Capitalistes et pouvoir au siècle des lumières: Tome 2 La révolution libérale 1715–1717 [Reprint 2019 ed.] 9783110805420, 9789027979476


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French Pages 379 [396] Year 1979

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Table of contents :
Avant-propos
Chapitre I. L'envoi En Possession
Chapitre II. Le Butoir
Chapitre III. Essor D'un Pouvoir
Chapitre IV. La Terreur
Chapitre V. Le Joueur
Chapitre VI. Le Parrain
Chapitre VII. Une Enfance Heureuse
Chapitre VIII. La Cime Et Les Nuees
Chapitre IX. L'estocade
Indications Bibliographiques
Index Alphabetique
Table Des Matieres
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Capitalistes et pouvoir au siècle des lumières: Tome 2 La révolution libérale 1715–1717 [Reprint 2019 ed.]
 9783110805420, 9789027979476

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CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

CLAUDE-FRÉDÉRIC LÉVY

CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES TOME DEUX

LA RÉVOLUTION LIBÉRALE 1715-1717

MOUTON ÉDITEUR PARIS

LA H A Y E

NEW Y O R K

Couverture : Entrée de Louis XV à Paris, 12 septembre 1715. (Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. Photo : Mme Colomb Gérard.)

ISBN: 90-279-7947-2 (Mouton, La Haye) 2-7193-0980-X (Mouton, Paris) m 1979, M o u t o n Éditeur, La Haye Imprime en Hollande

Nos recherches sur la Régence qui font l'objet du présent volume et de celui qui suivra ont été facilitées par les concours que nous avons trouvés aux archives du ministère des Affaires étrangères, auprès de Mlle Pouillon, de Mlle Constant et de M. Pérot aux Archives nationales, auprès de MM. Jubert et Henrat, au Minutier central, auprès de Mlle Fleury, de Mme Jürgens et de M. Collard, à la Bibliothèque nationale, auprès de Mme Lattès, ainsi qu'auprès de M. Delafosse, directeur des Archives départementales des Yvelines, de M. du Boisrouvray, directeur des Archives départementales de la Loire-Atlantique, de M. Arisseau des Archives départementales de la Gironde, de Mme Sabbagh des Archives départementales de la Seine-Maritime, de Mme Hamon des Archives départementales de la Seine-et-Marne, de Mlle Roubert des Archives départementales du Rhône, de Mme de Saint-Affrique de la Bibliothèque de La Rochelle, de M. de Kervesan de la Bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence, de M. Simonnet de la Bibliothèque de Rouen, de Mme Ray, conservateur au musée Gadagne et de Me Tricou, de Lyon, de Mme M. R. Guyot, conservateur au musée Ernest Rupin de Brive-la-Gaillarde, de M. Rambert, directeur honoraire de l'Ecole supérieure de commerce de Marseille et de M. Thubert de Saint-Malo. Parmi les archivistes et conservateurs des fonds étrangers qui ont guidé nos investigations nous devons mentionner M. le professeur Richard Blaas, directeur de l'österreichisches Staatsarchiv de Vienne, dont nous avons bien souvent mis à tribut l'incomparable érudition, sa collaboratrice Mme Anna Koreth, M. Winter du Kriegsarchiv et le Dr Mazal de l'Österreichische Nationalbibliothek, M. le Secrétaire du Public Record Office, M. Brian G. Austy de la British Library of Political and Economic Science, Miss Barbara Horn du Scottish Record Office, Miss Yeo de la National Library of Scotland, Mrs Sonia P. Anderson de la Royal Commission of Historical Manuscripts, les Drs Thieme et Weiser du Deutsches Zentralarchiv, ainsi que M. le Professeur Thalman de l'université de Halle, qui nous a donné accès à ce fonds, M. Rubin du Staatsarchiv Schwerin, M. Slot et Mme le Dr Meilink-Roelofsz de l'Algemeen Rijksarchief, 5

de La Haye, le Dr Smeets du Rijksarchief in Limburg, M. Weijtens du Rijksarchief in de Provincie Utrecht, M. Warning du Rijksarchief in Noord-Holland, M. Mensonides du Gemeente Archief de La Haye, du Dr Wilhelmina C. Pieterse du Gemeente Archief d'Amsterdam, Mmes Edit Rasmussen, Krogh Bender et M. Kargaard Thomsen du Rigsarkivet de Copenhague, Mme Hatje et M. Ludwigs du Riksarkivet de Stockholm, MM. les directeurs du Landesarchiv Schleswig-Holstein, du Staatsarchiv Weimar, du Niedersächsiches Staatsarchiv d'Aurich, le Dr Gieschen du Niedersachsisches Hauptstaatsarchiv, M. Sieleman du Senat der Freien und Hansesstadt Hamburg Staatsarchiv, le Dr Sagebiel du Staatsarchiv Detmold, le Dr Rabotti de l'Archivio di Stato de Parme, M. Soffietti de l'Archivio di Stato de Turin, le Professeur Gioffre de l'Archivio di Stato de Gênes, M. Barri de l'Archivio di Stato de Milan et M. le directeur de l'Archivio di Stato de Venise. Nous remercions M. Gabriel Girod de l'Ain qui a bien voulu nous autoriser à prendre connaissance du manuscrit des mémoires d'Isaac Thellusson dont il est dépositaire et M. Detour, de la Chambre de commerce et d'industrie de Bordeaux qui nous a permis de reproduire le portrait de Jean-Baptiste Fenellon qui illustre cet ouvrage. A M. le Professeur Harsin qui nous communiqué de précieuses références, nous adressons un hommage reconnaissant. Nous exprimons aussi toute notre gratitude à Mme et M. d'Arcy Art qui ont conduit avec beaucoup d'ingéniosité nos recherches dans les fonds britanniques ainsi qu'aux traducteurs qui nous ont assisté, nos amis Henry Sluis pour le hollandais et le professeur Etienne Combes pour l'espagnol et l'italien, ainsi que Mlle Broncrona pour les langues scandinaves. Nous avons assumé personnellement les traductions d'anglais et d'allemand en prenant la précaution - certainement nécessaire - de rétablir le texte original chaque fois qu'il a été possible afin de permettre au lecteur d'exercer son contrôle. Nous n'oublions pas, enfin, les soins attentifs de Mme Claire Hallouin à qui échut la délicate mission d'inspecter le navire avant qu'il prenne le large.

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CHAPITRE I. L'ENVOI EN POSSESSION

La mort de Louis XIV ne troubla pas les f r è r e s Crozat; leurs assises étaient fermes et leurs a r r i è r e s assurés. Antoine, l'aîné - Crozat le riche - , avait ses intérêts dans les grandes entreprises coloniales dont il était le fondateur : la Compagnie de Saint-Domingue, la Compagnie de l'Assiento, la concession de la Louisiane. Il participait avec ses associés malouins aux expéditions vers la mer du Sud; leur groupe était, depuis 1714, soustraitant de la Compagnie des Indes Orientales dont ils exploitaient le privilège; les principales voies maritimes du royaume, la plus grande partie des domaines d'outre-mer, à l'exception du Canada et de quelques Antilles, étaient entre leurs mains. Le cadet, Pierre - Crozat le pauvre -, exerçait plus obscurément ses activités; en un temps où quiconque touchait de près ou de loin aux affaires du roi, n'apposait sa signature au pied d'un acte qu'après avoir vu énumérer la longue théorie de ses titres, fiefs et seigneuries, l'homme qui avait rassemblé une collection d'art célèbre dans toute l'Europe se parait de la seule qualité d' "écuyer". Sa c a r r i è r e était marquée de la même discrétion; avec infiniment de subtilité, cet amateur éclairé avait mis au point une stratégie imparable de financier invisible et d'agioteur inconnu. Les événements s'étaient prêtés à cette vocation pour la pénombre : en 1676, P i e r r e Paul Reich de Pennautier, qui devait pendant un demi-siècle cumuler les charges de trésorerie des états de Languedoc et de receveur général du clergé, avait vu sa carrière interrompue par un séjour à la Bastille où il fut un temps enfermé comme complice de la Brinvilliers. Acquitté par la faveur de Colbert, il avait trouvé son crédit ébranlé et sa trésorerie fort r e s s e r r é e ; les troubles qui accompagnèrent la révocation de l'édit de Nantes et la guerre de la Ligue d'Augsbourg n'en ayant pas amélioré l'état, il s'était enquis de concours susceptibles de lui épargner les délais et les aléas de recouvrements pénibles : Pierre Crozat, d'abord dans le sillage des f r è r e s Sartre, puissants capitalistes languedociens, puis tout seul, s'offrit à lui procurer quelque aisance, demandant simplement en contrepartie la faveur de percevoir directement les r e cettes, sans être tenu d'en rendre compte puisqu'il faisait l'avance des deniers. Aussi était-il parvenu par toute une série de contrats, la plupart sous seings privés, échelonnés de 1693 à 1710, à "escompt e r " les recettes des deux grands corps qui soutenaient les finances 7

du royaume : les états de Languedoc et l'Assemblée du clergé. Fort rentables en elles-mêmes, ces dispositions qui s'appliquèrent successivement à toutes sortes d'impositions devaient de surcroît donner lieu à des opérations marginales tout aussi profitables, telle celle qui consistait, lors de l'émission des billets de monnaie, à recevoir des contribuables des papiers au cours du jour - soit avec une perte de 40 à 80% - et à les repasser au pair aux comptables royaux qui étaient tenus de les prendre pour tels. En 1708, un contrôleur général nouvellement promu avait trouvé un peu étranges ces méthodes de perception et avait cru devoir solliciter quelques éclaircissements. Blessé par une curiosité aussi intempestive, Pierre Crozat avait alors décidé d'interrompre ses services, sauf pour la recette des décimes dont il s'était porté officiellement caution, et lorsqu'en août 1711 Pennautier était mort après une maladie qui l'avait tenu quatre mois paralysé, laissant dans ses comptes un manquant de 7 600 000 livres, il n'avait rien tenté pour lui succéder. La bourse des états de Languedoc était échue à un sieur Joseph Bonnier dont les méchantes langues affirmaient qu'il avait débuté comme laveur de vaisselle (1), la recette générale du clergé à un sieur Pierre François Ogier, et, dûment nanti des procurations de l'abbé de Broglio, agent général de cet ordre, l'ancien "tuteur" de Pennautier avait continué à recouvrer les recettes de ses exercices expirés, opérations qu'il poursuivait encore en 1720 (2) et qui lui permirent d'acquérir, outre son hôtel de la rue Richelieu où il disposait ses collections, les domaines d'Epinay et de Trianon, près de Luzarches, achetés au marquis de La Vrillière pour le prix de 100 000 livres. (3) Le surplus de ses gains avait très vraisemblablement servi à financer les affaires de Crozat l'afïié car, bien que séparées en apparence, les entreprises des deux frères communiquaient par des canaux plus ou moins souterrains. (4) L'empire des Crozat avait été édifié avec cohérence, dans un dessein bien déterminé, et obstinément poursuivi, à la faveur des événements qui, depuis vingt ans, agitaient le monde et que leur action avait, dans une très large mesure, engendrés. Ils ne se souciaient pas essentiellement de peupler des terres lointaines, d'en étendre les cultures, d'en importer les produits pour les échanger avec ceux de la métropole. Leur but était d'accéder, par tous les moyens possibles, aux côtes interdites de l'Amérique espagnole et d'en ramener, directement et sur leurs propres vaisseaux, les piastres et les matières précieuses qui animaient toute la vie économique de l'Europe chrétienne. Fondées en septembre 1698, les Compagnies de Saint-Domingue et de la mer du Sud avaient pour objet d'aposter, de part et d'autre de l'Eldorado, sur le terre-plein de la côte sud de Saint-Domingue à l'est, et au large des côtes du Pacifique à l'ouest, des entrepôts ou des navires, gorgés de marchandises prêtes à être troquées contre le métal convoité; créée en 1710, peu après l'avènement de Philippe V, la Compagnie de l'As8

siento ou de Guinée s'était donné pour fin, sous le couvert d'une fourniture d'esclaves, d'introduire ses vaisseaux dans les ports fermés aux pavillons étrangers et d'y écouler les denrées recelées dans leurs cales; quant à la concession de la Louisiane obtenue en 1712, peu après les accords de Londres qui livraient l'Assiento à l'Angleterre, elle devait permettre à ses bénéficiaires de prendre pied sur le continent, à proximité du Nouveau-Mexique, et de s'ouvrir, par les terres, une route vers les sources du métal. Enfin la Compagnie des Indes offrait aux piastres rapportées de la mer du Sud un débouché rentable puisqu'elles s'échangeaient dans les comptoirs contre des marchandises - mousselines, soieries, cachemires qu'on pouvait écouler sous la protection d'un monopole. Dans ses fonctions de "collecteur" en Languedoc, Pierre Crozat pratiquait comme son frère la quête du métal; les échanges des drapiers du Midi avec l'Aragon où ils achetaient leurs laines et vendaient leurs produits, leurs exportations au Levant par Sète contribuaient à alimenter ses caisses en matières précieuses; la recette générale du clergé était l'occasion d'un fructueux "péage" sur la circulation des pièces; enfin, des correspondances de choix dans les Etats pontificaux (5) pouvaient donner naissance à d'intéressantes opérations en Italie où la province du Languedoc plaçait généralement ses emprunts tandis qu'à Lyon le banquier Melchior Philibert, vendeur presque exclusif des monnaies d'argent sur le marché intérieur, ouvrait et fermait alternativement les vannes en suivant les fluctuations des cours. (6) Ainsi dans un royaume qu'une guerre de douze années avait saigné de ses espèces, où les recettes de l'Etat étaient escomptées jusqu'en 1718 (7), où les commerçants et les banquiers cherchaient vainement de quoi honorer leurs traites, les Crozat, munis des piastres et des barres ramenées par les indéfectibles Malouins ou faufilées par les multiples canaux dont ils disposaient, jouissaient d'une position qui les rendait invulnérables. Leur prééminence n'était pas moins solidement établie dans les avancées du pouvoir : le duc d'Orléans, après son père, était leur protecteur et ils avaient eu maintes occasions de l'obliger. Antoine Crozat avait été, en 1707, trésorier de son armée d'Espagne (8), il avait rendu quelques services à la comtesse d'Argenton, ancienne maîtresse du prince (9), auquel son beau-frère, Louis Doublet était attaché comme secrétaire de ses commandements. Pierre Crozat était lié d'affaires avec l'abbé Dubois. (10) Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d'Etat à la Marine, dont le père avait non seulement encouragé mais inspiré la politique coloniale des Crozat, leur était entièrement acquis; son cousin le marquis de La Vrillière, secrétaire d'Etat (11), le maréchal de Villeroy (12), le duc d'Antin (13), le duc de Richelieu (14), le duc de Noailles (15), le maréchal de Tessé (16), recevaient de l'aîné des frères des sommes d'argent en contrepartie desquelles ils lui constituaient des rentes, généralement à 4%; le 9

contrôleur général Desmaretz lui fait un emprunt lors de son accession au ministère des "Finances. Le duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre du roi lui emprunte 24 000 livres sur un billet souscrit par la duchesse qui se porte caution solidaire. (17) Les Bouillon avaient marié à Marie Anne Crozat, sa fille, un de leurs plus prestigieux représentants, Henri Louis, comte d'Evreux, récemment promu colonel général de la cavalerie (18); quant au cadet, Pierre Crozat, il traitait avec Mgr de Mailly, archevêque de Reims (19), avec l'abbé de Broglio, agent général du clergé (20); il avançait au marquis d'Ancenis, fils du duc de Charost les fonds nécessaires à l'acquisition de sa charge de capitaine des gardes du corps (21), au comte de Broglie, lieutenant général des armées, 6 000 livres contre constitution d'une rente au taux pratiqué par son afné soit 4% (22) et passait semblable contrat avec le président Chrétien de Lamoignon. (23) Les Crozat n'avaient pas rompu leurs liens avec le Languedoc où un troisième frère, Jean, pulhé d'Antoine, abbé de Genlis, avait siégé au parlement de Toulouse comme conseiller ecclésiastique (24), où une sœur, Jeanne, veuve d'un sieur Daguin, trésorier de France de la généralité, conservait des activités considérables (25), où un cousin Marc Antoine Crozat de La Croix, seigneur de Creissel, établi à Millau, gardait les anciennes terres familiales (26); enfin, la famille prenait peu à peu pied en Bretagne où Antoine avait depuis longtemps investi (27) et comptait pour correspondant et associé, outre ses amis malouins, un sieur François Le Bartz, "ancien secrétaire du roi en la chancellerie près le Parlement de Bretagne, trésorier de la princesse de Conti", sous-fermier des droits sur le tabac, auteur d'un projet de banque et d'un projet de bourse, et qui avait des intérêts dans l'affaire de la Louisiane. (28) Dans tous les milieux, dans tous les ordres, dans les états provinciaux les plus puissants et les plus actifs, les Crozat avaient des obligés et des amis, liés à leurs intérêts et tout prêts à les soutenir. Dans les dernières années du règne de Louis XIV, le pouvoir effectif n'était exercé ni par le monarque déclinant ni par sa dévote compagne; il était aux mains de deux familles ministérielles, les Colbert et les Phélypeaux. Les premiers tenaient, avec Colbert de Torcy le secrétariat des Affaires étrangères et les Postes, avec son cousin Nicolas Desmaretz le contrôle général des Finances ainsi que le Commerce intérieur, et extérieur par terre, avec le duc de Beauvillier et le duc de Chevreuse, gendres de l'ancien rival de Fouquet, deux ministères d'Etat, l'un officiel, l'autre occulte, dont Fénelon avait longtemps inspiré la politique. Autour du duc de Bourgogne, ce groupe avait forgé le rêve d'un grand royaume catholique, fraternellement uni à l'Espagne de Phi10

