal cananéen « chevaucheur des nuées »30 et dont Elie se fait l’antithèse dans le Livre des Rois (2R2)31, en en reprenant les attributs, ou même Poséidon, traditionnellement associé au cheval avant de l’être également au taureau dans sa version crétoise32. Le dieu de l’Orage montant sur son champ est également l’objet de représentations à Emar33. Cette association du dieu au cheval est alors sans doute liée au caractère victorieux et, plus symboliquement, peut-être à l’énergie cinétique déployée par la foudre. Le dieu de la foudre, Pégase et le lien avec le cheval Au sein du panthéon hittite, Tarḫunt Piḫassassi jouit d’une importance considérable à partir du règne de Muwatalli II, dont il est le dieu personnel. Or,
25 Lebrun 1987b, 28‑29. 26 Cf. également l’inscription de Karkémish retrouvée récemment dans Hawkins – Tosun – Akdoğan 2013. 27 Heberdey & Kalinka 1896, 53‑56, 76 (Robert 1983, 572) : rocher brut (62 × 40 cm). 28 SEG 2.727. 29 SEG 33.1159. Robert 1983, 580‑583. 30 Voir aussi Habaquq 3.8 : combat de Baal, monté sur ses chevaux et ses chars de victoire, contre Yam. Cf. Römer 2014, Chap. 2. 31 Cf. Lajoye 2015, 135. 32 Cf. Elleboode 2011, Chap. 8. 33 Cf. Beyer 2001, 264‑265.
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Manfred Hutter34 a rapproché cette épiclèse de la figure zoomorphe de Pégase, telle qu’elle est décrite dans la Théogonie d’Hésiode. Dans le traité entre le Grand Roi et Alaksandu de Wilusa, il est cité après le dieu Soleil du Ciel et la déesse Soleil d’Arinna35 ; à la fin du document, il garde, avec les dieux du Hatti et du Wilusa, Alaksandu et sa famille36. On célèbre le dieu à l’occasion des 18e et 19e jours de la fête AN.TAḪ.SUM, en lien avec la déesse Soleil d’Arinna37. Bien que ces attestations cultuelles soient issues des archives de Hattusa, le dieu appartient cependant au panthéon louvite. Il apparaît dans un fragment d’inventaire cultuel hourro-louvite38 ; dans un fragment d’Urḫi-Tesub, il est mentionné à la place attendue d’une divinité louvite et s’inscrit dans la sphère géographique louvite39 ; dans le traité de Kurunta, il est notamment lié au royaume du Tarḫuntassa40. Du point de vue étymologique, l’épiclèse Piḫassassa/i- paraît être un adjectif de relation, construit à partir de l’adjectif substantivé *piḫassa/i-, lui même issu d’un nom *piḫa/i- « éclair »41. Ainsi, le lycien pihesi pourrait dériver de l’adjectif louvite *piḫassa/i-, ou bien représenter la forme réduite (ou l’haplographie) d’un adjectif de relation *pihesehi directement issu de l’épiclèse louvite Piḫassassa/i-. Pégase est, dans la Théogonie42, enfanté par la Gorgone Méduse, suggérant qu’il peut être considéré comme une divinité non-grecque43. Surtout, il porte l’éclair et le tonnerre. Dans un fragment du Bellérophon d’Euripide, il tire le char de Zeus et porte l’éclair, tout comme, dans le rituel d’Uḫḫamuwa d’Arzawa contre la peste, des chevaux tirent le char du dieu de l’Orage44. La famille de Pégase consolide cette connexion entre le cheval ailé et l’éclair : son frère Chrysaôr peut être considéré comme un « Blitzgott »45, de même que son père Poséidon46. Le nom même de Pégase se décompose en un radical phg- issu d’un étymon louvite *piḫa-47 et d’un suffixe -ασος, dérivé d’un élément -aza- / ou -as(s)a- lié à l’anthroponymie anatolienne48. L’onomastique lycienne donne plusieurs exemples de 34 Cf. Hutter 1995, 83 ; Hutter dans Melchert 2003, 223 et 269‑270. 35 KUB XXI 1 + Dupplicat. 36 KUB XXI 1 + IV 1 sq. 37 KBo X 20 III 4‑8. cf. Hutter 1995, 84. 38 KUB XXVII 1, Ro. 2‑7. 39 KUB LIV, 70, Ro. 6‑10 ; cf. Hutter 1995, 85. 40 Cf. Hutter 1995, 86, avec réf. 41 D’après H. C. Melchert cité par Hutter 1995, 86‑87. 42 Hésiode, Théogonie, 280‑286. 43 Hutter 1995, 91. 44 Hésiode, Théogonie, 286 ; Euripide, Bellérophon, frg. cité par Hutter 1995, 91, avec réf. ; rituel d’Uḫḫamuwa : KUB IX, 31, II, 61 – II, 7 ; HT, 1, II, 34‑41 ; cf. Hutter 1995, 95, avec réf. 45 Hutter 1995, 91‑92. 46 L’épiclèse de χρυσοτραίνος « au trident d’or » (Arion, Hymnes, I, 2) rappellerait que le trident de Poséidon avait primitivement la forme d’un éclair (Malten 1925, 153, n. 9). 47 Bossert 1952‑1953, 333‑334. 48 Malten 1925, 150‑151.
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noms forgés à partir de cette racine asianique : Pixm ˜ ma, Pigesere / Pixesere, dans les inscriptions épichoriques ; Πιγομας, Πιγεσαρμας, Πειγασις dans l’épigraphie grecque49. On peut ainsi considérer le Pégase hésiodique comme une interpretatio graeca d’une tradition louvite ; le cheval ailé, porteur de l’éclair de Zeus peut alors être rapproché du dieu de l’Orage Piḫassassi adoré aux IIe et Ier millénaires av. J.C. Selon M. Hutter50, il ne serait pas seulement le souvenir d’un dieu de l’Orage, mais l’adaptation concrète du « dieu de l’Orage de l’éclair » construite dans le contexte lycien de la geste de Bellérophon. Il est vrai que l’iconographie de Pégase, en lequel Hutter a vu l’interpretatio hésiodique de Tarḫunt Piḫassassi, le dieu de l’Orage de la foudre, est présente en Carie51 et en Lycie52. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le prêtre (kumaza) de Trqqas se-Pihesi soit bel et bien celui du dieu de l’Orage louvite de la foudre. Pour autant, il me paraît difficile de considérer que cet éventuel dieu de la foudre serait le dieu de l’Orage louvite. C’est pourquoi il me semble préférable de s’en tenir à l’explication de Volkert Haas et de considérer que l’association de la divinité à un animal sacré repose davantage sur des spécificités géographiques que sur des causes ethno-culturelles. L’inscription bilingue gréco-lycienne d’Isinda53 constitue à cet égard un important témoignage d’un éventuel culte du Tarḫunt Piḫassassi en Lycie (TL 65) : 1 [………………….] 2 […….]h[……….]d. 3 [..]il […]it[..]tuwete : uwe..e…i : 4 ije…in.it…tase : se=ñn…. 5 …rp. : ..t.ha :.ezatadru : d… 6 …uppa.. : se hublehi : se..ti : a : de.. 7 .ãnãi : se tm ˜ peri : se : pttuh. :a itehi : dd 8 ..u…rbbahe ti=(i)je : pttule : teli xe. 9 ..i : .i…i… : itazi=ti : adai : k.. 10 …s…me.ne : a : itazi : me.eli.. 11 ……mi=tisñ : trbbeli : 12 …e…kumezeini : teteri : 13 …. tuw..i : ..xezixene : uw.di : 14 …edi : u.aziti : up°.e…i : …mi : m.
49 Pixm ˜ma (TL 116, 1), Pigesere (N 320, 1‑2) / Pixesere (TL 45, 1) = Pixôdaros ; cf. KP, 27‑29 ; Houwink ten Cate 1961, 156 ; Hutter 1995, 93 et n. 54. 50 Hutter 1995, 94. 51 Laumonier 1958, sv. Pégase. 52 Malten 1925, 155 et fig. 63. – Naissance miraculeuse de Pégase et de Chrysaôr : Mellink 1998, 53 ; Metzger dans Metzger & Moret 1999, 305‑309, avec recensement des réprésentations de Chrysaôr seul, de Pégase seul, de Pégase et de Chrysaôr de part et d’autre de la Gorgone. 53 TAM, I, 65, deux fac-similé : celui de Heberdey de 1896 et celui de Kalinka (TL, 65).
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15 …e..iti : se uhe : xezixahe : teteri 16 ……ara : mla : kebeija : iti : urubi : wa 17 ……esehi : za : astti : xezixa : se 18 ….e .eteiti : mm ˜ êti : teteri : iz 19 …t.. : e˜o : trqqñti : se [q]la(j)=ebi : ddewe20 [zehi] se trm ˜ ilije : .uwe.ile : xezixahe 21 …… : e˜o : kumeze : iti : teteri : isñt[a] 22 ….rekmõma : tahñ : ne=we=me=i : kumaza 23 ….se pihesi : me=i ne httemi : tr.. 24 …. : se qlahi : ebijehi : ddewezehi 25 …sehi : trm ˜ mili esehi
Elle fait connaître plusieurs divinités épichoriques et mentionne une épiclèse possible du dieu de l’Orage. Le texte a été gravé, au ive ou au iiie siècles av. J.-C54, sur un pilier de calcaire, situé dans la partie méridionale de l’acropole de la ville. Le début du texte, très mutilé, n’est pas compréhensible55 (l. 7 et 8). On trouve ensuite deux mentions possibles de Ptolémée56. (l. 8) Puis il est question d’un achat (ije)57, vraisemblablement d’un certain Xeziga (comme l. 13), un nom rappelant 54 Datation du texte : l’examen paléographique est peu concluant. À partir des fac-similés proposés par les TAM et la nomenclature de datation par la graphie fixée par E. Laroche (1979, 55), on pense à une gravure datable d’entre 380 av. J.-C. et l’avènement de Pixodaros en 358 av. J.-C. : la forme du a ne peut pas vraiment se raccrocher à un modèle précis, mais le p peut être rapproché des inscriptions d’Arbinas (380 av. J.-C.), le n, plus difficile à caractériser, n’appartient en tout cas pas au modèle postérieur à 334‑330 av. J.-C. de TL 29, Le x est postérieur à la forme de TL 44 (400 av. J.-C.) mais antérieur au modèle de TL 29 et diffère de celui du sarcophage de Payawa (360 av. J.-C.). D’autre part, le Xeziga mentionné plusieurs fois dans ce texte pourrait être identifié à un des Xeziga de la dynastie kuprllide de Xanthos : le fondateur Kheziga/Kassikas, qui règne aux environs de 526/525 ou son fils cadet (cf. Keen 1998, 221). 55 L. 3 : tuwete : 3e pers. sing. prétérit de tuwe- « ériger, mettre en place » employé pour les monuments : stèles, statues, temples, etc. (Laroche 1967, 57 ; LL3, 74) ; lectures alternatives : uwe-[te] : uwe (LL2, 82) : 1) préverbe de sens incertain mais à différencier de la conjonction-particule -we (LL2, 85) ; 2) « dependent, fosterling » (LL2 85 contra Melchert, IF, 91, 114 sq.) ; 3) uwe[h]e : dat.-loc. plur. (TL 44b 15), radical de l’adjectif de relation de wawa-/uwa- « vache, bovin », dont la désinence serait dans la lacune. – L. 6 : [---]uppa[---] : en admettant que l’on ait le début du mot au moins et moyennant la gémination du /-p-/. : 1) variante du verbe lyc. ube- « offrir, dédier » < louv. upa- « apporter » (DLL 101) : verbe employé dans les dédicaces d’objets ou d’ex-votos, à distinguer de tuwe- (Laroche 1967, 56‑57) ; 2) forme proche de upahi (TL 26.12) « supérieur » (Lebrun comm. pers.). – L. 7 : tm̃ peri : « donateur ? » (StoltenbergGiessen 1955, 88) ou anthroponyme ? (LL3, 105, GL 369). 56 pttuh[..]a : anthroponyme ? (GL 289) peut-être à rapprocher de Pttule (l. 8) « Ptolémée » (cf. TL 35 : IIII uhi cñtawati pttule[---] « l’An IV (du) roi Ptolé[mée] » cf. Laroche 1979, 56 contra Bryce 1986, 49‑50) ; ou bien : Pttuh < *Pttu (théophore d’origine égyptienne à rapprocher du dieu Ptah ?) sur le modèle Arppaxuh < Arppaxu (TL 44a 1), Pttuh[e] < Pttu à l’instar de m̃ parahe < (Arttum̃ para (TL 104b 3), ou même Pttuh[.c]a comme Epñxuxa (TL 127, 1) ; pour le génitif singulier des substantifs cf. Laroche 1960, 158, Neumann 1969, 383‑384 et 1970, 61 – itehi : « caissier » (Stoltenberg-Giessen 1955, 77 d’après le contexte de TL 44b 25 avec dat.-loc. itehe), adjectif de relation d’ite « fédéral » ou « contractuel » (GL 156 ; LL3, 29). 57 L. 8 : [q]rbbahe = Lyc. B qrbbli (TL 44d.1.2.3.26 et 55.4) « de Korba » ; « somptueux, magnifique » (Stoltenberg-Giessen 1955, 85), ou [t]rbbahe à rapprocher de trbbeli « substitut ? » (comme l. 11)
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deux personnages de la dynastie kuprllide de Xanthos. Un « substitut » (trbbeli)58, peut-être un officier lagide, apparaît ensuite (l. 11), un peu avant un sacrifice public (l. 12)59, peut-être des vœux60, et à nouveau Xeziga (l. 13)61. Après une ligne lacunaire (l. 14), suit une phrase inintelligible62 (l. 15), où il est fait mention d’ « années » (uhe), de Xeziga et de la « ville » (teteri), (l. 16)63 peut-être d’un monument (urubi). On peut penser ici au sacrifice régulier (l. 13) d’un bœuf (l. 16‑17), célébré par la ville (l. 12 et 15 : teteri) durant les années de Xeziga. ---. (l. 17) On peut ensuite traduire quelques bribes des passages suivants : « avec lequel Xeziga a refait cela et64 --- (l. 18‑19) excepté la ville d’Is[inda]65 --- (l. 19‑20) à Trqqas de ce sanctuaire de Ddeweze66 et de Termis, un bœuf, de (la part de) Xeziga --- (l. 21) la ville d’Isinda sacrifiera67 --- passage obscur68 --- (l. 22‑25) le prêtre de Trqqas Pihesi, qu’il soit responsable devant Trqqas Pihesi de ce sanctuaire de Ddeweze, d’Isinda et des Termiles --- »69 (l. 30‑31) Le texte grec donne ensuite les éléments – tije = ti-(i)je ? (LL2, 75) – ije- « acheter » < louv. hiér. iyasa- (Melchert 1989, 42 et LL2, 31) ou -ije « là » < nésite (ap)iya (LL2, 31) – teli : « où » (Carruba 1978, 177) – L. 9 : itazi (+ particule -ti) : nomin. sing. ou plur. de itaze/i (LL2, 32), « zahlen » (Stoltenberg-Giessen 1955, 77), « trésor » ou « trésorier » (LL3, 29 ; GL 155). – L. 11 : mitisñ : peut-être à rapprocher du louv. miti (DLL 71 et CLL 18) « serviteur ? » (Lebrun comm. pers.) ou bien lire mi-tisñ :particulier –mi- (GL 214) et tisñ : accusatif singulier de tise « quelqu’un/quelque chose » (LL3, 67 ; GL 365). 58 trbbeli = louv. tarpali (Lebrun comm. pers.) : « substitut » (DLL 93 ; cf. TL 55, 7 ; GL 370‑371) contra « hostile » (LL3, 69). 59 kumezeini : teteri « pour que la ville sacrifie » ; kumezeini = kumezeine : inf. du dénominatif kumez(e) i- « sacrifier » (Laroche 1979, 109). 60 tuw[eh]i adj. de relation de tuwi : « honneur, dédicace » (TL 44c.50 et d.34), tuwiz (TL 44d.70) « voeux, serments » (Meriggi 1978, 44), on peut songer à un adjectif de relation ; autre restitution tuw[et]i. 61 Xezixene : forme à rapprocher de Xeziga (LL2, 112) – uw[a]di : abl.-instr. de wawa- / uwa-, (cf. N 320, 27‑28). 62 Laroche 1979, 103‑104 et n. 9 ; uhe : dat. plur. de uhi « année » < louv. ussi- – Xezixahe : gén. de Xeziga. 63 L. 16‑17 : wa[wa ---], ou wa[wadr---], « bœuf », victime de sacrifice ; wa[saza ---] « profession » (Laroche 1967, 62) ; Wa[zzis(e) ---]. 64 esehi : adjectif relatif < ese- / asa- (LL2, 20‑21) « avec lequel » – za, qu’il faut isoler de astti, nomin. sing. du démonstr. rapproché ze-/za-, vocalisme a < début du verbe astti (Lebrun 1999, 45). GL 77 mentionne l’hypothèse de Torp esehi-za « prêtre ». – astti : itératif présent 3e pers. sing. de a- « faire » (Carruba 1980, 290 ; Lebrun 1999, 45). 65 m̃ me˜ti : cf. m̃ me˜ « excepté » (LL2 par le contexte). – Iz[zñnt]t[ez]e˜ (adj. relation plur.) < Iz[ñtte]-, variante graphique d’Isñte « Isinda » : pour la gémination de la dentale cf. l. 21‑22 ; /-z-/ géminé = sifflante /-s-/ ; redoublement de la nasale = gr.-as. /-in-/ ; désinence plur. Wehñtez)e « de Phellos » (M 130b et M 149a – autres restitutions possibles : iz[re/i-] « main » ? (LL2, 32) ; iz[raza]. 66 ddewe[zehi] (Lebrun 1999, 48). 67 [---])e : kumeze : iti : teteri : Isñt[e ?] : « la ville d’Isinda sacrifiera (pluriel) » (Laroche 1979, 109) ; ou Isñt[tez)e ---], gémination de la dentale -tt- = d (loi de Sturtevant) > gr.-as. Isinda. 68 L. 22 : Tahñ : génitif du nom Ta (Stoltenberg-Giessen 1955, 87 ; LL2, 67). 69 L. 22‑23 : ne : négation (LL2, 46). Mais, dans ce cas, nous aurions l’impression que l’inscription aurait été gravée pour infirmer les fonctions religieuses d’un personnage dont nous n’avons pas le nom complet et qui est fils ou originaire de la communauté de Ta (l. 22). Peut-être faudrait-il traduire plus neutrement
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suivants70 : « pendant une année --- de la dixième --- (l. 32) la construction d’un théâtre71 ---- (l. 34) proposition de ceux-ci au nom de --- (l. 35) des citoyens, ni même --- (l. 40) et si la prêtresse ne prête pas l’oreille aux dieux --- (l. 41) qu’il leur donne une autre prêtresse pour celui-là même ---. » Ce document traite apparemment de l’organisation d’un culte de Trqqas : des sacrifices de bœufs ; peut-être, comme le suggère le texte grec, une procédure de remplacement des prêtresses qui manqueraient à leur tâche. Il s’agit d’un culte de la cité d’Isinda mais, peut-être aussi initié par un grand personnage, Xeziga. La mention de Ptolémée, au début de l’inscription, rend difficile l’identification de ce personnage à un dynaste de la Maison xanthienne. Peut-être s’agit-il simplement d’un homonyme, haut dignitaire de la cité. Le culte du dieu de l’Orage est apparemment instauré dans le sanctuaire de Ddeweze, en lequel René Lebrun a reconnu le dieu Soleil (Tiwaza/Tiwat), dans une chapelle du temple ou un simple autel dans l’enceinte du téménos. Le texte grec semble cependant faire allusion à la construction d’un théâtre en lien avec ce culte. Trqqas est associé au mot lycien pihesi, qui peut représenter l’aboutissement du louvite *pihasi. Nous sommes enclin à reconnaître ici l’épiclèse du dieu de l’Orage louvite Piḫassassi. D’un point de vue linguistique, le /-ḫ-/ donne normalement une vélaire x / q, mais, en louvite, la gutturale est en position faible72. De plus, l’épigraphie lycienne possède un exemple parallèle d’une évolution du /-ḫ-/ vers une simple aspiration /-h-/ en lycien. La Trilingue du Létôon donne en effet : hñtitubede˜ = ἔδοξε < louv. *ḫanti-tupai « décréter »73. Le dieu Trqqas Pihesi serait ainsi un dieu de l’Orage de l’éclair.
ne par le pronom de rappel anaphorique. Ce passage est peut-être à rapprocher de l. 40 où il est question, en grec, d’une prêtresse qui ne « prête pas l’oreille » aux divinités. – httemi : « responsable de (devant les hommes et les dieux) » (LL2, 29 contra N 25) ou bien « angry, wrath » (LL3, 26). Voir GL 104‑105 pour les différentes hypothèses – l. 25 : 1) [Isñte e]sehi : « (de la ville) Isinda, la principauté (des Termiles) » ou bien, [Isñtte]sehi = Iz[zñ(n)t]t[ez])e = Isñt[tez)e], ce qui conviendrait mieux dans la construction syntaxique qu’un nomin. ; esehi : « de l’État » (Stoltenberg-Giessen 1955, 75) « peuple ? », « principauté ? » (allusion à la principauté des dynastes kuprllides de Xanthos cf. multiples mentions de Xeziga) ; 2) adj. de relation < thèmes nominaux ese- / asa- (LL2, 21) « d’Ese » / « d’Asa ». 3) Trm̃ miliesehi = Trm̃ milijeseh < Trm̃ milije- « Lycien » (cf. LL2, 78 adj. ≠ Trm̃ mili subst.), cf. s Trm̂ milise (TL 44b 60) : « la ville d’Isinda des Termiles ». 70 Restitutions du texte grec de Heberdey 1898 (suivi par TAM et TL). 71 L. 32 : σκηνοπο[ιία]ν : dans le contexte, le meilleur sens est probablement celui de « building of theatre » (LDJ 1606, d’après Dion Cassius 67, 2). 72 Le ḫ nésite peut évoluer en simple aspiration h en lycien, lorsque le ḫ est situé en position médiane. Ainsi le nésite ḫuḫḫa- > lyc. χahba « petit-fils » au lieu de * χaχba (Hamp 1980). 73 hñtitubede˜ = ἔδοξε : cf. N 320, 5. – *ḫanti-tupai = louv. cunéif. ḫanti(ya)- « devant ; premier » (Starke 1990, spec. 129 ; CLL, 53)+ louv. hiér. tupa(i) (= cunéif. dup(a)i) « frapper » (cf. DLL, 39 et 99 ; CLL, 235) ; ce verbe contiendrait l’idée de décision et de gravure (on frappe sur la pierre ; on inscrit).
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La Lycie et la Carie (qui appartient au même fonds culturel lukkien) ont laissé des représentations du cheval ailé dans le cadre du mythe de Bellérophon74. On trouve également la décapitation de la Méduse, près de laquelle se trouvent les deux autres Gorgones, et la naissance de Pégase et de Chrysaôr parmi les peintures de Kızılbel (mur sud, frise 2)75. Or, on connaît assez peu de représentations de cette double naissance miraculeuse ; « ce motif n’apparaît pas dans l’art d’Athènes, mais dans celui des marches de l’Est ou du monde occidental. »76. En outre, la représentation de Chrysaôr, frère de Pégase, fait peut-être écho à une autre tradition mythologique proprement lycienne, celle de Chrysaôr, fils de Glaukos. « L’homonymie des deux personnages avait peut-être donné lieu à un rapprochement inattendu, qui conférait au destinataire de la tombe [de Kızılbel] une double parenté avec le personnage de légende anatolien et le frère de Pégase. »77 L’association du cheval ailé à l’éclair est surtout explicitement représentée sur une monnaie de Termessos78. L’iconographie, révélatrice de traditions mythologiques indigènes, liées peu ou prou à la geste de Bellérophon, renvoie sans doute une image du Trqqas Pihesi lycien. Cette figure divine aurait assuré la continuité du culte louvite du dieu de l’Orage de l’éclair, sous la forme du cheval ailé, porteur du tonnerre et de l’éclair de Zeus et lié à deux héros gréco-lyciens : Bellérophon et Chrysaôr. L’onomastique gréco-asianique a peut-être conservé la trace de cette association entre le dieu de l’Orage louvite et le cheval à travers le théonyme de Trikasbos. Un ex-voto79, daté du iiie siècle apr. J.-C., consacré à ce dieu par un certain Hermaios III, arrière petit-fils d’un Trôïlos, dans la Telmessos lycienne, en porte témoignage. Selon la description d’Ernest Kalinka, le relief représente un « Cavalier brandissant une massue, sur un cheval tout en longueur ». Cette iconographie a conduit Louis Robert à rapprocher cet ex-voto de toute la documentation concernant un « dieu-cavalier à la massue », la plupart du temps nommé Kakasbos, parfois Kakathibos et ici Trikasbos. Cependant, l’étymologie de ce
74 Iconographie lycienne : peintures de Kızılbel au registre inférieur (frise 1), médian inférieur (frise 2) et supérieur (frise 4) et supérieur (frise 5) cf. Mellink 1998 ; représentation à Trysa de Bellérophon brandissant une lance pour achever la Chimère et à Tlôs du héros monté sur Pégase terrassant le monstre, Chimère-lionne sur le sarcophage de Merehi (Malten 1925, 126‑127) ; voir aussi Metzger & Moret 1999 ; iconographie carienne : Laumonier 1958, sv. « Pégase ». 75 cf. Mellink 1998, 53. 76 Un sarcophage de Golgoï et une amphore étrusque (500/450 av. J.-C.) ; cf. Metzger dans Metzger & Moret 1999, 305‑309, avec recensement des réprésentations de Chrysaôr seul, de Pégase seul, de Pégase et de Chrysaôr de part et d’autre de la Gorgone. 77 Metzger dans Metzger & Moret 1999, 313. 78 Malten 1925, 155 et fig. 63. 79 TAM II, 11, fac-similé ; Robert 1946a, 48, no 8 : tableau votif sur calcaire (39 × 35 × 14 cm) ; relief dans un carré creux ; l’inscription est gravée sur le long de la bordure ; découvert à Makri chez Louisidis, par Kalinka qui en fit un estampage en 1892 ; lettres lunaires avec apicès.
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dernier théonyme se décompose aisément en un radical Trk, voisin du Trqq-as/ iz lycien et vraisemblablement dérivé du Tarḫ-unt louvite, cependant que le suffixe gréco-asianique –asbos renvoie au louvite asba (lycien esbe) « cheval ». Nous aurions donc ici un Tarḫunt cavalier, peut-être primitivement un dieu-cheval qui a toute chance d’être un « cousin » de ce Pégase héritier du Tarḫunt de l’éclair. On peut ainsi déduire de la documentation assez parcellaire relative au dieu de l’Orage louvite, au IIe et surtout au Ier millénaire av. J.-C., deux types d’hypothèses interprétatives. Peut-être a-t-il existé primitivement deux divinités distinctes qui ont fait l’objet d’un syncrétisme ultérieur. À l’inverse, il s’agit peut-être de la même divinité qui a fait l’objet d’une déclinaison del’existence préalable de deux divinités distinctes ou la déclinaison en deux aspects sensiblement différents du dieu au cours de son histoire. Il paraît fort aventureux de voir dans l’association avec le taureau un héritage hourrite, comme l’a avancé Manfred Hutter, cependant que la connexion avec le cheval relèverait d’une spécificité louvite. Les deux aspects coexistent localement. Sont-ils liés à des contextes géographiques locaux différents selon que l’un ou l’autre animal soit plus présent localement ? Ce n’est pas exclu. Pour autant, il est difficile de se prononcer catégoriquement sur cette hypothèse. Si la notion de puissance paraît assez largement partagée par bien des dieux, au-delà même de la figure du dieu de l’Orage, il me semble que celle de fertilité s’associe plus aisément au taureau, comme le suggère la documentation présentée ici. D’éventuelles fonctions spécifiques du dieu de l’Orage de l’éclair, associées au cheval, semblent en revanche relever de pures hypothèses pour l’instant. Si l’interprétation de Ddweze par Tiwat/Tiwaza dans l’inscription bilingue d’Isinda est correcte, peut-on en inférer que ce Trqqas Pihesi soit particulièrement associé au dieu Soleil et ainsi, éventuellement, à la lumière ? Abréviations CLL = Melchert, H. C. 1993 : Cuneiform Luvian Lexicon, Lexica Anatolica 2, dactylographié, Chapel Hill, Caroline du Nord. DLL = Laroche, E. 1959 : Dictionnaire de la langue louvite, Librairie AdrienMaisonneuve, Paris. GL = Neumann, G. & Tischler, J. 2007 :, Glossar des Lykischen, Harrassowitz, Wiesbaden. LL = Melchert, H. C. 1989 : Lycian Lexicon, Lexica Anatolica 1, dactylographié, Chapel Hill, Caroline du Nord. LL2 = Melchert, H. C. 1993 : Lycian Lexicon, Lexica Anatolica 1, dactylographié, Chapel Hill, Caroline du Nord, 2e éd. révisée. 3 LL = Melchert, H. C. 2004 : A Dictionnary of the Lycian Language, Beech Stave Press, New York.
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QUELQUES RÉFLEXIONS AUTOUR DU DIEU DE L’ORAGE ANATOLIEN René Lebrun Le présent Colloque nous présente aussi l’occasion de mettre en évidence quelques aspects du dieu de l’orage qui, en Anatolie antique, permettent d’apprécier d’une manière plus correcte, voire moins redoutable cette divinité majeure dans l’Anatolie antique et la Syrie septentrionale ; en d’autres termes, le Zeus anatolien n’est pas nécessairement le Zeus du Péloponnèse, ni le Jupiter Capitolin. Le dieu tonitruant souvent présenté comme tel dans la tradition gréco-latine, présente un aspect beaucoup plus souriant et calme comme nous allons le voir. En d’autres termes, le Zeus d’Olympie n’est pas identique, à une même époque, au Zeus de Milet, d’Adana ou de Tarse. Mais avant tout, il nous semble utile de rappeler les diverses appellations du dieu de l’orage dans l’Anatolie antique, à savoir durant les deuxième et premier millénaires av. J.-C. Celles-ci peuvent se révéler significatives. Certes, il faut se placer devant une évidence : la place essentielle de cette divinité, et il suffit de vivre un orage anatolien pour être convaincu de cette réalité toujours bien actuelle. a. La dénomination la plus anciennement attestée du dieu de l’orage en territoire anatolien relève de la civilisation hattie (cf. 3ème millénaire av. J.-C.) et était « Taru ». Cette dénomination conservée dans des rituels festifs d’origine hatti, sera progressivement délaissée face à la montée en puissance des populations indo-européennes et ensuite hourrites. Ce phénomène explique les dénominations suivantes. b. Tarḫunt : il s’agit du nom le plus fréquemment attesté dans le monde hittite et louvite. C’est aussi la dénomination qui traversera les siècles vu l’importance de la civilisation louvite toujours perceptible au début de notre ère. Déjà attesté à l’époque des colonies assyriennes de Kültepe, le théonyme se retrouve dans le théonyme lycien trqqñt-, dans des anthroponymes théophores d’Asie Mineure sous la forme TαρΧων. Et les découvertes épigraphiques futures nous en apprendront certes encore plus, surtout dans les régions héritières du monde louvite. Et il est clair que les noms propres étrusques, Tarquin, Tarquinia, renvoie à ce dieu de l’orage anatolien. Le théonyme peut s’analyser comme suit : un radical *tar- suivi du suffixe actif –aḫ-, de la voyelle thématique –u- (= -o- phonétiquement), et enfin le suffixe participial –nt- commun aux langues indo-européennes. Le thème *tarḫ- signifie « faire preuve de puissance », et l’expression hittite –za tarḫ- signifie d’ailleurs « vaincre ». Relevons enfin le grec « ταρχύω », certes rare, signifiant « sublimer ». Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 57-60 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112400
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c. Ziparwa est le nom du dieu de l’orage en langue palaïte, langue sœur du hittite et du louvite, le pays Pala correspondant plus ou moins à la Paphlagonie ; l’étymologie du théonyme reste difficile. d. Teshub : d’origine hourrite, ce théonyme est sans doute un des plus anciens, à savoir le troisième millénaire av. J.-C. La hourritisation du Proche-Orient ancien et en particulier de l’Anatolie antique (en particulier dès le 15ème s. av. J.C.) assure le succès du théonyme. Il suffit de considérer l’anthroponymie mais les textes religieux et le sanctuaire rupestre officiel de Yazılıkaya confirment ce succès. e. Les sumérogrammes, très fréquents dans les textes pour désigner le dieu de l’orage et parfois affectés d’un complément phonétique –ub- renvoyant à Teshub, sont soit IM / IŠKUR ou le chiffre « 10 » d’origine hiérarchique sumérienne, révélatrice de ce que dans le contexte sumérien le dieu de l’orage n’était pas au sommet du panthéon, le chiffre suprême étant « 60 » = AN « le ciel ». f. Enfin, à l’époque gréco-asianique/romaine, Zeus constitue le déguisement grec du grand dieu de l’orage anatolien devenu vraiment le « primus deus ». Les épiclèses du dieu sont significatives et renvoient souvent à celles constatées en Anatolie méridionale, orientale au début du premier millénaire avant notre ère : dieu de l’orage du blé, de la vigne, de la pluie bienfaisante. Ainsi, à côté d’un aspect guerrier, tonitruant, le dieu de l’orage anatolien est aussi, souvent associé au Soleil, une divinité liée aux manifestations souriantes et bénéfiques de la nature : la croissance, les forêts, les prairies, la steppe ou encore les marchés. Qu’il suffise de se référer aux épiclèses du dieu de l’orage glanées dans les textes hittites : il y est question du dieu de l’orage welluwas ‘du pré’, GIŠTIR ‘de la forêt’, imrassan ‘de la steppe’, miyannas ‘de la croissance’, A.GÀR ‘des champs’, KI.LAM ‘du marché’. Dans ce contexte, des documents du début du premier millénaire av. J.-C., à savoir des reliefs et stèles avec iconographie et textes en langue louvite et écriture glyphique nous présentent un Tarḫunt à la vigne et à l’épi de blé. Nous citerons simplement les reliefs de Bor et d’Ivriz (nous y voyons le roi Warpalawa devant le Tarḫunt à la vigne et au blé), la stèle trouvée en 2012 à Kargémish (avec une iconographie semblable)1 ou encore en 2007 les deux stèles inscrites trouvées à Arsuz près de la baie d’Iskenderun et publiées tout récemment2. Notons encore que sur l’inscription de Kargémish conservée actuellement au musée d’Adana, le dieu de l’Orage Tarḫunt est qualifié aux paragraphes 2 et 7 de ma-sa-hu-na-li, une épiclèse à rapprocher du verbe louvite masḫani- « faire
1 Hawkins – Tosun – Akdoğan 2013 : 1‑6 + photos. 2 Arsuz : cf. Dinçol † - Hawkins – Peker – Öztan 2015 : 59‑77.
Quelques réflexions autour du dieu de l’Orage anatolien
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croître, faire grandir », ce qui est en totale adéquation avec le relief figuré sur la stèle. Au niveau de la toponymie, le cas le plus significatif est le toponyme louvite Tarhuntassa « les (lieux) du dieu Tarḫunt » soit le nom du royaume correspondant plus ou moins à la Pamphylie, avec une capitale du même nom, mais toujours à retrouver. Cette ville, rappelons-le, fut durant une trentaine d’années la capitale de l’empire hittite, le Grand Roi Muwatalli II (env. 1290 – 1272 av. J.-C.) ayant décidé sans doute pour de bonnes raisons (toujours à définir) de transférer la capitale de son imperium de Hattusa vers Tarhuntassa. La ville restera, tout comme Kargémish, très importante, même après la dilution progressive de l’empire hittite. En ce qui concerne l’anthroponymie, on ne peut que constater le succès des noms propres porteurs du nom du dieu de l’orage, essentiellement des noms hourrites ou hittito-louvites. Nous pouvons simplement renvoyer au livre toujours très utile d’Emmanuel Laroche, Les Noms des Hittites + son supplementum3, no 1255 à 1279, mais nous nous bornerons à mentionner par exemple Tarḫuntapiya-/Tarḫupiya « don de Tarḫunt », Tarḫu-muwa « puissance de Tarḫunt », Tarḫuntaziti / Tarḫuziti (louvite : « homme de Tarḫunt », *Tarḫu-wassu- « Tarḫunt (est) bon » Piḫa-D10 à lire probablement) *Piḫa-Tarḫuza-, anthroponyme louvite porté par plusieurs hommes signifiant « Tarḫunt (est) l’éclair/la foudre », ou les anthroponymes hourrites Ini-Tešub « Teshub (est) dieu », Talmi-Tešub « Teshub (est) grand », Kuzi-Tešub, Tarna-Tešub, Tili-Tešub4, Ulmi-Tešub « Teshub (est) une arme », ou encore. On aimerait sans doute trouver une trace du théonyme hatti Taru à relever peut-être dans l’anthroponyme Taruḫsu. En remontant les siècles vers l’ère chrétienne, il est clair que plusieurs anthroponymes en « Dio- » renvoient au modèle hittito-louvite et, dans une moindre mesure, hourrite. Ces quelques constatations objectives nous amènent à retenir un aspect souriant du dieu de l’orage syro-anatolien, quelle que soit son appellation. Cette personnalité est quelque peu différente du dieu de l’orage dans la présentation gréco-romaine Zeus-Jupiter Tonitrus. Et la conséquence est immédiate pour les antiquisants ‘classiques’ : le Zeus d’Asie Mineure (ou Jupiter, mais la dénomination grecque l’emporte) ou de la Syrie du Nord n’est pas la copie conforme du Zeus olympien ! Comme on le voit à Korykos ou en d’autres lieux, il est epikarpios, tropaiouxos ou toujours lié d’une certaine façon à la Natura souriante.
3 Cf. Laroche 1966 et supplementum dans Laroche 1981, 3‑58. 4 Pour Tili-Teshub, cf. Laroche, NH, 1327 : haut fonctionnaire hittite, envoyé de Hattusili III, attesté aussi dans les archives d’Ougarit et dans des textes égyptiens. Le hourrite teli semble correspondre au sumérogramme IGI.DU8ḪI.A « livraison »., cf. Neu 1997 : 255‑263 ; et Rüster – Neu 1989, 2‑234 ; le sumérogramme correspondrait aussi au hittite ḫengur/ḫinkuwar, cf. Neu 1974, 115 sq.
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À ce propos, il convient d’examiner de près, pour l’époque gréco-asianique, les qualificatifs du Zeus anatolien. Bibliographie Dinçol, A. †, Hawkins, J. D., Peker, H., Öztan, A. 2015 : « Two new inscribed Storm-God stelae from Arsuz (Iskenderun) : ARSUZ 1 and 2, » Anatolian Studies 65, 59‑77. Hawkins, J. D., Tosun, K., Akdoğan R. 2013 : « A new hieroglyphic luwian stele in Adana museum », dans Höyük no 6, 1‑6. Laroche, E. 1966 : Les noms des Hittites, Paris, (abrév. NH). Laroche, E. 1981 : Les noms des Hittites. Supplementum, dans Hethitica IV, 3‑58. Neu, E. 1997 : « Akkadisches Lehwortgut im Hurritischen », Archivum Anatolicum 3l., 255‑263. Neu, E. 1974 : Der Anitta Texte, StBoT 18, Wiesbaden. Rüster ; Ch., Neu, E. 1989 : Hethitisches Zeichenlexicon, Wiesbaden.
LES AVATARS DU DIEU DE L’ORAGEDANS LA MYTHOLOGIE ARMÉNIENNE ANCIENNE Isabelle Klock-Fontanille & Aline Housepian
Introduction Le dieu de l’Orage a été maintes fois étudié, de même que les récits qui le mettent en scène, dans toutes les cultures du Proche-Orient ancien, de l’Anatolie à l’Egypte1 : Taru (hatti), Tarḫunza (louvite), Ba‛lu (Ugarit), Adad (assyro-babylonien), Tešub (hourrite), Tešeiba (urartéen), etc. On constate cependant que les données arméniennes ne sont presque jamais prises en compte. Dans cette étude, nous souhaitons présenter quelques récits et figures mythiques arméniennes liés à la divinité de l’orage et qui mettent en évidence une influence dite anatolienne. La mythologie arménienne, qui peut être qualifiée à juste titre de « puzzle » de récits légendaires d’origines variées, comprend des survivances des cultures existant en Arménie du 14ème siècle avant J-C. jusqu’au début du christianisme (4ème siècle apr. J.-C.). Pendant longtemps la mythologie comparée a souligné une grande influence grecque et iranienne sur les mythes arméniens2, ce qui semble incontestable compte tenu de la longue domination de ces cultures sur l’Arménie. Cependant ces dernières décennies, une étude plus minutieuse de certains récits a permis d’y détecter également des survivances d’une culture anatolienne autrefois commune. Même si les deux cultures – hittite et arménienne – sont éloignées chronologiquement l’une de l’autre, elles n’en partagent pas moins une vaste région appelée « Anatolie » qui était un milieu favorable aux échanges culturels, linguistiques et politiques, et ce, dès l’Empire hittite jusqu’à l’effondrement définitif des civilisations, néo-hittites d’abord, urartéenne ensuite, à l’issue des invasions et/ou catastrophes du 6ème siècle avant J.-C., marquant le début d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’Anatolie centrale et orientale.
1 Pour ne citer que quelques études : Schwemer 2001 ; Schwemer 2008a, 121‑168 ; Schwemer 2008b, 1‑44 ; Durand 1993 41‑61 ; Beckman 1982, 11‑25 ; Gilan 2013, 98‑111 ; Ayali-Darshan 2015, 20‑51. 2 Ayvazyan-Terzyan 2013 (en Farsi) ; Petrosyan 2002, 2. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 61-70 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112401
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Tork’ le laid. Le premier personnage, et peut-être l’un des plus importants dans la mythologie arménienne, est Tork’. Dans les manuscrits, le nom apparaît sous deux formes : Tork’ et Turk’. La forme ancienne est Turk’3. La source principale pour ce mythe est l’Histoire de l’Arménie par Moïse de Xoren, auteur de la première histoire des Arméniens. Nous lisons à propos de Tork’ : « Un homme d’aspect hideux, grand mais difforme, au nez aplati, à l’œil enfoncé, aux traits sévères, au regard féroce, de la descendance de Paskam, petit-fils de Haïkak, appelé Tork’, surnommé angel pour son extrême laideur, doué d’une taille et d’une force de colosse, est établi le gouverneur de l’Occident. À cause de son visage repoussant, on appelle sa famille la “maison d’Angeł” »4.
« Angel » en arménien signifie « laid », littéralement pas beau. Selon N. Adontz, les frontières géographiques du culte de Tork’ étaient assez étendues pour intégrer aussi l’Arménie voisine. Les habitants pré-arméniens de l’Arménie auraient été liés avec le monde hittite5 sinon par la parenté du sang du moins par une culture commune. Ce qui prouverait leur affinité culturelle, ce sont surtout les dieux6. Il faut noter que Tork’ présente des traits qui montrent qu’il s’agit probablement d’une ancienne divinité de l’orage : « Il jetait des cailloux sur les navires des ennemis et créait ainsi de grandes vagues. Il taillait les pierres avec ses ongles et créait des images d’aigles. »7
Les aigles ont souvent été associés aux divinités de l’orage. Selon une hypothèse de J. Russel, les ancêtres Phrygiens des Arméniens ont probablement emprunté le culte de Tork’ aux peuples asianiques dont ils ont traversé le territoire. Ils l’ont alors utilisé comme épithète de Nergal, voire ont assimilé son culte à celui de Nergal8. Arrêtons-nous sur l’épithète « angel » appliquée à Tork’ qui a longtemps posé problème aux historiens et aux linguistes. Dans un premier temps, compte tenu de la signification générale du mot, il a été interprété comme « laid ». Cependant, des recherches plus récentes ont amené des chercheurs à voir une autre explication 3 Abeghian 1966, 56 (en arménien). 4 Mahe & Mahe 1993, 164‑165. 5 Signalons qu’Adontz utilise le terme « héthéen ». 6 Adontz 1927, 185. 7 Sargsyan 2000, 102 (en arménien). 8 Nergal est le dieu des Enfers du panthéon mésopotamien. Russell 1987, 368.
Les avatars du dieu de l’Orage
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à « angel » : Angeł était une région de l’Arménie historique (Maison d’Angel) qui a été identifiée à URUIngalawa des sources hittites9. On peut donc penser que le culte du dieu de l’orage (Tarḫunt/Tarku) a survécu longtemps dans les croyances des populations locales de l’Anatolie orientale, sous forme de noms de personnages dans la mythologie arménienne, même si les premiers écrits en arménien sont apparus assez tard. Yervand le roi Les survivances du panthéon anatolien apparaissent dans un autre personnage mythologique-légendaire : Yervand, le roi orontide fondateur de la dynastie Yervanduni (Orontide) considérée comme étant le premier royaume arménien après la chute d’Urartu. Sa capitale fut dans un premier temps celle de l’Empire urartéen : Tušpa sur la rive occidentale du lac de Van. Deux étymologies ont été proposées pour ce mot : l’une iranienne, l’autre anatolienne. Nous nous nous intéresserons à la deuxième. En hittite, Perṷa/Pirwa est le nom d’un dieu et d’une montagne10. Selon A. Gindin, Perṷa, en tant que divinité de l’orage, a précédé Tarḫu du panthéon hittite. D’après cet auteur, ces divinités sont liées l’une à l’autre au moins du point de vue typologique, et la substitution avec le dieu principal du panthéon de Yazılıkaya doit être tardive11. Même si la majorité des linguistes rejette l’hypothèse faisant dériver l’anthroponyme Yervand de Perṷa12, les caractéristiques de ce roi légendaire peuvent le lier aux divinités de l’orage : il est né d’un taureau (le taureau est l’attribut du dieu de l’orage13), son regard a été assimilé au tonnerre dans les récits qui le concernent. Son nom se trouve dans le toponyme Bagrevand, un ancien lieu de culte de l’Arménie historique (dans la province d’Aïrarart, au nord du lac de Van)14.
9 Le nom de cette ville sous les formes Agel, Ageł, Agl, Alki, Akil, Akl, Akla, Akl, Angelena, etc. se trouvait dans le 4ème Hayk de la Grande Haïk’. Le nom de ce toponyme pourrait, selon certains, venir du nom biblique de Nergal (traduction arménienne) : Angeł : voir Hakobian T. TH (et al) 1988, 254 (en arménien). À l’époque romaine, Angeł-toun était une unité ministérielle en Arménie occidentale : Hakobian T. K., 2007, 96 (en arménien) ; Martirosyan 1959, 120 (en arménien) ; Martirosyan 1961, 3‑4, 90‑91 (en arménien). 10 Voir Laroche 1947, 87 ; Hittite Dictionary of the oriental Institute of the University of Chicago, Vol. P, fasc. 3, Oriental Institute of the University of Chicago, 1997, p. 313. 11 Gindin 1981, 81‑83 (en russe). 12 D’après H. Ajaryan, l’anthroponyme Eruand en arménien dérive d’arvand (aurvant avestique) du pehlevi : Ajaryan 1944, 145 (en arménien). 13 Le char de Tešub est tiré par deux taureaux divins. L’association du Tarḫunt louvite au taureau est assez bien attestée dans la documentation du Ier millénaire avant J.-C. Voir le chapitre que D. Schwemer a consacré à ce sujet (« Wettergottheiten und Stierkulte ») dans Schwemer 2001, 124‑127, ainsi que les pages dans Schwemer 2008b, 6‑7 et 31‑36. 14 Sargsyan 2000, 110.
