Capitalistes et pouvoir au siècle des lumières: Tome 3 La Monarchie Buissonnière 1718–1723 [Reprint 2019 ed.] 9783110809985, 9789027979575


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French Pages 531 [548] Year 1980

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Table of contents :
Chapitre I. Le Policier, Les Juges Et Les Comptables
Chapitre II. Combat Pour Un Pacte
Chapitre III. Le Festin De La Grenouille
Chapitre IV. Le Delestage
Chapitre V. La Maîtresse Carte
Chapitre VI. L'internationale De L'aventure
Chapitre VII. La Dictature De Carabosse
Chapitre VIII. La Marche A L'inconnu
Indications Bibliographiques
Index Alphabetique
Table Des Illustrations
Table Des Matières
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Capitalistes et pouvoir au siècle des lumières: Tome 3 La Monarchie Buissonnière 1718–1723 [Reprint 2019 ed.]
 9783110809985, 9789027979575

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CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

CLAUDE-FRÉDÉRIC LÉVY

CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES T O M E TROIS

LA MONARCHIE BUISSONNIÈRE 1718-1723

MOUTON É D I T E U R P A R I S • LA HAYE • NEW Y O R K

Couverture: La fortune bonne et mauvaise, détails. (Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. Photo: M m e C o l o m b Gérard.)

ISBN: 90-279-7957-X ( M o u t o n , La Haye) ISBN: 2-7193-0988-8 ( M o u t o n , Paris) ® 1980, M o u t o n Éditeur, La Haye I m p r i m é en Hollande

CHAPITRE I.

LE POLICIER, LES JUGES ET LES COMPTABLES

Au seuil de l'année 1718, la Régence était au carrefour de deux routes : sur l'une, caracolait le lieutenant général duc de Noailles ; sur l'autre, M. John Law s'apprêtait à jongler. Entre ces deux personnages si différents, une certaine concordance s'était exprimée, sinon dans les vues au moins dans l'action. Certes, en octobre 1715, le président du conseil de Finance s'était refusé à confier la gestion des deniers publics à des intérêts privés, mais lorsque l'entreprise s'était faite plus modeste, il y avait très spontanément donné la main ; au demeurant, le créateur des billets de l'Etat était heureux de trouver dans toutes les boftes que l'Ecossais sortait de ses manches autant d'exutoires où entonner ses papiers et c'est dans cette perspective qu'il avait soutenu ses établissements avec son habituelle impétuosité. Mais depuis que la chambre de "justice avait clos ses portes, le duc se sentait comme désarmé devant ceux qu'il avait pourchassés. L'exécuteur de ses hautes œuvres, M. Rouillé du Coudray, après avoir été déchargé du soin de faire rendre gorge aux traitants au profit du plus accommodant Le Peletier des Forts, s'était, un soir qu'il avait un peu trop sacrifié à son goût pour le Champagne, livré à une exhibition scandaleuse au spectacle des Comédiens italiens, en tendant au Régent la couronne qui ceignait le front d'un acteur, geste qui lui avait valu de perdre sa place au conseil de Finance et d'être exilé au Coudray. (1) Les incursions de M. de Noailles dans le domaine des Affaires étrangères n'avaient pas eu pour effet de renforcer son crédit. Les conseillers du Régent, à commencer par le maréchal d'Huxelles, étaient dans leur presque totalité hostiles à la politique d'alliance avec l'Angleterre et partisans d'une indissoluble union avec l'Espagne, et c'est sans doute pour leur donner des apaisements qu'en dépit des rebuffades de cette cour le président du conseil de Finance avait imaginé de dépêcher à Madrid le très fénelonien marquis de Louville qui avait accompagné Philippe V dans sa capitale lors de son avènement, avec instructions de faire chasser le cardinal del Giudice, de ménager le même sort au père Daubenton confesseur du prince, et 5

d'accomplir dans ce monde fermé et secret qu'était l'Escorial, un certain nombre de missions qui eussent pu, à la rigueur, être confiées à un musicien, une nourrice ou un nain, mais qu'un personnage aussi officiel que l'ancien adjoint du duc de Beauvillier était bien le dernier à pouvoir éxécuter. (2) Cette démarche s'était soldée par une nouvelle avanie, plus publique encore que les précédentes, puisque Alberoni, affolé par l'intrusion d'un étranger susceptible de lui ravir sa place, avait fait toute diligence pour le renvoyer à son point de départ sans lui laisser prendre le moindre contact avec le souverain. Le président du conseil de Finance s'était avec aussi peu de succès insinué dans les affaires de la constitution Unigenitus et, assez curieusement, il avait choisi pour son émissaire à Rome avec mission de débattre des problèmes du salut le célèbre munitionnaire Berthelot de Pleneuf, archétype des profiteurs de guerre promis aux foudres de sa chambre de justice. (3) Privé de son collaborateur le plus habile, en butte à l'hostilité des gens de finance, d'une partie de la noblesse, de ses collègues du gouvernement et de la magistrature, M. de Noailles avait souhaité, semble-t-il, obtenir un quitus pour le passé et une caution pour l'avenir et c'est à cette fin qu'il avait suggéré au Régent de réunir un comité, composé de personnalités pour la plupart totalement étrangères aux affaires financières, auquel il avait soumis un de ces rapports articulés en paragraphes et sous-paragraphes dont il faisait ses délices, et où après avoir exposé, analysé et écarté les diverses propositions avancées, il en était venu aux conclusions qu'avaient entérinées les édits d'août 1717 et qui, tendant une fois de plus à remplacer papiers par papiers, avaient mué les billets de l'Etat -eux-mêmes produits de deux ou trois trocs successifs- en rentes viagères, en billets de loterie ou en actions de la Compagnie d'Occident. Toutefois à partir du moment où le capital de cette compagnie était plafonné à 100 000 000 de livres et où on ne voyait pas dans l'immédiat poindre à l'horizon une nouvelle société résignée à servir d'éponge au Trésor public, il fallait recourir à d'autres moyens pour absorber les quelques 250 000 000 de papiers qui subsistaient. Bravement, le duc de Noailles préconisait des économies de l'ordre de 13 000 000 sur les dépenses royales, telles que menus plaisirs, musique, bâtiments, et en ramenant la dépense globale à 35 000 000 y compris 2 000 000 en pensions et 4 650 000 livres pour les Affaires étrangères, il pensait venir à bout en quinze ans de ce qui restait de ses intarissables billets. (4) Tout ceci devait s'accomplir dans un climat de stabilité monétaire d'ailleurs conforme aux conceptions du duc de Noailles qui n'avait consenti à la dévaluation de 1715 que sous la pression du commerce libre et qui, en dépit de cette même pression, 6

avait refusé de faire de la refonte de novembre 1716, le prétexte d'une nouvelle dépréciation de la livre tournois sous forme d'une deuxième augmentation des espèce. Tout autres étaient les vues de Law qui, au moment où il venait de fonder une compagnie de commerce au capital -d'ailleurs purement fictif- de 100 000 000, dont il entendait se servir pour "aimanter" toute l'économie du royaume, ne se souciait nullement de voir toutes les transactions bloquées par une vétilleuse politique d'économie et par cette même disette de moyens de paiements qui paralysait le négoce français depuis la signature de la paix. C'est ce qui ressort d'un mémoire un peu antérieur à la création de la Compagnie d'Occident et qui exprime en termes clairs ses vues et aussi celles des représentants du commerce libre rassemblés derrière lui, sous ce titre fort explicite : "Comment l'on peut faire bénéficier le Roy de cent millions de capital et de quatre millions d'intérêts annuels en dix années à la faveur de la Compagnie d'Occident et faire fleurir le commerce des Indes en France à l'égal de celui des Anglais et Hollandais en procurant particulièrement le bien et l'intérêt des actionnaires". Dans ce mémoire, on suggérait que le montant de la rente versée par l'Etat à la Compagnie soit fixé, non pas à 4 000 000 mais à 6 000 000 et qu'en outre, à la faveur d'un "surhaussement" des monnaies, le Trésor consente à cette entreprise un secours de 14 000 000 en billets de la Banque royale en contrepartie desquels la Compagnie remettrait à la Banque "pareille somme en billets de l'Etat ou autres papiers provenant des effets des actionnaires". "Avec les six premiers millions et les quatorze que l'on propose de mettre encore dans la Caisse de cette Compagnie, on n'imagine rien qu'elle ne puisse entreprendre de grand pour l'honneur de la nation, la gloire du ministère de Monseigneur et l'intérêt des particuliers et de tout l'Etat en général" (5), exposait le rédacteur. Entre deux hommes dont un lui proposait, en rognant sur les menus plaisirs et autres broutilles, de payer ses dettes en quinze ans et dont l'autre se disait prêt à lui conquérir un empire en faisant voler le papier, le Régent aurait sans doute opté pour le second si la pente naturelle de son esprit ne 1' avait incité aux atermoiements et aux ménagements. Au demeurant, les relations entre les deux personnages avaient été longtemps excellentes ; "(Law), rapporte le duc d'Antin, était goûté de M. le Régent et de M. le duc de Noailles qui ne jurait que par lui depuis l'établissement de la banque dont il espérait tirer les principales ressources. Cette intelligence dura plus d'un an et demi mais vers le m o i s . . . (6) 7

s'étant trouvé de sentiments différents au sujet de quelques opérations, M. le Régent fut pour M. Law. Ce fut le commencement de la brouillerie qui augmenta de manière qu'il n'allait plus chez M. le duc de Noailles. " (7) La désignation du duc de La Force, ami de Law, à la vice-présidence du conseil de Finance, tour fort machiavéliquement imaginé par Saint-Simon, n'eut pas pour effet de détendre le climat. (8) Le duc d'Orléans tenta de négocier un rapprochement entre les antagonistes ; le 6 janvier, une conférence fut ménagée à La Raquette, propriété que le duc de Noailles possédait à proximité du faubourg Saint-Antoine et où, en présence du prince, le président du conseil de Finance confronta ses vues avec celles de l'Ecossais. La virtuosité du directeur de la Banque l'emporta sur la casuistique de ses adversaires. "Law, écrit Saint-Simon, avec un langage fort écossais avait le r a r e don de s'expliquer d'une façon si nette, si claire, si intelligible, qu'il ne laissait rien à désirer pour se faire parfaitement entendre et comprendre. " (9) Le directeur de la Banque exposa que "les obstacles qui l'arrêtaient à chaque pas faisaient perdre tout le fruit de son système" (10) ; ces obstacles venaient d'ailleurs moins du duc de Noailles que du Parlement ; ce corps préconisait une politique t r è s orthodoxe d'économies, destinée à assurer le strict paiement des rentes et intérêts dus aux créanciers de l'Etat parmi lesquels ses membres se comptaient ; mais surtout, il n'avait jamais dissimulé son hostilité à l'étranger qui maniait les deniers des Français sinon ceux du roi et dont les conceptions audacieuses étaient à l'opposé de ses principes. A chaque instant celui-ci se voyait imposer des séances d'explication auprès du premier président de Mesmes ou de M. de NicolaT qui présidait la Chambre des comptes. Le chancelier Daguesseau était l'instrument de cette résistance lancinante et Saint-Simon parle de "ses hoquets continuels à a r r ê t e r les opérations de Law" et des "points sur les ^ qu'il y mettait". (11) Le 14 janvier, le Parlement se rassembla à l'effet d'enregistrer un édit portant création d'une charge de trésorier des bâtiments et d'une autre d'argentier de l'écurie. Cette création donna lieu à des débats acrimonieux dont les gens du roi vinrent rendre compte au Régent. Le prince, aiguillonné par Saint-Simon, commença à perdre patience ; les bottes que, dans les jours qui suivirent, les parlementaires continuèrent de porter au pouvoir, les instances de plus en plus éprouvantes du chancelier Daguesseau qui en était l'émanation eurent finalement raison de la faiblesse du prince ; le 28 janvier à 8 heures, M. de La Vrillière allait redemander les sceaux au chancelier en lui intimant l'ordre du roi de se rendre à sa propriété de Fresnes ; à cette nouvelle le duc de Noailles se 8

rendit au Palais-Royal, pénétra dans le cabinet du duc d'Orléans et aperçut sur le bureau un coffret dont la forme lui parut connue. Un dialogue s'engagea que le duc d'Antin nous restitue dans toute sa singularité. "-Sont-ce pas les sceaux ? s'enquit le président du conseil de Finance. "-Oui, répondit le prince sans autre forme d'explication. " - E s t - c e que vous les avez ôtés à M. le chancelier ? insista le visiteur. "Un 'oui' tout aussi laconique répondit à la question. " - E t pourquoi ? " - P a r c e que je veux être le maître. " - E t qu'est-ce qui vous en empêche ? " protesta le duc de Noailles qui, se laissant aller à son emportement, ajouta : "Si vous avez ajouté foi à ce qu'on avait répandu qu'il avait soulevé le Parlement contre vous, je suis aussi coupable que lui. Je vois que la cabale l'emporte et qu'elle a commencé par un coup d'éclat ; il n'est pas difficile de voir où tout cela aboutira. Je ne veux point être chassé. Trouvez bon que je vous remette l'emploi que vous m'avez confié. " (12) Ainsi l'impétueux seigneur se démit-il d'un emploi qui, manifestement lui devenait à charge tant parce qu'il se sentait de plus en plus dans l'impossibilité d'agir, que parce que les ressources de son imagination commençaient à s'épuiser. "Law n'y contribua pas peu", révèle le duc d'Antin en narrant cette disgrâce (13) qu'il salue de cette épigraphe : "Il n'a été regretté de personne ; outre le mauvais état de la finance, il n'avait jamais rien fait pour avoir des amis. " (14) "Je fus peut-être, affirme Saint-Simon, celui de tous qui lui fit le moins de mal" (15), et on peut se demander si cette phrase ne sonne pas comme un remords et si, en s'exaltant de la chute de son ennemi le plus cher, le théoricien de la Régence ne sentait pas confusément qu'il prenait le deuil de sa propre révolution. Au moment où la noblesse, revenue au pouvoir, découvrait dans ses traditions les voies d'une émancipation, elle avait eu la grâce insigne de receler dans son sein un homme capable de la conduire et un seul. Son abord antipathique, son imperméabilité à tout contact humain, la difficulté qu'il éprouvait à dégager les solutions des problèmes après les avoir clairement assimilés ne sauraient faire oublier son acharnement au travail, sa mémoire sans faille, son autorité, l'inlassable énergie qu'il montrait dans l'exécution des plans une fois arrêtés. Même s'il n'était pas parvenu, en muant les promesses de la Caisse des emprunts en billets de l'Etat et les billets de l'Etat en rentes viagères, à résorber la masse inépuisable de la dette flottante, il avait avec la chambre de justice, avec la suppression du 9

dixième, avec sa tentative de rendre la taille proportionnelle et sa réforme de la comptabilité publique strictement imposée aux dépositaires des deniers royaux, accompli les premiers pas sur vin chemin qui aurait peut-être modifié le sens de la tourmente qui allait survenir soixante-dix ans plus tard. Aussi, peut-on se demander si c'est en pensant à lui-même ou à son adversaire vaincu, que le duc de Saint-Simon évoquant, après son éloignement des affaires publiques, les vaines luttes qu'il avait menées pour rendre plus équitable l'assiette des tailles et abolir l'oppression des gabelles consignait sur ses cahiers ces réflexions désabusées : "Cette occasion m'arrache une vérité que j'ai reconnue pendant que j'ai été dans le Conseil, et que je n'aurais pu croire si une triste expérience ne me l'avait appris : c'est que tout bien à faire est impossible. Si peu de gens le veulent de bonne foi, tant d'autres ont un intérêt contraire à chaque sorte de bien qu'on peut se proposer ; ceux qui le désirent ignorent les contours sans quoi rien ne réussit, et ne peuvent parer aux adresses ni au crédit qu'on leur oppose, et ces adresses, appuyées de tout le crédit des gens de maniement supérieur et d'autorité, sont tellement multipliées et ténébreuses, que tout le bien possible à faire avorte nécessairement toujours". (16) Le lieutenant de police d'Argenson qui fut désigné pour occuper la charge de garde des sceaux -celle de chancelier étant immuable- et commis à l'administration des finances sous une forme un peu nébuleuse était du goût de Law. "Law et moi avions souvent traité cette matière, écrit Saint-Simon, il avait eu souvent recours à d'Argenson, qui était fort entré dans ses pensées, et c'était à M qu'il désirait les finances, parce qu'il comptait être avec lui en pleine liberté" (17) ; mais là n'était sans doute pas la raison essentielle de ce choix. A son avènement au pouvoir, le Régent avait clairement exprimé son hostilité au parti de la constitution Unigenitus et la manifestation la plus éclatante de ce sentiment avait été la désignation du cardinal de Noailles à la tête du conseil de Conscience. Mais au fur et à mesure que le Parlement qui l'avait porté au pouvoir s'affirmait de plus en plus tracassier et tendait à mettre son régime en péril, et que le vent qui soufflait d'Espagne se faisait de plus en plus menaçant, il lui était nécessaire de s'appuyer sur un parti puissant au-dedans et au-dehors, tel que celui des intransigeants défenseurs de l'infaillibilité pontificale. Au demeurant, au printemps de 1717, les "excès" du parti anticonstitutionnaire l'avaient sérieusement alarmé. Quatre évêques, Joachim Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, Pierre de Langle, évêque de Boulogne, Pierre de La Broue, évêque de Mirepoix et Jean Soanen, évêque de Senez, en avaient 10

appelé au futur concile, de la bulle Unigenitus, au grand applaudissement de l'Université de Paris, et le prince, avec quelque vigueur, avait mis un terme à cette initiative en expliquant au cours d'un long entretien qu'il eut avec Saint-Simon, dans le cadre imprévu d'une loge d'opéra, les raisons de cette évolution : "Peu après que j'eus commencé, rapporte le mémorialiste, il m'interrompit pour me faire remarquer que le grand nombre était pour la Constitution, et le petit pour les appels ; que la Constitution avait le Pape, la plupart des évêques, les jésuites, tous les séminaires de Saint-Sulpice et de Saint-Lazare, par conséquent une infinité de confesseurs, de curés, de vicaires répandus dans les villes et les campagnes du royaume, qui y entraînaient les peuples par conscience, tous les capucins et quelque petit nombre d'autres religieux mendiants, et que telle chose pouvait arriver en France, où tous ces constitutionnaires se joindraient au roi d'Espagne contre lui, et par le nombre seraient les plus forts, ainsi que par l'intrigue et par Rome". (18) L'abbé Dubois dont l'obsession était d'être cardinal devait tout naturellement porter ses regards du même côté, quant à Law lui-même, il avait, comme nous l'avons relevé dans le nouveau tracé de sa signature, compris dès la fondation de la Banque qu'un étranger et un protestant ne pouvait exercer en France une activité telle que la sienne que sous le couvert d'une certaine "estampille" ; les croupières que lui avait taillées le Parlement, les sollicitations dont il avait été l'objet de la part des jacobites et de leurs alliés suédois ne pouvaient que resserrer ses liens avec un parti qui se révélait être son plus sûr soutien. Marc René d'Argenson était en effet l'émanation avouée du parti dévot dont il avait bien souvent, sous le règne précédent, exécuté les missions en qualité de lieutenant de police. "Dans ce poste, écrit Bois-Jourdain, il avait la confiance du roi et celle des jésuites. Le père Le Tellier le chargea de toutes les expéditions contre les jansénistes ce qui lui attira la haine de tous les partis. " (19) Saint-Simon était le dernier à ignorer cette appartenance : "Je ne lui cachai pas, écrit-il en relatant son premier entretien avec le nouveau ministre, que j'étais bien instruit de ses liaisons avec les jésuites et avec tout le parti de la Constitution, que je comprenais parfaitement que sa place le demandait sous le feu roi mais que je sentais également qu'il était trop éclairé sur le fond des choses... pour ne pas porter un jugement sain de la chose, par rapport à la religion et à l'Etat... ". La discussion là-dessus fut longue, ajoute-t-il, et j'y sentis de sa part plus de discours et de compliments que de réalité. " C'est en vain que, pour le détacher de ses anciens engagements, le duc suggéra au garde des sceaux de demander une 11

entrevue au cardinal de Noailles. Il ne s'y prêta qu'avec beaucoup de réticence à la condition que ce fût à l'hôtel de SaintSimon et le soir "pour la dérober à la connaissance du monde" et on se sépara sans en fixer la date. (20) L'entrevue eut lieu néanmoins quelques jours plus tard, mais elle n'eut pas pour effet d' "exorciser" l'ancien lieutenant de police : "Je vis clairement, écrit Saint-Simon, que le vieux levain prévalait et qu'il ne se dépouillerait point de cette vieille peau jésuitique que la fortune lui avait fait revêtir sous le feu Roi, et que ses fonctions de la police, c'est-à-dire de l'inquisition, avaient de plus en plus collée et encuirassée en lui". (21) Curieux homme que ce chef de la police entre les mains de qui étaient déposés les sceaux du royaume ; son père, ambassadeur à Venise, était un membre distingué de la Compagnie du Saint-Sacrement, redoutable inquisition dont il se fit l'analyste et dont Mazarin interrompit les activités. Encore que cette société composée principalement de membres du clergé séculier ait été assez rapidement l'objet d'un ostracisme de la part des jésuites, le dévot ambassadeur témoignait d'un grand attachement à ces religieux et, au nombre de ses multiples travaux de piété, il avait composé des Exercices de saint Ignace. Son fils devait témoigner des mêmes affinités. A l'origine, celles-ci n'avaient pas contribué à la fortune de la famille. Rappelé de son ambassade à trente-deux ans, d'Argenson le père avait trouvé à la cour un accueil plus que réservé. "Il paraissait se complaire à être maltraité ; on ne gagne rien à la Cour à ce personnage d'homme plaintif et malheureux", écrira son petit-fils. Il se fit détester par le cardinal Mazarin. "Ce fut bien pis sous M. Colbert : la dévotion se mêlait de tout et lui servait à déclamer contre les vices des grands ; sa hauteur fit .que le roi lui-même la trouva insupportable. Il était conseiller d'Etat ; il y en avait un grand nombre ; on fit une réforme, il fut supprimé." (22) Dépité, l'ancien ambassadeur "alla s'enfermer tout jeune dans ses terres où tout tombait par morceaux ; tout était saisi". En lui rachetant son hôtel d'Argenson, rue des Poulies, pour l'employer à l'agrandissement du Louvre, le roi lui procura quelque bien-être, mais pas assez pour lui permettre d'établir solidement ses cinq enfants. Le futur lieutenant de police, né à Venise et qui avait eu pour marraine la République et pour parrain le prince de Soubise, eut des débuts fort modestes ; son père lui donnait une pension annuelle de 500 livres "pour son entretien et pour tout". "Quelques fois, écrit le marquis d'Argenson, mon père venait à Paris avec cela, il mettait ce qu'il destinait à son séjour à Paris sur une carte à la bassette, et quand cela était perdu, il repartait le lendemain. " Pendant quelques années il tenta de poursuivre dans la capitale une carrière de substitut du procureur général, mais, 12

désespérant de pouvoir en soutenir le train, il se retira dans son fief familial, après avoir songé à rentrer à l'armée ; finalement son grand-père maternel, M. Houlier, résilia en sa faveur sa charge de lieutenant général de bailliage d'Angoulême et il vint l'occuper. Son comportement donna lieu à des propos médisants de ses justiciables : "Ils se plaignaient entre autres choses que mon père menait avec lui à l'auditoire un grand chien à collier, à peu près comme était le mien mort depuis peu, et nommé Cabot", note le marquis dans son Journal. Cette carrière se serait sans doute poursuivie dans son obscurité et dans la société des bêtes, si à l'occasion de "Grands jours", n'était venu en Angoumois le conseiller de Caumartin féru de généalogie, pour qui le passé de la famille d'Argenson évoquait des prestiges dont le poste de lieutenant au bailliage d'Angoulême était manifestement indigne. Il proposa à ce magistrat oublié de l'emmener à Paris et un receveur des tailles nommé Fermé se trouva fort à propos pour lui donner les moyens d'y paraître honorablement. M. de Caumartin était familier de Louis de Pontchartrain alors contrôleur général à qui il présenta son protégé et qui ne tarda pas à apprécier ses qualités. "Savez-vous ce que c'est que ce M. d'Argenson là ? auraitil confié à tout un chacun, c'est un homme à aller à tout par la suite, et dès à présent à faire intendant de Languedoc. " Le nouveau venu se vit confier des commissions lucratives et quand M. de Pontchartrain prit le ministère de la Marine, il exerça ses activités dans son département où il eut pour mission de faire l'instruction du fils après que le père ait été promu chancelier. Jérôme de Pontchartrain qui avait le département de Paris le fit désigner pour la lieutenance générale de police à la mort de La Reynie, au moment où il s'apprêtait à prendre l'intendance de Metz. Il exerça ses fonctions avec beaucoup d'habileté mais d'une manière parfois un peu désinvolte à en juger par ces curieuses réprimandes que lui adressait le 11 mars, Jérôme de Pontchartrain, ministre du département de Paris, son supérieur, et qui jettent sur le comportement de l'administration monarchique une lueur assez imprévue. '11 revient de plusieurs endroits des mémoires et des plaintes, des duretés qu'on a pour les prisonniers, arrêtés par des ordres du roi dont l'exécution vous est commise, et du procédé irrégulier qu'on tient à leur égard ; comme on est que trop attentif sur cela, je crois qu'il est bon d'être plus en garde et d'éviter autant qu'il est possible à cet égard les irrégularités et les contraventions aux ordonnances. Ce qui fait que je vous en parle aujourd'hui est qu'on a fait observer ce que j'ai observé moi-même ces défauts dans ce qui a été pratiqué envers quelques prisonniers du Fort l'Evesque par exemple le nommé 13

Lespinasse qui avait été arrêté le 5 novembre, n'a été interrogé que le 30 du même mois. La Feuillée qui avait été arrêté dans le même mois de novembre n'a été interrogé que six semaines après et pendant ce temps ces deux hommes ont été tenus dans des cachots sans aucun secours spirituel ni temporel ; on prétend même que les interrogatoires intitulés de votre nom ont été faits sans ministère de greffier, et par des commissaires du Châtelet et enfin on ajoute que ces deux particuliers ont été arrêtés par des intrigues secrètes de leurs femmes contre lesquelles ils ont intenté des actions d'adultère et que le grand nombre d'affaires dont vous êtes chargé vous empêche de donner à toutes en particulier les soins et l'attention qu sont nécessaires. Quoique je sois persuadé qu'une partie de ce qui est rapporté dans ces avis soit exagéré, on ne peut cependant se dispenser de croire qu'il y de la vraisemblance en plusieurs parties ainsi que je l'ai connu par moi-même dans les interrogatoires de ces deux hommes. " (23) Le chef de la police apportait il est vrai beaucoup moins de rigueur à poursuivre les tenanciers de maisons de jeux qu'à interroger les prisonniers politiques. '11 n'y a que vous qui ignoriez le jeu du sieur de Rangoni, lui écrivait le 31 mars 1706 son ministre, les gratifications que le Roi donne à ceux qui travaillent sous vos ordres et les autres dépenses que vous faites par tous ceux que vous employez devraient bien vous mettre en état de savoir précisément la conduite de cet homme. "(24) Cette admonestation étant restée sans le moindre effet, M. de Pontchartrain y revenait le 14 avril : "Je dois vous répéter qu'il n'y a que vous qui ignoriez le jeu réglé que le sieur Rangoni tient pour le pharaon et la bassette. Cela est constant à Paris et à la Cour". (25) Enfin son subordonné s'obstinant à ne pas l'entendre, le ministre se décidait à mettre les points sur les ^ dans une lettre du 12 mai où revenant au jeu interdit de la bassette, il écrivait : "On a cité à Sa Majesté une infinité de maisons où l'on y joue publiquement et on met au nombre de ces personnes, M. d'Argenson et Mesdames vos belles-sœurs. Un des plus notés pour tailler tant à la bassette qu'au pharaon est Me Pelot que Sa Majesté veut dès aujourd'hui exiler suivant l'ordre que je vous en envoie pour le lui faire notifier". (26) Le jeu n'était pas le seul délassement du lieutenant général de police, et malgré "une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges des enfers" (27), il ne se désintéressait pas d'autres passe-temps et entretenait avec Mme de Villemont, supérieure du couvent de la Madeleine de Traisnel, au faubourg Saint-Antoine, des relations pour le moins équivoques et dont il ne faisait nul mystère puisqu'il avait choisi, pour lieu de ses retraites et de méditation, cet établissement dont, au dire de 14

Boisjourdain, "il avait trouvé moyen de se faire un lieu de délassement où de belles jeunes filles lui offraient des charmes plus flatteurs que celles qui vivent dans le monde profane... On pourrait penser qu'il s'agit là d'insinuations perfides d'un chroniqueur contestable, si le fils du héros n'avait luimême fait allusion à ses exploits en termes à peine voilés : "Au reste, écrit le marquis d'Argenson, il était gaillard, d'une bonne santé, donnant dans les plaisirs sans crapule ni obscénité, la meilleure compagnie de la province le recherchait ; il buvait beaucoup sans d'incommoder, avait affaire à toutes les femmes qu'il pouvait, séculières ou régulières, un peu plus de goût pour celles-ci, camuses ou à grand nez, grasses et maigres ; disant force bons mots à table, il était de la meilleure compagnie qu'on puisse être". (28) Dans les premiers mois de la Régence, la réputation du chef de la police ne s'était pas sensiblement améliorée si l'on en juge par ce passage du journal de M. de Fourqueux, procureur général de la chambre de justice : "Les gens employés dans la police de Paris par M. d'Argenson dont Duval était un ont été presque tous dénoncés à la chambre de justice pour leurs concussions, leurs violences, leurs injustices. Celui-ci méritait d'être décrété de prise de corps et s'il avait été en prison, des témoins en nombre qui le craignaient offraient de déposer des faits très graves". (29) Tel était l'homme qui était investi de la double mission d'administrer la justice et de gouverner la finance. Il n'apparaît pas que les fonctions du nouveau ministre furent très précisément institutionnalisées. 'Lui et Law, écrit SaintSimon, faisaient seuls les finances. Ils travaillaient souvent avec le Régent, presque jamais tous deux ensemble avec lui, et d'ordinaire tête à tête ; d'où les résolutions et les expéditions suivaient sans autre forme ni consultation". Le Conseil de finance tomba peu à peu en quenouille et le duc de La Force qui en assumait la présidence après la disgrâce du duc de Noailles, se trouva bientôt déchargé de toute activité. Quant aux réunions que le conseil de Régence consacrait spécialement aux affaires financières le samedi après diher, elles cessèrent bientôt "faute de matières". (30) Les premières semaines du nouveau ministère furent marquées de mesures qui portaient bien l'emblème de son parti : ordonnances contre les masques (31), interdiction des fêtes et de certaines ventes pendant le carême (32), déclaration concernant les religionnaires fugitifs (33) sans compter une confirmation de rétablissement Saint-Louis à Saint-Cyr (34). Quant aux premières mesures financières, elles ne furent pas dans le sens d'un allégement puisqu'elles instituaient un droit de 4 sols par 15

livre sur les droits des fermes et sur les revenus des greffes du royaume. (35) "A l'égard des quatre sols pour livre pour les rentes qui ont été imposés dernièrement, écrit le 11 avril Sellentin, chargé d'affaires de Prusse, faisant un fonds de 10 millions pour payer les arrérages des intérêts de l'hôtel de ville, le peuple en a été fort chargé, mais étant depuis un certain temps plutôt accoutumé à donner qu'à recevoir, on tâchera de l'amuser par quelques nouveaux avantages, pour lui faire oublier ses plaintes et on profitera du génie de la nation française qui aimant la nouveauté ne se soucie plus du passé. " (36) D'après Buvat, le garde des sceaux dans son souci de faire régler les arrérages des rentes sur l'Hôtel de ville aurait fait porter aux payeurs de ces rentes des sommes provenant du "pot-de-vin" des nouveaux fermiers des aides, et qui étaient destinées à rembourser des offices supprimés. "M. le duc d'Orléans, rapporte le chroniqueur, en ayant été informé avait aussitôt mandé ce magistrat et lui en avait témoigné son indignation, disant que cet argent était destiné pour d'autres affaires pressantes : sur quoi le magistrat ayant fait quelques remontrances sur le besoin des particuliers à qui cela était dû légitimement, son Altesse Royale lui avait enjoint de faire incessamment reporter tout cet argent au Trésor Royal, et, lui tournant le dos alla rejoindre ses courtisans, auxquels il dit en montrant du doigt M. d'Argenson qui était assez proche pour ouïr ses paroles : Cet homme-là s'avise déjà de me faire des remontrances et je l'ai tiré du gibet il y a moins de quatre jours." (37) En fait pour qui ouvre le registre des correspondances de M. d'Argenson après avoir fermé ceux du duc de Noailles, le contraste est frappant entre le style du nouveau ministre et celui de son prédécesseur. A la minutie, à la vigueur de l'ancien président du conseil de Finance, soucieux de mettre en œuvre dans les moindres détails les décisions du pouvoir, succède la bonhomie désinvolte d'un chef de service veillant sans emportement à ce que les choses suivent leur train. Au pied des circulaires, le hautain "Je suis Monsieur parfaitement à vous" fait place au "Votre affectionné serviteur". Le principal souci du nouveau maître des finances est d'accélérer les recouvrements et de connaître le disponible. Nombre de ses lettres sont destinées à assurer à la Compagnie d'Occident les avantages qui lui sont reconnus par ses lettres patentes ; le 2 février, le garde des sceaux rappelle à M. de Basville, intendant en Languedoc, que la Compagnie bénéficie de l'exemption des droits pour les marchandises qu' elle envoie en Louisiane. (38) Le même jour il écrivait à M. Berthelot de Saint-Laurent, fermier du domaine d'Occident, 16

pour lui transmettre requête de la même compagnie, pour faire venir de Hollande les marchandises destinées à la traite des Nègres qu'elle doit envoyer en Louisiane (39) ; le 8 février, nouvelle intervention auprès des f e r m i e r s généraux pour que cette compagnie puisse faire venir de Hollande les platilles dont elle a besoin pour cette même traite. (40) Dans le même temps, des dispositions furent prises pour étancher une partie des billets de l'Etat restant en circulation et en a r r ê t e r la baisse. Le 12 février 1718, le conseil de Régence prit un a r r ê t permettant à ceux qui portaient de vieilles espèces et des matières d'or et d'argent aux hôtels de monnaies, d'y joindre des billets de l'Etat ou des receveurs généraux des finances jusqu'à concurrence du sixième "en dedans", c ' e s t - à dire le cinquième en sus, pour en recevoir le paiement total en nouvelles espèces (41), technique inspirée de celle qui en 1709 avait permis à Desmaretz, grâce aux retours de la Mer du Sud, de r e t i r e r de la circulation quelque dix millions de billets de monnaie en recevant 5/6 en espèces et 1/6 en monnaie, le tout payable en numéraire. C,e n'est toutefois qu'en mai 1718 que l'opération fut codifiée en s'intégrant dans tin édit portant refonte des monnaies et dont le mécanisme révèle la présence d'un praticien plus rompu aux problèmes monétaires que ne l'était, malgré toutes les leçons de M. Desmaretz, l'impétueux duc de Noailles. L'édit ordonnait la fabrication de nouvelles espèces, à savoir des louis - toujours au titre de 22 carats - du poids de 7 deniers 16 grains 8/25 de gros à la taille de 25 au marc qui auraient cours pour 36 livres la pièce, et d'écus - toujours de 11 deniers de fin - du poids de 6 gros 1 denier 1/5 chacun, de la taille de 10 au marc, qui auraient cours pour 6 livres la pièce. Les anciennes espèces, quelle que soit la date de leur r é forme, seraient reprises au cours de 600 livres le marc, ainsi que certaines espèces étrangères, léopolds, guinées, milliers, et, ce qui conférait à cet échange quelque singularité, il serait repris en outre 2/5 en billets de l'Etat au même cours, soit pour vin marc d'espèces faisant 600 livres, 240 livres ; pendant la durée de l'opération et jusqu'au 1er août 1718, les louis d'or de la dernière refonte auraient cours à 36 livres. La sortie des matières d'or et d'argent restait interdite. Cette refonte s'analyse d'abord comme une importante dévaluation. Les "Noailles" de la refonte de 1716 pesaient 9 deniers 14 grains 2/5, étaient à la taille de 20 au marc et avaient une valeur de 36 livres. Les louis nouveaux qui ne pesaient que 7 deniers 16 grains 8/25 et étaient à la taille de 25 au marc, valaient également 36 livres. Quant au marc d'or fin de 24 carats qui valait 523 livres 12 sols 8 deniers en décembre 1715 et qui avait 17

été ramené à 515 livres 9 sols 1/11 en novembre 1716, il était porté à 654 livres 10 sols, tandis que le marc d'argent fin à 12 deniers passait de 34 livres 7 sols 3 deniers 1/11 à 43 livres 12 sols 8 deniers 8/11 et le marc d'écu à 40 livres. Le second volet de l'opération tendait à absorber une certaine quantité de billets de l'Etat conformément aux modalités a r rêtées en février précédent, c'est-à-dire en les échangeant non plus contre d'autres papiers, mais contre des espèces. (42) La question a été débattue de savoir si cette dévaluation "sauvage" était due à l'initiative de Law ou à celle du garde des sceaux chargé des finances. La première hypothèse paraît incontestable. Outre que les modalités de l'opération portent la marque d'un technicien, il est unanimement admis que M. d'Argenson en accédant à son poste à deux faces ignorait tout de la finance : "M. d'Argenson Garde des Sceaux et Administrateur des Finances, écrit en marge d'un ouvrage sur la Régence le banquier Isaac Thellusson, n'avait aucune pénétration pour les finances. Il me l'a lui-même avoué cent fois car il m'avait pris pour le mettre au fait d'une partie de son ministère où il était absolument neuf faute de routine". (43) Certains milieux du commerce libre qui avaient contribué à la création de la Banque avaient manifestement poussé à la nouvelle réforme. Il est fort intéressant de noter la position prise à cet égard par Simon Clapeyron, personnage clé qu'on a vu intervenir activement dans la création de la Banque et qui, à cette époque, est toujours à Paris, au contact permanent de Clautrier, immuable premier commis des personnages qui, sous des titres variables, avaient la responsabilité des finances. "Toutes les remontrances qui ont été faites Monsieur, contre l'édit des Monnaies du 31 mai dernier, écrit-il à ce dernier en juillet 1718, étalent assez les maux que l'on en craint dans les suites, ainsi je me suis appliqué Monsieur à rassembler les raisons qui le justifient dans ce mémoire que j'ai l'honneur de vous envoyer ainsi que me l'a ordonné Monseigneur (d'Argenson). Je me flatte que s'il a la bonté de le lire, il trouvera que je n'en ai guère oubliées... Les gens de commerce à qui je l'ai lu n'ont pas pu me disputer les vérités qu'il contient lesquelles sont aussi prouvées par l'expérience. (44) Au moment où était promulguée la réforme monétaire dont il était l'auteur et où il se sentait enfin investi d'une autorité sans partage, Law jugea nécessaire de s'affranchir du dernier lien qui risquait d'entraver sa marche. Le 9 mai, Sellentin, chargé d'affaires de Prusse, mandait à sa cour l'information suivante : "Le cardinal de Noailles reçut jeudi à Saint-Roch l'abjuration du nommé Las, chef de la Banque Royale. Il achètera le cordon 18

bleu de Montargis et l'on prétend que le Régent a fait choix de lui pour le maniement des finances du Royaume". (45) Manifestement, on n'en était pas encore là ; bien au contraire, de mauvais bruits couraient sur les manipulations monétaires. On prétendait que, dans le délai de vingt à quarante jours qui s'écoulait entre le dépôt des anciennes espèces aux hôtels de monnaies et le remboursement en nouvelles pièces, le gouvernement remettait plusieurs fois de suite en circulation au cours de 6 livres les écus qu'il recevait à 5, ce qui multipliait ses bénéfices au détriment du public. On insinuait aussi que Law qui recevait les espèces et les billets de l'Etat à la Banque en délivrant en contre partie ses billets de banque remettait dans la circulation les billets de l'Etat sur lesquels il réalisait de profitables arbitrages. On faisait grief au pouvoir d'avoir, conformément aux traditions les plus répréhensibles, répandu le bruit d'une diminution des espèces avant de les augmenter, afin d'accroître sa marge bénéficiaire. Le commerce, écrivait le 3 juin Sellentin, qui reçoit un nouveau choc considérable par la nouvelle augmentation des espèces, ne saurait se garantir de la ruine entière à moins qu'on n'y apporte les remèdes nécessaires pour le soulever. "(46) L'arrêt du 12 février 1718 autorisant les porteurs de billets de l'Etat à les faire convertir en espèces avait été bien accueilli à Genève. On s'était empressé d'exhumer des coffres les liasses de papiers qui y demeuraient en sommeil et le résident de France, M. de La Closure, observateur attentif des réactions capitalistes, écrivait le 25 février : "Le dernier arrêt du Roy qui a été rendu pour faire recevoir un sixième de billets de l'Etat avec de vieilles espèces ou matières d'or et d'argent dans les hôtels de monnaies, fortifie tout à fait les bons et habiles négociants de cette ville dans le sentiment où ils ont toujours été dès le commencement qu'il eût fallu prendre ce parti-là, lorsqu'on est venu à une nouvelle refonte et que non seulement on aurait fait un grand pas en même temps vers le rétablissement de la confiance et du commerce, mais qu'on aurait évité même vin grand mal et toute l'extrême perte qu'ont causé et causent encore au Royaume les fabriques de nouvelles espèces en faux coins, qu'il y a de tous côtés... quelle quantité de billets d'Etat n'en aurait-il pas déjà éteinte et c'est un principe sûr et constant, qu'il n'y aura jamais de règles bonnes et solides dans les affaires du commerce qu'on ait supprimé tous les billets de l'Etat, et qu'on n'ait remis ensuite les monnaies à leur valeur intrinsèque ou approchante. On croit entrevoir au changement qui vient d'arriver que c'est aussi l'intention de M. d'Argenson et pour cette raison, on espère beaucoup". (47) 19

Ces espérances avaient été brutalement interrompues par l'édit de dévaluation de mai 1718. "Le dernier arrêt qui ordonna une nouvelle augmentation des espèces, Monseigneur, écrivait La Closure le 10 juin, a causé en cette ville une extrême consternation parmi les négociants et toutes autres sortes de personnes qui ont leurs effets en France soit en argent soit en contrats sur l'hôtel de ville, et en autres papiers, soit en marchandises. D'ailleurs cela met par une suite infaillible vin dérangement général dans le commerce. A la vérité, ce sera une occasion à bien des marchands qui faisaient leurs emplettes cidevant en Angleterre et en Hollande à se tourner du côté de la France à cause du bénéfice du change qui leur sera très avantageux de manière qu'en un sens, les manufactures du royaume recevront quelque avantage de la nouvelle augmentation... Vous pensez bien Monseigneur que les fausses fabriques tant en France que dans le pays étranger, vont repartir une nouvelle fois et que l'avidité augmentera proportionnellement à l'immense profit qu'il y aura à f a i r e . . . " (48) Dans un mémoire adressé en 1712 au duc de Savoie, Law donnait un intéressant aperçu de sa politique "métallique". "La monnaie d'argent, exposait-il, ne peut jamais causer les désordres que cause celle d ' o r . . . ainsi on estime qu'elle doit être préférée et que les défenses contre la monnaie d'or doivent être renouvelées". Il considérait que c'était une erreur que de régler par voie d'autorité, dans un système bimétalliste, et le prix de l'or et celui de l'argent, car le rapport entre ces deux matières dépendait nécessairement de la loi du marché ; " . . . les changements de cette proportion, observait-il, changent la valeur, et le prix marqué n'est plus le juste prix", et professant, sans encore employer la formule, que la mauvaise monnaie chassait la bonne, il notait qu'au moment où il écrivait, l'or était évalué en France à vin cours trop bas par rapport à l ' a r gent et "qu'il y a un profit à transporter l'or de France en Angleterre" ; cette tentation lui paraissant d'autant plus redoutable pour l'Etat que l'or étant plus précieux que l'argent s'exportait à valeur égale sous un plus faible volume. (49) Dans le cours de 1717, les rapports des deux monnaies n'étaient pas encore équilibrés ; à 20 livres, le louis d'or était sensiblement au-dessous des cours internationaux comme le soulignait la correspondance des ambassadeurs, alors qu'à 5 livres, l'écu d'argent était au-dessus de sa valeur puisque Barbier l'évaluait intrinsèquement à 2 livres 17. (50) Or le 5 octobre 1717, l'abbé Dubois, personnage dont l'attention était toujours en éveil, écrivait, de Londres où il séjournait, à son ami le marquis de Nancré : '11 y a ici une très grande quantité d'or et fort peu d'argent ce qui a fait courir le bruit à Londres et à Amsterdam que le Régent de France faisait 20

acheter toutes les espèces d'argent ; et on a demandé si cela était vrai au frère de M. Lass qui a donné des raisons convaincantes que cela ne pouvait être ; mais on en parle un peu moins depuis qu'on a eu avis de l'arrivée d'un vaisseau chargé d'argent. Stanhope à qui on s'est plaint de cet achat d'argent a répondu qu'on ne pouvait pas l'empêcher ni le trouver mauvais mais qu'il ne croyait pas que cela fût. Je vous supplie de rendre compte de ce fait à son Altesse Royale et de prier M. Lass de vous dire si ce bruit a eu quelque fondement". (51) "Il y a eu entre nous quelque petit fondement, s'empressait de répondre M. de Nancré, au bruit qui a couru à Londres par rapport à M. Law mais ce n'est point ce que l'on a voulu dire. Je ne saurais vous bien expliquer ce que c'est, mais si tant est que vous ayiez besoin de le savoir au juste mandez-le moi, je prierai M. Law de le mettre par écrit et de vous l'envoyer. "(52) L'abbé persistant dans sa curiosité, M. de Nancré se décida à questionner l'Ecossais qui ne se montra pas aussi coopératif qu'on eût pu le souhaiter : "Je lui ai parlé depuis par manière d'acquit, rapportait quelques jours plus tard M. de Nancré, il m'a répondu que c'était une sottise". (53) M. de Nancré revint encore une fois à la charge sans atteindre pour autant au fond du problème. "J'ai demandé à M. Law, écrit-il le 2 novembre, l'explication du bruit qui a couru à quoi il m'a répondu que nous avions dans le royaume des matières de reste sans qu'il soit besoin d'en faire venir d'ailleurs ; que la question serait de faire circuler les nôtres et je crois qu'on a voulu faire peur à ceux qui gardent des espèces non réformées et des piastres et des barres. " Cette explication ne parut pas entièrement convaincante au correspondant de l'abbé Dubois : '11 se pourrait bien, ajoute-til, qu'il y aurait aussi quelque autre chose là-dessus qu'apparemment ils ne veulent point dire. Je m'en informerai et vous le manderai". (54) Enfin le 5 novembre, M. de Nancré faisait part à son ami des conclusions particulières auxquelles il était parvenu : "Je n'ai pu tirer de Law que ce que je vous ai mandé, écrit-il, il y a quelque chose là-dessous que je sens qu'ils ne veulent point dire et qu'ils regardent comme de grande conséquence. Je soupçonne entre nous pourtant que la proportion n'est pas juste entre l'or et l'argent et que c'est la raison pour laquelle on aurait bien voulu troquer l'un contre l'autre. Que sait-on s'ils n'auraient pas idée de quelque autre opération de cette espèce sur laquelle on se veut tenir clos et couvert". (55) La dévaluation "sauvage" de mai 1718 devait donner lieu à d'autres manipulations qui provoquèrent quelques remous sur les grandes places financières. 21

"Si M. Law, écrivait le 21 juin 1718 M. de Chateauneuf, ambassadeur de France à la Haye, n'agit pas par l'ordre de son Altesse Royale, sa manœuvre fait juger à des banquiers d'Amsterdam qu'il ne compte pas de demeurer longtemps en France. Il a envoyé, et il envoie de gros paquets remplis uniquement de billets de Banque à M. Testas, un de ses correspondants à Amsterdam, avec ordre de faire passer lesdits billets à Gênes d'où ils doivent revenir à Paris pour être payés par la Banque. Comme il n'y a aucun profit à faire dans ce virement, on juge que le but de M. Law est de mettre l'argent à couvert et qu'il pense à se mettre à l'abri dans l'orage s'il y en a à craindre pour lui." (56) On ne sait si au moment où il écrivait cette lettre, M. de Chateauneuf était pleinement instruit des modalités de l'édit promulgué quelques semaines auparavant et qui modifiait la valeur des espèces, mais si on se souvient que les billets émis par l'établissement de M. Law étaient stipulés payables en écus de banque, c'est-à-dire en une valeur fixe, on peut imaginer que les singuliers trajets que l'Ecossais faisait effectuer à ses billets sous la haute surveillance de M. Testas - beau-frère de Huguetan - étaient destinés moins à préparer son départ pour l'étranger - les papiers regagnant en fin de parcours les guichets de la Banque -qu'à réaliser quelques "arbitrages" sur des achats et reventes de métal. Ces suppositions sont confortées par une dépêche plus explicite que M. de Chateauneuf adressait à sa cour le 7 juillet suivant : "M. Law, y écrivait-il, avait acheté quantité d'espèces dans l'Andalousie dans un temps où il n'y avait point de profit pour lui mais il prévoyait l'édit sur les monnaies. On prétend qu'il a acheté en France quantité de cochenille, d'indigo et autres drogues payables en juillet, août et septembre, sur quoi il gagne trente pour cent soit qu'il les revende en France, soit qu'il les envoie en Hollande. Ce dernier fait n'est pas certain mais le premier l'est, et sur le premier article seul, il gagne des sommes immenses puisque le sieur Law se serait servi des deniers du Roy pour s'enrichir exorbitamment. " (57) Ces opérations n'étaient pas les seules auxquelles aient donné lieu les maniements monétaires de mai 1718 ; le 25 octobre, un très vigilant informateur qui renseignait les services français depuis Amsterdam et qui signait - fort rarement d'ailleurs - du nom de "La Feuille" (58) écrivait à l'ambassadeur : "Si on examine bien les banqueroutes présentes (quand elles ne sont pas faites en fraude) on trouve que les engagements pris avec M. Law, et sa Compagnie dont il y a pour soixante millions sur lesquels les étrangers ont perdu vingt-cinq et trente pour cent en sont la véritable cause. 22

"En effet toutes les villes de commerce et particulièrement Londres et Amsterdam ont payé comptant des sommes prodigieuses pour des lettres de change qui ont été remboursées en France en nouvelles espèces inférieures de trente pour cent à la valeur reçue dans nos villes. "Je rappelle Monseigneur le ressouvenir du négoce fait à l'occasion de cette refonte des monnaies de France parce qu'on délibère actuellement de faire une loi en Angleterre et ici pour mettre les sujets respectifs à couvert pour l'avenir de ces sortes de fraudes où les étrangers mettant quand il leur plaft un prix extravagant à leurs monnaies tirent à l'avance notre or et notre argent, et puis ils nous remboursent en gambades. "(59) Les tireurs français - quarante marchands et banquiers de Bordeaux - avaient une autre optique et le firent savoir par leurs mandataires, les directeurs du commerce de Guyenne, invoquant notamment le fait du prince et ajoutant que, si au lieu d'une augmentation, il y avait eu diminution des espèces, on ne leur aurait pas compté les louis à l'ancien tarif. Déboutés à Amsterdam, les correspondants de Law en avaient appelé à La Haye ; le procès était en cours. (60) Les opérations marginales de Law et de ses associés prirent en d'autres circonstances un tour encore plus poussé si l'on en juge par la fiche de renseignements suivante établie à la date du 14 novembre 1718 par un informateur d'Amsterdam. "A Amsterdam le 14 novembre 1718 "Le nommé Scipion Soulan qui est un Français réfugié demeurant icy m'est venu dire ce matin que depuis deux ans il a été dans la société de ceux qui contrefont la fabrique des monnayes de France dans les Pays Etrangers ; qu'il a quitté la Société parce qu'on luy a manqué de parole ; qu'on lui avait promis 600 livres toutes les six semaines, "que les associés sont : "Vialat Français de nation condamné au bannissement à Genève pour le même fait il y a deux ans, "Courège autre Français de Bergerac qui a fait les p r e m i e r s fonds pour avoir le balancier et les coins, "Boudon, autre Français, chapelier chez qui les coins ont été fabriqués par un graveur anglais, "Ravanet, autre Français, marchand de draps qui est parti pour les Canaries et a cédé son droit à Boudon, "Roquette autre Français faiseur de Bas, "Rigal autre faiseur de Bas, "Donadieu d'Offenbach, près de Francfort, qui dans ses allées et venues d'Allemagne ici logeait chez Rigal, "Salle, beau-frère de Courège, 23

"Alex. Le Forestier de Paris, marchand de chandelles qui logeait chez Roquette. "Le dénonciateur m'a dit que le graveur qui a fait les coins des faux monnayeurs arrestés à Bruxelles est un Suisse qui est icy actuellement ; qu'il en a fait trois paires dont il a été payé 200 florins pour chacun ; qu'il travaille actuellement à d'autres pour raison de quoy il montra ses doigts encore sales au dénonciateur, "Qu'Alexandre Le Forestier donna connaissance à la Société, il y a environ un an du sieur Fromenteau marchand de cette ville qui offrit d'entrer dans la Société et de donner une maison pour y porter le balancier. C'est justement ce Fromenteau qui était l'associé de Le Bon, Bloom et Charney. "Et voilà sans doute la raison pourquoy les deux derniers sont encore icy, l'un en grande liaison avec M. Pierre Testas, l'un des associés de M. Law, et l'autre logé près de chez moi dans une grande maison de 900 livres de loyer quoique laquais de son premier métier, "Que Boudon assura la Société que M. Vasserot autre correspondant de M. Law lui avait promis de faire passer en France les milliers de louis de la fabrique ; qu'il avait pour associés le sieur Cazenove et son f r è r e . " (61) La hausse des denrées qui avait immédiatement suivi la refonte des monnaies créait une grande agitation dans la population parisienne. Le peuple de cette ville, écrit le 20 juin Sellentin, est en grand mouvement depuis deux jours au sujet de la nouvelle refonte ce qui a obligé Mgr le Régent à faire marcher la Compagnie des gardes françaises pour observer la population et pour garder la Monnaye avec la maison de Laas, le chef de la banque royale, et de ceux qui ont le maniement des deniers royaux. Toute la maison du Roy a ordre de se tenir prête au premier signal et la bourgeoisie de ne point sortir de leurs maisons au cas où quelque tumulte arrive dans les rues. " (62) Le 24 juin au soir pour le feu d'artifice de la Saint Jean, on crut devoir renforcer les gardes dans Paris afin de prévenir tout désordre. " (63) Depuis la disgrâce du chancelier Daguesseau et la désignation de son successeur, le parlement n'attendait qu'une occasion d'intervenir. Il ne négligea pas celle qui lui était offerte. Le 15 juin toutes ses chambres s'assemblèrent dans la salle SaintLouis du Palais, où furent en outre convoqués la Chambre des comptes, le Grand Conseil, la Cour des aides et la Cour des monnaies ainsi que les quatre corps des marchands et "plusieurs banquiers considérables" pour délibérer sur la refonte". (64) Le Grand Conseil et la Cour des monnaies refusèrent de s'y 2k

rendre, mais l'assemblée ne s'en tint pas moins entre midi et une heure et adressa une députation au Régent pour le tenir au au courant de ses délibérations et des raisons pour lesquelles le Parlement refusait de registrer l'édit. Le 19 et le 20, de nouvelles assemblées et de nouvelles députations suivirent celleci. "Les assemblées du Parlement au sujet des changements arrivés dans le commerce continuent encore journellement et ne causent pas peu d'inquiétude à la Cour, note Sellentin le 20 juin. Les chambres du Parlement firent avant-hier une députation à M. le Régent pour démontrer qu'il était impossible que les nouvelles espèces puissent avoir cours dans le commerce , le louis d'or sur le pied de 36 livres n'ayant que 15 livres tout au plus de valeur intrinsèque et les autres monnaies à proportion et qu' ainsi, elles se voyaient obligées de demander un ordre de Son Altesse Royale pour faire cesser les ouvriers de battre les espèces jusqu'à ce que l'on ait gagné du temps pour rendre les mesures convenables au contentement du peuple de Paris. Mgr le Régent leur a répondu que si le Parlement savait des moyens plus faciles que cette refonte pour éteindre les billets de l'Etat dans le commerce, qui jusqu'à présent avaient été seul sujet de toutes les plaintes et l'entière ruine des meilleures maisons, il entrerait très volontiers dans ses vues, mais qu'en cas aussi que le Parlement ne sût pas de remèdes plus salutaires, qu'il serait bien aise d'être dispensé à l'avenir de leurs députations. " (65) Sur le vu de cette réponse, le Parlement s'était à nouveau réuni le 20 juin et avait décidé de publier un arrêt portant défense de recevoir les espèces de la nouvelle refonte. Le Régent répliqua en faisant défense aux imprimeurs de publier cette disposition et fit rendre un arrêt du Conseil d'Etat annulant les décisions de l'assemblée judiciaire. Toutes ces controverses n'étaient pas faites pour favoriser la circulation des nouvelles espèces dont on ne savait toujours pas si oui ou non elles avaient légalement cours. "L'incertitude si les espèces auront cours ou non cause quantité de contestations et de différends dans le public et ne donne pas peu d'empêchement dans le commerce, note Sellentin le 24 juin. (66) L'agitation parlementaire se poursuivait le mois suivant et le 11 juillet le représentant du roi de Prusse mandait à sa cour : "La populace commence à s'ennuyer des procédés de ceux qui sont cause des changements arrivés dans le commerce et se remue plus que jamais par rapport à la cherté du pain et de toutes les choses nécessaires à l'entretien du corps ou de la vie qui sont haussées considérablement depuis l'augmentation des espèces... La maison du Roy a ordre de marcher au 25

premier signal et les gardes distribués par-ci par-là dans la ville empêchent toute assemblée et portent attention à tout ce qui se dit et se fait en public". (67) Huit jours plus tard, la situation était toujours aussi tendue. Le 26, le Parlement se rendait une fois encore au Louvre pour y présenter de nouvelles remontrances qui ont été, note Sellentin, "plus vives que les premières". Enfin le 12 août, les Chambres assemblées s'en prenant directement sinon nommément à Law rendaient un arrêt qui faisait "défense aux Directeurs, Inspecteurs, Trésoriers, Caissiers et tous autres employés pour l a . . . banque de garder directement ou indirectement aucuns deniers royaux dans les Caisses de ladite banque, ni au profit de ceux qui la tiennent sous les peines portées par les Ordonnances. . . e t . . . aux étrangers même naturalisés de s'immiscer directement ou indirectement au maniement et administration des deniers royaux sous les peines portées par les Ordonnances et déclarations" avec injonction au procureur général de tenir la main à l'exécution de son arrêt. (68) C'était pratiquement mettre fin à toute l'activité de la Banque et exposer son fondateur à toutes les rigueurs de la répression. Celui-ci disparut, réfugié dit-on au Palais-Royal, et le bruit se répandit de sa fuite et de son arrestation : "Le Directeur de la Banque Royale dont j'ai eu l'honneur de parler souvent à Votre Majesté dans mes précédentes, est disparu depuis le dernier arrêt du Parlement rendu contre ceux qui manient les deniers royaux", écrivait Sellentin au roi de Prusse le 28 août suivant. (69) Tous ces événements se déroulaient dans un climat pesant. La chaleur de ce mois d'août était "aussi excessive qu'on ne se (souvenait) pas de longtemps d'en avoir vu de pareille". (70) De mystérieuses épidémies éprouvaient la Picardie, la Normandie et la Bourgogne ; " . . . une partie des gens, écrivait Sellentin, se meurt subitement sans avoir aucune atteinte de mal et sans qu'on s'aperçoive de la moindre marque après leur mort. D'autres sont malades l'espace de vingt-quatre heures avec des maux de tête, lequel terme s'ils le peuvent passer, ils sont entièrement rétablis mais il y en a très peu qui en reviennent". (71) Dans la "société" on préparait la Fronde :"La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avaient tourné toutes les têtes, écrit Saint-Simon. Ces livres étaient devenus si à la mode, qu'il n'y avait homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains... On croyait trouver le cardinal Mazarin dans Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine... Le maréchal de Villeroy se donnait pour un duc de 26

Beaufort, avec l'avantage de plus de sa place auprès du Roy et de son crédit dans le Parlement sur qui on ne comptait guères moins que sur celui de la "dernière minorité". (72) La gabelle que Saint-Simon avait vainement tenté de faire supprimer, frappé par "l'énormité de quatre-vingt mille hommes employés à sa perception et des horreurs qui se pratiquent làdessus aux dépens du peuple" (73), était l'occasion de désordres et de répressions dont l'enchaîhement se poursuivait implacablement. Des bandes de plus en plus nombreuses de faux-sauniers parcouraient les campagnes. Dans une telle conjoncture, le temps n'était plus pour le duc d'Orléans à recourir à un mezzo termine dans le genre de ceux qui irritaient si justement M. de Saint-Simon. Sur lui s'exerça la pression de tous ceux qui se savaient condamnés à le suivre dans sa chute : d'Argenson, Dubois, Law. Ces trois hommes "firent une réunion, à laquelle Law attira Monsieur le Duc, si grandement intéressé dans le Système... " et qui de surcroît ambitionnait de ravir au duc du Maine la place de surintendant à l'éducation du roi. (74) Saint-Simon lui-même qui s'était interdit depuis longtemps de donner des avis sur les affaires du Parlement et des légitimés, parce qu'on le savait et qu'il se savait lui-même très partial sur ces sujets, ne fit connaître son sentiment que quand il y fut expressément invité par le prince et sur le ton de quelqu'un qui savait parfaitement que cela ne servirait à rien. Il n'eut évidemment pas de peine à rappeler les mises en garde qu'il avait réitérées dans les débuts de la Régence et à en tirer les conclusions. (75) Au demeurant, le déroulement rapide des événements contraignait le Régent à prendre sa décision. Le parquet avait été mis en œuvre par l'arrêt rendu le 12 août par le Parlement et qui, bien que non publié, lui avait été transmis aux fins d'exécution, et comme on se méfiait du procureur général, on avait confié à des commissaires le soin d'instrumenter ; " . . . tout s'y mettait très sourdement en état d'envoyer un matin quérir Law par des huissiers, ayant en main décret de prise de corps, après ajournement personnel soufflé, et de le faire pendre en trois heures de temps, dans l'enclos du "Palais". (76) Le 19 août, au matin, le duc de La Force, Fagon, conseiller d'Etat et Law se rencontrèrent chez Saint-Simon par ordre du Régent pour arrêter les dispositions à prendre. "Je vis, écrit le duc, la fermeté jusqu'alors grande de Law, ébranlée jusqu'aux larmes qui lui échappèrent". (77) Celui qui semblait être redevenu le conseiller écouté du Régent suggéra à l'Ecossais de se retirer au Palais-Royal dans la chambre de M. de Nancré qui était alors en Espagne. 27

Pour le surplus, le seul moyen de briser la résistance d'un parlement était un lit de justice, mais ce cérémonial supposait la présence du roi. Or, le roi était aux mains du duc du Maine qui était du parti contraire et du maréchal de Villeroy qui ne l'était guère moins, et les prétextes ne leur manqueraient pas pour éviter par cet été suffoquant de faire sortir le jeune prince des Tuileries et de l'amener jusqu'au palais de justice à travers une foule excitée. C'était donc aux Tuileries même que la séance devait se tenir. L'abbé Dubois, récemment rentré d'Angleterre et mis au courant du projet, parut flancher, en homme qui se demandait si l'on oserait vraiment aller jusqu'au bout et de quel côté finalement pencherait la balance. Le samedi 20, à quatre heures, le duc d'Orléans reçut Saint-Simon qu'il mena "dans ses cabinets derrière le grand salon sur la rue de Richelieu", et à qui il confia "qu'il était à la crise de sa régence", "qu'il approuvait beaucoup le lit de justice aux Tuileries", "qu'il était assuré de Monsieur le Duc, moyennant une nouvelle pension de cent cinquante mille livres", ainsi que du prince de Conti. Mais Monsieur le Duc voulait de surcroît que la surintendance de l'éducation du roi fût Ôtée au duc du Maine, sans doute pour se la voir attribuée et préparer les voies de sa succession à la première charge de l'Etat, mais aussi parce qu'il craignait que le roi, s'habituant au duc du Maine, ne le désignât à sa majorité comme premier ministre, ce qui entraînerait une guerre civile. Il fut finalement convenu que cette affaire passerait également par le lit de justice. Au sortir de son entretien avec le Régent, Saint-Simon fut accosté par un laquais de Law qui l'invita à monter chez son maître dans le logement de Nancré : "Je l'y trouvai seul avec sa femme qui sortit aussitôt. Je lui dit que tout allait bien... ". (78) L'opération fut préparée dans le plus grand secret. Le vendredi 26 août à deux heures du matin, le Régent donna l'ordre aux troupes de la maison du roi de se tenir sous les armes et fit placer des postes en divers points de la ville prêts à intervenir au premier signal. A cinq heures, il convoqua les pairs et quelques conseillers d'Etat, à six heures, les princes du sang. Saint-Simon en arrivant aux Tuileries y trouva M. d'Argenson - qui devait jouer le principal personnage -, "debout, tenant une croûte de pain, aussi à lui-même que s'il n'eût été question que d'un conseil ordinaire". Au conseil de Régence improvisé qui se tint dans les moments qui suivirent, "le Régent... prenant un air et un ton de régent que personne ne lui avait encore vu, qui acheva d'étonner la compagnie... " déclara : "Pour aujourd'hui Messieurs, je m'écarterai de la règle ordinaire pour prendre les voix et je pense qu'il sera bon que j'en use ainsi pour tout ce conseil". C'est ainsi qu'à sept heures une lettre de cachet fut adressée au Parlement de Paris l'invitant à se 28

rendre dans la matinée aux Tuileries pour la tenue d'un lit de justice. "Mais viendront-il ? " marmonna entre ses dents le maréchal de Villeroy. Il y eut un long moment d'incertitude qui fut occupé à discuter du sort du duc du Maine ; des bruits de refus coururent, on parla d'interdiction du Parlement et finalement le maître des cérémonies, Desgranges, vint dire que les parlementaires arrivaient aux Tuileries. Ils étaient venus depuis le Palais, à pied, en robe rouge, et s'installèrent dans la salle, secrètement aménagée par le directeur du garde-meuble, Moyse Augustin Fontanieu. Le Parlement rassemblé, le petit roi entra, précédé du maréchal de Villars, du duc de La Force, du duc de SaintSimon et du prince de Conti, de Monsieur le Duc et du duc d'Orléans, des huissiers de la Chambre avec leurs masses, entouré des quatre capitaines des gardes du corps, du duc d'Albret, grand chambellan, et du maréchal de Villeroy, et suivi du garde des sceaux et des maréchaux d'Estrées, Huxelles, de Tallard et Bezons. Le jeune monarque "était sans manteau ni rabat à son ordinaire". (79) On donna lecture des lettres patentes désignant M. d'Argenson comme garde des sceaux et les gens du roi, interpellés, ayant tergiversé à conclure, il fut arrêté que les lettres seraient enregistrées et M. d'Argenson eut pouvoir de présider la séance. On lut ensuite un arrêt du Conseil faisant défense au Parlement de prendre connaissance des affaires de l'Etat et réduisant dans des limites très strictes ses pouvoirs de faire des remontrances ; le premier président tenta d'obtenir la permission d'en délibérer. Le garde des sceaux après s'être approché du souverain fit entendre : "Le Roi veut être obéi, et obéi surle-champ". On donna alors communication d'une déclaration disposant que les ducs et pairs auraient séance au Parlement aussitôt après les princes du sang et sans pouvoir être coupés par les conseillers de Paris - épilogue triomphal de l'affaire du bonnet -, d'une autre réduisant le duc du Maine aux seuls honneurs de la pairie et le dépossédant de ses fonctions de surintendant de l'éducation du roi au profit du duc de Bourbon. "J'avais fort observé le Roi lorsqu'il fut question de son éducation, écrit Saint-Simon. Je ne remarquai en lui aucune sorte d'altération, de changement, pas même de contrainte. C'avait été le dernier acte du spectacle... Cependant comme il n'y avait plus de discours qui occupassent, il se mit à rire avec ceux qui se trouvèrent à portée de lui, à s'amuser de tout, jusqu'à remarquer que le duc de Louvigny, quoique assez éloigné de son trône, avait un habit de velours, à se moquer de 29

la chaleur qu'il en avait, et tout cela avec grâce. " (80) Le Parlement se retira à deux heures de l'après-midi, suivi de plus de dix mille personnes et tint assemblée jusqu'à dix heures du soir. (81) Le même 20 août intervenait un arrêt du Conseil d'Etat ordonnant que les anciennes espèces d'or demeureraient, comme prévu, décriées au 1er septembre, mais prorogeant d'un mois le cours des anciennes matières d'argent qui pourraient être portées aux Monnaies sans billets de l'Etat, auquel cas elles seraient reçues à raison de 6 livres l'écu. (82) Cependant les assemblées que le Parlement avait tenues le vendredi et le samedi, en dépit de la défense qui lui avait été notifiée, provoquèrent une réaction du pouvoir. Dans la nuit du 28 au 29, M. de Blamont, président de la Quatrième Chambre des enquêtes, MM. de Saint-Martin et Feydeau de Calendes, conseillers de cette même chambre, furent arrêtés et envoyés chacun sous l'escorte de dix mousquetaires vers des destinations inconnues. Le bruit se répandit que d'autres conseillers avaient été embastillés. Le Parlement tenta de nouvelles représentations auprès du garde des sceaux et même une sorte de grève à laquelle s'associèrent les avocats, mais le peuple ne suivait pas. "Il est étonnant, écrivait le 2 septembre Sellentin, que parmi tous ces changements on ne s'aperçoive pas du moindre tumulte car tout est tranquille, que le peuple paraît y être accoutumé de long temps et l'exemple qu'on a fait d'emprisonner quelques-uns qui font des raisonnements sur les affaires présentes sont cause qu'on n'en parle qu'entre amis et avec beaucoup de circonspection". (83) Les deux protagonistes de cette confrontation en furent assez profondément éprouvés : le 9 septembre, le Régent était atteint d'une attaque d'apoplexie dont il ne se remit qu'après une saignée du bras et du pied et grâce à un remède composé de tabac qui provoca "une évacuation extraordinaire qui tira ce prince d'affaires". (84) Deux mois plus tard, Antoine de Mesmes, premier président siégeant en la Grande Chambre, fut pris de semblable attaque et dut être transporté sur un brancard à son hôtel où il resta atteint d'une hémiplégie qui lui ôta l'usage de la parole. (85) Law en fut apparemment moins affecté et dès le 2 septembre, Sellentin notait dans sa correspondance : "Le trésorier de la Banque Royale nommé Law qui était disparu dans le commencement de ces changements est de retour et paraît dans le public comme à l'ordinaire". (86) Sous-jacentes à ce grand débat sur les institutions de la monarchie et le système de finance, d'autres luttes se livraient, plus au niveau des réalités concrètes. 30

Le 16 juillet, les 100 000 000 de livres du capital de la Compagnie d'Occident avaient été couverts. (87) Or, les actions étant libérables en billets de l'Etat, on put assister durant tous ces mois d'agitation à de fort intéressants arbitrages entre les unes et les autres. Les billets de l'Etat avaient pris un bon départ après l'édit de mai 1716 qui permettait à ceux qui les portaient aux monnaies dans la proportion de 1/5 des espèces, d'en obtenir l'échange contre de nouvelles pièces. Quand le capital de la Compagnie d'Occident fut entièrement souscrit, les actions prirent sur les billets une plus-value de 6 à 7% qui, au milieu d'août, atteignait 20% ; lorsque le 12 août, il prit fantaisie au Parlement de rendre un arrêt contre Law, les actions tombèrent à 25% au-dessous des billets de l'Etat pour remonter verticalement après le lit de justice du 26 août. "Pendant tout ce temps, écrit un historien perspicace, nous verrons nos banquiers spéculer sur les avantages respectifs des billets d'Etat et des actions, et vendre du papier royal pour acheter des actions, puis revendre des actions pour acheter des billets d'Etat qu'ils envoient à la Monnaie avec des espèces importées, car c'est le trafic des espèces qui est alors l'affaire la plus attrayante. " (88) Mais quelques échelons au-dessus de ces misérables boursicotages, ceux qui avaient la responsabilité de l'entreprise, menaient un jeu singulièrement plus serré. Les billets de l'Etat qui avaient servi à libérer les actions de la Compagnie d'Occident avaient été remis par elle au Trésor royal afin d'être détruits et en contre partie le roi avait constitué au profit de la Compagnie pour 4 000 000 de livres de rentes viagères représentant, à 4%, ce même capital de 100 000 000 et, pour sûreté de leur paiement, ces rentes avaient été assignées jusqu'à concurrence de 2 000 000 sur la ferme du contrôle des actes, du petit sceau et des insinuations laïques -équivalant approximativement à l'enregistrement -, de 1 000 000 sur la ferme des postes et de 1 000 000 sur la ferme du tabac. Law ne tarda pas à s'aviser qu'au lieu d'aller sonner chaque année à la porte des titulaires de ces diverses fermes pour en recevoir les rentes qui constituaient la seule ressource en liquide de sa Compagnie, il serait infiniment plus pratique de tenir soi-même la caisse. Le moyen était simple. Il suffisait d'assigner sur une seule ferme la rente de la Compagnie et de s'en faire déclarer adjudicataire ; son choix se porta sur la ferme du tabac. Les 60 000 quintaux que les Français étaient réputés consommer annuellement de cette herbe - débitée en corde ou en râpé sans compter le tabac en poudre rapportaient aux fermiers, d'après le calcul d'un enquêteur bien informé, bon an mal an, 6 290 000 livres (89) et en obtenant le bail de la ferme à un loyer sensiblement égal au montant de la rente constituée, on 31

aurait le double avantage d'être assuré du maniement de cette rente et de se rendre maître d'une concession fort rémunératrice sans avoir rien à décaisser. Ces vues ne pouvaient que concorder avec celles de ses directeurs qui comme Duché et son groupe avaient pris en charge les affaires de la Louisiane, puisque sans savoir encore exactement ce qu'en valait le tabac ni quand, comment et par qui on le ferait cultiver, on s'assurait d'ores et déjà de son débouché. La ferme du tabac était depuis quatorze années l'objet des plus pressantes convoitises. Au cours des négociations commerciales de Londres, dans les années 1713-1714 Bolingbroke et les commissaires anglais s'étaient efforcés d'obtenir la révocation du bail et de faire admettre la liberté de ce commerce en France avec une réduction des droits d'entrée. Plusieurs groupes étaient sur l'affaire, dont un groupe malouin qui comprenait MM. de La Plussinaye et de Bassablon, tous plus ou moins pilotés par un sieur Caniou Dutertre, ancien inspecteur général des fermes et gabelles. Le duc du Maine, en sa qualité de gouverneur de la Guyenne où l'on avait acclimaté des plantations de tabac, avait ses préférés parmi les postulants et le laissait clairement savoir. Des remous survenus à l'intérieur de la ferme risquaient de donner prise à ces assauts; elle était devenue, à la fin du règne précédent, un des fleurons du groupe Crozat; le 17 Septembre 1697, un an avant la création de la Compagnie de Saint Dominque, le financier toulousain et certains de ceux qui devaient s' associer à ses entreprises dont Samuel Bernard, François Le Gendre, Pierre Thomé, Vincent Maynon, s' en étaient rendus adjudicataires dans la vue d'écouler par son canal les tabacs qu'ils comptaient cultiver dans l'île mais Crozat s'en était retiré quand il avait transféré ses activités en Louisiane. Cependant, un "Résultat du Conseil" du 17 Décembre 1714 avait renouvelé le bail pour 6 ans à compter du 1er Octobre 1715 et moyennant une redevance de 2.000.000 pour chacune des deux premières années et 2.200.000 pour les autres à Guillaume fils, mandataire du groupe dont le véritable chef restait Vincent Maynon. Celui ci était aussi puissant à la Cour qu'au Parlement od son fils, qui siégeait comme conseiller, avait avancé 140.000 livres au Procureur General Joly de Fleury pour lui permettre de racheter à son prédécesseur Daguesseau, promu chancelier de France le brevet de retenue accordé sur sa charge (90) Le même conseiller Maynon avait des lieus de parenté avec Michel Bouvard de Fourqueux, procureur général à la Chambre des comptes et procureur à la chambre de justice qui lui consentait le 4 mars suivant une avance de 500 livres. (91) 32

On comprend qu'avec les liens que le fermier du tabac avait avec le Parlement, ce dernier ne soit pas resté indifférent à son sort. La chambre de justice ne l'avait taxé qu'en dernière heure et seulement pour 2 742 000 livres, à l'indignation de MM. Crozat et Samuel Bernard qui prétendaient "qu'il pouvait aisément au moins porter le double". (92) Cette taxe ne l'avait pas empêché de s'engager le 8 janvier 1718 à avancer 1 000 000 dans les douze mois de l'année avec intérêt à 7 1/2 % remboursables sur les six derniers mois du bail en 1719 et les six premiers en 1720 (93) ; mais l'on assurait depuis longtemps qu'il voulait céder la place : "Je sais que le sieur Maynon ne s'en soucie point du tout puisque moi-même j'ai été chez lui avant que de pousser l'affaire au point où elle est . . . ", écrivait en 1715, Mme Lévy d'Hamilton qui avait sa compagnie à protéger. (94) Les mouvements qui suivirent la disgrâce du duc de Noailles rendirent sa situation plus vulnérable. Les mêmes groupes qui avaient tenté de se faire attribuer la ferme en 1714 et lTp.5 mettaient de nouveau en oeuvre leurs puissants moyens. Dès le mois de juillet 1718, le bruit se répandait que la Compagnie d'Occident "pense à la ferme du tabac" et une réaction assez vive se manifestait de la part des planteurs de la métropole et de la Compagnie de Saint-Domingue qui projetait toujours de développer la culture du tabac dans l'île. (95) En dépit de cette opposition - ou peut-être à cause d'elle l'opération fut menée rondement ; le 1er août, la Compagnie d'Occident, sous le nom de Jean Ladmiral, devenait adjudicataire de la ferme du tabac pour six ans ; un arrêt du Conseil du 4 septembre porta la durée du bail à neuf ans ; on observera que la phase la plus aiguë des troubles du Parlement, le lit de justice des Tuileries et la "dégradation" du duc du Maine se situent entre ces deux dates. Un édit daté de septembre consacrait les arrêts précédents et un "résultat du Conseil" du 16 septembre fixait à 4 020 000 livres le loyer du bail. Les adjudicataires de la ferme seraient tenus d'acheter à la Compagnie d'Occident le tabac provenant de ses cultures de Louisiane jusqu'à concurrence de la moitié de ce qu'il faudrait pour la consommation du royaume. Le r.oi créait trois millions supplémentaires de rentes viagères' sur la ferme du tabac au profit de la Compagnie d'Occident, lesquels, avec le million précédemment créé, formaient la rente de 4 000 000 constituée à cette dernière et il annulait en conséquence les 3 000 000 de rentes précédemment assignés sur la ferme du contrôle des actes et sur celle des postes. (96) Une simple soustraction fait apparaître qu'en retranchant du loyer de la ferme (4 020 000 livres) le montant de la rente constituée à la Compagnie par l'Etat, soit 4 000 000, celle-ci n'avait à payer au Trésor pour exploiter le monopole du tabac 33

qu'une redevance de 20 000 livres par an. Les anciens fermiers du tabac ne furent pas intégralement dépossédés. Quatre "cautions de Guillaume fils", associés de Vincent Maynon, furent commis pour régir la ferme au nom de la Compagnie d'Occident : MM. Barré, de La Rochecéry, Berger, et Paris Duverney (97) ; c'est avec ce dernier et ses frères que l'Ecossais, au moment même où il croyait la voie entièrement dégagée, allait avoir à se mesurer. Antoine, Claude, Joseph et Jean Paris étaient fils d'un aubergiste de Moirans, petite bourgade du Dauphiné sise à cinq lieues de Grenoble. La proximité d'une frontière ne nuit pas à la fortune d'un homme entreprenant ; le père Paris semble en avoir fait l'expérience ; tandis que son épouse veillait à la bonne tenue de l'hôtellerie et à l'éducation de ses seize enfants, Jacques Paris faisait de fréquents voyages et s'intéressait au problème de la navigation sur l'Isère. Il retira de ses activités assez de profits pour permettre à ses deux afriés, Antoine et Claude, de poursuivre leurs études et de prêter serment d'avocat au parlement de Grenoble. Cette paisible destinée de notables provinciaux eut peut-être comblé l'ambition des deux jeunes gens, si la guerre n'était venue soudain leur offrir d'autres perspectives. En 1690 les troupes du roi marchant sur la Savoie traversèrent le pays. Le munitionnaire général, surpris par l'ordre de départ, n'avait pas eu le temps d'organiser ses magasins et de pourvoir l'armée en vivres et en mulets. Il sollicita l'aide du père Paris qui courut la campagne avec ses deux fils et réussit à le tirer d'affaire. L'année suivante, des troupes plus nombreuses encore cantonnèrent en Dauphiné. La Saône était gelée ; la contrée dépourvue de ressources ; on ne parvenait à assurer ni la subsistance des hommes ni celle des bêtes. Le nouveau munitionnaire général, créature du contrôleur général Chamillart, avait été doublé d'un 'directeur général des vivres" qui devait sa place à Louvois. La concurrence de deux commis chargés du même service par deux ministres ennemis n'était pas faite pour améliorer la situation. Louvois, dont la patience n'était pas la principale vertu, fit venir à Paris son directeur des vivres, Jacquet, et le contraignit à s'engager "sur sa tête" à rassembler avant la fin d'avril, trente mille sacs de farine aux magasins de Pignerol. En désespoir de cause, le malheureux fit appel aux frères Paris, qui servaient sous les ordres de son concurrent et qui, sans s'embarrasser de cette particularité, acceptèrent de mettre leurs ressources à sa disposition. Ils parvinrent à réaliser avec le concours du personnel militaire une entreprise de navigation sur l'Isère, qui groupait vingt commis et huit cents ouvriers et grâce à laquelle les subsistances furent assurées. (98) 34