lippe V, à une Angleterre rendue à la vraie religion et à son roi légitime, à une Bavière, pionnière de la foi dans l'Empire germanique, et dont les ports, tel le Salente de Télémaque, s'ouvriraient aux navires de toutes les nations. La mort du prince avait brisé ce rêve sans en altérer la fascination et il imprégnait encore la politique de ce que certains appelaient avec quelque dédain "la vieille cour". Le plus illustre des Phélypeaux, Louis de Pontchartrain, après avoir exercé successivement les fonctions de contrôleur général des Finances, de secrétaire d'Etat à la Marine et de chancelier de France, avait, en juillet 1714, renoncé à cette dernière charge dans le dessein, écrivait son ami Saint-Simon, "de mettre un intervalle entre la vie et la mort" (29), peut-être aussi en raison de dissentiments familiaux consécutifs au décès de sa femme et surtout en prévision d'une bataille de princes et de luttes religieuses dans lesquelles il ne voulait pas être impliqué. (30) Son fils restait nanti d'un département de secrétaire d'Etat qui comprenait la Marine, le Commerce extérieur par mer, les colonies, la maison du roi, le clergé, les pensions, les haras et la généralité de Paris (sur laquelle régnaient ses cousins les Bignon, l'un en qualité d'intendant de la généralité, l'autre comme prévôt des marchands), tandis qu'un autre de ses cousins, Louis Phélypeaux, marquis de La Vrillière, était chargé du département de la "Religion prétendue Réformée". Après la mort de Beauvillier et de Chevreuse et la retraite du chancelier de Pontchartrain, deux Colbert - Torcy et Desmaretz et deux Phélypeaux - Jérôme de Pontchartrain et La Vrillière - étaient demeurés face à face, en présence du secrétaire d'Etat à la Guerre, Daniel François Voysin, fraîchement pourvu de la chancellerie vacante et qui comblé de charges et de secrets d'Etat par la faveur de Mme de Maintenon mais moins profondément enraciné dans l'administration du royaume que les deux familles qui l'encadraient, mesurait soucieusement son avenir aux vacillations d'une silhouette recourbée sur une canne. Les Phélypeaux et les Colbert étaient séparés moins par des animosités personnelles ou des divergences politiques que par la distance qui règne entre ceux qui ne perçoivent pas les limites de la puissance et ceux qui en ont pris conscience. Louis de Pontchartrain avait été l'instigateur de la politique coloniale d'expansion vers l'Amérique que devait poursuivre, après son fils Jérôme, son petit-fils Jean Frédéric, comte de Maurepas, et qui trouvera sa dernière expression dans l'intervention française aux côtés des insurgés de Washington; les grandes compagnies de commerce dont il était tout autant le promoteur que le protecteur étaient pour lui les instruments naturels de cette expansion qui nécessitait une grande concentration de moyens et de capitaux et il était à chaque moment prêt à engager les forces et le prestige de la France pour soutenir leur action comme d'ailleurs pour protéger 11

ses navires, en usant avec d'autant moins de ménagements qu'il ne manquait pas de conseillers pour le persuader qu'il suffirait d'exercer une poussée sur la puissance britannique pour la voir immédiatement s'écrouler. Torcy et Desmaretz avaient été plus directement au contact des faits. Pendant sept années, le premier, penché sur des dépêches d'ambassadeurs ou d'agents secrets, s'entretenant avec les uns et avec les autres, partant lui-même négocier à La Haye avec les irréductibles dirigeants hollandais, avait obstinément recherché la solution qui sauverait le royaume de la déroute ou du déshonneur et il n'y avait atteint qu'en en payant le prix qui s'était soldé en avantages commerciaux dont l'Angleterre était l'unique bénéficiaire, mais qu'il fallait en tout état de cause acquitter sous peine de nouveaux désastres; pressé de demandes d'argent, non seulement de l'Etat mais de particuliers qui, des princes du sang aux cousins les plus éloignés ne cessaient de l'obséder, le contrôleur général Desmaretz avait dû sacrifier toute considération à la nécessité de trouver des fonds. Il avait conscience des besoins du commerce libre dont les représentants étaient ses conseillers et dont, en disciple de Fénelon, il souhaitait favoriser l'expansion en limitant l'emprise des grandes compagnies et en ouvrant plus largement l'accès des ports, mais trop d'impératifs pesaient encore sur l'économie pour pouvoir s'engager résolument dans une telle politique. Chacune de ces familles protégeait un groupe financier qui l'appuyait dans la mesure de ses moyens. Les Colbert - et notamment Desmaretz - soutenaient les frères Hogguer (31), banquiers saintgallois ayant ramifié en France et en Hollande, fort affaiblis financièrement mais politiquement bien introduits. Les Pontchartrain restaient fidèles aux Crozat. Les hommes des deux partis communiaient dans une égale hostilité pour l'Angleterre, les uns parce qu' ils voulaient en chasser l'usurpateur hanovrien, les autres parce qu'ils entendaient lui reprendre les marchés qu'elle leur avait ravis. La situation financière et militaire interdisant dans l'immédiat toute initiative, on s'était borné à agacer le cabinet de Londres en creusant à Mardyck un canal destiné à suppléer au démantèlement de Dunkerque. Sans distinction d'appartenance, les ministres en place à la mort du roi s'étaient attiré la haine de la noblesse, jalouse d'une toute-puissance que leur naissance ne justifiait pas. Pourtant la mort successive de trois princes en âge de régner, la légitimation par le Parlement d'une progéniture flétrie d'adultère avaient tant accoutumé cette cour à ne plus rien tenir pour certitude et à ne plus dresser de plans d'avenir qu'il s'était trouvé très peu d'hommes pour préparer les lendemains; trois d'entre eux pourtant s'y étaient employés : le duc de Saint-Simon, le duc de Noailles et le maréchal duc de Villeroy. 12

Mis au ban de la cour après la mort du duc et de la duchesse de Bourgogne, Philippe d'Orléans n'avait trouvé pour lui rendre visite et se produire avec lui à Marly qu'un courtisan assez peu considéré, qui n'était guère connu que comme le gendre du maréchal de Lorge et qui s'était particulièrement signalé par son caractère vétilleux et les innombrables brouilles qui en étaient la manifestation. Etabli en 1710 à Versailles dans l'appartement de son beau-père, Louis de Saint-Simon alors âgé de trente-cinq ans avait abandonné sa compagnie de cavalerie du Royal Roussillon avec les amertumes et les rancœurs d'un demi-solde. Il s'était attiré la protection du duc de Beauvillier et, par lui, celle plus distante du duc de Chevreuse et il était même parvenu à s'insinuer auprès du duc de Bourgogne dans les derniers mois de sa vie. La disparition du prince suivie de celle de ses conseillers l'avait laissé isolé dans un monde auquel il avait peine à s'assimiler parce qu'il n'était pas tel qu'il l'aurait souhaité. "J'avoue, écrit-il, que j'ai peine à m'arracher à des objets qui me furent si chers, et qui me le seront toute ma v i e . . . La perte du Dauphin et de la Dauphine, la dispersion de ses dames qui ne figuraient plus, la disgrâce de Chamillart, la retraite du chancelier de Pontchartrain, la mort du maréchal de Boufflers, du duc de Chevreuse, enfin celle du duc de Beauvillier me laissèrent dans un vuide, je ne parle pas du cœur dont ce n'est pas ici le lieu, que rien ne pouvait, non pas remplir, mais môme diminuer. " (32) C'est dans ce désœuvrement au cours de ses entretiens avec le prince abandonné dont il apprécie l'esprit et les connaissances mais que la débauche distrait trop vite de ses tâches, et qui ambitionne le pouvoir plus par raison que par goût, que ses rancœurs vont s'ordonner en doctrine. Né de parents âgés, Saint-Simon est un "survivant de la Fronde". Il a un compte à régler avec Mazarin : "Un étranger de la lie du peuple qui ne tient à rien et qui n'a d'autre Dieu que sa grandeur et sa puissance ne songe à l'Etat qu'il gouverne que par rapport à soi. Il en méprise les lois, le génie, les avantages; il en ignore les règles et les formes; il ne pense qu'à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit peuple", note-t-il dans ses Mémoires. (33) C'est l'Italien qui a consommé "l'élévation de la plume et de la robe, et l'anéantissement de la noblesse par les degrés qu'on pourra voir ailleurs, jusqu'au prodige qu'on voit et qu'on sent aujourd' hui... au point que le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu'en mille façons différentes, il dépend du plus vil roturier. " (34) C'est cette noblesse, "de tous les trois /ordres/ le plus opprimé, celui qui a le moins de ressources, le seul néanmoins qui existât dans les temps reculés... qui a mis sur le trône la branche régnante" (35), que Louis de Saint-Simon, duc et pair de France, entend réintégrer dans son rang et dans ses prérogatives : "Mon dessein, rapporte-t-il, fut donc de commencer à mettre la noblesse 13

dans le ministère avec la dignité et l'autorité qui lui convenaient, aux dépens de la robe et de la plume et de conduire sagement les choses par degrés et selon les occurences pour que peu à peu cette roture perdit toutes les administrations qui ne sont pas de pure judicature. " (36) C'est dans ce but que dès le premier semestre 1714 (37) il suggère au duc d'Orléans de supprimer les charges de secrétaires d'Etat à la Guerre et aux Affaires étrangères ainsi que l'office de contrôleur général et d'instituer, autour du conseil de Régence, six conseils qui seraient respectivement chargés de délibérer sur les affaires du royaume : Affaires ecclésiastiques, Finances, Guerre, Marine, Affaires étrangères, Affaires des provinces, et dont les chefs rapporteraient au conseil de Régence "accompagné de l'un des conseillers d'avis contraires au chef dans les choses principales. " (38) Ce plan, sans y inclure les particularités inhérentes à une régence qui sont du cru de Saint-Simon, aurait été conçu simultanément par lui et par le duc de Chevreuse et agréé par le duc de Bourgogne dans la cassette de qui on l'aurait trouvé. "Ces gens-là, aurait fait observer Louis XIV, ne connaissent guère les Français ni la manière dont il faut les gouverner". (39) Quoi qu'il en soit, ce système d'administration eut l'agrément du futur Régent : "M. le duc d'Orléans goûta extrêmement ce projet, qui fut maintes fois rebattu et discuté entre lui et moi. Il sentit l'importance du secret et le garda, et sur la chose et sur toutes ses dépendances." (40) Quand il fallut passer à la désignation des titulaires, l'affaire se compliqua. Saint-Simon montrait autant de fougue à défendre les privilèges de son ordre qu'à vitupérer ceux qui le composaient. "L'embarras, écrit-il, fut l'ignorance, la légereté, l'inapplication de cette noblesse, accoutumée à n'être bonne à rien qu'à se faire tuer, à n'arriver à la guerre que par ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité, qui l'avait livrée à l'oisiveté et au dégoût de toute instruction hors de guerre, par l'incapacité d'état de s'en pouvoir servir à rien. " (41) Même ses pairs ne trouvent point grâce à ses yeux : "La vérité est que les ducs ne paraissaient pas propres à se soutenir sur rien depuis longtemps. L'esprit d'intérêt particulier, de mode, de servitude, une ignorance profonde et honteuse, incapacité de tout concert entre eux, le sot bel air de faire les honneurs de ce qui n'appartient à nul particulier d'entre eux, et de s'y croire montrer supérieur en en faisant sottement litière à tout ce qui en profite en se moquant d'eux, l'habitude de leur continuelle décadence, étaient à tout des obstacles pour eux, et des raisons à chacun pour leur tirer des plumes. . . Ces ducs qui ne se soutenaient ni ne songeaient pas seulement à être soutenus, ne savaient que s'avilir tous les jours. " (42) On parvint malgré tout à racler parmi les illustrations du régime déclinant quelques noms qu'on ajusta aux présidences du con14

seil et l'on hésita fort sur le conseil de Régence. Après les princes, le maréchal de Villeroy qu'on jugeait inévitable et le conseiller Daguesseau, magistrat faible et timide, on se trouva un peu à court. "Nous cherchâmes après à bien des reprises. L'un n'était pas sûr, un autre pas assez distingué, celui-ci manquait de poids, celui-là ne serait pas approuvé du public, sans compter l'embarras de trouver sûreté, fermeté et capacité dans un même sujet. A chaque discussion, cet embarras nous fit quitter prise et remettre à plus de réflexions et d'examen. " (43) Un nom pourtant avait sans hésitation emporté l'adhésion du duc d'Orléans et de son conseiller, celui de Fénelon, toujours exilé dans son diocèse, qu'on était convenu de porter au conseil de Régence. (44) Saint-Simon ne connaissait pas l'archevêque de Cambrai et celui-ci se méfiait de ce courtisan passionné qui affichait impitoyablement son hostilité à la constitution Unigenitus et à ceux qui prétendaient l'imposer, mais le duc tenait pour sacré le message que lui avaient laissé ses amis disparus : "On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvillier m'avaient engagé de prendre pour lui auprès de ce prince, et qu'elles avaient réussi de façon que les premières places lui étaient destinées, et que je lui en avais fait passer l'assurance par ces deux ducs dont la piété s'intéressait si vivement en lui, et qui étaient persuadés que rien ne pouvait être si utile à l'Eglise, ni si important à l'Etat, que de le placer au timon du gouvernement. " (45) Et pour autant qu'il est possible de refaire 1' histoire, on peut penser que si le prestigieux prélat était venu prendre sa place dans le conseil suprême du royaume, le choix des autres personnages aurait été d'assez minime importance. Malheureusement, "il était arrêté qu'il n'aurait que des espérances. " Dans les tout premiers jours de 1715, le marquis de Fénelon était venu annoncer qu'au cours d'une tournée épiscopale, le coche de son oncle avait versé et que sans avoir été blessé, celui-ci en avait éprouvé une telle commotion que son état inspirait les plus vives alarmes. Sans perdre un instant le duc d'Orléans avait dépêché à Cambrai son médecin personnel, Chirac, avec ordre d'y demeurer autant qu'il le faudrait. L'habile praticien "trouva l'archevêque hors d'espérance et d'état à tenter aucun remède. " Il s'éteignit le 7 janvier, une fois encore au seuil du pouvoir. "Les eaux, ainsi qu'à Tantale, s'étaient trop persévéramment retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu'il croyait y toucher pour y éteindre l'ardeur de sa soif. " (46) Dans le conseil qui devait régner sur la France, les sièges demeuraient plus vides que jamais et celui qui en était l'inspirateur s'en montrait d'autant plus inquiet que le régime déclinant affirmait soudain l'intention de se perpétuer et de répartir les pouvoirs de ceux qui lui succéderaient : le 2 août 1714 l'édit appelant les bâtards Maine et Toulouse à la succession et leur conférant la qualité de princes du sang était registré au Parlement et en présence de cette forfaiture "d'une créole publique, veuve, à l'aumône de ce poëte cul15

de-jatte, et de ce premier de tous les fruits de double adultère rendu à la condition des autres hommes", le premier soin de Saint-Simon avait été, après avoir dûment fait sa révérence aux nouveaux princes du sang, de compulser toutes les décisions intervenues en la matière depuis les lettres de légitimation au chevalier de Longueville, bâtard d'Orléans, de septembre 1673. (47) Le vieux roi, sous l'influence de Mme de Maintenon et du duc du Maine "qui craignait de n'être rien après / l u i / " , élaborait un testament dont on ne savait rien mais que, par un égard ostensible, il avait confié en dépôt au Parlement de Paris qui l'avait fait sceller dans un mur du greffe. (48) Tout donnait à penser que les prérogatives du duc d'Orléans seraient limitées et que les ministres,"cinq rois de France", seraient maintenus dans leur toute-puissance. On ne pourrait donc imposer une nouvelle administration et de nouveaux hommes sans engager la lutte et tout, les problèmes dynastiques et de bâtardise, les affrontements religieux, la détresse des finances, laissait prévoir qu'elle serait ardente. A ce moment, les vues du duc d'Orléans et de son conseiller commencèrent à diverger. Le prince estimait que si l'on entendait faire du Parlement l'arbitre de la situation, il convenait de se le concilier. Il y comptait des amis : il importait de faire agir ceuxci et de s'en créer d'autres. Dès le début de 1714 il avait recommandé à Saint-Simon de prendre contact avec le président de Maisons qui le recherchait et de le voir régulièrement. Une telle politique était impraticable pour l'irascible duc. Il était depuis des années tourmenté jusqu'à l'obsession d'un différend qu'il appelait "l'affaire du bonnet". Il s'indignait jusqu'à l'exaspération du droit que s'étaient arrogés les présidents du Parlement, ces successeurs "des légistes souffleurs de baronnage et assis sur son marchepied pour en être à portée quand il plaisait à quelqu'un de ces seigneurs de les consulter à l'oreille" (49), de garder leur toque sur la tête quand ils interpellaient les ducs et pairs de France, et lancinait interminablement le futur Régent, pour que ceux-ci fussent, par r e présailles, autorisés à opiner couverts. Il n'était donc pas question de faire de ces robins les répartisseurs du pouvoir. Profondément imprégné des constitutions et des coutumes du royaume, le duc citait la parole du premier président de La Vacquerie répondant à Louis d'Orléans qui requérait le P a r lement de déposséder de la régence Anne de Beaujeu : "La cour n'est établie que pour juger, au nom et à la décharge du Roi, les procès entre ses sujets, et nullement pour se mêler d'aucune affaire d'Etat ni du gouvernement, où elle n'a pas droit d'entrer, sinon par un commandement exprès de Sa Majesté. " (50) Il professait que la régence consécutive à la mort d'un roi et à la minorité de son successeur tombe de droit au plus proche parent, homme ou femme du roi mineur (51) et "que par conséquent ni les cabales ni quelque disposition que le Roi put faire il n'était pas dans 16