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On notera aussi le lien entre ce personnage et la royauté : il s’agit d’un héros fondateur. Le lien avec la fondation de la royauté apparaît dans plusieurs récits évoquant le dieu de l’orage. Le Mythe d’Illuyanka, par exemple, a été mis en relation avec l’idéologie royale hittite. Pour Klinger, en particulier, ce mythe peut être interprété comme un récit étiologique légitimant l’invention de la royauté et Ḫupašiya, le mortel venu en aide au dieu de l’orage, serait alors à identifier comme un roi archaïque15. On retrouve cette thématique dans le Cycle de Kumarbi (mythe hourrite), dont le thème principal est la lutte entre le jeune roi des dieux Tešub (dieu de l’orage) et son père Kumarbi qui tente de recouvrer son trône. Pensons aussi à Ba’al qui se construit un palais et accède à la royauté après avoir tué la Mer. Mušeł le héros guerrier Il est un autre cas intéressant du point de vue de la mixité des cultures : un héros, Mušeł, est mis en scène dans les mythes de « la bataille perse » et de « la bataille de Taron »16. Même si ces récits concernent des événements politiques qui se sont probablement déroulés en Arménie sous la domination perse, certains éléments peuvent être la preuve de leur ancienneté et de leur nature mythologique : d’abord les événements liés au combat de Mušeł ont une ressemblance évidente avec les récits mythologiques arméniens des combats avec les dragons, comme on en trouve ailleurs au Proche-Orient. Nous pensons, entre autres, au Mythe d’Illuyanka. Dans un passage17 du mythe « Parsic’ paterazm »18, récité par Fauste de Byzance (5ème siècle), l’épithète de Mušeł est « čermakaji »19, son image a été gravée par son adversaire sur la coupe de vin (Mušeł a bu le vin), ce qui attesterait de l’existence d’un rituel d’offrande du vin. D’après S. Harutyunyan, il faut surtout prêter attention à cette ancienne épithète « čermakaji » équivalant à perun(n)t-aḫšu hittite-louvite qui a été attribué aux divinités de l’orage20. D’après V. Toporov (cité par S. Harutyunian), Perwa des sources assyriennes est lié au culte du cheval, et Peruntaḫšu signifie Perunt « au cheval » ou Perunt « le chevalier »21. Cela ne nous surprend pas : si l’association du dieu de l’orage au 15 Klinger, 2009, 99. 16 Sargsyan 2000, 105. 17 Byzance, 5, B. 18 « Bataille perse ». 19 « Cheval blanc ». 20 Sargsyan 2000, 113. 21 Sargsyan 2000, 104. Selon E. Laroche, -aḫšu (dans les noms kanisiens) n’a laissé que de faibles traces pendant l’Ancien Royaume ; les noms formés avec cette particule disparaissent de l’onomastique impériale : Laroche 1966, 297. Quant à son étymologie, E. Laroche a renoncé à une position adoptée auparavant : le sens « roi » pour -aḫšu. Il accepte l’hypothèse de B. Lansberger : -aḫšu = « fils » : Op. cit. Laroche 1966, 300 ; Landsberger 1954, 122.
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taureau est bien connue et bien attestée, il n’en reste pas moins que ce dieu est aussi associé au cheval22. De plus, le nom Mušeł en arménien est un emprunt au hittite (la forme initiale était *muršeł)23. Il s’agit donc probablement de l’ancien Muršili24, conservé dans les anciens récits mythologiques arméniens comme héros. On peut comparer aussi le nom Mušeł avec le toponyme Muš dans la région de Taron de l’Arménie historique, un village important de la province de Turuberan des sources géographiques arméniennes anciennes, située à l’est du lac de Van : l’étymologie de Taron et Turuberan pourrait aussi remonter à Tarku25 et bir peut avoir pour origine le mot hittite désignant la maison26. Turuberan a donc été traduit comme la maison de Tarku (= lieu de culte du taureau ou bien de l’adorateur de taureau)27. On le voit, il faut prêter attention au lien entre l’étymologie du nom du héros (anatolienne), les toponymes Taron et Turuberan et leur localisation, et l’épithète « čermakaji » (« cheval blanc ») de Mušeł, qui montre encore une fois l’existence de survivances du culte des divinités de l’orage dans la mythologie tardive arménienne. Sanasar, le prince au cheval fougueux Le dernier récit mythologique laissant entrevoir certains éléments probablement « anatoliens » est Sasna Crer28 (« casse-cou » de Sasun) : on peut le considérer dans son intégralité comme un mythe du dieu de l’orage. Les influences indo-européennes (anatolienne – hittite ou louvite – et iranienne) et sémitique (assyrienne, hébraïque et arabe) sont manifestes lorsqu’on lit le récit et lorsqu’on analyse tout particulièrement les noms propres. Le récit se compose de quatre cycles. C’est le premier qui retiendra notre attention : il concerne les jumeaux Sanasar et Bałdasar, les fils de Covinar, la princesse arménienne, fille du roi Gaguik, qui avait accepté, sous la menace d’une guerre avec l’Arménie et de l’invasion du pays, un mariage forcé avec le calife de Baghdad. Ces jumeaux étaient nés miraculeusement, après que Covinar en route 22 Voir, entre autres, Hutter 2003, 222. 23 H. Martirosyan pense que il > eł n’est pas insurmontable, la chute de r étant la conséquence d’un développement spécifique devant la sifflante s. Voir : Martirosyan 2014, 5‑6. 24 Ajaryan 1925, 393 (en arménien) ; Jahukian 1990, 27 ; Martirosyan 2014, 5‑6. Pour la critique : Zsolt 2013, 99 note 3. 25 Petrosyan 2011, 394 (en arménien). 26 Ghapantsyan 1975, 114‑115 (en russe). 27 Ghapantsyan 1947, 180 (en russe). 28 Il s’agit du titre du récit. La date exacte de l’épopée est inconnue, mais elle doit dater du 10ème siècle : David de Sassoun – Épopée en vers (trad. de l’arménien par Frédéric Feydit), Gallimard/Unesco, coll. « Caucase », Unesco, 1964 ; Gureghian 2006.
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vers Baghdad avait bu l’eau d’une source qui avait jailli de manière inattendue. Dans les cycles suivants, on suit, entre autres, les combats des fils et petit-fils des héros principaux contre le roi injuste Msra Melik’. Certains aspects renvoyant à la mythologie anatolienne ont retenu l’attention de chercheurs comme A Petrosyan29 : – Les attributs particuliers du personnage : Sanasar, selon A. Petrosyan, est représentatif du dieu de l’orage : il est équipé d’une épée et d’un cheval fougueux et il combat des dragons. À cet égard, il peut être assimilé à Tešub : le lieu du culte de Tešub était Šupria dont la région centrale correspond à Sasun tardif, toponyme lié à Sanasar. – La géographie et les toponymes : Sasun était l’un des villages anciens de la Grande Arménie situé dans le province d’Ałjnik’ (Alše des sources hittites), entre Išuwa et Mitanni, autrement dit à la périphérie orientale de l’Empire hittite. – Les anthroponymes : le nom de Covinar a été analysé comme cov (« mer » en urartéen) + nar, c’est-à-dire nar de la mer30. H. Ačaṙyan l’analyse comme cov (« mer ») + nar (« feu » en arabe)31. Nous n’avons pas d’étymologie pour nar, mais on le trouve dans les anciens chants populaires sous la forme hoy-nar32. Selon les chercheurs, Covinar a préservé les traits d’une ancienne divinité arménienne (Aršaluys)33. Il est également possible qu’il y ait un rapport entre Covinar et Inara, personnage d’une des versions du mythe hittite (d’origine hattie) d’Illuyanka34. En effet, dans l’une des versions du mythe, Inara, la fille du dieu de l’Orage, vient en aide à son père et réussit à le libérer du dragon Illuyanka grâce à l’aide d’un humain, Ḫupašiya. Conclusion Cette présentation rapide de quelques aspects particuliers de la mythologie arménienne montre des liens entre la mythologie arménienne et la mythologie anatolienne, ou plus précisément met en évidence des survivances de certains aspects de la mythologie et de la religion anatoliennes dans la mythologie arménienne. Peut-être les Arméniens n’étaient-ils pas un peuple de l’extérieur de la grande Anatolie, mais un peuple mixte constitué par la population indigène descendant
29 Petrosyan 2002, 4 et s. 30 Petrosyan 2002, 6. 31 Ačaṙyan 1944, 573 (en arménien). 32 Petrosyan 2002, 6, voir aussi : Ghapantsyan 1956, 295 et s (en russe). 33 Martirosyan Année, 4. 34 Petrosyan 2002, 6.
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des anciens peuples anatoliens et des tribus traco-phrygiennnes35, ce dont témoignent les auteurs grecs à propos des Arméniens36 (même si les recherches dans le domaine linguistique n’ont pas prouvé à ce jour un lien entre l’arménien et le phrygien)37. Nous constatons également que les lieux géographiques, liés aux mythes arméniens, étaient proches de la frontière orientale de l’Empire hittite, dans une zone d’influence de la culture hittite puisque, dans les textes hittites, nous trouvons des témoignages sur la fuite des populations dans les pays vassaux situés à la périphérie orientale de l’Empire, tels que Išuwa et Azzi-Ḫayaša38. Longtemps après le démantèlement de l’Empire hittite, à l’époque néo-hittite et urartéenne, les populations de ces régions ont fait l’objet de déportations et de déplacements massifs organisés par les rois urartéens vers l’Est de l’Urartu (ce qui correspond à l’Arménie actuelle)39. Nous avons également les informations que donnent les inscriptions urartéennes du temple susi d’Erebuni en Arménie orientale à propos du culte des divinités louvites telles que Imaršiya ou Ivarša40. Selon M. Israelyan, Ivarša était un dieu important au moins pour l’une des tribus principales faisant partie de la population urartéenne, égal à Haldi qui était vénéré à Erébuni41. Ivarša était un dieu d’origine hittite-louvite (Imarša) dont le nom se trouve dans les textes de Boğazköy42. Il s’agissait probablement d’une divinité bisexuelle43. Lors des déportations massives des populations depuis les pays Ṣupa et Ḫatte à Erébuni, cette divinité a été introduite par ces captifs dans les croyances locales44. Après Argishti I, c’est dans les inscriptions de Rusa II que le nom de
35 À propos de la composition ethnique de la région de l’Anatolie orientale (Azzi-Ḫayaša) : Kosyan 2014, 278‑279. 36 D’après Hérodote, les Arméniens et les Phrygiens de l’armée de Xerxès étaient équipés d’armes semblables (Hérodote 7 : 73). Eudoxe de Cnide a témoigné que les langues arménienne et phrygienne se ressemblaient : Adontz 1972, 307 (en arménien). 37 Meillet 1936, 11 ; Jahukian 1968, 124 (en arménien) ; Marquart 1919, 4 ; Haas 1961, 578. 38 Voir en particulier le texte de Mita de Paḫḫuwa et les annales de Muršili II (en particulier, les clauses relatives aux captifs). 39 La politique de déplacement des peuples des pays conquis par les rois de l’Urartu a été mise en œuvre depuis Ishpuini (830‑810 av. J.-C.). Menua (810‑786 av. J.-C.), Argishti I (786‑764 av. J.-C.) et Sarduri II (764‑735 av. J.-C.) sont les rois qui nous parlent des captifs. Le nombre approximatif des personnes déplacées par les rois cités ci-dessus (Argishti I et Sarduri II) se monte à 300 000 : voir Alayan (et al.) 1984, 341 (en arménien) ; Melikichvili 1953, 3, no 127 et 127II et no 278 (en russe). 40 Melikichvili 1958a, 45‑47 (en russe) ; Diakonoff 1984, 125‑126. 41 Israelyan 1957, 97 (en arménien). 42 KBo IV, II, i 7, KUB XXX, 57 : 3. 43 Hmayakyan 1990, 61(en arménien). 44 Melikichvili 1958b, 2, p. 45‑47 (en russe). Diakonoff va plus loin en proposant que ces migrants avaient une origine mélangée (proto-arménienne, louvite, hittite), et qu’Ivarša était leur dieu suprême : Diakonoff Année ; version en ligne : http://annales.info/other/djakonov/03.htm (consulté le 21février 2016) (en russe).
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cette divinité est attesté sous la forme Iarsha45. Nous sommes plutôt d’accord avec l’opinion d’A. Petrosyan qui nie une égalité entre Haldi, le dieu suprême, et Ivarša, tout en acceptant le fait que à Erébuni, Ivarša était quand même un grand dieu, digne d’avoir un temple « susi »46. C’est pourquoi une étude plus approfondie de la mythologie ancienne arménienne permettrait sans doute de mettre en évidence d’autres aspects communs avec la mythologie-religion anatolienne. Au-delà de ces liens, elle pourrait aussi donner du grain à moudre au moulin du débat sans fin autour de la question de l’origine et du berceau des Arméniens, peuple à l’identité « attribuée » balkanique, mais appartenant de facto à l’Anatolie orientale. Bibliographie Abeghian M. 1966 : Erker, I, Erévan : Haykakan SSH GA Hratarakčut’yun, (en arménien). Ačaṙyan H. 1944 : Hayoc’ anjnanunneri baṙaran, vol. II, Erévan, Erevani petakan hamalsaran, (en arménien). Adontz N. 1927 : « Tarkou chez les anciens Arméniens », Revue des études arméniennes, 7, p. 185. Adontz N. 1972 : Hayastani patmut’yun, Erévan, Hayastan, (en arménien). Ajaryan H. 1925 : « Nor hratarakut’yunneri hit’t’itereni masun », Nor Nork’, p. 393 (en arménien). Ajaryan H. 1944 : Hayoc’ anjnannunneri baṙaran, Erévan, Erevani petakan hamalsaran, (en arménien). Alayan E. B. (et al.) 1984 : Hay žołovrdi patmut’yun vol. 1, Erévan, HSSH GA Hratarakčut’yun, (en arménien) Ayali-Darshan N. 2015 : « The other version of the story of the Storm-god’s combat with the Sea in the Light of Egyptian, Ungaritic, and Hurro-Hittite texts », JANER, 15, p. 20‑51. Ayvazyan-Terzyan M. 2013 : Echterakat asatiri va bavarha dar manabe’ irani va armani, Téhran : Pajuhechgahe olume ensani va motale’at farhangi, (en Farsi). Beckman G. 1982 : « The Anatolian Myth of Illuyanka », JANES, 14, p. 11‑25. Diakonoff I. M. 1984 : The Prehistory of the Armenian People, New York, Caravan Books. Diakonoff I. M., Predyistoria armianskovo naroda, c 1500-po 500 g. do n.e. khetty, luviïtsy, protoarmiane, Erévan, Izdatel’stvo AN armianskoï SSSR, version en ligne : http://annales.info/other/djakonov/03.htm (consulté le 21février 2016) (en russe). Durand J.-M. 1993 : « Le mythologème du combat entre le dieu de l’orage et la mer en Mésopotamie », Mari, Annales de Recherches Interdisciplinaires, p. 41‑61. 45 Harutyunyan 2001, 427 (en russe). 46 Petrosyan 2006, 42 (en arménien).
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LA PÉRENNITÉ DES TRADITIONS PRÉZOROASTRIENNES: LE RETOUR DE ANAHITA, DIVINITÉ DES EAUX DU CIEL À CÔTÉ DE AHURA MAZDA Alexandre Tourovets* Durant le ve siècle av. J.-C., les inscriptions royales achéménides ne citent uniquement que le nom de Ahura Mazda qualifié entre autres « de plus grand des Dieux »1. Toutefois, aucun autre nom n’apparaît aux côtés de celui qui est considéré comme la Grande Divinité omnipotente et éternelle, à la fois créatrice et maître du Monde. Le nom de Anahita ou plutôt sa forme achéménide Harahvaiti/Harahvaita apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’empire perse dans une inscription datée du règne de Artaxerxès II (Artakhshatra) (405‑359). Il s’agit de l’inscription désignée sous le sigle A2Ha retrouvée sur une base de colonne en diorite noire lors des fouilles du site antique de Hamadan (Iran de l’Ouest). Son nom, associé à ceux de Ahura Mazda et de Mithra2, apparaît associé à la reconstruction d’une Apadana (salles à colonnes destinées aux audiences publiques) dont les travaux ont été ordonnés par le roi achéménide qui invoque alors la protection des trois divinités. Deux autres inscriptions datant du même règne ont été retrouvées beaucoup plus au sud à Suse (Elam). Le contexte apparaît tout à fait similaire puisqu’il s’agit également d’un bâtiment renfermant une Apadana dont la reconstruction est placée sous la protection de Ahura Mazda, de Mithra et de Anahita/Harahvaita. La divinité invoquée représente une très ancienne figure du Panthéon mazdéen pré-zoroastrien. Son origine est très discutée car il y a autant d’arguments en faveur des régions occidentales du plateau iranien que des territoires à l’Est de l’Iran, comme la Sogdiane ou la Bactriane3. Toutefois, quelle que soit son origine, la divinité est associée à la rivière mythique d’où proviendraient toutes les rivières du monde et par extension, à l’eau de pluie et d’orage qui fertilisent * Cette recherche a été financée par la Politique scientifique fédérale au titre du Programme Pôles d’attraction interuniversitaires (PAI 7/14 : « Greater Mesopotamia/ Reconstruction of its Environment and History »). 1 Texte de Darius à Persépolis= DPd, Texte de Xerxes à Persépolis = XPb §3 et inscription de Bisutun – colonne 4, lignes 61‑63 de la version en Vieux Perse : « Ahura Mazda m’a apporté son aide et aussi les autres dieux qui existent » - Pour le texte détaillé des Inscriptions : Lecoq 1997. 2 Dont le nom apparaît également pour la première fois dans un document écrit d’époque achéménide. 3 Boyce 1982, 42‑43 (origine orientale). Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 71-78 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112402
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le sol. Pour cette raison elle est directement liée à la fertilité et à la procréation des hommes comme des animaux tous dépendant de l’action de l’eau. Anahita/ Harahvaita ne semble pas avoir eu d’autres fonctions ou être dotée d’autres caractéristiques divines. Dès le ive siècle apr. J.-C., c’est-à-dire au moment où se forme la tradition qui conduira à la rédaction progressive du texte de l’Avesta (probablement au début du vie siècle de notre ère), le nom de Harahvaita semble avoir été délaissé au profit de Anahita dans la langue pehlevi sassanide. Anahita occupe alors une place très élevée dans le panthéon zoroastrien puisqu’elle fait désormais partie du groupe des Yazatas, les sept divinités considérées comme « dignes d’être vénérées » et qui personnifient les forces de la nature chargées d’assister Ahura Mazda dans sa mission de maintenir l’équilibre de l’Univers. Son nom est cité immédiatement après celui du Grand Dieu et le livre de l’Avesta lui consacre un Yasht (Hymne) en son honneur. Ce cinquième yasht4, mieux connu sous la dénomination de Aban Yasht (Hymne des Eaux) fait apparaître la divinité sous le nom de Ardvi Sura Anahita, correspondant aux trois qualificatifs de la divinité et que l’on traduit généralement par l’Humide, l’Immaculée et la Puissante. Ces trois caractéristiques sont à l’évidence associée aux fonctions de l’Eau qui nourrit et assure la fécondité de l’animal et de l’homme, qui purifie et qui lave de toute souillure et qui détient la force en raison de l’action du courant. Le texte de cet hymne présente un caractère exceptionnel car il décrit la divinité sous un aspect anthropomorphique (lignes 126 à 128)5. Ni Ahura Mazda, ni même Mithra ne sont décrits de cette manière alors qu’ils sont eux aussi représentés de manière anthropomorphe sur les reliefs rupestres sassanides dès la deuxième moitié du iiie siècle de notre ère (notamment à Naqsh-e Rustam et à Taq-e Bustan)6. Ces trois divinités sont figurées vêtues d’habits exactement identiques à ceux portés par les rois et par les hauts personnages de la cour7. L’Existence même de la déesse Anahita pose des problèmes d’interprétation fondamentaux. Le texte des Gathas, considéré comme la partie la plus ancienne de l’Avesta et par conséquent supposée dater de l’époque de Zoroastre8, présente un dialogue entre ce dernier et Ahura Mazda qui apparaît en tant que divinité 4 Les quatre premiers yasht ou Hymnes sont consacrés à Ahura Mazda et ceci montre à l’évidence l’importance accordée à Anahita. 5 Certaines parties de cet hymne, notamment le passage décrivant la déesse, pourraient avoir été conçus à l’époque achéménide et se seraient retrouvés dans la rédaction du Yasht à l’époque sassanide tardive (Boyce 1982, 203). 6 Vanden Berghe 1983. 7 Anahita apparaît dans le relief de Narseh à Naqsh-i Rustam et également dans le Grand Iwan de Taq-e Bustan. 8 Gnoli développe et analyse tous les arguments en faveur de telle ou telle hypothèse sur la période d’activité du prophète mais reconnaît en conclusion que la date pourrait être antérieure au Ier millénaire av. J.C. (Gnoli 1985, 33‑35 et 39‑42).
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créatrice à l’origine du monde. Le prophète pose des questions à la divinité mais il faut reconnaître que le sens profond de nombreuses réponses nous échappe en raison de l’utilisation d’une langue très archaïque. L’existence même du texte et le fait que Zoroastre s’adresse uniquement et directement à Ahura Mazda, a amené à imputer au prophète le rejet de toutes les autres divinités de la religion mazdéenne. En fait, Zoroastre se présente comme un prêtre qui s’applique à démontrer l’absurdité du culte rendu à ces mêmes divinités qui, si elles ne sont pas nommées, sont considérées par le prophète comme porteuses d’illusions et d’ignorance tout en étant issues des mauvais choix (religieux) de l’homme9. La fondation du Zoroastrisme a donc été comprise comme la transformation d’un système polythéiste mazdéen iranien en une religion monothéiste à travers une mutation (évolution ou révolution) profonde des concepts religieux et du rôle primordial et prépondérant de la divinité suprême Ahura Mazda, créateur et maître du Monde10. La religion voulue par Zoroastre a parfois même été qualifiée de « moraliste » mais sans que ce terme ait été réellement justifié. La mention de Anahita et de Mithra aux côtés de Ahura Mazda pose inévitablement la question de l’existence de cultes rendus à ces divinités dans un système qui nous venons de le voir, apparaîtrait au premier abord comme monothéiste. S’agit-il du résultat d’un syncrétisme religieux avec l’ancienne religion populaire (mazdéenne) appartenant aux populations d’Iran de l’Ouest comme on commence maintenant à le penser11 ? S’agit-il des retombées d’un bouleversement du système de pensée religieux qui avait été ordonné et organisé au préalable par Zoroastre ? Les études récentes montrent qu’à une époque inconnue (probablement avant les débuts de l’empire achéménide au vie s. av. J.-C.) s’est développé un mouvement de syncrétisme religieux avec l’ancienne religion (mazdéenne) populaire commune aux populations d’Iran de l’Ouest. Des divinités mazdéennes (pré-zoroastriennes) ont pu être reconnues et ensuite réintroduites de manière à former un panthéon nouveau plus en accord avec les cultes et les croyances locales. Selon Dandamaev et Lukonin on devrait alors parler de religion
9 Gnoli 1985, 58. 10 Cette théorie dite de la religion évolutive a été défendue par de nombreux chercheurs et plus particulièrement : Du Breuil, Gnoli et Duchesne-Guillemin. Toutefois, il semble maintenant qu’une telle opinion doive être relativisée. En effet, il n’y a rien dans les Gathas qui puisse évoquer de manière directe et certaine la création d’un système monothéiste même s’il est demandé aux fidèles de se détourner des idoles (ou divinités tribales ?) qui doivent être rejetées comme faux dieux. 11 Gnoli pense que l’apparition du syncrétisme religieux est le résultat de problèmes structurels du Zoroastrisme et de sa réaction vis-à-vis de l’existence de cultes pré-zoroastriens au sein des populations iraniennes. (Gnoli 1985, 70). Il constate l’existence de synthèses sacerdotales dans le texte de l’Avesta (Avesta récent). Il remonte à l’époque achéménide pour expliquer les événements qui en ont été la cause mais sans convaincre (Gnoli 1985, 55).
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mazdéo-zoroastrienne pour définir un tel système religieux12. Toutefois, nous n’avons pas assez de données pour savoir s’il peut être considéré comme tel. On peut dès lors se poser la question si une telle refonte du système religieux ne représenterait pas une contradiction de l’éthique établie par le prophète ? Pourtant, comme le pensent certains, le retour d’une forme religieuse rejetée par Zoroastre est difficile à admettre sur le plan de la logique religieuse. L’enseignement de Zoroastre ne semble pas avoir été rejeté pour autant et si la transformation du système religieux est due à Zoroastre, la nature même de ce changement ne peut revêtir l’aspect d’un simple passage du polythéisme au monothéisme13. Une inversion des concepts religieux en Iran qui aurait ainsi rejeté d’anciens dieux irano-védiques en tant que démons et promu au rang de Ashura, c’est-à-dire au rang de divinité suprême Ahura Mazda un des anciens Asura pré-zoroastriens, pourrait s’expliquer s’il existait des cas de correspondances avérées entre la nature des divinités de l’Inde et celles de l’Iran (les Yazatas et les Amesha Spenta). Les deux systèmes de pensées religieux semblent être trop différents pour pouvoir faire l’objet d’une comparaison réelle et complète. Toutefois, si une transformation religieuse a bien eu lieu, que signifierait dans ce cas l’apparition (ou la réapparition) de Anahita et de Mithra ? Serait-elle le signe d’un retour en grâce de certaines divinités très anciennes et populaires adorées par des populations iraniennes et restées attachées à leurs traditions religieuses ? Si tel est le cas, il faut alors reconnaître que la doctrine de Zoroastre n’a eu qu’un impact limité sur certaines couches sociales et que le système religieux iranien ait été amené à reconnaître des cultes pré-zoroastriens toujours actifs en « officialisant » leur existence, par exemple par le biais d’inscriptions royales14. Nous touchons ici un domaine particulièrement sensible des études sur la religion à l’époque achéménide car beaucoup de chercheurs estiment qu’une évolution des concepts religieux a eu lieu durant cette époque et qu’elle s’est manifestée entre autres par le passage d’un culte privé à un culte public, c’est-à-dire accessible à tous et reconnu15. Les découvertes faites en Sogdiane et en Bactriane (Uzbekistan et Afghanistan) de statuettes représentant des personnages féminins à tête couronnée pourraient être considérées comme des indices sérieux de l’existence d’un culte rendu à Anahita. De même, de nombreuses images de cette divinité apparaissent sur des objets d’origine scythe et sogdienne (par exemple, sur des objets appartenant au Trésor de l’Oxus) et également sur quelques cachets comme celui 12 Dandamaev – Lukonin 1989, 327‑330. 13 Pirart 2006, 20. 14 Nous retiendrons de la « mission » de Zoroastre qu’il s’adresse surtout aux classes dirigeantes car plusieurs passages de l’Avesta insistent sur l’importance d’un bon gouvernement et d’un Souverain juste et puissant qui peuvent assurer la défense de la Vérité et du Bien. Zoroastre pense que l’autorité spirituelle est liée au Pouvoir temporel et que celui-ci doit s’inspirer de l’autorité spirituelle. 15 Herrenschmidt 1980, 329.
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ayant appartenu à un certain Anapa et sur lequel Anahita est figurée debout sur un lion et entourée d’un cercle flamboyant. Si le lion est un des emblèmes de Anahita, la représentation d’un halo lumineux entourant une figure de divinité rappelle plutôt celui utilisé pour représenter le personnage de Mithra et également l’Ishtar assyrienne16. Le « retour » en grâce de ces divinités proto-iraniennes dénoterait sinon le succès, la vivacité et la pérennité au sein de l’empire d’un culte populaire organisé par un clergé ou par une partie du clergé contrôlé par le pouvoir royal17. S’agit-il des Mages ? Les quelques témoignages d’auteurs classiques (Hérodote, Xénophon au ve siècle av. J.-C.) – et chez certains auteurs de l’époque hellénistique (Pausanias, Plutarque, Aristote) qui nous sont parvenus – présentent clairement les mages comme ayant eu un rôle essentiel et prépondérant dans le domaine de l’organisation et la diffusion des cultes privés et populaires18. Toutefois, il est encore difficile d’établir tout lien direct entre eux et le culte de Anahita dont la nature exacte nous échappe encore. En ce qui concerne les fonctions de Anahita, les sources sont encore beaucoup plus complexes à interpréter car les fonctions de cette divinité semblent se confondre avec celles attribuées à Mithra. Le Yasht 10 (Hymne dédié à Mithra) reprend intégralement les différentes caractéristiques qui sont exposées dans le Aban Yasht (Hymne dédié à Anahita ou Yasht 5). Cependant, à côté de ses qualités de divinité liée à la fertilité, le caractère guerrier semble avoir été particulièrement bien reconnu dans le chef de la déesse. Les deux hymnes se distinguent pourtant quand il s’agit de mettre en évidence la fonction de justicier du dieu solaire Mithra. Elle représente sa fonction primordiale et le texte fait apparaître un concept différent de la religion iranienne, en tout cas plus abstrait que celui associé à Anahita. Boyce pense mais sans le démontrer de manière convaincante que la déesse a absorbé certaines des caractéristiques de l’Ishtar babylonienne, déesse de l’Amour charnel et de la Guerre19. La raison de ce rapprochement pourrait être son rapport à l’Orage, dont le rôle est d’apporter la pluie fertilisante et la fécondité aux êtres vivants, fécondité qui est également une des prérogatives majeures d’Ishtar. Hérodote évoque l’importance d’accomplir l’offrande aux eaux qui est une des obligations religieuses majeures pour les Perses20. De même, il souligne que le Perse ne souille pas l’eau des rivières car « elle est placée sous la garde des
16 Hérodote écrit dans le premier livre de ses Historiae (I,131) que les Perses ont appris des Assyriens à sacrifier à Aphrodite Ourania. 17 Dandamaev – Lukonin 1989, 327‑328. 18 La grande synthèse religieuse serait originaire d’Iran de l’Est et aurait eu lieu avant l’apparition de l’empire achéménide (fin vie s. av. J.-C.) mais aurait été ensuite développée par les Mages dont ce serait une des raisons de leur existence selon certains chercheurs (Gnoli 1989,137‑138). 19 Boyce 1982, 201‑203. 20 Hérodote, Historiae, VII,31, 43 et 54.
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dieux »21. À travers son témoignage, nous pouvons entrevoir le témoignage d’un interdit majeur pouvant amener une malédiction en cas de non respect. Dès le début l’importance des rapports entre Anahita et le Pouvoir politique semble avoir été très grand. D’après Plutarque (Artaxerxes III,2) qui se réfère à des sources anciennes probablement contemporaines du règne du roi, la cérémonie de la montée sur le trône d’Artaxerxès II se produisit dans un sanctuaire dédié à la déesse « guerrière » connue des Grecs sous le nom d’Anaïtis22 à Pasargades. Selon toute vraisemblance, Anaïtis serait le nom donné par les Grecs à Anahita ou plutôt, comme nous l’avons vu à un des qualificatifs liés à la divinité Harahvaita/ Harahvaiti dont aucune correspondance phonétique ne semble avoir existé en langue grecque. L’intronisation en tant qu’acte politique ne semble avoir pu se faire sans l’appui ou le support d’une puissance guerrière bienveillante dont la force est reliée à la celle de l’Orage apportant avec lui la pluie fertilisante. Le texte de Bérosus (Bérose)23, tel qu’il a été rapporté, nous informe que après une longue période les rois achéménides commencèrent à rendre un culte à des statues aux formes humaines. Cette pratique cultuelle a été introduite par Artaxerxès (= Artaxerxès II) fils de Darius Ochus (= Darius II) qui est le premier roi a avoir fait installer des statues de Aphrodite – Anaïtis à Babylone, à Suse, à Ecbatane, et à Persépolis, à Bactres, à Damas et à Sardes d’avoir imposé aux communautés de ces centres de rendre un culte à la déesse. L’interprétation de ce texte reste malaisée car il semblerait que deux groupes de bâtiments aient existé en fonction de la présence – ou non – d’une statue représentant la déesse. Toutefois si l’équation Anaïtis – Anahita semble difficilement contestable, cela reviendrait à dire que les cultes rendus à la divinité se déroulaient à l’intérieur de bâtiments spécialement construits, ce qui contredit les dires de Hérodote selon lequel les Perses honoraient leurs dieux uniquement sur des hauts-lieux24. Les inscriptions qui ont été retrouvées montrent que Artaxerxès II reconnaît officiellement l’existence d’un culte dont l’ancienneté ne peut plus être mise en doute. La représentation de la divinité sous forme anthropomorphique (statues) pourrait peut-être être liée à une forme traditionnelle et très ancienne d’un culte rendu à la divinité représentée à l’aide d’images ou d’objets notamment les statuettes féminines retrouvées en Iran de l’Est et en Sogdiane. Polybe25 fait référence au pillage par le roi séleucide Antiochos III du temple de la déesse Ainé à Ecbatane (Anahita ?) qui devait être une construction imposante et dotée de grandes richesses pour attiser la
21 Hérodote, Historiae, I,138. 22 « Que l’on pourrait comparer à Athéna » (Plutarque, Artaxerxès, III,27). 23 Vers 290‑280 avant JC., Bérose aurait écrit ce passage dans un ouvrage intitulé Chronicon Chaldea 3 qui fut ensuite repris par Clement d’Alexandrie dans son Protrepicus V, 65. 24 Hérodote, Historiae, I,131. 25 Polybe (iie siècle av. J.-C. – livre X 27,12).
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convoitise du monarque. Plutarque26 mentionne le cas de la compagne de Cyrus II qui fut reléguée à Ecbatane comme prêtresse du temple d’Artémis « que les Perses nomment Anaïtis, pour qu’elle passe le restant de sa vie dans la chasteté ». Ces quelques témoignages parmi d’autres démontrent qu’un sanctuaire en dur et dédié à cette Anaïtis – Anahita devait déjà exister à Ecbatane à l’époque du règne de Artaxerxes II. Par conséquent, le contexte des inscriptions mentionnant le nom de Anahita (Harahvaita), ainsi que les témoignages grecs, montrent que le culte rendu à cette divinité doit être bien antérieur au règne de Artaxerxès II et très probablement remonter à l’époque de Darius Ier. Anahita apparaît donc comme une divinité liée à l’idée de Force et de Puissance. Ses rapports avec l’orage et avec la pluie fertilisante qui contribuent à assurer la survie aux êtres vivants ont sans doute contribué à lui conférer des qualités permettant d’assurer la survie en cas de combat et par extension, à la Victoire au Combat. Il est tout à fait probable que Anahita ait reçu les attributions guerrières du Yazata Ashi, qui incarne la Bonne Fortune et la Victoire au combat. Ces deux prérogatives parfaitement reliées l’une à l’autre et sont amplement soulignées dans le Aban Yasht consacré à la divinité. Le fait qu’elle apparaisse toujours après que Ahura Mazda soit cité (Yasht 1 à 4) montre clairement ses liens avec la Divinité suprême bien qu’elle appartienne à la catégorie des Yazata, au départ simples personnifications des forces de la nature. À l’évidence, l’évolution de ses prérogatives est intéressante car elle démontre la montée en puissance de son culte en Perse. Ses attributions et ses pouvoirs ont été considérés comme particulièrement importants pour le Pouvoir qui a recherché dans l’appui de la divinité une garantie afin d’assurer l’équilibre et de la bonne marche de l’État. Il est clair que dans ce cas, les souverains ont pris le soin de s’assurer de l’aide et de l’appui de cette divinité. Ainsi l’image d’Anahita, souvent représentée dans les reliefs sassanides se place dans la lignée de la tradition des statues des divinités (du moins de certaines divinités) qui étaient disposées dans les temples afin d’y recevoir un culte. Les témoignages grecs s’accordent parfaitement bien dans ce cas avec ceux qui peuvent être relevés dans les textes et les inscriptions de l’Iran ancien. Bibliographie Boyce, M. 1982 : History of the Zoroastrianism – vol. I, et II, Leiden – Köln, Brill. Dandamaev, M., Lukonin, V. 1989 : The Culture and Social Institutions of Ancient Iran, Cambridge, Cambridge University Press. Gnoli, G. 1985 : De Zoroastre à Mani. Quatre leçons au Collège de France (Travaux de l’Institut d’Etudes iraniennes, 11), Louvain, Peeters.
26 Plutarque (Artaxerxès 27,4).
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Gnoli, G. 1989 : « L’Iran ancien et le Zoroastrisme », dans J. Ries (éd.), Traité d’anthropologie du sacré, Vol. 2 : L’homme indo-européen et le sacré, Aix-en-Provence, édisud. Herrenschmidt, C. 1980 : « La Religion des Achéménides. Etat de la question », Studia Iranica 9,/2. Lecoq, P. 1997 : Les Inscriptions de la Perse achéménide. Pirart, E. 2006 : Guerriers d’Iran. Vanden Berghe, L. 1983 : Reliefs rupestres de l’Iran Ancien (Catalogue de l’Exposition aux Musées d’Art et d’Histoire de Bruxelles).
LES NEUF DIEUX FULGURANTS ÉTRUSQUES : LE DÉBAT EST-IL CLOS ? Dominique Briquel Lorsque René Lebrun nous a proposé de venir traiter dans ce colloque des dieux fulgurants en Étrurie, notre première réaction avait été de penser qu’il n’y avait plus rien à en dire, vu que la question avait été étudiée d’une manière approfondie, et à partir d’un examen des sources auquel on trouverait difficilement à ajouter, par notre collègue Gérard Capdeville, d’abord lors d’un congrès qui se tint à Florence en 1985 et dont les actes parurent à Rome quatre ans après1, puis dans sa thèse sur le dieu Vulcain qui fut publiée à Rome en 19952. Dans ce travail en particulier, le sujet a donné lieu à une étude minutieuse qui occupe près d’un chapitre entier3 – au point que, dans un compte rendu qui fut fait de sa thèse, G. Capdeville s’est vu reprocher d’avoir consacré autant de pages à cette question qui, d’après l’auteur, s’éloignait trop du sujet principal4 ! Pour notre part nous ne nous en plaindrons pas ; avec cette étude, nous disposons désormais d’une base irremplaçable pour l’étude de la question. Cependant, s’ensuit-il que les positions adoptées par l’auteur sur les nombreux points de discussion que comporte un tel sujet soient-elles les seules possibles ? S’ensuit-il, lorsqu’il avance des vues nouvelles et prend des positions différentes de celles de ses prédécesseurs, qu’on doive les considérer comme définitives ? Nous avouerons que, sur un certain nombre de points, nous serions plus enclin à nous ranger du côté de positions qu’on peut qualifier de « traditionnelles ». Avons-nous raison, avons-nous tort ? Ce n’est pas à nous d’en juger. Ce qui nous semble en tout cas plus important, c’est que, sur un problème qui a donné lieu à une vaste bibliographie, mais sur lequel on ne se rendait pas nécessairement compte de l’inévitable précarité des bases sur lesquelles repose ce qu’on lit dans les manuels sur la religion étrusque, le travail de G. Capdeville est venu montrer que la communis opinio qui, en gros, s’était établie, ne doit pas échapper à une salutaire remise en question, que des visions différentes sont possibles. C’est à ce dialogue scientifique qui, comme cela doit être, vise à établir des problématiques sur de justes bases, en cernant les fondements et les enjeux des positions adoptées, leurs forces et leurs faiblesses, que nous voudrions nous attacher ici. Le travail de
1 Capdeville 1989, 1171‑1190. 2 Capdeville 1995, 293‑330. 3 Le chapitre 1 de la troisième partie, « Théologie », p. 293‑338. 4 Belayche 1997, 511‑513, ici p. 512. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 79-98 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112403
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G. Capdeville, nous l’avons dit, constitue aujourd’hui le point de départ incontournable de toute étude des dieux fulgurants étrusques : nous nous appuierons donc en priorité sur lui, en soulignant tout ce que ces pages lui doivent, y compris quand elles proposent des vues autres que celles qu’on y trouve. Nous serions tenté d’appliquer à la question des dieux fulgurants étrusques la remarque que faisait Arnobe (3,40, 3) à propos d’un groupe de divinités de cette nation que nous allons retrouver, « qu’on ne connaît ni leurs noms, ni leur nombre » (nec eorum, nec nominum sciri). Cette incertitude peut surprendre, vu qu’un passage de Pline affirme clairement que les Étrusques, s’opposant ainsi aux Romains pour qui deux dieux seulement avaient le pouvoir de lancer les foudres, Jupiter pour les diurnes, Summanus pour les nocturnes, attribuaient cette capacité à neuf de leurs divinités : « Les ouvrages des Toscans considèrent que neuf dieux lancent des foudres et que celles-ci sont de onze sortes, car Jupiter en lance trois. Les Romains n’en ont conservé que deux, attribuant à Jupiter les foudres diurnes et à Summanus les foudres nocturnes » (Tuscorum litterae nouem deos emittere fulmina existimant eaque esse undecim generum ; Iouem enim trina iaculari. Romani duo tantum ex eis seruare, diurna adtribuentes Ioui, nocturna Summani)5. C’est pourquoi on parle communément des neuf dieux fulgurants étrusques : dans sa somme, toujours non remplacée, sur la science religieuse toscane, Carl Olof Thulin consacrait une longue étude aux « neun blitzwerfenden Götter des Etrusker »6 et l’affirmation se retrouve dans les manuels plus récents sur la religion étrusque7. Il paraît étrange que ce nombre de neuf puisse être remis en cause. Mais, outre que l’existence d’un collège de divinités fulgurantes a pu être récusé au profit de l’idée que les Étrusques, au moins dans leur fonds national, n’auraient connu qu’un unique dieu doté de la foudre, leur Jupiter Tin – ce qui est la position de G. Capdeville, sur laquelle nous reviendrons –, on peut avancer l’hypothèse que ces dieux aient été en réalité au nombre de dix8. Il faut en effet tenir compte de ce que Pline dit juste après sur les sortes de foudres. D’après le naturaliste, elles auraient été au nombre de onze, parmi lesquelles Tin en aurait disposé de trois. Cela implique que le Jupiter tyrrhénien faisait partie des neuf dieux et donc que les autres étaient au nombre de huit. Mais on lit dans une scholie à l’Énéide de l’interpolateur de Servius qu’il aurait existé pour les anciens Toscans non pas 5 Pline, Histoire naturelle, 2, 138. Nous empruntons cette traduction, comme celle de beaucoup d’autres passages, à G. Capdeville (Capdeville 1995, 294). Nous ferons largement appel, sur la question des dieux fulgurants étrusques (p. 293‑330), à ce travail, extrêmement minutieux, qui reste fondamental même si nous n’en partageons pas toutes les conclusions. L’auteur avait déjà abordé la question dans Capdeville 1989, 1171‑1190. 6 Thulin 1905, 32‑47. 7 Grenier 1948, 19, 29 ; Dumézil 1966, 610‑611 ; 1974, 629 ; Pfiffig 1975, 78, 130 ; Jannot 1998, 41. 8 Ainsi, à juste titre, Capdeville, 1995, 296.
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onze, mais douze sortes de foudres, genera fulminum : « Les Anciens pensaient que la foudre appartient au seul Jupiter et qu’elle n’est pas unique, comme l’attestent les livres étrusques sur la science des éclairs, dans lesquels sont mentionnées douze sortes de foudres, appartenant à Jupiter, Junon, Minerve aussi bien qu’à d’autres » (Antiqui Iouis solius putauerunt esse fulmen nec id unum esse, ut testantur Etrusci libri de fulgatura, in quibus duodecim gener fulminum scripta sunt, ita ut Iouis, Iunonis, Mineruae, sic quoque aliorum)9. Le commentateur de Virgile ne mentionne pas le nombre de neuf dieux fulgurants. Mais si on estime qu’il convient de faire intervenir cette notion – ce qui est la position traditionnelle, mais que récuse G. Capdeville, avançant, ce qui est vrai, que nulle référence ne leur est faite ici10 – et si on introduit également l’idée – bien affirmée chez les Étrusques – que Jupiter ait disposé de trois foudres différenciées, cela suppose, puisqu’il parle non plus de onze mais de douze sortes de foudres, que les autres divinités fulgurantes – parmi lesquelles il faudrait compter les deux partenaires féminines de Jupiter dans la triade capitoline que les rois étrusques avaient introduite à Rome, Junon et Minerve – aient eu à se répartir non plus huit, mais neuf sortes de foudres, autrement dit qu’il ait existé en dehors du dieu suprême neuf divinités, disposant chacune de son propre fulmen. Il faudrait alors admettre que les Étrusques aient attribué cet attribut au total à dix de leurs dieux – dont Jupiter, Junon, Minerve, nommément cités dans le texte (et pour lesquels on rétablira leurs dénominations locales de Tin, Uni, Menerva), les alii auxquels le commentateur fait allusion ensuite étant au nombre de six11. Cette même conclusion découle d’un texte d’Arnobe qui, se rapportant à Manilius, lequel écrivait à l’époque de Sulla12, distinguait le fulmen de Jupiter de celui d’autres dieux, pour lesquels cette fois le nombre de neuf est précisé, auxquels, dans sa présentation, le dieu suprême aurait donné le pouvoir de disposer de sa foudre13. Ces dieux sont identifiés par l’auteur avec les dii Nouensiles, la référence aux Étrusques n’apparaît
9 Interpolateur de Servius à Virgile, Énéide, 1, 42 (se référant pour le début du passage à l’autorité de Varron dans ses Antiquitates rerum diuinarum). Sur le rétablissement de non dans le texte, Capdeville 1995, 295‑296. 10 Capdeville 1995, 316 (soulignant, n. 94, que S. Weinstock, pourtant tenant de la thèse des neuf dieux fulgurants étrusques, estimait que les noms de divinités mentionnés à la fin résultaient d’une adjonction du commentateur à ce qui était à rapporter aux livres sacrés étrusques, cf. Weinstock 1951, 122‑153, ici 126). 11 Mais sur l’idée que ces noms soient le résultat d’une adjonction, voir note précédente. 12 Sur les raisons de préférer une identification avec le sénateur L. Manilius, d’époque sullanienne, plutôt qu’avec le consul de 149 av. J.-C. M’ Manilius, cf. Champeaux 2007, 153. Sur cet auteur, nous donnerons les traductions proposées dans cette édition. 13 Arnobe, 3, 38 : Novensiles… tradit… deos nouem Manilius, quibus solis Iuppiter potestatem iaciendi sui permiserit fulmen (Manilius [rapporte que les Nouensiles] sont neuf dieux, les seuls à qui Jupiter ait accordé le pouvoir de lancer sa foudre). Sur le fait qu’ici les foudres des autres dieux ne leur appartiennent pas en propre, mais leur ont été confiées par Jupiter, voir plus loin.
