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French Pages 141 [144] Year 1972
économie et religion
l'oevre sociologique
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M O U T O N É D I T E U R • P A R I S · LA H A Y E
KURT SAMUELSSON
économie et religion une critique de Max Weber introduction
par
D. C. COLEMAN
M O U T O N É D I T E U R · P A R I S · LA HAYE
Publication de Mouton Éditeur Herderstraat 5 7, rue Dupuytren La Haye Paris-6® Diffusion en France par la Librarie Maloine S.A. Éditeur: Librairie Maloine S.A Librairie de la Nouvelle Faculté 8, rue Dupuytren 30, rue des Saints-Pères Paris-6' Paris-7e
Titre de l'édition originale : Ekonomi och religion © 1971, l'édition française: Mouton & Co Couverture par Jurriaan Schrofer Imprimée en Hongrie
préface à l'édition originale
L'idée du sujet de ce livre est mienne, mais l'idée d'écrire un livre sur ce sujet ne l'est pas. En 1955, j'ai dit au professeur Herbert Tingsten que je préparais un essai sur les idées de Max Weber qui devait être inclus dans un symposium d'essais sur l'histoire économique. Au lieu de cet essai, Tingsten m'a alors persuadé d'écrire un livre sur ce sujet. Le voici. En l'écrivant, je me suis souvent entretenu avec Herbert Tingsten des problèmes soulevés et des découvertes que je croyais avoir faites. Point n'est besoin de m'étendre sur l'importance qu'ont eus ces entretiens pour mon travail. Herbert Tingsten a droit à toute ma reconnaissance. Qu'il me soit aussi permis d'ajouter que sans le secours du Docteur Olof Lagercrantz et du Docteur Karl-Erik Lundevall, il m'aurait été beaucoup plus difficile de mener à bien ma tâche. Au cours d'un séjour en Angleterre, durant l'automne 1955, j'ai eu l'occasion de discuter des divers problèmes évoqués dans cet ouvrage avec les professeurs R. H. Tawney et T. S. Ashton entre autres qui, l'un et l'autre, sont fréquemment mentionnés dans mon exposé. Bien entendu, je n'ai pas dissimulé m'être trouvé en désaccord avec ces deux érudits anglais sur des aspects fondamentaux et avoir l'intention de critiquer leurs conclusions. Ceci ne les a pas empêchés de m'apporter très aimablement leur aide. Nacka, mai 1957 K U R T SAMUELSSON
Tous les riches considèrent la richesse comme un attribut personnel. Et tous les pauvres en font autant. Tout le monde en est tacitement convaincu. Seule la logique fait quelque difficulté en affirmant que le fait de posséder de l'argent confère peut-être certaines qualités mais qu'il n'est jamais en soi une qualité humaine. L'étude des faits dément cette affirmation . . . Qu'on détruise les comptes bancaires et le crédit, non seulement les riches n'ont plus d'argent mais le jour où ils s'en rendent compte, ils deviennent pareils à des fleurs fanées. ROBERT MUSIL, L'Homme
sans qualités
introduction
La critique historique est l'essence même de l'histoire, qui, autrement, risquerait de devenir un dogme. Le profane n'y voit parfois que d'inutiles controverses, et l'historien, le signe des insuffisances ou des parti-pris de ses confrères. Mais, pour que l'histoire reste vivante, il faut qu'elle se libère périodiquement de ce qui a été longtemps tenu pour définitivement acquis. Et quel qu'ait été le sort des théories de Max Weber sur l'influence du protestantisme en général et du puritanisme en particulier, personne ne peut nier qu'elles sont encore d'actualité aujourd'hui. Il suffira de citer les travaux de Sombart et Brentano en Allemagne, Robertson et Tawney en Angleterre, Fanfani en Italie, Talcott Parsons en Amérique, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus connus. Il faut bien reconnaître que les théories de Weber, pour être si attractives, doivent contenir soit une part de vérité, soit un pouvoir de séduction profonde. Car, en dépit de critiques sévères, des réfutations et des contre-réfutations, l'hypothèse selon laquelle le puritanisme a déterminé le capitalisme est encore solidement établie. Cette idée connaît aujourd'hui un regain d'actualité, sinon en histoire, du moins en sociologie de l'histoire. Il peut toutefois sembler que cela ne soit que provisoirement dû à l'influence du très brillant exposé de R. H. Tawney, Religion and Rise of Capitalism. D'un style convaincant, l'apport de Tawney à la thèse de Weber, de tous le plus connu, a répandu parmi un large public l'idée qu'il existe un rapport entre le puritanisme et le capitalisme. L'étude du Docteur Samuelsson, journaliste suédois, commentateur à la radio et à la télévision, est la première étude suédoise, et la plus récente, sur le sujet. L'auteur, historien et économiste, qui
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a déjà publié une étude sur les firmes marchandes à Stockholm au 18e siècle, et une histoire du grand magasin Nordiska Kompaniet,1 pose dans son ouvrage, qui est plus une interprétation originale qu'une monographie, la question: a-t-il vraiment existé entre protestantisme et progrès économique une corrélation si évidente qu'il faille en rechercher les causes et les effets ? Il est à peu près certain que tout le monde ne sera pas d'accord avec le Docteur Samuelsson. Mais l'éclairage nouveau qu'il projette sur la relation capitalisme-religion, devrait placer dans une situation délicieusement inconfortable les lecteurs trop enclins à admettre les vérités établies. Tous ceux qui sont familiers des associations telles que protestantisme-capitalisme, esprit d'épargneréussite puritaine, seront mieux préparés, après la lecture du livre du Docteur Samuelsson, à juger de la valeur des propositions qui vont suivre. La première est de Taine,2 Français, catholique, positiviste, partisan de l'anglicanisme, admirateur d'une Angleterre à l'apogée de sa puissance économique : «Beaucoup gagner et beaucoup consommer, telle est la règle; l'Anglais ne met pas de côté, ne songe par à l'avenir; tout au plus il s'assure; c'est l'inverse du Français, qui est frugal, économe (abstenious).» De la seconde se dégage un parfum puritan de dévotion au travail, à l'épargne, au capitalisme, à la vie des affaires : «L'homme qui possède un capital, si minime soit-il, ne peut se permettre aucun relâchement dans son attention aux problèmes de sa maison ou de la direction de ses affaires et doit continuer à se préoccuper de gagner de quoi vivre. C'est un devoir qui durera toute sa vie. Si, possédant un certain capital, on commence à se relâcher, à acheter ce dont on a envie, à se comporter de manière capricieuse, à vivre sur un grand pied, à faire tout ce que l'on a envie de faire, l'argent est bien vite dépensé . . . Il faut se mettre au travail dès l'instant où l'on possède un capital.» Ces exhortations au travail datent, il est vrai, du début du 17e siècle, de 1610, pour être exact. Mais elles nous viennent du Japon et il paraît peu probable que leur auteur ait subi une influence calviniste. En fait, il s'efforce de souligner que la religion est le 1. De Stora Köpmanshusen i Stockholm, 1730—1815 (1951) et Nordiska Kompaniet om ett varuhus (1952). Au nombre des articles écrits en anglais, on trouve «International Payments and Credit Movements by the Swedish Merchant Houses, 1730—1815» et «The Banks and the Financing of Industry in Sweden, c. 1900—1927», Scandinavian Economic History Review, III, 2, 1955 et VI, 2, 1958. 2. Hippolyte Taine en 1862 (Notes sur l'Angleterre, Paris, éd. de 1932, t. I, p. 42).
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dernier facteur pouvant amener la réussite économique: «II est interdit de se préoccuper de ce qui vient après la vie avant d'avoir atteint l'âge de cinquante ans. De telles pensées sont réservées aux hommes âgés ou aux membres des sectes Jodo ou Zen. Pour tous les autres, elles sont une perte de temps. Par-dessus tout, il est interdit de se convertir au christianisme . . . , le christianisme est la plus grandes des afflictions pour un homme qui se préoccupe de gérer sa maison».3 Pour éclairer la relation christianisme-capitalisme, il faut peutêtre chercher un autre critère que celui jusqu'ici adopté. Par son scepticisme mordant, le livre du Docteur Samuelsson nous encouragera à le chercher. Londres, 1959 D . C . COLEMAN
3. «Shimai Söshitsu no Yuikun Jûshichi-ka-jo'» («Les dix-sept injonctions de Shimai Söshitsu»), in The Japanese Family Storehouse or the Millionaires' Gospel Modernised, trad, par G. W. Sargent, Cambridge, 1959, appendice 3. p. 245 et 249. Je remercie mon collègue, le professeur Henry Phelps Brown, d'avoir attiré mon attention sur cet ouvrage captivant.
CHAPITRE I
le problème et la controverse
1. LES HYPOTHÈSES DE WEBER W e b e r a p u b l i é s o n é t u d e sur le p r o t e s t a n t i s m e et l e c a p i t a l i s m e e n 1 9 0 5 . 1 D e p u i s , l ' i d é e q u e la r e l i g i o n p u i s s e a v o i r f a v o r i s é u n e activité é c o n o m i q u e à la recherche d u profit, a été maintes fois r e m i s e e n q u e s t i o n . L a r e l i g i o n p r o t e s t a n t e est-elle à l ' o r i g i n e d u t r i o m p h e é c o n o m i q u e ? L e s p a y s p r o t e s t a n t s o n t - i l s m i e u x réussi q u e les p a y s c a t h o l i q u e s sur le p l a n é c o n o m i q u e ? Et, si tel est le c a s , e s t - c e l a r e l i g i o n q u i est l a c a u s e d e c e t t e d i f f é r e n c e ?
Le
c a p i t a l i s m e , c e p r o d i g i e u x p r o g r è s é c o n o m i q u e , q u i s'est p l e i n e m e n t d é v e l o p p é d a n s les p a y s d u N o r d et d e l ' O u e s t d e l ' E u r o p e a v a n t d e g a g n e r l ' A m é r i q u e , aurait-il v u le j o u r s a n s le p r o t e s t a n t i s m e ? W e b e r a f f i r m e d e m a n i è r e c a t é g o r i q u e qu'il e x i s t e entre c e s d e u x 1. Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus a paru d ' a b o r d dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, X X — X X I , 1904—1905. Réimprimé en 1920 dans Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie avec certaines modifications et en particulier avec un grand n o m b r e de notes. U n e traduction anglaise de Talcott Parsons, avec une introduction de R . H . Tawney a p a r u en 1930 sous le titre The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism. D a n s les Gesammelte Aufsätze se trouve également une étude supplémentaire intitulée «Die Protestantische Sekten u n d der Geist des Kapitalismus» (trad, franç. «Les Sectes protestantes et l'esprit du capitalisme»). [Toutes les références ayant trait à L'Ethique protestante — citée par la suite sous ce n o m — se rapportent à l'édition française, Paris, Librairie Pion, 1967. Les références du D r Samuelsson aux Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie — par la suite Gesammelte Aufsätze — ont été conservées.] Cf. E. Fischoff, «The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism», Social Research, 11, 1944, p. 53—77; cf. également M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Wirtschaftslehre (1922) et Wirtschaft und Gesellschaft (première partie, 3, dans Grundriss der Socialökonomik).
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phénomènes un rapport de cause à effet. Le protestantisme aurait créé les conditions préalables nécessaires à la formation de l'«esprit du capitalisme». A l'exception du luthéranisme, qui maintiendra l'attitude canonique traditionnelle à l'égard du commerce, cela s'appliquerait sans restriction aucune au calvinisme et aux différentes sectes protestantes. Weber déclare que, pour les Protestants, l'accomplissement de la tâche quotidienne, ou calling, témoigne à l'égard de Dieu d'une bonne conduite qui lui est agréable. De tels préceptes encourageaient l'assiduité au travail. A l'appui de ce qu'il avance, Weber cite l'exemple de Benjamin Franklin. Franklin, l'homme du Siècle des Lumières, est pour lui le meilleur représentant de l'«esprit du capitalisme». Chez lui, les conceptions morales ont une base utilitaire: puisque le crédit dépend de l'honnêteté, il est bon d'être honnête. Weber souligne aussi le souci de l'épargne chez les Protestants. L'esprit d'épargne, qui conduira les Puritains jusqu'à l'ascétisme, et l'accomplissement de la tâche quotidienne comme sens premier de l'existence, étaient particulièrement favorables à la formation du capital. Weber cite alors John Wesley, père du méthodisme: «Nécessairement la religion doit produire industrie et frugalité et celles-ci, à leur tour, engendrent la richesse».2 Weber développe son analyse à partir d'une étude de Martin Offenbacher, parue en 1901,3 sur la répartition des emplois occupés par les Protestants et les Catholiques dans le canton de Bade. Offenbacher croyait avoir prouvé que la majorité des élèves de l'enseignement secondaire et des instituts préparant aux carrières industrielles et commerciales, étaient issus d'un milieu protestant. Weber ajoute que, parmi les travailleurs qui passaient de l'artisanat à l'industrie moderne, les Protestants étaient également plus nombreux. Les Catholiques demeuraient dans l'artisanat où ils devenaient maîtres ouvriers; les Protestants étaient attirés par les usines, où ils constituaient les cadres supérieurs de la maind'œuvre qualifiée. «Indubitablement, le choix des occupations et, par là même, la carrière professionnelle, ont été déterminés par des particularités mentales que conditionne le milieu, c'est-à-dire, ici, par le type d'éducation qu'aura inculquée l'atmosphère religieuse de la communauté ou du milieu familial».4 Si l'on admet que les minorités ethniques, politiques ou religieuses (Polonais en Russie, Huguenots en France sous Louis XIV, 2. L'Ethique protestante, p. 242. 3. M . Offenbacher, Konfession und soziate Schichtung. Eine Studie über die wirtschaftliche Lage der Katholiken und Protestanten in Baden (1901), t. IV, V des Volkswirtschaftliche Abhandlungen der badischen Hochschulen. 4. L'Ethique protestante, p. 36.
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Quakers en Angleterre et Juifs un peu partout dans le monde) aient dû, faute de pouvoir occuper des postes officiels, s'employer à des activités commerciales, on peut alors comprendre leur établissement dans les affaires. Mais, selon Weber, cette hypothèse ne satisfait pas à la condition des Catholiques d'Allemagne, d'Angleterre et des Pays-Bas, qui n'ont jamais brillé dans les entreprises commerciales. En conséquence, l'idée que les Protestants auraient acquis leur sens des affaires à l'époque où ils étaient en minorité, est absolument erronée. Les Protestants, majoritaires ou minoritaires, se sont toujours montrés d'habiles commerçants. Et Weber résume: «En conséquence, le principe de ces attitudes différentes ne doit pas être recherchée uniquement dans des circonstances extérieures temporaires, historico-politiques, mais dans le caractère intrinsèque et permanent des croyances religieuses.»5 Le problème est alors de trouver, parmi les lignes de conduite de chacune de ces religions celles qui permettraient d'expliquer les causes de la suprématie protestante. C'est alors que Weber en est arrivé à sa thèse sur le protestantisme et l'«esprit du capitalisme» et les valeurs qui le constituent : le calling, l'esprit d'épargne, et le «rationalisme». Dans son Wirtschaftsgeschichte,6 Weber a perfectionné cette thèse. Après avoir éliminé diverses possibilités, dont celle de Sombart quant au rôle des Juifs dans la formation du capitalisme, Weber en arrive à la Réforme. Les conditions nécessaires à l'«esprit du capitalisme», l'unité, l'austérité de la conduite personnelle, ne pouvaient être posées par l'Eglise catholique. Celle-ci connaissait trop bien la dualité humaine, et savait que l'homme est à la fois bon et mauvais. La confession et l'absolution permettaient aux pécheurs comme aux saints d'obtenir la grâce: «La Réforme a rompu de manière catégorique avec ce système».7 Le pécheur ne pouvait plus espérer obtenir le pardon que par le renoncement et la vie monastique. Seuls une vie austère et l'accomplissement de la tâche quotidienne pouvaient assurer son salut. «C'est de ce système de pensée, conclut Weber, qu'est issu le mot calling (Beruf), terme qui n'existe que dans les langues influencées par les traductions protestantes de la Bible».8
5. L'Ethique protestante, p. 37. 6. Wirtschaftsgeschichte. Abriss der universalen Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1923; trad. angl. General Economic History, New York— Londres, 1927. Les références se rapportent à cette édition anglaise. 7. General Economic History, p. 365. 8. General Economic History, p. 367.
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2. LEUR INFLUENCE GÉNÉRALE
Les idées de Weber sont devenues populaires. Elles ont toutes paru évidentes, et sont souvent citées, sans que le nom de leur auteur soit mentionné, dans nombre d'ouvrages d'histoire et de sociologie. Beaucoup, qui n'avaient jamais entendu parler de Weber ni de son œuvre, dénonçaient la lourde influence de la religion sur la formation du système capitaliste. Mais Lord Keynes ne disait-il pas: «Les hommes pratiques qui se croient libres de toute influence intellectuelle, sont souvent les esclaves d'un économiste défunt»? 9 Mais ce n'est pas uniquement de cette manière, anonyme si l'on peut dire, que les théories de Weber se sont répandues. Même dans les ouvrages les plus sérieux d'histoire religieuse ou de sociologie elles ont été admises comme des axiomes. En voici quelques exemples des dix dernières années. Personne n'a jamais pu contester sérieusement la théorie de Weber, écrit H. E. Barnes dans son Historical Sociology,10 cinquante ans après la publication de Die Protestantische Ethik. Si la critique paraît convaincante sur certains points, c'est qu'à la source il y a incompréhension ou déformation des textes de Weber. Weber n'a jamais prétendu (et par là H. E. Barnes laisse à entendre que certains auteurs ont affirmé que Weber l'avait prétendu) que le protestantisme et surtout le calvinisme ait été l'unique source du capitalisme, qu'il considérait comme le résultat de nombreux facteurs. Weber a seulement montré que, sans le protestantisme, le capitalisme n'aurait jamais vu le jour. 11 Talcott Parsons, dans son Introduction to the History of Sociology ,12 est du même avis. Parsons a mis autant de passion à défendre Weber qu'à le traduire. En 1954, Irwin G. Wyllie,13 autre sociologue américain, a voulu voir dans la civilisation américaine une illustration des thèses de Weber. Pour lui, en accordant une grande place à la laïcité dans l'œuvre de Benjamin Franklin, Weber s'est bien gardé déconsidérer la religion comme concept fondamental de son étude. 9. J. M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, 1936, p. 383. 10. H. E. Barnes, Historical Sociology: its Origins and Development, 1948, p. 59—61. 11. Ibid., p. 124. 12. «Max Weber's Sociological Analysis of Capitalism and Modern Institutions», in Barnes, éd., An Introduction to the History of Sociology, 1948, p. 287. 13. I. G. Wyllie, The Self-Made Man in America: the Myth of Rags to Riches, 1954.
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En Suède, Eli F. Heckscher, spécialiste mondialement connu d'histoire économique, voue une grande admiration à Weber. Avec Marx, écrit-il, Weber fut le seul Allemand qui apporta des matériaux indispensables à la sociologie comme science exacte. Il admire surtout Weber parce que, comme Sombart, il a prêté une grande attention aux causes du changement de la mentalité humaine: «C'est dans ce domaine que Max Weber et Sombart ont fait les plus grandes décoùvertes». Il est vrai que Heckscher paraît parfois s'éloigner des idées de Weber quand il en vient à se demander si c'est bien le protestantisme qui a influencé le capitalisme, ou si ce n'est par la prédisposition au capitalisme qui a favorisé l'émancipation religieuse. Il est possible, écrit Heckscher, que le Siècle des Lumières ait été le dénominateur commun à l'évolution du protestantisme et du capitalisme. La consécration au travail a eu plus de partisans en France, pays catholique, qu'en Angleterre, pays protestant. Mais, en découvrant le souci de l'épargne chez les Puritains et les Quakers, Weber donne un éclairage nouveau à l'histoire du capital et du capitalisme. Il faut judicieusement tenir compte des conséquences de facteurs non économiques sur l'économie, et c'est précisément ce qu'ont fait Weber et Sombart dans leur étude du développement du capitalisme moderne. Heckscher cite alors tout particulièrement Weber : «Pour lui, c'était la forme donnée au protestantisme — en partie tout au moins — par des motifs éthiques, religieux et non économiques qui a transformé l'économie et contribué ainsi à établir les fondations du système économique du 19e siècle qui est unique dans l'histoire».14 W. Arthur Lewis, économiste renommé, dans son ouvrage Theory of Economic Growth (1955), recherche les relations possibles entre religion et développement économique. Comment, demandet-il, au chapitre «Religion» de son livre, le développement économique peut-il convenir aux diverses doctrines religieuses? Les principes religieux ne s'effaceraient-ils pas dès qu'ils deviendraient un obstacle à l'expansion économique ? Lewis avoue qu'il n'est pas facile de donner une réponse à cette question manifestement inspirée par Weber. La religion, écrit-il, paraît opposée à la recherche du profit. Presque toutes les religions initient à la contemplation, et cherchent à détourner des biens matériels. Pourtant, la religion protestante, qui place au premier rang des valeurs morales 14. E. F. Heckscher, Ekonomisk-historiska Studier, 1936, p. 13 sq.; Historieuppfattning, materialistik och annan, 1944, p. 20; Industrialismen, 4 e éd., 1948, p. 10, 46; cf. aussi Mercantilism, 2 e éd., angl., 1955, t. II, p. 154—155. [Toutes les références ayant trait à Mercantilism se rapportent à cette édition anglaise.]
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la recherche de l'efficacité, l'épargne, la productivité de l'investissement, l'honnêteté des transactions commerciales, le sens du risque et des responsabilités, l'égalité des mêmes chances données à tous par l'exercice d'un travail austère et bien fait, favorise alors le développement économique.15 Gunnar Myrdal,16 dans An International Economy: Problems and Prospects, partage cette opinion. La religion protestante, luthérienne et surtout calviniste, prêche une morale de l'effort et de l'action, qui ne reconnaît pas l'absolution ni l'indulgence. La religion protestante, en voulant édifier une société où les individus sont responsables, encourage l'esprit de compétition, et reconnaît l'individu selon la part qui lui revient du progrès social accompli et de la hauteur morale atteinte par la communauté. René Wellek et Austin Warren,17 chefs de file de la nouvelle critique américaine, adressent à Weber ces louanges : Bien qu'il ne soit pas parvenu à isoler le facteur religieux, Max Weber en soulignant l'influence de l'idéologie sur l'économie, a apporté une précieuse contribution à la sociologie de la religion. Ainsi, un demi-siècle après la publication de ses théories dans Y Archiv für Sozialwissenschaft, Weber demeure un auteur à la mode,18 Personne, après cinquante ans d'une évolution capitaliste sans précédent, n'a jamais sérieusement remis en cause ses hypothèses. Non que les critiques aient manqué. Au contraire, ses idées ont été remises en question dans bon nombre d'ouvrages et ont soulevé d'importantes objections.
3 . LES ADVERSAIRES
Felix Rachfahl, dans une série d'articles intitulée «Kapitalismus und Kalivinismus», publiée dans 1 'Internationale Wochenschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik, quatre ans après le parution de Die Protestantische Ethik, est le premier à contester les hypothèses de Weber. Les quatre principales objections de Rachfahl aux idées de Weber ont été reprises depuis, sous différentes formes, par de nombreux auteurs. 1) Il n'est pas certain qu'une éthique religieuse influence l'évolution de l'économie. Cette éthique peut être l'expression d'une 15. W. A. Lewis, The Theory of Economic Growth, 1955, p. 101—107, en particulier p. 101, 105. 16. G. Myrdal, International Economy: Problems and Prospects, 1956, p. 18. 17. R. Wellek et A. Warren, Theory of Literature, 1955, p. 104. 18. En français dans le texte.
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recherche de la joie de vivre, du dévouement à sa famille, du désir d'oeuvrer pour le bien d'autrui, ou de la communauté, ou au service du pays. Les termes de cette éthique peuvent aussi bien paraître adaptés qu'opposés à la mentalité de l'époque. 2) Si Calvin a reconnu la nécessité du commerce et de l'industrie, et encouragé une attitude plus évoluée que celle des Catholiques à l'égard de l'intérêt, il est aussi le porte-parole d'une règle très austère dont les principes sont aussi préjudiciables au développement économique que ceux de l'Eglise catholique. 3) Il ne faut pas oublier que les Bénédictins, les Franciscains et les Jésuites, par leur conception de l'activité commerciale, sont parfois très proches des Calvinistes. 4) Les régions d'influence du protestantisme sur le développement du capitalisme, telles que les établit Weber, paraissent contestables. Marqué par l'occupation espagnole, Amsterdam resta très longtemps une ville catholique. En Angleterre, où la relation protestantisme-capitalisme paraît plus convaincante, il est fort possible que d'autres facteurs aient également joué. Malgré toutes ces objections, Rachfahl ne rejette pas les idées de Weber. Pour lui, sous réserve de certaines restrictions, il est fort possible que le protestantisme, et surtout le puritanisme, aient exercé une influence décisive sur l'activité économique. Ce n'est cependant pas l'«esprit du capitalisme» qui définit le mieux le protestantisme. Rachfahl énonce en cinq points le fruit de ses réflexions: 1) Dans les pays catholiques, l'élite entrait dans les ordres, dans les pays protestants, l'élite se vouait à une carrière laïque. 2) Le protestantisme a apporté un système où l'éducation devenait accessible à un plus grand nombre. Il a ainsi favorisé la formation d'une catégorie sociale mieux préparée à affronter la concurrence internationale. 3) Le protestantisme diffère du catholicisme qui, prêchant le renoncement aux biens de ce monde, enseignait le mépris de l'effort. 4) Le protestantisme a proclamé l'indépendance et la responsapilité personnelles, ce qui a eu des conséquences heureuses sur le comportement des individus. 5) Le protestantisme a créé une morale plus élevée que celle du catholicisme. Et Rachfahl résume: «Alors que le catholicisme a exercé une emprise négative et contraignante, le protestantisme a su créer une force libératrice et stimulante favorable au développement économique». Mais surtout, Rachfahl voit dans la séparation de l'Eglise et de l'Etat, établie par le protestantisme, la cause la plus importante du développement de l'entreprise personnelle. L'Etat catholique, subordonné à l'Eglise, a entravé le développement de l'entreprise.
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'Rachfahl, comme Sombart, souligne la tolérance des pays protestants à l'égard des autres communautés religieuses et consacre une partie de son ouvrage à la part qui revient aux «étrangers» dans le triomphe économique des pays protestants, et des Pays-Bas en particulier. Voici donc une critique cohérente des idées de Max Weber, qui n'en est pas moins une acceptation virtuelle, puisque Rachfahl écrit: «Il faut donc bien admettre l'influence considérable des idées religieuses sur le plan économique. Nos recherches ne s'engageront toutefois pas sur un plan aussi exclusif que celui de Weber. Nous essaierons d'analyser l'influence des idées religieuses dans leur ensemble et de voir en quoi elles ont freiné ou stimulé le développement économique. Nous verrons alors que les Protestants étaient libérés des interdits qui ont fermé les voies d'une économie florissante aux Catholiques. Sans aucun doute, la notion du calling et de la vocation (Berufsethik) est l'un des principaux facteurs de la réussite des Protestants.» 19 Après Rachfahl, bien des auteurs contesteront certains points fondamentaux de la théorie de Weber pour finir par admettre qu'il existe une relation indéniable entre la religion et l'économie, et apporteront de nouvelles preuves du rôle joué par le protestantisme dans le développement économique. Plus catégoriquement que Weber, mais en attribuant cette fois au catholicisme les origines d'un «esprit du capitalisme, Werner Sombart, dans son ouvrage Der Bourgeois, confirme la relation religion-capitalisme. C'est aux sources d'une perspective capitaliste contenue dans le catholicisme que les grandes villes marchandes italiennes ont dû leur opulence. La puissance financière de la Papauté avait projeté l'image d'un avenir capitaliste. Dans la seconde édition (1916) de son ouvrage capital Der moderne Kapitalismus, le thème principal de Sombart est très éloigné de cette opinion. Nous disons bien le thème principal, car l'ouvrage contient virtuellement toutes les solutions concevables pouvant être proposées aux problèmes d'histoire économique à côté d'un aussi grand nombre de solutions inconcevables. Ici, ce ne sont pas 19. F. Rachfahl dans Internationale Wochenschrift fur Wissenschaft, Kunst und Technik, n 0 3 39—43, 1909. Voir également la réponse de Weber: «Antikritisches zum Geist des Kapitalismus», Archiv für Sozialwissenschaft, X X X , 1910. Rachfahl riposta avec «Nochmals Kalvinismus und Kapitalismus», Internationale Wochenschrift, n o s 22—25, 1910, sur quoi Weber publia «Antikrit'sches Schlusswort», dans Archiv für Sozialwissenschaft, X X X I , 1910. On trouve des références à cette discussion dans les notes des Gesammelte Aufsätze de Weber. Weber ne céda cependant sur aucun point important.
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directement les concepts religieux, mais les conséquences des persécutions religieuses qui ont été le facteur principal du développement économique. Les persécutions religieuses ou, à l'inverse, les privilèges accordés aux adeptes d'une même doctrine, sont à l'origine d'une classe cosmopolitaine à laquelle devait naturellement échoir, en raison de sa situation internationale, le commerce et les affaires. L'édit de Potsdam qui, en 1685, ouvrit l'électorat de Brandenbourg et de Prusse aux Protestants de l'Eglise réformée chassés de France à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, en est le meilleur exemple. 20 Dans la préface de son livre Die Anfänge des modernen Kapitaismus, qui parut en 1916, Lujo Brentano est le plus acerbe des critiques de l'œuvre de Weber. 21 Comme Rachfahl, il étudie l'idée d'un «esprit du capitalisme» véritable. Weber n'a illustré cette idée que de deux exemples : le protestantisme puritain et Benjamin Franklin. Le capitalisme, le désir du gain dans les affaires, existaient bien avant la Réforme, ne serait-ce que dans les grandes villes marchandes d'Italie. Lorsque, pour des raisons qui n'ont aucun lien avec la Réforme, le centre des affaires se déplaça de la Méditerranée à la mer du Nord, bien des familles de marchands catholiques émigrèrent. Brentano cite l'exemple de ses ancêtres. Au 17e—18e siècles, les Brentano quittent l'Italie pour l'Europe septentrionale où ils installent des banques, et des affaires de produits exotiques, à Amsterdam, Breslau, Mannheim, Augsbourg et Francfort. Certains d'entre eux amassèrent de véritables fortunes. Restés fidèles au catholicisme, ils savourèrent les plaisirs de ce monde, sans aucune restriction puritaine. Le concept du calling n'a jamais été l'apanage exclusif du calvinisme, affirme Brentano. C'est une erreur linguistique de supposer qu'une idée ou un attribut n'existent pas, uniquement parce qu'ils ne se trouvent pas définis par une expression déterminée. Le terme désignant le travail dans les traductions latines de la Bible équivaut au Beruf de Luther: vocatio a exactement le même sens que Beruf et le mot est employé dans des contextes prouvant que, bien avant la Réforme, le travail et l'accomplissement du devoir représentaient déjà une «mission» au service de Dieu. Brentano conteste aussi que les Puritains aient toujours été favorables aux activités commerciales et qu'ils aient été spéciale-
20. Dans Der Bourgeois (1913) et Der moderne Kapitalismus (2 e éd., 1916—1927). Cf. également Die Juden und das Wirtschaftsleben (1911) et Luxus und Kapitalismus (1913). 21. Cet ouvrage est un exposé détaillé de la position qu'il avait déjà prise en 1913 dans ses Münchener Festrede (Akademie der Wissenschaften).
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ment empreints de Γ «esprit du capitalisme». Les écrits de nombreux auteurs puritains s'inscrivent en faux contre cette idée. Quant à l'exemple de Benjamin Franklin et son souci de l'épargne, sa frugalité légendaire, son assiduité au travail, il représente une moralité courante à cette époque, et non un cas puritain par excellence. Pour Brentano, c'est le droit romain qui dirige la conduite des affaires. La loi canonique, écrit-il, ne peut pas s'appliquer à la vie pratique. Le droit romain s'appliquait à toutes les affaires d'ordre pratique et économique séparément des principes religieux de l'Eglise catholique ou, plus tard, de la foi protestante. «L'«esprit du capitalisme» s'est développé avec le commerce, qui recherche par définition les bénéfices les plus larges. Tous deux suivent la même évolution.»22 La réapparition du droit romain et l'accroissement de l'autorité qui lui était conférée, est un événement beaucoup plus significatif de l'évolution économique. Le droit romain était issu de la philosophie stoïcienne; la pensée respectait la loi naturelle. Il existe une parfaite harmonie entre la nature et la raison, entre l'ordre naturel et l'ordre existant. Pour Brentano, cette conception correspond à Γ «esprit du capitalisme» dans la mesure où est bien tout ce qui est fait par les «meilleurs», par ceux qui réussissent le mieux. Ces idées étaient opposées à l'enseignement de l'Eglise catholique. «Mais depuis qu'il était apparu évident que l'activité économique était incompatible avec le message du Christ, on adopta comme règle de conduite, non ce qu'enseignait l'Eglise, mais, ce que prescrivait la loi civile pour les situations temporelles.»23 Néanmoins, Brentano ne refuse pas complètement les idées de Weber. Il est indéniable, écrit-il, que là où existait un capitalisme bien implanté, la doctrine puritaine de la grâce a donné à l'«esprit du capitalisme» une inspiration religieuse et une énergie qui lui ont permis de s'étendre. L'historien anglais William Ashley, dont l'œuvre ne subit aucune influence weberienne, a étudié l'évolution de l'attitude calviniste à l'égard de l'usure. Il voit là l'explication à ce qui différencie économiquement les Calvinistes des Protestants. Jamais Luther n'est parvenu à rompre avec la règle canonique. «La haine de l'usure était si profonde parmi le peuple qu'un fils de paysan comme Luther ne pouvait en être dépourvu, et le désir de réforme morale, principale cause du nouveau mouvement religieux,
22. Anfänge des modernen Kapitalismus, 23. Ibid., p. 157.
p. 154.
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marqua un retour aux très sévères normes anciennes.»24 Avec Melanchton, cependant, apparaissent les premiers signes d'une évolution, et Calvin condamne les anciennes conceptions. La déclaration de 1545, par laquelle il proclame que l'exigence d'un intérêt n'est pas un péché fut considérée par les générations suivantes comme une autorisation à l'usure. Il devenait dès lors possible d'accroître son capital en l'investissant: un point important du système capitaliste était accepté. Cependant, Ashley ne croit pas que l'évolution du développement économique favorisée par les nouvelles doctrines religieuses ait été voulue. Il ne croit pas, par exemple, que le calvinisme ait cherché à développer une nouvelle idéologie économique. Ashley affirme que les grands prédicateurs ignoraient tout de ces problèmes. Le nouvel essor donné par le protestantisme à l'activité et à la pensée économiques n'a été qu'une conséquence imprévue. Cette conception se rapproche de celle de Tawney,25 qui souligne, moins que Weber et Ashley, il est vrai, l'importance du calvinisme, et insiste, plus que Weber, sur la différence existant entre Calvin et Luther. Mais pour lui, le facteur principal est le capitalisme naissant. C'est le capitalisme naissant qui motive l'attitude calviniste à l'égard des affaires et de l'accumulation du capital, et non l'inverse. A leur origine, les premiers mouvements puritains et le calvinisme ont adopté, à l'égard du commerce et de l'entreprise, l'attitude prescrite par l'Ancien Testament. Indépendamment de toute religion, les grandes découvertes géographiques, l'invention de techniques nouvelles avaient déjà préparé l'avènement des grands marchands d'Augsbourg, Lisbonne, Anvers, Amsterdam, et l'expansion économique des 16e — 17e siècles, qui avait pris forme en Italie, en Espagne et au Portugal. L'«esprit du capitalisme» écrit Tawney, est vieux comme le monde: «Si l'on entend par capitalisme la gestion de l'entreprise par les propriétaires d'un capital à leur profit, et qu'il en résulte la formation d'un prolétariat dépendant du capital, alors le capitalisme existait dès le Moyen Age en Flandre et en Italie. Si, par capitalisme, on entend le sacrifice de toute valeur morale à la recherche du profit, alors c'est déjà le capitalisme que dénonçaient les saints et les sages du Moyen Age».26 Les grands pays conquérants furent l'Espagne et le Portugal, pays catholiques. Les grands centres commerciaux furent
24. W. Ashley, Introduction to English Economic History and Theory, l é r e éd., 1888—1893,4 e éd., 1906,1.1, deuxième partie, p. 456. Voir en général le chapitre intitulé «The Canonist Doctrine». 25. R. H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, 1926. 26. Ibid., p. 84.
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souvent les centres catholiques, et les banquiers catholiques étaient maîtres de la haute finance. Mais des 16e—17e siècles, il y a évolution des idées religieuses et du système économique. C'est chez les Puritains que la confluence de ces deux facteurs est la plus frappante. Bien que tel ne fût pas le dessein des prédicateurs, la doctrine calviniste, en obtenant l'adhésion profonde d'une grande partie de l'opinion, se retrouva teintée de capitalisme. Selon Tawney, c'est ce phénomène qui a préparé l'essor du capitalisme, favorisé surtout par la conception calviniste du calling. Tawney en vient donc, lui aussi, à considérer le calvinisme et le puritanisme comme les causes essentielles du développement du capitalisme, la recherche consciente et élaborée du profit comme fin en soi étant inconnue des générations antérieures, et les moralistes anglais, pour qui le bien de la vie publique était le maintien des lois traditionnelles, ayant toujours dénoncé le danger que représentaient une cupidité effrénée. Mais cette morale fut dépassée par l'identification du travail et de la prospérité de l'entreprise au service de Dieu. L'extraordinaire énergie qui, en un siècle, bouleversa l'ordre de la civilisation matérielle, y puisa ses forces. 27 Tous les pays calvinistes — la Hollande, l'Ecosse, l'Amérique, et, bien entendu, Genève même - furent marqués par cette évolution. Le calvinisme, doctrine du collectivisme et de la discipline religieuse, «l'âme même de l'autorité régimentaire» à l'origine, devint le «véhicule d'un individualisme quasi utilitariste». 28 Les critiques formulées par H. M. Robertson 29 à rencontre des idées de Weber complètent celles de Tawney, mais s'appuient avant tout sur des considérations d'ordre chronologique. Robertson pense que ce que l'on peut appeler «esprit du capitalisme» existait bien avant le triomphe des idées de la Réforme. Comme Sombart, Robertson cite l'exemple des grandes villes marchandes italiennes. Dans le catholicisme, écrit-il, on trouve tout aussi bien des idées propices à l'«esprit du capitalisme». L'activité des Jésuites, débordante dans les affaires et dans le domaine religieux, ou l'esprit d'épargne des Franciscains, en sont des exemples. Bien des catholiques avaient fait preuve d'idées autrement avancées que celles de Luther et de Calvin, et les non-conformistes blâmaient alors le prélèvement de taux d'intérêt élevés. Robertson consacre plus de la moitié de son ouvrage à l'étude du capitalisme avant la Réforme,
27. Ibid., p. 249. 28. Ibid., p. 227. 29. H. M. Robertson, Aspects of the Rise of Economic A Criticism of Max Weber and his School, 1933.
Individualism.
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de l'Etat sous la Renaissance, à la recherche de l'influence des Jésuites, et à l'ingérence du catholicisme dans la vie économique. Robertson revient aussi sur la définition du calling, telle que l'entendent Weber et Tawney. Comme Brentano, il refuse d'admettre que le calling (Beruf) ait pu avoir, pour les Calvinistes et les Protestants, une signification religieuse. Calvin, et bon nombre d'auteurs français, emploient le mot office, terme qui, auparavant comme plus tard, signifiait dans les langues d'origine latine (italien et latin officio, français office, espagnol oficio), non seulement la «vocation» au sens habituel de «métier», mais également l'office religieux, le «culte». La représentation de l'accomplissement du travail comme un service de Dieu existait chez les Catholiques, écrit Robertson, et il cite plusieurs auteurs, presque tous jésuites, pour qui «Dieu nous accorde sa Grâce pour tout ce que nous entreprenons en faveur de notre bien temporel si nous le faisons par amour pour Lui. Un être humain peut servir Dieu de diverses manières, et travailler utilement pour Dieu, pour l'humanité et pour lui-même».30 S'il y a un changement d'attitude favorable à l'activité économique après la Réforme, écrit Robertson, c'est dans la seconde moitié du 17e siècle, où la consécration au travail et le souci de l'épargne ont été le plus exaltés. «Mais il en était ainsi dans les pays catholiques aussi bien que dans les pays protestants. Cela semblerait suffir à prouver que le problème a été examiné par le petit bout de la lorgnette, dans le but de montrer que la relation existant entre l'«esprit du capitalisme» et éthique protestante est à l'inverse de ce qu'affirme Weber. L'éthique protestante a été modifiée par l'apparition d'une classe moyenne, à tendance capitaliste. Les Eglises puritaine et calviniste n'ont pas toujours manifesté la même opinion à l'égard de l'entrepreneur. Les changements apportés à une doctrine austère sont le reflet de l'esprit d'une époque marquée par une débordante activité économique. La religion protestante, au lieu de contraindre l'entreprise, l'encouragea. 31 L'opinion de Robertson es proche du «puritanisme évolué» selon Tawney. Pour Robertson, ce sont les grandes découvertes géographiques qui sont la cause de l'apparition du capitalisme dans les pays protestants comme l'Angleterre et les Pays-Bas, et du déplacement du centre économique du Sud au Nord. C'est en raison de sa politique hostile au commerce que l'Espagne n'a su s'adapter à ces transformations. C'est parce que les peuples commerçants peuvent répandre et recevoir des idées nouvelles que les pays capitalistes 30. Ibid., chap. I,
passim.