le possible de la lui Ôter. " (52) Il estimait donc que pour se saisir du pouvoir qui lui revenait de droit, le duc d'Orléans n'avait qu'à réunir dans un appartement de Versailles et sitôt la mort du roi annoncée, les princes du sang, les légitimés, les pairs et officiers de la couronne et "les trois secrétaires d'Etat au bas bout et derrière la séance... " et leur notifier succinctement son accession à la régence en s'assurant très expéditivement qu'il n'y avait pas d'opposition, puis aller l'après-dfher au Parlement pour l'en informer et lui communiquer le plan d'administration par les conseils. (53) Et comme un gouvernement ainsi constitué pouvait manquer d'assises eu égard aux problèmes qui allaient se poser, le duc de Saint-Simon proposait de convoquer sans aucun retard les états généraux du royaume. La convocation doit en être faite avec la plus extrême promptitude afin qu'aucune part de responsabilité dans les désastres présents ne puisse être imputée au nouveau régime : " . . . ne pas laisser écouler une heure après la mort du Roi sans commander aux secrétaires d'Etat les expéditions nécessaires à la convocation... exiger d'eux qu'elles fussent toutes faites et parties avant vingtquatre heures. " (54) Aucune agitation n'est à craindre; il n'y a plus ni parti ni faction dans l'Etat, "plus d'huguenots, et point de vrais personnages en aucun genre ni état, tant ce long règne de la vile bourgeoisie, adroite à gouverner pour soi et à prendre le Roi par ses faibles, avait su tout anéantir... Cette triste vérité, écrit-il, qui avait arrêté M. le duc d'Orléans et moi sur la désignation des gens propres à entrer dans le conseil de Régence, tant elle avait anéanti les sujets, devenait une sécurité contre le danger d'une assemblée d'Etats Généraux. (55) L e / s / Français... seraient saisis de ravissement à ce rayon d'espérance et de liberté proscrit depuis plus d'un siècle. " (56) Le premier objet à soumettre aux états généraux concernerait évidemment les finances; il fallait "sans charger ni accuser personne. . . déclarer aux Etats, que / l e / mal étant extrême et les remèdes extrêmes aussi, Son Altesse Royale croit devoir à la nation de lui remettre le soin de le traiter elle-même"; et en les informant "en deux mots" des modifications apportées à l'administration du royaume, "les avertir que le conseil établi pour les finances n'a fait et ne fera que continuer la forme du gouvernement précédent, sans innover ni toucher à rien jusqu'à la décision de l'avis des E tats, qui est remise à leur sagesse, pour se conformer après à celle qu'on en attend. " (57) Les états pourront aussi connaître de la renonciation de Philippe V; elle est juridiquement nulle. Le duc d'Orléans pourrait saisir "les premiers élans d'amour et de reconnaissance de /l'assemblée/ . . . pour se faire acclamer par elle e t . . . suppléer au juridique par un populaire de ce poids. " (58) Enfin on leur déférerait la question des bâtards. "Tout frémissait en secret, jusqu'au milieu de la cour, 17

de leur existence, de leur grandeur, de leur habileté de succéder à la couronne. Elle était regardée comme le renversement de toutes les lois divines et humaines, comme le sceau de tout joug, comme un attentat contre Dieu même, et le tout ensemble comme le danger le plus imminent de l'Etat et de tous les particuliers. " (59) C'était crime de lèse-majesté et violation des constitutions du royaume, susceptibles d'entraîner les plus redoutables conséquences pour l'Etat; il fallait donc insinuer à l'assemblée un projet de requête que, de Saint-Germain où l'on pensait qu'ils tiendraient leurs assises, les députés viendraient "tous en corps" présenter au roi à Marly pour exiger "une punition qui, proportionnée aux attentats, mette pour jamais à l'abri de Titans et d'usurpateurs possibles, la nation, la couronne, et l'unique maison qui, tant qu'elle dure, y a un droit unique et exclusif. " (60) La "mécanique" de cette démarche était minutieusement réglée et revêtait même un aspect révolutionnaire, puisque, préfigurant l'attitude de Mirabeau, les députés déclareraient que "les Etats ne partiront point de Marly qu'ils n'aient toutes les lettres et expéditions nécessaires. " (61) La proscription des bâtards devait donc être l'effet d'un acte de violence provoqué, préparé et encadré. Ces vastes projets recouvraient un dessein plus précis, qu'au demeurant leur auteur ne songeait guère à dissimuler; l'attachement presque liturgique que Saint-Simon voue à son ordre, la noblesse, n'exprime pas seulement un respect de son rang, de son passé, de ses droits. Il traduit la révolte d'un exploité contre ceux qui l'oppriment. "J'avoue, écrira-t-il, que j'ai besoin de me faire violence pour me retenir sur la situation cruelle où le dernier gouvernement a réduit l'ordre duquel je tire mon être et mon honneur. " Quel soutien matériel l'Etat peut-il attendre de ces nobles "réduits pour vivre à des alliances affligeantes, et à manger bientôt après pour s'avancer ce que ces alliances avaient produit... Les terres et l'épée voilà tout le bien de la noblesse. " (62) Cette noblesse est endettée, ses biens sont hypothéqués par ceux-là qui grèvent le Trésor du service des rentes de la ville et autres emprunts gagés sur les recettes de l'Etat. "Plus le Roi a de rentes à payer, moins il a de pensions et de grâces pécuniaires à répandre sur la noblesse qui sert, qui ruine ses terres en servant, et y contracte nécessairement des dettes qui transportent ses terres aux paisibles rentiers, et ces rentiers qui ne font aucune dépense de cour ni de guerre, profitent doublement du sang de la noblesse, et par la conservation de leur patrimoine, et par la ruine de ceux qui suivent les armes. " (63) C'est au sein du troisième ordre, gens de lois, négociants, banquiers, que se trouvent ces profiteurs; en lui ouvrant largement sa porte, le dernier gouvernement lui a permis d'exercer "cette domination que le riche a toujours sur le pauvre, de quelque extraction 18

qu'ils soient, et qu'il appuie par des emplois d'autorité où on n ' a r r i ve que par les charges vénales dont les prix sont excessifs par rapport à leur revenu. " (64) Pour libérer les gens de la campagne et, au premier rang d'entre eux, ceux de la noblesse des charges qui les écrasent et les empêchent de reprendre dignement la place qui leur est due, il n'est qu'une solution : la banqueroute; entre les deux partis à prendre "de continuer et d'augmenter même autant qu'il serait possible toutes les impositions pour pouvoir acquitter les dettes immenses et conséquemment achever de tout écraser, ou de faire banqueroute publique par voie d'autorité en déclarant le Roi futur quitte de toutes ses dettes et non obligé à celles du Roi son aïeul et son prédécesseur, injustice énorme qui ruinerait une infinité de familles et directement et par cascades", il opte résolument pour la seconde, le moyen intermédiaire qui consisterait à pratiquer un tri et un contrôle des dettes de l'Etat lui paraissant "une mer sans fond où / s e s / sondes ne parviendraient jamais. " (65) "Entre deux effroyables injustices, tant en elles-mêmes que par leurs suites, la banqueroute me paraissait la moins cruelle des deux, parce qu'aux dépens de la ruine de cette foule de créanciers, dont le plus grand nombre l'était devenu volontairement par l'appât du gain, et dont beaucoup en a vaient fait de grands, très difficiles à mettre au jour, encore plus en preuves, tout le reste du public était au moins sauvé et le Roi au courant, par conséquent diminution d'impôt infinie et sur-le-champ. C'était un avantage extrême pour le peuple, tant des villes que de la campagne, qui est sans proportion le très grand nombre, et le nourricier de l'Etat. " (66) Au demeurant la mesure n'est pas illégale au regard des constitutions du royaume. "La monarchie n'est point élective et n'est point héréditaire; c'est un fidéicommis, une substitution faite par la nation à une maison entière pour en jouir et régner sur elle, de mâle en mâle.. . le roi de France ne tient rien de celui à qui il succède, même son p è r e . . . Il vient à son tour à la couronne, en vertu de ce fidéicommis... tout engagement pris par le roi prédécésseur périt avec lui et n'a aucune force sur le successeur, et nos rois payent le comble du pouvoir qu'ils exercent pendant leur vie par l'impuissance entière qui les suit dans le tombeau. " (67) Il est bon de rappeler cette règle et aux rois et à ceux qui ne songent qu'à tirer profit de leur règne : pour le monarque, l'impossibilité d'engager son successeur le "force à un gouvernement sage et m o d é r é . . . / à ne pas f a i r e / de son règne un règne de sang et de brigandage et de guerres perpétuelles contre toute l'Europe bandée sans cesse contre lui, armée par la nécessité de se défendre. Pour ce qui touche aux seconds, cette même impossibilité "délivre la France d'un peuple ennemi, sans cesse appliqué à la dévorer par toutes les inventions que l'avarice peut imaginer et tourner en science fatale par cette foule de différents impôts, dont la régie, la 19

perception et la diversité, plus funeste que le taux des impôts même, forme ce peuple nombreux dérobé à toutes les fonctions utiles à la société qui n'est occupé qu'à la détruire, à piller tous les particuliers, à intervertir commerce de toutes espèces, régimes intérieurs de famille, et toute justice.. . ". (68) C'est des états généraux qu'il attend la décision et s'il insiste pour qu'elle leur soit déférée, c'est d'abord parce qu'il a la conviction qu'elle s e r a acquise par le vote des deux premiers ordres et d'une partie du troisième, et ensuite parce qu'il ne voit personne qui soit susceptible d'en porter la responsabilité. Lui-même a r e fusé la présidence du conseil de Finance sous Villeroy, que le duc d'Orléans lui avait offert avec insistance; il prend prétexte de son incapacité même à gérer son propre patrimoine mais il avouera qu' il "aurait été trop fortement tenté de la banqueroute totale, et /que/ c'était un paquet dont / i l / ne / s e / voulait pas charger devant Dieu ni devant les hommes. " (69) Il refusera pareillement la présidence du conseil du Dedans pour lequel ses connaissances de droit institutionnel et administratif le désignaient pourtant tout particulièrement parce que "ce travail en soi et celui de rapporter au conseil de Régence toutes les affaires de celui du Dedans / V / effrayait. " (70) Cet homme qui pousse jusqu'au délire l'orgueil de son rang semble avoir une peur insurmontable des responsabilités, sans doute parce qu'il sent que l'acteur ne pourra de loin atteindre les dimensions du penseur ni celles du spectateur. Il acceptera finalement une place au conseil de Régence et comme il ne sait guère é prouver ni confiance ni estime, les listes de ceux qui seront chargés de conduire sa révolution resteront jusqu'à la dernière heure presque entièrement blanches. Dans le courant d'août 1715 au cours du voyage à Marly, la santé du roi avait si rapidement décliné que le duc de Saint-Simon s'était fait autoriser par le futur Régent à avertir celui qui était désigné pour présider le conseil de Finance : Adrien Maurice, duc de Noailles. "Ubique" - partout - , telle aurait pu être, sous le règne écoulé, la devise des Noailles. Ils avaient marié une fille au petit-fils de la Montespan et un fils à la nièce de Mme de Maintenon. Ils a vaient eu, à Meudon, les faveurs de Monseigneur et de sa compagne Mlle Choin, dans le temps que deux autres de leurs filles étaient dames d'honneur de la duchesse de Bourgogne, et ils se trouvaient, à la mort du roi, fort introduits auprès du duc d'Orléans. De ce qu' on appelait leur "tribu" le représentant le plus prestigieux était Louis Antoine, cardinal archevêque de Paris, adversaire déclaré de la bulle Unigenitus et tombé dans une telle disgrâce que "l'herbe croissait à l'archevêché" (71) et qu'on avait à maintes reprises parlé d'enlèvement ou d'incarcération; le plus actif, le plus intrigant était son neveu Adrien Maurice, duc de Noailles, fils du maréchal, 20

marié à Charlotte Amable d'Aubigné, nièce de Mme de Maintenon. De ce personnage au pas lourd, à la taille un peu épaisse, qui, dans sa sobre tenue d'officier, affectait un air de simplicité, les contemporains, ont retenu des traits fort contradictoires; il semble qu'à l'instar de bien des hommes de son temps, il ait allié à une aptitude à saisir les problèmes, à un esprit pénétrant, à une capacité de travail et à un courage politique peu communs, une impuissance à se libérer des détails et à se décharger des tâches mineures; il appartient à un siècle où, dans des mémoires de vingt pages, on analysait avec virtuosité la thèse et l'antithèse sans pour autant parvenir à réaliser la synthèse. Il alliait assez singulièrement une extrême émotivité à une parfaite maîtrise de soi que ses ennemis qualifiaient de dissimulation. Lorsque le duc de Saint-Simon vint dans son appartement lui faire part de la promotion dont il allait être l'objet, il exprima une satisfaction d'autant plus feinte qu'il en était vraisemblablement depuis longtemps informé. Les deux hommes se connaissaient un peu et ne se haïssaient point; ils parlèrent de l'avenir. Noailles avait été lui aussi indigné du sort fait à la noblesse, de l'élévation des bâtards et de la toute-puissance des secrétaires d'Etat mais, s'il s'était "presque roulé par t e r r e en apprenant la légitimation des princes doublement adultérins", sa révolte s'était exprimée moins tumultueusement quoique avec plus d'efficacité dans ses appartements de Versailles et son hôtel de la rue Saint-Honoré où il assemblait de petits groupes de ses pairs et de gens du Parlement. Il appréciait la situation plus en stratège qu'en doctrinaire et les rapports de force lui importaient plus que les institutions. Plus tourné vers les lendemains que vers les grandes heures du règne de Louis XIII, il voyait l'avenir sous un jour assez sombre. Il pensait que les ministres en place ne se laisseraient pas aisément déposséder, que les bâtards useraient de tous les moyens pour faire prévaloir les droits et les pouvoirs qu'on leur avait conférés et que le parti de la bulle Unigenitus ne céderait pas d'un pouce. Aussi, songeait-il à fortifier Paris, ou encore à transférer à Versailles les administrations, les cours de justice et les universités ou même à faire transporter pierre par pierre le palais du roi à SaintGermain qui lui semblait un lieu plus propice, toutes propositions qui donnèrent à penser à Saint-Simon qu'il avait affaire à un fou. Il revint aussi sur une suggestion à plusieurs reprises insinuée par le président de Maisons et qui ne consistait à rien moins qu'à dépêcher au greffe du Parlement un "commando" de soldats et de s e r r u riers à l'effet de fracturer le coffre où était muré le testament et de s'en emparer. Dans l'agitation qu'il prévoyait, il était bien loin de penser que les états généraux du royaume se présenteraient telle une assemblée de moutons, éperdue de reconnaissance pour le prince qui l'avait réunie et toujours prête à se laisser manipuler pour les besoins de sa politique et la gloire de sa maison. Ce thème fut souvent repris et débattu par les deux seigneurs au cours de leurs 21

