Critique Ruyer L'averse de sable, l'atome et l'embryon [Minuit ed.] 9782707323910


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french Pages [16] Year 2014

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Ruyer. L'averse de sable, l'atome et l'embryon
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Ruyer L'averse de sable, l'atome et l'embryon [Minuit ed.]
 9782707323910

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L'averse de sable, l'atome et l'embryon Anne Sauvagnargues Dans Critique 2014/5 (n° 804), pages 402 à 416 Éditions Éditions de Minuit

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ISSN 0011-1600 ISBN 9782707323910 DOI 10.3917/criti.804.0402

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Raymond Ruyer Néo-finalisme Préface de Fabrice Colonna

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Paris, PUF, coll. « MétaphysiqueS », 2012, 296 p.

Ruyer entend donner à la science contemporaine la métaphysique qui lui correspond, capable de répondre aux découvertes expérimentales de la microphysique et de l’embryologie. La physique quantique et la biologie – évolution des espèces et développement de chaque vivant – nous placent devant un champ de différenciation de lignes individuelles continues. Depuis la découverte des virus-molécules par Stanley, il n’y a plus lieu de séparer l’inorganique et l’organique. Chimie et biologie, matière et vie présentent seulement des seuils de complexité distincts. Le problème de la métaphysique consiste à rendre raison de cette différenciation opérant continûment à toutes les échelles, physique, vitale, humaine et cosmologique. Prenant acte de la révolution épistémologique pourtant inaperçue des sciences de son temps, qui révoque le vieux mécanisme hérité de Descartes et la science déterministe du xixe siècle, Ruyer propose une métaphysique de la forme en devenir pour expliquer la morphogenèse. Il ne limite pas la capacité autoformatrice au vivant mais l’étend à toute existence, à toute formeconscience, à l’embryon mais aussi à l’atome, anticipation géniale de la philosophie contemporaine de l’écologie. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’œuvre de Ruyer que ces aperçus stimulants se résorbent finalement dans une théo­ logie conservatrice.

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L’averse de sable, l’atome et l’embryon

L’AVER S E D E SAB LE , L’ ATO M E E T L’EMBRYON

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La première grande trouvaille de Ruyer consiste à opérer un branchement entre microphysique et psychisme : « le benzène n’est pas une matière amorphe que viendrait informer la forme de l’hexagone, survenant comme une forme aristotélicienne ; il est cette forme même, qui à son tour dérive des modes de liaison du carbone et de l’hydrogène 1. » Si un atome ne s’explique ni par les relations externes de ses particules, ni par une action mécanique par contact, la physique quantique sort du cadre de la causalité et de l’espace-temps newtoniens 2. En 1938 déjà, dans sa passionnante conférence devant la Société de philosophie, Ruyer distingue la différenciation imprévisible des individus vrais, dotés d’une forme unitaire qui persiste (un atome, un embryon), et les entités seulement statistiques, reconstruites ou composées dont s’occupe la physique à l’échelle macroscopique 3. Ce que nous avons l’habitude de considérer comme des individus physiques à l’échelle macroscopique de la perception ordinaire à laquelle se cantonne la physique ancienne ne sont, d’après Ruyer, que des constructions, non des individualités vraies : soit de pures réalités statistiques, soit des amas (un nuage, un gaz, une foule), des interactions de bordures entre individualités, saisies non selon leur forme typique mais dans le flux statistique de leurs interactions. Des passants qui se pressent dans les couloirs du métro obéissent aux lois de Bernoulli exactement comme des molécules dans un tuyau. « Des grains de blé dans un sac forment aussi un fluide. Chaque grain, pourtant est capable de cet exploit de mémoire et d’intelligence : refaire le végétal selon sa lignée 4. » La physique causale macroscopique peut bien observer le comportement de ces foules, le fonctionnement 1.  R. Ruyer, La Genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p. 53. 2. R. Ruyer, « La philosophie de la nature de Georges Matisse », Revue de synthèse, t. XVI, 1938, p. 143. 3.  R. Ruyer, « Le psychologique et le vital », Bulletin de la Société française de philosophie, séance du samedi 26 novembre 1938, Paris, Armand Colin, 1939, p. 159-195. 4. R. Ruyer, L’ Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Paris, Klincksieck, 2013, p. 125.