31. Ibid., p. 31—32.
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et les grands marchands étaient protestants. A l'époque où Florence, Gênes, Venise, étaient les capitales du monde économique et dominaient le commerce méditerranéen, elles témoignaient d'un esprit capitaliste et individualiste dont la Renaissance ne fut que l'un des aspects. Il est possible que la navigation commerciale sur l'Atlantique et l'océan Indien soit la raison de l'individualisme européen occidental, aux 16e — 17e siècles. L'esprit capitaliste est la création d'une race d'entrepreneurs, il n'en est pas le créateur.38 L'ouvrage de Robertson recoupe sur certains points celui de Sombart. Robertson accorde, lui aussi, un rôle important au catholicisme et à la Compagnie de Jésus et autres ordres réformistes, dans l'orientation capitaliste de l'économie. Dans son ouvrage intitulé The Economical Morals of the Jesuits, an Answer to Dr. H. M. Robertson (1934), le père James Brodrick, jésuite, estime que l'analyse faite par Robertson de la doctrine des Jésuites est absolument fausse. Rien de tout ce que Weber attribue aux Calvinistes — l'usure, la consécration au travail, l'accomplissement religieux de la tâche quotidienne — n'a jamais été encouragé par les Jésuites. La thèse de Robertson, qui accorde une grande importance aux découvertes géographiques et à l'ouverture de nouvelles voies commerciales, a de nombreux partisans. L'année même de la parution du livre de Robertson, l'écrivain catholique Fanfani énonçait les mêmes hypothèses comme facteurs de l'expansion économique et de la nouvelle orientation commerciale.33 Pour Fanfani, l'influence de la religion fut à peu près nulle. L'«esprit du capitalisme» n'est pas issu de la religion. Si le protestantisme peut sembler favorable au commerce, c'est parce qu'il a séparé la vie temporelle de la vie religieuse, et libéré les activités économiques des contraintes religieuses, et non parce qu'il a identifié l'accomplissement de la tâche quotidienne au service de Dieu. L'idée que l'évolution nécessaire au développement du capitalisme avait eu lieu indépendamment de la Réforme, avait été avancée par Cunningham quelques années avant la parution de l'ouvrage de Weber. Il considérait que les conditions préalables à ce qu'il appelle «l'intervention du capitalisme» avaient été réunies dès les 15e — 16e siècles par le morcellement de l'«empire catholique» à la suite de la création de nouveaux Etats nationaux, hostiles à la puissance du pape. Les nations se trouvèrent alors animées d'un esprit de rivalité qui priva la communauté occidentale de l'autorité unifiante du Moyen Age. Pour Cunningham, c'est la laïcisation 32. A. Fanfani, Catholicism, Protestantism angl., 1936. 33. Ibid., p. 177.
and Capitalism,
1935; trad,
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qui apparaît comme le facteur principal de l'évolution économique et non la protestantisme, dont il ne parle même pas.34 Dix ans plus tard, sous l'influence de Weber et de Troeltsch, son disciple, Cunningham expose des idées très différentes. Dans son Christianity and Economic Science, il cite l'Ecosse presbytérienne comme le parfait exemple du pays où les Calvinistes enseignent l'«esprit du capitalisme» et incitent leurs fidèles à l'activité économique. «C'est quand son influence parvint à s'étendre en Ecosse que le calvinisme atteignit toute sa puissance. Et c'est en Ecosse que l'emprise du calvinisme sur la vie nationale est le plus remarquable.»35 Le presbytérianisme résorba le chômage et employa au travail les très jeunes enfants, pour les former à de bonnes habitudes et les protéger des dangers de l'oisiveté. «Le presbytérien du 17e siècle avait une conception rigoureuse de la discipline nécessaire aux enfants afin de les protéger des vices de l'oisiveté et de tout mal».36 Le calvinisme, conclut Cunningham, est la forme du christianisme qui a reconnu le droit au libre exercice du commerce et à l'organisation capitaliste de l'industrie.37 Cunningham ne cherche pas de preuves à ce qu'il avance. Il déclare simplement que les écrits de Weber y suffisent. L'exemple de l'Ecosse montre définitivement que c'est dans la religion, et dans le calvinisme en particulier, qu'il faut chercher les causes de cette transformation économique nécessaire et que, en conséquence, les travaux de Sombart sur la contribution des Juifs à cette évolution, sont sans valeur. L'étude la plus importante parue sur l'œuvre de Weber est, après celle de Fanfani, celle du professeur J. B. Kraus, jésuite, de l'université catholique de Tokyo. 38 Pour le professeur Kraus, le capitalisme naissant, dont on retrouve les principes dans le calvinisme, s'est développé sous la pression des rivalités économiques. Kraus se rapproche ici de Tawney. Pour lui, il est possible que 34. W. Cunningham, An Essay on Western Civilization in its Economic Aspects, 1904, t. II, passim. 35. W. Cunningham, Christianity and Economic Science, 1914, p. 66. 36. Ibid., p. 68. 37. Ibid., p. 69—70. Voir également E. Troeltsch, Die Sociallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, 1912; trad, angl.: The Social Teachings of the Christian Churches, 1931, 2 vol. Sur le fond, les idées de Troeltsch rejoignent celles de Weber sur le point qui nous intéresse ici. La différence principale entre eux consiste dans le fait que Troeltsch s'intéressait surtout dans l'enseignement en soi, dans les vues religieuses alors que Weber a centré tout son intérêt sur l'importance pratique de la religion dans la vie économique et sociale. 38. J. B. Kraus, Scholastik, Puritanismus und Kapitalismus. Eine vergleichende dogmengeschichtliche Übergangsstudie, 1930.
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l'évolution économique, comme celle des idées religieuses, aient pu être déterminées par les grands courants de l'époque, si bien qu'il deviendrait alors impossible de séparer les causes uniquement matérialistes des causes uniquement idéalistes de l'avènement du capitalisme. Kraus parvient donc à un compromis en reconnaissant à chacune des hypothèses une part de vérité, et il conclut doctement: «Là également le vieux diction in medio stat virtus convient parfaitement». 39 La différence que croit découvrir Weber entre Luthériens traditionnalistes et Calvinistes favorables à l'usure, ne paraît ni à Kraus ni à Tawney digne d'intérêt. La règle était aussi contraignante pour Calvin et ses proches que pour Luther. C'est le progrès économique qui a contraint à enfeindre la règle, comme le montre l'exemple des changements imposés à la scolastique des Puritains anglais, pourtant obstinément traditionnalistes. L'obligation de s'adapter à la situation nouvelle s'est traduite plus tard par une idéologie teintée d'esprit capitaliste. L'expansion économique de l'Angleterre dépend d'un contexte social et non des doctrines religieuses. Cette volonté d'expansion dut franchir de nombreux obstacles et interdits et il en résulta une émancipation religieuse.40 En conséquence, le puritanisme est devenu une source de motivations à l'expansion économique. Là encore il y a analogie entre les idées de Kraus et celles de Tawney. Sombart, quand il étudie le rôle des «étrangers», considère le facteur religieux comme l'origine de l'élan vers l'expansion économique mais ne pense pas que les préceptes religieux aient quelque influence sur l'activité économique. Il est alors en contradiction avec Weber. T. S. Ashton adopte le même point de vue, dans un contexte légèrement diiférente et limité à l'exemple de la Grande-Bretagne. Pourquoi tant d'entrepreneurs de la révolution industrielle furent-ils des non-pratiquants ? Il ne faut pas chercher dans leur conviction religieuse (bien qu'il puisse y avoir du vrai dans cette idée, note Ashley en passant, et sans s'attarder à chercher des preuves) une explication de leur énergie dans l'entreprise ou les carrières commerciales, mais plutôt dans ce qu'ils doivent à l'enseignement supérieur, surtout orienté vers les sciences naturelles, tel que le dispensaient les universités écossaises et les académies non protestantes. 41 39. Ibid., p. 292. 40. Ibid., p. 307. 41. T. S. Ashton, The Industrial Revolution, 1948, p. 17 sq. Cf. également son Iron and Steel in the Industrial Revolution, 1924; 2e éd., 1951, en particulier le chap. IV, où il expose comment la religion explique la réusite des Quakers. Cf. également ci-dessous, p. 100—103.
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Il est intéressant de noter que les idées de Weber n'ont pas trouvé d'écho aux Pays-Bas où elles auraient dû susciter un intérêt particulier. En 1930, date à partir de laquelle les idées de Weber connurent une certaine vogue, W. F. van Gunsteren présenta un ouvrage universitaire sur Weber.42 Mais dans cet ouvrage de quelque 300 pages, Van Gunsteren n'établit aucune corrélation entre foi religieuse et progrès économique aux Pays-Bas. Sans chercher à étudier les faits, il lui suffit de présenter, à l'appui de la théorie de Weber, les œuvres des auteurs protestants, ceux de la religion réformée en particulier. Ernst Bein,43 trois ans plus tôt, avait étudié le contenu de la doctrine de l'Eglise réformée hollandaise, sans y trouver de preuves en faveur des théories de Weber. En 1940, le Danois Wolmer Clemmensen publia une étude de l'influence des idées religieuses sur les conceptions religieuses économiques du Danemark. 44 A partir des œuvres littéraires, Clemmensen essaie de tracer une histoire de l'évolution du capitalisme et de l'entreprise au Danemark. Mais il a appris de Weber qu'il ne fallait pas s'attendre à trouver grand-chose dans un pays comme le Danemark, où l'autorité de la religion luthérienne a interdit toute pénétration d'autres doctrines religieuses — calviniste, puritaine, judaïste — si importantes pour l'éthique capitaliste.45 Si le «piétisme d'Etat» qui en résulta se libéra de certaines contraintes de la conception luthérienne, il resta soumis aux règles prescrites à l'activité économique. Le mouvement favorable au capitalisme naissant, dû au succès du développement économique, a permis l'avènement d'un luthéranisme d'Etat, dont la conception de l'économie est aussi rigoureuse que celles du calvinisme et du puritanisme.48 Tout en faisant de prudentes réserves quant à l'influence du luthéranisme d'Etat sur l'évolution du capitalisme, Clemmensen y trouve confirmation des thèses de Weber et de Sombart, où le puritanisme et le judaïsme seraient les facteurs décisifs de l'évolution capitaliste. Si, dans son étude. Clemmensen attribue aux seules doctrines calvinistes et puritaines47 l'apport de la Réforme au système capitaliste, il sombre vite dans la confusion et la banalité en concluant qu'il est toutefois impossible de rien prouver et 42. W. F. van Gunsteren, Kalvinismus und Kapitalismus, 1934. 43. E. Bein, «Die Wirtschaftsethik der calvinistischen Kirche der Niederlande, 1565—1650», Nederlandsch Archief voor Kerkgeschiedenis, 1931, t. XXIV, p. 81—156. 44. W. Clemmensen, De Religiöse Systemers Indflydelse paa de erhvervsetiske Princippers Udvikkling i Danmark, 1940. 45. Ibid., p. 280. 46. Ibid., p. 280. 47. Ibid., p. 281.
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qu'au Danemark la religion n'a exercé aucune influence sur le développement économique. Clemmensen se montre pourtant, peut-être inconsciemment, anti-weberien. Si, pour Weber, Franklin est l'exemple du grand capitaine d'industrie, interprète du capitalisme dans toute son ampleur, pour Clemmensen, tout concept religieux est absent du capitalisme moderne. A partir du moment où «l'avenir appartient au plus fort» le capitalisme est immoral. Clemmensen désapprouve la libre concurrence et le capitalisme moderne où triomphe la «morale de la réussite» et où tous les coups sont permis pourvu que la loi soit respectée au pied de la lettre. Il admet l'influence religieuse jusqu'au moment où le capitalisme revêt un aspect qui ne lui inspire plus aucune sympathie.
4 . LE PROBLÈME
Tout cela prouve que même les auteurs qui ont réfuté Weber point par point 48 ont fini néanmoins par reconnaître dans son œuvre quelque chose de plausible. Bien qu'ils puissent trouver que la pensée de Weber est trop orientée, que les généralisations sont trop vastes, qu'aucun autre facteur que le protestantisme n'est avancé, que la relation protestantisme-développement économique n'est pas si évidente, ils reconnaissent en fin de compte que les prémisses posées par Weber sont fondées, et qu'il a effectivement existé une relation entre le protestantisme et le capitalisme. Même un auteur comme Robertson ne fait qu'inverser les données du problème. C'est la vie économique qui a influencé la doctrine religieuse et non l'inverse. Tawney et Kraus, parmi d'autres, trouvent un compromis entre Weber et Robertson et découvrent une interaction telle que les nécessités économiques aient pu fléchir la discipline religieuse, et que la religion ait pu approfondir et nourrir le sens du capitalisme. Ces auteurs ont l'air de croire que l'on puisse faire du vrai avec du faux en assemblant les termes d'équivalence de notions diamétralement opposées. Le point de départ de la discussion qui va suivre
48. Les auteurs mentionnés dans la partie qui va suivre représentent la critique uniquement pour ce qui a trait aux questions centrales. Sur le christianisme et la vie sociale, le puritanisme, etc. en général, il a été publié une quantité d'ouvrages. Certains seront cités, parmi lesquels: V. A. Demant, Religion and the Decline of Capitalism, 1952; D. L. Munby, Christianity and Economic Problems, 16;95 J. Stamp, The Christian Ethic as an Economic Factor, 1926; A. D. Lindsay, Christianity and Economics, 1930.
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diffère de celui des auteurs dont nous venons de parler. En effet, nous ne cherchons pas à expliquer d'une manière entièrement ou partiellement nouvelle le rapport existant entre le protestantisme et le progrès économique. Bien entendu, nous étudierons la position du protestantisme, et en particulier du puritanisme, vis-à-vis des richesses et du capitalisme, et chercherons à découvrir si oui ou non il a existé entre le puritanisme et l'esprit du capitalisme un rapport ou une affinité permettant de dire que ce dernier a été incarné par Benjamin Franklin et les capitaines d'industrie américains, et le rôle qu'ont pu jouer dans l'évolution du capitalisme l'assiduité au travail, le goût de l'épargne et le relèvement des taux d'intérêt. Mais l'objet de cette étude n'est pas de découvrir l'explication du rapport qui existe entre le protestantisme et le progrès économique. Nous nous demandons si ce rapport a vraiment existé et si le problème étudié par Weber et ses disciples, comme par ses critiques les plus acharnés, est bien posé. Existe-t-il entre le protestantisme et le progrès économique une corrélation si nette qu'il faille rechercher entre eux un lien de causalité?
CHAPITRE Π
l'esprit du puritanisme et du capitalisme
1. LES PÈRES PURITAINS
Weber lui-même a reconnu que Luther et ses disciples s'intéressaient fort peu aux questions économiques. L'importance du changement qu'a entraîné le luthéranisme se trouve avant tout sur le plan politique: les Eglises d'Etat, en remplaçant l'Eglise romaine, posséderont les armes du pouvoir et de la propagande. Il est également indiscutable que les nouvelles institutions gouvernementales, les Etats nationaux constituant des royautés de droit divin (principe qui n'a jamais été totalement reconnu par le catholicisme) ont affecté la vie économique, et que, réciproquement, ces Etats devaient en partie leur origine aux transformations économiques. Mais ceci n'a rien à voir avec la thèse de Weber. Du point de vue purement politique, les diverses confessions de l'Eglise réformée calviniste différaient de l'Eglise protestante luthérienne. Elles se tenaient à l'écart des affaires politiques du gouvernement, mais cherchaient à garder auprès de celui-ci la même liberté religieuse que celle qu'accordait le Saint Siège. Dans une très grande mesure, elles en arrivèrent donc à représenter et à créer une opposition, et à intéresser tout particulièrement des fractions de l'opposition telles que les «villes marchandes libres» et autres entités corporatives qui s'efforçaient d'obtenir une plus grande liberté d'action sur le plan social, économique et politique. C'est pour cette raison que les problèmes économiques se sont imposés de manière plus impérieuse aux Pères de l'Eglise libre qu'au catholicisme ou au luthéranisme. Calvin, Baxter, Wesley,
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Fox et Penn ont tous évoqué ces problèmes dans leurs sermons et leurs écrits.1 Jusque-là, nous pouvons donc admettre que Weber a raison. Cependant, le ton général et autoritaire de leurs déclarations à propos des questions économiques n'est non pas celui de l'exhortation et de l'encouragement mais celui d'une approbation concédée avec plus ou moins de difficulté, parfois même avec une répugnance manifeste à l'égard de l'activité économique. Cette activité économique n'est pas, en elle-même, agréable à Dieu. Il est simplement spécifié qu'elle n'est pas nécessairement abominable lorsqu'elle est pratiquée convenablement. Elle n'ouvre pas les portes du ciel. Mais elle ne barre pas non plus la route qui y conduit. Comme l'ont fait remarquer des auteurs tels qu'Ashley et Kraus, et comme Weber lui-même a dû le reconnaître à contrecœur, ni ces sectes, ni le calvinisme ont introduit une idéologie économique nouvelle. Les prophètes de l'Eglise réformée et des Eglises libres ne se proposaient pas de donner des leçons sur le plan économique. Mais pour satisfaire les classes que leurs mouvements cherchaient à gagner, ils durent prendre position vis-à-vis de l'activité économique. Cependant, dans la structuration de leur position, les problèmes du capitalisme furent ceux qui eurent le moins d'importance. Il a fallu un certain temps, et beaucoup d'hésitations, avant que Calvin consente à admettre que le relèvement de taux d'intérêt n'était pas un péché. George Fox reconnut la prospérité économique avec un luxe d'homélies morales sur la manière de traiter les employés, de fixer les prix «justes» et de conduire les transactions commerciales qui indique bien ses doutes et son aversion. Et lorsque John Wesley proclama cette sentence, citée par Weber: «Nécessairement la religion doit produire industrie et frugalité et 1. Sur le luthéranisme et l'environnement politique, cf. A. Ross, Why Democracy, 1952, p. 16 sq. et E. Barker, Principles of Political and Social Theory, 1951, p. 13 sq.; en particulier p. 15. Pour ce qui a trait à l'Eglise réformée et au pouvoir de l'Etat, cf., outre les Pères de l'Eglise libre cités dans le texte, K. S. Latourette, A History of Christianity, 1953, p. 774 sq. L'analyse de l'enseignement et de l'attitude économique des Puritains qui va suivre s'appuie sur W. J. Warner, The Wesleyan Movement in the Industrial Revolution, 1930, en particulier p. 136—216, 1; Grubb, Quakerism and Industry before 1800, 1930, en particulier p. 36—40, ainsi que les ouvrages déjà cités de Tawney, Robertson, Kraus et Broderick; mais avant tout sur The Works of the Rev. John Wesley, t. 10—11, éd. 1820—1821; The Journal of George Fox, I—II, éd. 1891, en particulier II, p. 493; W. Penn, A Brie} Account of the Rise and Progress of the People called Quakers, éd. 1748; R. Baxter, A Christian Directory, or a Summ of Practical Theologie and Cases of Conscience (1673, passages choisis de l'éd. de J. Tawney, 1925); J. Bunyan. The Life and Death of Mr. Bodman, 1680; et Pilgrim's Progress, 1673.
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celles-ci, à leur tour, engendrent la richesse»,2 le contexte exprimait le contraire de ce que laisse entendre Weber. Wesley ne loue pas la richesse en tant que telle. Mais puisque l'industrie est une vertu, puisque la frugalité est une vertu et puisque la richesse naît de ces vertus, la richesse et le succès dans le commerce et l'industrie ne peuvent donc être mauvais en eux-mêmes, même s'ils entraînent souvent un mode de vie inique, l'abandon de principes chrétiens. La richesse résulte de deux vertus agréables au Seigneur et pour cette raison — mais uniquement pour cette raison et dans des conditions déterminées — elle devient digne d'approbation. De même que saint Paul avait rendu le christianisme acceptable au monde helléniste de son époque en y incorporant des éléments de philosophie grecque, de même que les missionnaires de l'Eglise catholique en Europe septentrionale avaient facilité la conversion des Vikings et autres païens en estompant dans la mesure du possible la distinction existant entre les anciens dieux et le nouveau Dieu, de même certains leaders de l'Eglise libre qui cherchaient à gagner les marchands et autres hommes d'affaires, furent amenés à prendre une position de tolérance à l'égard des richesses et de l'activité économique. Ils laissèrent entendre — et influencés par leur entourage crurent probablement avoir raison — que dans certaines conditions définies, le riche a au moins autant de chances de salut que le chameau. Mais cette acceptation était loin d'être une stimulation. On ne crée pas un «esprit du capitalisme» en permettant aux hommes d'affaires d'entrer dans le royaume du ciel dans les mêmes conditions que d'autres. George Fox n'a pas apporté la réussite économique à ses Quakers. Mais il est possible qu'en exigeant que la religion fût libérée de toute coercition gouvernementale, il se soit attiré la sympathie de groupes qui attendaient impatiemment la liberté dans les affaires économiques et l'émancipation du commerce et de l'industrie. L'Eglise anglicane s'étant faite l'alliée des propriétaires et des intérêts fonciers, il était naturel que l'opposition à ces intérêts représentée par les marchands, les industriels et les artisans vînt s'aligner au côté des éléments opposés au patronage et à l'Eglise établie. C'est ainsi que, sauf dans des cas bien précis, par la force des circonstances s'est trouvée créée une certaine indulgence à l'égard du succès économique venant en appendice — souvent très peu important — à l'exposé principal d'une foi religieuse. L'opinion de Calvin sur le concept du profit est particulièrement intéressante. Dieu n'interdit pas de manière absolue le profit, 2. L'Ethique protestante,
p. 242.
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déclara-t-il dans son célèbre verdict sur le problème de l'usure: «Comment serait-ce possible? Nous serions obligés de cesser tout commerce; il serait contraire à la loi de procéder à des transactions comme celles qui se font actuellement». Mais il y a des limites déterminées. Dieu interdit le profit «dont bénéficie celui qui achète des marchandises sans prendre de risques et voit d'un mauvais œil celui qui sans se préoccuper du tort qu'il cause à son voisin, ne pense qu'à s'enrichir (mais il se veut enrichir)».3 Lorsque les transactions commerciales et les taux d'intérêt dépassent les limites déterminées par le «juste prix», la marge du profit correspondant au temps, aux soins donnés et aux besoins d'existence normaux, alors il y a péché. En raison du milieu dans lequel il vivait, il était naturel et inévitable que Calvin tînt compte des facteurs «sociologiques», et des «faits aussi bien que des mots». Mais, en ceci, il ne diffère ni d'Augustin ni de Thomas d'Aquin. Eux aussi considéraient que le «monde extérieur» était constitué de manière différente et que la vie pratique exigeait des exceptions aux lois. La différence entre eux se trouve dans le fait que le milieu dans lequel vivait Calvin était celui des affaires et des transactions financières, alors que celui des Pères de l'Eglise était pastoral et agricole. Mais le thème anticapitaliste, l'idée que les richesses et le désir des richesses étaient mauvais se retrouve aussi bien chez l'un que chez les autres. A leur yeux, la richesse en tant que fin en soi était détestable. En fait, on trouve un grand nombre de Pères de l'Eglise libre qui, comme Calvin, ont adopté les attitudes les plus contradictoires à l'égard de l'activité économique. Une main confère les bénédictions: beaucoup de chefs de file religieux ont incontestablement encouragé la diligence, l'économie, la liberté individuelle dans les affaires économiques aussi bien que politiques. Mais l'autre jette l'anathème: pour ce qui avait trait à des questions telles que la politique des prix, le taux d'intérêt et autres, les hommes d'affaires devaient tenir compte d'injonctions d'ordre moral et non de règlements établis par l'Etat. Fox et Wesley exigent le «prix juste» avec un absolutisme qui peut être comparé à la loi canonique. Le bon usage des richesses, comme le concept du rôle du fidéicommis poussé à un point tel qu'un héritage dépassant un certain maximum paraissait une chose abominable, était tout aussi catégorique. En fait, ce qu'ils prêchaient n'était pas un capitalisme ouvert à tous tel que celui qui s'imposa dans les pays qui s'industrialisèrent à la fin du 18e et au 19e siècle, mais l'activité d'un monde de petits 3. Cité par H. Hauser, Les débuts du capitalisme, 1927, p. 73. Voir aussi Calvin, Institution de la religion chrétienne.
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commerçants et artisans entravée par des préceptes d'ordre moral et des dogmes. C'est pour cette raison que Wellman J. Warner, qui a essayé d'appliquer les principes de Weber à une étude du wesleyanisme et de la révolution industrielle,4 se trouve continuellement obligé de reconnaître, implicitement ou explicitement, les faiblesses de son argumentation. Les considérations économiques de Wesley ont été bien souvent conditionnées par la période d'organisation économique dont le cours s'achevait. Elles ne s'appliquaient pas aux nouvelles formes de la vie industrielle. Les éléments importants du «capitalisme» — spéculation et exploitation par les monopoles — avant et pendant la révolution industrielle, étaient condamnés par les Méthodistes comme par les Quakers. Mais plus important encore est le fait que la prédication des vertus qui, pensait-on, devaient conduire à la richesse, allait de pair avec l'hostilité à l'égard de la richesse en soi et la crainte de son influence immorale. Si le succès en affaires était un signe de la faveur du Tout Puissant, il mettait aussi celui qui avait réussi en danger de perdre Sa Grâce. Même s'il ne faut pas nécessairement considérer les riches comme les enfants du mal, écrivait Wesley, les richesses sont néanmoins dangereuses. «Il est absolument impossible, sauf par la grâce de Celui à qui tout est possible, qu'un homme riche soit un chrétien». Les richesses conduisent les hommes «à aimer le monde, à désirer les plaisirs, à la facilité, à acquérir de l'argent».5 De plus, les richesses établissent des distinctions entre les hommes; elles nuisent à l'égalité. Sur le plan socio-économique, elles amènent les riches à faire produire des objets de luxe, alors que les pauvres manquent du nécessaire. Ces déclarations vont nettement à l'encontre de la thèse de Tawney selon laquelle les Puritains voyaient dans les richesses «non pas un objet de suspicion . . . mais la bénédiction qui récompense le triomphe de l'énergie et de la volonté».6 Nous trouvons chez Wesley deux autres déclarations qui ne sauraient être qualifiées de «capitalistes» : l'une est la condamnation de tout héritage supérieur à ce qui est nécessaire aux besoins des survivants, et la seconde est l'interdiction de faire des transactions au moyen d'une somme empruntée supérieure à la valeur réelle des marchandises négociées: on ne doit «rien devoir à personne». Toute définition du «capitalisme», avant ou après la révolution industrielle, implique la mobilisation du capital et l'utilisation du crédit sur une grande échelle, et le crédit, par sa nature et comme 4. W. J. Warner, op. cit. 5. Wesley, Works. 6. Religion and the Rise of Capitalism, p. 231.
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le confirme l'expérience, est accordé dans une large mesure à titre de «pari» sur le succès de l'emprunteur. Il n'est ni un prêt ni une avance consentie en toute sécurité sur des marchandises existant déjà. 7 Les plus importantes homélies de Wesley sur les problèmes économiques s'intitulent «Le danger des richesses» et «Le danger d'accroître les richesses». La première est sa première analyse véritable du sujet indiqué dans le titre. Le thème de son texte est un verset de la première épître de saint Paul à Timothée (VI, 9): «Mais ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et le piège du diable et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l'abîme de la perdition et de la damnation». Combien incalculables sont les conséquences de l'incapacité de comprendre et de réfléchir à cette vérité profonde! s'exclame Wesley. Beaucoup en ont peut-être eu conscience. Mais les hommes ont cherché à la réinterpréter, à l'appliquer uniquement à l'accumulation effrénée des richesses, à l'acquisition malhonnête de la fortune. Mais sa signification est beaucoup plus étendue. Sinon elle aurait tout aussi bien pu être omise de la Bible: «C'est là une signification si éloignée de celle du texte, qu'elle n'est même pas une partie de sa signification . . . L'apôtre ne parle pas ici de l'acquisition injuste des richesses, mais de tout autre chose: ses paroles doivent être prises dans leur sens évident, sans aucune restriction quelle qu'elle soit». Il veut simplement dire: «Tous ceux qui veulent être riches».8 Ne voyons-nous pas autour de nous, poursuit Wesley, que les riches, au lieu d'être les plus heureux des mortels sont les plus malheureux, les plus misérables? «Vous savez qu'en cherchant le bonheur dans la richesse, vous ne faites qu'essayer de boire dans des tasses vides. Et, qu'elles soient finement peintes ou dorées, il n'empêche qu'elles sont toujours vides». Et: «Méthodistes, écoutez la parole du Seigneur! . . . Qui a cru notre parole? Peu de riches, je le crains. Je crains qu'il ne faille appliquer à certains d'entre vous les terribles paroles de l'Apôtre». Et Wesley cite: «Allez, maintenant, vous autres riches! Pleurez et gémissez sur les malheurs qui vont fondre sur vous. Votre or et votre argent sont corrompus et leur rouille témoignera contre vous et elle dévorera votre chair comme si elle était du feu». 9
7. Pour les définitions du capitalisme, voir, entre autres, J. Schumpeter, Business Cycles. A Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, 2 vol., 1929; t. I., p. 233 sq. 8. Wesley, op. cit. 9. Ibid.
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«Je vous ai dit, proclame Wesley après ces explosions de colère qui font preuve de tout autre chose que d'un «esprit du capitalisme» (il a choisi le passage le plus «anticapitaliste» de la Bible) que vous deviez travailler et épargner. Mais dans ce cas, ne vous enrichirezvous pas? Non, vous devrez donner ce que vous avez gagné et épargné aux pauvres. Lorsque vous aure gagné, au sens propre, tout ce que vous aurez pu, et épargné tout ce que vous aurez pu contrairement à la nature, aux usages et à la prudence du monde, vous donnerez tout ce que vous pourrez. Mais ne donnez pas, comme les Juifs, le dixième ni, comme les pharisiens, le cinquième de ce que vous possédez. Je n'ose vous conseiller de donner la moitié de vos biens, ni les trois· quarts. Donnez tout».10 La modération dans les affaires est un thème important de l'enseignement économique des prédicateurs quakers. On ne doit pas chercher à développer ses affaires dans des proportions énormes, il faut demeurer dans les limites qu'imposent à chacun ses capacités personnelles. Cette règle a été décrétée par Benjamin Lindley, par exemple, avec autant de rigueur que l'a été celle de la détermination du «juste prix».11 En 1680, Stephen Crisp recommandait en termes emphatiques à ses coreligionnaires de ne pas attacher trop d'importance aux affaires du monde — y compris le commerce et l'entreprise. La diligence et l'accomplissement du devoir sont importants, reconnaît-il. Mais il ne faut pas les pousser trop loin. Il faut éviter de transformer la diligence en esclavage. Car le désir de richesses risque de devenir «chaque jour plus grand, jusqu'au moment où leur accroissement ou leur diminution deviennent pour l'homme objet de joie ou de tristesse et alors il est malheureux».12 Les Pères Quakers, résume Isabel Grubb, n'ont jamais eu l'ambition d'inciter à l'activité dans les affaires, comme le dit Tawney, «aussi loin que possible». «On a accusé le puritanisme, poursuitelle, d'avoir été un facteur important dans la création de l'esprit capitaliste moderne: mais si l'on entend par là que l'accumulation des richesses doit être considérée comme un bien en soi, cette manière de penser a été combattue par les Amis».13 Elle refuse catégoriquement d'admettre que les familles quakers aient été caractérisées par une compétence particulière dans les affaires et que cette compétence ait été développée par leur religion: «Je n'ai
10. 11. 12. 13.
Ibid. Voir Grubb, op. cit., p. 36 sq. Cité ibid., p. 37. Ibid.
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trouvé aucune preuve à l'appui de cette déclaration mais, par contre, j'en ai trouvé à l'appui du contraire».14 L'enseignement des Quakers, comme celui des Méthodistes condamnait les vastes opérations de crédit. Le crédit n'était autorisé que lorsqu'il était compensé par une valeur de marchandises égale. Mais le fait de prêter ou d'emprunter pour spéculer était condamné. William Penn montre la même fermeté sur ce point. De plus, comme les auteurs cités plus haut, il souligne l'importance de savoir à quel moment «on possède suffisamment».15 Il est permis de chercher à s'assurer une existence mais non d'amasser des richesses. Travailler pour acquérir une grosse fortune revient à être réduit en esclavage et l'amour de l'argent va de pair avec l'amour de la luxure. Pour appuyer ses thèses, Weber cite l'œuvre du puritain Richard Baxter, A Christian Directory or a Summ of Practical Theology and Cases of Conscience. Pour Tawney, cet ouvrage, publié en 1673, est à la fois une Summa Theologica et une Summa Moralis du puritanisme.16 Au dire de Weber, Baxter insiste sur le danger et l'absurdité de l'indolence. Le précepte «faire la besogne de Celui qui l'a envoyé, aussi longtemps que dure le jour» prend une importance capitale. Car, «gaspiller son temps est le premier, en principie le plus grave, de tous les péchés». D'après Weber, l'instruction de saint Paul «Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus» est appliquée par Baxter bedingungslos und fur jedermann, à chacun et sans restriction. «La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce». Apparemment Weber ne se laisse nullement troubler par le fait que, même d'après ses propres comparaisons, ces notions ont été enseignées depuis au moins saint Paul et que Thomas d'Aquin a combattu dans le même sens. Pour ce dernier, explique Weber, «ce n'était que naturali ratione que le travail était nécessaire à la subsistance de l'individu».17 C'est seulement avec l'apparition des Puritains qu'il est devenu un devoir au service de Dieu. Il est à peine besoin de signaler à quel point ces affirmations sont loin de la réalité. Ni dans saint Paul, ni dans Baxter les textes qu'interprète Weber ne forment un ensemble cohérent permettant de diagnostiquer clairement les problèmes spécifiques étudiés. Dans l'un et l'autre cas, les sources citées ne consistent qu'en quelques phrases, en déclarations faites en des occasions isolées, 14. 15. called 16. 17.
Ibid., p. 36 note. Voir également p. 92 sq. W. Penn, A Brief Account of the Rise and Progress of the People Quakers, éd. 1748. Religion and the Rise of Capitalism, p. 220. L'Ethique protestante, p. 207 sq.
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n'ayant aucun rapport entre elles, en fait souvent contradictoires, et ces déclarations sont souvent formulées dans un style oratoire si sophistiqué que le lecteur moderne se trouve dans l'impossibilité d'en déterminer avec certitude le «sens intrinsèque», bien moins encoré d'en tirer les subtils sous-entendus que nous propose Weber. En fait, les auteurs eux-mêmes n'ont souvent jamais eu l'intention d'adopter une position bien déterminée. Il leur était difficile de concilier certains passages de la Bible avec les déclarations des premiers Pères de l'Eglise; et lorsqu'on leur demandait d'expliquer à une communauté quelle règle il fallait appliquer, ils se réfugiaient parfois dans une phraséologie d'une obscurité impénétrable. Il suffira de se rapporter à la célèbre déclaration de Calvin sur l'intérêt. Après avoir été longtemps étudiée et prononcée après beaucoup d'hésitations, elle donnait lieu à deux déductions diamétralement opposées : d'une part, qu'il n'était pas toujours interdit d'exiger un intérêt mais que cet intérêt ne devait pas être élevé et devenir de l'usure; et d'autre part que tous les taux d'intérêt étaient autorisés. De plus, nous ignorons tout de l'influence qu'ont eue ces divers préceptes sur les lecteurs; s'il est vrai que Baxter ait été plus imprégné de Γ «esprit du capitalisme» que saint Paul et saint Thomas d'Aquin, l'effet de cette différence sur la conduite des hommes a pu être absolument nul. Sans chercher à déterminer si la différence de degré d'«esprit du capitalisme» qui, d'après Weber, existait entre Baxter et les Pères de l'Eglise, correspond aux faits, la pensée de Baxter à propos de l'activité économique est tout aussi partagée que celle de Wesley et de Fox par exemple. Il condamne la richesse — et Weber luimême doit le reconnaître — avec autant d'ardeur qu'il loue la diligence et la vie ascétique. Comme pour les autres grands auteurs puritains, pour lui, être riche représente toujours un danger sinon une véritable faute en soi. La fortune acquise est tout aussi pernicieuse que le désir d'amasser des richesses. Les hommes sont tentés de s'égarer dans les sentiers autres que ceux qui ont été prescrits par Dieu, ils s'attachent au monde et perdent l'amour du royaume de Dieu. D'autre part, la conception du calling chez Baxter n'a aucun rapport avec l'idée que le succès dans les entreprises séculières et l'acroissement des affaires et de la fortune sont une marque de la faveur de Dieu, donc un avant-goût des joies qui attendent les fidèles au ciel. L'homme ne doit pas, déclare-t-il, choisir dans la vie la vocation qui lui promet le maximum d'avantages sous forme d'argent ou d'estime, mais celle qui lui permettra de mieux servir Dieu et d'éviter le plus facilement le péché. Et il existe encore une
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autre obligation. L'homme doit se consacrer aux activités les plus utiles au bien public, à celles qui contribuent aux plus grands bienfaits sociaux. Il ne lui sert à rien d'utiliser des moyens strictement légaux et de s'enrichir en remplissant sa mission. L'amour de la richesse est interdit quels que soient les moyens utilisés pour les acquérir. Baxter ne prône pas un individualisme économique illimité, il exhorte à travailler conformément à des lois morales strictes, pour le bien public. Tout homme devra être satisfait de son sort et persister à faire œuvre utile quelle que soit la récompense qu'il reçoive. Le fait de supporter son sort ne saurait être présenté comme un élément vital de l'«esprit du capitalisme». La ferveur avec laquelle sont dépeintes les vertus de pauvreté fait plutôt songer à «l'opium du peuple» dont parle Marx à propos de la religion. Les passages où Baxter considère avec plus de bienveillance les activités des hommes d'affaires et des entrepreneurs sont plus intéressants que ceux dont on peut dire qu'ils sont purement anticapitalistes. Car c'est là qu'apparaît le plus clairement le dilemme entre la religion et l'activité économique dans lequel Baxter et les autres Pères Puritains se sont trouvés enfermés. Nous y trouvons non pas un prédicateur religieux poussant ses disciples à se consacrer au commerce ou à d'autres formes d'entreprise et à gagner la faveur de Dieu en réussissant dans ces activités; bien au contraire, nous y voyons un chef de secte religieuse qui s'aperçoit que les disciples déjà convertis ou prêts à recevoir son message évangélique sont pour la plupart des hommes d'affaires et des industriels. Se rendant compte de l'importance de la vie pratique, il cherche à résoudre le problème en précisant les conditions morales dans lesquelles un homme d'affaires prospère, riche même, peut devenir un bon chrétien malgré sa réussite et ses richesses. On a coutume de dire qu'un homme qui s'est enrichi dans les affaires a bien utilisé son temps, déclare Baxter. Mais puisque nous chercherons à parvenir au royaume de Dieu, à la proximité de Dieu, à une vie sainte et une mort adoucie par l'espoir et la confiance dans l'avenir, ne ferions-nous pas mieux de poursuivre ces buts? L'homme d'affaires doit obéir aux lois; il doit avant tout chercher à agir pour le bien commun : il doit appliquer les prix imposés par l'opinion publique et le marché et ne pas les élever parce qu'un produit est très demandé par certains ; il ne doit ni frauder ni diriger une entreprise de monopole dans le but de s'enrichir au dépens de la communauté.