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pas, mais comme il est difficile ici de ne pas penser aux neuf dieux fulgurants de la doctrine tyrrhénienne, on arrive également au chiffre de dix. Si le nombre de divinités lanceuses de foudre n’est donc pas sûr, à plus forte raison leur identité est-elle incertaine. Sans doute que le foudre ait été l’attribut de Jupiter ne pose-t-il pas de problème, d’autant plus que le foudre apparaît souvent comme l’attribut de Tin dans les représentations figurées14, ni non plus que, si on accepte de se fonder sur les noms cités par l’interpolateur de Servius en fin de passage, qu’il faille compter parmi elles Junon et Minerve, ni non plus que Vulcain ait été du nombre, si on prend pour argent comptant celle que donne Servius luimême lorsqu’il commente le même passage, puisqu’il n’évoque pas Jupiter, Junon, Minerve, mais Jupiter, Vulcain, Minerve15. Cependant, même si on introduit ces noms dans la liste, l’identification des cinq (ou six) autres dieux fulgurants n’est pas obvie et les hypothèses ont été multiples à ce sujet, sans qu’on puisse estimer qu’elles s’imposent réellement. C’est ainsi que, soumettant à un examen serré les noms qui avaient été proposés par Thulin et ses successeurs, G. Capdeville estime qu’aucune de leurs propositions n’est à retenir, si bien qu’il en arrive à la conclusion : « En dehors de Jupiter/Tin, aucune divinité ne s’impose donc vraiment pour occuper une place dans le panthéon étrusque des dieux fulgurants »16. Et effectivement la critique à laquelle il se livre sur les textes par lesquels on a voulu dans le passé justifier l’appartenance à cette catégorie du dieu du vent Auster, d’Hercule, de Summanus, de Saturne, de Mars, de Minerve, de Junon, enfin de Vulcain17, apparaît fondée – ou du moins presque toujours fondée18 –, si bien qu’il ne sera pas nécessaire que nous répétions ici son analyse, la pars distruens de son étude ayant suffisamment balayé des hypothèses fragiles pour qu’il n’y ait pas lieu de reprendre la question en détail. Cependant nous avouerons ne pas partager toujours le scepticisme dont G. Capdeville a fait preuve. Que les croyances astrologiques aient fait de Saturne et de Mars, à travers les planètes qui portent leur nom, des émetteurs de foudres 14 Voir la liste de figurations sur miroirs, bronzes, gemmes donnée dans Thulin 1905, 38‑39 (citant aussi des monnaies, mais qui sont romaines, p. 39‑40). 15 Servius, commentaire à Virgile, Énéide, 1, 42 : In libris Etruscorum lectum est iactum fuminum manubias dici et certa esse numina possidentia fulminum iactus, ut Iouem, Vulcanum, Mineruam (On lit dans les livres des Étrusques que les jets de foudres sont appelées manubiae et que les divinités qui ont la maîtrise de ces jets de foudre sont bien déterminées, comme par exemple Jupiter, Vulcain, Minerve). 16 Capdeville 1995, 297‑312. 17 De ces divinités, C. O. Thulin n’était vraiment affirmatif que pour Minerve, Junon, Saturne, Mars, Vulcain (Thulin 1905, 47 : « von den neun etruskischen Blitzgöttern haben wir also die folgenden 6 bestimmt angeben können », Jupiter étant compté au nombre de ces six divinités). L’auteur suédois était peu affirmatif pour Hercule (p. 36, 47), nettement sceptique pour Summanus et Auster (p. 36). 18 G. Capdeville lui-même est moins catégorique sur le cas de Minerve (Capdeville 1995, 312 : « seule Minerve pourrait à la rigueur être retenue – mais il est probable qu’elle le devait plus à son égide grecque qu’à une hypothétique manubia étrusque »). C’est justement pour Minerve qu’on peut considérer qu’il existe des témoignages figurés étrusques de date ancienne. Voir plus loin.
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n’est pas nécessairement incompatible avec le fait que les Étrusques les aient introduits, pour cette raison, parmi leurs dieux fulgurants : Adriano Maggiani a pensé retrouver dans l’analyse du foie de Plaisance des éléments de doctrine astrologique19. Et nous avons du mal à ne pas penser que, si Pline mentionne comme exemple de la nature incendiaire des foudres de Mars le fait qu’elles aient brûlé la ville toscane de Volsinies20, c’est parce que l’événement se trouvait rapporté dans les listes de prodiges rapportés dans la littérature sacrée étrusque21 et que celle-ci faisait intervenir ici déjà vraisemblablement ce dieu22. Point plus important – puisque regardant l’une des neuf divinités considérées comme émettrices de foudres célestes, ce qui n’est pas nécessairement le cas de Mars (ou Saturne), le rejet de Vulcain, Junon, Minerve oblige à considérer comme étant sans portée réelle les affirmations sur ce point de Servius et son interpolateur23. Or, s’agissant de Minerve au moins, il faut tenir compte de ce qu’au témoignage des textes s’ajoute celui des données iconographiques. Nous possédons deux miroirs 19 Maggiani 1984, 53‑84, ici p. 76 (mais contra Capdeville 1995, 305, n. 56). Sur le fait que l’interprétation religieuse étrusque ne fait pas nécessairement abstraction des analyses « scientifiques » des phénomènes, voir nos remarques dans Briquel 1989, 247‑262. Le passage de Sénèque, Questions naturelles, 2, 32, 2 : Hoc inter nos et Tuscos, quibus summa est fulgurum persequendorum scientia interest : nos putamus, quia nubes collisae sunt, fulmina emitti ; ipsi existimant nubes collidi, ut fulmina emittantur ; nam, cum omnia ad deum referant, in ea opinione sunt tamquam non, quia facta sunt, significent, sed quia significatura sunt, fiant (Il y a entre nous et les Étrusques, qui possèdent la science la plus élevée en matière d’étude des éclairs, cette différence : nous pensons que c’est parce qu’il y a eu une collision de nuages que les foudres sont émises, eux, qu’il y a collision de nuages afin que les foudres soient émises ; en effet, comme ils rapportent tout à la divinité, ils sont d’avis que ce n’est pas parce que les phénomènes se sont produits qu’ils apportent un signe, mais que c’est parce qu’ils sont destinés à apporter un signe qu’ils se produisent) est significatif à cet égard : il explique que les Étrusques, à la différence des « scientifiques » de leur temps, les physici, ajoutent une motivation religieuse au fait que les phénomènes naturels se produisent, que ceux-ci dépendraient d’un destin qui les commande, non qu’ils refusent l’explication qu’ils en donnent (ici ils admettent que la foudre soit produite par la collision de nuages). On est dans l’ordre du pourquoi, non du comment. 20 Pline, 2, 139 : A Saturni ea sidere proficisci subtilius ista consecrati putant, sicut cremantia a Martis, qualiter cum Volsinii, oppidum Tuscorum opulentissimum, totum concrematum est fulminibus (Ceux qui cherchent des explications plus subtiles pensent que ces (foudres) proviennent de l’astre de Saturne de même que les incendiaires viennent de celui de Mars, comme lorsque Volsinies, une très riche ville de Toscane, fut entièrement consumée par la foudre). 21 Sur la nature de la littérature sacrée étrusque et l’enregistrement qui y était fait de ce qui était tenu pour de nouvelles manifestations du surnaturel après la révélation initiale de Tagès, Cicéron, De la divination, 2, 23, 50 : eam [= disciplinam Etruscam] postea creuisse rebus nouis cognoscendis et ad eadem illa principia referendis… haec scripta conseruant (elle s’est enrichie ensuite en acquérant de nouvelles connaissances et en les rapportant à ces mêmes principes… voilà ce qu’ils gardent par écrit). 22 Positions divergentes sur ce point de Thulin 1905, 34 ; Capdeville 1995, 305. Cependant l’objection de ce dernier sur le fait que ces foudres entrent dans la catégorie des foudres terrestres (Etruria erumpere terra quoque arbitratur, quae infera appellat) et ne regardent donc pas celles émanant des neuf dieux fulgurants, qui regardent les foudres célestes, catégorie qui a été traitée auparavant, est fondée. 23 Capdeville 1995, 316 : « la construction n’impose pas de penser que ceci fait partie de la doctrine étrusque ; et c’est ce qui, du reste, explique que cette liste demeure incomplète : cette liste ne sort pas des Etrusci libri et il ne nous est pas dit combien ceux-ci reconnaissaient de dieux fulgurants ».
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étrusques du iiie siècle av. J.-C., sur lesquels la déesse, représentée dans une pose analogue, se dirigeant vers la droite, tient de son bras gauche un bouclier rond et de son bras droit une foudre24. La remarque de C. O. Thulin sur l’iconographie de l’Athéna grecque reste toujours valable : « die Lanze, nicht die Blitze ist ihre Waffe »25. On sera donc porté à voir dans cette image singulière le reflet d’une conception purement étrusque de cette divinité, remontant à une époque encore assez ancienne et nous partagerions sur ce point la conclusion de G. Colonna, qui estime que nous sommes en présence d’un « probabile riferimento alla dottrina delle manubiae Minervales ». Mais, si on admet la validité de ce témoignage figuré – ce qui n’est pas le cas de G. Capdeville qui le juge non pertinent parce que témoignant d’une influence grecque – les conséquences sont importantes. Il s’ensuit que les Étrusques connaissaient au iiie siècle av. J.-C. une autre divinité fulgurante que Jupiter, Menerva. Par ailleurs, il s’agissait non d’une entité anonyme, susceptible de se fondre dans un groupe de dieux mal définis comme les dii Consentes ou Superiores dont nous aurons à parler. Certes, cela ne suffit pas à prouver que la doctrine sur les neuf dieux fulgurants était déjà établie à cette époque. Mais cela laisse au moins ouverte la possibilité que cela ait été le cas, puisque, nous le verrons, il nous semble que le témoignage de Manilius puisse être interprété comme supposant que la thèse des nouem dei lanceurs de foudre, que Pline présentera plus tard comme étant exposée dans les traités de la discipline étrusque, ait existé déjà avant cet auteur d’époque sullanienne. Si cette hypothèse est fondée, on aura là une attestation précoce, et en milieu purement étrusque, de cette vision proprement tyrrhénienne des dieux fulgurants, différente de celle des Grecs et des Romains26.
24 Le premier miroir, Etruskische Spiegel, III, 246 [Berlin, 1843], aujourd’hui disparu, était déjà cité dans Thulin 1905, 38 ; voir représentation dans Pfiffig 1975, 258 fig. 111, et notice dans Colonna 1984, 1057, no 84. Le second (Colonna 1984, 1057, no 85) n’a été signalé qu’en 1976 ; il est conservé au Royal Ontario Museum de Toronto ; la déesse y apparaît dépourvue d’ailes, à la différence de ce qu’on a sur le miroir précédent. On peut signaler que, sur un troisième miroir (Etruskische Spiegel, V, 7, 2 [Berlin, 1897], Colonna 1984, 1055, no 50) la déesse, courant vers la droite armée d’un bouclier et d’une lance, est encadrée à gauche par un casque attique muni d’une crête, à droite par un foudre posé sur le sol. Sur la valeur de la présence de la foudre comme arme de la déesse, Colonna 1984, 2074. 25 Thulin 1905, 38. Pour G. Capdeville, qui évoque très rapidement les données iconographiques, « cela peut fort bien refléter une conception grecque » (Capdeville 1995, 312 n. 83). Mais l’abondant dossier iconographique d’Athéna (Demargne 1984, 955‑1013), pas plus que celui de la Minerve romaine (Canciani 1984, 1074‑1109) ne fournissent de parallèles. On se trouve en présence d’une iconographie strictement étrusque, comme le confirme le dessin de la foudre. 26 Par ailleurs, si on met au compte de l’Etrusca disciplina l’affirmation – référée à un vague dicuntur – contenue dans une scholie du Pseudo-Acron à Horace selon laquelle les manubiae de Jupiter, quand elles étaient de couleur noire ou blanche, avaient la particularité d’être d’un éclat rouge et sanglant, et non pâle, sans y voir le reflet d’une élucubration du scholiaste à partir du seul texte des Odes (où l’auteur employait l’expression rubente dextra), on aura, cette fois au niveau des foudres, l’attestation de ce que Tin n’était pas le seul dieu fulgurant. Voir Pseudo-Acron, scholie à Horace, Odes, 1, 2, 2 : Omnes manubiae albae et
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En somme, nous ne voyons pas de nécessité de rejeter l’idée que le Jupiter étrusque n’ait pas été la seule divinité susceptible de lancer la foudre, mais qu’il en ait existé d’autres, qu’on pouvait nommer comme Menerva que des témoignages anciens et proprement étrusques nous montrent armée de la foudre, même si aucune liste se voulant complète ne nous est parvenue, ni que ces dieux aient déjà pu former le groupe des neuf dieux fulgurants qui est évoqué par des auteurs plus tardifs. Cette position implique, nous l’avons dit, que ce groupe de neuf dieux n’était pas un regroupement de divinités non autrement définies, mais, à l’instar des δώδεκα θεοί, les douze dieux du panthéon grec, des divinités par ailleurs connues, qui auraient reçu chez les Étrusques ce privilège qu’ils n’avaient ni chez les Grecs ni chez les Romains. Sur ce point, nous sommes obligé de prendre nos distances par rapport à l’hypothèse, avancée par G. Capdeville, d’une identification avec le groupe des dii Nouensiles. Cette hypothèse a certes pour elle le point positif qu’elle a été avancée par un auteur antique, Manilius, dont nous avons déjà cité la position, transmise par Arnobe. Mais il est indispensable de donner ce passage dans son contexte, qui est celui d’une longue présentation faite par l’auteur chrétien de la question des Novensiles27. Nouensiles Piso deos esse credit nouem in Sabinis apud Trebiam constitutos. Hos Granius Musas putat consensum accomodans Aelio ; nouenarium numerum tradit Varro, quod in mouendis rebus potentissimus semper habeatur et maximus, nouitatum Cornificius praesides, quod curantibus his omnia nouitate integrentur et constent, deos nouem Manilius quibus solis Iuppiter potestatem iaciendi sui permiserit fulminis. Cincius numina pergrina nouitate ex ipsa appellata pronuntiant ; nam solere Romanos religiones urbium superatarum partim priuatim per familias spargere, partim publice consecrare, ac ne aliqui deorum multitudine aut ignorantia prateriretur, breuitatis et compendii causa uno pariter nomine cunctos Nouensiles inuocari. Sunt pratererea nonnulli, qui ex hominibus diuos factos hos praedicant appellatione signari, ut est Hercules, Romulus, Aesculpaius, Liber, Aeneas. « Les Novensiles sont, à ce que croit Pison, neuf dieux installés chez les Sabins, à Trebia. Granius pense que ce sont les Muses, se déclarant d’accord avec Aelius ; Varron rapporte qu’ils sont au nombre de neuf, parce que celui-ci passe toujours pour le plus efficace et le plus important quand on donne une impulsion puissante et le plus grand pour faire bouger les choses ; selon Cornificius, ils patronnent les nouveautés, parce que c’est par leurs soins que tout se renouvelle et subsiste dans sa plénitude ; pour Manilius, ce sont neuf dieux, les seuls à qui Jupiter ait accordé le pouvoir de lancer sa foudre. Cincius expose que ce sont des divinités étrangères, qui doivent précisément leur nom à leur nouveauté ; car les Romains avaient l’habitude
nigrae pallida coruscatione esse dicuntur, Iouis rubra et sanguinea (Toutes les manubiae blanches et noires sont, dit-on, d’un pâle éclat, celles de Jupiter d’un éclat rouge sang). Sur ce point, Capdeville 1995, 309. 27 Arnobe 3, 38‑39 ; voir Capdeville 1995, 323‑324.
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de répartir les cultes des villes vaincues, pour certains entre des familles, à titre privé, et d’en adopter certains autres à titre officiel ; de peur que le grand nombre des dieux ou l’ignorance ne fît négliger quelqu’un, pour faire court et abréger, on les invoquait tous en même temps sous le nom unique de Novensiles. Il y en a en outre certains auteurs qui déclarent que ce sont des hommes divinisés qu’on désigne sous cette appellation par exemple Hercule, Romulus, Esculape, Liber, Énée. »
Les explications, dans cette énumération d’avis divers, se répartissent en deux groupes, selon qu’on reconnaît dans le nom de ces dieux soit l’adjectif nouus, nouveau, soit le chiffre neuf, nouem. Le rapprochement avec nouus et la référence donc à une nouveauté sont à la base des interprétations du grammairien du milieu du Ier siècle av. J.-C. Cornificius Longus (qui en fait des dieux du renouvellement en général), de l’antiquaire et grammairien augustéen L. Cincius (divinités étrangères introduites à Rome) et des nonnulli anonymement évoqués à la fin du passage (dans une perspective evhémériste où ils sont de nouveaux dieux, humains promus à la divinité à la suite des services qu’ils ont rendus). La référence au chiffre neuf avait les préférences de l’historien L. Calpurnius Piso Frugi, qui fut consul en 133 av. J.-C. (identification à un groupe de neuf dieux sabins), de l’antiquaire et juriste du temps de César et Auguste Grannius Flaccus et de L. Aelius Stilo, qui, ayant vécu dans la seconde moitié du iie siècle av. J.-C. et au début du siècle suivant, fut un des premiers grammairiens romains (tous deux assimilant ces dieux aux neuf Muses) et de Varron (se fondant sur la valeur du nombre neuf, bien attestée dans des rituels où cette triple triplicité est mise en valeur)28. Manilius se range dans ce second groupe : mais au lieu de chercher des divinités sabines, qui étaient au nombre de neuf, ou la mythologie grecque, avec les neuf Muses, il fait intervenir – sans le dire expressément – une référence étrusque, avec les dieux lanceurs de foudre étrusques. L’hypothèse défendue par G. Capdeville est qu’il se serait agi d’un groupe de divinités étrusques qui auraient été identifiées, tout comme les dieux sabins que Pison allait chercher ou les Muses que Grannius Flaccus et Aelius Stilo faisaient intervenir ici, mais dont le nombre aurait été indistinct, seul un rapprochement, peut-être fondé sur une assonance de leur nom étrusque avec le mot latin, avec les Novensiles connus à Rome ayant conduit Manilius à les considérer comme des Nouensiles étrusques et donc leur attribuer le nombre de neuf. Mais nous avons du mal à penser que cet auteur ait pu établir un rapprochement si, dans ce cas comme dans ceux des neuf dieux sabins ou des Muses, le chiffre neuf n’avait pas préexisté. Ce sera, à nos yeux, plutôt lui qui aura tiré cette interprétation des Novensiles de neuf divinités fulgurantes étrusques préexistantes, non la doctrine des neuf dieux lanceurs de foudre qu’il aurait créée à partir des Novensiles 28 Sur tous ces auteurs, pour plus de détails, Champeaux 2007, 152‑155.
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latins qui aura été plaquée sur un collège d’entités divines resté indéterminé dans les conceptions toscanes. Le chiffre neuf nous semble avoir été essentiel dans la conception que les Romains, au moins pour la partie d’entre eux qui ne se rangeait pas à la solution alternative de faire intervenir l’adjectif nouus, nouveau, se faisaient des Novensiles, quelle que soit par ailleurs l’explication qu’on doive donner de cette notion, certainement ancienne dans la religion nationale, problème dans lequel nous ne voulons pas entrer ici29. On a donc été chercher dans plusieurs directions des groupes de neuf entités divines pour tenter de leur donner une définition : la Grèce a été mise à contribution avec les neuf Muses, la Sabine avec un groupe divin qui faisait l’objet d’un culte dans ce pays. Il faut avouer que, s’agissant des Muses, on ne voit guère ce qui, en dehors de leur nombre, aurait permis de les introduire d’une manière aussi surprenante dans cette question, les Novensiles n’ayant certes rien de divinités analogues à elles comme l’étaient les Camènes latines. Quoi qu’il en soit, il n’en aura pas été différemment, selon nous, pour les Étrusques : étant donné que le regroupement en neuf entités est banal, simple conséquence de la valeur de ce chiffre que Varron soulignait, eux aussi devaient avoir possédé un groupe de neuf entités divines, ces neuf dieux fulgurants. On notera cependant que, si on admet que Manilius a ainsi introduit dans la question des Novensiles romains30 les neuf lanceurs de foudre étrusque qui auraient été antérieurs à lui, il aura d’une part tu cette origine étrusque – si du moins il est possible de se fier sur ce point au silence d’Arnobe –, d’autre part adapté ces idées aux conceptions romaines31, puisque, point sur lequel nous allons revenir, il n’aurait admis qu’un seul véritable maître de la foudre, Jupiter, les autres dieux, au nombre de neuf32, ne faisant qu’utiliser celle qu’il voulait bien leur prêter, sans en posséder qui leur fût propre. Ainsi nous préférons analyser le texte de Manilius comme fondé sur l’existence préalable de divinités fulgurantes étrusques qui auraient déjà été au nombre de neuf, dont il aurait fait l’équivalent des Novensiles latins. 29 Capdeville 1995, 325 n. 123, penche à juste titre pour une vieille représentation latine, rappelant que leur nom apparaît, mis en parallèle avec celui des Indigetes (ce qui a permis à G. Wissowa de développer sa fameuse thèse sur la distinction entre les dei Indigetes, qui auraient été les dieux indigènes, nationaux des Romains, et les dei Nouensiles, qui auraient été des dieux étrangers, intégrés dans leur religion, cf. Wissowa 1912), dans la formule de la deuotio (Tite-Live, 8, 9, 6 ; sur la deuotio et cette formule, Bloch – Guittard 1987, LV-LXXXVIII). Pour l’hypothèse que leur nom ait été composé avec un élément renvoyant au chiffre neuf, Champeaux 2007, 155. Il est intéressant de noter qu’une coupe du iiie siècle av. J.-C., trouvée à Ardée en contexte funéraire, porte une dédicace aux neuf dieux (CIL I2 455 = Vetter 1953, no 364b) sous la forme archaïque (et sans passage de [eu] en [ou]) neuen deiuo ; il s’agit selon toute probabilité des Novensiles : cela montre que déjà alors ils étaient conçus (ou pouvaient l’être) comme un groupe de neuf dieux. Sur l’intérêt de cette inscription, Flobert 1991, 521‑543, ici 539‑541. 30 Que les Novensiles de Manilius ne soient pas, pour autant qu’on puisse en juger, mis en balance avec les Indigetes peut être un signe de leur indépendance originelle de la notion romaine correspondante. 31 Ce point est mis en relief dans Champeaux 1999, 135‑164, ici 138. 32 Pour Manilius, nous l’avons souligné, Jupiter n’était pas compté au nombre des neuf dieux fulgurants.
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G. Capdeville pense lui aussi que Manilius a gauchi les conceptions étrusques, mais dans une optique différente. Pour lui, ces Novensiles étrusques non seulement n’auraient pas été neuf, mais n’auraient pas été des dieux lanceurs de foudre au sens propre, Jupiter ayant été l’unique divinité fulgurante. Les Novensiles toscans n’auraient cependant pas été sans relation avec la foudre : il propose de les reconnaître dans un des deux conseils divins dont Sénèque et Festus33 nous apprennent qu’ils intervenaient à côté de Jupiter dans l’émission de ses manubiae34. Voici ces textes : Sénèque, Questions naturelles, 2, 41, 1‑2 : Fulmina a Ioue dicunt mitti et tres illi manubias dant. Prima, ut aiunt, monet et placata est et ipsius Iouis consilio mittitur. Secundam mittit quidem Iupiter, sed ex consilii sententia, duodecim enim deos aduocat ; hoc fulmen boni aliquando facit, sed tunc quoque non aliter quam ut noceat ; nec prodest quidem impune. Tertiam manubiam idem Iupiter mittit, sed adhibitis in consilium diis quos superiores et inuolutos uocant, quia uastat in quae incidit et utique mutat statum priuatum et publicum quem inuenit ; ignis enim nihil esse quod fuit patitur. « Ils disent que les foudres sont envoyées par Jupiter et ils lui attribuent trois manubiae. La première, disent-ils, avertit avec bienveillance et Jupiter l’envoie de sa propre initiative. La deuxième, Jupiter l’envoie aussi, certes mais sur l’avis d’un conseil, car il se fait alors assister de douze dieux ; cette foudre a parfois un effet bénéfique, mais même alors elle cause des dommages ; et ses services ne sont pas sans dommage. La troisième manubia, c’est encore Jupiter qui l’envoie, mais après avoir réuni en conseil les dieux qu’on appelle supérieurs et cachés, parce qu’elle ravage ce sur quoi elle tombe et qu’elle change de toute façon la situation, privée et publique, sur laquelle elle tombe ; car le feu ne permet à rien d’être ce qu’il fut. » Festus, 114 L : Manubiae Iouis tres creduntur esse, quarum unae sint minimae, quae moneant placate sint. Alterae quae maiores sint, ac ueniant cum fragore discutiantque atque diuellant, quae a Ioue sint, et consilio deorum mitti existimentur. Tertiae his ampliores, quae cum igne ueniant ; et quanquam nullum sine igne fulgur sit, hae propriam differentiam habent quod aut adurant, aut fulgine deforment, aut accendant ; quae statum mutent deorum consilio superiorum. « Les manubiae de Jupiter sont, croit-on, de trois sortes ; les premières sont les plus faibles, car elles avertissent avec bienveillance. Les deuxièmes, qui sont plus 33 Le texte de Festus, plus court, omet certains détails qui figurent dans la présentation de Sénèque (nombre de douze dieux intervenant comme conseillers de Jupiter pour la seconde manubia, seconde appellation inuoluti pour les dieux intervenant lors du lancer de la troisième foudre). Inversement, il donne des précisions sur les effets de la troisième foudre (aut adurant, aut fulgine deforment, aut accendant) que le philosophe ne donnait pas (il se contentait d’un uastat in quae incidit). Mais la doctrine sous-jacente ne doit pas pour autant être tenue pour différente. Il ne faut pas oublier que Festus a résumé ce qu’il a trouvé dans la forme originelle de l’encyclopédie que Verrius Flaccus avait rédigée à l’époque augustéenne. 34 Capdeville 1995, 318‑319.
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importantes, à la fois arrivent avec fracas et brisent ou déchirent ; elles proviennent de Jupiter et on pense qu’elles sont envoyées sur le conseil de dieux. Les troisièmes, encore plus importantes que celles-ci, viennent accompagnées de feu et elles ont pour caractère propre de brûler en surface ou de déformer par la fumée ou d’embraser ; elles modifient la situation sur le conseil des dieux supérieurs. »
Les foudres de Jupiter – les seules dont il est question ici, soit qu’on considère que c’est parce qu’il n’en existait pas d’autres dans la doctrine sous-jacente, soit parce que le passage ne traitait que des foudres du dieu suprême – étaient donc de trois catégories différentes, dont les effets allaient croissant, l’usage uniquement de la première étant de son seul ressort, celui des deuxième et troisième faisant intervenir des conseils de dieux35. Dans le cas de la deuxième, dont les effets étaient intermédiaires, Sénèque indiquait que ces divinités conseillères étaient au nombre de douze, mais, pas plus que Festus, il ne leur donnait de nom. En revanche, pour la troisième catégorie, la plus puissante, les deux auteurs les nommaient – « supérieurs et cachés » chez Sénèque, « supérieurs » chez Festus36 –, mais ne donnaient pas de précision numérique. Il n’est pas difficile de rétablir le nom des dieux du premier conseil, celui que Jupiter consulte pour l’envoi de sa deuxième manubia, même si aucun des deux auteurs ne le donne. Car on peut faire intervenir un passage d’Arnobe dans le long développement qu’il consacre aux dieux Pénates (3, 40, 4). S’interrogeant sur cette notion, il présente de nombreuses thèses, y compris une qui faisait appel à des représentations étrusques37 : or ce que l’auteur chrétien expose alors éclaire la nature des douze divinités auxquelles Sénèque faisait allusion à propos de la deuxième manubia de Jupiter : Hos (= Penates deos) Consentes et Complices Etrusci aiunt et nominant, quo una oriantur et occidant una, ses mares et totidem feminas, nominibus ignotis et miserationis parcissimae ; sed eos summi Iouis consiliarios ac principes existimari.
35 Jacques Heurgon a remarquablement montré qu’un miroir étrusque du ve siècle av. J.-C. illustrait l’usage par le Jupiter étrusque de foudres différenciées : la représentation du choix fait par Zeus quant au destin de Memnon fait appel non au motif grec de la pesée dans la balance, mais à celui étrusque du choix entre deux foudres de formes différentes que Tin tient dans chacune de ses mains (Heurgon 1978a, 185‑196 = Heurgon 1986, 285‑298). 36 Sur la référence aux dei superiores comme conseillers de Jupiter lors du foudroiement de Phaéthon chez Ovide (Métamorphoses, 2, 304‑305, qui évoque ici les dei superi), Capdeville 1995, 320. 37 En réalité, peu auparavant, se référant alors à Nigidius Figulus, Arnobe a déjà fait appel à une représentation étrusque, mais différente, des Pénates (la disciplina Etrusca aurait distingué quatre sortes de Pénates, ceux de Jupiter, Neptune, les dieux infernaux, les hommes mortels). Sur la possibilité que ces quatre catégories de Pénates aient été en relation avec la quadripartition du ciel selon les Étrusques, Maggiani 1984, 65, avec n. 54, retrouvant cette conception dans Cicéron, Sur les réponses des haruspices, 20. Sur la conception sous-jacente des Pénates dans ce premier passage, Champeaux 1999, 142‑153.
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« Les Étrusques disent que ce sont les Consentes et Complices et les nomment ainsi parce qu’ils se lèvent en même temps et se couchent en même temps, six mâles et autant de femelles, dont les noms sont inconnus ; ils sont tout à fait inaccessibles à la pitié ; mais ils passent pour les princes conseillers du souverain Jupiter38. »
Le premier conseil, celui qui assiste Jupiter dans l’emploi de la foudre intermédiaire, est donc à la fois définissable par son nombre et par sa répartition par moitiés entre dieux et déesses, mais ne l’est pas par des noms de divinités précises, ceux-ci restant secrets. À la différence des neuf dieux dans le cas où il faudrait y compter des divinités classiques du genre de Minerve, ils restaient un collège sans dénomination autre que leur appellation collective39. Mais la question n’est pas aussi simple pour le second collège, celui qui décide de l’envoi de la foudre la plus forte. Est-il possible de lui donner une identité plus précise ? Or c’est là que G. Capdeville fait intervenir les « neuf dieux » étrusques tels qu’il les conçoit, c’est-à-dire un groupe de dieux non réductibles à des figures classiques du panthéon, qui à l’origine n’aurait pas été au nombre de neuf et n’aurait pas manié la foudre, et donc les Novensiles tyrrhéniens avant que Manilius n’en gauchisse l’interprétation. Il appuie son interprétation sur le fait que les Novensiles sont nommés comme accompagnant Jupiter dans la seconde des trois régions célestes qui lui sont attribuées dans le système de la division du ciel en seize régions issu de l’Etrusca disciplina tel que le présentait Martianus Capella dans ses Noces de Mercure et de Philologie, en 1, 45‑60 (alors que les Consentes étaient associés à lui dans la première)40 : 38 Sur le sens de principes ici, Capdeville 1995, 321, avec n. 109. Il convient de rappeler que le terme principes était couramment employé pour désigner la couche dirigeante de l’aristocratie étrusque, les « princes » des cités. 39 Par là ces dei Consentes étrusques se distinguent des douze Consentes romains qui, à la fin de la République, avaient leur portique au Forum, sur le flanc du Capitole, abritant leurs douze statues dorées. Répartis eux aussi en six dieux et six déesses, ils n’étaient que la transposition à Rome des δώδεκα θεοί grecs. Voir Varron, Économie rurale, 1, 1, 4, avec commentaire dans Heurgon 1978, 93‑94. Cette présentation est mêlée d’aspects astrologique : ces douze dieux sont présentés comme une constellation de douze étoiles, qui ont en commun leur coucher et leur lever. 40 Martianus Capella, 1, 45‑47 : Nam in sedecim discerni caelum dicitur omne regiones, in quarum prima sedes habere memorantur post ipsum Iouem dii Consentes Penates, Salus ac Lares, Ianus, Fauores Opertanei Nocturnusque. In secunda itidem mansitabant praeter domum Iouis, quae ibi quoque sublimis est, ut est in omnibus praediatus, Quirinus Mars, Mars militaris ; Iuno etiam ibi domicilium possidebat, Fons etiam, Lymphae diique Nouensiles. Sed de tertia regione unum placuit corrogari. Nam Iouis Secundani et Iouis Opulentiae Mineruaeque domus illic sunt constitutae ; sed omnes circa ipsum Iouem fuerunt in praesenti. Discordiam uero ac Seditionem quis ad sacras nuptias corrogaret, praesertimque cum ipsi Philologiae fuerunt semper inimicae ? De eadem igitur regione solus Pluton, quod patruus sponsi est, conlocatur (En effet tout le ciel est divisé, dit-on, en seize régions, dont on raconte que ceux qui occupent la première demeure sont, après Jupiter lui-même, les Dii Penates Consentes, Salus et les Lares, Janus, les Favores Opertanei et Nocturnus. Dans la deuxième étaient établis de la même manière, en dehors de la maison de Jupiter, qui est occupe là aussi la position la plus haute, comme il a sa demeure dans toutes les régions, Quirinus Mars et Mars militaris ; Junon aussi possédait là une demeure, également Fons, les Lymphes et les dii Novensiles.
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45 : Jupiter, dii Consentes Penates, Salus, Lares, Ianus, Fauores Opertanei, Nocturnus. 46 : Jupiter, Quirinus Mars, Mars Militaris, Iuno, Fons, les Lymphes, dii Nouensides. 47 : Jupiter Secundanus, Iouis Opulentia, Minerua, Discorde, Sédition, Pluton.
Ainsi les deux conseils du dieu suprême auraient réparti sur les deux premières des trois portions du ciel qui lui étaient attribuées, d’abord les Consentes – dont l’identification aux douze conseillers pour le lancer de la foudre de puissance moyenne ne fait pas de doute –, puis les Novensiles, qu’il conviendrait d’assimiler aux dieux supérieurs et cachés de Sénèque et de Festus. L’hypothèse est bien évidemment possible. Mais une autre a été fréquemment proposée41 : celle de reconnaître ces Dii superiores et inuoluti dans un autre groupe, celui des Favores Opertanei, qui fait partie, en même temps que les Consentes, de l’accompagnement de Jupiter dans la première case. Cette mise en relation des deux appellations découle du sens de l’adjectif opertaneus qui est certes très rare, mais dont la signification ne peut être que « caché », et donc a à peu près le même sens que la qualification d’inuoluti qu’on rencontre chez Sénèque pour les membres du second conseil. Dans un article de 1996, G. Capdeville admettait d’ailleurs comme possible cette identification, estimant qu’« on peut se demander si, finalement, les Fauores Opertanei ne seraient pas un doublet des dii Nouensiles, placé cette fois dans la région qui correspond à la foudre la plus néfaste », autrement dit ne seraient pas une autre désignation du même conseil veillant sur l’usage de la foudre la plus destructrice42. Mais il envisageait plutôt une interprétation par une autre notion liée au pouvoir quant à l’avenir que peuvent avoir les foudres, les Fata43. Quoi qu’il en soit, si on accepte le rapprochement des Favores Opertanei et des « dieux supérieurs et cachés » du second conseil divin, et à moins d’admettre l’alternative de la présence d’un même collège auprès de Jupiter dans deux régions du ciel différentes, on sera dès lors porté à chercher une autre identification pour les Novensiles que ces mêmes dii superiores et inuoluti. Nous retombons par là sur la question des « neuf dieux fulgurants » et l’hypothèse qu’ils aient été à la base de la conception des Novensiles de Manilius (et non l’inverse) : on pourrait admettre que, tandis que les deux conseils du dieu suprême dans les opérations de Mais de la troisième région, il n’a été décidé d’en faire venir qu’un seul dieu. En effet les maisons de Jupiter Secundanus et de l’Opulence de Jupiter ont été placées là ; mais ils accompagnèrent Jupiter lui-même. En revanche, qui aurait invité à ces saintes noces la Discorde et la Sédition, d’autant plus qu’elle furent toujours les ennemies de Philologie elle-même ? C’est pourquoi de cette même région, le seul à y avoir une place est Pluton, en tant qu’oncle paternel du marié). 41 Thulin 1906, 2 n. 4, 33 ; Dumézil 1966, 653 ; Dumézil 1974, 672‑673 ; Pfiffig 1975, 31. Cette identification a été toujours suivie par Champeaux 2007, 163 : « Penates… Fauores opertanei (2e conseil = Sen. inuoluti ; Arn. : nul n’en peut rien dire, nec… sciri) ». 42 Capdeville 1996, 251‑299, ici p. 274. 43 Outre Capdeville 1996, 274, voir surtout Capdeville 1993, 155‑170, ici p. 167‑168.
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lancement de ses foudres seraient regroupés dans la première région, la deuxième aurait abrité les autres divinités fulgurantes, placées là en tant que lanceuses de foudres, ce qui n’exclut pas leur présence, pour d’autres raisons, dans d’autres secteurs44. Par rapport à l’assimilation des Novensiles de Manilius au second conseil de Jupiter, une référence aux neuf dieux fulgurants évite la difficulté de passer d’un rôle de conseillers à celui, actif, de lanceurs de foudres. Il est vrai, qu’inversement elle amène à situer les deux conseils dans la même région, alors que l’identification de ces Novensiles aux dieux supérieurs et cachés les place dans une autre région que le premier conseil, celui des Consentes. Mais, comme G. Capdeville lui-même l’a souligné à propos de la question des genres de foudres, il ne faut pas lier trop étroitement la question des demeures des dieux dans le ciel et ce qui touche à la nature des foudres et des divinités que leur émission implique45. Un dernier point nous arrêtera sur ces dii superiores et inuoluti. En dehors de leur caractère de divinités « cachées », qui se retrouverait dans le cas des Fauores Opertanei si on les fait intervenir ici, on n’en sait rien, ni Sénèque ni Festus ne nous indiquant rien d’autre que leur nom. On est sans doute porté, par rapport aux Consentes pour lesquels leur nombre est précisé chez Sénèque (qui ne donne cependant pas leur nom de Consentes) et surtout Arnobe qui donne des renseignements plus substantiels (action en commun, sévérité, répartition égale entre dieux et déesses, absence de noms individuels connus), de considérer que l’absence de détails est significative et montre que ces dieux étaient à ce point cachés qu’il était impossible d’avoir sur eux des renseignements analogues à ceux que nous avons sur les Consentes, autrement dit qu’ils auraient été d’un nombre, d’une caractérisation sexuelle, d’une dénomination individuelle indéterminables. Cela irait bien avec le pouvoir terrifiant qui leur est attribué, mais on ne peut nier que c’est là un argument a silentio, et donc contestable. C’est pourquoi nous voudrions rappeler que J. Champeaux a proposé, dans son édition d’Arnobe, d’étayer plus solidement cette idée par une analyse du texte même de l’auteur chrétien, qui permettrait de leur appliquer la formule qui figure juste auparavant dans le passage sur les Pénates du Contre les gentils, celle que nous avons citée au début de notre étude nec eorum nominum nec nomina sciri. Sans doute cette phrase figure-t-elle dans une autre phrase, à propos d’une définition des Pénates qui 44 Les mêmes divinités ou au moins des divinités analogues, apparaissent dans plusieurs régions (on trouve le Lar militaris en 2 et 4, les Manes en 11 et 13, Genius en 5 et 6, Pales en 6 et 7, cette fois qualifié de Secundanus, Quirinus Mars en 2 et Mars Quirinus en 6, Mulciber, qui est connu comme équivalent de Vulcanus, en 4 et Vulcain en 5, les Favores Opertanei en 1, et un Fauor au singulier en 4, 6, 11, Junon en 2 et Iuno caelestis en 14). Le cas de Nocturnus, qui, comme le Cilens du foie de Plaisance, se trouve à la fois dans la première et la dernière région et fait donc le lien entre le début et la fin de la liste, est bien sûr différent, de même que la présence comparable de Janus en 1 – ce qui est attendu – et des Ianitores terrestres en 16. 45 Sur l’indépendance de la question des foudres par rapport à la répartition du ciel en seize régions, justes remarques de Capdeville 1995, 314, avec n. 92.
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n’est pas celle rapportée aux Etrusci, lesquels en font les Consentes et Complices, et dont le garant allégué est Varron46. Mais il est frappant que cette doctrine présentée comme étrusque ne fasse état que d’un unique conseil de Jupiter, alors qu’il semble en avoir existé deux selon la thèse de ses trois manubiae. Faut-il estimer que nous nous trouvons devant une doctrine différente, où le dieu serait assisté du seul conseil des Consentes47 ? En réalité, pour notre collègue, Arnobe, passant de la référence au Réatin à celle aux Étrusques, « passe d’un conseil à l’autre, sans se rendre compte que les deux interprétations ne s’excluent pas. Il présente comme deux théories différentes (et opposées : Varro/Etrusci) ce qui est en réalité deux conseils différents et hiérarchisés ». Par conséquent, à son avis, ce que relate Varron (ou du moins lui est attribué en propre par l’auteur chrétien) serait déjà un élément de la doctrine tyrrhénienne, mais concernant l’autre groupe des conseillers ès foudres de Jupiter48. Ainsi pour les conseils qui assistent Jupiter dans son action de lanceur de foudres, si le groupe des dieux intervenant lors du lancement de la manubia de puissance intermédiaire est sans conteste celui des douze Consentes, on peut hésiter pour le conseil supérieur entre la thèse, avancée par G. Capdeville, d’une identification aux Novensiles – avec les conséquences que cela implique pour la question des neuf dieux fulgurants – ou celle, traditionnelle, aux Fauores Opertanei49, qui ne remet pas en cause la conception classique de ces neuf dieux lanceurs de foudre. Mais si on réintroduit de la sorte l’idée de neuf dieux fulgurants comme étant une donnée ancienne de la religion étrusque, ou même si on admet simplement l’existence, dès le départ, d’autres divinités capables de lancer la foudre comme Menerva qui apparaît ainsi sur deux miroirs du iiie siècle av. J.-C., se pose la
46 Arnobe, 3, 40, 3 : Varro qui sunt introrsus atque in intimis penetralibus caeli deos esse censet quos loquimur nec eorum nominum nec nomina sciri (Varron est d’avis que les dieux dont nous parlons sont ceux qui se trouvent à l’intérieur du ciel, dans ses profondeurs les plus secrètes, et qu’on n’en connaît ni le nombre ni les noms). Voir Champeaux 2007, 162‑163. Sur l’aspect très varronien de l’analyse linguistique, ici, du nom des Pénates, Ead., p. 162. 47 Le peu de propension à la pitié attribué par Sénèque à ses Consentes n’en fait pas les équivalents des membres de l’autre conseil de Pline et de Festus ; les membres du conseil qui veille à l’emploi de la manubia intermédiaire se comportent eux aussi d’une manière qui peut être impitoyable ; cette foudre peut ne pas être uniquement maléfique, mais même quand elle est bénéfique elle produit des dommages. 48 Nous n’avons pas évoqué l’appellation de dieux « sénateurs » dont use Martianus Capella à propos de Jupiter tonnant en 1, 41 (senatores deorum, qui Penates ferebantur Tonantis ipsius quorumque nomina quoniam publicari secretum caeleste non pertulit, « les sénateurs des dieux, qui passaient pour les Pénates de Jupiter tonnant lui-même, et dont il n’a pas admis que les noms soient divulgués parce que c’est un secret céleste »). On ne peut automatiquement les identifier aux mystérieux conseillers dans l’emploi de la foudre la plus forte, puisque ceux qui veillent à celui de la foudre intermédiaire ont aussi des noms inconnus (d’ailleurs J. Champeaux, Arnobe, III, p. 163, les identifie aux Consentes). 49 Il convient cependant de rappeler que S. Weinstock ne prenait pas à son compte cette identification traditionnelle (cf. Weinstock 1946, 109).
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question de leur rapport avec Tin-Jupiter, puisque c’est bien évidemment lui qui est le dieu foudroyant par excellence, celui seul dont les manubiae ont une incidence sur la marche de l’univers, celui seul également qui est à même de lancer les foudres de partout, puisque, tout en ayant trois régions du ciel qui lui appartiennent en propre, il n’est soumis à aucune limitation spatiale et peut intervenir dans d’autres régions, patronnées par d’autres divinités que lui50. Si on admet qu’il était accompagné d’autres divinités fulgurantes – selon la thèse traditionnelle –, comment leur rôle s’articulait-il avec le sien ? Il faut bien avouer que les textes ne nous en disent rien, qu’ils montrent au contraire que la seule foudre qui ait une importance effective sur la marche du monde est celle qu’envoie le dieu suprême, flanqué de ses deux conseils. Ce qui implique à tout le moins que les foudres des autres dieux aient une portée moindre, n’aient pas la même force. Or, on peut interpréter en ce sens le commentaire que l’interpolateur de Servius faisait du passage du chant I de l’Énéide où Junon évoque le foudroiement par Minerve, utilisant la foudre de Jupiter, d’Ajax fils d’Oïlée qui s’en était pris à sa prêtresse Cassandre dans l’enceinte sacrée du temple et se plaint de ce que la fille de son royal époux ait ainsi utilisé son arme. Le scholiaste s’étonne de ce que Minerve ait usé de la foudre de son père Jupiter, alors qu’elle possédait la sienne propre51 : Quare tum (Vergilius) non posuit Mineruam misisse fulmen suum ? Sed multi dicunt habere quidem Mineruam, ut Iouem et Iunonem, fulmen, sed non tantum ualere ut uindictam suam possit implere, nisi usa esset Iouis fulmine ; unde merito queritur Iuno Mineruam, cum de numero minorum sit qui fulmen habent, usam tamen Iouis fulmine. « Pourquoi alors (Virgile) n’affirma-t-il pas que Minerve avait lancé sa propre foudre ? Mais beaucoup disent que Minerve possédait sans doute une foudre, comme Jupiter et Junon, mais qu’elle n’était pas assez forte pour qu’elle pût accomplir sa vengeance, à moins qu’elle n’usât de la foudre de Jupiter ; c’est pourquoi Junon se plaint à bon droit de ce que Minerve, alors qu’elle était du nombre des divinités inférieures qui possèdent leur foudre, ait pourtant utilisé celle de Jupiter. »
Il n’est pas question ici de doctrine étrusque, nous sommes dans un contexte grec et il est clair que Virgile ne s’est pas posé la question que ses commentateurs, ces multi qu’évoque le texte, se sont posée. On peut donc récuser ce témoignage 50 Dans ce sens, Martianus Capella, 1, 46 : in omnibus (regionibus) praediatus ; Servius, commentaire à Virgile, Énéide, 8, 427 (à propos de Vulcain et des Cyclopes forgeant les foudres de Jupiter) : faciebant fulmen in eorum similitudinem, quae Iuppiter iacit toto caelo, hoc est de diuersis partibus caeli, scilicet sedecim (ils faisaient une foudre semblable à celle que Jupiter lance des différentes parties du ciel, c’est-à-dire de ses seize parties). Sur l’indépendance de la question des foudres par rapport à la répartition du ciel en seize régions, voir plus haut n. 45. 51 Servius, commentaire à Virgile, Énéide, 1, 42.