Cette affaire avait été montée avec l'appui de l'intendant du Lyonnais, Bérulle. L'intendant du Dauphiné, Bouchu, en prit ombrage. (99) Il trouva deux années plus tard le prétexte d'exercer sa vindicte à l'occasion d'un approvisionnement en blé dont les Paris s'étaient chargés en période de disette et qui aurait donné lieu à de graves malversations. L'afhé des frères, après avoir été emprisonné à la requête de ses créanciers, dut s'enfuir, bientôt suivi de son cadet. Tous deux vinrent se réfugier à Paris. On est un peu renseigné sur leurs débuts dans cette ville, qui semblent avoir été pénibles. "Faute d'habitude, expose l'un d'eux, nous y fûmes d'abord exposés à des expériences mêlées de beaucoup d'amertume. " D'après Maurepas - assez bien placé pour être renseigné - , l'aïhé aurait été Jeté en prison à la requête de ses créanciers et y serait demeuré six ans. (100) Joseph, le troisième frère, s'était engagé à l'âge de dix-neuf ans - en 1703 - dans les gardes française. Il ne quitta l'armée qu'en 1706. Ce nouveau venu se faisait appeler Duverney et les esprits malveillants affirmaient qu'il s'était fait un nom du sobriquet qu'on lui décernait du temps qu'il lavait les verres dans l'auberge paternelle : "du verre net". La guerre va, une fois de plus, fournir aux fils de l'aubergiste l'occasion de nouveaux succès. Les armées de Louis XIV combattent en Flandre et en Italie pour la succession au trône d'Espagne. Bientôt, les deux afhés parviennent à se placer dans les entreprises de vivres. Dès 1704, Antoine est directeur des vivres de l'armée des Flandres, tandis que Claude est chargé de la comptabilité. Deux ans plus tard, Duverney, libéré des gardes françaises, aura un poste de garde-magasin à Mons. Mais c'est dans le cadre aimable de la ménagerie de Versailles que la fortune des Paris va prendre son essor. La petite duchesse de Bourgogne y vient manger des confitures en regardant voler les oiseaux de paradis, tandis que les flottes miniatures de la Sérénissime République de Venise et de la Sublime Porte manœuvrent sur le Grand Canal. La dame de La Roche, dont le mari commande aux gardes du parc, est la maîtresse de ce plaisant séjour. Elle présente un jour à la duchesse deux gigantesques gaillards - l'aïhé mesure deux mètres vingt-six - qui occupent des emplois dans les vivres de l'armée des Flandres et qui profitent de leurs loisirs pour conter quelques galanteries à ses filles. Le duc de Bourgogne, récemment nommé au commandement de cette armée, va être amené à protéger les deux soupirants. Lorsque le 17 mars 1706, l'aïhé des frères, Antoine Paris, épouse Marie Elisabeth de La Roche, le dauphin de France, le duc et la duchesse de Bourgogne et le maréchal de Villars viennent signer le contrat de mariage. Avant que deux années se soient écoulées, Claude 35

Paris La Montagne épousera sa jeune belle-sœur, Anne Elisabeth de La Roche ; les deux ménages s'installeront ensemble rue d' Argenteuil. Dans la terrible année 1709, la situation des Paris est critique. Leurs protecteurs ne sont plus en place, Chamillart a cédé le contrôle général des finances à Desmaretz qui penche pour les Hogguer. Le duc de Bourgogne a été relevé du commandement de l'armée des Flandres qui a été confié au Dauphin, son père. Le maréchal de Villars qui assiste le prince, semble tenir la balance égale entre les quatre frères et leur redoutable concurrent, Fargès. Il faut nourrir les troupes en dépit de la famine. "Pendant cinq mois, écrit La Montagne, nous ne pûmes passer un jour avec l'assurance que l'armée aurait du pain pour le lendemain. Nous demeurions en robe de chambre toute la nuit pour recevoir à toute minute des nouvelles du blé qu'on avait acheté." (101) En ces moments difficiles, leurs préoccupations essentielles gravitent autour du comte de Bergeyck, surintendant des PaysBas, qu'ils désignent sans équivoque comme leur soutien et leur commanditaire : "Si nous avions reçu le remboursement de nos emprunts, écrivent le 20 février 1709 Antoine Paris et son frère La Montagne au ministre de la guerre, nous aurions certainement commencé par nous acquitter envers M. le comte de Bergeyck qui a toujours été prêt à nous soutenir dans les besoins du service et cela est d'autant plus juste pour l'emprunt de la campagne dernière qu'il a vendu les propres rentes de son patrimoine pour nous en aider. Mais Monsieur, nous ne sommes pas remboursés des emprunts pour lesquels nous avons fait nos engagements personnels et venons de faire une négociation sur Hollande qui nous coûte infiniment pour payer nos lettres échues". (102) Si le service des vivres posait de douloureux problèmes à ceux qui en avaient la charge, il leur offrait par ailleurs quelques compensations. Les Paris remboursaient leurs prêteurs flamands - tel Le Cerf de Bruges - par des remises dont certaines se faisaient chez Tourton à Amsterdam. Or, depuis la capitulation de Lille - du 23 octobre 1708 -, les banquiers hollandais prenaient sur le pied de 13 livres 25 les louis d'or qui ne valaient en Flandre que 13 livres et cette différence de cours provoquait une fuite des espèces qui avait allarmé l'intendant de Dunkerque, Claude Le Blanc. (103) Celui-ci qui favorisait à la fois les concurrents des Paris et les banquiers de Bruxelles, adversaires de ceux de Gand et de Bruges, profita de ces circonstances pour arrêter La Montagne, accusé non seulement d'avoir exporté des capitaux, mais également d'avoir détourné des fonds sur une avance de 750 000 livres consentie 36

par la banque Mallet. Cet incident - rapidement réglé - détermina les quatre frères à réorganiser leurs services. Les deux alliés vinrent se fixer à Paris et laissèrent aux plus jeunes, Duverney et Monmartel - ce dernier pourvu depuis le début de 1709 d'une charge de commissaire des guerres -, le soin d'assurer le ravitaillement des troupes. En 1710, la fourniture des vivres aux armées fut, en raison de la disette de l'année précédente, organisée en régie et Antoine Paris en eut la direction. Il s'y rencontra avec un important groupe d'origine juive sépharadite dont l'influence dans la très dévote monarchie de Louis XIV s'explique par les deux traits précédant la signature de son chef. Rafaël de Fuyntes del Castillo venant de Gand, où son père dom Philippe avait été "général des vivres de Flandres" (104), s'était installé à Paris en 1709, nanti lui aussi de la haute protection du comte de Bergeyck, qu'il avait eu l'occasion de soutenir de ses deniers (105) et d'une fortune évaluée à 800 000 livres. (106) Il avait déjà exercé les fonctions de munitionnaire général des vivres en Espagne et au service de l'électeur de Bavière, gouverneur des Pays-Bas, et il avait eu l'occasion en cette dernière qualité de remettre aux frères Hogguer une somme de 150 000 livres en argent des deniers du prince, qui s'était perdue dans la chute des banquiers saint-gallois. (107) Dès son arrivée en France, il était chargé de l'achat, pour le compte du roi, de la subsistance des troupes qu'on devait envoyer dans le pays de Gueldre. L'année suivante il était intéressé dans les vivres de Flandres (108) avec Antoine Paris et un fournisseur déjà fort connu, François Marie Fargès. Entre les Paris et Castillo qui étaient aux armées et Fargès demeuré dans ses bureaux parisiens, les relations ne tardèrent pas à se tendre, le second reprochant aux premiers d'accaparer l'administration et les fonds de la compagnie et d'être en désaccord entre eux, ce que les intéressés s'empressèrent de démentir. (109) En dépit de ces assertions, la position de Castillo - qui faisait participer à ses opérations ses frères et son fils Antoine - ne cessait de s'affermir et de s'étendre. Dans la même année, Desmaretz et Voysin lui demandent de fournir quinze mille sacs de grains. (110) Toutes ces fournitures ne s'étaient pas faites sans de très pénibles épreuves pour les paysans du Cambrésis et Fénelon, qui était alors archevêque de Cambrai, s'en était d'autant plus ému que des esprits séditieux mais qui ne semblaient pas mal informés suggéraient que les munitionnaires, selon des traditions d'impartialité solidement établies, fournissaient en même temps les armées françaises et les troupes alliées qui les combattaient. "Il me paraît, écrivait le prélat au duc de Chevreuse, qu'il ne 37

faut ni faire trouver trop de difficultés à Castille, ni l'appuyer trop fortement. Si on lui donne trop d'appui, ce juif ne manquer a pas d'en abuser ; il vexera tous les paysans pour des charrois. . . il fera cette vexation pour épargner son argent. Il ruinera toutes les voitures de la f r o n t i è r e . . . D'un autre côté, si on ne le soutient pas un peu pour la prompte exécution de ses entreprises, les choses ne pourront pas être prêtes quand les ennemis viendront peut-être tout à coup investir Cambrai ou A r r a s . " (111) A la tolérance de l'archevêque s'ajoutait la haute protection de la comtesse de Caylus, nièce de Mme de Maintenon, qui intervenait le 7 octobre 1711 auprès du contrôleur général Desmaretz, pour hâter le paiement des grains fournis par l'entrepreneur. (112) Ces retards n'empêchèrent pas Castillo de prendre la même année dans les vivres de la marine un intérêt d'un tiers, soit 2 000 000 de livres, un autre dans la fourniture générale des fourrages et de se rendre avec son fils adjudicataire de la fourniture du bagne royal des gabelles et des hôpitaux de Marseille, outre un intérêt d'un vingtième dans la taille des marchands de vins en gros. (113) En juin 1712, à l'occasion du mariage de son fils Antoine qui était alors "distributeur général des passeports en France" et "entrepreneur général des fourrages", avec Agnès de Crous dont le père était receveur général du Hainault, Raphaël del Castillo avait déclaré devant notaire que ses papiers, et notamment son contrat de mariage avec la dame Anna Martine de Lattre, dressé à Gand en 1676, avaient disparu à la bataille de Ramillies et fait consigner dans un nouvel acte les stipulations de ce contrat. (114) Les contrats entre les Paris et cette puissante famille ne furent pas complètement coupés et en 1725, on trouve encore trace d'un règlement de compte relatif à deux lettres de change tirées le 10 avril 1710 de Valenciennes sur le caissier du t r a i té des vivres. (115) En tous cas les Paris n'eurent pas à s'en plaindre, puisqu'en 1710 ils achètent au gendre du contrôleur général Desmaretz, M. de Bercy, le domaine qui porte son nom ; en 1712, Antoine acquiert de M. de Ferriol, pour 455 000 livres, la charge de receveur général des finances du Dauphiné qu'il repassera plus tard à son f r è r e La Montagne pour prendre lui-même une des charges d'intendant de finances du royaume. Une obscure affaire d'héritage va permettre aux quatre f r è r e s d'accroître encore leur immense fortune. Le 5 février 1713 décède à Madrid un sieur Claude Pélissier qui est leur cousin germain, leur correspondant et leur associé et qui s ' é tait efforcé de conquérir, dans les services de la nouvelle monarchie espagnole, une position analogue à celle que les 38

Paris occupaient en France. Directeur des hôpitaux de Castille et d'Estramadure, intéressé dans une entreprise pour la fourniture et l'habillement des troupes d'Espagne, Claude Pélissier intriguait pour obtenir l'adjudication des hôpitaux français à l'armée de Philippe d'Orléans lorsque la mort l'arracha à ses projets. Il légua toute sa fortune - évaluée à 1 000 000 - à ses cousins Paris qui l'avaient aidé de leur influence et de leurs conseils et l'avaient notamment recommandé à la toute-puissante princesse des Ursins. Déshérité, son frère Aymard Pélissier, auteur en 1709 d'un projet de banque destiné à supplanter celui de Samuel Bernard et des banquiers genevois, entreprit alors contre ses cousins une procédure judiciaire renforcée d'une campagne de dénonciations qui lui valut, ainsi qu'à sa femme, neuf mois de "Petit Châtelet" et trois ans et demi de Bastille. Il ne fut libéré que sur promesse de renoncer à toute action, même pour obtenir des aliments. (116) La situation des armées du roi s'était améliorée en même temps que celle des Paris et, en 1714, au moment où le maréchal de Villars s'apprêtait à mettre le siège devant Landau et Fribourg, ses anciens auxilliaires de l'armée des Flandres offrirent au contrôleur général de faire les frais de ces opérations, soit 5 000 000 de livres dont ils devaient remettre 3 000 000 sous quatre jours et le reste à deux mois. Ils s'occupent également des armées d'Italie et affirment avoir fait passer à Lyon, de 1711 jusqu'à la paix, pour 4 200 000 livres d'espèces. A la fin du règne, ils comptaient parmi les plus puissants financiers du royaume. Toutefois les emprunts qu'ils avaient dû faire dans le public n'étaient pas remboursés et les créances dont ils se prévalaient sur l'Etat étaient d'un recouvrement des plus douteux. On avait assigné leurs paiements sur la recette du dixième des charges dont le service était assuré par leur ancien associé Fargès et dont les rentrées paraissaient fort problématiques. "Les sieurs Paris demandent un remboursement sur le produit du dixième des charges qui sera porté au Trésor royal attendu qu'ils doivent plus de 4 000 000 dans le public", peuton lire sur un des premiers procès-verbaux du conseil de Finance, demande suivie de cette réplique, concise et fort peu encourageante : "Néant quant à présent". (117) Un mois plus tard, ayant renoncé à demander un remboursement provisionnel, ils sollicitaient simplement le visa des assignations qui leur avaient été données en paiement, mais M. Rouillé qu'ils eurent l'infortune d'avoir pour rapporteur, n'était pas homme à précipiter les choses quand il s'agissait de régler les factures présentées par les fournisseurs de guerre, ainsi qu'en fait foi le procès-verbal de la décision du conseil de Finance : " . . . arrêté qu'avant de faire droit sur 39

leur demande, on vérifiera l'état de leur recette générale et de leur avance sur les registres du Trésor royal pour savoir d'où sont sorties leurs assignations et en quelles espèces ils ont été p a y é s . . . " . (118) Bien mieux .' Les quatre frères devaient bientôt apprendre que le traité de Fargès pour le recouvrement du dixième qui servait de gage à leur créance était résilié, qu'ils avaient à rapporter les assignations qu'on leur avait données sur cette recette et qu'on chercherait d'autres moyens de pourvoir à leur paiement. C'est à ce moment qu'on chuchote que les deux aihés pour mettre leurs biens à l'abri les font passer sous le nom des deux cadets qui doivent en tous cas, pour soutenir leur crédit, avaliser leurs billets. (119) Antoine Paris, pour se rendre dans la généralité de Grenoble dont il est receveur général, afin d'activer le recouvrement des tailles, doit solliciter une autorisation spéciale du Régent que le duc de Noailles lui transmet le 9 janvier 1716. (120) "Nous avions même, écrit Paris La Montagne, la douleur de voir que M. le duc de Noailles qui était président du conseil de Finance avait de l'éloignement pour nous." Toutefois, les Paris devaient trouver très vite le moyen le plus sûr de s'attirer la faveur du rigoureux mais encore novice président du conseil de Finance. Excellents comptables, les anciens munitionnaires avaient depuis longtemps mis en œuvre, dans la partie des recettes générales où leur aihé était en poste à Grenoble, une réforme complète de la comptabilité publique, obligeant tous ceux qui maniaient les deniers royaux à tenir leurs registres et journaux d'une manière régulière et uniforme et à en envoyer la copie exacte et certifiée à la fin de chaque mois au contrôleur général des finances, afin de lui permettre d'avoir sous les yeux un tableau exact de toutes les recettes et de toutes les dépenses. Une telle réforme était infiniment difficile à réaliser dans une monarchie où ceux qui étaient chargés des recettes et des paiements avaient coutume de ne rendre leurs comptes que plusieurs années après leur exercice et chacun à leur manière. Les Paris avaient entrepris de réaliser leur plan sous le ministère de Desmaretz et avaient même pris l'habitude, poussant leur curiosité au-delà de leur domaine, de se faire adresser tous les quinze jours par les excellents services de renseignements dont ils disposaient un état détaillé de ce qui se payait et se recevait dans les fermes générales et dans la ferme des postes, portant même leurs regards jusque sur les comptes des gardes du Trésor royal. Tous ces renseignements étaient transcrits en bon ordre sur leurs livres et ils étaient donc à même ko

de présenter au nouveau responsable des finances les comptes du T r é s o r sous une forme infiniment plus claire et plus séduisante que celles dont usaient ses interlocuteurs habituels. Le duc de Noailles devait fort apprécier ces services qui, après lui avoir été fort utiles, lui devinrent vite indispensables ; les quatre f r è r e s obtinrent bientôt la réunion d'une commission présidée par leur protecteur, le maréchal de Villars ; M. de Noailles se montra satisfait de leur conduite et se rendit accessible à l'afhé à qui il demanda de le secourir de son expérience. Il lui offrit de lui rendre la garantie qui lui avait été donnée sur le dixième des gages à la condition qu'il en assurerait luimême le recouvrement à forfait, qu'il porterait au Trésor royal 500 000 livres pour sûreté de son maniement et qu'il verserait en outre chaque mois 250 000 livres à l'Etat avant d'affecter aucune somme à son remboursement. La proposition fut acceptée ; en fait, le recouvrement du dixième des charges et appointements des commissaires du roi fut confié à Paris de Monmartel par résultat du Conseil du 18 février 1716. Ses f r è r e s La Montagne et Duverney se portèrent garants pour lui à concurrence de 3 000 000. (121) Toutefois en dépit des liens qui s'étaient créés, le président du conseil de Finance ne montra pas plus d'aménité à ce nouveau "traitant" qu'il n'en avait montré à ses prédécesseurs. "Etant autorisé comme vous l'êtes à poursuivre ceux qui doivent acquitter les parties du dixième dont vous êtes chargé de faire le recouvrement, mande-t-il le 7 mai à Paris, vous devez payer à jour nommé et sans aucun retardement le fonds de 250 000 livres par mois qui est destiné sur ce dixième pour les maisons royales. Il serait inutile de m'alléguer les remontrances de ceux qui doivent le dixième vu qu'il est honteux qu'ils osent le faire et je suis bien aise de vous avertir que si ce fonds n'est pas porté au Trésor royal, c'est à vous seul que je m'en prendrai. " (122) Au moment où la chambre de justice étendait sur ses pareils son aile menaçante, Antoine Paris se trouva sollicité par le responsable des finances de le tirer d'un fort préoccupant embarras. Par l'accord qu'ils avaient pris le 12 octobre 1715 avec le régime, les receveurs généraux s'étaient engagés à fournir chaque mois un subside de 2 500 000 livres destiné au paiement des troupes. Or, les billets qu'ils avaient émis en représentation de ces subsides restaient impayés depuis le début de 1716, de sorte qu'au 1er juillet, il subsistait 6 500 000 livres d'impayés sur les 15 000 000 qui auraient dû l'être. Le duc de Noailles constatant que "les menaces lui s e r vaient aussi peu que les caresses pour faire remplir le contingent entier" et désireux de faire rentrer le roi dans "ses revenus", s'ouvrit de sa peine et de son dessein à Antoine Paris et 41

le chargea d'imaginer un expédient pour le "tirer de la dépendance des receveurs généraux". Le financier lui soumit alors le projet qu'il avait dressé autrefois pour le contrôleur général Desmaretz et qui fut mis en œuvre dans des conditions que relate un des nombreux mémoires laissés par les Paris. "On prit aussitôt des mesures pour empêcher que les Receveurs Généraux et particuliers ne divertissent des fonds de leurs caisses et dès le 4 juin 1716, M. le duc de Noailles écrivit aux intendants d'enjoindre à leurs subdélégués : 1° de parapher et viser tous les registres des Receveurs des tailles et des commis à la recette générale dans l'état où ils se trouvaient tant Registres, Journaux que livres de dépouillement pour toute espèce d'imposition, soit de l'année courante, soit de l'année antérieure ; 2° de dresser des procès-verbaux de la situation des caisses et 3° de former des inventaires de toutes les pièces justificatives. Par ce moyen, le Conseil fut en état de faire compter tous les receveurs de ce qui avait précédé le 1er juillet 1716 sans qu'aucun d'entre eux put rien changer à ce qui se trouvait établi par les procès-verbaux, par les paraphes des registres et par leurs inventaires. Les mêmes receveurs furent privés de la disposition des deniers de leurs caisses à commencer de la même époque et ils furent tous obligés de remettre ces deniers à la caisse commune qui fut établie à Paris pour en être le dépôt, avec la précaution qu'elle ne ferait de payements qu'en vertu d'états de distribution signés du Régent." (123) Un édit de juin 1716 consacra cette réforme fondamentale de la comptabilité et l'institution de la Caisse commune qui cessait de rendre le Trésor tributaire de chacun de ses receveurs généraux. Le duc de Noailles en diligepta la mise en œuvre avec sa vigueur habituelle : " . . . malgré la difficulté du temps et l'interruption totale de la circulation, écrit l'auteur du mémoire, calamité dont la source principale venait de l'effroi des procédures de la Chambre de justice, la Recette effective des impositions des 20 généralités pendant les 6 derniers mois 1716, fut de 25 650 169 H 13 s 8 d, de sorte que l'administration, non seulement suppléa au vide du contingent mais encore produisit à l'Etat un secours de 10 650 169 livres 13 s 8 d audelà de ce que le contingent aurait fourni quand même il aurait été entièrement exécuté". (124) Le ministre à qui les frères Paris donnaient d'aussi bons avis pouvait difficilement les laisser sans aucun secours en butte aux poursuites de la chambre de justice. Dès le 20 juin, M. de Noailles priait le duc de La Vrillière d'accorder "des sauf-conduits aux sieurs Antoine, Claude, Joseph et Jean Paris frères pour leur donner le moyen de satisfaire leurs créanciers et de vaquer en même temps avec plus de liberté aux affaires kl

dont ils sont chargés". (125) Quant à la taxe des financiers elle fut, d'après Dangeau, fixée à 1 216 000 livres encore que tant dans les rôles publiés par Buvat que dans les archives de la chambre de justice, on n'en trouve pas plus de trace que des 9 000 000 de Samuel Bernard. En tous cas, si taxe il y eut, elle dut se compenser à due concurrence avec les sommes dont Antoine P a r i s était créancier et qui furent, aux termes d'une délibération du Conseil du 10 juillet 1717, a r r ê t é e s à 4 051 000 livres 7 s 4 d. (126) Les premiers rapports des quatre f r è r e s avec Law qui leur était totalement inconnu ne furent pas mauvais sans marquer pour autant une attraction insurmontable vers le nouveau venu et vers ses projets. "Dans les premières années de la minorité du Roi, rapportent-ils dans un de leurs mémoires, M. Law, écossais d'origine, qui ne s'était fait connaître dans plusieurs cours de l'Europe et à Paris même que par son habileté à jouer un gros jeu, parut tout à coup dans une grande faveur auprès du Régent, et obtint des lettres patentes pour l'Etablissement d'une Banque Générale dont les billets furent stipulés en écus du poids et titre du jour. Le Régent qui voulait donner du crédit à cet établissement désira que les sieurs P a r i s y prissent part et se chargeassent d'un certain nombre d'actions ; ils obéirent, et cela fit qu'ils assistèrent deux fois aux a s s e m blées de la Banque où présidait ce prince, et les mit en quelque relation avec M. Law. " (127) Dans un autre mémoire, l'un d'eux précise que le fonds par eux mis dans la Banque était de 45 000 livres. (128) La disgrâce du duc de Noailles, dont ils s'étaient acquis la confiance, fut compensée pour eux par l'accession à la p r é sidence du conseil de Finance du duc de La Force dont, à la suite d'une procédure de succession un peu complexe, ils avaient par acte du 11 septembre 1714 acquis l'hôtel sis à l'angle de la rue du Roi de Sicile et de la rue Pavée au prix de 289 367 livres sur lequel ils s'engageaient à régler un certain nombre de comptes (129) qui se trouvèrent précisément apurés quelques jours avant que l'ancien propriétaire de l'hôtel fût appelé à sa nouvelle dignité. Le 16 novembre 1714, deux mois après avoir acquis l'hôtel de La Force, Antoine Paris adressait à Desmaretz le billet suivant : "L'on m'assure que la ferme du tabac est renouvelée. Votre Grandeur me permettra de la faire ressouvenir de la place qu'elle a eu la bonté de me faire espérer pour un de mes f r è r e s , ce que je ne demande néanmoins qu'autant que Monseigneur le jugera convenable". (130) M. Desmaretz n'était pas alors dans une situation à juger inconvenantes les demandes de MM. Paris. C'est ainsi que Duverney était entré dans la ferme du tabac pour être, quatre 43

ans plus tard, mué en régisseur de cette ferme pour le compte de la Compagnie d'Occident. Les relations de l'Ecossais et des quatre frères sont dans cette période assez difficiles à préciser. Du côté des Paris, elles semblent avoir été dès les débuts nuancées d'une certaine défiance dont ils exposent clairement les raisons : " M. Law, écrivent-ils, venait de faire résilier le bail de la ferme du tabac et de le faire adjuger à la Compagnie d'Occident qui devait en prendre possession au 1er octobre 1718... lorsque il entreprit d'attacher à perpétuité cette ferme à la nouvelle Compagnie qui remettrait au Roi pour cet effet 90 millions èes 100 millions en billets de l'Etat qu'elle avait retirés pour la valeur des deux cent mille actions qu'elle avait délivrées en public. "Pour y parvenir, il fallait produire un calcul qui fit connaître l'avantage réciproque que le Roi et la Compagnie trouveraient dans cette opération, et M. Law remit ce calcul à faire au sieur du Verney qui le fit avec la plus exacte vérité. Mais comme il n'en résultait qu'un bénéfice de 25 millions pour le Roi, et de 16 millions pour la Compagnie pendant le cours de 25 ans, cet objet parut trop faible à M. Law pour déterminer le Régent et la Compagnie en faveur de sa proposition. Il fit donc un autre calcul qui présentait 216 millions de bénéfice pour la Compagnie, et il le communiqua au sieur du Verney, en lui disant que le Régent en avait paru fort content. Le sieur du Verney témoigna de la surprise à la vue du calcul et lui en montra la fausseté ; mais M. Law lui répondit seulement qu'il était un mauvais politique et qu'il ne fallait pas toujours dire aux princes la vérité." (131) Ces propos et la manoeuvre qu'ils trahissaient indisposèrent fort Duverney et ses frères qui furent tentés de tout rapporter au duc d'Orléans du comportement de son protégé, mais, ajoutent-ils, "la prévention que ce Prince avait pour lui leur parut trop forte et même insurmontable ; ils sentirent bien que ce serait s'exposer inutilement et ils prirent seulement la résolution de dénouer insensiblement avec M. Law et de n'avoir ensuite nul commerce avec lui". (132) Dans le même temps se négociait une opération d'une envergure plus considérable encore : le 1er octobre 1715 avait été passé au nom de Paul Manis le bail des fermes générales, qui devait expirer six ans plus tard, donc le 1er octobre 1721. Or une enquête, confiée une année auparavant à M. Rouillé du Coudray, avait révélé la faiblesse de l'administration de cette ferme et les conseils du gouvernement étaient décidés à la résilier dès sa troisième année d'exercice et à y apporter d'importants changements. M

Il n'est pas contestable que c'est Law lui-même, et aussi le duc de La Force, qui incita le Régent à offrir ce bail aux Paris. La Montagne l'affirme dans son discours, ajoutant : J'ai dit précédemment que le sieur Law avait des vues sur nous et effectivement il voulait nous engager dans son malheureux système parce qu'il nous croyait capables d'établir une bonne règle dans ses opérations et de l'y maintenir". "Il croyait, ajoute-t-il, nous amener à ce qu'il voulait par crainte de ne pas être payés sans lui de ce que le roi nous devait. " (133) On peut en effet penser que Law qui, en dépit du lit de justice et de la soumission au Parlement, était encore mal remis de ses chaleurs de la mi-août, ait tenu à ne pas trop laisser paraître sa boulimie de fermes et de compagnies et à réaliser en deux temps l'agrégat qu'il méditait. De là manifestement sa décision de faire confier à des hommes capables, et qu'il croyait sûrs, la gestion du domaine qu'il comptait faire passer sous son sceptre, ce qui ne devait d'ailleurs nullement entralher l'exclusion des Paris, car comme le prouvaient le choix de ses directeurs et la répartition de leurs tâches, l'Ecossais avait fait ouvrir largement ses portes à tous les hommes de capacité et laissait à chacun ses responsabilités et son autonomie au sein de l'entreprise. Il faut aussi convenir que les fermiers généraux étaient un bien gros gibier pour la toute jeune Compagnie d'Occident, armée de ses 100 000 000 de papiers, même convertis en rentes de 4 000 000 sur les tabacs, et dont le directeur paraissait toujours bien vulnérable. Il était donc plus rationnel et plus sûr de faire conduire l'opération par un groupe de munitionnaires bien enraciné dans le royaume, éprouvé par vingt ans de services rendus dans les circonstances les plus difficiles et pratiquement maître des recettes générales. Toutefois, il apparaît que dans le jeu, l'un et l'autre des partenaires louchaient vers la même carte dont chacun d'eux comptait bien faire son principal atout. "Je demandai, écrit encore La Montagne, le département du domaine d'Occident, parce qu'il comprend les colonies françaises appelées Isles du Vent qui importent beaucoup au commerce du royaume. On me confia ce département et je m'y appliquai fort heureusement ; en effet j'avais concilié les négociants de Nantes, de Bordeaux et de La Rochelle et ils devaient agir d'intelligence avec les fermiers du Roi pour augmenter à la fois leurs avantages et les revenus de Sa Majesté. Ces trois villes avaient délibéré sur ce sujet et député en conséquent c e . . . " (134) La ferme du domaine d'Occident, héritier des privilèges de la Compagnie des Indes Occidentales, fondée par Colbert, avait gardé, avec la concession du Canada, un droit domanial

sur les fies des Antilles ; en parvenant à la faire intégrer aux fermes générales et à les unir ensuite à la Compagnie d'Occident, Law, qui avec la ferme des castors avait déjà réalisé une percée vers l'Amérique du Nord, s'assurait à la fois la gestion d'un immense empire et un contrôle absolu sur tout le commerce triangulaire. Les Paris étaient certainement d'accord avec lui sur la première partie de son programme, mais non sur la seconde. L'intégration du domaine d'Occident aux fermes générales était pour eux un moyen de créer "dans le dos de la Louisiane" une compagnie qui, en peu de temps, parviendrait à écraser sa chétive concurrente. C'est sur cette équivoque que fut réalisée l'adjudication ; elle ne s'effectua pas sans quelques cahots. Sollicités par le Régent, les Paris firent mine de refuser : l'alhé était au lit avec la goutte ; ils ignoraient tout des fermes générales ; enfin ils avaient toujours sur le roi une importante créance dont le recouvrement était problématique et leurs disponibilités s'en trouvaient réduites. La sollicitation se mua en ordre et on leur souffla même qu'à 45 000 000 ils deviendraient adjudicataires. On publia les appels d'offres au Palais et les quatre frères constituèrent un avocat pour enchérir en leur nom. Malheureusement l'avocat de Paul Manis, prête-nom des anciens fermiers, voyant qu'il n'était plus seul sur l'affaire, fit monter l'offre à 46 000 000 ; sur ordre du Régent, les Paris montèrent à 47 000 000. Manis donna 1 000 000 de mieux. Finalement, les Paris enlevèrent la concession à 48 500 000. Le bail fut passé au nom d'Aymard Lambert, valet de chambre de d'Argenson, conformément à la tradition qui permettait au ministre des Finances de toucher -très officiellement d'ailleurs- un pot de vin sur chaque renouvellement. (135) Les minutes de Me Baudin, notaire du garde des sceaux, portent trace de la véritable mobilisation qui permit de mettre l'affaire sur pied. Le 4 octobre, Aymard Lambert donne pouvoir à Joseph Nuguès, beau-frère des Paris, dont Paris Duverney se constitue caution le 7 octobre. Parmi les autres cautions, on relève les noms de Paris La Montagne, Thérèse de Fenis, Guillaume Tavernier de Boulogne, Tireau des Epoisses, Dagobert Antoine, Thiroux, des Grimod, de Nicolas de La Barre, de Louis Dumouriez ; en tout dix-huit associés auxquels s'ajoutent douze fermiers désignés par le roi. (136) Chacun se vit attribuer un honoraire de 18 000 livres, plus 3 000 livres pour un commis, sans participation aux bénéfices. Quant à l'exploitation du nouveau bail, elle fut organisée selon un plan dont il est bien difficile de savoir s'il avait été élaboré par Law dans la perspective d'une "annexion" ou exactement copié ou conçu par les Paris pour donner une réplique ki>

à la Compagnie d'Occident, mais qui, en tous cas, en cette dernière hypothèse, constitue le plus fidèle plagiat. Aux termes d'un édit publié en octobre 1718 (137), les fermes générales étaient constituées en une compagnie au capital de 100 000 000 de livres. Ces actions étaient payées non plus en billets de l'Etat, mais en contrats de rentes sur les aides et gabelles, sur les tailles, sur les recettes générales, sur le contrôle des actes, sur les greffes réunis ou billets de la Caisse commune de l'administration des recettes générales des finances. Tous ces papiers seraient portés au garde du Trésor royal qui en donnerait quittance à Aymard Lambert et, en contrepartie, le roi constituait au profit de la Compagnie des Fermes 4 000 000 de rentes au capital de 100 000 000 dont le paiement était assigné sur l'imposition des tailles des vingt généralités du royaume. Comme lors de la fondation de la Compagnie d'Occident, la répartition du fonds social en actions était présentée comme une mesure destinée à "démocratiser" l'entreprise et à réactiver les échanges ; " . . . en facilitant la circulation des effets qui sont dans le commerce, en assurant leur valeur et en les rendant plus négociables, lisait-on dans l'exposé des motifs, nous pouvons espérer de voir croître le commerce et la consommation des denrées et marchandises sur lesquelles les droits qui composent nos fermes sont établis". Sur le plan des finances publiques, cette opération, tout comme celle qui avait servi à constituer le capital de la Compagnie d'Occident, ressemblait à s'y méprendre, en dépit de ses aspects innovateurs, aux expédients les plus classiques des contrôleurs généraux de Louis XIV, lesquels consistaient à éteindre les dettes passées en hypothéquant les revenus à venir, avec peut-être cette circonstance aggravante que l'hypothèque prise par la Compagnie de Law sur la recette des tabacs et celle prise par la Compagnie des Paris sur la recette des tailles devaient subsister pendant un nombre d'années indéterminé. Comme pour les billets de l'Etat, ce mécanisme provoqua une hausse des contrats de rente qui, de 40 à 50% de perte où ils étaient, remontèrent à 20 ou 25, et il n'est nullement interdit de penser que ceux qui étaient au courant de l'affaire aient pris à l'occasion leur juste bénéfice. "Des bruits étranges, lit-on dans le mémoire des quatre f r è r e s , furent semés à cette occasion contre les sieurs Paris ; on publia qu'ils avaient fait des gains immenses dans l'établissement des actions des fermes. " " . . . la malignité des hommes est habile à flétrir ce qu'il y a de meilleur", notent les auteurs avec affliction. (138) Ainsi, après être venu à bout de Crozat, des négriers, du bl

Parlement et de May non, empereur du tabac, Law voyait peser sur ses entreprises la menace d'une compagnie concurrente, dirigée par des gens bien en place, disposant d'une part importante des recettes royales et qui s'était, de surcroît, attribué avec le domaine d'Occident, le Canada et la "suzeraineté" des fies d'Amérique. Dans cette période curieuse où le passage d'une année à l'autre était toujours marqué par des renversements économiques ou politiques, les derniers jours de 1718 ne devaient pas échapper à la tradition : une déclaration du 4 décembre "nationalisait" la Banque générale. Les actionnaires étaient remboursés par le roi et leurs titres convertis en actions de la Compagnie d'Occident. Le directeur nommé par le roi exercerait ses fonctions sous les ordres du duc d'Orléans et devrait s'informer journellement de l'état et situation de la Banque, les billets ne seraient plus obligatoirement payés en écus de banque, mais "pourraient être faits au choix du porteur, payables en escus de la banque ou en livres tournois", la question devant être explicitée par des arrêts à intervenir, ce qui avait pour effet d'ajouter l'incertitude, à l'instabilité d'une valeur jusqu'alors garantie. (139) Conformément à l'article 11 de la déclaration qui ordonnait une vérification générale des derniers billets de banque biffés et non biffés, lettres de change et autres effets se trouvant dans la Caisse générale, M. Fagon, conseiller d'Etat, se rendait le 9 janvier à l'hôtel de Mesmes où il se faisait présenter par MM. Law, directeur, Fenellon, inspecteur, Bourgeois, trésorier, et du Revest, contrôleur, le registre des délibérations ayant arrêté le montant des billets émis dont le total se montait à 148 560 000 livres tournois. Il se transporta ensuite à la Caisse où il fit l'inventaire des billets biffés, soit 89 470140 livres, des billets non biffés, soit 39472 600 livres, des espèces soit 9153 433 livres, des assignations sur le Trésor royal, environ 80 000 livres et des lettres de change, 1 596 000 livres en chiffres ronds. (140) L'opération avait été préparée de longue date et le projet en avait été formé lors de la dévaluation de mai. C'est en effet le 27 mai que l'abbé Jean Baptiste Dubois, neveu du futur ministre et chargé des affaires personnelles de ce dernier, écrivait à son oncle : " M. Law m'a dit qu'il croyait que le Roy rembourserait tous les actionnaires de la banque et que si vous vouliez lui donner vos actions, il s'engageait à vous les rembourser en argent comptant quoique vous ne les eussiez acquis qu'avec des billets de l'Etat". (141) L'offre était réitérée quatre jours plus tard avec toutefois offre de remboursement à tempérament, "savoir 4 ou 5 000 livres tous les mois ou tous les deux mois". (142)

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Le 3 juin, le même correspondant écrivait : "Tous les actionnaires de la Banque connus de M. Law se pressent à lui donner leurs actions afin qu'il les rembourse en argent comptant. M. T e r c é / ? / e t M. de Nancré lui ont remis les leurs et M. Law leur a donné un reçu dans lequel il promet de payer en argent un quart de la somme au mois de juillet, un autre quart au mois d'août et ainsi de suite de sorte que dans quatre mois ils seront entièrement remboursés. Je ne sais pas s'il ne serait pas bon d'être les premiers à lui remettre les actions de peur qu'il n'arrivât dans la suite quelque changement qui empêchât de les rembourser en argent". (143) L'intéressé ne paraît pas avoir marqué un empressement excessif à réaliser l'opération qu'on lui offrait si généreusement. "Si le Roy ne rembourse pas tous les actionnaires de la banque, écrivait-il le même jour, je serais bien aise de garder le peu que j'ai. Mais si le Roy veut les rembourser tous, je suis obligé à M. Law du plaisir qu'il veut me faire et je vous prie de l'en remercier. " (144) L'Ecossais finit par le persuader et à la fin de juin le neveu du circonspect abbé échangeait les actions contre "deux billets" - sans doute des reçus - portant reconnaissance de dette. (145) De cette correspondance, il ressort donc que sitôt la monnaie dévaluée, Law s'empressait - dans la perspective d'une "nationalisation" de sa banque - de racheter les actions qu'il payait par conséquent en espèces dépréciées. Il n'est pas interdit de penser qu'en présentant ensuite ces actions au Trésor aux fins de remboursement ou de conversion en actions de la Compagnie d'Occident, ou en les revendant à la hausse à ceux qui cherchaient à les échanger contre des actions de cette compagnie, il ait pu s'attribuer un marge bénéficiaire. Le duc d'Antin nous éclaire sur les dessous de cette nationalisation dont il a suivi pas à pas tous les préliminaires sans d'ailleurs percevoir - non plus que la plupart des contemporains - tout ce qu'elle recouvrait. C'est au moment où il se voyait barré par le duc de Noailles que Law aurait "remis sur le tapis de faire la banque au nom du roi" ; mais il comptait profiter de l'occasion pour donner aux billets cours forcé du moins dans les limites d'un certain plafond en stipulant que "tous les paiements passant cinq cents francs se feraient en billets de banque", ce qui aurait permis à l'Etat de disposer d'une masse métallique considérable et à la Banque d'en avoir le maniement, conformément au projet initial rejeté par le conseil de Finance. L'affaire avait été débattue à la conférence de la Raquette, dans la petite folie du faubourg Saint-Antoine où le Régent avait mis en présence le duc de Noailles et le directeur de la Banque pour b9

tenter de les concilier mais, en dépit des apparences, il n'y était pas parvenu. Après la chute de Noailles et du chancelier, et surtout après que le lit de justice du 26 août eut muselé le Parlement, Law, "voyant que le Régent savait quand il voulait se servir de son autorité reprit courage et songea à mettre ses projets à exécution dès le mois d'août". C'est le moment où nous le voyons racheter les actions de sa banque dans l'espoir de les recéder avec profit à l'Etat. A la mi-octobre, l'opération semblant prendre corps, le Régent en parla au duc d'Antin en le priant de prendre contact avec l'Ecossais et de lui faire un rapport. Le duc reçut le directeur de la Banque et s'entretin à plusieurs r e p r i s e s avec lui. Il me communiqua, rapporte-t-il, un projet magnifique et spécieux par lequel le Roy rembourserait les neuf cent millions de la ville en billets qui seraient reçus dans toutes les caisses du Roy, qui entreraient dans tous les paiements et qui seraient reçus pour monnaie dans le c o m m e r c e . . . Il prétendait par là soulager le Roy des trente-six millions d'intérêts qu'il paie tous les ans et que, multipliant l'espèce de 900 millions, il enrichirait l'Etat. " "Le Régent, rapporte d'Antin, paraissait fort plein de ce projet qu'il n'avait pas eu le temps d'examiner. " (146) Devant les réticences de tous ceux auxquels il avait soumis son projet, Law résolut de le partager en deux en ne visant dans la déclaration que la prise en charge de la Banque par l'Etat et en tentant de faire passer le reste par un tour de passe-passe. Ainsi fut fait ; le duc d'Orléans réunit un "petit conseil" où furent présents Monsieur le Duc, le garde des sceaux, le duc d'Antin et Law. On s'attendait à des objections de M. d'Argenson qui avait hérité toutes les préventions du duc de Noailles contre l'Ecossais sans les exprimer aussi ouvertement ; il lut le texte que celui-ci lui soumit, "sans faire semblant de ce qui se passait dans son âme dont pourtant le visage était le fidèle témoin ; il fit peu de difficulté sur l'affaire, il réforma beaucoup de dictons de M. Law et la chose ayant été approuvée, il fut chargé avec M. Law de la mettre au net et de l'envoyer au Parlement". (147) Depuis le lit de justice le Parlement refusait de r e g i s t r e r les dispositions qu'il jugeait critiquables sans pour autant faire de remontrances, laissant au pouvoir le soin de se t i r e r d'une situation qui eût dû le paralyser. Il en usa de même en cette occasion ; un nouveau "petit conseil" décida d'appliquer les textes édictés au lit de justice et de disposer que la déclaration serait censée registrée et envoyée dans les bailliages. (148) C'est ainsi que la Banque devint Banque d'Etat, mais, sur sa lancée, Law faisait promulguer quelques semaines plus tard 50

sous la f o r m e t r è s discrète d'un a r r ê t du Conseil, qui fit s u r le moment fort peu de bruit, des dispositions qui marquaient un tournant a s s e z brusque du "Système". Cet a r r ê t disposait que la Banque qui n'avait d'autre é t a b l i s sement que son siège de P a r i s aurait d é s o r m a i s des bureaux à Lyon, La Rochelle, Tours, Orléans et Amiens, où les billets seraient échangés à vue et ce à compter du 1er m a r s 1719 ; il y était en outre stipulé que les espèces de billon et de cuivre ne seraient plus r e ç u e s dans les paiements dépassant 6 livres, sauf comme appoint et que les espèces d'argent ne seraient plus r e ç u e s dans les paiements excédant 600 livres sauf comme appoint, le règlement devant ê t r e effectué en or ou en billets de banque. (149) L'exposé des motifs expliquait c e s m e s u r e s par les constatations suivantes : Sa Majesté est informée que la r a r e t é apparente des espèces de billon et des monnaies de cuivre dans les paiements et le haut prix de l'argent dans le commerce ne provient pas du manque d'espèces dont i l y a une grande quantité dans le royaume m a i s du défaut de règle et d ' o r d r e dans les paiements. Ainsi le cours forcé des billets n'était pas expressément édicté, m a i s l ' a r r ê t interdisant de d r e s s e r protêt contre ceux qui offraient des billets de banque en paiement - sauf dans le c a s où un bureau de la Banque aurait r e f u s é d'échanger les billets contre des espèces - leur donnait pratiquement c o u r s f o r c é dans le commerce. De fait, la nationalisation de la Banque s ' i n s c r i v a i t dans la logique d'un " s y s t è m e " qui tendait à m e t t r e toutes les r e s s o u r ces de l'Etat à la disposition d'un groupe privé pour lui p e r m e t t r e de les employer avec profit. Dans ce système, la Banque tenait lieu de "pompe aspirante". Destinée à ê t r e dépositaire des fonds publics, i l était tout natur e l qu'elle fût aux mains du pouvoir et une telle position devait m e t t r e fin aux réticences exprimées par les comptables des deniers royaux au cours des années précédentes, et dégager s e s dirigeants de toute responsabilité. Il était tout aussi normal que la Compagnie d'Occident, investisseuse, eût le statut d ' e n t r e p r i s e privée. Mais ce qui paraît plus singulier, c ' e s t le c a r a c t è r e essentiellement p e r m é able de la cloison interposée entre l'une et l ' a u t r e , du fait qu'elles étaient toutes deux a d m i n i s t r é e s par un seul et m ê m e personnage. Ainsi, Law et son groupe bénéficiaient-ils d'un maximum d'avantages pour un minimum de risques. Mais i l est raisonnable de penser que la décision fut aussi imposée par la gravité de la situation i n t é r i e u r e et extérieure et par la nécessité où se trouva la Régence à une heure c r u ciale de son existence de s ' e m p a r e r de la Caisse pour y puiser - ou plus exactement pour y f a i r e p r e s s e r - les moyens de paiement n é c e s s a i r e s à s e s e n t r e p r i s e s . 51

1. Buvat, op. cit. t . I , p. 259-260. 2. A.E.Espagne, vol. 251, f145, 24 juin 1716 : Instructions à Louville ; cf. Saint-Simon, t. V, p. 353-354 ; sur la scène où Louville vient demander à Noailles de rédiger ses instructions sur sa mission, cf. ibid ; p. 363-364. 3. A.E.Rome, vol. 577-578, passim. 4. A.N. G7 930 ; Noailles, Mémoires, op. cit., p. 278-279 5. A. E. Mém. et Doc., Amérique, vol.I, f* 427-428 6. Le mémorialiste omet de préciser le mois où il situe la brouille; elle date sans doute de la création de la Compagnie d'Occident, en août 1717. 7. B . N . , ms. n . a . f . 23931, f* 115. 8. Ibid., r 116. 9. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 891-896. 10. Ibid., p. 896. 11. Ibid., p. 900. 12. B.N. , ms, n . a . f . 23932, f° 10. 13. Ibid., 23934, f° 7. 14. Ibid., f° 12. 15. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 895. 16. Ibid., p. 901. 17. Ibid., p. 909. 18. Ibid. , p. 531. 19. Bois-Jourdain, Mélanges historiques, Paris, 1807, t.II, p. 462 20. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 912-913. 21. Ibid., p. 944. 22. D'Argenson, op. cit., p. 3-8 et 22. 23. A.N. 0 1/367, f° 74-75. 24. Ibid., f° 94. 25. Ibid., f° 107. 26. Ibid., f° 143. 27. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 910. 28. D'Argenson, op. cit. . p. 7. 29. Mazarine, ms 2347 : Notes, f* 20. 30. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 954. 31. B.N. Actes Royaux, F 57 (418). 32. Ibid. (416). 33. Ibid., F 23621 (908). 34. Ibid. (895). 35. "Relations du conseiller Sellentin" Ibid. (899). n° 84, f* 5. 36. Deutsches Zentralarchiv. 37. Buvat, op. cit.. t . I , p. 311. 38. A.N. G7 23, f° 9. 39. Ibid. 40. Ibid.. f° 19. 41. Ibid.. f* 26-28. 42. B.N. Actes Royaux, F 23621 (930). 43. Notes faites par Isaac Thellusson en l'an 1730 sur un livre intitulé Mémoires de la Régence. Edition d'Amsterdam, 1749, extrait des papiers Thellusson aimablement communiqués par M. Gabriel Girod de l'Ain.

44. A. N. G7 843 ; La lettre porte la suscription suivante : "M. Clapeyron a retiré le mémoire le 11 juillet 1718". Dans un billet du Clapeyron écrit à Clau4 juillet 1718, figurant dans le même pli, t r i e r : "Vous devriez bien aller au sortir du Louvre r e t i r e r tous nos papiers à l'hôtel de Noailles afin que je puisse aller déménager nos livres", ce qui fait apparaître que les deux hommes travaillaient en permanence avec le duc de Noailles. 45. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, f° 24. 46. Ibid., f° 40. 47. A. E. Genève, suppl. 4, f° 95. 48. Ibid., f° 131-132 49. Archivio di State, Turin, Materio di Commercio, loc. cit., f° 16-18. 50. E. J. F. Barbier, Journal, Paris, 1885, p. 9. 51. A. E. Angleterre, vol. 301, f° 157. 52. Ibid.. f° 159 : Lettre du 12 octobre 1717. 53. Ibid. , vol. 302, f° 26 : Lettre du 20 octobre 1717. 54. Ibid., f° 87. 55. Ibid., f° 99. 56. A. E. Hollande, vol. 327, f° 166. 57. Ibid. , vol. 328, f° 62-63. 58. Il s'appelait en réalité Lazara. 59. A. E. Hollande, vol. 330, f° 128-129. 60. Ibid., vol. 334, f° 363. 61. Ibid.. vol. 334, f° 333-334. Sur Vasserot, cf. Herbert Lüthy, op. cit., 1.1, p. 361 : "Les Vasserot, huguenots réfugiés du Dauphiné après la Révocation, n'étaient pas des inconnus à Genève. Jean Vasserot père s'était établi à Amsterdam, où il dirigea une maison de banque de 1709 à 1718, en association avec un bourgeois de Genève, P i e r r e Cazenove, d'une famille réfugiée d'Anduze en Languedoc ; la s o c i é t é . . . est dissoute le 16 m a r s 1718... Le père Vasserot paraît avoir été associé dès le début à l'entreprise de Law ; la banque Jean Vasserot et Cie à Amsterdam est l'une des maisons correspondantes attitrées de la Banque Générale, en 1716-1718". 62. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, f° 50. 63. Ibid.. f° 52. 64. Ces faits sont relatés dans le Journal de la Régence de Buvat, t. I, p. 278 et 279 ; mais il est important de souligner que par suite sans doute d'une e r r e u r dans le classement du manuscrit, ils figurent à la date de juin 1717 alors qu'ils se sont déroulés en juin 1718. Aucun doute ne peut subsister sur cette erreur : il est fait mention p. 279 de 1' "édit du mois de mai dernier, touchant le prix, la valeur et la refonte des monnaies", alors que l'édit est de mai 1718 ; et au 27 juillet, p. 280 de : "M. d'Argenson, nouvellement fait garde des sceaux", alors que cette désignation est de janvier 1718. 65. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, f° 50. 66. Ibid.. f° 53. 67. Ibid. . f° 79. 68. Ibid.. f° 147. 69. Ibid., f° 150. 70. Ibid., f° 148 : Lettre du 22 août. 71. Ibid. . f° 145 : Lettre du 19 août. 72. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 17.

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73. Ibid., t.V, p. 900. 74. Ibid. , t. VI, p. 19. 75. Ibid., p. 21. 76. Ibid., p. 22. 77. Ibid. 78. Ibid., p. 27-31. 79. Ibid., p. 127-160. 80. Ibid., p. 173. 81. Cf. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , n° 84 : Lettre du 29 août, f° 152-156. 82. B.N. Actes Royaux, F 16236. 83. Ibid., f° 160-161. 84. Buvat, op. cit. , t . I , p. 330. 85. Ibid., p. 336. 86. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , n° 84, f° 160. 87. Ibid., : Lettre du 22 juillet, f° 92. 88. Herbert Lüthy, op. c i t . , t . I , p. 310. Cf. ibid., p. 351 : Référence aux Papiers de François Calandrini (1677^1750), Archives Edmond Pictet à Pregny (Genève). 89. A.N. G7 1295, 24 février 1718 : Mémoire de La Boulaye. 90. A.N. Min Cent. C, liasse 503. 91. Ibid., Lin, liasse 183, 4 mars 1717. 92. Buvat, op. cit. , t . I , p. 197 ; dans le premier rôle publié p. 188, Maynon figure pour 3 000 000. 93. A.N. G7 1295. 94. Ibid., 596. 95. Ibid. : Mémoire sur la ferme du tabac, cf. Jacob M. P r i c e France and the Chesapeake, Ann Arbor 1973, 2 vol. 54 96. B.N. Actes Royaux, F 23621 (972 et 974). 97. A.N. K 885, 1A, f° 91 : Mémoire personnel aux sieurs Paris sur les affaires générales où ils furent employés. 98. Saint-Simon rapporte que pour faire passer des vivres à l ' a r mée du duc de Vendôme, le cabaretier et ses fils "prirent des chemins qu'eux seuls et leurs voisins connaissaient, à la vérité fort difficiles mais courts" (Mémoires, t. VI, p. 532). Sur les débuts des Paris, cf. "Discours de M. Paris La Montagne à ses e n f a n t s . . . " , 1729 (Bibliothèque de Grenoble, ms 1049), f° 1-75 ; autre exemplaire, A.N. KK 1005 d. 99. D'après Saint-Simon (ibid., p. 531-532), l'hostilité de Bouchu serait imputable non à une rivalité entre deux ministres, mais à une histoire de femme. 100. Maurepas, op. c i t . , t . I , p. 48, cité par Dubois-Corneau in Paris de Monmartel, Paris, s. d. 101. Arsenal, "Discours de Paris La Montagne", p. 10, cité par R. Dubois-Corneau, op. cit. 102. Guerre, Al 2185. 103. V. de Swarte, Un intendant secrétaire d'Etat au XVIlie siècle, Claude Le Blanc, Dunkerque, 1900, p. 68-69. 104. A.N. Min. Cent., XC, liasse 312, 30 juin 1712. 105. B.N. , ms 7584. Déclaration de Rafael del Castillo à la chambre de justice : " . . . n'est pas compris dans les effets actifs une prétention sur M. le comte de Berçaik, 142 000 livres dont il ne peut rien espérer à cause de la perte que les Espagnols ont fait des Pays-Bas".

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106. Ibid. 107. A. N. G7 1124-1126 : "Raphaël del Castillo munitionnaire général des troupes de Son Altesse Electorale de Bavière représente t r è s humblement à Votre Grandeur que depuis un an, il a fait remettre pour forme de dépôt dans les mains des sieurs f r è r e s Hogguer la somme de cent cinquante mil livres en argent des deniers de ladite Altesse Electorale, qu'ayant tiré des lettres sur les Hogguer, qu'ils ont acceptées, elles ont été protestées et sont demeurées sans remboursement jusqu'à ce j o u r . . . ". 108. B . N . , ms 7584, f° 164-165 ; A. N. G7 597. 109. A. N. G7 264. 110. B . N . , ms 7584, f° 165. 111. Ludovic Navatel, Fénelon, la Confrérie secrète du Pur Amour, Paris, 1914, p. 147-148. 112. A. N. G7 1675. 113. B.N. , ms 7584, f° 164-165 ; A.N. G 7597. 114. A. N. Min. Cent., XC, liasse 310, 15 juin 1712 : Contrat de mariage Antoine de Fuyntes del Castillo-Jeanne Agnès de Crous ; ibid., liasse 312, 30 juin 1712 : Contrat de mariage Raphaël de Fuyntes del Castillo-Anna Martine de Lattre. 115. Ibid., CXI, liasse 148, 29 juin 1725. 116. Arsenal, Archives Bastille ms 10634-10636 ; sur le projet de banque, cf. A.N. G7 726. 117. B.N. , ms français 6930, f° 43, 22 octobre 1715. 118. Ibid. 119. Ibid. 120. Ibid. 121. A.N. Min. Cent., CXI, liasse 77, 29 février 1716. 122. B.N. ms, français 6934, f° 84. 123. A.N. K 885, 1A, f 17. 124. Ibid. , f 32-33. 125. A. N. E 3645, f° 360 ; çf, B.N. , ms français 6936, f° VI. 126. A.N. E 3652, f° 61-63. 127. Ibid., K 885, 1A, f° 85. 128. Bibliothèque Grenoble, ms 1049 : "Nous retirâmes les 45 000 livres de fonds que nous avions mis dans la banque et n'eûmes plus aucune communication avec le sieur Law". 129. Acte de Junot, notaire à Paris, rapporté dans A. N. Min. Cent., CXI, liasse 87, 9 janvier 1718. 130. A. N. G7 594. 131. Ibid. , K 885, 1A, f° 87. 132. Ibid. , f° 89. 133. Bibliothèque de Grenoble, ms 1049, f° 146-147. Cf. A.N. K 885 1A, f° 46-52. 134. Bibliothèque de Grenoble, ms 1049, f° 148. 135. Ibid., f° 146-147 ; A.N. K 885 1A, f° 46-52. 136. A.N. Min. Cent., CXV, rép. 8, octobre-novembre 1718. 137. B.N. Actes Royaux, F 23621 (981). 138. A.N. K 885, 1A, f° 49. 139. B.N. F 23621 (1021). 140. A. N. V7/254. 141. A. E. Angleterre, vol. 318, f° 178. 142. Ibid. . f° 191 : Lettre du 31 mai 1718.

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143. Ibid., f° 199. 144. Ibid., vol. 319, f° 16. 145. Ibid., vol. 320, f° 31 et 74 : Lettres du 28 juin et du 3 juillet 1718. 146. B. N. , ms n. a. f. 23934, f° 6 à 10. 147. Ibid., f° 18-19. 148. Déclaration pour la conversion de la Banque Générale en Banque Royale (B.N. Actes Royaux, F 23621 /1021/). 149. Arrêt du Conseil du 27 décembre 1718 (ibid., F 16245).

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CHAPITRE D. COMBAT POUR UN PACTE

L'Angleterre ne se sentait pas confortable dans la triple alliance ; traditionnellement unie à l'empereur, elle éprouvait quelque remords de le voir tenu à l'écart du traité récemment conclu et ce remords se muait en inquiétude à l'idée de tout ce que ce prince, une fois libéré des Turcs, pourrait entreprendre en Allemagne ou en Italie. Il était d'une bonne politique de prévoir de tels retours de flamme et, pour bien persuader le souverain autrichien que l'alliance n'était pas dirigée contre lui, de l'inviter à s'y joindre et à se soumettre à une loi qui serait celle de l'Europe ou tout au moins celle de l'Occident. Malheureusement cette loi était incomplètement écrite et aussi incomplètement acceptée ; l'archiduc Charles, prétendant au trône d'Espagne, qui régnait à Vienne depuis la mort de son f r è r e Joseph, n'avait pas signé les traités d'Utrecht et avait bravement donné à son fils - décédé en novembre 1716 - le titre de "prince des Asturies" ; Philippe V n'avait pas signé les traités de Rastadt et de Bade qui attribuaient à l'empereur Naples, le Milanais, le Mantouan et la Sardaigne, et les deux couronnes étaient seulement convenues d'observer la neutralité de l'Italie. Or cette neutralité devait dans xin avenir plus ou moins prévisible être mise à l'épreuve par 1' extinction de deux dynasties qui rendrait disponibles les Etats sur lesquels elles r é gnaient ; Jean Gaston Médicis, grand-duc de Toscane et François Farnèse, duc de Parme et oncle de la reine d'Espagne, étaient sans héritiers mâles (1) et la cour de Vienne f o r mulait déjà des revendications sur ces territoires. A peine achevait-on à Hanovre de remettre en ordre la petite chambre où l'abbé Dubois était demeuré cloîtré, que la diplomatie impériale venait y exprimer massivement sa présence en la personne de M. de Pentenridter, ancien secrétaire de l'ambassadeur d'Autriche à Paris, que Saint-Simon décrit "comme une manière de géant qui avait plus de sept pieds de haut avec un visage et une voix de châtré, comme on le croyait être aussi". (2) 57

D'après les échos qu'en recueillit M. de Chateauneuf, à La Haye, ces entretiens auraient donné l'occasion aux ministres du roi d'Angleterre de fournir tous apaisements à leur visiteur et d'offrir à son maître, entre autres avantages en Italie, la Toscane et le Parmesan, dès qu'ils seraient rendus vacants par le décès de leurs princes régnants, avec de surcroît la Sicile qu'on reprendrait à la dynastie de Savoie, le tout contre la garantie au roi d'Angleterre des duchés de Brème et de Verden ; ils lui offraient en outre dix-huit mille hommes pour l'aider à chasser d'Allemagne les troupes moscovites toujours établies dans le Mecklembourg. "Cette négociation a échoué, précisait M. de Chateauneuf, parce que l'Empereur n'a pas voulu accorder au Roy d'Anglet e r r e des avantages présents pour d'autres avantages que l'empereur n'est pas état de se procurer pendant qu'il est occupé contre les Turcs. " (3) A Vienne, les démarches d'Abraham Stanyan, ambassadeur d'Angleterre, n'avaient guère été mieux reçues et le prince Eugène avait fait observer sèchement à ce diplomate qu'il ne voyait pas l'intérêt que pouvait avoir son maître à entrer dans un traité qui ne tendait qu'à confirmer Philippe V sur le trône d'Espagne. (4) Toutefois la cour de Londres n'était pas démunie de moyens, à un moment où l'empereur avait besoin d'argent et de munitions pour poursuivre son difficile combat contre les forces du Grand Seigneur. Vers le mois de mars, elle considéra que la situation était mûre et elle décida d'en faire part au gouvernement français. En rentrant de La Haye après avoir achevé son triptyque diplomatique, l'abbé Dubois avait trouvé les choses bien changées. La présence à la chancellerie du procureur général Daguesseau avait mis un frein aux hardiesses des premiers jours et donné au gouvernement un tour conservateur ; la vieille cour avait repris son souffle, la plupart de ceux qui composaient les entours du Régent étaient hostiles à sa politique, le prince était plus seul et plus faible que jamais. "Ce Prince", écrivait le 10 février 1717 le comte de Bonneval, qui véhiculait avec lui toutes les aigreurs d'un officier passé au service de l'étranger, " m'a reçu non comme un Régent, mais comme un ami. Au reste il est guidé par des aveugles ou par des fripons, il a totalement perdu son crédit et l'estime vers la nation... souvenez-vous de ce que je vous dis à présent, c'est que ce Prince, si le petit Roy vient à mourir, sera abandonné de tout le monde.

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"Comme j'ai fréquenté toute le Cour je sais les sentiments où elle est pour lui ; il n'a pas un seul ami. Les impositions continuées lui ont totalement aliéné le peuple à Paris, et encore plus dans les provinces. La noblesse et le militaire le haïssent à mort, à cause des suppressions de pensions, réformes et autres dégoûts qu'on leur donne dans un temps où il les devrait ménager. Tous les gouvernements frontières, tant de l'Espagne que d'Italie, Flandres et Allemagne sont entre les mains de très fidèles Angevins/^artisans de Philippe V, duc d'Anjou/.Il sera bien heureux si le petit Roy meurt, s'il peut éviter la Bastille vingt-quatre heures après, car les Espagnols travaillent sous main par les prêtres avec beaucoup de succès... Au surplus c'est un Prince tel qu'il convient à l'Europe il est de ces paresseux d'esprit et de corps qui haïssent le travail et l'application ; il aime ses plaisirs sur toutes choses et la paix ne sera pas troublée par son ambition. On le voit par le peu de crédit qu'il s'est réservé dans les affaires du Royaume où il ne joue même pas le sixième rôle, quoiqu'il en soit le Régent. Il est bon, de facile accès, traitant avec tout le monde comme un simple particulier. Il a beaucoup d'esprit, il plaisante le premier sur les désordres de son administration et sur le choix qu'il a fait de ses ministres. L'autre jour le duc de Brancas lui disant que le conseil de finance était mal réglé et très mal composé le Régent répondit : 'La Régence est tout de même, et je ne vois aucun Président à commencer par moi où il n'y ait bien des choses à dire', et là-dessus il fit son portrait et celui de tous les membres de ses conseils avec un pinceau très fidèle, mais ridicule, donnant à chacun son paquet. " (5) L'examen par le conseil de Régence du traité d'alliance qui n'était pas encore signé par la Hollande - posa de délicats problèmes. Le maréchal d'Huxelles, responsable des Affaires étrangères, avait déclaré qu'il se laisserait couper le bras plutôt que de signer - ce qui dénotait chez ce militaire une certaine constance, non seulement dans les principes mais dans les formules, car il avait usé de la même phrase quelque dix ans plus tôt, à la veille d'être désigné comme plénipotentiaire en Hollande. Le matin du jour où l'affaire devait être débattue, le duc d'Orléans avait jugé à propos de faire appeler le duc de SaintSimon : "Au moins, lui recommanda-t-il, n'allez pas tantôt nous faire une pointe sur ce traité d'Angleterre dont on parlera au conseil" ; à quoi le malicieux seigneur répondit sur un ton acide que n'ayant été au courant de rien, il ne pouvait parler ni pour ni contre ce qu'il ne connaissait pas, position qui, avec la "capitulation" du maréchal d'Huxelles, permit à l'affaire de passer. (6)

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En vérité les milieux politiques étaient à ce moment perturbés par le second voyage que le baron de Goertz faisait à Paris et par les intrigues qu'il y avait tissées. A l'occasion de ce nouveau déplacement, le favori du roi de Suède devait en effet nouer des liens étroits avec ceux qui, dans les cercles gouvernementaux et dans les avenues du pouvoir, combattaient contre le cours nouveau de la diplomatie, et en premier lieu avec le maréchal d'Huxelles qui, si l'on en croit les méchants bruits répandus sur son compte, n'était pas insensible aux séductions d'un officier de belle prestance. Le maréchal avait assuré son visiteur de son sincère dévouement à la cause de Charles XII, exprimant toutefois le crainte que les insinuations du "vieux ministère" n'aient inspiré à ce prince quelque défiance envers le nouveau régime. "Je l'en ai désabusé entièrement, rapporte Goertz dans une lettre à l'envoyé suédois à La Haye, et la marque que ça a été t r è s agréable au maréchal d'Huxelles c'est que tous les autres ministres ne le pouvant voir qu'une fois par jour, j'ai eu la permission de le voir quand j'ai voulu, et en partant il m ' a dit encore : 'Tâchez seulement que le Roi de Suède me mette en état d'agir, il v e r r a que nous nous y prendrons comme il faut'. " (7) Le président du conseil des Affaires étrangères fut ravi d'apprendre qu'on ne tenait pas essentiellement, à Stockholm, à voir le France mandater un représentant ayant rang d'ambassadeur : "C'était, insinue Goertz, un de ses mignons qu'il avait envie d'y envoyer sans caractère ce que je savais et il devait aller avec moi en Suède... ". "Je suis convenu, écrit-il encore, avec ledit maréchal de bien des choses dont il n'a jamais rien dit à ses collègues ni au Régent lui-même. " (8) L'affaire des navires de Hogguer allait aussi reprendre de la consistance ; après y avoir donné la main avec tout l'empressement qu'on pouvait attendre de gens qui durant des années avaient échangé des canonnades avec les équipages de l'amirauté britannique, le conseil de Marine semblait hésiter à mettre le financier saint-gallois en possession des bâtiments qu'il lui avait accordés pour aller chercher ses mâts en Suède. Hogguer avait proposé de remplacer les trois vaisseaux du roi qui étaient peut-être un peu voyants par quatre navires plus petits qu'il achèterait à des particuliers et qu'il renforcerait par un cinquième qu'on lui offrait de Hambourg et qu'il se proposait d'équiper. Les choses en étaient là, lorsque le baron de Goertz revint à Paris et, après avoir examiné la situation, il estima que les trois bâtiments du roi étaient plus convenables aux besoins du roi de Suède que les cinq par lesquels on envisageait de les remplacer. Hogguer s'empressa donc de remettre l'affaire en train. 60

"Cela lui fit redoubler ses instances auprès de tous les membres du Conseil de Marine , lit-on dans un rapport dont il est l'inspirateur. ' I l s furent charmés des propositions avantageuses qu'il leur fit pour lui accorder les trois vaisseaux. Ils sentirent si bien l'avantage qu'il en reviendrait à la marine de France que tous unanimement furent d'avis de les lui donner". (9) Le comte de Toulouse qui, en sa qualité de membre du conseil de Régence, connaissait le tournant pris par la diplomatie française réussit à faire suspendre la décision jusqu'à ce qu'il fait pu recueillir l'avis du duc d'Orléans mais, "comme il s'agissait d'une décision pressée, MM. Goertz et Spaar trouvèrent à propos d'agir de leur côté, ils le firent où ils jugèrent nécessaire avec tous les ménagements et la prudence requise. M. Hogguer de son côté mit toute son attention à conduire l'affaire à une heureuse fin en employant son crédit et celui de ses amis pour engager son Altesse Royale Monsieur le Régent de France de lui accorder ces vaisseaux... ". Tant d'efforts devaient finalement échouer, "le Régent s'excusant sur ce que le Roy n'avait pas ou du moins t r è s peu de vaisseaux en état de s e r v i r . . . " . (10) La bataille pour les subsides fut également relancée par le passage à Paris du baron de Goertz ; depuis la remise à Spaar, en octobre 1716, des traites tirées par Law sur André Pels d'Amsterdam et négociées à Hambourg, rien n'avait été réglé ; en février 1717, trois quartiers restaient en souffrance : ceux de mai à août 1716 - le cinquième - , d'août à novembre 1716 le sixième - et de novembre 1716 à février 1717 - le septième. Entre le favori du roi de Suède qui était tout prêt à accepter des traites parce qu'il savait qu'il n'obtiendrait rien d'autre, et l'ambassadeur qui tenait à être payé en espèces pour prélever au passage ses appointements a r r i é r é s , l'accord fut bientôt r é a lisé avec le concours et sur les suggestions de Law. Il fut simplement convenu qu'on se contenterait de traites mais que la créance personnelle de M. de Spaar serait éteinte par provision et à valoir sur le montant des effets. C'est ainsi que le 29 janvier, le maréchal d'Huxelles, toujours t r è s sensible aux sollicitations de ses amis suédois, faisait passer au duc de Noailles un mémoire formulé dans les termes suivants : "Il est dû présentement à la Suède 450 mille écus. Au 1er mai 150 000 et dans le cours de cette année 300000 encore faisant ensemble 900 000 écus. Pour faciliter les choses, au lieu de toucher présentement les 450 000 écus, on se contenterait des lettres de change du sieur Law de 300 000 écus payables au 1er mai prochain, d'autres de 300 000 écus payables au 1er août et de 300 000 encore au 1er novembre prochain. De cette manière, au lieu de payer présentement 450 000 écus échus et au mois de mai 150 000 faisant en tout 61