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Tas de sable et grains de blé

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bord à bord de l’interaction de ces grains, elle ne touche pas le véritable problème, celui de la formation d’un grain de blé. Ce nouveau partage des êtres balaie la césure habituelle entre objectivité et subjectivité. Au dualisme cartésien, Ruyer substitue un nouveau dualisme, qui sépare la formation d’une forme singulière (un atome, un grain de blé) et le fonctionnement structural, statique et général, auquel jusqu’à présent la science déterministe a réservé son intérêt. Ce partage singulier, affirmé dès Éléments de psycho-biologie 5, distingue les sciences primaires qui suivent les lignes de continuité des individus, comme la physique atomique, la biologie, la psychologie et la sociologie. Les sciences secondaires, la physique classique (la thermodynamique), la physiologie ou la neuropsychologie physico-chimique, l’économie politique classique ne les étudient que sous l’angle molaire 6 de leurs interactions, comme phénomènes de foules, fonctionnement causal. Ruyer initie en philosophie cette distinction entre molaire et moléculaire, que Deleuze avec Guattari reprendra en la transformant complètement, le molaire désignant chez Ruyer un fonctionnement statistique causal alors qu’il s’agit chez ces derniers d’une conception artificiellement unifiée de l’individu, valant exclusivement comme principe de domination. Comme Ruyer persiste à tenir l’individu pour le pivot de son système, cette différence suffit à faire disjoncter les deux pensées. Cela est encore plus patent autour du thème du moléculaire, que Ruyer, fidèle à sa conception unitaire, entend à la fois comme un être, et un être, une forme vraie, là où il ne peut s’agir, chez Deleuze et Guattari, que d’une multiplicité singulière, ni être (mais devenir) ni unité, mais pluralité singulière en transformation. Formation en autosurvol et fonctionnement causal La césure entre sciences primaires et secondaires recouvre chez Ruyer la distinction réelle entre formation et 5.  R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, Paris, PUF, 1946 6. Ruyer introduit cette distinction molaire (fonctionnement statistique) moléculaire (unité réelle) que Deleuze et Guattari repren­ dront, mais en la retournant : molaire ne désigne plus l’agrégat sta­ tistique mais l’unité factice, et moléculaire ne concerne plus l’unité vraie mais la multiplicité singulière.

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fonctionnement, forme individuelle et structure molaire. Le fonctionnement présente une structure « montée », et s’expose mécaniquement parce qu’il n’est pas agencé par une forme autoformatrice, mais le dépôt d’un procès de formation dans une matière externe, comme une montre, une dune, les alluvions d’un fleuve. La formation concerne le montage de ce fonctionnement et tous les fonctionnements automontés, de l’atome à l’embryon 7. D’où le concept dynamique de forme, que Ruyer distingue des structures mécanistes. « Appelons structure l’ensemble des dispositions visibles dans l’espace et l’articulation des parties d’un objet quelconque, la manière dont cet objet est construit en fait 8. » La structure correspond à une coupe statique de la forme, point de vue que Ruyer adoptait dans sa thèse 9. Dès son deuxième ouvrage, il valorise le plan génétique de la formation, réservant le terme de structure à l’analyse secondaire des fonctionnements montés. Ce qui l’intéresse désormais, c’est la genèse dynamique d’une forme à la fois eidétique et virtuelle (elle n’est pas tout actuellement présente) et formatrice. L’ observation statique d’une forme (en quoi consiste la structure) n’est qu’un point de vue commode pour la description, qui résulte d’une abstraction, car la structure est incapable de durer par elle-même (ou a besoin d’aide auxiliaire pour subsister) : un tas de neige, une montre s’usent et ne se conservent que par intervention extérieure, entretien, réparation. La structure n’est donc que le « symptôme spatial d’un système de forces de liaison beaucoup plus fondamental 10 ». C’est cette forme primaire de liaison, incluant son d ­ evenir temporel non causal, que Ruyer appelle « conscience ». Puisque la structure, résultat de l’épigenèse, n’est pas présente au début de la formation, mais bien montée en cours de route, l’actuel causal n’explique pas la transformation. Pour ouvrir la temporalité à cette irruption du nouveau, 7.  La distinction est théorisée dans La Genèse des formes vivantes de 1958 et dans l’article de 1959, « La psychobiologie et la science », Dialectica, vol. 13, n° 2, 1959. 8.  R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 4. 9. R. Ruyer, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, Alcan, 1930. 10.  R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 5.