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comme sans intérêt pour notre propos et voir dans les indications qui y sont données sur la foudre de Minerve des extrapolations gratuites52. Mais on peut tout aussi bien les prendre au sérieux et estimer que, surtout s’agissant d’une déesse qui, dès le iiie siècle av. J.-C. et dans un contexte purement étrusque, apparaissait brandissant sa foudre, elles ont pu conserver un renseignement authentique sur la Menerva tyrrhénienne. On pouvait avoir gardé le souvenir qu’elle faisait partie du groupe des divinités qui, quoique inférieures vis-à-vis de Jupiter, disposaient de leur foudre personnelle. Si tel était le cas, il fallait bien poser la question de la portée de cette foudre accordée à des minores parmi les dieux par rapport à celles de Jupiter, les trois manubiae dont nous parlent Sénèque et Festus. La réponse apportée par la scholie est claire et logique : si ces dieux ont une foudre, elle n’est que d’une force inférieure à celles du dieu suprême, il est finalement le seul dieu fulgurant dont les manubiae aient un effet important. Servius ou d’autres auteurs de cette époque nous ont conservé sur bien des points des informations recevables sur les conceptions religieuses des Étrusques. Ce peut avoir été le cas ici, ces lignes peuvent refléter la réponse qui avait été apportée par la science religieuse au problème de l’existence conjointe de la foudre de Jupiter et de celles d’autres dieux53. Nous présentons nos excuses pour être ainsi entré, à propos des dieux fulgurants étrusques, dans des considérations très techniques et un débat qui finalement reste assez en dehors du sens que la foudre pouvait avoir pour les Étrusques et de ce que représentait pour eux le fait qu’une divinité, et en premier lieu Tin, leur Jupiter, était conçue comme un dieu fulgurant. À vrai dire, si on admet, comme nous serions enclin à l’admettre, qu’il ait existé d’autres dieux ou déesses qui possédaient la foudre et en usaient, nous ne pouvons rien dire quant à elles. L’image de Menerva armée, tenant sa foudre à la manière d’une lance, fait penser à une utilisation de type militaire, une punition de quelque ennemi. Mais il est impossible de préciser quoi que ce soit. Pour Tin-Jupiter, nous sommes heureusement mieux informés, en particulier par la thèse des trois manubiae. Et on voit que cet usage de la foudre n’a rien à voir avec celle qu’on peut attribuer à un dieu de l’orage, commandant par là la bonne marche du cycle végétatif, ni même à un dieu affrontant des ennemis en des combats cosmiques, à la manière du Zeus grec
52 Ainsi, selon Capdeville 1995, 307, on aurait affaire à des élucubrations tardives (« ce sont les scholiastes qui veulent forcer (le) texte à refléter ce qu’ils croient être la doctrine étrusque »). 53 Bien sûr cette position est indissociable de celle regardant l’existence à date ancienne de la doctrine des neuf dieux fulgurants et non de la représentation du seul Jupiter comme dieu lanceur de foudres. On pourrait aussi envisager une forme réduite de la doctrine des neuf dieux fulgurants, celle précisément qui figure chez Manilius, où les autres dieux fulgurants n’agissent que par procuration, en ayant recours à la foudre dont Jupiter leur concède l’usage. Mais nous serions plutôt enclin à voir dans cette présentation une adaptation de la doctrine étrusque originelle, qui aurait attribué la foudre à neuf dieux, et la vision des Romains, pour qui Jupiter était le seul maître de la foudre (Summanus ne jouant qu’un rôle mineur à côté de lui).
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recourant à l’arme de la foudre contre ses adversaires divins ou démoniaques – en une mythologie dont rien n’assure que les Étrusques, pas plus que les Romains, aient connu l’équivalent. Pour autant que nous le sachions, les manubiae entrent dans la problématique du destin et des signes envoyés par les dieux, ces indications que ceux-ci adressaient à l’homme et que les haruspices, formés à la science religieuse étrusque, l’Etrusca disciplina, se faisaient fort de déchiffrer. Les signes liés à la foudre faisaient l’objet d’une des trois catégories de livres entre lesquels s’articulait la littérature religieuse des anciens Toscans, les libri fulgurales. Ils avaient donné lieu à une observation minutieuse, d’allure scientifique du phénomène de la foudre, en détaillant les moindres particularités de forme, de couleur, de trajet dans le ciel, d’effet sur le sol54 – dont l’analyse permettait de comprendre la signification religieuse, ce qu’il révélait sur les rapports entre hommes et dieux et quelles mesures il convenait de prendre vis-à-vis des forces surnaturelles qui s’étaient ainsi manifestées. La foudre est perçue, comme toujours en Étrurie, dans une perspective divinatoire et comme vecteur d’un message que les dieux transmettent à l’homme. Bibliographie Belayche, N. 1997 : compte rendu de Capdeville 1995. Bloch, R. et Guittard, C. 1987 : Tite-Live, Histoire romaine, VIII, éd. CUF, Paris. Briquel, D. 1989 : « Les Étrusques et le sacré : gens ante alias dedita religionibus », BAGB, 3, p. 247‑262. Canciani, F. 1984 : « Minerva », LIMC, II, p. 1074‑1109. Capdeville, G. 1989 : « Les dieux fulgurants dans la doctrine étrusque », dans Secondo Congresso Internazionale Etrusco, Firenze 26 Maggio – 2 Giugno 1985, Atti, Rome, p. 1171‑1190. Capdeville, G. 1992 (1993) : « Le tre manubie di Tinia », SE, 58, p. 155‑170. Capdeville, G. 1995 : Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome 288, Rome. Capdeville, G. 1996 : « Les dieux de Martianus Capella », RHR, 213, p. 251‑299. Champeaux, J. 1999 : « Arnobe et l’Étrurie : ses “disciplines”, ses dieux, ses rites », dans Les Écrivains du troisième siècle et l’Etrusca disciplina, La Divination dans le monde étrusco-italique, Suppléments à Caesarodunum 66, 1999, p. 135‑164. Champeaux, J. 2007 : Arnobe, Contre les gentils (contre les païens), III, éd. CUF, Paris. Colonna, G. 1984 : « Athena/Menerva », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, II, p. 1050‑1074
54 Ce que nous savons de l’observation de la foudre et de son interprétation a été exposé dans Thulin 1905, 22‑128.
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DEUX ALLUSIONS À SETH DANS DES TEXTES LITTÉRAIRES DU MOYEN EMPIRE Claude Obsomer Comme Herman Te Velde et Bernard Mathieu se sont employés à le mettre en évidence, la figure du dieu égyptien Seth est multiple et revêt des aspects tant positifs que négatifs1. Dès les origines le dieu se présente comme l’opposant d’Horus, mais il s’agit d’abord d’une rivalité entre deux divinités du Sud, Seth de Noubet (Ombos) et Horus de Nékhen (Hiéraconpolis). Ceux-ci finissent par être associés pour devenir les Deux Maîtres (nbwy) qui placent la double couronne sur la tête du roi et nouent les plantes du Nord et du Sud dans la scène de l’Union des Deux Terres (zmA-vAwy), selon un schéma bien illustré au Moyen Empire2, où Seth est associé à Nekhbet comme dieu du Sud et Horus à Ouadjyt comme dieu du Nord. Il n’est pas impossible que le protocole royal conserve une allusion à ce dieu Seth sous la forme du nom d’Horus d’Or (Jr-nbw) – ou Faucon d’Or (Bik-nbw) – qui pourrait se référer au dieu de la ville de Noubet (Ombos)3. Entretemps, l’élaboration de la théologie héliopolitaine à l’Ancien Empire avait fait de Seth, dieu vigoureux et violent, le frère meurtrier d’Osiris tout en réactualisant sa rivalité avec Horus pour la royauté sur le monde terrestre : revendiquant l’héritage de son père putatif, Horus fils d’Isis était finalement reconnu « juste de voix » et légitimé comme successeur d’Osiris. Par référence à cette conception mythique, tout roi défunt allait être assimilé à Osiris, dès que son successeur devenait le nouvel Horus, tandis que l’image et le nom de Seth allaient être bannis progressivement des monuments funéraires. La rivalité entre Seth et Horus s’exprime par une violence tant physique que verbale. Les Textes des Pyramides évoquent à plusieurs reprises les mutilations réciproques que ces dieux se sont infligées4. Seth s’en prend à l’œil d’Horus (qui une fois guéri est identifié à l’Œil oudjat symbole de protection), tandis qu’Horus s’en prend aux testicules (Xrwy) de Seth. Frans Jonckheere proposa de comprendre le terme uDA, qui désigne Seth occasionnellement5, comme « le Châtré », celui dont on a « séparé » une partie du corps6. Mais le verbe wDA peut 1 Te Velde 1977 ; Mathieu 2011, 137‑158. 2 Linteau de Mentouhotep II à Karnak (jardin du Musée de Louqsor) ; scènes des statues de Sésostris Ier découvertes à Licht (Gautier – Jéquier 1902, 35‑37, fig. 33‑37). 3 Voir par exemple Parent 1992, 347‑354. 4 Attestations relevées par Mathieu 2011, 146‑147 ; Mathieu 2013, 5. 5 Wb. I, 407.2 ; ALex 77.1139. 6 Jonckheere 1954, 155. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 99-106 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112404
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signifier aussi bien « trancher » au sens premier du terme, que « trancher (une affaire) », autrement dit « juger ». C’est ce dernier sens qui est retenu pour par les dictionnaires et par Te Velde, qui préconise de comprendre « Celui qui est jugé », voire « Celui qui est séparé (de la société) »7. Le terme uDA évoque dès lors une proscription du dieu et non une castration qui aurait fait de lui un eunuque. À l’époque ptolémaïque, on associe à Seth le terme Hmty, qui est construit sur le nom féminin Hmt « femme », « épouse » et déterminé par le sexe masculin8. Le sens précis de Hmty, qui passe pour un terme injurieux, reste à définir puisque les traductions les plus diverses ont été proposées : « lâche », « pleutre », « poltron », « homosexuel », « efféminé », « femmelette », « castré »9. Eugène Lefébure proposa de voir en Hmty un eunuque, sur base de l’expression Hmz Hmty attestée à Dendara, qu’il rend par « castrer le castrat »10, et Jonckheere abonda en ce sens en expliquant que l’eunuque est généralement dépourvu de courage et que c’est de manière secondaire seulement que Hmty en serait arrivé à désigner un « poltron »11. Mais pour Te Velde, Hmty ne signifie pas « eunuque », ce qui cadrerait mal avec un dieu Seth aA pHty « grand de force » auquel le roi du Nouvel Empire se réfère en contexte militaire, mais il désigne plutôt fondamentalement un homosexuel12. Considérant le contexte martial de ses attestations, Penelope Wilson pense que Hmty fait référence à une humiliation par abus sexuel de l’ennemi défait13. On supposera dès lors que Hmty est censé désigner l’abuseur plutôt que l’abusé, bien que, dans le cas de Seth, l’abuseur soit lui-même défait à la fin. Ce terme ptolémaïque Hmty fait sans doute référence à l’épisode bien connu de la lutte entre Horus et Seth, où, profitant d’une nuit qu’ils passent ensemble, ce dernier tente d’abuser sexuellement de son rival. Attesté au Nouvel Empire dans le récit du pChester Beatty I (§ 11.3‑4)14, cet épisode était déjà connu au Moyen Empire, car c’est de lui qu’il est question dans le principal fragment des Aventures d’Horus et Seth conservé dans les papyrus d’el-Lahoun (UC 32158)15. Dans ces deux textes, la tentative de Seth se solde par un échec, car ce sont les mains d’Horus qui, placées entre ses cuisses, récoltent la semence de Seth. La
7 Te Velde 1977, 30‑31. Voir aussi Rizzo 2014, 222, n. 15. 8 Wb. III, 80.8‑11 ; ALex 77.2682 ;. Leitz 2002, 141‑142. 9 Traductions relevées par Rizzo 2014, 222, n. 15. 10 Lefébure 1912, 185‑188. Le verbe Hmz signifie « ôter en coupant » (Wb. III, 96). 11 Jonckheere 1954, 151‑152. 12 Te Velde 1977, 31. Plus loin, il retient « the effeminate one » comme une désignation méprisante de Seth (p. 44). Voir aussi Kadish 1969, 59‑60. 13 Wilson 1997, 650. 14 Voir Gardiner 1932, 51 ; Broze 1996, 91. 15 Voir Parkinson 1991, 120‑121 ; Quirke 2004, 181.
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publication récente des textes de la pyramide de Pépi Ier a permis d’ajouter une troisième pièce au dossier, la plus ancienne des trois, dans une nouvelle formule (no 1036) identifiée à la colonne 30 de la paroi orientale de l’antichambre du roi16. Suite à la mention de la mutilation réciproque des deux dieux17, on peut lire en effet : « Si Horus a amené sa semence dans le postérieur de Seth, c’est que Seth avait amené sa semence dans le postérieur d’Horus ! » (trad. Carrier). Ce passage des textes de la pyramide de Pépi Ier montre que l’on a pu concevoir, à un moment du moins, une réciprocité de l’acte homosexuel à l’exemple des mutilations dont il a été question plus haut. Mais l’acte posé par Horus ne sera pas repris sous cette forme dans le récit du pChester Beatty, car on y lit que c’est Isis qui récolte la semence de son fils Horus pour la faire ingérer ensuite par Seth en la déposant sur les laitues dont ce dieu est friand. Sans doute était-il plus convenable de laisser au seul Seth la propension à vouloir abuser d’autrui en une relation homosexuelle provoquée. On notera toutefois qu’aucun de ces trois textes anciens n’atteste l’emploi du terme Hmty pour qualifier Seth : on se contente d’énoncer brièvement l’acte en lui-même. À côté du terme ptolémaïque Hmty, les dictionnaires relèvent un terme Hm, rare et bien plus ancien, qui est attesté dans les textes littéraires du Moyen Empire que sont l’Enseignement d’Amenemhat et les stèles nubiennes de l’an 16 de Sésostris III18. Dans l’Enseignement d’Amenemhat, Hm apparaît au pluriel dans le récit de l’agression nocturne perpétrée contre le roi Amenemhat Ier, qui s’exprime en ces termes (§ VII)19 : « Je me suis réveillé à cause d’une lutte et quand je fus en possession de mes moyens, j’ai constaté qu’il s’agissait d’une confrontation de gardes (mnfw). Que je prenne rapidement des armes en mains, et je faisais reculer les Hmw m bAbA. Mais il n’y a personne qui soit brave la nuit, personne qui puisse lutter seul. Il est impossible qu’un succès advienne en l’absence d’un protecteur »20. Si d’autres éléments du texte confirment que le roi a succombé à cette agression, l’auteur a réussi à éviter ici toute mention explicite de sa mort et de son échec face aux gardes qui l’ont trahi. Les gardes qui s’en prennent au roi sont désignés par le terme Hmw. Nul doute qu’il s’agisse d’un terme injurieux choisi par l’auteur de ce texte littéraire pour désigner des individus coupables de haute trahison. La traduction de Hmw par « efféminés » semble être la plus neutre, en étant la plus fidèle à la structure hiéroglyphique du terme Hm, qui n’est en somme 16 Leclant 2001, 142, pl. IX ; Carrier 2009, 827. 17 « Horus criaille à cause de son œil charnel […] Seth glapit à cause de ses testicules » : traduction de Mathieu 2013, 5. 18 Wb. III, 80.7 ; Faulkner 1962, 169 ; Hannig 2006, 1681. 19 Adrom 2006, 42‑47. Pour l’interprétation du texte dans son ensemble, voir Obsomer 2005, 34‑40. 20 La suite permet de comprendre que ce protecteur absent est Sésostris, le fils aîné d’Amenemhat, dont on sait par ailleurs qu’il était en campagne dans le désert occidental.
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que la version masculine du terme féminin Hmt, où la désinence féminine est remplacée par le sexe masculin. Dans le contexte, il est moins question de lâcheté que de trahison. S’agissant d’un régicide, l’on ne peut se contenter d’y voir une simple injure : le terme aura été choisi pour faire allusion au dieu Seth et à ses acolytes, coupables quant à eux d’avoir assassiné Osiris alors qu’il était lui-même roi et qu’il s’en revenait d’une expédition civilisatrice à travers le monde. L’auteur de l’œuvre, le scribe Khéty comme l’atteste le pChester Beatty IV, donne la parole au roi assassiné devenu Osiris, et celui-ci s’exprime depuis l’au-delà, comme Osiris dans le pChester Beatty I, pour affirmer la légitimité de son fils, le futur Sésostris Ier, et son aptitude à devenir le nouvel Horus. Un parallèle avec le récit de la lutte entre Horus et Seth peut donc être établi. Amenemhat évoque l’idée de faire reculer les « efféminés » m bAbA ou m bAbAt, expression obscure, attestée avec ou sans -t final, qui a donné lieu aux traductions les plus diverses. Pour William Ward qui réexamine la question21, c’est la forme m bAbA qui doit être privilégiée, le déterminatif de la houe et du bras armé indiquant que le terme dérive de la racine bA-II « break earth, open » : l’intention du roi était donc, selon lui, de renvoyer les Hmw « smashed in pieces ». Mais Ward retient également une dérivation possible de la racine bA-I « tremble, be confused », de sorte que les Hmw auraient battu en retraite « in confusion », comme le proposait Raymond Faulkner22. C’est cette hypothèse que j’ai retenue en 2005. Toutefois, on observe dans plusieurs copies l’ajout d’une finale -t pour obtenir m bAbAt, si bien que l’on pourrait songer à une réinterprétation de l’expression en lien avec la racine bA-IV « pour out », attestée dans bAbA « inonder » et bAbAt « inondation ». En effet, Ward rattache à cette racine des termes qui peuvent intéresser notre propos23. Le premier est bAbAt, attesté régulièrement dans les listes d’offrandes des particuliers24, où il désigne une sorte de grain. Le second, un hapax relevé par Gaston Maspero dans le temple d’Aménophis III au Ouadi es-Séboua au sein de diverses viandes d’une liste d’offrandes, s’écrit bAtbAt et est déterminé par des testicules25 : Ward y voit la notation du duel féminin bAty désignant précisément des testicules. Le troisième est l’hapax bAAwt attesté dans Sinouhé B 190 avec le sens de « capacité sexuelle »26. Le dernier est le terme bAH bien connu pour désigner le phallus. Il s’agit selon Ward de termes liés à la notion de répandre la semence, notamment la semence masculine dont les testicules bAty 21 Ward 1978, 45‑46. 22 Faulkner 1973, 195. 23 Ward 1978, 121‑125. 24 Barta 1963, passim (no 84) ; Hannig 2006, 784‑785. 25 Maspero 1908, 186‑187. Voir aussi Derchain 1953, 106 ; Andreu- Cauville 1978, 7 ; ALex 77.1171 ; 78.1232. 26 Le roi Sésostris dit à Sinouhé : « Aujourd’hui tu as commencé à vieillir et tu as perdu la virilité (bAAwt) ».
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sont le réservoir. La modification de m bAbA en m bAbAt dans le passage de l’Ensei‑ gnement pourrait-elle avoir été influencée par la présence du terme Hmw chargé de la connotation sethienne qui a été définie ci-dessus ? Le texte des stèles nubiennes de l’an 16 de Sésostris III retrouvées à Semna et Ouronarti27, à l’extrémité sud de la deuxième cataracte, est bien connu pour se caractériser par l’absence de tout nom divin mentionné explicitement et de toute invocation à un dieu en vue d’obtenir son appui28. Dans la dernière section du texte, Sésostris III encourage les soldats égyptiens de la garnison, qu’il considère comme ses fils, à œuvrer au maintien de la frontière qu’il a établie à Semna, au sud de la deuxième cataracte du Nil. On y lit notamment : « Il est semblable au “Fils-protecteur-de-son-père” (ZA-nDty-it.f), celui qui maintient la frontière de celui qui l’a engendré ». L’expression ZA-nDty-it.f est une allusion claire à l’Horus nDty-it.f « protecteur de son père » : le roi envisage le devenir de sa frontière dans les décennies futures, lorsqu’il sera lui-même devenu un Osiris, et les statues osiriennes du roi retrouvées à proximité des stèles confirment le sens de son message29. Plus haut dans le texte, le roi décrivait les attitudes opposées de courage (qnt) et de lâcheté (Xzt) qui pouvaient animer les défenseurs de la frontière face aux Nubiens : « C’est du courage que d’être agressif, de la lâcheté que de battre en retraite ». Et il ajoutait cette phrase : « C’est un véritable efféminé (Hm), celui qui est repoussé de sa frontière ». Le roi fustige l’attitude des soldats de la garnison incapables d’empêcher les Nubiens de franchir cette frontière qu’il a voulue imperméable en l’établissant huit ans plus tôt (d’après le texte de la stèle de l’an 8). Le terme Hm véhicule certes la notion de lâcheté déjà exprimée dans le nom Xzt qui précède, mais aussi et surtout celle de trahison quant à la mission fixée par le roi. Comme si son œuvre s’en trouvait perturbée, voire même détruite. Le choix du terme Hm, s’il fait allusion au dieu Seth, peut être associé à l’expression ZAnDty-it.f pour faire référence à la triologie Osiris-Seth-Horus, qui est dès lors présente en filigrane dans le message de Sésostris III. Deux textes militaires plus récents doivent également retenir notre attention. Le premier est le fameux « Poème » de Qadech rédigé sous Ramsès II après la bataille qui l’a opposé aux Hittites. Le terme Hm se lit au pluriel en P 218, dans les paroles que Ramsès II adresse à son cocher Menna à propos des ennemis qui les entourent : « Je vais leur entrer dedans comme le faucon fond (sur sa proie), en (les) tuant, en (les) massacrant, en (les) laissant au sol. Que sont donc pour toi ces efféminés (Hmw), dont je n’ai cure bien qu’ils soient des millions ? » Le passage oppose le roi d’Égypte, comparé au faucon bik, aux ennemis qualifiés de Hmw. Convient-il, dans ce passage, d’envisager une allusion au conflit 27 Sethe 1928, 83‑84 ; Obsomer (à paraître). 28 Posener 1956, 135 ; Delia 1980, 49. 29 Il s’agit des statues du musée de Khartoum no 447 et 452.
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mythologique entre Horus et Seth ? Quoi qu’il en soit, la suite indique que la véritable incarnation de Seth, dieu de Pi-Ramsès et éponyme du père de Ramsès, c’est Ramsès lui-même (P 222) : « j’étais comme Baal derrière eux en son moment de puissance » (iw.i mi Bal m-zA.zn m At zxm.f). Et plus loin le roi hittite reconnaîtra dans le message envoyé à Ramsès (P 298) : « Tu es Seth Baal en personne » (Ntk Zwtx Bal m Haw.f). Une dernière attestion figure à la ligne 15 de la stèle de victoire de Piânkhy30 : « C’est ta vaillance (qn.f) qui nous donnera la victoire, (car) on tremble à l’évocation de ton nom. Point de profit pour l’armée dont le capitaine est un poltron » (trad. Grimal). Le terme que Nicolas Grimal rend par « poltron » est écrit . S’agit-il d’une première attestation du ptolémaïque Hmty ou d’une graphie du terme anciene Hm où la finale -t du féminin aurait été maintenue ? Quoi qu’il en soit, rien dans le contexte ne permet d’envisager ici quelque allusion à Seth. En conclusion, les deux mentions du terme Hm attestées au Moyen Empire semblent offrir des allusions au dieu Seth, à son attitude ou à ses servants, même s’il s’agit essentiellement d’une injure dont il est inutile d’énoncer les équivalents dans nos langues modernes. Les deux passages étudiés sont sans doute à la base de ce qu’on lit dans les listes de Manéthon et dans un chapitre d’Hérodote. À la fin du chapitre 102 du livre II d’Hérodote, où l’auteur évoque les stèles de Sésostris d’après le témoignage de prêtres égyptiens, on lit que le roi « gravait le sexe féminin voulant manifester le fait qu’ils étaient sans bravoure », référence au terme Hm des stèles nubiennes de Sésostris III31. À propos d’un roi Ammanémès de la XIIe dynastie, une notice de la tradition manéthonienne indique qu’il fut tué « par ses propres eunuques »32, en songeant sans doute aux gardes qualifiés de Hmw dans l’Enseignement d’Amenemhat. Ceci tend à prouver que certaines informations conservées dans des textes littéraires bien connus du Moyen Empire ont pu être transmises à travers le temps jusqu’aux ve et iiie siècles. Mais, bien entendu, l’on ne s’attend pas à trouver dans ces textes grecs quelque confirmation à l’idée que les deux occurrences du terme Hm offrent des allusions au dieu Seth. Et la mention des eunuques comme meurtriers du roi Ammanémès n’offre pas non plus une preuve de ce que Hm désigne fondamentalement un eunuque, comme on l’avait pensé jadis.
30 Grimal1981, § 6. 31 Obsomer 1989, 69‑79. 32 Waddell1948, 67‑71 (fragments 34‑36). La notice est associée par erreur à Amenemhat II.
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Abréviations RHS = Revue d’histoire des sciences et de leurs applications ENiM = Égypte nilotique et Méditerranéenne Wb. = A. Erman, H. Grapow, Wörterbuch der Aegyptischen Sprache, Leipzig, 1926‑1963 ALex = D. Meeks, Année lexicographique Égypte ancienne, 3 vol., Paris, 1978‑1980 ASAÉ = Annales du Service des Antiquités de l’Égypte BiOr = Bibliotheca Orientalis RdÉ = Revue d’Égyptologie
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OSIRIS-NIL, ISIS-MER VERSUS TYPHON-MER : HYPOTHÈSE SUR LES BOGHAZ DES LACS LITTORAUX, L’EKRÊGMA ET LES « EXPIRATIONS DE TYPHON » DU LAC SIRBONIS Sydney Aufrère À la mémoire de Pierre Bordreuil, connaisseur des mythes du mont Saphon d’Ougarit. 0.1. Employant un vocabulaire qui laisse le lecteur stupéfait, Hésiode, dans la Théogonie, évoque les émanations du cadavre de Typhée (Typhon), des flancs de qui naissent les vents fougueux des tempêtes1 : De Typhée sortent les vents fougueux au souffle humide, sauf Notos et Borée et Zéphyr le rapide : ceux-là sont nés des dieux et pour les mortels sont un grand bienfait. Les autres, sur la mer, soufflent à l’étourdie. Ce sont ceux qui s’abattent sur le large brumeux, au grand dam des mortels, pour y sévir en cruelle tourmente. Ils vont soufflant, tantôt ici, tantôt là, dispersant les nefs, perdant les équipages, et contre tel fléau il n’est point de recours, lorsqu’on se heurte à lui en mer. D’autres aussi, sur la terre infinie que parent les fleurs, perdent les riantes moissons des hommes nées sur ce sol, en les noyant dans la poussière et dans un pénible gâchis.
0.2. En lisant cette élégante traduction de Paul Mazon, dire que le portrait du dieu jeté par Zeus au fond du Tartare peint par le Poète préfigure le Typhon égypto-grec serait aller vite en besogne, mais le second, malgré ses métamorphoses dans l’espace méditerranéen, révèle un peu de la nature du Typhée hésiodique. Un tel passage nous inscrit, pour ainsi dire, in media res. Quant au titre de cette communication, il s’inspire du De Iside 32, 363, D2, qui permet d’attirer le regard sur un phénomène ayant trait à une lutte entre des éléments liquides, entre la crue du Nil et la mer qui bat les flancs septentrionaux de l’Égypte : De même qu’en Grèce, selon certains, Cronos représenterait allégoriquement le Temps (chronos), Héra l’air (aéra), et la naissance d’Héphaistos la transformation de l’air en feu, de même en Égypte, Osiris serait le Nil, qui s’unit à la terre-Isis, et Typhon la mer, 1 Hésiode, Theog. 869‑880 p. 63 Mazon. 2 Plutarque, Is. Os. 32, 363, D p. 205 Froidefond. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 107-154 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112405
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dans laquelle le Nil se jette, disparaît et se disperse, sauf pour cette part de lui-même que la terre recueille et reçoit dans son sein pour en être fécondée.
0.3. Ce passage, qui confère une seconde tonalité à cette présentation, nécessite un éclairage pour éviter un contresens qui découlerait d’une lecture trop égyptologique. Traduisant de façon mythique comme allant de soi, le phénomène de la crue du Nil en termes d’opposition entre deux forces – méridionale-Nil + statique-Terre → || ← septentrionale-Mer –, il repose sur le rapport d’analogie présenté dans le tableau suivant : 1
Cronos (cronos) – Temps (chronos)
Héra (Hera) – Air (aéra)
Naissance d’Héphaistos – Transformation de l’air (aéra) en feu (Héphaistos)
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Osiris – Nil
Isis – Terre
Typhon – Mer
Accueil d’une partie du Nil-Osiris et fécondation de la Terre-Isis
Absorption du surplus du Nil-Osiris dans la Mer-Typhon
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0.4. La « dialectique » de ce chef-d’œuvre médioplatonicien est piégeuse pour un public non averti, car elle enveloppe dans ses rets un lecteur peu attentif, car Plutarque recourt à l’attirail des figures inventées par les sophistes3. On se souviendra, d’après les Hymnes homériques, qu’à l’imitation du Cronide qui, selon certaines légendes, enfante seul Athéna de sa tête4, Héra (aéra) engendre sans principe mâle Héphaistos5. Dès lors, celui-ci est considéré métonymiquement comme le feu, ce qui implique qu’Héphaistos résulterait d’une association allégorique entre l’air (aéra) et le temps (chronos) – Héra, quant à elle, est la fille de Cronos et de Rhéa – bien que je ne parvienne pas à découvrir par quel truchement. Pour étayer cet enchaînement paronymique conduisant à la naissance d’Héphaistos, Plutarque, en médioplatoniste se fondant sur la connaissance du Cratyle (393d-e) où Platon évoque un cours d’étymologie de Socrate donné à Hermogène, considère « que les noms même des dieux sont en accord avec leur nature profonde et révèlent les tendances inhérentes à leur personnalité »6. 3 On renverra à Noël 1999, qui étudie l’attribution de la paternité de ce matériel au sophiste Gorgias (γοργίεια σχήματα). 4 Jeanmaire 1956. Athéna est cependant la fille de Zeus et de Métis, qu’il avait avalée ; cf. Ballabriga 1990, 12‑16. 5 Ballabriga 1990, 11‑12. 6 Aufrère 2015c, § 1.3.
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Ainsi, par l’emploi de parétymologies reposant sur des assonances, le nom Cronos contient, selon lui, l’idée de temps (chronos)7 comme Héra (Hera) celle d’air (aéra). 0.5. Ensuite, Plutarque mettant en parallèle les deux groupes de trois noms, induit un parallélisme entre Cronos et Osiris du chant de deuil nommé « Thrène de Cronos » où Cronos, d’après le contexte, tient manifestement la place d’Osiris. Il ne soutient pas en revanche, de façon contextuelle, le parallélisme entre Isis et Héra, qui existe pourtant bel et bien à l’époque romaine8. Et enfin, il postule chez son lecteur la connaissance de l’Hymne homérique à Apollon qui assure que Typhon – comme Héphaistos – a été conçu par parthénogenèse par Héra9. En outre Héphaistos (dieu des forgerons) et Typhon (considéré comme la cause de l’activité volcanique de l’Etna chez Eschyle et Pindare10) sont en lien avec le feu. Par conséquent, on est en présence d’un parallélisme mythologique certes artificiel, mais qui étaie sa démonstration. 0.6. Par ailleurs, le parallélisme proposé par l’auteur, entre les deux strates divines – grecque et égyptienne –, n’implique pas pour autant un parallélisme entre les dieux grecs et égyptiens de la première de la deuxième lignes du tableau. Le rapport est fallacieux puisque les noms Osiris et Isis et Typhon de Plutarque, en partie sur d’autres bases parétymologiques, apparaissent aussi comme des noms grecs11 ; et par voie de conséquence, les dieux qui les portent, étant grecs, sont exportés sur un terrain mythologique de l’Égypte, considérée comme une extension du monde mythologique hellène. Dans une étude encore inédite, qui porte sur les étymologies allégoriques des noms de Typhon et d’Osiris dans Isis et Osiris, j’ai évoqué le rapport dualiste existant entre Osiris et Typhon12. Osiris étant fortement hellénisé d’après Diodore, qui évoque sa légende13, Plutarque14 suggère, au moyen d’etyma grecs de son nom, une origine grecque. Quant au Typhon15 du même Plutarque, qui nous occupe plus particulièrement ici, il s’agit d’une « … adaptation du géant Typhon post-hésiodique intégré dans une geste qui se
7 En Égypte, Anubis ou Petbe sont assimilés à Kronos-Chronos ; cf. Pettazzoni 1949. 8 Bricault 1989‑1990 ; 2009. 9 Ballabriga 1990. 10 Ballabriga 1990, 22 : Eschyle, Prom. 365 ; Pindare, Pyth. 1, 20. 11 D’une part, Plutarque définit Isis et Typhon comme des noms grecs ; cf. Plutarque, Is. Os. 2, 351, F p. 178‑179 Froidefond ; cf. Aufrère, 2016b, § 1.3 et n. 22. D’autre part, l’Isis magicienne des Égyptiens s’est progressivement muée en Isis philosophe des Grecs ; cf. Aufrère, 2016a, § 1.1‑1.12. 12 Aufrère, 2016b, § 0.1, 3.1. 13 Diodore de Sicile, Bibl. hist. 1, 18‑22. 14 Plutarque (Is. Os. 34, 364, D p. 207 Froidefond) évoquera, à propos d’Osiris, l’hypothèse d’Hellanikos de Lesbos en vertu de laquelle Osiris serait un nom grec qui, prononcé Husiris, serait formé des etyma husis « pluie » et rhusis « écoulement ». Mais ailleurs, chez Plutarque, Is. Os. 61, in fine, p. 231 Froidefond, Sarapis équivaut à Osiris ; mais tandis que le premier est égyptien, le second est définitivement grec. Voir aussi Arouéris = Horus l’Ancien = Apollon (Is. Os. 54, 378, B p. 226 Froidefond). 15 Ballabriga 1990.
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déroule dans une sphère gréco-égyptienne16 ». Son apparition entraîne la dispersion des dieux de l’Olympe vers les sept bouches du Nil où ils revêtent l’aspect d’animaux qui leur permettent d’endosser des rôles de dieux de l’Égypte17. Et dès lors, grâce au génie de Plutarque, le Typhon grec glisse d’autorité vers la sphère divine égyptienne, d’où il appert que la légende osirienne devient, au moins aux yeux de Plutarque, une extension locale de la sienne. 0.7. Ces quelques mots permettent de remettre en perspective le passage même de Plutarque et d’éviter de partir sur une fausse idée de son contenu. Cela n’empêche pas, dès lors qu’on considère que la mythologie égyptienne est comprise comme une extension de la grecque, que cette opposition allégorique revêt un sens effectif pour les prêtres égyptiens eux-mêmes qui, toujours selon Plutarque, ignorent qu’ils vénèrent à leur insu des dieux grecs. 0.8. À partir de ce constat, Plutarque tire parti de l’opposition entre la naissance, qui participe de la gauche, et la mort, qui, elle, participe de la droite. Contrairement à l’idée qu’ont les Égyptiens qui s’orientent en regardant vers le sud, et qui voient la gauche à l’est et la droite à l’ouest, il décale l’est au sud d’un quart de tour, dans le sens des aiguilles d’une montre. Ainsi, pour lui, le sud réel devient l’est. Dès lors, comme le Nil (donc Osiris) vient du Sud et qu’il se jette dans la mer au nord, il naît dans les régions de gauche pour finir dans les régions de droite. 0.9. Plutarque invoque la raison suivante : Nil-Osiris, né dans les régions de gauche, finit son existence dans Mer-Typhon, donc dans les régions de droite ; et cela lui permet d’expliquer que les prêtres abominent la mer, évitent la consommation du sel – considérée comme l’ « écume de Typhon » (Τυφῶνος ἀφρὸν), et n’adressent pas la parole aux pilotes qui naviguent sur la mer et en vivent ; en découle également leur aversion pour le poisson18. Quoiqu’expliqué à la manière de Plutarque, le triple rapport d’analogie gauche / droite || sud / nord || naissance/ mort proposé par Plutarque n’est pas absurde puisque les Égyptiens acceptent la superposition de deux points cardinaux pris en bonne part : l’est (lieu de naissance du soleil) et le sud (d’où se manifeste la crue et d’où vient, historiquement parlant, l’union du Double-Pays). Dans ces circonstances, la Méditerranée, qui borde le delta, est prise en mauvaise part et considérée comme l’élément de Typhon quoique Plutarque, dans le chapitre suivant19, et sans rappeler que le nom égyptien de Typhon est Seth comme il l’affirmera plus loin20, admettra que d’autres prêtres
16 Aufrère 2016b, § 3.1. 17 Ovide, Met. 5, 318 ; Apollodore d’Athènes, Bibl. 1, 6, 3. 18 Plutarque, Is. Os. 32, 363, E p. 205 Froidefond. On n’abordera pas ici ces interdits qui feront l’objet d’une autre approche. On trouvera une présentation des interdits dans Aufrère 2016d. 19 Plutarque, Is. Os. 33, 364, A p. 206 Froidefond. 20 Plutarque, Is. Os. 41, 367, D p. 214 ; 49, 371, A p. 221‑222 Froidefond.
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– les plus éclairés, prétend-il – considèrent que Typhon est « globalement, tout ce qui est aride, igné, desséchant, tout ce qui s’oppose à l’humidité »21. En fait, chez les Égyptiens, la première théorie ne s’oppose pas à la seconde, puisque Seth (nom égyptien de Typhon d’après Plutarque) est bien assimilé aux forces négatives, quelles que soient leurs formes, qui s’opposent à celles du Bien. Mais le caractère négatif de Seth, qui s’affirme à la Basse Époque, n’est pas systématiquement pris en mauvaise part à l’époque classique22. 0.10. Après la recontextualisation de cette citation dans la pensée de Plutarque, qui montre un modèle d’antagonisme entre Osiris-Nil et Typhon-Mer, coulant sur Isis-Terre qui en retient une partie de la force, il me semble utile de poser le regard sur un objet précis pour illustrer cette opposition. Parmi les phénomènes naturels ayant incité les Égyptiens à se représenter la mer, non pas souriante et tranquille, mais dans son état agité, grondant et convulsif23, comme un milieu hostile, j’ai choisi, en dépit de la polysémie du terme, d’étudier le phénomène des boghaz qui naît de la rencontre tumultueuse des eaux douces et des eaux marines – ou qui n’est qu’un effet des secondes – sur le littoral méditerranéen. 1. Le phénomène du boghaz 1.0. Plusieurs phénomènes doivent être invoqués pour comprendre que la rencontre des eaux du Nil et de la mer revêtait aux yeux des Égyptiens la forme d’une lutte entre forces hostiles et antagonistes, quand elle ne se compliquait pas du fait de mouvements telluriques. Cela dit, au vu de la toponymie égyptienne, le terme boghaz (du turc boğaz) désigne au moins deux choses. 1.1. Définition 1.1.1. En premier lieu, le boghaz au sens où il est employé en Égypte correspond à un grau ou à une bouche24. Du point de vue maritime, un grau – mot occitan –, est « un espace opérant une communication entre les eaux de la mer et les eaux intérieures » s’ouvrant « au point le plus faible du cordon littoral, à l’occasion d’une crue ou d’une tempête », entre la mer et un espace lagunaire ; du fait que les eaux sont mi-douces mi-salées, elles sont en général très poissonneuses25. En montagne, il peut également désigner un « pas » (autre nom pour un col 21 Plutarque, Is. Os 33, 364, A p. 206 Froidefond. 22 Voir respectivemen les communications de Claude Obsomer et de Christian Cannuyer. 23 Séchan 1955, 32‑33. Dans le premier état de la mer, Poséidon est associé au dauphin ; dans le second au taureau ou au cheval. 24 Voir Dubois-Aymé 1816, 8 (boghâz de Rosette), 12 (boghâz de Damiette), 14 (idem). 25 Voir Wikipedia, s. v. « Grau ». Pour le phénomène de l’entrée des poissons de mer sous l’influence de l’eau de mer dans le lac Menzala et de leur sortie en bandes, voir aussi Sickenberger 1893, 279‑283.
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étroit). Pour grau, les lexicographes invoquent l’étymologie latine gradus, « le pas, le degré ». Dans l’Antiquité, les Égyptiens, pour désigner ce type d’espace ainsi que toute communication entre la mer et des eaux intérieures, ont probablement utilisé le terme de ḥn.t (hôné) comme dans des toponymes tels que Thônis (< TȝḤn.t), jadis au sommet de la branche Héracléotique du Nil, ainsi que l’a montré l’étude prémonitoire de Jean Yoyotte26, et mis en évidence via les fouilles sous-marines du site par Frank Goddio27. Mais ce terme de hôné qui, dans le cas de Thônis, peut aussi être compris localement comme « le Goulet »28, « le Chenal », « le Détroit » menant vers un lac intérieur, aurait aussi revêtu le sens de « deltas particuliers »29, quoique cette intéressante définition soit une surévaluation découlant d’une vision satellitaire d’aujourd’hui que les hommes de l’Antiquité étaient sans doute loin d’avoir. En effet, le terme n’est pas spécifique aux régions littorales car on le trouve dans la toponymie de la vallée du Nil où il peut revêtir le sens de « canal » ou de « bras du Nil » comme le Bahr el-Youssef à l’entrée du Fayoum30. 1.1.2. À titre informatif, considéré dans des zones turcophones, boghaz désigne aussi bien une « gorge » ou un « passage » en montagne qu’un « détroit » en lien avec la mer ; il a donc à peu près le même sens que l’occitan « grau » pour la montagne et la mer. Ainsi, le nom turc İstanbul Boğazi désigne le Bosphore, qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, et le Çanakkale Boğazı le détroit des Dardanelles (ou Hellespont), long chenal entre la mer de Marmara et la mer Égée. Plus proche de notre sens le nom de la lagune de Kara-Bogaz-Gol (en turkmène) au nord-ouest du Turkménistan, séparé de la mer Caspienne par un cordon dunaire et reliée à celle-ci par un détroit. En outre, chacun connaît le site de Boğazköy (ou Boğazkale) sur un plateau montagneux d’Anatolie centrale dont le nom (Village-Passage) s’explique par l’environnement. 1.1.3. En second lieu, le boghaz, au moins dans l’acception que les voyageurs européens lui donnent31, est aussi un phénomène de remous, de courants se formant aux différentes bouches du Nil, à la rencontre des eaux charriées par le fleuve et la mer32. Voici de quelle manière Jean-Marie Le Père, les décrit33 : 26 Yoyotte 1958 ; Yoyotte 2001. – von Bomhard 2012, 77‑78, n. i) a recensé les différentes acceptions données au terme hôné d’après les travaux de J. Yoyotte qui montre combien le terme aurait été polysémique. Voir aussi Wilson 1997, 658. 27 Goddio 2007 (éd.) ; von Bomhard 2012, 100‑101, fig. 4.13 et 4.14. 28 Cf. le port de Tunis, La Goulette, en Tunisie, qui doit son nom à un goulet de 28 mètres permettant d’accéder au lac de Tunis. 29 Yoyotte 2007 ; Aufrère 2015, 34, n. 119. 30 Voir Aufrère 2015, 39‑40. 31 Elle diverge selon les auteurs. Voir par exemple Bertrand 1847, I, 64‑65, qui décrit les boghaz de la côte égyptienne, et souligne que « les barres ne sont point des boghaz » (p. 65) = Napoléon 1867, 236. 32 Sur ces graus et leur localisation, voir Bebars & Lasserre 1983, 419. 33 Le Père 1815, 103. On trouvera une description des différents boghaz aux p. 103‑105, Des boghâz. En tout il compte trois boghâz principaux (de Damiette, de Rosette, de Burlos) et six boghâz secondaires
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On appelle boghâz, en Égypte, les passes étroites et périlleuses des bouches du Nil à la mer. Ces bouches sont fermées par les sables que les flots de la mer, agités par les vents du large et combattus par le courant des eaux du fleuve, y déposent au point d’équilibre où ces forces viennent se briser. Ces bancs de sables varient suivant les saisons et l’action plus ou moins grande des vents, en sorte que ceux qui forment la barre qu’on trouve orginairement aux bouches du Nil, changent souvent de position, et rendent sans cesse nécessaires aux navigateurs les soins d’un pilote, chargé de leur indiquer la passe ou le chenal des bouches du fleuve ; mais cette surveillance continuelle d’un pilote n’est pas toujours suffisante pour prévenir les accidents.
Ce phénomène est accentué par les marées (elles sont faibles en Méditerranée), l’impétuosité du flot fluvial, les courants marins et le régime des vents. On ne peut parler de phénomène de « barre d’eau » ou de « mascaret » qui – vagues roulantes destructrices – sont plutôt propres aux océans. Ce phénomène existe cependant, mais amoindri. On parlera donc de « barre », mutatis mutandis comme un phénomène affaibli du mascaret. Quoi qu’il en soit, ce mélange d’eaux douces et salées forme un dangereux remous, renforcé par des barres sablonneuses, qui empêche son franchissement dans un sens comme dans l’autre et qui nécessite la présence d’un pilote afin de prévenir les risques d’échouage. Vivant Denon fait un portrait horrifique de l’entrée de la flotte française dans la branche de Rosette et son désarroi devant le phénomène du boghaz34 : Quelques heures après nous nous trouvâmes, sans le savoir, à une des bouches du Nil, ce que nous reconnûmes au tableau le plus désastreux que j’ai vu de ma vie. Les eaux du Nil repoussées par le vent élevoient à une hauteur immense des ondes qui étoient perpétuellement refoulées et brisées par le courant du fleuve avec un bruit épouvantable ; un des nos bâtiments qui venoit de faire naufrage, et que la vague menaçait de rompre, fut le seul indice que nous eûmes de la côte ; plusieurs autres avisos dans la même situation que nous, c’est-à-dire dans la même confusion, se rapprochoient pour se consulter, et ne pouvoient s’entendre que des cris encore plus épouvantable. Il n’y avoit point de pilote côtier ; nous ne savions plus qu’aviser, le général alloit toujours en empirant : nous imaginâmes d’aller reconnoître le bogaze ou la barre du fleuve ; le canot fut mis à la mer…
(p. 105). Les approches de chacun d’entre eux avec sa hauteur d’eau sont décrites. Pour les boghaz secondaires, il écrit « On compte encore six boghâz secondaires, celui d’Âbouqyr dans le lac Mâdiyeh, celui d’Edkou, ceux de Dybeh, de Gémiléh, d’Oum-faredj et de Thynéh, ces quatre derniers appartenant au lac Menzaleh. Ces boghâz rappellent les embouchures d’anciennes branches qui n’existent plus ; on peut les comparer aux graux ou bouches des lacs maritimes sur les côtes du Languedoc. » Sur les bouches du Nil, voir aussi Carrez-Maratray 2003. 34 Vivant Denon 1802, II, 28.
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1.1.4 Les anciens navigateurs, connaissant la dangerosité de ce phénomène, qui empêche le passage des bouches du Nil, savaient qu’on ne pouvait le passer en venant du sud qu’avec un vent de sud35 et que des vents contraires pouvaient provoquer l’échouage36. De même que les pilotes devaient attendre un vent du nord pour le franchir dans l’autre sens. Par conséquent les vents, contrecarrant la force des courants et du boghaz, rythmaient les passages dans un sens comme dans l’autre. Cependant, il est probable que ce second sens donné à boghaz, dont on peut exclure qu’il découle du premier, résulte d’un mésusage européen du terme. 1.2. Flux et reflux hydrologiques 1.2.1. À présent que le terme de boghaz est éclairci, il faut dire un mot des flux hydrologiques et maritimes au cours de l’inondation. Dépendant de plusieurs facteurs environnementaux, un tel phénomène intéresse cette communication. Il s’agit du reflux momentané des eaux douces au moment de l’inondation, sous l’effet des vents étésiens (brise du nord), considéré, selon le raisonnement post hoc de Thalès présenté par Hérodote37, comme la première explication de l’inondation du Nil : « D’après la première, le gonflement du fleuve serait dû aux vents étésiens qui empêchent le Nil de se jeter dans la mer38. » Si cette interprétation de la crue est fausse, il n’en demeure pas moins que le reflux des eaux au moment de celle-ci est un fait avéré. Les Égyptiens ont bien perçu ce phénomène et en ont décrit dans le détail le mécanisme. En effet, un hymne tentyrite, qui décline celui-ci sur un modèle mythologique, attribue à la déesse la conjonction de plusieurs phénomènes permettant à l’inondation de produire les meilleurs effets sur l’agriculture. On en détachera ici les lignes qui concernent cette approche, en en proposant une traduction qui éclairera peut-être, en la recontextualisant, la situation décrite par ce texte dont on connaît au moins deux versions qui se complètent, quoique, dans la seconde, la fin de la phrase D soit mutilée. Cellesci ont été traduites avec de légères différences par Serge Sauneron (1960)39 et Sylvie Cauville (2013)40. La phrase A ne forme qu’une seule entité (proposition principale et proposition finale) dans Dendara III, 54, 2‑3, et deux dans la version Dendara XIII, 22, 5‑7 (A 1 et A 2). En raison de l’hypothèse ici défendue, où j’ai tenu le meilleur compte des deux traductions ci-dessus mentionnées, il me semble utile d’apporter quelques précisions significatives : 35 de Salle 1840, vol. 1, 90. 36 Ligh 1818, 134‑136. 37 Hérodote, Hist. 2, 20. 38 Traduction Arnaud Zucker. 39 Sauneron 1960, 12‑14 (= Dendara III, 54, 2‑9). 40 Cauville 2013, 18 (= Dendara XIII, 22, 5‑9). Mes remerciements vont à Sylvie Cauville qui m’a immédiatement fourni la bonne orientation.