entretiens ultérieurs jusqu'au jour où balayant d'un revers de main les savantes techniques élaborées par son interlocuteur, le duc de Noailles lui laissa nettement entendre que dans la conjoncture, il convenait que tous les pouvoirs fussent concentrés dans une même main et que le plus intime ami et conseiller du duc d'Orléans ayant modestement décliné toutes les responsabilités, il ne voyait que lui, duc de Noailles, de propre à les assumer avec les fonctions de premier ministre. L'ombre du cardinal de Mazarin faisant à cet instant irruption dans la pièce n'aurait pas provoqué une réaction plus violente. "Premier Ministre, tonna le maître à penser du futur Régent, Premier Ministre, Monsieur ! je veux bien que vous sachiez que s'il y avait un Premier Ministre à faire, et que j'en eusse envie, ce serait moi qui le serais, et que je pense aussi que vous ne vous persuadez pas que vous l'emportassiez sur moi; mais je vous déclare que, tant que M. le duc d'Orléans m'honorera de quelque part de sa confiance, ni moi ni vous, ni homme qui vive, ne sera jamais Premier Ministre dont je regarde la place et le pouvoir comme le fléau, la peste, la ruine d'un Etat, l'opprobre et le geôlier d'un roi ou d'un régent qui se donne ou se souffre ce maître, duquel pour tout partage il n'est plus que l'instrument et le bouclier. " (72) Noailles endossa stoi'quement l'avanie et les entretiens se poursuivirent entre les deux hommes sur la composition et les principes du prochain gouvernement. Depuis le 10 août le roi était revenu à Versailles d'où l'on pensait qu'il ne sortirait plus; le futur président du conseil de Finance multipliait les contacts, avec le duc d' Orléans, avec le procureur général Daguesseau - qui, braqué par une ultime tentative inspirée par le père Le Tellier de faire enregistrer la constitution Unigenitus, prenait ses distances à l'égard du régime et songeait à faire expulser les Jésuites du royaume -, avec le président de Maisons, toujours déterminé, avec les ducs, de plus en plus nerveux à mesure qu'approchait la réunion du Parlement qui allait donner à "l'affaire du bonnet" les dimensions d'une épreuve de force. Est-ce pour empêcher une confrontation qui pouvait être fatale à son parti et à ses ambitions qu'il proposa une sorte d'investiture du nouveau monarque par les ducs et pairs présents à Versailles qui, dès l'annonce de la mort, iraient le saluer en corps à la suite du duc d'Orléans et des princes du sang ? L'idée n'était pas tellement différente de celle que Saint-Simon avait soumise au futur Régent et qui consistait à réunir ces mêmes corps pour leur annoncer son entrée en charge mais, comme elle eut en tout cas pour premier effet de soulever l'émotion de la petite noblesse écartée de ce cérémonial, Noailles ne manqua pas d'en attribuer généreusement la paternité à celui qui l'avait si dédaigneusement écarté de la première place. Le duc de Saint-Simon pourtant déjà fort riche en haines recuites, rancoeurs remâchées et aigreurs diffuses en conçut contre le calomniateur une animosité qui dépassa les limites de tout ce 22

qu'il avait jusqu'alors éprouvé et ne devait jamais s'éteindre, sans qu'on puisse exactement pénétrer si cet antagonisme entre deux membres principaux de son gouvernement fut tenu pour un bien ou pour un mal par le Régent qui aimait assez "diviser pour régner. " Quoi qu'il en puisse être, il résulta de tous ces mouvements que "l'indigeste composition et formation de tout le nouveau gouvernement fut due à l'ambition, à l'astuce et aux persévérantes adresses du duc de Noailles. " (73) C'est ainsi que celui-ci ayant été pourvu comme il était prévu de la présidence du conseil de Finance (74) sous le maréchal de Villeroy, la présidence du conseil de Conscience fut confiée à son oncle le cardinal de Noailles, celle du conseil de Guerre - sous le maréchal de Villars - au duc de Guiche, son beau-frère, celle du conseil de Marine - sous le comte de Toulouse - au duc d'Estrée, autre de ses beaux-frères, et celle du conseil du Dedans au duc d'Antin dont sa sœur Marie Sophie Victoire avait épousé le fils, mort en 1712. Des cinq conseils adjoints au conseil de Régence, le conseil des Affaires étrangères présidé par le maréchal d'Huxelles était le seul à ne pas compter à s a tête un représentant de la "gent Noailles." Quant aux plans d'assemblée des états généraux, ils furent relégués dans les cartons d'archives d'où le duc de Saint-Simon les avait tirés. Les noms étant jetés sur le papier et les plans sommairement dress é s , il convenait de se préparer à l'exécution; on s'en préoccupait depuis longtemps dans un cénacle où régnait une longue et maigre créature, âgée d'une soixantaine d'années, que d'aucuns comparaient à la Dame Blanche de Berlin (75), d'autres à une sibylle (76) et qui devait pendant un quart de siècle exercer une influence surprenante sur les maîtres du pouvoir. Fille d'une enfant perdue de la famille de Cossé-Brissac qui, restée veuve du marquis de La Porte de Vezins s'était remariée avec un gentilhomme poitevin d' aussi basse extraction que de mauvaise conduite, Marie-Thérèse Le Petit de Verno, demoiselle de Chausseray, avait été recueillie non sans quelques réticences par son frère utérin, le marquis de La Porte de Vezins, issu de la première union de sa mère; allié aux plus grandes familles et pourvu de relations puissantes, ce dernier avait procuré à sa protégée une place de fille d'honneur chez Madame, mère du futur Régent; elle y avait connu Mme de Ventadour à laquelle elle s'était attachée et de dame d'honneur à courtisans et de courtisans à ministres, elle était parvenue à trouver un accès jusqu'à Louis XIV qui ne répugnait pas à se délasser parfois de l'austère compagnie de Mme de Maintenon, et avec qui elle noua des relations dont les mémorialistes ne précisent pas la nature mais qui amenèrent le prestigieux monarque à la tutoyer; elle devait confier à son directeur et parent l'abbé d'Andigné (77) que tout son sa23

voir-faire auprès du roi et qui la mettait "avec lui dans une gêne continuelle, était de faire l'idiote, l'ignorante, l'indifférente à tout, et de lui procurer le bien-aise d'entière supériorité d'esprit sur elle. " (78) Subtilement, cet air de tomber des nues se révéla extrêmement bénéfique. En 1688, comblée de faveurs et de relations, la jeune "Bruta" s'était retirée dans une petite maison qu'on lui avait donnée au château de Madrid et, de cette thébai'de, l'oreille tendue vers le camp des "molinistes" - où le prince et le cardinal de Rohan comptaient parmi ses familiers -, le cœur penchant vers les adversaires de la constitution Unigenitus et leur chef le cardinal de Noailles (79), elle était parvenue à sauver ce dernier d'une tentative d'enlèvement qui n'attendait pour s'accomplir que la bénédiction du roi. Sincèrement dévouée à la famille d'Orléans et au prince qui subissait plus qu'il ne la partageait l'ambition de ses entours, elle s'était fort efficacement consacrée à sa cause. "Il y avait", lit-on dans les mémoires apocryphes mais confortés par d'autres sources, de Maurepas, "des assemblées deux ou trois fois la semaine chez Mlle de Chausseraye qui avait une maison dans le château de Madrid au Bois de Boulogne. Là se trouvèrent M. le Cardinal de Noailles, les MM. d'Alègre, M. de Maisons président à mortier, M. d'Aguesseau, le premier président (80) M. le maréchal d'Harcourt, l'évêque de Montpellier (81) et le père Bernard, prêtre de l'Oratoire. Il y avait aussi des femmes dans cette assemblée clandestine, qui n'avaient qu'une partie du secret et qui étaient employées à porter des insinuations aux membres du Parlement pour que la régence fut décernée à M. le duc d'Orléans." (82) Au palais royal, à l'hôtel de Noailles et au château de Madrid l'intrigue se développa avec méthode; au Parlement, les gens du roi et le président de Maisons œuvrèrent efficacement; au duc de Guiche, colonel des gardes françaises et beau-frère du duc de Noailles, on promit, outre la présidence du conseil de Guerre, la survivance de sa charge pour son fils et quelques avantages pécuniaires; François de Reynold, colonel des gardes suisses, bien qu'attaché au duc du Maine qui commandait son corps, s'était offert au duc d'Orléans qu'il considérait comme régent légitime. Enfin on avait obtenu avec beaucoup de peine des ducs en général, sinon de M. de Saint-Simon en particulier, qu'ils laissent sous le boisseau l'affaire du bonnet, le moment paraissant mal venu d'échauffer la bile des parlementaires à propos de couvre-chefs. On adressé même quelques clins d'œils au contrôleur général Desmaretz (83), mais le maître des finances semble, dans les premiers temps du moins, avoir accueilli sans empressement ces sollicitations, moins par circonspection que parce qu'il était persuadé que, quels que fussent ceux qui mèneraient le char, ils seraient tenus de l'y embarquer avec tous les égards dus à sa place. Malgré tant d'efforts, l'issue de la lutte restait indécise; c'est 24

alors que la duchesse d'Orléans, sœur très dévouée du duc du Maine, reçut la visite du maréchal de Villeroy qui la pria de lui procurer un entretien avec son époux. Parmi les épithètes dont Saint-Simon a décoré le maréchal de Villeroy, on relève celle d'imbécile, plus restrictivement, imbécile en genre de finance (84), mais dans tous les sens il ne semble pas que le propos eût été outré. Malheureusement, les imbéciles ne sont pas exclus de l'histoire; il leur arrive même de la façonner, à leur manière et avec les moyens dont ils disposent. Comblé d'échecs et d'honneurs, François de Neufville, duc de Villeroy, premier maréchal de France et chef du conseil des Finances créé par Louis XIV, avait été pendant près de trente ans un des personnages les plus importants du régime et si sa prestance dans les tribunes des carrousels, les loges d'opéra et les boudoirs des belles était aussi unanimement reconnue que son incapacité sur les champs de bataille, c'est derrière le décor que s'exerçait le plus efficacement son activité. Cet homme "d'esprit court" était de relations fort étendues. Il était l'ami d'enfance du roi qui, au soir de sa vie, l'avait tiré d'un assez prestigieux exil pour égayer sa morosité par des récits de jeunesse. Il avait toute la confiance de Mme de Maintenon à qui il témoigna toujours un attachement sans défaillance et dont il attendait manifestement le pouvoir; il devait, à l'heureux hasard qui ne l'avait fait revenir à la cour qu'après la légitimation des bâtards et le dépôt du testament, de garder des amitiés dans le parti des opposants et il avait eu pendant quelque temps table plus ou moins amènement ouverte chez Saint-Simon; enfin il était allié à Mlle de Chausseray qu'il avait contribué à faire entrer chez Madame et passait pour très intimement lié à sa protectrice, Mme de Ventadour. Le maréchal entretenait encore d'autres sortes de connaissances, tout aussi nécessaires pour un politique ambitieux. Le capitalisme n'était pas pour lui une entité aux contours imprécis transparaissant en filigrane au travers d'un amalgame de "bourgeois", de "rentiers", de "possesseurs d'offices. " Il revêtait la forme parfaitement concrète de personnages qu'il côtoyait ou avec lesquels il était en relations d'affaires et qui se nommaient Crozat, Prondre, ou composaient le groupe Buisson, Saladin et Crommelin, de la Manufacture des Glaces, ou encore celui des Lullin avec ses racines genevoises et ses ramifications internationales. (85) Gouverneur et "roi" de Lyon où venaient s'apurer, aux quatre grands paiements de l'année, les comptes des principaux négociants de France, de Suisse, d'Italie et d'Allemagne, ayant pouvoir de désigner le prévôt des marchands qui prononçait la clôture ou la prolongation des paiements, il n'ignorait rien de la puissance, des moyens, des problèmes de ceux qui détenaient la richesse. (86) Il était aussi fort bien introduit auprès de l'Angleterre. C'était lui qui avait fait les honneurs de Marly au comte de Portland, am25

bassadeur de la reine Anne, lors de son séjour en France en 1698 et il avait à cette occasion témoigné pour les affaires de ce pays d'une curiosité que les Britanniques avaient jugée insolite. (87) C'était encore vers lui que quatorze ans plus tard, lord Stair littéralement bouté hors de son cabinet par le marquis de Torcy, ministre des Affaires étrangères, avait tourné ses pas pour retrouver un contact avec la cour et même avec le roi. A la fin de juillet et dans le courant du mois d'août 1715, au cours du long voyage à Marly et après le retour à Versailles, les deux hommes avaient de fréquents entretiens et Stair était bien souvent le commensal du maréchal au palais des Tuileries où ce dernier demeurait et qui avait été autrefois propriété de sa famille. (88) Villeroy connaissait aussi le peuple : non pas par la vision irréelle de ses députés, sagement rangés derrière leurs pupitres ou agenouillés devant le trône, mais par des contacts plus redoutables. Il avait eu à faire face à Lyon, en 1714, à l'insurrection des bouchers et cet aristocrate dont la noblesse la plus anciennement titrée affectait de se démarquer en insinuant qu'un Neufville avait été mareyeur et qu'il en restait une odeur de poisson, avait gardé de ces convulsions des sentiments mêlés de frayeur et de sympathie. (89) Ayant éprouvé ce que l'on pouvait craindre d'une foule en fureur, il n'était pas sans soupçonner ce qu'un habile manoeuvrier pouvait en tirer. "Le maréchal de Villeroy, écrit Saint-Simon, à qui les conversations sur les mémoires du cardinal de Retz et de Joly qui étaient fort à la mode et que tout le monde se piquait de lire avaient tourné la t ê t e . . . se voulait comme le duc de Beaufort, chef de la Fronde, roi des Halles et de Paris. " (90) Peut-être est-ce cette vocation "populaire" qui incita le duc de Villeroy, fils du maréchal, à rechercher des contacts avec gens de tous ordres et de toutes classes au sein d'une des premières loges maçonniques écloses dans le royaume et à assumer en 1737 la dignité de vénérable. (91) Enfin, à une époque où la plupart des gens de son rang étaient rongés de préoccupations matérielles, il jouissait d'une aisance confortable, sa cousine la comtesse de Lesdiguière venant de décéder en lui léguant ainsi qu'à ses deux fils - par représentation de leur mère -, l'un archevêque de Lyon, l'autre gouverneur en survivance de Lyon et lieutenant général, un héritage qui réunissait les fortunes des Gondy, des Retz et des Crequi. (92) C'est donc en homme assez sûr de soi qu'à une date qu'on peut situer au 23 ou 24 août, le maréchal fit son entrée dans le cabinet de Philippe d'Orléans. Le prince le connaissait depuis son enfance; le vieux courtisan avait été, rapporte Saint-Simon, "entremetteur de toutes les petites querelles qui arrivaient entre le Roi et Monsieur. . . sur le vilain goût de Monsieur que le Roi ne pouvait souffrir. " (93) Des propos qui furent échangés on ne sait que ce que le mémoria26

liste déclare tenir du duc d'Orléans et qui mérite d'être littéralement retranscrit : " . . . que le maréchal était venu chez lui, il y a vait quatre ou cinq jours, en grand mystère, et, pour prix de ce qu'il voulait bien lui apprendre et faire, il lui avait demandé sa parole de conserver le Chancelier dans toutes ses fonctions de chancelier et de garde des sceaux (94), moyennant la parole qu'il avait du Chancelier, dont il demeurait garant, de donner sa démission de la charge de Secrétaire d'Etat / à la Guerre/ dès qu'il l'en ferait rembourser en entier; qu'après une forte dispute, et la parole donnée pour le Chancelier, le maréchal lui avait dit que M. du Maine était surintendant de l'éducation, et lui gouverneur, avec toute autorité; qu'il lui avait appris après le codicille et ce qu'il portait, et que ce que le maréchal voulait bien faire était de n'en point profiter dans toute son étendue; que cela avait produit une dispute fort vive, sans être convenu de rien quant au maréchal mais bien quant au Chancelier... ". (95) Effectivement, dans la journée du 25, le duc d'Orléans qui venait d'être reçu par le souverain moribond eut l'occasion de rencont r e r dans l'antichambre le chancelier Voysin qui, tandis que l'on pansait la jambe de l'auguste malade sous l'œil vigilant de Mme de Maintenon, lui montra le codicille et lui confirma les engagements pris en son nom. (96) Le lendemain, le futur Régent assurait l'ambassadeur d'Angleterre qu'il était sûr du Parlement et des troupes. (97) A la séance solennelle qui se tint le matin du 2 septembre, après la mort du roi, les présidents et conseillers qui avaient gagné leurs bancs entre les haies de gardes françaises apostées par le duc de Guiche dans les rues avoisinantes et jusque dans les galeries du palais écoutèrent avec une infinie complaisance la harangue du prince. Le conseil de Régence institué par le testament et composé du duc d'Orléans, du duc de Bourbon, du duc du Maine, du comte de Toulouse, du chancelier, des maréchaux d'Harcourt, d'Huxelles, de Tallard, des s e crétaires d'Etat et du contrôleur général et où le premier prince du sang n'avait que voix départitrice, alla rejoindre les cendres de son auteur et le droit fut reconnu au Régent de constituer ce conseil ainsi qu'il l'entendait. Philippe d'Orléans s'en serait sans doute tenu là conformément à l'accord qu'il avait passé avec le maréchal de Villeroy, mais le duc de Saint-Simon et les parlementaires qui le soutenaient lui a vaient remontré qu'on ne pouvait pas faire droit aux dispositions du codicille qui confiaient au duc du Maine - avec l'assistance de Villeroy - la surintendance de la personne du roi et le commandement de la maison civile et militaire, "ce qui faisait du duc du Maine un maire du palais et de M. le duc d'Orléans un fantôme de régent impuissant et ridicule et une victime sans cesse sous le couteau du maire du palais. " (98) Un nouveau combat s'engagea que le prince soutint sans conviction. On fit renvoyer l'audience à l'après-dfner, 27