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L’AVER S E D E SAB LE , L’ ATO M E E T L’EMBRYON

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Ruyer double le spatiotemporel actuel par un devenir virtuel, transpatial, transtemporel, irréductible au mécanisme. Deleuze reprendra cette distinction tout en rompant décidément avec la conception unitaire et centrée que Ruyer a de la forme ; mais il lui accordera que la mécanique classique reste impuissante à expliquer le devenir de la forme qu’elle observe, se bornant à constater la réalité d’un agrégat, sans atteindre les lois primaires dynamiques de sa transformation. L’ habitude macroscopique et technicienne que nous avons des colles et chevilles, tenons, mortaises et clous, nous fait négliger de nous intéresser au pouvoir collant de la colle, à cette capacité de liaison unitaire qui fait non seulement « tenir ensemble » des agrégats mais bien « consister », sur un mode unitaire, une différenciation se faisant : cette capacité de liaison, multiple et pourtant unitaire, organisatrice, voilà ce que Ruyer nomme « conscience ». La science et la philosophie ont assimilé à tort ces deux types de multiplicités très différentes : celle quantitative, statique et sans liaison véritable des agrégats secondaires, et l’unitas multiplex, la capacité autoformatrice primaire et unitaire d’une forme en transformation. Ce pouvoir de liaison ne se constate pas au plan actuel des interactions spatiales partes extra partes. Elle implique un mode d’existence transpatial, transtemporel de la forme qui survole le fonctionnement mécaniste de la structure, sans le déterminer. C’est cet autosurvol, cette conscience comme liaison que Ruyer qualifie de psychique 11. Le survol implique cette coprésence unitaire, qui sort du cadre spatiotemporel de la causalité ordinaire, pour produire l’identité finalisée d’une unité, s’organisant en se multipliant par colonisation de structures associées. Descartes embryon On a pris l’habitude depuis Descartes de réserver la conscience à l’intériorité personnelle d’un esprit humain, à un acte de pensée réfléchi, langagier. Descartes oublie pourtant ce simple fait : il a d’abord été embryon. Les actes de représentation de la conscience de Descartes ont d’abord été 11.  R. Ruyer, La Conscience et le Corps, Paris, PUF, 1937, rééd. 1950, p. 35 sq. ; Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 17.

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rendus possibles par l’embryogenèse de son cerveau (p. 236 et 216). Au moment où Descartes prend la plume et trace le mot cogito, hésite un peu avant d’ajouter ergo sum, la pensée sur laquelle se concentre sa conscience psychologique dépend de la formation d’un cerveau matériel qui s’est d’abord diffé­ rencié embryologiquement. C’est cette conscience primaire autoformatrice que la philosophie néglige en s’établissant d’emblée au plan des représentations, sans considérer qu’une pensée est mise en acte par un cerveau constitué. La formation d’un cerveau implique une intelligence formatrice qui n’a pas elle-même réclamé de cerveau : cet argument maintes fois répété reprend la formule pleine d’humour de Samuel Butler : même le crétin le plus congénital peut néanmoins se prévaloir avec fierté d’être né 12 ! L’ embryon dispose d’une conscience aussi complexe et performante que l’est son comportement, ce qui n’est pas peu dire. Un atome d’hydrogène, composant sa molécule d’eau en s’associant à un autre atome d’hydrogène et à un atome d’oxygène, exactement comme un œuf, ou comme la gastrula d’un jeune triton, possèdent une conscience formatrice finalisée, qui acte une forme d’intelligence non cérébrale, ni réfléchie, mais bien psychique. Avant d’être le domaine d’une représentation mentale, encapsulée dans des mots, la conscience selon Ruyer est cette activité formatrice, génétique, qui englobe le microphysique et le vital, aussi bien que les cultures humaines. Elle est acte, non représentation. En découle la distinction entre conscience primaire et conscience secondaire, explicitée dans Néo-finalisme (1952). Le cerveau n’a plus le monopole de la conscience, lui-même résultat d’une conscience primaire formatrice qu’il exerce tant qu’il dure, tandis que la conscience secondaire, perceptive et cérébrale, concerne tous les êtres dotés d’un système nerveux, d’un cerveau, d’une perception externe. La conscience primaire n’est donc pas essentiellement perceptive ou cognitive de structures spatio-temporelles. Elle est « active et dynamique, organisatrice des structures spatiotemporelles » (p. 117) qu’elle monte, soit organiques, soit sensorielles, soit encore techniques. Ces montages, pensés 12. S. Butler, La Vie et l’Habitude [Life and Habit, 1878], trad. V. Larbaud, Paris, Gallimard, 1922, p. 80.