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A1. Tu amènes Hâpy (la crue) en aval en son temps, – bon et exempt de tout souci (jw⸗t jn pȝ-Ḥʿpj m ḫd r tr⸗f jw⸗f nfr jw⸗f wʿb r ʿb nb). A2. Tu fais qu’il inonde la Haute et la Basse-Égypte (jw⸗t dj bʿḥ⸗f Šmʿ.t Mḥj.t). B. Tu fais que le ciel produise le vent du nord après son déclenchement (litt. après lui) pour le faire refluer (et) pour empêcher la mer de l’engloutir (jw⸗t dj jr tȝ-p.t mḥj.t m-sȝ⸗f r sḫnt⸗f r tm-dj ȝm s(j) pȝ-jm). C. Tu fais que les branches secondaires (litt. les cours d’eau) et les embouchures du Nil constituent des cordons (littoraux) au-devant de lui pour empêcher la Méditerranée (litt. le Grand-Vert) de le recueillir (trop tôt) (jw⸗t dj nȝ-ḥn.t rȝ.w-ḥȝ.wt dnj.wt ḥȝ.t⸗f r tm-dj sšp s(w) Wȝḏ-wr). D. (Puis) tu fais que la Méditerranée le recueille encore mieux, lui, sans obstacle à sa venue (jw⸗t dj sšp s(w) Wȝḏ-wr r sf s(w) n ʿḥʿ n jw.t⸗f).
1.2.2. Un commentaire de ce modèle tentyrite, très différent du modèle plutarquéen, et attribuant à Hathor l’enchaînement d’événements hydrologiques, atmosphériques et marins favorables au processus idéal de l’inondation, est nécessaire pour justifier les choix de traduction opérés. Oublions un instant la déesse tentyrite, qui présente maintes affinités avec Isis, et penchons-nous seulement sur le processus de l’inondation en lui-même. Au moment où la crue se produit et que ses effets se font sentir (phrase A1‑2), dans les branches principales et secondaires, les eaux douces affluent à la rencontre de l’eau de mer concommitamment au déclenchement du souffle des vents étésiens (du nord vers le sud). Ceux-ci font ainsi refluer les eaux de la crue vers l’amont, contribuant ainsi à faire s’élever le niveau de la nappe liquide au-dessus de la couronne du Delta (phrase B) sur une côte différente de celle d’aujourd’hui et constituée de zones dépressionnaires41. Il se trouve que, dans d’autres cadres, des légendes attribuent ces mêmes vents étésiens au battement des ailes d’Isis en vue de calmer les vents brûlants du sud, dus au souffle igné qui s’échappe de l’alandier nubien42. Cela dit, on remarquera que dans la phrase B, c’est bien le nom classique de la mer ( , jm)43, d’après la version Dendara XIII, 22, 8, et non de l’équivalent hiéroglyphique du mot démotique dont parle Sauneron, hjm (cf. hȝnw, « vague » > copte)44 traduit par lui « les vagues marines »45, dont il est question. En effet, le signe de la
41 Ces zones d’impact sont parfaitement connues ; elles correspondent aux anciens lacs côtiers au cas où le niveau de la mer s’élèverait de cinquante centimètres à un mètre suite au réchauffement climatique, c’est-à-dire entre 1800 et 4500 kilomètres carrés de terres arables. 42 Bonneau, 1964, 258‑259. Sur ce thème, je suis tributaire des notes que Jocelyne Berlandini-Keller m’a fait l’amitié de m’envoyer (mail du 28 mai 2015), m’épargnant de me lancer moi-même dans ce vaste sujet, qui vient alimenter incidemment mon propos. Un autre modèle d’une lutte entre les vents étésiens et méridionaux est exposé par Plutarque, Is. Os. 39, 366, C-F p. 211‑212 Froidefond. 43 Wb. I, 78, 11 ; Wilson 1997, 129‑130 ; GDG I, 168. Voir surtout Černý 1961, 57. 44 Černý 1976, 281‑282. 45 Sauneron, 1960, 13, n. 4.
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version Dendara III, 54 est trompeur car ce dernier a été substitué par erreur du lapicide au signe qui est l’article démonstratif p(ȝ) écrit sous la forme dans la version Dendara XIII, 22, 8. Dans la troisième phrase (phrase C), les Égyptiens discernent une autre étape de la crue idéale. Ils notent par un mot (dn.w) sur lequel on reviendra plus loin, une formation géomorphologique suscitée par un phénomène lié à la rencontre des eaux du Nil et de la mer. Dans ce phénomène on constate le rôle que jouent les « cours d’eau » du Nil dans un sens très particulier. Dans une version ils sont notés par le mot , un collectif souvent écrit au moyen du hiéroglyphe de la main accompagnée de la marque du pluriel46 ; dans l’autre, ce même mot figure sous la graphie , ḥn.t47, et qui, lui, se rapproche du terme 48 polysémique , ḥn.t (hôné) désignant des systèmes de bassins ou de lacs reliés, – et souvent, dans le contexte deltaïque, les « lacs littoraux » qui s’ouvrent sur le front de mer par des passages, lesquels reçoivent par extension ce même nom de hôné (cf. supra, § 1.1.1) avec le même sens que boghaz. Il faut se souvenir que la couronne du delta est un milieu d’anastomoses entre la mer, la terre, les lacs littoraux et les canaux, dont la carte de la Description de l’Égypte donne une idée ; et cette seule interpénétration pourrait suffir en soi à retarder la progression des eaux douces vers la mer49. La phrase C, qui fait l’objet d’une ingénieuse hypothèse de Sauneron découlant de sa traduction comme quoi l’eau de l’inondation serait captée par des bassins naturels avant de s’écouler, me semble être pouvoir expliquée différemment, d’autant que la phrase C, au moyen de la correction que je propose, deviendrait univoque. Elle indique bel et bien que les branches secondaires (ḥn.t) et les bouches du Nil (rȝ.w-ḥȝ.wt)50, forment, en front de mer, des cordons littoraux ( , dnj.wt)51 que Sauneron, dans une approche globalisante, a reconnues comme étant des barres alluviales52, et dont il aurait sans doute minimisé la portée en raison de la traduction proposée du mot ḥn.t interprété comme « lacs littoraux » (ce sont en fait des « réceptacles »53 de même que les « branches secondaires » seraient des « collecteurs »). Cette hypothèse l’a obligé à induire un lien artificiel (qu’il justifie54) entre des lacs littoraux ḥn.t et les rȝ.w-ḥȝ. wt : « Tu fais que les lacs littoraux [reliés aux (?)] embouchures méditerranéennes 46 Wilson 1997, 658‑659 ; Sauneron 1960, 16, n. 1. – Hâpy est amené « d’un cours à l’autre » (ḥn.t m ḥn.t) (Edfou I, 491, 2 ; II, 259, 14), « par les cours d’eau » (m ḥn.t) (Edfou II, 259, 16 ; IV, 272, 2). 47 Dendara XIII, 22, 8. 48 Wilson 1997, 658 ; Černý 1976, 282. 49 Description de l’Égypte, Égypte moderne, vol. I, pl. 10. 50 Wb II, 398, 2. 51 Wilson 1997, 1199. 52 Sauneron 1960, 17, n. 2. – On reste encore étonné devant la justesse de note remarquable qui projette une vive lumière sur l’état du delta dans l’Antiquité et les phénomènes dont les lagunes deltaïques ont été le siège. 53 Cf. le sens de ḥn « recevoir » ; cf. Wilson, loc. cit. 54 Sauneron 1960, 16.
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constituent des digues devant elle, pour empêcher la Méditerranée de la recevoir (aussitôt) ». Mais en fait, si on associe, d’une part, les branches secondaires détachées des branches principales et formant des micro-delta dans les lagunes littorales, et, d’autre part, les bouches du Nil communiquant avec la mer ou les lacs littoraux, il me semble préférable, plutôt que d’invoquer les dérivations des cours, de penser aux « bourrelets fluviatiles d’aval55 » ainsi qu’au phénomène de formation des lidos ou cordons littoraux séparant la mer des lacs côtiers et constituant, par analogie avec les butées de limon séparant les champs inondés en formant des bassins d’irrigation, une digue sablonneuse56 en avant des flots marins et soumise à la force de la houle, des courants et des vents susceptible d’être rompue par grosse mer57. On considère la mer (jm), dans ce contexte, comme celle qui « engloutit » (ȝm) la crue – noter d’ailleurs l’allitération entre jm et ȝm – ; et cette mer, qui avale la crue comme la tortue d’Apophis avale l’eau du Nil et provoque la sécheresse, et qu’on l’oblige à restituer (ʿbš)58, n’est certes pas prise en bonne part dans ce contexte. Dans ce passage, son action est contrecarrée par Hathor qui présente bien des points communs avec Isis avec laquelle elle peut se confondre en tant qu’Isis-Hathor. La situation décrite dans cet hymne montre les effets conjugués des vents dominants de nord-est, s’exerçant sur les côtes du Delta, et des hautes-eaux de l’inondation, amenées par les branches du Nil. « Suivant la direction, la force, la durée des vents », la profondeur du boghaz du lac d’Aboukir (lac de formation récente)59, d’ordinaire de deux ou trois mètres, atteint quatre mètres « et souvent le passage y est difficile et dangereux »60. En raison du reflux de l’eau de la crue, non seulement les eaux des lacs côtiers s’adoucissent, mais elles sont provisoirement maintenues en suspension pendant la durée de la crue par un phénomène de colmatage61, par le vent et les cordons dunaires retardant ainsi de façon spectaculaire le rejet des eaux douces. En l’an VII, étudiant le lac Menzala, le général Antoine François Andréossy fait l’observation suivante62 :
55 Bakre, Bethemont, Commere, Vant 1980, 30 ; vicomte d’Archiac 1847, 344‑359. 56 Ces digues sablonneuses récoltent des sables provenant des côtes grecques et turques ainsi que des matériaux que le Nil emporte ; cf. Sickenberger 1893, 383. Ces sables remplissent les lacs ; ibid. 284 ; ces derniers entravent la marche du sable vers l’intérieur. 57 Ces cordons littoraux sont eux-mêmes précédés de bancs de sable qui rendent la navigation extrêmement dangereuse le long de la côte égyptienne connue dans l’Antiquité pour ne fournir aucun port, bancs qui provoquent maints naufrages ; cf. Diodore, Bibl. hist. 1, 5. 58 Van de Walle 1953 ; Gutbub 1979. 59 Le Père 1813, p. 470‑471. 60 Loc. cit. 61 Voir Sickenberger 1893, 278‑279, d’après une information de Boghos pacha Nubar. Voir en particulier (p. 279) : « Pendant la crue du Nil, le niveau du lac se maintient presque constamment à 0m, 25 ou 0m, 30 au-dessus du niveau moyen de la mer en raison de la grand quantité d’eau qu’y déverse le colmatage des terres environnantes et l’arrosage des rizières ». 62 Andréossy an VII, 192‑193.
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Durant le solstice d’été, le vent du nord-ouest pousse les eaux de la mer sur une partie des côtes de l’Égypte, les y tient suspendues, et fait refluer les eaux du lac Menzaléh sur les îles basses ; le lac lui-même reçoit les eaux de l’inondation qui lui sont fournies par les canaux qui y aboutissent : c’est le moment de la plaine pour ce vaste bassin.
1.2.3. La mer partant à l’assaut des côtes égyptiennes, élève un véritable mur d’eau. Cet autre phénomène est bien connu lors des épisodes cevénols, quand les eaux dévalent vers les lacs côtiers du Languedoc et refluent à cause du vent et des courants marins, en sorte que les nappes d’eau littorales entrent en suspension. En Égypte, cette suspension des eaux des lacs et des régions côtières favorise l’agriculture mais aussi la pêche car le changement de salinité entraîne la migration vers les lacs littoraux des bancs de poissons, très nombreux dans les graus et attirant les dauphins pris en bonne part63 tandis que les poissons, comme la mer et les pilotes, font l’objet de l’aversion des prêtres selon Plutarque car ils apparaissent comme des éléments typhoniens. Il faut observer au passage que la salinité des lagunes égyptiennes qui constituaient la plus grande superficie lagunaire de toute la région méditerranéenne, variait en fonction de l’apport en eau nilotique, mais toujours inférieure à la salinité de l’eau de mer, qui varie selon le moment de l’année et l’emplacement où l’on effectue les mesures64. Le phénomène mythologiquement décrit, qui correspond cependant à une observation véritable, était marqué sur toute la côte du Delta à ceci près que les limites de ce dernier étaient différentes de celles d’aujourd’hui. D’après le modèle tentyrite de la crue et de ses mécanismes connexes, différent du modèle plutarquéen, Hathor maîtrise un phénomène de régulation des eaux en observant que la déesse empêche la mer d’absorber trop vite la crue grâce aux flèches littorales qui se formaient sous le contrôle de la déesse. Quelque part, on est proche du modèle des arétalogies isiaques où Isis, selon l’hymne de Kymè, est « souveraine des rivières, des vents et de la mer », qui « apaise la mer et y déchaîne la tempête », qui est « souveraine de la navigation »
63 Ceux-ci apparaissent comme des animaux bénéfiques pour l’homme ; cf. Keimer 1956, 100, n. 1. Des tables d’offrandes à labyrinthes découvertes dans la région de Mendès montre des dauphins et des crocodiles, deux animaux antagonistes ; cf. Hibbs 1985 ; Aufrère 1992, 76‑78, 157‑158, nos 55‑56. 64 Sur ces lacs, depuis le lac Mariout jusqu’au lac Bardawil, voir les observations de Le Père, 1813, 469‑475. Le lac Mariout était complètement asséché à l’arrivée de l’Expédition française et déjà dès le xviiie siècle (Le Père 1813, 469‑470). Actuellement, le lac n’est plus en contact avec la mer, il a été transformé en bassin de drainage depuis 1892 (salinité moyenne 1983 : 1,5% à 6,5 % ; cf. Bebars & Lasserre 1983, 418). Le lac d’Edkou (Le Père 1813, 471‑472) est alimenté par trois canaux (salinité moyenne 1983 : 4 à 20 %). Le lac Borollos (Le Père 1813, 472), alimenté par des canaux de drainage (salinité moyenne 1983 : 3 à 20 %). Lac Menzala (Le Père 1813, 472) (salinité moyenne 1983 : 0,5 à 39 %). Lac Bardawil (Le Père 1813, 472‑475) (salinité moyenne 1983 : 45 à 55 %). À remarquer, la salinité au large du Delta est de 39‑40 % ; cf. Bebars – Lasserre 1983, 418. Sur l’évolution des lacs littoraux à l’ouest du delta, voir Flaux et alii 2011, qui donne de ce fait bien des indications sur la formation et du régime des lagunes jusqu’en 3200 avant notre ère. Voir aussi Morigi et alii 2000.
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et qui rend « les eaux navigables aux navires »65. Le texte de Dendara présente des affinités avec l’hymne d’Isidoros (Médinet-Mâdi), où Isis crée l’inondation, mais sans autre précision66. 1.3. Remarque : les modifications de la côte du Delta 1.3.1. À toutes fins utiles, il convient de souligner que les observations faites aujourd’hui sur de tels phénomènes et ce dans une période passée ou très éloignée doivent prendre en ligne de compte le fait que le tracé de la côte méditerranéenne du Delta avec ses espaces lagunaires a considérablement évolué au cours des millénaires et que des lacs littoraux avec des cordons dunaires ont remplacé peu à peu des golfes marins. L’emploi de cartes modernes pour rendre compte d’un paléoenvironnement est totalement inadapté. Il a été démontré que l’étendue du lac Menzala correspondait encore au IIe millénaire à un vaste golfe qui répond, dans la littérature scientifique, au nom de « paléogolfe de Péluse » et que la côte dudit golfe ressemblait, en raison du trajet des branches du Nil, à un paysage lagunaire qui s’est peu à peu comblé sous l’effet de la progradation des distributaires du Nil avançant par un alluvionnement permanent compensé par un phénomène de subsidence de l’ordre de 0,5 cm par an. On précisera que si le mouvement de subsidence ne fait pas l’objet d’une reconnaissance, le mécanisme de progradation du Nil dans son delta est bien connu de Plutarque67. Le distributaire le plus à l’est, longeant la côte, la branche Pélusiaque I, alimentait une vaste paléolagune – le Lac d’Horus – puis poursuivait son chemin jusqu’à la mer en franchissant un grau (l’équivalent du boghaz actuel). Sur les rives de cette paléolagune, alimentée par des eaux douces, se concentrait toute une activité militaire, notamment autour de Tjarou-Silé, qui correspond à l’actuel site de Tell Héboua I. Par conséquent, les Égyptiens ont toujours été confrontés, quelle que fût la ligne du littoral méditerranéen, à des phénomènes de même nature68. On peut donc dire que les observations d’Andréossy restent valables même si elles sont modernes et décrivent un paysage qui n’existait pas encore au temps où l’hymne à Hathor de Dendara a été composé. 65 Le Corsu 1977, 107. 66 Le Corsu 1977, 110. 67 Plutarque, Is. Os. 40, 367B-C p. 213 Froidefond : « Horus, à la longue, triompha de Typhon : autrement dit, à la faveur de chutes de pluie, le Nil refoula la mer, fit émerger le sol et le recouvrit d’alluvions. L’observation le confirme : de nos jours encore, au fur et à mesure que le fleuve apporte de nouvelles boues et fait advancer la terre en l’exhaussant, on voit les eaux profondes se retirer peu à peu devant lui et la mer refluer, ses fonds s’élevant à cause du dépît des alluvions. D’ailleurs Pharos, qu’Homère situait à une journée de voyage d’Égypte, en fait maintenant partie, non que l’île se soit exhaussée ou rapprochée : c’est le bras de mer qui a été refoulé par le fleuve à mesure que celui-ci remodelait le continent et le faisait progresser ». 68 On trouvera des informations sur le sujet dans Aufrère 2016c.
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2. Lac Sirbonis, sebkhat-Bardawil, lac Bardawil : le problème de l’Ekrêgma et des Expirations de Typhon 2.1. Si on se transporte sur la côte orientale de l’Égypte, du côté du lac Bardawil (anciennement lac ou marais Sirbonis) sur le littoral méditerranéen du Sinaï69, on assiste, en raison de conditions climatologiques, à un autre phénomène où une flèche dunaire remarquable par sa longueur doit résister à l’assaut des vagues70. Au point de rupture de ce cordon, sous un angle géomorphologique, il faut donc parler d’un phénomène de grau ainsi que nous l’avons vu. En outre, cette région est exposée à des forces telluriques qui peuvent en modifier la configuration. Dans l’histoire de la formation du pays, le tectonisme régional et certains phénomènes qui l’accompagnaient ne pouvaient rester inaperçus71. Il se peut que l’étiologie de ces phénomènes ait fait l’objet d’une mythologie ad hoc. L’ancien lac Sirbonis étant considéré comme le lieu de l’Ekrêgma et des Expirations de Typhon, cela ne va pas sans soulever quelques interrogations dans deux sens : les tempêtes agissant sur le littoral et les mouvements tectoniques régionaux. 2.2. On observe tout d’abord que de violentes tempêtes méditerranéennes72 se produisent dans la mer d’Égypte, partie de la de ce que les Égyptiens nommaient jadis la « Grande mer de Syrie »73 ; la littérature s’en est emparé en tenant compte des tempêtes au large du lac Bardawil74, s’inspirant de la tradition des marins qui naviguaient dans ces parages. Un modèle littéraire de la tempête suivie d’un naufrage, qui se produit dans lesdits parages est ainsi livré dans le roman d’Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, qui, situant, l’événement aux abords de l’Égypte75, trouve une heureuse issue pour les naufragés sur la côte du lac Sirbonis. La force de ces tempêtes, le long de cette dépression naturelle longue de 90 km sur une largeur de 22 km, pouvait ouvrir des brèches (des graus) dans le cordon dunaire large par endroits de 300 à 600 mètres76. Le grau s’ensablant à nouveau sous l’effet de la houle, le cordon emprisonnait les eaux de mer : « Pendant longtemps, disent
69 Les sources sur le Sinaï, entre le viie siècle av. J.-C. jusqu’au viie siècle après, sont minutieusement exposées dans l’ample thèse de Herbert Verreth 2006 qui fournit un tableau exhaustif de la situation. 70 Sur les flèches dunaires en avant des estuaires et ce mécanisme d’érosion, voir Yoni, 1957. Pour mémoire, voir aussi Hallégouët 1981. 71 Sur l’interprétation de la sismicité en Égypte, on renverra à Jambon 2006, 2012. 72 On trouvera des éléments sur la peur et le comportement dans les naufrages dans Carolus-Barré 1974 ; Kashtan 2000, 25‑36. 73 Cf. infra, § 2.12.6. 74 Bardawil est un souvenir arabe du nom de Baudouin Ier roi de Jérusalem. Sur ce lac, voir l’excellente présentation de Embabi & Moawad 2014, 41‑60. 75 Rougé, 1978 ; Dagron & Rougé 1982. – Sur le naufrage comme topos narratif, voir Milanesi 1988. 76 Voir Le Père 1813, 414‑415. Plus proche de nous, Clédat 1923, 78 parle d’un cordon de 100 à 200 m de largeur, « sablonneux du côté de la mer, vaseux du côté du lac » ; cela confirme les observations faites par les officiers du génie de la division Ménou.
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Bebars et Lasserre, le lac a été soumis à ce régime en contact temporaire avec la mer, suivi de période d’isolement et d’asséchement »77 ; car il faut retenir que si aujourd’hui le lac Bardawil, sursalé78, est inondé en permanence – il est actuellement profond de trois mètres79 –, il ne l’était pas jadis. 2.3. Quant à l’existence même du lac Sirbonis et de son cordon littoral, ils seraient dus à des mouvements tectoniques régionaux qui se seraient produits peu de temps avant l’époque perse selon les uns80, ou après 525, date de l’arrivée de Cambyse en Égypte, selon les autres81. Postérieurement à cet événement, la dépression se serait ouverte à la mer et serait ainsi devenue un espace marécageux82, créant ainsi le paysage de désolation évoqué par Diodore de Sicile qui en fournit la plus longue et la plus belle description83. Au cours de l’époque moderne, la zone actuelle du lac Bardawil était connue sous le nom de Sebkhatal-Bardawil84. Aujourd’hui, certaines zones du lac Bardawil sont considérées, sur le plan géomorphologique, comme des sekha, dotées de croutes de sel85, lesquelles ne correspondent pas à ce que les Grecs nomment les barathres, qui sont des marais et des fondrières qui se forment dans la région de Péluse86. Mais si le lac était fermé de son temps et transformé en sebkha, il était auparavant ouvert sur la mer grâce à un grau se déplaçant dans une zone donnée le long du cordon dunaire dans le bassin oriental, grau que les documents nommaient l’Ekrêgma (τὸ Ἔκρηγμα)87 (cf. infra, § 2.4). 77 Bebars – Lasserre 1983, 419. Aujourd’hui elle est creusée de deux boghaz, qui maintiennent l’eau de la mer à l’intérieur. Il existe aussi une passe naturelle à l’est. Ces deux boghaz artificiels, pour éviter leur ensablement, sont équipés de jetées qui les protègent de la houle et du vent. 78 Voir Krumgalz 1980. 79 Diodore (Bibl. hist. 1, 30, 4 p. 40 Casevitz) parle d’un « lac très étroit en largeur mais étonnant en profondeur et, en longueur, étendu sur deux cents stades ; il est dénommé Serbonis… ». 80 Embabi – Mowad 2014, 47 : « It is assumed that this structural ridge was elevated once again to above the post-Flandrian sea level some time prior to the Persian times (2.7‑3 ka bp). » Voir la coupe entre le MontCasios, qui est le point culminant de la région, à 56 m, et El-Midan ; cf. Embabi – Mowad 2014, 47, fig. 4. 81 Voir désormais l’excellente étude de Verreth 2000, 471‑472. Érathostène pensait que le lac Sirbonis était le reliquat des eaux de la mer Rouge ayant couvert dans une lointaine antiquité l’isthme de Suez, à un moment où les deux mers étaient en communication (ibid. 472). 82 Plutarque (Ant. 3, 293‑294) le nomme « le marais Serbonide » (τὰ τῆς Σερβωνίδος ἕλη). 83 Diodore de Sicile, Bibl. hist. 1, 30, 4‑9. 84 Elle est connue par sous le nom de Sebakat Bardaoual par Le Père 1813, 472‑475. Au cours de l’époque moderne, la zone actuelle du lac Bardawil était connue sous le nom de Sebkhat-al-Bardawil. Wikipedia, s. v. « Sebkha ». Sur les appellations de « sebkha » des bassins du lac Bardawil, voir Clédat 1923, 68. L’aspect de la région de ladite sebkha variait selon l’époque de l’année. Sur son nom et son aspect au cours des temps, voir Clédat 1923, p. 65‑75. 85 Cf. Embabi & Moawad 2014, 52, fig. 10 ; cf. p. 53, fig. 11 ; p. 54, fig. 13. 86 Strabon, Geogr. 17, 1, 21. Cependant, la progression de l’Armée française ne peut se faire, lors du cheminement depuis el-Arich, de la division dirigée par Ménou, que sur le cordon littoral et non dans l’ancien lac asséché ; chevaux et chameaux enfoncent jusqu’au ventre ; cf. Le Père 1813, 474‑475. 87 Le boghaz du lac Bardawil que Jean Clédat a vu à un endroit, s’est déplacé à plusieurs kilomètres quelques années plus tard ; cf. Clédat 1923, 78.
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2.4. Ἔκρηγμα : la brèche, le grau 2.4.1. Cette zone a été à plusieurs reprises le siège de profondes métamorphoses. Dans sa Géographie, Strabon, qui en décrit les abords88, indique que de son temps sa seule ouverture avec la mer était alors colmatée. Ce comblement de l’ouverture permettait aux voyageurs effectuant un trajet entre la Palestine et Péluse, de suivre le cordon dunaire (le lido) qui peut apparaître a priori plus commode que le tracé de la route méridionale. Mais ce fait est controversé pour des corps de troupe importants. À la fin septembre 48, Ptolémée XIII campe au mont Casios pour empêcher Cléopâtre de pénétrer en Égypte par le cordon dunaire du lac Sirbonis, ce qui confirmerait les dires de Strabon89. C’est au mont Casios en effet que Pompée sera assassiné90, bien que la localisation du Mont-Casios soit remise en question par Claude Vandersleyen91. 2.5. Pour une modification du modèle de Claude Vandersleyen au sujet du passage du cordon du lac Sibonis 2.5.1. Sous le règne de son père Ptolémée (XII) Aulète en 55, qui pourrait constituer pour nous un terminus a quo, Gabinius, gouverneur de Syrie, et le jeune Antoine, son chef de cavalerie, ramènent le roi à Péluse par le cordon dunaire du lac Sirbonis92. La description de Diodore, qui visite l’Égypte sous le règne de Ptolémée Aulète, confirme ce fait : le lac est fermé du côté de la mer. Selon son état, le cordon permettait d’éviter les Chemins d’Horus qui passaient au sud du lac Sirbonis93. Certains comme Herberth Verreth94 se fondent sur un papyrus du iiie siècle de notre ère, le pOxy XLII 3011, qui évoque des voyageurs passant sur un cordon littoral très étroit (deux coudées) et franchissant des gués 88 Strabon, Geogr. 16, 2, 32 d’après Tardieu : Καὶ αὐτὴ μὲν οὖν ἡ ἀπὸ Γάζης λυπρὰ πᾶσα {καὶ} ἀμμώδης· ἔτι δὲ μᾶλλον τοιαύτη ἡ ἐφεξῆς ὑπερκειμένη, ἔχουσα τὴν Σιρβωνίδα λίμνην παράλληλόν πως τῇ θαλάττῃ μικρὰν δίοδον ἀπολείπουσαν μεταξὺ μέχρι τοῦ ἐκρήγματος καλουμένου, μῆκος ὅσον διακοσίων σταδίων, πλάτος δὲ τὸ μέγιστον πεντήκοντα· τὸ δ´ ἔκρηγμα συγκέχωσται. Εἶτα συνεχὴς ἄλλη τοιαύτη ἡ ἐπὶ τὸ Κάσιον, κἀκεῖθεν ἐπὶ τὸ Πηλούσιον. « Tout le pays, de Gaza à Rhinocorura, est aride [et] sablonneux ; mais celui qui lui fait suite immédiatement l’est encore davantage, surtout dans sa partie intérieure, là où l’on voit le lac Sirbonis s’étendre presque parallèlement à la mer, en ne laissant de praticable, jusqu’au lieu dit l’Ekrêgma qu’une étroite chaussée intermédiaire, longue de 200 stades environ (37,050 km) et large au plus de 50 (9,3 km). Cette ancienne embouchure du lac, qui est ce qu’on appelle l’Ekrêgma, est aujourd’hui comblée. Au-delà, jusqu’au mont Casios, voire jusqu’à Péluse, la côte continue sans changer de nature ». 89 Verreth 2006, 444. 90 Verreth 2006, 443‑459. 91 Vandersleyen 2006, 2007. 92 Cf. Plutarque, Ant. 3, 293‑294 ; Verreth 2006, 45‑46. 93 Cf. Bietak 1996, 2, fig. 1 : carte du Delta oriental et reconstitution de l’environnement ancient et des branches du Nil. Pour mémoire Fontaine 1951‑1952, après p. 40, 2e planche : région de Péluse. 94 Verreth 1999.
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pendant une durée de trois jours. Et il formule l’hypothèse qu’il s’agit de la flèche dunaire du lac Sirbonis, mais, comme le suggère Claude Vandersleyen, il pourrait s’agir d’un autre cordon littoral95. Cherchant à localiser le tombeau de Pompée96, Vandersleyen97 conteste le passage d’une armée importante sur ce cordon. Si son hypothèse doit manifestement être prise en considération pour d’importants corps d’armée transportant de multiples équipements, elle ne tient pas compte du caractère instable des flèches littorales qui se dégradent en fonction des conditions climatiques, de la houle et de la force des vents et des courants marins. Dans ces conditions, le passage, impossible à certains moments en raison de l’étroitesse du cordon et de la présence de voies d’eau entre la mer et le Sirbonis, le devient soudainement à d’autres. Sans remettre en question les doutes de Vandersleyen concernant le passage d’un grand nombre d’hommes et de matériels sur ce passage sablonneux dans l’Antiquité, on ne peut tenir pour vraie l’assertion suivante de sa part : « Les visions de l’utilisation du cordon sont irrationnelles et sans fondement ; elles relèvent d’une idée fixe qui s’est établie au 20e siècle et qui s’est incrustée dans les livres au point de passer pour une vérité98. » En effet, Vandersleyen ne tient pas compte du journal de marche, tenu par Lazousky, chef de brigade du Génie, d’un corps de troupe (2249 hommes) appartenant à la division Bon99, envoyée en Syrie et ramenée en Égypte par le général Menou après que le premier fut tombé devant Saint-Jean d’Acre (19 mai 1799). À la différence des autres divisions qui rallient l’Égypte par le sud du lac Bardawil (15‑17 Prairial = 3‑4 juin 1799) – l’ancienne Via maris100 – et rejoignent le camp français de Qatieh101, le corps d’armée mené par Menou longe le cordon littoral. Les soldats font de l’eau au puits de Meçoudiac102, longent la côte en remontant en doublant le « Râs Strakî » où ils passent un chenal103 ; ils poursuivent jusqu’à « Râs el Kaçaroûn » (c’est le cap Kas de Lazousky)104, dans une zone de dunes très élevées ; ils doivent, là encore, franchir un chenal avant d’y parvenir. Menou envisage alors de rejoindre Qatieh dans l’isthme de Suez en prenant un raccourci à travers le désert. Mais constatant les difficultés de faire passer sa division par l’ancien lit du lac, le général la fait revenir sur le cordon
95 Vandersleyen 2006, 137. 96 Vandersleyen 2006. 97 Vandersleyen 2007, suivi par Pétigny 2014. 98 Vandersleyen 2007, 133. 99 Le corps expéditionnaire en Syrie comprend une division de 13000 hommes formée de détachements de quatre divisions. 100 Stanley 2002. 101 Reybaud et alii 1831, III, 469‑471. 102 Atlas DE, pl. 32. 103 Atlas DE, pl. 33. 104 Atlas DE, pl. 33.
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littoral effectuant ainsi un détour important par le nord105. Lazously présente ainsi le cordon et le trajet : Nous avions fait alors seize lieues (52 km), et nous essayâmes de traverser le désert dans une direction S.O. pour arriver à Qatyeh ; mais d’autres lits d’anciens lacs extrêmement étendus nous présentèrent tant de difficultés pour les chevaux et les chameaux, qui enfoncèrent jusqu’au ventre, que nous fûmes contraints de regagner les bords de la mer, séparés de ces marais par une sorte de digue en sable de cent toises de largeur (180 mètres) et de six pieds de hauteur (~ 1,9 m) environ au-dessus de la mer106. […] Le lendemain, après avoir côtoyé la mer, dont le bord suit une ligne presque droite, dans une direction O. ¼ S., et après cinq heures de marche, nous trouvâmes une fondation en briques… […] En cet endroit, le général de division Menou fit marcher sur Qatyeh ; nous avions fait alors depuis El-Arych, vingt-cinq lieues (81,65 km) environ sur un sable mouvant, sans trouver d’autre eau que celle de la citerne de Meçoudiac107.
2.5.2. Ainsi, après être parvenu à l’extrémité du lac Bardawil, Menou ordonne de faire route au sud-est, pour revenir vers Qatyeh et rejoindre les autres divisions formant le corps expéditionnaire en Syrie. La durée de franchissement de cette bande sablonneuse par la division Menou, entre El-Arich et Qatyeh, dure trois jours108, c’est-à-dire un jour de plus que par la piste passant au sud du lac Bardawil. Ladite reconnaissance a permis d’établir la carte du cordon littoral109. Cependant, lors de l’aller, le corps expéditionnaire de Syrie passe par le sud du lac110. En conséquence de quoi, si un corps d’armée d’environ 2000 hommes avec chevaux et chameaux pouvait emprunter le cordon littoral du lac Bardawil, il y a de grandes chances pour qu’il en eût été ainsi à d’autres périodes bien que cette solution ne soit pas la plus simple eu égard aux sables mouvants. On notera que lorsque Menou longe le cordon, son corps d’armée franchit deux chenaux, mais Lazousky ne précise pas la nature des difficultés. On voit donc que d’après l’Expédition de Syrie, il est raisonnable de penser que dans l’Antiquité, les armées pouvaient, pour des raisons stratégiques, progresser sur les deux rives du lac Sirbonis sous réserve que le cordon fût praticable au nord et à condition de faire passer le gros 105 Atlas DE, pl. 33‑34. 106 Le Père 1813, 474. 107 Le Père 1813, 475. 108 Le Père 1813, 474‑475. Dans l’ouvrage, les dates du voyage sont données comme étant du Ier au 3 Messidor an 7 (= 19‑21 juin 1799). Voir Reybaud et alii 1831, III, 471‑473. L’armée réunie campe les 17‑18 Prairial (5‑6 juin) à Qatieh ; ibid. 473. La date de l’arrivée – le 4 juin – est confirmée par Laissus 1998, 248. Les dates du 19‑21 juin 1799 sont fausses si l’on en croit les dates des courriers de Kléber adressés, après l’arrivée du corps expéditionnaire au camp de Qatyeh, aux officiers qui s’y trouvent afin de coordonner l’évacuation des soldats ; cf. Kléber 1798‑1800, II, [481‑487]. L’armée part d’El-Arich le 2 juin et arrive le 4 à Qatyeh pour ceux qui viennent par le sud ; cf. Bertrand 1847, II, 110. 109 Cf. Jacotin 1822, 74. Voir Atlas DE, feuille 33. 110 Laissus 1998, 241‑242.
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des troupes par le sud et, à cette réserve près, on peut clairement donner raison à Vandersleyen111. 2.6. La dégradation du cordon littoral et les phénomènes sismiques 2.6.1. Pourtant, l’état du cordon littoral pouvait se dégrader très rapidement, ce qui est le cas au cours du séjour de Strabon. Ayant décrit un raz-de-marée dans la région située entre Tyr et Ptolémaïs, Strabon rappelle que la région du lac Sirbonis était régulièrement sujette à un phénomène remarquable de même nature112, consécutif à une secousse sismique. Cette dernière était suivie d’une réaction en deux temps qui pouvait modifier le paysage. Suite à la secousse, 1) dans un premier temps, les parties basses du rivage s’élevaient et refoulaient la mer pendant que les parties hautes s’affaissaient et se remplissaient d’eau ; 2) dans un second temps, inversement, un changement survenait, qui remettait toutes choses en place. 2.6.2. Strabon, à propos de ce phénomène, qui ne produit pas toujours les mêmes effets, ni les mêmes modifications du terrain, y perçoit comme une sorte de loi de la nature. De fermé qu’il était avant son arrivée en Égypte, le cordon se rompt lors de son séjour113. En effet, il dit assister, aux environs de Péluse et du mont Casios114, à la montée des eaux de la mer et à l’envahissement de la contrée du mont Casios (ce dernier culmine au-dessus des deux bassins du lac Sirbonis115
111 On notera que les Targum font de la voie nord l’itinéraire de l’Exode ; cf. M. B […], LÄ V, s. v. « Schilfmeer », col. 631‑632, figure du bas. 112 Strabon, Geogr. 16, 2, 26 Tardieu : Τοιαῦτα δὲ καὶ περὶ τὸ Κάσιον συμβαίνει τὸ πρὸς Αἰγύπτῳ, σπασμῷ τινι ὀξεῖ καὶ ἁπλῷ περιπιπτούσης τῆς γῆς καὶ εἰς ἑκάτερον μεταβαλλομένης ἅπαξ, ὥστε τὸ μὲν μετεωρισθὲν αὐτῆς μέρος ἐπαγαγεῖν τὴν θάλατταν, τὸ δὲ συνιζῆσαν δέξασθαι, τραπομένης δὲ τὴν ἀρχαίαν πάλιν ἕδραν ἀπολαβεῖν τὸν τόπον, τοτὲ μὲν οὖν καὶ ἐξαλλάξεώς τινος γενομένης τοτὲ δ’ οὔ, τάχα καὶ περιόδοις τισὶν ἐνδεδεμένων τῶν τοιούτων παθῶν ἀδήλοις ἡμῖν, καθάπερ τοῦτο καὶ ἐπὶ τῶν κατὰ τὸν Νεῖλον ἀναβάσεων λέγεται διαφόρων γινομένων, ἄδηλον δὲ τὴν τάξιν ἐχουσῶν. « Un phénomène analogue se produit de temps à autre aux environs du mont Casius, à la frontière d’Égypte : à la suite d’une brusque et unique secousse de tremblement de terre, on voit s’opérer à la surface du sol un premier changement, les parties basses du rivage s’élèvent tout à coup de manière à refouler les flots de la mer, et les parties hautes, au contraire, s’affaissent et se remplissent d’eau ; puis, un second changement survient qui remet toutes choses en place. Le phénomène à vrai dire ne se produit pas toujours d’une manière absolument identique ; tantôt il modifie l’aspect du pays, tantôt il ne laisse aucune trace ; mais [malgré ces différences] il peut parfaitement dépendre du retour périodique d’une même cause encore ignorée, comme les crues du Nil, en dépit des différences qu’elles peuvent présenter entre elles, obéissent, dit-on, à une loi invariable, bien qu’encore mystérieuse pour nous » ; cf. Clédat 1923, 65. 113 Dans sa carte, Bourguignon d’Anville 1766, 99 (cf. Description de l’Égyte, Égypte moderne, vol. I, frontispice) a choisi de représenter l’Ekrêgma. 114 Chuvin et Yoyotte 1986. 115 Pour ma part, étant donné que les arguments de Vandersleyen 2006 n’empêchent pas un corps d’armée de s’engager sur le cordon dunaire du lac Sirbonis, j’opterais pour l’idée qu’il n’est pas définitivement exclu que le « Ras Kaçaroûn » correspondît au mont Casios de l’Antiquité d’autant s’il est situé à la
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qui correspond à une partie du lac Bardawil d’aujourd’hui116) d’où il s’ensuivait que les voyageurs, au lieu de suivre le cordon dunaire, étaient obligés, avant que le dudit cordon se reconstituât, de couvrir la longueur du lac Sirbonis en bateau117. 2.6.3. Ces raz-de-marée, que le géographe associe aux mouvements tectoniques, lui font postuler un affaissement de l’isthme et conclure à une jonction probable entre les eaux de la mer Rouge et celle de la Méditerranée118. Ce phénomène, qui marque la victoire de la mer et du vent sur la terre, a dû être récurrent pendant l’Antiquité. 2.7. La question de l’Ekrêgma d’après Plutarque, Antoine 3, 6‑8 et l’acception du terme en papyrologie 2.7.1. L’idée fera son chemin chez les géographes, car la série de lacs jalonnant l’isthme laissait penser à certains que la mer Rouge se serait même écoulée de façon souterraine vers la Méditerranée par le lac Sirbonis119 et que celui-ci communiquait avec celle-là par l’ouverture que les Grecs – la dédiant à Isis – nommaient, comme on l’a dit, l’Ekrêgma (τὸ Ἔκρηγμα)120, à proximité des marais Sirbonis, lesquels marais, selon Plutarque, étaient nommés par les Égyptiens les « Expirations de Typhon » (ἃς Τυφῶνος μὲν ἐκπνοὰς Αἰγύπτιοι καλοῦσι) : or, plus que la guerre, ils redoutaient la route de Péluse, car ils devaient passer à travers des sables profonds, sans eau, le long de l’Ekrêgma et des marais de Serbonis, que les Égyptiens appellent les « Expirations de Typhon », mais qui sont, semble-t-il, un bras
frontière d’Égypte (Strabon, Geogr. 16, 26), et que le mont Casios se trouve proche de l’Ekrêgma formant la frontière entre l’Égypte et la Syrie. 116 Sur ces deux bassins, voir Embabi – Moawad 2014, 43, fig. 1. 117 Strabon, Geogr. 1, 2, 17 Tardieu : « Nous-même enfin, lors de notre voyage à Alexandrie, en Egypte, nous avons vu la mer, aux environs de Péluse et du mont Casius, se soulever tout à coup, inonder ses rivages et faire de la montagne une île, si bien qu’on allait en bateau sur la route qui passe au pied du Casius et mène en Phénicie. Il n’y aurait donc rien d’étonnant, qu’un jour l’isthme, qui sépare la mer d’Égypte de la mer Érythrée, vint, en se rompant ou en s’affaissant, à se changer en détroit et à mettre ainsi en communication directe les deux mers intérieure et extérieure, comme il est arrivé pour le détroit des Colonnes d’Hercule. » (Ἡμῶν δ’ ἐπιδημούντων ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τῇ πρὸς Αἰγύπτῳ, περὶ Πηλούσιον καὶ τὸ Κάσιον ὄρος μετεωρισθὲν τὸ πέλαγος ἐπέκλυσε τὴν γῆν καὶ νῆσον ἐποίησε τὸ ὄρος, ὥστε πλωτὴν γενέσθαι τὴν παρὰ τὸ Κάσιον ὁδὸν τὴν ἐς Φοινίκην. Οὐδὲν οὖν θαυμαστὸν οὐδ’ εἴ ποτε διαστὰς ὁ ἰσθμὸς ἢ ἵζημα λαβὼν ὁ διείργων τὸ Αἰγύπτιον πέλαγος ἀπὸ τῆς Ἐρυθρᾶς θαλάττης ἀποφανεῖ πορθμὸν καὶ σύρρουν ποιήσει τὴν ἐκτὸς θάλατταν τῇ ἐντός, καθάπερ ἐπὶ τοῦ κατὰ τὰς Ἡρακλέους στήλας πορθμοῦ συνέβη). 118 Voir Clédat 1923, 65 ; Embabi – Moawad 2014, 46‑47. Il s’est produit une seconde secousse sismique dans la région à l’époque mamelouque. 119 Strabon, Geogr. 17, 1, 25 et Plutarque, Ant. 3, 293‑294. Sur le lac Sirbonis, voir Kiepert 1904. 120 Strabon, Geogr. 16, 32 ; Plutarque, Ant. 3, 6‑8 ; cf. Clédat 1923, 78, 79. Les différentes occurrences du mot se trouvent dans Verreth 2006, 892‑893.
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souterrain de la mer Rouge, un courant d’infiltration passant au plus court de l’isthme qui sépare cette mer de la Méditerranée121.
2.7.2. Quoique ce texte dramatise la traversée, par le cordon littoral, des marais sirbonides, il rend compte de deux particularités de la région sur lesquelles nous reviendrons tour à tour. Disons pour l’instant que le terme Ekrêgma, dans le contexte où Plutarque le présente, ne paraît pas revêtir le sens d’un lieu précis et même semble plutôt désigner une section du cordon dunaire qu’empruntent Garbinius et Antoine à cheval accompagnant Ptolémée Aulète pour sa reconquête de l’Égypte puisqu’ils passent « le long (ou du côté) de l’Ekrêgma » (παρὰ τὸ Ἔκρηγμα). Mieux encore, Ἔκρηγμα pourrait évoquer très vraisemblablement, par extension, le cordon longeant le bassin oriental du lac Sirbonis, c’est-à-dire la partie de la flèche littorale menacée de rupture, sinon toute la longueur de ladite flèche. 2.7.3. Le terme neutre ἔκρηγμα est bien connu en papyrologie grecque et a fait l’objet de plusieurs études122. Si l’on en croit le verbe ἐκρίγνυμι, en lien avec l’eau, le nom se rapporte à une « rupture (avec violence, impétuosité) ». Selon Danielle Bonneau, il désignait une rupture accidentelle de digue, et notamment, chez Diodore, « une rupture consécutive à la violence de la crue du Nil »123. Et elle ajoute qu’il s’agit toujours, dans la documentation, d’un événement fâcheux causant une inondation catastrophique et nécessitant une intervention immédiate ; elle peut être aussi due à la malveillance124. Dans le contexte, l’ἔκρηγμα se veut un terme géographique qui correspond à un processus d’érosion naturel suivi de conséquences fâcheuses, peut donc tout aussi bien s’appliquer, dans des conditions analogues à celles qui se produisent dans la vallée du Nil sous la pression du flot impétueux de la crue, à la rupture d’un mince cordon dunaire, laquelle provoque l’envahissement indésirable des eaux de la mer à l’intérieur des terres. Il est raisonnable de penser que le toponyme Ἔκρηγμα, en association avec Isis, aurait pu faire écho à une légende familière des gens de mer. En effet, dans l’Invocation à Isis bien connue du pOxy XI, 1380, 75‑76, l’Ekrêgma est mentionné juste après Péluse et Casios, en association avec « Isis salvatrice (σώζουσα) », déesse que P. Chuvin
121 Plutarque, Ant. 3, 6‑8 Flacelière (traduction retouchée) : ἐπεὶ δὲ τοῦ πολέμου μᾶλλον ἐφοβοῦντο τὴν ἐπὶ τὸ Πηλούσιον ὁδόν, ἅτε δὴ διὰ ψάμμου βαθείας καὶ ἀνύδρου παρὰ τὸ Ἔκρηγμα καὶ τὰ τῆς Σερβωνίδος ἕλη γινομένης αὐτοῖς τῆς πορείας, ἃς Τυφῶνος μὲν ἐκπνοὰς Αἰγύπτιοι καλοῦσι, τῆς δ’ Ἐρυθρᾶς θαλάσσης ὑπονόστησις εἶναι δοκεῖ καὶ διήθησις, ᾗ βραχυτάτῳ διορίζεται πρὸς τὴν ἐντὸς θάλασσαν ἰσθμῷ. 122 Verreth 2000. On se référera également, sur l’Ekrêgma, à la thèse d’Herbert Verreth 2006, passim. 123 Cf. Bonneau 1993, 84. 124 Bonneau 1993, 85.