Les hommes d'affaires qui, pour faire leur salut, cherchaient à suivre les règles de Baxter, de Fox, de Wesley ou de Penn, pouvaient poursuivre leurs activités. Rien n'est impossible à Dieu. Le
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riche lui-même peut obtenir la grâce. Mais pour ceux qui attachaient de l'importance à la religion, la conduite des affaires devait être liée à une inquiétude perpétuelle et à une grande frustration engendrées par les préceptes moraux. Il est bien possible que les conceptions religieuses des Puritains expliquent dans certains cas qu'ils aient fait des dons en argent au même titre que les Catholiques se faisaient dire des messes pour le repos de leur âme. Pour les Puritains, la richesse était si dangereuse qu'on ne pouvait obtenir l'absolution qu'en donnant de l'argent et, par-dessus tout, en faisant des dons à des fins ecclésiastiques. Mais, ceci étant, il s'agit d'une attitude tout à fait opposée à celle que l'on pourrait raisonnablement appeler capitaliste. L'un des écrivains religieux les plus populaires a été Bunyan. Son Pilgrim's progress et son Life and Death of Mr. Badman ont connu de nombreuses rééditions. Comment Bunyan envisage-t-il l'activité économique et l'accomplissement du devoir en général? «Chrétien» abandonne son métier et sa famille pour partir à la recherche du royaume de Dieu. Au cours de son pèlerinage, il rencontre diverses personnes représentant les vices les plus courants. Elles essaient de l'inciter à reprendre une vie normale. Mais il résiste. Plusieurs années plus tard, sa femme et ses enfants suivent son exemple. L'un des vices qu'il faut éviter est l'avarice, l'amour des richesses. «Chrétien» passe fièrement devant les mines d'argent tentatrices et ceux de ses compagnons qui succombent à la tentation d'une richesse illusoire sont enterrés dans la mine et perdent tout espoir de félicité éternelle. Les hommes d'affaires que rencontre «Chrétien» et «Fidèle», son compagnon, à la «Foire aux vanités» sont des méchants qui cherchent à s'enrichir en satisfaisant le goût des objets beaux mais vains des hommes. Pour parvenir au salut, il faut renoncer au monde et non le servir en accomplissant sa mission journalière. Bunyan rejette fermement l'idée de faire entrer Dieu dans les affaires du monde, de considérer la réussite et les richesses comme un signe de piété et de sainteté. L'allégorie représentant l'amour de l'argent demande pourquoi un prêtre ou un marchand ne pourraient progresser dans leur carrière, s'assurer un revenu plus important en faisant preuve de piété. Le premier devenu meilleur prédicateur, accomplirait ainsi sa mission. Le second pourrait épouser une femme riche et avoir de meilleurs clients en faisant preuve de piété ; et celle-ci est une vertu en soi, quelle que soit la raison pour laquelle elle est pratiquée. Le Chrétien de Bunyan repousse de telles idées. S'il est impossible de suivre le Christ pour l'amour du pain quotidien, combien plus abominable encore est-il d'utiliser la religion et le culte du Seigneur comme une
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L'esprit
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couverture permettant de rechercher la richesse et l'estime du monde! Celui qui affecte la piété et la dévotion pour l'amour du monde ferait tout aussi bien de les rejeter pour réussir dans le monde; car sa piété est celle de Judas Iscariote, une piété entachée de lucre. C'est seulement en renonçant au monde qu'on peut y parvenir. «N'aimez ni le monde ni rien de ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui: car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie : ce qui ne vient pas du Père vient du monde. Or, le monde passe et la concupiscence du monde passe avec lui; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement». Ces versets de la première épître de Jean (II, 15 —17) ne sont pas cités par Bunyan. Mais il serait difficile de trouver un passage de la Bible pouvant servir de maxime au pèlerinage de «Chrétien» et de sa femme qui résume mieux l'idée fondamentale de ces deux ouvrages. S'éloigner du monde, éviter le péché au moyen d'efforts uniquement spirituels, deux des thèmes les plus importants du puritanisme — peut-être tout particulièrement du piétisme — reviennent très fréquemment chez Bunyan. On ne trouve chez lui rien de cet «ascétisme séculier» qui, d'après Weber, différenciait si profondément les mouvements puritains du catholicisme. En la personne de Mr. Badman (Monsieur Mauvais), ce sont l'usure, l'injustice des prix, la cupidité, et l'avarice, «péchés commis fréquemment par les commerçants» qui sont tout particulièrement punis. Monsieur Mauvais est le «marchand qui mord et pince les pauvres». Le commerce et les commerçants représentent le mal. D'une manière générale, donc, s'il se dégage un facteur commun des œuvres des auteurs et des prédicateurs des diverses sectes puritaines, dans leur façon de considérer la vie des affaires et l'activité économique, c'est l'exhortation à subordonner celles-ci aux exigences de la moralité chrétienne, à modérer ce qui est considéré comme excès non seulement dans les prix et les transactions moralement répréhensibles, mais également dans le développement des affaires. C'est l'image du petit commerçant ou du petit artisan qui mène son entreprise en bon chrétien, en pensant au bien général, en se montrant bon à l'égard des pauvres, honorable dans toutes ses transactions, dépourvu de l'aspiration d'accroître ses affaires, de gagner des richesses qui est présentée comme le portrait idéal. Ces auteurs et prédicateurs ont cherché à inculquer des habitudes de travail, d ' é p a r g n e aussi bien que la réserve, la satis-
faction de son sort. Ils ont expliqué de manière très nette que les riches et ceux qui réussissent ne peuvent faire leur salut qu'au prix d'efforts tout particuliers.
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Les observations faites par Tawney à propos de Baxter sont analogues à celles que nous formulons. Il en arrive néanmoins à la conclusion que l'«esprit capitaliste», «aussi vieux que le monde», a trouvé dans certains aspects du puritanisme un tonique qui a stimulé son énergie et fortifié son tempérament déjà vigoureux. 18 Comment a-t-il pu parvenir à cette conclusion ? Il l'a pu en effectuant une pirouette dans le meilleur style weberien. Les Puritains ont cherché à donner une éthique chrétienne et des habitudes vertueuses à ceux de leurs adeptes qui appartenaient à des communautés commerçantes et industrielles; ils se sont efforcés de créer une «casuistique chrétienne de la conduite économique». «Indubitablement, ce processus aurait dû gêner plus que développer la tendance capitaliste». Mais, d'après Tawney, il n'y réussit pas et les causes de cet échec se trouvent non seulement dans les obstacles créés par le milieu économique qui devint plus hostile à mesure que progressait la tendance capitaliste, mais fondamentalement «dans l'âme du puritanisme lui-même». Les Puritains se sont rangés contre les recommandations de l'éthique traditionnelle classique concernant les «aspects immuables que prend le péché qui s'incruste entre l'achat et la vente», dit Tawney. Bien au contraire, le caractère puritain offrait «une surface lisse sur laquelle ces sinistres recommandations ne pouvaient trouver prise. Les règles de la morale chrétienne élaborées par Baxter étaient subtiles et sincères. Mais elles étaient pareilles à des graines ramassées par des oiseaux dans quelque lointaine plaine fertile et qu'ils auraient laissées tomber sur un glacier. Elles furent immédiatement embaumées et stérilisées dans un fleuve de glace».19 Pour Tawney, ce sol glacé représentait l'esprit puritain véritable et pur que les Pères Puritains cherchèrent vainement à cultiver. Le puritanisme, dans un sens différent et plus capitaliste, grâce à la supériorité de sa force sur les doctrines proclamées par ses fondateurs et ses plus grands prédicateurs, devient la principale source de puissance de l'esprit capitaliste, s'il n'en est pas le créateur comme le soutient Weber. Ces élucubrations venant d'un auteur tel que Tawney ne prouvent-elles pas d'une manière excellente comment le concept de la contribution du puritanisme au développement du capitalisme a conduit à un véritable puits sans fond d'imprécisions, de généralisations et de ré-interprétations ? Si, avec Tawney, nous admettons l'échec des efforts faits en vue d'amener les entrepreneurs et les marchands à respecter avant tout les commandements de la morale chrétienne et le bien général, à limiter l'envergure de leurs opé18. Religion and the Rise of Capitalism, 19. Ibid., p. 226.
p. 226—227.
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rations, à fuir la richesse (et il y a de bonnes raisons d'être d'accord avec Tawney sur ce point), la conclusion évidente est bien différente de la sienne. Les vues des Puritains sur l'économie n'ont ni encouragé ni entravé l'esprit du capitalisme. Cet esprit existait et se développait tout à fait indépendamment des convictions religieuses. Les hommes d'affaires prospères appartenant à des sectes puritaines ne furent pas gênés par leur religion dans leurs transactions économiques. Dans certains cas, ils ont cherché à présenter ces transactions sous un jour religieux aussi favorable que possible, et ce faisant, ils ont donné l'impression qu'il y avait entre ces deux éléments un lien qui, en réalité, n'existait pas. Quel était donc ce puritanisme véritable et pur, nettement distinct de celui que prêchèrent les premiers prédicateurs puritains? Sur quels concepts religieux se basait-il? Ni Weber ni Tawney ne manquent de nous éclairer sur ces questions capitales. Leur point de départ est l'idée de vocation propre au calvinisme, le concept du calling. Pour Weber et Tawney, cette idée découlait de la doctrine de Calvin sur l'élection et la prédestination. 20 L'énergie dans le travail quotidien et la réussite dans un métier ou vocation étaient des signes que l'individu appartenait au groupe des élus au salut. Si bien qu'en fin de compte, malgré tout ce que dirent les Pères Puritains sur le danger des richesses et la malédiction qu'elles apportaient, ce fut la religion qui inspira aux fidèles de l'Eglise réformée un zèle inépuisable au travail et le goût d'accumuler inlassablement des richesses. Cette manière de penser est-elle exacte? Commençons par remarquer que Weber a du mal à se faire une opinion précise sur un point des plus importants. Le succès dans le travail choisi a-t-il été uniquement un signe que la personne diligente appartenait au nombre des élus, ou bien l'exercice de cette vertu était-il également un moyen permettant de faire son salut? La première hypothèse est tout à fait compatible avec la doctrine de la prédestination mais loin de lui être indispensable. La seconde est logiquement incompatible avec la doctrine de 20. Sur la prédestination et le calling, c f . Religion and Rise of Capitalism, p. 108, 240 sq.; L'Ethique protestante, p. 138 sq., 165 sq., 2 0 4 sq., et Gesammelte Aufsätze, p. 43, 89, 103 sq., 108 sq., I l l ; Van Gunsteren, op. cit., p. 160 sq.; Clemmensen, op. cit., p. 60 sq.; Kraus, op. cit., p. 230, 234. Pour la critique de Tawney, voir en particulier Kraus, p. 117. Voir également B. A . Fuchs, Der Geist der bürgerlich-kapitalistischen Gesellschaft, 1914, e n p a r t i c u l i e r p. 39, n o t e 29; S o m b a r t , Der Bourgeois; A . H y m a , «Calvinism and Capitalism, 1555—1700», Journal of Modem History, X , 1938, p. 321 — 343. U n essai n o n publié de 1943, de Börje H a n s s o n , «Kritisk granskning a v M a x Webers D i e Protestantische Ethik», que l'auteur a eu l'amabilité de mettre à m a disposition m'a été pour ce passage une source précieuse.
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l'élection prédéterminée ; dans sa science et sa sagesse infinie, Dieu a certainement prévu la tentative d'influencer sa décision. Weber hésite entre les deux idées. Le calviniste, dit-il, crée lui-même son propre salut», mais il ajoute par mesure de précaution: «ou, plus correctement, la certitude de celui-ci». Une distinction fondamentale se trouve ainsi réduite à une simple question de phraséologie: «Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres comme moyen pour obtenir le salut . . . autant elles demeurent indispensables comme signes d'élection. Moyen technique, non pas sans doute d'acheter le salut, mais de se délivrer de l'angoisse du salut». Vient ensuite une caractéristique non sequitur: «Dans la pratique, cela signifie que Dieu vient en aide à qui s'ai de luimême». 21 Weber admet que l'idée de la prédestination n'a pas toujours engendré l'activité et «l'ascétisme séculier». Une conception inverse se présente et cette seconde solution se rapproche du luthéranisme. Pour celui-ci, le sentiment religieux s'exprime par le Gefühlskultur, coloré de mysticisme plutôt que, comme le veut la doctrine calviniste, par l'exercice d'une profession et l'activité temporelle. Néanmoins, Weber ne cherche pas à expliquer pourquoi l'on ne trouve cette attitude que chez les Calvinistes et se contente d'en parler comme d'un fait connu, indiscuté et indiscutable. Toute son explication du concept de la prédestination et de la vocation, de «la sainteté du travail» dans la doctrine calviniste est, pour tout le moins, d'une validité douteuse. Le concept de prédestination dans toute son acception se trouvait déjà chez saint Paul et il a été prêché avec insistance par Augustin pour qui la doctrine de l'élection de quelques élus au salut représentait un principe fondamental. Pour quelle raison ce serait uniquement avec Calvin et le calvinisme et non avec saint Paul, Augustin ou Luther que l'idée de «la sainteté du travail» fut mise en application, Weber est incapable de l'expliquer. En fait, on ne trouve pas chez Calvin la moindre trace de la «sainteté du travail», de l'espoir de changer la décision de Dieu qui a déjà été prise, ni de chercher à connaître cette décision par l'intermédiaire de la réussite temporelle. Pour Calvin, la prédestination était une conséquence inévitable de l'omniscience et de la sagesse infinie de Dieu. On ne devait pas chercher à influencer ou à connaître la décision de Dieu par le travail ou des œuvres temporelles. Pour Calvin comme pour Paul, seule l'intuition spirituelle profonde permettait de connaître la décision de Dieu. Il était d'ailleurs impensable d'influer sur cette décision: Dieu qui a tout prévu et tout organisé d'avance aurait également 2 1 . VEthique
protestante,
p. 140.
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prévu cette tentative de l'influencer. De plus, la prédestination chez Augustin et chez Calvin n'avait rien à voir avec le bien et le mal de l'individu ni avec les bonnes ou les mauvaises actions. Tous les hommes sont mauvais, nés avec la tache du péché originel, tous sont voués à la perdition. Mais dans sa miséricorde inscrutable et pour la gloire de Son Saint Nom, Dieu a choisi certains d'entre eux pour qu'ils soient sauvés. Weber avance que le concept du calling, l'idée que la décision de Dieu peut être influencée apparaît chez les théologiens postérieurs à Calvin. En 1647, en tout cas, la confession de Westminster — que Weber cite lui-même — reprend la même conception de la prédestination que celle de Calvin: «Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus dès avant d'établir les fondements du monde, conformément à son dessein immuable de toute éternité ainsi qu'à Sa volonté intime et à Son bon plaisir. Il les a élus dans le Christ et pour leur gloire éternelle, de par Sa seule grâce et Son seul amour librement prodigués, en dehors de toute prescience tant dans leur foi ou leurs bonnes œuvres que de leur persévérance en celles-ci ou en celle-là, en dehors aussi de toute autre condition ou cause déterminante propre à la créature [élue]; et tout cela à la louange de Sa grâce et de Sa gloire».22 Les autres, ceux qui ont été condamnés à la perdition, ont été choisis de la même manière sans tenir compte de leurs actes ou de leur foi «et cela à la louange de Sa glorieuse justice». Cette même idée exprimée avec plus ou moins de netteté se retrouve chez les grands prédicateurs de l'Eglise libre, chez Wesley, Fox, Baxter et Bunyan. Ne pouvant trouver chez Calvin des preuves à l'appui de sa théorie de l'importance du concept de la prédestination pour la «sainteté du travail», Weber se tourne vers le simple fidèle calviniste. Il emploie ainsi la méthode arbitraire que nous retrouvons chez des auteurs ultérieurs: chez Van Gunsteren en particulier lorsqu'il traite de ce sujet; chez Tawney lorsqu'il parle de la doctrine de la prédestination et de «l'esprit puritain véritable et fondamental» si différent de celui que les Pères Puritains essayèrent d'inculquer. Le monde devait être sanctifié par le labeur et la lutte. Et la preuve que la doctrine de la prédestination de Calvin, si étrangère à cette conception, puisse amener à cette conclusion? C'est que le calvinisme avec son renoncement aux gains personnels a un caractère extraordinairement utilitaire. C'est la proposition qui devait être prouvée qu'on nous offre pour preuve. Laissons un instant de côté la question de savoir si le calviniste ordinaire, malgré Calvin et les prédicateurs calvinistes ultérieurs, 22. VEthique protestante,
p. 116.
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voyait dans son travail le signe qu'il avait été élu, et le moyen d'être élu. Supposons que Weber, Tawney et Van Gunsteren aient raison sur ce point. La preuve qu'ils avancent ne tient pas cependant. Si, contrairement aux préceptes fondamentaux de la doctrine calviniste, les adeptes de cette foi adoptent la croyance dont ils nous parlent et la transforment ensuite en un élément fondamental de leur foi religieuse, ceci ne prouve-t-il pas qu'il existe un rapport directement inverse à celui que suggèrent Weber, Tawney et Van Gunsteren? N'apparaît-il pas que les hommes économes et travailleurs ont transformé leur activité, leur prospérité en une vertu religieuse, que des vertus civiques ordinaires telles que l'activité, l'esprit d'économie, l'honnêté dans les affaires en sont venus à former un élément de la foi du croyant? Ceci, bien entendu, s'il est besoin de dévouvrir un lien entre les uns et les autres. En citant Brentano et Robertson, 23 nous avons montré comment Weber assume à tort que le double sens du terme calling appartient exclusivement au calvinisme. Ce même sens double se retrouve bien avant la Réforme dans des termes correspondants en diverses langues. Weber procède de manière analogue dans son exposé sur la prédestination et de l'industrie où il emploie l'expression gute Werke. Tawney parle de good works, bonnes œuvres, de la même manière. Ces deux expressions peuvent signifier à la fois les bonnes actions au sens religieux et éthique de «faire le bien» ; elles peuvent également indiquer «un travail bien fait». C'est seulement dans ce dernier sens que les hommes travailleurs et persévérants peuvent s'enorgueillir de leurs «bonnes œuvres», gute Werke. Dans l'autre sens — de loin le plus habituel et le plus courant dans la religion — le plus paresseux et le plus incompétent peut s'enorgueillir de ses «bonnes œuvres». Et c'est visiblement dans ce dernier sens que Calvin, Wesley, Fox, Penn et Baxter utilisent cette expression. Et en ceci ils reprennent saint Paul. C'est précisément ce sens qui apparaît dans la première épître à Timothée (VI, 17-18) qui a servi de guide aux Pères de l'Eglise libre des 16e et 17e siècles. Après avoir condamné la recherche de la richesse «car nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain que nous n'en emporterons rien», et avoir insisté sur l'importance d'être satisfait de son sort, saint Paul exhorte ceux qui sont déjà riches à «faire le bien pour être riches en bonnes œuvres», voulant dire par là que les riches ne doivent pas placer toute leur espérance dans les seules richesses temporelles et doivent craindre les dangers qu'elles comportent. Il arrive que saint Paul et les auteurs calvinistes commettent la 23. Voir ci-dessus, p. 12—14.
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même erreur que Baxter et utilisent le terme au sens de «travail bien fait» dont parle Weber. Mais jamais il n'est question de «travail sans relâche» ou d'efforts en vue d'acquérir des richesses, signes d'élection ou d'amour divin. Le conseil donné par Baxter, Wesley, Fox et Penn — aussi bien que par saint Paul — dans ce contexte, n'est pas de rechercher le progrès ni «de se battre pour avancer», mais de demeurer à la place où l'on a été mis en y travaillant, en étant fidèle et satisfait de son sort. Accomplissez votre tâche quotidienne sans rechercher ni avancement ni richesse, consacrez votre temps libre à servir Dieu et à faire le bien, tel était le précepte qui définissait les activités d'affaires de bien des Quakers. Le Gefühlskultur teinté de mysticisme dont Weber fait l'apanage du catholicisme et de l'évangélisme luthérien n'a jamais été absent chez les Puritains. Mais nous ne le trouvons certainement ni chez Benjamin Franklin ni chez les grands capitaines d'industrie américains du siècle suivant. «L'esprit du capitalisme» dont ils font preuve ne représente pas le summum du puritanisme des Pères des sectes libres. Au contraire, ce qui frappe c'est la différence qui existe entre ces deux manières de penser. Avant de traiter cette question, il est nécessaire de dire quelques mots des tendances générales de la pensée économique comprises dans l'évolution générale des idées avant et après la Réforme. Bien entendu, nous ne pourrons que les évoquer brièvement. Mais ne pas les a border nous amènerait à tort à isoler nos problèmes de leur contexte général.
2 . SÉCULARISATION ET RÉVOLUTION IDÉOLOGIQUE
L'opinion de Robertson, Sombart, Brentano, Tawney et Kraus, selon laquelle le capitalisme et l'esprit du capitalisme existaient bien avant la Réforme est absolument exacte. Il est également vrai que des changements substantiels dans l'attitude catholique avaient eu lieu avant la Réforme. Les idées de l'Eglise catholique n'étaient demeurées statiques dans pratiquement aucun domaine. Nous allons indiquer certaines manifestations de leur évolution par l'énumération des événements: discussion entre érudits platonico-aristotéliens (Anselme vers la fin du 11e siècle, Abélard, Bernard de Clairvaux, Pierre Lombard vers le milieu du 12e siècle, Bonaventura un siècle plus tard); exhortation au travail et à la joie par le travail des Franciscains et des Bénédictins; ardeur des Jésuites pour le commerce et autres affaires; Wyclif et ses Lollards prêchent que tout est propriété de Dieu et que le droit
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d'en jouir s'allie à l'obligation de la conserver fidèlement et de l'améliorer. Le monde des idées catholiques d'avant la Réforme contient le produit de siècles de discussions, de luttes internes, d'idées nouvelles et d'émancipations successives à l'égard de liens anciens. La Réforme n'a pas brisé avec le passé sur le plan idéologique par l'intermédiaire des Eglises protestantes et réformées. Ses origines remontent à des courants de pensée bien antérieurs à la Réforme qui ont été acceptés ou rejetés à l'intérieur de l'Eglise mère. Son monde d'idées n'est pas nouveau. Dans l'ensemble de l'histoire des idées, l'élément de divergence avec le monde catholique correspondant a été au début extrêmement ténu. 24 Néanmoins, le fait qu'il est possible d'observer l'apparition de changements dans le domaine des idées religieuses bien avant la Réforme (comprenant comme le notent Sombart, Tawney et Robertson un élargissement d'horizon dans le domaine de la pensée économique) et de fixer l'apparition du capitalisme et de «l'esprit du capitalisme» aux 14e et 15e siècles, par exemple, ne signifie pas nécessairement qu'il existe un rapport entre ces deux phénomènes. En fait, on a vu se manifester un «esprit du capitalisme» dans les villes marchandes d'Italie et de la ligue hanséatique, dans l'industrie textile (esprit qui n'était guère «capitaliste» au sens de mobilisation de capitaux importants) et dans l'industrie minière, bien avant que le changement d'opinion sur l'usure et d'autres phénomènes économiques aient pu affecter sérieusement l'attitude des Catholiques et moins encore devenir une force motivatrice dans la conduite économique pratique. Les circonstances décisives doivent être cherchées ailleurs que dans la réorientation de concepts religieux. Dans la mesure où cette période a vraiment connu des changements du climat de l'opinion capables d'influencer l'activité économique, ils ont eu lieu, non pas comme le suppose Weber uniquement à l'intérieur du cadre des croyances religieuses, mais également à l'extérieur de ce cadre. Par la Renaissance et les grandes découvertes géographiques, les contacts avec les royaumes arabes et plus tard avec d'autres centres de culture, la création de nouveaux centres d'études, la désintégration du système féodal ou son absorption par de grandes principautés, les nouvelles théories de l'Etat, de mille manières et par mille moyens, les opinions se sont trouvées transformées et remodelées. Tout indique 24. On trouvera une étude détaillée des idées de l'Eglise catholique dans Latourette, op. cit., p. 495 sq.; P. Hazard, La crise de la conscience européenne, 1680—1715, 1935 et La pensée européenne au XVIIIe siècle, 1946, 2 vol.; et R. H. Banton, «Changing Ideas and Ideals in the Sixteenth Century», Journal of Modern History, VIII, 1936, p. 419—443.
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que ce processus qui affecta pratiquement toutes les branches de la culture de l'Europe occidentale et septentrionale fut lent et progressif. Il est vain de chercher à le fixer à un moment déterminé, avant ou après la Réforme. S'il est vrai qu'un «esprit nouveau» commençait à se dessiner nettement aux 15e et 16e siècles, il embrassait pratiquement tous les aspects de la vie de la communauté. Ce nouvel esprit de créativité, de protestation contre l'ordre ancien, de mise en question, d'élargissement des horizons, est un trait que l'on retrouve dans l'évolution économique et politique, les tendances culturelles et la rupture avec le catholicisme. Cet esprit animait les grands explorateurs espagnols et portugais catholiques aussi bien que les marins réformés ou luthériens d'Angleterre ou des Pays-Bas et les firmes commerciales de Lisbonne aussi bien que celles d'Amsterdam ou de Londres. Il s'agit d'un mouvement d'ordre général qui se manifeste par des exhortations à l'épargne et à la diligence ou par des revendications d'individualisme économique, de liberté politique et d'attitude «sociale» dans la vie. 25 La situation est identique aux 17e et 18e siècles. Des systèmes de pensées différents se rencontrent et se fondent en synthèses nouvelles qu'absorbent les nouveaux courants d'idées. Un grand nombre d'attitudes sur des sujets divers communes à Fox, Penn, Wesley et autres leaders de sectes protestantes se retrouvent chez des écrivains purement «séculiers», les mercantilistes d'abord puis les philosophes de l'âge des Lumières, les physiocrates et les premiers libéraux. Quesnay, Turgot, Locke, Hume, A d a m Smith, Montesquieu, Warner — si weberesque dans ses écrits — pensaient qu'il est impossible de placer les prédicateurs religieux dans leur contexte sans tenir compte des courants idéologiques régionaux que représentent ces noms. Grubb, par exemple, trouve intéressant d'étudier les points de ressemblance et de contraste existant entre A d a m Smith et les écrivains quakers. Bien que leur attitude à l'égard de problèmes spécifiques soit parfois très différente, on retrouve chez eux des traits communs dérivant de l'esprit général de l'époque. 2 6 Gladys Bryson, qui a étudié la contribution de l'Ecosse à la pensée économique et sociale du 18e siècle, a souligné l'importance 25. Pour ce qui a trait au mouvement général des idées étudiées dans les pages qui suivent, cf. E. F. Heckscher, Mercantilism, G. Bryson, Man and Society. The Scottish Inquiry of the Eighteenth Century, 1945, p. 5 sq., 25 sq.; H. McLachlan, English Education under the Test Acts, 1931, en particulier p. 27; Ashton, op. cit., p. 15 sq.; H. Wish, Society and Thought in Modern America, 1952, 2 vol.; J. T. Adams, The Epic of America, 1954. Cf. aussi les ouvrages cités p. 00, note 54. 26. I. Grubb, op. cit., passim.
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de la philosophie des Lumières et des conceptions plus libérales pour le développement de l'Ecosse à cette époque. Quelle part en revient au progrès économique et social, il est impossible de le déterminer. Cependant, il est particulièrement intéressant de noter que ce progrès apparut après que l'influence déterminante du calvinisme eût été rejetée, après que d'autres systèmes de pensée, souvent totalement laïcs, eussent remplacé les conceptions religieuses ou les eussent transformées au point de les rendre méconnaissables, et après que les dogmes ou l'austérité et l'élément puritain eussent disparu ou fussent devenus si faibles qu'on puisse les considérer comme négligeables. La myriade des grands professeurs de l'université de Glasgow et d'ailleurs, qui ont enseigné la morale philosophique aussi bien que des théories économiques, les mathématiques et la gestion des affaires (Ferguson, Moore, Leechmann, Hutcheson, Hume, Smith et Dugald Stewart) demandaient à être libérés de toute autorité extérieure, en particulier de celle de la religion lorsqu'il s'agissait d'établir les critères moraux et pratiques. 27 Cette émancipation à l'égard de préceptes moraux dictés par la religion a peut-être été le fait caractéristique le plus frappant de l'enseignement écossais non seulement dans les universités mais dans des centres d'enseignement moins avancés. Il est évidemment très difficile de se faire une idée très précise de son rôle dans un contexte plus vaste. Cependant, il est possible d'affirmer que l'Ecosse a représenté un esprit nouveau, un new deal si l'on peu dire, dans l'érudition et l'enseignement, dont l'influence s'est exercée sur tout l'enseignement anglais de la seconde moitié du 18e siècle. C'est cet esprit que l'on associe généralement au mot Enlightment, Lumières: liberté de pensée, liberté d'investigation, d'expérience. Joseph Black, professeur de chimie à l'université de Glasgow puis à celle d'Edimbourg mérite certainement plus de louange pour ses recherches expérimentales, qui furent à l'origine des grandes inventions, qu'une multitude de Pères de l'Eglise libre pour leurs appels au travail et à l'économie. 28 A cette époque, les universités de la Nouvelle-Angleterre s'émancipaient de la même manière. Harvard et Yale, qui venait d'être fondé, commencèrent à plaider la cause de la philosophie des Lumières et celle de l'empirisme des sciences naturelles et se proclamèrent indépendantes de toute autorité religieuse. Les orthodoxes en vinrent à les considérer comme les avocats d'une 27. Bryson, op. cit. 28. Au nombre des élèves de Black on comptait non seulement l'illustre Watt, mais aussi James Keir, chimiste dans l'industrie du verre, et un innovateur fertile, Archibald Cochran. Voir Bryson, op. cit.
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sécularisation dangereuse, les représentants du mal revêtus du plumage du savoir. A u début du 18e siècle, Harvard, qui passait pour le principal bastion du puritanisme, f u t enlevée par les cercles anglicans — et c'est de cette époque que date sa célébrité. A la fin du 17e siècle, une immigration sans cesse croissante avait déjà amené un relâchement de l'emprise des sectes. Les dogmes religieux orthodoxes étaient contraints de s'assouplir. Les concepts de philosophie des Lumières sur la raison et l'ordre naturel firent sensation. Lorsque George Whitefield, célèbre prédicateur méthodiste, se rendit en Nouvelle-Angleterre, il reçut des masses un chaleureux accueil, mais fut froidement accueilli par l'université, ce «Harvard sans Dieu» comme il l'appelait. On y encourageait entre autres la lecture de Locke, qui était considéré comme l'un des auteurs les plus importants. On conseillait aux étudiants d'apprendre le français, ce qui leur permettrait d'étudier à leur source même les idées de la philosophie des Lumières. A u milieu du 18e siècle, Yale à son tour allait paraître athée aux yeux des Calvinistes. Au King's College, qui devait devenir plus tard l'université de Columbia (New York), régnait Samuel Johnson, ennemi déclaré de ce qu'il considérait être le fanatisme calviniste. Sous la pression d'autres mouvements religieux, et d'influences «laïques», l'Église congrégationaliste de la NouvelleAngleterre perdit sa position: l'Eglise et l'Etat furent séparés en 1818 dans le Connecticut et, en 1833, le Massachusetts fit de même. Ce fut, dit James Truslow Adams, le signe extérieur visible d'un changement qui se préparait depuis longtemps, «la théologie et la ferveur puritaine d'autrefois se mouraient depuis longtemps». 29 Dans tous les secteurs, on vit s'affirmer la rupture avec l'ancien esprit puritain: dans les sciences (Franklin avec son explication du phénomène des éclairs et son invention du paratonnerre fut pour beaucoup dans la disparition des conceptions religieuses traditionnelles), dans l'art, la musique et la littérature, dans les rapports sociaux, dans les us et coutumes. Cette rupture avec le passé — avec le véritable esprit puritain — n'a pas été uniquement l'œuvre de la philosophie des Lumières ni des philosophies laïques en général. De nouvelles croyances religieuses y jouèrent également un rôle. Comme le fait remarquer Wright, les premiers égmigrants étaient tous calvinistes. 30 En Nouvelle-Angleterre, l'arminianisme, qui exerçait une influence 29. J. T. Adams, op. cit., p. 158. 30. C. Wright, The Beginnings of Unitarianism in America, 1955, p. 11 sq., 15.
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assez importante, continua à se développer durant la seconde moitié du 18e siècle.31 Les Arminiens enseignaient que l'homme naît avec la possibilité de mener une vie de péché ou une vie de bien; contrairement à la doctrine de Calvin, voulant que l'homme soit lié par le péché originel et que Dieu choisisse quelques élus et condamne les autres à la damnation éternelle, ils prêchaient la liberté et rejetaient la prédestination. L'Eglise d'Angleterre ainsi que le mouvement méthodiste ont été profondément influencés par l'arminianisme bien que ce fait n'ait jamais été ouvertement admis. Bien entendu, des hommes tels que Samuel Johnson ont fermement dénié être arminiens, mais il est évident que tout en refusant l'appellation d'arminien, ils en ont accepté la doctrine. 32 L'unitarisme de Channing avec sa vision plus gaie de l'existence, son mélange des éléments «rationalistes» et «romantiques» de la philosophie des Lumières, la combinaison de piété et de tolérance a marqué l'apogée de ces mouvements. 33 Avec Channing, le christianisme est devenu la religion de la raison et Dieu le principe de la raison. Beaucoup de philosophes des Lumières rejetaient Dieu et le christianisme au nom de la raison. Mais Channing déclara que pour lui, Dieu était la raison: «le christianisme est une religion rationnelle, s'il ne l'était pas, j'aurais honte de le professer». «Si, poursuit-il, je ne pouvais être chrétien sans cesser d'être raisonnable, je n'hésiterais pas dans mon choix. . .»34 L'adepte de la philosophie des Lumières pouvait donc ainsi demeurer en bons termes avec Dieu ; il faisait de Dieu le premier des philosophes des Lumières. Il est peu de philosophes qui aient attaqué Calvin, le calvinisme et par là-même toute la tradition puritaine avec autant de violence que Channing. Il en est peu qui aient combattu avec autant de force la doctrine morale du calvinisme, le concept du péché originel et de la prédestination. Il en est peu qui aient fait preuve d'autant de vigueur que Channing — mais ils n'a certainement pas été le seul. Au début du 19e siècle, la théologie puritaine, le zèle puritain d'autrefois étaient, comme le dit James Truslow Adams, «depuis longtemps moribonds». Aux Etats-Unis, la multiplicité des sectes amena à un coopéra31. L'arminianisme est la doctrine d'Arminius, fondateur d'une secte hollandaise, à la fin du 16e siècle. 32. Wright, op. cit., p. 58. 33. The Works of William Ellery Channing, D. D., nouv. éd., 1840, voir en particulier p. 74 (contre le calvinisme), p. 137 sq. (sur la propriété), p. 307 sq. (christianisme unitarien), p. 432 sq. (le christianisme, religion rationnelle). 34. Ibid., p. 433—434.
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tion se situant «au-dessus» de la religion. Pour lutter ensemble pour des buts communs, il fallait passer outre les conflits religieux, ce qui dans bien des cas accéléra le processus de laïcisation et le relâchement des règles doctrinaires puritaines. Benjamin Franklin lui-même nous fournit un exemple de ce phénomène. Dans une lettre circulaire de 1743, il esquisse les traits généraux d'une société américaine ayant son quartier général à Philadelphie et qui devait comprendre un physicien, un botaniste, un mathématicien, un chimiste, un géographe, un représentant de la mécanique. Les buts de cette société se situaient uniquement sur le plan des sciences de la nature, de la médecine et de la philosophie. Au nombre des membres du Conseil de l'Académie fondée quelques années plus tard et qui devint en 1791 l'université de Pennsylvanie, se trouvait un représentant de chacune des sectes de cet Etat. Cet état d'esprit amena à la pacification sinon à une passivité totale dans le domaine de l'éducation religieuse ; c'est sur les langues et les sciences naturelles que se porta principalement l'intérêt. William and Mary College, la plus ancienne des universités américaines après Harvard, était fort éloignée du puritanisme véritable à l'époque où Thomas Jefferson y fit ses études, au début des années 1760. Bals, représentations dramatiques, courses de chevaux, orgies, liaisons amoureuses y étaient, sinon à l'ordre du jour, du moins des plus courants. Ceci nous mène à l'ère de la laïcisation, totalement à l'opposée du puritanisme, celle de Thomas Jefferson et de Benjamin Franklin.
3 . BENJAMIN FRANKLIN
Selon Weber, l'«esprit du capitalisme», né du protestantisme en général et du puritanisme en particulier, est parvenu à son apogée avec Benjamin Franklin. Weber doit reconnaître cependant que cette apogée a été sécularisée et que la pensée de Franklin et son attitude en face de la vie ont été en grande partie le résultat de la «philosophie des Lumières». Cet aveu est d'une gravité telle qu'il renverse totalement la théorie de Weber. Si les doctrines du protestantisme en général et du puritanisme en particulier doivent être considérées comme la source de l'esprit du capitalisme, si les conceptions religieuses représentent le facteur décisif, il est absurde de déclarer que cet esprit a atteint sa maturité totale et s'est manifesté de la manière la plus nette chez un individu très éloigné de ces conceptions sur certains points capitaux et dans l'attitude duquel prédominent des schémas de pensée totalement différents. Si le protestantisme n'est devenu «vraiment» capitaliste qu'après s'être
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enrichi, aux dépens de certaines de ses idées, de concepts d'une origine tout à fait différente, il n'est pas possible que dans des siècles antérieurs à Franklin il ait eu le pouvoir que lui attribue Weber, celui d'avoir donné une impulsion aux tendances économiques et constitué ainsi une source de l'«esprit du capitalisme». En réalité, les thèmes principaux de Franklin sont ceux de la philosophie des Lumières, de la sécularisation. Il ne fait aucun doute que Franklin était un homme religieux en ce sens qu'il croyait en Dieu. Mais bien qu'élevé dans la foi calviniste, sa religion personnelle n'avait pas conservé d'empreinte calviniste et n'était pas perceptiblement puritaine. Au contraire, la caractéristique principale de Franklin était son émancipation totale. Il se laissa élire à l'assemblée de Pennsylvanie en tant que représentant des Quakers bien qu'ouvertement il admît ne pas partager leurs opinions religieuses. Il publia les écrits de Whitefield, lui apporta une aide financière, et admira la force du message qu'il prêchait tout en déclarant ne pas partager ses croyances. Citons un exemple frappant. Lorsque Whitefield remercia Franklin, qui l'avait invité à s'installer chez lui, disant que cet acte amical serait récompensée si le sacrifice était fait pour l'amour du Christ, Franklin répondit à Whitefield: «Ce n'est pas pour le Christ, c'est pour vous».35 Dans son autobiographie, Franklin ajoute que connaissant l'habileté avec laquelle les hommes pieux se débarrassent du fardeau de la gratitude pour en charger le ciel, il avait l'impression par cette réponse «d'avoir réussi à le faire demeurer sur terre».36 Dans son autobiographie, Franklin précise sa position à l'égard des problèmes religieux. De très bonne heure, il avait cessé d'assister aux réunions religieuses publiques. Le sabbat était pour lui un jour d'études et de recherche. Certains préceptes de la doctrine presbytérienne lui paraissaient vraiment «inintelligibles»^ d'autres tout à fait contestables. Jamais il ne met en doute l'existence de Dieu, ni le fait que Dieu a créé le monde et le gouverne par Sa providence, que la forme de piété qui plaît le plus à Dieu est de faire le bien, que le péché sera puni et la vertu récompensée. Telle était l'essence de toutes les doctrines religieuses. Toutes pouvaient donc être respectées dans la mesure où elles réussisaient à inculquer une morale de niveau élevé. Le critère fondamental de la morale d'une doctrine religieuse est la moralité et non la forme ou l'intensité des croyances. Franklin se fit un principe d'éviter toute discussion pouvant heurter les susceptibilités 35. Autobiography, 36. Ibid.
p. 137.
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religieuses. «Pour moi, tout le monde peut être pieux à sa manière», telle est la règle qu'il avait fermement adoptée. Franklin raconte qu'au début de l'année 1730, il eut l'intention de fonder une «religion nouvelle». Ses études lui paraissaient prouver que les affaires du monde étaient dirigées par des partis, que les partis ne servaient que leurs propres intérêts immédiats, que les conflits d'intérêts étaient cause de confusion. Chaque individu étant décidé à poursuivre ses intérêts personnels, il en découlait l'apparition de nouveaux partis et d'une confusion pire encore. Seules quelques grandes figures de la vie publique essayaient vraiment de servir les intérêts de la nation dans son ensemble. Pour remédier à cette situation, Franklin voulait créer un «Parti uni pour la vertu en organisant en corps constitué les vertus et les hommes de bien de tous les pays». 37 Tous les projets échafaudés par Franklin à l'époque où il rédigeait son autobiographie sont maintenant perdus à l'exception d'un seul. D'après celui-ci, il cherchait à créer une doctrine «contenant l'essentiel de toutes les religions connues et libre de tout ce qui pourrait choquer les professeurs de toutes les religions». 38 La phraséologie est d'une ironie remarquable. Les ingrédients de cette religion étaient aussi simples que possible et acceptables aux Protestants, aux Luthériens, aux Catholiques et très probablement aux Musulmans: «Il existe un Dieu créateur de toute chose». Il gouverne le monde par Sa Providence. Il doit être vénéré par l'adoration, la prière et les actions de grâce. Mais, faire du bien à autrui est la manière de servir Dieu qui lui plaît le plus. L'âme est immortelle, Dieu récompensera certainement la vertu et punira le mal dans ce monde ou dans l'autre». 39 Dans ce contexte la vertu est une vertu très générale, faite d'absence de péché et d'égoïsme. Mais ce n'est pas uniquement cette tendance œcuménique, cette tolérance où la piété stricte au sens puritain était impraticable qui nous importe dans ce contexte. Ni dans sa manière de vivre personnelle, ni dans les conseils qu'il donnait aux autres, Franklin ne fit jamais état du concept de «vocation». Il considérait la diligence et l'esprit d'économie comme utiles. Mais jamais Franklin ne se fit le champion d'un travail acharné correspondant au Beruf. Il confesse que, pour sa part, très jeune il avait eu le projet d'amasser aussi rapidement que possible une fortune lui permettant de se retirer, de s'occuper des affaires publiques et des questions intellectuelles et scientifiques. Il considérait comme répréhensibles les 37. Ibid., p. 119. 38. Ibid. 39. Ibid.