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rigoureusement sur le même plan par Ruyer, consistent en une adjonction, une « colonisation » de fonctionnements adjacents. « Un homme qui s’alcoolise modifie en somme son propre milieu interne en utilisant un circuit externe passant par toute une technique sociale. » Ou encore : « la cuisson des aliments » qui caractérise la culture « est une prédigestion en circuit externe » (p. 29 et 21). Aucune différence, de ce point de vue, entre technique et organique, autre rapprochement fort entre Ruyer et Deleuze. Le cogito de l’amibe, la vision et l’illusion des corps Reste à expliquer comment nous avons accès à la conscience primaire mais aussi pourquoi science et philosophie l’ont systématiquement méconnue. Cela tient à la reconstruction abstraite que font les humains lorsqu’ils observent, en conscience seconde, les domaines unitaires de conscience primaire qu’ils perçoivent. D’où le rôle exemplaire de la vision, que Ruyer martèle à partir de La Conscience et le Corps dans tous ses ouvrages. La vision marque le seuil de bifurcation entre conscience primaire et secondaire, et produit en même temps l’illusion transcendantale de la métaphysique, cette dissociation fallacieuse entre un domaine d’objet seulement observé et le sujet qui l’observe, et son remède, l’évidence cartésienne de notre conscience primaire en acte, à laquelle nous participons immédiatement. En effet, si l’œil est un organe perfectionné, produit tardif de l’évolution, des sensations visuelles élémentaires se produisent même chez des unicellulaires, au titre d’une conscience primaire parfaitement différentiée mais absorbée par son travail organique, non dotée de perception externe, pourtant capable de nutrition et de locomotion. C’est le cogito de l’amibe. La perception visuelle, conscience seconde des organismes supérieurs et des humains, implique elle aussi cette conscience primaire : la perception visuelle n’a pas besoin elle-même d’être vue pour voir. Il n’y a pas besoin d’un troisième œil pour regarder ce que nous voyons, ni d’un quatrième encore : la vision est existence, elle n’est pas représentation de 13… La vision n’est pas dans la conscience, elle est la 13.  R. Ruyer, « Les observables et les participables », Revue philo­

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conscience elle-même. Le centre inaperçu de la pensée, l’évidence métaphysique, le cogito ruyérien est ici pris sur le fait. Notre champ de vision n’est pas totalisé par un autre spectateur. « Ici » « maintenant » actuel, l’observation lui est inhérente, mais il n’a pas de bords, ce qui impliquerait que l’on puisse en observer du dehors les limites, et quoiqu’il soit actuel, il est en autosurvol immanent, indivis tout en étant multiple. Son unité ne résulte pas des liaisons entre les éléments qu’il aperçoit, mais de sa propre conscience primaire : tout champ visuel, considéré du point de vue de son activité formative, implique cette zone d’indivision typique de l’autosurvol. Pourtant, il est exact que les objets observés, eux, ne sont pas immédiatement coprésents à ma conscience primaire, mais observés du dehors. C’est là le paradoxe responsable du malentendu en philosophie : tout en s’appuyant sur l’évidence de la conscience primaire, notre conscience réflexive se méprend, par une illusion constitutive (kantienne) et confond l’activité consciente avec une « mise en scène de la perception 14 ». Tout se passe comme si le sujet des philosophes était une petite conscience au second degré observant la conscience en train d’agir. Simple organe d’articulation, la perception cérébrale, isolée comme organe de direction, est tenue pour un poste de pilotage central. Les philosophes s’en saisissent, l’abstraient par réduction géométrique, et l’expulsent hors du cerveau matériel, catapultant la conscience comme point métaphysique en dehors de l’espace vital réel, fabriquant la dissociation entre matière et conscience, sujet et objet. Pourtant, « la réalité de la subjectivité consciente ne se mire pas dans la surface corticale comme dans un miroir extérieur à elle, et dont elle serait indépendante pour sa subsistance, elle est cette surface 15 ». L’ esprit n’a pas d’yeux pour se regarder voir, la conscience (secondaire-primaire) se sent elle-même directement : c’est la voie directe que cherchait Ruyer, son cogito remanié, point nodal de sa métaphysique. Ce sentir, Ruyer l’appelle self-enjoyment, reprenant à Samuel Butler et à Whitehead l’expression en anglais, car elle sophique de la France et de l’étranger, 1966, p. 420-422 et 442. 14.  R. Ruyer, La Conscience et le Corps, op. cit., p. 53. 15.  Ibid., p. 106.