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et J. Yoyotte125 pensent être liée à la protection contre de dangereux courants du lac Sirbonis126, idée que réfute Herbert Verreth127. 2.7.4. Or l’épiclèse « Isis salvatrice (σώζουσα) » peut se référer à deux choses qui ne s’excluent pas, même s’il y a lieu d’en préférer une. En premier lieu une protection accordée aux marins faisant naufrage dans cette contrée à l’instar des héros du roman d’Achille Tatius ; en second lieu une protection matérialisée par Isis contre l’action de la mer dans ces parages dangereux, en d’autres termes celle du cordon littoral. En effet, la formation d’un ἔκρηγμα – celle-ci peut être due à la malveillance comme l’a souligné Danielle Bonneau – nécessite implicitement une intervention immédiate pour parer les effets de l’eau de mer qui, dans le présent cadre, empêchent, en perçant un grau de taille trop importante, de longer le cordon littoral. Comme on va bientôt le voir, la présence d’Isis sur un cordon dunaire matérialisant une protection contre la mer peut s’expliquer par un fil directeur tissé entre Isis, l’hirondelle et la mer. 2.8. Isis-Hirondelle et la mort du fils du roi Malkandros et de la reine Astarté 2.8.1. D’emblée, pour éviter de s’engager sur une fausse piste, il convient d’analyser le passage de Plutarque où ce dernier se fait l’écho d’une légende égyptogiblite selon laquelle, Isis, ayant suivi la branche Tanitique par laquelle avait migré le corps d’Osiris vers la mer et après l’avoir retrouvé à Byblos, se métamorphose en hirondelle voletant en gémissant autour de la colonne où se trouvait le défunt, au grand dam de la reine Astarté qui assiste horrifiée aux pratiques ignées d’Isis sur son fils en vue de le soustraire à la mort128. Si on admet l’existence d’un lien entre la reine Astarté et la déesse du même nom, laquelle est associée à la colombe et au pigeon129, il faut reconnaître que l’hirondelle apparaît comme étrangère au cycle mythique de la déesse130 même s’il est vrai que la Phénicie et le Liban sont des lieux aux traditions locales desquelles se mêlent des traditions isiaques et égyptiennes131. C’est là le cas car, d’une part, en Grèce, l’hirondelle est liée à la mort132, pouvant
125 Chuvin – Yoyotte 1986, 51‑52. 126 Embabi – Mowad 2014, 49, fig. 6. 127 Verreth 2000. 128 Plutarque, Is. Os. 16, 357, C p. 191 Froidefond (cf. Servajean 2002, 368). Sur le commentaire du passage, voir Dalix 2003 ; Dunand 1973, III, 130‑131. Voir aussi p. 131, n. 2. Pour Dussaud 1923, 309, l’hirondelle représente l’âme du dieu mort. 129 Les autres animaux sont les suivants : antilope, cheval, chien, dauphin et taureau. 130 Même si Dussaud 1923, 308, prétend que « M. Montet (1921‑1922, 270) a trouvé dans les ruines du temple d’Astarté que les Égyptiens considéraient comme le temple d’Isis à Byblos, un charmant exvoto en ivoire figurant une hirondelle ». 131 Voir Aliquot 2004. 132 Angelopoulou 1993.
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aussi symboliser Osiris mort, mais à travers le texte de Plutarque133 ; d’autre part, en Égypte, Isis, étroitement liée à l’hirondelle sous l’épithète de Hededet fille de Rê, est considérée comme une messagère du soleil, annonciatrice du feu de l’aube et des dernières lumières du jour, probablement en raison de l’activité plus visible de plusieurs espèces d’hirondelles à ces deux moments de la journée. Il y a donc lieu de remarquer une possible incidence d’Isis-Hirondelle sur l’épisode dépeint par Plutarque où elle revêt la forme de cet oiseau voletant autour de la colonne où se trouve enfermé le corps d’Osiris134. D’après Frédéric Servajean, ce passage est ambigu ; il reconnaît qu’il contient « deux traditions distinctes mais équivalentes »135. Si, à mon tour, je veux les résumer, je dirais que l’hirondelle représente la mort infantile dans la tradition grecque traditionnelle, et aussi l’infanticide par le truchement du mythe de Prokné et de Philomila136, qui ferait de l’Isis giblite une déesse indomptable et peu encline aux joies de la maternité, mais jetant néanmoins un regard bienveillant sur le fils du couple. J’ajouterais que l’Isis-hirondelle de Plutarque a aussi un caractère calendérique en indiquant probablement la période de migration de l’oiseau vers la Syrie. En outre, elle pourrait introduire aussi un élément igné et flamboyant dans la tradition égyptienne et dès lors le mythe égyptien peut fusionner avec celui de l’immortalité par le truchement du feu. On voit ainsi que les deux traditions se rejoignent sans livrer une explication totalement satisfaisante pour autant, puisque l’immortalisation par le feu dans la littérature grecque est commune137. Il se pourrait que Plutarque eût décliné dans l’épisode giblite d’Isis-Hirondelle la légende de Déméter préparant l’immortalité par le feu du jeune Démophon, fils de Kéléos de Métanire, et surprise par la mère de l’enfant, qui interrompt le rituel138, à moins que le mythe giblite n’eût été emprunté par les Grecs. Là, la légende établit un lien structurel entre Isis à Byblos et Déméter à Éleusis. 2.9. Isis versus fleuve Phédros 2.9.1. Le départ d’Isis éclaire le caractère environnemental du mythe chez Plutarque et l’impact des légendes des marins qui fréquentent les eaux de la région, sans compter que les enfants du couple du roi Malkandros et de la reine 133 McDonough 2003. 134 Livre des Morts, Formule 86 (p. 123‑124 Barguet) ; cf. Servajean 2002, 367. 135 Servajean 2002, 368 : « Ce paragraphe est curieusement bâti. Visiblement Plutarque y introduit deux traditions distinctes mais équivalentes, car sinon, comment comprendre l’allusion à l’hirondelle ? ». 136 Angelopoulou 1993, 108‑110. 137 Sur le passage de Plutarque, voir Van Lieffelinge 2000, 102‑103. Le fait de faire téter le doigt est un signe d’adoption en Égypte ; c’est la reine Astarté qui, interrompant le rituel, provoque la mort de l’enfant. 138 Picard 1940. Voir aussi Cheyns 1988, 48‑49.
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Astarté de Byblos, qui font partie des nourrissons et des enfants-héros grecs139, cimentent une union mythique avec le nord de l’Égypte. Par parenthèse, il convient de préciser que dans le contexte plutarquéen, un autre lien égypto-phénicien est présent. Le nom de la reine, Astarté, renvoie au Papyrus Amherst, la légende égyptienne d’Astarté courtisée par le dieu Mer (Ym)140. Astarté, intégrée au panthéon égyptien, est en lien avec la mer et les marins et elle se prête à de multiples syncrétismes dans le Levant, notamment avec Aphrodite141. Mais poursuivons… Après la mort accidentelle du cadet des enfants du roi Malkandros et de ladite reine Astarté, Isis, ayant récupéré le corps de son époux, embarque avec l’aîné, qui répond, Plutarque le précisera plus loin, selon les uns, au nom de Palestinos, selon les autres à celui de Péluse. Quittant le port de Byblos, elle assèche le lit du fleuve Phédros, qui produit un vent violent contrecarrant ainsi sa navigation ; puis elle s’arrête au premier lieu désertique venu afin de déplorer le corps de son époux. Le passage où il est question du fleuve Phédros mérite une explication. Quoique l’hydronyme soit inconnu par ailleurs, il correspond au Ouâdi Fedar qui se trouve à 3 km au sud de Byblos comme l’a vu Dussaud : Le Wadi Fédar conserve un nom antique puisqu’on le retrouve dans le fleuve Phédros, cité par Plutarque à propos du mythe osirien. Isis, quittant le rivage phénicien, irritée par la violence du vent qui soufflait de la vallée, aurait desséché le lit du Phédros. Le contraste est frappant entre le lit caillouteux du Wadi Fédar et le Nahr Ibrahim qui n’est jamais à sec142.
139 Pache 2004. 140 Du point de vue mythologique, le premier texte qui nous renseigne sur un dieu Mer (pȝ-Jȝm) dangereux, est un papyrus à quatre-vingts pour cent lacunaire et connu sous le nom de « Légende du dieu de la Mer » et anciennement sous celui de « Légende d’Astarté » (P. Amherst). Le dieu Mer, tyrannisant les dieux, leur impose un tribut et malgré le versement de celui-ci continue à les terroriser jusqu’au jour où les dieux envoient Astarté le remettre, suite à quoi le dieu Mer, s’étant épris d’elle et, ayant demandé sa main à son père, Ptah, l’épouse, promettant de laisser en paix les autres dieux. Mais l’union ne suffit pas à ce que celui-ci respecte sa promesse car il menace de recouvrir le ciel et les montagnes. Il y a de grandes chances de croire que le dieu Mer des Égyptiens est une importation du dieu Yâm (ym) ou Dieu de la Mer (el-ym) ou Prince de la Mer (zbl-ym) des Phéniciens ; cf. Virolleaud 1946, 499. D’après un long poème lacunaire de Ras Shamra (Ougarit) (Virolleaud 1946, 498‑509 ; Virolleaud 1944), Yâm, lié à Nahal (fleuve), et allié à Astarté (Ashtart), mène une lutte sans merci contre Baal (allié d’Ânat), qui répond au nom complet de Maître de la Terre (ba’al-arṣ), qu’il hait. Charles Virolleaud, qui a analysé ce texte, plaide pour trois hypothèses, – géographique (écroulement des falaises), – historique (peuples de la Mer), – cosmogonique, – simultanées ou successives (Virolleaud 1946, 505‑506). Sur la base de l’analyse du texte, il est raisonnable de penser que de la même façon que Baal combat Yâm, Seth, dans la Légende du dieu de la mer, se met au service de la lutte contre le dieu Mer et joue un rôle symétrique à celui de Baâl dans la mesure où les panthéons ougaritique et égyptiens se répondent. Sur l’identification de Baâl à Seth, voir Meeks 1971, 35‑36 : Les phénomènes météorologiques. 141 On verra Christian 2013, passim. La bibliographie sur le sujet est très étendue. 142 Dussaud 1927, § 216.
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2.9.2. On observera que l’auteur béotien se fait l’écho, avec l’assèchement du fleuve Phédros, d’une légende étiologique locale143. De même nature que l’explication des vents étésiens soufflant en direction du sud dans l’hymne à Hathor, cette légende correspond à une observation relative au régime des vents de la région giblite que devaient bien connaître les marins quittant le port144. Isis, qui matérialise les vents étésiens, et qui ramène Osiris en Égypte à la faveur de ceux-ci, est irritée par un vent soufflant d’est en ouest. Selon l’hypothèse judicieuse de Brigitte Soyez, on assiste ici, à une transposition, « dans des conditions climatologiques et religieuses propres au pays giblite », de « la bataille des vents du nord, présidés par la déesse, contre les vents du sud, présidés par Typhon-Seth, en Égypte en une lutte des vents étésiens d’ouest (toujours incarnés par Isis)145 contre un vent opposé soufflant d’est dans la vallée ». Ce vent, qui descend du Liban, serait une sorte de foehn qui assèche le Ouâdi Fedar contrairement au Nahr Ibrahim (l’Adonis), qui « coule toute l’année sans interruption »146. Plutarque montre, dans ce chapitre d’Isis et Osiris, son intérêt pour une légende étiologique qui fait sens dans le contexte. 2.9.3. Le fleuve Phédros ayant été châtié, Palestinos ou Péluse (noms éponymes147) meurt à son tour soit de frayeur sur un regard d’Isis, soit périt noyé après être tombé à la mer ; mais, bien que le lieu désertique où s’arrête Isis pour pleurer son époux ne soit pas signalé par Plutarque, la légende nous inscrit implicitement à mi-distance entre la Palestine et Péluse, c’est-à-dire sur le cordon dunaire du lac Sirbonis. S’il est clair que la première hypothèse de la mort de Palestinos ou Péluse doublonne avec celle du premier fils de Malkandros et d’Astarté148, la seconde où Palestinos périt en mer – trépas qui induit qu’une tempête s’est produite – entre en résonnance avec les noyés du roman d’Achille Tatius et les naufragés qui s’échouent du côté de Casios. Cette tempête, après la survenue du vent impétueux du fleuve Phédros, va dans le sens d’une lutte, cette fois, entre Isis et l’élément marin, lutte dont Palestinos serait la victime, mais dont Plutarque fait semble-t-il l’économie. Il faut retenir en mémoire la parfaite connaissance des mythes locaux, qui surfent sur des aspects des courants marins et des vents dominants.
143 Voir Dušanić 1996, 292‑293 ; Montet 1923, 192. 144 Sur cette question, voir Soyez 1977, 71‑72. Cependant, dans son analyse du passage de Plutarque, Anne-Sophie Dalix 2003, ne reprend pas l’hypothèse de Soyez, qu’elle ne mentionne pas. 145 À ce sujet, Soyez 1977, 72, précise que les vents étésiens, qui atteingnent l’Égypte par le nord, touchent au contraire les côtes du Levant en venant de l’ouest et du sud-ouest. 146 Soyez 1977, 72. 147 Plutarque, Is. Os. 17, 357, E p. 192 Froidefond. Le même affirme que Péluse, dans ce même passage, est une création d’Isis : « Selon d’autres, l’enfant Palestinos ou Péluse, et il aurait donné son nom à la ville, dont Isis serait la fondatrice ». 148 Plutarque, Is. Os. 16.
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2.10. L’hirondelle de rivage (Riparia riparia Linnaeus 1758), les flèches littorales et le colmatage des digues du Nil 2.10.1. Si l’on admet la présence d’Isis pleurant le corps d’Osiris et errant sur ce cordon dunaire isolé, on voit émerger une hypothèse susceptible d’expliquer, dans la toponymie locale, la présence de l’épiclèse « salvatrice » de la déesse de l’Ekrêgma, qui représentait, aux yeux des géographes, une limite de séparation entre deux contrées, l’Égypte et la Syrie149. C’est là que l’on voit apparaître, côté égyptien, une autre face de l’hirondelle mal connue à côté de l’hirondelle annonciatrice du flamboiement de l’aube. L’oiseau dont l’activité est associée au deuil et au feu dans la légende plutarquéenne, est à présent un des deux protagonistes de L’hirondelle et la mer, une légende moyen-orientale gyrovague adaptée en démotique et placée à un moment précis de l’histoire égyptienne. Un prince d’Arabie, répondant au nom d’Aouesky, adresse une lettre à Psammétique II (595‑589) dans laquelle est enchâssé un court récit légendaire. Celui-ci démontre la « vanité de tout projet de conquête » de l’Arabie qui serait entrepris par Psammétique II lequel, justement, meurt à la suite d’une expédition contre la Syrie150. Mais il se pourrait bien que ce conte ait aussi une dimension environnementale. 2.10.2. Dans l’oiseau dont il est question, on peut reconnaître l’hirondelle de rivage (Riparia riparia Linnaeus 1758)151 d’après l’activité de creusement que le conteur lui prête. L’hirondelle annonce à la mer chargée de veiller sur ses petits et qui ne s’est pas acquittée de son engagement en emportant le nid, qu’elle va l’anéantir en transportant dans son bec la mer pour la perdre, non dans le sable du rivage comme on l’écrit souvent, mais dans le cordon dunaire, nommé en égyptien « la poutre de la terre » (pȝ-sȝj-n-tȝ)152, connue en démotique sous la forme pȝ-sntj153, et vice versa. L’espèce Riparia riparia, qui vit sur les rivages marins et dans les cordons sablonneux et les vasières, vole à basse altitude et creuse des nids dans le sable qui peuvent atteindre jusqu’à un mètre de diamètre. Dans le conte,
149 Limite entre l’Égypte et l’Idumée Palestine d’après Pline ; cf. Bourguignon d’Anville 1766, 99. 150 D’après la Chronique de Pétéïsé (Papyrus Rylands IX) (cf. Agut-Labordère – Chauveau 2011, 178‑179, 180), le roi mourrait en l’an 4. 151 Voir Wikipedia, s. v. « Hirondelle de rivage ». 152 Gardiner 1947, II, no 416. Les géographes modernes parlent plutôt de « flèche ». 153 Yoyotte 1989, 77‑78. Sur le conte de L’Hirondelle et la mer : Collombert 2002 ; Hoffmann & Quack 2007, 194‑195 ; Agut-Labordère & Chauveau 2011, 209‑210. Tous les auteurs, emboîtant le pas à J. Yoyotte, renonçant à « cordon dunaire », parfaitement pertinent, traduisent « sable du rivage », à mon avis à tort dans ce cas. On songera à une autre expression qui n’apparaît que dans une monographie bubastite de l’époque de Nectanébo II : Tȝ n Wȝḏ-wr (Rondot 1989, 252‑253, 256, n. e), littéralement « la Terre de la Méditerranée ». Le contexte est le suivant : « Visage de flamme-griffe-crochue, quatrième flèche de Bastet lorsqu’elle décoche sa flèche contre Hemhemty sur la terre de Ouadjour ». Il est difficile de donner un sens à l’expression « Terre, Pays » de Ouadj-Our n’a pas beaucoup de sens. En revanche Tȝ n Wȝḏ-wr comme « littoral de la Méditerranée » me semble en avoir.
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l’hirondelle apparaît comme tentant, en vertu des moyens propres à son espèce, de vider la mer, tâche dont l’auteur sous-entend l’inanité. 2.10.3. On en retiendra ici le caractère environnemental en Égypte même, à savoir l’idée qu’une hirondelle familière des milieux sablonneux et littoraux, expliquant étiologiquement le renforcement du cordon dunaire, rappelle, sur un autre plan, celle d’Hathor suscitant la formation des flèches littorales des lacs côtiers pour endiguer les eaux du Nil pendant la crue, retardant ainsi leur engloutissement par la mer. Or un lien entre Isis-hirondelle et les digues du Nil est parfaitement attesté. Un texte de Stace (40‑96 apr. J.-C.), intitulé À Metius Celer sur son départ pour la Syrie154, contient une information faisant écho au mécanisme de la crue dans l’hymne à Hathor de Dendara et au conte de l’hirondelle renforçant les cordons littoraux. Il s’agit d’un modèle d’explication différent de la crue, mais parfaitement cohérent avec l’hymne hathorique qu’il nuance. Stace, avoir souhaité bon vent à Metius Celer jusqu’à Alexandrie, s’adresse à Isis et lui tient les propos suivants : Puissante Isis, viens, le bruyant sistre en main, accueillir ce cher vaisseau qui s’approche d’Alexandrie. Toi-même d’une main propice introduis-le dans vos temples, dans vos ports sacrés et dans vos villes ; que, sous tes auspices, il apprenne pourquoi le Nil en flots marécageux déborde en fécondant l’Égypte ; pourquoi ses eaux stagnantes sont contenues devant la digue colmatée par l’oiseau de Cécrops (= l’hirondelle)155 ; pourquoi le mystère règne à Memphis ; pourquoi les rives de Canope sont dédiées à la volupté ; pourquoi le portier du Léthé préside les autels du Phare, et pourquoi de vils animaux se voient égalés à la majesté des Dieux.
2.10.4. Stace, en termes poétiques, évoque, en lien avec Isis, l’oiseau de Cécrops, qui n’est autre que l’hirondelle des rivages. Il fait en effet écho à l’hirondelle d’Isis contenant les flots. Il ne s’agit pas ici de ceux de la mer mais de ceux de l’inondation ; on voit confirmé que l’hirondelle, d’après Stace, joue, colmate les digues et entretient les cordons littoraux. L’auteur fournit un texte d’une grande subtilité intertextuelle de légendes égypto-gecques. Isis, au moyen de son sistre, apaise les tempêtes et favorise l’arrivée de Metius Celer à Alexandrie156. La licence 154 Stace, Silves 3, 2, 100‑110 d’après Clouard 1935. Voir aussi Grenier 1977, 64, à propos de janitor Lethaeus, « portier du Léthé ». 155 te praeside, noscat unde paludosi foecunda licentia Nili : cur uada desidant et ripa coerceat undas Cecropio stagnata luto. 156 On n’ose prendre à témoin le passage de Minucius Felix (Oct. 21) où l’hirondelle est également présente, avec le sistre comme instrument d’Isis, en raison des corrections diverses qu’a subies le texte (Milhau 1997, 44). Mais on peut prendre comme point de départ l’article de Taisne 1998, 34, qui donne la leçon suivante : Descendit de spicis Isidis ad hirundinem, sistrum, et ad sparsis membris inanem tui Serapidis sive Osiridis tumulum, « Des épis d’Isis, il (= le prêtre) passe à l’hirondelle, (au) sistre, et au tombeau vide de ton Sarapis ou Osiris aux membres dispersés ». Si on accepte la leçon fournie par Taisne,
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poétique dans l’épithète Cecropio est claire ; elle renvoie aux Athéniennes Prokné ou Philomila, les deux filles du roi Pandion (du lignage de Cécrops), métamorphosées en hirondelle et en rossignol (ou vice versa)157. 2.10.5. Cela dit, la présence de l’hirondelle dans le texte de Stace est très significative vis-à-vis de l’inondation. En effet, Pline l’Ancien (23‑77)158 livre trois informations capitales : que des nuées d’hirondelles faisaient leurs nids le long des rives du Nil et les colmataient pour empêcher que leurs nids ne fussent emportés par la crue ; qu’à l’embouchure de la branche Héracléotique (Canopique), une digue renforcée, sur une largeur d’un stade (185,25 m), par les nids d’hirondelles, s’opposait au débordement du Nil159, ce qui signifie que les hirondelles prévenaient l’inondation de la région ; et que d’autres protégeaient, pendant trois jours et trois nuits, au risque de tomber exténuées, l’île d’Isis à Coptos contre la crue160. L’iconographie du Livre des Morts semble venir en renfort de cette idée du colmatage des rives si l’on en croit la vignette de la formule 86, qui représente l’hirondelle sur une butte sablonneuse. L’animal représenté est Hirundo rustica Linnaeus 1758161. Mais le rôle de cette hirondelle dans la formule 86 est d’être associée aux premières et aux dernières lueurs du jour162. Le passage du texte de Stace établit un lien solide entre l’hirondelle protectrice de l’île de Coptos et l’Isis de ladite ville. Un lointain écho à cette hirondelle d’Isis paraît s’inscrire dans un médaillon de tapisserie du Louvre où l’on voit Hâpy et Isis-Gê au-dessus de la tête de laquelle est posé un oiseau aux ailes effilées qui est probablement un membre de la famille des Hirundinidae163 et qui rappelle le rôle de l’oiseau dans la retenue des eaux de l’inondation en-deça de la mer. Du fait qu’Isis-Hirondelle agit également sur les cordons littoraux, le Nil pouvait étendre sa nappe d’eau sur le delta où, freinée de tous côtés, elle restait en suspension avant d’être rejetée vers la mer.
qui décrit Isis comme Déméter, l’hirondelle, plutôt que celle de Plutarque qui volète autour de la colonne où se trouve enfermé le corps d’Osiris à Byblos (cf. Kuijper 1952, 202‑203), me paraîtrait renvoyer au rôle que joue l’hirondelle au moment de la crue. On notera que la référence du texte de la note 15 de Taisne 1997, 44, ne peut se rattacher à la problématique de l’hirondelle. 157 Sur cette légende chez les auteurs grecs et latins, voir Fontenrose 1948 ; Angelopoulou 1993, 108‑109. 158 Pline l’Ancien, Hist. 10, 33, 3. 159 Loc. cit. Danielle Bonneau, p. 73. 160 Loc. cit. Voir aussi Georges Nachtergael, « La chevelure d’Isis », L’Antiquité classique, 50 (1981), p. 584‑606 : p. 594, qui associe à cette histoire de colmatage de l’île la citation d’Élien, Hist. an. 10, 23 au sujet des femmes qui ont perdu un mari, un frère ou un enfant et qui sont protégées par Isis des piqûres de scorpions. Sur ce sujet, on verra Berlandini et Aufrère à paraître. On observera que la déesse Hededet (cf. supra, § 2.8.1) est autant liée à l’hirondelle qu’au scorpion. 161 Hoolihan 1986, 122‑124 ; cf. p. 162. 162 Cf. Servajean 2002, 367. 163 Picard-Schmitter 1971, 44.
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2.11. L’hirondelle et l’Ekrêgma : quelles hirondelles ? 2.11.1. Pour revenir au conte, par symétrie avec ce que Stace induit dans son texte, Isis aurait aussi vocation, si on admet son assimilation à l’hirondelle de rivage (Riparia riparia)164 voulant tirer vengeance de la mer, à combler l’ouverture répondant au nom d’Ekrêgma où s’exerce le souffle puissant, délétère, et salin assimilé au Typhon de Plutarque. Mais l’Égypte et ses contrées limitrophes sont fréquentées par six espèces d’hirondelles dont les aires de répartition et les habitudes spécifiques sont à prendre en compte165. Il ne faut pas voir là le calque d’un schéma aveuglément naturaliste, mais une extrapolation mythologique. Compte tenu du climat actuel dans la région, l’aire de répartition de l’espèce hirondelle rustique (Hirundo rustica) couvre tout le sud du lac Bardawil et l’embrasse jusqu’à la région d’El-Arich, mais l’animal déserte le cordon littoral, à l’exception de celui qui ferme le bassin occidental166. L’aire de répartition de l’hirondelle de rivage (Riparia riparia) s’arrête aux abords occidentaux du lac Bardawil, et intègre l’extrémité occidentale du cordon littoral, du côté du lac, où elles trouvent des conditions favorables à la nidification167. En revanche, l’aire de répartition d’une dernière espèce, l’hirondelle du désert (Ptyonoprogne obsoleta Cabanis 1850, anciennement Hirundo obsoleta Cabanis 1850), embrasse le bassin oriental du lac Bardawil et notamment l’extrêmité orientale du cordon, et remonte la côte palestinienne jusqu’au nord de Tell Aviv168. Croisées, ces aires de répartition des différentes espèces d’hirondelles attestent de leur présence partout autour du lac Bardawil sauf sur la partie centrale du cordon littoral, sorte de « non swallow land » où elles ne nichent pas, mais où elles évoluent. Mais elles sont, en vertu de leur multitude, la condition fondatrice sine qua non d’une légende associant Isis et l’hirondelle au cordon littoral. L’ « Isis salvatrice (σώζουσα) », pouvait ainsi traduire une idée de lutte contre la rupture du cordon littoral sous l’effet de la force des vagues, mais aussi celle qui se faisait accueillante aux naufragés poussés vers la côte du lac Sirbonis. 2.11.2. L’Ekrêgma indiquait donc un lieu mythologique et faisait très probablement l’objet d’une légende étiologique dans laquelle auraient pu entrer certains
164 Il s’agit là de la troisième espèce d’hirondelles évoquée par Pline l’Ancien, Hist. 10, 33, 3. C’est celle qui creuse des nids : Riparia riparia ; cf. Hoolihan 1986, 162. 165 Hoolihan 1986, 162‑163. 166 http://www.birdlife.org/datazone/speciesfactsheet.php ?id=7116. 167 http://www.birdlife.org/datazone/speciesfactsheet.php ?id=7105. En revanche, l’aire de répartition d’une autre espèce, Delichon urbica Linnaeus 1758, n’atteint même pas le lac Sirbonis et demeure dans le Delta ; cf. http://www.birdlife.org/datazone/speciesfactsheet.php ?id=7150, et celle de Hirundo rupestris Scopoli 1769, n’occupe que la vallée du Nil sauf l’est du Delta ; cf. http://www.birdlife.org/datazone/ speciesfactsheet.php ?id=7112. 168 http://www.birdlife.org/datazone/species/factsheet/22712230.
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des éléments ci-dessus présentés, d’autant que la flèche littorale est, par rapport à l’ancien bassin du lac Sirbonis, un lieu de survie ; car non seulement on peut y marcher à pied sec, contrairement au fond du lac où l’on s’enlise, mais on y trouve des nappes d’eau souterraines qui alimentent des puits, notamment du côté du mont Casios (El-Guels), qui permettent quelques cultures169. Il faut sans doute ajouter que pour les voyageurs allant de Péluse en Palestine et vice versa, le fait que l’Ekrêgma fût ouvert au flot marin exposait à de grands dangers puisque dans ce cas, il eût fallu faire demi-tour ou alors risquer de s’embourber et de périr dans les fonds fangeux du lac masqués par une couche de sable. Il serait raisonnable de croire qu’Isis pouvait veiller sur le franchissement sans encombre de cette zone et éviter, en luttant symboliquement contre la mer par le truchement de l’espèce hirundinidée, que les eaux salines n’envahissent la sebkha sirbonide. Par conséquent, la présence dans le ciel d’une Isis-hirondelle réussissant de temps à autre à vaincre la mer en transportant le sable de façon à combler le grau, même si elle laissait quelques chenaux franchissables à gué, pouvait apparaître comme un présage providentiel aux voyageurs sur cette artère en bordure d’un espace réputé typhonien et laissant entendre l’intervention sourde de Typhon assimilé à l’ennemi d’Osiris. En outre les conditions locales montrent qu’elle était vénérée à plusieurs titres par les marins et les voyageurs. 2.12. Les « Expirations/Exhalaisons de Typhon » 2.12.1. Arrêtons-nous un instant pour comprendre que cette région, où se produisaient des secousses sismiques et des raz-de-marée qui en étaient la conséquence, était vue comme soumise à des forces telluriques hostiles émanant du sous-sol ; que sur la côte s’exerçaient les courants littoraux agressant le cordon littoral. Le bouleversement de la région antérieur à 525 aurait pu faciliter, sinon l’accès de l’armée de Cambyse à Péluse en créant le cordon dunaire, considéré dans le texte tentyrite comme un élément positif, du moins la reconnaissance de l’objectif militaire par un détachement moins important. On ajoutera que Seth et Typhon en vinrent justement à être étroitement associés au cours de la Première Domination perse170 puis de la Seconde ; d’où il s’ensuivit que Typhon fut naturellement associé à Seth par les Égyptiens eux-mêmes. Ce qui est sûr, c’est que Seth – assimilé à Baâl en Égypte d’après la récente étude de Niv Allon171 –, capable de
169 Clédat 1923, 78. Cependant, la division conduite par Ménou de retour de la campagne de Syrie, n’y trouve pas d’eau et ne dispose que de celle du puits de Meçoudiac qui se trouve à peu de distance d’ElArich ; cf. Le Père 1813, p. 17. 170 Gmirkin 2008, 278. 171 Allon 2007.
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déchaîner les vagues, est également celui qui a le pouvoir de les apaiser172. Son rôle à l’égard du dieu Mer est symétrique à celui qu’il joue à l’égard d’Apophis, qu’il a pour mission de combattre afin de le forcer à régurgiter l’eau qu’il a avalée173, et avec lequel il finit tardivement par se confondre174. 2.12.2. Mais revenons à la tradition égyptienne qu’évoque Plutarque à propos de l’expression Τυφῶνος ἐκπνοαί – « Expirations » ou « Exhalaisons de Typhon » – pour désigner, selon les Égyptiens175, le marais Sirbonis et évoquée en 2004 par Jean-Yves Carrez-Maratray176. Si le sens de l’expression ne semble pas avoir trompé l’auteur177, pas une seule fois dans son article, après la présentation des « soupiraux de Typhon »178, il n’évoque ce problème sous l’angle lexicographique. L’expression est imposée d’entrée de jeu comme une évidence, jusqu’à la p. 121, où l’expression est brutalement traduite par « exhalaisons de Typhon », ce qui modifie la perspective. Son analyse repose sur le postulat suivant179 : « Les deux mots qu’emploie Plutarque, “soupiraux” et “Typhon”, paraissent évoquer des phénomènes géothermiques mystérieux que nous nous proposons d’examiner. » Il est notable qu’il préfère le sens de « soupiraux » qui établit un lien de cause à effet entre le sous-sol et la surface de la terre, que les « Expirations » ou « Exhalaisons de Typhon ». 2.12.3. Les traductions du passage sont fortement influencées par les phénomènes telluriques régionaux supposés. L’expression Τυφῶνος ἐκπνοαί est rendue par « soupirail » (Ricard) ou « soupiraux de Typhon » (Flacelière, CarrezMaratray), qui est porteur d’un sens poétique gouverné par certains aspects de la légende de Typhon. Pourtant, ἐκπνοή, -ῆς, d’après Liddell & Scott180, revêt une gamme de sens qui va de « expiration (au sens de la respiration ou de rendre son dernier soupir) », « exhalaison » mais au sens métaphorique la « mort », « vent », « évent ». Au pluriel, il a aussi le sens de « vapeurs ». Lequel de ces sens s’impose, il est difficile de le dire a priori. Mais on observera que la traduction « soupirail, soupiraux », « ouverture pratiquée à la partie inférieure d’un bâtiment pour donner un peu d’air et de lumière à un local en sous-sol » (Larousse), non seulement ne fait pas sens dans le contexte mais est fallacieusement suggestive.
172 Lefebvre 1949, 113, n. 39. 173 Nagel 1928, 33‑39. 174 Voir par exemple le Livre d’Apophis. 175 Il faut faire attention au sens de « les Égyptiens » qui ne désignent pas forcément des autochtones et peuvent se rapporter à des Grecs d’Égypte. 176 Carrez-Maratray 2004. 177 Carrez-Maratray 2004, 122, 123. 178 Carrez-Maratray 2004, 119‑120. 179 Carrez-Maratray 2004, 120. 180 LS 517.
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2.12.4. Τυφῶνος ἐκπνοαί mérite qu’on s’attelle à sa déconstruction. Au cas où on admettrait que l’expression fût égyptienne, comme semble le suggérer Plutarque, en se souvenant que le terme « Égyptiens » désigne assez largement aux ier-iie siècles de notre ère Égyptiens et Égypto-Hellènes, l’idée d’un dieu rendant son dernier souffle comme Seth-Typhon dans la région de Sirbonis n’aurait pas lieu de surprendre. Sa nature propre, d’après différentes monographies régionales, le conduit à subir un sort cosmique peu enviable181. Mais, à l’extrême nord-est du Delta, dans le nome du Dressoir Oriental182, Seth, présentant des affinités avec les différents Baâl de Syrie, était officiellement vénéré, depuis la XIVe dynastie à Avaris, par une bonne partie de la population183. Il faut admettre que le Typhon post-hésiodique184 cause la fuite des dieux de l’Olympe vers les bouches du Nil, de sorte que ceux-ci viennent poursuivre leur aventure sous des aspects thériomorphes de dieux égyptiens. 2.12.5. Une tradition mythologique ancienne185, non attestée avant Hérodote, associe Typhon au lac Sirbonis186 : « À partir du lac Serbônis dans lequel, d’après la tradition, Typhon est caché, c’est l’Égypte187 » (ἀπὸ δὲ Σερβωνίδος λίμνης, ἐν τῇ δὴ λόγος τὸν Τυφῶ κεκρύφθαι, ἀπὸ ταύτης ἤδη Αἴγυπτος). On peut postuler qu’on a affaire, chez lui, à une légende égypto-grecque qu’il n’a pas de raison de préciser, car la mythologie, bien avant le ive siècle avant notre ère, a besoin d’une translation de ce Typhon post-hésiodique assimilé à Seth en périphérie de l’Égypte, mais sous l’aspect d’une force dominée et vaincue, pour rendre crédible l’extension à la basse vallée du Nil du champ d’action des dieux grecs assimilés à des divinités
181 Vandier 1963. 182 Montet 1957, 187‑203. 183 Montet 1957, 203. 184 Typhon, associé à l’Asie Mineure du Sud, aurait comme modèle le dragon hittite Illuyanka vaincu par le dieu de l’orage ; cf. Watkins 1992, une idée proposée par Porzig 1930. Mais voir aussi Watkins, 1995, 448‑459, où l’on peut trouver les rapprochements formulaires entre le texte hittite du Mythe d’Illuyanka et les mythes grecs. Ces deux dernières références sont dues à l’amabilité de Raphaël Nicolle (mail 17 juin 2015), qui, dans ses trvaux de comparaison entre Typhon et Illuyanka, a abouti aux résultats suivants : 1. Typhon et Illuyanka partagent des formulaires mythologiques communs. La tradition grecque reconnaît l’origine anatolienne du monstre, en particulier dans son lieu de naissance. 2. Les monstres anatoliens sont gardiens des eaux. Ce n’est pas particulièrement le cas de Typhon qui est un « anti-dieu », fonction mythologique que l’on trouve dans le monde indo-européen. Il agit comme usurpateur des fonctions de Zeus et anti-dieu de l’Orage. 3. Le mythe est réadapté à Rome sous un angle de vue moral où il devient l’allégorie du Vice. 185 Carrez-Maratray 2004, 120. 186 D’ordinaire, les mythographes (Pindare, Pyth. 1, 15‑16) pensent que Typhon est enseveli sous l’Etna, en lien avec les éruptions du volcan ; cf. Ardizzoni, 1978 ; Bertrand 2004, 9. Mais il est aussi question, d’après Virgile (En. 3), de l’enterrement vivant du seul Encelade sous l’Etna et de « sa respiration brûlante et enflammée » ; loc. cit. La consultation de ce livre (passim) montre également, d’après les auteurs anciens, l’association entre les éruptions et la fureur des vents enfermés dans les entrailles du volcan, qui rappellent la violence des tempêtes. 187 Hérodote, Hist. 3, 5 Zucker.
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égyptiennes. Dans ces conditions, on comprend que, dans ses Argonautes188, Apollonios de Rhodes (395‑215 av. J.-C.) met dans la bouche d’Argos la légende selon laquelle Typhon, revenant la tête dégoulinante de sang de la montagne du Caucase, où il avait été frappé par la foudre par Zeus, s’avança jusqu’aux champs de Nysa (la Iénysos d’Hérodote, une ville proche du site de Rhincoloura ou ElArich ou identifiée avec celles-ci) ; et Apollonios d’ajouter que le dieu est enseveli sous les eaux du lac Sirbonis (ὑποβρύχιος Σερβωνίδος ὕδασι λίμνης), ce qui permet d’assimiler ce dernier à une sépulture de Typhon. La contrée sirbonide présente en effet un caractère profondément typhonien, à cause des forces tectoniques qui s’exercent dans son sous-sol, son lien intermittent avec la mer, ses bassins lagunaires temporairement asséchés, les rares nappes d’eau douces qui jalonnent son pourtour au nord comme au sud, la présence de salines formant l’« écume de Seth », ses fondrières entraînant des difficultés de progression pour les hommes, les chevaux et les chameaux qui s’y aventurent, et sans doute également la présence d’une faune hostile189. Il n’est pas étonnant, dans ces seules conditions et en raison de la souffrance qui en découle pour les voyageurs, que cette région aride à l’excès eût été placée sous l’égide d’un dieu incarnant à leurs yeux l’hostilité des éléments désertiques conjugués aux éléments marins, ce qui en fait l’originalité. 2.12.6. En outre, on observera que le caractère désertique de cette zone sirbonide (orient) traversée par les dunes, contrastait avec le caractère agraire de la zone maréotide (occident) et que cela eut sans doute des conséquences d’ordre mythologique, inverses à ce que prétend Plutarque, qui fait de la gauche (l’orient) un côté positif par rapport à la droite (occident). On note que, dans la pensée égypto-grecque, cette « tombe de Typhon » faisait symétrie avec le temple de Taposiris Magna190, qui se dresse sur l’extrémité occidentale de la bande taenéotique séparant le lac Maréotis de la mer près duquel se dresse le phare d’Abousir191. Naturellement, cette Taposiris pouvait transposer, sur la côte occidentale de l’Égypte, la légende accréditée par Plutarque d’un arrêt de la déesse Isis sur la côte sirbonide pour pleurer son époux à moins qu’il ne se fût agi de l’errance d’Isis et d’Hermès sur la mer de Syrie à la recherche du corps d’Osiris du côté de Byblos192, c’est-à-dire selon un autre modèle que celui dont parle Plutarque. Le 188 Apollonios de Rhodes, Arg. 2, v. 1207‑1215. 189 Sébastien Barbara (2012, 19) voit dans ces « Exhalaisons de Typhon », des conditions propres à l’apparition de serpents dans la région du Sirbonis ; cf. Barbara 2012, 18‑24. 190 Sur le site, voir Boussac 2007 ; Boussac 2001. 191 El-Fakhanari 1974. 192 Voir l’intéressante conjecture de Vandersleyen 2007, 136‑137 qui rapproche le P. Oxy. XLII 3011 (cf. Verreth 1999) et le rêve dont fait état Hor de Sebennytos (Ray 1976, texte 1, § 13), qui évoque l’arrivée d’Isis et de Thot à Alexandrie en marchant sur la « mer de Syrie ». Mais Vandersleyen ne reconnaît pas dans cette expression la Méditerranée. Par ailleurs, Vandersleyen (2004, 2014) ne reconnaît pas l’épisode giblite de Plutarque. Contre cette hypothèse, on verra Servajean 2011, 214‑215, aux arguments de qui je me range.
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temple de Taposiris Magna tirait justement son nom d’une mythographie locale en lien avec la déploration d’Isis193 comme l’atteste Plutarque : Selon Eudoxe, s’il y a bien plusieurs tombeaux attribués à Osiris, c’est à Busiris que son corps est enseveli, parce que Busiris est la ville natale du dieu ; mais il ajoute que le nom de Taphosiris se passe de commentaire et parle de lui-même : c’est le « tombeau d’Osiris »194.
2.12.7. Cela dit, Taposiris ne fait pas partie des sanctuaires qui accueillent un lambeau d’Osiris et qui célèbrent les mystères d’Osiris au mois de Khoiak195. Mais à la différence de l’aride côte du marais sirbonide, la Maréotide produit de la vigne placée sous la protection d’Osiris196. De plus, du même côté de cette Taposiris Magna, existe une Taposiris Micra (Taposiris Parva) dont parle Strabon et qui se situe à l’est, non loin de l’antique Canope197. Cette dernière ajoute clairement une seconde touche osirienne à cette partie de la côte occidentale198 et donne du sens à l’arrivée d’Isis et de Thot à Alexandrie dans le rêve de Hor de Sebennytos, qui fait probablement écho à un mythème égyptien. 2.12.8. Pour en finir sur ce chapitre, il faut se rappeler qu’Hésiode199 indique que les vents – « qui s’abattent sur le large brumeux au grand dam des mortels » – naissaient de la dépouille de Typhon, jetée par Zeus au fond du Tartare200 : De Typhée sortent les vents fougueux au souffle humide, sauf Notos et Borée et Zéphyr le rapide : ceux-là sont nés des dieux et pour les mortels sont un grand bienfait. Les autres, sur la mer, soufflent à l’étourdie. Ce sont ceux qui s’abattent sur le large brumeux, au grand dam des mortels, pour y sévir en cruelle tourmente. Ils vont soufflant, tantôt ici, tantôt là, dispersant les nefs, perdant les équipages, et contre tel fléau il n’est point de recours, lorsqu’on se heurte à lui en mer. D’autres aussi, sur la terre infinie
193 Bricault 2005. 194 Plutarque, Is. Os. 21, 359, C p. 195 Froidefond. 195 Chassinat 1965‑1968, I, 90. 196 Athénée de Naucratis, Deipn. 1, 61. 197 Bourguignon d’Anville 1766, 67. Taposiris Parva correspond au site de Ras el-Sôda. 198 On renverra aux découvertes faites dans un temple privé ionique tétrastyle de Ras el-Sôda où l’on trouve sur une banquette, d’est en ouest, les statues d’Isis victorieuse de Canope empoignant un cobra, tenant la ciste et écrasant un crocodile ; Osiris-Canope A ; Osiris-Canope B ; Hermanubis escorté du chien ; Harpocrate. Voir Adriani 1940, 137. Il s’agit du panthéon de Canope. Il faut signaler que Canope est aussi le lieu de la légende du naufrage de Ménélas et dont le héros éponyme, le pilote Canope, meurt dans les souffrances causées par la morsure d’un serpent Hemorroïs (Nicandre de Colophon, Ther. 309‑319 p. 25‑26 Jacques) ; cf. Amigues 1990, 178‑180. Ce pilote a pu se superposer à Osiris de même que l’Isis de Canope a pu se superposer à l’Hélène des Grecs. Voir Grenier 1989, 953. 199 L’Égypte, entre le ier et le ve siècle de notre ère, a donné d’assez nombreux papyrus reproduisant les œuvres hésiodiques ; cf. Mazon 1979, xxi-xxiv. 200 Hésiode, Theog. 869‑880 p. 63 Mazon.
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que parent les fleurs, perdent les riantes moissons des hommes nées sur ce sol, en les noyant dans la poussière et dans un pénible gâchis.
Une telle légende hésiodique rencontre des échos en Égypte même. La mort de Typhée 2.12.9. (Typhon), au fond du Tartare, offre bien des analogies avec celle d’Apophis selon la légende du Gebel el-Ahmar, qui périt dans un brasier dont les carrières locales de quartzite rouge portent la trace201. Et en Égypte, à l’époque tardive, Seth ne fait plus qu’un avec celui dont il censé protéger la barque de Rê, Apophis. L’orient devient un lieu de confrontation entre le soleil et ses ennemis tandis que l’orogenèse ou la géologie de bien des lieux apparaissent comme des conséquences de faits mythologiques. Il n’y a donc aucune raison de penser que les marais Sirbonis ne résultent pas, selon les Égyptiens eux-mêmes, d’un mythe étiologique de même nature nés de la coalescence de mythes égyptiens et grecs. En conséquence de quoi, la sismicité ne serait pas la seule raison d’être de l’association de Typhon à la région et il est raisonnable de penser que, dans la région sirbonide, le cadavre de Typhon pouvait non seulement être à l’origine de l’aridité de la contrée, mais aussi être à l’origine des vents violents soulevant les flots de la « Grande mer de Syrie »202. On ne saurait que plaider une convergence entre une légende égyptienne de Seth-Typhon et une délocalisation à l’est de l’Égypte de l’étiologie hésiodique des vents mauvais dans la mesure où, dans la mythologie gréco-romaine, les phénomènes sismiques ou volcaniques sont aussi liés à des vents violents. C’est là que l’on voulut voir une analogie entre deux régions très différentes sur la base d’une comparaison entre les phénomènes climatiques qui se produisent du côté du mont Casios, ancien mont Saphon (Gabal al Aqra) des Ougaritains, situé au nord d’Ougarit en territoire turc et qui culmine à 1800 mètres, et ceux qui se produisent du côté du Sirbonis. C’est en effet dans la région côtière d’Ougarit que les habitants situaient le mythe du combat annuel entre Baâl et Mot, la sécheresse et la mort, et entre Baâl, depuis le Saphon, et Yam, la mer203. « On voit, disent P. Bordreuil et D. Pardee, que les paysages du royaume ont servi à brosser le décor des exploits et des démêlés divins qui sont décrits dans les textes mythologiques d’Ougarit. » Ainsi, s’alignant sur le paradigme du mont Saphon d’Ougarit – le mont Casios de Syrie –, les mythographes égyptiens, en vertu d’informations croisées depuis au moins deux millénaires, avaient fini par en imaginer une réplique locale, à une moindre
201 Yoyotte 1978. 202 Terme attesté chez Ounamon 1, 7 p. 208 ; 1, 49 p. 212 Lefebvre ; cf. Černý 1961, 60. Les tempêtes en mer de Syrie sont violentes à en croire les aménagements littoraux en Phénicie. Voir l’excellent article de Virginie Viret, 2005. 203 Bordreuil 1990 ; Bordreuil & Pardee 2009.