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excès de nourriture et de boisson, mais non pas parce que les hommes sacrifient leur âme au monde et concentrent leurs pensées sur ce qui est temporel: «la chair». Franklin n'est pas un prédicateur religieux cherchant à faire prévaloir la piété, mais un homme de science qui s'intéresse aux questions médicales. «Règles de santé et de longue vie», tel est le titre qu'il donne à ses conseils dans Poor Richard}0 Ce texte pourrait être mot pour mot la reproduction des préceptes d'un médecin moderne à propos des risques d'obésit. Il ne faut manger et boire que ce qui convient exactement à la constitution de chacun, compte tenu du bien-être du corps et de la vigueur de l'esprit. Le travailleur sédentaire doit moins manger que le travailleur manuel, la digestion du premier étant moins bonne que celle du second. Les quantités de nourriture diffèrent selon l'âge et l'état de santé. Elles varient également selon les dispositions générales de chacun, un colérique ayant des besoins physiques plus grands qu'un flegmatique. Il faut manger parce que c'est une nécessité physique et non se gaver par plaisir, la gourmandise ignorant où finit le besoin physique. Franklin lui-même ne dédaignait pas les plaisirs de la table. A plusieurs reprises il note avoir participé à un bon dîner et avoir bu un verre de bon vin. Légèrement choqué le jour où sa femme plaça sur la table un plat en porcelaine de Chine et une cuillère d'argent, il s'habitua bientôt à ce «luxe». «Ce fut la première fois où apparurent chez nous l'argenterie et la vaisselle de porcelaine, qui par la suite, avec l'accroissement de notre fortune, représentèrent une valeur de plusieurs centaines de livres».41 Les règles générales de vie que se traça Franklin, les vertus qu'il cherchait à cultiver n'ont rien de spécifiquement puritain. Il n'en est pas une qui n'aurait pu trouver place dans un manuel de morale destiné aux enfants de tous les pays, calvinistes, luthériens ou catholiques. Il insiste sur la tempérance: ne pas manger jusqu'à l'assoupissement, ne pas boire jusqu'à l'ébriété. Il parle également du silence: ne dis que ce qui peut être utile aux autres ou à toi-même, pas de conversation oiseuse, de Vordre: que chaque chose ait une place, que chaque secteur de vos affaires ait un temps réservé; de la résolution: décide d'accomplir ce que tu as décidé de faire; de la frugalité: ne dépenser que pour son propre bien et celui d'autrui; de Y activité·, ne pas perdre de temps, être toujours occupé à quelque chose d'utile, rejeter tout ce qui n'est pas nécessaire. Il prêche également la sincérité, la justice, la modération,
40. Writings of Benjamin Franklin, éd. par A. H. Smyth, 1905, t. II, p. 227. 41. Autobiography, p. 104.
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la propreté, Y humilité, la tranquillité et la chasteté, recommandant de n'avoir de relations charnelles que par mesure d'hygiène ou pour procréer, jamais par ennui, par faiblesse ou pour nuire à la paix ou à la réputation de soi-même ou d'un autre. 42 L'attitude «éclairée» de Franklin et son «rationalisme» à propos des questions sexuelles en général est intéressante, et dépouillée de toutes les exagérations du «puritanisme». Franklin prononce le verdict suivant à propos de ses préceptes : «On remarquera que, bien que mon projet ne fût pas entièrement dénué de religion, il ne contient aucune marque des principes caractéristiques d'une secte en particulier». 43 Il essaya volontairemant d'éviter cet écueil. Les vertus qu'il cherchait à inculquer aux autres et à appliquer lui-même convenaient à toutes les religions. Dans son Advise to a Young Tradesman, Franklin indique les qualités indispensables pour réussir dans les affaires. Nulle part il n'indique que l'activité économique est un devoir aux yeux de Dieu et la réussite une marque de Sa faveur. La seule référence i> une force supérieure se trouve dans le passage où Franklin déclare que celui qui suivra son conseil s'enrichira si la Providence n'en a pas décidé autrement et c'est là une simple phrase de conclusion, une réserve faite par mesure de sécurité. La prospérité et les richesses constituent un but. Pour parvenir à ce but, le jeune homme d'affaires doit se rappeler que le temps est de l'argent, que l'argent bien placé rapporte des intérêts, que l'honnêteté et la ponctualité dans les paiements comme le travail acharné augmentent le crédit. Il est déconseillé de fréquenter les tavernes, ce qui pourrait effaroucher les prêteurs. «Bref, le chemin conduisant à la richesse, si vous la recherchez, est aussi simple que celui qui conduit au marché. Il dépend de deux seuls mots: assiduité au travail et frugalité. Ce qui signifie: ne gaspille ni ton temps ni ton argent mais utilise les deux au mieux. 44 Ces préceptes sont aux antipodes des enseignements de Baxter, Penn, Fox, Wesley, Bunyan. Ceux-ci craignaient que des vertus qui auraient dû être cultivées pour des raisons religieuses pussent conduire à la richesse. Ils cherchaient donc à réduire les risques ou mieux encore à les neutraliser en mettant en garde contre une trop grande extension des affaires et en demandant aux riches de partager leur fortune. Franklin et d'autres auteurs plus récents tels que Sumner, 45 ne considèrent pas l'assiduité au travail et l'esprit 42. 43. 44. 45.
Ibid., p. 107, 108. Ibid., p. 115. Writings of Benjamin Franklin, t. II, p. 370—372. Voir ci-dessous, p. 57—63.
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d'économie comme des vertus fondamentales mais comme des moyens de s'enrichir et de progresser dans le monde. Franklin aurait pu être le modèle de l'homme cupide dont l'attitude «rationnelle» à l'égard de la vertu de la piété, qui permet de s'enrichir, amenait le pèlerin de Bunyan à parler de Judas Iscariote et des abîmes de l'infamie. Supposons un instant que cette position représente le véritable esprit du capitalisme, que Weber ait eu tort en ce qui concerne le puritanisme et le protestantisme, mais qu'il ait eu raison à propos de Franklin. Deux conclusions se présentent alors: 1) Ce sont les divergences entre la doctrine de Franklin et le protestantisme qui lui donnent ce fonds de «croyance capitaliste». 2) Ce capitalisme sécularisé qui cherche à placer sur le même plan le moyen de réussir en affaires et la vraie vertu n'était pas une idée propre à Franklin. Bien avant Franklin, dans de nombreux écrits, dans les pays catholiques comme dans les pays protestants, on voit prêcher les mêmes idéaux ou des idéaux semblables en tant qu'éléments non de l'éducation religieuse mais de la préparation des hommes d'affaires. L'exemple le plus important de cette dernière attitude nous est fourni par Jacques Savary, catholique français, dont l'ouvrage Le parfait négociant,46 publié en 1675, connut ultérieurement de nombreuses rééditions qui furent largement répandues et consciencieusement plagiées par de nombreux auteurs de nationalités diverses. Savary se propose de donner aux jeunes gens se destinant aux affaires les principes qui leur permettront de mener à bien leur tâche et d'éviter les abîmes qui guettent l'ignorant et l'insouciant. La profession d'homme d'affaires, de marchand en particulier est noble et utile. Savary exalte en des termes tantôt lyriques tantôt religieux la «nécessité et l'utilité du commerce» avec autant d'enthousiasme que l'avait fait cent ans plus tôt son compatriote et coreligionnaire Jean Bodin. La vivacité de l'intelligence et le bon sens sont plus nécessaires dans la profession d'homme d'affaires que dans toute autre. Celui qui se propose d'entrer dans les affaires doit s'y préparer dès l'enfance. A sept ou huit ans, il doit apprendre les mathématiques, l'art d'écrire, les langues modernes telles que l'italien, l'espagnol, l'allemand. Par contre, les langues classiques, la rhétorique et la philosophie sont moins importantes. Ces matières sont écartées comme manquant d'utilité. Il ne lui suffit pas d'améliorer ses connaissances des marchandises, des problèmes 46. J. Savary, Le parfait négociant ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays étrangers, 1675. Cf. également H. Hauser, op. cit., p. 267—308.
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de change et autres. Le jeune homme doit également apprendre à traiter avec les clients, à se montrer aimable même si l'affaire ne doit pas se conclure. Pour son crédit et sa réputation, il doit faire preuve d'une moralité élevée, de droiture, de rectitude et de ponctualité dans ses transactions. La piété elle aussi est indispensable à la réussite. «La dévotion et l'amour de Dieu, voilà ce que les futures hommes d'affaires doivent avoir toujours sous les yeux. Faute de quoi, Dieu ne bénira jamais leur travail et ils ne réussiront pas dans leurs entreprises». 47 Si possible, c'est-à-dire si les affaires ne s'y opposent pas, les hommes d'affaires devraient assister tous les jours à la messe. Une affaire importante vaut mieux qu'une petite, le commerce en gros est plus noble que celui de détail. Comme presque tous les autres auteurs ayant écrit sur ce sujet dans la plupart des pays «modernes» de l'époque, Savary critique les entrepeneurs qui cherchent à amasser une fortune pour se retirer des affaires ou pour élever leurs fils à d'autres positions, leur acheter des charges de robe, les faire entrer dans l'élite bureaucratique. L'entreprise exige un capital important. Il faut donc amasser autant d'argent que possible et le réinvestir dans les affaires. Les riches, les commanditaires par exemple, doivent au moins veiller à ce que le capital demeure à la disposition de l'entreprise pour le bien du commerce et pour leur propre profit. C'est de grandes firmes, de grandes entreprises qu'on a le plus besoin. Tel est, répétons-le, ce que disait un catholique dans un pays catholique cent ans avant Benjamin Franklin. Riche marchand, conseiller de Colbert, Savary occupait une situation en vue. D'importantes éditions de ses œuvres ont été publiées. Il est difficile de dire si Savary a incité les Français et autres lecteurs à s'engager plus activement dans les affaires. Mais on ne voit pas pourquoi son influence aurait été moins grande que celle des Pères puritains avec leur méfiance des richesses et leurs préceptes de modération, non seulement pour la nourriture et la boisson, mais pour les affaires. On se demande également pourquoi la position de Savary paraîtrait moins «capitaliste» et moins apte à produire l'«esprit du capitalisme» que celle des prédicateurs puritains. On peut encore remonter dans le temps et y retrouver la position que Savary et Franklin devaient exposer plus tard. Sombart, lorsqu'il attaque Weber dans Der Bourgeois, attire l'attention sur Léon Bastidi Alberti, écrivain de la Renaissance qui, en 1450, exposa les principes de l'organisation familiale. Dans cet ouvrage, rien de ce qui a trait à l'activité au travail, l'épargne, vertu écono47. Savary, op. cit.; Hauser, op. cit., p. 278.
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mique, à la réalisation de l'activité humaine dans son ensemble n'aurait suscité chez Franklin lui-même aucune objection. 48 Weber répond à la critique de Sombart dans une note de quatre pages.49 Il recherche minutieusement les différences existant entre Franklin et Alberti. Il donne une importance capitale à des différences de phraséologie infimes, Alberti parlant de la «gérance des richesses» et de «l'emploi du capital» sans tenir compte du fait que les textes ont été rédigés dans des langues différentes et à trois siècles d'intervalle. Weber grossit et transforme en points de divergence fondamentaux les allusions que fait Alberti aux joies de la vie, à l'honneur familial, à l'importance de l'hérédité (idées que Franklin aurait rejetées comme étant de la «grandiloquence aristocratique»). Alors qu'Alberti affirme l'avantage des grandes entreprises et des prix de revient peu élevés, Weber déclare que cette opinion va à l'encontre du principe budgétaire de Franklin, à savoir que les dépenses ne doivent jamais dépasser les revenus. Cette argumentation est stupéfiante à deux égards. Tout d'abord, on comprend mal la différence qui existe entre Alberti et Franklin. Ensuite, même si nous admettons qu'il existe une différence entre eux, c'est l'attitude d'Alberti et non celle de Franklin qui est vraiment «capitaliste» et «rationnelle». En effet, Alberti préconise les grandes entreprises menées rationnellement alors que Franklin, d'après Weber, s'accommode de la situation. Malgré tous ses efforts, Weber ne parvient pas à prouver qu'Alberti n'a pas fait preuve dans les affaires économiques d'un certain rationalisme, dont Franklin a représenté l'idéal. Il cherche alors une différence d'un autre ordre. Comment peut-on croire, dit-il, qu'une spéculation aussi académique ait pu créer la même puissance de transformation de la vie qu'une croyance religieuse ? Ce facteur n'aurait pu être décisif que si l'ouvrage d'Alberti avait pris l'importance d'un ouvrage classique, que s'il était en accord avec les conceptions de ses contemporains, que s'il représentait, pour utiliser la terminologie de Weber, un «esprit du capitalisme» largement répandu. La réponse de Weber est remplie de sophismes, de déformations du texte et de preuves ambiguës. Qu'il nous suffise d'en relever les principaux points: 1) Weber récuse le rationalisme d'Alberti pour le reconnaître irrécusable par la suite, bien que, contrairement à celui de Franklin, sans importance pour les affaires des hommes. 2) Il attache une importance fondamentale à des différences de phraséologie insignifiantes et n'attribue que peu de 48. W. Sombart, Der Bourgeois, p. 136 sq. I libi della Famiglia d'Alberti, édité par G. Mancini, fut publié en 1908. 49. Gesammelte Aufsätze, p. 38 sq.
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poids aux ressemblances fondamentales compte tenu de la différence d'époque et de cadre. 3) Ces divergences existantes ou non, Weber les interprète comme «capitalistes» chez Franklin et «non capitalistes» chez Alberti. 4) Le tempérament rationnel, capitaliste (qu'il déclare dans un passage ne se présenter que chez les Puritains et chez Franklin et se trouver également chez Alberti mais n'affecter la conduite humaine que par le puritanisme et Franklin) ne dériverait que du seul facteur religieux. Trois siècles d'intervalle, une différence totale de cadre et de climat de l'opinion sociale, ne paraissent jouer aucun rôle dans les divergences soulignées par Weber. Seul l'héritage du puritanisme de Franklin explique, pour Weber, le fait qu'il s'exprime différemment sur certains sujets qu'Alberti qui écrivait trois cents ans plus tôt. Le procédé assez singulier qui consiste à souligner l'importance de l'élément puritain chez Franklin en trouvant des différences alors que les points les plus intéressants et les plus frappants paraissent semblables, est utilisé par Weber dans un autre cas. Un jour, l'un de ses vieux amis demanda à un vieux magnat des finances, Jacob Fugger, pourquoi il ne se retirait pas comme lui des affaires. Fugger avait certainement gagné assez d'argent pour remettre les rênes en toute tranquillité à un autre. Fugger lui répondit qu'il n'était pas du même avis et qu'il avait l'intention de continuer à accroître sa fortune aussi longtemps qu'il en serait capable.50 Werner Sombart trouve dans cette déclaration une expression du véritable esprit capitaliste. Et dans la première édition de Der moderne Kapitalismus, les paroles de Fugger servent de devise au chapitre «Die Genesis des modernen Kapitalismus». Par contre Weber, avec les théories duquel cette interprétation est incompatible, trouve que la réponse de Fugger est la manifestation d'une position «manifestement très éloignée du puritanisme et de celle de Franklin». La position de Fugger, dit-il,51 représente l'attitude moralement neutre du marchand alors que celle de Franklin est un principe de vie coloré d'éthique. Franklin, qui au début de sa vie projetait de se retirer des affaires pour se consacrer aux études et à la science, était donc plus capitaliste, plus obstinément attaché à sa profession que le riche Jacob Fugger qui, au soir de son existence, travaillait encore avec enthousiasme à accroître son immense fortune! 52 50. Sur les Fugger, voir R. Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger, 2 vol. 3 e éd., 1922; en particulier t. I, p. 118. 51. Weber, Gesammelte Aufsätze, p. 33. 52. En réalité, l'interprétation de la réponse de Jacob Fugger qu'en ont fait Sombart et Weber se base sur une erreur. L'anecdote est tirée de l'ouvrage d'Ehrenberg paru en 1896. Dans ce texte, il ne s'agit pas pour Fugger
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L a définition de l'«esprit du capitalisme» que Weber est amené à établir lorsqu'il compare Franklin d'une part, Alberti et Fugger d'autre part, est assez extraordinaire. Il se trouve dans l'obligation de décrire deux cercles complets. Tout d'abord, il proclame que l'esprit du capitalisme est la position qu'ont prise les prédicateurs des Eglises réformées et des Eglises lib.res à l'égard de l'activité économique et qui a atteint son apogée avec Benjamin Franklin. Puis, à l'appui de cette assertion, il déclare que cet esprit est particulièrement développé chez les personnes en question. Ensuite, il déclare que l'assiduité au travail, l'esprit d'épargne sont les éléments vitaux du progrès économiques et la «rationalisation» de la vie et des affaires économiques, le principal agent de la réussite économique de l'individu. Sur quoi, sans autres preuves, il attribue l'assiduité au travail, le goût de l'épargne et une «attitude rationnelle» devant l'existence aux groupes des pays protestants ayant réussi économiquement. Même si nous admettons avec Weber qu'il existait une différence entre l'attitude capitaliste d'avant et d'après la Réforme (attitude dénotant plus qu'une manière différente d'exprimer une même idée à des époques différentes) la conséquence de ce raisonnement demeure très étrange. Il en résulterait en effet que l'apparition du capitalisme était absolument possible même indépendamment de l'esprit du capitalisme au sens où l'entend Weber. Des pays ou des groupes pouvaient atteindre à la réussite économique et être capables de progrès matériels aussi bien s'ils étaient dépourvus de l'esprit du capitalisme que s'ils en étaient généreusement imprégnés. Cet esprit pourrait donc tout au plus expliquer certaines différences dans le sens et les buts déclarés de cette activité et non le résultat total. Dans ce cas, que reste-t-il de l'hypothèse de Weber? Comme tout le monde, les hommes d'affaires ont été amenés à un certain moment et de manière légèrement différente à rationaliser leurs activités ex post facto. Ils ont découvert des motifs lorsqu'il n'y en avait pas ou de soi-disant motifs lorsque ceux qui existaient ne convenaient ni au public ni à eux-mêmes. Les mercantilistes ont parlé abondamment du bon et du mauvais état de la balance commerciale alors qu'il s'agissait avant tout de privilèges et de subventions. Les premiers libéraux ont dit de certains actes égoïstes qu'ils avaient été utiles et bénéfiques pour tous alors qu'ils ne correspondaient qu'au désir d'enrichissement. d'abandonner la direction de ses affaires mais uniquement de se retirer d'entreprises hasardeuses en Hongrie; à quoi, selon Ehrenberg, Fugger répondit que «er wolle gewinnen, so lange er könnte». L'anecdote a donc été «améliorée».
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De nos jours, des procédés semblables à ceux des mercantilistes et des premiers libéraux sont glorifiés en termes de bien-être et d'élévation du niveau de vie alors que le but immédiat et principal est d'éviter une intervention de l'Etat ou une augmentation des salaires. Calvinistes, Puritains et autres ont, comme dans tous les autres mouvements religieux, chargé le Tout Puissant de leurs relations publiques. Aucune de ces formes de rationalisation n'était volontairement malhonnête, trompeuse ou cynique. Ceux qu'elles concernaient ont peut-être pensé ce qu'ils disaient. Mais il n'existe pas de différence véritable entre des pays où des marchands s'enrichissent les uns grâce à une balance commerciale favorable, les autres par la faveur de Dieu et d'autres encore en alléguant que c'est seulement lorsqu'un individu est conduit par le motif du profit qu'il contribue à l'évolution en mieux de la société. Sans contester que sur le plan des idées économiques aussi bien que sur celui de la culture, de la politique ou de la religion des courants nouveaux apparaissent constamment on ne peut qu'être d'accord avec Sombart (son prodigieux tir de barrage peut difficilement manquer l'objectif de temps à autre) lorsqu'il souligne que la différence fondamentale dans la conduite et l'attitude des classes marchandes italiennes du «précapitalisme» et celle des capitalistes du protestantisme était infime. Les caractéristiques essentielles du désir de s'enrichir, d'organiser et d'agrandir les entreprises, d'acquérir le pouvoir leur était communes, quelle que soit la manière dont ces activités aient été justifiées au cours des siècles. Nous le retrouvons chez les marchands des grandes villes de l'époque de la Renaissance italienne aussi bien que chez les manufacturiers du textile et les exportateurs des Flandres catholiques, comme dans les maisons marchandes portugaises et les marchands d'esclaves puritains du 18e siècle en Nouvelle-Angleterre ou les barons de la finance de New York, Boston ou Chicago à la fin du 19e et au début du 20e siècle. 4 . LES CAPITAINES DE L'INDUSTRIE
Il est exact qu'à la fin du 19e siècle et au début du 20e, beaucoup d'industriels et de financiers des Etats-Unis étaient protestants et appartenaient à des sectes calvinistes et puritaines. De plus, comme l'a noté Irwin G. Wyllie en 1954, il est frappant de constater à quel point les pasteurs et ex-pasteurs protestants se sont faits, dans l'Amérique du 19e siècle, les apologistes de l'économie libre, du capitalisme et des capitalistes. Wyllie prouve involontairement mais excellement que cette observation peut trop facilement conduire à des conclusions weberesques. Wyllie trouve même
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que Weber n'est pas assez weberien. En mettant l'accent sur l'importance de l'élément séculier chez Benjamin Franklin, dit Wyllie, Weber s'écarte du concept de l'importance de l'influence religieuse. Dieu et Mammon, dit-il, ont été réconciliés par des auteurs en matière économique qui étaient influencés par la religion. 53 Néanmoins Wyllie cite un ou deux faits d'une importance capitale qui vont directement à l'encontre de cette théorie et qui, en fait, la rendent absolument insoutenable. Tous les auteurs connus appartenant à ce que l'on pourrait appeler une catégorie capitalistico-religieuse de l'Amérique du 19e siècle, John Todd, Matthew H. Smith, Francis E. Clark, Wilbur F. Crafts, H. Ward Beecher, Lymen Abbott, William Lawrence, William van Doren, Thomas Hunt, Russell Conwell, Daniel Wise et Horatio Alger, ont grandi, vécu et travaillé dans des régions d'industrialisation et de développement économique rapide; ils étaient les fils, cousins, ou amis d'hommes d'affaires très importants. Leur congrégation et leur Eglise dépendaient dans une très large mesure des donations faites par des industriels et des marchands. Nous ne prétendons pas que, sauf dans des cas exceptionnels, leurs vues étaient corrompues au sens habituel du terme. Ces auteurs ont tous été exposés à ce que l'on peut appeler «l'influence générale du milieu». L'industrialisation et la prospérité commerciale leur paraissaient profitables pour les communautés dans lesquelles ils vivaient. Les leaders de l'expansion économique ont souvent été des hommes qui craignaient Dieu, des fidèles assidus de leur Eglise et les piliers économiques de leur paroisse. N'est-il donc pas naturel qu'ils aient considéré l'activité économique comme un aspect de l'œuvre de Dieu et les «capitaines» de cette activité comme les agents de Dieu ? Ce n'est certainement pas par hasard si, malgré toutes ses recherches, Wyllie n'a pas réussi à trouver un seul pasteur des régions rurales d'Amérique, des secteurs agricoles ou forestiers qui aient prêché la Bible de la réussite économique. L'industrialisation, le développement économique, le capitalisme et les capitalistes ont été les «facteurs fondamentaux» ; leur éloge dans les écrits religieux n'a été qu'un facteur secondaire. Bien entendu, l'identification de Dieu avec Mammon faite par ces prédicateurs n'a pas été dépourvue de portée. Elle a profondément marqué l'attitude et la phraséologie de beaucoup de barons de la finance américains de la fin du 19e siècle. Mais ce n'est pas l'adoration de Dieu qui les amena à adorer Mammon. C'est parce qu'il leur paraissait nécessaire de prouver que le fait de se con53. I. G. Wyllie, op. cit., p. 56.
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sacrer à la poursuite de la richesse n'est pas un empêchement rédhibitoire à l'activité véritable — et la nécessité de Vaffirmer était d'autant plus grande que beaucoup de Pères puritains redoutaient le caractère nuisible des richesses. La religion dut réviser ses idées, en partie peut-être pour ne pas gêner la transformation économique et surtout pour suivre le rythme de l'évolution qui progressait rapidement tandis que le monde de la petite agriculture, de l'industrie artisanale se transformait en une société où l'industrie se pratiquait sur une grande échelle et où le commerce se faisait dans le monde entier. «Méthodistes, écoutez la parole du Seigneur. Qui a cru ce que nous avons dit ? Fort peu de riches, je le crains». Nous pouvons penser sans risque de nous tromper que ces paroles du fondateur du méthodisme n'étaient plus socialement acceptables en Amérique où la puissance et l'influence sociale avaient déjà commencé à se centraliser dans les mains des Yanderbilt, Rockefeller, Carnegie, Astor et autres. 54 La transformation de la religion permit à ces barons de l'industrie d'être des membres actifs de diverses sectes protestantes. La religion, l'accomplissement de la tâche prescrite par Dieu, la rationalisation des activités économiques par des citations de la Bible et des sentences religieuses ont, il est vrai, exercé une influence considérable sur le langage, les écrits et l'attitude générale de beaucoup d'entre eux. Ou tout au moins, ils ont été marqués par une conception «sécularisée» de la vocation assez proche de celle de Benjamin Franklin. Mais il est impossible de déterminer si ces idées étaient profondément ancrées en eux et jusqu'à quel point on peut les considérer comme la force ayant motivé leurs actions. Sans qu'il soit question de malhonnêteté consciente, on peut en attribuer une partie au jargon de l'époque plus qu'à une expérience profondément ressentie. Il ne faut pas oublier en particulier que les témoignages sur leur attitude devant la vie et sur leur conduite que nous ont légués des capitaines de l'industrie tels que Carnegie, Rockefeller et Ford ont été écrits tard dans leur existence. Ils éprouvaient alors le besoin de rationaliser 54. Sur les leaders industriels américains et l'«esprit du capitalisme», voir en général R. G. McCloskey, Américain Conservatism in the Age of Enterprise, 1951, en particulier p. 22—71; F. L. Allen, The Big Change, 1952, p. 67 sq.; G. Harrison, Road to the Right, 1954, p. 162—174; Adams, op. cit., p. 268 sq.; Wish, op. cit., p. 300 sq., 312 sq., cf. également p. 177; Wyllie, op. cit., p. 23 sq.; S. H. Holbrook, The Age of the Moguls, 1954, p. 88, 320, 346; A. Nevins, Ordeal of the Union, 1947, 2 vol., Ford, The Times, The Man, The Company, 1954, et Study in Power, John D. Rockefeller, Industrialist and Philanthropist, 1953, 2 vol.; J. D. Glover, The Attack on Big Business, 1954, p. 139 sq.; C. A. Beard, Economic Origins of Jeffersonian Democracy, 1949, p. 445 sq.
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à posteriori leur activité, de l'expliquer et de la défendre. Ces hommes ne disent pas et préféreraient ne pas croire eux-mêmes qu'ils ont acquis leur fortune grâce à des coïncidences heureuses, des transactions étonnamment cyniques ou même simplement au génie de la finance et de l'organisation. Bien au contraire, ils parlent de leurs luttes, de leur zèle au travail, de leur esprit d'épargne, de leurs idéaux élevés, de l'accomplissement de leur mission, des efforts qu'ils ont faits pour servir l'intérêt public et autres détails flatteurs. N'est-ce pas en réalité pour tout cela, mes ouvriers, que j'ai tant travaillé? N'est-ce pas à l'appel du devoir et du Tout Puissant que je répondais lorsque j'ai réussi à triompher dans mes affaires? Ces notions donnent une agréable sensation et sont facilement crues par celui-là même qui pose la question. Et il peut en venir à faire appel à Franklin et à la Bible ou bien à Adam Smith. Ou pour être précis, à toutes les idées générales libérales sur l'efficacité du motif du profit et l'accroissement du bien-être général apporté par l'entreprise libre. Le 19e siècle voit apparaître en Amérique — et pas seulement en Amérique — un ensemble d'idées conservatrices libérales qui, sous prétexte des bienfaits apportés par l'expansion économique, entrent dans l'arène pour défendre les «grandes affaires» contre les violentes attaques qui lui sont faites et entreprennent de justifier le laissez-faire et le droit de l'entrepreneur à une liberté d'action illimitée. Ces idées, avec ce qu'elles impliquent pour les capitaines de l'industrie, provenaient de divers systèmes de pensée allant de l'ancien concept religieux du calling et de sa forme sécularisée ultérieure qui fut celle de Franklin, au concept libéral d'utilité et à la théorie de Darwin sur l'évolution par la sélection naturelle. Si de nombreux ingrédients entrent dans la composition des idées sur «les grandes affaires», il en est un qui paraît plus important que les autres, c'est le darwinisme social. On se passionnait pour les œuvres de Herbert Spencer. Entre la guerre de Sécession et le début du 19e on vendit plus de 350 000 exemplaires de ses œuvres sur le marché américain et le voyage de Spencer aux Etats-Unis en 1882 fut un triomphe. Aux Etats-Unis, ce fut le darwinisme social de William Graham Sumner qui fit de celui-ci le grand héros idéologique des capitaines de l'industrie. 55
55. Dans son admirable ouvrage, American Conservatism in the Age of Enterprise, R. G. McCloskey ne consacre pas moins de 50 pages sur 170 à Sumner. Bon nombre d'autres ouvrages sur les courants idéologiques américains et l'expansion industrielle à la fin du 19e siècle attirent l'attention sur l'importance de Sumner et/ou sur celle du darwinisme social. Pour ce qui
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Bien entendu on peut dire que certains éléments de cette tendance avaient des affinités avec des idées religieuses, avec les idéaux du puritanisme ou du protestantisme d'une manière générale. On retrouve ce genre d'affinités entre presque toutes les idéologies (entre par exemple, le libéralisme naissant et le marxisme) sans qu'il soit permis de supposer que l'une ait donné naissance à l'autre. En résumé, le darwinisme social formulé par Sumner et d'autres auteurs diffère en espèce du système d'opinion que nous étudions, c'est-à-dire le puritanisme, le méthodisme, le quakerisme quelle que soit l'influence directe ou indirecte qu'il a exercée sur un certain nombre de questions déterminées. Certaines similitudes (Sumner comme d'autres auteurs mentionnés ci-dessus a commencé par être pasteur caliviniste, tout comme Luther et Calvin avaient été catholiques et Wesley anglican) n'empêchent pas que la doctrine était sur tous les points fondamentaux différente des doctrines religieuses antérieures. C'est surtout sur l'attitude à l'égard de l'entreprise, de la richesse que la différence entre elles devient évidente. Aux yeux de Sumner, le capital et les richesses ont été les instruments au moyen desquels, dès l'origine, l'homme a marqué une étape dans le développement de la civilisation.56 Accroître le capital représente donc le plus grand bien social. Celui qui crée un capital sert la société de la seule manière qui compte vraiment. A l'objection que cela étant exact, la concentration des richesses et des monopoles qui en dérivent entre quelques mains sont des dangers, Sumner répond par un argument-clé du darwinisme en général, de celui de Spencer en particulier; c'est le plus capable qui survit et, de tous les survivants, celui qui a la plus grande capacité de réussir le mieux. L'aptitude est identique à la capacité de contribuer au progrès économique. L'idée d'égalité, d'une importance capitale pour les Méthodistes et les Quakers, qui les avait conduits à craindre la richesse, à condamner les affaires et l'accumulation de capital au-delà d'un niveau très modeste est nettement rejetée par Sumner. «Que l'on comprenne bien qu'il est impossible de sortir de cette alternative: liberté, survivance des plus aptes, absence de liberté, égalité, survivance des plus inaptes.»57 Le premier principe fait progresser la société et favorise les bons citoyens ; la seconde retarde la société et favorise concerne l'opinion de Sumner, voir W. G. Sumner, Folkways, 1906, Earth, Hunger and Other Essays, 1913 et What Social Classes owe to Each Other, 1920.
56. Sumner, Earth-Hunger, p. 341. 57. W. Sumner, The Challenge of Facts, p. 25 (cité par McCloskey, op. cit., p. 49).
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les plus mauvais. L'entreprise totalement n o n contrôlée produit il est vrai, des millionnaires, des monopolistes. Mais il n'y a là rien à déplorer. Les grandes inégalités de revenus et de fortune ne devraient pas seulement être tolérées; elles devraient être encouragées par tous les moyens possibles. Mais ce n'est pas seulement l'éloge de la richesse, de la création de la richesse et d'une nette distinction sociale qui séparent l'esprit «capitaliste» de l'attitude calviniste. Dans les passages où Sumner laisse délibérément ou non apparaître quelques vestiges des conceptions morales acquises au temps où il était puritain il entre en contradiction directe avec son enthousiasme pour les affaires. Il est obligé d'admettre que l'existence d'une puissante ploutocratie peut avoir des conséquences dangereuses pour la démocratie. Mais bien qu'il faille résister autant que possible à ces tendances, il est indispensable de supporter ce mal pour que la communauté puisse recueillir les bienfaits que lui apportent les classes possédantes sous forme de progrès et de bien-être social. L'ardeur au travail et l'esprit d'économie sont des vertus. Mais elles ne se justifient pas en elles-mêmes comme l'affirmaient des prédicateurs religieux tels que Wesley, Penn et Fox. Elles se justifient uniquement si elles contribuent de manière active au progrès économique. Réciproquement, l'entrepreneur qui réussit a la même valeur s'il pratique ou non ces vertus.58 Sumner a été le porte-parole littéraire le plus convaincu et le plus complet de l'entreprise et de l'esprit du capitalisme lié à la révolution économique américaine depuis la guerre de Sécession jusqu'après la première guerre mondiale. Ce qui ne signifie pas que cet esprit ait été la source et la motivation de l'expansion et que nous trouvons chez Sumner et le darwinisme social ce que Weber avait cru trouver dans le protestantisme. En effet, c'est le capitalisme florissant qui a cherché et trouvé en Sumner un champion et un interprète et non Sumner qui a imprimé un élan au capitalisme en prêchant ces doctrines. Ou, en d'autres termes, pour reprendre McCloskey,59 si Malthus et Darwin n'avaient pas existé, l'Amérique des années 1870 aurait dû les inventer. Mais ils ont existé, leur bible avait besoin d'un saint Paul et elle l'a trouvé en Sumner. Sumner fut entouré d'apôtres. Les grands entrepreneurs en particulier adoptèrent ses doctrines et les propagèrent sous une forme plus ou moins orthodoxe. Ils en firent un alliage composite comprenant des bribes de Malthus et de Darwin, de Spencer et de 58. W. Sumner, Folkways, p. 40. 59. McCloskey, op. cit., p. 30.
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Sumner, des morceaux d'Adam Smith, de Benjamin Franklin, le reste cueilli dans des apologies démocratiques, morales, philosophiques et religieuses de toutes sortes. Les concepts puritains, protestants et catholiques y entrèrent également. Il est absolument vain de chercher à isoler les éléments du protestantisme et des Eglises réformées appuyant la théorie de Weber. Et voir dans les capitaines de l'industrie les représentants de l'esprit protestant est une simplification extrême qui tient de la supercherie. Avec son goût pour exprimer par écrit et verbalement ses pensées à propos des grands problèmes sociologiques, Andrew Carnegie nous fournit le meilleur exemple de la manière dont l'esprit du capitalisme s'est révélé aux barons de l'industrie euxmêmes.60 Carnegie n'en était probablement pas le prototype absolu. Du fait même qu'il essayait de formuler ses idées sous forme de philosophie générale, il différait de la majorité. Mais on peut supposer que dans l'ensemble, les pensées, les sentiments de ses pairs, moins systématisés que les siens, ont été exprimés par lui. McCloskey parle de lui comme d'un homme «dont la vie et les opinions donnent un exemple des caractéristiques générales de son époque».61 Comme nous le verrons plus loin, des idées semblables se retrouvent chez Henry Ford et d'autres. Soulignons tout d'abord la tendance violemment antireligieuse de Carnegie. Son père s'était éloigné du calvinisme, les amis de sa mère s'étaient depuis longtemps émancipés des liens religieux. Il redoutait les contacts inévitables avec la vie religieuse de sa patrie écossaise. «Je me rappelle parfaitement que les sévères doctrines calvinistes pesaient sur moi comme un cauchemar».62 Son horreur et son mépris des croyances religieuses en vinrent à former une trinité avec son horreur et son mépris des privilèges héréditaires et de la monarchie. Bien entendu, cette position n'implique pas nécessairement qu'il n'avait pas été affecté par le calvinisme. Carnegie n'était pas incapable d'exercices spirituels. Mais, dit McCloskey, «il était d'une tournure d'esprit trop gaie et trop optimiste pour s'embarrasser d'austères formulations presbytériennes».63 Il est difficile d'étudier la biographie de Carnegie sans en retirer la même impression. Les philosophes sociaux le plus généralement invoqués par Carnegie sont Darwin et Spencer. Il dit les avoir lus avec avidité 60. J'ai puisé mes sources chez Carnegie, Triumphant Democracy, 1893, The Empire of Business, 1902 et dans son Autobiography, 1922. Voir également ci-dessous p. 84—6. 61. McCloskey, op. cit., p. 134. 62. Carnegie, Autobiography, p. 22. 63. McCloskey, op. cit., p. 139.
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«jusqu'au moment où il put dire: la question est résolue».64 Le fait le plus intéressant est que Carnegie ait été conscient, tout au moins à ce qu'il dit, de l'existence d'un dilemme moral. Il s'est trouvé (ou a laissé entendre dans ses écrits qu'il s'était trouvé) pris sous le feu continu d'idéaux incompatibles. Demander à utiliser la grève comme une arme pour obtenir de meilleures conditions de travail était difficilement compatible avec l'accumulation de richesses et les spéculations effrénées de quelques-uns, bref, avec le total laissez-faire. Carnegie est parvenu jusqu'à un certain point à concilier ces attitudes opposées. L'égalité s'est transformée en égalité de chances de réussir dans le monde, en droit de parvenir au faîte de la fortune et de la société indépendamment de tout privilège héréditaire. Dans cette optique, être né pauvre devenait un atout. En fait, on laissait entendre qu'une enfance passée dans la pauvreté devenait une condition de succès. Sans la pauvreté, des hommes d'une compétence particulière ne pouvaient être produits et sans ces hommes, le progrès devenait impossible: «Abolissez le luxe si vous voulez mais laissez-nous le sol indispensable à la croissance des vertus et de tout ce qui est précieux en l'homme, la pauvreté, la pauvreté honnête.» 65 En certains points cependant, les difficultés qui séparent ces idéaux se révèlent plus difficiles à aplanir. Dans ce cas, le conflit est toujours résolu en faveur du progrès économique. Avec plus de souffrances morales que Sumner qui, en fait, paraît ne pas en avoir éprouvé du tout, Carnegie en arrive à la même conclusion. En fin de compte, la victoire couronne toujours la poursuite inexorable de la richesse. Lorsque les revendications démocratiques paraissent incompatibles avec le «progrès», elles doivent capituler devant le fait que la fortune de Carnegie et de ses congénères possède une fin sociale profonde et qu'en fin de compte, la démocratie se portera mieux si on le laisse en paix ses amis et lui. Le capitalisme et la démocratie se trouvaient harmonisés de cette manière. La démocratie sert les fins du capitalisme et rend le système capitaliste possible en donnant toute liberté aux plus capables. Le capitalisme paie sa dette en enrichissant et en élevant la démocratie. En fin de compte, démocratie devient égalité du droit de vote et, nominalement, égalité de chances pour tous. Les privilèges et le pouvoir que crée la richesse sont une conséquence inévitable de la démocratie et de la survivance des plus aptes. Le Triumphant Democracy de Carnegie qui se propose de constituer une défense de la démocratie se révèle être une apologie du capitalisme industrie 64. Ibid., p. 138. 65. Empire of Business, p. 129.
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tel qu'il s'est manifesté aux Etats-Unis à la fin du 19e siècle comme de Carnegie et de ses pairs. Il est possible que l'auteur ait été torturé par une mauvaise conscience ou tout au moins par une conscience inquiète et qu'il ait cru devoir expliquer au public et à lui-même sa conduite dans les affaires et sa prodigieuse fortune. Quoi qu'il en soit, le résultat fut satisfaisant pour les âmes peu sensibles, c'est-à-dire pour la plupart de ses pairs. L'attitude de Henry Ford diffère de celle de Carnegie sur un point. 66 Ford éprouvait le plus profond mépris pour les financiers. Industriel de province, opérant sur une échelle gigantesque, il établissait, comme tous les producteurs, une frontière infranchissable entre les «finances» et la «production». Mais cette excentricité mise à part, son attitude, plus simple il est vrai, ressemble à celle de Carnegie. Seuls importent le progrès et le développement économique; ils représentent des fins en eux-mêmes. Pour que ces buts puissent être atteints, l'entreprise, même sous les formes que Ford déteste ou méprise, doit faire son chemin. «Faire des affaires, c'est uniquement travailler. Spéculer sur ce qui a déjà été produit, ce n'est pas faire des affaires. C'est une greffe plus ou moins respectable des affaires. Mais il est impossible de la supprimer. Les lois ne peuvent pas faire grand-chose. La loi ne fait jamais rien de constructif. Elle ne peut jamais rien être de plus qu'un policier. C'est donc perdre son temps qu'attendre que les capitales de nos états ou Washington fassent ce que la loi n'a jamais eu vocation de faire. Tant que nous compterons sur la législation pour guérir la pauvreté ou abolir les privilèges, nous verrons la pauvreté s'étendre et les privilèges augmenter.»67 Et il résume «Nous pouvons aider le gouvernement, le gouvernement ne peut pas nous aider».68 Il reprend ce thème ailleurs. Seule l'entreprise libre peut pourvoir aux besoins de l'humanité. «Le monde a été dérouté par la pauvreté. Parfois il l'a été à un point tel qu'il en a fait une vertu et que les individus ont fait semblant d'être fiers d'être pauvres. Le seul moyen d'échapper à la pauvreté était fourni par la religion qui promettait qu'au ciel, l'homme serait délivré de toute p e i n e . . ,»69 Celui qui fabrique les meilleurs produits, celui dont les créations 66. En ce qui concerne les opinions de Ford, je me suis basé sur My Life and Work, 1922, et Today and Tomorrow, 1926 (écrits tous deux en collaboration avec Samuel Crowther). Pour Ford et Carnegie, je ne vois aucune raison de me référer à une littérature populaire; une analyse critique des sources serait également trop longue. 67. Life and Work, p. 7. 68. Ibid. 69. Today and Tomorrow, p. 265.