600 000 écus, la France ne payera audit 1er mai que 300 000 écus à savoir la moitié, ce qui fait une différence de plusieurs mois par rapport au temps où il faudrait faire les fonds pour une partie des payements. Si chacun d'eux est fait comme il doit être à son échéance et présumant, de l'ordre présentement établi dans les finances de France et de la sincère attention d'acquitter chaque quartier de son échéance, que les fonds en seront faits, de trois mois en trois mois, il sera d'autant plus aisé, suivant le projet, de donner au sieur Law les sûretés requises pour acquitter ses lettres de change ci-dessus mentionnées'7! (11) Dans le même temps Law remettait au baron de Spaar, sous une forme qui n'est pas précisée, 20 000 écus de Hambourg dont celui-ci délivra un reçu en deux exemplaires ainsi libellés : "J'ay reçu de Monsieur Law, Directeur de la Banque Générale de France, la somme de vingt mille écus argent courant de Hambourg ou sa juste valeur laquelle il a plu à S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans me faire avancer, acompte des subsides qui vont être payés de la part de cette cour dont les intentions, par lettres de Sa Majesté des 6/17 avril et du 11/22 mai 1715, sont que je sois payé de mes appointements sur lesdits subsides. Ainsy Monsieur Law fera la retenue desdits écus courants de Hambourg sur les subsides à payer à l'avenir et cela en vertu de ma présente quittance à laquelle les ordres du Roi mon maître et mon emploi m'autorisent. Fait à Paris le 1er février 1717. Le baron de Spaar". (12) Le toujours rebutant duc de Noailles devait semer quelques grains de sable dans ces rouages. "Je suis bien fâché Monsieur, écrivait-il le 13 février au baron de Goertz, de ne pouvoir vous donner cet après-midi le temps que vous désirez parce que je vais au conseil de Régence. Jlay rendu compte à Mgr le duc d'Orléans de la demande que vous faisiez de ce qui reste des subsides. Son Altesse Royale aurait fort souhaité que l'arrangement des finances l'eût mis en état de le faire payer dès à présent mais tout ce qui peut se faire c'est de vous en payer deux quartiers dans le mois de mai prochain et Son Altesse Royale m'a chargé de vous le faire savoir. Ayez pour agréable de voir sur cela M. le Maréchal d'Huxelles qui est informé." (13) En bref, au lieu des 900 000 écus demandés, on en promettait 300 000, au lieu de six quartiers, on n'en laissait espérer que deux. Law n'en accepta pas moins d'escompter ces promesses et, sans doute avec l'accord du duc d'Orléans, celle d'un quartier supplémentaire puisqu'on trouve aux Archives du Limbourg à Maëstricht deux reçus non datés signés du baron de Goertz, "Directeur Général des finances du Roi de Suède et son ministre plénipotentiaire", le premier en deux exemplaires 62

ainsi rédigés : "Je certifie que Monsieur Law Directeur Général de la Banque Générale de France m'a remis la somme de trois cent mille écus argent courant de Hambourg ou la juste valeur, je dis trois cent mil écus argent courant de Hambourg ou la juste valeur et ce en conséquence des ordres de S. A. R. Monseigneur le Duc d'Orléans, Régent de France, pour les cinq et sixième quartiers des subsides dus au Roy mon Maître de laquelle somme de 300 m Ecus je fais double quittance pour ne servir que d'une seule, à Paris c e . . . ", le second en vin seul exemplaire et dans les mêmes termes pour la somme de 150 000 écus, montant du septième quartier. (14) D'après les informations recueillies, les lettres de change remises en contrepartie par le directeur de la Banque ne se seraient montées qu'à 266 000 rixdales et leur règlement aurait donné lieu à diverses difficultés car elles furent payées en monnaie dévaluée. (15) C'est en raison de cette carence de la cour de France, que Goertz, s'était finalement décidé à rallier le complot jacobite fomenté par Gyllenborg, ambassadeur de Suède à Londres, avec le concours de Spaar et dont il n'avait jusqu'alors accueilli le projet, qu'avec beaucoup de réticence. Le 12 janvier, le lieutenant général Dillon écrivait au duc de Mar : "Gorbel /Goertz/ est pleinement autorisé et en vient maintenant très sérieusement au fait. Villeneuve /Dillon/ a déjà eu plusieurs conférences avec lui, et j'espère qu'Arthur /Jacques IH/ sera satisfait de ce qui "s'est passé à ce sujet". (16) Aux termes de ces entretiens, il avait été convenu d'entreprendre au mois d'avril prochain, à partir de Gotembourg, un débarquement en Angleterre dont les jacobites devaient fournir les fonds, partie à Londres, partie en Hollande, partie à Paris. Par leur entremise, on devait aussi amorcer le rapprochement entre la Suède et la Russie qui était la pièce maîtresse de la stratégie du baron de Goertz. Le docteur Erskine, médecin du czar, dont le frère était cousin du duc de Mar, devait en être le maître d'œuvre, tandis que le prétendant lui-même l'accréditait d'une lettre adressée directement au souverain moscovite. Quant à Hogguer, obligé, devant le refus de Régent, de renoncer à ses bâtiments, il s'était mué en agent recruteur et avait dépêché ses affidés sur les côtes de Guyenne et de Biscaye et jusqu'à Passages en Espagne, ainsi qu'en Bretagne et à Dunkerque, pour y lever deux mille matelots destinés à servir dans la marine suédoise. Toute cette diplomatie et les préparatifs destinés à la mettre en mouvement menaçaient de tous côtés le roi d'Angleterre. Comme électeur de Hanovre, il avait tout à redouter d'un rapprochement entre Charles XII et le czar de Moscovie ; comme souverain britannique, un débarquement jacobite réalisé avec le concours de la flotte suédoise, le soutien du czar et la complaisance plus ou moins avouée de la marine 63

française, était pour lui singulièrement plus redoutable que les escapades maladroites qu'on avait jusqu'alors, fait aisément avorter. Ces plans aventureux furent brutalement déjoués. Le 10 février, par une initiative assez insolite dans les annales de la diplomatie, le gouvernement britannique faisait arrêter le comte de Gyllenborg et perquisitionnait à son ambassade de Suède, sur la dénonciation d'un parlementaire assez peu connu, lord Dufus (17), sans doute préposé à cette mission ; sept jours plus tard, le baron de Goertz, qui avait quitté la France le 15 février, était arrêté à Arnhem sur ordre, non point des Etats Généraux, mais de ceux de la province de Gueldre, sur les poursuites engagées contre lui par un personnage tout aussi discret nommé Fleherman. (18) La correspondance entre les deux hommes était publiée et largement diffusée, sans égard aux calomnies que Gyllenborg y déversaient sur le Régent, et un tel procédé ne manqua pas de renforcer le camp de ceux qui soutenaient en France qu'il n'y avait rien à attendre de l'Angleterre, même quand on venait de traiter avec elle ; quant aux tractations de Hogguer, elles parurent assez sérieuses pour que l'abbé Dubois éprouvât le besoin de s'en expliquer avec Robethon, secrétaire de George 1er, dans une lettre qu'il lui adressait le 16 avril : "Il est vrai, Monsieur, écrivait-il, que le Roi de Suède a donné en paiement à Hoggher depuis longtemps des bois, et qu'Hoggher en a vendu à la marine de France pour sept ou huit cent mille livres. Je crois avoir eu déjà l'honneur de vous rendre compte que cet Hoggher avait voulu acheter des vaisseaux pour la Suède, et les payer en bois ; mais que M. le Régent ayant eu lieu d'appréhender que cela ne fût contraire aux intérêts du Roy de la Grande-Bretagne, n'avait pas voulu souffrir cet achat quoique très avantageux. Sur les avis que M. le Régent a eus que le capitaine d'une flûte suédoise qui était venue à SaintMalo chargée de mâts, l'avait vendue, et avait acheté une frégate qui devait partir de Saint-Malo avec 40 hommes d'équipage et passer au Havre pour y prendre le reste de l'équipage, il avait ordonné le 7 et le 18 de mars de ne permettre à aucun matelot ni officier français ni autre, de s'y embarquer. Un officier d'Ostende appelé Merveilleux et un autre homme étant venus à Dunkerque pour enrôler des matelots... on leur a fait défense d'en enrôler aucun. Il y a à Dunkerque une flûte appartenant à Hoggher... pour aller chercher une partie des mâts et planches qu'il doit délivrer pour le port de B r e s t . . . A l'égard des officiers qu'on dit qu'Hoggher a engagés comme les nommés Folard, Maigret et Brocard, Son Altesse Royale m'a fait l'honneur de me dire qu'elle se souvenait qu'il y a environ huit mois, trois ou quatre petits officiers réformés parmi 64

lesquels étaient le nommé Folard qui fait l'ingénieur et qui est une espèce de fol sans capacité, le nommé Maigret qui avait été à Malte, et Brocard, petit officier d'artillerie cassé, lesquels manquaient de subsistance en France et n'ayant pu obtenir de M. Crozat qui a fait un établissement à Mississipi de les y employer, avaient fait demander permission d'aller servir hors du royaume, ce qu'on leur avait permis très volontiers, sans qu'on eût cru que cela pouvait être de la moindre conséquence. Voilà ce que j'ai appris qui ne vous doit laisser aucun doute, qu'il y ait eu la moindre tolérance ou négligence contraire aux intérêts du Roi de la Grande-Bretagne". (19) Dans un climat aussi anti-hanovrien, l'abbé Dubois tout comblé d'honneurs qu'il ait été, n'en avait pas moins eu à livrer de sérieux combats ; nommé secrétaire du cabinet du roi et membre du conseil des Affaires étrangères, on s'était souvenu que pour lui donner quelque vernis avant son départ en mission, on l'avait fait conseiller d'Etat ; or, ces fonctionnaires prétendaient avoir quelque préséance sur la noblesse et bien que l'abbé, personnellement, n'y attachât guère d'importance, M. de Cheverny et surtout M. de Canillac mal remis de l'affaire de Mardyck, qui siégeaient dans ce conseil, n'entendaient pas tenir rang après le fils d'un médecin de Brive ; il ne fallut pas moins d'un mois pour régler l'incident par un tour de passepasse qui consistait à délivrer aux deux seigneurs outragés des brevets antidatés de conseillers d'Etat. C'est dans ce moment que l'abbé reçut de James Stanhope un important courrier daté du 25 mars. Après avoir exprimé l'inquiétude que lui caussaient le silence persistant de son ami et correspondant et l'agitation provoquée dans les cercles dirigeants français par la publication des lettres de Gyllenborg, le ministre britannique écrivait : " P e r mettez-moi à présent Monsieur que je vous prie de me faire savoir les sentiments de votre cour sur le projet de notre grande négociation, et que je vous fasse souvenir que le principe qui avait donné commencement à de pareilles vues n'a été autre que celui d'assurer à Mgr le duc d'Orléans, la succession à la couronne de France le cas venant à échoir par une garantie de toutes les puissances de l'Europe capables de prévenir l'envie que pourrait avoir certain brouillon de les troubler et d'empêcher que dès que la paix sera faite avec le Turc, il ne s'allume en Europe une nouvelle guerre dans laquelle toutes les successions contestées ne redeviennent les jouets de la fortune et les prix des victorieux. Vous en avez paru goûter le projet, et de votre aveu, nous avons pressenti la Cour de Vienne qui s'est avancée au-delà de ce que j'avais espéré au commencement. Elle est impatiente à présent de savoir si cette négociation aura des suites et commence à nous faire des reproches 65

sur ce que nous ne pouvons encore rien lui dire de votre part". Lord Stanhope laissait clairement entendre que les liaisons que le gouvernement français avait prises avec le roi de Prusse pour l'inclure dans la triple alliance étaient désagréables à l'empereur, et étaient susceptibles de faire échouer tout le plan et après avoir prié son correspondant de lui faire enfin savoir ce que sa cour entendait faire, il concluait avec un détachement un peu affecté : "Comme l'objet principal, ou pour mieux dire unique, que s'était proposé le Roy dans toute cette affaire, a été de rendre service à Mgr le Régent, il ne s'y regarde point comme autrement intéressé, ce sont vos affaires bien plus que les nôtres, et vous n'avez qu'à nous dire quelle conduite vous souhaitez que nous tenions ; si vous souhaitez que la négociation aille en avant, nous la pousserons de notre mieux, sinon nous la laisserons tomber et y mettrons fin avec l'Empereur le moins mal que nous pourrons, mais dans ce dernier cas je vous avouerai que je ne suis pas assez clairvoyant pour voir comment on pourra éviter une guerre qui véritablement commencerait en Italie mais qui entraînerait tôt ou tard toutes les autres puissances. Nous autres serions peut-être les derniers à nous en mêler et par conséquent, il doit nous être plus indifférent quelle résolution vous prendrez, mais vous pouvez compter pour assuré qu'il y a actuellement sur le tapis un projet de concilier par l'entremise de la Cour de Rome, l'Empereur, le Roy d'Espagne et celui de Sicile aux dépens de Mgr le Régent... Le partage des Espagnes doit entrer dans ce projet et quelque chimérique qu'il puisse paraître, comptez que l'espérance de regagner par ce moyen une partie du Royaume d'Espagne sera pour l'Empereur, gouverné par une faction espagnole, un leurre aussi puissant que la succession à la couronne de France le sera pour Philippe, mais comme j'ai déjà eu l'honneur de vous dire, ce sont vos affaires". (20) Et à cet ultimatum dépourvu de toute ambiguïté était jointe une lettre autographe de l'informateur, M. de Bonneval, que lord Stanhope prescrivait à son conrrespondant de jeter au feu dès lecture et qui, comme se doit, figure en bonne place dans la correspondance d'Angleterre. (21) Pour un régime aussi faible que celui qui était en place à Paris, c'était déjà un acte exceptionnel de courage que d'avoir osé conclure un traité d'alliance avec le prince protestant qui régnait sur l'Angleterre, et de chasser celui qui incarnait la légitimité et la vraie religion. C'était beaucoup lui demander après que la France ait livré une guerre de onze ans pour donner la couronne d'Espagne à Philippe V, que de s'allier à celui qui avait tenté de la lui ravir et qui, en tout état de cause, attendait le moment propice pour l'affronter, et, à cette fin, de rompre de surcroît une négociation avec la Prusse sur laquelle 66

le Régent comptait pour sortir des contradictions de sa politique du Nord. Ce n'est que le 16 avril que l'abbé Dubois fit partir sa réponse et, après avoir expliqué les raisons de son long silence, il écrivait : "Son Altesse Royale n'est pas plus refroidie Monsieur sur le projet que vous avez formé pour assurer la tranquilité de l'Europe, par une paix fixée entre l'Empereur et le Roy d'Espagne et n'a changé de sentiment en rien sur ce sujet". Toutefois, dans l'esprit du Régent et de son conseiller, cette négociation était soumise à des impératifs bien précis : 1° Il n'était en aucune façon question de traiter avec l'Autriche sans traiter également avec l'Espagne. 2° La négociation ne devait pas sortir des mains du roi d'Angleterre, d'abord parce que ce prince rencontrait moins d'opposition de la part de l'Espagne, ensuite parce que la France ne voulait accomplir aucune démarche qui tendrait à contrevenir aux dispositions du traité d'Utrecht. Cela étant dit, le gouvernement français n'était nullement prêt à abandonner ses efforts pour inclure le roi de Prusse dans l'alliance, disposition qu'il considérait comme bénéfique pour toutes les autres parties. "D'ailleurs, ajoutait-il, laissant percer l'hostilité qui persistait à l'égard de la cour de Vienne, ce que le Roi de la Grande-Bretagne peut procurer à l'Empereur sans coup férir et sans dépense dans cette occasion "comme l'acquisition de la Sicile, la possession incommutable de tout ce qu'il a conquis sur la Monarchie d'Espagne, et qu'il possède sans aucune garantie, et la reconnaissance des droits impériaux sur les Etats de Florence, de Pise, de Sienne, de Parme et de Plaisance, que les Empereurs ont toujours ambitionnés après s'en être pourtant réellement départis par des capitulations, et autres titres valables, sont des avantages si réels, dont rien ne le dégoûtera, et ne pourra diminuer l'obligation qu'il aura au Roi de la Grande-Bretagne de les lui avoir ménagés. " (22) Les modalités du plan furent alors arrêtées. Il consistait à céder la Sicile à l'empereur ou, plus délicatement, "à ne pas s'opposer à ce qu'il s'en mette en possession" ; à lui reconnaître vin droit de suzeraineté sur la Toscane, Parme et Plaisance à condition de donner l'investiture de ces fiefs par expectative aux enfants du second lit du roi d'Espagne, pour en jouir immédiatement après la vacance, selon les lois de l'Empire ; l'empereur céderait en outre au roi d'Espagne ou à l'un de ses fils le royaume de Sardaigne ; au roi de Sicile - ancien duc de Savoie - on confirmerait la cession de Montferrat et des Etats démembrés du Milanais. "Ce n'est pas, insinuait l'abbé Dubois dans un mémoire du mois de mai, par les véritables intérêts du Roy d'Espagne qu'il 67

faut juger du succès de cette négociation en Espagne, mais par les avantages que la Reine croira y trouver pour les Princes ses enfants." (23) Au demeurant, on ne dissimulait pas aux ministres britanniques que non seulement on entendait leur laisser le soin de tenir les cartes, mais que le Régent et ses conseillers envisageaient avec beaucoup de réticence des manipulations qui risqueraient d'ouvrir la voie aux ambitions que l'Empereur nourrissait sur la totalité de l'Italie. "L'on n'aurait pas, observait l'abbé dans son mémoire, à craindre tous les inconvénients que l'on prévoit, si l'on parvenait, au moyen des conditions qui ont été proposées avec l'Angleterre, à rétablir la paix entre le Roy d'Espagne et l'Empereur ; la France n'entrerait dans cette convention que par son consentement et les renonciations confirmées assureraient encore l'état et les droits de Son Altesse Royale... "Enfin personne ne pourrait justement s'élever contre les dérogations que Son Altesse Royale ferait en ce cas aux traités puisqu'il paraîtrait clairement qu'elle serait moins entrée dans cette convention pour assurer ses droits que pour affermir la paix... L'on croit donc pouvoir dire que ce que l'on propose à Son Altesse Royale la chargerait de reproches et lui attirerait de puissants et dangereux ennemis sans assurer son état et en le faisant dépendre d'une foi très périlleuse, qu'au contraire la paix entre l'Empereur et le Roy d'Espagne avec le concours ou le consentement de la France rendra l'Etat du Royaume et celui de Son Altesse Royale certains. " (24) Dans une lettre à Robethon, secrétaire du roi d'Angleterre, du 17 juillet 1717, Dubois explicitait ces vues, en découvrant l'inspirateur. "Mylord Stair, écrit-il, n'a pas bien pris la pensée de M. le maréchal d'Huxelles au sujet du plan s'il a cru qu'il ne l'approuvait pas. Car le maréchal le trouve excellent et souhaite sincèrement qu'il réussisse. Mais il croit que Son Altesse Royale ne peut pas l'accepter sans l'intervention du Roy d'Espagne parce qu'Elle ne peut déroger en rien aux traités d'Utrecht sans le consentement des parties intéressées. Cette circonstance essentielle redouble le désir commun que nous devons avoir que la cour d'Espagne donne les mains à ce qui lui est proposé pour l'affermissement de cette couronne et nous espérons que Sa Majesté Britannique employera ses puissants offices pour l'y déterminer. " (25) Il précisait encore sa position dans une lettre à Stanhope le même jour : "Le but de l'alliance que la France a contractée avec l'Angleterre et la Hollande, écrivait-il, et de toutes celles qu'elle veut faire, est le maintien de la paix établie par les traités d'Utrecht. Ainsi elle est toujours prête à faire entrer dans la triple alliance les puissances qui sont en paix, et qui 68

ont intention de s'unir pour la conserver. Sur ce fondement elle sera ravie de recevoir dans la triple alliance l'Empereur, lorsqu'il aura fait sa paix avec l'Espagne. Mais ce serait s'éloigner de sa ñn et rendre la triple alliance inutile que de l'y admettre avant ce temps-là et pendant le temps qu'il est encore en guerre avec l'Espagne". (26) Le 31 juillet, Stanhope se déclarait entièrement d'accord avec ces vues en protestant qu'elles avaient toujours été les siennes : " . . . faire entrer dès à présent préalablement l'Empereur dans la triple alliance indépendamment de l'affaire du plan, et sans savoir quelle en sera l'issue, je puis vous assurer, Monsieur, que c'est une pensée qui ne nous est jamais entrée dans l'esprit... "Il est à souhaiter, ajoutait-il un peu insidieusement, que le Roy d'Espagne y concourt ; Mgr le Régent sera convaincu que le Roy ne néglige rien pour y déterminer Sa Majesté catholique et qu'on a ici égard à vos représentations sur la nécessité d'envoyer à la Cour de Madrid une personne qui soit dans le secret de cette grande affaire... mais dans l'autre cas, je veux dire dans le cas que le Roy d'Espagne refuse d'entrer dans le plan, comme un tel refus ne pourra avoir d'autres motifs que de faire valoir ses prétentions à la couronne de France, ce cas arrivant, nous croyons alors que l'intérêt de Mgr le Régent serait encore plus grand à conclure avec l'Empereur et à chercher sa sûreté dans la garantie de ce Prince, dans celle du Roy et des Etats Généraux..." (27) On en était à disserter sur ces subtiles modulations de la diplomatie, lorsque parvint à Londres la dépêche suivante : "Nous avons avis que la flotte d'Espagne a commencé à faire sa descente auprès de Calgliari en Sardaigne, et le Roy d'Espagne nous a fait déclarer par son ministre à P a r i s . . . qu'il voulait s'emparer de la Sardaigne, et que ce projet pourrait être suivi d'autres expéditions qui regardent sans doute le Royaume de Naples. Soit que quelques princes d'Italie soient entrés dans ce dessein ou non, ce mouvement tend à allumer une grande guerre en Italie qui se communiquera bientôt à tout le reste de l'Europe. C'est de cette manière que le Roy Catholique a répondu aux offices que le Roy de la Grande-Bretagne a employés auprès de lui pour le porter à un accommodement et à une paix finale avec l'Empereur. Voici le moment où il faut calmer cet orage ou être exposé à une guerre universelle. (28) Les responsables de la politique espagnole suivaient les démarches de lord Stanhope et de ses ministres avec un certain agacement. La paix ne comptait pas parmi leurs objectifs immédiats, encore moins la sanction du traité d'Utrecht qui consacrait la partition de l'héritage de Charles H. Les "irrédentistes" 69

italiens qui étaient au pouvoir à Madrid visaient à libérer leur patrie - toute leur patrie - de l'emprise "allemande", tout comme les jacobites anglais souhaitaient libérer la leur de la domination hanovrienne. Mais, si l'Espagne était la seule nation qui pût leur permettre de réaliser leur dessein, son roi, son administration et son peuple n'étaient pas seulement les instruments de leur reconquête. Ils la servaient autant qu'elle les servait. Si la Parmesane Elisabeth était reine, si le Plaisantin Alberoni faisait office de premier ministre, si le Napolitain duc de Popoli était gouverneur du prince des Asturies et ses compatriotes Cellamare et Monteleone, ambassadeurs à Paris et à Londres, si le "Mantouan" Beretti Landi (29) occupait les mêmes fonctions à La Haye, ce n'était pas seulement par les hasards d'obscures intrigues de palais. Ils étaient tout autant l'expression et le symbole d'une politique qu'ils en étaient les protagonistes ; ils s'étaient moins imposés au roi d'Espagne que le roi d'Espagne ne les avait mobilisés et exhaussés pour affirmer qu'ils étaient siens comme était sienne la terre dont ils étaient issus. Pour Philippe V, obstiné à poursuivre au travers de ses prostrations, de ses hésitations, de ses déchirements, la réunification de ses royaumes, Alberoni, l'homme à qui il en avait confié la mission, était à sa place, non point parce qu'il était l'émissaire du duc de Parme, le protégé d'Elisabeth Farnèse ou le savant cuisinier de fins repas aux macaronis, mais parce qu'il représentait à ses yeux la "rémanence" du duc de Vendôme, qui lui avait conquis sa couronne. Après la chute de l'Italien, ni lui, ni ses conseillers espagnols ne s'écarteront de la route, pas plus qu'elle ne sera abandonnée après sa mort et l'exil de son inséparable compagne. Pour lui comme pour ses ministres, rien n'était donc plus inacceptable qu'un traité qui consacrait la présence des "envahisseurs" en Italie et l'expulsion de l'Espagne de la péninsule. Ils étaient confortés et même entraînés dans ces vues par les princes italiens - le grand-duc de Toscane et le duc de Parme - qui enrageaient de voir l'Empereur spéculer sur leur succession, et en particulier par le second, isolé et exposé aux confins du Milanais autrichien et qui, jaloux de voir le duc de Savoie mué en roi de Sicile, rêvait de se voir constituer un royaume. Bien loin de se cantonner dans les limites d'un traité frustrateur, il s'agissait donc pour les hommes qui gouvernaient à Madrid de mettre l'Espagne en état de se reconquérir ellemême et de se doter des finances, de la marine, de l'armée et de l'équipement industriel nécessaires à l'accomplissement de ce dessein. Pendant longtemps, l'abbé Alberoni avait compté sur l'Angleterre et, à cette fin, il avait favorisé le commerce de cette puissance en Amérique avec une générosité qui confinait 70

à l'inconscience. Le traité d'alliance défensive qu'elle avait passé le 5 juin 1716 avec la cour de Vienne avait mis un frein à cette complaisance et Philippe V avait alors vivement reproché à son confident de s'être laissé abuser sur la fidélité de ses amis britanniques, à telle enseigne que le traité d'Assiento prêt à être signé avait été antidaté au 26 mai. Les dirigeants espagnols en étaient alors revenus à la politique antérieure à la guerre de Succession et qui consistait à confier l'exploitation du patrimoine colonial, non pas à des grandes, mais à des moyennes puissances comme l'avait été le Portugal. Un pays leur paraissait alors répondre particulièrement à leurs vues : les Provinces-Unies. Sur le plan économique, si l'Etat restait éprouvé par la longue guerre qu'il avait menée, la province de Hollande et en particulier "Messieurs d'Amsterdam" disposaient toujours de ressources considérables et d'un puissant crédit. Sur le plan politique, dès qu'on se proposait de bloquer les négociations qu'on voyait se nouer partout en Europe, rien ne s'y prêtait mieux que le lent et complexe mécanisme institutionnel de cette république, avec ses délibérations indéfiniment multipliées et l'exigence des votes unanimes. Il semblait de moins en moins à redouter qu'elle prit des liaisons avec l'Empereur devenu son voisin aux Pays-Bas et avec lequel elle était en contestation au sujet des barrières, et on pouvait même penser que lorsque, dans un avenir plus ou moins prévisible, les flottes et les armées d'Espagne pourraient prendre l'initiative en Méditerranée, les Hollandais - avec le concours hypothétique d'une France "réveillée" - seraient susceptibles d'opérer une diversion dans les Flandres autrichiennes. Le marquis de Beretti Landi, ambassadeur d'Espagne à La Haye, avait donc fait des ouvertures assez appuyées au pensionnaire de Hollande. Le pensionnaire Heinsius avait, au cours de sa vie, vu beaucoup de choses et surtout, il avait vu beaucoup de choses changer. L'alliance impériale pour laquelle son ami Marlborough et lui avaient marqué tant d'inclination lui semblait dépouillée de ses attraits depuis que, comme il l'avait d'ailleurs souhaité pour être protégé contre vin attaque de la France, les troupes autrichiennes campaient aux Pays-Bas. Toutefois, cette situation qui infléchissait ses sentiments, limitait également ses choix et rendait difficile une alliance qui eût sans doute consacré la position du commerce d'Amsterdam, mais qui, contractée avec un pays toujours en guerre avec l'empereur et qui ne faisait pas mystère de ses desseins revendicateurs, présentait de graves dangers. On eut donc recours à l'arme diplomatique la pus familière aux Etats Généraux : l'atermoiement. Tout ceci n'empêchait pas de parler affaires ; depuis longtemps les capitalistes d'Amsterdam portaient un intérêt tout 71

particulier aux relations commerciales avec l'Espagne et les juifs sépharades de la cité étaient les principaux animateurs d'un négoce qu'ils avaient patiemment aménagé : après l'exode de 1492, les marranes émigrés, ou chassés par les persécutions entreprises sous Philippe II, avaient tenté d'établir un réseau de correspondances avec leurs coreligionnaires convertis, demeurés dans la péninsule, et malgré l'hostilité de la "métropole" pour les provinces qui avaient fait sécession et les saisies pratiquées à l'instigation de l'Inquisition sur leurs navires et leurs marchandises, ce réseau s'était constitué et maintenu pendant plus d'un siècle ; les membres les plus connus de la communauté d'Amsterdam, Abraham Franco Mendez, Andres Cristoval Nunes, Diego Mendes de Vrito, Antonio Henriques de Granada, Samuel Diaz, Antiono d'Elgado, Simon et Luis Rodriguez de Souza, avaient réussi à établir, entre leur ancienne et leur nouvelle patrie, un courant d'échanges régulier, important, parfois par voie de contrebande et sous des pseudonymes, des marchandises d'Espagne ou des Indes occidentales qu'ils revendaient par toute l'Europe. (30) Ce courant fut éminemment représenté par Franciscus Schonenberg, autrement désigné sous les noms de Jacob de Abraham Belmonte, Francisco Carvalho Nunes et Miguel Rodriguez Nunes, d'origine portugaise, qui représenta les Provinces-Unies à Madrid de 1679 à 1702, fonctions qu'il cumula à partir de 1690 avec celles de ministre d'Angleterre. (31) Les bouleversements qu'avait amenés dans l'administration madrilène l'établissement de Philippe V sur le trône de Charles H, la guerre avaient interrompu ces échanges, mais les traités d'Utrecht et surtout le vide soudain créé, après la mort de la première reine d'Espagne, par le renvoi de la princesse des Ursins, du tout-puissant Orry et des groupes français qu'il avait installés dans tous les rouages de l'économie, allaient stimuler l'esprit d'entreprise de négociants impatients de se placer au premier rangs des clients et des fournisseurs d'un pays qui avait tant de richesses et tant de besoins, sans pour autant posséder les moyens de se servir des unes pour satisfaire les autres. Dès le 23 avril 1714 M. de Saint-Maurice écrivait d'Amsterdam à Pontchartrain : "Les Hollandais se servent des juifs d'Amsterdam pour former des ligues en Espagne afin de recueillir l'ancienne haine de l'Espagnol contre les Français en les touchant du côté de l'intérêt, leur insinuant que les Français s'emparent peu à peu du commerce des Indes... On ferait bien... d'observer les juifs qui sont leurs correspondants car à bon compte ils tirent en contrebande des sommes immenses par Curaçao. Il est arrivé depuis peu en Hollande plus de 600 000 piastres". (32) 72

Deux mois plus tard, un autre informateur d'Amsterdam rapportait que "les marchandises propres pour l'Espagne sont fort augmentées de prix" ; " . . . les marchands, écrivait-il, ont employé mille ouvriers pour en faire de nouvelles. Il s'est trouvé à la Bourse plus de monde qu'on n'en avait vu depuis plusieurs années et on se réjouit fort de la paix avec l'Espagne. Chaque marchand prépare quelque chose de particulier pour la célébrer à cause du commerce considérable que cette ville fait en Espagne." (33) Le 28 juin Saint-Maurice annonçait la mise en œuvre d'un véritable dumping destiné à relancer les échanges entre les deux pays. "Depuis la paix entre l'Espagne et la Hollande, rapportait-il, les marchands se préparent à ouvrir un grand commerce en Espagne et à y porter tant de marchandises que celles des Français et des Anglais tomberont à bas prix malgré qu'ils en ayent. C'est la grande science des Hollandais de savoir perdre à propos pour ruiner les autres. Ils regagnent à la longue ce qu'ils ont perdu. " (34) A l'effet d'ouvrir la voie à ces échanges, on multipliait les démarches auprès des ambassadeurs successifs d'Espagne à La Haye afin d'attribuer à un juif sépharade le consulat d'Espagne à Amsterdam, poste que M. de Saint-Maurice s'imaginait assez naiVement pouvoir occuper. (35) Lorsqu'il fut question pour les Provinces-Unies d'envoyer un représentant à Madrid, le choix devait tout naturellement se porter sur un personnage ayant des liens anciens avec l'Espagne, jouissant de la confiance des "Messieurs d'Amsterdam" et ayant non seulement les capacités d'un négociateur, mais la combativité d'un conquérant. Les Etats Généraux désignèrent Jean Guillaume de Ripperda. Issu d'une famille d'origine castillane et de religion catholique, Ripperda était né à Groningue en 1680 et avait fait ses études chez les jésuites de Cologne. En 1704, il avait épousé Alina Schellingwou, fille d'un riche médecin d'Amsterdam et d'une dame Maria Commersteyn, originaire de la même ville, et, après la mort de son beau-père, sa fortune s'était encore accrue par le remariage de la veuve avec un sieur Schatter qui jouissait lui aussi de biens considérables. Désireux de faire une brillante carrière, soit militaire, soit politique, il s'était engagé dans l'armée où son père était officier subalterne et, pour faciliter son ascension, il avait abjuré le catholicisme. De bonne heure il avait lié sa fortune à celle de Jean Guillaume Frison, prince de Nassau-Dietz, de la branche cadette des Nassau, gouverneur héréditaire des provinces de Frise et de Groningue et feld-maréchal de Hollande ; par la protection de ce prince qui était gendre du Landgrave de Hesse, et de sa mère, Henriette Amélie d'Anhalt Dessau, il avait pu 73

accéder au grade de colonel. Cependant, son protecteur aspirant au stathouderat, il l'avait persuadé que rien ne servirait mieux sa cause que d'avoir aux Etats Généraux un député de la F r i s e fidèlement dévoué à ses intérêts ; il ne put toutefois obtenir ce siège qu'au prix d'un échange avec un élu qui préférait se vouer à d'autres fonctions. Durant la guerre de Succession d'Espagne, Ripperda avait noué des relations avec le prince Eugène et le comte de Zinzendorf devenu chancelier d'Autriche, et il avait vainement tenté de se prévaloir de ces liens pour obtenir un poste de plénipotentiaire au congrès d'Utrecht. Mais sa situation s'était compromise ; Jean Guillaume Frison était mort accidentellement en 1711, laissant un tout jeune fils ; Ripperda devait faire face à des adversaires opiniâtres qui lui tenaient rigueur de son i m mense fortune et de ses trop ostensibles investissements immobiliers ; un procès l'opposait à la ville de Groningue qui lui disputait la succession d'un riche capitaliste de la province, Evert Loost Lewe Van Aduart ; il sentait, selon l'expression d'un de ses biographes, le sol lui brûler sous les pieds ; il sollicita une mission à l'étranger, jetant son dévolu sur l'Espagne et, sa nomination tardant à venir, il allait se contenter d'un poste diplomatique en Prusse lorsqu'en mai 1715, il fut désigné comme envoyé extraordinaire des Provinces-Unies à Madrid. (36) Il arriva dans la capitale espagnole le 15 juillet de la m ê me année et sa qualité d'ancien élève des jésuites converti au protestantisme paraît avoir été, dans sa nouvelle résidence, un objet de curiosité en même temps qu'un appât pour les catéchiseurs. "L'éclatante figure qu'il faisait à Madrid, écrit un de ses contemporains, lui attirait les regards de toutes les personnes qui ne trouvaient en lui de défaut que dans sa religion. Le ministre lui-même / i l s'agit du cardinal del Giudice/ lui en avait souvent parlé et par le secours des jésuites de Madrid qui lui faisaient de fréquentes visites, il avait tâché de le défaire d'une sorte de préjugé qu'il ne conservait que par pure politique. " (37) Il n'apparaît pas que M. Partyet, consul de France à Madrid, ait partagé cet enthousiasme : "Le Baron Riperda, ambassadeur d'Hollande, écrivait-il dès le 20 juillet 1715, se distingue à Madrid par le mal qu'il y dit des Français. On sait que dans une audience qu'il a eue du cardinal del Giudice, il n'a pas dissimulé la passion qui le domine contre la nation, et il connaît que c'est un des plus sûrs moyens de plaire à ceux qui dominent". (38) En fait, le nouveau venu s'employait essentiellement à occuper le terrain et, en premier lieu, à nouer des relations t r è s étroites avec le cardinal del Giudice, dont le pouvoir était 7*»

sur le déclin, et plus encore avec l'inaccessible Alberoni dont il devint un des plus familiers affidés : "Le Ministre / d e s Etats Généraux/ à Madrid, écrit Saint-Simon, était traité avec une grande distinction, e t . . . était tout à fait entré dans la confidence d'Alberoni". (39) Les premières démarches de l'intrigant diplomate se situent en septembre 1715, au moment où l'abbé, sans être encore débarrassé du cardinal del Giudice, entreprend de mettre en place son administration et de réorganiser les finances, sous la protection du marquis de Mejorada, gentilhomme de la chambre du roi, et avec la participation d'un Français nommé Tanqueux (40) ; le 19 septembre, le duc de Saint-Aignan rapportait : "Le Baron de Ripperda se dit à la vérité chargé d'ordres particuliers pour obtenir par une convention secrète quelques avantages dans le commerce des Indes en faveur de sa nation". (41) Dans une lettre des 13 et 14 octobre, l'ambassadeur se montrait plus explicite : "Je crois, écrivait-il, devoir... informer Votre Majesté que sur les ordres que j'ai reçus d'Elle de veiller aux démarches du baron de Ripperda en cette Cour, j'ai enfin découvert que les avis qui lui ont été donnés au sujet de ce ministre étaient bien fondés et qu'il y a dans ses instructions des ordres particuliers pour une négociation secrète qu'il espère de faire réussir par le moyen de la Reine", propos qu'il fait suivre de ce passage chiffré : "Je sais de plus d'une manière à n'en pouvoir douter qu'il a remis à l'abbé Alberoni un mémoire pour cette Princesse par lequel il offre à leurs Majestés Catholiques au nom de ses maîtres et moyennant quelques avantages qu'il est chargé de demander dans le commerce des Indes au préjudice des autres nations, de fournir à l'Espagne lorsqu'elle en aura besoin soixante vaisseaux dont il a spécifié dans le mémoire qu'il y en aurait vingt qui seraient à lui". (42) Ces offres alarmaient le gouvernement français, qui craignant tout autant que l'Angleterre une résurrection de la marine et du commerce de l'Espagne, montrait la plus extrême réticence à offrir semblables services. "Je vous avoue Monsieur, écrivait le 28 octobre le m a r é chal d'Huxelles à son ambassadeur, que je ne suis pas entièrement persuadé qu'il convienne aux intérêts du Roy de faciliter au Roy d'Espagne les moyens de former une marine considérable, et de lui donner pour cet effet des ouvriers des arsenaux de Sa Majesté capables de contribuer à l'exécution de ces desseins. Mais en même temps, je ne doute pas que l'offre que vous en ferez produira un bon effet dans la vue que l'on doit avoir de détourner le Roy d'Espagne de prendre des mesur e s avec les Hollandais pour obtenir d'eux les mêmes secours. "(43) 75

Quelque position qu'ait prise l'ambassadeur de France, ces vues paraissent fort loin d'avoir été réalisées. "Le Baron de Ripperda, écrivait-il le 26 octobre, continue d'avoir de fréquentes conférences avec l'abbé Alberoni... J'ai reçu des avis de tous côtés qui me confirment ce que j'ai déjà eu l'honneur de mander à Votre Majesté, d'un traité secret avec les Etats Généraux et qu'actuellement une personne digne de foi vient de m'assurer que les remises considérables dont j'avais entendu parler étaient certainement sorties d'Espagne en lettres de change sur la Hollande. J'ai su par un autre endroit qu'on disait que ces sommes étaient destinées au Duc de Parme, et que ce n'était que pour mieux cacher ce mystère qu'on leur faisait prendre cette route, mais je ne vois pas d'apparence que cela puisse être puisqu'il me semble que pour les envoyer en Italie, il eût été bien plus aisé de le faire secrètement par la voie de Gênes qui est d'ailleurs la plus naturelle. A l'égard de la valeur des dites remises on en parle diversement. Cependant les meilleurs avis les font monter depuis deux cent mille écus jusqu'à cent mille pistoles. " (44) Le 11 novembre, il écrit : "On m'a aussi assuré de nouveau l'envoi des cent mille pistoles qui sont sorties d'Espagne en lettres de change sur l'Angleterre et sur la Hollande, et l'on dit à présent que cette somme est indépendante de celle que l'on a envoyée à l'électeur de Bavière et même des 200 000 écus dont il est fait mention dans le mémoire du comte de Welling /ambassadeur de Suède/". (45) L'ambassadeur de France s'étant risqué à entretenir l'abbé Alberoni de ses contacts avec le représentant de la Hollande, celui-ci lui avait sérieusement répondu que M. de Ripperda était venu lui parler d'un maître d'hôtel qu'un officier italien lui avait enlevé. (46) A La Haye, M. de Chateauneuf manifestait les mêmes préoccupations : "M. de Ripperda, rapporte-t-il le 22 novembre, écrivit il y a près de six semaines à ses maîtres qu'un ministre du Roy d'Espagne lui avait proposé comme de lui-même, de faire un traité avec les Etats Généraux pour le commerce des Indes à l'exclusion des autres nations. "M. de Miraval, ambassadeur d'Espagne / à La Haye/ reçut dans le même temps une lettre d'un de ses amis qui lui mandait que M. de Ripperda avait fait la proposition d'un traité de commerce avec la Hollande à l'exclusion des autres nations et traitait cette proposition de ridicule. " Tel était l'avis de M. de Chateauneuf qu'un député de ses amis se hâta d'ailleurs de rassurer, ajoutant cependant "que M. de Ripperda avait peut-être fait quelque approche dans la vue d'un intérêt particulier mais que les Etats Généraux n'en étaient pas informés et qu'ils ne pensaient pas à enfreindre les 76

derniers traités". (47) Il est de fait que les Etats Généraux ne pouvaient pas songer à passer - officiellement - un traité de commerce avec l'Espagne et ils durent même rejeter la commande qui leur avait été transmise d'une dizaine de navires destinés à accroître la flotte espagnole, mais il est tout aussi certain que dans le même moment, il se trouva des gens qui ne demeuraient sans doute pas à La Haye, mais qui ne devaient pas habiter très loin, pour fournir par l'entremise de Ripperda, à Philippe V et à ses ministres, l'argent et les navires dont ils avaient besoin. C'est de Hollande aussi qu'arrivèrent les cinquante spécialistes et les cent métiers destinés à équiper et à mettre en marche la manufacture que l'abbé Alberoni entendait établir, d'abord à Areca, puis à Guadalajara, et qui ne tendait à rien moins qu'à.permettre à l'Espagne de tisser ses propres laines et de façonner les draps qu'elle enverrait dans ses colonies d'Amérique aux lieux et places de ceux qui se fabriquaient en Angleterre. Enfin, s'il ne fut sans doute pas question de dépouiller les britanniques du privilège de l'assiento - ce qui eût effectivement déclenché une guerre comme on devait le voir vingt-quatre ans plus tard -, le projet fut dressé d'un nouveau trafic maritime intéressant l'Amérique du Nord et qui, par les Philippines et la Californie, relierait la Chine au vieux continent. (48) En tous cas, lorsque après la signature du traité angloautrichien de juin 1715 Alberoni décida de rompre avec les Britanniques, ce fut tout naturellement vers Ripperda qu'il se tourna. '11 fut une nuit trouver Ripperda chez lui, par un ordre de la reine, rapporte Saint-Simon, pour le presser d'entrer en traité ; sur quoi cet ambassadeur d'Hollande pressait ses maîtres de ne pas manquer une occasion si favorable. " (49) La proposition était toujours en instance et l'abbé Alberoni attendait les effets plus ou moins lointains de ses sollicitations à La Haye et le temps d'en discuter à Madrid avec son ami Ripperda, lorsque les Anglais, à l'instigation du gouvernement français, décidèrent de tenter auprès du gouvernement espagnol une démarche analogue à celle qui avait été accomplie auprès de la cour de Vienne afin d'inciter Philippe V à négocier sa paix avec l'empereur et, pour ne pas risquer d'avoir pour interlocuteur, soit le marquis de Monteleone, ambassadeur à Londres, qu'ils savaient en complète défaveur, soit le prince de Cellamare, ambassadeur à Paris, qui s'entretenait dans un état d'exaltation permanent, ils interpellèrent le marquis de Beretti Landi qui représentait l'Espagne à La Haye, dont l'abbé Dubois écrivait fort joliment : "Il a gagné toutes les Nations 77

par les Dames et je n'en suis pas surpris, car il a à son commandement Apollon et tous les beaux-arts pour les divertir". (50) Sunderland, devenu secrétaire d'Etat, s'entretint donc avec ce séduisant ambassadeur au cours d'un séjour qu'il fit à La Haye et s'ouvrit à lui du "plan" conçu par le cabinet britannique, exprimant le vœu qu'il se fît désigner par sa cour pour en débattre avec les plénipotentiaires des autres pays intéressés. La réponse, qu'après en avoir référé à Madrid, ce diplomate rendit à M. Whitworth, qui représentait l'Angleterre à La Haye, ne paraissait pas absolument négative : "Le Roy d'Espagne lui fait savoir, mandait le 18 mai ce ministre, que si cette négociation s'achemine ici ou à Londres, elle lui sera confiée, qu'il continue d'être entièrement indifférent sur l'accommodement avec l'Empereur qui ne saurait l'attaquer en Espagne et lui est beaucoup inférieur en forces maritimes ; mais pour donner des marques de la considération qu'il a pour Sa Majesté et les Etats et de son inclination pour la paix, il veut bien en traiter d'une par la médiation de Sa Majesté et des Etats, ou bien de les remettre à leur arbitrage, pourvu qu'on établisse par là un juste équilibre ce qui est l'intérêt de l'Europe et particulièrement celui des Puissances Maritimes. Il croit qu'on peut à peu près obtenir cela sur les fondements que vous avez posés dans les conférences que vous avez eues à La Haye. Les trois points principaux sont les dispositions qu'on doit faire concernant Parme, Plaisance et Mantoue. D'établir Parme sur l'un des plus jeunes enfants de la Reine est, à ce qu'il reconnaît un avantage, mais éloigné et incertain puisque la duchesse peut mourir, le duc se remarier et avoir des enfants, ou que du moins son frère peut le faire et qu'il a trop d'amitié pour la famille pour souhaiter la présente lignée éteinte. Il n'a d'autres vues sur Florence que d'avoir la succession, si elle devient vacante assurée à un prince qui lui soit agréable et à la France et point dangereux aux Etats voisins. Il juge qu'il est absolument nécessaire que l'empereur consente à donner Mantoue qui est la clé de toute l'Italie, et qui tiendrait le reste des princes dans une entière dépendance et il propose de la rendre au duc de Guastalle, le véritable héritier et celui contre lequel il y a le moins d'objections à cause de son attachement connu à la maison d'Autriche. Si l'empereur refuse d'écouter aucun accommodement, insiste sur des conditions déraisonnables ou ne veuille pas s'expliquer dans la conjoncture présente, ce qu'on doit regarder comme un parfait refus, ou si les puissances maritimes ne jugent pas à propos de presser ce point à présent, le Roy d'Espagne offre en ce cas-là d'entrer dans une telle alliance avec Sa Majesté et les Etats Généraux qu'ils jugeront convenable. 78

L'ambassadeur suppose comme de lui-même qu'un pareil engagement confirmerait la succession de France, serait entièrement conforme à l'intérêt personnel du Régent et délivrerait cette partie de l'Europe d'aucunes autres craintes au lieu que sans cela, le Roy Catholique aurait encore une porte de derrière ouverte, et ne manquerait pas de secours dans le besoin. L'ambassadeur de France à qui ce point a été communiqué mais à qui on n'a fait aucune mention de l'accommodement dit qu'il avait ordre du Régent de l'approuver et de l'appuyer i c i . " (51) Les dernières lignes de la dépêche réitéraient en les amplifiant les menaces formées un peu allusivement : "L'ambassadeur désire donc qu'on lui donne quelque réponse sur ces pointslà, afín que le Roy d'Espagne sache à quoi s'en tenir car si ces grandes avances et ses offres d'amitié sont méprisées il ne saurait laisser passer cette conjoncture favorable ni personne trouver mauvais s'il cherche ensuite son intérêt et son avantage d'un autre côté". (52) Une lettre de Beretti à Stanhope du 14 mai confirmait ces dispositions générales à entrer en discussion. " J e prévois par avance, ajoutait-il, que Sa Majesté Catholique aurait la bonté de me députer pour cette négociation, quoique sur cet article, j'ai fait et je ferai tous mes efforts pour faire connaître que je n'ai pas les talents nécessaires pour mettre la main à un si grand ouvrage. " Et il observait - ce qui était d'ailleurs l'avis de ses partenaires : Il importe surtout de n'attendre pas que l'Archiduc soit victorieux en Hongrie pour prendre alors le temps d'y parler. Il en serait plus fier, et plus difficile". (53) Stanhope reçut ces ouvertures avec un plaisir marqué : S'il est vrai, répliquait-il le 26 mai (54), comme le dit votre proverbe italien, que che ben comincia ha la meta del opera, l'on doit bien augurer d'une négociation quand elle sera entamée par line personne aussi capable que Votre Excellence de la conduire à une heureuse fin. " "Le Roy, assure-t-il, n'a eu en but que la tranquillité publique, le repos de l'Espagne et les avantages de votre maison royale quand il a fait sonder la Cour de Vienne sur cet accommodement et il a établi pour principe que cet accommodement doit se faire de manière que les puissances en Ilalie n'aient point à craindre l'agrandissement de la maison d'Autriche dans ce continent de l'Italie, que pour cet effet on doit prévenir toute possibilité que les Etats de Florence et de Parme puissent en aucun temps tomber sous la domination de ladite maison. " Et cet engagement précis étant pris, lord Stanhope invitait le marquis de Beretti Landi à se faire désigner pour plénipotentiaire à Londres. "Si Votre Excellence se fait envoyer ici avec des pleins pouvoirs, écrivait-il, nous ferions plus de 79

chemin en peu de semaines que l'on n'en fera avant des mois si l'on tient un congrès ailleurs. " (55) Que se passa-t-il alors ? L'ombrageux abbé Alberoni craignit-il de confier à son représentant à La Haye la négociation qu'il entendait mener lui-même à Madrid avec Ripperda ou, comme le laisse entendre Saint-Simon dont les informations sont presque toujours confirmées par les documents authentiques, le marquis, connaissant les dispositions de son ministre, prêtat-il volontairement la main à une rupture qui n'eût pu se faire qu'en le désavouant ? (56) L'arrestation survenue le 27 mai à Milan du Grand Inquisiteur Molinez eut-elle pour effet de renverser les dispositions très momentanément conciliantes de Philippe V et de son conseiller ? En tout état de cause, ils avaient trouvé des navires, levé une armée, équipé des hommes ; un important armement avait été entrepris dans le port de Barcelone ; Ripperda et les gens d'Amsterdam maintenaient discrètement leur soutien, l'empereur était toujours en bataille en Hongrie, les princes italiens, et en premier lieu le duc de Parme, les pressaient de saisir l'occasion ; il eût été fou de la sacrifier et se lier les mains en s'asseyant à une table de négociation face au représentant abhorré de "l'archiduc". Le 1er juin, Beretti adressait à Stanhope une nouvelle lettre qui laissait pressentir une dérobade : "Derechef Monsieur, je vous proteste que je ressens mes incapacités pour un si grand fardeau, et que moi-même j'ai supplié M. l'abbé comte Alberoni de le représenter au Roi et à la Reine". (57) Toutefois, la stratégie espagnole était quelque peu perturbée par une affaire de chapeau. Comme tout abbé parvenu au pouvoir, Alberoni désirait passionnément être promu cardinal, mais la réalisation d'un tel rêve paraissait particulièrement laborieuse, non seulement en raison des origines modestes du confident de la reine d'Espagne et des mauvais bruits courant sur ses mœurs, mais parce que depuis la fin de la guerre les relations entre la cour de Madrid et celle de Rome étaient singulièrement tendues. Les privilèges dont jouissaient la nonciature et le clergé avaient été battus en brèche par un membre du conseil de Castille, Rafaël Melchior Macanaz qui avait payé son audace des poursuites de l'Inquisition et avait dû se réfugier en France. La nonciature n'en avait pas moins été fermée en représailles de la reconnaissance par le pape de l'archiduc comme roi d'Espagne. Alberoni, qui avait besoin de remplir les caisses du Trésor pour réaliser ses projets, s'engageant sur la voie ouverte par Macanaz, avait prétendu lever des droits sur les biens du clergé et avait renvoyé à Rome Aldovrandi, représentant du SaintSiège - sans qu'il ait pris possession de la nonciature - pour 80

aplanir le différend. Finalement Clément XI avait accepté d'abandonner à Philippe V la perception des droits contestés ; mais on restait en litige sur la rétroactivité qui était une affaire de quelque trois millions d'écus. Le gouvernement espagnol et Alberoni ne manquaient toutefois pas de moyens de pression sur le souverain pontife qui, obsédé par la crainte de voir les Turcs débarquer en Italie, les pressait d'équiper une flotte et d'entreprendre une diversion chez les Barbaresques ou au Levant. On se persuadait à la cour de Rome que les préparatifs qui s'activaient dans le port de Barcelone avaient précisément pour objet de répondre à cette attente, mais l'arrestation du Grand Inquisiteur Molinez et la passivité dont fit preuve en cette occasion le Saint-Siège provoquèrent la colère des Espagnols, encore qu'Alberoni qui qualifiait le Grand Inquisiteur de "solemnissima bestia" (58), ait paru personnellement prendre les choses avec une certaine philosophie. Enfin la nouvelle parvint le 25 juillet à Madrid que le chapeau était accordé. "On m'a assuré, écrit l'ambassadeur de France, . . . qu'il était transporté de joie et que tous ceux à qui il avait bien voulu se communiquer l'avaient trouvé de l'abord du monde le plus gracieux. " (59) Quelques jours plus tard, le nouveau cardinal parut en calotte rouge à la cérémonie d'admission du prince des Asturies dans l'ordre du Saint-Esprit ; " . . . il n'y prit aucune séance, note le duc de Saint-Aignan, et se tint toujours debout derrière le fauteuil de la Reine". (60) Cependant cette promotion, bien loin de ralentir les préparatifs d'armements, semblait les activer et les cours intéressées doutaient de plus en plus que tout ce fracas fût inspiré par un esprit de croisade et destiné à porter la guerre sur les t e r r e s du Grand Seigneur. On parlait d'un débarquement en Sardaigne, en Sicile, dans le royaume de Naples. La cour de France, garante de la neutralité de l'Italie, ne se souciait pas de se voir entraiher dans une nouvelle conflagration. Après avoir avancé - sur des apparences d'ailleurs assez savamment trompeuses - l'hypothèse d'un débarquement en Sicile, le duc de Saint-Aignan recueillait des informations différemment orientées : "Le marquis de Caylus (61), écrivait-il le 13 juillet 1717, m'a assuré qu'il y a plus de quatre mois qu'un colonel de dragons nommé Marimont, neveu d'un père jésuite de la maison du noviciat de Madrid, lui a appris que l'on songeait à une entreprise sur la Sardaigne... ledit marquis me dit que cette cour était persuadée que nous fermerions les yeux à tout ce qu'elle jugerait à propos de f a i r e . . . " . (62) " . . . i l m'a parlé, ajoute M. de Saint-Aignan rapportant les propos de cet officier bien r e n s e i g n é , . . . des fréquentes 81

conférences du baron de Riperda avec l'abbé Alberoni et de je ne sais quelle lettre du pensionnaire Heinsius par laquelle il a voulu me prouver qu'il était à craindre que la Hollande ne fût disposée à prendre des engagements particuliers avec cette Cour." (63) L'abbé del Maro, ambassadeur de Siciie, confirmait de son côté le rôle que jouait discrètement, M. de Ripperda, dans cette affaire ; "... / i l / me dit, rapportait le 8 août l'ambassadeur de France, que la nuit précédente il était arrivé un courrier du Pardo à M. de Ripperda, avec cette circonstance, que comme il avait défendu qu'on l'éveillât pour quelque raison que ce pût être, ledit courrier ne lui avait pu remettre ces paquets que le lendemain matin assez tard". (64) Au demeurant, l'Espagne était dans ce moment une nation à laquelle les mandants de M. de Ripperda pouvaient avoir justes motifs de s'intéresser si l'on en croit cette autre information que le 2 août, soit quelques jours plus tôt, M. de SaintAignan faisait passer à la cour : "L'on écrit de Cadix, rapportait-il, que la flotte destinée pour la Nouvelle-Espagne mit à la voile le 25 au matin composée de trois vaisseaux de guerre et de onze marchands auxquels on en a joint un douzième nommé le Prince des Asturies qui va à Carthagène ; que son chargement est de la valeur d'environ huit millions de piastres dont les 2/3 au moins sont pour le compte de négociants de la nation et que les droits de sortie ont monté à plus de 550 000 piastres". (65) Ce persistant bruit de bottes inquiétait fort le gouvernement français qui, le 1er août, faisait écrire à l'ambassadeur à Madrid par le maréchal d'Huxelles en la forme ordinaire, au nom du roi : "J'en attendrais l'événement sans aucune impatience, et sans y prendre d'autre part que de désirer que les projets du Roy d'Espagne puissent réussir à sa satisfaction si l'état présent des affaires générales et de celles de mon royaume en particulier ne demandait que je donne toute mon attention à prévenir le renouvellement d'une guerre dont les suites ne pourraient être que funestes pour toute l'Europe". (66) Manifestement le gouvernement espagnol ne s'embarrassait pas de telles considérations ; la mécanique était en marche et si l'on en avait eu la possibilité, on eût été plutôt tenté d'en accélérer le rythme que de le ralentir. Il semble, en effet, que les mobiles profonds du roi catholique et de ses conseillers aient été révélés à M. de Saint-Aignan par le duc de Popoli qui avait été un des plus ardents protagonistes de l'entreprise. "Il me dit, rapporte le 8 août M. de Saint-Aignan, que tout ce qu'il y avait à appréhender était que le Prince Eugène ne vîht à battre les Turcs et à prendre Belgrade parce qu'en ce cas l'Empereur aurait des facilités pour faire une paix telle 82

qu'il la pourrait désirer laquelle avec les prétextes qu'on allait donner le mettrait en état de suivre ses anciens desseins sur l'Italie, et de la réduire dans un esclavage dont elle ne se r e lèverait jamais." (67) Devant ce foisonnement d'indiscrétions et de confidences, qu'il ne savait trop comment interpréter, l'ambassadeur de France résolut de demander audience au roi d'Espagne ; et pour bien préciser les points sur lesquels il souhaitait être éclairé, il rédigea un mémoire dans lequel il invitait ce prince à lui révéler le but de ses armements, en évoquant les inconvénients et les risques qui pouvaient en découler pour la tranquillité publique. L'audience fut accordée pour le 11 août et voici, fidèlement transmis par le récit de M. de Saint-Aignan, ce qui en résulta : "Je me rendis au Pardo, le 11 au matin pour l'heure du lever du Roy d'Espagne après lequel et immédiatement au sortir de l'audience que le confesseur a tous les matins, Sa Majesté Catholique me donna la mienne... J'y restai seul avec le Roy Catholique et après lui avoir exposé en peu de mots le sujet de mes représentations, je les lui donnai à lire ce qu'il fit avec attention, mais avec vin air chagrin que j'attribuai à l'embarras de ce qu'il aurait à répondre. Lorsqu'il eut fini, je le suppliai .de me le rendre, ne voulant pas lui laisser aucun de mes papiers, et ayant attendu quelques moments pour voir s'il me dirait rien de lui-même ; comme je m'aperçus alors que ce que je faisais était inutile et que son silence avait été préparé, je le pressai de me faire connaître ce que je pourrais marquer à Votre Majesté par le courrier que j'avais ordre de lui dépêcher sans retardement à quoi il prit enfin le parti de répondre qu'il me le ferait savoir. Il sortit en même temps, et je demeurai entièrement persuadé que cette grande réserve était l'effet de ces insinuations qui décident souvent les démarches de ce prince". (68) En tout état de cause, cette scène muette ne devait pas rester sans effet ; l'après-midi du même jour, l'ambassadeur avait l'extrême surprise de recevoir à son hôtel la visite du cardinal Alberoni qui, avec une prolixité inaccoutumée, lui confiait tout ensemble, que rien ne lui était plus cher que l'union avec la France, que la flotte armée de Barcelone était destinée à un débarquement en Sardaigne, qu'il n'avait eu personnellement aucune part à ce plan dont il mesurait les conséquences, mais qu'il avait dû exécuter les ordres du roi d'Espagne qui "était entêté dudit projet... " et qui lui avait fait connaître qu'il n'aimait pas les représentations sur les choses où il croyait qu'il y "allait de sa réputation et de sa gloire". Il ajouta que la flotte avait été originairement destinée à une expédition au Levant, mais qu'après l'arrestation de Molinez - exactement le 14 juin -, on avait décidé de l'envoyer en 83

Sardaigne ; "que la conquête de cette île ne serait peut-être pas le seul objet de l'armement du Roy catholique disant qu'on voulait seulement ne pas la laisser derrière". Il assura qu'il ne s'était ouvert de ses intentions, ni au représentant de l'Angleterre, ni à celui de la Hollande, mais observa néanmoins qu'il croyait que ce dernier - M. de Ripperda - verrait sans chagrin la réussite de la chose. (69) Au cours d'une seconde visite à M. de Saint-Aignan, le cardinal laissa percer un autre motif de l'entreprise "en / l u i / disant qu'il avait appris en même temps diverses railleries piquantes qui avaient été faites à la Cour de Vienne au sujet de sa prochaine élévation" (70), mais rejeta la responsabilité de la décision sur une consulte du Conseil d'Etat qui avait demandé au roi de venger l'insulte faite à Molinez. Les renseignements recueillis tendent effectivement à prouver qu'Alberoni jugeait pour le moins prématurée une action que l'Espagne n'avait pas encore tous les moyens de poursuivre - et qui risquait au moment où elle fut décidée de lui faire manquer sa pourpre - , mais que les pressions du duc de Popoli et surtout celles du duc de Parme, craignant qu'il ne fut trop tard, prévalurent sur ses réticences. (71) Celles-ci ne portaient toutefois que sur le moment ; quant aux vues du cardinal, elles sont mieux que dans ses abattements simulés, ses rebuffades et ses confidences subtilement dosées, exprimées dans cette scène rapportée toute chaude par M. de Vasconcellos, ambassadeur du Portugal, dans une dépêche du 20 août et qui dépeint le personnage avec la plus irrécusable authenticité : "Il me dit que depuis que le monde est monde, on n'a pas vu une plus grande insolence ni une plus grande atrocité que le traité d'Utrecht et haussant la voix : - Monsieur l'Ambassadeur Votre Excellence le sait mieux que moi on n'a jamais vu une plus grande insolence, ni une plus grande atrocité que ce qu'on fit à ce bon homme, à ce pauvre homme / i l s'agit du roi d'Espagne/, a-t-on jamais vu une chose semblable que de donner à un tel, telle chose, à un tel, telle chose, et enfin le traitant comme un prisonnier, sans liberté avec les yeux fermés, lui Ôtant tout ce qu'ils ont voulu. Pourtant à cette heure on verra, Dieu lui donne vie, qu'il le fera. - J e lui dis : - Je ne viens pas dire à Votre Eminence que le traité d'Utrecht fut bien fait ou mal fait ; il fut plus ou moins avantageux, Sa Majesté Catholique le ratifia.-A ceci il s'emporta beaucoup plus et me dit : - Eh bien M. l'Ambassadeur, n'a-t-on jamais vu rompre une paix. Cette paix sera-t-elle la première qu'on aura vu rompre ; lorsqu'un homme reconnaît son préjudice, ne doitil pas, oui, il doit M. l'Ambassadeur, à cette heure on v e r r a bientôt, on v e r r a le Roy recruter ses troupes ; elles ne sont pas destinées contre le Portugal, je vous assure, non Monsieur,

au

contre le Portugal non. -Je lui dis que pour des ruptures de traité oui on en avait vu et des ruptures de paix on en avait vu aussi et qu'à ceci les affaires s'acheminaient mais c'est ce que nous désirions tous d'éviter. -Il me dit : - Y a-t-il quelque chose pareille que de vouloir Votre Excellence m'ôter ce chapeau, seulement pour me le vouloir ôter. -Je lui répondis : - Monsieur je ne veux pas vous Ôter le chapeau ; je dis à Votre Excellence, donnez-moi le chapeau quand Votre Excellence dit qu'elle me devait. -Comment je devais M. l'Ambassadeur, qui l'a dit ; il n'y a pas telle chose. Il a été traité tout comme un esclave, comme un aveugle mais à cette heure on verra oui pour certes." (72) Ce qui s'exprimait clairement dans cet extraordinaire numéro, c'était donc toute la remise en cause de la partition de l'Espagne et de l'équilibre européen. Le gouvernement, français à qui la dépêche fut communiquée ne pouvait garder la moindre illusion. Le débarquement qui suivit eut suffi à la dissiper. Or l'événement que tout l'Occident redoutait - assez curieusement d'ailleurs - était devenu un fait accompli : le 8 août, le prince Eugène, après avoir défait les renforts turcs venus au secours de Belgrade dont il faisait le siège, avait signifié un ultimatum à la garnison et la ville avait capitulé. Les armées impériales, prochainement libérées, allaient pouvoir déferler sur l'Italie où l'Espagne s'apprêtait à prendre pied. L'Angleterre, liée à l'empereur par l'alliance défensive du 5 juin 1716 serait forcée d'intervenir puisque les Espagnols, en débarquant à Cagliari, s'étaient faits agresseurs. La France ne pourrait pas regarder les bras croisés détruire une monarchie qu'elle avait installée sur la trône au prix d'une guerre épuisante. Les faibles espoirs qu'on avait de ramener la paix dans le Nord ne tarderaient pas à s'évanouir ; en quelque mois, quelques semaines peut-être, l'Europe serait en proie à un conflit généralisé. Dans une conjoncture aussi dramatique, il est rare de voir un gouvernement dominer les passions, résister aux pressions et prendre, avec un sang-froid et clairvoyance, la décision qui s'impose pour éviter le désastre. Pourtant, le velléitaire sut faire front : le 10 septembre, répondant à la demande du cabinet britannique, le Régent décidait d'envoyer l'abbé Dubois en Angleterre pour arrêter les lignes d'un pacte qui serait soumis â la signature de 1' Autriche et à celle de 1' Espagne et sanction nerait le nouvel équilibre européen. Les instructions remises à l'abbé portaient que, devant l'empressement de l'empereur et les réticence de l'Espagne, l'Angleterre avait proposé que soit conclu entre les quatre parties un traité dont les conditions "puissent servir désormais de règle pour contenir toutes ces différentes puissances dans de justes bornes et assurer à chacune d'elles la possession paisible 85

des Etats qui lui appartiendraient sous la garantie des Puissances contractantes et de tous les Etats de l'Europe qui voudraient y prendre part". "Peut-être, était-il observé, que Sa Majesté aurait délibéré avant que d'entrer dans un engagement sur ce fondement pour ne pas donner lieu au Roy d'Espagne et au Roy de Sicile d'avoir à leur insu et contre leur gré statué sur leurs intérêts, si l'éclat que le Roy d'Espagne vient de faire lui avait permis de suspendre plus longtemps ses résolutions. " (73) Le plan s'inspirait de celui qui avait été esquissé à l'origine des pourparlers, après confirmation des renonciations du traité d'Utrecht et de celle de l'empereur à la couronne d'Espagne ; on attribuait à ce prince la Sicile qu'on retirait sans aucune apparence de ménagement des mains du duc de Savoie pour qui on retaillerait quelques broutilles de territoire du côté du Milanais en lui laissant son titre de roi ; on promettait à un fils d'Elisabeth Farnèse la succession du duché de Parme s'il tombait en déshérence ainsi que la Sardaigne, à moins que le roi d'Espagne ne préférât la garder en sa possession. Le problème de la succession des Médicis à Florence restait ouvert, l'Autriche ayant laissé entendre qu'elle ne la briguerait pas. Les Anglais décidèrent de dépêcher à Madrid le colonel William Stanhope, cousin du ministre, pour faire part de ces conditions aux souverains catholiques et les inciter à les accepter. Le gouvernement français adressa des instructions dans le même sens au duc de Saint-Aignan en lui demandant de doser très minutieusement ses démarches et ses ouvertures, de se servir du père Daubenton, "le soin de prévenir le malheur irréparable de la guerre /étant/ digne de son ministère", et de concerter son action avec l'émissaire du roi d'Angleterre. (74) Le baron de Goertz sortit de prison le 2 août 1717, aussi mystérieusement qu'il y était entré. En avril 1717, son beau-frère, Henri de Reventlau, envoyé par le duc de Holstein auprès des Etats Généraux, était venu solliciter sa libération (75) ; il avait multiplié ses démarches auprès de diverses instances et c'est finalement à l'initiative de M. Vaguenagen, chef de la députa tion extraordinaire de Gueldre, que les Etats de cette province avaient libéré l'émissaire du roi de Suède, dont le sort restait encore incertain, les Etats Généraux subissant toujours la pression de l'Angleterre et limitant ses déplacements. (76) Cependant, sans perdre un instant, le favori du roi de Suède reprit le cours de ses fort complexes activités, et un de ses premiers mouvements fut d'adresser de Zutphen, où il était en résidence quelque peu surveillée, une lettre tout empreinte de chaleur et de gratitude au maréchal d'Huxelles : " . . . je me sens 86

pénétré de reconnaissance depuis que j'ai été informé de toutes parts de la vivacité avec laquelle Votre Excellence a bien voulu s'employer pour ma liberté, é c r i t - i l , . . . Les expressions les plus énergiques qui se présentent pour cela ne sauraient contenter le sentiment de mon cœur. L'envie me prend de jeter ma plume et de prendre des chevaux de poste pour me présenter devant Votre Excellence, étant persuadé que les mouvements de mon cœur suppléeraient un peu à la faiblesse de la parole. Mais quelques conditions attachées à ma délivrance s'y opposent pour le présent". (77) Ces conditions semblant devoir persister quelque temps et l'impétueux négociateur ayant appris que le gouvernement f r a n çais s'employait à promouvoir la paix entre le roi de Suède et le roi d'Angleterre et que le landgrave de Hesse prêtait la main à ces tentatives, il décida de réagir en intervenant auprès du responsable des Affaires étrangères qui inclinait assez nettement dans son sens : "Ce que j'ai présentement à vous en dire, é c r i vait-il le 20 août au maréchal d'Huxelles, est de trop d'importance pour être confié à la plume. J'ai donc porté M. le Général Poniatowski à aller vous en rendre compte". (78) A partir du moment où il rentrait dans la vie politique, le baron de Goertz n'avait garde de négliger les questions d'argent. "Vous avez reçu des mains d'un secrétaire que j'ai dépêché en France, écrivait-il le 20 août à Law, la lettre que j'ai eu la satisfaction de vous écrire il y a quinze jours. Dans l'incertitude où je suis si mondit secrétaire aura eu le bonheur de finir avec vous, j'ai chargé M. le Général Poniatowski de tâcher de le faire ; il est mon ami intime et il a la confiance du Roy mon maître au suprême d e g r é . . . Je l'ai muni de carte blanche pour que rien ne manque pour la conclusion du négoce dont il s'agit. Ce que j'en fais Monsieur est dans la supposition que de votre côté, vous serez dans les bonnes dispositions d'apporter à cette convention tout ce qui dépend de vous pour contenter nos désirs. En cas qu'il fallût encore autre part pousser à la roue, je vous prie, Monsieur de mettre M. le Général au fait pour qu'il puisse se donner les mouvements convenables." (79) Les premiers contacts que le général Poniatowski prit à P a r i s révélèrent à M. de Goertz que quelque chose avait changé depuis son dernier passage. "A l'égard des subsides, écrivait-il en septembre à Poniatowski, . . . M . le maréchal m'avait pourtant promis qu'il les ferait entrer dans les arangements... Et j'étais convenu avec M. Law qu'il ferait- là-dessus les avances dans certains t e r m e s ; je vois tout renversé à présent. " Le favori du roi de Suède attribuait ce renversement à l'influence de Dubois et il préconisait les mêmes remèdes qu'il avait songé à appliquer au duc de Noailles, estimant que l'abbé 87

y serait particulièrement sensible. "Pour celui-là, écrivait-il, il est vendu à la Cour d'Anglet e r r e et il n'est d'ailleurs de nos amis qu'autant qu'il espère faire sa cour à l'Angleterre par nous. Mais il a aussi un grande tendresse pour l'argent. Tâchez de lui inspirer les dix pour cent en cas qu'il nous fasse payer régulièrement sans autres f r a i s et faites lui faire la réflexion qu'il n'y a pas un seul de nos ennemis qui n'embrassera avec empressement l'occasion de traiter avec nous." (80) La négociation financière échoua dans des conditions sur lesquelles M. de Torcy apporte dans ses mémoires quelques éclaircissements : "Goertz, écrit-il, s'était figuré que s'il pouvait gagner Law, les subsides en seraient plus promptement et plus ponctuellement payés. Pour y parvenir il lui avait fait offrir une gratification de dix pour cent. Le négociateur était un secrétaire que Goertz avait exprès envoyé à Paris. Comme il agissait indépendamment de l'envoyé de Suède /M. de Cromst r o m / , ce dernier se plaignit du préjudice que cette négociation indépendante pouvait causer aux affaires dont il était chargé et ses plaintes ne nuisirent pas à découvrir la tentative infructueuse du baron de Goertz". (81) Sur le plan politique, Poniatowski s'employa efficacement à faire avorter le rapprochement amorcé entre la Suède et l'Angleterre, et à établir les bases d'un traité entre Charles XI3, le czar et la Prusse dont le baron de Goertz serait le négociateur et qui resterait rigoureusement fermé au roi électeur de Hanovre auquel on ne voulait absolument pas laisser Brème et Verden. (82) Pour soutenir cette politique et "rattraper" le czar qui lui avait échappé - dans tous les sens du terme - au moment de son incarcération, le baron de Goertz entreprenait une tournée en direction de l'est qui devait, dans une première étape, l ' a mener à Berlin en évitant de passer sur les t e r r e s du landgrave de Hesse pour des raisons qui ne tenaient pas uniquement à la diplomatie de ce prince, si l'on en juge par ce que M. de Chateauneuf mandait le 24 septembre 1717 à sa cour : "M. le Landgrave de Hesse a envoyé une personne en Suède pour y porter des plaintes contre M. Goertz qui ne lui a pas r e m i s l'argent que le Roy de Suède lui avait destiné". (83) L'envoyé français dans la capitale prusienne, M. de Rottembourg, annonçait le 18 septembre (84) l'arrivée du Suédois errant dont les premiers contacts avec Frédéric Guillaume et ses ministres furent assez tendus. La venue à Berlin du czar et de la czarine détourna l'attention des prussiens, plutôt qu'elle ne les inclina à oeuvrer pour un rapprochement entre leurs puissants voisins. M. de Rottembourg qui, conformément aux instructions du gouvernement 88

français, tentait patiemment de rapprocher toutes les puissances en guerre ne parvenait pas à rompre la glace ; en vain tentaitil de "détruire les défiances qu'il voyait / s e renouveler/ à l'égard du Baron de Goertz". (85) L'intrigant personnage se montrait affligé d'un tel comportement. '11 me parut d'abord plus aigri que jamais, note M. de Rottembourg, / e t / il me dit qu'après ce qu'il avait tenté pour se réconcilier avec cette Cour et dans l'extrémité où les affair e s du Roy son maître se trouvaient, i l ne balancerait pas à sacrifier son ressentiment du côté de l'Angleterre et qu'il avait déjà disposé d'un projet pour cet effet. " (86) Ce n'était d'ailleurs là que manifestation de dépit, car pris au mot par le représentant de la France, le baron de Goertz se refusa formellement à inclure l'Angleterre dans son projet. (87) Finalement, il fit passer au roi de Prusse un plan dont l'objet essentiel était - comme toujours - de se procurer de l'argent et qui consistait à laisser Stettin aux Prussiens à titre de "gage hypothécaire pour une durée de 40 ans contre paiement d'une somme de 4 500 000 écus en paiement des fortifications et pareille somme à titre de prêt avec droit pour le roi de Prusse de garder la place à défaut de remboursement dans le temps prévu". (88) Une conférence entre les représentants des trois puissances se tint dans l'Ile Aland dans les débuts d'octobre, mais elle r e s ta sans résultat et le 25 octobre M. Poussin faisait savoir de Hambourg que M. de Goertz suivait à Revel le czar - le seul prince dont il pensait encore pouvoir gagner l'alliance - et que le roi de Prusse désespérait de faire sa paix avec la Suède. (89) Le czar et la czarine n'étaient pas les seuls voyageurs dont le séjour en Prusse ait coi'ncidé avec celui du baron de Goertz, et la correspondance de M. Poussin, résident de France à Hambourg, apporte à cet égard de fort intéressantes informations : "Le Roy de Danemark, écrivait le 20 septembre 1717 ce vigilant diplomate, a envoyé à Berlin le sieur Huguetan aujourd'hui connu sous le nom de comte de Guldenstein. Il est parti d'ici il y a quatre jours avec le comte de Calemberg, maréchal de cour et favori de ce prince. Le dernier ne s ' a r r ê t e r a que deux jours à Berlin et l'on dit qu'il passera de là à Dresde pour ses affaires personnelles. Le premier est chargé de voir le comte de Rantzau qui est encore prisonnier et d'ajuster ses affaires avec la Cour de Danemark et le f r è r e de ce comte, mais il paraît que la véritable commission de l'un et de l'autre est d'empêcher le Roy de Pologne d'entrer dans l'alliance de Votre Majesté avec le Roy de Prusse et le Czar". (90) Depuis qu'il avait opté pour le Danemark, l'astucieux financier s'était hissé t r è s haut dans la hiérarchie de ce royaume. 89

M. Poussin rapportait le 18 janvier 1717 que le roi Frédéric IV " / a v a i t / engagé le sieur d'Odyck Huguetan d'acheter au Danemark une t e r r e de cent quatre-vingt mille écus, et l'on dit, ajoutait-il, qu'il veut se charger des affaires de la monnaie... ". " . . . par le titre de comte de Danemark qu'il confère au sieur Huguetan, observait acrimonieusement le résident, ce prince avilit beaucoup cette dignité qui donne au Danemark un rang presque aussi grand que celui de Duc et Pair en France et en Angleterre. (91) Nullement complexé par cet excès d'honneur, le récent comte de Gyldenstein poursuivait sa mission avec une discrétion qui contrastait avec l'intempérance de son compagnon. Le 4 octobre, en effet, M. Poussin signalait le passage à Altona du comte de Callenberg s'en retournant au Danemark (92) après avoir causé quelque scandale à la table du roi de Prusse, "s'étant émancipé de boire à la santé des alliés fidèles et de dire qu'il souhaitait aux t r a î t r e s toutes sortes de malédictions", propos que le czar avait - à juste titre d'ailleurs - p r i s pour lui. (93) "On dit, ajoutait-il, qu'il a proposé au Roy de Prusse la cession de Stralsund et de Rugen et de toute la Poméranie dont le Roy de Danemark est en possession moyennant la somme de 4 à 500 000 écus mais qu'il n'a pas trouvé le Roy de Prusse disposé à acheter une province qu'il serait obligé de rendre à la paix. " (94) Si l'information est exacte - et elle suffirait à expliquer dans une opération financière de cette importance la présence de Huguetan -, elle tendrait à prouver que le parcimonieux Frédéric Guillaume n'avait que l'embarras du choix pour placer ses économies, puisque tandis que les émissaires de Frédéric IV offraient de lui vendre la Poméranie, celui de Charles XII lui proposait une hypothèque sur Stettin ; mais ce qu'on peut surtout se demander, c'est quels étaient les rapports des uns et des autres. Le favori du roi de Danemark et celui du roi de Suède étaient-ils associés ou concurrents, et la guerre que se livrait leurs souverains respectifs et qu'ils cherchaient si passionnément les moyens d'entretenir et de commanditer, étaitelle pour eux le champ où s'affrontaient leurs activités ou une entreprise commune où ils risquaient leur mise sur les deux tableaux avec cette même impartialité que Huguetan avait manifestée treize ans auparavant, lorsqu'il subvenait, successivement et parfois simultanément aux besoins des armées anglaises et de celles du roi de France. Aux points névralgiques de cette interminable guerre du Nord, on voit toujours graviter les mêmes ombres. "Le comte de Calemberg et les autres ministres de Danemark n'ont pas témoigné peu d'ombrage du séjour que M. le 90

Baron de Goertz a fait proche de Berlin et du passeport que le czar lui a donné", écrit M. Poussin le 4 octobre (95), ce qui militerait en faveur de la première thèse et laisserait entendre qu'antagonistes, les Suédois et les Danois ne se seraient pas rencontrés. D'autres passages de sa correspondance pourraient donner à penser le contraire : "Le sieur Huguetan, écrit le résident à Hambourg le 20 septembre, est ami particulier du comte de Flemming qui doit être à présent à la Cour de Prusse". (96) Or, ce même 20 septembre, M. de Rottembourg, résident de France à Berlin, écrivait : "Les esprits étant éloignés de part et d'autre de la confiance nécessaire pour travailler avec fruit à la paix, M. le Baron de Goertz attribue à cette disposition le parti qu'il a pris de passer en Saxe où il a vu le comte de Flemming". (97) Le comte Jacques Henri de Flemming, qui semblait servir de pôle attractif tout à la fois à Goertz et à Huguetan, était un des personnages clés de la guerre du Nord. Ce sujet suédois, ami de la Prusse, passé au service de la Saxe, et qui avait la juste réputation d'être un des meilleurs généraux d'Europe, était le tout-puissant ministre et favori de l'électeur Frédéric Auguste à qui il avait procuré de haute main à Cracovie - et contre le prince de Conti - la couronne de Pologne. Il avait aussi efficacement contribué aux défaites de Charles XII qui, dans un moment où la guerre marquait une pause, avait demandé qu'il lui fût livré comme sujet traître à sa patrie, et que, par un ressentiment assez motivé, il avait quelques années plus tard projeté de faire a r r ê t e r lors d'un de ses passages à Dresde. Le roi de Suède tenait toujours ce général pour son plus implacable ennemi et avait déclaré qu'il ne finirait la guerre que le jour où l'électeur de Saxe renoncerait au trône de Pologne, ou lorsque Flemming lui serait livré. Il est possible, comme les papiers jacobites en portent la trace, que Goertz ait proposé au ministre du roi de Pologne les voix du "parti leczinskiste" pour assurer l'élection de son fils à la couronne, en contrepartie d'une médiation qui faciliterait un partage, avantageux pour la Suède, des rives de la Baltique avec le czar (98), mais la convergence des deux voyageurs vers le même interlocuteur dans le même moment est à signaler. D'autres points de rencontre transparaissent entre les destins de ces deux hommes qu'on voit périodiquement intriguer dans les cours des princes en guerre : le Holstein où Goertz avait des t e r r e s dont il devait être dépossédé et où Huguetan avait acquis de grands biens (99) ; le comte de Rantzau, allié de la baronne de Goertz par son premier mari, et dont l'ancien 91

libraire lyonnais allait négocier la libération à Berlin ; sans parler du mémoire sur les pirates dressé par le second à l'usage du roi de Danemark et qui devait, par un mystérieux canal, se retrouver dans les bureaux des ministères suédois où Goertz devait tenter de le mettre en œuvre. (100) En tout état de cause, les pourparlers de ce dernier avec le comte de Flemming devaient rester sans effet et l'infatigable négociateur reprit son pèlerinage vers l'est. Après leur incartade en Sardaigne et dans l'attente des réactions qui en découleraient, les maîtres de l'Espagne avaient soudain senti leur santé décliner. "La maladie... de Leurs Majestés Catholiques donne ici bien des inquiétudes et leur obstination à se tenir éloignés de Madrid fait murmurer hautement tous ceux qui s'intéressent à leur conservation, mandait le 6 septembre 1717 le duc de Saint-Aignan. Ce qui augmente particulièrement les alarmes où l'on est sur le mauvais état de la santé du Roy d'Espagne est que ce Prince, à ce qu'on assure, paraît plongé depuis quelque temps dans une mélancolie dont rien ne peut le tirer. " Il n'était pas jusqu'au robuste prélat qui n'éprouvât luimême de sérieux malaises. "Ce qui est certain, poursuivait l'ambassadeur de France, est que la faveur du cardinal Alberoni ne parait pas absolument sans nuage dans le temps présent ; son incommodité a commencé par une grande faiblesse que ceux qui ne sont pas de ses amis voudraient faire passer pour une apoplexie." (101) Ces troubles physiologiques s'accompagnèrent d'un élan de sympathie fort imprévu pour la France ; quelques jours plus tard, en effet, la cour étant rentrée du Pardo, M. de SaintAignan après une audience fugitive du roi eut l'agréable surprise de recevoir des mains du cardinal Alberoni une lettre qui, répondant aux représentations et aux offres de médiation que le Régent avait adressées à Madrid après le débarquement des marins espagnols à Cagliari, faisait connaître "qu'il remettrait volontiers ses intérêts entre les mains /du roi de France/". (102) Le nonce Aldovrandi confiait à son collègue français que "le cardinal lui avait paru être dans la meilleure disposition que l'on pouvait désirer". (103) Le père Daubenton lui-même, que l'ambassadeur tentait une fois de plus de mettre en oeuvre, "persuadé que personne ne saurait s'employer plus utilement que lui auprès du Roy d'Espagne lorsqu'il voudra bien se prêter à ce qu'on pourra désirer de ses offices", se montrait particulièrement coopératif : "Je l'ai trouvé, mande M. de Saint-Aignan, très disposé à agir sur ce principe, et il m'a dit qu'il espérait que de tout ceci il pourrait résulter un grand bien pour le rétablissement de la 92

parfaite intelligence entre les deux cours". (104) Ces aménités prirent tout leurs sens au cours d'un entretien que le duc de Saint-Aignan eut à l'Escurial dans les derniers jours de septembre avec le cardinal Alberoni. Après avoir confié à son visiteur que quoique personnellement hostile à l'expédition de Sardaigne, "il commençait à croire qu'il s'était trompé lourdement en s'y opposant puisqu'il voyait que cet événement ouvrait les yeux à toutes les puissances qui se trouvaient intéressées à mettre des bornes à l'ambition démesurée de la Maison d'Autriche, ce qui, ajoutait-il avec une édifiante résignation, faisait bien voir qu'il y avait une Providence qui se jouait de tous nos desseins, et qui quand elle voulait, savait déterminer à notre avantage les fautes mêmes que nous faisons", le conseiller du roi d'Espagne laissa entendre qu'avant de prétendre régler les affaires des autres, l'Angleterre devrait pour le moins sortir de ses propres embarras ; puis, s'échauffant, il apostropha son visiteur en ces termes : "Vous autres, si par hasard la voie des offices ne réussissait pas, seriez-vous si constamment attachés à vos maximes pacifiques". Parant la botte, l'ambassadeur expliqua que la France ferait tout ce qu'on attendrait d'elle, "hors de prendre des engagements qui exposeraient l'Etat à sa ruine entière", à quoi le cardinal répartit que ceux qui dirigeaient la France ne connaissaient pas leurs véritables intérêts ni le caractère de la nation ; "qu'elle ne pouvait se passer d'un peu de guerre... et qu'en trois mois de temps, il pouvait arriver bien des choses et qu'il y avait un événement auquel on ne s'attendait pas et qui peut-être / l e s / obligerait de prendre d'autres mesures". "Ce discours, observe l'ambassadeur, qui lui échappa dans un de ces moments où sa vivacité mise en mouvement le rend quelquefois sincère m'a fait faire d'autant plus de réflexion que j'ai lieu d'être persuadé qu'il se trame quelque chose de nouveau dans cette Cour, soit que cela regarde l'idée que l'on y a toujours eue, qu'il ne serait pas impossible de parvenir à désunir la Hollande d'avec l'Angleterre, et à la mettre dans les intérêts du roi catholique, soit que le cardinal Alberoni se promettant ce grand et prochain événement des divisions qui partagent l'Angleterre ait songé à prendre sous-main des mesures de ce côtélà. " (105) Cependant, si le gouvernement français se rendait assez exactement compte que l'Espagne cherchait à l'entraiher dans une guerre, ses dirigeants, et surtout le maréchal d'Huxelles, restaient encore fort réticents à l'égard de l'Angleterre et surtout de l'Autriche que l'on craignait de voir devenir redoutable après sa victoire sur les Turcs, sans être pour autant persuadé que la flotte britannique qu'on armait pour la Méditerranée pousserait sa mission de pacification jusqu'à s'opposer à ses desseins. 93