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ne trouve que malaisément son équivalent en français, autosatisfaction ou joie prise à sa propre existence. Si la vision est acte, non représentation, elle provoque l’illusion métaphysique de l’objectalité pour deux raisons : elle présente des informations sur autre chose qu’elle, « réalité X, mal nommée objet et numériquement distincte de la vision ». L’ illusion de l’objet est corollaire de l’illusion du sujet, et pourtant il y a une certaine objectalité : nous voyons les autres domaines absolus comme des corps matériels, et n’avons rapport immédiat à l’autosurvol que dans le cas de notre self-enjoyment. Ainsi, l’objet de la science, le cerveau qu’étudie le neurologue, est une conscience primaire observée du dehors par une autre conscience primaire. Cette « illusion d’incarnation réciproque » est responsable des errances métaphysiques : elle produit l’illusion des corps séparés, matériels, parce qu’elle considère les fonctionnements sans les prendre de ce point de vue formatif auquel elle ne participe immédiatement que lorsqu’elle l’éprouve pour ellemême, dans son propre autosurvol. La vision marque la dualité de la conscience : participation immanente à sa forme se faisant, observation du dehors des multiplicités fonctionnantes. C’est pour cela que Néofinalisme démarre par une reprise du cogito, et se réinstalle dans une certaine mesure dans la postérité de Descartes et de Dilthey. Nous participons à notre propre conscience primaire par l’évidence de notre autosurvol, mais n’avons avec les autres consciences primaires de rapport que médié par l’observation de la conscience seconde. De là l’illusion de corporéité : nous voyons comme des corps, des agrégats, les autres consciences primaires auxquelles nous ne participons pas immédiatement. D’où la différence épistémologique entre science et philosophie : la science s’appuie sur l’observation d’êtres vrais ou d’interactions observées du dehors, raison pour laquelle le mécanisme a semblé dominant et performant, alors que la philosophie part de cette expérience métaphysique primaire, consciente plus que vitale ou vécue, mais signifiante et irréductible à une explication mécaniste : celle de la compréhension, de l’Erleben de la forme s’exerçant. Seulement Dilthey et tous les phénoménologues se sont trompés en confondant conscience secondaire et primaire : ils ont saisi le vital à partir