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et les procédés de production sont tels que sa production est la plus recherchée fait preuve «d'un sens des affaires sain», mais ceci n'est pas tout «qui est la moralité». 70 Celui qui produit le mieux ce que le public veut acheter est le plus capable et il remporte le plus grand succès. Par conséquent, celui qui est le plus capable est le meilleur pour la communauté d'une manière générale. Le processus de sélection est si rationnel que le monopole même n'est pas à craindre. «Le seul monopole possible se base sur le fait de rendre les services les plus grands; un monopole de cette sorte est profitable». 71 Pour Ford, c'est le progrès matériel qui est l'objectif majeur et là force motrice principale. Il va plus loin — si cela est possible — que Carnegie. Celui-ci tenait compte des valeurs spirituelles, de l'art, de la littérature, de la philosophie et de la culture en général. Ford méprisait les livres, ne comprenait rien à l'art et ne s'est jamais demandé «de quoi les gens pouvaient avoir besoin» en dehors des biens matériels, une maison, un foyer, de quoi manger et une voiture. Un abîme sépare la philosophie de Sumner, Carnegie et Ford de la doctrine selon laquelle l'activité économique et la grâce de Dieu conduiraient au salut que Weber attribue au calvinisme et aux sectes calvinistes. Chez Carnegie, totalement laïcisé, qui avait abjuré le catholicisme, comme chez Rockefeller, profondément religieux, Jim Hill, officiellement protestant mais qui envoyait des dons à des institutions catholiques, John Jacob Astor et Cornelius Vanderbilt à qui les préoccupations religieuses étaient totalement étrangères, Ford, le provincial simple, nous retrouvons cette même idéologie. Les autres ont puisé dans des philosophies diverses les arguments qui pouvaient contribuer à justifier leur conduite personnelle, leur richesse, leur puissance. Qu'ils aient invoqué Dieu, Franklin ou quelque conception générale, ce potpourri idéologique se révèle — lorsque il supporte l'étude — comme une rationalisation des faits accomplis plus qu'une motivation. Par exemple : John Jacob Astor ne se préoccupait ni de Dieu ni de son calling lorsqu'il s'engagea dans les spéculations et les procès qui allaient le faire bénéficier des énormes profits consécutifs à l'évaluation des terres dans l'état de New York, Cornelius Vanderbilt n'y songeait pas non plus lorsque, tel un pirate, il posait les fondations de son empire, Ford non plus quand il créa son «modèle T», Elie Witney pas davantage lorsqu'on inventa le système des pièces détachées; 70. Ibid., p. 268. 71. Ibid., p. 21.
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David Drew, Jay Gould ou Jim Fisk non plus quand ils faisaient des transactions financières ; Rockefeller non plus lorsqu'il écrasait ses concurrents et rachetait les autres firmes; Carnegie non plus lorsqu'il se lança dans ses premières spéculations. Ces idéologies furent proclamées plus tard pour expliquer et pour défendre des faits accomplis.
5.
RÉSUMÉ
L'esprit «du capitalisme» tel qu'il apparaît chez Benjamin Franklin et les capitaines de l'industrie comme chez Fugger, Alberti et Savary n'a pas été le résultat du protestantisme et de son enseignement, bien au contraire, il différait profondément de cet enseignement. L'élément constituant le «facteur capitaliste» et l'attitude «économique» devant la vie que nous trouvons chez Franklin et les grands capitaines de l'industrie de la fin du 19e et du début du 20 e siècle est précisément la caractéristique qui différencie le plus leur doctrine de celle des Puritains. Dans leur attitude plus générale à l'égard des problèmes économiques, les Puritains qui redoutaient la richesse et les tentations de ce monde n'avaient pas le moindre penchant pour le capitalisme. Si nous avons pu prouver que l'opinion de Weber et de Tawney sur l'importance du concept de la prédestination était erronée, il est apparu à diverses reprises que le puritanisme a indubitablement encouragé l'esprit de travail et d'économie (au sens de niveau de consommation peu élevé). Il est également apparu que la position calviniste sur le problème de l'usure a pu différer de celle du catholicisme. Ceci nous permet-il de conclure que les doctrines de l'Eglise réformée ont exercé une influence indirecte sur la vie économique comme l'ont dit Tawney et Ashley? Pour répondre à cette question, il est indispensable d'étudier le contenu de ces doctrines. D'autre part, deux questions doivent être posées. L'attitude du puritanisme à l'égard du travail, de l'économie et de la liberté du taux d'intérêt a-t-elle été propre à cette confession religieuse ou était-elle le reflet de positions courantes à l'époque? Quelle influence le travail et l'économie, les taux d'intérêt ont-ils exercé sur l'activité économique? Ont-ils pu constituer, en partie tout au moins, la base du capitalisme?
CHAPITRE II
vertu, intérêt et richesse
1. ASSIDUITÉ ET ÉPARGNE
La doctrine du travail et de l'épargne, prêchée durant trois siècles (16e, 17e et 18e), n'a pas été l'apanage exclusif du protestantisme, du calvinisme et des sectes religieuses libres. Elle constituait l'un des traits les plus importants de la position du mercantilisme alors maître en tous pays. Elle a été prêchée dans la France catholique avec le même zèle qu'en Suisse et aux Pays-Bas. L'oisiveté et le luxe étaient considérés comme les plus grands des vices. Iln'est guère d'écrivain ou d'homme politique mercantiliste qui n'ait souligné ce point. En Angleterre, quelque temps avant la Réforme, on dénonçait «l'abomination des individus oisifs et inutiles», et beaucoup d'écrits des 16e et 17e siècles, dépourvus de toute orientation religieuse, stigmatisent l'oisiveté «sources de tous maux» ou «base de tous les vices existant parmi nous», ou bien craignent qu'elle «assèche les mamelles de l'industrie». L'horreur de l'oisiveté était plus grande encore en France, où cet abominable phénomène était catégoriquement condamné. L'oisiveté était la «tombe des vivants». Colbert, en incitant ses compatriotes au travail et à l'épargne, fit preuve de plus d'ardeur encore que Calvin. Il donna ordre de faire travailler les enfants (souvent dès l'âge de six ans) «parce que l'expérience a toujours prouvé que l'oisiveté dans les premières années de la vie d'un enfant, est la source véritable de tous les désordres de sa vie future». 1 Ceci correspond presque mot pour mot à la théorie de Wesley qui était partout en vague. De même étaient universellement répandues les opinions 1. Pour ces citations, cf. Heckscher, Mercantilism,
t. II, p. 154—155.
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observées en Ecosse par Cunningham, et qu'il a trouvées particulièrement puritaines. En fait, en Ecosse, le travail des enfants, que Cunningham considérait comme une preuve de l'éthique presbytérienne, se pratiquait avec la même sévérité et pour les mêmes raisons en France, pays catholique. En 1668 Colbert décréta que dans certaines régions textiles les enfants devaient commencer à travailler dans les manufactures à l'âge de six ans afin d'échapper aux dangers d'une jeunesse oisive.2 Le luxe lui aussi était vilipendé partout, tout au moins lorsqu'il se manifestait dans des cercles autres que celui de la Cour et la grande noblesse ou ne favorisait pas la production des industries locales. Lorsque le luxe devenait utile, il était applaudi sans hésitation, par Franklin entre autres. Mais dans tout autre cas, le luxe et la prodigalité étaient pernicieux. Partout on reprochait aux marchands et aux manufacturiers de ne pas travailler suffisamment et de ne pas épargner assez, d'avoir perpétuellement recours au crédit au lieu d'amasser eux-mêmes le capital dont ils avaient besoin. Bien entendu, on peut interpréter ces critiques de diverses manières. On peut voir dans le zèle des prédicateurs la preuve que le travail et l'épargne étaient plus applaudis que pratiqués. Pourquoi auraient-ils exalté avec tant d'insistance des qualités existant partout et chez tous? Ou bien, sans tenir compte de l'interprétation erronée de Weber concernant la signification de la doctrine de la prédestination, on peut dire qu'il existait une différence, d'une part entre l'effet produit par la doctrine utilitaire du mercantilisme mettant l'accent sur le côté séculier et, d'autre part, une conception religieuse selon laquelle le bien spirituel comme le bien temporel se trouvaient en cause, pour laquelle, en fait, le bien temporel représentait un échantillon de l'éternité spirituelle promise à l'homme travailleur et économe. Ces hypothèses contiennent peut-être une part de vérité. Il se peut que Colbert ait tempêté avec tant de violence parce qu'on n'obéissait pas à ses ordres. Peut-être grâce à la force de la foi religieuse et du fanatisme, Calvin a-t-il réussi à pénétrer plus profondément dans les âmes et est-il parvenu à faire traduire ses ordres par des actes. Mais dans quelle mesure les ordres se traduisirent-ils par des actes? Jusqu'à quel point les vertus d'assiduité au travail et d'économie ont-elles été pratiquées davantage en un lieu qu'en un autre? Et dans quelle mesure ont-elles contribué au progrès é c o n o m i q u e ? Il est impossible de répondre à ces questions de manière claire et absolue. Cette absence de réponse est probante. 2. Ibid., p. 156.
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En effet, tant que ces questions demeureront sans réponse, les éléments sur lesquels s'appuie la théorie de Weber ne seront pas confirmés. Pour que la corrélation qu'établit Weber entre les vertus d'assiduité au travail et d'économie et la doctrine protestante puisse avoir une signification quelconque, il faut d'abord prouver que ces vertus ont influencé le progrès économique et avant tout, qu'elles ont même existé. Bien qu'il soit hors de question d'apporter une réponse claire nous pouvons cependant retenir deux faits. D'abord, il est évident qu'à quelques exceptions près, dans les pays économiquement les plus avancés, les personnes et les classes sociales exerçant l'activité économique qui nous intéresse ne se caractérisaient pas par un esprit d'économie au sens puritain strict ou au sens ascétique du terme. Les récriminations des contemporains qui reprochaient aux négociants, aux grands manufacturiers, aux maîtres de forges leur prodigalité sont exagérées en ce sens qu'elles ne tenaient pas compte d'éléments tels que la «consommation compétitive», la nécessité de recevoir et l'accroissement des possibilités de crédit, l'amélioration du standing social qu'apportent un certain style de vie. Il est également vrai que l'importance de ces dépenses a été très largement surestimée. Ceci n'empêche que les détails rapportés soient souvent exacts. 3 La réalité pratique était aussi éloignée que possible de la frugalité prêchée par le calvinisme et le puritanisme. Les fastueuses résidences d'hommes d'affaires que l'on retrouve dans toutes les villes marchandes — Berne, Genève, Zurich, Amsterdam, Anvers, Londres, Lübeck, Dantzig, Stockholm — en sont la preuve. Résidence d'été, domaine à la campagne, yacht, nombreux serviteurs, voitures, déploiement de faste dans les vêtements à l'occasion des enterrements, des mariages et autres festivités complètent le tableau. Cette manière de vivre, frisant la prodigalité, était beaucoup plus habituelle que la ladrerie pathologique préconisée par Calvin, Colbert et les Pères de l'Eglise libre. On cite souvent Rockefeller et Carnegie comme exemples d'un esprit d'épargne quasi morbide. Néanmoins, le rôle joué par cette tournure d'esprit (si elle a existé) a certainement été négligeable. Les somptueux palais, les cours princières des aristocrates de la finance ne sauraient disparaître derrière le tableau de repas frugaux ou de vêtements retournés qu'ils nous ont présentés. Beaucoup 3. Pour ce qui a trait à la «consommation compétitive», voir K. Samuelsson, De stora köpmanshusen i Stockholm 1730—1815. En Studie i den svenska handelskapitalismens historia, 1951, p. 220 sq., ainsi que K.-G. Hildebrand, «Monopolistic konkurrens som ekonomiskt-historiskt problem», Ekonomisk Tidskrift, 1951.
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de gros capitalistes ont pris plaisir, ou mis un point d'honneur à afficher une certaine simplicité personnelle, à économiser sur des points de détail, dupant ainsi leurs contemporains et la postérité. L'imagination populaire est frappée de voir un Rockefeller ou un Morgan, un verre de lait à la main. Pour le commun des mortels, ces hommes n'auraient-ils pas dû boire du champagne tous les matins? Carnegie vêtu d'un costume retourné produit la même impression. Ce personnage légendaire devrait être couvert d'hermine, les doigts scintillants de pierres précieuses. D'autre part, le concept même d'association étroite entre l'épargne et l'accumulation de capital sur une grande échelle est inadmissible. Il est évident que la base de la réussite a souvent été le travail et l'économie: capital amassé par les parents, années de sacrifices permettant d'acquérir une instruction suffisante, de perfectionner une invention, de lancer une idée ou amasser un petit capital permettant de se rendre indépendant. Les entrepreneurs industriels suédois, par exemple, ont vécu de manière modeste sinon frugale pendant les premières années de leur activité. Mais leur niveau de vie s'est élevé en même temps que leurs revenus et, chez les plus prospères, le niveau de vie paraît avoir été celui de la classe supérieure de l'époque. Or, l'économie vertu nécessaire n'est pas l'économie vertu en soi, comme l'entend Weber, elle en est l'antithèse. Par ailleurs, l'esprit d'épargne n'a pu, à lui seul, constituer la base des fortunes colossales amassées par les grands manufacturiers et les gros marchands d'Angleterre et des Pays-Bas. La jouissance d'une grande fortune et la possession de capital — car c'est là ce que nous devons considérer et non pas les sommes péniblement amassées par des commerçants ou artisans — ne peuvent avoir eu pour origine, même exceptionnellement, «l'économie» au sens habituellement donné à ce terme et que Weber a dû lui donner lui aussi pour que son argumentation soit raisonnable. Bien que le travail acharné ait souvent joué son rôle, les grandes fortunes sont, et ont pratiquement toujours été, le produit de «spéculations heureuses», le résultat d'énormes profits réalisés à partir de risques fantastiques et grâce à une chance fantastique, bref, de spéculations et de bénéfices généralement liés à des changements de structure et à des innovations économiques très importantes. Ce n'est certainement pas grâce à l'esprit d'épargne que se sont enrichis en Suède les Arfwedson, Grill, Lefebure et Jennings, puis les Wingquist, Wallenberg, Johnson et Wenner-Gren. Ce n'est pas non plus l'esprit d'épargne qui, au 18e siècle, a rendu millionnaires et multimillionnaires en Hollande les De Neufville, Hope, Clifford et Hogguer, ni en Amérique, au 19e siècle, Morgan, Carnegie,
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Rockefeller, Yanderbilt et Harriman. Les facteurs déterminants de ces enrichissements ont été le volume des affaires, les énormes bénéfices tirés des ressources naturelles inexploitées ou mal exploitées jusque-là, et la monopolisation des marchés ou du crédit. A quelques exceptions près, les grandes fortunes, les vastes empires économiques et les concentrations individuelles de pouvoir économique se sont édifiés à une vitesse vertigineuse au cours d'une seule génération et non de deux ou trois (bien que dans certains cas la fortune se soit encore accrue avec le temps), en une seule décennie ou même en une seule année. Comme le souligne W. W. Jennings à propos des grandes fortunes américaines, point n'est besoin de connaissances mathématiques poussées pour prouver que l'épargne ne saurait expliquer à elle seule la fortune d'un Carnegie ou d'un Rockefeller.4 Si Carnegie avait économisé 10 000 dollars par an, il lui aurait fallu 4 500 ans pour amasser 45 millions de dollars, c'est-à-dire qu'il aurait dû commencer à économiser à peu près à l'époque où fut construite la pyramide de Chéops. Il n'est pas possible de parler des intérêts produits par le capital au cours de cette longue période puisque, bien entendu, Carnegie ne disposa que de quelques décennies. Lorsqu'il se retira des affaires, se fut avec une fortune personnelle de 375 millions de dollars. Si John D. Rockefeller, dont en 1921 on évaluait la fortune à 3 000 millions de dollars, avait économisé 100000 dollars par an, il lui aurait fallu 30 000 ans pour amasser cette somme. A la même époque (1921), cinquante familles américaines possédaient une fortune supérieure à 100 millions de dollars chacune, et cent familles une fortune supérieure à 50 millions de dollars. Prenons un autre exemple. Un individu qui aurait acheté pour 20 000 dollars d'actions de la General Motors en 1913, en aurait eu en 1957 pour 15 millions de dollars. Il lui aurait fallu épargner 200 000 dollars par an pendant trente ans et les placer à 5 % pour parvenir à cette somme. «Personne, résume Jennings, ne peut
4. W. W. Jennings, A History of Economic Progress in the United States, 1926, p. 739 sq. D'une manière générale en ce qui concerne l'apparition des grandes fortunes, voir R. Ehrenberg, Grosse Vermögen, ihre Entstehung und ihre Bedeutung, 1902, 2 vol., pour ce qui a trait aux Fugger, Rotschild, Krupp et Parish; et Β. C. Forbes, Men who are making America, 1922. Des cinquante grands industriels et banquiers dont Forbes raconte la carrière, quarante au moins sont devenus millionnaires en quelques années. Cf. également Holbrook, op. cit.; Fortunes made in Business (plusieurs auteurs), 1884, 2 vol.; T. W. Lawson, Frenzied Finance, 1906; T. Gardlund, Svensk industrifinansiering under genombrottsskedet 1830—1913, 1947, et Det goda livet, 1952, p. 132 sq., en particulier p. 138; C. W. Mills, The Power Elite, 1956, p. 109 sq.
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mettre de côté des millions de dollars sa vie durant».5 Le génie, la chance, le sens des possibilités de marchés, le flair publicitaire, le travail acharné, la ruse, les profits énormes réalisés à base d'atouts naturels, tels sont les facteurs plausibles et possibles de la fortune. Mais il est insensé de dire que l'épargne a pu être un facteur décisif ou même substantiel dans l'acquisition des grandes fortunes. Dans un but tout à fait différent de celui que nous nous proposons, Frederick Lewis Allen a analysé une série des histoires d'Horatio Alger pour voir comment le héros s'est enrichi.® Alger appartient au groupe d'écrivains de tendance religieuse ayant prêché l'épargne et le travail, que Wyllie et d'autres auteurs ont cité. On considère d'une manière générale qu'il a exercé en Amérique une influence considérable sur le sens des valeurs. Le héros des œuvres d'Alger est toujours un jeune homme pauvre qui finit sa vie riche. Ses premiers pas sur le chemin de la réussite sont invariablement marqués par le goût du travail et de l'épargne. Tout ceci est conforme aux théories de Weber. Mais au moment crucial, Weber et Wyllie divergent. Faire parvenir le jeune homme à la richesse uniquement grâce à l'épargne et au travail aurait été trop exiger de la crédulité du lecteur, même dans une histoire moralisatrice destinée aux jeunes. Alger a toujours recours à un gigantesque héritage laissé au héros par un parent jusque-là inconnu ou au don d'un multimillionnaire qui trouvait le vertueux jeune homme digne d'être récompensé. L'épargne et le travail étaient donc des instruments qui permettaient de gagner les faveurs de parents ou de patrons riches, de filles de millionnaires, mais non d'acquérir la richesse. Alger comprenait que ses jeunes lecteurs comprendraient également une chose qui n'est jamais venue à l'esprit de Weber. Dans le monde réel, la formation d'un capital par des individus, l'accumulation d'une grande fortune, la concentration de la puissance économique se font grâce à une multitude de moyens divers, et le travail vertueux et l'épargne assidue sont nettement au nombre des moins fréquents et des moins efficaces de ces moyens.
2 . TAUX D'INTÉRÊT
L'attitude doctrinale de l'Eglise réformée à l'égard du problème de l'intérêt est, avec l'assiduité au travail et l'esprit d'épargne, 5. Jennings, op. cit., p. 739. 6. F. L. Allen, op. cit., p. 69—70.
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à la base des théories voulant que le protestantisme ait contribué au développement économique. Dans un long chapitre de son Introduction to Economic History and Theory, qu'il intitule «The Canonist Doctrine», Ashley fait reposer toute son argumentation sur cette attitude.7 Alors que Weber avait posé pour postulat une distinction nette de la conception du calling chez Luther et chez Calvin, c'est à propos du taux d'intérêt qu'Ashley établit cette même distinction. Luther a conservé la position du catholicisme à l'égard de l'intérêt ; Calvin, suivant le précédent de Melanchton, a rejeté le principe selon lequel il était condamnable de prélever un intérêt. C'est ainsi que le calvinisme est devenu capitaliste, et non le luthéranisme. Ces conclusions sont contredites par la preuve qu'apporte Ashley lui-même. Si l'on voit dans l'intérêt un facteur fondamental du capitalisme, on rend plausible la théorie de Sombart (dans Der Bourgeois) et de Robertson voulant que le nouvel esprit économique se soit trouvé dans le catholicisme. Il est exact qu'à l'époque de la Réforme le catholicisme conservait, en principe, une attitude négative vis-à-vis du prélèvement d'un intérêt. On retrouve chez Aristote l'opinion que cette coutume était inique, chez Moïse même, qui interdisait de prêter moyennant un intérêt sauf s'il s'agissait d'étrangers. Mais en fait, le catholicisme leva successivement le ban sur l'intérêt dans les divers secteurs de la vie. Cette interdiction devint une règle d'éthique à laquelle, dans la vie pratique, toutes les exceptions nécessaires étaient autorisées. C'est sur la question d'emprunt par des propriétaires terriens que le ban dogmatique sur l'intérêt fut d'abord levé. Le dogme, il est vrai, était en contradiction particulièrement nette avec la réalité. Les propriétaires terriens recevant un «intérêt» (location de leurs locataires) considéraient ce privilège comme un droit pouvant être vendu comme tous les autres. On eut recours à un subterfuge pour permettre au locataire de payer ses redevances à une personne autre que le propriétaire. Le propriétaire vendait une parcelle de terre avec le droit de location pour une certaine somme. Immédiatement après, cette propriété lui était rendue grevée de l'obligation de payer un loyer. Nominalement, il y avait eu trans-
7. Ashley, op. cit., p. 377—488. Voir également Heckscher, Mercantilism, en particulier t. II, p. 286 («Les autorités canoniques avaient effectivement essayé de formuler, avec adresse et habileté, la prohibition de l'intérêt de façon à ne pas compromettre l'activité économique, ce qui était inévitable»); F. B. Artz, The Mind of the Middle Ages, A. D. 200—1500. Historical Survey, 1953, p. 275 sq., 291 sq.; J. Schumpeter, A. History of Economic Analysis, 1954, p. 64 sq.
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fert de titre de fermage; en fait, le propriétaire avait emprunté de l'argent moyennant intérêt. De là, on en vint bientôt à la cession directe des droits de fermage et de là à grever non seulement une petite portion mais le domaine tout entier moyennant intérêt contre un prêt en argent liquide. En fait, à la fin du Moyen Age, les prêts d'argent avec intérêt consentis aux propriétaires de domaines étaient devenus un investissement normal de capital liquide. Le ban sur l'intérêt fut tourné d'une autre manière: encore si l'on considérait comme indigne d'exiger une rémunération pour un prêt, on avait cependant le droit de demander une compensation pour les dommages causés au prêteur par le non-remboursement de l'emprunteur. On ressuscita, sous une forme moins brutale, la vieille coutume qui consistait à faire des créditeurs les esclaves du prêteur. Ils furent condamnés à payer un intérêt. Il fut également possible de s'assurer avant coup contre un éventuel abus de confiance du débiteur. L'intérêt pouvait être payé en tant qu'«intérêt» dans un sens différent, c'est-à-dire en paiement non pas de la somme empruntée, mais des risques encourus par le prêteur. La route du prélèvement de l'intérêt était donc ouverte, même aux yeux des canonistes moralistes. Car, sauf sur le papier, il était absolument impossible de trouver une différence de statut entre les dommages évalués d'avance sur des prêts et l'importance de privation monétaire véritable encourue par le prêteur pendant la durée du prêt. En réalité, le ban sur l'intérêt ne représentait qu'une réflexion morale, même chez Aristote, car il savait très bien que l'on prêtait de l'argent moyennant un intérêt et que cela était inévitable. Il existait encore un autre moyen, plus important, de tourner la loi, et ici le rapport existant entre le prélèvement d'intérêt et les formes d'entreprises non agricoles peut expliquer pourquoi on a cherché avec tant d'assiduité à établir un parallèle entre l'opinion religieuse sur la question de l'intérêt et l'apparition du capitalisme. L'intérêt dut être autorisé parce que, dans le monde du commerce, la limite séparant la propriété, partielle ou totale, de l'investissement moyennant intérêt était impossible à définir. Où situer la démarcation entre le marchand qui frète sans y participer une expédition commerciale dont il confie la conduite à un capitaine à ses ordres, le marchand qui fournit, avec le capitaine, une part des fonds nécessaires à l'expédition et un troisième qui concède un prêt à un capitaine et, en fait, fournit lui-même le capital nécessaire? Dans les deux premiers cas le droit de recevoir une somme supérieure à la somme engagée dans l'aventure, c'est-à-dire celui de recevoir un intérêt sur cette somme, était admis par l'opi-
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nion canonique. Le troisième cas était très discuté mais, en pratique, il était impossible de proclamer une interdiction. Ce furent les moines franciscains qui, à la fin du 15e siècle, portèrent un coup mortel à la proscription de l'intérêt. A Orvieto, en 1463, ils créèrent une caisse de charité destinée à fournir des prêts à des pauvres. Afin de couvrir les frais administratifs, ils demandaient un certain intérêt pour leurs prêts. L'opposition soulevée à l'idée qu'un ordre catholique demandait de l'argent à ceux qui étaient dans le besoin (les protestations les plus véhémentes vinrent de la part des Dominicains) fut réduite au silence par un argument d'ordre strictement pratique. Les prêts sans intérêt étaient à coup sûr les plus souhaitables mais les prêts accordés par des caisses de charité à des intérêts peu élevés étaient préférables aux prêts à intérêts très élevés pratiqués par les prêteurs d'argent professionnels. Or, les prêts gratuits n'existaient pas. En 1515, le concile de Latran admit cet argument. Ainsi donc, la «nouvelle» attitude à l'égard de l'intérêt existait déjà à l'époque de la Réforme. L'attitude calviniste ne constitue pas, comme le disent Weber et Ashley, une explication du capitalisme ou tout au moins de cet aspect du capitalisme. L'attitude de Calvin ne diffère pas de celle de nombreux auteurs catholiques. Après de longues délibérations et de nombreuses hésitations, il déclara, il est vrai, qu'exiger le paiement d'un intérêt n'était pas toujours interdit et qu'établir une distinction de principe entre l'intérêt sur des prêts d'argent et les autres formes d'intérêt admises par tous, même par l'Eglise catholique, n'était qu'un exercice verbal. Mais le fait qu'il n'était pas toujours interdit d'exiger un intérêt ne signifie pas qu'il n'existait aucune restriction. De nombreuses conditions étaient imposées. Il était strictement interdit de s'enrichir par l'usure en profitant de la misère d'autrui, il n'était pas permis non plus d'exiger d'un pauvre plus de garanties qu'il ne pouvait en fournir. Il était interdit d'exiger un intérêt pour un prêt si la transaction ne rapportait pas au moins autant à l'emprunteur qu'au prêteur. Il était interdit également d'exiger un taux d'intérêt supérieur à celui qu'autorisaient les lois civiles de la ccirmunauté; et le fait que percevoir un intérêt fut entré dans les ir.œurs ne signifiait pas en principe qu'il était un bien en soi. Dans chaque cas particulier, les termes et les conditions du contrat devaient déterminer dans quelle mesure celui-ci se conformait à ces préceptes. La prudence était recommandée. Mieux valait demander trop peu que trop. Calvin parle de ses hésitations et de sa gêne. Nulle part dans la Bible il n'est défendu de manière
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formelle d'exiger un intérêt. Mais n'est-il pas dangereux de le dire et les hommes n'abuseront-ils pas d'un droit qui ne leur est pas entièrement refusé? 8 Ceci ne veut pas dire toutefois que les modifications de l'attitude catholique ont été décisives et que la théorie précapitaliste sur l'influence de l'intérêt avancée par Cunningham, Sombart et Robertson soit exacte. Il est fort possible que toutes les discussions se basant sur l'opinion relative au statut légal de l'intérêt et de l'entreprise soient totalement hors de propos. L'économie aurait peut-être suivi son chemin propre, établi ses propres lois sans tenir compte des idées de justice canoniques ou calvinistes. Comme le remarque Brentano, le droit romain a exercé une influence considérable dans la vie pratique. Les modifications de l'attitude religieuse (interprétées comme ayant eu lieu dans le cadre du catholicisme ou par l'intermédiaire de la Réforme) n'ont en aucun cas amené la création d'une liberté nouvelle. Bien au contraire, ces modifications auraient pu tout aussi bien signifier que l'on admettait à regret un fait accompli. De même que la sévérité antérieure peut être attribuée au fait que les taux d'intérêt pratiqués étaient si élevés qu'on ne pouvait les admettre sans discussion. L'insistance avec laquelle le régime espagnol catholique recommande que l'intérêt ne dépasse pas 12% indique qu'il en fut probablement ainsi. Le processus qui a amené à lever, l'anathème sur l'intérêt peut avoir été analogue à celui que nous observons de nos jours dans le domaine de la sexualité. Le «relâchement» du niveau éthique et de l'attitude morale de la société et des individus ne précède pas les changements d'habitudes, il les suit — ou bien il résulte du fait qu'on a découvert que les habitudes, inchangées peut-être, sont très éloignées de l'opinion «publique». Par conséquent, lorsque des auteurs tels que Robertson et Cunningham et, en pratique, Ashley, ont souligné la portée des transformations économiques et politiques sur l'attitude adoptée à l'égard des problèmes économiques par les confessions religieuses, ils attaquaient le problème sous un angle prometteur. Mais ce faisant, ils révèlent eux-mêmes que l'enthousiasme avec lequel ils discutent de l'influence de la foi religieuse sur le point de vue éthique de l'intérêt est déplacé. En fait, il paraît évident que Calvin qui, au fond, ne s'intéressait guère à de telles questions, n'a pas 8. Pour ce qui a trait à Calvin et au problème de l'intérêt, voir Hauser, op. cit., p. 45 sq., la partie intitulée «Les idées économiques de Calvin». Sur les mercantilistes et l'intérêt, voir Heckscher, Mercantilism, t. II, p. 199 sq., 285 sq.
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créé un «esprit du capitalisme» lorsque, après de longues hésitations il prononça un verdict positif, loin d'être clair, sur le problème de l'intérêt. Mais ce verdict lui valut les applaudissements des cercles d'affaires de l'importante ville de Genève, d'individus qui étaient déjà extrêmement bien dotés de l'«esprit du capitalisme»; en fait c'est l'existente de ces cercles qui lui arracha cette déclaration. En étudiant le problème de l'intérêt, il faut tenir compte d'une autre considération. Celle-ci jette un doute sérieux sur la forme prise par la discussion sur l'interdiction de l'intérêt et la détermination des taux maxima. A-t-il existé un rapport entre la liberté du taux d'intérêt et le progrès économique? Tout abord, il est évident que l'apparition du capitalisme, c'est-à-dire le développement de la mobilisation de capitaux et des prestations de crédits sur une grande échelle, a été liée à une tendance à l'abaissement du taux d'intérêt et non à son élévation. C'est le manque de capital liquide et la difficulté d'obtenir du crédit qui ont fait monter les taux d'intérêt. Dès que le mobilisation et le prêt de capital sur une grande échelle ont commencé à exister — et, par définition ils se sont développés avec le capitalisme — les taux d'intérêt sont tombés. C'est, entre autres choses, parce qu'ils avaient remarqué ce fait qu'un certain nombre d'auteurs mercantilistes pour qui argent et capital étaient synonymes ont prétendu que «beaucoup d'argent fait passer le taux de l'usure», et inversement que des taux d'intérêt peu élevés sont à la base du développement économique. 9 Etant donné ces prémisses on peut tirer deux conclusions diamétralement opposées concernant la détermination des taux maxima d'intérêt. On peut recommander l'établissement d'un plafond sur le taux d'intérêt en partant du fait que des taux d'intérêt bas paraissent liés au progrès économique. Ou bien, on peut conclure qu'il est superflu de fixer des taux d'intérêt puisque l'augmentation de la masse d'argent (considérée comme identique à l'expansion économique) ferait d'elle-même tomber les taux d'intérêt. L'exemple le plus frappant du lien qui existe entre le développement économique et l'abaissement des taux d'intérêt nous est fourni par les Pays-Bas.10 Au début du 18e siècle, le taux d'intérêt 9. Heckscher, Mercantilism, t. II, p. 200. 10. Voir E. Baasch, Holländische Wirtschaftsgeschichte, 1927, p. 194 sq.; Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger, t. II, p. 229 sq.; L. H. Jenks, The Migration of British Capital to 1875, 1927, p. 7; C. Wilson, Anglo-Dutch Commerce and Finance in the Eighteenth Century, 1941, p. 88; J. Β. Manger, Recherches sur les relations économiques entre la France et la Hollande pendant la Révolution française, 1923, p. 60 et passim.
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des titres cotés dans les diverses bourses du pays était de 2% et quelquefois de 1,75%. A la suite de prêts importants accordés à d'autres pays sous forme de crédits commerciaux et industriels, l'achat de titres nationaux anglais, français, allemands, autrichiens et suédois fit monter le taux d'intérêt de 3 à 5 %, très en dessous encore des 5 et 6 % prescrits par la loi en certains pays. D'autre part, il n'est absolument pas évident que l'association entre le développement économique et l'abaissement des taux d'intérêt ait fonctionné unilatéralement et qu'invariablement ce dernier ait dépendu du premier. Comme l'ont fait remarquer un certain nombre de mercantilistes, il existe un processus inverse. Le bas niveau du taux d'intérêt a exercé une influence stimulante sur l'entreprise, le commerce et l'industrie parce qu'il a rendu les investissements réels plus intéressants que les transactions financières. Il a augmenté le différentiel entre le bénéfice de l'entrepreneur et l'intérêt fourni par des investissements tels que les emprunts d'Etat et l'intérêt à payer sur le capital emprunté. C'est ce qu'explique Ashton à propos de l'expansion industrielle en Angleterre au 18e siècle: «Plus le taux d'intérêt auquel pouvait être obtenu le capital était bas, plus le produit du capital était é l e v é . . . Les mines profondes, les usines solidement bâties, les canaux bien construits, les maisons substantielles de la révolution industrielle ont été les produits d'un capital relativement peu coûteux.» 11 Le développement du capitalisme, du capitalisme industriel en particulier, n'a pas été lié à une élévation du taux d'intérêt mais au contraire à un abaissement de celui-ci. L'opinion catholique traditionnelle — comme celle de nombreux auteurs puritains — considérait l'intérêt, en particulier lorsqu'il était élevé, comme un mal moral. Ceci ne veut pas dire qu'en pratique il n'était pas exigé d'intérêt ni même que les taux d'intérêt aient été normalement inférieurs à ce que l'on peut appeler «le niveau du marché». Les mercantilistes ne s'embarrassaient guère de considérations morales. Ils avaient besoin d'un taux d'intérêt peu élevé pour des raisons strictement économiques. Il est impossible de déterminer si les efforts qu'ils ont faits pour établir un plafond de l'intérêt ont été plus efficaces que ceux des Catholiques. Qu'il suffise de dire ceci : dans la mesure où cet objectif a été atteint sans aller jusqu'à faire disparaître les différentiels d'intérêt qui ont attiré des importations de capital en provenance de pays plus riches, cette politique a const i t u é u n e n c o u r a g e m e n t et n o n u n obstacle pour investir dans des
usines, des machines, des navires et des marchandises. Ainsi, 11. Ashton, Industrial Revolution, p. 10—11, cf. p. 58, 82 et 91.
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dans l'ensemble et à la longue, elle a entretenu le développement économique. Par conséquent — et sans tenir compte de l'exactitude ou de l'inexactitude de l'interprétation de l'attitude des diverses fois religieuses à l'égard de l'intérêt et de l'influence que ces attitudes ont pu exercer sur la situation de l'époque, la discussion sur la position des Catholiques et celle de la Réforme à l'égard de l'intérêt se fonde, pour ce qui a trait à ce point capital, sur une conception erronée du rôle joué par l'intérêt dans une situation généralement appelée capitaliste.
CHAPITRE IV
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1. CORRÉLATIONS ET CAUSALITÉ
Pour affirmer l'existence d'un rapport de causalité entre le protestantisme et le progrès économique, Weber s'est basé sur deux observations. La première est que, dans les pays où existaient diverses confessions religieuses, ce furent les Protestants et dans les pays entièrement protestants les sectes puritaines qui réussirent sur le plan économique et que, dans ces groupes, on avait généralement plus tendance à s'adonner à un métier ou des entreprises favorisant l'expansion économique que dans le reste de la population. La seconde est que le développement économique, qui eut lieu après la Réforme, a été particulièrement marqué dans les pays protestants — plus dans les pays calvinistes que dans les pays luthéro-évangélistes. Dans quelle mesure ces assertions sont-elles justifiées par les faits? Avant de tenter de répondre à cette question il nous faut préciser deux points généraux. Il est évident que même si une corrélation, au sens général du terme, a existé entre les formes de croyances religieuses et de développement économique, il ne s'ensuit pas nécessairement, comme le suppose Weber, que la religion ait engendré le développement économique. Il se peut que le rapport ait été inverse et que les pays prospères soient devenus protestants. Il se peut également que dans certains pays et, dans ceux-ci certains secteurs de la population, aient été à la fois protestants et prospères sans que ces faits aient aucun rapport entre eux. Le progrès économique et l'expansion du protestantisme peuvent avoir «découlé» respectivement d'un troisième facteur externe ou d'une combinaison de facteurs externes.
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La première de ces alternatives, l'idée que se sont les pays prospères qui sont devenus protestants, qu'il existe un rapport entre ces deux faits, mais un rapport inverse à celui qu'a découvert Weber, a été développée par Robertson. Bien qu'elle ne soit pas formulée en termes explicites, cette même idée paraît flotter dans l'esprit de Tawney et de Kraus. Il est vrai qu'ils parlent d'un puritanisme «ultérieur», puritanisme «véritable et pur», comme d'un puissant facteur de progrès économique. Mais ce puritanisme «ultérieur» a été créé par l'influence qu'exerça le capitalisme naissant sur le puritanisme «antérieur» auquel les modes de pensée capitalistes étaient étrangers. Cependant, Robertson développe la théorie inverse avec consistance et aplomb. Comme nous l'avons dit plus haut, son argumentation peut se résumer en deux propositions: 1) le fait que le capitalisme de l'époque nouvelle apparut d'abord dans les pays protestants est dû aux découvertes géographiques, qui ont déplacé le centre du monde de l'Italie vers l'Occident; 2) le fait que la plupart des pays capitalistes étaient protestants, en particulier la classe marchande et les classes analogues, est dû à la facilité avec laquelle les idées nouvelles se sont répandues dans les pays et chez les individus s'adonnant au commerce. Il est indéniable que les grandes découvertes ont eu une importance considérable. Mais dans son désir de renverser la corrélation de Weber, Robertson se rend coupable de simplifications et d'exagérations dangereuses. Tout d'abord, déjà avant les grandes découvertes géographiques, il existait des relations économiques entre beaucoup de pays, qui adoptèrent le protestantisme sous une forme ou sous une autre. Ensuite, dans bien des cas, ce ne furent manifestement pas les rapports économiques mais des liens d'un tout autre ordre qui permirent aux idées de la Réforme de se répandre. En ce qui concerne le luthéranisme, sa propagation en Allemagne a été, pour ainsi dire, le résultat du lieu où se trouvait Luther et du fait que certaines principautés cherchaient à se libérer du joug de l'empereur du Saint-Empire aussi bien que de celui du pape. Ce ne furent pas des hommes d'affaires mais des étudiants revenant des universités allemandes, où ils étaient devenus des disciples de Luther, qui introduisirent en Scandinavie les doctrines nouvelles. Plus tard, les conversions n'eurent pas lieu parce que certaines classes de la société — et moins encore les grandes masses — furent influencées par d'autres pays, mais sur ordre des gouvernements. Il en a été de même pour la Réforme en Angleterre. Son but principal était de rompre avec la papauté, de détruire la puissance féodale de l'Eglise et non de propager des
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doctrines nouvelles dans la masse ou dans certains secteurs de la société.1 La situation était différente dans les pays de l'Eglise réformée. Mais l'interprétation de Robertson ne s'applique pas non plus à ce tableau. Géographiquement, la conversion de la Suisse va de soi: c'est là que tout a commencé. La progression du protestantisme le long du Rhin jusqu'à certaines régions de la France et des Pays-Bas a suivi les routes économiques et culturelles traditionnelles utilisées depuis des centaines d'années. En France, le calvinisme remporta ses plus grands succès dans les régions et dans les cercles où se faisaient sentir, dès avant Calvin, de violents courants de réforme. Faire entrer les découvertes géographiques et les nouvelles routes commerciales dans ce tableau est une absurdité. De plus, aux Pays-Bas, l'attrait des doctrines protestantes avait un fond politique. L'idéal d'indépendance qu'elles contenaient était en harmonie avec la lutte pour la libération du joug espagnol des Habsbourg. On peut supposer que le lien solide qui unissait l'Espagne et l'Eglise catholique rendit cette dernière impopulaire au moment même où l'hégémonie espagnole devenait insupportable. Sur ce point néanmoins, il est indispensable de se rappeler que pour bon nombre de gens, ce fut dans un contexte d'indifférence plus que d'ardeur religieuse qu'eurent lieu les conversions au calvinisme et que, de plus, le calvinisme sous sa forme la plus austère n'a jamais exercé une influence importante aux Pays-Bas. Dans les cercles influents de ce pays ce fut la tolérance religieuse et non le fanatisme de la Réforme qui prévalut Il est plus difficile de retrouver des orientations communes 1. Pour ce qui a trait aux relations économiques avant les grandes découvertes, voir J. Kulischer, Allgemeine Wirtschaftsgeschichte des Mittelalters und der Neuzeit. I. — Das Mittelalter, 1928; H. Pirenne, Economic and Social History of Medieval Europe, 1936; G. Espinas, Les Origines du Capitalisme, 1933—1936, 2 vol.; H. Sée, Les Origines du Capitalisme moderne, 1926. Voir également Latourette, op. cit., p. 766: pour lui «en France la Réforme protestante est venue de plusieurs sources», elle avait ses racines dans l'humanisme et s'est propagée par les courtisans aussi bien que par les étudiants et les hommes d'affaires. De plus, beaucoup des huguenots les plus actifs étaient des officiers et des nobles et non des des commerçants. Dans de nombreux secteurs «loyauté nationale et ferveur ¡religieuse étaient associées» (ibid., p. 770). La difficulté de déterminer des concepts tels que «classe moyenne en voie de développement» et «aristocratie en déclin» apparaît dans la controverse qui oppose R. H. Tawney et H. R. Trevor-Roper sur la question de savoir si à la fin du 15e sièle, la noblesse terrienne anglaise montait ou descendait dans l'échelle économique et sociale. Voir R. H. Tawney, «The Rise of the Gentry, 1558—1640», Economic History Review, XI, 1941, p. 1—38 et H. R. Trevor-Roper, The Gentry, 1540—1640, supplément de 1 'Economic History Review, 1953.