Certains milieux ministériels étaient donc assez portés à laisser se constituer dans le Sud de l'Europe un contrepoids qui, mieux qu'un accord entre les grandes puissances, assurerait la neutralité de la péninsule italienne. Les instructions de l'abbé Dubois exprimaient assez fidèlement les incertitudes et les appréhensions d'un gouvernement pris entre des alliés traditionnels qui le menaient inéluctablement à la bataille, et les alliés nouveaux en qui il n'avait qu'une confiance fort mesurée. Dans cette conjoncture, le vœu essentiel de la cour de France était de tout tenter pour amener l'Espagne à accéder de bon gré au traité et, à cette fin, de ne disposer d'aucun des territoires - à commencer par la Sardaigne - dont la possession fût capable de la déterminer. En conséquence, l'abbé Dubois se trouvait, tout au moins pour les premières phases de la négociation, ficelé dans la plus prudente des expectatives. "Deux raisons principales, était-il exposé dans le long factum qui devait lui servir de règle, portent Sa Majesté à lui p r e s c r i r e de tenir cette conduite... " "L'une que tant que le Roy d'Espagne n'aura pas donné son consentement au traité dont il est question, la paix qui en fait l'unique o b j e t . . . ne serait pas réellement et solidement établie et qu'ainsi l'Europe demeurerait exposée au renouvellement de la guerre après avoir pour ainsi dire consigné d'avance le prix de la paix. "La seconde raison qui porte Sa Majesté à désirer que les avantages que l'on propose au Roy d'Espagne, soient non seulement raisonnables mais qu'ils ne soient point chargés en conditions qui pussent en empêcher ou en retarder l'acceptation, se tire de ces mêmes principes. Il est certain que lorsque Sa Majesté aura pris l'engagement de garantir à l'Empereur la possession de ses anciennes et nouvelles acquisitions en Italie, Elle se trouvera obligée à donner à ce Prince des secours pour l'effet de cette garantie contre le Roy d'Espagne et contre le Roy de Sicile, et que ces deux puissances étant aliénées, Elle les aura pour ennemis en toute occasion pendant que les liaisons qu'Elle aura prises avec l'Empereur lui Ôteront le moyen de f o r mer d'ailleurs des alliances en Allemagne et dans le Nord pour s ' a s s u r e r contre les projets ambitieux de ce Prince, dont Elle connaît les vues sur l'Alsace et sur la Franche-comté et qu'ainsi Elle se verrait au point de dépendre de la modération de l'Empereur, et de la foi des Anglais. " (106) Compte tenu de ces considérations, on estimait "qu'il était bon de ne prendre aucun engagement formel jusqu'à ce que l'on puisse être instruit des points qui pourraient ou satisfaire ou blesser la délicatesse du Roy d'Espagne et en second lieu parce qu'on peut présumer que si le Roy d'Angleterre désire 94

sincèrement d'avancer la conclusion de cet ouvrage important, ce Prince apportera tous ses soins pour modérer les premières propositions de l'Empereur" (107) , et à cette fin et jusqu'à nouvel ordre de laisser manœuvrer l'Angleterre en évitant soigneusement de se compromettre. Malheureusement il restait beaucoup de temps à courir a avant que tout ceci fut décanté. L'émissaire de l'Autriche, M. de Penterridter était encore à Vienne dans l'attente de ses instructions, le colonel Stanhope voyageait v e r s Madrid avec la mission de déployer toutes les séductions du "plan" sous les regards réticents du cardinal Alberoni et tandis qu'à Londres l'abbé Dubois demeurait cantonné dans son intarissable c o r r e s pondance et ses contacts mondains, les responsables officiels de la politique française s'aventuraient avec beaucoup moins de circonspection vers d'autres secteurs de l'horizon diplomatique. Leurs vues se portèrent plus particulièrement sur un p e r sonnage en perpétuelle errance qui parcourait alors les routes d'Italie, et qui, avec plus de moyens financiers, autant de s é duction et moins de fourberie que le baron de Goertz, donnait dans le Sud de l'Europe une réplique assez fidèle du spectacle qu'offrait au Septentrion, le favori du roi de Suède. Ancien commandant des troupes anglaises en Espagne, capitaine général de la marine britannique, ambassadeur à Vienne et à la diète de Francfort, redouté par ses amis whigs et fort estimé par ses adversaires tories, Charles Mordaunt, comte de Peterborough, après s ' ê t r e distingué dans les différentes missions qui lui avaient été confiées par un mépris t r è s détaché des instructions de son gouvernement, avait finalement estimé que le moyen le plus intéressant de faire c a r r i è r e dans la diplomatie était de s'accréditer soi-même et, dans un dessein obscurément déterminé, s'était institué négociateur itinérant en Italie, sa t e r r e d'élection, où il comptait de nombreuses r e l a tions, tant parmi les "sigisbées" que parmi les banquiers de la péninsule, notamment les sieurs Pareti de Gênes et Smith de Venise. (108) Passant par Paris où il avait pour amis le t r è s jacobite duc d'Aumont, ancien ambassadeur à Londres, et les s œ u r s Oglethorpe qui avaient relayé auprès du Régent les "nymphes du bois de Boulogne" momentanément en sommeil, il avait r e m i s au prince un mémoire qui, dans le moment où la politique extérieure de la France se trouvait à un carrefour, devait peser d'un certain poids sur vin esprit indécis sollicité par des factions opposées. "Il semble, écrivait-il, qu'il y a seulement deux partis à p r e n d r e . . . Ou Votre Altesse Royale prendra les mesures nécessaires pour prévenir quelque début de désordre en Europe et 95

pour maintenir si possible les règlements sur la base des traités d'Utrecht proposant comme principal objet de relever la France, de décharger le public des dettes et, par la paix, de restaurer le commerce et l'abondance ou autrement vous désirerez profiter de la favorable situation qui vous fait l'arbitre de l'Europe par l'union qui peut être réalisée des forces et richesses de France, d'Espagne, du roi de Sicile et des autres princes italiens qui seront susceptibles de s'unir pour se placer sous un bon commandement ou plutôt sous le vôtre, déterminés parce qu'ils ont les mêmes choses à craindre et des avantages réciproques. Cette puissance unie et agissant de concert sera supérieure à tous les efforts des autres puissances. Quel sera alors le pouvoir de cette ligue quand tout ce qui peut s'y opposer est embarrassé, désuni ou occupé ailleurs, l'Empereur étant engagé dans la guerre des Turcs, les ministres anglais étant dans une telle situation qu'ils ne peuvent se maintenir que par la paix et les Hollandais étant obligés d'éviter la guerre. " Sans écarter le premier parti, lord Peterborough le trouvait incertain, et avançait des arguments qui, venant d'un personnage de son rang, initié aux secrets de la politique, ne pouvaient laisser indifférent celui qui portait la responsabilité des affaires ; il faisait observer qu'également lié à l'Autriche et à la France, l'Angleterre avait, au gré des événements, latitude d'opter pour l'une ou pour l'autre, ce qui, pour le moins, exposait les traités aux accidents. Le second parti lui paraissait manifestement plus sûr et plus glorieux : "Si Votre Altesse, poursuivait-il, pouvait assurer sur un pied plus certain ses propres intérêts et prétentions, si Elle pouvait établir une union durable entre toutes les branches de la maison de Bourbon, si Elle pouvait ramener dans de justes limites la vanité, l'ambition et les prétentions de l'Empereur, si Elle pouvait empêcher que les Italiens tombent aux mains des Allemands et par voie de conséquence affranchir la cour de Rome de l'obligation où elle est de prendre en toute occasion le parti opposé à celui de la France, si les mesures à prendre sont telles qu'elles puissent prévenir la guerre qui ne pourrait être que dangereuse pour la monarchie française et qu'en poursuivant cette action, Votre Altesse Royale puisse apparaître comme recherchant seulement l'intérêt public, il me semble qu'on ne doive pas douter de la conduite à adopter si l'on peut se comporter de manière à ne pas enfreindre les traités conclus et, mieux encore, si l'on pouvait prouver que par d'autres mesures la guerre serait inévitable". (109) Un incident singulier devait interrompre la tournée diplomatique de lord Peterborough. Le 4 septembre, une information venue de Gênes signalait la présence du mystérieux voyageur dans cette ville ; il s'y 96

était enbarqué pour Sestri et de là avait pris la route de Parme pour y conférer avec le duc, oncle de la reine d'Espagne, qui cherchait de tous côtés des liaisons susceptibles de le protéger contre une invasion germanique qu'il jugeait imminente. C'est alors que, faisant un crochet par Bologne "où il avait une femme qu'il estimait hautement", il y avait été arrêté sur ordre du cardinal Origo, légat du pape, sur le vu d'une dénonciation adressée à la reine Marie, mère du prétendant, et qui l'accusait de vouloir attenter à la vie de son fils. On avait trouvé dans ses papiers des billets et lettres de crédit sur divers banquiers et notamment sur Cantillon de Paris, fort lié aux milieux jacobites parmi lesquels il comptait lui-même, outre ses amis parisiens Mézières et Oglethorpe, son propre gendre, le duc de Gordon. Après un dialogue assez tendu avec l'envoyé de Jacques n i , O'Brien, qui l'accompagna de Bologne à Fort Urbano il écrivait dès son arrivée dans cette place le 11 septembre au lieutenant général Dominick Sheldon pour lui demander un entretien, en se recommandant d'autres amis jacobites, lord Lucan et M. Dorington, en le priant, pour le cas où il ne pourrait pas se rendre auprès de lui, de lui dépêcher lord Panmure. (110) En bref, si l'on ne sait pas t r è s bien quelle sorte d'imbroglio provoqua cette arrestation, elle eut pour effet immédiat de mettre Peterborough en contact direct avec les plus hautes instances de la faction jacobite et de lui permettre de faire à Urbino, résidence du prétendant, une étape qui devait logiquement s'inscrire sur son itinéraire et dans son plan, mais que, sans ce "malencontreux incident", il lui eût été impossible d'envisager, compte tenu de sa position en Angleterre. Il poussa même "l'imprudence" jusqu'à laisser dans ses papiers les documents les plus secrets de sa négociation, en livrant ainsi tout le mécanisme à ce puissant réseau dont les intrigues s'étendaient sur toute l'Europe et dont l'objectif primordial était non seulement de faire obstacle à toute paix susceptible de consolider la maison de Hanovre sur le trône d'Angleterre, mais bien de fomenter une guerre générale, seul véhicule possible de la restauration messianiquement attendue. C'est dans ce dessein qu'oeuvraient le général Dillon et les Oglethorpe à Paris, le docteur Erskine auprès du czar, un certain Charles François de Busi à Vienne, Patrick Lawles à Madrid. Or, le plan de Peterborough leur livrait la clé d'une coalition sud-oc ci dentale qui, ajustée à celle qu'ils tentaient inlassablement de promouvoir dans le Nord, devait pouvoir faire voler en éclats, de l'extérieur et de l'intérieur, les royaumes de George 1er et tous ceux, s'il en restait, qui auraient la sottise de s'allier avec lui. 97

Le 5 octobre, Dominick Sheldon se rendait auprès du prisonnier avec lequel il eut un long entretien : "Ce lord, rapporte-t-il me pria de réfléchir, qu'on pouvait voir clairement du contenu de ses papiers ce qu'il souhaitait faire et qui était d'unir la France, l'Espagne, le Roi de Sicile et les princes d'Italie ce qui pouvait être fait seulement en Italie et par l'assistance du duc de Parme. Cette importante affaire dans laquelle il est engagé est bien éloignée de travailler contre les intérêts du roi Jacques puisque rien ne lui serait plus favorable que l'union de ces princes catholiques". (111) Le 27 septembre, Peterborough était encore en prison d'où il écrivait au Régent en le priant, "comme en cette occasion personne, assurait-il, ne connaît mieux la vérité que Votre Altesse Royale", d'intervenir auprès de la reine mère du prétendant "pour lever toutes les jalousies à / s o n / égard" (112) ; Le 20 novembre, il faisait savoir qu'il était en liberté et reprenait son bâton de pèlerin sur la route de Parme en passant par Venise. Cependant malgré ce court emprisonnement, les démarches du mystérieux seigneur britannique n'avaient pas tardé à produire leur effet. Le 14 octobre, le duc de Parme adressait au Régent une lettre pressante rappelant ses précédentes démarches pour rétablissement d'un système d'alliances qui mettrait sa principauté à l'abri des exactions et des pressions de l'Empereur (113) ; une correspondance concomitante de l'envoyé français à Parme rappelait opportunément qu'Alberoni tenait tout prêt un autre jeu dans sa manche et que si l'on ne se hâtait pas de conclure avec l'Espagne, il trouverait tous les moyens possibles de faire alliance avec la cour de Vienne. (114) Le Régent entendit cet appel et, dès le 30 octobre, répondait favorablement aux ouvertures qui lui étaient faites. "La lettre que vous m'avez écrite le 14 de ce mois, mandait-il au duc de Parme, m'a été rendue par une voie sûre, et j'ai vu avec beaucoup de plaisir que les premiers effets ont parfaitement répondu à ce que je pouvais attendre de vos offices et de vos soins dans l'affaire dont il est question. Comme elle ne peut être conduite avec trop de précaution et de secret, et que vous êtes mieux instruit que personne des mesures que l'on peut prendre et des moyens que l'on peut employer pour parvenir à une heureuse fin, je crois qu'il est plus convenable de préparer et de suivre cette matière sous vos yeux que de multiplier les confidences, et de les remettre à d'autres soins. Je compte aussi de faire passer auprès de vous vine personne de confiance, lorsque je serai en état de lui donner des instructions par rapport aux dispositions dont vous n'ignorez p^s sans doute les ouvertures, et qui n'ont pour objet que le bien public et la sûreté commune. " (115) 98

Dans le même temps, le duc d'Orléans confiait à un correspondant secret - sans doute s'agit-il du père Daubenton le soin de prendre un contact direct avec Alberoni. Le correspondant parla des sentiments du prince en des termes si favorables que son atrabilaire interlocuteur put en déduire que les vues politiques du gouvernement français étaient complètement modifiées et qu'il crut pouvoir donner cours à des effusions qui ne lui étaient guère coutumières. "L'avis qui m'a été donné par la personne que l'on sait de la part de Votre Altesse Royale, écrivait-il le 4 octobre au Régent, m'a fait ressentir une très sensible joie puisque j'ai vu qu'elle a pris le véritable chemin qui peut assurer ses intérêts présents et à venir. La grande pénétration de Votre Altesse Royale lui fera voir visiblement qu'une fois qu'elle aura assuré les choses avec cette Cbur, toute autre pratique étrangère devient superflue, et inutile. Je dirai de plus qu'elle pourrait être dangereuse pour l'avenir. J e me réjouis donc de tout mon cœur avec Votre Altesse Royale de la voir remplie de la vraie maxime appuyée d'un principe incontestable et je l'assure qu'elle trouvera en moi un fidèle et sûr instrument dont elle pourra se servir pour finir un aussi grand ouvrage. " Le cardinal se déclarait tout prêt à engager une négociation avec le Régent et suggérait au prince de désigner comme intermédiaire "le marquis de Monti, cavalier très attaché à Votre Altesse Royale, prudent, sage et secret, comme l'on sait dans le monde qu'il est mon ami, une course qu'il ferait à Madrid ne ferait pas toute une nouvelle et ne donnerait aucun lieu de discours". (116) "Il est bon, ajoutait-il, que Votre Altesse Royale soit instruite pour lui servir de règle que l'ambassadeur de Sicile en cette Cour m'a dit que si une fois la France voulait entrer en ligue, le Roy son maître se déclarerait aussitôt contre l'archiduc. "Enfin de la manière que Votre Altesse Royale s'y est prise et dans la situation présente des choses, elle peut rendre son nom glorieux et immortel. Il suffit que le tout soit ménagé avec habileté et avec s e c r e t . " (117) Ces vues qu'à son arrivée à Paris le comte de Provana, ambassadeur de Sicile, était chargé de soutenir, se répercutèrent aussitôt dans les instructions que, de sa main, le Régent adressait le 1er novembre à l'abbé Dubois qui, de sa belle maison de Londres, continuait d'occuper ses loisirs en adressant des petits billets à tout un chacun. "Mon intention, écrivait-il, est toujours de ne rien oublier pour établir avec l'Empereur des liaisons sur les principes dont vous êtes instruit, mais si ce prince formait des prétentions qu'il ne fût pas possible d'accorder au nom du Roy et qu'il 99

refusât de consentir aux conditions nécessaires pour a s s u r e r la paix et mes droits, il faudrait bien avoir recours à d'autres moyens et il ne conviendrait pas par conséquent, de laisser échapper les voies qui se sont ouvertes d'elles-mêmes depuis votre départ d'auprès de moi. Vous verrez par les copies que je fais joindre à cette lettre de celles qui m'ont été écrites par le duc de Parme et par le cardinal Alberoni, qu'il ne serait pas impossible que je pusse trouver des sûretés dans les mesures que l'on prendrait de concert avec le Roy d'Espagne, le Roy de Sicile et les Princes d'Italie pour contenir la Cour de Vienne dans de justes bornes, si elle formait de trop grandes prétentions. " Et le duc d'Orléans recommandait à l'abbé Dubois "de suspendre les conclusions de l'affaire dont / i l était/ chargé", non seulement jusqu'à ce qu'on ait reçu la réponse de Vienne, mais jusqu'à ce qu'on ait pu juger du résultat des ouvertures qui lui avaient été faites. "Je ne sais, allait-il même jusqu'à ajouter, s'il ne serait pas possible de lever les principales difficultés qui pourraient suspendre mes résolutions en engageant l'Angleterre et la Hollande à régler seules les conditions du traité en sorte qu'il ne fût question que d'y intervenir de la part du Roy, de celle de l'Empereur et du Roy d'Espagne." (118) Ce qui était envisagé, ce n'était donc plus seulement une poursuite indéfiniment prolongée des négociations de Londres, mais une remise en cause fondamentale des données sur lesquelles, elles s'étaient engagées. Le marquis de Nancré qui vit le Régent le lendemain du jour où cette dépêche fut expédiée, pour lui lire la correspondance dernière de Dubois, rapportait ainsi ses impressions : "Il ouvrit enfin la bouche le premier en disant qu'il ne faut pas aller si vite et je compris une vérité dont je ne doutais pas qui est que la bonté en bien des occasions lui est nuisible et j'en fus d'autant plus affligé que je n'osais insister comme je l'aurais fait pour l'amour de lui". (119) Lord Stair, qui eut peu après une entrevue avec le prince, mandait aussitôt à sa cour, en dépit des assurances formelles qui lui furent réitérées : " . . . il ne faudrait pas vous cacher que le Régent est environné de gens qui lui tendent des pièges depuis le matin jusqu'au soir et qui souhaitent avec ardeur de faire manquer cette négociation... ". (120) Chargé de faire goûter au cardinal Alberoni les douceurs d'une paix séparée avec l'Autriche, le colonel William Stanhope a r r i va à Madrid au milieu des festivités et illuminations destinées à célébrer la prise de Cagliari, capitale de la Sardaigne, par les troupes du roi d'Espagne. 100

Après s'être reposé pendant deux jours des fatigues du voyage qu'il avait fait en poste, il se rendit le 13 octobre au soir à l'Escurial en compagnie de George Bubb, envoyé d'Angleterre, pour y rencontrer le cardinal. L'entrevue fut fort animée : "Avant que nous entreprenions, Mylord de vous en rendre compte, écrivaient le 18 octobre les deux diplomates à lord Stanhope, nous prenons la liberté de remarquer que le cardinal étant d'un tempérament assez chaud, souvent sujet à s'élancer en des saillies un peu éloignées de l'affaire dont il s'agit, toute la conversation ne peut qu'être fort confuse et irrégulière... ". Après avoir entendu sans sourciller ses visiteurs lui parler des bonnes intentions de leur maître à l'égard du roi d'Espagne, des inquiétudes aussi qu'avait causé l'affaire de Sardaigne, enfin de son désir de voir établir "sur des conditions très avantageuses et honorables pour la couronne d'Espagne" la tranquilité et la paix de l'empereur, le cardinal "commença par une longue invective sur la paix d'Utrecht, trop prolixe et trop dérangée pour que nous la répétions ici". Il s'étendit sur les méfaits de ce traité qui laissait à l'empereur le pouvoir de menacer à tout instant la tranquilité publique, il ajouta que le "roi /d'Espagne/ n'aurait jamais de la répugnance à des propositions de paix, mais qu'il fallait qu'elles fussent telles que de rétablir en quelque façon l'ancienne balance et de ne pas laisser l'empereur "en état de se rendre maître de l'Italie lorsqu'il lui plairait", et qu'en bref il n'enverrait pas de plénipotentiaire à Londres sans savoir quelles conditions on proposerait. Sur ces conditions, qu'il connaissait d'ailleurs déjà, il balaya d'un revers de main les successions de Parme et de Toscane qu'on ne lui offrait pas positivement et qu'il tenait pour des avantages illusoires, parla vaguement de mettre une garnison à Livourne et en vint enfin à dire "que tout cela n'était rien et qu'à la vérité, l'on ne pouvait rien arrêter à moins que les puissances de l'Europe ne voulussent entrer dans des mesures pour diminuer le pouvoir excessif de l'Empereur qui renverserait finalement tout". William Stanhope fit observer qu'il était étrange d'appeler les puissances de l'Europe à faire la guerre à l'empereur, alors qu'on refusait comme illusoire la garantie de ces mêmes puissances à la paix qu'elles offraient. Il laissa entendre qu'on pourrait discuter sur Livourne. Tout ceci ne parut pas intéresser le cardinal. '11 recommença avec beaucoup de chaleur à déclarer qu'on ne pouvait songer à rien de semblable, parce qu'il voyait qu'il fallait que pour des choses de cette importance, le Roy cédât ses justes prétentions dans l'Italie, que Sa Majesté ne pourrait 101

jamais faire un si grand tort à sa postérité et que ce lui serait une infamie de la faire. " " . . . Le trouvant si peu disposé à écouter aucune condition ce jour-là, concluaient les émissaires britanniques, . . . nous ne trouvâmes même pas à propos de nous déclarer sur aucune partie du plan... Nous jugeâmes que cela nous suffisait pour une première visite et nous nous retirâmes." (121) Bubb qui alla le lendemain "en ami" prendre le vent chez le cardinal le trouva plus détendu mais toujours aussi peu coopératif. Il s'abrita avec une insistance fort appuyée derrière l'offre que lui avait faite le Régent de se porter médiateur et argua pour justifier son refus d'envoyer un ministre à Londres, qu'il attendait de voir le résultat des démarches entreprises par ce prince. Cette attitude n'était d'ailleurs pas absolument forcée. Les cheminements imprécis de la diplomatie française, le projet "d'union latine" qui semblait prendre corps, en procurant à Alberoni une carte de rechange qui lui convenait infiniment mieux que celle qu'on venait lui présenter, avaient eu pour effet de provoquer cette même intransigeance que les ministres de la Régence redoutaient et qui risquait de les mettre un jour au pied du mur. Les Anglais vinrent confier leur déconvenue à M. de SaintAignan qui après avoir, conformément à des instructions toujours en dents de scie, épuisé toutes les ressources du protocole pour ne pas les rencontrer s'était enfin décidé à leur rendre une visite. Ils lm avancèrent qu'ils n'avaient pas osé toucher mot au cardinal du projet qui tendait à livrer la Sicile à l'empereur : "Jugeant de la manière dont il recevrait l'article qui regarde la Sicile par l'accueil qu'il avait fait aux côtés avantageux de la négociation, ils s'étaient bien gardés de lui en rien dire". (122) Ils se montrèrent aussi quelque peu surpris du rôle que son gouvernement semblait jouer dans cette affaire. "Je n'ai rien négligé, ajoute M. de Saint-Aignan, pour leur ôter le soupçon que le cardinal Alberoni leur avait donné que cette Cour traitait quelque autre chose à leur insu par l'entremise de la France." (123) Il ne réussit apparemment pas dans ces assurances, à en juger par cette flèche que les ministres anglais glissèrent à la fin de leur dépêche à lord Stanhope : "Nous nous croyons obligés de représenter à Votre Excellence qu'après tout ce qui s'est passé entre nous et ce ministre /Alberoni/ nous appréhendons que la France n'ait pas, dans le fond, cette affaire autant à cœur qu'elle voudrait qu'on crût et si nous pouvons en juger par l'ambassadeur, elle semble tâcher de s'en décharger autant qu'elle peut sur le Roy /d'Angleterre/ afin de se rendre agréable 102

et fortifier son crédit ici, qui est à présent fort en décadence". (124) En fait, le cardinal Alberoni n'eût-il pas été naturellement porté par ses vues politiques et la pente de son caractère à réserver aux Anglais un accueil aussi peu amène, que la conjoncture où se trouvait la cour d'Espagne ne lui eût guère permis d'entrer dans une négociation aussi considérable que celle où ils le conviaient. Le 29 septembre, en effet, le duc de Saint-Aignan avait adressé au maréchal d'Huxelles une lettre particulière qui était parvenue à Paris le 7 octobre et qui était ainsi conçue : "La sûreté Monsieur de l'occasion par laquelle j'ai l'honneur de vous écrire ne me permet pas de vous laisser ignorer la juste inquiétude où l'on est ici touchant la santé du roi d'Espagne ; quoique ce prince soit exempt de fièvre, sa maigreur excessive qui augmente chaque jour, ainsi que la mélancolie profonde dans laquelle il est plongé alarment avec raison tous ceux qui le voient ; son médecin lui avait ordonné l'usage des eaux minérales et lui promettait de le rétablir en trois mois s'il voulait se laisser conduire, mais comme il n'aime pas les remèdes et qu'il les quitte d'abord qu'il n'en est pas soulagé aussi promptement qu'il se l'était promis, il n'a pas été possible de lui persuader de continuer celui-là, et il l'avait déjà abandonné le jour que je fus à l'Escurial. J'ai entretenu sur ce sujet le Dr Hersan qui approche de plus près ce prince et qui connaît mieux que personne son tempérament et son caractère. Il me paraît qu'il attribue son état à quelque chagrin caché sur lequel il ne sait à qui s'ouvrir ; il m'a dit que sa continuelle attention sur luimême augmentait encore sa mélancolie et que c'était dans la vue de le dissiper un peu qu'on avait ordonné à la troupe des Comédiens Italiens de se rendre à l'Escurial ; il craint avec tout le monde que le dépérissement du Roi n'augmente de manière à ne plus laisser bientôt de voie à la guérison. "J'ajouterai ici, poursuivait l'ambassadeur, que le cardinal Alberoni est aussi malade de chagrin, et que je me suis bien aperçu dans la dernière conversation que nous avons eue ensemble que son esprit n'était pas dans son assiette ordinaire. " (125) Si l'esprit du ministre, bien que justement préoccupé de la maladie de son maître, ne tarda pas à retrouver sa vivacité ordinaire, il n'en fut pas de même du roi d'Espagne dont le dépérissement ne fit que s'accentuer à tel point que le 26 octobre au soir le monarque crut nécessaire de rédiger son testament et le déposa en la forme "mystique". Dans sa dépêche du 8 novembre, le duc de Saint-Aignan brossa un récit de la scène qui fit sensation dans toutes les chancelleries : "Environ sur les 7 heures, le père Daubenton s'était rendu dans l'appartement du Roi catholique où l'on avait 103

fait venir le notaire dudit lieu de l'Escurial, on y fit appeler le patriarche des Indes, les ducs de l'Arco /d'Arcos/, de SaintPierre et d'Atry, ces deux derniers s'étant trouvés par hasard à la Cour, le marquis de Santa Cruz, le comte d'Altamira et le sieur Didiaquez major des gardes du corps ; en présence de ces sept témoins, dont les noms étaient déjà écrits sur un des plis extérieurs du testament, le roi d'Espagne déclara que ce qu'il allait signer contenait ses dernières volontés qu'il voulait être suivies et qu'une prévoyance qu'il avait jugée convenable, quoiqu'il ne se crût pas en danger l'avait obligé de mettre par écrit. "Le notaire lui demanda s'il révoquait toutes les autres dispositions antérieures qu'il pouvait avoir faites, à quoi ayant répondu que "oui", ledit notaire, les sept témoins signèrent sur un des plis dudit testament lequel est demeuré entre les mains du roi catholique. "La reine ni le cardinal Alberoni n'assistèrent point à cette triste cérémonie. " (126) On n'en était pas moins convaincu que c'est à ces deux personnalités que devait échoir le pouvoir au cas où surviendrait l'événement redouté et ces circonstances s'ajoutant aux autres considérations devaient inciter davantage encore le maître indécis de la politique française à attendre et à voir venir. Devant des instructions qui non seulement bloquaient sa mission, mais qui, de surcroît, tendaient à renverser tout l'édifice de sa politique, l'abbé Dubois parut, dans les débuts, réagir avec une sorte de fatalisme ; comment prétendre imposer à un prince dont la volonté était si flexible et le pouvoir si fragile, une alliance autrichienne qui bouleversait toutes les traditions de la diplomatie française et qui dressait contre elle tous les dirigeants du régime, soutenus par l'opinion populaire et dénoncés dans la correspondance de Nocé sous des pseudonymes très imprécisément allusifs : le maréchal d'Huxelles (le poète), Tallard (Bassigny), Villeroy, l'insinuant "homme du bassin des Tuileries" (peut-être Canillac), le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, le comte de Provana, envoyé du roi de Sicile, les agents de Goertz et ceux des jacobites pesaient de toute leur influence et de toutes leurs intrigues pour faire échouer la négociation avant qu'elle fût entamée et il ne se trouvait en face d'eux pour la soutenir que le vigilant Nocé, roué toujours désabusé, le timide marquis de Nancré, capitaine des Suisses du Régent, et le marquis de Torcy qui, pour avoir pendant huit années quêté la paix de conférence en conférence, savait le prix qu'il fallait payer pour la sauvegarder. De Rotterdam, Boucicault, négociant français lié au même Hennequin qui avait retardé l'adhésion des Etats Généraux à la 10^

triple alliance et aux milieux financiers, lançait le gazetier à l'assaut du Régent. (127) La cécité menaçait à nouveau ce prince faible et mal aimé. "Son Altesse Royale, écrit le 19 novembre M. de Nancré, commence demain de nouveaux remèdes pour son œil par une saignée. Elle se purgera lundi et ensuite on lui mettra entre l'œil et la paupière une drogue. pendant huit jours qui fait assez de douleur à ce qu'on dit et ne guérit qu'en suivant et moyennant un régime très exact tout cela de l'avis de M. de Chirac qui a suivi depuis un temps plusieurs expériences. Ce remède vient d'un prêtre de Ruel je souhaite qu'il réussisse. " (128) Dans cette difficile conjoncture, l'abbé Dubois pouvait-il attendre quelque soutien des forces qui, en 1711, avaient épaulé Nicolas Mesnager et, en 1713 et 1714, Anisson et Fenellon - le second surtout -, venus avant lui dans cette même ville de Londres pour y chercher dans un accord avec l'Angleterre les chemins d'une pacification durable. Les hommes du commerce libre qui, avec l'appui de Torcy, avaient ouvert cette voie pour se délivrer de la guerre et des monopoles qui l'avaient enfantée s'étaient groupés sous la bannière de Law. Fenellon était inspecteur de la Banque, Piou, député de Nantes, Mouchard, député de La Rochelle, Moreau, député de Saint-Malo, étaient directeurs de la Compagnie d'Occident et au moment où cette entreprise prenait son essor et où, par elle, devait s'ouvrir une ère d'expansion économique, le maintien de la paix sur terre, et plus encore sur mer, apparaissait comme une nécessité inéluctable. De surcroît, ces hommes, depuis la "conversion" de Mesnager, considéraient que les concurrents les plus redoutables du commerce français étaient non pas les Anglais mais les Hollandais, et ils n'étaient pas hostiles à une politique qui leur permettrait de s'unir aux premiers contre les seconds. Il semble bien que, dans les premiers temps de la mission à Londres, il ait existé pour le moins une confluence entre ces milieux économiques et l'émissaire secret du Régent, ainsi qu'en témoigne la note succincte qu'avant son départ l'abbé prenait soin de rédiger pour l'instruction de M. de Nancré : "Adresser les premières lettres chez M. Lass, banquier dans le cimetière Saint-Paul" (129), de quoi il ressort que le frère du financier écossais, William Law, dont on savait alors fort peu de choses, était déjà établi banquier à Londres. A ce billet fait écho une lettre du neveu de l'abbé, Jean Baptiste Dubois, lequel prenait soin de ses affaires domestiques et qui lui écrivait le 23 septembre : "Depuis votre départ, j'ai tiré dedans votre cabinet en différentes fois trois sacs de 1 000 livres qui ont servi tant pour donner à M. Lass les quinze cent quatre-vingt-dix livres qu'il lui fallait pour les cent guinées qu'il vous avait envoyées que pour payer quelques-uns des 105

ouvriers que vous aviez marqué devoir être payés" (130), cette formulation établissant sans contestation possible que le directeur de la Banque générale agissait en cette occasion, non pas comme chargé des paiements de l'Etat, mais comme banquier personnel de l'abbé Dubois. Les rapports entre les deux hommes paraissaient d'ailleurs extrêmements confiants : "M. Law m'a prié de vous faire mille compliments, écrivait Nancré le 19 octobre, il est bien fâché de votre absence et a raison en son particulier. M. le duc de Noailles... lui fait essuyer une infinité de tribulations au point que sans son attachement particulier pour Son Altesse Royale il abandonnerait le travail dont il se mêle". (131) Ces brouilleries devaient s'accentuer et placer le financier dans une position de défense qui rendait difficile son intervention dans des problèmes qui lui étaient étrangers. "Les brouilleries de M. Law avec le duc de Noailles continuent et chagrinent M. le duc d'Orléans, écrit Nancré le 2 novembre, les établissements sur lesquels on comptait, reculent au lieu d'avancer. M. de Noailles ne veut point comprendre que le gouvernement ne doit point se mêler d'une compagnie qui se forme pour le commerce. Cependant rien n'est plus vrai et hors la protection quand on la demande et le paiement de ce que la Cour promet, les ministres ne doivent jamais mettre le nez dans des établissements et que leur seule intervention est capable de discréditer." (132) Cependant, plus l'abbé sentait que les soutiens lui échappaient, plus l'attente se prolongeait, plus son tempérament nerveux et angoissé reprenait le dessus. Dans une lettre du 11 novembre, il feint encore un sorte d'impartialité entre les deux lignes politiques envisagées et se borne à réclamer des précisions sur l'origine de la négociation qui lui est étrangère, allant à peine jusqu'à risquer : "Je crains que la surprise où ils seront /les Anglais/ lorsqu'ils découvriront que Votre Altesse a eu d'autres vues, ne les refroidisse et ne les aliène et du caractère dont est le Roi de la Grande-Bretagne, quand on perd sa confiance, on la perd pour toujours... Votre Altesse Royale, observe-t-il encore, ne peut plus espérer que l'Espagne intervienne sincèrement pour traiter avec l'Empereur depuis qu'elle a l'espérance d'attirer la France dans un autre projet et tandis qu'elle négocie pour y parvenir". (133) Cependant, dès le lendemain, cette apparente sérénité l'a abandonné : "Je supplie instamment Monseigneur, écrit-il à Nancré, de se fixer à un plan de manière que personne n'ose plus embarrasser les démarches nécessaires pour l'exécuter car pour parler naturellement à Son Altesse Royale, je vois trop de détours pour croire qu'ils soient pris de bonne foi. Si elle a pris sa résolution, qu'elle ne laisse à personne l'espérance 106

de la détourner". (134) Enfin le 16 novembre, pressé par les Anglais qui ne comprennent pas le jeu français en Espagne, par Pentenridter, envoyé autrichien, qui, arrivé le 1er novembre, s'étonne qu'on ne lui parle pas et demande pourquoi on l'a fait venir, il adresse au Régent un frémissant plaidoyer tout inspiré d'un souffle fénelonien. "Mylord Stanhope qui s'intéresse cordialement à Votre Altesse Royale, écrit-il, croit, comme s'il le voyait, qu'on vous fait des offres pour vous jeter dans quelque précipice. Si l'on vous offre quelque avantage avec la paix, il y a à délibérer et à choisir après avoir comparé ce dernier projet avec le premier, pour l'utilité, pour la sûreté et pour les inconvénients, mais si on vous propose des avantages avec la guerre, on veut vous perdre ; si elle réussit il ne peut y avoir rien pour vous que du danger. Vous n'oserez garder rien de ce qui a appartenu à l'Espagne, sans vous rendre odieux ; le Roy de Sicile prendra soin qu'il ne reste rien, et quand il y en aurait, ces conquêtes deviendraient fatales à la France, comme ont fait toutes les acquisitions en Italie et si ces deux puissances se trouvent en force et en bonheur, elles seront beaucoup plus à craindre pour Votre Altesse Royale que l'Empereur. Outre ce qu'ils pourront faire par eux-mêmes à force ouverte, ils pourront proposer à l'Empereur des projets qui lui conviendront, et dont vous serez seul la victime, sans que le reste dè l'Europe ait intérêt de se révolter contre ce qu'ils feront. Votre intérêt, et votre gloire à tous égards est de demeurer en paix, et de conserver vos alliés voisins et indépendants. Telle que soit la guerre dans son commencement, elle deviendra bientôt universelle. Vous la commencerez en Italie, l'Empereur la portera en Alsace et d'abord que vous aurez marqué en prenant le parti de la guerre que vous voulez renouveler les inquiétudes du règne dernier, l'Empereur y entraînera avec facilité tout l'Empire. Il fera quelque hostilité dans les Pays-Bas et dans le moment l'Angleterre et la Hollande se déclareront en sa f a v e u r . . . vous perdrez vos alliés et si la succession de France s'ouvre pendant ces guerres, vous vous trouverez sans ressource, au-dedans et au-dehors ; au-dedans parce que vous aurez désespéré les peuples par les dépenses de la guerre et parce que vous serez à la merci de ceux qui commanderont vos armées, et au-dehors parce que vous n'aurez plus d'alliés, et que vous n'oserez appeler vos amis nouveaux qui prétendront avoir plus de droit à la couronne que v o u s . . . Il rappelle que la partition d'Espagne qui indigne ses adversaires avait été accomplie par Louis XTV, d'abord dans le t r a i té de partage qui avait précédé la guerre de Succession, ensuite dans les traités de Bade, "ce que le traité proposé ferait dans la même intention avec plus de nécessité encore. Si l'on 107

consent, écrit-il, qu'on cède à l'Empereur quelque chose de plus que ce qu'il a, on rendra un grand service à ceux-là mêmes qui voudraient s'en plaindre, et qui auraient peut-être été envahis sans cela. On fait du bien à toute l'Europe de mettre par la paix, l'Empereur dans la nécessité de d é s a r m e r . . . " "Vous n'avez Monseigneur, de bon parti à prendre que de vous tenir clos et couvert comme un sage général qui est si bien retranché qu'il ne peut être attaqué et qui ne veut point se commettre au hasard des combats. " (135) Le lendemain, 17 novembre, l'abbé adressait un court billet à Nancré : "L'état où en est l'affaire dont je suis chargé, é c r i vait-il, demande absolument que je m'en explique avec son Altesse Royale à cœur ouvert ce que cent lettres ne feraient pas autant qu'une demie heure de conversation... Cette entrevue est nécessaire pour le mettre au fait, et je ne puis m'empêcher d'avoir cette complaisance pour le Roy d'Angleterre qui le souhaite et qui même m'en a p r i é . . . ". (136) Avant de recevoir l'autorisation qu'il faisait demander, l'abbé Dubois eut le temps de s'abandonner à une colère spectaculaire en recevant le 22 novembre tout un paquet de lettres de Nancré qui, de sa haute et large écriture aux caractères ouverts et difficilement déchiffrables, lui contait toutes les disputes auxquelles donnait lieu sa négociation dans les milieux parisiens et les mémoires qu'on en faisait : "Est-ce ainsi, enrageait-il, qu'on traite les affaires d'Etat où le secret et la décision sont si nécessaires". (137) Le 5 décembre, il s'embarquait pour la France en laissant sur place son adjoint Chavigny. Le 8 décembre, il avait r e p r i s en main le maftre du royaume et écrivait à Stanhope que ce dernier ne ferait rien que de concert avec le roi d'Angleterre et qu'il allait envoyer une p e r sonne de confiance auprès du cardinal Alberoni pour joindre ses efforts à ceux des envoyés britanniques et 1m faire agréer le plan de pacification. Le plan que le marquis de Nancré - homme de confiance dépêché à Madrid - était chargé de soumettre à l'irascible ministre de Philippe V était une version un peu remaniée de celui qui avait été dressé aux premiers temps des conférences de Londres. Après le duché de Parme qui avait finalement semblé un lot un peu maigre, on était convenu d'attribuer à un fils d'Elisabeth Farnèse la succession du grand-duché de Toscane qu'on avait à l'origine réservée à un prince non désigné, ces deux Etats restant érigés en fiefs d'Empire ; on donnerait la Sardaigne au duc de Savoie aux lieu et place de la Sicile dont on gratifierait l'empereur et on lui laisserait un titre de roi. 108

M. de Pentenridter, après avoir tiré quelques salves, s ' é tait révélé fort accommodant et avait donné vin accord de principe qui devait toutefois être ratifié par la cour de Vienne, à qui l'on avait dépêché un courrier, de sorte qu'en roulant vers Madrid, M. de Nancré ne savait pas encore t r è s exactement ce qu'il était autorisé à offrir. Bien que ces plans fussent spumis à l'agrément de l'empereur, le marquis de Torcy qui prenait une place de plus en plus importante dans la conduite de la négociation avait estimé nécessaire que le marquis de Nancré prft la route sans plus attendre afin que la France pût montrer à Alberoni qu'elle ne cherchait pas à le tromper, qu'elle avait âprement défendu les intérêts de l'Espagne et qu'il devait soutenir son effort. (138) Malgré la visite à Paris de l'abbé Dubois, les instructions du marquis de Nancré n'étaient pas encore tout à fait dépouillées de la ligne ondoyante, "un pas vers l'Espagne, un pas vers l'Angleterre", qui avait caractérisé les divers factums issus des méditations du Régent et de ses conseillers. Certes, le principe de la garantie collective était affirmé en t e r m e s catégoriques : "Le Roi de Grande-Bretagne ayant pris sa résolution... et Son Altesse Royale ne pouvant se séparer de lui, il est absolument nécessaire que le Roi d'Espagne se détermine à l'acceptation du plan qui lui aura été proposé, le Roy, le Roy d'Angleterre et la République de Hollande ne pouvant pas laisser l'Europe dans l'état de guerre où elle se t r o u v e . . . ", spécifiaient les instructions, mais outre que le plan solennellement garanti n'était pas encore définitivement arrêté, puisqu'on attendait la réponse de l'Autriche, il était bien recommandé à M. de Nancré de ne le révéler qu'avec la plus extrême circonspection, après avoir, dans un premier temps, insisté sur tous les efforts que le Régent et ses émissaires avaient accomplis en faveur des souverains espagnols. Un mémoire annexe suggérait même de greffer son intervention sur les négociations secrètes du père Daubenton et du marquis de Monti en présentant le projet comme le moyen le plus efficace de contenir l'empereur en Italie sans que le France eût à violer les traités solennellement signés. Tous ces détours se révélèrent parfaitement inopérants. "J'ai trouvé Son Eminence, écrivait le 28 m a r s M. de Nancré cinq jours après son arrivée à Madrid, aussi au fait que moi de la plupart des choses que j'avais à lui dire, elle ne s'est point cachée de me dire que la connaissance lui en est venue par l'Angleterre, la Hollande et la France. Ainsi Monseigneur nous nous sommes trouvés d'abord aux mains et dans des conversations les plus vives qui se puissent imaginer. " (139) Le cardinal Alberoni n'eût-il pas été le ministre vindicatif dont toute l'Europe redoutait l'humeur que ses réactions en eussent sans doute été tout aussi acerbes. Depuis plus de six 109

mois, il fondait sa politique aventureuse sur les divergences entre la France et l'Angleterre et les secours que la première de ces puissances lui laissait assez nettement espérer, or, voici qu'on venait M dire que l'une et l'autre étaient d'accord pour imposer à son maître une paix qu'il redoutait plus que n'importe quel plan, son propos étant de repousser l'empereur jusqu'aux marches du Tyrol. Cette entente entre les deux nations qu'il jouait à diviser devait donc lui paraître absolument insupportable. "J'ai, écrit M. de Nancré, d'autant plus tenu à le convaincre que rien ne la pouvait rompre qu'il m'a paru que c'est ce que le cardinal a principalement en vue comme je crois que quand il parle au ministre d'Angleterre, il ne travaille qu'à le détacher de Votre Altesse Royale, puisqu'il sait qu'en nous séparant il y trouverait son compte et que cette liaison trouble ses mesures. " (140) Le marquis de Nancré eut une audience du roi qu'il trouva en bonne santé et qui sortit de sa torpeur pour lui rappeler qu'il avait été témoin de ses précédents voyages en Espagne. La reine étant sur le point d'accoucher, il n'était pas question de conférer sérieusement avant ses relevailles. Pour faire une percée dans ce monde clos qu'était la cour d'Espagne et fléchir la jeune reine qui en était l'animatrice, le gouvernement français envisageait les moyens les plus divers et tout d'abord les plus classiques. "Ce que le cardinal vous a dit du pouvoir absolu que cette Princesse exerce dans le gouvernement est assez connu pour ne causer aucune surprise, écrivait le 19 avril le porte-parole du ministère (141) au marquis de Nancré. Examinez cependant si les circonstances qui ont accompagné ce discours ne pourraient pas faire croire qu'il a voulu vous faire entendre qu'il faut pour la persuader employer quelque autre moyen que ceux dont on s'est servi jusqu'à présent. Vous savez que les Reynes d'Espagne, même celles qui ont été les plus autorisées n'ont pas été exemptes de pareils soupçons. " (142) Bien entendu, on recommandait à l'émissaire du gouvernement français de manier ses insinuations avec la plus grande prudence, par exemple en tenant des "discours généraux sur la situation où se sont trouvées plusieurs reines d'Espagne dans leur veuvage". "Laisser entrevoir, lui suggérait-on, qu'il est bien juste qu'elles songent de soutenir leur rang dans cet état, et que peut-être la Reyne d'Espagne porte trop loin sa délicatesse sur ce point. " (143) Nancré envisageait d'autres cheminements : "L'on a voulu, écrivait-il le 11 avril, me faire regarder la nourrice de cette Princesse comme une personne propre à contribuer à la déterminer même en des affaires importantes et l'on m'a fait 110

entendre en même temps que cette femme ne serait pas insensible à des objets pécuniaires. Mais comme l'on ne m'a pas caché ce que je savais déjà qui est l'opposition et même la haine qui subsiste très vivement entre le cardinal Alberoni et elle, et que d'ailleurs je ne puis me résoudre si promptement à considérer un pareil personnage comme capable de faire changer entièrement la manière de penser d'une Reyne en une matière aussi sérieuse je n'ai point encore songé à me servir d'un pareil canal, et n'y aurai même recours que lorsque Son Altesse Royale m'en aura donné l'ordre". (144) Le recours à cet intermédiaire, sans être retenu, ne fut pas entièrement écarté : '11 ne conviendrait en aucune manière, répondait-on le 26 avril à M. de Nancré, de se servir d'un pareil canal pour des affaires d'une aussi grande importance que celles dont vous êtes chargé, mais s'il était possible de savoir par cette nourrice les dispositions de la Reyne et les moyens de persuader cette princesse sans qu'il y parut que vous entrassiez en aucune manière, vous pourriez en tirer de très grands avantages pour le succès de votre négociation". (145) Dans le moment même où parvenaient à Paris les premières dépêches de M. de Nancré confirmant l'intransigeance du cardinal Alberoni, M. de Koenigsegg, ambassadeur de l'empereur, venait porter au Régent une nouvelle qui fut reçue avec tout autant de consternation. La cour de Vienne acceptait intégralement le plan de Londres. (146) Le gouvernement français se trouvait donc au pied du mur. Il allait falloir imposer à l'Espagne un pacte dont elle ne voudrait très vraisemblablement pas et, à contre-courant de l'opinion unanime des conseils et du peuple, s'allier aux ennemis héréditaires de la France pour porter les armes contre l'oncle du roi. La première réaction du duc d'Orléans fut de bloquer une fois encore la négociation à Londres pour se donner le temps de tenter un effort désespéré auprès de la cour de Madrid. '11 s'agit à présent", mande-t-il le 14 avril à l'abbé Dubois en lui transmettant 1' "heureuse" nouvelle de l'acceptation, "de ce que vous m'avez mandé plusieurs fois qu'il fallait prendre des mesures avec l'Angleterre et la Hollande pour empêcher que l'Empereur n'allât au-delà des conditions portées dans le traité. Je crois que cela mériterait bien un traité particulier ad hoc dans lequel on laisserait place pour tous les princes de l'Europe et d'Allemagne qui voudraient y entrer." (147). Et le prince ajoutait un mot de sa main insistant sur des nouvelles directives : "Mandez-moi mon cher abbé ce que M. Stanhope vous dira sur l'idée de fortifier et de rendre plus étroite notre alliance pour contenir la Cour de Vienne dans les avantages qui lui sont accordés par le traité". (148) 111

Dans le même temps on recommandait au marquis de Nancré de r é i t é r e r , en accord avec le colonel Stanhope, ses démarches auprès du cardinal Alberoni pour le convaincre d'accéder de son propre gré au traité. Enfin, devant la gravité des décisions à prendre, le duc d'Orléans rendait publique la négociation en communiquant au conseil de Régence la correspondance de ses émissaires à Madrid et à Londres. (149) Ce fut au colonel Stanhope qu'on laissa le soin de notifier au cardinal Alberoni le plan accepté par l'Autriche et cet émissaire fut reçu comme on pouvait s'y attendre. "Dès que le cardinal eut reçu les actes proposés, écrit-il le 27 avril, il parut extrêmement indigné de ce que l'on donne la Sicile à l'Empereur, disant que par ce moyen l'Empereur deviendrait maître absolu de l'Italie et qu'on allait le rendre redoutable à tout le monde... Il n'écouta pas avec plus de modération l'article qui donne la Sardaigne au duc de Savoie ajoutant que le Roy d'Espagne ne se résoudrait jamais à souffrir un pareil affront, particulièrement par rapport au duc de Savoie qui n'ayant eu aucune sorte de droit pour acquérir la Sicile, et ne l'ayant obtenue que pour avoir gagné à force d'argent deux ou trois ministres anglais, ne devait prétendre selon lui à aucun équivalent lorsqu'il était obligé de la r e s t i t u e r . " (150) Le cardinal devait confirmer quelques jours plus tard ces positions dans un mémoire au marquis de Nancré. La restitution de Gibraltar que la France avait réussi à obtenir lui paraissait un présent négligeable : " . . . il est onéreux aux Anglais et cela a été déclaré en plein Parlement". Les successions de Parme et de Toscane étaient à ses yeux des éventualités trop lointaines pour être tenues comme des avantages sérieux, même en plaçant des garnisons à Parme et à Livourne. A la menace de voir exercer une contrainte sur l'Espagne, il répondait par d'autres menaces : "Si son Altesse Royale se joint aux Anglais pour faire accepter le projet, le Roy s e r a obligé de se porter à toutes sortes d'extrémités, faisant savoir à la France qu'on veut l'obliger à céder ses justes droits à un ennemi qui l'est autant de la France que de l'Espagne dont les intérêts devraient être les mêmes et Sa Majesté Catholique fera un manifeste sur cela. "Le Roy, ajoutait-il, est persuadé que ce sont des vues particulières et des liaisons secrètes avec le Roy d'Angleterre qui engagent Son Altesse Royale à se laisser dominer par les Anglais, et à se conduire contre les intérêts de la France. "La France unie avec le Roy d'Espagne qui ne se séparerait point d'Elle aurait fait la loi à l'Europe ou tout au moins aurait obtenu des conditions honorables et avantageuses. Le Roy, par déférence pour le Roy son grand-père et pour le bien de la paix et du repos universel a acquiescé aux traités d'Utrecht 112

où quelques particuliers anglais ont donné la loi, mais il ne la veut pas recevoir une seconde fois puisque Dieu l'a mis dans un état d'indépendance et de force à ne pas subir le joug de ses ennemis avec honte, scandale, et la dernière indignation de ses sujets. " On laissait cependant entendre, à la fin de ce virulent réquisitoire, qu'une issue restait possible : "Au surplus le marquis de Nancré peut écrire comme de lui-même que moyennant la Sardaigne tout s'accomodera". (151) Pour M. de Nancré, cette obstination était moins imputable au cardinal qu'à la reine d'Espagne. '11 est certain, écrivait-il le 18 avril au Régent, par ce qui m'est revenu tant par /le nonce/ que par le père Daubenton, que le cardinal Alberoni pense dans le fond fort différemment de ce qu'il s'imagine sur la continuation de la guerre. Son Eminence me l'a bien dit à moi-même et je n'oserais me fier là-dessus à ses paroles mais les autres témoignages qui me viennent de sa sincérité me mettent hors d'état d'en pouvoir en douter. Il est certain que le Roy d'Espagne n'aurait que des vues de paix si la Reyne, pour des motifs qui ne se comprennent point ne le forçait de se conduire contre sa propre inclination, et contre le sentiment de son ministre... Je crois vous avoir déjà mandé qu'il /le cardinal/ ne se sentait pas assuré de sa situation avec elle." (152) Le 2 mai, la position de ce dernier semblait d'ailleurs quelque peu s'assouplir : "Quoique il ait encore laissé échapper plusieurs saillies d'une vivacité extrême, écrit Nancré, je le trouvai pourtant rêveur et abattu... Il me répéta dix fois, après m'avoir fait l'histoire de sa vie et de sa fortune qu'il n'aurait pas de plus grande joie que de se retirer des affaires et qu'il sentait qu'il ne pouvait plus tenir à la Cour". (153) A la fin il laissa entendre à nouveau qu'on accepterait le traité en y incluant la Sardaigne et des garnisons en Toscane. "Je crois, ajoutait-il le 16 mai, qu'il désirerait beaucoup plus la conservation de la Sardaigne à laquelle la Reyne s'est opiniâtrée comme un moyen de la ramener, que par rapport à l'importance de la chose en elle-même. " (154) Sur les vues des premières dépêches de M. de Nancré, le Régent avait dépêché un courrier à Londres pour presser l'abbé Dubois d'obtenir la Sardaigne dans le lot de l'Espagne, mais après avoir tenu deux conseils, les ministres britanniques répondirent par un refus. (155) Le roi d'Angleterre ne jugeait pas possible de revenir sur la parole qu'il avait donnée à l'Autriche ; au demeurant, une telle rétractation risquait de tout remettre en jeu et la cour d'Angleterre tenait à garder quelques ménagements pour la maison de Savoie qui avait à plusieurs reprises soutenu ses intérêts en Italie. 113

Dans le courant du mois de juin, M. de Nancré soumettait à la cour de Madrid le dernier projet mis au point par les puissances médiatrices qui comportait confirmation de la succession de Parme et de Toscane pour un infant d'Espagne, fils d'Elisabeth, avec des "sûretés" qui pouvaient éventuellement comporter l'entrée de garnisons espagnoles dans les places et forteresses, les renonciations respectives et la restitution de Gibraltar. Pour la Sardaigne, on n'offrait que la réversion à l'Espagne en cas d'extinction de la dynastie de Savoie. (156) Quelques jours plus tard, ces propositions furent rejetées. "Cette cession de /Gibraltar/, répliquait le cardinal Alberoni, est l'unique avantage qu'on offre à présent à l'Espagne, mais il est trop petit pour l'acheter à un tel prix. " (157) L'acceptation de l'Autriche et le refus de l'Espagne plaçaient le Régent et ses ministres dans une situation critique. Il leur paraissait toujours impossible, après avoir imposé à une opinion unanimement réticente une alliance avec l'Angleterre, de lui faire accepter un traité avec l'empereur sans pouvoir au moins se prévaloir du consentement et de l'accession de la cour de Madrid. Or, non seulement la position du cardinal Alberoni ne leur laissait guère d'illusions à cet égard, mais ses ambitions politiques, les armements qui se poursuivaient, donnaient clairement à penser que le jour où le traité serait passé en force de loi, il faudrait faire la guerre à ceux qui manifestaient si ouvertement leur intention de le méconnaftre. La solution la plus facile, celle qui consistait à gagner du temps et à retarder la signature du pacte, ne pouvait être que d'un secours très fugitif. On ne savait pas encore exactement ce que le cardinal entendait faire des navires qu'on armait dans les ports de Biscaye et à Barcelone, mais ils n'étaient manifestement pas destinés à la pêche au thon. Les capitalistes de Hollande et les banquiers d'Italie continuaient à faire au Trésor d'Espagne les avances dont il avait besoin en escomptant le retour prochain de la flotte d'Amérique et l'on apprenait dans le courant du mois de mai 1718 qu'une escadre de la marine de guerre espagnole, commandée par un officier français, le capitaine Martinet, gendre du docteur Helvétius, s'était emparée huit mois auparavant dans la rade d'Arica de six vaisseaux français qui, en infraction avec les interdictions prononcées par les couronnes d'Espagne et de France, commerçaient sur les côtes de la mer du Sud, et qu'elle avait saisi leur chargement d'un montant de 1000 000 d'écus. (158) Il apparaissait de plus en plus que l'ambition du cardinal était d'assurer au pavillon espagnol le contrôle de la Méditerranée occidentale et peut-être, dans un avenir plus lointain, de rendre le roi catholique maître des côtes de Cadix à Naples, m

pour peu que, la conquête de l'Italie étant faite, la France, celle de "Philippe VII", petit-fils de Louis XIV, d'un des princes ses fils, ou - s'il persistait à survivre - celle de Louis XV marié à une infante en forme d'Elisabeth Farnèse, ait été arrachée à ses démons. Il fallait donc tout tenter pour éviter de faire la guerre, soit contre l'Espagne, soit pour elle, et à cette fin la mettre au pied du mur en lui procurant les avantages qu'elle réclamait pour souscrire au traité. A la seule exception de M. de Nocé, tous les conseillers du Régent et le marquis de Torcy lui-même, loyal soutien de la diplomatie nouvelle, pensaient encore qu'on pouvait gagner la Sardaigne et obtenir ainsi l'accession de Philippe V. Les adversaires les plus intransigeants de l'abbé Dubois et de sa politique répandaient insidieusement qu'en tout état de cause l'Angleterre n'avait jamais douté de l'accession de l'empereur et qu'elle n'avait employé tous ces détours que pour hausser les enchères en sa faveur et au détriment de l'Espagne. A nouveau bloqué dans sa négociation, tenaillé par des ennuis de santé, l'abbé se laissait aller au découragement : "Je souffre encore cruellement d'une rétention d'urine", écrit-il à Chavigny le 2 mai, journée qu'il consacre à la rédaction d'innombrables petits billets. "Le régime ne m'a pas encore soulagé, je vais avoir recours à quelque chose de plus adoucissant qui est de penser à mon repos et à ma liberté... Je suis une dupe que les Anglais ont trompée comme un imbécile, ironiset-il en évoquant les sarcasmes de ses contempteurs. Voilà assez de défauts corporels et spirituels pour obtenir mon congé et n'être pas regretté. Je le demanderai sérieusement plus tôt qu'on ne la pense... démêlera les fusées qui voudra." (159) Cependant, après vin long silence, le Régent adressait le 18 mai à son négociateur des instructions dans une forme toujours louvoyante. Le prince prenait acte de l'échec de ses démarches pour la Sardaigne, reconnaissait qu'il n'avait pas avancé cette proposition comme une condition sine qua non, mais comme un moyen assuré pour que le roi catholique accédât promptement et de bonne grâce au traité et affirmait qu'en tout état de cause, ayant donné sa parole de signer avec l'empereur dès que celui-ci aurait notifié son accord, il ne la rétracterait pas ; ceci étant dit, le prince s'empressait de glisser un nouveau bâton dans les roues du char : "Mais avant la signature, écrivait-il, il faut avoir quelque sûreté pour les garnisons. . . cela est d'autant plus nécessaire que Nancré mande que la sûreté des garnisons est le seul moyen d'avoir l'accession de l'Espagne... et en cas que pour les obtenir il fallût différer la signature du traité, le délai sera aisé en vous servant du prétexte des Etats Généraux qui ne seront pas encore prêts à 115

signer". (160) On n'était donc pas à bout de course. Le problème des g a r nisons qui devaient s'établir dans les places des principautés italiennes dévolues aux fils d'Elisabeth Farnèse était une des plus belles pommes de discorde qu'eût fait mûrir la négociation : l'empereur les voulait autrichiennes, Alberoni espagnoles, quant aux princes intéressés, si le duc de Parme de plus en plus menacé dans le Nord de l'Italie était tout prêt à accueillir les soldats de son neveu, le grand-duc de Toscane trouvait qu'il était un peu prématuré de se saisir de sa succession, tout le monde ayant de surcroît les yeux fixés sur Livourne dont il était le maftre et qu'on parlait de séparer du reste de ses Etats. Le nouveau blocage s'annonçait donc comme une réussite complète et tous les opposants à la nouvelle ligne politique se mirent en mouvement pour profiter de cette pause, à commencer par le plus fougueux d'entre eux qui n'était autre que le maréchal d'Huxelles, à qui M. de Chateauneuf - qui ne comptait pourtant pas pour un chaud partisan de la quadruple alliance - reprochait d'avoir dit au prince de Cellamare "que Son Altesse Royale ne signerait pas avec l'empereur parce que ce serait contraire aux intérêts de la couronne ". (161) Les jacobites étaient à leurs postes en tous les points de leurs réseaux. A Paris, lord Peterborough qui avait loué une maison pour six mois afin de se remettre de ses aventures italiennes avait eu une entrevue avec le duc d'Orléans. (162) Dillon, qui avait toujours ses entrées au Palais-Royal, tentait avec plus ou moins de bonheur de circonvenir Law "qui avait certainement un grand accès auprès du Régent et était considéré par tout le monde comme un favori" et qu'il représentait comme vin homme prudent et judicieux et très propre aux affaires, dont il n'était pas question de discuter l'habileté en tout ce qu qu'il entreprenait" (163) , tandis que Fanny Oglethorpe, toujours vigilante, adressait au duc de M a r des fiches de renseignements très fournies, mais d'une authenticité parfois contestable. V e r s le milieu de mai, son action ou celle de sa famille semble avoir été plus directe : " M a sœur, écrit-elle le 17 mai, a envoyé cette nuit la personne dont je vous ai déjà fait mention ; elle l'a enflammée et a été cette nuit d'elle-même parler au Régent et elle l'a piqué de générosité. Cela a toujours mis les f e r s au feu". (164) Enfin le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, et le comte de Provana, envoyé du roi de Sicile Victor-Amédée, multipliaient leurs démarches et leurs pressions sur le pouvoir et bien plus encore sur tout ce qui lui était opposé. Dans un contexte diplomatique aussi complexe et dans vin réseau d'intrigues aussi serré, le Régent se montrait plus c i r conspect que jamais, d'autant plus que le nouvel édit sur la 116

monnaie, mal reçu dans le public, ajoutait à tous les mouvements qui troublaient le royaume ; soumis à tant d'instances, toujours convaincu par les lettres du marquis de Nancré que le cardinal Alberoni donnerait son consentement si on lui laissait la Sardaigne et qu'on l'autorisât à installer des garnisons espagnoles dans les Etats promis à la descendance d'Elisabeth Farnèse, il intervint dans ce sens auprès de Lord Stair qui lui fit observer que ces garnisons ne concernaient pas l'empereur et que, pour sa part, le grand-duc de Toscane avait paru "très outré" en en entendant parler ; puis, l'ambassadeur ayant tenté d'exercer une pression sur le prince en évoquant l'impopularité de son régime et la nécessité pour lui d'obtenir l'appui de la nation, celui-ci eut soudain cette étrange exclamation : "Mais au bout du compte, qu'est-ce que la nation ? - Ce n'est pas grand-chose, rétorqua lord Stair, lorsqu'il n'y a pas un étendard levé, mais si le Roy d'Espagne levait son étendard et réclamait son droit, cela pourrait être quelque chose de très dangereux, et cette considération doit montrer à Votre Altesse Royale combien il lui est important que notre traité se fasse, et combien il est important au Roy d'Espagne qu'il ne se fasse pas". (165) Cette démarche fit sentir au Régent la faiblesse de sa position et réveilla les craintes que lui inspiraient les entreprises de l'Espagne ; le 8 juin, il sentait se ranimer son zèle pour le traité toujours redébattu. "Ce que je trouve de très essentiel dans cette occasion, écrivait-il à Dubois, c'est de resserrer, s'il est possible, l'alliance entre la France, l'Angleterre et la Hollande, car quelque chose qui arrivera, je ne veux pas me séparer de ces deux puissances ni faire aucune démarche que de concert et conjointement avec elles... La paix, suivant ce que vous me dites, est le système de l'Angleterre. C'est aussi le mien et pour y parvenir nos liaisons ne sauraient être trop étroites. " Et il allait même jusqu'à ajouter : "Dans ce cas je ne ferai pas difficulté d'entrer dans un engagement réciproque avec le Roy de la Grande-Bretagne pour des secours mutuels si la France ou l'Angleterre étaient attaquées en haine des démarches qu'elles continueront de faire pour parvenir à l'accomplissement du traité". (166) Ces fermes dispositions devaient bientôt fléchir sous l'influence de deux facteurs ; d'une part, le retour à Paris de Lucas Schaub qui rapportait de Vienne le texte du traité en latin, texte très sensiblement remanié notamment sur les termes de la renonciation au trône d'Espagne ; d'autre part, les troubles intérieurs qui, attisés par les agents espagnols, suédois et jacobites, ne cessaient de s'envenimer. L'édit des monnaies, les querelles de la constitution, enfin la perspective même de la guerre contre l'Espagne en alimentaient les sources. 117

Dans l'entourage du Régent, si l'intransigeance de l'Espagne avait un peu tiédi le zèle de ses partisans, il n'en était plus de même quand il était question de la contraindre. Le duc de Villeroy écrivait à Jean Baptiste Dubois, neveu de l'abbé, qu'il fallait tenir bon sur l'article des garnisons espagnoles en Italie, "sans cela l'Espagne n'accédera pas et où en serons-nous s'il faut la contraindre ; dans quels embarras cela ne nous jettera-t-il pas. Le seul fruit du traité serait pour lors d'avoir élevé notre ennemi et de nous être engagés malheureusement dans la guerre". (167) "Depuis quelque temps, écrit le 18 juin Jean Baptiste Dubois, ceux qui approchent Son Altesse Royale l'ont trouvée inquiète et embarrassée. On a attribué cela aux changements que la Cour de Vienne a faits au traité, à l'irrésolution des Anglais par rapport à l'Espagne et à leur soumission à l'Empereur. " (168) Dans le même temps, le prince de Cellamare et le comte de Provana mandaient à Londres qu'ils avaient eu audience du duc d'Orléans et que ce prince leur avait déclaré qu'il ne s'opposerait jamais aux entreprises que le roi catholique ferait et qu'il ne pensait plus à la quadruple alliance, ajoutant que "sans se reposer sur ce que /Son Altesse Royale/ leur avait dit, ils agiraient si bien auprès de la Régence, et exciteraient tant de clameurs dans le public qu'Elle ne pourrait pas exécuter ce qu'Elle avait projeté". (169) A Paris, la révolte du Parlement prenait un tour de plus en plus aigu. Law, qui en dépit des sollicitations jacobites, restait le soutien le plus efficace de Dubois et de sa politique, devait songer à protéger sa personne et sa liberté contre les menaces dirigées contre lui. Le duc de Saint-Simon qui, en dépit de l'implacable portrait qu'il a brossé de l'abbé Dubois, semble bien lui avoir été attaché par des liens d'amitié et d'estime, se livrait en cette période décisive à d'incessants va-et-vient entre Paris et son château de La Ferté-Vidame qui l'empêchaient d'intervenir avec efficacité. "M. de Saint-Simon... est un vrai serviteur de Son Altesse Royale et votre ami, mande le 18 juin Chavigny à l'abbé, mais il ne revient que ce soir de la campagne." Cet appétit de grand air inquiéta l'abbé Dubois : "Si vous voyez M. le duc de Saint-Simon, écrit-il le 22 juin, je vous prie de lui dire que dans cette occasion il devrait être un peu plus assidu auprès de Son Altesse Royale, que je l'en conjure et que s'il a quelque doute j'aurai l'honneur de lui envoyer les éclaircissements qu'il souhaitera". (170) Huit jours plus tard, l'émissaire de l'abbé Dubois à Paris parvenait à joindre le pointilleux seigneur qu'il trouvait "si empressé de retourner à La Ferté qu'il ne voulait pas attendre le 118

Conseil de Régence", mais qu'il eut l'habileté de persuader : "Je me retournai, écrit-il, sur les pernicieuses intentions de l'Espagne et les procédés séditieux de M. le Prince de Cellamare en ce pays-ci qui vont au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. M. le duc de Saint-Simon me remercia infiniment de tout ce que je lui apprenais et me dit qu'il allait entretenir Son Altesse Royale. Il comprit bien mieux pour lors jusques à quel point importait à ce prince le succès de votre négociation". (171) Dans le même temps, lord Stair pressait le Régent de dresser les conditions d'un traité qui s'imposerait à toutes les parties et le prince lui confirmait "qu'il était prêt à prendre un engagement avec le Roy /de la Grande-Bretagne/ pour se soutenir avec toutes leurs forces, en cas que l'un ou l'autre vînt à être attaqué à cause des mesures prises de concert pour faire réussir le présent traité". (172) Mais ses confidences au neveu de Dubois montrent que ses défiances n'étaient pas dissipées. "A la bonne heure, s'écriait-il, que je me déclare contre l'Espagne si lorsque les Anglais agiront contre elle pour l'exécution du projet elle saisissait leurs effets ; mais si la flotte des Anglais ne faisait des hostilités contre l'Espagne que pour soutenir les intérêts de l'Empereur... et qu'en conséquence de ces hostilités l'Espagne confiscât leurs effets, je n'ai garde de déclarer pour cela la guerre à l'Espagne. " (173) Dans le moment où les deux flottes faisaient mouvement et s'acheminaient presque inéluctablement vers un point de rencontre, il semblait difficile de fonder une stratégie sur de telles subtilités. Le gouvernement britannique décidé à soutenir ce régime dont la faiblesse semblait augmenter chaque jour, mais aussi désireux de savoir ce qu'on pouvait attendre de lui, résolut de dépêcher à Paris son principal ministre. Lord Stanhope arriva à Paris le 29 juin dans la matinée ; il y trouva un climat fort incertain. La rébellion du Parlement atteignait son paroxysme, l'augmentation des monnaies continuait de susciter les réactions les plus défavorables, les bandes de faux-sauniers rassemblées dans les provinces du Nord, semblaient opérer sur Paris un mouvement convergent ; les agents jacobites étaient toujours aussi actifs et l'on disait le duc d'Ormond caché dans les environs de la capitale. (174) Le comte de Provana et le prince de Cellamare poursuivaient leurs démarches et leurs intrigues. Le Régent était quotidiennement en conférence avec le maréchal d'Huxelles, adversaire affirmé du traité, le marquis de Torcy qui en était partisan mais redoutait une action contre l'Espagne et le duc de

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Villeroy, au contact permanent des jacobites qui le considéraient comme un "véritable ami". (175) Averti des pressions qui s'exerçaient sur le prince, l'abbé Dubois dépuoillait peu à peu l'impartialité affectée qu'il montrait dans ses dernières lettres et donnait libre cours à son tempérament passionné : "Je ne sais, écrivait-il le 26 juin, quelle idée Votre Altesse Royale peut avoir de la situation présente... mais je ne puis lui dissimuler l'aveu que la vérité a tiré du ministre d'Espagne /Monteleone/... /que/ le cardinal /Alber o n i / . . . regardait comme le but de son héroïsme d'enlever à Votre Altesse Royale la couronne de France s'il en était jamais question ; qu'il n'y avait qu'une force majeure qui pût arrêter sa fureur soit pour l'obliger d'accéder au traité, ou pour le mettre dans l'impossibilité d'allumer une guerre générale qu'il souhaiterait pour affaiblir la France, et exciter des troubles à Votre Altesse Royale". (176) " . . . Dans ces conjonctures, écrit-il encore, . . . l'éloignement où je me trouve de la personne de Votre Altesse Royale me met dans un état plus près de la mort que de la vie. " (177) Les premiers contacts entre le ministre britannique et le prince auquel il rendait visite furent ceux de deux amis heureux de se retrouver : "Pendant le temps du chocolat que Son Altesse Royale a prolongé au-delà de sa coutume pour Milord Stanhope, elle a rassemblé pour ainsi dire toutes les grâces que vous lui connaissez pour l'entretenir, et pour le distinguer en toute façon", écrivait le 30 juin Chavigny à Dubois. (178) Les entretiens politiques paraissaient s'annoncer sous un jour tout aussi favorable : "Il /lord Stanhope/ nous a dit, rapportait Chavigny, que nous pouvions vous mander que vous fussiez tranquille ; qu'on ne pouvait être plus content qu'il avait lieu de l'être de Son Altesse Royale ; qu'il avait examiné avec elle le traité d'un bout à l'autre ; qu'on était d'accord et que dans 4 ou 5 jours on enverrait en Angleterre le traité en état d'être signé...". (179) Pourtant, après quelques conférences menées tantôt avec la participation, tantôt en cachette d'Huxelles, le prince hésitait encore à signer avec l'Angleterre la convention particulière qui devait définir la sanction de son engagement. "Je reviens à la convention, écrit le 2 juillet le même correspondant, Son Altesse Royale est effrayée des dangers qu'elle croit voir dans un pareil engagement. Je vous avouerai même avec toute liberté et toute confiance qu'il serait assez difficile de la rassurer là-dessus et de dissiper ses scrupules. Monsieur de Torcy m'a dit qu'elle lui en avait parlé il y a deux jours mais comme ne voulant point entendre que les Anglais ne prissent contre l'Empereur à peu près les mêmes engagements qu'elle pourrait prendre contre l'Espagne. " (180) 120

Torcy, partisan de la négociation "parce qu'elle étouffait toute semence de division et par conséquent de guerre", m a r quait quelque réticence à l'égard de la convention, estimant qu'alors, "bien loin que la négociation allât à l'affermissement de la paix, elle irait au contraire au renouvellement de la guerre par les engagements que les Anglais voulaient nous faire prendre, puisqu'il s'ensuivrait une guerre avec l'Espagne avant 15 j o u r s . . . /guerre qui/ causerait un soulèvement général, la nation ne pouvant jamais voir avec tranquillité ses armes employées contre l'oncle du roi et pour qui ? pour l'Empereur".(181) Du côté de Villeroy, la réaction avait été encore plus vive : "M. le Maréchal est t r è s soulevé contre cette convention et veut faire de son mieux pour en éloigner Son Altesse Royale". (182) Huxelles estimait qu'un tel acte ne pouvait "être supportable qu'à de certaines conditions" et préférait garantir le traité passé par l'Angleterre avec l'Autriche en 1716 (183) ; le Régent, à son habitude, éludait la décision et tentait de gagner du temps. "Monseigneur le duc d'Orléans, écrivait Chavigny le 2 juillet, me paraît assez bien disposé par rapport à cet article et j'ai fait ce que j'ai pu pour le confirmer quoiqu'il ne soit pas encore déterminé. Il a pourtant prié M. Stanhope de dresser la convention afin de la pouvoir examiner. " (184) Le 3 juillet la nouvelle courut que les Espagnols avaient débarqué quelque part en Italie (185) et cette information paraît avoir infléchi les positions. Le 9, le neveu de Dubois, rapportant un propos de Stanhope, assurait que l'opposition persistante du maréchal d'Huxelles "n'arrêterait pas Son Altesse Royale dans la résolution qu'elle avait prise, qu'elle venait de régler avec / l e s Anglais/ la convention et qu'elle avait promis de la faire signer au ministre ou, s'il refusait, de donner sur-lechamp des pleins pouvoirs à un autre". (186) Aussitôt le maréchal de Villeroy contre-attaquait vigoureusement, produisant un pamphlet hollandais duquel il ressortait que les Etats Généraux n'accéderaient jamais au traité. "Faites bien mes compliments à M. l'abbé Dubois, confiait-il au neveu de ce dernier, et si vous lui mandez ce que je vous dis, désignez-moi sans me nommer, et mandez-lui que ce n'est pas moi seul qui suis affligé, que tout le monde l'est, qu'il se r é pand dans le public des bruits t r è s désavantageux pour Son Altesse Royale, qu'elle donne de grosses sommes à l'Angleterre, qu'elle achète l'amitié de l'Empereur par un consentement au démembrement de la monarchie, etc., que ces bruits, quoique faux, font impression sur la nation, et nuisent à la réputation de Monseigneur le Duc d'Orléans et voilà ce qui consterne ceux qui lui sont attachés." (187) Quant au maréchal d'Huxelles, il avait fait connaître catégoriquement qu'il ne signerait pas les traités. Le bruit se 121

répandait que le Régent donnerait les pleins pouvoirs au comte de Cheverny, membre du Conseil des Affaires étrangères, mais sa détermination ne paraissait pas très solide et Chavigny tenta une démarche personnelle auprès du maréchal en lui faisant observer que s'il ne voulait pas signer, il manquerait aux devoirs de sa place. "Il me répartit, rapporte-t-il, qu'il se f . . . de sa place. 'tl88) Saint-Simon lui-même se montrait réticent : "Je vis lundi dernier M. le duc de Saint-Simon que ses affections dominantes regagnent toujours, écrit le 9 juillet Chavigny. Il approuve de bonne foi la négociation, mais il craint avec une grande raison les engagements contre l'Espagne". (189) Cependant le samedi 9 juillet, quand lord Stanhope quitta Paris pour passer le dimanche dans la propriété de lord Stair, à Montfermeil, tout semblait sur le point de se régler et l'on n'attendait plus que les pleins pouvoirs pour Cheverny. Or vingtquatre heures après, tout était remis en cause. "Ce matin, écrit Chavigny le 12 juillet, j'ai vu M. Stanhope en qui j'ai reconnu un grand embarras... il m'a dit que tout était changé, et que Son Altesse Royale renvoyait toute la négociation à Londres. " (190) Nocé n'était au courant de rien ; " . . . ce que je lui en ai appris, poursuit Chavigny, lui a expliqué l'agitation, la tristesse, et surtout l'abattement inconcevable où il avait vu hier au soir Son Altesse Royale". (191) Le comportement du maréchal d'Huxelles était à l'origine de ce désarroi ; non seulement le président du conseil des Affaires étrangères avait fait entendre haut et clair qu'il ne signerait pas le traité, mais il avait confirmé cette position dans une lettre au Régent datée du 11 juillet et le prince était d'autant plus désemparé par ce refus qui le déconsidérait aux yeux de l'opinion française et de ses interlocuteurs britanniques que le comte de Cheverny qu'il pensait commettre aux lieu et place du défaillant faisait partie de son "domestique" comme gouverneur de son fils, ce qui le rendait peu propre à conclure une affaire qu'il tenait à présenter comme celle de l'Etat et non la sienne. Il manda donc le duc d'Antin qui passait pour l'ami du maréchal et l'invita à se rendre auprès de ce dernier pour lui notifier "qu'il fallait qu'il signât ou qu'ils se séparâssent pour toujours". Le président du conseil du Dedans n'était pas lui-même un très fervent partisan du traité, mais il ne crut pas pouvoir se dérober à la mission qu'on lui confiait et, accompagné du marquis de Beringhen, premier écuyer, parent du réticent ministre, il se rendit auprès de ce dernier. "Nous trouvâmes le maréchal seul, livré à son chagrin à quoi il est assez disposé", rapporte-t-il. 122