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du vécu, présupposant une conscience (seconde) individuelle humaine déjà mise en œuvre par la conscience primaire. Toutes les sciences saisissent le réel à partir du physique, agencement de proche en proche de structures matérielles. La philosophie croit le saisir à partir de la conscience secondaire, personnelle, langagière, culturelle, à laquelle elle attribue par anthropomorphisme l’évidence de la conscience primaire. Ruyer range ainsi Merleau-Ponty parmi les idéalistes parce qu’il comprend le vital à partir d’une connaissance du vécu. ­Bergson, différenciant l’évidence de l’intuition et l’observation de l’intelligence était sur la bonne voie, mais il se trompe en comprenant l’intuition comme une méthode transcendantale pour saisir la durée, et en idéalisant la conscience comme l’unité d’un élan, alors qu’elle n’existe que pluralisée, pulvérisée en activités finalisées, en monades individuelles. Il y a donc bien un cogito chez Ruyer, qui n’est pas réflexif (cartésien) ni vécu (phénoménologique) mais axiologique : manifestant l’activité-travail (l’axiologie) de toute formation, il se résorbe finalement en théologie à cause de sa conception unitaire de la forme, qui oblige Ruyer à durcir l’individualité vraie en la polarisant comme agent actif autour de la remémoration d’un idéal survolé, Dieu composant la réalité entière, quoique incomplète et en transformation, de ce théâtre ­d’actualisations. Autosurvol et colonisation Cette conception génétique de la différenciation se solde ainsi par un double verrou. Celui-ci tient à la capacité à la fois « normative et mnémique 16 » de la forme, que Ruyer polarise entre l’agent actif actuel – qui nous semble matériel – et l’idéal virtuel impliqué qu’elle actualise par improvisation. La conscience primaire n’est pas seulement unité et survol, elle est aussi « organisatrice » (p. 118), « l’activité finaliste impliquant qu’une unité “survolante” organise une multiplicité subordonnée et à demi aliénée » (p. 105). Cela fait pivoter de nouveau l’analyse, et l’écologie de cet univers embryogénique laisse la place à un platonisme décevant qui réintègre in fine 16.  R. Ruyer, « Le domaine naturel du trans-spatial », Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 31 janvier 1948, Paris, Armand Colin, 1949, p. 134.

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une échelle des êtres selon le motif politiquement plus que suspect de la colonisation. En effet, la conscience primaire est activité formatrice, et sa liberté n’est ni une liberté d’indifférence, ni une pure spontanéité, mais une activité-travail thématique, orientée (finalisme) vers la réalisation pourtant improvisée de thèmes survolés (néo-finalisme). « Le travail proprement dit consiste toujours dans l’établissement, l’improvisation de liaisons, et non dans le fonctionnement selon un montage » (p. 137). Toute l’activité consciente, de l’atome à l’humain, est alors polarisée par la dualité de la forme formatrice, agent actif qui se développe thématiquement, en survolant par participation mnémique ces thèmes, valeurs, idéaux, que Ruyer projette dans une éternité toute platonicienne. L’  activité formatrice (agent) actualise par autosurvol, sur un mode transpatial et transtemporel, certains types eidétiques (bourgeon de patte, esquisse de comportement, conscience de valeurs) qu’elle ne produit pas, mais qui l’orientent de manière toutefois non déterministe, pour préserver l’autonomie dynamique de la forme et garantir son improvisation, sans quoi on retomberait dans le déterminisme décevant de l’ancien finalisme. Cette dualité de la forme, principe actif de développement, thème présent quoique non actualisé, qui survole virtuellement son développement possible, implique un primat platonicien de la mémoire ; non pas une réminiscence, comme chez Platon, mais une orientation thématique, virtuellement coprésente sans être déterminante, qui oriente thématiquement son développement actuel. Le rôle dévolu à la mémoire explique l’éternité virtuelle des lignes d’individualités vraies, de l’atome à l’embryon : toute forme vraie, se conservant, se dupliquant (reproduction non sexuée) ou se reproduisant, maintient à certains égards son type, de manière absolue pour les formes élémentaires, avec des erreurs, bégaiements, improvisations thématiques dans le cas de la mémoire individuée, à l’échelle des espèces ou des mémoires individuelles. Ce rôle princeps de la mémoire, même corrigé par l’improvisation thématique, contracte frileusement l’univers de Ruyer autour de thèmes, essences, valeurs données à l’avance, dont la pluralité est elle-même bien problématique. D’une part, l’intelligence psychique de chaque forme s’avère finalement mémorielle : tout acte est de remémo-