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dans le développement des sectes de l'Eglise libre car elles sont toujours demeurées localisées. Le ralliement des Ecossais au presbytérianisme doit être considéré en fonction, entre autres, du schéma politique et culturel de l'Ecosse et en particulier du système de clan et de la haine de l'Angleterre. Bien entendu, les relations d'affaires ont pu, dans une certaine mesure, servir de canal à la propagation de confessions telles que le méthodisme, le quakerisme et le piétisme. En Angleterre, par exemple, comme l'ont fait remarquer certains érudits, la solide emprise de l'Eglise établie sur la noblesse terrienne, résultant de facteurs tels que le patronage, peut avoir contribué à rendre les sectes non conformistes attrayantes dans les milieux d'affaires, d'artisanat ou d'industrie souvent hostiles aux intérêts terriens, aux petits commerçants en voie d'expansion sociale et économique et à certains éléments de la noblesse terrienne en déclin social et économique. Mais le zèle missionnaire direct de fanatiques religieux entre également en ligne de compte. Le fait que les doctrines de l'Eglise libre aient été adoptées dans certains pays d'Europe peut «s'expliquer» en grande partie par l'importance de l'émigration des habitants de ce pays vers les Etats-Unis. C'est des Etats-Unis que vinrent les nombreux prédicateurs responsables de ces conversions. Les missionnaires américains concentrèrent leurs efforts sur les pays et les provinces d'origine des sectes qui les finançaient. En général, c'est par diverses manières et divers moyens d'interrelations que les différentes confessions furent prêchées dans de nouveaux pays et à de nouvelles classes. Essayer de retracer une voie de propagation unique est une entreprise stérile. Le commerce peut avoir joué un rôle, un grand rôle peut-être, et en cela Robertson a raison. Mais en faire la principale, et presque l'unique explication est pousser l'argument au-delà des limites permises. Il est évident que les découvertes géographiques ont déplacé de manière définitive le centre de gravité du commerce et de l'industrie vers l'Europe occidentale. Mais c'est là une constatation des plus simplifiées. Les découvertes, tout au moins la création d'entreprises commerciales et d'empires coloniaux, ont été non seulement une «cause» du développement économique de l'Europe occidentale mais aussi un «effet» de ce développement, de la force de l'expansion économique et politique. Le centre de l'activité économique se déplaçait depuis longtemps du Nord vers l'Ouest. Le fait que l'Italie se soit trouvée coupée des grands centres commerciaux par les Musulmans, le développement de la Ligue hanséatique et l'apparition de l'Angleterre et des Pays-Bas dès le 13e siècle au moins, avait sapé et commencé à détruire la suprématie italienne. A ce propos, il faut noter que la vigueur culturelle
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de l'Italie, source principale de la Renaissance, peut avoir fait surestimer l'importance économique de ce pays. Il est possible qu'en termes de volume de commerce, de production industrielle et d'activité économique en général, les Pays-Bas et les territoires hanséatiques n'aient pas été bien loin derrière l'Italie et les villes marchandes italiennes depuis le 13e siècle. Mais, quoi qu'il en soit, il paraît indiscutable que derrière les découvertes et la colonisation qui s'ensuivit, il existait une expansion économique et politique depuis longtemps en voie de formation dans les pays particulièrement actifs dans ces entreprises. Autrement dit, les découvertes ne peuvent constituer l'explication fondamentale de la prospérité des pays protestants. Comme nous l'avons vu plus haut, c'est Cunningham qui, avant de tomber sous l'influence de Weber et de Troeltsch, s'est fait le champion de la seconde possibilité, à savoir que le progrès économique et l'expansion du protestantisme ont peut-être découlé l'un et l'autre de facteurs totalement étrangers. Cunningham explique l'apparition du capitalisme moderne en termes de rupture du système social du catholicisme, aux 15e et 16e siècles, sous l'influence d'Etats nationaux, de royaumes et de principautés hostiles à la puissance du pape. De là naquirent compétition et dynamisme; les facteurs qui créaient l'inertie dans l'ancien ordre social avaient disparu. Le trait intéressant de cette théorie est que la sécularisation et non la religion se trouve posée en postulat comme facteur vital. Jusqu'ici, il semble que Cunningham ait raison de soutenir que l'expansion économique et l'hostilité au pouvoir temporel du pape et de l'Eglise ont fait preuve de «co-variation» et ont été étroitement liées durant les 14e, 15e et le début du 16e siècle. L'application pratique des idées de la Réforme (sur ordonnance royale dans beaucoup de pays) a été la dernière phase de la rupture avec Rome. Ceci néanmoins ne signifie pas nécessairement que l'apparition du capitalisme moderne soit devenue possible parce que le système social du catholicisme avait été détruit; et pour parler selon les conceptions de Cunningham, il paraît plus vraisemblable que dans beaucoup de pays le statut du catholicisme dans la société a été sapé par l'apparition du capitalisme — indépendamment de la manière et des raisons pour lesquelles le capitalisme se développait. Affirmer que l'apparition de pays hostiles à la puissance de la papauté a créé les conditions nécessaires à l'expansion économique paraît assez éloigné de la vérité. S'il faut établir une corrélation de ce genre, ne serait-il pas plus plausible de dire que l'expansion économique qui en certains endroits débuta, et dans d'autres était entièrement développée, vers la fin du Moyen
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Age a créé l'une des conditions préalables les plus importantes à l'opposition à l'autorité de Rome? L'Angleterre lorsqu'elle trancha le lien avec Rome avait derrière elle une longue histoire de développement économique; en Suède, ce fut un pouvoir souverain qui rassemblait ses forces financières et politiques depuis quelque deux cents ans; en Allemagne, ce furent les princes les plus forts qui eurent le courage de jeter les dés. C'est lorsque Luther eut compris qu'il avait besoin d'être soutenu par le pouvoir que la théorie du prince comme chef temporel de l'Eglise fut ajoutée au luthéranisme. Néanmoins, avant d'essayer d'expliquer pourquoi le protestantisme et le progrès économique ont été liés, il faut tenter de déterminer si ce lien a réellement existé comme l'ont affirmé Weber, Cunningham, Tawney, Robertson et d'autres auteurs que nous avons cités au premier chapitre de ce livre. En d'autres termes, le problème dont la solution a exigé tant d'efforts intellectuels existe-t-il réellement? Il est impossible de répondre à cette question en termes aussi généraux que ceux que nous avons employés jusqu'à présent. Il est indispensable d'étudier le problème dans chacun des grands pays. La corrélation de Weber est-elle un phénomène du développement économique postérieur à la Réforme? Si tel est le cas, la nature de la co-variation permet-elle de poser pour postulat qu'un rapport de cause a existé dans un sens ou dans un autre?
2 . PROTESTANTISME ET PROGRÈS
D'une manière générale, il n'est pas inexact de dire que les pays protestants, en particulier ceux qui ont adopté les doctrines de l'Eglise réformée, ont été particulièrement florissants sur le plan économique. Sur ce point, nous sommes d'accord avec Weber. Mais la corrélation est loin d'être complète. Aucun des pays mentionnés n'est caractérisé par l'existence d'une symétrie entre les croyances religieuses et le progrès économique qui permette d'établir une corrélation valable. Il faut introduire tant de réserves que l'hypothèse devient insoutenable. Qu'il nous suffise de citer le cas des Juifs. Les conceptions qu'expose Weber à propos des fidèles de l'Eglise réformée ont été développées par d'autres, par Sombart principalement, à propos des Juifs. Dans certains endroits, les Catholiques et les Luthériens — dont Weber dit qu'ils n'étaient pas particulièrement compétents en matière économique — ont joué un rôle important dans la vie économique des groupes où prédominaient les croyances de la Réforme. C'est en Belgique
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peut-être que la contribution des Catholiques a été la plus importante. Mais elle a existé également en Angleterre et aux Pays-Bas aux 16e et 17e siècles. De plus, il est loin d'être vrai que tous les pays protestants ont fait preuve de la même vitalité sur le plan économique. Il ne serait pas correct non plus d'affirmer que les pays catholiques ont été dans leur ensemble économiquement sous-développés. Lorsque Luther et Calvin naquirent, les Pays-Bas et les régions du Nord et de l'Est de l'Allemagne étaient réputées depuis trois ou quatre siècles au moins pour l'intensité exceptionnelle de leur activité économique: fabrication et commerce de textiles aux Pays-Bas et en Flandre, mines de fer, extraction de sel et commerce international dans les territoires hanséatiques. En Angleterre également, la vie économique avait fait preuve d'une grande activité bien avant que Henri VIII ait demandé l'annulation de son premier mariage. L'âge d'or économique, dont le début aux Pays-Bas est fixé généralement au 16e siècle, a eu pour origine un courant qui commença plusieurs siècles avant la fondation de l'Eglise réformée.2 Dès la fin du 13e siècle, les Pays-Bas avaient acquis une place de choix parmi les pays fabricants et marchands de textiles. D'autre part, les Pays-Bas profitaient du déclin d'autres pays marchands, en particulier des villes allemandes de la Hanse. 3 Ce déclin était spécialement marqué lorsque la Réforme conquit un bon nombre de ces villes. S'il fallait interpréter leur déclin selon la méthode de Weber, on pourrait conclure qu'économiquement la Réforme les a affectées en sens inverse. Or, tel ne fut certainement pas le cas. Le déclin avait commencé depuis longtemps et il s'amplifia lorsque le schéma du commerce se réorganisa sur des routes plus avantageuses pour les Pays-Bas et l'Angleterre et que les pays scandinaves furent libérés de la dépendance économique et politique dans laquelle ils se trouvaient vis-à-vis des villes marchandes allemandes. Dans son ouvrage sur la vie économique des Pays-Bas, Baasch 2. Voir ci-dessus p. 75, note 10; Baasch, op. cit., en particulier p. 6 sq. L'idée que l'«esprit du capitalisme» des Hollandais ait dérivé de leurs dogmes calvinistes est, selon Baasch, «schwerlich richtig». Cf. Beins, op. cit. Voir également I. W. van Ravesteyn, Onderzoekingen over de economische en sociale ontwikkeling van Amsterdam gedurende de 16de en het eerste kwartaal der 17de eeuw, 1906, p. 272—362; Hyma, op. cit., p. 321—343; P. Geyl, Debates with Historians, 1955. 3. Pour ce qui a trait à la Hanse, voir en particulier E. Daenell, Die Blütezeit der deutschen Hanse, 1905—1906; F. Rörig, Hansische Beiträge zur deutschen Wirtschaftsgeschichte, 1928; K. Kumlien, Sverige och hanseaterna, 1953.
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fournit suffisamment de preuves pour que nous puissions rejeter, d'une manière définitive l'idée que, dans ce pays prospère, l'esprit du capitalisme a été créé par le calvinisme.4 C'est seulement vers le mileu du 17e siècle que le calvinisme s'imposa à Amsterdam, la plus grande des villes marchandes hollandaises, et cette transformation fut d'origine absolument politique puisque provoquée par la conversion de Maurice d'Orange au calvinisme. Les négociants et les grands industriels hollandais ne demandaient qu'une chose en matière de religion: que la liberté totale à laquelle ils étaient accoutumés dans le commerce et l'entreprise fût doublée dans la vie religieuse par la liberté de choisir leur doctrine et leurs croyances. Chacun a droit à sa foi religieuse personnelle. Ce fut la tolérance — et dans bien des secteurs, l'indifférence — qui fut de règle et elle se manifesta par l'ouverture des frontières aux Juifs et aux autres groupes persécutés pour des questions religieuses. Beaucoup de grands marchands d'Amsterdam étaient catholiques et l'assistance à la messe du dimanche était depuis longtemps coutumière. A la fin de la guerre de Libération, plus des deux tiers de la population des Pays-Bas étaient catholiques et dans les villes les plus importantes, la proportion était encore plus élevée. Dans son étude sur la situation économique et sociale à Amsterdam aux 16e et 17e siècles, Van Ravesteyn conclut que ce fut dans les secteurs les plus aisés de la communauté que le catholicisme maintint le plus longtemps son emprise. Pour citer l'un de ses exemples: Jacob Poppen était maire et probablement le plus riche habitant de la ville au début des années 1620. Sa femme et son fils étaient catholiques. Van Ravesteyn souligne d'autre part que c'est dans les classes les plus pauvres que le calvinisme commença à se répandre. Les calvinistes les plus fanatiques appartenaient tous, presque sans exception, aux couches inférieures de la société. Les gros marchands et les entrepreneurs industriels étaient généralement indifférents. 5 «Il ne fait pas de doute, écrit Hyma, que les classes pauvres d'Amsterdam et d'ailleurs considéraient l'Eglise comme un moyen nécessaire pour parvenir à leur salut alors que les hommes et les femmes plus riches discernaient ce qu'il y avait de bon dans toutes les confessions religieuses et par conséquent n'étaient pas aussi facilement terrorisés par l'autorité du clergé calviniste».6 Baasch et Hyma remarquent l'un et l'autre qu'Amsterdam se préparait à acquérir cette position de premier plan depuis le 4. Voir en particulier p. 7 sq. 5. Van Ravesteyn, op. cit., p. 272 sq. 6. Hyma, op. cit., p. 340.
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Moyen Age. Le processus se poursuivit durant le 16e siècle. A en juger d'après les récits d'Öresund, la Hollande a joui d'une prépondérance très nette dans la navigation et le commerce de la Baltique dès 1503, date à laquelle il n'y avait pratiquement aucun protestant et pas un seul juif aux Pays-Bas. Des 1222 vaisseaux qui traversèrent le Sound cette année-là, 718 venaient de Hollande. 7 Hyma signale également que la province de Frise apporta durant une longue période une partici pation croissante à la navigation dans la mer Baltique. Lorsque la province devint protestante, cette participation déclina nettement. Dans son recueil d'essais intitulé Debates with Historians, Geyl, l'un des plus importants historiens hollandais, étudie la théorie selon laquelle les Pays-Bas auraient réussi à se libérer de l'Espagne parce qu'ils étaient protestants alors que la Belgique échoua dans sa lutte pour la liberté parce qu'elle était catholique. Geyl prouve à quel point cette théorie est erronée. «Elle implique, dit-il, que c'est le protestantisme qui avait durci les rebelles du Nord (les Hollandais) dans une résistance qui remporta la victoire alors que les rebelles du Sud (les Belges), étant catholiques, n'eurent pas le courage de persévérer dans la lutte. Cette explication est celle que l'on trouve encore dans d'innombrables manuels anglais et américains et qui a été fournie sous des formes diverses à un degré plus ou moins atténué ou magnifié par les historiens hollandais et belges. Mais elle n'a jamais été en conformité avec les faits».8 Au début de l'insurrection, les Protestants n'étaient pas plus nombreux au Nord qu'au Sud. Ce ne fut non pas le climat de l'opinion mais des considérations strictement géographiques et stratégiques qui empêchèrent les rebelles d'avancer en direction du Sud et les Espagnols en direction du Nord. La ligne qui les séparait suivait le même réseau de cours d'eau que celle qui, en 1944, immobilisa pendant huit mois le général Montgomery à Arnhem. «L'explication véritable de la division des Pays-Bas en un Nord protestant et un Sud catholique est exactement l'inverse de celle qui est fournie habituellement. Ce n'est pas parce que le Sud était catholique et le Nord protestant que la rébellion échoua d'un côté et remporta la victoire de l'autre. C'est parce que la situation des cours d'eau permit à la rébellion de s'enfermer dans les provinces du Nord tandis que l'Espagne reprenait toutes celles qui étaient situées du mauvais côté de la barrière stratégique. La 7. Voir N . E. Bang et K. Korts, Tabeller over skibsfart port gennem Oresund 1497—1660. 1906. 8. Geyl, op. cit., p. 192.
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République néerlandaise protestante du Nord et les Pays-Bas catholiques du Sud, la Hollande protestante et la Belgique catholique se sont développés avec le temps».9 On peut penser que la tyrannie de l'Espagne, s'ajoutant à la «liberté» générale du commerce et des affaires qui régnait dans les villes hollandaises, longtemps avant la Réforme, ont préparé un terrain particulièrement favorable au calvinisme et ses exigences de liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, il est évident qu'en Hollande le succès économique fut atteint sans l'aide de l'autorité de l'Etat et sans une organisation du type hanséatique et que, dans le domaine des entreprises d'affaires directes, les firmes y ont été organisées plus simplement et dirigées de manière plus individuelle que dans l'ensemble des autres pays. L'individualisme économique développé de bonne heure, la lutte précoce pour ce que l'on peut appeler le droit à l'individualisme politique n'ont été suivis que plus tard, aux 16e et 17e siècles, par la forme d'individualisme religieux que représentait la Réforme calviniste par opposition à l'Eglise nationale catholique. Tel est le cours que suivirent les événements. En d'autres termes, ie développement économique des Pays-Bas ne peut s'expliquer en termes de changements religieux. Attribuer ce développement à des croyances religieuses ne se justifie pas plus qu'imputer le déclin des Pays-Bas à la fin du 18® siècle à une cause identique. Des considérations analogues s'appliquent à l'Angleterre. Dans tous les secteurs de la vie économique anglaise, les germes d'une expansion économique perceptible se développaient depuis le début du 13e siècle. Le réseau commercial avec l'étranger s'élargissait et d'importantes innovations techniques avaient lieu, dans les industries textiles en particulier. «Durant tous les siècles qui suivirent le 12e siècle, il y avait eu un progrès lent et intermittent mais réel dans les diverses branches de l'industrie technique», résume Clapham.10 Le bond en avant avait commencé si longtemps avant la Réforme et il est parvenu à maturité si longtemps après elle, qu'il est absolument inutile d'essayer d'interpréter le cours des événements en termes d'une corrélation religio-économique. On n'aboutirait qu'à établir de manière très confuse l'importance respective de 9. Ibid., p. 184. 10. J. Clapham, A Concise Economic History of Britain from the Earliest Times to 1650, 1949, p. 225, et, en général, p. 125—172. Cf. également G. Ν . Clark, The Wealth of England from 1496 to 1760, 1946; J. Clapham, Commerce and Industry in the Middle Ages, 1929; L. F. Salzman, English Industries in the Middle Ages, 1923 et English Trade in the Middle Ages, 1931; E. Power, The Wool Trade in English Medieval History, 1941.
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l'effet produit par l'Eglise d'Etat réformée, le puritanisme, le méthodisme, le quakerisme et le presbytérianisme écossais. Le premier Empire colonial fut établi, il est vrai, après les grandes découvertes géographique (réalisées par des pays catholiques) et en très grande partie après que l'Angleterre était devenue protestante. Mais ses conquêtes coïncidaient avec sa lutte contre l'Espagne, lutte qui ne parvint jamais à détruire l'hégémonie espagnole en Amérique du Sud. Et l'expansion de la puissance anglaise ne s'est pas produite aussi brutalement que le laisserait entendre le fait qu'elle a eu lieu à l'époque élisabéthaine. Lorsqu'Elisabeth monta sur le trône, il était impossible de prévoir que l'Angleterre serait capable de disputer sérieusement le contrôle des mers à la France et moins encore à l'Espagne. 11 En fait, cependant, la situation politique évoluait très vite et «devenait rapidement un anachronisme». Les Anglais possédaient certains atouts dont leurs voisins ne comprenaient pas encore bien la valeur: «La féodalité s'était détruite elle-même au cours des guerres entre barons et avait été remplacée par une solide monarchie nationale. Une classe industrielle et commerciale naissante commença à prendre avantage du fait que le principal courant du commerce européen passait à sa porte. Par ailleurs, elle renforça la structure politique en se fondant avec la noblesse terrienne. De plus, les insulaires, formés à la rude école des pêcheries d'Islande et des hasardeux voyages à Bordeaux et Porto, avaient des aptitudes naturelles pour la navigation. Lorsqu'ils eurent appris des pilotes espagnols et portugais les techniques de la navigation en haute mer, furent devenus des pionniers de la construction navale et les inventeurs d'un nouveau système de technique navale, ils se trouvèrent qualifiés pour s'emparer de l'arme décisive qu'était la puissance maritime». 12 Il est toujours dangereux de fixer des dates historiques à de vastes orientations économiques et sociales. L'important est de déterminer lequel des facteurs en cause a pesé le plus lourd. Les historiens, tout comme l'opinion populaire, ont tendance à raccourcir les perspectives, à augmenter la tension dramatique en oubliant que l'élément de base d'une situation historique a souvent mis très longtemps, parfois des siècles, à se développer. Nous savons bien que Rome ne s'est pas construite en un jour mais nous oublions par exemple que derrière l'organisation de l'Etat national suédois de Gustave Vasa, se trouvait la concentra11. V. T. Harlow, The Founding of the Second British Empire, 1952, p. 12 sq. 12. Ibid., p. 12.
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tion et la reconstruction financière, économique et politique réalisée au siècle précédent. Devant la disparition de l'importance d'Anvers, on oublie l'ascension de la Hollande et d'Amsterdam qui dura deux siècles. Nous avons tendance à ignorer que l'expansion anglaise et hollandaise du 17e siècle fut précédée d'une longue période de préparation et qu'à peu près à la même époque, la France connut une extraordinaire expansion (comme l'Espagne et le Portugal près de soixante ans plus tôt) qui permit l'acquisition d'immenses fortunes, l'ouverture de nouvelles routes commerciales, l'invention de nouvelles techniques de construction navale et la découverte d'un nouvel art de navigation. Lorsque la puissance maritime anglaise commença à prendre forme sous le règne d'Elisabeth, les mouvements puritains n'exerçaient encore pratiquement aucune influence sur les secteurs dirigeants de la communauté anglaise. C'est à la High Church, dans certains cas à l'Eglise anglicane et parfois au catholicisme qu'appartenaient les grands flibustiers et les bâtisseurs d'empires. En Ecosse, où Weber et Cunningham voient la preuve de l'influence exercée par les doctrines religieuses dans le domaine économique, l'expansion économique n'a commencé à se faire sentir qu'à la fin du 18e siècle. Il est probablement impossible de déterminer quelles en ont été les causes. Néanmoins, l'un des principaux facteurs à prendre en considération est le courant d'échanges commerciaux que l'union avec l'Angleterre permit à l'Ecosse de développer avec les colonies américaines sur la base des Navigation Acts. Le centre de ce commerce, dont le produit le plus important était le tabac, se trouvait à Glasgow. Il s'agissait d'un commerce de transit: le tabac était revendu à la France, à l'Angleterre et à d'autres pays d'Europe. La guerre d'Indépendance d'Amérique, qui trancha ces liens, menaça pendant un certain temps d'ébranler la structure du commerce écossais. La situation fut sauvée par une augmentation du commerce avec les Pays-Bas et les Indes occidentales et le développement des transports maritimes vers d'autres pays. Le commerce avec les Indes occidentales stimula le développement d'une industrie cotonnière écossaise. Du point de vue écossais, les machines à filer d'Arkwright et Crompton sont apparues, comme les nouveaux procédés de blanchiment découverts en France, au moment opportun. M. L. Robertson pense que la guerre .d'Indépendance d'Amérique a obligé les Ecossais à pratiquer l'industrie textile alors que jusque-là en Ecosse c'était le commerce avec l'Amérique qui animait l'entreprise et fournissait les capitaux. 13 13. M. L. Robertson, «Scottish Commerce and the American War of
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Quels qu'aient été les faits dans le détail, une chose est claire: l'expansion est survenue alors que l'esprit puritain calviniste avait perdu son emprise et que la sécularisation et la philosophie des Lumières avaient plus d'influence que le zèle religieux. Ceci ne veut pas dire que ce furent la sécularisation et la philosophie des Lumières, l'affaiblissement de l'esprit puritain qui ont engendré le progrès, mais il est évident qu'en aucun cas il ne faut chercher la cause de ce progrès dans la forme de calvinisme particulièrement rigoreuse des Ecossais, le presbytérianisme. Venons-en à la Suisse.14 Est-ce avec la Réforme que la Suisse est devenue un pays prospère ? Est-ce le calvinisme qu'il faut considérer comme le principal facteur économique de la Confédération helvétique? Cette hypothèse est difficile à soutenir; elle s'effondre même dès que l'on jette un coup d'oeil sur l'histoire de ce pays. Il est d'autres facteurs qui pèsent beaucoup plus lourd dans la balance: la position particulièrement favorable du pays, qui se situe au carrefour des voies d'échanges commerciaux et des voies de communication entre l'Italie et l'Europe septentrionale et occidentale, et la pauvreté de son agriculture. Bien avant la Réforme, en fait bien avant l'implantation du christianisme, le commerce suisse était très développé. César cite douze villes de marchés solidement établies dans ce qui était alors les provinces de Gallien et de Rhétie. Toute l'histoire de la Confédération depuis que les cantons d'Uri, Schwytz et Nidwald ont formé la Ligue éternelle en 1291, paraît liée à l'émancipation des liens féodaux traditionnels grâce au développement de villes importantes dont les libertés avaient pour base le commerce, l'industrie, la stabilité économique. En Suisse, le dicton «Die Stadtluft macht frei» a pris un sens beaucoup plus profond que dans la plupart des villes libres d'Allemagne. La Suisse a-t-elle connu une prospérité tellement plus intense pendant la Réforme ou immédiatement après qu'on puisse établir un rapport de cause à effet entre ces deux faits? Rien de tel ne paraît avoir été sérieusement affirmé par aucun érudit. Ce n'est qu'au 18e siècle qu'on observe un mouvement de ce genre. Ce siècle apporta une grande expansion à des industries suisses depuis longtemps actives. Ce développement s'est manifesté Independence», Economic History Review, IX, 1956; en ce qui concerne l'Ecosse, voir également Bryson, op, cit., p. 5—7, 25—28; et H. Hamilton, The Industrial Revolution in Scotland, 1932. 14. Voir W. Martin, Histoire de la Suisse, 1926; E. Gagliardi, Geschichte der Schweiz, 1938; J. I. Good, History of the Swiss Reformed Church since the Reformation, 1913; S. Kraft, Schweiziska Edsförbundets tillkomst (Historiska studier till Sven Tunberg), 1942.
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par des phénomènes aussi variés que l'accroissement du nombre de fabriques de montres et d'horloges à l'Ouest et des manufactures de coton à l'Est. U n net accroissement de la population et la productivité limitée de l'agriculture ont été pour les Suisses de solides raisons d'expérimenter des formes d'activité intéressant les marchés d'exportation. Il ne paraît pas judicieux d'établir une corrélation entre ce processus d'industrialisation et les attitudes religieuses. Les districts de langue allemande ont pour la plupart adopté la doctrine réformiste de Zwingli. D'après Weber, cette confession manifestait plus de tiédeur à l'égard de la vie des affaires, de l'usure, de l'assiduité au travail, et de l'épargne que le calvinisme, particulièrement répandu dans les provinces de langue française. Mais il serait inexact d'affirmer que ces dernières étaient économiquement plus avancées que les premières après le début du 16e siècle. Quant à Genève même, berceau du calvinisme et centre de sa prédication, elle était avant Calvin et même avant la Réforme un important centre commercial et industriel et la puissance économique de ses citoyens leur avait permis, dès 1287, d'acquérir l'indépendance vis-à-vis de leurs suzerains ecclésiastiques. Le point fondamental même de la théorie de Max Weber — la corrélation entre le protestantisme et le progrès économique en Allemagne — paraît insoutenable. Ici également, il existe des facteurs autres que la question religieuse pouvant expliquer la situation de manière plus plausible : gisements de minerai de charbon à l'Est, route commerciale du Rhin, rentabilité de l'agriculture au Sud et à l'Est. De plus, dans les grands districts industriels et commerciaux, l'élément protestant est loin d'être prépondérant. A Essen, la moitié de la population est catholique. A Düsseldorf, deux tiers au moins, à Cologne, la plus grande ville de l'Allemagne occidentale, les trois quarts au moins. Et l'on a remarqué qu'à l'époque où ces diverses villes se sont industrialisées, beaucoup des habitants les plus prospères, industriels, hommes d'affaires et banquiers étaient catholiques et descendaient de familles dont la fortune ou la noblesse remontait à plusieurs générations et dont le mode de vie et la situation ne correspondaient pas aux idées de Weber. 15 La Nouvelle-Angleterre, patrie de Benjamin Franklin, dont le progrès a été attribué à des attitudes religieuses, nous intéresse
15. Pour ce qui a trait à l'Allemagne, cf. en particulier P. Koch, Der Einfluss des Calvinismus und des Mennonitentums auf die Niederrheinische Textilindustrie, 1928 et J. Hashagen, «Kalvinismus und Kapitalismus am Rhein», Schmollers Jahrbuch, XLVII, 1924, p. 49—72.
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tout spécialement dans ce contexte. Pourquoi, s'est-on demandé, l'industrialisation des Etats-Unis, en particulier dans le domaine des textiles, a-t-elle commencé en Nouvelle-Angleterre ? Pourquoi n'est-elle pas née dans le Sud, pays du coton ? Le hasard, si hasard il y eut, qui voulut qu'un certain M. Samuel Slater, qui avait débarqué à New York en 1789 avec les secrets de manufacture des textiles anglais jalousement enfermés dans ses bagages, s'installa à Providence et Pawtucket plutôt qu'à Atlanta, Charleston ou la Nouvelle-Orléans, ne constitue pas une explication suffisante, bien que souvent le hasard ait joué un très grand rôle dans la vie économique, en particulier dans ce qu'il est convenu d'appeler la localisation de l'industrie. Dans la mesure où certaines des conditions fondamentales telles que la facilité de transport, la force hydraulique et une atmosphère humide étaient indispensables, le Sud les possédaient aussi bien que le Nord. Il en va de même pour d'autres secteurs — métaux, et minéraux, cuir et poisson: dans tous ces domaines il n'y a aucune différence dans les possibilités de se procurer la matière première, l'énergie ou les facilités de transport qui permette d'expliquer pourquoi l'industrialisation du 18e siècle et du début du 19e siècle a commencé en NouvelleAngleterre plutôt que dans le Sud.16 Le champ était donc ouvert aux théories. Livres et essais n'ont cessé de reprendre le thème de l'austère doctrine puritaine inculquant l'esprit de travail, d'épargne et la volonté de réussir. Le fait que Benjamin Franklin soit né à Boston apporte de l'eau au moulin des défenseurs de cette thèse. Il est indéniable que l'esprit de travail, d'épargne et le désir de parvenir à une bonne situation économique avaient plus de prestige social en Nouvelle-Angleterre que pratiquement partout ailleurs. Mais il serait prudent de se demander si ces caractéristiques découlaient réellement de facteurs purement religieux. D'autre part, de vastes régions du Sud étaient à l'origine de confession puritaine. On ne peut dire que le protestantisme explique la différence économique existant entre les Etats du Nord et du Sud sans élucider d'abord la raison pour laquelle il jouissait d'une telle prépondérance dans les six Etats du Nord-Est. Actuellement, le Sud des EtatsUnis est encore économiquement très en retard sur le Nord. Mais le puritanisme a exercé beaucoup plus longtemps son influence 16. En plus des ouvrages généraux sur l'histoire de l'économie américaine tels que H. U. Faulkener, American Economic History, 1943, W. W. Jennings, op. cit., et C. A. Beard, Making of American Civilization, 1937, pour ce qui a trait à la Nouvelle-Angleterre, voir en particulier J. T. Adams et al., New England's Prospect, 1933, 1933; C. A. Beard, Economic Origins of Jeffersonian Democracy, 1943; et Α. Schlesinger Jr., The Age of Jackson, 1948.
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dans les Etats du Nord où la sécularisation est apparue de bonne heure. Il est impossible d'appliquer à la Nouvelle-Angleterre des théories qui peuvent paraître plausibles ailleurs — théories affirmant que le non-conformisme religieux a eu une influence indirecte parce que les dissidents formaient un groupe isolé, à part dans la société, et étaient exclus des services publics ce qui les a séduits plus facilement au commerce et à l'industrie; ou que leur éducation ait tout particulièrement développé leur capacité de découvrir des innovations technologiques. C'est l'étendue et la fertilité des terres arables qui constitue la grande différence entre la Nouvelle-Angleterre et le Sud des Etats-Unis. Dans le Sud, on trouve de vastes champs de tabac et de coton; au Nord, de petites fermes d'un rendement peu important. A u Sud, l'agriculture extensive est caractérisée par les plantations, le travail des esclaves, des vents doux favorables à la culture; au Nord, l'agriculture familiale est caractérisée par de petites unités et un climat défavorable. En Nouvelle-Angleterre, pour faire fortune ou même vivre un peu au-dessus de la moyenne, il fallait quitter l'agriculture. Le commerce des fourrures, la pêche, les transports maritimes, le commerce des esclaves devinrent bientôt les branches les plus importantes de la vie économique de cet Etat. Et ces occupations, qui fournissaient des bénéfices supérieurs à ceux que l'on pouvait réaliser dans les autres métiers, permirent d'amasser des capitaux qui purent être investis dans des projets nouveaux et plus ambitieux. Si cette théorie est valable, il devait exister en Nouvelle-Angleterre une tendance particulièrement marquée à accumuler du capital et de prendre des risques — parce que ces qualités étaient nécessaires au succès et au bien-être. A ceci vient s'ajouter un facteur important qui en lui-même peut fournir une explication satisfaisante du lien existant entre le zèle religieux et le succès économique évident de la NouvelleAngleterre. La première grande vague d'immigrants d'Angleterre y arriva vers 1630 sous le règne de Charles I e r . Les causes de leur départ ne sont pas faciles à déterminer. Après le Rise of the Gentry de Tawney, toute une littérature concernant les conditions sociales de cette époque est apparue. Mais comme on l'a fait remarquer dans un ouvrage assez récent, 17 il est deux points qui sont clairs à propos de cette migration: 1) les immigrants étaient des puritains; et même si des difficultés économiques entrèrent en ligne de compte, c'est sans aucun doute à leur religion qu'il faut attribuer la cause principale de leur migration; 2) mais la foi religieuse 17. A. French, Charles I and the Puritan Upheaval. A Study of the Causei of the Great Migration, 1955.
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à elle seule ne permettait pas aux gens de traverser l'Atlantique et de vivre dans le Nouveau Monde en attendant qu'ils aient défriché la terre ou créé des affaires. Les pauvres durent rester chez eux. Ceux qui partirent étaient pour la plupart des artisans et des commerçants relativement aisés. La Nouvelle-Angleterre accueillit des milliers d'individus — en comptant les femmes et les enfants on peut dire près de 20 000 personnes — relativement aisés et spécialisés dans le commerce et les métiers manuels. Et ceci explique bien la prospérité de la Nouvelle-Angleterre. Que ces gens aient également été puritains et obligés de quitter leur pays à cause de leur foi est une tout autre question qui n'a aucun rapport avec la corrélation établie par Weber. Si la vitalité économique de la Nouvelle-Angleterre peut s'expliquer sans qu'il soit besoin de recourir à des concepts religieux, il en est probablement de même dans d'autres cas. Là où Weber a vu les Protestants et l'Eglise réformée, on peut trouver d'autres facteurs plus propres à promouvoir le commerce, l'industrie, la formation du capital et le progrès économique. L'Angleterre, les Pays-Bas, l'Ecosse, les provinces allemandes de la mer du Nord et de la Baltique, la Suisse, nous en fournissent des exemples: position géographique sur les rives de l'Atlantique et sur des routes intercontinentales utilisées cent ans avant la Réforme; déplacement définitif du centre de gravité du commerce européen vers la mer du Nord et l'Atlantique à la suite des grandes découvertes et de la fermeture des routes méditerranéennes par les pays arabes ; pauvreté d'un sol ne fournissant pas à l'homme sa subsistance. Dans les pays d'Europe orientale et centrale, de confession grecque orthodoxe, catholique romaine, luthérienne, zwinglienne, calviniste ou sectarienne, la question ne se pose pas. Le commerce et l'industrie n'y ont jamais joué un rôle important. Si l'Italie et l'Espagne s'étaient converties au calvinisme au 16e siècle ou si elles avaient été envahies de Puritains et de Piétistes, le centre du commerce ne serait pas demeuré en Méditerranée, il se serait déplacé vers les côtés de Hollande, d'Angleterre et d'Allemagne. Prenons l'exemple du Portugal. La fin du 13e siècle y vit le début d'une prospérité minière et d'un développement commercial fondée sur la culture de la vigne. Cette tendance s'est maintenue durant les 14e et 15e siècles. Le Portugal est devenu un pays de commerçants, de marins, d'explorateurs qu'illustrent les noms de Henri le Navigateur, Diaz, Vasco de Gama et Cabrai. Pendant un temps, Lisbonne a été le centre mondial du commerce. Le gouvernement portugais possédait l'une des plus grandes compagnies de commerce du monde. Puis, la défaite militaire, des
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bases démographiques qui ne lui permettaient pas de soutenir un empire colonial rapidement acquis, enfin l'invasion espagnole firent crouler l'édifice. Mais au milieu de ces ruines, Lisbonne demeura l'un des principaux ports d'entrepôt du commerce colonial européen. 18 Mais il est impossible «d'expliquer» cette expansion — qui d'un bond porta le Portugal à une position de premier plan, peut-être même à la suprématie du commerce mondial, reléguant à l'arrièreplan les villes marchandes italiennes — en termes de transformations religieuses. Nous pouvons l'attribuer à la réorientation des routes commerciales qui étaient en cours avant la Réforme, aux voyages de découvertes, à une succession de régents puissants et peut-être à une tolérance qui, jusqu'au 16e siècle, s'étendit même aux Juifs qui devaient vivre du commerce et jouissaient souvent d'avantages grâce à leurs relations familiales internationales. Mais nous ne pouvons pas parler d'«esprit capitaliste» engendré par une croyance religieuse. L'industrialisation de l'Angleterre et de la Belgique présente un intérêt tout particulier. Nous ne tenterons pas d'expliquer pourquoi ces pays ont été les premiers à s'industrialiser. De nombreux facteurs méritent certainement d'être étudiés. Mais il nous est impossible d'évaluer leur signification interne. Nous ne pouvons même pas déterminer si l'absence de l'un ou l'autre d'entre eux aurait retardé ou supprimé l'industrialisation. 19 Si nous comparons l'Angleterre et l'Allemagne, qui devait devenir beaucoup plus tard une puissante nation industrielle, nous voyons qu'à la fin du 18e et au début du 19e siècle, l'Angleterre jouissait d'une unité nationale maintenue intacte durant des siècles. Elle possédait un marché assez complet dans une zone relativement réduite et munie de moyens de communications bien développés. A ceci s'ajoutait l'empire colonial, source supplémentaire de matières premières et débouché pour les produits manufacturés. Le contraste avec l'Allemagne divisée en de multiples principautés est très frappant. De plus, l'Angleterre a vu se former assez tôt une «classe moyenne» relativement importante dont le pouvoir d'achat permettait une «production de masse» industrielle. 18. H. Heaton, Economic History of Europe, 1948; E. Prestage, The Portuguese Pioneers, 1934; et C. R. Beazley, Prince Henry the Navigator, 1904. 19. Outre les sources déjà cités; cf. J. Clapham, Economic History of Modern Britain, 1926—1929, 3 vol.: J. L. et Β. Hammond, The Rise of Modern Industry, 1926; F. A. Hayek, éd., Capitalism and the Historians, 1954; J. H. van Houtte, Esquisse d'une histoire économique de la Belgique, 1943; F. Baudhuin, La structure économique de la Belgique, 1926.