Le duc eut, pour persuader son interlocuteur, des accents fort persuasifs : "Si vous trouvez le traité mauvais, contraire au bien de l'Etat ou qui puisse avoir de fâcheuses suites pour le royaume, non seulement vous faites bien de ne point signer mais même je me charge de vous dresser une statue dans la place à mes dépens puisqu'il reste encore un Romain qui sacrifie volontiers son intérêt propre et sa fortune au bien de l'Etat, mais si vous trouvez le traité bon et utile pour la conservation de la paix et qu'il n'avait d'autre inconvénient que d'avoir passé par les mains de l'abbé Dubois, le refus de votre signature est une marque de jalousie honteuse plus propre à une femme qu'à un homme dont on a si bonne opinion". L'interpellé opposa une certaine résistance à la démarche dont il était l'objet, mais lorsque son visiteur lui eut fait entendre "avec dureté" qu'on l'accuserait "d'avoir des engagements avec l'Espagne et beaucoup de complaisance pour le cardinal Alberoni", il céda à ses instances et accepta de dicter et de parapher l'engagement de signer "par obéissance" et de continuer les fonctions de son emploi avec l'espoir de pouvoir se retirer dans quelque temps. "Je dois dire ici, spécifie le duc d'Antin dans ses Mémoires, . . . que je ne me suis mêlé de faire signer que sur service public et réitéré que le traité était bon et utile au royaume, que n'en ayant par moi aucune connaissance du moins de celles sur lesquelles on peut juger, je n'aurais eu garde de me charger d'un tel paquet... " Le Régent remercia chaleureusement son émissaire, l'assurant qu'il venait de lui rendre "le plus grand service du monde". (192) Cependant le prince hésitait encore à porter les traités au conseil de Régence ; il convoquait un à un les membres de cette assemblée pour tenter de les catéchiser, mais l'impression qu'il retirait de ces entretiens ne faisait qu'accroître ses appréhensions ; il semblait que les membres de ce gouvernement encore si faible aient eu pour principal souci de couvrir leur responsabilité comme s'ils avaient le sentiment de participer à une trahison ou la crainte d'avoir un jour à rendre des comptes aux juges du "roi d'Espagne et de France". "Il croit, écrivait Chavigny le 17 juillet, qu'il n'est pas encore temps de rien dire, qu'il faut laisser calmer l'orage ; selon les notions que j'ai, selon celles qu'il m'a confiées, il y a jusques à aujourd'hui une puissante cabale contre la signature, et il n'y a sorte de moyens qu'elle n'emploie pour y réussir quoique inutilement. " (193) L'appui le plus efficace devait venir du côté d'où on l'attendait le moins ; le cardinal de Rohan séjournait à Paris pour délibérer des affaires de la constitution qu'on tentait de conclure d'une manière qui ne lui convenait pas ; le jansénisme présumé 123

du maréchal d'Huxelles l'incita à se ranger du côté de ses adversaires ; il se montra dès son arrivée t r è s ouvert avec Chavigny qui oeuvrait contre vents et marées pour l'approbation du pacte. "Je remettrai encore à un autre courrier à vous entretenir de M. le cardinal de Rohan sur lequel j'ose vous dire que vous pouvez compter comme sur moi-même", écrivait ce dernier à Dubois le 9 juillet. (194) Ces bons sentiments étaient confirmés et explicités dans une autre lettre datée du 17 juillet : "M. le cardinal de Rohan, écrivait le confident de l'abbé Dubois, croit encore un autre motif dans / l a conduite/ de M. le Maréchal d'Huxelles qui est d'ôter aux affaires de la Constitution toute espérance d'accommodement avec Rome de peur qu'à votre retour, vous n'en soyiez chargé, et que cela ne vous mène au chapeau. Au reste je soutiens tant que je puis M. le cardinal de Rohan et le flatte de votre retour". (195) Par une singularité étrange ou par l'habileté de Chavigny, le plus irritable ennemi du "parti constitutionnaire" oeuvrait dans le même sens que cette faction dont il partageait, à dire vrai, l'aversion pour le Parlement. "Vous avez vu par ma dernière lettre, poursuit Chavigny, que M. le duc de Saint-Simon pensait convenablement et qu'il n'avait pas gardé le silence sur M. le Maréchal d'Huxelles. J e vous ajouterai que lorsque Son Altesse Royale lui demanda ce qu'il pensait de la négociation, il répondit que tout ce qu'elle lui en avait appris par morceaux était bon. Il vous rendit beaucoup de-justice. " (196) Law lui-même, tout menacé qu'il était dans le moment où se jouait cette partie forcenée, consentit à intervenir dans le sens qu'on souhaitait. "J'ai vu M. Law, expose encore Chavigny, à qui Son Altesse Royale dit t r è s légèrement une partie des choses qui se sont passées, il n'a pas manqué l'occasion pour porter quoique indirectement son coup. C'est tout ce que nous pouvons espérer de lui." (197) Une raison décisive devait stimuler l'initiative du prince. Des informations de bonne source annonçaient qu'un corps expéditionnaire espagnol avait débarqué le 3 juillet à Palerme. "Le bruit que ce coup imprévu fait dans la ville est inexprimable", devait é c r i r e le 25 juillet le chargé d'affaires de Prusse. (198) La Sicile était possession de la couronne de Savoie ; le roi Victor-Amédée était en pourparlers d'alliance avec Alberoni auquel il dépêchait émissaire suïv émissaire et son envoyé à Paris, le comte de Provana, agissait et agitait en pleine connivence avec le prince de Cellamare ; cependant, il était hors de doute 124

- et ses diplomates allaient bientôt le spécifier - que ce débarquement ne s'était pas fait avec son accord, encore que, de source espagnole, on laissât volontiers entendre qu'on se proposait simplement de lui "garder" le Sicile en attendant de lui conquérir une tranche du Milanais pour arrondir ses domaines du Piémont. Mais, dans cette hypothèse, comme dans celle, beaucoup plus vraisemblable - et qui d'ailleurs n'excluait pas la première - d'un débarquement dans le royaume de Naples, c'est l'empereur qui serait attaqué dans ses Etats et l'Anglet e r r e qui avait avec lui une alliance défensive serait tenue de lui porter secours ; une "guerre de Succession d'Italie" s'ouvrirait et la France ne pourrait pas laisser, les bras croisés, l'Espagne et la dynastie des Bourbons écrasées par l'Autriche et les Anglais. On se trouvait donc dans la conjoncture même qui avait inspiré à Stanhope et à Dubois l'idée de la quadruple alliance. La seule solution possible était d'appliquer leur remède, c'est-à-dire d'imposer aux parties prêtes à s'entre-déchirer - au besoin par toutes formes de coercition - le pacte que les puissances médiatrices avaient arrêté. Le 17 juillet le Régent se décidait à soumettre l'ensemble des accords, traité, convention et articles secrets, au conseil de Régence. Le conseil s'assembla qu Louvre, le dimanche après le déjeuner et le duc d'Antin, avec son objectivité et sa mesure coutumières, nous restitue le climat de cette délibération décisive ; le prince lut tout d'abord un mémoire qu'il avait dressé pour justifier le traité, en faire voir l'utilité et nécessité. "Son Altesse Royale, devait confier le maréchal de Tallard à Chavigny, a parlé à plusieurs reprises avec une dignité, une vigueur, et une connaissance infinie." (199) Le maréchal d'Huxelles donna alors lecture des textes que les membres du conseil ne connaissaient que fort succinctement ; ils comportaient les traités entre l'empereur et le roi d'Espagne - avec les renonciations réciproques et l'investiture pour Parme, Plaisance et Porto F e r r a r o à la descendance mâle de Philippe V et d'Elisabeth Farnèse, et la mise en place de garnisons qui pourraient être suisses - et entre l'empereur et le "roi de Sicile" - avec restitution de la Sicile à la couronne impériale et attribution au souverain piémontais de la Sardaigne et de divers territoires ; enfin la convention prévoyait qu'on ferait la guerre à celui qui n'accepterait pas ces conditions, les contingents des puissances garantes, France, Angleterre et Hollande, étant fixés et celui de la France étant rachetable à prix d ' a r gent ; il était enfin prévu que si une des puissances contractantes était attaquée dans ses Etats à l'occasion du traité, les autres seraient obligées de lui fournir leur contingent et même de déclarer la guerre à la puissance attaquante. 125

Après lecture, le Régent invita le maréchal à s'expliquer au sujet de ce qu'il savait et de donner son avis. "Il est mauvais orateur, note d'Antin, et d'ailleurs assez embarrassé d'expliquer en peu de mots qu'il trouvait le traité bon et utile, qu'il assurait à la France 4 ans de paix au moins et qu'on aurait pendant ce temps / l a faculté/ de prendre d'aut r e s mesures et ne s'étendit point d'avantage" La Vrillière opina brièvement en s'en rapportant aux lumièr e s du Régent ; le marquis de Torcy parla une demi-heure "ayant même un papier écrit, il justifia le traité sur tous ses points et répondit aux objections que l'on faisait dans le monde et conclut qu'il n'y avait rien de meilleur" ; l'ancien évêque de Troyes se borna comme La Vrillière à abriter son approbation sous la caution du Régent ; Le Peletier de Souzy, sans doute propulsé par le maréchal de Tallard, fut le premier à manifester son opposition ; il proposa d'attendre pour décider "le succès de l'entreprise de l'Espagne, la paix du Turc et la ligue du Nord", ajoutant que "rien ne pressait de signer un traité quoique d'ailleurs il le crût bon" ; le maréchal d'Estrées approuva le pacte et "parla même pour le justifier" ; Tallard se restreignit à dire "qu'il ne pouvait décider sur une simple lecture mais qu'il s'en rapporterait à ce que ferait Son Altesse Royale" ; le duc d'Antin fit entendre l'approbation d'un homme non éclairé et s'abritant lui aussi sous l'avis des "initiés", en l'espèce le marquis de Torcy et le Régent ; Villars fut du même avis, ajoutant seulement "qu'il avait de la peine à voir déclarer la guerre à l'Espagne" ; le duc de Noailles formula son accord dans les mêmes t e r m e s que le duc d'Antin, Villeroy rallia le camp de Le Peletier "et parla assez longtemps contre le traité", exprimant sa peine à se déclarer contre l'Espagne et déclarant que c'était un mal que d'augmenter la puissance de l'empereur, avant de conclure "par se soumettre aux bonnes intentions du Régent et à ses lumières". "Il avait, note marginalement le duc d'Antin, marqué beaucoup d'impatience dans ses avis. " Le duc de Saint-Simon pour sa part donna, comme la plupart de ses prédécésseurs, l'approbation d'un homme non informé, confiant dans les capacités du chef. La seule approbation franche et dénuée de réticence vint de M. d'Argenson, unique porte-parole au conseil de Régence du parti "constitutionnaire" ; disponible pour tout assaut mené contre le Parlement, l'ancien lieutenant général de police préfigurait t r è s exactement une politique intérieure et extérieure qui devait plus d'un demisiècle plus tard trouver son expression en la personne du chancelier Maupeou. Il s'affirma "absolument pour / l e t r a i t é / et parla assez longtemps pour le justifier". Les "légitimés" se rangèrent du côté de l'Espagne ; avec modération, le comte de

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Toulouse demanda deux jours pour examiner les actes, déclarant toutefois s'en rapporter à la sagesse du Régent ; avec plus de fougue, le duc du Maine "parla assez fortement contre le traité et conclut qu'il était mauvais pour l'Etat et pour les intérêts en particulier de Son Altesse Royale" ; le prince de Conti rallia le garde des sceaux ; mécontent d'avoir été tenu à l'écart, M. le Duc refusa de donner son avis ; d'Effiat s'était fait porter absent pour cause de goutte, ce qui ne l'empêcha pas de courir le cerf à cheval, dès le lendemain. (200) "Les avis étant ainsi donnés et allant à la plus grande partie à approuver formellement le traité ou à s'en rapporter au Régent, le maréchal d'Huxelles répéta que l'on ne pouvait s'empêcher de le signer, il fut arrêté qu'il le serait pour l'envoyer incessamment à Vienne et à Madrid ce qui fut fait le lendemain 18 de juillet." (201) C'est par ces lignes qui laissent percer toutes les contraintes d'une conscience troublée, que le duc d'Antin conclut son récit et tout exprime que la majorité des participants partageaient ses sentiments. Cependant au sortir de la séance, nombre d'entre eux éprouvèrent le besoin, soit d'amplifier, soit de rectifier par des confidences, le rôle relativement modeste où ils s'étaient cantonnés. "M. le Maréchal /de Villeroy/, écrit Chavigny à Dubois, est très content de sa conduite au conseil de régence. Il m'a parlé avec mépris du Maréchal d'Huxelles, il redouble d'amitié pour vous. " (202) Torcy était manifestement plus sincère : "M. de Torcy, rapporte Chavigny, m'a parlé de ce qui s'est passé au conseil de Régence où il a fait des merveilles... il m'a dit que lors de notre négociation d'Utrecht il avait été dans le même cas que vous ; qu'on lui avait voulu faire souvent un démérite d'être trop anglais ; qu'il croyait l'alliance intime avec l'Angleterre très utile au Roy, à Son Altesse Royale". (203) Saint-Simon, confirmant le récit du duc d'Antin, confia à l'actif émissaire de Dubois "que Monsieur le Duc n'a pas voulu opiner, répétant jusque à 3 fois qu'il eût fallu communiquer cette négociation dans son cours comme toutes les autres affaires au Conseil de Régence, que M. le duc du Maine a parlé un quart d'heure on ne peut pas mieux dans ses principes contre le traité, concluant qu'il était désavantageux au Roy, à l'Etat, à Son Altesse Royale, que M. de Torcy avait parlé pendant 3 quart d'heure avec toute la force, et toute l'habileté possible en faveur du traité ; que c'était un vrai plaidoyer... ". "M. le duc de Saint-Simon est votre ami, ajoutait Chavigny, et vous pouvez être assuré qu'il ne tiendra qu'à vous que vous soyiez liés plus étroitement. " (204) 127

Le lendemain du conseil, à 11 heures, Stanhope et Stair se rendaient chez le maréchal d'Huxelles pour y signer la convention franco-britannique. Le 21 juillet, le Régent informait l'abbé Dubois de cette signature et le pressait de conclure le plus promptement possible le traité de la quadruple alliance à Londres, avec Pentenridter, représentant de l'Autriche, tandis qu'il dépêchait à La Haye, pour hâter l'accession des Etats Généraux, un nouveau représentant en la personne de M. Fleuriau de Morville. Les nouvelles de Sicile expliquaient cette précipitation. Le courrier de l'ambassadeur de France à Turin venait en effet de confirmer le débarquement des Espagnols à Palerme. "Voilà enfin, écrivait le 21 juillet Chavigny, le dénouement du grand spectacle que M. le cardinal Alberoni préparait. " (205) Le 2 août, avant même que Pentenridter ait reçu ses pleins pouvoirs, la quadruple alliance était conclue, tandis que lord Stanhope faisait route vers Madrid pour tenter la dernière chance. Ce branle-bas diplomatique n'était pas fait pour calmer les nerfs du cardinal Alberoni. Le 25 juillet, au sortir d'une audience avec les souverains catholiques, l'acrimonieux prélat invitait M. de Nancré à dlher et, au cours d'un long entretien, le conjurait, sans attendre des ordres, de se rendre de son propre chef à Paris, d'expliquer de vive voix au Régent les raisons de ses maîtres et 1' "empêcher de signer un traité qui serait la source des plus grands malheurs que l'Europe ait jamais éprouvés et dont personne ne pouvait se promettre de voir la fin". "Un des plus faibles traits que le cardinal Alberoni employa pour me peindre les malheurs qu'il affecte de prévoir, rapporte M. de Nancré, fut la perte assurée du Roy d'Espagne qui ne pourrait résister à tant de puissances unies contre lui, mais qui était déterminé à périr et pourrait bien envelopper Son Altesse Royale dans sa ruine... répétant cent fois que le Roy d'Espagne ne voulait et ne voudrait jamais que deux choses : son royaume et que l'on ne mit pas l'ennemi naturel et irréconciliable de la maison de France en état et en pouvoir de renverser les deux trônes... Je crois pouvoir vous dire sur ce point, confiait l'envoyé du Régent à Madrid, que le cardinal Alberoni épuisa tout ce que l'esprit humain peut produire de pathétique et de touchant, me représentant tantôt les avantages qui résulteraient pour les deux couronnes d'une union tendre et sincère, tantôt les maux qui suivraient l'aigreur infaillible qui allait naître et qu'il ne me déguisait point qui serait au plus haut , point de la part de Sa Majesté Catholique. " (206) 128

Lorsqu'il reçut cette missive, le gouvernement français n'en était plus à se préoccuper des états d'âme du cardinal Alberoni. La quadruple alliance était signée, la flotte anglaise avait passé le détroit de Gilbraltar, Stanhope faisait route vers Madrid, un branle-bas de combat agitait la Méditerranée. Il ne restait que très peu de temps pour tenter d'arrêter ce qui se préparait. Le 9 août, le porte-parole des Affaires étrangères, dont la plume s'était aiguisée et le style sensiblement affermi depuis la fin de juillet, écrivait à l'impressionnable marquis : "Je crois que dans l'état où se trouvent les choses, le mieux que Milord Stanhope puisse faire est de ne laisser aucun doute que la flotte anglaise ne doive agir sans ménagement, en laissant seulement entendre que l'accession du Roy catholique peut seule faire changer cette résolution, et en prévenir les effets, qu'il a tous les pouvoirs et toute l'autorité nécessaires pour l'un et pour l'autre, mais avant qu'il puisse prescrire à l'amiral Byng de suspendre ses entreprises contre la flotte d'Espagne il faut qu'il y ait au moins une convention signée pour assurer le r é tablissement de la paix aux conditions qui ont été arrêtées. Cette déclaration s'il la fait pourra irriter la Cour d'Espagne, mais les choses sont au point que les ménagements seraient désormais inutiles et même nuisibles à l'objet que l'on se propose de la négociation". (207) Avant même d'avoir reçu cette dépêche, M. de Nancré avait cru devoir préparer avec toutes les circonlocutions possibles, son irascible interlocuteur à la visite qu'allait lui rendre le principal ministre du roi d'Angleterre et en lui présentant cette démarche comme une insigne marque d'égards pour leurs Majestés Catholiques. L'intéressé ne parut nullement sensible à cette dialectique : "A ces mots, rapporte M. de Nancré, le cardinal m'a pris par mes boutons et m'apostrophant par mon nom : Monsieur /me dit-il/, croyez-vous ce que vous me dites ? Sont-ce là des égards ou des injures... Le Roi est dans la dernière irritation et croira que je me moque de lui si j'entreprenais de lui persuader que le voyage de M. Stanhope / s ' i l n'apporte rien de nouveau/ lui peut-être honorable". (208) Lord Stanhope arriva à Madrid le jour où, pour parfaire cette ambiance, le peuple fêtait par des manifestations de joie et des illuminations la nouvelle de la prise de Messine, et l'entrevue qu'il eut le 15 août avec le cardinal ne semble pas avoir fait beaucoup progresser les choses. "Tout se réduit à des généralités dont les lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire sont pleines, rapporte avec quelque apparence de découragement M. de N a n c r é , . . . la seule différence qu'il peut y avoir, ajoute-t-il, c'est que le cardinal qui était vraisemblablement en garde a été doux et phlegmatique contre 129

son ordinaire et que M. Stanhope n'a résumé à ce qu'il m ' a dit de toute la conversation qu'une négative absolue et insensée de tout. " "M. Stanhope, précise-t-il encore, a confirmé l'offre de Gibraltar et donné de la part du Roy son maître les assurances personnelles dont il était chargé pour le maintien de la Régence de la Reyne et du ministère du cardinal Alberoni si le cas échéait. "M. le cardinal a répondu sur Gibraltar qu'une pareille off r e prouvait que le Roy d'Angleterre n'avait pas envie d'entrer en guerre avec l'Espagne et sur les offres personnelles qui si le malheur arrivait, le parti de la Reyne et le sien n'étaient pas douteux, qu'ils ne demeureraient pas trois jours en Espagne. " (209) Les autres conférences que le ministre du roi d'Angleterre eut avec le favori du roi catholique ne furent guère plus constructives : "Ce n'est à proprement parler, écrit Nancré, qu'une récapitulation de tout ce que Votre Altesse a vu dans mes lettres depuis que je suis en Espagne". (210) L'audience que Philippe V lui accorda le 16 août ne fit pas davantage avancer la négociation. Livré à lui-même, le souverain qui "contre son ordinaire parla avec chaleur" fit entendre, après les politesses d'usage, "qu'il ne pouvait lui convenir que l'Empereur fut mis en possession de la Sicile et que la maison de France n'aurait jamais à lui reprocher d'avoir consenti qu'aucun de ses princes devfht vassal de l'Empire", propos qui exprimait trop fidèlement ses sentiments et son caractère pour qu'il ait été besoin de le lui souffler ; quant à la Reine, elle fit entendre modestement "qu'elle n'avait d'autre intérêt que celui du Roy son époux". (211) Lord Stanhope tenta encore d'interrompre la marche vers l'irréversible en proposant une suspension des entreprises en cours, ce qui comportait bien évidemment l ' a r r ê t des opérations de Sicile, mais cette solution fut également rejetée : "Le r a i sonnement que nous avons fait sur cela, M. Stanhope et moi, écrit Nancré, nous a donné lieu de conclure que l'aigreur continue et que nous espérions vainement l'accession d'une Cour aussi mal disposée ; au reste elle a reçu une nouvelle à laquelle elle paraît fort sensible qui est l'arrivée de la flotte des Indes assez richement chargée' 7 ! (212) Le principal ministre du roi d'Angleterre quitta Madrid le 28 août "avec plus d'opinion du cardinal Alberoni qu'il n'y en avait apporté" (213), du moins d'après l'avis du marquis de Nancré, mais sans qu'on ait avancé d'un pas. Les accords de Londres laissaient au roi d'Espagne trois mois pour accéder à l'alliance. Ils étaient du 2 août. Il restait deux 130

mois pour tenter d'infléchir les événements et l'Espagne, qui se sentait le dos au mur, n'avait pas de temps à perdre. Sous le désordre apparent des multiples négociations et entreprises d'Alberoni, sa stratégie était parfaitement ajustée. D'abord prendre position en Italie pour y créer dans les fies, puis sur le continent, un abcès de fixation avant que la flotte anglaise ou les armées impériales fussent en état d'intervenir, hâter la diversion qu'on préparait dans le Nord en amenant promptement à leur conclusion les pourparlers de Goertz et du czar et en jetant la coalition russo-suédoise - à laquelle on pensait joindre les forces de Prusse et de Pologne - sur les possessions allemandes du roi George avant de l'attaquer en Angleterre, provoquer dans cette fie les soulèvements propices à un débarquement, enfin mobiliser en France toutes les forces - et il n'en manquait pas - hostiles au duc d'Orléans et se débarrasser de ce prince par tous les moyens possibles et sans en exclure aucun, avant que le moment fût venu pour lui de mettre en œuvre sa diabolique alliance. Ainsi non seulement l'Espagne aurait déjoué les menaces qu'on faisait peser sur elle, mais elle changerait en un tour de main la face de l'Europe en coinçant les états des Habsbourg entre un empire méditerranéen sur lequel elle régnerait, et une fédération russo-suédo-jacobite dont elle serait l'alliée et que sa puissance maritime et commerciale, soutenue et fortifiée par les capitalistes d'Amsterdam et des grandes cités commerçantes des Provinces-Unies, serait toujours en état de soumettre à sa loi. L'appui que ces forces apportaient aux plans du cardinal Alberoni ne faiblissait pas, malgré la venue à La Haye de William Cadogan, diplomate de combat allié à la bourgeoisie d'Amsterdam (214), et celle annoncée de M. Fleuriau de Morville, fils de Fleuriau d'Armenonville, personnage fort riche et fort puissant qui avait racheté la charge de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères du marquis de Torcy, qui n'était plus qu'une "carcasse inanimée de charge". (215) Les affaires du Nord ne pouvaient d'ailleurs que renforcer les capitalistes hollandais dans leurs positions. Non seulement ils n'avaient aucun intérêt à pousser les Etats Généraux à ent r e r dans une alliance dont l'objectif, plus ou moins lointain, était de renverser en Espagne un régime qu'ils commanditaient, dont ils avaient obtenu et comptaient encore obtenir des avantages commerciaux sans précédent, mais les tensions entre le roi d'Angleterre et le roi de Suède et la guerre diplomatique qui avait abouti à l'arrestation des ambassadeurs avaient eu pour effet d'entralher une sorte de blocus maritime dont leur flotte marchande était la première éprouvée et ils avaient pour

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souci d'éviter tout engagement qui risquerait d'entraver d'avantage encore les mouvements de leurs navires dans la Baltique. Ainsi, derrière l'affrontement qui se préparait sur terre et sur mer, s'esquissait une âpre compétition entre les groupes hollandais qui avaient assez judicieusement misé sur la résurrection de l'Espagne et les groupes anglais, à qui les traités d'Utrecht, le cardinal del Giudice et un Alberoni encore débutant avaient conféré des privilèges commerciaux inappréciables, et derrière lesquels se profilaient, encore balbutiantes mais riches d'appétits depuis longtemps exprimés, les phalanges du commerce français en cours de regroupement dans les Compagnies de Law. La signature de la quadruple alliance et le lit de justice du 28 août marquent la fin d'un régime : à la Régence "démocratique" va succéder la Régence autoritaire. L'abbé Dubois, rentré à Paris le 16 août, manœuvrait depuis longtemps par personnes interposées pour être le ministre des Affaires étrangères. Law, .remis de ses émotions, souhaitait avoir les mains libres pour ses affaires de finances et de commerce. Au moment où la guerre apparaissait de plus en plus imminente, il eût été dangereux de la laisser conduire par un collège de gouvernants et les agitations de l'intérieur avaient besoin de mains fermes pour les réprimer. Le cardinal de Noailles donna le coup de grâce en s'avisant de joindre son appel de la constitution à celui des quatre évêques dans le moment même où le parti contraire s'insinuait solidement dans les avenues du pouvoir. Le 20 septembre, les conseils furent supprimés. L'abbé Dubois devenait secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, Claude Leblanc, ancien intendant des Flandres maritimes, chargé depuis longtemps des affaires de police, prenait le département de la Guerre, Fleuriau d'Armenonville celui de la Marine, tous trois nommés par commission pour n'avoir pas à racheter les charges. D'Argenson conservait ses doubles fonctions, La Vrillière et Maurepas se partagèrent les affaires du Dedans, affirmant la permanence des Phélypeaux à travers les règnes et les régimes. (216) Cependant l'opposition restait assez forte pour que ce nouveau gouvernement souhaitât dans toute la mesure possible, éviter un conflit avec l'Espagne ; dans les derniers moments de son séjour à Londres, l'abbé Dubois avait encore nourri l'espoir de pouvoir récupérer la Sardaigne pour l'offrir à Philippe V. "Dès que je vis que l'empereur pourrait se résoudre à laisser la Sardaigne entre les mains du Roy d'Espagne à quelque prix que ce fût, écrivait-il le 2 août au Régent, j'espérai que Mylord Stanhope pourrait faire quelque usage de cette ouverture 132

pour procurer à l'Espagne la Sardaigne si ce que le cardinal a dit plusieurs fois à M. de Nancré était vrai et qu'il ne tlht qu'à cette cession pour faire accepter le projet par le Roy d'Espagne." (217) Un impair du Régent ou, plus exactement, le souci de ce prince de ne pas voir remettre en cause ce qui avait été si laborieusement arrêté, avait rendu cette tentative inopérante, mais l'abbé mettait encore beaucoup d'espoir dans la rencontre attendue entre la flotte anglaise et celle d'Espagne. "Si la flotte anglaise avait battu celle d'Espagne, écrivait-il le même jour, on aurait meilleur marché du cardinal que par les conditions les plus avantageuses d'une négociation... rien ne serait plus avantageux à Votre Altesse Royale et au royaume et plus important pour le repos de l'Europe que de détruire cette puissance maritime qui va dominer la Méditerranée et qui peut être très préjudiciable aux intérêts de la France. "(218) La bataille navale tant attendue eut lieu les 9, 10 et 11 août. La flotte espagnole qui était partie du phare de Messine le 9 à 4 heures du matin fut rejointe le lendemain vers le cap Passaro par l'escadre de l'amiral Byng qui coula quatre navires et en détruisit cinq autres. (219) Ce désastre ne parut pas entamer l'équanimité du cardinal Alberoni : "Il me parut plus doux qu'à l'ordinaire, mandait M. de Nancré,... je ne trouvai rien de tout ce à quoi j'aurais dû m'attendre m a i s . . . il ne lui échappa rien sur quoi j'ai pu former la moindre espérance d'une accession aux traités tels qu'ils sont. "Il me dit qu'à en juger par le début des alliés l'on pourrait croire que quelques-uns d'eux ont envie de détrôner le Roy Catholique et qu'il ne comprenait pas quel intérêt Son Altesse Royale pouvait avoir de concourir à un pareil dessein parce que si cet événement-là arrivait, le Roy et la Reine après s'être défendus jusques au dernier homme auraient au moins le ressort de se retirer en France ce qui ne pourrait jamais être le compte de Son Altesse Royale. " (220) Au demeurant, le cardinal devait recevoir quelques jours plus tard une information susceptible de la consoler de ce premier échec. La flotte du Pérou était arrivée avec un chargement évalué à 40 millions. (221) Or ce trésor tant attendu était l'élément moteur de sa stratégie : "Le Roy ne manquera pas d'argent, écrivait-il en août au duc de Parme, la flotte des Indes arrivera au premier jour à Cadix et peut-être y / e s t - / elle déjà... Jamais elle n'a tant porté d'effets, il y a sept millions de piastres pour le compte du Roy sans ce qui doit lui revenir de ses droits sur tout le reste". (222)

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Le maître de la politique espagnole se sentait donc suffisament fort, non seulement pour maintenir sa position intransigeante, mais pour développer l'offensive qu'il avait amorcée dès que la signature des accords de Paris lui avait semblé imminente. Celle-ci se développait contre l'Angleterre sur le plan commercial, diplomatique et intérieur. Après avoir fait savoir au cabinet de Londres par l'entremise de Monteleone et du sieur Eon, directeur pour l'Espagne de l'assiento, qu'il n'accorderait pas pour l'année à venir de vaisseau de permission à la Compagnie anglaise de la Mer du Sud, sous prétexte que l'Amérique était surchargée de marchandises (223), il faisait ordonner le 19 septembre la saisie de tous les effets appartenant aux marchands anglais, ce qui constituait à proprement parler le casus belli prévu par la convention franco-anglaise (224) ; en même temps, tout en poursuivant dans diverses capitales ses contacts avec Poniatowski, favori du roi de Suède, il dépêchait à Stockholm le jacobite Patrick Lawless pour convaincre Charles XII de participer à un débarquement en Ecosse. Mais c'est surtout son ambassadeur à Paris, le prince de Cellamare qui s'était constitué le dépositaire et l'exécuteur des passions qui l'animaient. Les troubles persistaient en France. Le Parlement avait mal digéré son humiliation. Le duc du Maine, dépossédé de ses titres, était plus résigné à la sienne que son épouse et ses partisans ; les faux-sauniers approchaient de la capitale, la hausse du coût de la vie, consécutive à la dévaluation, notamment celle du pain qui avait augmenté d'un liard (225), mécontentait le peuple ; dans ce climat, des pamphlets habilement rédigés, des meneurs judicieusement répartis dans la foule, aux portes des boulangeries, pouvaient accomplir un travail efficace. Tout aussi bien reçu serait une action énergiquement menée auprès des survivants d'un régime qui avait établi Philippe V sur le trône d'Espagne. Le prince de Cellamare se livrait à ces tâches avec toute la fougue d'un Napolitain dépossédé de sa patrie et de ses biens par l'occupation autrichienne. " . . . j'ai signifié au maréchal de Villeroy et au marquis de Torcy qui ont prétendu quoique avec douceur excuser le Régent, mandait-il le 17 juin à Alberoni, que si Son Altesse Royale ne changeait pas la méthode de traiter ces matières, il exposerait à faire représenter dans Paris une funeste tragédie parce que tous les bons Français désapprouvaient sa conduite et que les pierres mêmes de cette capitale proféraient des cris injurieux à son gouvernement, et moi qui habite à la place des Victoires, j'entendais les cris par lesquels la statue du Roy Louis le , Grand blâmait ses anciens ministres devenus les adulateurs d'un régime mal administré. " (226) 134

Au nombre de ceux qui étaient disposés à l'entendre et à comploter avec lui, le prince de Cellamare trouva la duchesse du Maine, romanesque Euménide, dont l'infortuné époux, au comble de la déchéance physique et matérielle, signait d'une main tremblante et réglait ses fournisseurs des dettes de près de dix ans en leur constituant des rentes viagères. (227) Le comte de Laval et le marquis de Pompadour ménagèrent une rencontre dans une petite maison de l'Arsenal. On rédigea un projet de déclaration du roi d'Espagne en forme de manifeste destiné à persuader les Français de s'insurger contre la politique de leurs dirigeants et un projet de lettre aux Parlements (228), ainsi qu'un pamphlet intitulé "Traduction d'une lettre anglaise écrite à La Haye le 4 de novembre 1718 par le sieur Jacques Barinton à un de ses amis de Londres". Ces documents devaient être reproduits en un nombre assez considérable d'exemplaires et le personnel de l'ambassade d'Espagne ne disposant pas de copistes assez experts dans la langue française, le secrétaire de l'ambassade, don Fernandez Trivigno de Figueroa, eut l'heureuse inspiration d'engager un sieur Jean Buvat, âgé de cinquantehuit ans, qui exerçait les fonctions d'écrivain à la Bibliothèque du roi, et qui donne toutes les apparences d'avoir été placé à ce poste comme informateur du très fureteur abbé Dubois. Ce fut en effet lui qui porta à la connaissance de ce ministre le travail dont il était chargé. (229) Cette information venait précisément au moment où l'ambassadeur s'apprêtait à faire passer en Espagne les documents minutieusement recopiés, dont certains appelaient les soldats à la désertion et le peuple à la révolte, ainsi que plusieurs lettres qui découvraient la trame des intrigues du cardinal Alberoni, et pour ne pas courir le risque, dans une période de tension, d'avoir à confier son précieux paquet à un courrier ordinaire, le prince de Cellamare en avait chargé deux jeunes gens qui retournaient à Madrid, Vincent Acuna, fils du comte de Montijo, qui se faisait appeler l'abbé Portocarrero et Antoine de Monteleone, fils de l'ambassadeur à Londres, tous deux accompagnés d'un banquier d'origine espagnole, Joseph Hodges, chevalier de Mira, qui venait de faire faillite en Angleterre. Les voyageurs furent interceptés à Poitiers, leurs papiers saisis et le tout ramené à Paris. Le soir même, l'abbé Dubois retrouvait le Régent qui sortait de sa loge de l'Opéra et, vu l'urgence, crut devoir lui soumettre les documents : "Ce prince qui avait accoutumé de s'enfermer alors tout de suite avec ses roués, en usa de même ce jour l à . . . ", écrit Saint-Simon. On remit l'explication au lendemain matin. L'interlocuteur n'était guère plus disponible : "Sa tête, offusquée encore des fumées du vin et de la digestion des viandes du souper, n'était pas en état 135

de comprendre, et les secrétaires d'Etat m'ont souvent dit que c'était un temps où il ne tenait qu'à eux de lui faire signer tout ce qu'ils auraient voulu". (230) Depuis l'arrestation de Gyllenborg à Londres, de Jackson à Stockholm, de Goertz à Arnhem et de Peterborough à Urbino - sans parler de celle du résident hollandais à Saint-Petersbourg -, l'immunité diplomatique avait perdu de sa rigueur. On perquisitionna à l'hôtel de l'ambassadeur qui fut invité à assister à l'opération en présence de Dubois et de Leblanc ; et le 13 décembre, on le reconduisait en Espagne en la compagnie de M. de Libois, gentilhomme ordinaire de la maison du roi, à qui l'on recommandait de ne pas le questionner durant le voyage, mais de noter très soigneusement les confidences qu'il pourrait lui faire et de marquer un arrêt à Blois pour laisser au duc de Saint-Aignan le temps de repasser la frontière. (231) Une vague d'arrestations suivit : le duc du Maine fut envoyé au château de Doullens et la duchesse au château de Dijon, tandis que de nombreux hauts personnages passaient quelques jours à guetter avec angoisse les visiteurs qui venaient heurter à leur porte. L'action du prince de Cellamare s'était exercée plus discrètement et plus efficacement dans un autre domaine : secondant les efforts d'Alberoni, il s'employait à donner corps à la coalition hispano-suédo-russo-jacobite toujours remise en chantier et à contribuer à la refonte de cette ligue du Nord qui devait s'enclencher dans "l'union latine" et qui faisait l'objet de délicates négociations que Goertz poursuivait avec les émissaires du czar dans l'île d'Aland. Le mariage de Jacques ni avec une princesse Sobieska s'inscrivait dans ce contexte et Olive Trant, la nymphe jacobite du bois de Boulogne, depuis longtemps silencieuse, sortait déjà de son boqueteau pour revendiquer une place de dame d'honneur de la future "reine d'Angleterre". (232) Dans cette tâche, Cellamare avait toujours un précieux appui en la personne du banquier suisse Antoine Hogguer. "Parmi nombre de gentilhommes suédois qui suivent M. le comte de Sparre, devait écrire le 5 octobre 1719 M. de Campredon, ambassadeur à Stockholm, il y a un nommé Gyllenship qui a été employé à Paris à négocier avec le Prince de Cellamare. Cet officier qui est aide de camp m'a dit lui-même que c'était le sieur Hogguer qui l'avait introduit chez l'ambassadeur d'Espagne et qui lui aurait aidé à s'évader... J'ai cru qu'il était de mon devoir de vous donner cet avis Monseigneur, quand ce ne serait que pour vous faire connaître de quoi le sieur Hogguer est capable." (233) A la fin d'octobre, Charles XII avait repassé la frontière pour reprendre les hostilités en Norvège avec une armée de 136

22 000 hommes ; il avait mis le siège devant Fredriksten, place forte proche de Fredrikshall, et Hogguer savait que, sitôt faite la conquête de cette province danoise, il comptait conjuguer ses forces avec celles du czar pour engager une action commune sur les côtes de la Baltique. Mais Goertz pensait que pour être assurés du succès, les alliés devaient isoler le roi d'Angleterre en le privant notamment des secours de la France, et à cette fin il comptait plus sur l'action de certains ministres de la Régence et sur vine pression bien exercée sur le prince que sur les mouvements que l'ambassadeur d'Espagne pensait provoquer. C'est dans ce sens que semblait œuvrer le baron Hogguer dont les démarches sont très clairement relatées dans son court Mémoire : "Cependant, écrit-il, les préparatifs et les négociations allèrent si bien leur chemin et se firent avec tant de secret, tant à l'égard des mouvements intérieurs du royaume de Suède, que des conférences qui se tinrent dans l'île d'Aland entre les ministres du Czar et ceux de la Suède, qu'après environ quinze mois, l'Europe fut surprise d'apprendre que les troupes suédoises avaient déjà pénétré vers le nord et le midi de la Norvège et que Charles XII en personne y suivait le siège de Fridericstat. Alors persuadé que ces premières démarches éclatantes et vigoureuses du Roy de Suède rendraient aisément sensibles et praticables toutes les résolutions qui avaient été prises suivant le plan du projet ci-dessus détaillé, je crus qu'il était temps de n'en rien laisser ignorer à M. le duc d'Orléans pour qu'il songeât sérieusement à prendre un parti convenable dans la révolution prochaine dont l'Allemagne était menacée et dont M. l'abbé Dubois n'était plus à temps d'empêcher ni de traverser les effets". (234) Le marquis d'Argenson, fils du garde des sceaux, qui, comme son père, était intimement lié à Hogguer donne, pour les avoir recueillis de la bouche même de ce dernier, les détails de ce plan de "reconquête" qui devait bouleverser l'équilibre de l'Europe. "Charles XII, semblable et surpassant le grand Gustave Adolphe au milieu de l'Allemagne, avec soixante mille hommes, y faisait la loi et tirait de grandes richesses pour soutenir la guerre, de Jutland, Hambourg, Saxe, Prusse et du reste de l'Allemagne. Il réglait en même temps la future succession de l'empereur entre ses héritiers naturels. " Pour appâter le duc d'Orléans, on abandonnait à la France, voire même à sa lignée personnellement, les Pays-Bas catholiques qu'on retirait à l'empereur et on offrait de surcroît de lui garantir en tant que de besoin la succession de la couronne de France par un traité secret avec la Suède et la Russie qu'on tiendrait caché à l'Espagne. 137

D'Argenson qui, tant par Hogguer que par son père, disposait de tous les éléments d'information nous dévoile le mécanisme de cette conspiration qui paraît d'une autre ampleur et d'une autre portée que celle du malheureux duc du Maine et de ses affidés. "Alors, écrit-il, il y avait à Paris un grand seigneur appelé don Manuel, envoyé par Alberoni comme simple voyageur, mais pour s'aboucher avec le sieur Hogguer, dépositaire de tous ses secrets. Ils s'assemblaient tous les soirs ensemble chez Mlle Desmares, illustre comédienne et maltresse de Hogguer ; ils soupaient ensemble, mais avant souper et pendant la comédie ils s'enfermaient, travaillaient sur des cartes géographiques, sur des papiers, et écrivaient beaucoup. " Pour piquer la curiosité du prince, Goertz aurait "laissé échapper" une lettre, écrite partie en clair, partie en chiffre, qui serait venue aux mains de M. de Rottembourg, ministre de France à Berlin et qui "révélait" qu'Alberoni avait dépêché don Manuel à Paris pour y négocier avec un Suédois nommé "Sobrissel". Ce nom de Sobrissel - curieusement inspiré de celui du père Ignace de Laubrussel, jésuite de la cour de Madrid et précepteur du prince des Asturies - couvrait en vérité celui de Hogguer. "Mon père, poursuit d'Argenson, alors garde des sceaux de France, avait conservé des émissaires de la police ; il avait mis plus de cent personnes à cette découverte et on ne trouvait rien, comme je dis. " C'est alors que le Régent qui connaissait Hogguer et qui était instruit de ses relations dans les milieux suédois décida d'interroger la Desmares qui lui révéla sans difficulté les entretiens qui se déroulaient à son domicile. Hogguer fut appelé sur ces entrefaites. C'était précisément le moment que son parti et lui attendaient pour tenter sur le prince une manœuvre de "récupération". Hogguer ne fit aucune difficulté à reconnaître qu'il était "Sobrissel" et une négociation assez sinueuse s'engagea entre les deux hommes dont les données qui se dégagent assez clairement, tant des indiscrétions du marquis d'Argenson que du Mémoire de Hogguer, étaient les suivantes : le Régent "lâchait" l'Angleterre et se ralliait à la ligue du Nord laquelle en contrepartie, rompait avec l'Espagne. Sur le plan pratique, on avait tout simplement tenté d'acheter don Manuel en lui offrant "un million d'argent comptant, mobilier, terres, le cordon bleu, le grade de lieutenant général et un gouvernement... Hogguer s'acquitta de cette négociatipn en homme d'esprit et adroit". Se sentant trahi, don Manuel "tomba dans une grosse fièvre ; on lui envoya Chirac /médecin 138

du Régent/, il mourut la nuit suivante". (235) Le terrain semblant déblayé de ce côté, les pourparlers entre le Régent et le financier saint-gallois qui avait, d'après d'Argenson, "ses pleins pouvoirs, où il y avait carte blanche sur cela", prirent de la consistance. "Je ne m'étais point trompé dans mes conjectures, rapporte Hogguer, et M. le Régent, à qui je pris la liberté de m'en ouvrir, me sut un gré infini de mon zèle et de mon attention à lui donner un avis qui le mettait à portée de se retourner de bonheur et de se lier de façon avec la Suède que l'alliance entre elle et l'Espagne ne pussent préjudicier en rien aux intérêts de la France, ni à ceux qui le regardaient en particulier. S. A. R. m'honora dès ce moment de sa confiance au point de jeter les yeux sur moi pour m'envoyer en Suède avec plein pouvoir d'y négocier avec Charles XII vin traité d'alliance offensif et défensif à fin de se dégager par là de la dépendance de l'Angleterre où l'abbé Dubois l'avait jeté... S. A. R. était si bien dans ces sentiments qu'ayant mandé M. l'abbé Dubois il lui fit devant moi les reproches les plus vifs et les plus mortifiants sur les pas qu'il lui avait fait faire jusque-là, et sur sa profonde ignorance de tout ce qui s'était tramé et commençait à s'exécuter dans le Nord." (236) D'Argenson, à partir des confidences par lui recueillies, nous donne le compte-rendu de cette scène au cours de laquelle le Régent en présence de Hogguer aurait traité Dubois de coquin et de cuistre, l'apostrophant dans ces termes : "Voilà donc quels sont vos travaux pour découvrir la chose la plus capitale qu'il y ait eu alors en Europe. J'en ai fait plus en un quart d'heure avec cet homme-ci, et ici, que vous dans toute l'Europe en six mois, et votre Angleterre, et le diable qui vous emporte". (237) Et de fait rien n'interdit de penser que ce prince influençable, éclairé soudain par un homme parfaitement instruit et dûment habilité sur la coalition qui se constituait et les forces qu'elle allait mettre en œuvre, ait craint, après s'être plus ou moins gardé sur le Sud, de se voir entraîner dans le Nord dans une guerre redoutable pour le compte de l'Angleterre. Si avancées que fussent les choses, la distribution des cartes pouvait donc être encore modifiée de manière à faire entièrement dévier le cours des événements. Par-delà les intrigues suédoises, les illusions jacobites et les conspirations d'opérette, le véritable combat d'arrière-garde se situait à un autre échelon ; il se livrait aux sources financières de l'alberonisme, c'est-à-dire en Hollande, et revêtait un triple aspect : financier, politique et subversif. 139

Sur le plan financier et commercial, les rapports entre le gouvernement espagnol et les banquiers et négociants hollandais se développaient avec les besoins de l'Espagne. Après un séjour à La Haye, Ripperda était reparti pour Madrid "à titre privé" et avec l'intention déclarée d'entrer au service du roi catholique, projet qui ne devait pas tarder à être mis à exécution avec un plein succès, puisque M. de Saint-Aignan mandait à sa cour, dans une lettre du 27 août 1718 : "Le sieur Uzardi, agent de la Compagnie Anglaise de l'assiento des nègres vient d'être déclaré intendant de la junte établie pour le commerce et les manufactures dont le Baron de Ripperda est surintendant", "emploi, observe-t-il dans une correspondance ultérieure, que vous avez prévu qu'on pouvait lui destiner" (238) ; l'intrigant personnage effectuait de mystérieux va-et-vient entre les deux capitales, tandis que les Etats Généraux désignaient un nouveau représentant à Madrid en la personne de M. Colster. (239) Dans le même temps, les missions commerciales en Hollande se succédaient, surtout depuis que le retour des galions avait procuré au cardinal des disponibilités dont il avait besoin. "L'on m'a assuré, écrivait le 11 octobre 1718 M. de Morville, ministre français à La Haye, qu'il était arrivé des commissaires fondés d'Espagne à Amsterdam qui y venait acheter quelques vaisseaux des Etats, des cordages et tout ce qui est nécessaire pour équiper une flotte. J'en ai parlé à Mylord Cadogan qui m'a confirmé cette nouvelle. Je sais jusqu'à quel point on pousse la liberté du commerce. Il serait pourtant bien singulier que dans le temps qu'on presse la République d'entrer dans les traités qui n'ont pour but que de faire accepter à Sa Majesté Catholique les conditions qu'on lui propose, elle lui fournisse dans le même temps tout ce qui est nécessaire pour le mettre en état de les refuser. " (240) "Les commissaires et agents d'Espagne y font encore construire cinq frégates, savoir deux à Sardam et trois ici et qu'ils chargent à force de toutes sortes de munitions de guerre et de marine pour Cadix", mandait le 25 octobre un informateur d'Amsterdam. (241) Le 13 octobre, le baron de Heems, ambassadeur de l'empereur, formulait une protestation de la Chambre de Trêve et représentait aux députés chargés des affaires secrètes que "les négociants de la ville d'Amsterdam sans la participation de la Régence fournissaient à l'Espagne tout ce qui lui était nécessaire pour continuer la guerre en Italie". (242) Tandis qu'ils multipliaient leurs fournitures au gouvernement espagnol, les marchands d'Amsterdam s'employaient très efficacement à agir sur le plan politique par l'entremise de leurs représentants au conseil de la ville et aux Etats provinciaux de 140

Hollande pour bloquer l'accession des Etats Généraux à la quadruple alliance et, par là, l'exécution de ce traité que le Régent, pour des raisons tant politiques qu'économiques, ne voulait pas mettre en oeuvre sans que les Provinces-Unies y aient adhéré. "C'est la ville d'Amsterdam qui empêche le progrès de la négociation, écrivait le 27 septembre M. de Morville... Les négociants de cette ville ne sauraient se rassurer contre l'inquiétude que leur donnent les mesures dans lesquelles on veut faire entrer la République. Ils appréhendent qu'elle ne contracte un engagement, qui leur fasse perdre les effets qu'ils ont en Espagne, et que le roi catholique ne les prive du riche commerce qu'ils y font." (243) C'était en vain que la France et plus encore l'Angleterre acquiesçaient à toutes les conditions que les représentants d'Amsterdam mettaient à leur accession, consentant successivement à réduire la participation militaire de la Hollande aux mesures coercitives et même à l'en dispenser ; on leur opposait toujours de nouvelles demandes, tandis que les Etats de cette province délibéraient et s'ajournaient interminablement. La dernière exigence tendait à obtenir des deux grandes puissances médiatrices la garantie du commerce dans toutes les mers y compris la Baltique, ce qui revenait pour la France à engager des hostilités contre la Suède, exigence à laquelle on savait qu'elle ne souscrirait pas. "Je dois vous dire que c'est M. Buys qui a imaginé cette nouvelle difficulté, mandait le 13 septembre M. de Morville, il me paraît qu'on doit toujours s'attendre avec lui à ce que la subtilité la plus raffinée peut faire naître dans une affaire... M. Buys prétend qu'il est infiniment porté pour la négociation mais en même temps il fait ce qu'il peut pour la détruire ou pour en arrêter la conclusion. " (244) Sur les quatre bourgmestres d'Amsterdam, celui qui faisait fonction de président, Sautyn, était "entièrement opposé à l'alliance à quelque condition que ce fût" ; un autre, Van den Poil, demandait des garanties ; deux autres, Tripp et Paneras, passaient pour mieux intentionnés (245) ; et comme pour officialiser cette opposition, les Etats Généraux désignaient comme ambassadeur à Paris le sieur Corneille Hop, ancien échevin d'Amsterdam, directeur de la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales, oncle de Van den Poil, ami particulier de Sautyn. (246) Enfin, un autre notable d'Amsterdam, Jean Baptiste Lestevenon secrétaire de la ville, allié au puissant groupe Tourton, était aussi signalé pour "son attachement . . . aux intérêts de l'Espagne". (247) Au demeurant, si le seul souci de préserver leur commerce n'avait pas été assez puissant pour maintenir les capitalistes d'Amsterdam dans leur intransigeance, l'ambassadeur d'Espagne Tt1

à La Haye, le marquis de Beretti Landi, n'eût pas hésité à user d'arguments encore plus convaincants. "On m'écrit d'Amsterdam, mandait le 30 septembre l'abbé Dubois à M. de Morville, qu'un banquier partisan d'Espagne s'était vanté d'avoir mis dans les intérêts de cette couronne la femme d'un des principaux Bourgmaistres qui gouverne son mari et exige qu'il tienne ferme contre l'accession de la quadruple alliance." (248) "Les Espagnols, écrit encore le 1er novembre 1718 l'informateur d'Amsterdam, continuent comme j'ai eu l'honneur de le marquer dans mes précédentes à bercer cette République de l'espérance d'un congrès à La Haye, et d'un commerce privilégié en Espagne pour les laines et pour les nègres. Cela joint à leurs quadruples d'or contre l'alliance ne contribue, dit-on pas peu aux irrésolutions d'ici. " (249) Mais c'était surtout dans une action subversive destinée à fomenter des séditions dans les pays qui le menaçaient que le cardinal Alberoni comptait trouver la parade et la riposte et bien plus que Cellamare - neveu du ministre qu'il avait autrefois chassé - Beretti Landi en était l'exécuteur désigné parce qu'il manoeuvrait en terrain favorable, parmi ses appuis financiers et politiques, dans un pays où les libelles et les gazettes s'imprimaient librement et qui, de surcroît, était aux confins de ces puissances du Nord qu'il comptait associer à ses entreprises et à sa victoire. Au centre de cette action subversive figurait un personnage nommé Boucicault, descendant du maréchal (250), associé et intime ami d'un bourgmestre de Rotterdam, Gualterius Hennequin, celui-là même qui avait bloqué pendant plusieurs mois l'accession des Provinces-Unies à la quadruple alliance. C'est Boucicault qui avait publié en 1717 dans La Gazette de Rotterdam un article particulièrement violent contre le Régent, qui avait fait sensation. (251) L'abbé Dubois, qui tenait le "renseignement" pour un des grands ressorts de la diplomatie, écrivait le 17 septembre à son sujet à M. de Morville : "Ayez la bonté de vous informer secrètement si le nommé Boucicault dont vous aurez entendu parler, qui demeurait à Rotterdam chez le sieur Hennequin, y est encore et s'il n'y est pas, depuis quel temps il est parti et de vous faire faire un portrait exact de sa figure, sans négliger de marquer l'habit qu'il porte ordinairement, et le dernier dans lequel on l'a vu, et de m'envoyer ce portrait aussitôt que vous l'aurez eu". (252) M. de Morville eut tout le loisir de s'informer, car il r e çut sur ces entrefaites la visite de Boucicault lui-même qui semblait se trouver pour lors en proie à un de ces douloureux problèmes de conscience qui déchirent parfois les agents doubles. 142

Le 3 octobre, reçu, sur sa demande, par l'ambassadeur auquel il prétendait vouloir dévoiler une entreprise de fausse reforme qui s'était montée à Liège, l'insinuant personnage lui avoua - ce que nul n'ignorait - qu'il était l'auteur de l'article paru dans La Gazette de Rotterdam. D'épanchement en épanchement, le visiteur poussa plus loin ses confidences : '11 m'a ensuite assuré, rapporte M. de Morville, qu'il avait le cœur français mais il m'a avoué que la misère dans laquelle il se trouvait l'obligeait de servir des puissances qui lui donnaient de quoi subsister. Il m'a laissé entendre que quand il écrivait, il le faisait par ordre et il m'a désigné assez clairement que c'était par celui du marquis Beretti. Il est convenu avec moi qu'il était l'auteur de l'avis républicain qui a paru ici au mois de mai et qui n'avait pour objet que d'empêcher les Provinces-Unies d'accéder à la quadruple alliance. " (253) M. de Morville connaissait sa pratique qu'il qualifiait de "français d'origine mais le plus mortel ennemi de la France'l(254) "Je lui ai trouvé de l'esprit mais il l'a très déréglé, écritil, il est instruit de ce qui se passe et je suis persuadé qu'il sait plusieurs choses qu'il ne serait pas inutile d'apprendre. C'est un homme fougueux et capable d'entreprises hardies. Il est difficile de l'empêcher d'écrire sur les affaires présentes quand il ne s'émancipe pas parce qu'il est dans un pays de liberté où cela est parfaitement toléré. Il serait aussi très difficile de la faire arrêter parce que la liberté du pays s'y oppose encore."(255) L'abbé Dubois paraît avoir négligé ces ouvertures et ce n'est que le 22 décembre 1718, après que l'affaire Cellamare eut bouleversé le ciel diplomatique, qu'il recevait de Rotterdam un très intéressant mémoire lui apportant quelques éclaircissements sur l'activité des agents espagnols en Hollande. "Il est certain, rapportait l'informateur, que depuis longtemps on s'est aperçu que la Cour de Madrid entretenait de nombreuses et considérables intelligences en France et qu'elle y donnait des pensions à des mutins à la Cour et dans les Provinces et qu'elle suscitait partout des mécontents à Mgr le Régent. On sait par ce qui vient d'être découvert la vérité de plusieurs avis donnés sur les pernicieux desseins du cardinal Alberoni et de ses agents contre Son Altesse Royale. "Ceux qui sont en Hollande en relations intimes avec les ministres d'Espagne, assurent que les choses n'en demeureront pas là, et que la Cour de Madrid poussera les choses à la dernière extrémité ; qu'il y a une intrigue contre la personne de Mgr le Régent pour attenter à s'en défaire ; qu'on travaille adroitement pour débaucher les troupes de la maison du Roi de France et les autres pour les porter à ne plus obéir aux ordres 1*3

de Son Altesse Royale et à se déclarer contre sa Régence. "Qu'au commencement de la campagne prochaine, le roi Philippe se rendra à la tête de ses troupes sur les frontières de France, que là il fera publier qu'il ne vient pas pour combattre contre la nation française mais pour la délivrer de ceux qui l'oppressent, qu'il déclarera Mgr le Régent déchu de la Régence, que Sa Majesté catholique se l'appropriera et tâchera par ses intrigues de faire déclarer l'armée de France si ce n'est pas en tout, du moins en partie, contre Son Altesse Royale et sa Régence. " Après ces généralités, on en venait à des imputations plus précises : "Il y a très longtemps, poursuivait l'auteur, qu'on a oui" dire à Boucicault qu'on travaille à ôter la Régence à Mgr le duc d'Orléans, qu'il y avait pour cela des intrigues importantes avec la Cour de Madrid et que la suite le ferait voir. Il est très certain qu'encore le 19 de ce mois on a oui' dire à des gens en relations avec lesdits ministres d'Espagne et qui sont bien informés (qui assure) qu'on verra éclore bientôt une affaire capitale en France et on a justement lieu de soupçonner par leurs discours qu'il y a quelque dangereux complot d'attenter contre Sa Majesté très Chrétienne et Monseigneur le Régent. C'est à ceux qui sont préposés pour être auprès de Son Altesse Royale et qui sont ses fidèles serviteurs à bien veiller à sa conservation. " Le rédacteur du mémoire reconnaissait que depuis la découverte de la conspiration de Cellamare, un revirement s'était produit et même que "Messieurs d'Amsterdam ont résolu d'entrer dans la quadruple alliance". "Votre Excellence, poursuit-il, aura sans doute appris les instances que font les ministres impériaux pour empêcher le transport en Espagne des munitions de guerre et agrès qui sont chargés sur différents navires à Amsterdam destinés pour l'Espagne. Messieurs les Etats ont ordonné par provision de décharger toutes les poudres et on croit qu'on en fera de même des autres munitions de guerre et agrès pour vaisseaux sur quoi le marquis de Monteleone est parti de La Haye hier pour Amsterdam afin de veiller aux intérêts du Roy son maître. "C'est le sieur Meynard Van Troye riche marchand d'Amsterdam qui fait ces commissions-là pour le Roy d'Espagne et qui agit de concert avec le bourgm. / e s t r e / Henneq. /uin/ de Rotterdam et un juif appelé Joseph de La Penja, homme d'esprit, et qui a vu ici particulièrement le marquis de Monteleone et qui est en relation avec ce ministre-là. Le sieur Boucicault est tous les jours avec eux. "Ledit Boucicault dit qu'il voit souvent M. de Morville. Je ne sais pas si cela est vrai mais quoiqu'il en soit on doit être 144

sur ses gardes avec lui, car son patron est toujours uni avec les ministres d'Espagne très opposés aux intérêts de Mgr le Régent. " . . . Il y a quelques jours que le sieur Boucicault est hors de la ville de Rotterdam ; il va et vient. " (256) C'est seulement un an plus tard que l'abbé Dubois pouvait enfin s'édifier sur ces va-et-vient du sieur Boucicault et démêler le fil qui reliait les actifs ambassadeurs du roi d'Espagne, ses fournisseurs hollandais et les agitateurs dont les bandes organisées tentaient de fomenter une révolution en France. Après avoir exercé des activités fort intéressantes et qui lui avaient donné l'occasion de voir du pays, le sieur Boucicault, estimant sans doute que vient toujours un temps où il est prudent de se ranger du côté des gagnants, jugea opportun d'adresser en décembre 1719 un compte-rendu détaillé de ses occupations au chevalier Destouches, pour lors ministre de France à Londres. "C'est une chose assez connue, écrit-il dans un mémoire sur les affaires d'Espagne, que cet accès de confiance qui m'était ouvert en Hollande auprès de M. le Marquis de Beretti Landi, ambassadeur de Sa Majesté Catholique en considération de divers bons offices que je lui avais rendus en me jetant sous main à la traverse de bien des mesures qui se préparaient contre l'Espagne, et ce dans un temps où cette couronne par une tiédeur simulée et de feints égards pour la paix, laissant croître sous cape ses appareils de guerre, n'osait encore se commettre hautement avec les puissances qui, chaque jour prenaient pied et ascendant à La Haye à son préjudice. M. Beretti Landi ne parut se réveiller que lorsqu'il aperçut les Etats Généraux en terme et sur le point d'accéder à la quadruple alliance, où ils étaient invités pour abattre de concert avec le reste de l'Europe ces forces renaissantes, que cette même Cour d'Espagne s'était déjà faites par terre et par mer. "Le grand ressort pour divertir les Etats de cette alliance, c'était de les remuer par des motifs et intérêts de commerce... Etait-ce aux Hollandais à prendre part à des guerres lointaines et de tous les démêlés de l'Europe près et loin, même en Italie, se commettant ainsi hors de saison dans une querelle qui se tournerait en embrasement général, si sans nécessité aucune et de haute lutte on se proposait d'arrêter Philippe V dans ses conquêtes contre la maison d'Autriche. "De tels discours et avis semés dans le public détournèrent le gros du peuple d'applaudir à l'alliance ; de là vinrent ces doutes et rumeurs dans l'assemblée des Etats si on accéderait ou non."

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Le climat étant ainsi créé, on avait alors fait circuler un projet de traité par lequel on donnait à une compagnie non désignée le monopole de l'achat du tissage et de l'exportation de toutes les laines d'Espagne pour une durée de trois ans. Boucicault ne croyait pas sérieusement à la possibilité de développer des manufactures sous le climat "sec et incommode de l'Espagne", mais il révèle l'objet véritable du contrat : "La fin sérieuse du traité, écrit-il, était de faire entrer Messieurs de Leyden, Rotterdam et Amsterdam dans une association privée qui les eût rendus sous la faveur de Sa Majesté Catholique seuls propriétaires et dispensateurs de lettres d'octroi dans tous les ports d'Espagne pour en faire sortir les laines vers où bon leur eût semblé. " "Ce traité fut presque agrée en Hollande et moi prêt à passer à Madrid pour le conclure mais on fit réflexion que c'eût été trop commettre la République et qu'un pas en engageant un autre, elle se serait mise à dos toute l'Europe et sur le sien la cause et défense d'Espagne. On s'en tint donc là. Cependant le bénéfice de ce traité offert avec tant d'appâts gagna à l'Espagne des amis en diverses Régences. C'est ce qui m'engage à en faire ici mention afin qu'après la paix, cette couronne ne soit pas libre d'aliéner cette principale branche de son commerce au profit de quelques-uns à la lésion des autres. " Boucicault ne s'était pas borné à s'entremettre pour la conclusion de cet important traité de commerce : "Pendant que l'Espagne cabalait ainsi en Hollande, poursuit-il, dans le même temps elle tenait l'œil sur les émeutes des Pays-Bas. J'étais l'homme de M. Beretti Landi pour lui tenir ses plans. Il n'était pas hors de sa connaissance que dès 1716 j'avais écrit en France à Monsieur le marquis de Biron du Conseil de guerre que les susdits Pays-Bas seraient assez inclinés à se choisir pour souverain M. le duc de Chartres si Son Altesse Royale voulait y entendre, et qu'à cet effet-là, la seule province des Flandres mettait sur pied vingt-cinq mille hommes. C'était donc de bien plus loin que j'étais aux écoutes sur les troubles et encore de date récente il m'était échappé de redire comme de moi-même à M. le marquis de Morville ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne à La Haye que la Cour d'Espagne jugeait cette souveraineté des Pays-Bas digne d'être offerte et remise au Duc Régent. Car quoi ? Est-ce que Son Altesse Royale sortirait de ce tourbillon de démêlés qui agitent l'Europe, les mains vides et que déposant un jour avec la Régence le souverain pouvoir, après avoir tout fait pour le Roy mineur et ses sujets, Elle se serait tout refusé à elle même ? "Enfin, soit que la Cour d'Espagne ne cherchât qu'à souffler de toutes parts des incendies pour mieux couper la trame des alliances qui se formaient contre Elle, ou bien que prévoyant 1*t6

qu'il lui faudrait tôt ou tard se rejoindre d'amitié avec la branche d'Orléans elle désirât de se ressaisir sur les anciens domaines de sa monarchie, de quelque souveraineté qui peut être à la bienséance de Son Altesse Royale en vue de lui remettre pour gage et prix de la paix, il lui prit envie de fomenter les humeurs mutines des Wallons. "Ce fut pour lors que M. l'ambassadeur d'Espagne m'agréant sur le pied de colonel, m'ordonna de mener sous moi à Madrid tin lieutenant colonel et quelques capitaines tous Wallons gens de choix et de ressource. Les moments pressaient ; je passai à Bruxelles, où ayant donné le mot à un partisan de venir me rejoindre à La Haye, j'y ébauchai dès mon retour un projet de soulèvement dans les susdits Pays-Bas qui s'ajustait si bien aux autres desseins, que l'Espagne couvait en sourdine contre l'Angleterre et la France qu'il fut précipitamment envoyé en chiffres à Madrid. " La révolte devait commencer par une mutinerie de la garnison de Mons suivie de la prise d'Ostende. Des régiments d'infanterie wallonne seraient levés tandis qu'on fomenterait un soulèvement à Bruxelles et dans tout le pays. " . . . dans ce même temps où l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande auraient été assaillies, rapporte encore Boucicault, une escadre d'Espagne devait s'approcher d'Ostende avec quelques troupes de débarquement, afin de fermer aux Anglais cette porte de secours. A ces approches qui nous tenaient lieu de signaux nous comptions d'être prêts à jeter dans le Plat Pays deux mille Wallons, bonne infanterie sur nos ailes, quelques escadrons de noblesse ralliée ramassant sur nos derrières les mutins et milices qui eussent accouru voyant la révolte en si bon train. " On pensait que les garnisons autrichiennes et hollandaises resteraient dans leurs places le temps suffisant pour les troupes révoltées de former leurs postes dans le cas contraire, on embarquait celles-ci et on les jetait sur l'Angleterre. "Ces révoltes avaient une queue, ajoutait Boucicault, c'est que pour tenir en échec les garnisons de la Flandre française on eût lâché à l'aventure vers l'Artois, et encore plus loin ces bandes de gens sans aveu qui commençaient à s'attrouper vers les confins des Ardennes ; à leurs chefs et guides on eût donné pour les amuser des commissions d'officier en second, les rangeant toutefois sous la main de gens de commandement et tout ceci au nom emprunté du duc d'Anjou Régent du royaume et pour motif de religion et de pacification. " Pour réaliser ces levées dans les Pays-Bas, "on eût attiré sous le nom et commission tacite du Prétendant les officiers sans emploi et de tous ces gens-ci en bien payant on se serait 1*7

fait pour ainsi dire une chaîne qui en aurait enveloppé bien d ' a u t r e s . . . " . (257) L'abbé Dubois n'était pas complètement instruit de ces agissements au moment cù il tentait, dans les derniers mois de 1718, de faire obstacle aux desseins subversifs du cardinal Alberoni en France et en Angleterre, mais il n'en gardait pas moins ses regards attentivement fixés sur la Hollande et sur Amsterdam où il voyait converger les multiples agents italiens que le cardinal envoyait vers le Nord, à la fois pour y activer la conclusion d'une alliance avec la Suède, la Russie et éventuellement la Prusse, et pour y préparer un débarquement en Angleterre. En politique indiscret, le ministre des Affaires étrangères se préoccupait non seulement, des mouvements que se donnaient ces émissaires, mais aussi de ceux qui leur procuraient de l'argent. "Don Patricio Lawless, officier principal des gardes du corps du Roy d'Espagne, et qui a toujours été regardé comme un homme d'une grande confiance dans cette cour, écrivait-il le 16 novembre à M. de Morville, doit se rendre incessamment à Amsterdam et ensuite à Hambourg avec les pouvoirs nécessaires pour conclure une alliance entre le roi son maître, et celles des puissances du Nord que l'on soupçonne depuis longtemps d'être en négociation avec ce Prince, et de vouloir faire une diversion dans l'empire. L'on sait aussi que le même M. Lawless doit avoir à sa disposition pour l'accomplissement de ce dessein, une somme très considérable que l'on fait monter à plus de douze cent mille écus, et ceux qui donnent cet avis prétendent que la remise doit en être faite par la voie d'un banquier établi à Amsterdam. Ils supposent que ce pourraitêtre le sieur Sardi qui est regardé comme le seul à qui cette commission puisse être adressée par rapport à ses correspondances avec les banquiers de sa nation établis à Madrid. " (258) Cette mission paraissait particulièrement grave de conséquences au ministre des Affaires étrangères dans un temps où il était impossible de savoir avec précision ce qu'il en était des interminables conférences de 111e d'Aland entre les Suédois et les Russes, et où l'on pouvait craindre que ceux-ci soient simplement en attente d'un signal et d'un secours de l'Espagne. Pour y faire échec, il n'envisageait rien moins que d'accorder une gratification considérable au sieur Sardi s'il voulait faire traîner l'opération et dire ensuite aux Espagnols qu'il ne pouvait en prendre la responsabilité et agencer, sinon en Hollande, du moins sur les terres impériales, un enlèvement de Patrick Lawless. (259) De l'enquête à laquelle se livra M. de Morville, il apparut que l'émissaire du roi d'Espagne devait bien trouver à sa disposition à Amsterdam, un crédit de 1200000 écus et que, bien 148

que le nom du banquier fût resté en blanc, il s'agissait selon toute apparence du sieur César Sardi dont le f r è r e était établi à Dantzig, et qui avait eu d'ailleurs en 1713 quelques rapports avec Law. (260) "C'est un banquier accrédité, italien de nation, rapporte l'ambassadeur, et qui avait été chargé d'acheter des mâts, des boulets, des cordages et même des vaisseaux pour le Roi d'Espagne." (261) Le 26 décembre, l'abbé Dubois informait son ambassadeur que Patrick Lawless devait arriver sous peu à Amsterdam : "Les principales affaires qu'il a, écrivait-il, sont avec le sieur Sardi qui lui doit fournir les sommes qu'il doit faire remettre en Suède. Il doit faire le voyage de Suède avec le sieur Ghilemborg, créature du baron de Goertz et qui demeure à La Haye. (262) D'après les informations reçues, Sardi devait être chargé de l'achat de 25 000 fusils. " "Ces armes, précisait l'abbé Dubois quelques jours plus tard, doivent être pour envoyer en Angleterre. Ce peut être une vision pour le succès mais ce n'en est pas une certainement pour le projet ; nous le savons par les dépositions des conjurés de la conspiration faite contre notre gouvernement qui étaient dans la confidence des projets des jacobites avec les Espagnols." (263) S'il ne trouva pas trace des 25 000 fusils, - que d'après Cadogan "toutes les Provinces-Unies ne pourraient pas fournir" (264) - , M. de Morville parvint avec, semble-t-il, la participation de M. de Bassecourt, pensionnaire d'Amsterdam réputé favorable à la France, à débusquer enfin les fournisseurs et banquiers de l'Espagne, dont il livrait les noms dans un post-scriptum à sa lettre du 23 décembre : "Les agents et commissaires qui achètent toutes les marchandises et vaisseaux pour l'Espagne dont Votre Excellence fait mention, écrivait-il, sont messieurs Sardi, Andrioli et Cloots, trois grands m a r chands en cette ville dont les comptoirs sont d'un fort grand crédit, et leur plus grand commerce roule sur l'Italie. Il est déjà parti la semaine passée un vaisseau de 24 canons pour Livourne avec 60 000 boulets de tout calibre qui ont aussi été envoyés par MM. Andrioli et Cie et ces mêmes messieurs à ce qu'on m'assure, ont encore ordre du marquis Beretti Landi et d'un certain comte Moriana qui leur a fait les remises, de faire des achats considérables de munitions. "Pour MM. Casar Sardi et Cie, ceux-là sont chargés de faire bâtir quatre ou cinq vaisseaux de 54 et 62 pièces de canon qui doivent être prêts dans le mois de m a r s prochain et il y a encore d'autres marchands comme on m'assure qui ont les mêmes ordres que je tâcherai de découvrir aussi du marquis de La Presna, pour faire bâtir ou acheter des vaisseaux de 40 jusqu'à 54 pièces de canon. M. Jean Baptiste Cloots est chargé par Don Michel Ferdinand, intendant de la marine à Madrid 149

pour acheter les mâts, les cordages, etc. et on m'assure que les paiements sont t r è s promptement faits. " (265) Originaire d'Anvers, le groupe Cloots était allié à l'Italien Jean Paul Bombarda (266), trésorier de l'électeur de Bavière, mort en 1713, qui avait administré les Pays-Bas espagnols pendant la guerre de Succession d'Espagne ; François Antoine Bombarda, f r è r e du précédent, faisait office de banquier à la cour de Bruxelles. En pleine guerre, Bombarda avait réussi à placer sur Amsterdam des emprunts en rentes viagères destinés à l'entretien d'un prince et d'une armée qui combattaient les Etats Généraux. Ce groupe issu de la présence espagnole aux Pays-Bas, commanditaire des fournisseurs de guerre protégés par Bergheick (267), continua de jouer un rôle important sous les guerres de la Révolution française, et associé avec Proly et le parti des "baissiers" il sera dénoncé le 8 Thermidor dans le discours de Robespierre à la Convention. L'auteur du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce illustrera son nom. Dans la nuit du 11 au 12 décembre 1718, était survenu un événement considérable qui devait bouleverser en vin instant toute la conjoncture internationale et rendre soudain illusoire la voie du salut vers le Nord que poursuivait obstinément le cardinal Alberoni. Une cartouche tirée d'on ne sait quelle arme vint abattre dans sa tranchée (268), à l'âge de trente-six ans, le conquérant dont les armes et les intrigues avaient secoué l'Europe, du Bosphore à la mer du Nord. La couronne de Suède allait se disputer entre le duc de Holstein, fils de la sœur aînée de Charles XII, à qui Goertz et ses amis avaient voué leur destin et sa sœur cadette, Ulrique Eléonore, épouse du prince de Hesse qui penchait pour un rapprochement avec l'Angleterre. Aussitôt connue la mort du héros, Hogguer avait dépêché à Stockholm un sieur de Tourberg - sans doute son cousin - pour y intriguer avant l'élection. (269) Ce fut Ulrique Eléonore qui fut élue reine de Suède. Trois jours après la fin de Charles XII, le landgrave de Hesse qui avait un compte à régler avec le baron de Goertz fit a r r ê t e r le favori du roi défunt qui fut jeté "dans une prison fort étroite". Après un rapide procès, il fut condamné à mort et exécuté. Il mourut avec beaucoup de courage, après avoir rédigé lui-même son épitaphe : "Mors régis, fides in regem, mors mea est". (270) La marche vers l'irrémédiable se poursuivait implacablement. En vain Saint-Simon qui - du moins dans ses Mémoires - semble avoir redressé d'un léger coup de pouce sa position visiblement favorable à Dubois et à l'alliance, tentait-il au cours d'un 150

long entretien dans une loge de l'Opéra, de retenir le Régent sur la voie où il était lancé (271), en vain l'abbé lui-même gardait-il aussi longtemps que possible M. de Nancré à Madrid dans l'espoir qu'un revirement de dernière heure permettrait de substituer une signature à un combat. Après le départ de Nancré, Saint-Aignan qui, en désespoir de cause, s'était placé sur le chemin du roi pour en avoir une audience et l'avait obtenue dans la demi-heure qui suivait relate en ces termes cette ultime entrevue : "Je passai dans son appartement et au bout de ce temps il parut à la porte de son cabinet, et m'ayant fait venir, il écouta en effet fort tranquillement tout ce que j'avais à lui dire pour me plaindre de la manière dont le cardinal en avait agi au sujet de mon audience, mais lorsque je voulus entrer dans le détail des représentations que Votre Majesté m'avait chargé de lui faire, il me dit que le cardinal Alberoni l'avait informé de ce qu'elles contenaient, qu'il aurait toujours pour la personne de Votre Majesté tous les sentiments d'amitié et de tendresse que les liens du sang devaient lui inspirer mais que pour ce qui était des conditions dures auxquelles on voulait qu'il s'assujettît son parti était pris et qu'il soutiendrait ses entreprises au risque de tout ce qui pourrait en arriver plutôt que de s'y soumettre. Il prononça cette espèce de déclaration avec beaucoup de vivacité et après s'être plaint avec la même chaleur des engagements contraires à ses intérêts dans lesquels il prétend que la France est entrée"; et pour ne laisser subsister aucune illusion dans l'esprit de l'ambassadeur, le roi d'Espagne lui demandait incidemment s'il entendait bientôt prendre son audience de congé. (272) Dans le mois qui suivit, la santé de Philippe V sembla à nouveau s'aggraver considérablement. Ses jambes enflaient toujours. "Les bruits de cette ville, écrit le 7 décembre M. de SaintAignan, voulaient hier que le Roy d'Espagne eût déjà la gangrène à une jambe, que l'on fût sur le point de lui faire une opération considérable pour en arrêter le cours, que l'enflure eût remonté jusqu'à la poitrine en un mot qu'il fût dans une situation à n'y avoir que peu ou point d'espérance. " (273) Le prince refusait de revenir du Pardo à Madrid et, en désespoir de cause, on se bornait à le transférer dans l'appartement des infants où l'exposition était meilleure. "Lorsqu'il voulut passer de son appartement dans celui des infants, écrivait le 9 décembre M. de Saint-Aignan, il fallut l'y porter à quatre dans un matelas, et il ne prend plus d'autre nourriture que des restaurans ; l'enflure d'une des jambes est remontée jusque dans la cuisse, et pour celle-là il ne la sent, ni ne s'en aide en façon du monde ; l'autre où est l'hérésipèle lui fait beaucoup de douleur. " (274) 151