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ration, accent fâcheux sur une éternité passée qui noie dans la préexistence une philosophie pourtant d’abord tournée vers le devenir. Ce qui marque un seuil de rupture décisif avec la philosophie de la différenciation chez Deleuze et sa conception de l’actuel et du virtuel. Car sa compréhension unitaire de la forme oblige Ruyer à durcir l’individualité vraie en polarisant toute forme entre son pôle agent actuel et son pôle idéal virtuel, chaque individualité vraie balbutiant des essences idéales auxquelles elle participe en les actualisant. Le système de Ruyer se trouve ainsi verrouillé deux fois : une première fois autour de l’individualité granulaire des formes vraies actualisant les essences qu’elles survolent mnémiquement, et une seconde fois autour des idéaux virtuels ainsi actualisés mais bien préexistants dans une éternité anté­cédente. Virtuel antécédent et actualisations thématiques définissent une théologie qui se rétracte avec force et se pétrifie dans ce battement statique entre formes actualisantes et essences éternelles. Le système de Ruyer crépite entre ces deux éternités incomplètes dont la polarité même improvise un Dieu déshumanisé certes, réel et immanent, matière autant que forme, idéal autant qu’improvisation, mais qui englobe et stabilise chaque forme unitaire autour du théâtre d’essences qu’elle actualise. Un Dieu étrange, « constructeur » de ce « théâtre » d’actualisations, « Souffleur universel, Auteur-­souffleur qui inspire les acteurs [les formes individuelles] tout en les laissant libres du détail de leur jeu, selon les décors, qu’ils peuvent aussi modifier quelque peu 17 ». Mais un Dieu tout de même, résolvant la ­différenciation en mémoire et l’improvisation en tentative éperdue d’actualiser un modèle, ramenant finalement la distinction tonique entre virtuel et actuel à la dualité amorphe du modèle et de la copie. Il y a là un point de rupture définitive avec l’usage proposé par Deleuze, qui ne cesse de répéter que c’est l’imitant qui crée le modèle. Le deuxième trait conservateur du système de Ruyer, qui se déduit logiquement de la dualité axiologique de la forme « normative et mnémique », concerne l’unitas multiplex de la forme et son activité formatrice « domaniale ». Nous avons vu que toute forme s’annexe des montages atomiques, organiques 17. R. Ruyer, L’ Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, op. cit., p. 161.

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L’AVER S E D E SAB LE , L’ ATO M E E T L’EMBRYON

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ou culturels, de sorte que la dualité formation/fonctionnement reste une dualité de point de vue sur deux états des multiplicités, une forme unitaire multiplex s’adjoignant des matériaux ou d’autres formes lorsqu’elle travaille activement à sa formation, montant des fonctionnements qui eux-mêmes, considérés non plus verticalement sous l’axe de la forme formatrice, mais horizontalement, s’agrègent bord à bord. L’ univers de Ruyer s’unifie universellement selon cette formule « il y a toujours [un agent], qui travaille à réaliser [un idéal] » (p. 226), l’agent conscience primaire passant par différents types de complexité, réalisant soit son type, sa mémoire organique, sa valeur spirituelle, en annexant des fonctionnements, montant des structures organiques ou techniques. De sorte que chaque forme-conscience absolue d’autosurvol est aussi unité « domaniale » qui s’organise, « synthèse de l’unité de l’être dans la multiplicité des avoirs » (p. 123 et 126-127). Cette métaphysique de la possession manifeste la dualité de la conscience, être (autosurvol) et avoir (réalisation), survol mnémique vertical, normativité domaniale associée. C’est pourquoi « le “corps propre” d’un multicellulaire, d’un homme lui apparaît comme son corps, mais tout de même comme corps, malgré l’intimité de la possession » (p. 103). Le fonctionnement domanial annexé se résout en multiplicité quantitative – on sent bien dans la formule qu’on vient de citer la nuance de regret avec laquelle Ruyer admet que « son corps », unité appropriée par survol, reste « malgré tout » un « corps », que l’unité organisatrice s’exténue en fonctionnement. Autosurvol vertical mais aussi agent de surveillance sur ses possessions domaniales, la conscience, primaire ou seconde, se meut péniblement selon un double strabisme, inspirée par son idéal éternel, se heurtant bord à bord aux structures réifiées de causalité avec lesquelles elle est forcée de composer pour s’organiser. La causalité se forme ainsi à la lisière des formes vraies, dans les fluides (les foules) ou dans les « fabricats artificiels », « dans la vie des organismes supérieurs parce que l’unité du vivant domine précairement les appareils construits et des amas de matériaux colonisés et canalisés 18 ». D’où la triple hiérarchie des formes, les « Formes I » de la conscience primaire, qui se ramifient et se complexi18.  Ibid., p. 134.