on s'affaira beaucoup jusqu'à quatre heures où elle reprit et là, le procureur général Daguesseau et le premier avocat général Joly de Fleury ayant requis contre le codicille, le duc du Maine sentit la partie perdue et s'effaça de lui-même. Mais en s'accomplissant, le coup d'Etat s'était mué en compromis. Les Phélypeaux étaient puissants; maître des Postes, le ministre des Affaires étrangères détenait beaucoup de secrets. (99) Lorsque quelques jours plus tard, le duc de Saint-Simon vint prendre séance à ce conseil de Régence dont il avait pointilleusement élaboré la composition, et où il siégeait aussitôt après les princes et le chancelier de France, il retrouva outre ledit chancelier dont il avait exigé l'exil, les trois secrétaires d'Etat du défunt roi, MM. de Torcy, de Pontchartrain et La Vrillière, les deux premiers dépouillés sans doute de leurs départements, mais bien présents au faite du pouvoir. Les autres membres étaient les maréchaux de Villeroy, d'Harcourt et de Bezons et l'ancien évêque de Troyes, Bouthillier de Chavigny; au contact des réalités, le dogme avait dû s'assouplir et quoique privés de leurs départements, quatre des "cinq rois de France" demeuraient aux cimes du pouvoir. (100) Ils ne furent pas les seuls avec lesquels il fallut composer. Il semble en effet qu'au moment de tout mettre en oeuvre, on se soit senti un peu juste de trésorerie et qu'on ait dû faire appel à des concours très hypothétiquement désintéressés si l'on en juge par ces deux billets adressés au réticent Desmaretz - qui s'était tardivement disposé dans le sens de la marche - et retrouvés dans les cartons du ministère des Finances : "A Paris le 31 août 1715. Monseigneur, suivant la lettre que vous me fîtes l'honneur de m'escrire hier que S/on/ A/ltesse/ R/oyale/ aurait encore (101) besoin d'argent je me suis mis en queste et j'ay trouvé à emprunter quarante mille livres par contrat de constitution sur moi. J'ai l'honneur d'être avec un très profond respect.. . Crozat. " "A Paris le 2 septembre 1715. Monseigneur, suivant vos ordres j'ay envoyé dès le matin à M. de Montargis quarante mille livres. Il m'en a donné son Récépissé. Il vous plaira régler la chose de la manière qu'il vous plaira. J'ay l'honneur d'être avec toute sorte de respect... Crozat. " (102) Il n'est pas inutile pour donner tout leur sens à ces écrits, de rappeler que Le Bas de Montargis, trésorier de l'extraordinaire des guerres, était chargé de fournir les fonds destinés au paiement des troupes.

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NOTES 1. Buvat, Journal de la Régence par Emile Campardon, P a r i s , 1865, t. I, p. 131-132; sur Bonnier, cf. Guy Chaussinand-Nogaret, Les Financiers de Languedoc au XVIIIe siècle, P a r i s , 1970. 2. A. N. Min. Cent. LXXVII, liasse 166, 28 septembre 1720 : Quittance P i e r r e Crozat procureur de Rosset de La Martellière au chapitre d'Aulx; le procureur est autorisé par son mandant à donner mainlevée des sommes saisies a r r ê t é e s , contre versement de ces sommes à "M. Crozat, ayant droit de M. Pennautier. " 3. A. N. Min. Cent. CXIII, liasse 254, 30 août 1713. Sur les relations de Crozat et de Pennautier, cf. A.N. G7 310 : Lettres de P i e r r e Crozat des 3, 5 et 16 février 1708, Contrat entre le clergé de France et Pennautier du 15 septembre 1705 avec caution de Crozat; Lettre de Bas ville, intendant en Languedoc au contrôleur général du 12 avril 1708 reproduite par Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des Finances, t. m , n° 40, p. 18); A.N. G7 316 : Etat des traités passés entre Pennautier et Crozat; Placet p r é senté par Crozat après la mort de Pennautier et avis de l'abbé de Broglio; sur les différends de Crozat et du diocèse de P a r i s , cf. A. N. G7 595 et G7 776; en relation avec l'agiotage sur les billets de monnaie, cf. A. N. G7 16221627, la proposition d'établir une caisse sous le nom du sieur Crozat l'aîhé pour faire le remboursement des petits billets de monnaie en vieilles espèces montant à vingt-deux millions /de livres/; enfin sur P i e r r e Crozat, cf. A.N. Min. Cent., LXXVII, rép. 1. 4. C'est P i e r r e Crozat qui signe l'acte constitutif de la Compagnie de l'Assiento (A.N. Colonies, F2A7). 5. A.N. Min. Cent., LXXVII, liasse 143, 5 septembre 1715 : Dépôt procuration Thomas Magnoni, marchand banquier à Bologne à P i e r r e Crozat; liasse 145, 9 m a r s 1716 : Dépôt de procuration au môme par Michel Ange de La Chaussée, consul de la nation française à Rome. 6. A.N. G7 867-881 : Mémoire transmis le 21 juillet 1714 au contrôleur général : "Le sieur Philibert banquier à Lion a sept millions d'argent en e s pèces dans sa maison qu'il s e r r e et garde pour faire p é r i r les autres négociants et avoir leurs effets pour rien en leur faisant faire banqueroute au p r e mier payement de Lion. " Le 7 juillet 1718 Antoine Crozat donnera procuration à Melchior Philibert de recevoir le prix des actions de la Compagnie du Canal de Provence (Min. Cent., CXIII, liasse 275). 7. "Mémoires de la Régence par le duc d'Antin" (B.N. ms n. a. f. 23 929, f° 48). 8. Guerre, Al 2049 (194-195). 9. A.N. Min. Cent., CXIII, rép. 4, m a r s 1707 : Quittance Marie Madeleine Victoire Lebel de Céry à Antoine Crozat (la minute manque). 10. Ibid., liasse 206, 18 avril 1704 : Transport Guillaume Dubois à P i e r re Crozat; ibid., rép. 5, avril 1708 : Rétrocession P i e r r e Crozat à Guillaume Dubois. 11. Ibid., rép. 5, 23 juin 1713 : Constitution marquis de La Vrillière à Antoine Crozat. 12. Ibid., 1er m a r s 1712 : Constitution François et Louis Nicolas de Neufville, duc de Villeroy à Antoine Crozat; 30 octobre 1713 : Constitution maréchal et abbé de Villeroy à Antoine Crozat. 13. Ibid. , 11 juillet 1712 et 29 octobre 1712 : Constitutions duc d'Antin à Antoine Crozat. 14. Ibid., 11 et 30 janvier 1714 : Constitutions duc de Richelieu à Antoine

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Crozat. 15. Ibid., 30 août 1713 : Constitution duc de Noailles à Antoine Crozat. 16. Ibid., 6 décembre 1712 : Constitution maréchal et comte de Tessè à Antoine Crozat. Sur Desmaretz, ibid. , février 1708. 17. Ibid., II, liasse 386, I l septembre 1716 : Transport duchesse d'Aumont à Antoine Crozat. 18. Ibid., CXm, rép. 5, avril 1707 : Obligation Antoine Crozat et épouse au comte d'Evreux; janvier 1708 : Mariage comte d'Evreux Marie Anne Crozat; juin 1709 : Transport Antoine Crozat comte d'Evreux; Constitution comte d'Evreux à P i e r r e Crozat. 19. Ibid., 13 m a r s 1712 : Rétrocession P i e r r e Crozat à Mgr de Mailly, archevêque de Reims. 20. Ibid., LXXVII, liasse 126, 2 février 1712 : Quittance Joseph Yacinthe de Broglio à P i e r r e Crozat. 21. 21 octobre 1706, mentionné dans ibid., liasse 144 : Consentement P i e r r e Crozat au Marquis d'Ancenis, 25 novembre 1715. 22. Constitution du 25 décembre 1712, mentionnée dans ibid., IV, liasse 407 : Remboursement comte de Butry à P i e r r e Crozat, 30 octobre 1719. 23. Ibid., CXIII, rép. 5, 18 décembre 1713 : Constitution Chrétien de Lamoignon à P i e r r e Crozat. 24. Ibid., LXXVH, liasse 148, 19 août 1716 : Transport Marc Antoine Crozat à Jean Crozat. 25. Ibid., liasse 150, 4 février 1717 : Convention Jeanne Crozat, veuve Nicolas Daguin. 26. Ibid., liasse 148, 19 août 1716, cité supra, note 24. 27. Ibid., CXm, rép. 4, m a r s 1708 : Constitution états de Bretagne à Antoine Crozat. 28. B . N . , ms 10962; ms 6933 : Noailles à La Vrillière, 21 f é v r i e r 1716 (Boislisle, op. c i t . , t. m , app. 240 et p. 650). A.N.Colonies, C13A4, f° 333 : Mémoire de La Motte Cadillac du 2 janvier 1716 : " . . . il / L a Motte Cadillac/ s ' e s t associé avec les sieurs Crozat et Le Bartz pour le commerce de la Louisiane. " 29. Mémoires de Saint-Simon, La Pléiade, t. IV, p. 330. 30. Ibid., p. 332. Notice historique sur la Régence" (A.N. 01239, f° 1416).

31. A.N. G7 1699 : Lettre Anisson à Desmaretz, 24 février 1713 : "Il nous revient ici par les Genevois et par quelques particuliers de P a r i s que le crédit de M. Antoine Hogguer est fort altéré. Je fais ce que je puis pour r a s s u r e r ceux qui ont peur, parce que je scais qu'il est protégé par Votre Grandeur. " Desmaretz à Anisson, 7 m a r s 1713 : "Sur ce qui regarde le sieur Antoine H. . . il est vray que son crédit a souffert quelqu'atteinte, mais vous verrez par la suite qu'il est bien soutenu et qu'on a pris toutes les mesures convenables pour ne pas le l a i s s e r manquer. " Anisson à Desmaretz, 14 m a r s 1713 : "J'avais déjà appris le sage remède que vous avez apporté à l'altération du crédit du sieur Hogguer dont on m ' a s sure que les billets ne perdent plus que 2%. " Les Hogguer bénéficiaient également de la protection de Mme de Maintenon; cf. A.N. G7 22 : Lettre de Desmaretz à Le Rebours, 16 février 1715 : "Mme de Maintenon m ' a marqué Monsieur d'une manière assez pressante l'intérêt qu'elle prend à l ' a r r e s t é des comptes de M. Hogguer de Bignan et de s e s f r è r e s . Ainsi je vous prie de vouloir bien y travailler avec le plus de diligence qu'il vous s e r a possible avec MM. les Commissaires qui ont esté nommés à 30

cet effet et vous me ferez plaisir de me marquer la première fois que nous travaillerons ensemble le temps dans lequel ils pourront être a r r e s t é s . . . ". 32. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 413. 33. Ibid., p. 760. 34. Ibid., p. 763. 35. Ibid., t. V, p. 610. 36. Ibid., t. IV, p. 763. 37. "Toutes ces choses se passaient entre lui et moi, longtemps avant qu'il fut question du testament du Roi" (ibid., p. 794). C'est le 26 août 1714 que le roi remit son testament scellé au premier président de Mesmes et au procureur général Daguesseau afin d'en constituer le Parlement dépositaire (ibid., p. 380-381). 38. Ibid., p. 767. 39. P . E . Lemontey, Histoire de la Régence, Paris, 1832, t. 1, p. 44. 40. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 769. 41. Ibid., p. 764. 42. Ibid., p. 896. 43. Ibid., p. 801. 44. "Nous parlâmes de l'archevêque de Cambrai, et la discussion ne fut pas longue. Toute l'inclination de M. le duc d'Orléans l'y portait, comme je l'ai déjà remarqué ailleurs, et, comme je l'ai aussi raconté en son temps, j'avais travaillé à entretenir ce goût et cette estime" (ibid., p. 801). 45. Ibid., p. 611. 46. Ibid., sur la mort de Fénelon (p. 604-613). 47. Ibid., p. 358. 48. Ibid., p. 379-380. 49. Ibid., p. 510. 50. Ibid., p. 824. 51. Le "plus proche parent" du roi n'était pas le duc d'Orléans, mais sa fille, la duchesse de Berry, b e l l e - s œ u r du duc de Bourgogne. 52. Mémoires de Saint-Simon 53. Ibid. P- 831-832. 54. Ibid. P- 803. 55. Ibid. P- 802. 56. Ibid. P- 803. 57. Ibid. P- 804. 58. Ibid. P- 805. 59. Ibid. P- 811. 60. Ibid. P- 816. 61. Ibid. P- 819. 62. Ibid. t. V, p. 610. 63. Ibid. 64. Ibid. t. V, p. 611-612. 65. Ibid. t. IV, p. 781. 66. Ibid. P- 782. 67. Ibid. P- 784. 68. Ibid. P- 786-787. 69. Ibid. P- 782. 70. Ibid. P- 792. 71. Ibid. t. V, p. 40. 72. Ibid. t. IV, p. 898-899. 73. Ibid. t. V, p. 37. 74. La dénomination de ce con que sa qualification officielle fut "Conseil de Finance".

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75. Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans, trad. et notes d'Ernest Jaegler, Paris-, 1890 (B.N. 8° Lb 37/5618 A), t. II, p. 55 : "Chausseray a beaucoup d'esprit; elle est toujours gaie et toujours malade. J'allai la voir hier; Dieu merci elle va mieux maintenant, elle circule dans sa maison et a l ' a i r d'un spectre : elle a un bonnet blanc et une robe de chambre d'indienne; avec sa pâleur, sa taille longue et élancée, elle ressemble tout à fait à la description qu'on fait de revenants. Je crois que la Dame Blanche de Berlin a cet air là. " 76. M. A. Tornezy, Mlle de Chausseraye, Poitiers, 1892, p. 34, citant Dangeau, Journal, P a r i s , 1854-1860, t. XIV, p. 320 : " . . . on la nommait la Sibylle du bois de Boulogne. " 77. Louis Henri d'Andigné, docteur en Sorbonne, prieur en Sorbonne et chanoine de l'église métropolitaine de Tours; il fut avec le procureur général Guillaume Joly de Fleury et Louis Paul Bellanger, avocat général à la cour des Aydes, exécuteur testamentaire de Mlle de Chausseray (A.N. Y 10845). 78. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 314. 79. Ibid., p. 316 : "Elle avait la f o r c e . . . de cacher avec grand soin son amitié et son commerce avec le cardinal de Noailles"; cf. A.N. Min. Cent., XC, liasse 330, 3 avril 1724 : Vente par le sieur Antoine Coutier à S.E. Mgr le cardinal de Noailles et à Delle M. - T . Le Petit de Verno de Chausseray d'une maison et dépendances sise à P a r i s , rue des Postes, fg Saint-Marcel; la vente fut réalisée au prix de 110 000 livres que l'acheteuse régla jusqu'à concurrence de 60 000 livres par voie de transfert et de constitution de rentes et le cardinal pour le surplus par rachat d'une rente constituée par le vendeur. Le cardinal et Mlle de Chausseray passèrent le même jour déclaration "qu'ils n'avaient et ne rien prétendaient en l'acquisition... et que ladite acquisition était pour et au profit des religieuses qui seraient tirées du monastère de N. -D. de Charité de la ville de Guingamp en Bretagne.. . pour f o r m e r et composer un établissement. . . en ladite maison. " 80. Jean Antoine de Mesmes; il passait pour partisan du duc du Maine. 81. Joachim Colbert de Croissy, adversaire de la bulle Unigenitus. 82. Mémoires du comte de Maurepas, P a r i s , 1792, t. I, p. 113; Tornezy, op. cit., p. 53, rapportant les Mémoires de Richelieu, éd. B a r r i è r e , p. 30 (ouvrage également apocryphe) écrit : "Longtemps avant la mort du Roi, il se tenait des assemblées t r è s secrètes au château de Madrid, chez Mlle de Chausseraye qui y avait un appartement.. . " (p. 53-55). En 1715, au moment de ces faits, Mlle de Chausseray remerciait le contrôleur Desmaretz qui venait de lui a d r e s s e r sa pension dans les termes suivants : "Dans la prompte expédition que vous me faites l'honneur de m'envoyer Monsieur je voy une bonté qui me touche plus mille fois que la pension mesme, j'ay le coeur fait de façon qu'une grâce accordée d'une manière aussy gracieuse m'attache plus à vous pour le reste de ma vie que ne peut jamais vous l'exprimer votre t r è s humble et t r è s obéissante servante. M. - T . de Chausseray (A.N. G7 598, doss i e r 1715, sans date). 83. A.N. G7 594 : Lettres du président de Maisons à Desmaretz : "A Maison le 11 /au crayon le 11 novembre 1714/. Je suis Monsieur t r è s affligé des raisons qui vous empêchent de venir vous promener icy un peu de distraction vous est nécessaire et vous ne pouvez p a s s e r ces moments dans une maison où vous soiez plus honoré. Je vous supplie d ' e s t r e persuadé du parfait attachement avec lequel je suis. " Ce jeudy matin /fin novembre 1714/. Je vous supplie t r è s humblement Monsieur de. me permettre cette après-dftier ou demain de vous dire un mot et d'être persuadé Monsieur de mon t r è s parfait dévouement. " 32

84. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 780 : " . . . il / l e duc d'Orléans/ me proposa la présidence du conseil des finances, c ' e s t - à - d i r e de les diriger avec un imbécile en ce genre tel que le maréchal de Villeroy. " 85. Cf. supra, note 12 et A. N. Min. Cent., XLI, rép. 9, 31 janvier 1717 : Compte François et Louis Nicolas de Neufville de Villeroy et les enfants et héritiers d'André Crommelin; Constitution des mêmes à André, Adrien, P i e r re, Henry et Jacques Crommelin; 16 décembre 1718 : Remboursement François Paul de Neufville de Villeroy à André Crommelin et autres; 13 mai 1719 : Quittances Paulin Prondre à Louis Nicolas de Neufville de Villeroy; Remboursement Louis Nicolas de Neufville de Villeroy à Paulin Prondre; 1er mars 1720 : Remboursement François de Neufville de Villeroy à Paulin Prondre. Le 27 août 1715, Villeroy intervient en faveur du banquier Melchior Philibert de Lyon en demandant au contrôleur général de payer sur le pied de l'ancien tarif les matières d'argent que ce négociant portera à la monnaie; Desmaretz s'y refusa parce que "cela tirerait à une trop grande conséquence" (cf. A. N. G7 367). 86. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 8 0 9 : "C'est parler exactement que dire que le maréchal de Villeroy était le seul roi de Lyon, que le prévôt des marchands y était son vice-roi ad nutum, et qu'ils se mettaient en poche tout ce qu'il leur plaisait de prendre, sans le moindre embarras, sans formalité aucune, et sans la moindre crainte d'aucune suite pour l'avenir, ni même qu'on put jamais savoir ce qu'il se passait entre eux deux. " 87. Charles Kenneth Eves, Matthew Prior Poet and Diplomat, New York, 1939, p. 129. 88. Miscellaneous State Papers, Londres, 1778 (B.N. 4° Nb 88), t. n , p. 528 sc[. : "Extracts from Lord Stair's Journal at Paris in 1715 and 1716" (Extraits du Journal de Lord Stair à Paris, en 1715 et 1716) : p. 529 : "July / 1 7 1 5 / . Mr. de Villeroy contrived a party when they were to dine together which they did. " (M. de Villeroy combina une partie où ils seraient à dlher tous les deux ce qu'ils firent. ) p. 532 : "Friday 12 /juillet 1715/. I gave an account of what had happened, in a relation inclosed in a letter to the maréchal de Villeroy. " (J'ai donné un compte rendu de ce qui était arrivé dans une relation incluse dans une lettre au maréchal de Villeroy. ) p. 533 : "Friday 26 /juillet 1715/. In the morning I saw the maréchal de Villeroy with whom I had a long conference concerning Torcy's quarrel. " (Dans la matinée je vis le maréchal de Villeroy avec qui j'eus une longue conférence concernant la querelle de Torcy.) p. 538-539 : "Sunday 11 /août 1715/. I went to the Tuilerie, met Mr. Villeroy, who seemed mortified. . . The maréchal de Villeroy by Saladin, advised me yesterday to see the King, with the assurance that I should be well r e c e i ved." (J'allai aux Tuileries, rencontrai M. de Villeroy qui semblait mortifié . . . Le maréchal de Villeroy par Saladin /banquier d'origine genevoise, familier de Marlborough et fréquemment mêlé aux négociations internationales/ m'a conseillé hier de voir le Roi avec l'assurance que je serais bien reçu. ) p. 539 : "Monday 12 /août 1715/. Saw the maréchal de Villeroy at supper. He was mightly civil to me and took notice of my good humour. " (Vis le maréchal de Villeroy à souper. Il fut extrêmement poli envers moi et prit note de ma bonne humeur. ) L . G . Wickam Legg, British diplomatie instructions, t. II : France 16891721, Londres, 1925 (B.N. R é s . , Na 3 1 3 / 3 5 / , p. 94, 14 août 1715 : Instructions à Stair, 10 août 1715 : " . . . His Majesty approves very much of the caution your Lordship has used in your conversation with the maréchal de Ville-

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roy that in the King's speech and in the Debates in both Houses of Parliament, France had not been touched... " (Sa Majesté a beaucoup approuvé l'assurance dont votre Seigneurie a usé dans votre conversation avec le maréchal de Villeroy que dans la harangue du Roi et dans les Débats des deux Chambres du Parlement, on n'avait pas effleuré la France.) 89. A.N. G7 367 : Lettre du maréchal de Villeroy à Torcy, 26 juin 1714 : "La tranquillité, Monsieur, se rétablit dans notre ville; le mouvement qui me paraissait dans la basse canaille se dissipe. " Lettre au contrôleur général Desmaretz, 14 juillet 1714 : "Vous jugerez Monsieur, quand il sera temps de songer à diminuer quelque chose sur les impôts, et vous déciderez sur un mémoire que je vous envoyerai sur quoy il convient de faire de la diminution. " 90. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 278. 91. Pierre Chevallier, Les Ducs sous l'Acacia, Paris, 1964, p. 22, 8788.

92. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 196-197 et A. N. Min. Cent., XLI, rép. 9. 93. Ibid., t. IV, p. 742. 94. Voysin, chancelier et secrétaire d'Etat à la Guerre. 95. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 936. 96. Ibid., p. 928. 97. Miscellaneous State Papers, p. 544 : "Monday, 26 /août 1715/. This afternoon I went to V e r s a i l l e s . . . the Duke of Orleans told me that the King had observed his treaties, that there was no thoughts of the King of Spain; that he was to have the regency, but that he believed there were some conditions in the will to hamper him by a council of regency and a tu te le that was to have the command of the tropps but he said he was little in pain about that, being sure of the Parliament and the troops. " (Cet après-midi j'allais à Versailles. . . le Duc d'Orléans me dit que le Roi avait observé ses traités, qu'il n'était pas question du Roi d'Espagne, qu'il allait avoir la régence mais qu'il croyait qu'il y avait quelques conditions dans le dessein de l'embarrasser par un conseil de régence et une tutelle laquelle aurait le commandement de la troupe mais il dit qu'il était peu en peine à ce sujet étant sûr du Parlement et des troupes. 98. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 937. 99. Sur le maintien de Pontchartrain, cf. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 43 : " . . . il /Jérôme de Pontchartrain/ s'était mis bassement sous la protection du maréchal de Bezons dont il réclamait la parenté et d'Effiat par lui . . . Ils firent donc venir son père de Pontchartrain à qui ils procurèrent une audience secrète de M. le duc d'Orléans au Palais Royal par les derrières, qui conservait de la considération pour lui. L'ex-chancelier lui parla si bien qu'il en obtint que son fils ne serait point chassé tellement que lorsque j'en voulus presser le Régent je trouvai un changement que je ne pouvais prévoir. J e fus quelque temps à découvrir cette v i s i t e . . . " Sur le maintien de Torcy, cf. ibid., p. 53-54 : " , . . dans mon dessein d'anéantir les secrétaires d'Etat et leur puissance, Torcy qui l'était après son père et son beau-père ne pouvait être à mon gré. J'avais souvent pressé M. le duc d'Orléans de l'exclure. . . Le Régent me laissa entrevoir que je n'y devais pas compter. J e redoublai mes efforts; à la fin il m'avoua avec un grand embarras qu'il se le croyait nécessaire par avoir le secret de toutes les affaires étrangères depuis tant d'années qu'il en était le ministre, et par le s e cret des postes dont lui ne pouvait se passer. Ce fut en effet ce qui conserva Torcy. " Mémoires de Torcy ( B . N . , ms français 10670),f° 1 : " L a forme nouvelle

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donnée aux conseils par M. le duc d'Orléans au commencement de sa régence avait absolument changé l'ancien état du gouvernement. Son Altesse Royale jugea cependant nécessaire de conserver autant qu'il serait possible, les c o r respondances s e c r è t e s entretenues exactement sous le règne du feu Boy avec différents étrangers soit au dedans, soit au dehors du Royaume. Elle continua d'en laisser le soin à celuy des ministres qui en était chargé de plusieurs années..." 100. Le chancelier Voysin reçut 400 000 livres pour se dessaisir du s e crétariat à la Guerre; Torcy garda la surintendance des Postes; La Vrillière conserva sa charge; Pontchartrain put dans la suite transmettre la sienne à son fils. 101. Souligné par nous. 102. A. N. G7 598; la signature est celle d'Antoine Crozat.

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CHAPITRE H. LE BUTOIR

Le conseil de Finance n'eut pas tout à fait la forme des "soviets d'aristocrates" dont avait rêvé Saint-Simon. Sous la prééminence rien moins que symbolique du maréchal de Villeroy, le duc de Noailles en assumait la présidence et bien que depuis fort longtemps préparé à cette promotion, il l'avait accueillie avec les apparences de la résignation et du plus édifiant stoi'cisme. "Je vous dirai madame que c'est avec la dernière peine que je me suis rendu aux instances de Monseigneur le duc d'Orléans", écrivait-il à Mme de Maintenon (1), tandis qu'il confiait à l'ambassadeur en Hollande, M. de Chateauneuf : "/le duc d'Orléans/ m'a fait l'honneur de me choisir pour être membre du Conseil de Finances en qualité de Président, quoyque la matière n'aye pas beaucoup d'attraits en ce temps cy, et qu'elle soit même assez étrangère pour un militaire; il faudra cependant faire de son mieux pour seconder les intentions de Son Altesse Royale. " (2) La vice-présidence échut au marquis d'Effiat survivant, aux relents maléfiques de la petite cour de Monsieur, "homme de sac et de corde, d'autant plus dangereux qu'il avait beaucoup d'esprit et de sens." (3) Ces seigneurs connaissaient, certes, la partie qu'ils avaient à administrer, notamment le duc de Noailles qui avait "fait ses classes" chez le contrôleur général Desmaretz, mais la tâche était par trop ardue pour des néophytes, si zélés fussent-ils. On dut laisser la plume et la robe entrer en force dans ce synode; les conseillers d'Etat et les maîtres des requêtes y occupèrent la plupart des sièges. Le conseil tint sa première séance le 20 septembre 1715, en une salle du palais du Louvre et dans le procès-verbal qu'en dressa le secrétaire M. de La Blinière, on relève le passage suivant : " . . . On a délibéré de savoir si le Roy devait rentrer dans la jouissance de ses revenus, se remettre au courant et faire porter au trésor royal le montant des Recettes des receveurs généraux attendu que ces revenus sont engagés pour un temps considérable aux receveurs généraux sur lesquels on a tiré des assignations et qui ont des quittances comptables et que d'un autre côté Sa Majesté n'a pas de quoy fournir aux dépenses courantes et nécessaires, tel / l e s / que le payement des troupes, l'entretien de sa maison, ce indépendamment des dettes de différentes natures dont l'Estat est chargé. " (4) L'assemblée estima unanimement que le roi était dans la né37

cessité de rentrer dans ses revenus mais se donna vingt-quatre heures pour permettre à chacun d'en chercher les moyens. Il fallait en attendant pourvoir au plus urgent; ce fut encore une fois Antoine Crozat qui assuma la charge : "Il est extraordinaire, écrit le duc d'Antin, président du conseil du Dedans, qu'à un nouvel avènement comme celuy là, M. le duc d'Orléans ne trouvât point d'argent; il semblait que cent bourses devaient s'ouvrir soit pour supplanter son voisin, soit pour mériter les bonnes grâces du Régent. Cependant il n'y eut que le seul Croisât /Crozat/ qui fournit trois millions en plusieurs semaines. Encore le retour du vaisseau Le Griffon en fut la cause qui revenait de la mer du Sud chargé d'or et d'argent. " (5) Cependant ce secours ne pouvait suffire à tout, d'autant plus qu'il semble s'être finalement limité à la remise d'un million comptant et à des engagements pour les deux autres millions. "Il n'y avait pas un sou à l'extraordinaire des guerres, poursuit le duc d'Antin, et le peu d'argent que Crozat l'aîné avait prêté fut d'un faible secours. " (6) Le besoin d'espèces était si pressant qu'on songea à donner cours aux piastres et aux pistoles d'Espagne (7) mais on renonça à cette facilité dans la crainte de voir les spéculateurs faire fondre les pièces françaises pour les convertir avec profit en ces monnaies auxiliaires. Dans des circonstances aussi critiques, il n'était plus question de permettre aux receveurs généraux des finances de disposer des revenus du roi jusqu'à extinction de leurs avances. Cependant, la question restait débattue au conseil, les uns proposant de surseoir, les autres d'intimer aux dits receveurs d'avoir à porter directement au Trésor l'intégralité de leurs recettes avec menace de les faire remplacer par voie de commission s'ils s'y refusaient. (8) L'affaire fut renvoyée à un comité particulier et, en attendant le dépôt de son rapport, on sollicita l'Assemblée du clergé et les états de Languedoc, organismes où Pierre Crozat jouissait encore d'une certaine influence. Le 22 septembre, le conseil proposait "de tâter le clergé pour pressentir si l'on n'en pourrait pas obtenir quelque nouveau don gratuit" (9) et le 4 octobre, de demander au sieur Ogier, receveur général de cet ordre, "de fournir des contrats de 50 000 frs à chacun des receveurs généraux pour les remplir d'une avance de pareille somme par eux faite" (10); le 7 octobre, c'est vers les états de Languedoc que le conseil se tournait et le duc de Noailles prodiguait au trésorier de ces états, Joseph Bonnier, qui demandait le remboursement de ses avances, des apaisements tout empreints d'aménité : "Je puis vous assurer non seulement des dispositions de Mgr le duc d'Orléans pour mettre dans un état certain tous ceux qui se trouvent dans le même cas, mais même de l'attention particulière de Son Altesse Royale pour distinguer les personnes qui donnent des marques de leur bonne volonté au service du roi"; et comme témoignage de cette bonne volonté, le président du conseil 38

de Finance demandait au sieur Bonnier l'état des avances qu'il serait en mesure de continuer mois par mois "tant pour le prest des troupes que pour les autres dépenses qui pourraient se présenter"; pour donner à sa démarche tout le poids possible, il invitait même l'intendant de Languedoc, M. de Basville, à l'appuyer de son intervention. (11) Enfin, en attendant de régler le sort des receveurs généraux, on obtint d'eux une avance de 2 000 000 dans le courant du mois de septembre. (12) Ce n'était toutefois là que palliatifs auxquels le précédent régime avait déjà eu recours et dont les effets ne pouvaient être que provisoires, sinon incertains. Les mesures auxquelles on se rangea dans les débuts du mois d'octobre, suppression des offices d'intendant des finances et de commerce, réduction des rentes sur les tailles du denier 12 au denier 25, soit de 8, 33 à 4%, ne témoignèrent pas de beaucoup d'originalité. La disette de numéraire éprouvait non seulement les comptables du Trésor mais les négociants des grandes places de commerce et toutes les classes de la société. Dans les dernières années du règne précédent, le contrôleur général Desmaretz avait entrepris une politique de déflation "sauvage" dont devaient être les premières victimes ceux - fort nombreux dans les classes commerçantes - qui, prévoyant une baisse continue de la devise, avaient investi en marchandises étrangères et constitué d'énormes stocks qu'ils pensaient revendre avec grand profit. Cette politique avait eu pour effet de réduire par paliers le cours des louis et des écus, fixés respectivement à 20 et 5 livres lors de la grande réforme monétaire de 1709, à 14 livres 10 sols et 3 livres 12 sols 6 deniers au 1er juin 1715, et ils devaient être ramenés à 14 livres et 3 livres 10 au 1er août 1715. L'intitulé de l'arrêt du Conseil d'Etat du 14 mai 1715 qui fixait ces cours définissait à la fois l'objet de ces dispositions et les objections qu'elles soulevaient : "Il y a néanmoins plusieurs particuliers, pouvait-on lire, qui chagrinés de voir qu'on leur oste par là les moyens de continuer leurs usures et leur mauvais commerce, s'efforcent de répandre dans le public différents bruits, soit d'une nouvelle refonte des espèces pour les remettre sur le même pied qu'elles étaient avant les diminutions ou d'une fabrication des billets pour avoir cours conjointement avec les espèces : Sa Majesté a cru que pour faire cesser entièrement ces bruits pernicieux et empêcher qu'ils ne puissent séduire ceux qui pourraient n'être point convaincus de la nécessité qu'il y a pour le bien du commerce de mettre les espèces d'or et d'argent sur un pied fixe et invariable proportionné à leur juste valeur, et au prix pour lequel elles sont reçues dans le pays étranger, Elle devrait faire connaître ses intentions, afin que ses sujets pleinement persuadés de la réalité des diminutions qui ont été indiquées, et de la fixation pour l'avenir du prix 39