Dans cette conjoncture, l'ambassadeur prévoyant la mort du souverain comme un événement de plus en plus probable retardait toujours son départ, comptant sur un retournement que favoriseraient ses rapports personnels avec le "parti espagnol" et notamment avec le secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, Grimaldo, et celui de la Guerre, Miguel Duran. Quant au cardinal, il gardait son comportement habituel, laissant entendre que les difficultés suscitées à l'Espagne venaient des gouvernements et non des peuples qui ne les suivaient pas ; les jacobites affluaient à Madrid où l'on parlait de la présence du duc d'Ormond et du duc de Mar et même de l'arrivée prochaine du prétendant ; quant aux Français, le cardinal s'efforçait de les appâter en faisant publier un décret favorable aux commerçants et en demandant de surcroît aux capitaines généraux de l'appliquer avec libéralité. (275) Il n'est jusqu'à M. de Saint-Aignan - avec lequel il refusait depuis longtemps de parler d'affaires - qu'il n'ait songé à corrompre. "Ce serait trahir mes devoirs que de laisser ignorer à Votre Majesté qu'il y a quelques jours que le cardinal Alberoni / a / osé sonder mes dispositions par le canal d'une personne qui lui est dévouée pour savoir s'il serait possible de m'engager par des offres à lui être à l'avenir plus favorable que par le passé." (276) Ce fut sans doute la fin de non-recevoir de l'ambassadeur qui détermina le conseiller du roi d'Espagne à lui dépêcher le 10 décembre le père Daubenton pour l'engager discrètement à partir et, le diplomate ayant cru devoir demander un ordre écrit, à lui faire envoyer trois jours plus tard, des gardes pour le conduire hors de Madrid sur la route de France. (277) Défiant la vigilance du vice-roi de Navarre qui avait été instruit, dans l'intervalle, du renvoi de Cellamare, l'ambassadeur parvint à passer la frontière et atteignit Saint-Jean-Piedde-Port le 22 décembre. (278) Le cardinal eut-il un sursaut devant le dénouement, ou fut11 impressionné par la perquisition faite à son ambassade de Paris et qui révélait une résolution dont il avait toujours douté ? Recouvrant soudain par un miracle de la mémoire, l'usage et le maniement de la langue française, il adressait le 19 décembre une longue lettre de sa main au marquis de Nancré rejetant sur l'ambassadeur lui-même la responsabilité des pressions qu'on avait dû exercer sur lui. " . . . Au reste, ajoutait-il, voilà bien des préparatifs, bien des bruits et bien des apparences qui menacent une irruption en Espagne. Cependant il faut la voir pour la croire, ne pouvant s'imaginer que Son Altesse Royale veuille venir à une rupture qui peut traîner avec soi des suites bien fâcheuses. Il est certain que personne n'agit 152

sans une fin. Celle de Son Altesse Royale est bien connue. Je parle avec cette liberté Monsieur pour vous dire pour la dernière fois que pour en venir à bout, les moyens et le secret est ici et que si on croit de le trouver ailleurs on se trompe. Je vous répète encore qu'ici on ne batte point la campagne, qu'on ne pense qu'à défricher sa terre et qu'on est prêt pour en donner des preuves et des assurances telles que Son Altesse Royale peut désirer. Votre réponse aussi bien que votre silence servira pour faire prendre à cette Cour son parti. " (279) Cette invitation à renvoyer un négociateur à Madrid arrivait trop tard et de surcroît tous ceux qui s'y étaient risqués, Français et Anglais, y avaient été trop échaudés pour qu'on songeât à renouveler l'expérience. Au demeurant l'accession du roi de Sicile au traité, la mort de Charles XII qui délivrait la France de tout péril vers le Nord et privait la Hollande et les Etats Généraux du dernier prétexte par eux invoqué pour refuser leur signature, mettaient les deux grandes puissances en mesure d'imposer leur pacte. A l'intérieur du royaume, la situation s'était entièrement retournée. L'opposition était traumatisée par la découverte de la conspiration et la répression qui s'ensuivit : "La morgue était déposée, écrit Saint-Simon, ils étaient devenus polis, caressants ; ils mangeaient dans la main... ". (280) Alberoni spéculait encore sur un soulèvement et sur la désertion .' Le 25 décembre, le roi d'Espagne faisait répandre une déclaration où, affirmant son amour pour une nation avec laquelle il était lié par des nœuds étroits, dans le sein de laquelle il avait été élevé et qui l'avait maintenu sur le trône d'Espagne "au prix même de son sang et malgré les derniers efforts de presque toute l'Europe" , il attribuait la responsabilité du conflit à "un particulier dont les desseins prémédités depuis longtemps ne sont que trop connus dans le monde". "La postérité aura peine à croire, écrivait-il, qu'il se soit tellement dépouillé de tout sentiment de religion et d'humanité que pour arriver à ses propres fins il ait foulé aux pieds les droits les plus sacrés ceux de sa patrie, d'un roi pupille du sang de France et qu'il ait rompu une union qui a coûté la vie d'un million d'hommes..." (281) Par la même proclamation, les officiers et hommes de troupes des armées françaises étaient invités à venir s'engager au service de l'Espagne. Mais de telles extrémités ne pouvaient plus que fortifier dans sa décision un gouvernement, qui sentait de plus en plus menacée son existence même et, avec elle, la personnalité d'une monarchie et d'une nation. 153

Le 24 décembre à quatre heures de l'après-midi, le Régent avait appelé au Palais-Royal Monsieur le Duc, le garde des sceaux, le duc de Saint-Simon, le duc d'Antin, le marquis de Torcy et l'abbé Dubois et leur avait fait "vin discours assez pathétique sur la douleur où il était de déclarer la guerre à l'Espagne". Il fit lire par l'abbé Dubois un manifeste qu'il avait composé à cet effet : "Nous y fîmes quelques petits changements, rapporte le duc d'Antin,... et il fut trouvé bon". (282) Le 3 janvier l'Angleterre déclarait la guerre à l'Espagne et le conseil de Régence se décidait à la déclarer lui-même le lundi suivant, 9 janvier. "D'une commune voix, rapporte le duc d'Antin, après les compliments à tels cas requis, la guerre fut résolue quoique tous les membres dudit conseil même le régent fussent très fâchés d'en venir là contre un Roi de notre sang et qui nous a tant coûté." Et sans doute cet adhérent résigné exprime-t-il, avec ses sentiments, ceux de tout le conseil lorsqu'il ajoute : "On ne peut s'empêcher de dire que le général de la nation qui ne veut jamais s'instruire des bonnes raisons qui règlent la conduite des maîtres ne goûte pas cette guerre, mais il aurait été bien fâché s'il s'était vu accablé par une guerre personnelle, quasi inévitable si l'on n'en avait pas détourné le coup par ledit traité". (283) La déclaration de guerre qui suivit révélait les engagements du traité franco-britannique, et reprenant les termes mêmes de la proclamation du roi d'Espagne le conjurait "de ne pas refuser la paix à un peuple qui l'a élevé dans son sein et qui a généreusement prodigué son sang et ses biens pour le maintenir sur le trône d'Espagne". (284) "La guerre que nous entreprenons contre l'Espagne, écrivait le 16 janvier Dubois à Stanhope, va être à proprement parler, une guerre civile dans laquelle personne ne peut juger qui sera pour Son Altesse Royale qui aura contre Elle non seulement tous ceux qui sont engagés ou prévenus pour l'Espagne mais tous les jacobites qui sont plus nombreux et plus considérables ici qu'en Angleterre même et qui sans mentir font les deux tiers du Royaume. " (285) Avant que la rupture fût consommée, les services du ministère des Affaires étrangères avaient pris distraitement connaissance d'une requête présentée par un prêtre de l'Oratoire, le père Desserre, supérieur de l'hôpital Saint-Louis-des-Français de Madrid. Ce religieux exposait que son établissement avait été démoli en 1713 par ordre du Conseil de Castille, que les subsides destinés à sa reconstruction ne lui avaient jamais été payés et, désespérant de le voir un jour rebâti, il demandait à être affecté à titre intérimaire à l'hôpital Royal des 15*t

Flamands "pour y recevoir les pèlerins français en attendant que leur hôpital soit rétabli". (286) C'est dans cet hôpital détruit depuis cinq ans, que tout avait commencé ; c'est de là qu'à la fin du siècle précédent le père Joseph Martin, prédécesseur du père Desserre, oeuvrant sous le contrôle de Jean Denis de Blécourt, ministre de France à Madrid, avait noué avec une pieuse femme retirée dans l'enceinte des palais royaux, Mariana de Aguirre, et avec le chanoine de Tolède, Juan Antonio Urraca, l'intrigue qui avait déterminé le roi moribond Charles n à léguer l'Espagne au petit-fils de Louis XIV. Comme Mariana de Aguirre, le père Joseph Martin avait été chassé de la cour par Philippe V qui s'était même opposé à ce que lui fût octroyé un bénéfice dans sa ville natale de Limoges (287), et il était mort oublié de tous le 13 décembre 1715 à la maison des Oratoriens de la rue Saint-Honoré. (288) Par un étrange tour du destin, un de ses neveux - également oratorien -, le père Martin de La Bastide, devait succéder dans la charge de prévôt d'Arnac à un prélat qui, sollicité par de multiples tâches, n'avait guère de temps à consacrer à ces fonctions et qui se nommait Guillaume Dubois. (289)

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1. François eut pour successeur son f r è r e Antoine qui mourut lui aussi sans enfants. 2. Mémoires de Saint-Simon, t.V, p. 300. 3. A. E. Hollande, vol. 315, f° 70-71 : Lettre du 13 avril 1717. 4. Mémoires de Saint-Simon, t.V, p. 488. 5. A. E. Angleterre, vol. 300, f° 17-18. 6. Mémoires de Saint-Simon, t.V, p. 463-465. 7. Hi stori sk Tidskrift, Stockholm, 1898, p. 143 : Lettre du 12 avril 1717. 8. Ibid., p. 145 : Lettre du 20 avril 1717. 9. Riksarkivet, Stockholm, Goertzka Sämlingen, 1.1, "Mémoire sur les négociations entre le baron de Goertz et le baron Hogguer". 10. Ibid. 11. A. E. Suède, vol. 135, f' 225-265. 12. Rijksarchief in Limburg, fonds William Law. 13. A.N. E 3647, f° 63. 14. Rijksarchief in Limburg, loc. cit. 15. A. E. Suède, vol. 143, f° 80. 16. Stuart Paper s, t. n i , p. 433. 17. A. E. Hambourg, vol. 43, f° 50 : Lettre de Poussin du 22 février 1717 "On croit que c'est une vieille affaire qui a été découverte par Mylord Dufus et quelque autre complice... ". 18. Ibid., Hollande, vol. 314, f° 176 et vol. 316, f° 131. 19. Ibid,, Angleterre, vol. 300, f* 29-30. 20. Ibid., f° 12-13. 21. Ibid., f° 15. 22. Ibid., f° 23-25. 23. Ibid., f° 108. 24. Ibid., f° 307. 25. Ibid., f° 320. 26. Ibid., f° 335. 27. Ibid., f° 374-377. 28. Ibid., f° 394-395. 29. Le marquis de Beretti Lan di était napolitain mais au service du duc de Mantoùe. 30. Herbert Bloom, The Economic Activities of the Jews of Amsterdam in the seventeenth and eighteen centuries, Williamport, 1937, p. 88-96. 31. Renseignements aimablement communiqués par Mme MeillinkRoelofsz de l'Algemeen Rijksarchief de La Haye. 32. A.N. Marine, B7 22, f° 99. 33. Ibid., B7 23, f° 16. 34. Ibid., f° 40. 35. Ibid., B7 24, f° 76 ; B7 25, f° 35 ; B7 263 : Lettre du 14 juillet 1715. 36. Sur Ripperda, cf. John Campbell, Memoirs of the Duke of Ripperda, Londres, 1739 P. M. B. (Pierre Massuet), La Vie du due de Ripperda, Amsterdam, 1739 ; George Moore, Lives of cardinal Alberoni and the Duke of Ripperda, London, 1806 ; Gabriel Syveton, Une Cour et un aventurier au XVIII siècle, Paris 1896 : Luciano de Taxonera, El duque de Riperdà, Madrid, 1945 ; Cornells Pauw, Strubbelingen in Stad en Lande, Groningen, 1959, p. 144-190 ; A.N. Marine, B7 26, f° 236.

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37. P. M. B . , op. cit., p. 7. 38. A. N. Marine, B7 26, f° 298. 39. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 170. 40. A. E. Espagne, vol. 272, F 172 ; sur Mejorada, cf. ibid., F 212 et 265 ; sur Tanqueux, cf. ibid., F 230 et 243. 41. Ibid., F 171. 42. Ibid., F 232-233. 43. Ibid., F 244. 44. Ibid., F 270. 45. Ibid., vol. 243, F 40. 46. Ibid. , F 80. 47. A. E. Hollande, vol. 286, F 157. 48. G. Moore, op. cit., p. 9-10 ; Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 523-524. 49. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 358. 50. A. E. Angleterre, vol. 300, f° 53 : Lettre du 23 juin 1717 à la comtesse douairière de Nassau. 51. Ibid., F 268-269 : Lettre de Whitworth à Sunderland. 52. Ibid., F 269. 53. Ibid., f° 270. 54. La date du 15 figurant sur la lettre est sans doute "vieux style"; la différence est de onze jours. 55. A. E. Angleterre, vol. 300, F 271-272. 56. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 522-523. 57. A. E. Angleterre, vol. 300, F 273. 58. Mémoires, de Saint-Simon, t. V, p. 706. 59. A. E. Espagne, vol. 259, F 61. 60. Ibid., F 77. 61. Officier français au service de l'Espagne. 62. A. E. Espagne, vol. 259, F 30. 63. Ibid., F 31. 64. Ibid., F 88. 65. Ibid., F 74. 66. Ibid., F 38. 67. Ibid., F 93. 68. Ibid., F 119-120. 69. Ibid., F 101-102. 70. Ibid., F 112-113. 71. Cf. Emile Bourgeois, La Diplomatie secrète au XVIIIe siècle, t. II, Le Secret des Farnèse, Paris, 1909, p. 200 et sq. 72. A. E. Espagne, vol. 259, F 155-157. 73. Ibid., Angleterre, vol. 301, F 8 et sq., reproduit par Vaucher, op. cit. , p. 221. 74. Ibid., Espagne, vol. 259, F 211-230. 75. Ibid. , Hollande, vol. 315, F 130, 163, 188 et vol. 316, f° 196. 76. Ibid., vol. 316, F 196-198. 77. Ibid. , F 204. 78. Ibid. , F 249 ; sur les projets de paix entre le roi d'Angleterre et le roi de Suède, cf. ibid., Angleterre, vol. 294, F 22 et 83. 79. Riksarkivet, Stockholm, Goertzka Samlingen, loc. cit. 80. Ibid. 81. B . N . , ms français 10671, F 665.

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82. Mémoires de Saint-Simon t.V, p. 797-798. 83. A. E. Hollande, vol.317, f° 63. 84. Ibid. Prusse, vol. 57, f° 45. 85. Ibid. f° 60. 86. Ibid. 87. Ibid. f° 90. 88. Ibid. f° 63. 89. Ibid. Hambourg, vol.44, f° 165. 90. Ibid. f° 110. 91. Ibid. vol.43, f° 24. 92. Ibid. vol.44, f° 130. 93. Ibid. f° 122. 94. Ibid. f° 130. 95. Ibid. f° 130. 96. Ibid. f° 110. Le voyage du maréchal de Callenberg et de Huguetan Gyldenstein attira l'attention du résident britannique à la cour d'Auguste II qui, dans une lettre du 14 octobre adressée en deux exemplaires, l'un en français, l'autre en anglais, en fait mention dans ces termes : "On apprend de Berlin que le Roy de Danemark a envoyé MM. de Callenberg et de Guldenstein ci-devant Huguetan pour y proposer la vente de Stralsund et de l'île de Rügen, mais qu'ils n'ont eu aucun succès dans leur commission. On m ' a aussi assuré que l'un de ces Messieurs a eu il y a quelques jours des audiences secrètes du Roy de Pologne près de Dresde avec des propositions semblables à celles de Berlin mais je n'ai rien pu apprendre de positif" (Public Record Office, SP 88/23). Le texte anglais rapporte : "The King of Denmark had sent Mr. Callenberg and Huguetan who is now called the Count Guldenstein" (Le roi de Danemark a envoyé MM. Callenberg et Huguetan qui est maintenant appelé le comte Guldenstein). 97. Ibid, , Prusse, vol. 56, f° 52. 98. Stuart Papers, t.V, p. 386-387. 99. à Kendsbourg, située dans le Nord du Holstein, sur le tracé du futur canal de Kiel. 100. Cf. isupra, t. II, chap. VI, p. 193 à 196 ter du manuscrit. 101. A. E. Espagne, vol. 260, f° 6-7. 102. Ibid. , f° 47-50. 103. Ibid. , f° 34. 104. Ibid. , f° 42-43. 105. Ibid. , f° 92-96. 106. Ibid. , Angleterre, vol. 301, f° 8-32. 107. Ibid. , f° 31. 108. Ibid. , Gênes, vol. 42, f° 6, 6 mai 1708 : Lettre d'Iberville, résident à Gênes. Cf. E. Bourgeois, op. cit., t. II, p. 234 et sq. 109. Stuart Papers, t.V, p. 577 et sq. (le texte est en anglais). 110. Ibid. , p. 572-592. 111. Ibid. , p. 592 (en anglais). 112. A. E. Rome, vol.578, f° 185. 113. Ibid. , Parme, vol. 6, f° 46-47. 114. Ibid. , f° 48. 115. Ibid. , vol. 6, f° 48.

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116. Le marquis de Monti, ancien aide de camp du duc de Vendôme, "l'ami intime d'Alberoni de tous les temps, allé à Madrid pour le plaisir de le voir revêtu de la pourpre" (Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 875. 117. A. E. Espagne, vol. 260, f° 126-128. 118. Ibid. Angleterre, vol. 302, F 62-72. f° 86. 119. Ibid. f° 91. 120. Ibid. f° 102-108 : Lettre du 18 octobre 1717. 121. Ibid. Espagne, vol. 259, f° 146. 122. Ibid. F 153. 123. Ibid. Angleterre, vol. 302, F 108. 124. Ibid. Espagne, vol. 260, F 110-111. 125. Ibid. F 262-263. 126. Ibid. 127. Ibid. Hollande, vol. 317, F 36 ; ibid., Angleterre, vol. 302, f< 241. 128. Ibid. Angleterre, vol.302, F 249. 129. Ibid., vol.301, F 51. 130. Ibid. , F 55. 131. Ibid., F 203. 132. Ibid. , vol.302, F 81. 133. Ibid., F 225. 134. Ibid., F 251. 135. Ibid., F 282-284. 136. Ibid., F 293. 137. Ibid., F 301. 138. A. Morel-Fatio et H. Léonardon, Instructions aux ambassadeurs : Espagne, t. II, Paris, 1898, p. 319-321. 139. A. E. Espagne, vol. 268, F 203. 140. Ibid. 141. Il semble qu'une partie de la correspondance d'Espagne ait été rédigée ou inspirée par Torcy. 142. A . E . Espagne, vol. 269, F 46. 143. Ibid. , F 50. 144. Ibid., F 76. 145. Ibid., F 98. 146. A. E. Angleterre, vol. 317, F 70. 147. Ibid. 148. Ibid., F 71. 149. Ibid., Espagne, vol. 269, F1 80. 150. Ibid., F 239-240. 151. Ibid., F 196-197. 152. Ibid., F 135-137. 153. Ibid., vol. 270, F 46. 154. Ibid., F 136. 155. Torcy , op. cit., F 489. 156. A. E. Espagne, vol. 270, F 154. 157. Ibid. , F 159. 158. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 1145, 1168, 1198. 159. A. E. Angleterre, vol. 318, F 32. 160. Ibid., F 104-105. 161. Ibid., Hollande, vol.327, f 0 100 : Lettre du 31 mai 1718.

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162. Stuart Papers, t. V, p. 517 : Lettre de Fanny Oglethorpe au duc de Mar, 28 février 1718 ; cf. ibid., t. V, p. 490. 163. Ibid., t. VI, p. 205 : Lettre de Dillon au duc de Mar, 27 mai 1718. 164. "She fired him and i s this night to speak to the Re/gent/ from himself as she has piqued him with generosity. It's always putting the irons in the fire" (ibid., t. VI, p. 410). Dans cette même lettre, Fanny Oglethorpe annonce que Law a abjuré la veille. 165. A. E. Angleterre, vol.320, f° 2-3. 166. Ibid., vol.319, f° 28-29. 167. Ibid., f° 104. 168. Ibid., f° 114. 169. Ibid., vol.320, f° 20. 170. Ibid., vol.319, f° 242. 171. Ibid., f° 178. 172. Ibid., f° 175. 173. Ibid., f° 181. 174. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 1262 et 1271. 175. Stuart Papers, t. VI, p. 1515 : Lettre de Dillon au duc de Mar, 11 juin 1718 : "I gave his letter to Maréchal Villeroy who i s a true f r i e n d . . . and will do all in his power to serve the King" (J'ai r e m i s votre lettre au maréchal de Villeroy qui est un véritable a m i . . . Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour servir le Roi /Jacques III/). 176. A.E. Angleterre, vol.320, f° 23-24. 177. Ibid., f° 25. 178. Ibid., f° 55. 179. Ibid., f° 54. 180. Ibid., f° 56. 181. Ibid., f° 57. 182. Ibid., f° 59. 183. Ibid. 184. Ibid., f° 62. 185. Ibid., f° 74. Le neveu de Dubois parle de Savoi Spezzia. 186. Ibid., f° 108. 187. Ibid., f° 109-110. 188. Ibid., f° 146 : Lettre du 9 juillet 1718. 189. Ibid., f 149. 190. Ibid., f° 152. 191. Ibid. 192. B.N. , ms n. a. f. 23933, f° 8-18. 193. A. E. Angleterre, vol.320, f° 204. 194. Ibid., f° 149. 195. Ibid., f° 205-206. 196. Ibid., f° 206. 197. Ibid., f° 205. 198. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, f° 93. 199. A. E. Angleterre, vol.320, f° 206. 200. B.N. , ms n . a . f . 23933, f° 21-26. 201. Ibid., f° 27. 202. A. E. Angleterre, vol.320, f° 207. 203. Ibid., f° 210.

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204. Ibid. , F 211. 205. Ibid., F 251. 206. A.E. Espagne, vol. 272, F 128-129 : Lettre du 27 juillet 1718. 207. Ibid., F 146. 208. Ibid., F 158. 209. Ibid., F 209-211 : Lettre du 15 août 1718. 210. Ibid., F 235 : Lettre du 22 août 1718. 211. Ibid., F 239. 212. Ibid., F 249. 213. Ibid., F 298. 214. Torcy, op. cit., F 764 : "Les parents de sa femme, puissants dans Amsterdam, travaillaient à rendre utiles les moyens qu'il mettait en usage". 215. Mémoires de Saint-Simon, t.V, p. 204. 216. Buvat, op. cit., 1.1, p. 33. 217. A. E. Angleterre, vol. 321, F 89. 218. Ibid., F 96. 219. Mémoires de Saint-Simon, t.V, p. 1282. 220. A. E. Espagne, vol. 273, F 54-55. 221. Ibid., vol. 274, F 51 : Lettre de Saint-Aignan des 24 et 27 novembre : '11 est arrivé depuis peu un express de Cadix qui a rapporté qu'il était entré dans cette baie deux vaisseaux venant de La Havane et de la Vera Cruz, richement chargés et dont le dernier apportait plus de 400 000 écus pour le compte de Sa Majesté catholique". Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, F 175, 5 septembre 1718 : "Les lettres de M a d r i d . . . portent que les galiotes du Pérou sont heureusement arrivées avec une charge t r è s considérable dont on peut monter la valeur à 40 millions" ; ibid., F 177., 9 septembre 1728 : "Les lettres d'Espagne confirment l'arrivée des galiotes du Pérou qui portent pour le roi seul y compris les droits que le roi tire sur les charges des négociants près de 40 millions". 222. A. E. Espagne, vol. 279, F 229. 223. Ibid., F 48 et vol. 274, F 50-52. 224. Ibid., vol. 273, F 108. 225. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 84, f° 94. 226. A. E. Mém. et Doc., Espagne, vol. 135, f° 65. 227. A.N. Min. Cent., LXV, liasse 196, 197, 198. 228. A. E. Mém. et Doc., Espagne, vol. 135, f° 118. 229. La dénonciation figure à la Correspondance politique d'Espagne (A. E. , vol. 274, F 68 : Lettre du 8 décembre 1718). 230. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 239. 231. A. E. Espagne, vol. 274, F 90. 232. Stuart Paper s, t. VII, p. 379-380 : Lettre du 12 octobre 1718. 233. A.E. Suède, vol. 144, F 35. 234. Mémoire, de Hogguer, p. 22-23. 235. D'Argenson, op. cit., p. 24-33. 236. Mémoire de Hogguer, p. 23-24. 237. D'Argenson, op. cit., p. 33. 238. A. E. Espagne, vol. 272, F 260 ; cf. ibid., vol. 273, F 19 et A. E. Hollande, vol. 332, f° 18 et 82. 239. A.E. Hollande, vol. 330, f° 64. 240. Ibid., F 59.

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241. Ibid. , f° 126. 242. Ibid., F 63 : Lettre de Morville du 14 octobre. 243. Ibid., vol. 329, f° 140. 244. Ibid., f° 56. 245. Ibid., vol. 330, f° 234 et 260. 246. Ibid., vol. 334, F 238. 247. Ibid., f° 243. 248. Ibid. 249. Ibid., vol. 330, F 192. 250. Il signait Bouciqault Le Maingre (ibid., vol. 334, f° 260). 251. Ibid., vol. 329, f 77 et vol. 332, f° 206. 252. Ibid., vol. 334, f° 220-221. 253. Ibid., vol. 330, f° 9-10. 254. Ibid., vol. 329, F 77. 255. Ibid., f° 10-11 : Lettre du 3 octobre 1718. 256. "Mémoire pour Son Excellence M. l'abbé Dubois", de Rotterdam, le 22 décembre 1718 (ibid., vol. 334, F 383-386). Torcy, dans ses Mémoires, op. cit., F 763, rapporte qu'Alberoni accusait Monteleone "de faire en Angleterre le métier de marchand, bien plus que celui de ministre" ; la correspondance politique de Gênes et celle d'Angleterre le montrent en étroites relations avec les f r è r e s Sacerdoti. 257. A. E. Angleterre, vol. 327, F 150-157. 258. Ibid., Hollande, vol. 330, F 246. 259. Ibid. , F 246-247. 260. Sur le compte de Law publié par Van Dillen, loc. cit. supra, t. II, chap. VI, p. 166 du ms, note 16 du chapitre, on relève au 31 mai un crédit de "367,15 fl à César Sardi et Comp". 261. A. E. Hollande, vol. 331, F 62-63 : Lettre du 22 novembre 1718. 262. Ibid., F 178 ; sur la mission Lawless, cf. ibid. . Espagne, vol. 274, F 250. 263. A. E. Hollande, vol. 331, F 253 : Lettre du 6 janvier 1719. 264. Ibid., F 248. 265. Ibid., F 205. 266. Herbert Luthy, op. cit., t . I , p. 264-266 ; Jean Paul Bombarda avait épousé Gertrude Marie Cloots. 267. Cf. A.N. Min. Cent., XXIX, liasse 335 : Transaction passée le 3 mai 1718 par Gertrude Marie Cloots, veuve Bombarda, avec Tourton et Guiguer, subrogés dans les droits du munitionnaire Fargès ; ibid., liasse 337 : Compromis passé par la même le 10 décembre 1718 avec le munitionnaire Raphaël del Castillo ; sur Jean-Baptiste et Paulo Jacomo Cloots, cf. ibid., LII, liasse 190, 9 juin 1717 : Décharge à P i e r r e Jacques Delaye ; les Cloots construisaient des navires pour Crozat ; cf. A. N. Marine, B7 24, F 114 : Lettre de Saint-Gelais d'Amsterdam, 29 octobre 1714 : "La frégate La Dauphine de dix canons... que le sieur Clootz a fait bâtir pour MM. Crozat et Duchet et qui va à la Louisiane". 268. Sur la mort de Charles XII, cf. Voltaire, Histoire de Charles XII, roi de Suède et A. E. Danemark, vol. 77, f° 245 et 252.

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269. A. E. Suède, vol. 143, F 40 ; cf. A. N. Min. Cent., V, liasse 305 : Procuration donnée le 24 décembre 1717 par Antoine Hogguer à "Sébastien Tourberck écuyer demeurant à P a r i s rue des Gravilliers / p o u r / gérer, gouverner et administrer les affaires qu'il a et aura ciaprès en Hollande, Hambourg et autres pays du N o r d . . . " ; la seigneurie de Tourberg était dans la famille Hogguer et plusieurs de ses membres en portèrent le nom ; il pourrait s'agir de Sébastien, fils de Christophe Hogguer, et cousin germain d'Antoine. 270. A. E. Suède, vol. 143, f° 103. 271. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 228 et sq. 272. A. E. Espagne, vol. 274, F 15 : Lettre du 10 novembre 1718. 273. Ibid. , vol. 275, F 18. 274. Ibid., vol. 275, F 34. 275. Ibid., vol. 274, F 46. 276. Ibid., vol. 275, F 32 : Lettre des 7 et 9 décembre 1718. 277. Ibid., F 43, 44, 48 : Lettre du 10 décembre 1718. 278. Ibid. , F 143. 279. Ibid., F 75-76. 280. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 275-276. 281. A. E. Espagne, vol. 275, F 145. 282. B . N . , ms n. a. f. 23933, F 173. 283. Ibid., 23934, F 50-51. 284. A. E. Espagne, vol. 275, F 203. 285. Ibid., Angleterre, vol. 322, F 50. 286. Ibid., Espagne, vol. 275, F 137-138. 287. Cf. notre t.I, p. 145, 149, 176, 419 ; sur la disgrâce du père Joseph Martin, cf. Guerre Al 1890 (150). 288. A. N. Min. Cent., XCVI, liasse 244 : Délivrance de legs, 18 septembre 1716 ; le père Joseph Martin est, comme le chancelier de Pontchartrain, mort dans un couvent d'oratoriens et sa famille avait à P a r i s le même notaire que le ministre ; cf. ibid., liasse 258, 23 et 28 novembre 1719. 289. A. N. V7 174.

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CHAPITRE III. LE FESTIN DE LA GRENOUILLE

Au lendemain de la déclaration de guerre à l'Espagne, le royaume ne se sentit pas véritablement secoué d'un grand branle-bas de combat. Il y eut quelques marches de troupes en Guyenne et en Provence, et tout ce qu'il y avait en France de plus distingué dans le jacobisme se trouva soudain l'objet des promotions les plus flatteuses : le maréchal de Berwick fut investi du commandement aux frontières de Navarre, le lieutenant général Dillon, en Dauphiné; le marquis de Mézières "Oglethorpe" eut mission de pourchasser les fauxsauniers dans les provinces du Nord, tandis que le colonel Nathanaël Hooke, doyen des conspirateurs, était désigné comme ambassadeur en Prusse au grand applaudissement du roi d'Angleterre, toutes mesures qui eurent effet, d'une part d'intéresser les zélateurs du chevalier de Saint-George au succès de l'entreprise et d'autre part, de les disperser. A la cour et dans le public, on parut moins enclin à planter des drapeaux sur les cartes qu'à colporter avec gourmandise les noms des personnages impliqués dans la conspiration de Cellamare. Les bruits de négociations secrètes entre Paris et Madrid, savamment répandus de La Haye par le marquis de Beretti et d'ailleurs authentifiés par la correspondance plus ou moins espacée qu'Aberoni continuait d'entretenir avec le marquis de Nancré, contribuaient encore à la sérénité du climat et accréditaient le sentiment général qu'après ce grand "coup de partie", tout allait s'arranger. (1) Quant à l'abbé Dubois, il semblait avoir sombré dans son secrétariat aux Affaires étrangères comme dans une trappe; de mémoire de diplomate, les ministres en poste à l'étranger n'avaient jamais reçu de leur département des dépêches aussi minces et aussi espacées. "Je trahirais mon devoir et la confiance dont vous m'honorez, lui écrivait le 6 mars 1719 le chevalier Destouches, chargé d'affaires à Londres, si je tardais plus longtemps à vous faite connaître. . . que le peu de correspondance jette ces messieurs dans une inquiétude qui pourrait dégénérer bientôt en quelque sorte de défiance". (2) Il apparaît qu'enfin débarrassé de ceux qui encombraient sa voie, l'abbé ait employé ses premiers soins, d'une part à esquiver toute démarche susceptible de le désigner comme un stipendié de l'Angleterre, d'autre part à mettre au point une nouvelle stratégie 165

dont le but essentiel était d'obtenir un chapeau de cardinal ce qui, dans une première étape, tendait à substituer la théologie à la diplomatie en résolvant le rébus de la constitution Unigenitus. Une absurde querelle de cérémonial déclenchée par lord Stair, qui avait ameuté les princes du sang en refusant de venir prendre le prince de Conti à la porte de son carosse, remettait une fois de plus en cause une politique difficilement admise et paralysait celui qui en était le protagoniste. La conjoncture imposait d'ailleurs la plus grande prudence. A l'intérieur, le parti espagnol, tout traumatisé qu'il était, siégeait toujours en force au conseil de Régence. L'opinion était d'autant plus troublée que jamais les Français n'avaient été l'objet d'épanchements aussi démonstratifs de la part du roi catholique, de ses ministres et de ses sujets, que depuis qu'on était en guerre avec eux. Il n'était bruit que de désertions, d'officiers passant les Pyrénées pour s'enrôler sous les bannières de Philippe V et même de navires marchands ralliant sa flotte; à l'extérieur, tout restait suspendu à la décision de "Messieurs d'Amsterdam" qui, en dépit des pressions de toutes sortes et de toutes origines qui s ' e x e r çaient sur eux, continuaient impavidement à bloquer l'accession des Etats Généraux à la quadruple alliance et à fournir des subsides, des munitions et des vaisseaux aux commissaires dépêchés par Alberoni. Enfin, la mort de Charles XII n'avait pas dissipé tous les dangers d'une coalition entre le Sud et le Nord; l'abbé Dubois s'obstinait à lancer ses limiers aux trousses de don Patricio Lawless qu'il suivait à la piste d'Amsterdam à Héligoland et de Héligoland à Hambourg; le jeune duc de Holstein, supputant de reconquérir ses domaines à la faveur d'un nouveau conflit, retrouvait les itinéraires du baron de Goertz et, le 14 janvier, l'ambassadeur de France à La Haye, Fleuriau de Morville, informait sa cour que "le sieur Hogguer marchand de Saint-Gall" - il s'agit de Marx Frédéric, père du baron Antoine - "/avait/ fait présenter ses lettres de créance en qualité de Résident du Roi de Suède auprès des cantons protestants", en assortissant cette information des réflexions suivantes : "Comme la Suède / n ' a / jamais eu de ministre en Suisse on ne dout/e/ point que Sa Majesté suédoise ne voulut entretenir présentement par ce canal des correspondances en Espagne où les m a r chands de Saint-Gall ont ordinairement de grandes habitudes. Cela peut confirmer les soupçons qu'on avait des liaisons que le ministère d'Espagne cherchait à former avec les princes du Nord pour détruire l'effet de la quadruple alliance... ". (3) Promus à leur corps plus ou moins défendant, directeurs de la Compagnie d'Occident, MM. Mouchard, député du commerce de La Rochelle, Piou, député du commerce de Nantes, à moindre degré'René Moreau, député du commerce de Saint-Malo, un peu à l'écart 166

mais tout aussi bien, sinon mieux placé, Jean Baptiste Fenellon, ancien député de Bordeaux, personnifiaient la frustration infligée au commerce libre depuis que les grandes compagnies de Colbert, relayées par celles de MM. de Pontchartrain, lui avaient ravi ses marchés. Les accords de Londres de 1711 et la paix d'Utrecht de 1713 dont ils avaient été les artisans, la chute de Pontchartrain suivant la fin de règne ne les avaient que très partiellement délivrés des monopoles qui s'étaient interposés sur toutes leurs routes. La liberté de la traite des Noirs, les brèches de plus en plus largement ouvertes dans l'empire des Crozat, son écroulement même ne les avaient pas entièrement affranchis des entraves qui paralysaient leurs manufactures et leurs navires dès qu'il s'était révélé qu'ils n'avaient pas les capitaux nécessaires pour user de la liberté qu'on leur rendait et se lancer sur les voies qu'ils s'étaient fait ouvrir. La timide dévaluation qu'ils avaient imposée au duc de Noailles ne leur avait apporté qu'un souffle d'air insuffisant pour rendre vie à leurs entreprises et, plus encore, leur donner la force de partir vers de nouvelles conquêtes. Or, il s'était trouvé un jongleur pour leur apprendre qu'on pouvait, quand on n'avait pas de métal, faire ses paiements avec du papier et, ce qui était encore plus difficile, habituer - sinon contraindre - ses créanciers à le recevoir. La dévaluation massive de mai 1718 leur donnait des moyens accrus de payer à l'intérieur et d'exporter à l'étranger. La politique de Dubois qui continuait pour eux celle de leur ami et protecteur Torcy les délivrait de la crainte d'un nouveau conflit européen dont ils eussent été les premières victimes et ils acceptaient sans problèmes de payer cette sécurité du coût d'une opération de police contre l'Espagne qui vengerait la nation française de Cadix de toutes les tracasseries de la Contratación et les débarasserait d'une flotte marchande dont la résurrection les inquiétait et qu'ils étaient tout prêts à remplacer sur les chemins de l'Amérique. Les temps étaient propices et leur appétit à la mesure d'un jeune de cinquante ans. M. Law était, pour ce qui concernait sa partie, atteint de la même boulimie. Les 4 000 000 d'intérêts qui constituaient toutes ses liquidités étaient dérisoires au regard de ses besoins, de ses rêves d'investissement et surtout de spéculation, mais il pensait que l'argent va à ceux qui avancent, plus encore qu'à ceux qui calculent. Depuis près d'un demi-siècle, toutes les batailles économiques tant intérieures qu'extérieures - à commencer par la guerre de Succession d'Espagne - gravitaient autour de la traite des Noirs. Pour développer les plantations de tabac de la Compagnie d'Occident, pour valoriser les colonies qu'elle avait acquises et celles dont elle méditait de s'emparer, il lui fallait de la main-d'œuvre : les In167

diens n'étaient pas "mobilisables"; la déportation des "mauvais garçons et des filles débauchées" amorcée par Crozat n'était pas encore très organisée; les travaux de culture dans les plantations ne pouvaient donc être exécutés que par les esclaves amenés des côtes d'Afrique. Toutefois, dans la conjoncture du commerce français et même mondial, il n'était guère facile de s'insérer dans cette "chasse" très strictement gardée : jadis concédée à la Compagnie, colbertienne, des Indes Occidentales, elle avait été scindée en deux : le domaine du Sénégal avait été le 11 novembre 1673 attribué à trois particuliers, les sieurs Egrot, François et Raguenet, qui l'avaient en 1685 revendu à une Compagnie du Sénégal qui était passée successivement sous le contrôle de différents intéressés. La région s'étendant de la Sierra Leone au cap de Bonne-Espérance avait, par un arrêt du 6 janvier 1685, été remise à un groupe issu de la ferme du domaine d'Occident, lequel en avait été dépossédé par un arrêt daté - et même antidaté - du 7 juillet 1701 au profit de la Compagnie de l'Assiento constituée par Crozat, Maynon et autres financiers de puissante envergure. Après que les traités d'Utrecht eurent livré l'assiento à l'Angleterre, les négociants de Nantes avaient repris le trafic dans lequel ils s'étaient depuis longtemps spécialisés et qu'ils avaient pu exercer sans contrainte lorsque les lettres patentes du 16 janvier 1716 eurent institué la liberté de la traite. Mais il leur était apparu très vite que cette liberté leur était un poids, dès qu'elle n'était pas soutenue par l'intervention de l'Etat. Dès 1718, ils sollicitaient tout à la fois une réglementation de ce commerce qui leur fût favorable et une dispense des droits institués sur les Noirs introduits dans les fies et sur les marchandises qui en provenaient. (4) Ils se plaignaient qu'on laissât trop de navires aller aux Iles d'Amérique, ce qui provoquait une baisse des marchandises françaises et une hausse des denrées du cru. Ils observaient en outre que l'augmentation des espèces - que leurs représentants avaient pourtant été les premiers à réclamer - faisait monter dans de telles proportions le prix de leurs importations, qu'elle leur faisait perdre tout profit. "L'augmentation de l'argent, écrivaient-ils, va rendre ce commerce impraticable, les marchandises les plus essentielles de ce commerce se tirent par nécessité de l'étranger et reviendront à des prix si immenses par l'opération des changes qu'on sera obligé de l'abandonner si le conseil n'a la bonté de décharger les négociants du droit de 20 livres par tête de noir. " (5) Ils réitéraient leurs doléances en novembre 1719 : "On supplie, écrivaient-ils, le conseil de vouloir bien considérer que le prix excessif que les denrées du cru de la Martinique y valent ne peut avoir d'autres causes que le nombre extraordinaire des vaisseaux du .royaume qui y ont été avec des cargaisons abondantes dans toutes les choses qui sont nécessaires à cette colonie. Cela est si vrai qu'au 168

mois de juin dernier, il s'est trouvé à la fois 84 navires français dans les différents ports de la Martinique... La cherté des denrées de l'Amérique procure inconcevable ment l'abondance et le bon marché de celles de France audit lieu pour les raisons qu'on vient d'expliquer. " (6) Enfin, la hausse du coût de la vie en France - autre conséquence de la dévaluation - constituait pour eux une nouvelle entrave. "Le conseil, représentaient-ils encore, sait que les négociants ne sont pas obligés de risquer leur bien pour le perdre, que ce qui les engage à faire des entreprises est l'apparence et l'espérance du profit; aux prix que valent les marchandises et les denrées en France, ils ne peuvent les établir à bon marché dans les colonies, les armements coûtent infiniment plus qu'à l'ordinaire et il est très difficile de trouver des matelots pour les levées privilégiées qu'ils en font. " (7) De tout cela, il ressortait qu'entre 1713 et 1718, il n'avait été armé à Nantes qu'une dizaine de navires chaque année (8), la plupart à destination de Saint-Domingue, et que les gouverneurs et intendants de la Martinique et de la Guadeloupe se plaignaient que "les négociants de France n'envoient pas aux Iles du Vent les choses qui leur sont nécessaires à la vie et qu'ils les laissent manquer de nègres n' étant pas arrivé depuis plus de deux ans aucun vaisseau n é g r i e r . . . " . (9) M. Duché et les fondateurs rochelais de la Compagnie d'Occident étaient depuis longtemps au courant de cette carence et, au moment de créer leur entreprise, ils avaient très visiblement louché sur le privilège si malencontreusement aboli. " . . . la traite des nègres de Guinée, écrivaient-ils, avait toujours été en compagnie jusqu'en 1716 que sur les instances des négociants la liberté du commerce leur fut accordée... il est reconnu que la liberté de ce commerce n'est pas avantageuse aux colonies en ce qu'il faut qu'elles soient fournies annuellement d'un nombre de nègres suffisant et à peu près égal, ce que l'on estime à six ou sept mille par an; la compagnie du Sénégal en fournit 1 500 et il convient d'assurer le surplus par un envoi égal en telle sorte qu'il n'en arrive pas trop dans une année et trop peu dans une aut r e . " (10) Dans un mémoire établi peu après la création de la compagnie et intitulé "Parallèle de la Cie d'Occident et de la Cie du Sud de l'Angleterre", on revenait sur ce sujet : "La fourniture des nègres par la Compagnie anglaise aux Espagnols, était-il observé, peut être évaluée à 4 000 ou 5 000 par an. On estime qu'il en faut environ 6 000 par an aux ries françaises non compris la Louisiane... ". (11) Mais peut-être en raison de la désignation de M. Piou, député du commerce de Nantes, au poste de directeur de la Compagnie d'Occident, on n'avait pas osé mettre fin à la liberté du commerce de Guinée et rétablir un monopole que convoitaient d'ailleurs la 169

Compagnie de Saint-Domingue et la Compagnie française de l'Assiento encore puissante en France et même en Espagne, et la Compagnie d'Occident avait sous-traité la plupart de ses fournitures de Noirs avec la Compagnie du Sénégal. Après différentes cessions, le domaine du Sénégal avait été transféré en 1694 à un groupe de financiers gravitant autour d'un sieur Letessier de Montarsy qui avait prêté de l'argent au roi sur gage d'une partie des diamants de la couronne et où se distinguait Hilaire Armand Rouillé du Coudray, fils de l'implacable pourfendeur des traitants. (12) Cette compagnie qui avait fait de fort mauvaises affaires, et dont la plupart des associés étaient pécé dé s ou âgés, avait le 20 février 1709 cédé la concession à un groupe de Rouen composé des sieurs Mustelier, Guillot de La Uoussaye, également intéressé dans la Compagnie de la Chine (13), Beard, François et Thomas Planterose, la veuve Morin et ses fils auxquels s'étaient joints les sieurs Vincent Pierre Fromaget, linier de Saint-Quentin, son beau-frère Jean Gastebois et un négociant du Havre, Jacques Duval d'Espréménil. (14) Le groupe de Rouen qui avait racheté la concession du Sénégal avait traité aux jours les plus sombres de la guerre et dans l'année de la plus extrême disette. Jusqu'à la paix, l'exploitation avait été rendue périlleuse par les hostilités sur mer. La compagnie évaluait à 300 000 tonneaux le jaugeage des navires perdus pendant cette période sans compter deux bâtiments qui avaient péri dans les premières semaines de la paix, mais dès ce moment elle se trouva, dans les multiples domaines où s'exerçait son activité, jouir d'une position exceptionnelle. La chute de la Compagnie de l'Assiento, le ralentissement de la traite sur les côtes de Guinée, la liberté même du commerce, qui en janvier 1716 avait donné l'accès de ces côtes à des négociants dont bien peu avaient encore les moyens d'armer, lui avaient conféré pratiquement le monopole de ce trafic et la Compagnie de Saint-Domingue elle-même avait été obligée de sous-traiter avec elle, pour la partie de l'île dont elle avait l'exploitation. Les retours des fies lui avaient également été fort profitables. "La Compagnie du Sénégal doit encore faire sentir, lit-on dans un de ses mémoires, que ses retours des fies ont toujours donné un gros profit et en donneront encore par la suite car quelques chers que soient les sucres et indigos à Saint-Domingue, le gros prix qu'ils valent à l'étranger et qu'ils vaudront par la suite joint au change qui baisse et qui baissera encore contribuera toujours à donner un profit raisonnable. " (15) Mais la compagnie avait surtout fait porter son effort sur le commerce du caoutchouc - la gomme - dont, de haute lutte avec les "interlopes" anglais et hollandais qui venaient empiéter sur son domaine, elle tendait à s'assurer le monopole; elle évaluait à 890 300 florins dans son inventaire du 1er octobre 1718 - soit sur la base 170

du change de cette époque à 1 700 000 livres tournois - le montant brut des gommes qu'elle avait en magasins, dont il restait, déduction faite des droits et hypothèques, un actif net de 890 600 livres. "L'article de la gomme, écrivaient ses directeurs, ainsi qu'il est porté dans l'inventaire paraît un objet considérable. Il ne l'est pourtant pas tant qu'il le paraît et quand on considère que tout ce qu'il y a en Europe est aux mains de la Compagnie on convient que la quantité n'est pas si extraordinaire. "La consommation de cette marchandise est depuis mars jusqu'en août; les vaisseaux qui en vont faire la traite, tant interlopes que ceux de la Compagnie du Sénégal ne reviennent ordinairement qu'en août et septembre; il faut donc que la consommation pour l'année 1719 soit prise sur celle que la compagnie a actuellement. Par toutes les informations que la Compagnie du Sénégal a prises sur la consommation annuelle de gomme et par les propres expériences qu'elle en a, il paraît qu'il s'est consommé un million par an. La Hollande seule en consomme 8 à 900 000 livres dans certaines années si bien que sur les 3 000 000 dont la compagnie est saisie, levant 1 000 000 pour la consommation de 1719, il ne restera que 2 000 000 de livres. " (16) La compagnie reconnaissait que le prix de 36 sols auquel elle avait fixé la livre pesant était "à la vérité un peu haut". Le cours de cette marchandise paraît avoir été l'objet de fluctuations assez considérables. Il avait été pendant longtemps de 40 sols, était monté ensuite jusqu'à 60 et même 80 pour retomber à 30; la compagnie avait vendu des parties non triées à 25 et 26 sols et à 52 et 53 sols des parties triées. Elle comptait que tout le marché serait épuisé en deux ans à l'exception des 3 000 000 de livres dont elle disposait : "Qu'importe, ajoutaient les directeurs, à la Compagnie du Sénégal qu'il se consomme un tiers moins de gomme si elle retrouve par un plus haut prix le même profit sur 600 qu'elle ferait sur 900 mil. " Pour éviter une baisse des cours, la compagnie pratiquait donc une judicieuse politique de stockage attendant pour reprendre ses ventes que le marché fût démuni. "Toutes ces raisons font donc voir clairement, ajoutaient les directeurs, que quand la Compagnie du Sénégal s'est rendue maîtresse de toute la gomme, elle l'a fait sur un bon principe et avec connaissance des causes, que l'entreprise a été aussi bien exécutée que concertée et qu'il est bien juste qu'elle profite en partie de ces travaux; que quand elle a acheté en Hollande près d'un million qui revient l'un dans l'autre autour de 23 sols, qu'elle n'a pas compté acheter un haut prix et que le prix de 36 sols qu'elle l'a fixé pour un temps n'est pas trop violent dans l'occurrence présente. . . ". "Si tout réussissait à souhait, écrivaient encore les directeurs, l'article de la gomme, suivant les raisons détaillées ci-dessus se171

rait seul capable en trois ans de produire de quoi remplir le capital des 400 actions indépendamment de son commerce de nègres annuel qui augmente plutôt que de diminuer et dont le profit est réel. " Pour assurer ce commerce "profitable", la compagnie disposait de douze navires dont, en octobre 1718, quatre étaient en route pour le cap Français à Saint-Domingue, et l'effectif total de leurs cargaisons était de 1 000 esclaves. Le montant des quatre cargaisons formait une valeur de 480 000 livres. Conformément aux traditions bien établies du commerce triangulaire, la compagnie exportait en Afrique des marchandises propres à la traite - poudres, fusils, bayettes, verroteries - et rapportait des fies, outre le sucre, l'indigo, le fer, les salembouras et le taffetas. Elle avait entrepris également de prospecter des mines d'or dans la vallée du Niger. Les associés offraient de céder le fonds à la Compagnie d'Occident, soit à forfait, c'est-à-dire par une cession des 400 actions le composant "tout comme se traiterait aujourd'hui une action de la Compagnie d'Occident pour le prix qui sera convenu pour les deux compagnies sans aucune garantie respective, soit par une vente de chacun des éléments actifs". L'inventaire du 1er octobre 1718 évaluait à 1 917 600 livres l'actif de la compagnie et après divers abattements pour non-valeur, on en venait à fixer le capital à 1 600 000 livres, soit quatre cents actions de 400 livres, prix à débattre. "La discrétion de la personne qui a connaissance de l'inventaire et du présent mémoire, écrivaient les directeurs, tranquillise la Compagnie du Sénégal; elle se flatte encore que quand même les deux compagnies ne se concilieraient pas sur le traité dont il est question, que l'ouverture que celle du Sénégal lui a faite mériterait en sa faveur une partie de la protection entière dont il honore celle d'Occident", cette formule enveloppée pouvant désigner un membre du conseil de Marine. Les auteurs du mémoire reconnaissaient que "la première manière de traiter c'est-à-dire le forfait paraît mieux convenir à la Compagnie d'Occident"; ils jugeaient néanmoins,par un principe de justice,convenable de se référer à l'une et à l'autre". Au demeurant, entre les deux entreprises il existait déjà de nombreux ponts et si les associés du Sénégal avaient, comme il apparaît dans leur mémoire, offert de fusionner avec la nouvelle Compagnie d'Occident, c'est qu'elle avait avec les fondateurs de cette entreprise des intérêts communs que leur union devait nécessairement servir. La gomme était alors un produit fort recherché des imprimeurs qui avaient vainement tenté de lui substituer un succédané et les pays acheteurs étaient ceux où l'édition prospérait, notamment la Hollande et Hambourg; les commissionnaires de la Compagnie ' étaient à Potterdam, Jean Cossart, réfugié français d'origine rouen172

naise (17), à Hambourg, Pierre Boué, à Amsterdam, la puissante firme Pels et fils et deux négociants qui devaient apparaître comme les commanditaires et les associés de Law, Pierre Testas et Jean Vasserot. (18) Les directeurs de la Compagnie du Sénégal avaient, en septembre 1717, souscrit des actions de la Compagnie d'Occident. Vincent Pierre Fromaget s'était inscrit pour 400 000 livres, la veuve Morin et fils pour 300 000, Duval d'Espréménil pour 150 000 et Gastebois pour 50 000 (19), et dans leurs premiers mémoires, les fondateurs de la Compagnie d'Occident écrivaient : "La Compagnie du Sénégal comme celle du Mississipi pourraient s'aider réciproquement pour le commerce des nègres". (20) Après l'absorption de la ferme du tabac, cette entraide devait se faire de plus en plus étroite et devenir une source de profit pour l'une et l'autre des entreprises, puisqu'elle assurait à l'une un marché considérable, à l'autre une main-d'œuvre indispensable, ainsi que des établissements et une flotte marchande qui devaient lui être d'un précieux secours. En conséquence, le 15 décembre 1718, MM. Joseph Morin, Morin de Tourville, Thomas Planterose agissant tant en son nom que pour son frère François, Jean Gastebois, Vincent Pierre Fromaget et Jacques Duval d'Espréménil au nom de la Compagnie du Sénégal, cédaient à MM. Law, Raudot, Dartaguiette, Mouchard, Castanier, Hardancourt et Gilly, représentant la Compagnie d'Occident, le privilège par eux exploité, moyennant la somme de 1 600 000 livres; on s'était donc arrêté au système du forfait. Les modalités de paiement ne révélaient pas chez l'acquéreur une extraordinaire abondance de trésorerie, puisque le règlement devait se faire jusqu'à concurrence de 200 000 livres en billets de l'Etat à remettre comptant et pour 1 400 000 livres en espèces sonnantes soit 200 000 comptant, 400 000 livres au 15 avril, 400 000 livres au 15 août et 400 000 livres au 15 décembre 1719; la Compagnie d'Occident faisait son affaire personnelle des engagements des directeurs au Sénégal et à Saint-Domingue. Un arrêt du Conseil du 1er janvier 1719 entérinait cette délibération avec les considérations suivantes : "Depuis son établissement / l a Compagnie d'Occident/ a donné tous ses soins et toute son attention à l'augmentation du commerce.. . c'est dans cette vue qu'elle s'est rendue adjudicataire de la ferme générale du tabac et qu'au moyen de cette ferme, elle se trouve en état de procurer la vente et le débit des tabacs qui lui proviendront tant du cru et des cultures de la colonie de la Louisiane que des autres colonies françaises de l'Amérique... le défrichement et la culture des terres ne pouvant se faire sans le secours des nègres, son premier soin doit être de prendre les mesures les plus courantes pour en transporter sur les terres de sa colonie le plus grand nombre possible". L'arrêt rendait hommage aux directeurs de la Compagnie du 173

Sénégal qui avaient accepté la fusion "préférant en cela le bien public à leur intérêt particulier". (21) Il n'est pas impossible que ce désintéressement ait recouvert quelques coups fourrés : les enquêteurs qui, trois ans plus tard, devaient se pencher sur ces opérations observèrent que "l'inventaire des effets vendus par la Compagnie du Sénégal. . . n'avait été remis qu'en copie non signé", que les registres, livres et papiers de la direction du Sénégal n'avaient jamais été remis à la Compagnie des Indes; que les frères Morin avaient vendu des quantités considérables de gomme à 16 livres le quintal réglées en comptes en banque sans s'expliquer sur ces tractations. (22) Enfin on pourrait s'interroger sur le curieux cheminement d'une somme de 120 000 livres, montant de trois promesses passées par le sieur Deshayes, caissier de la Compagnie des Indes, au profit des sieurs Morin, "valeur reçue par la Compagnie d'Occident dans la vente à elle faite par la Compagnie du Sénégal de son privilège et de ses effets", et endossée par les Morin à l'ordre de Law le 1er juin 1719 (23), mais ce sont sans doute là menus détails sur lesquels la bienséance commande de ne pas s'arrêter. Comme suite à la réunion des deux entreprises, les frères Morin, Fromaget et Duval d'Espréménil devenaient directeurs de la Compagnie d'Occident. Parmi les directeurs de la Compagnie du Sénégal, Jean Baptiste Guillot de La Houssaye, ancien associé de Crozat à la Compagnie de la Mer du Sud et riche armateur de Rouen, était un des plus discrets. C'est par cet armateur que devait entrer dans la vie de Law - et de sa compagne - un personnage dont le rôle n'a pas été encore très exactement éclairci. Jean Louis de Lestendart, marquis de Bully, petit-fils d'un gentilhomme de la chambre du roi et d'une dame d'honneur de la reine, prétendait descendre de Guillaume l'Etendard, sénéchal de Provence, qui avait accompagné Charles 1er d'Anjou dans la conquête du royaume de Naples. Marié à Marguerite de Montfort dont il n'avait pas eu d'enfant, propriétaire de vastes domaines dans le diocèse de Rouen, il avait été blessé et mutilé dans les compagnes d'Italie et s'était trouvé à la paix guidon de gendarmerie et gouverneur de Menin et de Neufchâtel. Dans l'année 1714, son cousin par alliance, Jean Baptiste Guillot de La Houssaye, riche capitaliste rouennais et associé dans les compagnies du Sénégal, de la Chine et de la Mer du Sud, avait fait l'objet de poursuites qui l'avaient conduit à la Bastille, et le marquis de Bully s'était dépensé à cette occasion avec une impétuosité qui peut donner à penser qu'outre les liens de famille qu'il reconnaissait lui-même assez relâchés, il pouvait exister des liens d'intérêt entre les deux hommes, ce que confirmèrent d'ailleurs l'arrêté de comptes et l'arbitrage intervenus entre eux en 1716. (24) 174

Plus l'entreprise grandissait, plus il lui fallait trouver d'argent. Or, au début de 1719, les billets de la banque étaient encore loin d'être accueillis d'un consentement unanime et il faut reconnaître que le texte qui la nationalisait, laissait planer sur son encaisse une certaine imprécision : "Nous avons fait rembourser aux actionnaires en deniers effectifs leurs capitaux qu'ils avaient portés en billets de l'Etat pour former le fonds de la Banque, lesquels ont été depuis convertis en actions de la Compagnie d'Occident; et en conséquence de ces remboursements qui ont été faits aux actionnaires de nos deniers, nous sommes devenus seuls propriétaires de toutes les actions de ladite "Banque", lit-on dans l'exposé des motifs qui figure dans la déclaration du 4 décembre 1718; et l'article 11 de la déclaration disposait : "Voulons que les six millions de livres provenant du fond des douze cents actions, dont ladite banque générale était composée, lesquelles nous appartiennent présentement au moyen du remboursement qui en a été fait de nos deniers aux actionnaires et qui sont actuellement dans la caisse générale de ladite banque en billets d'actions de la Compagnie d'Occident demeurent dans ladite caisse générale pour servir de fonds à ladite Banque Eoyale et en assurer d'autant plus les opérations au public". Les "billets d'actions" étaient des papiers qui avaient été créés à un moment où les souscripteurs ne se bousculaient pas aux guichets de la Compagnie d'Occident; un arrêt du 12 juin 1718 avait autorisé le caissier de la compagnie à inscrire les soumissions sur son registre, moyennant un apport du cinquième seulement des billets de l'Etat qui étaient dus en contrepartie, les quatre autres cinquièmes devant être versés au plus tard le 1er novembre 1718, sous peine de perdre le quart versé : un autre arrêt du 28 juin autorisait ces soumissionnaires à se faire remettre par le caissier en contrepartie de ce quart des "billets de lui portant promesse de leur délivrer un certain nombre d'actions", billets qui devaient être annulés au 1er novembre, à la condition d'avoir été rapportés avec les autres cinquièmes restant dus; un arrêt du 22 septembre 1718 avait prorogé le délai jusqu'au 1er janvier 1719; il ne restait plus alors que 22 000 000 de billets de l'Etat à fournir pour parfaire le capital de 100 000 000 auxquels on s'était arrêté. (25) L'émission était donc garantie, outre l'engagement de l'Etat qui n'était pas à cette époque l'assise la plus solide du crédit, non par un stock de métal précieux, mais par les titres non entièrement libérés d'une compagnie privée encore loin d'être dans son plein essor et qui restaient soumis aux aléas de la spéculation. Dès le premier moment, le Parlement avait manifesté sa désaprobation et Fanny Oglethorpe écrivait le 19 décembre du duc de Mar : "Le Parlement a refusé positivement sans des remontrances d'enregistrer la Banque Royale, ce qui est pour Law, qui fait un grand tapage ici, une chose sans précédent". (26) On comprend que lorsqu'il fut question d'introduire les billets 175

sur les grandes places du capitalisme traditionnel et en particulier sur celle de Lyon, les milieux de la banque et du commerce locaux aient manifesté la plus grande réticence. Law usa pour les accréditer d'un procédé auquel il devait fréquemment avoir recours, en laissant répandre le bruit d'une diminution des espèces, de sorte que celui qui détenait un louis ou un écu ignorait ce qu'il en retirerait le lendemain, alors que celui qui avait en mains un billet de banque était assuré de le faire payer "au choix du porteur" en écus de banque - monnaie de compte internationale - ou en livres tournois pour la quantité figurant sur le billet. Se faisant l'écho de ces bruits, M. Clapeyron qui semblait avoir pris ses distances par rapport à l'Ecossais et à sa banque écrivait à M. Clautrier : "J'ai supplié M. l'archevêque /fils du maréchal de Villeroy/ de vouloir vous représenter dans quelle consternation il a vécu ici et dans le monde sur le bruit qui s'est répandu depuis deux jours d'un projet diabolique, enfin d'une diminution considérable d'espèces dans le public, lesquelles on aurait néanmoins liberté de porter à la Banque qui ferait des billets de la valeur au cours d'aujourd'hui lesquels seraient reçus partout pour argent comptant et qu'on allait faire de la monnaie de cuivre pour pouvoir payer les dépenses courantes. Vous ne saurez comprendre la désolation publique. J'ai eu beau assurer que cela ne pouvait être, que je ne devais jamais croire de pareils bruits ici et qui ne me venaient pas pour vous, tout est désolation... ". (27) Devant tant d'émotion, le Pégent sur l'intervention du maréchal de Villeroy avait décidé de surseoir à l'application d'un arrêt du 25 décembre 1718 qui prévoyait l'ouverture à Lyon d'une succursale de la Banque royale pour le 1er mars suivant (28) et, de Genève, le résident La Closure, interprète toujours très fidèle des grands manieurs de papier, d'exposér ses vues au ministre des Affaires étrangères : "Je ne vous rappellerais point Mgr toutes les différentes raisons qu'ont cru avoir les négociants de Lyon de prendre alarme sur l'introduction de billets de la Banque Royale dans leur ville. On avait ici les mêmes préjugés et depuis cet arrêt donné, tout y était comme en suspens" et le toujours prolixe diplomate d'infliger, sur un ton fort acidulé, une leçon d'économie libérale à l'abbé Dubois qui n'était pas pour lors le plus attentif à ces sortes de problèmes : "Les négociants, Monseigneur, ont aussi leurs maximes et leurs principes, tout ce qui y est contraire leur est suspect. Ils regardent la Banque forcée comme une chose difficile dans la pratique. Leur raisonnement est que si cet établissement est bon et solide, il doit l'être par lui-même sans le secours de l'autorité royale et qu'on doit et peut bien s'en fixer aux négociants naturellement attentifs à leurs intérêts et à ce qui regarde leurs avantages sans prétendre les assujettir ni les contraindre à recevoir ces billets-là en payement puisqu'aussi bien les quatre payements par année qui sont établis à Lyon, roulent sur tout un autre pied se faisant par vire176

ment de parties c'est-à-dire par un transport de lettres de change à payer ou à recevoir d'un négociant à l'autre et ils prétendent que cet usage qui y est très ancien serait renversé par cette introduction des billets de la Banque Royale... "Ils fondent leur préjugé sur l'expérience du passé par rapport au sort qu'ont eu successivement les billets de monnaie, ceux de l'extraordinaire des guerres, ceux des receveurs généraux et plusieurs autres Caisses, les promesses des gabelles et enfin en dernier lieu, les billets de l'Etat qui perdent encore si considérablement quoique dans leur création on ait eu les mêmes principes et les mêmes bonnes intentions de les accréditer dans le public; en sorte, Monseigneur, que je crains bien que de pareils préjugés.. . ne nuisent à l'établissement et à l'introduction des Billets de la Banque Royale dans la ville de Lyon et que si l'autorité du Roy les y fait recevoir, cela ne nuise au commerce du Royaume. " (29) Cette méfiance se prolongea sans doute fort longtemps, aggravée par l'incertitude de la conjoncture politique et le chargé d'affaires de Prusse, Sellentin, mandait le 20 janvier 1719 à sa cour : "Les peines que M. le Régent s'est données depuis la mort du Roi et principalement depuis que M. d'Argenson est dans les finances pour remettre le crédit dans le commerce ont eu si peu d'effet jusqu'à présent, qu'il paraît être impossible de raccoutumer le peuple à la confiance qu'il a eue autrefois. Les billets de l'Etat sont actuellement à 62 de perte pour 100 malgré les actions du Mississipi et tous les autres moyens dont on se sert pour absorber une partie des vieux papiers et pour en décharger le commerce". (30) Le 17 février, le même chargé d'affaires mandait au roi de Prusse en lui adressant copie de deux arrêts du Conseil concernant l'un la Banque, l'autre la loterie : "Il paraît qu'on prend toutes les mesures imaginables pour rétablir la confiance dans le commerce et qu'aucune jusqu'à présent a voulu réussir. Le public craint encore trop les papiers du roi tout comme à la mort de Louis XIV.. . ". Pour donner crédit aux billets et attirer les espèces vers les coffres de la Banque, Law recourait toujours aux mêmes procédés dont Buvat se faisait en mars 1719 l'écho dans son Journal : "L'argent et les espèces continuent d'être ici fort rares. Cependant, sur le bruit qui s'était répandu faussement à la fin du mois de décembre que les louis d'or de trente-six livres chacun allaient être réduits à trente livres, il y eut le 31 du même mois un si grand concours de gens qui n'avaient pas payé leur capitation que les receveurs reçurent dans cette journée, dans la seule, ville de Paris une somme de 12 000 louis d'or qui à raison de trente-six livres chacun font celle de quatre cent trente-deux mille livres qui furent le lendemain portées au Palais-Royal". (32) Cette stratégie de panique judicieusement orientée est évoquée dans une fort intéressante dépêche de Thomas Crawfurd, chargé d'affaires britanniques à Paris, du 3 juin 1719, rapportant tout fraf177

chement recueillies les confidences de l'intéressé lui-même : "M. Law me dit il y a trois ou quatre jours, écrit-il, que par la peur qu'il avait inspirée au public d'être floué par une diminution des louis d'or d'une livre (qu'on tenait pour la menace d'une diminution prochaine des autres espèces) il avait procuré près de 100 millions à la Banque et qu'il serait obligé d'émettre au-dessus de cette somme en billets (qui sont payables en livres tournois et ainsi protègent de la diminution) pour répondre à leur demande bien que son projet initial n'était pas d'excéder cette somme. Il me dit pareillement hier que le versement d'espèces à la Banque contre des billets dépassait la contrepartie de tout ce dépôt et avait atteint la dernière semaine 800 000 livres par jour. "Ceci, ajoutait l'attentif chargé d'affaires, donne en vérité un très grand relief au Régent dans son administration qui était sur la pente de tomber dans l'extrême désordre et détresse par manque d'espèces pour assurer les services courants de l'Etat et tient le peuple en devoir et respect pendant que l'argent est dans ses mains". Dans cette même dépêche, le diligent diplomate apporte sur le financement de la Compagnie d'Occident d'intéressantes précisions : "Le capital, pour amener son affaire à réalisation, écrit-il, devait être une année d'intérêt des cent millions de capital à souscrire et reçus en Billets d'Etat, lequel intérêt annuel le roi devait immédiatement payer à la Compagnie et a effectivement payé pour l'année 1717 de sorte que les actionnaires n'ont pas réclamé d'intérêt de leur capital jusqu'au milieu de l'été 1718 et alors, il leur fut payé, en conformité du nombre de leurs actions qui étaient à distribuer, conformément à un avertissement public que le paiement des six premiers mois ne serait pas complété jusqu'à l'expiration des six mois qui suivaient après. Cette méthode continue de sorte que la Compagnie a toujours l'usage de trois mois précédents des intérêts des actions dans ses mains outre les quatre millions du capital originaire que le roi paie au commencement". Crawfurd exposait que Law avait eu dans les débuts beaucoup de peine à donner quelque crédibilité à son plan et bien que le paiement des intérêts des billets de l'Etat eût été arrêté et que ces titres perdissent 60%, ils étaient plus recherchés que les actions du Mississipi. C'est l'adjudication de la ferme du tabac qui avait donné la première implusion à la compagnie et à ses actions. "Bien qu'il fût très incertain si la ferme du tabac produirait les 4 000 000 d'intérêts ou non, poursuit Crawfurd, alors la dotation de cet établissement à la compagnie pour / a s s u r e r / son paiement donna quelque crédit à l'affaire et éleva le prix des actions au-dessus de celui des billets de l'Etat qui furent alors discrédités et dont on parle mal par leur impuissance à accroître la valeur des actions du Mississipi. (34) "Celles-ci atteignirent enfin vers la fin des premiers 6 mois 178

environ 15% au-dessus des billets d'Etat et vers la fin de février dernier /1719/ quand il fut connu que la ferme du tabac par les bons aménagements /qu'avait pris/ M. Law en supprimant une grande quantité de fraudes qui avaient précédemment été commises dans la direction de cette ferme par les fermiers eux-mêmes, produisait dans les trois premiers mois /de l'exploitation/ sur le pied de 6 millions par an, les actions montèrent à 80 et 90% et après l'assemblée générale des actionnaires qui se tint dans le mois de mars dernier où le duc d'Orléans, M. le Duc et le prince de Conti furent présents, elles montèrent jusqu'à atteindre près du pair en monnaie. (35) "Dans cette assemblée où j'eus l'occasion être présent, M. Law donna un compte rendu de son administration des affaires de la compagnie depuis le temps de son établissement et mit en avant les avantages qu'il avait obtenus en mettant la main sur la ferme du tabac au prix que j'ai ci-dessus mentionné et par l'achat qu'il avait fait des effets et privilèges de la Compagnie africaine du Sénégal alors réunie ou plutôt incorporée à celle du Mississipi par quoi il avait obtenu le monopole du commerce des nègres ayant comme il disait encore dans ses mains à peu près tous les biens nécessaires à l'achat des nègres sur les côtes d'Afrique où la Compagnie avait maintenant le meilleur et à peu près le seul établissement. " Au cours de cette assemblée, Law déclara que la compagnie avait en caisse 7 000 000 d'espèces pour conduire ses affaires, et laissa entrevoir que les retours de tabacs et de soies permettraient d'assurer aux actionnaires un dividende considérable. Il ne ménagea pas les précédents directeurs des tabacs, parlant de leur grossière friponnerie et de leur mauvaise administration ("he gross roguery and mismanagement of the former farmers"), laissa espérer pour cette ferme un revenu de 8 000 000 de livres et même une consommation de tabac de 12 000 000 de livres pour la France. " . . . tout le monde, rapporte Crawfurd, fut enchanté et approuva unanimement les accords qu'il avait passés et signa l'approbation de tous les articles dans le livre gardé comme registre, les princes commençant à signer. Là fut pareillement donné un pouvoir aux directeurs que le Régent avait choisis pour s'engager dans toutes les opérations ultérieures qu'ils pouvaient envisager pour l'avantage de la Compagnie et les appointements furent donnés à ces derniers qui étaient douze y compris Law à 6 000 livres chacun.. . " (36) L'euphorie qui avait imprégné cette assemblée générale n'était pas le seul facteur qui ait contribué à faire monter le cours des actions. Des bruits savamment répandus - comme l'avaient été ceux qui tendaient à remplir les caisses de la Banque en annonçant périodiquement une diminution des espèces - avaient pour effet de rehausser le prestige de la compagnie; c'est ainsi que le 3 mars 1719 le chargé d'affaires de Prusse, Sellentin, rapportait à sa cour la rumeur suivante : "On croit à présent que Pensacola le seul bon port qui soit à Mississipi et dont les Espagnols sont les maîtres, est at179

taqué actuellement des vaisseaux français. Ce port est si nécessaire que si l'on ne s'en empare, il n'y a presque pas d'espérance que les colonies françaises puissent s'y soutenir". "L'espérance, ajoutait-il, qu'on met dans une heureuse issue de l'attaque du port de Pensacola à Mississipi a fait monter les actions de la Compagnie d'Occident achetées avec des billets de l'Etat à 85 pour cent argent comptant de sorte que ceux-ci ne perdent que 15 alors que les autres qui sont dans le commerce n'ont cours qu'à 60 de perte pour cent. On espère que le mois prochain lesdites actions parviendront à leur entière valeur". (37) Et il écrivait le 6 mars : "Les actions du Mississipi sont montées cette semaine à 91 et les autres billets d'Etat perdent 62 ou 60 pour cent". (38) Enfin, depuis le printemps de 1718, Law avait entrepris de jouer ses actions à terme à la hausse; c'est ainsi qu'en mai de cette année, il avait passé avec le Genevois Gédéon Mallet un accord par lequel il acceptait de se rendre acquéreur dans le délai d'un an de 50 000 livres d'actions à 30% de perte, c'est-à-dire à 350 livres pièce alors qu'au moment où l'acte était conclu, les actions perdaient 50% et n'étaient donc qu'à 250 livres. (39) Provoqués ou non, ces mouvements inspiraient confiance à l'opinion et incitaient Law et ses hommes à partir pour de nouvelles conquêtes. "Ce projet du Mississipi, ajoutait Thomas Crawfurd, est le grand favori du Régent et M. Law a l'intention de pousser les profits de ceux qui y ont investi à une aussi grande hauteur qu'il est possible, de sorte qu'il puisse donner du regret à ceux qui ne l'ont pas fait et crédit pour ses propres entreprises pour le futur". (40) "Il envisage de grands succès dans ces points. . . , observait-il encore, à partir de ce qu'il a jusqu'à présent obtenu. " Par tempérament et par tactique, le cardinal Alberoni avait opté pour l'attaque; manifestement convaincu, après comme avant le renvoi de Cellamare, que le Régent et son gouvernement tomberaient comme un fruit mûr dès qu'un coup sérieux, même s'il n'était pas fatal, aurait été porté à son allié hanovrien, il était décidé à frapper au cœur même de l'Angleterre. Son plan, mis au point dans les dernières semaines de 1718, s'insérait dans la mécanique de cet engrenage qu'il tentait inlassablement d'ajuster entre le Sud et le Nord et dont les jacobites devaient constituer le joint. Sir Henri Stirling, envoyé auprès du czar par les partisans du prétendant, continuait à intriguer avec habileté et le 16 décembre le duc de Mar écrivait à un de ses correspondants : "Dans ce moment, j'espère que le czar peut avoir convenu de la matière avec le roi de Suède et que tous deux sont joints en alliance avec l'Espagne, ce qui peut donner un bon résultat". (41) 180