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fient dans les « Formes II » de la conscience secondaire, permettent la conquête nouvelle (par technique organique) et l’annexion de formes « perçues », selon lesquelles l’étendue semble étalée devant un sujet : responsable de l’illusion cartésienne de la séparation entre un sujet, ou conscience percevante, et son monde d’objet, elle repose pourtant sur les Formes I, la conscience primaire. Seuls les humains développent une conscience cognitive des formes qui ne sont plus seulement agies (Formes I), et perçues (Formes II), mais réfléchies (Formes III), grâce à la technique du langage et du symbolisme, qui leur permet de viser leurs idéaux sur un mode réflexif (p. 265) 19. Ce n’est pas par inadvertance que Ruyer choisit le terme « colonial » pour exposer cette action domaniale de la forme. Ce qui est composé l’est sur ce mode hiérarchique : la multiplicité est toujours subordonnée, différence éclatante avec Deleuze, pour qui la multiplicité n’est ni soumise à l’unité, mais substantiellement multiple, ni conçue sur le modèle centralisé et souverainiste d’une subordination hiérarchique. Là où Bergson et Deleuze en appellent à une conception nouvelle du tout comme pluralité ouverte et valorisent la multiplicité, Ruyer resserre de manière leibnizienne la totalité sur son unité, et la pulvérise en unités substantielles organisatrices : d’où la fracture amorphe entre formes en autosurvol et agrégats, assurée par la « colonisation » des formes, et l’expulsion dans une éternité finalement statique des « essences » qui polarisent les formes domaniales. On ne voit pas dans ces conditions pourquoi les formes en autosurvol s’activent, prises en tenaille entre l’éternité des essences et leur domaine colonial, d’autant que les fonctionnements s’exténuent en amas, en foules, dernier cas « dégradé » où la causalité reprend ses droits et « dégrade » « l’activité finaliste en pure évolution vers un équilibre extrémal » entropique (p. 266). Le bel élan écologique de Ruyer se résout ainsi en modèle politique agraire colonial : « Les organismes macroscopiques se forment progressivement le long des lignes d’individualité de l’univers, par colonisation, dédoublement dominé, association hiérarchisée de ces micro-organismes que sont les molécules » (p. 239), montant en complexité, se subor19.  Voir également La Genèse des formes vivantes, op. cit., p. 219.

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L’AVER S E D E SAB LE , L’ ATO M E E T L’EMBRYON

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donnant des domaines et des matériaux. Sans doute Ruyer limite-t-il la causalité aux phénomènes de foule (« Il n’y a pas de causalité déterministe, sauf dans les foules d’individualités 20 ») mais cette multitude est appelée par son système d’individualités, de sorte que la matière subsiste comme envers psychique d’une forme exténuée, dans les tas où manque la forme domaniale salvatrice, le maître colonisateur, et sur les bordures des empires domaniaux. On mesure l’effet que pouvait produire ce passage de La Cybernétique et l’origine de l’information, publié en pleine guerre d’Algérie et réédité en 1968 : Le monde spatial n’est matière qu’en tant que colonisé ou colonisable par ceux de ces individus qui sont plus entreprenants que les autres. Les liaisons et les agencements enchaînés, les canalisations, les machines, n’apparaissent que lorsqu’un colonisateur entreprenant, et dont l’empire directement gouverné a déjà atteint un ordre de grandeur important traite en masse la foule des individus subordonnés, au lieu des les annexer en détail comme il se borne à le faire au niveau de la microphysique 21.

Quelle que soit la vivacité des propositions métaphysiques de Ruyer – l’accent mis sur la différenciation, l’équivalence psychique de l’organique et de l’inorganique, la ­distinction du virtuel et de l’actuel, du moléculaire et du molaire –, son goût de l’éternité joint à son solide sens de la hiérarchie en font un penseur d’avant-guerre, là où pourtant son analyse d’une subjectivité sans sujet, sa critique de la conscience seconde, d’une conception uniquement langagière du sens, et sa posture écologique le placent de plain-pied dans les préoccupations de la philosophie contemporaine. Tout tient à sa conception unitaire de la différenciation, arrimée à une individualité de principe qui lui interdit d’ouvrir la différence entre actuel et virtuel sur une pluralité non donnée, une multiplicité effective. Anne SAUVAGNARGUES

20. Ruyer, L’ Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, op. cit., p. 143. 21.  R. Ruyer, La Cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1954, rééd. 1968, p. 189.

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