desdites espèces et matières d'or et d'argent puissent en prendre de justes et sûres mesures pour faire de leurs deniers des emplois convenables à leurs affaires et à leur commerce. " (13) La résistance et les obstacles à cette diminution des espèces avaient pourtant continué de se manifester et la réduction prévue pour le 1er août avait été reportée au 1er septembre, mais un arrêt du 13 août affirmait non sans solennité une intention déterminée de stabiliser définitivement le cours des monnaies à leur dernier taux. "Nous plaft qu'après la dernière diminution sur les espèces et matières d'or et d'argent qui doit être exécutée au 1er septembre prochain, le prix des espèces et matières demeure fixé pour toujours et sans aucun changement : scavoir pour les louis d'or à 14 livres et les écus à 3 livres 10 sols. " Comme pour l'arrêt précédent, l'exposé des motifs ne faisait nul mystère des pressions qui s'étaient exercées sur le pouvoir pour le détourner de cette politique : "Nous apprenons, était-il rapporté, que quelques particuliers, les uns prévenus par l'interest qu'ils auraient de voir ces espèces au-dessus de leur véritable valeur, dans l'espérance de pouvoir sortir plus facilement du grand nombre d'engagements dans lesquels ils sont entrés par légèreté et par imprudence, les autres chagrinés de voir qu'ils ne pourront plus continuer aussi facilement qu'ils le faisaient leur usure et leur mauvais commerce, s'efforcent de persuader le public de la nécessité qu'il y aurait d'augmenter le prix des espèces et des matières; ils ont même engagé plusieurs marchands et négociants des principales villes du Royaume de nous faire présenter à cet effet différentes requêtes et mémoires; et quoyque nous fussions pleinement déterminés, nous avons bien voulu les faire examiner de nouveau par des commissaires de notre Conseil, lesquels après avoir discuté singulièrement et dans un très grand détail toutes les raisons qui ont été alléguées de part et d'autre et ce en présence des plus habiles et des plus expérimentés négociants qu'ils ont appelés à leur conférence, sont tous demeurés pleinement convaincus que rien ne serait plus préjudiciable au bien du commerce que de se déranger du dessein que nous avons formé de remettre et de laisser à l'avenir les espèces et matières d'or et d'argent sur un pied fixe et immuable. " (14) Dans le même temps, par un arrêt du 28 mai 1715, la Cour des monnaies avait fixé le cours du marc d'or fin à 24 carats à 458 livres 3 sols 7 deniers et le cours du marc d'argent de 12 deniers à 30 livres 10 sols 10 deniers. (15) Le maintien de cette politique de rigueur aggravait le malaise causé par la raréfaction des espèces. Les grandes saignées de métal précieux qui avaient accompagné la guerre de Succession d'Espagne n'avaient été compensées que dans une certaine mesure par les rentrées de piastres et autres matières ramenées par les Malouins de la mer du Sud; au demeurant, leurs expéditions étaient de plus en plus entravées par les réactions du gouvernement de Ma40

drid; par ailleurs, la baisse des cours sur le marché intérieur, soit par voie d'autorité, soit par le jeu de l'offre et de la demande, incitait inévitablement les spéculateurs à faire ressortir plus ou moins clandestinement leurs pièces pour bénéficier de la prime qu'ils trouvaient sur les marchés étrangers. Le contrôleur général Desmaretz avait tenté de remédier à ces sorties de capitaux par une thérapeutique de nature homéopathique qui consistait à charger Samuel Bernard de véhiculer en Hollande et de jeter sur le marché d'Amsterdam des quantités plus ou moins considérables de louis d'or afin d'en faire baisser le cours et de réduire la marge qui existait entre le prix intérieur et le prix extérieur des espèces, mais ce remède avait, semble-t-il, plus eu pour effet de causer des ennuis à celui qui avait pour mission de le mettre en oeuvre que de gêner les spéculateurs. (16) Les nouveaux dirigeants étaient parfaitement instruits de ces mouvements de capitaux et le 14 octobre, le duc de Noailles écrivait au marquis de Chateauneuf, ambassadeur de France à La Haye : "Je serais bien aise entre autres choses de scavoir si le pays où vous êtes, est aussy remply qu'on le dit de nos espèces, et si elles y ont cours au-delà de leur valeur intrinsèque. Il est notoire qu'elles l'ont pour quatre livres un sol trois deniers dans la Flandre Autrichienne mais j'ai peine à croire que les Hollandais les reçoivent sur le même pied. " (17) Et l'ambassadeur répondait le 25 : "Vous me demandez s'il y a eu en ces pays quantité de nos espèces ? Il y en a bien moins Monsieur qu'il y en est entré parce que bien des millions étaient destinés pour l'Angleterre; il en reste cependant beaucoup; mais il n'est pas aisé de scavoir au juste la quantité. Les plus réservés prétendent qu'il y a à la banque d'Amsterdam pour 20 millions de florins de nos espèces tout au moins; mais si j'en juge par les sommes qui sont passées par les mains des banquiers du second ordre, il doit y en avoir bien davantage. Le louis d'or neuf vaut ici 11 florins 10 sols; c'est à peu près sa valeur intrinsèque. " (18) Et il précisait le 1er novembre : "Des banquiers de ce pays croient qu'il est sorti plus de 400 millions du Royaume. " (19) Cet exode massif de capitaux avait provoqué à l'intérieur du royaume une pénurie qui se faisait de plus en plus durement sentir dans les circuits de l'économie et ainsi que l'exposaient les arrêts de diminution successifs, la classe commerçante avait été la plus ardente à s'élever contre des conceptions qui la démunissaient de tous moyens de paiement, avec les conséquences néfastes qui en découlaient pour les entreprises. Son action devait trouver son aboutissement dans un mémoire de MM. Montaudoin et Lejeune, juges consuls de Nantes, contresigné par leurs mandants, qui fut présenté le 15 octobre au conseil de Finance. (20) L'ambassadeur de France à La Haye intervenait dans le même sens d'une manière très pressante : "Je crois, écrivait-il le 18 oc41

tobre 1715 au duc de Noailles, que votre principale attention est de faire rentrer l'argent dans le royaume et selon l'avis des plus habiles négociants, il y a pour cela deux moyens : "le premier de hausser les prix de nos espèces et de mettre les écus à 4 livres et les louis d'or à 16 livres, "le second de donner cours aux bonnes espèces étrangères et de les faire valoir 3% plus qu'elles ne valent dans le pays où elles ont cours à présent; " . . . Voilà Monsieur la voie la plus sûre et la plus courte de faire reparaître l'argent en France", concluait M. de Chateauneuf, avec il est vrai la restriction suivante : "à la vérité, les louis convertis en guinées en Angleterre et ceux que l'on a mis à la banque d'Amsterdam dans l'unique dessein de les mettre à couvert pourraient bien ne pas rentrer en France; mais le reste y passera et ce reste joint aux espèces étrangères nous redonnera l'abondance. (21) Mais le président du conseil de Finance, nourri des principes orthodoxes de Desmaretz, écartait ces pernicieux conseils : "On ne disconvient pas, répond-il le 30 octobre, qu'une augmentation d'espèce ne fasse entrer de l'argent, mais c'est une malheureuse abondance qui ne tourne ensuite qu'à notre plus grande ruine, et qui ne sert qu'à faire passer une partie de nos richesses chez nos voisins. " (22) En fait, le conseil de Finance avait décidé de "tenir". Il s'était déterminé à ne pas se départir de la ligne précédemment fixée et à mettre un terme aux manipulations monétaires. Un événement fort important avait contribué à l'affermir dans ses résolutions : par l'entremise du comité constitué à cet effet, il venait de passer accord avec les receveurs généraux; peut-être impressionnés par les menaces agitées contre eux et redoutant les entreprises d'un gouvernement qui venait de supprimer les sept offices d'intendant de finances, les receveurs généraux des dix-neuf généralités (Paris, Soissons, Amiens, Châlons, Orléans, Tours, Bourges, Moulins, Lyon, Riom, Poitiers, La Rochelle, Limoges, Bordeaux, Montauban, Rouen, Caen, Alençon et Grenoble) avaient offert d'avancer au Trésor, outre une queue de 630 000 livres restant due sur l'avance de 2 000 000 consentie en septembre, un prêt de 6 000 000 de livres à raison de 2 000 000 par mois en octobre, novembre et décembre 1715 et un autre de 30 000 000 payable à raison de 2 500 000 livres par mois (par tiers les 8, 15 et 25 de chaque mois) pour chacune des années 1716 à 1719 (incluse). En contre-partie de ces avances, il devait leur être fourni, au fur et à mesure de leurs paiements, des assignations ou quittances comptables du Trésor à leurs décharges respectives, sur les impositions des deniers de la taille, de la capitation et du dixième de leurs généralités pour les années 1715 à 1719 (incluse), impositions qui devaient être affectées à leur remboursement en principal et intérêts sans égard aux aliénations déjà pratiquées sur les impositions de certaines généralités et auxquelles il serait dérogé par voie d'autorité, ce qui risquait de constituer un 42

précédent assez redoutable pour ceux-là mêmes qui bénéficient de cette mesure exorbitante. Comme les délégations consenties sur les impôts futurs jusqu'en 1719 ne devaient pas couvrir les receveurs généraux de leur arriéré et de leurs avances, ils demandaient en outre à retenir les fonds provenant des retranchements de gages récemment pratiqués sur divers offices. Ils tenaient enfin à être solennellement assurés et à pouvoir assurer leurs propres créanciers qu'ils n'auraient pas à subir, avant leur complet remboursement, le sort des intendants de finances et, qu'ils ne risqueraient plus d'être remplacés par voie de commission ainsi qu'on les en avait menacés : " . . .d'autant, exposaient-ils, . . . qu'il est d'ailleurs évident que les recouvrements des impositions de la taille, capitation et dixième des biens qui sont destinés pour leur remboursement ne seront pas faits à la fin de l'année 1721, ce qui les constituera pendant le cours de toutes les années dans des avances considérables qu'ils ne peuvent soutenir qu'en rétablissant leur crédit, ils supplient très humblement S. A.R.Mgr le duc d'Orléans régent, et nos seigneurs du conseil de finance de leur accorder une déclaration qui les confirme dans l'exercice et fonction de leurs charges. " L'effort consenti par les receveurs généraux en faveur du Trésor royal ne leur permettant plus de faire face aux échéances de leurs propres billets, ils demandaient une manière de surséance par laquelle en réglant un tiers comptant ils pourraient s'acquitter des deux autres tiers à un et deux ans en servant aux porteurs un intérêt de 7, 5%, taux assez confortable dans un moment où le pouvoir réduisait les rentes à 4%. (23) La déclaration sanctionnant ces dispositions fut promulguée le 12 octobre 1715. (24) Le même jour - effet, mais sans doute aussi condition de cet accord, car ceux qui prêtaient pour cinq ans à l'Etat ne pouvaient courir le risque d'être remboursés en une monnaie dévaluée - paraissait un arrêt du conseil garantissant explicitement la stabilité des cours en dépit des agitations et des pressions qu'on ne cherchait nullement à dissimuler. Rappelant les engagements pris précédemment, l'arrêt affirmait une fois encore "que le prix des espèces et matières d'or et d'argent demeurera fixé pour toujours, scavoir les louis d'or à 14 livres et les écus à 3 livres 10 s o l s . . . " "Encore que par la Déclaration rendue le 13 août dernier au sujet des monnaies, était-il exposé, les raisons de laisser les espèces d'or et d'argent sur un pied fixe, invariable et proportionné à leur véritable valeur, soient expliquées d'une manière à ne laisser aucun doute sur cette matière, il y a néanmoins des personnes qui, poussées par les motifs de leur intérêt particulier, s'efforcent à l'occasion du nouveau gouvernement de répandre dans le public les bruits d'une augmentation desdites espèces, Sa Majesté pour en a r rêter les suites aurait pris le parti de faire à nouveau examiner la question. 43

"Et comme par la discussion qui en a été faite dans ses conseils, tous ceux qui y ont été appelés ont été pleinement persuadés de la nécessité indispensable de tenir pour toujours les espèces d'or et d'argent sur le pied auquel elles se trouvent présentement fixées si on veut entretenir dans le commerce cette juste balance qui en est la base et le fondement, Sa Majesté a cru qu'elle ne devait pas différer à faire connaître cette résolution afin que ses dits sujets, r e venus des fausses idées qu'on aurait voulu leur donner sur cette matière, puissent prendre de justes mesures pour faire de leurs deniers des emplois convenables à la disposition de leurs affaires et de leur c o m m e r c e . . . " (25) Commentant cette décision dans sa réponse aux juges consuls de Nantes, le duc de Noailles écrivait : "Cet arrêt ne laisse aucun doute et doit vous faire juger qu'il n'y aura plus de changement sur cette matière : mais je crois devoir ajouter que les personnes les mieux instruites des vraies maximes du commerce n'avaient pas besoin de cette confirmation pour penser que tout autre parti aurait eu des inconvénients beaucoup plus grands que le mal même dont vous vous plaignez et qu'enfin la fixation invariable du prix des e s pèces dans la proportion qu'il y a avec leur valeur intrinsèque était un des plus sûrs moyens de rétablir le crédit et la confiance et de rendre au commerce du royaume la suprématie que le malheur des temps lui avait fait perdre. " (26) ~ ~ Toutes ces dispositions n'eurent pas pour effet d'améliorer la c i r culation; le pays restait affamé d'espèces; les commerçants les plus réputés : Samuel Vanrobais, propriétaire de la manufacture de draps d'Abbeville (27), le banquier Etienne de Meuves (28), demandaient au conseil de leur accorder un secours ou une surséance; les négociants de Rouen formaient semblable demande (29); les exportations clandestines de monnaies ne se ralentissaient pas. "Nos e s pèces continuent à sortir sur la frontière de Flandres, écrivait le 26 novembre. M. de Chateauneuf, parce qu'elles valent plus dans la Flandre espagnole qu'en France, et les paysans vont pour cette raison acheter à Mons et ailleurs ce dont ils ont besoin ce qui ruine les marchands de Valenciennes et des autres villes. " (30) Devant la pénurie des moyens de paiement, le conseil de Régence était forcé de recourir aux mesures qu'il avait écartées dans les premiers jours du régime; le 26 octobre, il autorisait les collecteurs et les receveurs des tailles à prendre en paiement les anciennes espèces. (31) A nouveau, on songea à donner cours aux matières décriées et même aux piastres (32), mais les essais pratiqués sur les pièces fournies par Crozat ayant révélé que beaucoup d'entre elles ne faisaient pas le poids (33), on se confirma dans les r é solutions antérieures. On envisagea même d'aliéner une partie des bois et du mobilier de la couronne, notamment les meubles garnissant le château de Marly. (34) 44