Le but de cette alliance était un débarquement en Angleterre et tout le plan en avait été arrêté au cours d'une entrevue qu'Alberoni avait eue dans ces mêmes jours avec le duc d'Ormond, secrètement passé de France en Espagne, et dont ce dernier rend compte dans une lettre chiffrée à Jacques III, qui parvint à Rome le 26 janvier 1719 : "Alberoni est venu me voir en privé et m'a informé qu'il avait envoyé sir Patrick Lawless au roi de Suède pour l'engager à entrer en alliance avec le roi d'Espagne, que l'article essentiel était d'entreprendre de détrôner le roi d'Angleterre leur commun ennemi, qu'il emmenait avec lui des billets susceptibles de tenter le roi de Suède avec les promesses d'un subside annuel pourvu qu'il entra dans l'alliance. .. "Il me montra aussi un mémoire à lui envoyé par le prince de Cellamare de la part d'un ministre du roi de Suède qui est venu à Paris duquel il ressort que le roi de Suède désire entrer en étroite alliance avec le roi d'Espagne et que le principal article est de déposer l'électeur de Hanovre.. . "J'ai fait une autre visite à Alberoni à sa demande et après quelques discours, il me dit que le roi d'Espagne donnerait 5 000 hommes.. . (42) "Je suis actuellement à Valladolid où le roi d'Espagne juge convenable que je réside. Alberoni a désiré que je lui fasse avoir quelqu'un en qui je pourrais avoir confiance pour l'envoyer au roi de Suède pour le presser d'envahir l'Angleterre avant le printemps, spécialement depuis que le roi d'Espagne en est venu à la résolution d'envoyer des troupes ce qu'il n'avait pas décidé quand sir Patrick Lawless a été envoyé en mission. " (43) Bien avant d'avoir reçu cette missive, Jacques III sentait que le moment des grandes décisions était arrivé et il répondait à Mlle de Chausseray qui lui avait écrit en même temps que le cardinal de Noailles - ce qui confirme surabondamment les liens existant entre les deux personnages. "Cette malchance continue mais on peut espérer qu'elle arrivera à la fin et vous serez certainement informé quand cela se fera". (44) Cette lettre semblait d'ailleurs marquer de la part du prétendant une certaine réticence à l'égard de son ancienne hôtesse et de son amie, Olive Trant, alors que les sœurs Oglethorpe entraient de plus en plus étroitement dans ses confidences, sinon dans ses projets. "J'ai accompli, écrit Anne Oglethorpe au duc de Mar le 19 décembre 1718 au moment où éclate l'affaire Cellamare, ce que mes amis désirent, ce qui facilitera toute correspondance ou traité que vous entretenez avec le roi d'Espagne.. . plusieurs choses ont empêché Anne Oglethorpe de recevoir la réponse qu'elle attendait ici du cardinal Alberoni des mains du prince de Cellamare. La raison n'a pas besoin d'être expliquée.. . Lord Oxford et toutes ses relations attendent seulement le Oui du cardinal à leur accord pour com181

mencer à agir. " (45) Au cours des entretiens qu'il avait eus avec Ormond, Alberoni avait insisté pour que le prétendant quittât l'Italie où il le jugeait menacé par les Impériaux, et vint s'établir en Espagne; le 22 décembre, Ormond faisait part de ces vues à l'intéressé : "Par l'avis d'Alberoni, mandait-il au chevalier de Saint-George, je vous envoie le porteur pour vous informer que c'est le désir du roi d'Espagne que vous puissiez venir aussi immédiatement et aussi secrètement que possible et ne pas emmener avec vous plus de deux ou trois personnes au plus. Je suppose qu'Alberoni vous écrira lui-même. Il dit que vous ne pouvez pas être trop précautionneux car il craint que vous ayiez des espions dans votre maison et le plus court avertissement que vous donnerez à ceux qui viennent avec vous sera le mieux. C'est son opinion et la mienne que vous devez vous déguiser même en livrée si c'est nécessaire". (46) Après la mort de Charles XII, Alberoni s'était enhardi à poursuivre l'exécution de son plan, soit qu'il se crut assez en force pour le mener à bien tout seul, soit qu'il ait pensé que les premiers succès déclencheraient dans le Nord "quelque chose", ou de la part du czar et des princes allemands qu'il pouvait entraîner, ou du parti qui en Suède restait fidèle à la ligne politique de Goertz et du duc de Holstein. C'est dans ces conditions que le 15 mars 1719, Dubois rapportait à lord Stanhope qu'il venait d'être informé "par un canal qu' / i l avait/ tout lieu de croire être sûr que l'embarquement que l'on prépare depuis longtemps à Cadix est destiné à faire une descente en Angleterre". Le Régent avait fait appeler lord Stair pour l'en aviser et lui offrir "tout ce qui peut dépendre de la France", et son insidieux ministre des Affaires étrangères, démontrant une fois de plus la qualité de ses services de renseignements, fournissait les précisions suivantes : "C'est un projet formé depuis longtemps, écrit-il, qui devait être secondé par le Foi de Suède et qu'on a pris la résolution de poursuivre malgré le contretemps de sa mort.. . "Le projet de révolte a été formé en Angleterre et j'ai écrit à M. Craggs par qui et de quelle manière il avait été envoyé en Espagne. L'armement que l'Espagne doit fournir a été fait à Cadix sous le prétexte d'envoyer en Sicile un grand convoi de troupes et de munitions. Il est composé de huit vaisseaux de guerre et de cinquante bâtiments de transport qui portent environ six mille Irlandais, des armes et des munitions, un train d'artillerie et un million de piastres qui font trois millions de notre monnaie. On prétend qu'ils doivent faire leur descente auprès de Bristol, où tout est disposé pour un soulèvement. " L'abbé exposait ensuite comment - conformément au plan arrêté par Alberoni et Ormond - le capitaine Camock était parti de Cadix avec deux frégates légères qui avaient jeté l'ancre au cap d'Antio près de Nettune, comment le capitaine déguisé en marin était 182

parvenu à s'introduire auprès du prétendant et comment ce dernier avait quitté Rome avec le duc de Mar, le fils du duc de Perth et quelques domestiques. "A douze milles de Rome, rapportait-il, on fit mettre dans deux chaises de poste un chirurgien et deux valets et à l'un desquels on donna la jarretière et l'ordre, lesquels suivirent la route pour aller ver le Milanais. Ce sont les trois personnes que l'on dit arrêtées dans le château de Milan; les ducs de Mar et de Perth prirent chacun une autre route... et le Prétendant avec deux ou trois domestiques rebroussa chemin, et vint s'embarquer sur une des deux frégates de Camock". D'après les dernières informations recueillies, le prince était arrivé à Barcelone d'où il devait passer à La Corogne pour s'embarquer pour l'Angleterre. "Outre les armes qu'ils apportent en assez grand nombre, écrivait encore l'abbé, ils comptent qu'il leur en viendra considérablement d'Hollande. " (47) Dans une dépêche ultérieure du 23 mars, l'abbé donnait d'intéressants détails sur le plan en cours d'exécution : "Le projet sur lequel on travaille à ce qu'assurent les gens avec qui nous avons quelque intelligence et qui nous ont été indiqués par nos prisonniers, a été formé par le comte d'Oxford et mylord Pawlet. Il y a à Londres une sœur de Mme de Mézières (je crois que c'est Nannette Hoglendorf / i l s'agit d'Anne Oglethorpe/ quoique ce puisse être quelque autre des sœurs que je crois avoir connaissance de tout le projet. Si on la pouvait gagner et faire parler, on apprendrait beaucoup de détails très utiles". Et il ajoutait : "Les jacobites dont le nombre est ici incroyable croient le succès de projet infaillible". (48) Dans la même dépêche, il annonçait que le prétendant avait débarqué à Roses le 7 mars et se rendait en droite ligne à Madrid où il était logé au Buen Retiro, que Patrick Lawless qu'il suivait toujours à la piste était passé de Hambourg à Amsterdam où un envoyé d'Alberoni, Paul Gozzani, essayait d'acheter cinquante mille fusils. "Il est nécessaire de dissiper l'orage qui s'élève contre l'Angleterre, écrivait-il, non seulement pour empêcher le mal présent que les ennemis de l'Angleterre et de la France voudraient faire aux deux princes qui les gouvernent, mais même pour ôter l'espérance au cardinal Alberoni de se mêler dans les affaires du Nord et prévenir les intrigues pour lesquelles Don Patricio Lawless qui est à Hambourg et Poniatowski qui doit y aller de Cassel, qui étaient les confidents et les principaux acteurs de la dernière conjuration faite avec le feu Roi de Suède, ont ordre de passer à Stockholm. " (49) Chammorel, chargé d'affaires à Londres, partageait les sentiments de son ministre avec cette différence qu'il souhaitait voir réussir le débarquement que l'abbé redoutait. "Dieu seul peut savoir, écrivait-il le 20 mars, ce qui arriverait soit qu'il abordât à l'ouest de l'Angleterre où il y a plus de tren183

te mille ouvriers dans les mines qui passent pour jacobites déclarés et un grand nombre de tisserands désœuvrés à cause de l'interruption du commerce, soit que la flotte espagnole fit le tour de l'Irlande pour aller débarquer au nord de l'Ecosse où sans compter les complices de la dernière rébellion, elle trouverait cent pairs écossais au désespoir de se voir exclus de l'entrée de la Chambre Haute par l'acte qui est sur le tapis. " (50) A Londres, on restait très maître de ses nerfs. On se disait très touché des offres de secours en troupes que le Régent avait présentées à lord Stair et qu'avaient aussitôt confortées les mouvements des régiments de Picardie et de Champagne vers Le Havre où trente-sept navires étaient rassemblés (51), mais les ministres britanniques qui semblaient un peu considérer ces secours massifs comme le pavé de l'ours déclaraient modestement se contenter de quelques subsides et ils estimaient manifestement qu'ils avaient alors assez d'appuis en Suède et d'espions dans les rangs jacobites pour n'avoir pas à s'inquiéter outre mesure de cette expédition. L mirai Norris s'était donc borné à poursuivre placidement sa croisière au large des côtes, tout en observant attentivement la direction du vent qui s'était souvent montré l'allié de l'Angleterre contre les flottes du roi d'Espagne. Il se trouvait cependant dans les milieux du commerce français des gens qui suivaient l'entreprise d'un regard infiniment moins détaché. Face à la marée qui, peu à peu, submergeait toute l'économie du royaume, les armateurs malouins, combatifs associés de Crozat, se cramponnaient solidement à leur roc. René Moreau, député du commerce de leur ville, promu directeur de la Compagnie d'Occident, n'avait jamais passé pour leur émanation la plus authentique et leurs aspirations les portaient bien au-delà d'un fauteuil directorial dans une société conduite par un homme qui n'avait jamais navigué, et qui était de surcroît sinon contrôlée par l'Etat, du moins étroitement liée à lui. Tenant encore en mains le domaine de la Compagnie des Indes dont ils étaient sous-traitants, ils avaient entrevu, dès la déclaration de guerre à l'Espagne, la possibilité de reprendre le fructueux commerce de la mer du Sud dont Jérôme de Pontchartrain puis la Régence sous la pression conjuguée des Espagnols et des puissances maritimes leur avaient implacablement barré la route. Après l'ouverture - encore très théorique - des hostilités, le conseil de Marine avait fait savoir à tous les armateurs que la course était autorisée contre les navires espagnols dans toutes les mers du monde et avait plus particulièrement recommandé à M. Marin, commissaire ordonnateur à Saint-Malo, "d'exciter les négociants de cette ville à profiter des premiers avantages de ladite course". Mais échaudés par les interdictions encore récentes qui avaient 184

mis fin à leurs entreprises lointaines, et rendus circonspects par le comportement d'un régime qui semblait avoir fait de l'indécision un système de gouvernement, les intéressés manifestèrent le désir de voir mettre les points sur les i : "Ils m'ont chargé, notait le 20 janvier M. Marin, de représenter au Conseil que l'arrêt de celui de Régence qui a été donné et qui défend à tous Français d'aller à la mer du Sud sous peine de mort contre les contrevenants a été si authentique et enregistré en tant de parlements du royaume, qu'ils n'osent aller faire la course dans ledit lieu, à moins d'un autre arrêt du Conseil qui détruise le premier de peur d'être inquiétés en vertu d'iceluy, mais que comme Monseigneur le Régent pouvait avoir des raisons particulières pour ne le pas détruire par ménagement pour les Hollandais et Anglais quoiqu'il court ici un bruit que ces derniers y sont déjà allés, ils demandent qu'il plaise à Son Altesse Royale leur donner une assurance par écrit ou au Conseil de Marine par son ordre qu'ils ne seront point inquiétés à leur retour pour avoir été à la mer du Sud; et que cette assurance soit déposée à mon bureau; ils n'attendent que cette sûreté pour armer et partir". La réponse avait été, pour une fois, précise; en marge de la lettre avait été apposée au crayon la mention suivante : "Lui faire observer que la déclaration leur en donne la liberté". (52) Les Malouins avaient donc pu commencer à armer en course contre l'Espagne pour la mer du Sud mais, n'étant pas gens à principes, ils ne s'étaient pas sentis inconditionnellement engagés par cette attitude et certains d'entre eux avaient considéré qu'on pouvait bien courir les navires du roi d'Espagne pour le service de la France, sans renoncer pour autant à courir les vaisseaux anglais pour le compte du roi d'Espagne; le 16 février 1719, le conseil de Marine envoyait au chargé d'affaires français à Londres copie d'une circulaire qu'il faisait passer dans les différents ports du Levant "au sujet des capitaines français qui font la course dans la Méditerranée sous pavillon de Sa Majesté Catholique" et l'informant que "plusieurs effets provenant des prises faites par les corsaires avaient été remis à la Veuve David et Cie, tous négociants en France". (53) Le 30 octobre 1719, le conseil de Marine précisait que "le nommé Lamarre de Saint-Malo qui est à Cadix depuis quelque temps, est le principal armateur d'un navire qui était sorti de ce port pour aller faire la course"; un nommé Grandjean s'était associé au sieur Lamarre pour armer des tartanes en course et un troisième négociant, Jean Hamard, s'apprêtait à partir pour Cadix. (54) De telles initiatives allaient se développer à mesure que la guerre sur mer prenait de l'ampleur, à telle enseigne que le Régent devait donner des ordres précis contre ceux qui armaient en course, sous pavillon d'Espagne. (55) Au demeurant, on est fondé à penser que les contacts entre le gouvernement espagnol et le groupe "Crozat-Malouins" se poursui185

vaient à un niveau plus élevé. Entre Antoine Crozat qui avait été le "conseil judiciaire" et le commanditaire du duc de Vendôme et Giulio Alberoni qui en avait été le favori, certaines affinités pouvaient subsister. Le 27 juin 1716, peu après la disgrâce du cardinal del Giudice et l'ascension qui portait aux plus hautes responsabilités le fils du jardinier de Plaisance, la Compagnie française de l'Assiento, qui juridiquement continuait d'exister, rappelait qu'elle avait adressé au roi d'Espagne quatre demandes, à savoir : 1° la laisser jouir des deux années de son privilège qui restaient à courir, du 1er mai 1713 au 1er mai 1715 et qui devaient lui permettre de compenser en temps de paix le manque à gagner qu'elle avait éprouvé pendant la guerre; 2° assigner les dommages qui lui étaient dus sur la redevance que la compagnie anglaise devait payer annuellement au roi d'Espagne; 3° la régler de divers débours; enfin, 4° lui permettre de retirer ses effets des places d'Amérique où ils se trouvaient; et observant que ces demandes avaient été plus ou moins éludées par les autorités de Madrid, elle ajoutait ce commentaire auquel bien peu en France se furent alors risqués : "Le changement qui est arrivé dans le ministère d'Espagne a fait croire que si l'on faisait de nouvelles tentatives, elles seraient plus heureuses"; et à cette fin, elle invitait le Régent à faire agir l'ambassadeur de France. (56) Plus efficace que l'intervention du duc de Saint-Aignan, diplomate fort peu goûté de l'irascible abbé, fut sans doute la présence à Madrid du sieur Eon de Villebague, Malouin dont le parent, Guillaume Eon de Carman, était associé à Crozat dans divers armements (57) et qui, promu au début de juillet 1717 au poste de directeur pour l'Espagne de la Compagnie anglaise de l'Assiento, se trouva chargé en cette qualité d'une importante mission en Angleterre. (58) "L'on prétend, écrivait le 20 juillet 1717 le maréchal d'Huxelles au duc de Saint-Aignan, que le sieur de La Villebague qui vient d'obtenir du roi d'Espagne la direction de la Compagnie des Nègres n'a pas toujours tenu une bonne conduite et que l'on peut justement soupçonner sa bonne foi, mais c'est à ceux qui l'emploient à prendre sur cela leurs mesures" (59); et revenant quelques jours après sur ce personnage, l'ambassadeur de France insinuait : "Il me paraît qu'il a assez de part à la confiance des personnes qui gouvernent et peut-être que les sujets de plaintes qu'il a donnés autrefois à notre Cour l'ont servi en celle-ci bien loin de lui nuire". (60) Envoyé à Londres pour y accomplir une mission qui devait aboutir à la suppression du "vaisseau de permission", Eon de Villebague y avait connu quelques mécomptes. "Outre les choses que l'envoyé d'Angleterre m'a dit, rapporte encore le 10 novembre 1718 M. de Saint-Aignan, il m'a appris que la femme du chevalier Eon de Villebague chargé par le roi d'Espagne des affaires de la Compagnie de l'Assiento, que l'on avait arrê186

tée à sa sortie d'Angleterre, avait été mise en liberté et que Sa Majesté Britannique, avait fait toutes sortes d'excuses et d'offres par rapport à ce qui lui était arrivé. " (61) Les activités secrètes du chevalier Eon à Londres justifiaient cette "erreur" de la police britannique. En effet, à mesure que se développait la nouvelle offensive jacobite, les armateurs du Ponant et notamment malouins, inspirés par les émigrés irlandais et écossais qui prospéraient parmi eux, et toujours exaltés à l'idée d'envoyer leurs vaisseaux assaillir les côtes d'Angleterre, se préparaient à participer à l'entreprise. (62) Le 8 mars 1719, l'abbé Dubois livrant au cabinet de Londres les révélations d'un de ses informateurs, écrivait : "L'on voulait envoyer le détail du /premier/ projet au roi d'Espagne par Prior, mais il s'est excusé sur sa mauvaise santé et on jugea qu'il s'en défendrait; on confia ce projet au sieur Eon, directeur pour l'Espagne de la Compagnie de l'Assiento qui était pour lors à Londres, qui l'a porté et sur le rapport duquel on agissait. " (63) Par un curieux concours de circonstances, c'est sur deux frégates malouines capturées au large des côtes du Pérou par le capitaine Martinet, au service de l'Espagne, que le duc d'Ormond s'était embarqué pour sa seconde tentative. (64) Enfin, de mystérieuses tractations se poursuivaient toujours entre les autorités espagnoles et le chevalier Danycan, membre éminent de la communauté malouine qui s'était avisé au mois d'août précédent d'envoyer à Cadix un de ses plus beaux navires Le Comte de Toulouse à l'effet de le vendre au roi catholique et qui, par suite d'une série d'événements, s'était trouvé hors d'état de le rapatrier avant la déclaration de guerre, en sorte que les Espagnols s'en étaient emparés pour servir au transport des troupes et des munitions et qu'avec une résignation qui n'était pas dans ses habitudes Danycan avait ordonné à son capitaine d'abandonner le bâtiment et d'aller faire des représentations à Madrid. (65) Dans la conjoncture politique où l'on se trouvait, ces gens commençaient à devenir quelque peu trop remuants. On s'était précisément occupé d'eux dans un mémoire au titre prometteur ainsi formulé : "Comment l'on peut faire bénéficier le Roy de cent millions de capital et de quatre millions d'intérêt annuel en dix années à la faveur de la Compagnie d'Occident et pour faire fleurir le commerce des Indes en France à l'égal de celui des Anglais et Hollandais en procurant en particulier le bien et l'avantage des actionnaires" et où se trouvaient développées les considérations suivantes : "/Monseigneur/ est informé que de tous les commerces éloignés, le plus attrayant et le plus profitable après celui de la Mer du Sud (pendant qu'il a valu quelque chose) est celui des Indes Orientales, compris la Chine. Ainsi pour accréditer cette affaire, il est essentiel d'unir l'une avec l'autre. On sait que les oppositions seront grandes de la part de la Compagnie des Indes 187

Orientales et des Malouins mais tout se conciliera pour peu que Monseigneur témoigne désirer le succès de ma proposition". (66) Le moment semblait venu de mettre cette affaire au point. Contrairement à ce qu'on laissait entendre, la Compagnie des Indes n'était pas à l'agonie au moment où M. Law porta les yeux sur elle. Mais elle était dans une situation financière difficile. Par un traité passé le 5 octobre 1714 et homologué par arrêt du Conseil du 29 octobre suivant, les sieurs Soulet, Desvieux, Lefèvre, Monflèves, Foucherolles et Champigny, directeurs, avaient accordé à un groupe composé des sieurs Crozat, Beauvais Le Fer, du Colombier Gris, La Lande Magon, Grandville Loquet, Chapelle Martin, Le Sauldre Le Fer, Carman Eon et La Balue Magon, tous malouins à l'exception du premier, la permission de faire le commerce des Indes Orientales de Surate à Pondichéry, ainsi que de la rivière du Gange et de tous les endroits de sa concession pour une période de dix années à compter du 1er avril 1715, soit pour la période durant laquelle leur privilège avait été prorogé suivant une déclaration du roi du 29 septembre 1714. Aux termes des accords passés entre les deux groupes, Crozat et ses Malouins payaient à la Compagnie une commission de 10% des produits de la vente des marchandises qu'ils écouleraient dans le royaume; ils s'engageaient à leur faire une avance de 1 200 000 livres "pour être portées aux Indes en diverses années et être employées au payement des dettes de la Compagnie". Les Malouins avaient eu de graves problèmes de trésorerie, sans doute consécutifs à l'interruption de leurs expéditions vers la mer du Sud qui les approvisionnaient en piastres; il n'avait été réglé que 200 000 livres et par un nouveau traité du 23 décembre 1716, ratifié le 10 janvier 1717, la compagnie avait accepté de renoncer au solde et de pourvoir elle-même à l'acquit de ses dettes, les concessionnaires s'engageant toutefois à lui prêter chaque année 10 000 piastres qu'ils transporteraient aux Indes à leurs frais et risques. Il n'apparaft pas que ce nouvel engagement ait pu être tenu; au début de 1719, les dettes de l'ancienne compagnie n'étaient pas encore réglées et le 4 janvier un nouvel accord était passé. "Comme ces dettes sont encore considérables, était-il constaté, et donnent de l'inquiétude à MM. de Saint-Malo, que même ils se persuadent pendant qu'elles subsisteront ne pouvoir continuer leurs envois aux Indes sans être exposés à diverses avanies de la part des créanciers... il a été jugé très important pour le bien commun des deux compagnies d'y pourvoir de même qu'aux autres dépenses extraordinaires à faire aux Indes." En conséquence, Messieurs de Saint-Malo s'étaient engagés à prêter à la Compagnie des Indes 400 000 livres qu'ils emploieraient à l'achat de piastres et matières d'argent au meilleur prix et qui seraient chargées sur un vaisseau en partance avec un préposé spé188

cialement destiné au maniement des fonds qui serviraient à régler les dettes contractées au Bengale, et au paiement au denier 20 des intérêts des billets en circulation. Moyennant ce traité qui fut homologué le 8 mai 1719, la compagnie les affranchissait du prêt de 10 000 piastres qu'ils lui avaient promis en 1716. (67) Outre leurs soucis d'argent, Messieurs de Saint-Malo avaient été tourmentés par des dissentiments qui les avaient opposés à leurs représentants aux Indes, Guillaume André Hébert, "général de la nation française", et son fils André, lesquels, après la condamnation - irrégulièrement acquise - d'un indigène nommé Naniapa avaient été arrêtés et embarqués à destination de la France. (68) Toutefois la situation commerciale de l'entreprise restait fort rentable. Dans un "Mémoire sur ce que le commerce des Indes peut tirer de bénéfice année commune", un commentateur peut-être optimiste, mais fort bien documenté, analysait avec beaucoup de pertinence les courants commerciaux qui s'étaient établis entre la métropole et ses trois comptoirs de Pondichéry, Chandernagor et Calicut, et ceux qui en étaient dérivés : les comptoirs des Indes exportaient les soies, les toiles peintes ou brodées, les cotonnades et mousselines, le poivre, le riz, quelques drogueries, le cauris, l'étain, les tontinages et bois de teinture, le borax, le salpêtre, la cire, etc. ; le royaume exportait des vins ou eaux-de-vie, des fenouillettes d'huile, du corail, des draps, du plomb, du fer et des objets de cristal. Quelques-unes de ces marchandises, notamment le corail, se vendaient à 200% de bénéfice, d'autres à 100%, d'autres au pair et quelques-unes à perte; on comptait en moyenne qu' une cargaison de France rapportait 50% de bénéfice; on avait dans les dernières années envoyé trop de corail et de draps, ce qui avait pour effet d'amoindrir les bénéfices; quant aux marchandises importées des Indes, le commentateur estimait que les plus rentables étaient celles de faible poids comme poivre, riz, coton, salpêtre, borax et laque qui pouvaient laisser une marge bénéficiaire de 300%; celles qui servaient au commerce de Guinée et du Sénégal, telles que les cauris, guinées, salempouris et autres pièces de toiles appréciées des populations africaines, les mousselines dont le débit était permis en France, les marchandises dont la vente à l'intérieur du royaume était prohibée et qui se vendaient à l'étranger - toiles peintes et rayées - ; celles dont le poids et le volume étant trop considérables pour procurer un avantage, tels les bois, étaient gardées dans les magasins de Pondichéry. "Par la comparaison du prix commun des Indes avec le prix commun de la vente en France, il y a plus de 300% à gagner sur la plupart de ces marchandises, écrivait-il, il y en a même un grand nombre sur lesquelles le bénéfice est plus considérable; ainsi on ne se trompera point en évaluant le bénéfice à 200%. " Analysant l'activité des concessionnaires malouins, le rédacteur poursuivait : "Nous voyons par l'état des ventes faites par les 189

négociants de Saint-Malo depuis 1714 jusqu'en 1719, qu'il a été vendu des marchandises de Bengale et Pondichéry pour 20 361 703 livres, c'est environ quatre millions de débit par année... "On pourrait même espérer avec raison de porter ces venteslà beaucoup plus loin par la suite... parce que les négociants de Saint-Malo ne faisant que commencer à rétablir un commerce négligé depuis très longtemps n'ont pas pu avoir des fonds assez considérables pour faire venir des vaisseaux successivement tous les ans; il fallait que le prix d'une vente fournît à l'envoi des autres vaisseaux, il y avait souvent deux ans et quelquefois trois ans d'intervalle d'une vente à une autre et pendant cet intervalle ceux qui avaient besoin de différentes marchandises, étaient obligés de les tirer de Hollande. "D'ailleurs le long temps que ce commerce avait été interrompu, avait accoutumé la plupart de nos marchands à se fournir de toutes ces marchandises en Hollande où ils avaient leurs correspondants établis. "Il y a môme un grand nombre de marchandises des Indes dont les négociants de Saint-Malo ne se chargeaient point parce qu'ils ne pouvaient faire la dépense que d'un certain nombre de vaisseaux; ils ne tiraient que la marchandise la plus fine, la plus chère et du plus petit volume... ". (69) L'auteur estimait que mieux administrée et nantie d'une trésorerie plus à l'aise la compagnie pourrait porter le chiffre annuel des ventes à six ou sept millions, "puisque le seule vente d'octobre 1714 a produit 6 837 838 livres". (70) Les dettes de la compagnie à Surate et l'accumulation des intérêts impayés qui se gonflaient d'année en année avaient contraint les Malouins à abandonner le commerce des toiles peintes mais ils n'avaient particulièrement développé la vente du café. "On peut, ob servait-il encore, débiter tous les ans dans l'Europe 1 200 milliers de café qui sur le pied de 40 sols la livre (monnaie forte à 30 livres le marc) qui est le moindre prix qu'il se peut vendre année commune, doivent produire 800 000 marcs. Ce même café coûte à Moka 6 sols, 8 sols et 10 sols au plus la livre monnaie forte année commune. " Et le rédacteur du mémoire qui écrivait dans le courant de 1720 préconisait la recherche de nouveaux débouchés pour les marchandises des Indes "dans le Nord en l'Allemagne et en Italie, à la Louisiane et Saint-Domingue pour la contrebande avec les Espagnols". (71) Enfin, le mémoire recommandait un développement des échanges avec la Guinée et le Sénégal "par l'augmentation de la colonie de la Louisiane qui augmentera la consommation des nègres et par la traite qu'on en peut faire avec les Espagnols à Saint-Domingue et à la Louisiane". Sur le plan commercial, des raisons très sérieuses pouvaient donc raisonnablement inciter le pouvoir à réunir les deux sociétés : 190

procurer à la Compagnie des Indes Orientales des moyens de paiement qui avaient fait défaut aux Malouins, harmoniser les opérations menées dans les territoires qui faisaient l'objet des diverses concessions, assurer une unité de directive. C'est ce qui détermina finalement le conseil de Régence à promulguer en mai 1719 un édit fusionnant les deux entreprises et dont l'exposé des motifs est, comme toujours, très révélateur et de ses intentions et, plus encore, des pressions exercées sur lui. Après avoir noté avec satisfaction "que la circulation de l'argent est très vive et que le commerce se rétablit", on y relevait que "la Compagnie des Indes Orientales... après avoir contracté des dettes dans le royaume et aux Indes, a totalement abandonné sa navigation et s'est déterminée à céder son privilège à des particuliers moyennant dix pour cent du produit des ventes en France, et cinq pour cent des prises, et la retenue des cinquante livres par tonneau des marchandises de sortie et de soixante-quinze livres de celles d'entrée qui lui avaient été accordées par forme de gratification". Nous savons, observait-on, que ce n'est point à la nature de ce commerce que le manque de succès doit être attribué, mais à la mauvaise Régie, et que cette compagnie à l'exemple de celles des Etats voisins aurait pu rendre ce commerce utile à ses actionnaires et au royaume. L'entreprise avait été formée avec un fonds qui n'était pas suffisant, les directeurs ont consommé une partie de ces fonds par des répartitions prématurées et des droits de présence dans un temps où il n'y avait aucuns profits et pour suppléer à ces fonds, l'on avait fait des emprunts sur la place à des intérêts excessifs, jusqu'à dix pour cent, et l'on avait pris en d'autres temps de l'argent à la grosse aventure, à raison de cinq pour cent par mois, en sorte que le bénéfice du commerce se trouvait épuisé et au-delà, par les charges que l'on y avait mises. " L'exposé des motifs relevait que malgré le renouvellement du privilège pour dix ans consenti à compter du 1er avril 1715 par la déclaration du 29 septembre 1714, la situation n'avait fait que s'aggraver; les paiements aux Indes étaient restés en suspens et même l'intérêt des capitaux n'avait pu être payé; en seize ans, aucun navire n'avait été envoyé à Surate; quand aux sous-traitants malouins de la Compagnie "étant chargés de lui payer un droit de dix pour cent, / i l s / ne peuvent faire un commerce de concurrence avec l'étranger e t . . . d'ailleurs dans la crainte d'être arrêtés pour les dettes de la Compagnie, ils n'osent envoyer leurs vaisseaux à Surate, ville principale du Mogol d'où se tirent les cotons en laines et filés et presque toutes les drogueries et épiceries des Indes et de l'Arabie". Semblable réquisitoire était formulé contre la Compagnie de la Chine dont " / l e / commerce est encore dans un plus grand dérangement s'il est possible que celui des Indes". Sur le vu de ces échecs, le roi considérait que, "à l'effet de 191

rétablir et d'augmenter le commerce des Français aux Indes, et de conserver l'honneur de la nation en payant à ces peuples les dettes contractées par la Compagnie", rien n'était plus convenable que de supprimer les privilèges accordés aux compagnies des Indes et de la Chine et de les réunir à celle d'Occident. "L'établissement de cette compagnie formée depuis quelque temps, la protection que nous lui accordons, sa bonne administration, le crédit qu'elle s'est acquis, les fonds considérables qu'elle aura par la jonction de ces différentes compagnies, tous ces avantages nous font juger que nous ne pouvons remettre en de meilleures mains le commerce des Indes et de la Chine, pouvait-on lire dans la suite de l'exposé, d'ailleurs par ce moyen et par la jonction qui a été faite à la Compagnie d'Occident de celle du Sénégal, nous réunissons dans une seule compagnie un commerce qui s'étend aux quatre parties du monde. Cette compagnie trouvera dans elle-même tout ce qui sera nécessaire pour faire des différents commerces; elle apportera dans notre royaume les choses nécessaires, utiles et commodes; elle envoiera les superflus à l'étranger; elle entretiendra la navigation et formera des officiers, des pilotes et des matelots, et toute sa régie se faisant dans le môme esprit, il en naTtra l'union et l'économie dont dépend le succès de toutes les entreprises de commerce. " (74) Aux termes de l'article 4, le roi donnait et concédait à la Compagnie d'Occident "en toute propriété les t e r r e s , fies, forts, habitations, magasins, meubles, immeubles, droits, rentes, vaisseaux, barques, munitions de guerre et de bouche, nègres, bestiaux, m a r chandises, et généralement tout ce que la Compagnie des Indes Orientales et celle de la Chine ont pu acquérir ou conquérir", suivant l'estimation qui en serait faite sur les documents comptables que ces deux compagnies étaient tenues de présenter sous huitaine de l'enregistrement. La Compagnie d'Occident était fondée à jouir de ce domaine "comme de chose à elle appartenante" à la charge seulement de payer, tant aux Français qu'aux Indiens, toutes les dettes légitimes de la Compagnie des Indes et de la Chine. L'opération n'avait aucun rapport avec celle - librement consentie et assortie d'une contrepartie - qui avait consommé l'union entre la Compagnie d'Occident et celle du Sénégal. Il s'agissait en l ' e s pèce d'une expropriation pure et simple ou si l'on préfère d'une nationalisation si l'on peut employer ce terme pour désigner une appropriation accomplie non pas directement au profit de l'Etat, mais au profit d'une compagnie qu'il tendait de plus en plus à se subroger. Cette dépossession d'une entreprise au profit d'une autre ne fut pas du goût du Parlement sur lequel les Malouins exercèrent une discrète pression. Comme pour la nationalisation de la Banque, il tergiversa à enregistrer l'édit qui lui avait été expédié le 23 mai et, une fois encore, le Régent se référant aux textes promulgués lórs du lit de justice du 26 août 1718 le fit réputer enregistré par un a r 192

rêt du Conseil du 17 juin 1719. (75) Une flèche de Parthe, spécialement destinée aux Malouins, était incluse dans l'article 11 de l'édit. A la fin de la longue nomenclature des territoires où la nouvelle compagnie se voyait attribuer le privilège de "négocier seule", il était fait mention de la partie comprise "depuis le détroit de Magellan et Le Maire dans toutes les mers du Sud". Ainsi, au moment où les armateurs de Saint-Malo, à la faveur de la guerre contre l'Espagne et de la tolérance imposée aux Anglais par le besoin qu'ils avaient de secours français, venaient de recevoir l'autorisation de reprendre les plus fructueuses de leurs expéditions et où leurs navires s'apprêtaient à mettre à la voile, on les dépossédait au profit de la tentaculaire entreprise qui s'emparait peu à peu de toute l'économie du royaume. Ces dispositions furent exécutées avec une absence totale de ménagements et eurent un retentissement assez brutal; le 1er juin, avant même l'arrêt valant enregistrement, l'intendant de Bretagne, M. de Brou, écrivait aux juges consuls de Saint-Malo : "Le Roy ayant résolu de réunir à la Compagnie d'Occident qui s'appelle désormais la Compagnie des Indes, le privilège de faire seule à l'exclusion de tous les autres sujets le commerce des Indes Orientales et même celui depuis le détroit de Le Maire jusque dans toutes les mers du Sud suivant les lettres patentes qui lui ont été accordées et doivent être incessamment envoyées dans les ports, j'ai ordre d'avertir tous les marchands et négociants de la province, de ne faire aucuns armements pour ces mers et même de discontinuer ceux qu'ils pourraient avoir commencé pour ne pas tomber dans le cas de la confiscation qui serait ordonnée à leur retour. Son Altesse Royale désire aussi que si quelques bâtiments étaient en charge et prêts à porter pour ces mers-là, on ait à les faire désarmer et décharger sans retardement et qu'on oblige les armateurs et propriétaires des autres vaisseaux qui partiront des ports de Bretagne, de faire leurs soumissions par écrit qu'ils n'iront pas aux Indes Orientales ni dans les mers du Sud, sous telle peine qu'il appartiendra.. . ". (76) On comprend l'émotion et la fureur des armateurs qui, après avoir été incités dans le début de l'année à armer en course contre les Espagnols, n'avaient entrepris leurs armements pour la mer du Sud qu'après avoir exigé et obtenu une garantie formelle du pouvoir. MM. de Bassablon et Vincent qui avaient trois vaisseaux en partance pour la mer du Sud vinrent trouver le commissaire ordonnateur Marin pour lui faire leurs représentations. Le Régent donna en cette occasion une preuve surabondante de sa versatilité; après avoir, sur avis du conseil de Marine, autorisé les Malouins à continuer leur voyage et dépêché des instructions dans ce sens à l'amirauté, il revint sur cette décision et fit arrêter les vaisseaux. (77) Les retours des Indes de Crozat et de ses associés furent mis 193

en vente avec tout autant de désinvolture. En mai et juin 1719 arrivèrent au Port-Louis quatre vaisseaux armés par Messieurs de Saint-Malo pour le compte de la Compagnie des Indes et chargés de poivre, salpêtre, bois précieux, toiles de coton blanches ou peintes, mousselines, etc. Un arrêt du Conseil du 13 août 1719 autorisait la vente à Nantes de ces marchandises y comprit celles dont la vente était prohibée en France à la condition de pouvoir être identifiées et suivies par un système de marques de plombs. (78) D'après Barbier, ces ventes auraient donné lieu à une controverse assez vive entre Crozat et Law, le premier considérant qu'ayant investi 2 000 000 dans l'achat, il avait son intérêt dans la vente, et le second répliquant qu'ayant acquis l'actif et le passif de l'ancienne compagnie il ne devait plus rien à personne. Finalement, pour désintéresser Crozat, on lui ouvrit à la Banque un compte créditeur de 2 000 000. C'est à ce propos que se serait tenu devant le Régent le dialogue ci-dessous rapporté et qui a tous les accents de l'authenticité; le prince ayant demandé au financier.toulousain pourquoi il ne mettait rien en compte en banque, celui-ci lui aurait répondu : "Monseigneur, j'y voulais mettre cent mille écus, ce qui me suffisait pour mes correspondances, mais de force on m'y fait mettre davantage, car j'y ai à présent deux millions qu'on m'a pris. "Mais Monsieur, lui aurait demandé Law, pourquoi ne faitesvous pas revenir l'argent que vous avez en pays étranger ? "Monsieur, répliqua sèchement Crozat, Son Altesse Royale me parle de compte en banque; quand elle me parlera d'autre chose j'aurai l'honneur de lui répondre. " (79) Persévérant sur sa lancée, la nouvelle Compagnie des Indes se faisait attribuer le 4 juin 1719 le privilège de la Compagnie d'Afrique qui faisait le commerce avec les puissances d'Alger et de Tunis et tenait des places du cap Nègre au bastion de France et dont la concession, à l'opposé de celle de l'ancienne Compagnie des Indes, avait pris fin le 31 décembre précédent. L'opération était plus avantageuse encore pour l'entreprise absorbante que celle qui avait permis d'engloutir l'ancienne Compagnie des Indes; la première se voyait en effet déchargée du passif de la Compagnie d'Afrique antérieur au 1er janvier 1719 et s'engageait simplement à consacrer 2 000 000 de livres à cette nouvelle exploitation. (80) Les jacobites continuaient de se prélasser aux premières places et de conspirer sans être autrement gênés. A défaut d'Espagnols, les émissaires parmesans se succédaient à Paris, tandis que sur les frontières d'Espagne les troupes entretenaient leur humeur guerrière en jouant à la paume ou en se livrant des parties de piquet. Quant aux occupations du Régent, elles n'étaient pas d'ordre strictement

militaire à en juger par ce rapport que le 10 avril le chargé d'affaires de Prusse adressait à son maître, particulièrement friand de ce genre d'informations et dont le réalisme reflète crûment les mœurs et les propos de la société régnante : "Madame la duchesse de Berry est hors de tout danger; sa maladie provient d'une fausse couche qu'elle a fait à la fin du mois dernier; elle était grosse de sept mois et après avoir passé deux jours et deux nuits à table, elle fit une promenade à Meudon où la débauche recommença à l'occasion de l'arrivée de M. le duc d'Orléans, qui pour tenir compagnie à Madame sa fille, se mit également dans les vignes. Ils furent de retour ensemble le matin à trois heures et madame la duchesse de Berry se blessa si fort en descendant de son carrosse que les douleurs de l'accouchement la prirent sur-le-champ; on fut obligé de retirer l'enfant par morceaux ce qui causa apparemment que les arrières ne vinrent pas à propos, de sorte qu'ils restèrent dedans et mirent cette princesse en danger. Le duc d'Orléans vit actuellement et selon sa vie, en partie sur son propre et sur le commun et Mme de Parabère est celle qui fait les commodités en cas que ce Prince découvre quelques nouveaux morceaux. Une petite fille nommée Emilie, danseuse à l'Opéra lui sert en cas de besoin. Ses autres maîtresses ont fait tout leur possible pour la mettre hors de ses bonnes grâces mais soit par pur esprit, elle s'est maintenue. Il y a quelque temps que Mme de Parabère gagna, à ce qu'elle disait de M. le Régent certaines petites bêtes qui ne se logent qu'en certains endroits du corps mais comme M. de Nocé est en concurrence avec son maître auprès de cette dame, M. le Régent lui répondit qu'on ne pouvait pas savoir de qui le présent venait puisque ces bêtes ne portent point de livrée". (81) Toutes ces contingences, si intéressantes qu'elles fussent, n'avançaient pas les affaires d'Espagne. A Londres, M. Craggs considérait apparemment que "ça commençait à bien faire" et s'en ouvrit sans mystère à M. Destouches, chargé d'affaires de France : "On vous rend mille grâces, écrivait le 28 mars ce dernier à l'abbé Dubois, de l'avis que vous avez donné qu'un nombre de jacobites s'était embarqué à Dieppe pour passer en Angleterre et on a appris avec plaisir que Son Altesse Royale avait arrêté l'aide de camp de M. Dillon. "Néanmoins M. Craggs m'a prié de vous marquer, en toute amitié et non par forme de plainte, que le roi d'Angleterre et ses ministres ne peuvent comprendre comment ce même Dillon actuellement officier général dans les armées de France, a la liberté non seulement de se porter si ouvertement pour le prétendant, mais même de former des projets pour lui, d'ameuter les jacobites et de les faire passer en ce pays-ci et que ces gens-là trouvent les moyens de s'assembler dans le royaume, d'en traverser toutes les provinces et de s'embarquer dans les ports de France qui leur sont plus commodes, qu'il vous prie de juger en toute équité supposé 195

que des Français engagés dans la révolte que le cardinal Alberoni voulait susciter contre son Altesse Royale étant connus par les Anglais pour ses ennemis déclarés se fussent sauvés en Angleterre, s'il serait content que non seulement on les y laissât en toute liberté, mais même qu'on y eût celle de s'embarquer à Douvres et dans les ports pour aller exciter des troubles en France. " Pour le ministre britannique, le meilleur moyen d'avoir la paix était "que Son Altesse Royale ne la marchande plus". "Je veux dire", spécifiait-il, qu'il se hâte de faire entrer l'armée de France en Espagne . " Le cardinal, ajoutait M. Craggs, "ne se rendra certainement que lorsque la France aura jeté le fourreau. Au lieu que plus elle diffère, plus elle rend la guerre longue, difficile et ruineuse.. . ". (82) Comme pour illustrer les avertissements de M. Craggs, des troubles assez sérieux se manifestaient à nouveau dans le royaume. Des assemblées de plus en plus nombreuses de Réformés se réunissaient au Poitou au point que pour les apaiser et pour éviter au Régent d'avoir à recourir à des moyens répressifs qui ne feraient qu'aggraver les choses, le roi d'Angleterre dépêchait sur place un réfugié français, originaire de cette province, le colonel de La Bouchetière; les faux- sauniers commençaient à réapparaître et à se constituer en bandes. Sellentin écrivait le 20 mars que "le parti espagnol. . . croît encore dans ce pays" (83), et le Régent devait révéler en juillet à lord Stair qu'il avait, d'après des avis reçus, été au cours des derniers mois l'objet de trois tentatives d'empoisonnement qui n'avaient pas eu d'effets (84); on en était manifestement à un point où l'immobilité était plus dangereuse que l'action. Le 3 mai on apprenait par un courrier de Madrid que le lieutenant général de Silly, exécutant un plan depuis longtemps élaboré par les états-majors franco-britanniques, avait fait une descente sur le port espagnol des Passages où il avait brûlé six vaisseaux en chantier. Un mois plus tard, les armées françaises mettaient le siège devant Fontarabie. La guerre était commencée. En deux ans, la compagnie créée par Law et ses amis avait assuré sa mainmise sur la Louisiane, les castors du Canada, la traite du Sénégal, le commerce des Indes, de la Chine, de l'Arabie, de la mer du Sud et des côtes de Barbarie et du Levant. Il n'est pas inutile de se demander ce qu'elle entendait en faire. Pour être plus précis, s'agissait-il pour ses dirigeants de fonder un empire ou de jouer avec du papier ? Il faudrait sans doute donner des réponses différentes pour les uns et pour les autres. Pour autant qu'on les connaisse et qu'on puisse les cerner, les hommes du commerce libre qui s'étaient groupés autour de Law, les Piou, les Mouchard, les Godeheu, les Moreau, ou ceux qui étaient sortis de l'administration coloniale, comme Boyvin d'Hardancourt, Raudot, Dartaguiette, souhaitaient 196

armer, acheter et vendre, transporter. Il n'est pas certain qu'il en ait été de même du principal acteur, mais en tout état de cause, quelle qu'ait été la finalité des uns et des autres, le moyen d'y atteindre était toujours le même : il fallait de l'argent. Pour l'attirer on disposait alors de deux machines : la Banque et la Compagnie. On usa parallèlement de l'une et de l'autre. Dans les années 1718 et surtout 1719 et 1720, on va assister à un "tripatouillage" des espèces et du métal précieux auprès duquel les manipulations de Pontchartrain, Chamillart et Desmaretz ne sont que de timides atteintes aux lois de stabilité et d'orthodoxie monétaires. Au moins, les mutations décrétées par ces ministres étaientelles dans une certaine mesure commandées sinon justifiées, soit par les conjonctures de la guerre ou de la disette, soit par une politique économique à long terme, telles les diminutions progressives de Desmaretz, qui, toute néfastes qu'elles aient été au commerce et à la circulation des espèces, ne répondaient pas moins à un concept déflationniste tendant à rétablir l'équilibre des finances et à restaurer le crédit de l'Etat. Rien de semblable dans les acrobaties qui vont se succéder deux années durant. Les édits ou arrêts qui vont avoir pour effet de ramener le louis de mai 1718 de 36 livres à 35 le 7 mai 1719, puis à 34 le 25 juillet, puis à 33 le 23 septembre, puis à 32 le 3 décembre, et à 31 au 1er janvier 1720, pour le rehausser le 5 mars 1720 à 48 livres et le 30 juillet 1720 à 72 livres (85), les taxations toujours renouvelées d'espèces.d'or et d'argent fin qui ont pour premier objectif de faire en sorte que celui qui détient du métal ne sache jamais ce qu'il en a ou en aura et que, de guerre lasse, il aille échanger ses pièces et ses lingots contre des billets de banque ou des actions de la Compagnie des Indes, marginalement, de procurer aux dirigeants de ces organismes le bénéfice de quelques arbitrages entre l'or et l'argent, toutes ces mesures prises au fil ou sous la pression des événements sont à l'antipode d'un plan, d'une vision globale, d'un "système". Le but à peine caché de tous ces parangons du papier monnaie, c'est moins de répandre leurs billets que d'appréhender tout le métal précieux dormant dans les coffres et les bas de laine du royaume et d'en disposer sous la protection du plus intangible des monopoles. Et parallèlement à cette spéculation géante, fondée sur toute la masse monétaire d'une nation, on voit se poursuivre une "politique de peuplement" qui n'empruntait d'autre forme que celle d'une déportation massive obstinément imposée aux pouvoirs publics à coups de requêtes inlassablement réitérées, à l'effet d'embarquer à La Rochelle tous les malheureux qui s'étaient laissé prendre dans les rêts des commis des aides ou des gabelles, et les infortunées que les vicissitudes des temps avaient réduites à la débauche, ou que le dépit d'un jaloux ou la rancoeur d'une famille livrait aux recruteurs de la compagnie. 197

Toute la correspondance particulière de la Compagnie des Indes avec le Régent ne tend qu'à des arrestations, des emprisonnements, des déportations en Louisiane. (86) "On n'avait pas eu, écrit Saint-Simon dans une page qui éclaire la personnalité de l'auteur autant que le drame qu'il dénonce, le moindre soin de pourvoir à la subsistance de tant de malheureux sur les chemins, ni même dans les lieux destinés à leur embarquement; on les enfermait les nuits dans les granges, sans leur donner à manger et dans les fossés des lieux où ils se trouvaient, d'où ils ne pussent sortir. Ils faisaient des cris qui excitaient la pitié et l'indignation; mais, les aumônes n'y pouvant suffire, moins encore le peu que les conducteurs leur donnaient, / c e l a / en fit mourir partout un nombre effroyable. Cette inhumanité jointe à la barbarie des conducteurs, à une violence d'espèce jusqu'alors inconnue et à la friponnerie d'enlèvements des gens qui n'étaient point de la qualité prescrite, mais dont on voulait se défaire, en disant le mot à l'oreille et mettant de l'argent dans la main des préposés aux enlèvements, / f i t / que les bruits s'élevèrent avec tant de fracas et avec des termes et des tons si imposants qu'on trouva que la chose ne se pouvait plus soutenir. " (87) C'est au printemps de 1719 qu'intervient la première des manipulations monétaires dont l'enchaînement désordonné devait illustrer le "Système". Lors de la fondation de la "Banque générale" en mai 1716, il avait été stipulé que les billets seraient libellés payables en écus de banque, monnaie de compte internationale correspondant pour lors à 5 livres tournois. L'édit de décembre 1718, en "nationalisant" la Banque, disposait que les billets pourraient, à la volonté des porteurs, être livrés, soit payables en écus de banque, soit payables en livres tournois. Le 22 avril 1719, était promulgué un arrêt du Conseil constatant que les billets en écus n'étaient pas demandés par le public et que les billets en livres tournois étaient "recherchés avec un si grand empressement que les 59 000 000 ordonnés ne sont pas suffisants pour en fournir à ceux qui se présentent", et qui supprimait les premiers et portait l'émission des seconds à 110 000 000 de livres. (88) L'arrêt formulait dans son article 3 les assurances suivantes : "Comme la circulation des billets de banque est plus utile aux sujets de Sa Majesté que celle des espèces d'or et d'argent et qu'ils méritent une protection singulière par préférence aux monnaies qui sont apportées des pays étrangers, entend Sa Majesté que les billets stipulés en livres tournois ne puissent être sujets aux diminutions qui pourraient survenir sur les espèces et qu'ils soient toujours payés en leur entier". (89) Cette garantie solennellement donnée aux billets contre toutes 198

les mutations éventuelles des espèces était à la fois superflue et illusoire : superflue puisque les billets étaient marqués d'une valeur en livres, en principe invariable, alors que les louis et les écus, ne portant l'empreinte d'aucune valeur, n'avaient que celle qui leur était autoritairement attribuée par le pouvoir; illusoire parce que la quantité de pièces ou de métal que le porteur de billets recevrait en paiement devait inéluctablement varier avec la taxation autoritaire des matières précieuses; en fait, cette disposition de l'arrêt du 22 avril était essentiellement destinée à souligner l'avantage de la monnaie de papier sur la monnaie de métal et, pour illustrer cet avantage, un arrêt du 7 mai suivant réduisit le cours du louis d'or de 36 à 35 livres, sans d'ailleurs étayer d'aucune motivation cette mesure (90) qui devait avoir effectivement pour conséquence de faire bénéficier les porteurs de billets d'un avantage immédiat. "On ne saurait croire, écrit un mémorialiste de la Régence en commentant cet arrêt, les mouvements qu'il excita de Paris et l'avantage qui en revint à la Banque. On y courait en foule et avec un empressement qui approchait de la fureur. Chacun voulait échanger des espèces en billets de mille livres tournois. Jamais personne n'avait été autant incommodé de la pauvreté qu'on l'était alors de son argent. On le jetait aux receveurs, on les conjurait de le prendre, on les y aurait volontiers forcés, et on s'imaginait avoir fait une grande journée, quand ils l'avaient voulu accepter. (91) Buvat, témoin de ce même emportement, rapporte les bruits, infondés ou fondés, qui se répandaient "alors sur le promoteur de toute cette affaire : Law aurait obtenu la vice-royauté du Mississipi; son fils avait été admis avec les jeunes seigneurs aux divertissements du roi, à la chasse, au Mail. (92) Cependant, les petites pièces n'ayant fait l'objet d'aucune diminution, le public commençait à les stocker. Il fut promulgué dans le courant du mois de mai et publié les semaines suivantes un édit qui, sous le prétexte que les pièces de cuivre et de billon étaient décriées par la mauvaise fabrication qu'on en faisait à l'étranger, prescrivait une nouvelle fonte de 1 000 000 de livres de pièces de cuivre pur de 12 et de 6 deniers. (93) Le 9 juin, Sellentin notait que "la petite monnaie... était devenue si rare dans le public qu'on avait toutes les peines du monde à trouver le change d'un simple écu". (94) Les opérations conjuguées de la Banque et du Trésor étaient encore en cours lorsque les modalités de financement de la nouvelle Compagnie des Indes vinrent offrir au public un moyen de se défaire de ses louis opportunément diminués. Ce n'est en effet que le 17 juin qu'en raison de l'opposition du Parlement, le texte incorporant l'ancienne Compagnie des Indes à la Compagnie d'Occident reçut enfin force de loi et, avec lui, la disposition des articles 6 et 7 autorisant la nouvelle compagnie, pour la mettre "en état de satisfaire les créanciers de celle d'Orient, tant 199

en France qu'en Inde et à porter à l'avenir son commerce à toute l'étendue qu'il doit avoir", à émettre pour 25 000 000 de nouvelles actions "qui ne pourront être acquises qu'en argent comptant". Ces actions qui étaient de même nature que celles qui avaient été émises lors de sa création par la Compagnie d'Occident, soit d'une valeur nominale de 500 livres, étaient payables à 550 livres, donc avec une prime de 10% et pouvaient être réglées à raison de 50 livres comptant et le solde en vingt mois par fractions de 25 francs par mois. Les souscripteurs devaient donc être tentés de penser que cette cotation à 550 livres, alors que les anciennes actions n'étaient même pas encore libérées, était l'indice d'une hausse qui ne pouvait aller qu'en se prononçant. Un astucieux "battage" accompagna l'opération. L'assemblée générale du mois de mai s'était tenue avec tout le faste possible, d'aucuns parlaient de mines d'or ou de rochers d'émeraude, plus raisonnablement de soies et de tabac. La conjoncture internationale donnait du crédit au gouvernement. Lord Stanhope était venu à Paris, la flotte jacobite avait été dispersée par le vent; en Sicile, le marquis de Lede avait levé le siège de Milazzo, le bruit se répandait que le Régent avait décidé de construire une flotte à Toulon et donnait 1 000 000 à la compagnie pour faire venir les bois. (95) Un arrêt du 20 juin vint aussi stimuler le zèle des souscripteurs en disposant que les 50 livres d'acompte ne seraient reçues qu'en présentant quatre anciennes actions pour en avoir une nouvelle, ce qui provoqua bien entendu un "rush" sur les anciens titres. (96) Le 21 juin, Sellentin, qui n'avait jusqu'alors attaché aux affaires financières en général et aux entreprises de Law en particulier qu'une attention très relâchée, mandait à son maftre : "Les actions de la Compagnie d'Occident ou Mississipi sont aujourd'hui à 135 / i l faut entendre 135%, soit l'action de 500 livres à 675/ à cause que les Anglais et les Hollandais en achètent depuis plusieurs semaines". (97) Le mois de juillet va voir se prononcer l'orientation du Système : émission de papier, destiné à alimenter la spéculation et drainage méthodique de toutes les sources du métal. Le 16 juillet paraissait un arrêt du Conseil dont le préambule rendait un hommage appuyé aux activités premières de la compagnie : les rafles, les emprisonnements et les déportations entrepris depuis plusieurs semaines y étaient représentés sous d'aimables couleurs; le Conseil reconnaissait "que la Compagnie des Indes prenait les plus justes mesures pour assurer le succès de son entreprise; que plusieurs particuliers prenaient des habitations dans cette colonie, y envoyaient des laboureurs et artisans pour cultiver les terres, y semer du blé, planter des tabacs, élever des vers à soie et faire tout ce qui est propre pour mettre ce pays en valeur". On louait les directeurs de l'effort qu'ils faisaient pour transporter des 200

habitants, fournir les colons de farine et autres marchandises en attendant que la terre produise abondamment et on soulignait que "pour prévenir les abus trop ordinaires dans les colonies, la Compagnie a eu soin d'en régler le prix très modique suivant un tarif général qui a été envoyé sur les lieux pour être affiché dans les magasins; que pour favoriser davantage les habitants, elle a ordonné que les piastres seraient à l'avenir dans ses comptoirs sur le pied de 5 livres et les matières d'argent, à proportion". Tant de zèle méritait récompense et secours. A cet effet, et pour procurer aux colons et indigènes les moyens en numéraire, le roi autorisait la Banque à avancer à la compagnie 25 000 000 de livres en billets dont les numéros seraient relevés, qui seraient payés à présentation et remplacés à mesure qu'ils rentreraient. Il s'agissait donc d'une avance indéfiniment renouvelable et qui permettait à la compagnie de tirer à répétition du métal des caisses de la Banque. L'autre avantage accordé à la compagnie est discrètement inclus dans l'article 5 de l'arrêt : " . . . et pour indemniser la Compagnie des Indes des dépenses qu'elle fait pour l'établissement de la Louisiane et du prix qu'elle y donne aux piastres, veut Sa Majesté que la valeur des piastres de ladite colonie lui soit payée dans les hOtels de ses monnaies comptant sur le pied de 60 livres le marc et en cas de variation dans le prix des monnaies du royaume, la valeur des piastres sera payée poids par poids en espèces qui se fabriqueront ou se réformeront alors même sans diminution des frais de la fabrication dont Sa Majesté se charge"; les matières d'argent lui étaient fournies aux mêmes conditions. (98) Ainsi, la Compagnie des Indes se voyait reconnaître le droit de porter aux hôtels des monnaies les piastres lui venant de la Louisiane - et dont l'origine devait, il est vrai être établie - et de se les faire payer à 60 livres le marc, tous frais déduits. Pour apprécier la portée d'un tel privilège, il suffit de se reporter à l'édit de mai 1718 qui avait fixé la valeur de la piastre : le prix en était tarifé à 40 livres le marc. Ainsi se voyait alimentée par la voie la plus légale la spéculation sur les matières d'argent dont Law avait fait un des piliers de son "Système". Le 25 juillet, on assiste à un ensemble d'opérations qu'il est nécessaire de rapprocher pour en dégager la portée. Tandis que la Banque est autorisée à ouvrir des bureaux particuliers dans toutes les villes du royaume, sauf Lyon qui résiste toujours, et à émettre pour 240 000 000 de nouveaux billets qui portent le plafond de son émission à 400 000 000 (99), une nouvelle diminution du louis d'or est édictée qui ramène la pièce de 35 à 34 livres. (100) C'est l'exacte répétition des techniques de mai précédent dont l'effet escompté est d'extraire les louis encore rétifs des cachettes où ils sommeillent pour les attirer à la Banque qui les échangera contre des billets 201

réputés protégés de tous les aléas du métal. Un édit du même mois pour la fabrication des pièces de 3 deniers compliquait encore le sort de ceux qui gardaient quelques piécettes dans leur bourse. (101) Le même jour intervenait un nouvel arrêt qui cédait à la Compagnie des Indes le bénéfice à réaliser sur la fabrication des espèces d'or et d'argent dans les hôtels des monnaies pendant neuf ans. Le roi retenait l'offre de la compagnie de lui avancer 50 000 000 en quinze paiements mensuels égaux à condition de jouir pendant neuf années du bénéfice réalisé sur la réforme des anciennes espèces et la fonte des matières précieuses. Cette entreprise, en raison de ses activités, lui paraissait en effet plus apte que ses propres services à tirer des matières précieuses des pays étrangers. Par l'article 4, le roi prenait l'engagement de ne procéder dans les neuf années de bail à aucune augmentation du prix ni aucun affaiblissement du titre des monnaies sous quelque prétexte que ce pût être et qu'en cas de diminution, les matières et les anciennes espèces diminueraient dans la même proportion". (102) Cet arrêt, par lequel le pouvoir concédait à une entreprise privée un droit d'essence régalienne, différait de ceux qui l'avaient précédé sur un point essentiel : le concessionnaire ne versait à l'Etat aucune contrepartie; il ne payait en effet ni indemnité, ni loyer; les 50 000 000 qu'il s'engageait à verser étaient une avance remboursable. La prestation ne consistait que dans un sacrifice de trésorerie que le maniement de la Banque et de ses presses à papier rendait parfaitement tolérable. Enfin, si l'on rapproche les deux arrêts du 25 juillet 1719, on constate que, par une subtilité particulièrement ingénieuse, c'est à la Compagnie des Indes, administratrice des monnaies, qu'était imparti le soin de vérifier l'origine américaine des piastres que la Compagnie des Indes, fournisseur de ces matières, était exceptionnellement autorisée à faire recevoir au-dessus du cours légal. Au demeurant, les premières mesures prises par le nouveau "surintendant des monnaies" devaient tendre à augmenter la demande d'argent métal : en effet, un arrêt du 3 août réduisait à compter du 15 septembre le prix du marc d'or fin de 24 carats à 774 livres 10 sols 10 deniers 10/11 et celui des louis de 22 carats à 710 livres (103), la valeur de l'argent demeurant inchangée; un autre arrêt - non imprimé - du 5 août ordonnait que toutes les espèces et matières d'or à convertir qui étaient dans les Monnaies de province, ou y seraient reçues par la suite, "seront incessamment voiturées en la monnaie de Paris et qu'elles seront ensuite livrées par le directeur de ladite monnaie avec celles de sa recette aux sieurs Law, Castanier et Fromaget pour être par eux envoyées dans les pays étrangers à l'effet d'y être employées au paiement des sommes que Sa Majesté y doit sans faire baisser les changes au désavantage de la France, ou converties en espèces et matières d'argent que lesdits Law, Casta202

nier et Fromaget feront rapporter en France /où, assurait l'exposé des motifs, elles/ seront beaucoup plus utiles au commercej que les espèces d'or". (104) En fait, toutes ces manipulations de métal précieux qui concordaient avec les bruits soudain répandus de la découverte de mines d'or en Louisiane et la nouvelle que le roi allait envoyer dans la colonie une garnison de quatre mille hommes devaient provoquer un nouveau "boom" sur les actions qui montèrent en quelques jours de 200 à 330%. (105) Avec toute la discrétion qui leur était propre, les frères Paris et leurs cautions administraient les fermes générales qu'ils avaient libéralement fait assortir de la ferme du contrôle des actes et dfe celle du Domaine d'Occident, et où ils avaient appliqué les méthodes de comptabilité déjà mises en œuvre dans les recettes générales : "Les sieurs Paris, rapportent-ils, firent goûter à leurs associés l'ordre de l'administration, et ils furent chargés d'en suivre l'exécution. Le Conseil rendit l'arrêt du 30 août 1718 qui assujettissait à cette règle tous les comptables des fermiers à qui il fut particulièrement enjoint de reconnaître les commis qui leur seraient envoyés pour faire faire la vérification de leurs registres journaux et de les leur représenter avec les pièces justificatives à la première réquisition". (106) Le public fut admis à participer aux bénéfices que produirait le bail des fermes par le moyen d'actions qui furent créées et dont le capital fut payé en effets. Cet expédient, observent les Paris, "produisit entre autres avantages le remboursement de 30 millions d'anciennes avances ou billets des receveurs généraux". On ne sait si ces officiers de finances furent pleinement satisfaits de se voir rembourser avec des actions de la compagnie des Paris, mais ceuxci et leurs actionnaires se trouvèrent par l'effet de ce mécanisme subrogés dans la créance desdits receveurs généraux sur l'Etat jusqu'à concurrence de cette somme, et disposer ainsi d'une masse de papier qui tenait dangereusement la Banque à leur merci. Les cautions des fermiers, au nombre de trente s'étaient limitées à un honoraire de 18 000 livres et à 3 000 livres pour les appointements d'un commis sans pouvoir prendre part à la répartition des bénéfices (107); Piossens assure que le 16 janvier 1719, il y avait dans la caisse beaucoup d'effets destinés à acquérir les actions des fermes. "On se flatte, ajoute-t-il, que le fonds de 100 000 000 de livres pourrait être rempli en peu de temps" (108), prédiction qui se serait trouvée vérifiée au mois d'avril suivant. (109) Il faut toujours accueillir avec circonspection ces sortes d'affirmations. Les opérations des Paris ne sont pas beaucoup plus limpides que celles de Law. On doit toutefois convenir que, fiction pour fiction, celle dont la Compagnie des Fermes recouvrait son activité reposait sur des basés plus solides que celles qui servaient 203

d'assises à sa rivale : les souscripteurs avaient une surface et une stabilité qui donnaient du crédit à l'entreprise, les investissements semblaient moins fluctuants que les paris au comptant ou à terme pris par les actionnaires très momentanés de la Compagnie des Indes et, à tout prendre, le fonds d'une entreprise qui collectait sur toute l'étendue du royaume des impôts dont chacun était en mesure d'apprécier la réalité et le poids avait plus d'authenticité que le rocher d'émeraudes que certains avaient cru entrevoir sur les pentes des Alleghanys. Au demeurant l'activité des Paris se situait moins sur le plan spéculatif que sur le plan proprement financier. Paris La Montagne expose que ses frères et lui avaient étudié les différents droits des fermes et convenu de développer plus particulièrement les aides dont le produit devait presque égaler celui des gabelles; les actions de la Compagnie des Fermes ayant produit un dividende de plus de 12% dans la première année du bail, les fermiers avaient résolu de limiter invariablement à 6% leur part dans les bénéfices à venir et décidé que le surplus de ces profits et le produit des 2 et 4 sols pour livre qui leur était attribué seraient employés au remboursement des actions, à raison de 16 à 20 millions par an. Ainsi, les rentiers auraient été tentés d'échanger leurs contrats contre des actions et la dette publique aurait été réduite en douze ans de 300 000 000 en capitaux et de 12 000 000 en arrérages, les contrats sur la ville se trouvant de ce chef réduits de 900 à 600 millions. Mais la Compagnie des Fermes exploitait aussi le Domaine d'Occident et les mouvements qu'elle se donnait dans ce secteur de ses activités étaient de nature à causer quelques préoccupations à Law et à ses directeurs. "J'avais, rapporte Paris La Montagne, concilié les négociants de Nantes, de Bordeaux et de La Rochelle et ils devaient agir d'intelligence avec les fermiers du Foi pour augmenter à la fois leurs avantages et les revenus de Sa Majesté; les trois villes avaient délibéré sur ce sujet et député en conséquence et les principales conditions étaient convenues. " Montaudoin, un des plus notables représentants du commerce nantais aurait jugé que "si les établissements convenus pour lors avaient eu leur exécution, cette branche de commerce aurait mis 15 000 000 de plus par an dans la balance du commerce de la France avec l'étranger". (110) On en était donc venu à un point où deux compagnie concurrentes, l'une avec toutes les manifestations d'une publicité tapageuse mais qui tirait ses ressources d'expédients imaginés au jour le jour, l'autre plus discrète mais solidement implantée, luttaient pour gouverner les finances et le commerce du royaume. C'en était une de trop. Quinze jours après l'adjudication du bail Aymard Lambert, un fermier général de la compagnie des Paris, sans doute Lallement de Betz, vint leur proposer d'unir les deux entreprises et il ne leur dissimula pas qu'en cas de refus, on ne répondrait pas du paiement 20't

de la créance qu'ils avaient toujours sur l'Etat. Les quatre frères en délibérèrent une heure durant et provoquèrent une assemblée de tous les fermiers. A l'exception de celui qui s'était chargé des propositions, tous furent d'accord pour rejeter les offres de l'Ecossais et, pour se prémunir contre toute attaque, ils décidèrent de dissoudre leur compagnie et de la transformer en régie. Cette parade fut sur le moment efficace. Law et ses amis parurent renoncer provisoirement à leurs visées; les Paris exploitèrent leur régie avec ordre et sagesse, procurant au roi au bout d'une année d'exercice un bénéfice de 5 650 000 livres. De semblables recettes eurent pour effet d'aiguiser l'appétit de la Compagnie des Indes et de ses directeurs. On décida cette fois de substituer la carotte au bâton. "Ils /les frères Paris/, écrit encore La Montagne, méprisèrent constamment les fortunes immenses que M. Law leur offrit plusieurs fois pour les attacher à lui. Par exemple ce fut en vain qu'il crut les tenter par ses largesses pour les engager à suivre la Régie des fermes en qualité de directeurs de la Compagnie des Indes, après la supression du bail de Lambert. Ils refusèrent les 500 actions qu'il fit offrir à chacun d'eux, biens fictifs à la vérité mais qui valaient 20 millions qu'il n'était pas difficile de réaliser; M. Law vivement piqué de tant de résistance, déploya sur eux toute sa haine. " De tout cela, il résulta que vers le milieu du mois d'août, les Paris furent mandés à 5 heures du matin chez leur ami d'Argenson - dont les heures de réception étaient toujours aussi peu influencées par la course du soleil - qui leur annonça sans ménagement que le bail des fermes était cassé. (111) Le 27 août, un nouveau bail était consenti pour 52 000 000 de livres à la Compagnie des Indes sous le nom d'Armand Pillavoine. Une gratification de 900 000 livres fut accordée aux cautions du bail Lambert; les ordonnances furent expédiées avant qu'ils aient même eu connaissance de la décision. C'est à l'issue de cette longue bagarre que les Paris eurent l'idée de se livrer sur les antécédents de leurs adversaires à une enquête dont ils consignent les résultats dans les termes suivants : "Ils surent à n'en pouvoir douter, que M. Law dans ses voyages s'était arrêté à la Cour de Piémont, qu'il était parvenu à communiquer ses vastes desseins au roi de Sardaigne et que ce Prince, habile à distinguer le bien du mal, avait conçu tant d'horreur pour la proposition du système qu'il avait ordonné sous peine de la vie à M. Law de sortir de ses états dans les vingt-quatre heures. L'autre circonstance que découvrirent les frères Paris fut que M. Law était l'intime ami du baron de Goertz qui jouait en Suède un rôle semblable à celui que le sieur Law se préparait en France". (112) Dans son exposé des motifs l'arrêt qui cassait le bail Aymard Lam205

bert ne s'embarrassait pas de justifier cette expropriation, soit par un blâme adressé aux anciens exploitants - les Paris étaient trop puissants et encore trop solidement installés dans les arcanes de l'administration pour être dénoncés comme infidèles ou incapables -, soit par des motifs de bonne économie. Il se contentait d'énumérer assez cyniquement les avantages qu'offrait la Compagnie des Indes "s'il plaît au roi de casser le bail des fermes, savoir augmentation de loyer de 3 500 000 livres par an sur les 9 années à courir du 1er octobre 1719 au 1er octobre 1728, ce qui portait de 48 500 000 livres à 52 000 000; prêt au roi de 1 200 000 000 de livres". A cette main mise sur les fermes générales était en effet "accrochée" une opération financière de très vaste envergure dont l'analyse ne peut être faite qu'en la rapprochant des dispositions qui devaient s'échelonner jusqu'à la fin de l'année L'arrêt du 17 août 1719 qui dépossédait Aymard Lambert du bail des fermes obligeait la Compagnie des Indes à consentir au roi un prêt de 1 200 000 000 de livres qui devait servir à éteindre les rentes sur les aides et gabelles, les billets de la caisse commune des receveurs généraux, les billets de l'Etat qui n'avaient pas encore été brûlés et autres vieux papiers plus ou moins discrédités, outre les 100 000 000 d'actions de la compagnie des Paris; comme la Compagnie des Indes ne disposait pas d'une telle somme, le roi l'autorisait à l'emprunter par voie "d'actions rentières" ou de constitution de rentes à 3%, de quoi il ressortait qu'empruntant 1 200 000 000 de livres, elle devait servir à ses prêteurs pour 36 000 000 de rentes annuelles. En remboursement du prêt qui lui était consenti, le roi faisait constituer par ses commissaires, au profit de la compagnie, des rentes perpétuelles à 3% pour le même capital, formant donc la même annuité, soit 36 000 000. Cette rente devait être - ainsi que cela s'était pratiqué précédemment pour la ferme du tabac - assignée sur les fermes générales elles-mêmes et comme il eût été illogique de faire payer chaque année à la compagnie 52 000 000 de loyer pour lui reverser par ailleurs 36 000 000 de rente, on l'autorisait à opérer de plein droit le retranchement, de sorte qu'elle n'aurait à décaisser que 52 000 000 moins 36 000 000, soit 16 000 000 par an. En bref l'emprunt de 1 200 000 000 de livres peut s'analyser comme un emprunt de l'Etat par personne interposée de la Compagnie des Indes qui empruntait dans le public pareille somme au même intérêt. Mais les modalités de l'opération demandent à être étudiées d'encore plus près : le prêt de la compagnie à l'Etat, ainsi qu'il ressort de l'arrêt du 31 août 1719 (113), ne s'effectuait pas par la remise au Trésor d'une somme de 1 200 000 000 de livres, mais d'après le mécanisme suivant : les porteurs d'anciennes rentes et 206

autres vieux papiers, comme les actionnaires des fermes, remettaient leurs titres au garde du Trésor royal qui leur délivrait en contrepartie une assignation sur le caissier de la Compagnie des Indes; l'article 8 spécifiait que "tous les susdits payements seraient faits par la Caisse de ladite Compagnie des Indes, ou en billets de banque, ou en espèces au choix des parties" et déclarait une fois encore solennellement "qu'il n'y aurait auxdites espèces ni affaiblissement de titre ni diminution de prix". Or, en dépit de cette promesse, on devait assister une fois de plus à l'orchestration savamment mise au point et toujours remise en chantier avec le même succès, à l'effet d'inciter le public à préférer les billets aux espèces : tandis que par des arrêts des 12 septembre (114) et 24 octobre (115), le plafond de l'émission était porté à 640 000 000 pour être le 29 décembre (116) porté à 1 000 000 000, un arrêt du 23 septembre (117) réduisait le louis d'or à 33 livres en étendant cette réduction non seulement au marc d'or fin ramené à 720 livres et au marc d'or monnayé ramené à 660 livres, mais aussi aux matières d'argent dont le marc fin à 12 deniers tombait à 50 livres 12 sols 4 deniers 4/11 et le marc d'écu à 46 livres 8 sols. Ainsi, plus la monnaie de métal était discréditée, plus les détenteurs de rentes et d'anciens papiers qui portaient leurs titres en remboursement devaient-ils être tentés de demander au caissier de la Compagnie des Indes, plutôt que des espèces dont la valeur fondait de jour en jour, des billets de banque qui avaient au moins toujours le mérite de représenter la même somme en numéraire. De toute cette mécanique, il ressort très simplement que la Compagnie des Indes s'acquittait du prêt de 1 200 000 000 qu'elle avait fait au roi en remboursant les créanciers de l'Etat avec du papier que la Banque fabriquait à la cadence de ses presses, tandis qu'elle s'adjugeait le bail des fermes moyennant un loyer effectif de 16 000 000 de livres. A la veille de l'opération les sentiments des milieux étrangers restaient encore très réservés : le 21 août, Sellentin écrivait que les actions étaient à 670%, soit à 3 350 livres, de sorte que ceux qui avaient souscrit en billets de l'Etat profitaient à 608%, leurs billets ayant été alors reçus à 62% de perte, mais il ajoutait : "J'ai souvent tenté de pénétrer dans le mystère pour voir en quoi consiste un avantage si considérable qui fait hausser en moins de quatre mois les actions au-delà de ce qu'elles pourraient valoir, si le Mississipi était cinquante fois plus riche (car il ne donne que très peu de soie et on est obligé d'y porter tout ce qui est nécessaire pour la subsistance des colonies) qu'il n'est... le bénéfice de la marque et l'union projetée des fermes du roi et des postes à la compagnie ne sauraient jamais produire l'intérêt de 800 millions (car 125 millions de souscriptions pour le Mississipi et 25 millions pour la Compagnie d'Orient sur le pied d'aujourd'hui de 670 pour cent font à peu près 800 millions. 207

"Outre les 800 millions d'effets qui sont effectivement dans le commerce, il y a encore 400 millions sur les Fermes et la Banque, de sorte que la vie de Law roule sur 1 200 millions, et si l'on doit ajouter foi à ce qu'il avance, lesdits effets seront l'année prochaine à deux milliards. "Si M. le Régent venait à manquer ou que M. Law prit la peine de déloger on verrait le peuple beaucoup plus misérable qu'il n'était à la mort de Louis XIV car où trouver le paiement de tant de millions attendu qu'il n'y en a que 700, argent monnayé dans tout le commerce de France dont il n'est passé dans les Hôtels de monnaie pendant la dernière refonte que 4 0 0 . . . ceux qui ont de l'esprit vendent le papier, amassent de l'argent monnayé en de bonnes t e r r e s et évitent par là le malheur qui tombera sur ceux qui seront les derniers porteurs". (118) Le 31 août 1719 paraissait un a r r ê t ordonnant le remboursement de toutes les rentes perpétuelles sur l'Hôtel de Ville, valeurs de père de famille qui depuis des années garnissaient les portefeuilles de tout épargnant respectable en France et même à l'étranger. Les anciennes rentes perpétuelles sur les aides et gabelles, les tailles, les recettes générales, le contrôle des actes et sur les postes étaient supprimées à compter du 1er janvier 1720 et r e m boursées dans les formes prévues en assignations sur le caissier de la Compagnie des Indes en déduction des 1 200 000 000 que la Compagnie s'était engagée à prêter à Sa Majesté. Les porteurs des actions sur les fermes étaient remboursés dans les mêmes conditions; les billets de la caisse commune des emprunts et les billets de l'Etat étaient payés de même manière que ces derniers et devaient être brûlés. Après l'absorption des fermes et le tour de passe-passe du prêt de 1 200 000 000 à l'Etat, Law et sa compagnie continuaient sur leur lancée. Le 13 septembre, un premier a r r ê t autorisait l'émission de 50 000 000 d'actions (119) émises à 5 000 livres chacune, payables en dix paiements en espèces eu en billets; le 26 septembre, il était stipulé que les actions ne seraient plus délivrées qu'à ceux qui p r é senteraient pour les acquitter le 1/10 comptant en billets de l'Etat, de la Caisse des emprunts, et autres papiers plus ou moins dévalorisés et 9/10 en pareils effets, ce qui avait naturellement provoqué des spéculations annexes sur ces papiers. (120) Le 28 septembre était lancée une nouvelle émission de 50 000 000 (121) et le 2 octobre une troisième de 50 000 000 (122), soit en tout 150 000 000 de nouvelles actions. Tant de sensations, tant de centaines de millions remuées devaient nécessairement engendrer une mise en condition propice. Le 11 septembre, Sellentin qui s'intéressait de plus en plus aux affaires financières et semblait peu à peu gagné par l'euphorie gé208

nérale, tout en adressant à son maître une des épigrammes qui couraient les rues aux dépens du sorcier écossais, lui décrivait ainsi le climat qui régnait après l'édit de remboursement des rentes : "Autant le public s'est écrié depuis la mort de Louis XIV sur le peu d'argent qui roulait dans le commerce, autant il se plaint à présent sur la quantité que chacun a depuis le remboursement des rentes, ne sachant pas où le placer sûrement et avec avantage. Toute la ville en est alarmée. A voir courir les particuliers à s'offrir leurs biens les uns aux autres, on dirait qu'il n'y a rien de plus embarrassant que la richesse et depuis que les papiers occidentaux sont montés si haut (portant actuellement à 900) et que les rentes de l'Hôtel de Ville se finissent, on ne distingue de loin rien plus facilement qu'un visage actionnaire d'avec un rentier tant l'un est mécontent et l'autre satisfait". Le chargé d'affaires écrivait que la Compagnie des Indes songeait encore à s'annexer les fiacres et les cafés et que Law avait même demandé au comte de Toulouse, grand amiral de France, de faire cession à sa compagnie des droits perçus par l'amirauté. "Ce prince, ajoutait-il, a demandé quelque temps pour réfléchir de sorte que s'il /Law/ obtient sa demande, tous les revenus du royaume seront sous la direction d'un seul homme qu'on comptait pendre il y a un an. Tel est le génie de la nation française. " (123) Le 18 septembre, il rapportait toujours les mômes bruits qui ne pouvaient que contribuer à renforcer le crédit de la compagnie et rehausser le cours des actions : "On prétend qui suivant le système que Law a proposé à M. le Régent il est démontré que l'augmentation des revenus du Roi montera à plus de cent millions et que cette nouvelle manière d'impôts sera moins à charge au peuple que celle dont on s'est servi jusqu'à présent. Le temps décidera de la solidité du projet qui selon l'esprit ordinaire de l'homme paraît impossible. "Les actions de la Compagnie sont à 1 030. On veut qu'une augmentation si considérable provient de l'union des droits de l'amirauté à la Compagnie en question, et qu'elle donne au comte de Toulouse un revenu annuel sur le pied qu'il n'a jamais pu pousser. " (124) Le 22 septembre, la fièvre n'était pas tombée : "Les nouvelles soumissions, mandait le chargé d'affaires, gagnent aujourd'hui 150, c'est-à-dire que celui qui en prend par exemple pour un million dont il doit payer cent mille livres par mois en dix paiements égaux, trouve 150 000 livres de profit s'il veut céder sa soumission; ainsi les nouvelles actions sont à 1 150 alors que les anciennes ont baissé de 1 100 où elles étaient jusqu'à 900. "Le commerce de ces billets est si commun, que depuis les Princes jusqu'au dernier manœuvre, tout agiote et Law sait si bien profiter de cette rage qu'on prétend qu'il va créer des actions payables en vieilles espèces et d'autres en vaisselle d'argent pour ne point manquer de monnaie pour les matières que la compagnie des 209

Indes a entreprises. "Il s'est aussi fait porter un état des revenus des Hôpitaux du royaume, et il trouve le moyen de nourrir les pauvres de la moitié dudit revenu mieux qu'ils ne l'ont été par le passé. . . ". Tous ces grands projets ne dissipaient pas le pessimisme que le diplomate prussien laissait percer dans sa conclusion (125) : "Le dessein en est fort bon pourvu que l'exécution suive et en cas il aura le titre de Directeur Général des Hôpitaux de France charge qui peut-être en autre temps sera plus que nécessaire dans le royaume", et d'illustrer cette sombre prédiction par ce quatrain qui courait les rues : En En En En

mil mil mil mil

sept sept sept sept

cent cent cent cent

dix-neuf tout neuf vingt tout bien vingt et un tout commun vingt-deux tout gueux.