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L'Angleterre différait de la France et d'autres pays mercantilistes en raison de la désintégration graduelle du système de réglementation économique et des entreprises corporatives qui eut lieu au cours des 18e et 19e siècles. Jamais l'autorité centrale ne perdit longtemps son emprise sur le corps politique. Le marché n'a jamais été démembré. Mais le système de contrôle mercantiliste, soutenu et exploité par les guildes, les corporations ou les compagnies à charte, s'effondra. Bien qu'il continuât à exister sur le papier, dans la pratique il n'avait aucune signification. Ce système de contrôle était destiné à protéger les anciennes organisations économiques commerciales, artisanales et manufacturières contre la compétition des nouvelles entreprises. Nous connaissons les difficultés que durent surmonter les nouveaux manufacturiers pour entrer de force dans le système de monopole traditionnel et nous savons quel mal eurent les nouvelles entreprises à l'emporter sur les anciennes lorsque celles-ci étaient soutenues par des organisations appuyées par l'Etat. On comprend donc aisément à quel point la disparition du dirigisme et du système des monopoles facilita l'industrialisation de l'Angleterre. D'autre part, une révolution sociale travaillait dans le même sens. Il y eut d'une part l'apparition relativement précoce d'une «classe moyenne» assez importante, au sens où nous l'avons définie plus haut et, d'autre part, une désintégration rapide des anciennes formes sociales due à l'accroissement de la population, à la transformation du travail agricole à la suite de l'obligation de clôture et à l'apparition d'une importante classe non terrienne dans laquelle les nouveaux secteurs industriels pouvaient sans difficulté recruter leur main-d'œuvre. A l'unité du marché et à une plus grande liberté de mouvement de l'entreprise nouvelle, s'ajoutaient l'abondance du capital, le bas niveau du taux d'intérêt et la possession d'une matière première, le charbon, d'une importance capitale pour la nouvelle technologie. Si l'on ajoute à ceci le fait que certaines des inventions les plus importantes eurent lieu ou se développèrent en Angleterre, nous avons cité un grand nombre de conditions préalables indispensables à la révolution industrielle de ce pays. Mais la religion, le solide élément puritain qui existait dans la société anglaise — et en particulier, précisément, dans les groupes qui selon de nombreux observateurs ont été en tant qu'inventeurs et entrepreneurs les principaux responsables de l'industrialisation de l'Angleterre — ont-ils exercé une influence sur cette révolution? La réponse à cette question peut nous être fournie peut-être par une comparaison avec la Belgique. La Belgique, on le sait, fut le pays qui s'industrialisa le premier après
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l'Angleterre et il présente par conséquent un intérêt tout particulier. Il est intéressant d'étudier un certain nombre de facteurs qui paraissent expliquer la rapide industrialisation de la Belgique. La Belgique avait été longtemps l'un des principaux centres de manufactures, celle du textile en particulier. Avec les guerres napoléoniennes et le blocus continental, son développement avait grandi comme dans une serre chaude. L'ancien système de réglementation et l'importance des guildes et des compagnies avaient disparu. L'existence de minerais de fer et de charbon, l'important afflux de capitaux venus de Hollande, une situation géographique propice au développement des communications furent des facteurs importants qui stimulèrent l'industrialisation de la Belgique. Il convient d'y ajouter une masse d'habiletés occupationnelles qui avait été pendant des générations l'une des caractéristiques de l'industrie du fer de la Wallonie et que les nouveaux secteurs industriels purent exploiter. Ce pays, qui a été pendant des centaines d'années à l'avantgarde du progrès économique et qui maintenant suit de près l'Amérique dans la course à l'industrialisation, ne peut, avec la meilleure bonne volonté du monde, être intégré dans le cadre de Weber. La Belgique est, et a toujours été profondément catholique. Puisqu'elle s'est longtemps opposée aux Jésuites, elle n'entre pas non plus dans la théorie de Robertson. Deux ou trois pourcent seulement de ses habitants sont de confession non catholique. Depuis plusieurs siècles, la moitié d'entre eux sont juifs. Les grands secteurs commerciaux et industriels les plus importants ont toujours été catholiques. L'élément protestant, autrefois comme aujourd'hui est si insignifiant qu'il ne vaut pas la peine d'être mentionné dans le présent contexte. Donc, en Angleterre et en Belgique nous trouvons un certain nombre de facteurs analogues pouvant être considérés comme des conditions préalables ayant permis l'éclosion de la révolution industrielle dans ces deux pays. A la lueur de cette connaissance, il n'est pas surprenant que la Belgique ait très rapidement suivi les traces de l'Angleterre — sauf si nous admettons l'exactitude de l'hypothèse de Weber. La grande différence entre l'Angleterre et la Belgique se trouve dans le domaine religieux. D'après la théorie de Weber, il aurait dû manquer à la Belgique la plus importante condition d'une industrialisation qui fut presque aussi rapide que celle de l'Angleterre protestante influencée par les puritains. Mais cette différence n'a eu aucune répercussion sur l'expansion économique. Bien entendu, l'association du catholicisme et du développement économique en Belgique n'exclut pas que le protestantisme en
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général et les sectes puritaines en particulier aient pu apporter une contribution importante au développement économique de l'Angleterre. Mais le cas de la Belgique nous indique également que le protestantisme et le puritanisme n'ont pas été des ingrédients absolument indispensables à l'existence d'un milieu économiquement progressif. De toutes manières, le fait que le facteur qui pour Weber constitue la caractéristique commune des pays ayant économiquement réussi, se trouve être précisément le principal facteur qui différencie les deux pays ayant le mieux réussi, donne matière à réfléchir. Il semble par conséquent que, même avant la Réforme, de fortes tendances à l'expansion économique se sont fait sentir aux Pays-Bas et en Angleterre et qu'on ne puisse établir aucune corrélation ou «co-variation» entre les tendances économiques et religieuses de ces pays. En Ecosse et en Suisse, le processus fut différent. Dans ces deux pays, protestants depuis le 16e siècle, l'expansion économique n'a débuté que tard au 18e siècle et il est évident qu'elle a eu pour origine des facteurs tout autres que le facteur religieux. En Nouvelle-Angleterre également, malgré une corrélation superficiellement sérieuse, nous n'avons rien pu découvrir qui permette d'affirmer l'existence d'un rapport, au sens profond du terme, entre le puritanisme et le capitalisme; le Sud puritain — car il est depuis beaucoup plus longtemps puritain que les Etats du Nord — est économiquement sous-développé. Le Portugal, pays entièrement catholique, a été longtemps à l'avant-garde de la grande expansion des 15e et 16e siècles et sa grande ville marchande demeure un centre commercial et maritime important. La Belgique catholique a été, après l'Angleterre, le premier pays au monde à s'industrialiser; et elle conserve sa place au rang des nations industrielles malgré les destructions causées par deux guerres mondiales. Ceci posé, nous pouvons passer à la seconde corrélation de Weber: l'association entre la foi religieuse et la compétence en affaires dans certains groupes de protestants.
3 . LES ÉGLISES LIBRES ET LA PROSPÉRITÉ ÉCONOMIQUE
Le fait qu'il ait existé un rapport entre les croyances religieuses et le statut économique et que, de tous les Protestants, surtout les Puritains et les membres des sectes de l'Eglise libre aient généralement possédé une aptitude économique particulière, corrobore, aux yeux de Weber, l'hypothèse selon laquelle les pays protestants sont particulièrement prospères.
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Cette hypothèse a été admise d'une manière générale. Des érudits divers ont attribué aux Quakers, Huguenots et Méthodistes une compétence particulière et généralisée en matière économique. Néanmoins, sur ce point les explications varient. Alors que Weber, comme Cunningham et Tawney, voit un rapport direct entre le puritanisme et les activités économiques des groupes de cette confession, d'autres auteurs ont proposé d'autres explications. On a dit que les non-conformistes ont été amenés — ou simplement obligés — à se «débrouiller tout seuls» parce qu'ils se sentaient mis à l'écart de la société et se sont trouvés privés de toute influence et de tout pouvoir; pour réussir sur le plan social et économique, ceux à qui étaient fermées les carrières officielles et les universités ne pouvaient compter que sur leur propre hardiesse. Une variante du même thème consiste à dire que les persécutions religieuses, en stimulant l'émigration et l'immigration, a été à l'origine de la dissémination des compétences professionnelles et de l'internationalisme. Weber rejette catégoriquement ces explications. Admettre leur validité serait porter un coup mortel à sa thèse de l'existence d'un rapport direct entre la religion et le progrès économique. Il nous suffirait dans cette critique de Weber d'admettre l'une des autres hypothèses. Mais il y a de nombreuses réserves à faire. Si les Quakers, les Méthodistes et les Huguenots, etc. ont quelquefois fait preuve d'une aptitude particulière dans les affaires, l'étude économique des pays protestants dans leur ensemble, fait apparaître que toute conception de corrélation et de co-variation est, pour rester modéré, très discutable. Dans son Iron and Steel in the Industrial Revolution, Ashton souligne l'importance de la contribution apportée par les Quakers à l'industrie métallurgique anglaise: «Au début du 18e siècle, le groupe de maîtres de forges le plus important en nombre et certainement celui qui a le mieux réussi était composé de Quakers: en fait, les chapitres les plus importants des débuts de l'histoire de l'industrie métallurgique pourraient être écrits en ne citant que des Quakers. Les Quakers ont toujours, à un moment quelconque, dirigé les métallurgies de tous les grands centres de production».20 Mais un peu plus loin, Ashton nous apprend que presque tous les grands entrepreneurs quakers de l'industrie métallurgique appartenaient par leur naissance ou leur mariage à la grande famille des maîtres de forges, les Darby. Tous ceux dont il est question sont des fils, cousins, gendres ou beaux-frères des Darby 20. P. 213.
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et dans un ou deux cas, leurs employés: Willam Rawlinsony, Richard Ford, Richard Reynolds, Thomas Harvey, Anthony Parker, les frères Cranage, John Hawkins, Charles Lloyd, la famille Pemberton, John Fidoe. Ils constituaient un clan de maîtres de forges quakers, et il est impossible de dire dans quelle mesure c'est le mariage qui les a introduits dans les affaires et dans quelle mesure ce sont les affaires qui les ont amenés à se lier par des mariages. Le fait que les Quakers n'épousaient que des Quakers — il leur est interdit de se marier hors de leur secte — a renforcé les liens du clan. Mais il ne s'agit certainement pas là d'un phénomène unique ne pouvant être expliqué qu'en termes de forces motrices économiques mystiques engendrées par la religion. Bien au contraire, dans tous les groupes occupationnels, l'union entre les affaires et les relations de famille apparaît comme une caractéristique normale de cette époque dans le monde occidental.21 Les maçons épousaient des filles de maçons; les fils de marchands épousaient des filles de marchands. Il n'était pas exceptionnel de voir un jeune comptable ou autre employé supérieur d'un établissement échanger son statut contre celui d'associé et de gendre. Etant donné l'importance qu'on attachait alors aux considérations religieuses, il n'est pas surprenant que la religion ait joué un rôle important dans la conclusion de mariages entre personnes appartenant à la même secte. Par conséquent, si pour une raison ou une autre deux ou trois familles quakers devinrent des métallurgistes importants, il n'y a rien d'extraordinaire ou d'inattendu à ce qu'un certain nombre de Quakers se soit fait remarquer dans cette branche de l'industrie. Si les Darby avaient été méthodistes ou huguenots, Ashton aurait sans aucun doute pu écrire dans les mêmes termes — et Weber aurait trouvé dans cet exemple une excellente illustration de sa thèse — avec la seule différence que le terme de méthodiste ou de huguenot aurait été substitué à celui de quaker. Si la famille Darby avait été juive et par une série de mariages avait fait entrer un certain nombre d'autres familles juives dans l'industrie métallurgique anglaise, Werner Sombart aurait à coup sûr cité avec joie cet exemple frappant du rôle des Juifs. En Angleterre, au cour, des grandes vagues d'immigration du 19e siècle, les Juifs se sont concentrés dans certaines branches spécialisées des affaires. Comme l'a prouvé Lipman,22 de nombreux facteurs expliquent 21. On trouvera des exemples dans Samuelsson, op. cit. 22. V. D. Lipman, Social Histdry of the Jews in England, 1954, passim.
1850—1950,
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ce phénomène comme leur occupation dans leurs pays d'origine respectifs, la situation économique des pays où ils s'installaient, la difficulté linguistique, la loi du sabbat, l'influence des parents déjà installés — explications qui sont analogues à la «théorie de famille» que nous venons de formuler. Et si les Darby avaient été catholiques et qu'un certain nombre de familles catholiques se seraient fait remarquer dans la métallurgie? Dans ce cas, Weber et ses disciples auraient sans aucun doute minimisé le cas et parlé d'exception aussi peu digne de mention que le cas de la Belgique. Pour en revenir à un exemple déjà cité, le cas de la famille Brentano ne s'explique pas. Comme nous l'avons dit plus haut, 23 Ashton parle à nouveau dans un ouvrage ultérieur de l'influence des non-conformistes durant la révolution industrielle. 21 Il cite un certain nombre d'inventeurs, de pionniers de la révolution industrielle appartenant à des confessions dissidentes comme celles des quakers, des méthodistes, des baptistes, des unitariens, des congrégationnistes, et des presbytériens écossais. Reprenant la «théorie des étrangers», des «hérétiques» et des «hors la loi» de Sombart, Ashton développe une théorie que l'on pourrait appeler «théorie de l'éducattion». C'est parce que les non-conformistes étaient exclus des écoles et des universités que les sectes de l'Eglise libre ont été amenées à créer des centres d'enseignement. Contrairement aux autres écoles, ces institutions s'intéressèrent avant tout à la recherche, à l'enseignement technique et à celui des sciences naturelles. Les dissidents — l'argument n'est valable que pour la Grande-Bretagne — acquirent ainsi la capacité de participer aux innovations de technologie et d'entreprise qui caractérisent l'époque de la révolution industrielle. Les dissidents étant «rejetés» par la société durent pourvoir à leur propre instruction. Ils axèrent leur enseignement sur les domaines ouverts aux «hors la loi», ce qui eut pour résultat le développement d'aptitudes spéciales pour l'invention et l'entreprise. Les observations sur lesquelles se fonde la théorie d'Ashton sont certainement dignes de foi. Sa description du système d'enseignement de l'Eglise libre est exacte et ce qu'il pense de son orientation conforme à la réalité. Mais il faut remarquer que l'orientation vers les sujets pratiques et les sciences naturelles dont firent preuve ces écoles et ces universités allait dans le sens de la popularité croissante de la philosophie des Lumières, de la sécularisation du besoin d'indépendance vis-à-vis des dogmes religieux dans le 23. Voir ci-dessus, p. 76. 24. The Industrial Revolution,
p. 17 sq.
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domaine de la recherche et de l'enseignement. Par conséquent, ce fait n'est pas fondamentalement lié, si tant est qu'il le soit, au souci de se créer des domaines d'activité particuliers. 25 On peut faire des objections plus graves à la théorie d'Ashton. D'abord, ses observations ne s'appliquent qu'à la Grande-Bretagne; rien de semblable n'a eu lieu dans les pays où les sectes de l'Eglise libre sont censées avoir eu la même importance économique ; on ne saurait dire des Puritains de la Nouvelle-Angleterre qu'ils étaient des hors la loi dans leur pays d'adoption. D'autre part, il n'a jamais été prouvé, et il ne peut pas être prouvé, que la contribution des non-conformistes à la transformation industrielle de l'Angleterre ait été aussi importante qu'Ashton et d'autres avant lui l'ont affirmé. S'il est vrai qu'en Angleterre la majorité des inventeurs et des pionniers des affaires de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle appartenaient à des confessions non conformistes, s'il est vrai qu'il a existé une certaine «surreprésentation» de dissidents — et ceci ne peut être prouvé —, néanmoins presque tous les secteurs de la population, ou tout au moins des classes supérieures et moyennes, étaient représentés. Il ne faut pas oublier non plus qu'à l'époque de la révolution industrielle la moitié des habitants de l'Angleterre appartenait à des confessions religieuses non conformistes. Qu'un homme d'affaires ou un inventeur sur deux ait été non-conformiste ne nous apprend rien sur l'influence des croyances religieuses des écoles de l'Eglise libre et sur l'entreprise — or, personne jusqu'à présent n'a pu prouver que cette proportion était atteinte et encore moins qu'elle ait été dépassée. D'une manière générale, on a donné trop d'importance à un phénomène, uniquement parce que ce phénomène a été particulièrement étudié et remarqué. Parce que Weber et d'autres auteurs ont insisté sur le rôle de la religion réformée d'une manière générale et des sectes libres en particulier, tout entrepreneur ou inventeur non conformiste paraît doté d'un zèle particulier. En Hollande, Weber n'a suscité aucun intérêt avant 1930; puis, brusquement, on commença à remarquer l'importance du calvinisme dans la vie économique de ce pays bien que personne jusquelà n'ait jamais eu l'idée qu'il existait un lien entre ces deux points (et personne jusqu'ici n'a jamais réussi à prouver qu'il en existait un). Cette surestimation est analogue à celle qu'on a donné au rôle des Huguenots et des Juifs. Sombart considère l'expulsion des Huguenots de France en 1685 comme un événement très important, en quoi il a indubitablement raison. Un certain nombre d'individus 25. Pour l'organisation de l'enseignement en Angleterre, cf. McLachlan, op. cit.
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caractérisés par leur compétence dans les affaires et les entreprises ont enrichi la vie économique d'autres pays, peut-être surtout celle de la Prusse, tel est le phénomène qui nous est généralement dépeint. Il est exact que la majorité des Huguenots était composée de marchands et d'hommes d'affaires.26 Mais ce n'est pas nécessairement parce que leur religion les poussait vers l'entreprise. Il est tout à fait possible — s'il faut établir un lien — qu'en France et dans certains autres pays la doctrine réformée ait particulièrement attiré certains cercles de petits bourgeois parce qu'elle se basait sur des principes de liberté. Il est évident que dans l'ensemble, les adeptes de l'Eglise réformée appartenant à la classe commerçante se trouvaient en désaccord non seulement avec la religion d'Etat mais avec la politique économique dictée par la haute finance de Paris. Mais, très probablement, ce n'est pas uniquement parce que des marchands se trouvant en opposition devinrent des Huguenots. Il est probable que, dans une certaine mesure les Huguenots s'adonnèrent aux affaires pour obtenir leur indépendance, condition préalable au fait «d'oser» être huguenot; et réciproquement, les marchands libres, économiquement indépendants de l'Etat, eurent moins de difficulté que les autres à se séparer des croyances religieuses générales. Nous devons penser, non en termes d'une seule explication, mais d'une série d'explications individuelles. Au moment de la révocation de l'édit de Nantes, seuls les protestants les plus ardents surent tenir tête face aux persécutions et l'exil et demeurèrent fidèles à leur foi. La grande majorité plia devant les menaces d'expulsion et de mort et se convertit au catholicisme. Par conséquent, il n'est pas surprenant que la Prusse et certains autres pays aient bénéficié de l'affluence d'individus compétents, et habiles dans les affaires, qui n'aurait jamais eu lieu en d'autres circonstances, en tous cas pas à un prix ausi modéré. Les hommes d'affaires qui partirent en exil représentaient une élite comprenant les adeptes les plus solides, les plus tenaces, les plus assurés et certainement les plus aisés de leur religion. Possédant de l'argent et des relations d'affaires à l'étranger, ils eurent relativement peu de peine à s'installer, à se faire une place dans leur pays d'adoption. Il faut cependant ajouter, qu'aux PaysBas tout au moins, les Huguenots dans leur majorité devinrent soldats et officiers. Il est évidemment impossible de définir sur un plan général 26. J. Vienot, Histoire de la Réforme française, 1924—1926, 2 vol.; W. E. J. Berg, De réfugiés in de Nederlanden na de herroeping van het Edict van Nantes, 1845; L. van Nierop, «Stukken betr. de nijverheid der réfugiés te Amsterdam», Econ. Hist. Jaarboek, VII et IX, 1921 et 1923.
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l'importance de l'immigration des Huguenots. Même le fait que les Huguenots se soient réfugiés dans des pays protestants et d'Eglise réformée doit être soigneusement étudié. Si le protestantisme a particulièrement bien réussi à développer certaines aptitudes, il aurait dû avoir la même influence sur les gens du pays que sur les Calvinistes expulsés de France. Il ne sera pas aisé de mesurer les résultats de leur assimilation par les différents pays si l'on considère la religion comme facteur déterminant de la capacité. Indubitablement, on a eu tendance à surestimer l'influence quantitative des Huguenots comme celle des Juifs et autres «étrangers». Les noms étrangers ont toujours plus attiré l'attention que les noms indigènes. Cent Prussiens et dix huguenots ont été interprétés comme «beaucoup de Huguenots» uniquement parce que ces derniers ont particulièrement attiré l'attention. Chaque fois que les gens rencontraient un nom français dans un contexte d'affaires le commentaire: «encore un Huguenot» venait immédiatement aux lèvres. C'est du même raisonnement fallacieux transformant les «quelques» en «beaucoup» qu'ont souffert les Juifs. La présence de quelques commerçants et banquiers juifs au* échelons supérieurs des affaires a suffi à faire croire à beaucoup que toute la haute finance se trouvait aux mains des Juifs alors qu'en Amérique et en Europe occidentale, l'élément juif était relativement peu important dans la haute finance. Le rôle des Juifs à Amsterdam au moment de l'apogée de cette ville a toujours paru avoir une signification capitale. Le régime espagnol qui réduisit à l'exil les Juifs portugais a commis une grave erreur sur le plan économique. Les Hollandais qui leur ouvrirent leurs portes ont fait la fortune des Pays-Bas. Bien entendu, l'apport d'habiletés et de relations de ces Juifs a été très important. Mais comme le fait remarquer Bloom dans sa remarquable étude sur ce sujet,27 elle a été beaucoup trop exagérée. L'élément juif n'a pas été numériquement aussi important qu'on l'a cru; qualitativement, son rôle a été beaucoup plus réduit qu'on ne l'a généralement supposé. Le drame que fut leur exil aux Pays-Bas, ainsi que leur survivance en tant que minorité religieuse et raciale a gonflé leur nombre et leur importance dans l'imagination populaire et scholastique. Seules quelques-unes des grandes firmes marchandes et bancaires de l'âge d'or d'Amsterdam appartenaient à des juifs. Les mêmes remarques s'appliquent à la théorie de Sombart sur les «étrangers» et les «hors la loi». Pour lui, ce ne sont pas les concepts religieux mais la persécution religieuse dans certains secteurs 27. H. I. Bloom, The Economic Activities of the Jews of Amsterdam Seventeenth and Eighteenth Centuries, 1937.
in the
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et la tolérance dans d'autres qui se trouve en cause. La persécution et la tolérance furent les instruments qui permirent la dissémination des habiletés occupationnelles et la formation de groupes possédant des relations internationales facilitant les affaires. Mais, en fin de compte, la «condition d'étranger» créée par les persécutions religieuses n'a représenté qu'un aspect, et un aspect peu important, d'une tendance quasi générale: «l'internationalisation», si l'on peut dire, des commerçants et autres catégories d'entrepreneurs. 28 De tous temps et pratiquement dans tous les pays, l'on note l'existence d'impulsions extérieures transmises par les immigrants et maintenues durant des générations par leur contact avec la famille demeurée dans leur pays d'origine. Tel fut le cas en Suède par exemple, où l'industrie métallurgique a récolté une moisson d'habiletés professionnelles chez les Wallons au 17e siècle, l'industrie manufacturière chez les Allemands et les Hollandais aux 17e et 18e siècles, le commerce d'exportation chez les Anglais, les Allemands et les Norvégiens au 19e siècle. Aux 17e, 18e et 19e siècles, les immigrants venus d'Ecosse et d'Angleterre, de Hollande, de France, d'Allemagne et des Pays baltes créèrent d'importants liens commerciaux en Europe. De même aux Pays-Bas, on trouve un certain nombre de financiers et de commerçants venus principalement d'Angleterre et d'Ecosse mais aussi de France, de Suisse et du Portugal. Les Juifs exilés du Portugal ont droit à une mention toute particulière dans ce contexte. Dans toute l'Europe, pendant et après l'époque pré-industrielle, des efforts délibérés ont été faits d'une part pour attirer les étrangers chez soi et d'autre part pour installer des firmes étrangères. C'est au 18e siècle que ces tendances ont peut-être été le plus marquées. Les marchands, très rapidement assimilés dans leur pays d'adoption, créèrent cependant une sorte de franc-maçonnerie internationale des affaires possédant des liens familiaux dans tous les grands centres commerciaux d'Europe. Les efforts faits en vue de créer un réseau commercial inter28. Pour ce qui a trait aux «étrangers» et à l'«internationalisation», voir Samuelsson, op. cit., ainsi que les ouvrages cités par lui; en particulier E. Sandberg, «Merkantilism och kyrkopolitik», Kyrkohistorisk ársbok, 1949; H. Levin, Religionstvàng och religionsfrihet i Sverige 1686—1782. Bidrag till den soenska religionslagstiftningens historia, 1896; J. Mathorez, Les étrangers en France sous l'Ancien Régime, 1919—1921, 2 vol.; H. Sée, «Le commerce des étrangers, et n o t a m m e n t des Hollandais, à Nantes», Tijdschrift voor Geschiedenis, 1926; Wilson, op. cit.; J. E. Elias, De Vroedschap van Amsterdam 1578—1795, 1903—1905, 2 vol.; E. Arup, Studier i engelsk og tysk Handels Historie. En Undersegelse af Kommisstionshandelens Praksis og Theori i enge sk og tysk Handelsliv 1350—1830, 1907.
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national et d'augmenter la masse des habiletés professionnelles par l'immigration ont souvent poussé à ouvrir les portes à ceux que les persécutions religieuses chassaient de leur pays. C'est ainsi que les Pays-Bas accueillirent les Juifs du Portugal. Le désir de liberté religieuse a vite été associé au sens du profit apporté par l'immigration. En Suède, déjà au 17e siècle, Johan Clason Risingh, l'économiste le plus connu de l'époque, attachait une importance considérable à la liberté du culte. Il considérait qu'elle était indispensable pour attirer les marchands et les capitalistes dans le pays. Risingh insiste sur le cas de la Hollande. C'est la liberté de culte qui a fait de la Hollande un pays «riche en individus et en argent».29 Au début du 18e siècle, Johan Silfvercrantz, qui cherchait à créer une industrie manufacturière en Suède, avança le même argument; dans une lettre adressée à Charles XII alors en séjour à Bender (1710—1711), il demanda la liberté de culte pour les Eglises réformées. Le premier grand économiste suédois, Anders Nordencrantz (1699 — 1722), insiste, lui aussi, sur l'importance de la liberté religieuse et pour les mêmes raisons. Toutefois, Nordencrantz y voit l'un des aspects du besoin de liberté. Le besoin de liberté religieuse est un thème continuellement repris dans les rapports du ministère du Commerce suédois (Kommerskollegium) au début du 18e siècle. Après de longues discussions, la tolérance fut étendue à l'Eglise réformée par un décret de 1741. Le décret de Tolérance (toleransediktet) fut signé en 1781 et l'édit sur les Juifs (Judeedikt), par Gustave III, en 1782. L'un et l'autre étaient dictés par le besoin d'attirer en Suède des hommes d'affaires de valeur. Le pourcentage important que représentaient les commerçants sur la totalité des Juifs de Suède a d'abord été dû uniquement au fait que seuls les Juifs commerçants étaient admis dans ce pays et l'influence de ces premiers immigrants sur ceux qui vinrent ensuite persista quelque temps; les immigrants juifs, qui étaient d'excellents commerçants ou qui avaient l'intention de se consacrer aux affaires, possédaient généralement en Suède des amis ou des parents prêts à les aider. Néanmoins, tous les «étrangers» n'ont pas été affectés par la persécution religieuse ou la tolérance. La plupart des marchands britanniques qui s'installèrent en Suède au 18e siècle y furent envoyés par leur firme familiale pour surveiller les intérêts de ses exportations suédoises — ou bien ils y allèrent parce qu'ils savaient, connaissant les exportations de fer venues de Suède en Angleterre, qu'il y avait de l'argent à y gagner. Il en fut de même pour les 29. Voir E. Sandberg, op. cit.
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marchands anglais des Pays-Bas — dont deux, Hope et Clifford, fondèrent des firmes commerciales qui furent à l'époque les plus grandes firmes des Pays-Bas — et pour les marchands hollandais d'Angleterre. Les contacts internationaux, le besoin de bien connaître les conditions des marchés lointains malgré les difficultés de communication, le désir qu'éprouvaient les jeunes fils des marchands de voir le monde, d'apprendre les langues étrangères, de connaître les coutumes d'autres pays, sont au nombre des raisons qui expliquent la création d'un grand nombre de maisons de commerce étrangères partout en Europe. Bien que très importante, la persécution religieuse n'a été que l'une de ces raisons. Certains exemples choisis au 18e siècle peuvent illustrer ces observations. Les marchands ont généralement cherché à développer le commerce entre leur pays et ceux avec lesquels leur propre gouvernement avait des liens particulièrement actifs. A Bordeaux, au début du 18e siècle, on enseignait le hollandais pour faciliter les rapports entre les Français et les marchands hollandais. Sur les 509 marchands, manufacturiers et banquiers qui le 2 mars 1789 se trouvaient à la Bourse du commerce de Bordeaux, il y avait 95 Hollandais et Allemands. La Rochelle et Nantes comptaient à cette époque de nombreux marchands hollandais. Des noms tels que Haerzel, de Wich, van Woorm, van Heulen, Maetzuyer et Haentjens se retrouvaient encore à Nantes au début des années 1920. Tous ceux qui portaient ces patronymes étaient les descendants des marchands hollandais du 18e siècle. La principale raison qui explique l'existence de ces colonies hollandaises en France paraît avoir été la passivité du commerce français; au 18e siècle, les marchands hollandais détenaient une grande partie du commerce d'exportation de la France. Les firmes commerciales d'origine hollandaise n'étaient pas rares en Angleterre. Citons entre autres celle de John et Wolfert van Hemert, correspondants à Londres de Neuville et Pierre Grellius, Gilbert de Flines et Willem Kops correspondants à Londres de David Leeuw. Plusieurs pays d'Europe occidentale et septentrionale avaient des firmes commerciales dans la région méditerranéenne : en 1670, Livourne par exemple, ne comptait pas moins de vingt-quatre firmes anglaises. Le cas d'Amsterdam est particulièrement intéressant. De toutes les firmes commerciales importantes, seule celle des Pels était d'origine hollandaise. Le premier membre de la famille connu, Andries Pels, naquit aux Pays-Bas de parents hollandais en 1591. Les Clifford étaient les descendants d'un marchand anglais ayant immigré à la fin du 17e siècle, George Clifford, qui avait fondé la firme. Vers 1712, son fils George comptait déjà au nombre des
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magnats de la finance d'Amsterdam; cette année-là, il négocia un prêt à la Maison d'Autriche. Le fondateur de la firme Hope était un marchand écossais qui s'installa à Rotterdam en 1664. L'ère de grandeur des Hope commença au milieu du 18e siècle. A partir de 1770, elle fut considérée comme la banque la plus importante du monde. Après la crise de 1773, elle se concentra uniquement sur des opérations financières. La firme des Hogguers vit le jour en 1720 avec Jacques Cristoffel Hogguers qui venait de France. La famille prétendait que, originaire de Suède, elle avait émigré à Saint-Gall en Suisse au début du 17e siècle, puis s'était transplantée en France à la génération suivante, à Lyon d'abord et à Paris ensuite. Là, les quatre frères: Marc-Frédéric, Daniel, Laurent et Jean-Jacques créèrent la banque Hogguer Frères. Jacques Christoffel était le fils de Daniel. La famille Grill avait le même caractère international. D'Italie, où ils s'appelaient di Grillo, les Grill s'étaient dirigés via Augsbourg et les Pays-Bas vers la Suède, où Anton Grill réussit à obtenir, entre autres, le poste de riksguardien. Une branche de la famille demeura en Suède tandis que l'autre retournait à Amsterdam. A la deuxième génération, les descendants de cette branche retournèrent en Suède. Les Hasselgrens étaient d'origine suédoise alors que les Petersen venaient du Danemark (de la ville de Rensburg dans le Holstein) d'où Jakob de Petersen partit pour Utrecht à la fin du 17e siècle. L'origine de la famille de Neufville, à laquelle appartenait le célèbre commerçant hollandais Jan Isaac de Neufville, remonte à l'arrivée aux Pays-Bas de Jean de Neufville de Francfort. Les Hogguer fournissent un exemple frappant de la prédilection qu'avaient ces «étrangers» pour commercer avec leur pays d'origine. Jacques Christoffel, qui créa sa firme à Amsterdam en 1722, le fit à cause des rapports qu'il entretenait avec les frères Hogguer de Paris. Son fils Daniel qui, en 1762, s'associa à Amsterdam à Jan Jakob Horneca pour créer la firme Horneca, Hogguer & Co, paraît avoir conservé ses relations françaises. Ses liens avec la Suède eurent également de l'importance durant l'existence de cette association et celles qui suivirent — Horneca, Fiseaux & Co (1773-1779), Fiseaux, Grand & Co (1779-1787), puis Hogguer, Grand & Co. Après 1770, un grand nombre des emprunts du gouvernement suédois furent négociés par l'intermédiaire de cette banque. Elle entretint également des relations financières avec la Suisse. 11 convient de souligner une caractéristique des firmes étrangères installées en Suède au 18e siècle — ou des firmes commerciales d'origine étrangère — d'un intérêt plus général. A partir de 1760, les noms étrangers d'origine britannique et française disparaissent
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presque tous du premier rang du commerce de Stockholm et sont remplacés par des noms allemands et quelques noms hollandais. C'est là un phénomène qu'il n'est pas facile d'expliquer. La disparition de beaucoup de noms anciens ne pose pas en soi de problème insoluble: la crise de 1763, la cessation d'une affaire à la suite d'un décès ou de la mise à la retraite des dirigeants fournissent une explication suffisante. La génération qui vint à l'avant-garde après la grande guerre du Nord se retira vers 1760. Des firmes autres que les firmes britanniques ou françaises connurent le même sort à la même époque ou un peu plus tard. Mais ce qui mérite d'être expliqué c'est le fait que l'immigration britannique cessa alors que l'immigration allemande continua comme par le passé. Le rétablissement de la paix en Ecosse après les soulèvements de 1715 — 1716 et 1745 — 1746, peut avoir affecté le volume de l'immigration britannique. Les Ecossais étaient les principaux émigrants britanniques en Suède. Lorsque la couronne d'Angleterre et celle d'Ecosse se trouvèrent réunies, l'émigration écossaise se trouva facilitée. Néanmoins, il y eut certainement un autre facteur probablement plus important. Les marchands britanniques s'intéressaient surtout au minerai de fer suédois. Les marchands d'origine britannique s'intéressaient à l'exportation du fer vers l'Angleterre. Il est vrai que l'intérêt pour le minerai suédois ne s'éteignit pas complètement au milieu du 18e siècle. Mais, comme l'intérêt pour la Scandinavie et la Baltique en général, il décrut à mesure que la Grande-Bretagne professait vers la puissance économique mondiale. Il en résulta que les marchands britanniques ou les nobles désargentés trouvèrent pour leurs fils des emplois plus importants et plus lucratifs que les postes de représentant de commerce à Stockholm et à Gothenburg. La même remarque s'applique à l'émigration anglaise aux PaysBas. Les grandes firmes commerciales hollandaises d'origine britannique avaient été créées à la fin du 17e siècle et au début du 18e siècle. A la fin du 18e siècle, aucun immigrant britannique ne parvenait à occuper un rang élevé dans ces firmes. Ce phénomène ne pouvant être attribué à une disparition d'intérêt pour les PaysBas, on peut penser qu'il est dû à l'apparition d'une nouvelle expansion. Peut-être avait-on davantage besoin de posséder une firme personnelle et avait-on plus de chances de réussir rapidement dans des pays où venaient de s'implanter de nouveaux intérêts que dans ceux où ils étaient depuis longtemps cultivés. Il n'y eut aucune diminution simultanée des intérêts allemands en Suède. Ces intérêts étaient liés aux exportations suédoises et plus encore aux importations, celles des céréales en particulier. La
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balance du commerce suédois avec les pays de la mer Baltique était en déficit net. Les céréales qui provenaient presque exclusivement de ces pays depuis 1760, représentèrent la majeure partie des importations à Stockholm pendant la période de 1730 à 1820. De grandes quantités de textiles et autres produits d'importations, légèrement inférieures seulement aux céréales en valeur, venaient également de cette région. On peut donc penser qu'il existe une corrélation entre le développement des importations suédoises et l'immigration à Stockholm de marchands venus d'Allemagne du Nord. Beaucoup de ces marchands étant rapidement devenus d'importants exportateurs, ce changement se manifesta dans le commerce d'exportation. Alors que les immigrants britanniques venaient en Suède en acheteurs, les Allemands y venaient en vendeurs. Pendant tout le 18e siècle, les grandes firmes d'importation furent presque exclusivement allemandes. Il est évident que dans tous les cas que nous venons de citer, ce furent les intérêts commerciaux qui déterminèrent l'immigration et non l'inverse. La possibilité qu'avaient les firmes commerciales d'origine allemande de se défendre contre les firmes rivales d'autres nationalités, s'accrut du fait que le commerce des céréales était sensible aux fluctuations cycliques. Ce fait donna de l'importance aux rapports entre exportateurs et importateurs. Manifestement, certaines des firmes en question avaient été créées à Stockholm en partie pour surveiller les exportations de leur pays d'origine. Peu à peu, toutes s'engagèrent dans d'autres entreprises, importèrent des produits divers venus d'autres pays, exportèrent tout en continuant à s'intéresser avant tout aux pays de la Baltique. Ces exemples, qui pourraient être multipliés, prouvent que dans l'ensemble le rôle des «étrangers» n'eut aucun rapport avec les persécutions religieuses. Les Anglais et les Ecossais presbytériens ou anglicans qui ont fondé des firmes commerciales dans les pays catholiques de la Méditerranée, pas plus que les grandes colonies danoises qui s'installèrent dans les ports français, n'ont été motivés par les persécutions. Elles n'affectèrent pas non plus le courant d'immigration allemande vers la Suède, ni les Suédois qui s'installèrent en Angleterre, aux Pays-Bas, au Portugal, en Espagne et en Italie et y firent du commerce principalement avec les firmes de leur pays d'origine. Il est impossible de déterminer l'importance du rôle qu'ont joué les exilés religieux dans l'ensemble du tableau. Mais ce ne furent certainement pas eux qui créèrent un courant commercial. Au contraire, ils allèrent là où d'autres étaient déjà allés avant eux. Les forces qui ont provoqué ce que l'on peut
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appeler «l'internationalisation des affaires» étaient beaucoup plus puissantes et universelles que la persécution religieuse. Dans la mesure où le facteur religieux a joué un rôle dans l'ensemble des événements, il s'est agi d'un élément passif, de l'autorisation accordée aux étrangers de confession religieuse différente de travailler dans les pays en question: membres de l'Eglise réformée dans les pays luthériens, anglicans, membres des Eglises réformées et luthériennes dans les pays catholiques. En bien des endroits, c'est deux cents ans après la Réforme que l'idée de tolérance fut admise de manière générale. Par conséquent, la Réforme qui divisa la foi religieuse et détruisit l'esprit de solidarité que le catholicisme avait donné à tout le monde occidental a certainement retardé «l'internationalisation des affaires». Il est dépourvu d'intérêt de chercher à déterminer si en fin de compte c'est ce ralentissement de la mobilité internationale ou le stimulant à la mobilité représenté par les persécutions religieuses qui a été l'élément le plus important. 4 . LE POINT DE DÉPART DE WEBER
Le moment est venu d'examiner à nouveau l'observation capitale pour la thèse de Weber selon laquelle dans les régions d'Allemagne de foi religieuse mixte la majorité des élèves de l'enseignement secondaire et des instituts préparant aux carrières industrielles et commerciales étaient issus d'un milieu protestant; et selon laquelle les ouvriers protestants abandonnaient volontiers les travaux manuels pour devenir des artisans plutôt que de devenir maîtres dans leur métier. Weber voit là l'un des effets mystiques des croyances religieuses. Pour ce qui concerne l'influence des croyances religieuses sur les ouvriers, disons d'abord que, dans la mesure où l'on peut noter des variations importantes et statistiquement vérifiables dans un courant en direction de l'industrie, des facteurs tout autres que la condition du milieu30 ont pu entrer en jeu; par exemple, le besoin d'artisans dans l'industrie, ou bien les chances de gagner sa vie dans l'artisanat, particulièrement rares dans certains secteurs protestants. Mais, indépendamment du fait qu'il existe toute une série d'explications, considérer le passage dans l'industrie comme un signe d'esprit économiquement progressif de l'individu, est à coup sûr une hypothèse des plus curieuses. A l'exception de quelques spécialités artisanales et de quelques groupes d'artisans bien placés dans ces spécialités il était bien préférable de devenir maître ouvrier qu'ouvrier d'usine. Le niveau économique, social, culturel 30. Voir ci-dessus, p. 2.