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échelle : le mont Casios du Sirbonis, culminant à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. 2.12.10. Pour conclure sur de tels chassés-croisés régionaux, en 1923, Clédat204 a été en mesure de faire une observation, qui pourrait expliquer l’expression attribuée aux Égyptiens ; il signale, à propos du large boghaz s’ouvrant entre El-Guels (Mont Kasios)205 et el-Filousiyeh, qu’ « il est remarquable par ses flots tumultueux et bruyants »206. Bien que l’on puisse regretter que Clédat ne fournisse pas d’explication supplémentaire, son propos est clair. On peut en inférer que le boghaz, qui pouvait aussi s’ouvrir en des lieux différents le long du cordon dunaire qui s’étend entre le Mont Casios et Ostracine, présentait toujours peu ou prou, s’il se comblait de temps à autre, les mêmes caractéristiques que celles observées par Clédat. Ainsi, les « flots tumultueux et bruyants » du boghaz observés par Clédat pouvaient aussi se rapporter, aux yeux des Égyptiens, qui connaissaient ce phénomène remarquable, « aux expirations de Typhon ». Les hiérogrammates de la vallée du Nil ont toujours été prompts à expliquer des phénomènes géologiques, la présence de dépôts de terres colorées en vertu de légendes étiologiques. C’est peut-être ce que l’on pourrait ajouter à la belle présentation de Baâl-Saphon d’Edward Lipínski207. 2.12.11. Dans la région du lac Sirbonis – la Cassiotide – selon Clédat, « la production de sel était considérable » et « donnait lieu à un grand commerce avec la Syrie » au point qu’à défaut de sel de la mer Morte on utilisait, dans le temple de Jérusalem, du sel provenant du lac Sirbonis pour les autels208. Considéré comme l’ « écume de Typhon » (Τυφῶνος ἀφρὸν)209, de même qu’au temps des Textes des Pyramides il était considéré comme la « bave de Seth » (jšš Stš), le sel ne peut être prétendu être attaché à cette seule région. On l’extrait autant du côté de Thônis que du côté de Péluse210. Probablement transposition de l’expression égyptienne sans qu’on en soit bien sûr, l’ « écume de Typhon » se rapporte aux efflorescences salines qui se forment dans la région après la crue du Nil. Mais l’idée d’une « expiration de Typhon » en lien avec le cordon dunaire et induisant que Typhon s’y 204 Clédat n’ignore pas que l’Ekrêgma était consacré à la déesse Isis car le pOxy avait déjà été publié. 205 Les recherches de Jean Clédat (1909, 764‑774 ; cf. Cagnat 1905, 607) pour confirmer l’emplacement se sont avérées vaines. 206 Clédat 1923, 78. Voir aussi la carte qui situe l’Ekrêgma à l’est du côté de la ville d’Ostracine. Bien entendu, cet Ekrêgma porté sur la carte, s’il ne correspond pas à celui de l’Antiquité, est un boghaz mobile. 207 Lipínski 1995, 244‑251. 208 Clédat 1923, 78. Clédat souligne que les bédouins locaux, de son temps, viennent toujours chercher du sel dans la région. On peut observer que l’est du lac Bardawil (cf. Google Map) actuel est occupé par d’importantes zones de salines. 209 Aufrère 1991, II, 636‑637. 210 Aufrère 1991, II, 637, notamment du « Lac d’Horus » (Šj-Ḥr) qui se trouve au sud du passage du « Chemin d’Horus » à Zarou-Silé. On parle également des « saloirs de Péluse » ; cf. CarrezMaratray 1995, 143.
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engouffre avec fracas sous l’effet du vent et des courants marins, ajoute un trait en faveur d’une région qui, pour diverses raisons, se trouve bel et bien placée sous l’empire de Typhon. Clédat211 souligne que les typhons viennent mourir à l’entrée de l’Égypte, juste à la limite entre l’Arabie et l’Égypte marquée par l’Ekrêgma : L’origine du nom serait Τυφόν, mot servant à désigner les tourbillons de vent, les ouragans, les trombes, les orages si violents qui se font sentir dans la région du lac de Baudouin. Typhon, c’est le cyclone qui se forme dans l’ouest et vient mourir dans le lac de Baudouin, comme il arrive parfois.
2.12.12. Si l’on ajoute que l’étendue des nomes de Sethroë et de Tanis correspond à une zone de subsidence qui entraîne des affaissements de terrain et un envahissement régulier de la mer dont on pourrait suspecter une coïncidence entre ceux-ci et les mouvements tectoniques du sous-sol de la Cassiotide où passaient pour être émises les Exhalaisons de Typhon, le Delta oriental et la côte sirbonide faisaient l’objet d’une lutte séculaire présentée sous la forme de la métaphore d’une lutte entre la Terre-Isis, le Nil-Osiris et la Mer-Typhon. Dans ces conditions, on voit qu’Osiris et Isis l’emportent sur Typhon en conquérant la mer par l’étreinte perpétuelle de l’eau et de la terre tandis que, sur un autre plan212, l’hirondelle, qui matérialise les efforts de l’Égyptienne Isis à défendre le littoral de l’Égypte en tendant des cordons littoraux, finit par grignoter des dizaines de kilomètres sur la Mer-Yam des Asiatiques. Mais cette lutte entre la mer et les sédiments a lieu pour ainsi dire sur tous les fronts puisqu’elle touche aussi bien l’est que l’ouest du Delta à en croire la submersion de la côte occidentale de la baie d’Abouqir, qu’ont mis en lumière les fouilles de Frank Goddio en révélant sous les eaux l’existence de plusieurs cités englouties213. Abréviations HDAC = Histoire des Doctrines de l’Antiquité Classique Autrement = Mémoires SemClass = Semitica et Classica AKG = Arbeiten zur Kirchengeschichte (De Gruyter)
211 Clédat 1923, 79. On ne retiendra pas ce que dit Clédat à propos des Typhonia de Manéthon mentionnés par Flavius Josèphe. Ajouter Lipínski 1995, 250‑251. 212 Voir aussi Plutarque, Is. Os. 40, 367B-C p. 213 Froidefond ; cf. supra, n. 65. 213 Goddio 2007, 38‑65 ; Goddio et Fabre 2015.
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SETH L’ÉGYPTIEN, PUISSANT DIEU DE L’ORAGE, DÉFENSEUR DE LA BARQUE SOLAIRE ET RAVISSEUR DE VOIX Christian Cannuyer Seth, Horus, Osiris : aux origines du mythe constitutif de la royauté pharaonique Seth est certainement l’une des divinités les plus complexes de la religion égyptienne. La magistrale monographie que lui a consacrée Herman Te Velde en 1967 a surtout mis en avant son lien essentiel au « désordre », « à la confusion », à l’irruption de l’« a-normal ». Bernard Mathieu1 a récemment souligné les paramètres politico-historiographiques d’un mythe initial opposant Horus de Nékhen (Hiéraconpolis) à Seth de Noubet (Ombos) et traduisant ou revisitant la rivalité économique et politique entre ces deux villes-chefferies du Sud à la fin de l’époque prédynastique, conflit dont la conclusion au profit de Nékhen aurait présidé à la constitution de l’État égyptien. Les deux protagonistes pacifiés et réconciliés ont ensuite été associés comme co-protecteurs de la royauté, ce qu’illustre, notamment au Moyen Empire, la scène du sema-taouy, où, ensemble, ils procèdent à la ligature symbolique des plantes « héraldiques » de Basse et de Haute-Égypte2. Toujours selon Mathieu, c’est dans un deuxième temps, probablement pas avant la Ve dynastie, que la théologie héliopolitaine aurait pris parti de la défaite de Seth pour l’amener à jouer le rôle de frère ennemi et meurtrier d’Osiris. Par la résurrection de ce dernier et l’accession au trône de son fils et héritier légitime Horus malgré l’opposition violente de Seth, le mythe osirien devenait paradigme à la fois de la destinée éternelle du souverain défunt et de la pérennité de la royauté. L’incontestable pertinence de la lecture de ces mythes à travers le prisme de la construction idéologique de la monarchie égyptienne en ses débuts ne doit toutefois pas occulter d’autres aspects de Seth qui ont des chances d’être originels. Il est au demeurant fort difficile de restituer la chronologie de la formation des divers mythologoumènes et des caractères des divinités, à cause notamment de l’incertitude où nous sommes quant à l’ancienneté des Textes des Pyramides, qui
1 Mathieu, 2011, où on trouvera in fine une bibliographie très étoffée sur Seth (de même que dans LGG VI, 2002, 691‑698). Cette étude de Mathieu constitue une suite à l’enquête qu’il a précédemment menée sur les origines du mythe osirien (Mathieu, 2010), et précède une étude sur Horus (Mathieu, 2013). Ces trois travaux, fondés surtout sur l’examen des Textes des Pyramides, forment une sorte de trilogie. 2 Brunner, 1983. Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne, éd. par René Lebrun et Etienne van Quickelberghe, Turnhout, 2017 (Homo Religiosus 17), p. 155-192 © F H G10.1484/M.HR-EB.5.112406
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Christian Cannuyer
ont certainement connu une élaboration et une transmission orale puis écrite3 bien antérieures à leur gravure dans la pierre des tombeaux royaux à partir de la Ve dynastie. Un très puissant dieu cosmique, maître de la tempête et de l’orage Que Seth ait ainsi été, dès son émergence, un dieu de la « perturbation », un « empêcheur de tourner en rond », analogue à la figure du trickster (« trublion ») mise en évidence par l’ethnographie comparée, cela ne fait pas de doute4. Tant dans sa lutte contre Horus que dans ses agissements criminels contre Osiris tels qu’ils sont évoqués dans les Textes des Pyramides, Seth est d’entrée de jeu un dieu violent (Pyr. § 326d) et colérique (§ 1407b, 1463a), excessif (§ 392d, 1701c-d), perturbateur (§ 1463d), rétif à toute norme (ce que manifestent notamment ses appétits homosexuels, dont Horus fait les frais). Le choix même de son animal symbolique , profondément étrange, création tératologique tout à fait improbable, en est la première et la principale illustration. Ce choix, en tout état de cause, ne doit avoir été motivé que par l’intention d’exprimer symboliquement la nature « monstrueuse » du dieu. Que l’oryctérope ait pu servir de référent zoologique privilégié à l’animal composite5 ajoute à l’atypie de Seth, en raison de la morphologie extraordinaire de ce curieux mammifère et des singularités de son comportement, comme l’a bien montré Pierre de Maret. La force incroyable de l’oryctérope, son allure désordonnée et la puissance sexuelle que lui prêtent les populations africaines sont des traits qu’on retrouve chez Seth l’Égyptien. L’une des épithètes de Seth qui sera en effet constante dans la documentation égyptienne de toutes les époques est aA pHtj, « grand de force », qui connote une extrême puissance à la fois physique et sexuelle6. Cette force le désigne comme un « grand dieu » participant pleinement à la gestion du cosmos, notamment parce qu’il est le seigneur des tempêtes, des perturbations climatiques, de l’orage, qui ébranlent le ciel et font trembler la terre. Seth comme dieu de la tempête a fait voici plus d’un demi-siècle l’objet d’une étude de Zandee7, qui a rassemblé l’essentiel du matériau. C’est un aspect du dieu 3 Élaboration qui a pu s’étendre sur plusieurs siècles, selon Mathieu, 1996, 289. 4 Voir Te Velde, 1968 ; Bianchi, 1971 ; Rikala, 2007. 5 Selon la belle étude de Maret, 2005, qui est de mieux en mieux reçue dans les cénacles égyptologiques, mais qui reste une hypothèse de travail à vrai dire indémontrable. 6 Te Velde, 1967, 38, insiste sur le lien entre l’épithète et la vigueur (homo)sexuelle de Seth (cf. aussi Mathieu, 2011, 140), mais il est certain qu’elle renvoie surtout et le plus souvent dans les textes à sa force physique, comme le souligne pertinemment Cruz-Uribe, 2009, 202. 7 Zandee, 1963. H. Bonnet, 1952, 702‑715, avait déjà bien exploré cet aspect du dieu. On verra aussi Meeks, 1971, 35‑36 ; Te Velde, 1967, 25, 42, 85, 90‑91, 102‑103, 128, 132 ; Zivie, 1983 ; Rizzo, 2012. Curieusement, le caractère orageux du dieu n’est guère mis en relief dans l’importance notice qui lui est consacrée par LGG VI, 691‑698.
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qui est très ancien, sinon originel, puisqu’il est déjà clairement attesté dans les Textes des Pyramides. Seth est un dieu « pour qui tremble le ciel » (Pyr. § 143a)8. Dans la formule 247, il est désigné par l’épithète nb qri, « maître de la tempête » : : « C’est Horus, auquel il a été ordonné d’agir pour son père, c’est le maître de la tempête, qui a approché son frère, c’est le crachin10 de Seth qui te soulèvera (cr pw wD.n=f ir.t n it=f nb qri sAH sn=f isd ÒtS wTs=f Tw)11. Le ciel criera pour lui, la terre tremblera pour lui, la grêle s’abattra pour lui, et il hurlera à la façon de Seth (nhm n=f p.t sdA.n=f tA xAsr n=f Xns.t nhmhm=f m ÒtS) » (§ 1150 a-c). On notera aussi que le couteau dc est dit issu de Seth en §*1906d, *1927d, 1999c, vraisemblablement parce que le silex dont ce couteau était fait produit des étincelles semblables à la foudre12. D’être un dieu de la tempête ne fait cependant pas de Seth une divinité résolument nocive. Zandee (1963, 145‑147) attire l’attention sur des passages des Textes des Pyramides ou des Textes des Cercueils postérieurs, où les naseaux de Seth dispensent un vent revivifiant pour le mort13. Même dans la formule 407 des Textes des Cercueils, alors qu’il se trouve associé au tonnerre et aux sombres nuages orageux, Seth est aussi un dieu de l’air bienfaisant pour le défunt14 : « Ô Seth, qui est au plus fort de lui-même15, grand taureau-nega qui réside dans le ciel septentrional, donne-moi le souffle (TAw) au milieu du flot-outenou16 […] ! Ô celui qui élève la voix17, qui inspire l’effroi18, qui réside au milieu de l’obscurité, donne-moi le souffle au milieu du flot-outenou » (CT V, 214c-216c). Le mort 9
8 Étroitement associé à Horus, « celui pour qui vacille la terre » (§ 142c). 9 Texte de la pyramide d’Ounas : cf. Sethe, 1908, Spruch 247, § 261. 10 Plus exactement le « crachat » (isd). S’agissant du « maître de la tempête », le terme évoque vraisemblablement une « pluie torrentielle » plus violente que ce qu’on désigne par « crachin » en français. 11 Traduction très proche de celle d’Allen, 2005, 41‑42 : « It is Horus (who speaks), having been commanded to act for his father. The storm-lord, the one with spittle in his vicinity, Seth – he will bear you. » Faulkner, 1969, 60, opte plutôt pour une traduction qui fait de Seth un opposant à l’ascension royale, en attribuant au verbe sAH le sens non attesté d’« interdire » : « It is Horus who commanded that men help his father. As for the Lord of Storm, the slavering of Seth is forbidden (?) to him. He (= Horus) raises you up… ». 12 Cf. Wainwright, 1932, 165 ; Mathieu, 2011, 152. 13 Zandee, 1963, 147‑148, relève par ailleurs que, dans le papyrus magique de Leyde, texte fort tardif s’il en est (3e s. ap. J.-C., époque où le dieu est en principe frappé d’anathème), Seth et particulièrement sa « voix », c.-à-d. le « tonnerre » (xrw ZtS), sont invoqués pour repousser la maladie. 14 LGG VI, 692, C. a et e. 15 imj A.t=f, « qui est dans son acmé ». Comme l’a montré Gardiner, 1948, 13‑15, le terme A.t évoque un bref moment où une action atteint son maximum, telle la détente fulgurante du léopard, dont le hiéroglyphe de la tête intervient dans l’écriture du mot. 16 Les grandes eaux célestes. 17 qA xrw, expression qui fait évidemment allusion au tonnerre. 18 aA SfSf.t, « grand de majesté terrifiante ».
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lui-même, parvenu dans l’espace aérien, s’assimile à Seth et tonne comme lui : « Geb rit, Nout glousse de joie devant Pépi lorsqu’il s’élève au ciel. Le ciel hurle (nhm) pour lui, la terre tremble pour lui, la grêle s’abat pour lui ; hurlant comme le fait Seth. » (Pyr. 511, § 1150)19. Seth, dieu de l’orage perturbateur, fauteur de désordre Les orages et les tempêtes sont beaucoup moins rares en Égypte qu’on ne le pense et ils sont souvent très violents, dévastateurs20. Aussi bien étaient-ils tout de même considérés comme de redoutables dérangements de la sérénité du ciel, des impuretés (Dw) dont on veillait notamment à protéger l’espace sacré des temples par le truchement des gargouilles. À ce titre, Seth lui-même était perçu comme une personnification de cette impureté nuisible21 et on l’affubla, dès le Moyen Empire, du surnom Dw, « impur »22. Ainsi le considère encore Plutarque (v. 46v. 125 ap. J.-C.), lorsqu’il le décrit comme « la cause des tremblements et des secousses qui ébranlent le sol, des sécheresses brûlantes et des vents qui jettent le désordre dans l’air, des ouragans accompagnés d’éclairs et de tonnerre. Sa pestilentielle influence s’étend sur les eaux et sur l’air respirable »23. Ce passage semble faire écho aux Chants d’Isis et de Nephthys, composés au 4e siècle av. n.-è. : « Il (= Seth) a inondé la terre de ses desseins malveillants, il a envoyé le ciel (Nout) au sol » (iwH.n=f tA m sxr.w=f qsn(.w) hAb.n=f Nw.t r sATw)24.
19 D’après la pyramide de Pépi Ier ; cf. J. P. Allen, 2005, 153. En Geb qui rit et en Nout qui glousse de joie, il faut reconnaître les tremblements de terre et le tonnerre accompagnant l’ascension céleste du pharaon. 20 Zivie, 1983, 201 ; Cannuyer, 2012. Même l’extrême sud de l’Égypte peut être touché, comme l’attestent ces extraits de presse récents : « Octobre 2012 : De violents orages accompagnés de fortes pluies ont touché la région d’Assouan dans le Sud de l’Égypte. Les pluies intenses ont causé des inondations dans plusieurs rues de la ville et ont fortement perturbé le trafic routier. Le trafic des bateaux sur le Nil a également été suspendu durant plusieurs heures. – Mi-mars 2014 : De violents orages ont eu lieu en haute vallée du Nil en fin de semaine dernière, chose assez rare dans cette région extrêmement sèche. Le weekend dernier, de forts orages ont eu lieu dans la région de Louxor et d’Assouan dans le sud de l’Égypte. Cette région, l’une des plus sèches du monde, puisqu’il y tombe en moyenne moins de 1 mm par an, et où il n’y avait par exemple pas plu depuis des mois, a été touché par de forts orages entre le 08 et le 11 mars, qui ont suivis de fortes chaleurs (maximales entre 35 et 40°C). » Renseignements tirés du site http://www. iceagetv.com. Il n’y a sans doute pas lieu de lier ces orages violents aux perturbations actuelles du climat de la planète, car c’est presque dans les mêmes termes qu’est décrite la tempête ayant eu lieu sous le règne d’Amosis (v. 1543‑1518 av. J.-C.), qu’a étudiée Vandersleyen, 1967 et 1968. 21 Dans son inscription biographique, Djari (seconde moitié de la Première Période Intermédiaire) vilipende son ennemi Khety, probablement un Héracléopolitain, en le qualifiant d’ir qrw, « faiseur de tempête », l’assimilant à Seth parce qu’il perturbe l’ordre politique représenté par le roi thébain, l’Horus Ouahankh (Antef II). Cf. Morenz, 1998. 22 de Wit, 1956 ; Rizzo, 2012, 123‑124. 23 De Iside et Osiride, 55 ; trad. Meunier, 1924, 170‑171. 24 Papyrus Bremner-Rhind (British Museum 10188), 5, 7,-8 : Faulkner, 1933, 9 ; Faulkner, 1936, 125 (traduction).
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Le « tonnerre » était considéré comme la « voix » (xrw) de Seth, assimilable à un cri de guerre céleste qui ne présageait rien de bon25 : ainsi dans le Calendrier des jours fastes et néfastes conservé dans le papyrus Caire 86637 (époque ramesside), qui indique comme périlleux – quoiqu’il ne soit pas, semble-t-il, intrinsèquement mauvais pour autant – le jour où Seth fait entendre dans le ciel son hurlement guerrier : « Troisième mois de péret, 4e jour : bon, dangereux, dangereux. Annonce de combat et de voix dans Héliopolis par Seth (cr.t [sic]26 aHA xrw m Iwnw in Ctx). Sa voix est dans le ciel et sa voix est dans la terre comme une grande furie (xrw=f m p.t xrw=f m tA m nSn.t aA). »27. On rapprochera de cet omen un passage célèbre du papyrus mathématique Rhind, qui signale un orage survenu alors que l’armée d’Amosis, fondateur de la XVIIIe dynastie, menait l’offensive contre le dernier roi Hyksos28. La notule met en rapport ce mauvais temps avec le fait qu’il était survenu à proximité du jour de naissance de Seth, dont, précisément, les Hyksos passaient pour les affidés : « An 1129, 1er mois d’Akhet, 3e (jour), naissance de Seth30 : il a été donné de sa voix par la majesté de ce dieu (rdi.tw xrw=f in Hm n nTr pn). Naissance d’Isis : le ciel a plu31. » La naissance de Seth, enfanté par Nout, la déesse du ciel, avait été particulièrement violente, si l’on en croit Plutarque : « Le troisième jour [épagomène] vint au monde Typhon, non pas à terme ni par la voie commune, mais en s’élançant à travers le flanc maternel, qu’il avait ouvert et déchiré en le frappant d’un grand coup. »32 La déchirure du ventre de Nout me semble être une allusion très nette 25 L’expression (voir les attestations collectées par Roccati, 1984, 349‑352) est en voie de lexicalisation dès le Nouvel Empire, et elle est encore employée en démotique : Philippe Collombert l’a repérée dans le papyrus Caire RT 4/2/31/1 (SR 3427) qui contient des omina météorologiques, où une protase évoque l’association de Seth à un phénomène curieux mais bien attesté par ailleurs : in-nAw xrw-Ztx (déterminatif : une voile) xpr mtw tA [p].t Hw qrr, « si une voix-de-Seth advient et que le ciel pleut des grenouilles ». Un omen brontoscopique avec protase analogue se lit dans un papyrus hiératique ramesside conservé à Turin (P. CGT 54024) : ir iri Ztx xrw m p.t…, « si Seth donne de la voix dans le ciel… ». Collombert, 2014, 16‑17 et 24. 26 L’infinitif de sr, « annoncer », en –t final est aberrant. 27 Papyrus Caire 86637 r°, XXV, 10, d’après la nouvelle édition de Leitz, 1994, I, 273. Voir aussi Cannuyer, 2010b, 443‑444. La version parallèle du papyrus Sallier IV, 18,9‑19,1, attribue cette annonce et ces cris à Atoum, sans doute, selon Leitz, en raison de la mention d’Héliopolis. 28 Traduction et transcription de ce passage après l’édition de Helck, 1975, 78, texte 113. Voir aussi Vandersleyen, 1971, 34‑40 et Michel, 37. 29 Il s’agirait de l’an 11 du dernier roi Hyksos, Khamoudy, ou de l’an 11 d’Amosis. Voir Vandersleyen, 1995, 216‑217, et 2001, 14 ; Ryholt, 1997, 186‑188 ; Michel, 2014, 37. 30 En fait, Seth et Isis sont censés être nés les 3e et 4e jours épagomènes (c.-à-d. les 5 jours qui, à la fin de l’année égyptienne, complétaient les douze mois de trente jours de manière à ce que l’année calendérique s’accorde à l’année solaire). Sur le caractère résolument néfaste du 3e jour épagomène dans l’Égypte tardive, voir Hani, 1976, 35‑36). 31 L’allusion faite ici à un certain lien entre Isis et la pluie est unique dans la documentation égyptienne ancienne ; on ne la retrouvera qu’à l’époque ptolémaïque et dans les arétalogies isiaques grecques. Voir la discussion que ce texte a suscitée sur cette question, chez Žabkar, 1988, 147‑149. 32 De Iside et Osiride, 12 ; trad. Meunier, 1924, 54.
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à la foudre qui fracture l’espace céleste et au tonnerre qui s’ensuit. Seth est le dieu-orage dès son enfantement. Le récit de Plutarque dépend certainement d’un fonds très ancien. On en trouve, me semble-t-il, le prototype dans la formule 222 des Textes des Pyramides : « Tu t’es pourvu toi-même en tant que Grand de Magie qui est à Ombos33, Seigneur de la terre de Haute-Égypte34. Rien n’a été perdu pour toi […]. Vois donc, tu es davantage un ba et tu es plus puissant que les dieux de Haute-Égypte et que leurs esprits-akh35, toi que la parturiente a éjecté, quand tu as fendu (pS) la nuit, pourvu comme Seth qui a violemment fait irruption (xbxb) ! »36 Seth, pourfendeur d’Âpopis à la proue de la barque solaire Les convulsions climatiques dont Seth est le maître ne doivent toutefois pas être regardées exclusivement comme des manifestions du désordre. La puissance effroyable du dieu qu’elles manifestent spectaculairement peut aussi être positive lorsqu’elle est mobilisée contre les ennemis de l’Égypte et de Rê37. Seth est, dans la pensée égyptienne, une figure qui incarne exemplairement la polyvalence fondamentale de toutes les énergies de l’univers, nécessaire à l’équilibre de ce dernier38. Seth est à la fois destructeur et conservateur, deux qualités qui concourent ensemble à son rôle important dans la gestion de l’univers. C’est certainement sa « puissance » et sa « combativité », mais aussi la posture cosmique que lui confère son statut de dieu de l’orage39, qui expliquent le rôle bien connu que Seth, désigné par maints textes comme « l’aimé de Rê »40 (cf. notre fig. 1), joue au sein de l’équipage de la barque solaire, lorsque chaque jour, à la proue de celle-ci, il pourfend le serpent Âpopis, hypostase du chaos récurrent41. La présence de Seth comme vigie offensive à l’avant de l’embarcation de Rê est bien 33 , Wr HkAw im� Nwb.t. L’épithète désigne évidemment Seth, comme le montre le déterminatif de HkAw. 34 Sur Seth, seigneur par excellence de la Haute-Égypte, voir Mathieu, 2011, 140. 35 C’est-à-dire les rois défunts du Sud. 36 Pyr. §§ 204‑205. Sethe, 1908, 118 ; Faulkner, 1969, 50 ; J. P. Allen, 2005, 39‑40. 37 Cruz-Uribe, 2009, 202. 38 Te Velde, 1967, 75, rappelle à juste titre que le premier à avoir bien mis en exergue que la religion égyptienne se fondait souvent sur la « multiplicité des approches » fut Frankfort, 1948 (cf. Ries, 1978, 153‑155), relayé ensuite par des égyptologues tels que Helck, Otto, Hornung, etc., La polymorphie contradictoire, confinant à l’oxymore, d’un dieu tel que Seth participe de ce principe. Voir les pages fondamentales de Derchain, 1965, 3‑12, et l’excellente synthèse donnée par Traunecker, 1992, 15‑16. 39 Ce qu’ont, à mon avis, bien senti H. Bonnet, 1952, 702, et Zandee, 1963, 151. 40 Lorsqu’il est dans la barque, il peut aussi être dit « fils de Rê », ce qui n’est que normal puisque les Aventures d’Horus et de Seth se terminent, on l’a vu, par une sorte d’adoption de Seth vaincu, que Rê invite dans sa barque comme un fils (Sri). Cf. Te Velde, 1967, 108. 41 Voir l’étude ancienne mais toujours pertinente de Nagel, 1929 a (complétée par Nagel 1929 b, 65‑68), et te Velde, 1968, 99‑108.
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documentée au Nouvel Empire42. L’illustration la plus fameuse s’en trouve dans le papyrus funéraire la chanteuse d’Amon Herouben (XXIe dynastie) (notre fig. 2). Dans les Aventures de Horus et de Seth, ce roman haut en couleurs de l’époque ramesside, Seth se vante, dès l’entame du récit, d’assumer la prestigieuse responsabilité d’être le pourfendeur d’Âpopis : « Je suis Seth, grand de force (aA pHt�), au sein de l’Ennéade, et je tue l’ennemi de Rê chaque jour, quand je me trouve à la proue de la barque des millions, alors qu’aucun dieu ne serait capable de le faire. » (Broze, 1996, 45). Mais, un peu paradoxalement, c’est un épisode de la fin du conte qui est présenté comme la justification de ce rôle majeur : après le couronnement d’Horus consacrant la défaite définitive de Seth, Rê-Horakhty prie en effet Ptah de faire en sorte que, nonobstant son abaissement, le vaincu le rejoigne dans sa barque : « Fais qu’on me donne Seth, le fils de Nout, qu’il s’installe auprès de moi. Je l’aurai comme enfant (Sri), et il criera (xrw) dans le ciel, et on le craindra »43.
Fig. 1. Karnak, temple de Khonsou, avant-cour, mur est : Herihor (XXIe dynastie ; règne v. 1080‑1074 av. J.-C.), entouré des déesses Ouadjit et Nekhbet, est intronisé par Horus et Seth, qui est appelé « l’Ombite, le seigneur de la terre de Haute-Égypte, l’aimé de Rê (mr[�] Ra) ». LD III, 246 b = PM II, 230, 21 II.4.
42 Deux exemples significatifs : dans un ensemble de dieux représentés au Ramesseum, Seth est appelé « Souty, Maître de la Vie à la proue de la barque de Rê » (LGG VI, 695‑696) ; dans la fameuse Stèle de l’an 400, le dieu est ainsi salué : « Seth, fils de Nout, grand de force, dans la barque des millions (d’années), qui abat l’adversaire, le serpent, à la proue de la barque de Rê, grand par son cri de guerre… » (Te Velde, 1967, 99 ; Redford, 1997, 19). Avec le temps, à mesure que l’image de Seth se troublera, son rôle d’auxiliaire de la navigation solaire sera encore allusivement exprimé par la figuration d’animaux séthiens hâlant l’embarcation de Rê : Daressy, 1920 ; Te Velde, 1967, 20. 43 Papyrus Chester Beatty I, 16,4 : cf. Broze, 1996, 119‑120.
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Fig. 2. Seth pourfendant Âpopis à la proue de la barque solaire. Papyrus funéraire de Herouben, XXIe dynastie, Musée du Caire, d’après Piankoff et Rambova, 1957, Plates volume, pl. 2.
On a pu ainsi dire que, d’une certaine manière, Seth se présente comme un aspect violent de Rê, repoussant à la fine pointe de l’aube les attaques d’Âpopis. De Sethnakht, le fondateur de la XXe dynastie, le grand papyrus Harris (75, 8) affirme que lorsqu’il s’employa à rétablir l’ordre dans le pays après les troubles ayant marqué la fin de la dynastie précédente, il était « comme Khépri44-Seth quand il fulmine » (Te Velde, 1967, 107)45. Le thème de Seth adversaire d’Âpopis est en réalité très ancien : il remonte au moins au Moyen Empire, puisqu’il est clairement attesté dans les Textes des Cercueils. Le passage le plus développé se trouve dans la formule 160, où il est question d’un serpent malfaisant dans la montagne de Bakhou, aux portes orientales du ciel, qui agresse dès le crépuscule l’œil de Rê et tente d’arrêter la progression de sa barque (CT II, 380 c-381 b) : « Alors Seth le détourne avec sa main » (qaH.xr sw ÒtS m Dr=f), principalement grâce à des formules magiques, précise le texte. Le chapitre 108 du Livre des Morts, reprise de la formule 160 des Textes des Cercueils, ajoute que l’efficacité de ces incantations est renforcée par une arme plus concrète que « fait voler » (rdi.t war) Seth contre le monstre : une lance (mtA�.t) de métal bia pointu (biA spd)46. D’autres Textes des Cercueils évoquent explicitement le statut de Seth à la proue de la barque de Rê : « C’est moi (= Rê) le Maître de la vie, ‘Celui qui dirige dans le ciel’, alors que Seth est dans ma barque » (CT VI, 269 s-t) ; « Ouvre-moi un chemin, je suis Seth qui va conduire la barque (StX r na.t wiA) » (CT VI, 271 d)47. Jéquier, 1935, a suggéré de voir déjà une allusion à Seth comme escorte active de la barque solaire dans le § 128b des Textes des Pyramides. Le roi, qui entend 44 Nom du soleil Rê en sa manifestation matinale. 45 Ce n’est pas le seul cas où le dieu solaire est ainsi identifié à Seth. Deux autres sont signalés : le nom Sethrê, qui est attesté pour un particulier et pour une entité divine figurant dans une liste géographique à Médinet-Habou (Te Velde, 1967, 107). 46 Carrier, 2009, 380 (d’après le papyrus de Nou). 47 Voir aussi CT VII, 458 g (liste de l’équipage à la proue, dans laquelle figure Seth).
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naviguer dans le ciel comme le soleil Rê et comme la lune Thot (§ 130), y est dit abominer son urine et ses excréments, « de même que Seth repousse ces deux mtrH qui traversent le ciel (mi twr ÒtS mtrH.w� ipw Da� p.t) ». Certes, c’est plutôt obscur, en raison de notre ignorance de ce que sont ces deux mtrH : de toute évidence, d’après le déterminatif, des objets de bois qui encombrent le ciel48. Sans qu’il soit question d’Âpopis, on subodore donc effectivement ici que Seth dégage pour la barque solaire une voie obstruée par un obstacle analogue à des excréments répugnants qui empêcheraient quelqu’un de se mouvoir. Il pourrait donc s’agir d’une première attestation discrète, dès l’Ancien Empire, du rôle de Seth au service de la traversée céleste de la barque solaire49. Il faut peut-être en rapprocher le § 1150c des Pyr. évoqué plus haut, qui confie à Seth le soin d’aider le roi dans son ascension. L’ouas et les flèches, armes de Seth l’orageux Dans la Stèle du Mariage hittite de Ramsès II, Seth est vénéré comme le « soutien du ciel » (Te Velde, 1967, 90). Le dieu est en relation étroite avec le sceptre ouas 50, dont la fonction ouranophore est documentée dès la Ière dynastie51. Si, à l’origine, le pommeau de ce sceptre a plutôt été une tête de canidé, il ne laisse pas de ressembler – si l’on fait fi des oreilles, qui sont celles d’un âne ou d’un lièvre – à la tête de l’animal séthien52. En certains cas, il a d’ailleurs été résolument retraduit en tête séthienne, sans doute pour accroître sa vertu apotropaïque. Dans les représentations 48 Cf. J. P. Allen, 2005, 30 et 62, note 30. 49 La présence de serpents à proximité de trois oryctéropes identifiés comme tels par Keimer, 1944, sur un vase du début de la période de Nagada III (vers 3300‑3100 av. n.-è.) conservé au Musée de Brooklyn, est regardée par de Maret comme une confirmation de cette identification, pour le motif que les serpents ont coutume de réutiliser les terriers des oryctéropes. Il y aurait déjà dans ce document un investissement symbolique annonçant lointainement le rôle joué par Seth contre Âpopis (de Maret, 2005, 118, 109‑110, 120). L’hypothèse me paraît fondée sur des indices tout de même très tenus. Semblablement, je me garderai d’interpréter la possible figuration d’oryctéropes dans deux barques représentées sur un vase d’époque Nagada II C ou D du British Museum (Graf et Manlius, 2003) comme une préfiguration prédynastique de Seth dans la barque solaire. Rien n’indique une connotation solaire de ces barques, et l’animal, dont l’identification reste malgré tout incertaine, ne semble, ni dans l’une ni dans l’autre, jouer un rôle actif puisqu’il est tenu par un personnage. En revanche, le dessin qui, sur le célèbre « vase de Khôzam » (Nagada I : Keimer, 1935), représente très certainement une girafe naviguant sur une barque, a peut-être une signification solaire, manifestant la nature héliophore de l’animal. Or celui-ci a une tête d’allure très « séthienne » : Cannuyer, 2010b, 90‑91. 50 Te Velde, 1967, 88‑91 ; Meeks, 1986, 6‑9. Deux ouas figurent sur l’étendard du nome oxyrhynchite (wAb.wj, « les deux sceptres »), où prévalait le culte de Seth. Wainwright, 1932, 171 et n. 7. 51 Westendorf, 1966, 22‑24, fig. 14 ; Kurth, 1975, 98‑99. 52 Gardiner, 1957, Sign-list S 40 (déjà Wainwright, 1934, 148, n. 6), estimait que le pommeau du sceptre ouas était vraiment à l’origine une tête de Seth ; cf. Te Velde, 1967, 89‑90. Westendorf, 1968, 252, défend aussi cette idée et avance en outre que l’animal de Seth était primitivement une girafe, à laquelle, en raison de son cou démesurément haut, on aurait reconnu dans l’Égypte prédynastique un rôle ouranophore et héliophore. Sur cette hypothèse d’un Seth-girafe porte-ciel défendue par Westendorf dans maints écrits (dernièrement encore : Westendorf 2009 et 2015), voir Cannuyer, 2010b, 135‑136.
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cosmologiques égyptiennes, le sceptre ouas est un étai du ciel, reliant celui-ci à la terre (Pyr., § 1156c). Son nom signifiant « puissant », il entretient de surcroît un rapport avec l’énergie que les divinités célestes peuvent produire : dans le chapitre 125 du Livre des Morts, un « sceptre ouas de silex (ds) » est appelé « Celui qui donne les souffles » (rdi TAw.w)53. Un grand sceptre ouas de plus de deux mètres a été retrouvé dans le temple de Seth à Ombos54, datant de l’époque d’Amenhotep II, qui fait penser à l’épisode des Aventures d’Horus et de Seth (papyrus Chester Beatty I, r° 5, 2), où ce dernier menace d’écraser l’Ennéade avec son sceptre djâm d’une extrême lourdeur (Broze, 1996, 49‑50). Le djâm est une variante ondulée du ouas, qui évoque peutêtre le zigzag de la foudre, arme privilégiée de Seth (Te Velde, 1967, 90) Seth, en tant que maître des tempêtes et de l’orage, est un dieu naturellement guerrier : n’est-ce pas pour cette raison que la queue de son animal symbolique peut avoir l’aspect très bizarre d’une flèche empennée (Meeks, 1986, 4)55 ? Dans ses plus anciennes représentations, à l’époque protodynastique, le mammifère séthien a simplement une grosse queue dressée bien droite dans l’arrière-train, ce qui restera constamment un de ses traits distinctifs, manifestant, selon une interprétation d’Angela McDonald (2000), l’agressivité du dieu. Ce n’est qu’à partir du Moyen Empire, c’est-à-dire à l’époque même où le rôle de Seth comme défenseur de la barque solaire commence à être mis en avant, que la queue est représentée clairement comme une flèche (figg. 3‑4)56, sans doute une manière de surdéterminer sa combativité (Boussac, 1920 ; de Maret, 2005, 113).
Fig. 3. Linteau issu du complexe pyramidal d’Amenemhat Ier à Lisht, représentant le roi dans le double édicule de sa fête jubilaire (heb-sed), encadré par Horus et Seth, protecteurs 53 D’après le papyrus de Nou (British Museum EA 10477) : Carrier, 2009, 453. 54 Petrie et Quibell, 1896, 68 et pl. 78. 55 C’est Borchardt, 1909, qui, le premier, aurait vu que la queue de Seth est fréquemment une flèche empennée. Voir aussi H. Bonnet, 1952, 702, et Te Velde, 1967, 16‑17. 56 Les plumes sont une sorte de réinterprétation de la touffe de poils terminant l’appendice caudal de Seth sur les représentations antérieures.
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associés de la monarchie, sur leurs pavois. Remarquez la queue de Seth, très nettement figurée comme une flèche empennée. Dessin de Barry Girsh, tiré de l’intéressant site de Joan Lansberry : http://www.joanlansberry.com/setfind/setfind.html.
Fig. 4. Pectoral du Moyen Empire (règne de Sésostris II ou Sésostris III), provenant probablement de Dahshour, conservé au Myers Museum, Eton College. La queue de Seth est clairement une flèche. Tiré de http://www.joanlansberry.com/setfind/setfind.html.
On a par ailleurs au moins une représentation de Seth comme dieu spécialiste du tir à l’arc. Dans le couloir donnant accès aux neuf magasins-trésors de l’Akhmenou, au cœur du temple de Karnak, un relief faisant partie d’un ensemble consacré à la fête jubilaire (heb-sed) de Touthmosis III montre le roi, coiffé de la couronne blanche de Haute-Égypte, tirant une flèche en direction de l’Ouest, aidé par Seth d’Ombos, qui joue manifestement le rôle d’instructeur (fig. 5)57. Sa qualité de dieu de l’orage, partant de dieu guerrier nanti du sceptre ouas ou de flèches qui renvoient assez naturellement à la foudre58, a certainement contribué à conforter le rôle de Seth comme massacreur d’Âpopis à la proue de la barque de Rê. La finale des Aventures d’Horus et de Seth, citée plus haut, le laisse entendre, puisqu’elle associe l’introduction de Seth dans la barque à sa nature de dieu du 57 LD III, 36b ; PM II, 113, 354,I.2 ; Arnold, 1962, 83 ; Barguet, 1962, 166. Derrière cette scène, une autre figure le roi, assisté cette fois d’Horus hiéraconcéphale de Béhédet, posant deux flèches entrecroisées sur le pavois animé de la ville de JD.t. 58 Les rayons du soleil ont pu, à l’occasion, être aussi comparés à des flèches dirigées contre ses adversaires : Brunner-Traut, 1956, 25.
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tonnerre (« Je l’aurai – dit Rê – comme enfant (Sri), et il criera (xrw) dans le ciel, et on le craindra »). De même, le papyrus magique Harris r° V, 8‑1059 suggère que c’est bien dans ce cadre de la navigation de la barque solaire que Seth lance les éclairs : « L’Ombite ( ) taillade de ses flèches, après qu’il a frappé le ciel et la terre de sa tempête (qri, ) ».
Fig. 5. Seth, instructeur de Touthmosis III archer. Akh-menou de Karnak. LD, III, 36b
Seth, grand dieu du Nouvel Empire, soutien du pharaon guerrier Malgré le fait que les Hyksos, ces ennemis abhorrés qui avaient occupé une partie de l’Égypte à la fin du Moyen Empire, nourrissaient une vénération particulière pour Seth, ce qui contribuera plus tard à une certaine détestation de celui-ci (voir infra), la perception positive du dieu comme co-protecteur, avec Horus, de la monarchie ne faiblira pas. Et elle n’est pas exclusivement liée à la période ramesside, comme on le prétend parfois. Déjà, les pharaons de la XVIIIe dynastie ont fait montre d’un grand respect pour l’Ombite. Rappelons la reconstruction à nouveau frais du grand temple du dieu à Ombos (Toukh) menée à bien par Touthmosis Ier60 et dont l’envergure est magnifiquement illustrée par le superbe linteau où l’on voit Seth prodiguer la vie au nom d’Horus du souverain (ci-desssous, fig. 6). Dans le même esprit de dévotion filiale, sur un bloc conservé au Musée de plein air de Karnak (fig. 7), Hatshepsout ne dédaigne pas de se faire 59 Le texte date de la XXe dynastie : Leitz, 1999 ; Gohy et Winand, 2011. 60 Petrie et Quibell, 1896, 67‑68 (où il est aussi fait mention des interventions de Touthmosis III et d’Amenhotep II dans le temple) ; Vandersleyen, 1995, 261.
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représenter recevant de Seth le signe de vie ânkh et l’ouas, tandis que l’épouse du dieu, Nephthys, tient affectueusement l’épaule de la reine.
Fig. 6. Seth insuffle la vie au nom d’Horus de Touthmosis Ier. Relief du temple d’Ombos aujourd’hui au Musée du Caire. Dessin tiré de http://www.joanlansberry.com/setfind/ setfind.html, d’après Petrie et Quibell, 1896, pl. 77.
Fig. 7. Seth présente l’ânkh et l’ouas aux narines de Hatshepsout. Bloc du Musée en plein air de Karnak. Tiré du site http://www.joanlansberry.com/setfind/setfind.html, d’après Cruz-Uribe, 2009, 214, fig. 8.
Mais c’est à partir du début de la XIXe dynastie (v. 1292 av. J.-C.) que le culte de Seth a été mis en honneur comme jamais auparavant par les rois de la lignée ramesside61. Celle-ci était originaire du nord-est du Delta. Sans doute en raison de 61 Te Velde, 1967, 129‑133 ; Rikala, 2007, 224‑226.