On peut se demander de quelles délibérations, de quels échanges sortent ces "arrêts du Conseil" qui élévaient sur un rythme accéléré le plafond des émissions et le nombre des actions; certainement pas du conseil de Régence où ils ne semblent jamais avoir été agités et qui était d'ailleurs en vacances (126) dans la période cruciale de septembre-octobre 1719, non plus que du conseil de Finance ou du Conseil d'Etat. M. d'Argenson lui-même n'en avait connaissance que par les exemplaires que prenait soin de lui adresser très régulièrement pour information, sans aucun commentaire, M. Raudot, directeur. (127) La correspondance du responsable des finances laisse parfois percer une pointe d'amertume : "Si je suis consulté, je rendrai volontiers tous les bons témoignages que vous méritez", écrit-il le 2 septembre 1719 à un correspondant qui sollicite une place dans la nouvelle régie des fermes et, le 10 novembre, à un autre solliciteur "Le changement arrivé dans les fermes et dans les sous-fermes qui ne sont plus qu'en direction me fait croire que mes discours et mes soins ne suffiront pas pour vous maintenir dans votre emploi". (128) On trouve dans les archives du Limbourg trace des échanges, apparemment assez fugitifs, qui donnaient naissance à cette législation un peu cahotante : sur un petit billet non daté d'une écriture qui n'est d'ailleurs pas celle de Law - non plus que celle de d'Argenson, ni de Fenellon, inspecteur général de la Banque, on peut lire les lignes : "Il faut faire un arrest qui ordonne la fabrication de billets de banque pour la somme de L 758 400 000 qui seront composés de 66 registres de billets imprimés de six cent billets chacun numérotés depuis le n° 43 801 jusqu'au n° 83 400 inclusivement et 453 registres de billets de 1 000 aussi imprimés de 800 billets chacun numérotés depuis le n° 432 801 jusques et y compris le n° 815 200 faisant ensemble la somme de sept cent cinquante-huit millions quatre 210

cent mille livres"; et suivant immédiatement les derniers mots, de l'écriture du Pégent : 'Taon exp l'arrest : P.O. " . (129) Pendant compte du "déballage" qui, au lendemain de la chute, agita le conseil de Régence, Saint-Simon apporte quelque éclairage sur ce mécanisme : "M. le duc d'Orléans, relate-t-il, expliqua que l'excédent des billets de banque avait été fait par des arrêts du conseil rendus sous la cheminée; que le grand malheur venait de ce que M. Law en avait fait pour douze cents millions au-delà de ce qu'il en fallait... ". (130) Cette complaisance n'était pas l'effet de la seule passivité du prince ou du moins cette passivité était-elle assez largement entretenue. Des documents figurant aux archives du Limbourg, il ressort que, dans les mois de septembre-octobre jet novembre 1719 qui concordent avec les trois nouvelles émissions de 150 000 000 d'actions et avec de nouvelles "conquêtes" de la Compagnie des Indes, le Régent avait signé à Law trois reçus d'un montant total de 550 000 livres, savoir 150 000 au 7 septembre, 150 000 au 13 octobre, et 250 000 au 10 novembre 1719, et que dans le même temps - le 6 septembre exactement - l'Ecossais consentait au duc de Chartres une avance de 900 000 livres dont on trouve trace au répertoire de Me Lefèvre, son notaire. (131) C'est à cette époque aussi que le chevalier de Vendôme, grand prieur de Malte, "vieux ivrogne de soixante-quatre ou cinq ans, pourri de vérole, vivant de rapines, sans autres fonds de bien que le portefeuille qu'il s'était fait", ainsi que le dépeint sans flatterie Saint-Simon et qui, de surcroît, "avait tiré infiniment de L a w . . . son ami et son confident", imagina de procurer au chevalier d'Orléans, fils du Régent et de la comtesse d'Argenton, le grand prieuré de France dont il était titulaire; "Le marché en fut bientôt fait et payé gros", écrit encore Saint-Simon. "Pas un de ceux qui y rentrèrent de part et d'autre n'étaient pas pour en avoir plus de scrupules que du marché d'une terre ou d'une charge, et l'ordre de Malte ni le grand maître, pour oser refuser un régent de France. " (132) On trouve dans les archives de Maëstricht traces des retombées de cette opération, telles aux 8 et 13 décembre la remise à un sieur Couvrette de deux sommes de 50 000 et 150 000 livres destinées au grand prieur et faisant suite à un règlement du 26 novembre au commandeur Perot de 120 000 livres "pour le vacant et mortuaire du Grand Prieuré de France", outre diverses gratifications que le Régent faisait accorder aux uns ou aux autres. Il est bien évident que, comblé de telles prévenances, le prince pouvait malaisément refuser d'apposer son paraphe aux petits billets qu'on lui faisait passer de temps à autre. Plus la Banque émettait de billets, plus il était nécessaire, d'une part, d'appréhender tout le métal disponible pour faire face aux de211

mandes de remboursement, d'autre part, de se défaire de ceux qui, concentrant entre leurs mains une grande quantité de ces billets, pouvaient du jour au lendemain faire crouler l'entreprise en exigeant des paiements massifs en espèces. Les Paris et leurs fermiers ayant été mis hors de course, les grands dépositaires de fonds étaient les receveurs généraux qui avaient soutenu la Régence dans ses premiers jours d'existence et dont le duc de Noailles, assisté d'Antoine Paris, avait très méticuleusement réglementé les mécanismes de comptabilité et de contrôle. Un arrêt du 12 octobre 1719 - qui, par une délicate attention, concordait jour pour jour avec celui qui, quatre ans plus tôt, avait fourni à un gouvernement totalement impécunieux les moyens de son "démarrage", disposait "qu'il importait que le recouvrement des deniers se trouvât dans les mômes mains pour en faciliter la perception" et ordonnait que, dès la publication, les recettes seraient faites par ceux qui seraient commis et préposés à cet effet par commission. Mais à peine avait-on retiré aux uns la délégation de pouvoir - effectivement exorbitante - dont ils jouissaient qu'on s'empressait de la transférer aux autres. En effet, "persuadé de l'attachement de la Compagnie des Indes à l'intérêt de l'Etat et au public", le roi lui conférait le privilège de présenter ceux "auxquels Sa Majesté attribue/rait/ les mômes droits, remises et taxations dont jouissaient lesdits receveurs lesquels seront par eux perçus au profit de la compagnie qui demeurera responsable de leur maniement". Ainsi, la Compagnie des Indes, par ses commissaires préposés, bénéficiait des mômes avantages accordés aux receveurs généraux avec cette différence qu'elle n'avait pas à acheter leurs charges. Pour la liquidation des comptes, les receveurs généraux devaient présenter aux commissaires nommés leurs quittances de finances et autres titres de propriété, et les comptes apurés étaient soumis aux gardes du Trésor royal qui leur remettaient des récépissés sur la caisse de la Compagnie des Indes, laquelle les réglerait en déduction de l'avance qu'elle s'engageait de fournir à l'Etat (133) et qui était d'ailleurs, par un arrêt du même jour, portée à 1 500 000 000 de livres "pour satisfaire aux supressions que Sa Majesté a faites et à celles qu'elle a dessein de faire"; la rente constituée en remboursement à la compagnie par le roi se trouvant du même coup portée de 36 000 000 à 45 000 000, de sorte que la compagnie n'avait plus à décaisser annuellement pour le bail des fermes, que 52 000 000 moins 45 000 000 ou 7 000 000. Le 26 octobre, un nouvel arrêt ordonnait aux receveurs de remettre à la Banque les fonds de la Caisse commune, les autorisant toutefois à garder dans leurs caisses particulières les effets que le Trésor leur avait fait distribuer pour le paiement des dettes qu'ils avaient contractées pour le service, à charge d'acquitter les billets, lettres de change, rescriptions. 212

Mais comme Law et ses amis aimaient assez décocher le coup de grâce aux adversaires qu'ils avaient vaincus, ils firent délivrer aux receveurs dépossédés, à titre d'effets, les 30 000 000 d'actions des fermes qui leur avaient été attribués par les frères Paris en contrepartie de leurs billets et, considérant que nantis de ces papiers ils étaient en état de payer leurs créanciers, on supprimait d'un trait de plume la surséance qu'on leur avait accordée en 1715. (134) Ainsi occupés à régler sans atermoiement tous leurs billets passés et présents, les receveurs n'auraient-ils sans doute pas le loisir de tenter contre la Banque ou la compagnie la riposte qu'un malin ressentiment aurait pu leur dicter. Au demeurant, malgré des résistances des intéressés, l'administration des recettes générales continua d'observer les règles de comptabilité et contrôle mises au point par les Paris (135) et les commissaires nommés en remplacement des receveurs généraux observèrent la même forme d'administration. Tout çe crédit donné à la Compagnie des Indes, la prise enfin confirmée du port de Pensacola survenue le 9 juin, cette jonglerie de millions qui fascinait le public, tout cela ne pouvait que maintenir et même relancer la montée vertigineuse des titres et le rythme des souscriptions. Le 4 octobre 24 000 actions nouvelles avaient été émises sans arrêt. "Les actions de la Compagnie d'Occident, écrit le 23 octobre Sellentin, sont cause qu'on ne parle de rien d'autre et jamais on a vu que le public ait été si stérile en nouvelles. Elles sont actuellement à 300 de gain, de sorte qu'une personne qui a payé 10 000 livres pour le premier mois des 100 000 livres de souscription, en reçoit 33 000 argent comptant, l'acheteur se charge de fournir les autres neuf paiements. Les actionnaires s'attendent qu'elles hausseront encore avant qu'il soit peu.. . Les étrangers se servent avec le même empressement que les régnicoles. L'on sait même que les ambassadeurs et ministres qui sont à cette cour s'y mêlent et entre autres l'ambassadeur du Portugal, l'envoyé de Holstein-Gottorp et le ministre du duc de Lorraine.. . " "La rage du peuple pour avoir des actions de la Compagnie des Indes, écrit-il encore, est si grande que plusieurs fois Law a été obligé de barricader ses portes et d'y mettre des gardes pour empêcher la foule de commettre quelques désordres... C'est, ajoutet-il, /les laquais de Law/ qui disposent des grâces et leur recommandation vaut mieux que celle des plus honnêtes hommes du mond e . " (136) Dans les derniers mois de 1719, on voit se dessiner dans la courbe des prix deux tendances, apparemment contradictoires, l'une vers la hausse, l'autre vers la baisse. La première est spontanée; elle est la conséquence inéluctable de la multiplication des signes monétaires et commence à se mani213

fester dès le 10 novembre 1719, date à laquelle le chargé d'affaires de Prusse, Sellentin, écrit : " . . . on ne sait point à quoi employer son argent les fonds de terre étant d'un prix si exorbitant qu'ils ne rendent tout au plus que 2% d'intérêt... la dépense est augmentée de plus de trois quarts. On paie actuellement un carrosse tant soit peu propre cinq cents livres par mois; les domestiques et le reste à proportion". (137) Mais, dans le même temps, s'amorce une politique d'inspiration libérale et même sociale tendant à provoquer une baisse des prix par une diminution ou une suppression des droits sur les denrées et l'élimination des officiers ou traitants qui percevaient un péage. Un édit de septembre 1719 supprime les officiers établis sur les ports, quais et halles de Paris et abolit les droits par eux perçus sur les volailles, gibiers, cochons de lait, agneaux, chevreaux, bœufs, beurre introduits dans la capitale (138); des lettres de patentes du 10 octobre suivant rendues sur arrêt du Conseil du même jour abolissent les droits de gros et du huitième sur les vins et autres boissons amenées, vendues et consommées à l'intérieur de Paris (139); un édit du 28 octobre porte exemption des droits sur les grains et légumes qui se transportent dans les diverses provinces du royaume. (140) Une ordonnance de police du 6 octobre réprime les abus commis par les intermédiaires accapareurs et petits monopoleurs qui empêchent la population de profiter de ces suppressions (141); elle est suivie d'une ordonnance du 27 diminuant le prix du suif et de la chandelle. (142) L'exposé des motifs qui éclaire ces mesures prouve à n'en pas douter que celui qui les a prises ou inspirées est parfaitement instruit de la vie quotidienne du menu peuple, des tours et des exactions dont il est victime de la part de ceux - regrattiers, rôtisseurs, forains - qui gagnent à ses dépens, par exemple en retenant les volailles avant l'ouverture du marché pour les revendre ensuite avec bénéfice, en commençant la vente avec retard ou en l'interrompant prématurément pour obtenir de meilleurs prix. Tous ces documents permettent de situer avec précision le responsable de cette politique qui est, non pas Law dont les préoccupations essentiellement rentables se situaient à un autre niveau, mais d'Argenson, toujours théoriquement responsable des finances et qui, en sa qualité d'ancien lieutenant de police - charge qu'il avait transmise à son fils cadet - était fort averti des abus qu'il s'efforçait de réprimer. Ces diverses dispositions étaient d'ailleurs l'application méthodique d'une politique de libre échange dont l'ancien lieutenant de police était le protagoniste et dont on trouve l'expression dans sa correspondance; le 28 septembre, il rappelle à M. de Brou, intendant en Bretagne, "qu'il y a permission de sortir les blés d'une province à l'autre en payant les droits"; le 15 novembre, il s'empresse de faire connaître au même fonctionnaire que ces droits sont suppri214

més d'une province à l'autre, "aussi, ajoute-t-il, convient-il au bien commun qu'elles se puissent secourir mutuellement ce qui me fait toujours résister aux propositions qui ont été faites de défendre la sortie des grains d'une province à l'autre". (143) Les premiers effets de cette politique libérale furent bien accueillis. Buvat rapporte que dès le 17 septembre "les charretiers qui amenèrent du foin furent agréablement surpris de ce que les commis qui étaient aux barrières n'exigeaient plus que cinq sols par cent, au lieu de quatre livres quinze sols qu'ils leur faisaient payer auparavant. Le 19, les chasse-marée ne le furent pas moins, de ce qu'on ne voulut pas leur délivrer aux barrières de laissez-passer pour ce qu'ils amenaient de marée. Le public fut réjoui parce que le charbon fut réduit à deux livres quinze sols le sac au lieu de quatre livres dix sols, et parce qu'on allait avoir trois voies de bois pour ce qu'il en coûtait auparavant pour deux voies". Il rapportait en même temps que les jurés vendeurs de marée "furent comme au désespoir de la suppression de leurs offices qui leur rapportaient des profits immenses, outre le^ plus beaux poissons qu'ils avaient pour rien à leur choix et que même mécompte éprouvait les officiers mouleurs de bois, vendeurs et jaugeurs de vin, mesureurs de grains et de farine, de charbon et de chaux, de metteurs à port et de plancheurs, de vendeurs de foin, d'auneurs de toiles, d'inspecteurs et langueyeurs de cochons, e t c . " . (144) Cependant, le flux toujours montant de papiers devait retentir à un tel point sur les prix, qu'il finit par annuler les effets bénéfiques des réductions de droits. Le 18 décembre, Sellentin écrivait : "Comme l'affluence du monde de tous côtés continue et que la ville est tellement remplie de monde qu'on y est trop heureux de trouver encore des caves ou les moindres recoins des maisons pour se loger la cherté est si grande qu'il n'y a plus moyen d'y résister. Le tout est augmenté des trois quarts et les carosses qu'on paie à raison de six cent livres par mois est ce qu'on a de meilleur marché à proportion du reste". (145) Buvat note le même mouvement en en recherchant les causes : "On attribuait aux changements fréquents, aux augmentations et aux diminutions d'espèces, écrit-il fin décembre, . . . le prix excessif auquel les denrées et les marchandises de toutes sortes étaient montées depuis quelque temps", et de noter parmi les prix qui avaient renchéri, celui des transports de bois et de foin, du pain mollet (5 sols la livre), de la viande de boucherie (10 et 12 sols la livre), du beurre frais (25 sols la livre), des poulardes (50 sols pièce). (146) Mais il n'en reste pas moins que les rectangles de papier auxquels trois années d'une sage exploitation de la Banque, suivies d'un intense tapage publicitaire, avaient donné cours et crédit permettaient au gouvernement de faire face à ses paiements, d'investir, d'accorder des diminutions de droits et d'impôts, tous actes 215

générateurs d'une relance économique. "On travaille actuellement, écrivait le 9 juin Sellentin, au rétablissement de la Marine et M. le Régent en a augmenté le fonds de 4 millions à prendre sur l'augmentation des fermes du roi et sur les profits de la Banque Royale. " (147) "Le fonds, ajoutait-il le 4 août, est près de 12 millions dont on employera chaque à la construction et au radoubement des vaisseaux de sorte que l'année prochaine il y aura un changement considérable". (148) Le 21 août, il rapportait cette information : "Law délivra cette semaine l'argent pour la remonte de la cavalerie" (149); et sans doute le budget de l'armée ne cessa-t-il d'être alimenté car dès la fin de l'année on devait voir se succéder les augmentations d'effectifs. Un arrêt du 28 octobre 1719 modérant les droits d'entrée sur le charbon de bois en provenance des trois royaumes de Grande-Bretagne (150) avait contribué à fournir à des manufactures en langueur l'énergie qui leur était nécessaire. Enfin, on voit surtout se développer grâce à l'abondance de capitaux des entreprises - dans lesquelles la noblesse est d'ailleurs la première à investir - destinées à améliorer le réseau des voies navigables du royaume. Après le canal du Midi au siècle précédent, le duc de Noailles en association avec le duc d'Antin et le duc de Brancas avait fondé en 1716 une société pour l'aménagement des eaux de la Durance, entreprise à laquelle il avait par la suite renoncé (151); le 1er novembre 1719, c'est le duc d'Orléans lui-même qui, par des lettres en forme d'édit, se fait accorder ou à ses ayants cause "la faculté de faire construire à ses frais un canal sur la rivière Loing depuis les canaux de Briare et d'Orléans jusqu'à la Seine avec attribution des droits et la propriété incommutable à perpétuité". (152) "On a proposé, écrit le 10 novembre Sellentin, un plan à la Cour pour rendre la rivière de Loing navigable en tout temps. Ce plan a été agréé et il paraît actuellement des affiches imprimées pour mettre cette entreprise au rabais. On fera pour cela un canal depuis Montargis jusqu'à la Seine où le Loing décharge. En même temps on travaillera à faire une plus grande quantité d'eau dans les canaux de Briare et d'Orléans qui amèneront les bateaux jusqu'à Montargis de sorte qu'en quelque saison que ce soit, excepté pendant les glaces, toutes les voitures par eau qui remontent le Loing arriveront sans nul obstacle à Paris. " (153) Le 8 décembre, il écrit encore : "On a proposé à M. le Régent un plan pour pratiquer un canal depuis Paris jusqu'à Rouen pour la facilité du commerce de sorte que les bâtiments pourront venir en droiture de l'une et l'autre ville en tout temps; la proposition a été goûtée et l'Etat se chargera de la dépense". (154) Crozat, toujours apte à saisir les nouvelles orientations de l'économie et à disposer ses investissements en conséquence, trouvera d'ailleurs dans ces grands travaux l'occasion de "reconvertir" 216

sa fortune. Le 29 décembre 1719, deux importantes mesures étaient prises qui semblaient aller à première vue dans le sens d'une libéralisation du commerce : le roi instituait la liberté du commerce du tabac et celle du commerce des chanvres, mais à examiner attentivement la première de ces dispositions, on s'aperçoit que si la compagnie renonçait au monopole qu'elle exploitait sous la dénomination bail Ladmiral, elle se voyait en contrepartie attribuer, et moyennant le même loyer de 4 020 000 livres par an, la perception des droits d'entrée sur les tabacs importés de l'étranger; or ces droits étaient modulés de telle manière que fixés à 300 livres le quintal pour la tabac d'Espagne en poudre, à 150 livres pour celui du Brésil, à 75 livres pour celui de Virginie et à 60 livres pour celui de Saint-Domingue - qui était en dehors du monopole de la compagnie - ils étaient très modestement ramenés à 25 livres pour le tabac de la Louisiane pendant toute la durée du privilège. Enfin, pour que ce tabac si protégé fût à l'abri de toute concurrence extérieure, on supprimait purement et simplement la liberté des plantations dans le royaume. (155) Quant à la liberté du commerce des chanvres, elle était limitée à l'intérieur du royaume, l'exportation restant interdite. La Compagnie des Indes en s'engageant à fournir à prix coûtant au roi les chanvres nécessaires à son service, était autorisée à ouvrir un certain nombre d'entrepôts où elle achèterait aux particuliers à un prix fixé pour chaque établissement, et qui gravitait de 30 à 35 livres le quintal, avec cette circonstance que les chanvres portés dans ses magasins seraient exemptés des droits de ferme, d'octrois locaux et de péages. (156) Ainsi s'assurait-elle pratiquement le monopole des achats en imposant ses prix aux vendeurs. A la pointe de l'automne 1719, une curieuse épidémie parut se répandre dans les milieux de l'aristocratie anglaise. Lord Londonderry et William Pitt éprouvèrent le besoin de se soumettre à un check-up des célèbres médecins de Montpellier; Peterborough de reprendre le cours très momentanément interrompu de ses rallyes diplomatiques, lord Belhaven, confident du prince de Galles, bientôt suivi de son frère, le comte de Queensberry, autrefois associé dans la compagnie écossaise de Darien, de venir s'entretenir avec son compatriote John Law; lord Islay, frère du duc d'Argyle, ancien et haut protecteur du directeur de la Compagnie des Indes et lord Duffus qui avait dénoncé la conspiration de Gyllenborg jugèrent bon de vivifier leurs poumons à l'air du continent. Il n'est pas jusqu'à Daniel Pulteney commissaire du "board of trade" et au banquier John Lambert, Français réformé émigré en Angleterre et riche exportateur de laine, qui ne crurent opportun d'accomplir un pèlerinage dans la France de la Régence. (157) 217

Que venaient faire tous ces personnages au moment où la nouvelle Compagnie des Indes prenait son essor et multipliait ses "souscripteurs" ? Indiscutablement, jouer, mais il apparaît que le jeu n'était pas exactement le môme pour les uns et pour les autres. Certains, comme les habitués de la rue Quincampoix et les Genevois, les Prussiens, les Hollandais qui commençaient à se joindre à eux, venaient tout simplement pour réaliser une honnête marge bénéficiaire et ramener par toutes les voies possibles leurs capitaux en Angleterre. Tel était notamment le cas des EcossaisIslay et Belhaven - ce dernier tant pour lui que pour le prince de Galles (158) -, mais pour d'autres, Londonderry, Pitt, John Lambert, il apparaît que le jeu était plus compliqué. Il n'est pas douteux en effet que, grisé par son triomphe, Law ait - instinctivement - éprouvé le besoin de défier une patrie qui l'avait méconnu, condamné, contraint à l'exil et qui lui avait, de surcroît, refusé sa grâce, et même de se venger d'elle, non seulement en l'éblouissant de ce qu'il accomplissait pour autrui mais aussi, comme Stair et Craggs l'avaient fort justement perçu, en ruinant son crédit. A la fin du mois d'août, quand le cours des actions avait momentanément fléchi, l'ambassadeur d'Angleterre avait laissé paraître l'aversion que lui inspirait l'entreprise de son compatriote et ami en en dressant par anticipation une sorte d'oraison funèbre : "Le Mississipi, écrivait-il le 20 août, commence à chanceler; les actions tombent et il n'y a plus d'acheteur ce qui est arrivé par l'imprudence de Law et son désir illimité de gain. Il a monté les actions à un très haut prix parce qu'il fallait environ 40 000 000 pour payer les intérêts à 4%. Quand les Français, peu à peu, commencèrent à faire ce calcul et pénétrèrent qu'il était impossible que le Roi pût toujours trouver son compte à fournir annuellement une telle somme pour soutenir le Mississipi, ils se sont aperçus qu'ils avaient été trompés. (159) Mais quelques jours plus tard, découragé de voir que ses funestes prédictions ne se réalisaient pas, du moins dans l'immédiat, et que les cours se reprenaient à monter, il passait d'un extrême à l'autre et, devant le succès de l'opération, songeait à abandonner son poste. "Désormais, écrit-il, considérez Law comme le premier ministre dont le discours quotidien est qu'il veut éléver la France à une hauteur plus grande qu'elle n'a jamais été sur la ruine de l'Angleterre et de la Hollande. Vous pouvez imaginer aisément que je ne serai pas un ministre pour en arriver là. Il est très fâché contre moi parce que je n'ai pas flatté sa vanité en plaçant dans le Mississipi. Je n'ai pas pensé qu'il appartenait à un ambassadeur du roi de représenter une telle chose et de donner aux autres l'exemple de retirer ses biens d'Angleterre pour les investir dans les fonds ici, 218

exemple qui aurait été suivi promptement par plusieurs... (160) "Je viens maintenant à prendre note d'une chose qui d'après moi est à prendre grandement en considération qui est l'esprit, la conduite et le discours de l'homme qui à partir de maintenant doit être regardé comme le premier ministre et qui est M. Law. Il dit dans tous ses discours qu'il veut placer la France plus haut qu'elle n'a jamais été auparavant et la mettre dans une situation telle qu'elle donne la loi à toute l'Europe; qu'il peut ruiner le commerce de l'Angleterre et de la Hollande chaque fois que cela lui plaft, qu'il peut briser notre banque chaque fois qu'il en a l'intention et notre Compagnie des Indes Orientales. Il a dit publiquement l'autre jour à sa propre table, en présence de lord Londonderry qu'il n'y avait qu'un grand royaume en Europe et une grande ville et que c'était la France et Paris. Il dit à Pitt qu'il voulait mettre bas notre Compagnie des Indes Orientales et entra en pourparlers avec lui pour lui régler en douze mois de là 100 000 livres de capital à 11% au-dessous du cours. Vous pouvez imaginer ce que nous avons à craindre d'un homme d'un tel caractère qui ne se fait pas de scrupules de déclarer de telles vues et qui aura tout le pouvoir et tout le crédit à cette cour. " (161) De tels avis ne pouvaient pas rester sans écho. Dans les milieux britanniques, deux tendances se manifestaient; dans l'entourage du roi qui était à Hanovre, et notamment sous la plume du toujours amène lord Stanhope, une satisfaction plus ou moins sincère : "Je ne peux finir... sans me réjouir, écrivait le 8 octobre à Dubois celui qui n'avait alors que les fonctions de secrétaire d'Etat au département du Nord, avec Votre Excellence de l'heureux état où se trouvent vos finances. Leur rétablissement si prompt et si surprenant fait l'admiration de toute l'Europe et il m'affecte d'autant plus que l'on n'y pouvait parvenir que par l'union de nos deux maîtres dont vous êtes l'auteur et le soutien". (162) Mais les sentiments étaient beaucoup moins chaleureux dans les cercles d'affaires londoniens. Dans les "Nouvelles de Londres" du 5 octobre, on pouvait lire les lignes suivantes : "La Compagnie des Indes de France et celle des Indes Orientales d'Ostende. .. /fondée dans les Pays-Bas sous l'impulsion de l'empereur Charles VI/ donnent de plus en plus de jalousie aux compagnies anglaises et hollandaises qui depuis longtemps ont établi un si riche commerce dans ce pays-là, ce qui fait aussi qu'elles cherchent les moyens pour le faire échouer dans leurs entreprises... Nos marchands de la Virginie qui sentent aussi que cette compagnie va ruiner leurs plantations de tabac, sont pareillement fort jaloux de l'établissement que la Compagnie de France fait au Mississipi parce que la France qui annuellement achetait en Angleterre pour 200 000 livres sterling de tabac s'en pourra passer à l'avenir et en pourra faire au Mississipi beaucoup plus qu'on n'en consomme dans le royaume ce qui sera la ruine de nos plantations... On assure que les agents de la Compa219

gnie de France ont acheté outre le tabac, plus de 10 000 livres sterling de nos manufactures pour porter au Mississipi". (163) Enfin, le 23 novembre, Chammorel - que ses sentiments jacobites pouvaient, il est vrai, entraîner à quelque outrance - allait jusqu'à écrire : "Les discours que tiennent les marchands de cette ville sur les progrès étonnants de la Compagnie des Indes établie en France font voir que leur jalousie augmente tous les jours; quelques-uns d'entre eux disent hautement que si elle subsiste, elle absorbera entièrement le commerce de ce pays-ci et qu'on ne pourra dans peu se dispenser d'entrer en guerre avec la France pour arrêter le cours d'une prospérité si dangereuse pour l'Angleterre". (164) Sans aller jusqu'à cette extrémité, les milieux d'affaires anglais avaient mis au point trois répliques. La première consistait à mener le combat sur le terrain où Law l'avait placé : il voulait ruiner le crédit de l'Angleterre et jouer à la baisse les fonds anglais; on les jouerait à la hausse et on jouerait les actions de la Compagnie des Indes à la baisse; tel était le propos de certains de ceux qui partaient à Paris, également pour gagner de l'argent certes et qui même espéraient en gagner plus que les autres, mais qui ne limitaient pas là leur ambition. Tel était peut-être le dessein de Pitt à qui Law proposait une vente à terme - et à 11% de perte - des actions anglaises de la Compagnie des Indes Orientales (165), du chevalier John Lambert qui, en novembre 1719 avec deux spéculateurs français, jouait à la baisse contre un sieur Jean André 600 000 livres d'actions de la Compagnie française des Indes (166) et que Law finit par faire expulser en l'accusant de faire baisser les changes au détriment de la France. (167) Tel était aussi la position de lord Londonderry qui, le 29 septembre 1719, jouait à la hausse 100 000 livres sterling de fonds dans la Compagnie anglaise des Indes Orientales que Law jouait lui-même à la baisse. (168) Ce combat sur place était soutenu en Angleterre même par une entreprise qui semblait répondre aux vœux que lord Stair exprimait à la fin de septembre : "Nous devons nous engager à faire quelque chose de décisif en ce qui concerne le paiement de nos dettes publiques si nous n'entendons pas nous soumettre à la condition à laquelle M. Law veut mettre toute l'Europe". (169) Les milieux d'affaires comme les cercles politiques anglais étaient persuadés en effet que le crédit de leur nation ne pourrait résister aux menaces - supposées ou réelles - qui pesaient sur lui qu'à condition que la dette publique fût éteinte; c'est à cette fin que la Compagnie de la Mer du Sud qui avait été fondée en 1711 par lord Oxford et qui était concessionnaire du privilège de l'assiento avait à l'instigation de son directeur, sir John Blunt, proposé au Parlement de racheter les "annuités" constituées par l'Etat et de les convertir en actions. Autour de cette entreprise devait s'agencer immédiatement un jeu de spéculation analogue à celui qu'avait animé 220

la Compagnie des Indes en France; dès le 17 juillet, les "Nouvelles de Londres" rapportaient que les souscriptions de la Compagnie de la Mer du Sud venaient de commencer et qu'elles étaient remplies à concurrence de 520 000 livres sterling, la compagnie devant livrer ses titres à 114 livres pour chaque 100 livres de capital souscrit. (170) La lutte entre les deux compagnies était donc ouverte sur le terrain de l'appel aux capitaux et on pouvait prévoir que dans un stade ultérieur, elle pourrait se transposer sur le plan colonial, la Compagnie de la Mer du Sud ambitionnant de conquérir la Compagnie anglaise des Indes Orientales et la Compagnie française des Indes jouissant déjà du privilège du commerce à la mer du Sud. Enfin, la réaction des milieux anglais s'exprimait d'une troisième manière qui consistait à s'insérer, par l'intérieur, dans l'entreprise française et à y établir leurs compatriotes aux postes clés en qualité d'agents, de francs-tireurs, voire d'adversaires récupérables à plus ou moins brève échéance. C'est un Anglais, Edward Rigby, dépeint par Lucas Schaub comme "ancien capitaine de vaisseau dans notre flotte mais ayant été chassé d'Angleterre pour un crime extraordinaire" (171), qui, promu directeur de la Compagnie des Indes, prend l'administration du port de Lorient. Robert Neilson, fils du prévôt d'Edimbourg, est secrétaire particulier de John Law (172) et un des plus importants actionnaires de la Compagnie des Indes puisqu'à l'assemblée extraordinaire du 20 février 1720, son nom est mentionné après celui du maréchal de Villeroy, du ministre Le Blanc et de Cartigny. (173) Lord Duffus se voit décerner une commission de chef d'escadre de la compagnie et s'engage sous le nom de Scott (174); Robert Arbuthnot, l'énigmatique agent double de Rouen, est promu directeur des manufactures de toiles créées à Harfleur et à Charleval. (175) Une fabrique de montres anglaises fonctionne depuis deux ans à Versailles sous la direction d'un nommé Sulli, une fonderie s'est montée à Chaillot avec du personnel et un encadrement britanniques; un sieur Brossard, fameux fondeur de cuivre établi à Londres et qui a offert à Law de fournir à l'Etat français certaine quantité de cuivre raffiné d'Angleterre entre au service de l'affinage des monnaies et jouera un rôle important dans le maniement des petites espèces. (176) Enfin, c'est en septembre 1719 qu'arrive en France un personnage qui devait jouer dans le mécanisme du Système un rôle de premier plan encore très incomplètement mis en lumière. Le débarquement au Havre du William Law, frère pufhé du directeur de la Banque royale, est signalé par une dépêche de M. de Champigny du 17 septembre 1719 : "Le frère de M. Law a débarqué en ce port le 15 du mois avec Madame son épouse et sa famille d'un paquebot venant de Londres. Il doit partir demain pour aller à Paris". (177) Parlant de la hausse vertigineuse du papier qui agitait alors le monde de l'agiotage, le chevalier de Piossens écrit dans ses Mé221

moires : "C'est ce qui attira entre autres le frère du financier Jean Law qui dit en le présentant à Son Altesse Royale que les projets avantageux qu'il avait exécutés en France, c'était ce frère qui les avait formés à Londres... ". (178) Rien ne paraît plus vraisemblable que cette assertion. On peut même penser que les liens qui s'étaient formés à Londres en 1714 entre Anisson et surtout Fenellon, et les milieux du commerce, les avaient mis en rapport avec William Law et ses entours. John Law était voisin à Paris d'une famille de Varennes avec qui il était en relations d'affaires et d'amitié et Anisson logeait à Londres chez un couple du môme nom; il serait intéressant de suivre aussi les traces d'un nommé Georges Flint, incarcéré à Calais en mars 1719, qui écrivait le 13 février 1719 au ministre : "Après la dernière paix j'assistais à Londres M. Anisson et M. Fenellon vos commissionnaires pour le commerce... J'ai de plus informé M. Anisson de la mort de la feue reine six semaines auparavant qu'elle soit morte ce qui est fort remarquable en effet car elle mourut six semaines après". (179) C'est également avec William Law que Dubois avait été en rapports très étroits au cours de ses missions et à qui il demandait en toutes circonstances les subsides dont il avait besoin (180); c'est lui qui avait négocié sur la place de Londres les traites que la Banque générale lui avait envoyées et qui, en se chargeant à son arrivée en France des payements à l'étranger, devait soutenir le crédit international de l'entreprise et faire office de "Banquier de la Cour". Peu de temps après la création de la Banque en France, William Law qui résidait alors sur la paroisse Saint Brigh à Londres avait épousé Rebecca Dewe, fille d'un marchand de charbon qui demeurait dans la même paroisse; le mariage avait été célébré à l'église Sainte-Marie-Madeleine àOld Fish Street. (181) Cette union devait donner naissance à la dynastie des "Lauriston" illustrée par un maréchal d'Empire. Sur l'activité en France de l'illustre Ecossais, on peut lire dans un mémoire publié à sa requête : "Le sieur Guillaume Law se rendit en France sur la foi de l'établissement que son frère y avait fait et sur les promesses du ministère. Ses fonds y passèrent avec lui et y furent bientôt employés aux affaires de Votre Majesté ainsi que les livres de cette correspondance en font l o i . . . ". (182) William Law avait pour collaborateur dans sa tâche de "Banquier de la Cour" un Italien nommé Ange Grandi auquel il donnait pouvoir en septembre 1720 de se substituer entièrement à lui dans ses fonctions. (183) Après le départ pour la France de William Law, la correspondance de la Banque, à Londres, sera assurée par George Middleton qui était le banquier de la famille Stair. (184) George Middleton avait tenu une boutique à Saint Martin Lane, près de l'église 222

Saint-Martin de Londres. Dès 1692, on le retrouve associé avec John Campbell à l'enseigne des Trois Couronnes dans le Strand près de Hungerfort Market où ils font profession d'orfèvre et de banquier. John Campbell, qui était sans doute parent de la mère de John et William Law, mourut en 1712 en instituant pour son exécuteur testamentaire George Middleton qui avait épousé une Mary Campbell. Après la mort de John Campbell, un George Campbell prit sa place dans la société. (185) Middleton avait pour notaire Isaac Delpech de Londres et le 20 mars 1721, par procuration reçue par son ministre, il instituait pour son procureur à la liquidation "Jacques Campbell, Docteur en médecine, demeurant ordinairement à Londres". (186) Parmi les entours anglais de John Law, il faut encore mentionner un sieur Thornton, précepteur de son fils, désigné par Catherine Knowles, fort influent dans la famille, sans doute apparenté au banquier exerçant sous la raison sociale : Thornton et Alexandre. (187) Les actions de la Compagnie des Indes étant payables à raison d'un dixième par mois, et montant régulièrement, tant par la faveur du public que par les tours de leur créateur, celui qui se trouvait gêné pour acquitter ses mensualités avait toujours la faculté de les revendre pour prendre sa marge bénéficiaire. Un tel état de choses risquait de provoquer à chaque échéance mensuelle une chute des cours et, pour en atténuer le risque, Law avait fait prendre le 20 octobre 1719 un arrêt autorisant les souscripteurs à se libérer par trimestre. Au début de novembre toutefois, une sévère alerte vint troubler la béatitude des agioteurs. Le 3 novembre, aussitôt après l'échéance du mois, Sellentin notait un arrêt du mouvement de hausse. "On s'était flatté, écrit-il, que les actions de la Compagnie des Indes monteraient considérablement cette semaine à cause de quelques nouveaux arrangements qu'on prétendait que Monsieur le Régent ferait à l'avantage de la dite Compagnie, mais rien n'ayant paru, elles sont restées à 295 de profit, c'est-à-dire qu'on paie actuellement pour une action de mille livres, treize cent quatre-vingt-quinze. Les anciennes sont à 1 200. " (188)

Le 10 novembre, il écrivait : "Les actions de la Compagnie des Indes sont toujours à 295 de profit. Elles baissèrent le six du courant jusqu'à 230 mais elles se relevèrent tout d'un coup par une déclaration que fit le même jour M. le Régent qu'il n'y aurait plus de nouvelles actions à la création desquelles le public s'attendait par rapport à une proposition que la maréchal d'Estréées, le duc de La Force, le duc de Saint-Simon et le duc de Noailles avaient fait, d'avancer une certaine somme d'argent au Roi pour avoir seuls la permission de faire pêcher de la morue, du hareng et de la baleine. On prétend qu'on réunira cette nouvelle compagnie qui sera appelée du 223

Nord à celle des Indes en cas qu'elle ait lieu et c'est de quoi on se promet un profit considérable". (189) On ignore si l'intransigeant seigneur qui reprochait au duc de Villeroy dont un lointain ancêtre aurait été mareyeur d'exhaler encore l'odeur du poisson avait vraiment l'intention de s'associer à son ennemi juré, le duc de Noailles, et à quelques autres pour investir dans la pêche à la morue le patrimoine de ses ancêtres, mais il y avait certainement, si l'on peut dire, anguille sous roche puisque, le jour même où partait cette dépêche, paraissait un arrêt du Conseil "permettant aux directeurs de la Compagnie des Indes d'employer telle partie des fonds qu'ils jugeront convenable pour l'accroissement du commerce de la pêche et l'établissement des manufactures sans qu'il puisse être fait de nouvelles actions". (190) Le 17 novembre, sans doute par l'effet de ce demi-succès, le cours recommençaient à monter, mais au début de décembre on constatait une baisse des nouvelles actions qui tombaient de 900 à 600%. (191) Une telle chute présentait un double danger : précipiter le mouvement de baisse et voir en quelque temps discréditer tout l'édifice de la Compagnie des Indes et, plus encore, inciter les porteurs qui avaient troqué leurs actions contre des billets de banque à venir aux guichets de cet établissement les présenter au remboursement. Law eut recours à sa parade habituelle. Le 3 décembre, un a r rêt du Conseil annonçait une baisse des espèces échelonnée sur une longue période, à 32 livres le 1er décembre, 31 le 1er janvier, 30 le 1er février. L'écu devait passer progressivement à 5 livres. (192) Ainsi, une fois de plus, les porteurs étaient-ils détournés de la tentation d'échanger leurs billets contre des pièces. Une fois de plus aussi étaient démontrées les finalités d'une politique qui, à l'opposé de tout ce qui constitue un "système", était déterminée par les embûches du parcours ou les occasions de profit au jour le jour. Quant aux responsables de l'alerte, il ne manquait pas de sujets à soupçonner; des Malouins aux Paris, des fermiers généraux aux receveurs généraux, il était assez de gens qui avaient un compte à régler avec M. Law pour s'en trouver qui fussent prêts à porter quelques liasses d'actions dans la rue Quincampoix ou des paquets de billets à rembourser à la Banque. Mais Law lui-même, dont les renseignements étaient sans doute puisés à la bonne source, déclara avoir été victime d'un complot anglais et le fit entendre en haut lieu. "Il y a quelques jours, écrit lord Stair le 11 décembre, qu'on m'avertit, de très bonne part que M. Law avait dit à M. le duc d'Orléans que c'était moi qui avait été cause de l'attaque qu'on avait faite en dernier lieu sur la Banque. " L'ambassadeur crut devoir s'en expliquer avec le Régent. "Il est très vrai, lui déclara-t-il, que les sujets du Foi mon maître ont un très grand poids d'argent dans ce pays-ci, qu'il m'aurait été fort aisé de porter contre la 22k

Banque. Mais s'il est vrai que ni moi, ni aucun Sujet du Foi ait porté des billets pour être changés à la Banque, si nous n'avons pas porté les actions sur la Place pour les faire baisser, s'il est vrai que je n'ai eu nulle communication avec ceux qui ont couru sur la Banque, Votre Altesse Royale doit être convaincue que le discours de M. Law est non seulement faux mais que c'est la calomnie la plus atroce et la plus indigne;... Ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais les bonnes intentions de M. Law pour sa patrie et les desseins qu'il a de mettre le Roi mal avec Votre Altesse Royale. Il n'y a que huit jours que M. Law nous a menacés publiquement, en présence de plusieurs Sujets du Roi mon maître, d'écrire un livre pour convaincre toute la terre que la Grande-Bretagne était dans l'impossibilité de payer ses dettes. Tels sont les discours ordinaires et publics de M. Law. Votre Altesse Royale peut juger quel effet cela peut produire, quand un homme qui prétend être votre premier ministre tient de tels discours. " (193) Cet incident finit par créer une tension assez vive entre Londres et Paris, quelque effort que fit Stanhope pour en limiter la portée ainsi qu'en témoigne une brochure parue sous le titre : "Inquiétude des Anglais au sujet de l'établissement de la France au Mississipi". (194) Destouches, qui était toujours auprès du cabinet britannique l'agent officiel de l'abbé Dubois, écrivait le 18 décembre, après un entretien qu'il avait eu le matin même avec lord Stanhope : "Il /Mylord Stanhope/ m'a dit qu'il avait appris avec un extrême déplaisir le démêlé que Mylord Stair avait eu avec M. Law qu'on lui avait expressément recommandé de ménager; que le roi d'Angleterre en était aussi très mortifié, que c'était sans aucun ordre ni de Sa Majesté Britannique ni de lui, que Mylord Stair avait porté à Son Altesse Royale de si vives plaintes contre M. Law; qu'il ne savait si il était vrai que ce dernier eût assuré Son Altesse Royale que Mylord Stair et tous les Anglais qui sont à Paris mettaient tout en usage pour faire baisser les actions, ni qu'il se fût vanté par le succès de son système comme Mylord Stair l'en accusait, d'avoir mis la France en un tel état que non seulement l'Angleterre ne pourrait lui faire de mal désormais, mais qu'elle serait obligée d'en recevoir la loi, que quand même il serait vrai que M. Law eût tenu ces discours, Mylord Stair avait eu très grand tort de pousser les choses à l'extrémité où il les avait portées; que Sa Majesté Britannique et lui désavouaient son procédé, qu'ils priaient S. A.R. d'être persuadée que bien loin de concevoir aucun ombrage ni d'avoir la moindre jalousie de l'ordre admirable qu'elle mettait dans les affaires de France, ils s'en réjouissaient de tout leur cœur par l'intérêt particulier qu'ils prenaient à sa gloire, et par la certitude où ils étaient que cela devait imposer infiniment au cardinal Alberoni". Pour preuve de sa bonne volonté, Stanhope offrait même de rappeler son impétueux ambassadeur, mais Destouches commentait sa position en ces termes : "Je ferai une petite remarque sur ce sujet. 225

C'est que je suis très persuadé que Sa Majesté Britannique et M. Stanhope pensent de la manière que je viens de vous l'exposer et que rien n'est plus sincère que les protestations qu'ils font à S. A.R. mais qu'en même temps je vois que l'éclat que fait dans toute l'Europe, l'heureux succès des arrangements qui relèvent la France, inspire une jalousie incroyable en ce pays-ci, et que certainement sans l'union qui est entre S. A.R. et le Roi de la Grande-Bretagne, l'Angleterre n'attendrait pas longtemps à la manifester. Il y a des gens ici qui déclament hautement contre la complaisance qu'a l'Angleterre de souffrir des progrès si rapides et qui disent qu'ils connaissent le Mississipi et que si la France parvient à y faire un solide établissement toutes les colonies anglaises sont détruites. "Ainsi je prends la liberté de vous avertir d'avance, que pour peu que la bonne intelligence s'altère entre les deux nations, vous verrez celle-ci se déchaîner à outrance contre cet établissement et faire tous ses efforts pour le traverser; c'est pourquoi nous devons être très modestes et très réservés sur nos projets et sur nos succès et apporter en même temps tout le soin et la diligence possibles pour les assurer si bien que nous puissions être en état de les soutenir dans la suite; et comme l'établissement du Mississipi paraît infiniment avantageux à la France, le mieux qu'on puisse faire pour le bien du royaume, c'est d'entretenir autant qu'on pourra avec l'Angleterre une parfaite intelligence qui tant qu'elle durera forcera la Cour à ne dire mot et à nous laisser agir et les Anglais à se contenter de murmurer contre Elle". (195) Cependant, le murmure s'amplifiait et finissait par être repris par le conciliant Stanhope lui-même dans une lettre du 29 décembre. Evoquant les propos attribués à Law par son ambassadeur à Paris, le ministre s'en montrait troublé et l'exprimait en ces termes : "Nous en sommes d'autant plus en peine que Mylord Stair nous l'apprend lui-même et s'en fait un mérite. Il attribue à M. Law beaucoup de mauvaise volonté contre nous, d'avoir fait des rapports aussi contraires à la vérité qu'à notre amitié et d'avoir tenu à beaucoup de gens des discours comme s'il était le maître de notre crédit et résolu à le détruire. Je vous avoue Monsieur que je ne saurais m'imaginer que ce soient là les sentiments de M. Law. Je sais combien il s'est intéressé au traité qui devait affermir notre union, et qu'il a regardé l'union des deux couronnes comme la base de ses projets. Les suites doivent l'avoir confirmé dans cette opinion, et s'il lui est échappé quelques paroles qui pouvaient faire croire qu'il commençait à envisager les choses autrement je suis persuadé que ce n'était que pour piquer Mylord Stair personnellement, et à nul autre dessein, car s'il en avait réellement contre notre crédit, et qu'il fût en état de pouvoir lui nuire sans nuire au sien propre, il n'y a pas d'apparence qu'il eût voulu nous en avertir". (196) Cependant, à Genève où l'on n'ignorait rien, ni de la précarité des fortunes ni de l'extrême mobilité du métal, ni de la fragilité du 226

papier, on envisageait avec beaucoup plus de réalisme ce triomphe qui bouleversait l'Angleterre, et le verbeux mais compétent La Closure, réalisant très lucidement que l'orage menaçait, qu'il avait même déjà commencé de gronder et que les actionnaires fugitifs de la grande entreprise qui faisait trembler le Strand n'avaient plus d'autre idée que de "se liquider" et d'emporter leur mise, formulait le 19 décembre 1719, à destination du principal intéressé cette prudente mise en garde : "Cette petite république-ci Monseigneur qui n'est opulente que par le commerce et l'industrie, est dans la même agitation par rapport aux actions de la nouvelle Compagnie d'Orient et d'Occident en France que le peut être la rue Quincampoix à Paris. Il y est allé une infinité de gens d'ici de toutes sortes pour y faire usage de leurs talents dans la conjoncture; mais en général ils y ont porté beaucoup plus d'industrie et d'avidité que d'argent. Il faut dire pourtant qu'une partie y sont aussi allés pour retirer ou employer les effets qu'ils avaient en contrats sur l'Hôtel de Ville ou tels autres papiers royaux. Les Genevois ou Français réfugiés établis ici qui avaient mal fait leur affaire dans l'année 1709 avec MM. Samuel Bernard et Nicolas lesquels étaient restés à Paris à suivre le sort des papiers qu'ils pouvaient avoir encore entre les mains y ont fait des profits immenses ce qui paraît assez par leurs dettes qu'ils acquittent présentement et par les acquisitions qui se font chaque jour soit en maisons dans Genève soit en domaines dans son petit territoire, lesquelles acquisitions vont déjà décompte fait à quatre millions argent de France sans y comprendre même celles qu'on a faites dans le pays de Gex et dans le pays de Vaud. "Il paraît donc par cette ville-ci Monseigneur, et par le haussement exorbitant du change que les étrangers qui ont gagné dans ce commerce actionnaire en France tirent à toutes sortes de prix, sans regarder à l'extrême perte du change, pour mettre leurs fortunes à couvert tout comme s'ils se défiaient du nouvel établissement de cette compagnie à la faveur duquel cependant ils ont acquis toutes ces grandes richesses. . . les étrangers n'accourant de tous cfités que dans un esprit de rapine pour faire vite leur coup et nullement dans le dessein d'y prendre confiance et de les soutenir.. . " (197) Mais le héros de l'aventure était bien loin de se soucier de tels avis. Le 30 décembre, devant une assemblée qui se tenait à l'hôtel de la Banque royale et à laquelle assistaient le duc d'Orléans, le duc de Chartres, le duc de Bourbon et le prince de Conti, les directeurs fixaient le dividende du produit des actions "dont le profit parut très considérable"; le jour même elles se négociaient rue Q incampoix à 1 012%. (198)

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NOTES 1. Le 20 janvier, le chargé d'affaires de Prusse, Sellentin, mandait à sa cour : "Il ne se passe rien ici au sujet des affaires d'Espagne et la tranquillité dans laquelle tout est pendant qu'on devrait être en mouvement à cause de la guerre fait soupçonner qu'elle sera peut-être suivie d'un orage" (Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 12). 2. A.E. Angleterre, vol. 323, f° 21. 3. Ibid., Hollande, vol. 337, f° 62. 4. A.N. Marine, B3 251, f° 435 : Lettre de Luzançay, commissaire de la marine à Nantes, du 25 octobre 1718. 5. Ibid., f° 354 et sq. : Raisons des négociants de Nantes au sujet des vaisseaux négriers qu'ils ont envoyés aux côtes de Guinée, 9 juillet 1718. 6. Ibid., B3 257, f° 402. 7. Ibid. 8. Ibid. , B3 251, f° 354, et Gaston Martin, L'Ere des négriers, Paris, 1931, p. 180. 9. Ibid., B3 257, f° 11. 10. A. E. Mém. et Doc., Amérique, vol. 1, f° 301-302; Mémoire sur l'établissement d'une Compagnie d'Occident. 11. Ibid., f° 317. 12. A.N. Colonies, C6/4. 13. P i e r r e Dardel, Industrie et navigation à Rouen et au Havre, Rouen, 1966, p. 215-255. 14. A.N. Colonies, C6/5. 15. Ibid. : Mémoire pour la Compagnie royale du Sénégal. 16. Ibid. 17. A. E. Hollande, vol. 298, f° 84. Cf. A.N. G7 502, 22 septembre 1713. 18. A.N. Colonies, C6/5 : Inventaire pour la Compagnie royale du Sénégal, fait et a r r ê t é à Paris le 1er octobre 1718 : "Gomme... 30 700 quintaux à florins 29 le quintal; des 890 300 florins montant des stocks la Compagnie déduit les sommes dues en hypothèques à ses commissionnaires, notamment Jean Cossart à Rotterdam fl. 240 000 Pierre Boué à Hambourg 30 000 P i e r r e Testas à Amsterdam, environ 35 000 Vasserot d'Amsterdam 35 000 M. André Pels et fils d'Amsterdam y compris fl. 21 000 qui seront tirés en ce mois pour achever le payement d'octobre 60 000 19. A.E. Mém. et Doc. , Amérique, vol. 1, f° 325-326 et 329. 20. Ibid., f° 283. 21. A.N. E 2010; f° 19. 22. A.N. Colonies, Cl/15, f° 55, 26 septembre 1721 : Instructions au sieur La Bruyère. 23. Rijksarchief in Limburg, Maestricht, fonds William Law : Mémoire de John Law du 10 mai 1724, paragraphe 14. 24. Sur Bully, cf. B . N . , ms Pièces originales 1699; ibid., Dossiers bleus 392; ibid. , Carrés d'Hozier 383; ibid., Nouveau d'Hozier 209; A. N. G7 502 et G7 594. Sur Guillot de La Houssaye, cf. P i e r r e Dardel, op. cit. Le compromis passé entre Guillot de La Houssaye et le marquis de Bully en date du 14 août 1716 est aux A . N . , Min. Cent., XXVI, liasse 300.

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25. A.N. AD IX 384 (101), (102) et (104). 26. "The Parlement has refused positively without des remontrances to enregister the Banque Royale, which is for Law, which makes a great noise here, being a thing unprecedented" (Stuart Papers, t. VII, p. 649). 27. A.N. G7 843. 28. A.E. Genève, vol. 34, f° 4-6 : Lettre du 21 février 1719. 29. Ibid. 30. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 18. 31. Ibid., f° 44. 32. Buvat, op. cit., t. I, p. 360. 33. "Mr. Law told me three or four days agoe that by the fright he had lately putt the people into by diminushing the Louis d'or one livre (which they thought thretned an approaching diminution upon the other specie), he has brought near 100 millions into the Banque, and that he will be obliged to give out above that sum in notes (which are payable in livres tournois and to save the diminution) he prevent their clamour, tho his first project was to exceed that sum. He told me likewise yesterday that the receipt of money att the Banque for notes, excedeed the payement all this and the last week att the rate of 800 000 livrés a day. "This gives indeed very great relief to the Regent in this administration, which was upon the brink of falling into outmost disorder and distress for want of ready money to cary on the current services of the state, and keeps the people in owe and respect while their money is in his hands" (Public Record Office, SP 78/164). 34. "The fund for carying on their trade was to be one years interest of the 100 millions of capital to be subscribed for and receaved in Billets d'Etat which years interest the King was immediately to pay to the Company, and did actually pay it for the year 1717, so that the actioners had no claim for the interest of their stock till midsummer 1718 for the first six months of that year, and then they were paid according to the numbers of their actions, which were to distributed according to a publick advertisement, that the payment of the first six months was no complete till the end of the following six months there after. This method continues so that the Compagny has allways the use of above three months of the actions interest in their hands, besides the 4 millions of original fund which the King paid att the beginning. "Tho it was very uncertain whether the Tobacco farm would produce the four millions yearly or not, yet the giveing it to the Company for their own payment, gave some credit to the affair, and vois'd the price of the actions above that of the Billets d'Etat which were now discredited and spoke ill of by those inpower themselves on purpose to augment the value of the Mississippi actions. " 35. "They gote att last about the end of the first 6 months to about 15 per cent above the Billets d'Etat and about the beginning of february last when it came to be known that the farm of Tobacco, by Mr. Laws good management in suppressing a great many frauds which formely had been committed in the management of that farm by the fermiers themselves, produced in the first three months att the rate of 6 millions a year, the actions rose to 85 and 90 per cent in ready money and after the general assembly of the actionners which was held in the month of march last, where the D. of Orleans, Mr. le Due and the Prince of Conti where present, they gote up to very neary par in money. "In that assembly where I hapned to be present, Mr. Law gave an account

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of his management of the affairs of the company from the time of its establishment and sett forth the advantages it had gote by his takeing the farm of Tobacco att the price I have allready mentiond and by the purchase he had made of the effects and privileges of the Senegal African Company then united on rather incorporated whith that of Mississippi whereby he had gote a monopoly of the negro trade, haveing, as he said, then in his hands allmost all the goods propper for makeing the purchase of negros upon the Coast of Afrique where the Company had now the best and allmost only setlement. " 36. " . . . every-body was please'd and approv'd unanimously all the transactions that had been made, and sign'd their approbation of all the articles in the book kept for a Register the Princes begun signing. There was likewise a power to given to the Directors which the Regent had chosen, to goe on in such further operations as they should think for the advantage of the Company and appointments given them, they are 12 includeing Mr. Law, att 6 000 livres par ann. " 37. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , n° 89, f° 48-50. 38. Ibid., f° 51. 39. Herbert LUthy, op. c i t . , t. I, p. 311-312. 40. "This project of Mississippi is the Regent's great favorite and Mr. Law intends to push the profits of those who have trusted in it to as great a height as possible, that he may give regret to those who did not, and credit to his own undertakings for the future. He proposes great success in these points from what he has just now gote done. " 41. "By this time I hope the Czar may have agreed matters with the King of Sweden and both joined in partnership with Spain, which may turn to good account" (Stuart Papers, t. V n , p. 637 : Lettre du duc de Mar à H. Maule). 42. "Alberoni came to me privately and informed me he had sent Sir P. Lawless to the King of Sweden, to engage him to enter into an alliance with the King of Spain, that the chief article was to endeavour to dethrone the E l e c tor of Hanover, their common enemy, that he carried bills with him to enable the King of Sweden to make the attempt with promises of an annual subsidy, provided he entered into the alliance.. . He also showed me a memorial sent him by the Prince of Chelamar from a minister of the King of Sweden who is come to Paris; in that the King of Sweden desires to enter into a strict alliance with the King of Spain and the chief article is to depose the Elector of Hanover. . . I made Alberoni another visit at his desire and after some discourse he told me that the King of Spain would give 5 000 men" (ibid., p. 644). 43. "I am now in Valladolid, where the King of Spain thought fit I should reside. Alberoni desired me to let him have one in whom I could confide to send the King of Sweden to press him to invade England before the spring, e s pecially since the King of Spain had come to the resolution of Sending troops, which he had not done, when Sir P. Lawless was dispatched" (ibid., p. 645). 44. "That misfortune continues, but one must hope it will come to an end, and you shall be certainly informed when it does" (ibid., p. 635 : Lettre du 15 décembre 1715). 45. "I have compassed what they desired, which will facilitate any c o r r e s pondence or treaty your are in with the King of Spain. . . Several things have hindered Anne Oglethorpe's receiving the answer she expected here from Cardinal Alberoni by the hands of Prince Cellamare. The reason will not need explication. . . Lord Oxford and all his relations expect but the Cardinal's Yes to their bargain for begin their part" (ibid., p. 647). 46. "By Alberoni's advice I send you the bearer to acquaint you that it is

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the King of Spain desire that you should come away immediately and as privately as possible and not to bring above two or three persons at most. I suppose Alberoni will write himself. He says you cannot be too cautious, that he is afraid you have spies in your house and the shorter warning you give those who come with you the better. It is his opinion and mine that you ought to disguise yourself, even in a livery if it be necessary" (ibid., p. 661). 47. A.E. Angleterre, vol. 323, f° 38-39 : Lettre du 15 mars 1719. 48. Ibid. , F 85. 49. Ibid. , F 87. 50. Ibid. , F 76. 51. A.E. Marine, B3 256, f° 27-28. 52. Ibid., B3 257, F 11. A la déclaration de guerre, le conseil de Marine avait averti les officiers de l'amirauté que "les vaisseaux espagnols qui sont actuellement dans les ports de France en pourraient sortir avec leurs chargements pour retourner en Espagne dans six mois et que ceux qui seront rencontrés faisant une autre navigation que ce retour / s e r o n t / de bonne prise" (A. N. Marine, B6 256, F 64). 53. A.E. Angleterre, vol. 322, F 221. 54. Ibid., vol. 327, F 48. 55. Ibid. , F 122-123. 56. A. N. Colonies, F2 A8 et F2 A9. 57. Ibid., Min. Cent., XV, liasse 487, 7 janvier 1718 • Quittance Antoine Crozat à Guillaume Eon, relative à l'armement en 1712 du Saint-Jean-Baptiste à Saint-Malo; M. Gaston Rambert a bien voulu nous signaler l'armement en 1706-1709, à Marseille, du Saint-Joseph, qui associe également Crozat et Guillaume Eon. Guillaume Eon de Villebague était petit-fils de Guillaume Eon des Huperies et fils de Julien Eon de Villebague, directeur de la Compagnie des Indes Orientales, et de Gervaise Frotel; il avait succédé à son oncle, Guillaume Eon de La Villegille, comme consul de la Nation française en Andalousie r é sidant à Cadix; cf. B. N., ms Pièces Originales 105, ibid., Carrés d'Hozier 236, ibid. Chérin 72. 58. A.E. Espagne, vol. 252, F 175 : Lettre de Saint-Aignan du 17 août 1716 : "Le sieur de Villebague français établi en cette ville depuis plusieurs années, homme intelligent et qui a su se ménager des connaissances particulières dans les différentes secrétaireries de cette Cour, m'a fait dire que si je pouvais lui procurer une pension de Sa Majesté, il abandonnerait volontiers les espérances qu'on lui donnait de le placer ici, pour s'attacher uniquement à me servir dans les découvertes que j'aurais à faire. Je crois qu'on pourrait employer utilement les bonnes dispositions où il est". Ibid., F 6 : Lettre du même du 5 juillet 1717 : "Le sieur de Villebague en faveur duquel j'eus l'honneur de vous écrire il y a environ un an a obtenu l'emploi de Directeur pour le Boy d'Espagne dans les affaires de la Compagnie des Nègres; on lui donnera 12 mille francs d'appointements et il se dispose à partir pour l'Angleterre où l'on souhaite qu'il se rende incessamment". 59. Ibid., vol. 259, F 9. 60. Ibid., F 95 : Lettre du 8 août 1717. 61. Ibid., vol. 274, F 25. 62. Les agents doubles reprenaient pareillement du service et notamment le célèbre Robert Arbuthnot en fonctions à Rouen depuis 1708 dont le commissaire Lepelletier, de Rouen, écrivait le 11 avril 1719 : "Je me suis informé secrètement du sieur Harbuthnot, écossais négociant en cette ville et qui est en relations avec tout ce qui passe ici de considération tant anglais, écossais

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et irlandais. Il m ' a fait voir une lettre que l'on lui a écrite de Borne le 23 mars, que ces lords / P e r t h et Mar/ y étaient arrivés le 20 avec un secrétaire qui avait été a r r ê t é à Milan avec eux.. . J'aurai soin de voir de temps à autre mondit sieur Harbuthnot afin de me conformer exactement aux ordres du conseil" (A.N. Marine, B3 256, f° 388). 63. A.E. Angleterre, vol. 322, f° 266; cf. ibid., vol. 323, f° 38 : Lettre du 13 mars 1719. 64. Ibid., Hollande, vol. 337, f° 320; cf. ibid. Angleterre, vol. 323, f° 82. 65. A.N. Marine, B3 257, f° 17 : Lettre de Marin, commissaire ordonnateur à Saint-Malo, du 3 m a r s 1719. 66. A.E. Mém. et Doc., Amérique, vol. 1, f° 427. 67. A.N. E 2010 f° 260; ibid., Marine, B2 247, f° 41-42. 68. Ibid., Colonies, C2/Ï47 f° 304 et sq. 69. Ibid., C2/15, f° 3-15 : Mémoire sur ce que la Compagnie des Indes peut t i r e r de bénéfice de son commerce, année commune. 70. Ibid. 71. Ibid. 72. Ibid. ,AD IX 384 (108) 73. Ibid. 74. Ibid. 75. Ibid. 76. A.N. marine B 3 257 f° 37. 77. Ibid., f° 34, Bl 38 f° 367. 78. A.N. ADIX 384 (114). 79. Barbier, op. c i t . , t. 1, p. 63-64. 80. A.N. Colonies C 6/5. 81. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 85-86. 82. A.E. Angleterre, vol. 323, f 5 124, 127-128. 83. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 70. 84. Miscellaneous State Papers, t. II, p. 581. 85. B.N. Actes Boyaux, F 21016 (22), (25), (30), (35), (63) et (84). 86. A.N. G7 749 (trois registres; table à G7 780). 87. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 570. 88. Herbert Lüthy (op. cit., t. I, p. 308) attribue la préférence du public pour les billets libellés en livres "aux complications qu'entraînaient les calculs d'équivalence entre l'écu de banque et la livre tournois". 89. A.N. AD IX 78; B.N. Actes Boyaux, F 21016 (20). 90. B.N. Actes Boyaux, F 21016 (22). 91. Piossens, op. cit., t. II, p. 299-300. 92. Buvat, op. cit., t. I, p. 386. 93. B.N. Actes Boyaux, F 21016 (21). 94. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 126. 95. Buvat, op. cit., t. I, p. 288, 391 et 403. 96. A.N. AD IX 384 (109). 97. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 132. 98. A.N. AD IX 384 (110). 99. Ibid., 78 (20). 100. B.N. Actes Boyaux, F 21016 (25). 101. Ibid. 102. A.N. ADIX 384 (111). 103. B.N. Actes Royaux, F 21016 (27). 104. Ibid. 105. Piossens, op. c i t . , t. II, p. 321. 106. A.N. K 885/2, f° 48. 232

107. Ibid., f° 49. 108. Piossens, op. cit., t. II, p. 286. 109. Ibid., p. 289 : "Les cent millions à quoi devaient se monter les fonds des actions établies sur les Fermes Générales se trouvèrent bientôt remplis". 110. "Discours de Paris La Montagne à ses enfants" (Bibliothèque de Grenoble, ms 1049). 111. Ibid. et AN K 885/2, f° 94-95. 112. A.N. K 885/2, f° 91-92; Bibliothèque de Grenoble, ms 1049, f° 168. La correspondance ci-dessus reproduite entre Victor-Amédée et Law tend à démentir les circonstances de leur rupture telle qu'elle est rapportée; au demeurant le roi de Sardaigne et l'Ecossais sont en rapport d'affaires en janvier 1720; cf. Min. Cent., LVI, rép. 5 12 Janvier 1720 : Obligation VictorAmédée de Savoie à Jean Law. 113. A.N. AD IX 384 (116). 114. Ibid., 78 (22). 115. Ibid. (24). 116. Ibid. (30). 117. B.N. F 21016 (30). 118. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 156. 119. A.N. AD IX 384 (118). 120. Ibid. (124). 121. Ibid. (125). 122. Ibid. (126). 123. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 163. 124. Ibid., f° 166-167. 125. Ibid., f° 173. 126. Ibid., f° 177 : Lettre de Sellentin du 6 octobre 1719 : "Les vacances du Conseil de Régence se finissent cette semaine". 127. Registre de correspondances d'Argenson (A.N. G7 23). 128. Ibid., 24. 129. Rijksarchief in Limburg, Maëstricht. 130. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 664. 131. Rijksarchief in Limburg; Min. Cent., CXIII, rép. 6. 132. Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 395-396. 133. B.N. Actes Royaux, F 21084 (14). 134. Ibid. (28) : Arrêt du 26 octobre 1719. 135. A.N. K 885/3. 136. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 234. 137. Ibid., f° 277. 138. B.N. Actes Royaux, F 21022 (76). 139. Ibid., R é s . , F 1135 (116). 140. Ibid., F 21084 (37). 141. Ibid., F 21084 (6). 142. Ibid. (35). 143. A.N. G7 24. 144. Buvat, op. cit., t. I, p. 436; cf. dans le même sens, Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 162 : Lettre du 11 septembre. 145. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 297. 146. Buvat, op. cit., t. I, p. 475-476. 147. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, f° 126. 148. Ibid., f° 148.

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149. Ibid., f° 153. 150. B . N . Actes Boyaux, F 21084 (38). 151. A.N. Min. Cent., XXVI, liasse 300, 9 août 1716 : Convention et délaissement Jean Joseph Ciprian ès noms Adrien Maurice de Noailles, Louis Antoine de Pardaillan, Louis de Brancas. Les trois seigneurs se désistent le 3 janvier 1718. 152. B.N. Actes Royaux, F 23622 (133). 153. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , n° 89, f° 271. 154. Ibid., f° 298. 155. B . N . Actes Royaux, F 23651 (505); ANN. G7 108. 156. B . N . Actes Royaux, F 23651 (505). 157. A . E . Angleterre, vol. 326, f° 11 : Lettre de Chammorel du 7 septembre 1719 : "Milord Peterborough partit hier au soir pour se rendre à Hanovre d'où, après un séjour de trois semaines, il compte retourner à Paris"; "Nouvelles de Londres" : "Le lord Londonderry est parti pour aller à Paris dans le dessein d'aller passer quelque temps à Montpellier; on croit qu'il pourra aller de là à l'armée de F r a n c e . . . Le Comte d'Illa frère du duc d'Argyle est aussi parti pour aller voyager en France d'où on attend à toute heure, le duc de Queensbury qui revient de ses voyages" (ibid., f° 14); le 19 septembre, lord Stair demande à l'abbé Dubois un laissez-passer de Bordeaux à Montpellier pour les bagages de M. Pitt et le remercie d'avoir recommandé le voyageur au duc de Roquelaure et à M. de Bernage, gouverneur et intendant du Languedoc : "Il est actuellement à Montpellier où il doit faire un s é jour de quelque temps", écrit-il (ibid., f° 17); sur John Lambert, cf. "The Case of s i r John Lambert" (B.N. Factum, f° Fm 17350) : "In the year 1719, before he went for France, he was possessed of an Estate of above seventy thousand pounds, and in August the same year, before he was any prospect of the late sheme, he went for Paris and dit not return till the thirted of March following" Dans l'année 1719, avant qu'il partit pour la France, il possédait un bien de plus de 70 000 livres sterling et en août de la même année avant qu'il y ait eu aucun projet du dernier plan, il se rendit à Paris et ne rentra qu'au 30 mars suivant). En octobre, lord Powis, hôte à Londres du duc d'Aumont, s'embarque pour la France en compagnie du chevalier Richard ("Nouvelles de Londres", A . E . Angleterre, vol. 326, f° 66); le 16 novembre, La Faye en mission à Londres recommande à Dubois "un si honnête homme que M. Pulteney (ibid., vol. 328, f° 446); le 17 novembre Craggs écrit au ministre des Affaires étrangères : "C'est avec confiance que je me donne l'honneur d'introduire auprès de Votre Excellence un de mes bons amis Milord Belhaven qui a service dans la chambre des pairs par le choix de l'Ecosse et qui est un des seigneurs de la Chambre de Son Altesse Royale le prince de Galles" (ibid., f° 448). 158. Sur les spéculations de lord Ilay, cf. lettres de ce dernier à la comtesse de Suffolk in John Murray, Letters to and from Henriette Countesse of Suffolk and her second husband, the hon George Berkeley from 1712 to 1767, London, 1824, t. I, p. 42-47. 159. "Mississippi begins to flagger; the actions fall, and there are no more buyers which has happened by Law's imprudence and boundless desire of gain. He had raised the actions to such a price that it required above forty millions to pay the interest at four per cent. When the French, by degrees, began to make this calculation, and sound that it was impossible that ever the King could find his account to furnish such a sum annually to support Missis-

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sippi, they found themselves cheated" (Miscellaneous State Papers, t. II, p. 586). 160. "You must henceforth look upon Law as the first minister, whose daily discourse is that he will raise France to a greater height that ever she was, upon the ruine of England and Holland. You may easely imagine I shall not be a minister for his purpose. He is very much displeased with me already because I did not flatted his vanity by putting into Mississippi. I did not think it became the King's Ambassador to give countenance to such a thing, or an exemple to others to withdraw their effects from England, to put them into the stocks here, which could have been readily followed by many" (ibid., p. 589). 161. "I came now to take notice of another thing to you, which in my opinion is very much to be minded, and that is the spirit, behaviour, and discourse of the man whom henceforth you must look upon as the first ministre; and that is Mr. Law. He, in all his discourse, pretends that he will set France higher than ever she was before, and put her in a condition to give the law to all Europe; that he can ruine the trade and credit of England and Holland, whenever he pleases; that he can break, whenever he has a mind our East India Company. He say publickly, the other day at this own table, when lord Londonderry was present, that there was but a great kingdom in Europe and one great town, and that was France and Paris. He told Pitt that he would bring down our East India stock, and entered into articles with him to sell him a twelwe months hence hundred thoudand pounds of stock, at eleven per cent, under the present current price. You may imagine what we have to apprehend from a man of this temper, who makes no scruple such vieuws, and who will have all the power and all the credit at this court" (ibid., p. 593). 162. A. E. Angleterre, vol. 326, f° 111. 163. Ibid., f° 73. 164. Ibid. , vol. 327, f° 55. 165. Cf. supra, p. 000. 166. Cf. B . N . Factum, f° Fm 13424, cité par Herbert LU thy, op. c i t . , t. I, p. 294, note 10. 167. Cf. B.N. Factum, f° Fm 17350 : "That his affection towards his Nation was so wellknown in France that when he was last there, Mr. Law and the other supporters of the Projects then on foot there, had a jealous eye over all his Proceedings charged him with lowering the French Exchange, to the Benefit of England, by remitting twenty millions livers or three hundred and fifty thoudend Pounds sterling, and for which, he was ordered to leave Paris in three Days, not whith standing the Earl of Stair, his Majestys then ambassador there, interposed in his Behalf" ( Que son affection pour son pays était si bien connue en France, que quand il s'y trouva dernièrement M. Law et les autres "supporters" des projets alors sur pied là-bas, eurent un regard jaloux sur ses démarches, l'accusèrent de faire sombrer les changes, au bénéfice de l'Angleterre, en remettant 20 000 000 de livres ou 350 000 livres sterling pour quoi l'ordre lui fut donné de quitter Paris en trois jours malgré l'intervention du comte de Stair, alors ambassadeur de Sa Majesté dans ce pays). 168. Sur le contrat passé entre Law et Londonderry, cf. A.N. V7 258. 169. "We must in the case exert ourselves to do something decisive towards the payment of the public debts, if we do not intend to submit ourselves to the condition in which Mr. Law pretends to put all Europe" (Miscellanous State Papers, t. II, p. 597).

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170. A.E. Angleterre, vol. 325, F 5. 171. British Museum Add. 22251 : Lettre de Schaub à Carteret du 26 mai 1721. 172. J. P. Wood, Memoirs of the Life of John Law of Lauriston, Edimburgh, 1824, p. 158 et note. 173. A.N. AD IX 78 (35). 174. A.E. Angleterre, vol. 326,-P..35-36 et 66. 175. Le 30 mars 1720, de Gasville, intendant en Normandie, écrit à Law : "M. Arbuthnot me fait espérer que vous viendrez dans le mois prochain faire une tournée dans vos t e r r e s et que vous passerez par Bouen" (A. N. G7/503). 176. A. E. Angleterre, vol. 326, F 156 : Lettre du 26 octobre 1719. 177. A.N. Marine, B3 256, F 311. 178. Piossens, loc. cit., p. 323. 179. A.E. Angleterre, vol. 322, F 208. 180. Le 24 mai, Dubois écrit à Destouches : "Si vous devez revenir en France, chargez-vous de porter les pierreries du roi que M. Guillaume Law vous confiera en lui remettant le billet ci-joint" (ibid., vol. 324, F 71). Ibid., vol. 325, F 33, 12 juillet 1719 : Lettre de Dubois à Chammorel : "Dans la lettre que je vous chargeais de rendre à M. Law, je le priai de m'envoyer un compte général article par article de tout l'argent qu'il a fourni pour moi". Ibid., F 65, 20 juillet 1719 : Lettre de Chammorel à Dubois : "Comme M. Law est presque toujours à Chelsey je n'ai pu le voir pour m'acquitter de la commission dont vous m'avez honoré". Le 27 juillet, Chammorel écrit à l'abbé qu'il a pour lui une lettre de Law et d'un autre correspondant. "Le premier, ajouta-t-il, que j'ai été chercher plusieurs fois et auquel j'ai écrit sans avoir de réponse est presque toujours à Chelsey et je n'ai pu réussir à le voir, mais j'ai su chez lui qu'il vous a envoyé le 2/13 de ce mois tous les comptes et les copies de billets que vous désirez, ce que son commis m'a fait voir sur le r e gistre de ses expéditions" (ibid., F 85). 181. A.N. G7 1629. 182. Ibid. 183. P a r acte passé devant Ballin notaire le 5 septembre 1720, Guillaume Law qui demeurait alors à Paris, rue Saint-Avoye, paroisse Saint-Nicolasdes-Champs, donne pouvoir à Ange de Grandi de "signer toutes lettres missives concernant le bureau des affaires étrangères dont le sieur Law est chargé" (A.N. Min. Cent., XLVIII, liasse 43). 184. G. Murray Graham, Annals of the Viscount and First and Second E a r l s of Stair, Edinburgh and London, 1875, t. I, p. 327 : Lettre de la comtesse douairière de Stair au major Keene. 185. F. G. H. Price, A Handbook of London bankers, Leadenhall P r e s s , 1890-1891, p. 45 (référence aimablement communiquée par Brian G. Awty de la British Library of Political and Economic Science de Londres). 186. A.N. V7 254. 187. Bijksarchief in Limburg, Maëstricht; le 18 décembre 1720, Guillaume Law donne pouvoir à Miles Thornton de recevoir d'un sieur Trevenegat une somme de 51 000 livres que ce dernier lui doit pour un billet du 7 avril 1720 (A.N. Min. Cent., XLVIII, liasse 44). 188. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., n° 89, F 267. 189. Ibid., F 272. 190. L ' a r r ê t figure dans la "Correspondance de Sellentin", loc. cit., F 281. 191. Ibid., F 297. 192. B.N. Actes Boyaux, F 21016 (35).

236

193. 194. 195. 196. 197. 198.

Miscellaneous State Papers, t. n, p. 600-601 (en français). A . E . Angleterre, vol. 327, f° 165-166. Ibid., f° 166-167. Ibid., f° 209. Ibid., Genève, vol. 34, f° 120-121. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 477.

Planches

I Antoine Paris (Cabinet des Estampes de la B.N. Photo: Mme Colomb Gérard) Note: Il s'agit bien du portrait d'Antoine Paris et non celui de Paris Duverney, cf. Dubois Cornau, "Paris de Monmartel", p. 48, pl. III.

II Georges Henri de Goertz par L. von Breda (Atheneum d'Heisingford. Photo: Nationalmuseum de Stockholm)

III Le cardinal Alberoni par Jean Marie delle Piane, dit le Mulinaretto, d'après l'original de Hyacinthe Rigaud (Collège Alberoni de Plaisance. Photo: ManZotti, Plaisance)

IV

John Law portrait attribué à Alexis Simon Belle (National Portrait Gallery de Londres. Photo: National Portrait Gallery)

V Jeune fille tenant un singe par Rosalba Carriera. Portrait présumé de Marie Catherine Law (Musée du Louvre. Photo:. Musées Nationaux)

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