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de l'un était très supérieur à celui de l'autre, du moins on le croyait. Et il en va encore de même aujourd'hui; qu'il en ait été ainsi du temps de Weber et de la Gründerperiod qui le précéda ne fait pas le moindre doute. A cette époque, les ouvriers d'usine qualifiés n'étaient nulle part, ni particulièrement nombreux ni particulièrement instruits ni particulièrement bien payés. D'autre part, indépendamment des considérations de statut social et économique, le maître ouvrier avait certainement une responsabilité économique plus lourde que l'artisan salarié et il avait, beaucoup plus que lui, besoin de «l'esprit d'entreprise». Le maître ouvrier s'est souvent transformé en entrepreneur industriel. Et dans ce cas, l'information même de Weber prouve que ce sont les Catholiques et non les Protestants qui devraient posséder le plus «l'esprit du capitalisme». Mais Weber a attaché une grande importance aux données d'Oifenbacher qui classifiait les élèves de l'enseignement secondaire selon leur croyance religieuse.31 Weber reproduit l'un des tableaux d'Oifenbacher prouvant qu'en 1895, alors que 37% des habitants du pays de Bade étaient protestants, 61 % catholiques et de 1 à 2% juifs, 48% des élèves de l'enseignement secondaire étaient protestants, 42% catholiques et 10% juifs.32 Offenbacher et Weber se sont efforcés de souligner l'extrême importance du fait que cette prépondérance relative ait été particulièrement marquée dans les Realgymnasien et les Oberrealschulen. (Nous ne tiendrons pas compte pour l'instant qu'une erreur typographique ou arithmétique, voir plus loin, ait conduit à surestimer le nombre de Protestants de dix unités, soit environ 15%.) Weber ne nous fournit pas d'autres chiffres. Mais Offenbacher donne également, pour l'ensemble des habitants du pays de Bade des chiffres établis d'après la confession religieuse: Protestants: 638 000, Catholiques: 1 057 000, Juifs: 26 000, au total, 1 700 000. Aucun des deux auteurs ne nous dit combien d'élèves il y avait dans les écoles étudiées. Cependant, le Statistisches Jahrbuch für das Grossherzogthum Baden de 1895 — 96 fait apparaître que pour l'année scolaire, le nombre total s'est élevé à 14 587 élèves, dont 12 138 garçons. Toutes les filles fréquentaient les Mittelschulen für die weibliche Jugend et ne nous intéressent pas dans le présent contexte. Le tableau qui suit répartit les 12 138 garçons selon leur religion ou le type d'école où ils étaient inscrits.
31. Offenbacher, op. cit. Voir ci-dessus, p. 2. 32. L'Ethique protestante, p. 34.
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Corrélations et concepts
Protestants Catholiques
Juifs
Autres
Total
Gymnasien Realgymnasien Oberrealschulen Realschulen Höhere Bürgerschulen
2073 787 789 1537
2095 577 648 1317
329 137 89 337
26 3 12 16
4523 1504 1538 3207
655
551
160
0
1366
Total
5841
5188
1052
57
12 138
Dans son tableau de pourcentages, Offenbacher a utilisé les moyennes des années 1885—1895. Les pourcentages qu'il avait obtenus auparavant diffèrent de ceux qui peuvent être établis en partant du tableau de l'année scolaire 1895 —1896. La comparaison est très intéressante: 1895—1896
Protestants Catholiques
Juifs
Total
Gymnasien Realgymnasien Oberrealschulen Realschulen Höhere Bürgersschulen
46 52 52 48 47
47 39 43 41 40
7 9 5 11 13
100 100 100 100 100
Total
48
43
9
100
1885—1895
Protestants
Catholiques
Juifs
Total
Gymnasien Realgymnasien Oberrealschulen Realschulen Höhere Bürgerschulen
43 59 52 49 51
46 31 41 40 37
9,5 9 7 11 12
98,5 99 100 100 100
Total
48
43
12
100
Pour l'année scolaire 1895—1896, la moyenne d'ensemble correspond à peu près à celle de la décennie 1885 — 1895. Mais la différence entre la fréquentation des diverses catégories d'écoles prises séparément est considérablement moins marquée que dans l'année 1895 — 1896. Les Protestants sont à peu près aussi nombreux que les Catholiques dans les Gymnasien; dans les Realgymnasien et les Oberrealschulen, leur prépondérance est beaucoup moins considérable ; et dans les Realschulen les proportions sont beaucoup
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Corrélations et concepts
plus voisines. (A la suite d'une erreur typographique ou arithmétique, Offenbacher a également établi la proportion des Protestants des Realgymnasien à 69% au lieu de 59%, et Weber a repris et utilisé ce chiffre inexact.) 33 Ce serait commettre une erreur que de voir dans ces différences l'indication d'une tendance générale; des variations de ce genre découlent des fluctuations de certaines années. Si nous nous reportons à 1884, l'année précédant le début des moyennes d'Offenbacher, les proportions sont plus voisines de celles de 1895 que la moyenne de la période intermédiaire: l'ensemble des Catholiques étant de 43 %, dont 47 % dans les Gymnasien, 36 % dans les Realgymnasien, 42% dans les Realschulen et 40% dans les Oberrealschulen. Il est maintenant indispensable d'étudier ces chiffres et leurs fluctuations : ce que Offenbacher et Weber ont négligé de faire en ne fournissant que des chiffres relatifs. Des 12 000 élèves de l'année 1895 (et les proportions ont été analogues en 1884), 4500, c'est-à-dire près de 40%, fréquentaient les Gymnasien, la répartition entre Protestants et Catholiques étant généralement à peu près égale. 1500 seulement, c'est-à-dire 12% de l'ensemble, fréquentaient les Realgymnasien. Comparer les proportions du pourcentage des Catholiques et des Protestants de l'ensemble de toute la population, 1 700 000 habitants, et les proportions correspondantes sur un total de 1500 élèves ne fait rien apparaître d'évident. En effet, il suffit de modifications relativement infimes des variations absolues de ces derniers chiffres pour changer de manière appréciable les pourcentages comme le prouve également la divergence entre les moyennes d'Offenbacher et les chiffres de 1895. L'ouverture d'une école dans un secteur où prédomine une population protestante ou catholique suffit à fausser les statistiques. Ceci nous amène à un point très important. Ni Offenbacher ni Weber n'ont cherché à déterminer dans quelles proportions les diverses confessions religieuses étaient représentées parmi les habitants des secteurs où les élèves protestants étaient les plus nombreux dans les écoles. Prenons le cas des Realgymnasien où, d'après Offenbacher, 59 % des élèves étaient protestants et d'après les chiffres de l'année scolaire 1895-1896, 52%. Il se trouve que ces écoles étaient situées dans les secteurs suivants: Karlsruhe, Mannheim, Ettenheim, Mosbach, Billingen et Weinheim. En ne tenant compte que des deux confessions chrétiennes, en 1895, 55 % des habitants de ces secteurs étaient protestants. Même dans les détails, l'analogie est si proche qu'à Ettenheim et à Billingen, où 33. Voir le tableau dans L'Ethique
protestante,
p. 34.
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Corrélations et concepts
les Protestants ne représentaient que 13% de la population contre 32% de population chrétienne, ils représentaient 13% et 23% des chrétiens des Realgymnasien. A Buchen, Schweitzingen, Wiesloch et Ettlingen, se trouvaient des Höhere Bürgerschulen, relevées à part dans les statistiques où les Catholiques fournissaient 59% des élèves chrétiens. Dans ces secteurs, les Catholiques représentaient 58% de la population. A Schweitzingen les protestants étaient plutôt plus nombreux dans les catégories d'école en question que dans l'ensemble de la population. Dans la ville de Bade, il y avait deux fois plus de Catholiques que de Protestants; le nombre des Catholiques inscrits aux Realschulen de Bade était presque le double de celui des Protestants ; à Ueberlingen et à Waldshut, où 70 % de la population étaient catholiques, les Realschulen comptaient plus de 70% de catholiques. Ainsi, dans toutes les écoles et dans tout les secteurs, il apparaît que la proportion des élèves classés d'après leur appartenance religieuse est à peu près exactement la même que la proportion correspondante de la population totale du secteur en question. Que les Protestants du pays de Bade fassent preuve dans l'ensemble d'une «assiduité à l'école» plus supérieure à leur proportion dans la population totale est dû uniquement au fait qu'il y avait plus de Protestants que de Catholiques dans les secteurs où se trouvaient des Realgymnasien, des Höhere Bürgerschulen et Realschulen. Si l'on calcule non pas en termes de population totale mais d'habitants des secteurs possédant les diverses catégories d'écoles, il ne reste aucune différence digne d'être mentionnée. Le peu d'importance de cette affaire est prouvé, même en adoptant les calculs d'Offenbacher, par certaines données qu'il considère comme particulièrement significatives. Dans les années 1891 — 1894, affirme-t-il, 35 protestants et 14 catholiques sont entrés dans la carrière militaire. On ne précise pas en quoi l'armée peut être considérée comme plus «capitaliste» que le sacerdoce, carrière où s'engageaient beaucoup de Catholiques. 11 protestants et 9 catholiques devinrent comptables, 142 protestants et 111 catholiques choisirent le droit, 54 protestants et 51 catholiques firent des études de médecine. Les ingénieurs et les chimistes comptaient 54 protestants contre 22 catholiques. Néanmoins, les Catholiques étaient plus nombreux dans les domaines économiques, les finances publiques et la législation financière où ils représentaient 71 %. Les chirurgiens vétérinaires étaient presque tous catholiques, les grands domaines du pays de Bade appartenaient presque tous à des familles catholiques. Il est absurde de tirer des conclusions sur «les conditions du milieu» des Protestants et des Catholiques à partir de ces chiffres.
Corrélations et concepts
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Toute la corrélation weberienne basée sur la situation dans les écoles du pays de Bade tourne autour du fait que dans certaines villes en majorité protestantes, dans un secteur où prédominait le catholicisme, il y avait plus de Protestants que de Catholiques dans les écoles secondaires. Si l'on compare la confession religieuse des élèves avec les conditions démographiques de chaque école individuelle, les Catholiques et les Protestants font preuve «d'un même désir d'instruction». Bref, la différence invoquée par Weber est un mythe. Outre les écoles, Offenbacher puis Weber parlent de la répartition des richesses.34 Les Protestants, nous dit-on, sont plus riches que les Catholiques. Il est évident que la preuve qu'on nous fournit est, pour le moins, peu digne de foi puisqu'il s'agit du montant des impôts. Pire encore, sur le plan méthodologique, on interprète ces documents pour en tirer des conclusions qui seraient inadmissibles même si les sources étaient indiscutables. En 1897 dans le pays de Bade, le capital assujetti à l'impôt était de 47 milliards de marks. 1,6 milliard appartenait à des Protestants, 0,3 milliard à des Juifs et 2,8 milliards à des Catholiques. Les Catholiques détenaient ainsi 60 % du capital connu de l'inspection des taxes; en d'autres termes, leur part du capital statistiquement déclaré correspondait presque exactement à leur proportion dans la population totale. Mais, nous dit Offenbacher, la situation est tout à fait différente lorsqu'il s'agit de l'intérêt du capital. Là, ce sont les Juifs qui viennent en tête, suivis par les Protestants. Voici son tableau, établi à base de la nomenclature du grand-duché de Bade pour éviter toute confusion: Capital attribuable à:
Protestants
Juifs
Catholiques
(pourcentages) 1. Grund-, Häuser- und 28,1 Gewerbesteuer 2. Spezielle Einkommensteuer 37,2
4,4
67,5
7,5
55,3
3. Kapitalrentensteuer
8,3
46,2
45,5
Offenbacher ne s'intéresse qu'au troisième poste, où les Protestants se trouvaient en surnombre. Au recensement de 1895, ajoutet-il, le capital de cette rubrique se répartissait en 4,1 millions de marks pour 1000 juifs, 0,95 millions de marks pour 1000 protestants et seulement 0,59 millions de marks pour 1000 catholiques. Ceci, dit-il, prouve l'existence d'un rapport étroit entre l'enseigne34. Offenbacher, op. cit., Weber, L'Ethique protestante,
p. 34.
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ment supérieur donné aux Protestants et la supériorité de leurs revenus. En fait, d'après le système de calcul d'Offenbacher, ce sont les Juifs qui paraissent en moyenne posséder le capital le plus important. La différence entre Protestants et Catholiques est, par comparaison, des plus modestes. Ainsi, «les conditions du milieu» devaient être tout spécialement développées chez les Juifs dont nous avons déjà vu qu'ils étaient particulièrement «sur-représentés» dans les écoles. La véritable explication est tout autre et beaucoup plus plausible. Dans le pays de Bade, il y avait un nombre relativement important de Juifs riches et peu de pauvres, et comme les terres n'entraient qu'exceptionnellement dans la composition de la fortune des Juifs, celle des juifs riches comportait des investissements qui ont pesé particulièrement lourd dans la rubrique Kapitalrentensteuer. Une étude de la Russie, de la Pologne ou des Etats-Unis, par exemple, où il y avait beaucoup de Juifs pauvres à cette époque, aurait donné des bases moyennes. Ainsi, ce même judaïsme qui a développé l'aptitude aux affaires dans certains pays a engendré une inaptitude aux affaires dans d'autres. Très curieux! Néanmoins, la situation des Protestants est en principe la même. Comme nous l'avons vu précédemment, ils vivaient beaucoup plus souvent que les Catholiques dans des villes ; de toute évidence, ils étaient amenés à investir leur argent de façon différente. Offenbacher voit très clairement la situation lorsqu'il parle d'atouts réels; il cite des chiffres faisant apparaître que 61,5% des Catholiques et 46,5% seulement des Protestants vivaient dans des communautés de moins de 2000 habitants, alors que 24,3 % des Protestants et 13% des Catholiques vivaient dans des communautés de plus de 20 000 habitants. Une comparaison entre les Catholiques urbains et ruraux fait apparaître la même différence de forme d'investissement de capital qu'Offenbacher considère comme admise lorsqu'il compare les Protestants et les Catholiques. C'est la répartition régionale et non la religion qui constitue le principal facteur de différence. Ceci soulève une autre question. Cette prépondérance des Protestants dans les villes, plus particulièrement les grandes villes, n'a-t-elle pas eu une cause religieuse? N'exi;te-t-il pas une corrélation, après tout, entre ces deux faits qu'Offenbacher et Weber auraient découverte par une voie détournée en étudiant la «fréquentation scolaire» et la répartition du capital au lieu d'étudier directement la répartition résidentielle ? Cette éventualité ne peut évidemment pas être repoussée sans avoir été étudiée. Mais tout d'abord, il est évident que tout le raisonnement devient beaucoup plus complexe qu'il ne le serait si l'on pouvait prouver que, dans des
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situations par ailleurs identiques, les Protestants ont fait preuve d'une plus grande «assiduité scolaire» que les Catholiques. A priori, on peut avancer que «les conditions du milieu» peuvent avoir affecté cette assiduité comme la forme prise par l'accumulation de capital et autres schémas de conduite directs. Qu'elle provoque également une migration humaine sur une échelle appréciable est une notion qui n'est guère plausible — on doit remarquer que ce n'est pas une question de migration causée par les persécutions religieuses mais par «les conditions du milieu». Deuxièmement, il pourrait exister une corrélation entre le protestantisme et le fait de résider dans les grandes villes, sans qu'elle s'explique nécessairement par le fait que les individus ont été obligés par leurs convictions religieuses de se grouper dans les villes. Le protestantisme était la religion nouvelle. Il n'est pas inconcevable que dans certaines régions d'Allemagne, les villes aient été les endroits les plus propices à la propagande : on y atteignait plus de monde, peutêtre y rencontrait-on une résistance moins conservatrice que dans les campagnes - d'ailleurs c'est auprès des habitants des villes que la Révolution française a eu le plus de succès. Il n'est pas impossible que les citadins soient devenus protestants parce qu'ils étaient des citadins, et que Weber et Offenbacher aient été ainsi amenés à établir des corrélations fausses sur des faits aussi peu remarquables: que les habitants des villes aient investi leur capital sous une forme autre que la terre, que les citadins ne possédant pas de terres soient devenus des ingénieurs plutôt que des chirurgiens vétérinaires. Il y a plus grave. Le fait que les Protestants aient vécu dans des grandes villes et inversement que les habitants des grandes villes aient généralement été Protestants est vrai pour le pays de Bade et pour d'autres régions d'Allemagne, mais il n'est pas applicable de manière universelle. Une multitude d'accidents historiques entrent dans l'équation. 90 % au moins de la population rurale des EtatsUnis est composée de Protestants d'une secte ou d'une autre. Les Catholiques vivent dans les centres urbains, en particulier dans les grandes villes des Etats de l'Est. Le «puritanisme» de ces régions, celui des Catholiques irlandais en particulier, est peut-être plus rigide encore que le puritanisme «vrai» de Weber. Quant à la conversion au protestantisme de divers groupes allemands, une citation d'Offenbacher la situe: «Selon le principe cuius regio, eius religio, l'influence déterminente n'a pas été d'une manière générale une conviction sociale et religieuse de la masse mais l'attitude religieuse du dirigeant séculier qui était conditionnée par un mélange de facteurs politiques et strictement spritituels et généralement dépourvue de toute considération économique».
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Ceci aurait déjà dû être un avertissement pour Weber. Le facteur crucial déterminant le choix d'une école dans le pays de Bade a été, répétons-le, uniquement le centre d'enseignement situé dans ce secteur déterminé. Mais ce fait disparaît derrière les moyennes du pays dans son ensemble et il se glisse une fausse corrélation entre l'appartenance confessionnelle et scolaire. Cette observation nous permet d'étendre la portée de notre critique de Weber. Weber a commis l'erreur de poser pour principe que les Protestants, les Puritains en particulier, et les Catholiques formaient les «groupes de base» véritables. Les divergences économiques qu'il crut avoir découvert — nous avons vu dans les cas de Fugger et d'Alberti combien elles étaient souvent artificielles — sont interprétées dans l'optique de la religion, facteur fondamental. De la même manière, et en utilisant les mêmes matériaux de base, Weber et ses successeurs auraient pu «prouver» que les conditions géographiques ou climatiques ont été responsables des grands contrastes économiques. Ainsi, dans les dernières années, l'Europe septentrionale a été plus prospère que l'Europe méridionale (et incidemment, le cas de la Belgique s'explique par cette théorie), alors que de l'autre côté de l'Atlantique, l'Amérique du Nord dans l'ensemble est plus prospère que l'Amérique du Sud tandis que le Nord de l'Amérique du Nord est lui-même plus prospère que le Sud. De même, Weber aurait pu présenter la théorie des «races teutoniques» et des «races latines» — généralisations qui auraient été basées sur le degré de «contamination» ou «d'amélioration» par le sang d'autres races; tout est question de «types idéaux» — et il aurait pu prouver que les Teutons sont plus intelligents que les autres et qu'ils ont une attitude plus «capitaliste» devant la vie. En fait, dans toutes ces «preuves», nous n'échappons pas à l'absurdité d'un raisonnement en cercle vicieux. Dans l'analyse précédente, tout ce que nous pouvons établir c'est que : marchands et manufacturiers s'intéressaient plus au commerce et à l'industrie que les propriétaires terriens et les fermiers; que dans beaucoup d'écoles de grandes villes marchandes on enseignait des sujets commerciaux; qu'un Etat, une province ou une ville où l'industrialisation progressait voyait se développer l'intérêt pour l'éducation technique des enfants et des jeunes gens ; que les gens actifs allaient plus souvent à l'Eglise que les gens paresseux et indolents. Tout Etat passé du catholicisme au protestantisme (par décret royal comme en Angleterre, en Scandinavie et beaucoup d'Etats allemands ou après une lutte de libération nationale comme aux Pays-Bas) nous fournit une matière première de choix permettant la construction de corrélations précieuses, de rapports de cause à
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effet entre le protestantisme d'une part et les systèmes d'enseignement, les préférences occupationnelles d'autre part. Parfois, il est arrivé qu'un souverain réussit à secouer le joug de Rome grâce à la puissance économique de son pays et par conséquent — à l'époque des armées de mercenaires — à sa force militaire. Dans un cas de ce genre — très simplifié bien entendu — on pourrait dire que le pays en question est devenu protestant parce qu'il était riche, bien qu'il s'agisse d'un rapport indirect. Mais le processus de transition, notons-le, est très différent du concept de Robertson sur la diffusion de la religion par des moyens économiques. En d'autres termes, nous pouvons établir à peu près n'importe quelle corrélation ou relation causale en posant un fait ou un autre comme facteur fondamental ou différenciateur. Le nombre des variations possibles est si grand qu'une seule conclusion paraît possible : dans l'intérêt de la vérité et du bon sens abstenons-nous de toute généralisation de ce genre.
5 . CONCEPTS ET «TYPES IDÉAUX»
La théorie de Weber sur la corrélation directe entre le puritanisme et le progrès économique représente une généralisation qui, indépendamment de sa base réelle est méthodologiquement inadmissible. Les deux phénomènes sont si vagues et si universels qu'ils ne peuvent être évalués par corrélation. De plus, les définitions mêmes de Weber sont extrêmement imprécises. Le terme «protestantisme» est employé avec des implications multiples. Parfois, il signifie protestantisme en général. Même dans ce cas, il nous est difficile de tracer la limite qui sépare le protestantisme du catholicisme teinté de réformisme. Mais en général, par protestantisme, Weber n'entend que le calvinisme et les confessions de l'Eglise libre — et il est clair que les liens qui rattachent le puritanisme et l'école de pensée luthérienne par l'intermédiaire de confessions telles que le moravianisme et le piétisme doivent être exclus. Parfois, il parle du calvinisme «originel» et parfois du calvinisme «tardif» — mais comment ces deux calvinismes se distinguent-ils l'un de l'autre dans le contexte de la théorie de Weber? Parfois, comme Tawney par la suite, il parle d'un puritanisme «vrai et pur», «puritain» au sens profond et distinct de celui des grands Pères puritains. Nous avons déjà démontré combien cette argumentation est fallacieuse. Enfin, Weber découvre que ce qu'il veut véritablement dire est ce qu'il appelle le puritanisme sécularisé d e Benjamin Franklin. Il ne tient aucun compte du fait que l'in-
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Corrélations et
concepts
fluence du puritanisme sur le développement économique pendant une période de près de 300 ans antérieure à Franklin, qu'il posait lui-même en postulat, devient ainsi difficile à expliquer. Il est encore plus impossible, si la chose est concevable, d'établir une définition précise du second facteur, le «capitalisme» et «l'esprit du capitalisme». Le fait même que de nombreux auteurs se soient laborieusement efforcés de rendre le capitalisme pédagogiquement explicable en fabriquant des concepts tels que le «pré-capitalisme» ou le «capitalisme mercantile», sans parler du «capitalisme pré-capitaliste» et du «haut capitalisme» prouve combien cette notion est vague. Il n'existe pas de définition claire ni même de périodes distinctes sur lesquelles se baser. Le fait même que, lorsque le résultat économique paraît avoir été le même, le développement n'est pas passé partout par les mêmes étapes ce qui rend impossible de définir de manière précise le capitalisme à ces diverses époques. Angleterre, Allemagne, Etats-Unis, Russie, la seule mention de ces pays montre qu'il n'existe pas de définition dépourvue d'ambiguïté du «développement économique», du «capitalisme» et de «l'industrialisation». Pour citer Marc Bloch, le capitalisme a autant de certificats de naissance que d'historiens étudiant ce sujet. Weber lui-même paraît s'en être rendu compte. Quoi qu'il en soit, il paraît probable que c'est la difficulté de formulation de ses concepts qui l'a fait passer du «capitalisme» à l'«esprit du capitalisme». Il pouvait définir ce dernier comme il le voulait en utilisant les arguments circulaires dont nous avons parlé au chapitre II. Weber raisonne en fonction de ce qu'il appelle des «types idéaux». Le terme en lui-même prouve qu'il s'agit de constructions théoriques élaborées dans le dessein de créer des modèles simples, de conception sans ambiguïté, destinés à élucider les points fondamentaux de l'évolution sociale. En principe, il n'y a pas d'objections à ce mode de raisonnement. L'erreur se trouve dans le fait que les «types idéaux» de Weber sont ambigus dans leur conception. En essayant de créer des «types idéaux» conforme s à la réalité et à la vérité historique, il les a rendu? beaucoup trop complexes pour être des «types idéaux», il va ainsi à l'encontre des principes de la «méthode des modèles» et perd de vue la nécessité de donner une définition précise. Un modèle construit sur ces lignes excentriques a été utilisé non pas comme structure théorique mais comme une interprétation de la réalité. L'explication qui en résulte ne pouvait pas ne pas être absurde. Sous couleur de «types idéaux», la Réforme, le puritanisme tardif et les sectes de l'Eglise libre ont paru beaucoup plus nettement distincts d'un autre «type idéal», le catholicisme, qu'ils ne l'étaient
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en réalité. Toutes les formes de transition, tout ce qu'ils avaient en commun a disparu. Les différences ont été grossièrement exagérées. Le «capitalisme» et l'«esprit du capitalisme» d'une part dans les pays puritains et la vie économique et la pensée économique dans les pays catholiques d'autre part, ont été traités de la même manière. Le rationalisme est présenté comme une caractéristique unique et vitale des manufacturiers quakers d'Angleterre et des millionnaires méthodistes des Etats-Unis. Mais le rationalisme développé, au sens où l'entend Weber, qui existe dans les familles catholiques des Fugger et des Brentano passe sans explication. Il déclare simplement qu'il s'agit d'un rationalisme tout à fait différent de celui des Puritains et de Franklin. L'arbitraire total de la technique qui consiste à accoupler, à mettre en corrélation des phénomènes aussi vaguement définis, et en fait aussi indéfinissables, devrait sauter aux yeux. Il est étrange que tant d'auteurs après Weber aient pu étudier ses théories sans voir d'abord sa faiblesse fondamentale: l'imprécision des concepts qu'il utilise. L'explication en est peut-être que les théories de Weber ont été universellement considérées comme une réfutation de l'interprétation matérialiste de l'histoire. Indépendamment même de l'imprécision extrême de ses concepts, la méthode de Weber est inacceptable. Il est injustifiable d'isoler comme il l'a fait un seul facteur, dans un schéma de développement long et compliqué — même s'il est nettement définissable et isolable d'autres facteurs — et de le mettre en corrélation avec un vaste aspect de toute l'histoire de la civilisation occidentale. D'une manière générale, il est impossible d'essayer d'isoler un facteur particulier, même dans une série d'événements relativement limitée, dans un pays et sur une très courte période, dans le but de déterminer dans quelle mesure le facteur en question a évolué en harmonie avec le processus général étudié, c'est-à-dire, le degré de «corrélation» et de «co-variation». Mais Weber n'hésite pas à s'embarquer dans cette entreprise à propos d'un phénomène aussi complexe que le puritanisme et d'un concept aussi vaste que le développement économique, non pas d'une courte période mais sur 400 ans, non pas dans une région géographique déterminée, mais dans tout le monde occidental!
conclusion
«Ne vous amassez pas des trésors sur la terre où les vers et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et dérobent; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers, ni la rouille ne détruisent, et où les voleurs ne percent ni ne dérobent. Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur» (Matthieu VI, 19—21). Ce verset du Sermon sur la Montagne est fondamental pour les chrétiens. Dans toutes les Eglises, toutes les sectes ont retrouvé le principe fondamental de la renonciation au monde et de la recherche de la sécurité dans le royaume du ciel. La doctrine de la prédestination dont tout le christianisme de saint Paul est imprégné et qui n'a pas été inventé par Calvin ou les Puritains ne change rien à ce fait. Au contraire, elle a peut-être rendu plus intenses l'éloignement d'avec tout ce qui est temporel et le désir d'accumuler des richesses au ciel et non sur terre. Dans la mesure où les affaires du monde exigeaient que l'on s'y intéressât, elles étaient évaluées en termes d'éternité et de Royaume de Dieu. Dans la mesure où les problèmes économiques furent pris en considération, on chercha à subordonner les affaires et l'entreprise à un code de moralité chrétienne rigoureux qui les entravait et les limitait. Sur ce point, Calvin, Wesley et Baxter ne différaient pas de Paul, Augustin ou Thomas d'Aquin. Le mercantilisme, la philosophie des Lumières, le darwinisme, le libéralisme économique — tous les systèmes de pensée où l'expansion économique et la croyance en une amélioration du statut des nations et des hommes par le moyen d'un accroissement du capital, de l'élévation du niveau de bien-être jouaient le rôle principal — allaient à l'encontre de toutes les doctrines religieuses ou bien passaient au-dessus ou à côté d'elles. Les éléments de ces philosophies, qui ont été fondamentaux pour l'économie, n'ont
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Conclusion
été empruntées ni au protestantisme ni au puritanisme, ils étaient absolument distincts et dépourvus de tout rapport avec ces fois religieuses: le rationalisme, la croyance au capitalisme et aux bienfaits du capitalisme, le besoin d'une liberté sans entrave pour — comme le disait George F. Baer, porte - parole des propriétaires de mines américaines au cours de la grève de 1902: «les chrétiens à qui votre Dieu dans son infinie Sagesse, a donné le contrôle de l'intérêt de la propriété de ce pays». Si le rationalisme de la philosophie des Lumières, la notion de «survivance des plus capables» du darwinisme social et le libéralisme du laissez-faire ont pu faire bonne figure dans le domaine idéologique et le domaine pratique, ils n'ont pas toujours implique, la croyance en un Dieu Rédempteur, et l'individu n'en a pas pour autant été émancipé de la foi religieuse. Dieu et Mammon étaient adorés ensemble et en même temps et ils étaient sur un pied d'égalité. Influencés par un environnement de richesse, d'entreprise, de spéculation — dont les Eglises recevaient également les bienfaits économiques — les prêtres et les prédicateurs saluèrent les capitalistes, les entrepreneurs et les spéculateurs comme les élus de Dieu. Mais il serait inconsidéré d'en déduire que le protestantisme et le puritanisme ont créé le capitalisme et les capitalistes ou qu'ils ont été une condition préalable indispensable à leur accession à une position importante. Dans toutes les croyances religieuses, les serviteurs de Dieu ont invoqué celui-ci pour garantir le bien-fondé et la prospérité de leur classe sociale, de leur pays, de leur race, en d'autres termes de leurs intérêts. Mais nous ne pouvons pas affirmer que, pour cette raison, le christianisme a été cause de l'oppression d'une classe sociale par une autre commise au nom de Dieu, ni celle de toutes les guerres où les armes ont été bénies par des prêtres chrétiens, de toutes les agressions perpétrées par des représentants de la race blanche sur d'autres peuples au nom de Dieu et de la Sainte-Trinité. Ainsi, cette étude de la doctrine puritaine et de l'idéologie capitaliste, de l'esprit du capitalisme que Weber voyait personnifié en Benjamin Franklin et les capitaines d'industries américains rend insoutenable l'hypothèse d'un rapport existant entre le puritanisme et le capitalisme dans lequel la religion aurait été la force motivatrice de l'économie. Nous n'avons pas trouvé non plus que les théories de Weber étaient soutenables lorsqu'il postule l'existence des vertus de travail et d'économie chez les Puritains. Tout d'abord, le rôle qu'elles ont joué dans le développement économique est incertain, ensuite, les Puritains n'étaient certainement pas seuls à prêcher les vertus de diligence et d'épargne. Ces vertus ont été prêchées avec
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autant de zèle en France catholique qu'en Ecosse puritaine. Des considérations du même ordre s'appliquent au problème de l'usure. L'attitude de Calvin et de ses successeurs n'a pas été intrinsèquement différente de celle du catholicisme: l'émancipation a eu lieu indépendamment, semble-t-il, de tout code religieux. Pendant des centaines d'années après la Réforme, dans les pays protestants comme dans les pays catholiques, l'effort visant à maintenir les taux d'intérêt à un niveau peu élevé et à imposer un maximum légal a continué à s'exprimer par les lois séculières et commerciales dictées par les mercantilistes. De plus, il est impossible de déterminer si les taux d'intérêt élevés et libres ont été à la base de l'expansion économique ou si ce n'est pas le phénomène inverse, des taux d'intérêt peu élevés, qui a encouragé efficacement l'expansion. Nous avons également prouvé qu'il est difficile sinon impossible d'établir une corrélation entre des concepts aussi vastes et vagues que les concepts en question. Même si, en termes très généraux, les pays protestants ont, en fait, acquis une prospérité économique plus grande que les pays catholiques, il est évident que les variations à l'intérieur du groupe catholique sont extrêmement vastes, et que, d'autre part, les pays protestants n'ont aucune position de prééminence sur les pays catholiques ni les pays puritains sur les autres pays protestants. Les adeptes de l'Eglise libre et les Puritains ont parfois apporté d'importantes contributions à la vie économique. Mais ceci ne permet pas d'établir un lien entre la réussite économique et la foi religieuse. Dans bien des cas, il existe des explications plus plausibles: formation spéciale, relations familiales, statut d'étranger; ou bien le fait que dans les groupes de victimes de persécutions religieuses, ce furent les marchands qui émigrèrent et trouvèrent à l'étranger un accueil empressé et des chances de réussite; ou bien le fait que la pratique d'une religion et une certaine prospérité s'associaient à une personnalité généralement active — et que c'est la diligence qui a été le facteur fondamental du succès économique. Mais il est évident qu'à de nombreux égards la contribution des confessions de l'Eglise libre a été considérablement exagérée. Elles ont représenté un élément très peu important dans un vaste phénomène général, comme le prouve l'étude des facteurs tels que l'influence des relations familiales et le rôle des étrangers dans le commerce. Mais il se trouve que cet élément minuscule est celui qui a le plus attiré l'attention. Nous concluons donc que, en partant des doctrines du puritanisme ou du «capitalisme» ou d'une corrélation entre la religion et l'activité économique, nous ne trouvons aucune preuve confirmant les théories de Weber. Presque tous les faits les infirment.
index des noms
Abott, L. 55 Abélard 38 Adams, J. T. 42, 44 Alberti, L. B. 5 0 - 5 3 , 64, 120 Alger, H. 55, 70 Allen, F. L. 70 Anselme 38 Arminius, J. 43n Ashley, Sir W. 1 1 - 1 2 , 22, 64,71, 73 Ashton, T. S. ν, 16, 76, 100-103 Astor, J. J. 63 Augustin 24, 3 5 - 3 6 , 125
Carnegie, A. 6 0 - 6 3 , 6 7 - 6 9 Channing, W. E. 43 Clapham, Sir J. H. 88 Clark, F. E. 55 Clemensen, W. 1 7 - 1 8 Clifford, Firme commerciale de 108 Colbert, J. B. 50, 6 5 - 6 7 Conwell, R. 55 Crafts, W. F. 55 Crisp, S. 27 Cunningham, W. 14—15, 65—66, 74, 8 3 - 8 4 , 90, 100
Baasch, E. 85 Baer, G. F. 125 Barnes, H. E. 4 Baxter, R. 2 1 , 2 8 - 3 0 , 3 3 , 3 6 - 3 8 , 4 8 Beecher, H. W. 55 Bein, E. 17 Bernard de Clairvaux 38 Black, J. 41 Bloch, M. 122 Bloom, H. I. 105 Bodin, J. 49 Bonaventura 38 Brentano, L. ix, 9 - 1 0 , 13, 3 7 - 3 8 , 74, 102, 122 Brodick, J. 14 Bryson, G. 40 Bunyan, J. 3 1 - 3 2 , 36, 4 8 - 4 9
Darby, Famille 100-101 Darwin, C. 57, 5 9 - 6 0
Calvin, J. 7, 11-13, 16, 21, 2 3 - 2 4 , 29, 3 4 - 3 7 , 58, 6 5 - 6 7 , 71, 7 3 74, 81, 85, 92, 125
Fanfani, A. ix Ferguson, A. 41 Flines, G. de 108 Ford, H. 6 2 - 6 3 Fox, G. 2 1 - 2 3 , 2 9 - 3 0 , 3 6 - 3 8 , 40, 48 Franklin, B. 2, 4, 9 - 1 0 , 1 8 - 1 9 , 38, 42, 4 4 - 5 3 , 5 5 - 5 7 , 60, 64, 66, 92, 122-123, 126 Fugger, J. 5 2 - 5 3 , 64, 120, 123 Geyl, P. 87 Grellius, P. 108 Grill, A. 109 Grubb, I. 27, 40 Haentjens 108 Haerzel 108
Index des noms
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Heckscher, E. F . 5 Hogguer, J. C. 109 Hope, Firme commerciale de 108— 109 Hume, D. 4 0 - 4 1 Hunt, T. 55 Hutcheson, F . 41 Hyma, A. 8 6 - 8 7 Jefferson, T. 44 Jennings, W. W. 6 8 - 7 0 Johnson, S. 42 Keynes, Lord J . M. 4 Kops, W. 108 Kraus, J. B. 1 5 - 1 6 , 18, 22, 38, 80 Lagercrantz, Ο. ν Lawrence, W. 55 Leechmann 41 Leeuw, D. 108 Lewis, W. A. 5—6 Lindley, B. 27 Lipman, V. D . 101 Locke, J. 40, 42 Lombard, P. 38 Louis X I V 2 Lundevall, K . - E . ν Luther, M. 9 - 1 2 , 16, 21, 35, 58, 71, 85 Malthus 59 Marx, K . 5, 30 McCloskey, R . G . 5 9 - 6 0 Maetzuyer 108 Melanchton 11, 71 Montesquieu 4 0 Moore 41 Musil, R . vii Myrdal, G. 6 Neufvilles, J . I. de 109 Nordencrantz, A. 107 Offenbacher, M. 2, 1 1 3 - 1 1 9 Quesnay, F . 40 Parsons, T. ix, 4 Pels, Α. 108 Penn, W. 22, 28, 30, 3 7 - 3 8 , 40, 48 Poppen, J . 86
Rachfahl, F. 6 - 9 Risingh, J . C. 107 Robertson, H. M. 3 7 - 3 9 , 71, 74, Robertson, M. L. Rockefeller, J . D.
ix, 1 2 - 1 4 , 18, 8 0 - 8 1 , 84, 121 90 63-64, 67-69
Saint Paul 23, 26, 2 8 - 2 9 , 35, 3 7 38, 59, 125 Savary, J. 4 9 - 5 0 , 64 Silvercrantz, J . 107 Slater, S. 93 Smith, Α. 4 0 - 4 1 , 57, 60 Smith, Η. M. 55 Sombart, W. ix, 3, 5, 8, 12, 1 4 - 1 6 , 18, 3 8 - 3 9 , 5 0 - 5 2 , 54, 74, 84, 101, 103, 105 Spencer, H. 57, 5 9 - 6 0 Stewart, D. 41 Sumner, W. G. 48, 5 7 - 6 1 , 63 Taine, Η. χ Tawney, R . H. v, ix, 1 1 - 1 3 , 18, 2 7 - 2 8 , 3 3 - 3 4 , 3 6 - 3 9 , 64, 80, 84, 94, 100, 121 Thomas d'Aquin 24, 2 8 - 2 9 , 125 Tingsten, Η. ν Todd, J . 55 Troeltsch, E. 15, 83 Turgot, A.-R.-J. 40 Vanderbilt, C. 63 Van Doren, W. 55 Van Gunsteren, W. F . 17, 37 Van Heulen, 108 Van Hemert, J . 108 Van Hemert, W. 108 Van Ravensteyn, J . W. 86 Van Woorm 108 Warner, W. J . 25, 40 Warren, A. 6 Wellek, R . 6 Wesley, J . 2, 2 1 - 2 7 , 29—30, 38, 40, 48, 58, 65 Whitefield, G . 42, 45 Wich, de 108 Wise, D. 55 Wright, C. 4 2 - 4 3 Wycliff 38 Wyllie, I. G . 4, 5 4 - 5 5 , 70
36-
table des matières
Préface de l'auteur à l'édition originale
V
Introduction de D. C. Coleman Chapitre I:
IX
LE PROBLÈME ET LA CONTROVERSE
1. Les hypothèses de Weber 2. Leur influence générale 3. Les adversaires Chapitre II: L'ESPRIT D U PURITANISME ET D U 1. Les Pères Puritaines 2. Sécularisation et révolution idéologique 3. Benjamin Franklin 4. Les capitaines de l'industrie 5. Résumé Chapitre III:
1 4 6 CAPITALISME
21 38 44 54 64
VERTU, INTÉRÊT ET RICHESSE
1. Assiduité et épargne 2. Taux d'intérêt
65 70
Chapitre IV: CORRÉLATIONS ET CONCEPTS 1. Corrélations et causalité 2. Protestantisme et progrès 3. Les Eglises libres et la prospérité économique . . . . 4. Le point de départ de Weber 5. Concepts et «types idéaux»
79 84 99 112 121
CONCLUSION
125
INDEX DES NOMS
129