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la proximité avec l’Asie, le culte de Seth/Soutekh, étrange dieu des étrangers, était depuis longtemps bien ancré dans cette région (Kemp, 1983, 157‑158), où les rois Hyksos avaient établi leur résidence (Avaris), reconvertie en capitale impériale (Pi-Ramsès) par la XIXe dynastie. Le nom de couronnement de deux souverains de celle-ci, Séthi Ier (v. 1290‑1279) et Séthi II (v. 1201‑1196), et celui du fondateur de la XXe dynastie, Sethnakht – « Seth est puissant » (v. 1188‑1185) –, traduisent singulièrement leur dévotion envers le dieu62. Séthi Ier plaça l’une des trois principales divisions de son armée sous la protection de Seth63, ce en quoi le suivit son fils, Ramsès II le magnifique (v. 1279‑1212). Dans la stèle commémorant son mariage avec une princesse hittite, celui-ci accumule les épithètes exprimant son allégeance pieuse64 : il s’y présente comme65 « souverain vigilant, roi courageux, fils de Seth, aimé de Montou66 », mais encore67 « fils de Seth, nourrisson d’Anat68, taureau vigoureux comme Seth d’Ombos69 ». En faveur de ce « père », Ramsès II multiplia les monuments (Te Velde, 1967, 130‑131). On lui doit entre autres l’étonnante Stèle de l’an 400 érigée après l’an 34 du règne en l’honneur de ses ancêtres, qui est une véritable laudatio de Seth s’employant à montrer que son culte à Avaris était bien antérieur à l’arrivée des Hyksos70. Seth y est représenté
62 S’agissant de la piété de Séthi Ier envers Seth, voir particulièrement Habachi, 1974. Sur la signification de son nom en lien avec le dieu Seth, voir Masquelier-Loorius, 2013, 33‑35, qui rappelle que la chevelure rousse de Ramsès II (révélée lorsque les techniciens de Loréal participèrent en 1976 à l’opération de sauvetage de sa momie : Desroches Noblecourt, 1996, 51‑52), probablement atavique, explique peut-être en partie la faveur dont sa famille entourait Seth, auquel, en tant que dieu du désert, la couleur rouge, jugée pourtant néfaste, était associée : cf. Volokhine, 2010, 231‑232. 63 Les deux autres étaient sous la protection d’Amon et de Rê. Sous Ramsès II, les quatre divisions majeures participant à la bataille de Qadesh seront placées sous l’égide d’Amon, de Rê, de Ptah et de Seth. C’est dire si ce dernier était hissé au rang des principales divinités de l’empire (cf. Faulkner, 1953, 42), tandis que se trouvait exaltée sa nature guerrière. 64 Dans le cintre de la stèle, en sa version d’Abou Simbel (LD III, 196), le roi est figuré assis sous un dais entre Seth et Ptah-Taténen, manière de placer son hymen sous la bienveillance particulière de ces deux divinités. Cannuyer, 2010, 88‑89. 65 Kuentz, 1925, 226. 66 Au Nouvel Empire, Seth entretient des liens étroits avec Montou, dieu guerrier de la région thébaine à tête de falconidé (Te Velde, 1967, 132). Est attesté un dieu Montou-Seth, fils de Rê (Meeks, 1986, 10). Ces liens perdureront même après la proscription croissante dont Seth sera la cible : dans le temple de Tôd, d’époque ptolémaïque, Montou est représenté avec la tête de Seth (Legrain, 1916, 121, fig. 4). 67 Kuentz, 1925, 228. 68 Divinité guerrière des Sémites occidentaux, sœur et amante de Ba‘al, maître de l’orage, à Ougarit, acclimatée en Égypte au Nouvel Empire et vénérée, à l’instar d’Astarté, comme une parèdre de Seth, par conséquent ici comme la mère de Ramsès. Épouse de Seth au Nouvel Empire, elle sera celle de Yhwh, chez les Juifs de la colonie d’Éléphantine à lépoque perse (5e siècle av. J.-C.) ! Lipiński, 1992 ; Rachet, 1999, 34‑35 ; Corteggiani, 2007, 34. 69 Dans un autre protocole du même texte, le souverain est pourtant qualifié de « Faucon vainqueur de l’Ombite » (Kuentz, 1925, 225), ce qui révèle, une fois de plus, combien les Égyptiens associaient en une alchimie féconde de sens les aspects apparemment opposés, en fait complémentaires, du dieu d’Ombos. 70 Sur la stèle, voir en dernier lieu Obsomer, 2012, 22‑25.
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sous une forme totalement anthropomorphe et portant un vêtement asiatique : il s’agit en réalité d’un Seth-Ba‘al71. Seth assimilé à Ba‘al, grand dieu asiatique de l’orage Car Seth est en effet, à cette époque, interprété comme l’alter ego égyptien du grand dieu sémitique Ba‘al72, dont le nom en hiéroglyphes est d’ailleurs déterminé par le signe séthien : . Nous venons de voir que dans la Stèle du Mariage de Ramsès II, Seth est présenté comme l’époux d’Anat, sœur-amante du Ba‘al ougaritique. L’identification Seth = Ba‘al remonte en fait à l’époque Hyksos73. Elle se fonde sur le fait que les deux dieux étaient seigneurs de l’orage et guerriers. Cela se vérifie par l’étude de l’évolution de la catégorie des mots qui, en égyptien, peuvent être déterminés par l’image de Seth ou de son animal mystérieux74. Parmi eux, un certain nombre, dont la prégnance s’affirme surtout au Nouvel Empire, désignent significativement la tempête75 (pxpx, nSn, XAXAti, snm, sSn, qri/qrr – avec, dans ces cas, le recours fréquent au signe spécifique de l’animal juché sur un ciel pluvieux : ), la neige (srq, terme emprunté à une langue sémitique), le vacarme ou le fait de crier (aS, « crier », nhnh, « rugir », hmhm.t, « cri de guerre », s[w]hA, « perturber, rugir », khA, « rugir »)76. Cet emploi spécifique des déterminatifs séthiens au Nouvel Empire renvoie au lien que le dieu entretient 71 Stadelmann, 1967, 41‑42 ; Te Velde, 1967, 123‑154, fig. 15 ; Bietak, 1990, 11 ; Schneider, 2003, 160‑161. 72 Te Velde, 1977, 120‑129. L’assimilation à Ba‘al, dieu taureau, a été favorisée par le fait que Seth était considéré, cela dès les hautes époques, comme le dieu des pays étrangers, que les Textes des Cercueils associent étroitement au ciel septentrional et auxquels ils attribuent une forme bovine (Irwin, 1999, 83). Le combat entre Seth et Âpopis a pu aussi être rapproché de la lutte entre Ba‘al et la Mer (Yam), mais il ne faut pas, comme l’ont suggéré d’aucuns, voir une influence du mythe cananéeen sur la mythologie égyptienne, puisque la tradition faisant de Seth un combattant du serpent maléfique remonte au moins au début du Moyen Empire, à une époque antérieure donc au contact avec les Hyksos et leur culte de Ba‘al. C’est peutêtre même l’inverse qui doit être considéré, à savoir un influence du mythe égyptien sur le mythe asiatique (Te Velde, 1967, 99 ; Irwin, 1999, 84 ; Manassa, 2013, 152‑155). Un autre dieu sémitique, non sans lien avec Ba ‘al, auquel Seth a été, dans une bien moindre mesure, assimilé, est Reshef : Tazawa, 2007. 73 Les Hyksos vénéraient de toute évidence un Ba‘al qu’ils identifièrent à Seth ; rédigé vraisemblablement au début de l’époque ramesside, le récit de la Querelle d’Âpopis et de Seqenenrê, va même jusqu’à prétendre, dans une perspective évidemment polémique, qu’il était le seul des dieux égyptiens auxquels les Hyksos sacrifiaient (cf. Van Seters, 1966, 97‑103, 171‑175 ; Te Velde, 1967, 121 ; Redford, 1992, 117‑118, 231‑235 ; Irwin, 1999, 82‑83 ; Paulet, 2007, 122‑124 ; Spalinger, 2010, 122‑125 ; Manassa, 2013, 46‑50). 74 Pour une analyse sémantique et diachronique de l’emploi des déterminatifs séthiens, voir le travail pionnier de Te Velde, 1977, 22‑26, mais se reporter surtout aux travaux de Goldwasser, 1995, 99‑103 ; 2005, 107‑109, et McDonald, 2002 et 2007. Voir aussi Allon, 2007. 75 Déjà relevé par Zandee, 1963, 147. 76 Ces derniers mots sont à juste titre identifiés par Allon, 2007, 18, comme un sous-groupe de ceux qui désignent des perturbations atmosphériques violentes, celles-ci étant caractérisées par le fracas du tonnerre.
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avec les désordres du climat. Par là-même, il doit être mis en rapport avec l’assimilation croissante de Seth à Ba‘al. Sous le nom en fait passe-partout de Ba‘al (« Seigneur, maître »), se cache bien souvent le dieu Addu, Adad, Hadad ou Haddu77, dieu sémitique de l’orage, du vent, de la tempête (Kapelrud, 1952, 93‑98), dont la puissance est aussi associée à la fertilité favorisée par l’eau douce qu’il prodigue généreusement depuis les espaces célestes78. Le Ba‘al le plus connu en Égypte était certainement le , Ba‘al du Saphon, c.-à-d. du Djebel el-Aqra’, à 40 km au nord de Ras Shamra, site de l’ancienne cité d’Ougarit79, Mais en raison même de la « plasticité » de Ba‘al, lequel désignait une infinité de dieux levantins des montagnes, des nuées et de l’orage, Seth est devenu le nom générique de tous les dieux étrangers, notamment le dieu hittite de l’orage, Teshoub. Dans le traité égyptohittite signé l’an 21 de Ramsès II, quand le texte égyptien énumère tous les grands dieux hittites garants de l’accord, il recourt au nom Seth (Soutekh)80. Inversement, deux des fils de Ramsès II, Amenherkhépéchef et Amenemouia, sont appelés, dans des documents rédigés hors d’Égypte, Sethherkhépéchef et Sethemouia81. C’est donc en raison de sa qualité de Ba‘al, guerrier céleste faisant la pluie et le beau temps, dieu-orage combattant farouche des forces du chaos82, que Seth fut vénéré par les ramessides, promoteurs d’une politique impérialiste en Asie.
77 Stadelmann, 1967, 505‑511 ; Schwemer, 2001 : 505‑511 ; Green, 2003, 173‑175. 78 Mais, vu le contexte égyptien, Seth n’empruntera pas cet aspect à son homologue syro-cananéen. 79 Son culte est attesté à Memphis dès le début de la XVIIIe dynastie, puis, au 6e siècle, dans la région de la branche pélusiaque du Nil. Voir Te Velde, 1967, 122, Chuvin et Yoyotte, 1986, et sur le culte de Baal-Seth dans le monde ouest-sémitique, la très importante étude de Corinne Bonnet, 1987. 80 Kestemont, 1981, 34, 48‑50. Dans ces cas, Kestemont traduit pertinemment Òwtx par « le dieu-orage ». 81 Meeks, 1986, 16‑17 ; Obsomer, 2012, 201‑203. 82 On sait bien que dans la Bible, les théophanies de Yhwh ont souvent l’orage pour théâtre, révélant que le dieu des Hébreux fut sans doute à l’origine une divinité de la tempête et du vent. Cf. Psaume 29, 1‑11 : « La voix (qôl) de Yhwh est au-dessus des eaux, le Dieu majestueux fait rouler le tonnerre, Yhwh au-dessus des eaux immenses. La voix de Yhwh avec force, la voix de Yhwh imposant le respect, la voix de Yhwh fracasse les cèdres, Yhwh fracasse, oui, les cèdres du Liban… ». À quoi répond, dans un souci de démythologisation, la vision du prophète Élie en 1 Rois 19, 11‑13, selon laquelle Yhwh n’est ni dans le vent, ni dans le tonnerre ni dans la foudre, mais dans « léger murmure doux » (qôl demāmāh daqqāh). Pour un intéressant parallèle à établir entre le Psaume 29, où Yhwh fracasse les cèdres du Liban, et le récit d’Ounamon, où le prince Zeker-Ba‘al menace de « pousser un cri puissant sur le Liban » pour que le ciel s’ouvre et que les arbres soient rejetés sur le rivage, c.-à-d. pour qu’ils soient déracinés par la foudre de Ba‘al, voir Winand, 1994. Comme Ba‘al, Yhwh combat la mer : Psaume 93, 1‑5 : « Les courants peuvent se lever, Yhwh, les courants peuvent élever la voix. Qu’élèvent les courant le grondement de Yam (dok yām), plus puissant que le grondement des océans, plus que les vagues de Yam, plus puissant est, en haut, Yhwh ! ». Comme Seth terrassant Âpopis, Yhwh anéantit des monstres hérauts du chaos et du mal, le Léviathan et Rahab : Psaume 89, 10‑11 : « Tu coupas Yam en deux avec ton pouvoir, brisas les têtes des monstres de l’océan. Tu écrasas les têtes de Léviathan, le livrant en pâture aux troupeaux des bêtes… Toi tu écrases Rahab en l’ouvrant de haut en bas, de ton bras puissant, tu disperses tes ennemis. » Sur tout cela, voyez Irwin, 1999 ; del Olmo Lete, 2008, 185‑194 (avec nombreuses références).
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Ramsès II l’invoque ainsi pour qu’il accorde une arrière-saison hivernale clémente à l’escorte dépêchée au Levant pour aller quérir sa dulcinée au pays hittite. Façon pour le pharaon d’affirmer son intimité avec le grand dieu maître de la pluie, alors même que le monarque hittite venait d’accepter d’envoyer sa fille en Égypte pour s’attirer la mansuétude de cette même divinité qui avait accablé son royaume d’une terrible sécheresse83. Dans le récit de la bataille de Qadesh, Ramsès II, toujours lui, apparaissant comme le dieu guerrier Montou, est décrit « tel Baal en son heure »84, et plus loin dans le récit, ayant grâce à Amon repris vigueur après un moment de désarroi, il contre-attaque les Hittites et se sent, dans leur regard, « comme Seth en son moment »85. Dans une inscription du temple funéraire de Ramsès III à Médinet Habou86, le cri de guerre (hmhm) du roi est comparé à celui de Baal dans les cieux87. L’image est antérieure à l’époque ramesside, puisque déjà dans plusieurs lettres d’El Amarna, des principicules asiatiques comparent Akhénaton à la fois au Soleil et à Baal88, ainsi le roi Abi-Milku de Tyr, qui après avoir décrit le pharaon comme « le Soleil qui se lève sur tous les pays jour après jour », dit aussi de lui qu’il « pousse son cri dans le ciel comme Baal, et tout le pays s’effraye à son cri89 ». Une iconographie significative On comprend pourquoi l’iconographie de Seth va, à partir de l’époque ramesside, emprunter franchement plusieurs traits à celle de Ba‘al et vice versa90. Deux iconotypes du dieu analogues mais point identiques retiendront ici spécialement notre attention. Il y a tout d’abord des représentations où Seth est figuré harponnant Âpopis. On a déjà évoqué celle du papyrus funéraire de la chanteuse d’Amon Herouben (XXIe dynastie) et on verra plus loin le relief du temple d’Hibis à Kharga, datant de l’époque perse. Signalons surtout ici, dans les collections de la glyptothèque Ny Carslberg à Copenhague, l’extraordinaire figuration de Seth à tête de taureau (notre fig. 8)91, muni d’ailes et vêtu du pagne à glands typiquement asiatique, qui transperce un ennemi. Daté de la XIXe dynastie, ce relief 83 Sur le mariage hittite de Ramsès II et cette anecdote, voyez maintenant Cannuyer, 2010a, 90‑93. 84 L’acclimatation de Ba‘al guerrier en Égypte fut telle qu’à l’époque ptolémaïque se forgèrent sur son nom un verbe bal ( ), « combattre », et un substantif bal ( , var. ou ), « guerrier ». Sauneron, 1964, 22‑24. 85 Bataille de Qadesh, P 75, 80. Traduction d’Obsomer, 2012, 140‑141. 86 Cf. Winand, 1994, 105, n. 33. 87 Edgerton et Wilson, 1936, 94, pl. 87, lignes 2‑3. 88 Moran et al., 1987, lettres 108, 6 ; 147, 14 ; 149, 7 ; 159, 7 ; 207, 6. 89 Moran et al., 1987, 378 (lettre 147, 14). 90 Voir sur les nombreux rapports entre l’iconographie de Ba‘al et de Seth, la remarquable étude de Cornelius, 1994, passim, où l’on trouvera toute la bibliographie antérieure. 91 L’inscription l’accompagnant le désigne d’ailleurs comme « Seth, le taureau d’Ombos ». Belle reproduction en couleurs dans Arslan, 1997, 217.
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hélas fragmentaire (le serpent manque) devait faire partie d’un ensemble montrant la barque solaire agressée par Âpopis : on remarque notamment, à la proue du bateau, la même hirondelle que celle dessinée sur le papyrus de Herouben. Comme Seth a une tête de bovidé et un pagne asiatique, on peut sans risque de se tromper affirmer qu’il s’agit d’un Ba‘al-Seth : le harpon avec lequel il terrasse le maléfique reptile peut donc aussi faire allusion à la foudre. On rapprochera utilement ce relief de la stèle de Taqayna au Musée de Leyde (fig. 10), où l’Ombite, le grand dieu (Nwbtj nTr aA), complètement anthropomorphe, donne le coup de grâce à un Âpopis à tête humaine, ou encore de la plaque de faïence conservée aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles et provenant de la collection de William Mac Gregor (fig. 9), où est figuré un Seth ailé et barbu – récemment identifié comme un Seth-Reshef92 – harponnant un grand serpent. Ce qui est caractéristique de ces représentations, c’est notamment l’infléchissement de la jambe droite du dieu, traduisant son mouvement offensif. Cette caractéristique fait défaut dans d’autres représentations de Seth que, dans un premier temps, on serait tenté d’interpréter de manière analogue. C’est le cas du célèbre Seth également conservé à la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague (notre fig. 11), qui a récemment bénéficié d’une étude stylistique approfondie et d’une analyse scientifique très poussée (Schorsch et Wypyski, 2009). L’œuvre date certainement de l’époque ramesside. Mais, sans doute à la Troisième Période Intermédiaire, on a ajouté à la tête du dieu des cornes de bélier, pour en faire un Seth-Amon93.On a parfois voulu reconnaître dans ce bronze une figuration de Seth à la proue de la barque solaire embrochant Âpopis de sa lance, mais le dieu n’a en réalité pas la posture adéquate, la main gauche n’étant pas en bonne position pour tenir une lance qui aurait été brandie par la droite, et surtout la jambe avancée n’est absolument pas infléchie comme le requerrait un lancer de harpon94. En réalité, l’attitude de ce superbe Seth de Copenhague correspond très exactement à celle des dieux cananéens « guerriers », tel Baal d’Ougarit, des « dieux menaçants » connus par toute une série de statuettes en métal95 et aussi par de nombreux reliefs (nos fig. 13, 14 et 15)96. C’est la même attitude qu’on observe chez le Seth ailé ayant fait partie de la collection Michaelides, publié par Leibovitch, 1944 (notre fig. 12). Comme le Seth de Copenhague à l’origine, celui-ci peut donc être considéré comme un Seth-Ba‘al : peut-être tous deux 92 Cf. López-Grande, 2003, 391. Voir aussi Cornelius, 1994, 216‑217. 93 Sur l’association de Seth à Amon, voir Vandier, 1969, Meeks, 1986, 10‑11, et ci-après, note 103. 94 Bien vu par Schorsch et Wypyski, 186, note 51. 95 Elles ont fait l’objet d’une étude exhaustive de Negbi, 1976. 96 Voir les excellents travaux de Seeden, 1980 et de Cornelius, 1994, 255‑259 ; c’est à ce dernier qu’on doit la qualification très adaptée de « menacing god » pour désigner ce type iconographique d’un dieu qui ne terrasse pas l’un ou l’autre ennemi mais fait simplement montre de sa puissance par son bras droit levé, tenant éventuellement une arme ou, dans le cas de Ba‘al-Adad, des foudres.
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brandissaient-ils des foudres aujourd’hui perdus, à moins qu’ils n’aient jamais rien tenu en mains, leur geste menaçant suffisant pour suggérer le lancer des éclairs.
Fig. 8. Fragment de relief. Seth-Baal lançant le harpon à la proue de la barque solaire. Copenhague, Glyptothèque, Ny Carslberg, A. 706. D’après Mogensen, 1931, p. CIII
Fig. 9. Seth-Reshef. Plaque de faïence (XIXe-XXe dyn.). Musées Royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles, E. 6190. D’après Griffith, 1894, 87.
Fig. 10. Stèle de Taqayna (XIXe dynastie). Leyde, Rijksmuseum van Oudheden, AP 60. www.joanlansberry.com/setfind/setfind.html.
Fig. 11. Seth-Amon. Bronze de la Glyptothèque, Ny Carlsberg, Copenhague, Æ.I.N. 614. www.joanlansberry.com/setfind/setfind.html.
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Fig. 12. Bronze de Seth. Ancienne collection Michaelidis. D’après Leibovitch, 1944, pl. XIII.
Fig. 13. La stèle du « Ba‘al au foudre » de Ras-Shamra (Ougarit), 15e-13e s. av. J.C. Paris, Musée du Louvre, AO 15775. D’après Yon, 1991, 326, fig. 6 : 5
Fig. 14. Stèle de style assyrien représentant Ba‘al-Adad juché sur un taureau et brandissant des foudres. Arslan Tash (ancienne Hadatu), nord de la Syrie, époque de Tiglat-phalasar III (744‑727 av. J.-C.). Paris, Musée du Louvre, AO 13092.
Fig. 15. Partie supérieure d’une statuette de Ba‘al menaçant, portant la couronne blanche de Haute-Égypte. Trouvé à Minet el-Beida (port d’Ougarit). Paris, Musée du Louvre, AO 11598
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Permanence du rôle positif de Seth malgré sa diabolisation progressive On sait qu’à partir de la Troisième Période Intermédiaire, Seth deviendra progressivement objet de suspicion, puis, à partir du 7e siècle av. n.-è. franchement diabolisé97. Les raisons de cette dépréciation sont multiples : le caractère perturbateur du dieu, son lien avec les désordres atmosphériques, sa nature de « dieu des pays étrangers »98 et particulièrement son assimilation à Ba‘al, qui sera de plus en plus mal perçue à mesure que les Égyptiens feront l’expérience de l’occupation de leur pays par des peuples hostiles99. La place de plus en plus envahissante d’Osiris dans la religion égyptienne a certainement aussi contribué à discréditer son « meurtrier ». Le principe ancien de la multiplicité des approches s’affadissant au profit d’une pensée plus binaire, peut-être sous l’influence de la rationalité grecque, Seth fut exclusivement considéré comme une figure du mal. On alla même, revers incroyable de fortune, jusqu’à l’identifier à Âpopis, dont, depuis des siècles, il repoussait pourtant les assauts quotidiens contre la barque de Rê100. Plutarque fait du lien entre Seth et les intempéries l’illustration même de son côté selon lui entièrement négatif. Seth n’avait-il pas significativement pris le nom grec du détestable Typhon101 ? Mais cette proscription dont Seth a été la victime ne fut pas totale. Son rôle positif comme puissant auxiliaire du soleil dans sa lutte matinale quotidienne contre le chaos représenté par le serpent Âpopis n’a pas été perdu de vue. Plutarque lui-même en est sans doute témoin, lorsqu’il réfute l’opinion « de ceux
97 Voir, sur cette descente aux enfers de Seth, Te Velde, 1967, 141‑151, et l’excellente étude de Fabre, 2001a, qui ne fait cependant pas assez droit, me semble-t-il, au fait que l’opprobre accablant Seth n’a été ni constant ni unanime. 98 Te Velde, 1967, 72, 108 sv. ; Mayoh, s. d., qui insiste beaucoup sur les liens très anciens de Seth avec le dieu d’origine libyenne Ash, jusqu’à faire de celui-ci, selon moi abusivement, l’origine de celui-là. 99 Le sac de Thèbes par les Assyriens en 663 av. J.-C., puis la seconde occupation perse ont dû notamment avoir un effet désastreux sur la conception que les Égyptiens se faisaient de leur rapport au monde extérieur. Comme l’écrit Meeks, 1986, 20 : « Le meurtrier d’Osiris et persécuteur d’Horus devient, aussi, l’étranger impie et dévastateur ». 100 Ou bien on fera de Seth un traître qui, dans la barque solaire, aurait saboté le bon fonctionnement de celle-ci. Cf. le papyrus d’Imouthès, daté de la fin de la seconde domination perse ou du début de l’époque lagide : « Tu (= Seth) as coupé la corde de proue de la barque en présence des rebelles, alors que Rê se tenait sur la rive orientale » (Goyon, 72, pl. XXXI). Relevé par Borghouts, 2007n 42, n. 321. 101 « Typhon est tout ce qu’il y a dans l’âme du monde de passionné, de subversif, de déraisonnable et d’impulsif, et tout ce qui se trouve de périssable et de nocif dans le corps de l’univers. Tous les désordres auxquels donnent lieu les irrégularités et les intempéries des saisons, les éclipses de soleil, les effacements de la lune, sont comme les sorties et les manifestations de Typhon. C’est ce que prouve le nom de Seth, qu’on donne à Typhon, car ce mot signifie une force opprimante et contraignante, et veut aussi dire souvent renversement, bond en arrière. » (Plutarque, De Iside et Osiride, 49 ; trad. Meunier, 1924, 157). Cf. Hani, 1976, 238, où l’on trouvera une élucidation des étymologies certainement controuvées du nom de Seth données par Plutarque : voir aussi Kees, 1923 ; Zandee, 1963, 150 ;Te Velde, 1967, 3‑4). Cité par Fabre, 2001b, 91.
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qui assignent à Typhon la sphère du soleil »102. On connaît bien le relief du temple d’Amon d’Hibis (oasis de Kharga), datant de l’époque perse (notre fig. 16), où Seth, clairement identifié par la légende de la scène, est représenté avec une tête de faucon coiffé du pschent ; accompagné d’un lion, il transperce de sa lance l’ophidien hostile103. Sans doute a-t-on pu faire valoir que cette forme, inconnue aux époques antérieures, d’un Seth à tête de faucon perpétuant son rôle positif, à une époque où il était généralement abhorré, était spécifique aux oasis, à l’orée de l’immensité désertique à laquelle depuis toujours était associé le dieu104. Mais on a pu montrer qu’il y avait eu d’autres « poches de résistance » à la démonisation de Seth105. Même la documentation grecque d’Égypte laisse encore affleurer la nature en partie positive de Typhon, comme dans ce papyrus magique qui invoque le « Puissant Typhon […], dieu des dieux […], souverain des ténèbres, qui amènes la foudre, tempétueux, éclair de nuit, toi qui souffles le chaud et le froid, toi qui ébranles les rochers, toi qui fais trembler les murailles, qui suscites la grêle et ébranles les profondeurs » ; l’incantation, dont l’auteur revendique d’être un dévot « soldat » de Typhon, fait allusion au combat de celui-ci « aux deux portes du ciel » contre le « serpent invisible ». 102 De Iside et Osiride, 51 ; Meunier, 1924, 161. Plutarque complète sa réfutation en précisant que rien de lumineux, de « solaire », ne peut provenir de Typhon, lequel, au contraire, produit la sécheresse brûlante qu’il est absolument impossible de regarder comme l’ouvrage du soleil. Hani, 1976, 205, commentant ce passage, a tort de renchérir en affirmant que l’assimilation de Typhon au soleil est inconcevable dans la pensée égyptienne. 103 Cette iconographie de Seth est très semblable à celle d’une autre entité divine vénérée aux époques ptolémaïque et romaine dans l’oasis de Dakhla (plus précisément à ‘Ayn Berbiya), Amon-Nakht ; la seule différence notable est que celui-ci est représenté pourfendant un ennemi humain et ressortit donc plutôt à la thématique de la royauté écrasant les adversaires de l’Égypte (Kaper, 1997, 65‑83 ; Corteggiani, 2007, 25‑26). Sur la base d’un relief analogue conservé au Walters Art Museum de Baltimore où l’ennemi terrassé par le dieu hiéraconcéphale semble être un perse, Popko, 2008, suggère que cette iconographie d’Amon-Nakht, inspirée de celle du Seth de Hibis, aurait été créée sous le règne de Ptolémée IX, dans le cadre de la confrontation entre les Lagides et les Séleucides. Le dieu Amon-Nakht amalgame manifestement l’identité d’Amon et celle de Seth. Amon est déjà associé à Seth et à l’orage dans le récit du Voyage d’Ounamon, rédigé vers la fin du 11e siècle av. J.-C., voire, selon une hypothèse récente, un siècle plus tard (Sass, 2002), où le malheureux envoyé du pharaon observant une tempête, se dit : « Voici qu’après avoir placé Seth (Soutekh) à son côté, Amon donne de la voix dans le ciel » (mk iir Imn xrw m tA p.t iw di=f Zwtx m-rk :f). Ounamon, 2,19, édition de Gardiner, 1932, 68. Trouvée à Ombos, la stèle d’un certain Ouserhat, contemporain de Ramsès III, montre ce « premier prophète de Seth, le très puissant », adorant son dieu et Amon assis dos à dos sur l’emblème du sema-taouy (Te Velde, 1967, 134, fig. 16 ; Corteggiani, 2007, 503). On rappellera aussi la statuette de Seth de Copenhague étudiée plus haut, à laquelle on a rajouté les cornes du bélier d’Amon. 104 Kaper, 1997a, 55‑65. Voir aussi l’extraordinaire fresque trouvée à Ayn Turba (oasis de Kharga, entre le temple d’Hibis et la nécropole de Bagawat) en 1908‑1909 par H. Winlock montrant trois dieux cavaliers, l’un de forme complètement humaine, l’autre avec une tête séthienne, le troisième hiéraconcéphale, combattant de leur lance un immense serpent. Cruz-Uribe, 2009, 224‑226, considère qu’il s’agit en fait de trois représentations de Seth polymorphe. L’existence d’un culte de Seth est aussi attestée dans l’oasis Dakhla depuis la XXIe dynastie : Osing, 1985 ; Kaper, 1997b. 105 Meeks, 1986, 20‑25, le souligne à juste titre.
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Fig. 16. Seth à tête de faucon pourfendant Âpopis dans le temple d’Hibis à Kharga. D’après de Garis Davies, 1953, pl. 42.
Seth ser kherou, shed khenenou et shed kherou : le perturbateur et ravisseur de voix On a vu que le vacarme produit par l’orage a été ressenti par les Égyptiens comme une voix (xrw) céleste, en l’occurence celle de Seth. En témoignent encore les deux désignations coptes du tonnerre : xroumpe/xrmpe (saïdique) et xroubbai (saïdique)/4arabai (bohaïrique), issues respectivement de l’ancien égyptien , xrw m p.t (« voix dans le ciel ») et , *xrw m biA (« voix dans le firmament »)106. Je pense que s’éclaire ainsi une épithète de Seth qu’on rencontre dans une « déclaration d’innocence » (ou « confession négative ») du chapitre 125 du Livre des Morts107. À l’un des dieux qu’il interpelle tour à tour pour affirmer qu’il est sans péché, le défunt lance : i sr xrw pr(.w) m Wns� n Xnn(w)=i, « Ô celui qui répand la voix, issu d’Ounsy, je n’ai pas été querelleur ». Le verbe sr est généralement traduit par « annoncer », sens qu’il a en effet souvent, voire 106 Vycichl, 1983, 308‑309. On a voulu plutôt dériver xroubbai de *xrw Bal, « Voix de Ba’al » (Stricker, 1956, note 148), mais l’hypothèse doit être écartée : cf. Sauneron, 1964, 23. 107 C’est la 25e des 42 déclarations du chapitre 125 du Livre des Morts de Neb, dont l’ordre a été adopté par l’étude fondamentale de Maystre, 1937.
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« prophétiser », signification qu’il n’endosse en fait jamais, comme je l’ai montré dans Cannuyer, 2010b. Dans ce livre, j’ai défendu la thèse que le sens premier du verbe a dû être « étendre, répandre » (d’où « répandre une information » > « annoncer, faire savoir, publier »), signification qui a survécu dans le copte swr et qui affleure dans la documentation égyptienne ancienne plus souvent qu’on ne le croit, par exemple dans l’expression bien connue sr snD, « répandre la crainte ». Il me semble évident que dans le cas de sr xrw, c’est ce sens initial qu’il faut reconnaître au verbe. Traduire par « annonceur de la voix » n’est guère pertinent108. Il faut rendre l’expression par « celui qui répand la voix/le bruit ». On a une confirmation que les Égyptiens comprenaient comme je le fais ; dans le papyrus Berlin 2, le scribe a remplacé sr xrw par une expression paronyme dont le choix est significatif : srwi (cf. Wb. IV, 193, 9‑12) xrw, « celui qui déplace la voix ». Le dieu ainsi salué est sans doute Seth. Ounsy, la cité dont il est dit provenir, fut en effet la première métropole du 19e nome de Haute-Égypte (le nome oxyrhynchite de l’époque grecque), où le dieu vénéré par excellence était Seth109. Devant cette divinité aux ardeurs belliqueuses, le trépassé se défend d’avoir été chercheur de querelle110 : on a souligné qu’il y a souvent, dans ce chapitre 125 du Livre des Morts, un lien intrinsèque entre le « péché » dont le défunt se dédouane et la nature du dieu devant lequel il proteste de son innocence (Yoyotte, 1961, 60). Or, précisément, le verbe Xnn utilisé pour indiquer la faute dont s’exempte le défunt, est parfois déterminé par l’animal séthien (ou par un singe faisant le gros dos en signe d’agressivité)111 et signifie clairement « chercher querelle »112. À mon avis, l’épithète donnée à Seth fait référence au chapitre 39 du même recueil113, où le mort, enjoignant au serpent Âpopis de ne pas faire obstacle à la navigation 108 Ainsi, la traduction pour laquelle a opté Barguet, 1994, 173 (reprise par Carrier, 2009, 444), me paraît peu satisfaisante et sollicitée : « Ô Celui qui annonce la décision… ». 109 Voir Helck, 1974, 118‑120, Gomaà, 1982, et Cannuyer, 2010b, 320. Un autre indice suggérant qu’il s’agit bien de Seth se trouve dans la variante du papyrus de Nebqed (Louvre, N 3068), qui donne : i sr xrw pr m Wns n rhn=i Hr mw, « Ô celui qui répand la voix issu de Ounsy, je n’ai pas pataugé sur l’eau » (d’après le corpus accessible sur le site web du « Projet Rosette »), qui me paraît clairement faire référence au vacarme que produit l’hippopotame, animal séthien par excellence. 110 Le choix du verbe sr ( ) aurait-il lui-même une connotation séthienne dans cette épithète ? Ce n’est pas impossible. Angela McDonald (2008, 36, note p) et moi-même (Cannuyer, 2010b, 134‑135) avons souligné qu’il y a plusieurs cas où le déterminatif de la girafe soit a une allure séthienne soit est franchement remplacé par l’animal typhonien. Cela est de nature à donner du grain à moudre à ceux qui veulent identifier la bête de Seth à une girafe (dernièrement encore, Westendorf, 2009). Cette identification est sans doute à rejeter, mais il est certain que les Égyptiens avaient eux-mêmes très tôt établi un rapprochement entre la tête du grand herbivore et celle de Seth. Le plus ancien exemple du verbe sr écrit avec un déterminatif nettement séthien se trouve dans une inscription du Ouâdi Hammamat de l’extême fin de la VIe dynastie ou du début de la Première Période Intermédiaire (Cannuyer, 2010b, 242‑249). 111 Cf. Maystre, 1937, 87. 112 Allen, 1974, 98, traduit : « I have not made trouble », et Hornung, 1979, 238 : « Ich habe keinen Streit entfacht ». 113 Voir, maintenant, la remarquable édition et exégèse de ce chapitre par Borghouts, 2007.
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de la barque solaire, s’assimile à Seth le bagarreur : « Je suis Seth114, qui cause115 la perturbation (Sd Xnnw) et la tempête (qri) lorsqu’il circule (pXr=f)116 dans l’horizon du ciel à l’instar de l’Entortillé117, car tel est son désir (mi nbD ib=f pw) !118 ». L’épiclèse employée dans ce chapitre 39 est Sd Xnnw qri, « celui qui cause la perturbation et la tempête » : elle renvoie tant à la nature guerrière de Seth qu’à sa qualité de dieu de l’orage. Des versions tardives du chapitre 39 présentent d’ailleurs au lieu de Sd Xnnw qri la variante Sd Xnnw xrw ( ), « celui qui cause la perturbation et la voix119 ». Cette « voix » remplaçant la tempête doit, de toute évidence, être une allusion au « tonnerre ». Plus ramassée, l’épithète Sd xrw120 est parfois donnée à Seth. Hatshepsout, dans une inscription de la Chapelle Rouge à Karnak, dit être dotée de la « puissance du shed kherou » (pHt� Sd xrw)121. Seth est également désigné allusivement par cette expression dans le magnifique Hymne à Osiris de la Stèle d’Amenmès (Louvre C 286), où on lit, aux lignes 21‑22 : « Ils (les hommes) ont présenté au fils d’Isis son ennemi, après que sa force se fût effondrée et que du mal ait été fait au shed kherou (mAa.n=sn n sA As.t xft�=f xr.n qn=f ir[.w] Dw.t r Sd-xrw) »122 C’est ainsi encore qu’est appelé le juge d’une autre déclaration du chapitre 125 du 114 Les versions plus tardives ont généralement « Je suis un fils de Seth » (Borghouts, 2007, 16, n. 79). 115 Cette traduction du verbe assez polysémique Sdi (Wb. IV, 560,8‑562, 19), « enlever, livrer, fournir », écrit avec les déterminatifs ou dans toutes les leçons données par Borghouts, est bien confortée par la variante du Livre des morts de Iahmosé (XVIIIe dynastie, papyrus British Museum EA 73669), qui donne mc Xnnw qri, « qui engendre la perturbation et la tempête ». Borghouts, 2007, 16, n. 80. 116 Le verbe est absent des plus anciennes versions, qui ont simplement « Je suis Seth, agent de perturbation et de tempête dans l’horizon du ciel ». La version tardive du Livre des Morts de Nesoushoutefnout (papyrus Chicago OI 9787), d’époque perse ou ptolémaïque, donne pr m-Xnw Ax.t n.t p.t, « qui sort/ se lève du sein de l’horizon du ciel », accentuant peut-être encore l’identification de Seth à une tempête surgissante. Borghouts, 2007, 16, n. 81, 100. 117 Le nbD. Je retiens la suggestion de Borghouts, 2007, 42, n. 323, qui rattache ce terme à nbd, « tordre, enrouler, tresser » – d’où nbd.t, « natte, tresse » – ( Janssen, 1975, 136‑138). L’épithète désigne très fréquemment Âpopis (LGG IV, 199‑201), notamment à deux autres reprises dans ce chapitre 39 du Livre des morts, faisant sans doute allusion aux circonvolutions du corps du redoutable reptile. 118 Tout en préférant rendre ib par « désir », je me retrouve dans la traduction de Barguet, 1994, 86, reprise par Carrier, 2009, 167 : « … car c’est son caractère » (proche de celle de Verhoeven, 1993, I, 134 : « …wenn es seine Wille ist »). Borghouts, 2007, 16. 42‑43, défend une autre traduction (« … since he is one twisted of heart »), faisant de mi une conjonction suivie d’une phrase d’identité (S + pw). Mais, comme le montre d’ailleurs la synopse que Borghouts propose p. 100, la plupart des versions ont mi nbD ib=f pw, ainsi celle de Neferoubenef (fin de la XVIIIe dynastie) utilisée par Carrier. Aussi bien la distinction que croit pouvoir établir Borghouts entre nDb-ib, « l’entortillé-de-cœur », qui désignerait spécifiquement Seth, et nDb (« l’entortillé »), épithète d’Âpopis, ne me semble pas pertinente. Borghouts estime que l’emploi d’épithètes semblables pour les deux protagonistes est une belle illustration du principe « like against like ». Mais la traduction ici préconisée ne l’est pas moins : Seth parcourt le ciel comme Apopis enroulé sur lui-même, car c’est leur commun souhait (ib) de le faire ! 119 Plutôt que la « rumeur », comme le voudrait Borghouts, 2007, 16, n. 80. 120 En fait attribuée à des tas de génies gardiens de portes : LGG VII, 158‑159. 121 Lacau et Chevrier, 1977, 144, l. 4‑5, qui traduisent Sd xrw par « Criard ». 122 Moret, 1931, 746‑747 ; Barucq-Daumas, 1980, 96.
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Livre des Morts que celle qu’on vient d’analyser123. Rien n’empêche qu’il s’agisse aussi l’Ombite : i Sd xrw pr m Wr�.t n tA=i (var. : n ir=i tA rA=i), « Ô celui qui profère124 du bruit issu d’Ouryt, je ne me suis pas échauffé » (var. : « je n’ai pas échauffé ma parole »). Comme l’a montré Frandsen, 1998, 986‑987, Sd xrw, ne peut pas être un simple synonyme de qA xrw125, « celui qui élève la voix », comme on l’a généralement pensé126, mais qualifie très nettement, dans ses plus anciens emplois, un acte violent127 et plus précisément une violence perpétrée contre des tombes128. Dans la mesure où, en contexte funéraire, l’expression pri xrw (« sortir la voix ») désigne la virtualisation des offrandes par la voix, Morschauser, 1991, 69, a avancé l’hypothèse séduisante que Sd(i) xrw pourrait en être l’antonyme et évoquer le détournement ou le vol (Sdi a aussi le sens d’« enlever, ôter », cf. Wb. IV, 560‑562) de biens destinés au défunt. Seth serait, selon cette hypothèse, le Sd xrw, « le ravisseur de voix » d’Osiris parce qu’en jetant son corps dans les flots il aurait voulu lui ravir toute possibilité de culte funéraire. Mais ce qualificatif de « ravisseur de voix » pourrait tout aussi bien s’appliquer à Seth en sa qualité de dieu de l’orage qui, par son tonnerre, couvre toute voix, annihile toute parole. Ne rejoint-on pas là le sens de l’expression sr xrw, « celui qui répand sa voix », comme le tonnerre qui empêche d’entendre ce qu’on dit ? Une variante significative de la déclaration d’innocence du chapitre 125 du Livre des Morts où le juge est appelé sr xrw me paraît corroborer cette interprétation. On la trouve à l’époque ramesside puis dans le Livre des Morts de Iahtesnakht (papyrus Cologne Ég. 10207 ; fin XXVe ou plutôt XXVIe dynastie) : sr xrw y est remplacé par sD129 xrw, « celui dont la voix brise », c.-à-d. « à la voix 123 C’est la no 23 de Maystre, 1937, 85, fort proche donc de celle où le juge est appelé sr xrw. LGG VII, 158‑159 suggère de rapprocher l’épithète Sd xrw de celle qui se lit dans le chapitre 125 du Livre des Morts démotique de Pamonthès, « Celui qui va rugir (pA ntj nA xar) issu de Pr-m-wab.t » (Lexa, 1910, XI et 17). 124 Sd est ici écrit avec le déterminatif au lieu de dans le chapitre 39 du Livre des Morts, d’où cette traduction par « proférer » plutôt que « causer ». On fera remarquer ici qu’en français, le verbe « causer » a le sens à la fois de « provoquer » et de « parler » (selon une évolution qui a été à peu près celle-ci : causer = « faire cause, provoquer » > « faire cause en justice, accuser » > « parler en mal de quelqu’un » > « parler, bavarder » (cf. Gaume, Duvignau, Vanhove, 2008, 247‑248). D’une langue à l’autre, les transpositions métaphoriques des verbes sont souvent analogues. En égyptien, un des rôles des déterminatifs est de souligner ces transpositions d’un domaine sémantique à un autre. Cf. Cannuyer, 2010b, 613‑615. 125 Cf., par exemple, CT V, 214c-216c, passage évoqué ci-avant. 126 Voir les références données par Frandsen, 1998, 986, n. 38. 127 Pour Te Velde, 1968, 38, l’épithète Sd xrw se réfère typiquement à la nature de trickster (« fripon ») de Seth. Voir aussi Bianchi, 1971, 119. 128 Cf. notamment ce texte de la tombe de Hapidjefa, nomarque d’Assiout sous le Moyen Empire, cité par Frandsen d’après Urk. VII, 53,7‑13 : « Quant à tout homme, tout scribe, tout savant, tout affidé qui commettraient un shed-kherou dans cette tombe, qui détruiraient son inscription, qui endommageraient ses statues, ils tomberaient… » (ir rmT nb sS nb rx-ix.t nb nDs nb twA nb ir.t(�)=sn Sd-xrw m is pn HD.t(�)=sn sS=f nss.t(y)=sn n Xnt�.w=f xr=sn…). 129 Écrit sd ( ) dans la variante d’époque ramesside : cf. Maystre, 1937, 87.
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fracassante »130. Comme le verbe sr intervient aussi dans quelques textes où il est question d’« annoncer » la bataille131, on peut se demander, étant donné le profil guerrier de Seth et le fait que le trépassé nie avoir cherché noise à quiconque, si sr xrw n’évoque pas tout à la fois le bruit du tonnerre séthien qui se propage et l’espèce d’ultimatum cosmique qu’il manifeste. Conclusion : Seth, deus tonitrus Au terme de cette petite enquête, il apparaît que la fonction de dieu de l’orage, « grand de puissance » (aA pHt�), bruyant ravisseur de voix, est constitutive de la personnalité de Seth, dès les origines. Elle n’est nullement un caractère secondaire, de moindre importance que le rôle du dieu dans le mythe fondateur de la royauté égyptienne ou comme meurtrier d’Osiris. C’est sans doute cette dimension céleste qui a amené Seth à devenir auxiliaire de Rê dans le combat quotidien que l’équipage de la barque solaire doit mener contre le serpent Âpopis, archétype des forces sans cesse récurrentes de l’anti-création. On a pu mettre aussi en lumière aussi que le sceptre ouas, ainsi que le harpon grâce auquel l’Ombite tue le monstrueux reptile et la flèche fichée dans son arrière-train sont une allusion aux foudres dont est armé son alter ego sémitique Ba‘al. Loin d’être une figure négative, Seth comme deus tonitrus inspirait le respect et la vénération, notamment parce qu’il pouvait déchaîner sa puissance contre les ennemis de Rê et de l’Égypte. Il participait de la confluence des « opposables » – la coincidentia oppositorum chère à Nicolas de Cues et au cardinal Julien Ries – qui était un des ressorts de la perception égyptienne de l’univers132. Abréviations AOB = Acta Orientalia Belgica, Bruxelles. ASAE = Annales du Service des antiquités de l’Égypte, Le Caire. BiAe = Bibliotheca Aegyptiaca, Bruxelles. 130 Dans le papyrus de Iahtesnakht on lit (d’après Verhoeven, 1993, l. 223, spéc. note 3, et II, 81*, l. 55,4) : , « Ô celui à la voix fracassante venu du nome hermopolite, je n’ai causé aucune perturbation ». Ounsy, localité devenue obscure, la ville et ses temples ayant peut-être été détruits lorsque Seth, à la Basse Époque, devint l’objet de proscription (Daumas, 1970, 72), a été remplacée par le 15e nome de Haute-Égypte, celui d’Hermopolis, terroir du dieu Thot : c’est un indice supplémentaire que la divinité concernée était bien Seth à l’origine, car celui-ci se trouve remplacé, dès l’époque ramesside, par Thot dans les scènes du sema-taouy, l’union symbolique de la Haute et de la Basse Égypte (cf. Otto, 1938 ; Desroches Noblecourt, 1995, 64‑65 et 68). 131 Cannuyer, 1995, 53‑54 et 2010b, 247‑249 et 444‑445. C’est le cas notamment dans l’inscription du Ouadi Hammamat évoquée plus haut, où le déterminatif de cr ressemble davantage à l’animal séthien qu’à la girafe (note 110). 132 Hornung, 1986, 122‑125 ; van Walsem, 1997.
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RÉFÉRENCES DES AUTEURS Sydney Aufrère Université d’Aix-en-Provence [email protected] Dominique Briquel Paris IV [email protected] Christian Cannuyer Université Catholique de Lille, Faculté de Théologie, Président de la Société Royale Belge d’Études Orientales [email protected] Olivier Casabonne Membre de la Societas Anatolica [email protected] Aline Housépian Université de Limoges [email protected] Isabelle Klock-Fontanille Université de Limoges & Institut Universitaire de France, Directrice de l’ELCOA à l’Université Catholique de Paris [email protected] René Lebrun Professeur émérite Université catholique de Louvain – Institut Catholique de Paris [email protected] Claude Obsomer Université catholique de Louvain, Belgique [email protected]
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Émilie Piguet l’Université de Franche-Comté ISTA (EA 4011) [email protected] Éric Raimond Administrateur général de la Societas Anatolica [email protected] Alexandre Tourovets Collaborateur scientifique à l’Université catholique de Louvain (CIOL) [email protected]
HOMO RELIGIOSUS SÉRIE II
Dans le présent volume le lecteur prendra connaissance des contributions de plusieurs spécialistes de l’Histoire des Religions de l’Antiquité méditerranéenne centrées sur des aspects méconnus ou peu connus du dieu de l’orage dans diverses civilisations antiques : Égypte, Anatolie, Mésopotamie, Iran, Grèce, Rome, Étrurie, et présentées dans le cadre du colloque annuel organisé les 5 et 6 juin 2015 par le Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). On y découvrira que ce grand dieu n’est pas uniquement un dieu de l’orage tonitruant, de la foudre, mais aussi un dieu souriant, bienfaiteur des agriculteurs, des viticulteurs, des forces vives de la Nature.