Pour le duc de Noailles, la meilleure manière de rendre confiance aux capitalistes et d'amener le métal précieux à sortir de ses cachettes ou à regagner les caisses d'où il s'était échappé, était d'éponger le flux de papiers émis par de multiples comptables et qui constituait ce qu'il appelait les "dettes mobiliaires. " (35) A l'effet d'absorber cette masse dont le total devait être évalué à plus de 710 millions de livres, quatre plans avaient été proposés : donner cours forcé à ces papiers et les faire recevoir en paiement dans le commerce; les porter à une banque - dont le projet émanait d'un sieur Mallet - qui remettrait en contre-partie aux déposants, soit des billets émis par elle, soit des actions; les convertir en rentes après les avoir réduits; enfin les ramener tous à un seul type de billets et en préparer la réduction progressive. Cette dernière méthode, dans sa simplicité, avait séduit le président du conseil de Finance et dans une importante assemblée de ce conseil convoquée le 22 novembre, il donnait lecture d'un rapport où il rejetait toutes les autres solutions; le cours forcé lui paraissait une dangereuse contrainte (36) :"Plus on voudra imposer de lois au commerce, plus on le rendra difficile, professait-il, et si cette maxime est vray en général, elle l'est, s'il est possible de parler ainsi, encore plus en fait de commerce d'argent. Comment peut-on imaginer qu'un papier qui portera avec lui le caractère de réprobation, de diminution de sa valeur à chaque fois qu'il passe d'une main dans une autre, et dont la dernière destinée est son entière destruction.. . puisse avoir aucun crédit et que celui qui s'en trouvera chargé puisse trouver de l'argent dessus sans éprouver l'usure la plus forte et la plus pernicieuse à l'Etat. " Le projet de banque lui paraissait appeler tout autant de critiques : "L'idée de la banque produirait le même effet que les billets forcés dans le commerce car soit qu'on donnât des billets de banque, soit qu'on n'en donnât point et que l'on se contentât d'inscrire en banque l'action de chaque particulier qui la commercerait suivant les conditions qui seraient réglées, la perte serait égale pour tous ceux qui auraient besoin d'argent; l'agiotage serait plus en r è gne que jamais et l'argent par une suite nécessaire, tout aussi rare qu'il est aujourd'hui parce que c'est un principe contre lequel on ne peut aller, que c'est la nécessité d'en avoir qui en fait le prix et la rareté. " Il ne s'agissait pas, rappelait-il aux promoteurs de cet établissement, de suppléer au défaut d'espèces par une sorte de "papier de crédit" mais de "détruire celui qui est malheureusement introduit. " Quant à la conversion de ces papiers en rentes, elle risquait de créer pour les contrats existants et qui jouissaient d'un certain c r é dit, un risque dangereux de contamination. Le président, ayant par avance fait connaître son avis, il était difficile aux conseillers d'opiner contre. Le débat fut néanmoins as45

sez serré; le conseiller de Gaumont proposa une liquidation par tirage au sort, le conseiller Baudry soutint le projet de banque en l'assortissant d'un plan de réduction progressif à chaque virement, le conseiller d'Ormesson proposa d'affecter la capitation et le dixième au remboursement; le marquis d'Effiat et le maréchal de Ville roy s'étant prononcés dans le même sens que le président, on s'en tint au plan d'unification et à l'effet de le préparer, une déclaration fut promulguée le 7 décembre, disposant que "tous les billets faits pour le service de l'Etat seraient rapportés pour en faire la vérification et la liquidation", les notaires étant commis pour les recevoir. (37) Dans l'esprit du duc de Noailles, ce plan d'assainissement du marché financier devait amener un reflux des capitaux émigrés et même un investissement de capitaux étrangers attirés par un "plus gros intérêt". Soit qu'il eut, à cet égard, reçu des informations encourageantes, soit qu'il ait simplement nourri des illusions, il écrivait dès le 10 octobre au maréchal de Villeroy, tenant obstiné d'une surséance générale, que "ce parti était susceptible de beaucoup d'incouvénients par rapport aux étrangers et que cet objet méritait grande attention dans un temps surtout où ces mêmes étrangers semblaient se disposer à faire des remises considérables en France. " (38) M. de Chateauneuf, ambassadeur à La Haye, toujours convaincu que les capitaux ne reprendraient le chemin de la France que quand le gouvernement aurait haussé le cours des espèces, était bien loin de partager cet optimisme : "/On dit/, écrivait-il le 25 octobre au duc de Noailles, qu'il y a à présent à gagner à faire repasser nos espèces en France... Je réponds qu'il n'y a pas 1, 5% dans l'envoi de nos espèces en France. " Ce gain lui apparaissait beaucoup trop modique pour exercer une attraction quelconque sur les espèces émigrées et il ajoutait : " . . . le cours du change sur le pied qu'il est à présent est un cours forcé, et. .. il n'est venu où il est que par la rareté des espèces en France.. . les marchands seront à la vérité contraints d'envoyer de l'argent pour achepter des vins et quelques autres marchandises parce qu'on ne veut pas ou qu'on ne peut pas les leur livrer en France sur lettres de changes mais cette nécessité fera qu'ils n'envoyeront en France qu'autant de l'argent qu'il faut pour l'achat des vins,etc. et qu'ils n'enlèveront des vins, etc. que le moins qu'ils pourront. Ainsi Monsieur, ils envoyeront à Bordeaux par exemple 400 000 florins plus ou moins, mais que c'est cette somme en comparaison de celles qui sont sorties du Royaume ou de celles qui y entreraient immanquablement si l'espèce était haute. " Et détrompant impitoyablement le président du conseil de Finance sur la nature des mouvements qui entretenaient ses espérances, il ajoutait : "Je scais que depuis quelques jours on cherche des espèces à Amsterdam pour Rouen : mais c'est vous Monsieur 46

qui en avez ordonné l'envoye, ou M. Croisât (39) par ordre de Son Altesse Royale car il est certain que les propriétaires d'Amsterdam n'envoye raient pas d'eux-mêmes le gain étant trop médiocre. " (40) Cependant si limité qu'il ait été, le courant des capitaux qui était venu, dans les ports du ponant, s'investir en denrées du cru, entretenait le duc de Noailles dans l'espoir que sa politique financière attirerait les espèces dans le royaume et, à cette fin, il avait, en même temps qu'il faisait adopter son plan d'unification et de réduction des papiers à court terme, soumis au conseil de Régence, un projet "pour engager les étrangers d'acquérir des rentes sur l'hôtel de ville et d'apporter à cet effet leur argent dans le royaume (41), texte qui, en dépit de quelques traverses (42), fut finalement promulgué le 7 décembre avec la déclaration sur le visa des papiers royaux. (43) Dans le même esprit le président du conseil de Finance mettait en œuvre une double mission. Le 21 novembre, il informait le maréchal d'Huxelles, président du conseil des Affaires étrangères que le duc d'Orléans avait accordé à un sieur Gratian de Trepsac, marchand établi à Amsterdam, un passeport pour venir en France. (44) Originaire de Biarritz, membre de l'église wallonne d'Amsterdam en 1692, citoyen de cette ville en 1710, Gratian de Trepsac y avait épousé en 1703 une demoiselle Maria Laurens de Rouen. Il était âgé de trente-neuf ans et depuis cinq années inscrit au corps des courtiers; bien introduit sans son milieu, il était en relations d'affaires avec Gijsbert Van Hogendorp, receveur général de la république àLaHaye (45) et avait une branche de sa famille àMarseille. (46) On ignore de quel groupe le courtier d'Amsterdam était le mandataire mais sa mission ne devait pas passer inape rçue puisque le mémorialiste Buvat écrivait en novembre 1715 : "On assurait que M. le duc d'Orléans était en balance d'accepter les offres que les Hollandais faisaient de prêter au Roi une somme de quarante millions à dix pour cent d'intérêt... " (47), tandis que le chargé d'affaires de Prusse mandait à sa cour le 13 décembre : "Il y a des Hollandais qui ont proposé au Régent de luy faire un prest de 30 millions mais j'ignore encore sous quelles conditions... " (48) Le jour même où était expédié le passeport de Gratian de Trepsac, partait pour la Hollande mandaté par le duc d'Orléans "pour des affaires concernant le service du Roi" un sieur François de Blumenstein, important maftre de forge, originaire d'Alsace, établi dans le Lyonnais et protégé du maréchal de Villeroy. (49) Le 4 décembre le duc de Noailles écrivait à ce sujet au marquis de Chateauneuf à La Haye une lettre ainsi conçue : "Vous entendrez dans peu parler de l'arrangement qui a été pris pour le papier; vous m'obligerez de me faire part de tout ce qui s'en dit au lieu où vous êtes. Je vous prie de vouloir bien faire remettre la lettre cy jointe au sieur de Blumenstein qui l'ira prendre chez vous" (50) et le 16 décembre, il écrivait encore : "Voicy une lettre Monsieur, que Monseigneur d'Orléans m'ordonne de vous adresser pour M. de Blumen47

stein qui vous informera de sa mission. Mgr vous prie de l'ayder en tout ce que vous pourrez pour en faciliter la réussite. " (51) En même temps qu'il négociait avec les capitalistes hollandais, le gouvernement envoyait un émissaire aux Génois. Marc Antoine Bosc du Bouchet, maftre des requêtes, ancien intendant de Limoges, tentait par l'intermédiaire du puissant banquier juif Bonaiute Sacerdoti qui avait placé à Gênes les emprunts des états de Languedoc et, avec ses frères, fourni des traites sur Lyon en 1707, de trouver 3 000 000 de livres sur les places d'Italie et ses démarches pas plus que celles des Hollandais ne devaient échapper aux observateurs attentifs. (52) Malheureusement, aucune de ces missions n'allait aboutir; le 15 décembre, le chargé d'affaires de Prusse mandait à sa cour : "Les Hollandais qui sont venus ici offrir de prester de l'argent à l'Etat n'ont point conclu leur marché; les conditions qu'ils proposaient étaient si dures qu'on n'a pas jugé à propos de les accepter et d'ailleurs les sommes étaient si grosses qu'on croyait qu'ils ne les avaient pas mais qu'ils venaient tascher de faire un marché si avantageux que cela leur ouvrait un crédit pour en trouver. " (53) Quelques jours plus tard, c'était le résident de France à Gênes qui rendait compte sous un jour fort sombre de la mission de M. Bosc du Bouchet : "L'Italie, écrivait-il, est présentement dans une conjoncture si fâcheuse que je doute qu'il puisse pousser l'affaire jusqu'au point qu'il serait à désirer. On ne peut guère compter sur plus de 100 mille écus à Livourne, et environ 150 000 à Florence. Je ne scaurai que la semaine prochaine ce qui pourra se faire à Rome. " (54) François de Blumenstein était toujours en Hollande mais il devait en repartir dès le 8 janvier (55) pour se voir, à son retour, incarcéré au Grand Isle à la requête de ses créanciers pour paiement d'une somme d'environ 250 000 livres. (56) Cependant les sorties de numéraires se poursuivaient. M. de Chateauneuf écrivait le 10 décembre au duc de Noailles : "Au reste Monsieur nos louis d'or continuent à passer de Hollande en Angleterre où l'on en fait des guinées, et les marchands qui ne trouvent pas de grands avantages à renvoyer en France les espèces qu'ils en ont tirées pensent les négocier ailleurs, et croyent pouvoir le faire avec plus de sûreté qu'en France dont ils disent que le commerce est fort dérangé. " (57) Les effets de cette intarissable saignée se manifestaient dans tous les rouages de la vie économique; en novembre, les négociants de Tours avaient demandé prorogation de leur paiement d'août jusqu'au 1er décembre (58); les états de Languedoc faisaient savoir qu' il ne restait d'avoir pour 1716 que 1 600 et quelques mille livres, le surplus étant consommé et ils demandaient en outre une réduction de 350 000 livres sur le don gratuit, les oliviers ayant été gelés au cours d'un hiver particulièrement rigoureux. (59) Le maréchal de Villeroy obtenait du Régent "sur sa remontrance" une prorogation 48

du paiement de Lyon (60); à Bordeaux, à Paris, les rentrées s'avéraient problématiques et on hésitait à faire appel à "une espèce de dragon" pour stimuler le zèle des contribuables. Enfin, un événement considérable était survenu qui devait ruiner les dernières e s pérances d'un redressement : le 27 novembre, le Régent recevait une lettre du duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Madrid, l'informant que, d'après des nouvelles non encore confirmées mais qui devaient l'être -, la flotte des Indes avait péri dans le c a nal des Bahamas à l'exception de deux ou trois vaisseaux (61); le jour même ce prince qui écrivait fort peu et qui, tout réconcilié qu' on le disait avec Philippe V, n'en était pas pour autant encore aux effusions, prenait la peine d'adresser au roi d'Espagne une lettre ainsi conçue : "Attentif non seulement à ce qui peut plaire mais à ce qui peut convenir au bien, et à l'intérêt de Votre Majesté, j'ai pensé que dans la perte malheureuse qu'elle a faite de la flotte du Mexique, je pourrais luy être de quelque utilité. Pour cet effet Votre Majesté n'ayant peut-être pas encore une marine suffisante, et preste au besoin pressant qu'il y aurait de faire venir plus promptement en Europe l'argent de cette flotte qu'on a repêché, je me suis mis en état d'offrir à Votre Majesté deux bons vaisseaux du Roy bien armés, qui pourraient partir quand et aussitôt qu'il plairait à Votre Majesté, et ramener à Cadix avec plus de seureté et de promptitude cet argent, après lequel les négociants des deux couronnes respirent, et qui ne serait pas moins utile en particulier à Votre Majesté. " (62) En tout état de cause, quelle que pût être la réponse du roi d'Espagne - et elle ne serait certainement pas prompte - , les sacs qui gisaient sur les sables des Bahamas n'étaient pas encore prêts de se déverser dans les caisses des négociants français. Le conseil de Commerce qui, le 12 octobre précédent, s'était fermement prononcé contre un projet de surséance générale, élaboré au conseil de Finance (63), présentait le 7 décembre au conseil de Régence, un mémoire tendant à proroger jusqu'au 1er juillet 1716 la déclaration du 10 juin 1715, attribuant provisoirement aux juges consuls la connaissance des faillites et banqueroutes. " L a rareté actuelle de l'argent, la perte de la flotille et la langueur dans laquelle se trouvent notre commerce et nos manufactures, lisait-on dans ce mémoire, paraissent des motifs pressants pour faire proroger jusqu'au 1er juillet 1716 la déclaration du 10 juin, puisque les faillites ne sont point cessées, et qu'on a sujet d'appréhender qu'elles ne deviennent encore plus fréquentes. " (64) Le même jour, le conseil de Commerce demandait au conseil de Régence de proroger également jusqu'au 1er juillet un arrêt précédent défendant d'exécuter les contraintes par corps décernées contre les négociants et banquiers bordelais à la condition qu'ils justifient du dépôt de leurs livres au greffe de la juridiction consulaire. (65) Par voie de conséquence, les comptables publics dont 49

les rentrées se trouvaient retardées, avaient des difficultés à apur e r leurs comptes et le conseil de Régence envisageait de leur accorder de nouveaux délais. (66) Dans de telles conditions, force était de renoncer au principe solennellement affirmé deux mois auparavant de l'intangibilité de la monnaie. Le 22 décembre, le conseil de Finance se réunissait en séance extraordinaire et entendait un exposé du duc de Noailles qui proposait de porter les écus à 5 livres et les louis à 20 livres. Le rapport du président fut adopté à l'unanimité coutumière et le conseil chargea le maréchal de Villeroy "d'aller sur le champ au conseil de Régence supplier Son Altesse Royale de suspendre le conseil des Affaires Etrangères pour donner une audience à M. le duc de Noailles en présence dudit conseil de Régence attendu que la conclusion en est pressée. " (67) Le projet fut adopté par le conseil de Régence réuni lui aussi extraordinairement le lendemain 23 décembre (68), et l'édit aussitôt promulgué sans indication de date. Il y était spécifié que les anciennes espèces devraient être portées aux Monnaies où elles seraient reçues jusqu'au 1er avril 1716, les louis à raison de 16 livres, les écus à raison de 4 livres, et marquées d'une nouvelle empreinte. Bien loin de passer sous silence l'engagement solennellement pris le 12 octobre précédent de maintenir le cours des monnaies, l'exposé des motifs en rappelait explicitement la teneur et il expliquait en ces termes les mobiles de ce revirement : "Les six corps de marchands de notre bonne ville de Paris, les députés pour le conseil de commerce, les marchands et négociants des principales villes de notre royaume et une infinité d'autres personnes nous ont demandé avec tant d'empressement de donner une valeur plus considérable aux espèces et matières d'or et d'argent et ils nous ont si vivement représenté que c'était le seul moyen de rendre auxdites espèces le mouvement et la circulation nécessaires pour le débit des denrées, le soutien des manufactures et le rétablissement du commerce que nous avons cru ne devoir pas résister plus longtemps à leurs instances réitérées sur une matière qui les intéresse de si p r è s . " (69) Confirmant ces pressions, le duc de Noailles confiait le 30 décembre à l'ambassadeur de France à La Haye : "Nous avons fait de notre mieux, Monsieur, pour tacher à soutenir les principes et les maximes établis en fait de monnaies mais après avoir bien combattu, il a fallu céder à la nécessité qui est au-dessus des règles et des principes, et se rendre aux instances qui ont été faites de toutes parts pour l'augmentation des espèces. " (70) Ainsi, trois mois après l'intronisation des conseils qui devaient réformer la France, une force s'était exprimée qui avait fait plier le pouvoir et l'avait contraint de modifier ses plans. 50

NOTES 1. Mémoires du maréchal de Noailles, pièces recueillies par l'abbé Millot, Paris, 1839, p. 260 : Lettre du 24 septembre 1715. 2. A . E . , Hollande, vol.294, f° 144 : Lettre du 28 septembre 1715. 3. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 666. 4. B . N . , ms français 6930, f° 2. 5. Ibid., n. a. f. 23929, f° 51. 6. Ibid., f° 105. 7. A. N. E 3640, f° 444; la pistole était alors à 13 livres, la piastre à 3, 5 livres. 8. B . N . , ms français 6931, f° 2. 9. Ibid., 6930, f° 3. 10. Ibid., f° 14. 11. Ibid., 6931, f° 46. 12. A.N. E 3649, f° 5. 13. B.N. Actes Royaux, F 21 014 (91). 14. Ibid., (94) 15. Ibid., F 23 699 (156). 16. Notre t. I, p. 451-452; Jacques Saint-Germain, Samuel Bernard le banquier des rois, P a r i s , 1960, p. 68-71, 211, A. N. G7 1122; Mémoires de la Régence par le chevalier de Piossens /abbé Lenglet/, La Haye, 1729, 3 vol. (B.N. 8° Lb 38 I A), t. I, p. 54 : "On inquiétait alors Samuel Bernard par rapport à plusieurs voitures chargées d'or et d'argent qu'il avait fait s o r t i r du royaume depuis quelques années. Ce fameux banquier se trouva obligé de produire les ordres qu'il en avait eus du feu Roi et il présenta en môme temps ses comptes que le duc d'Orléans examina lui-même". 17. A . E . , Hollande, vol. 294, f° 158. 18. Ibid., f° 184-185. 19. Ibid., f° 238. 20. B.N. , ms français 6931, f° 86. 21. A. E. Hollande, vol. 294, f° 146-147. 22. M d . , f° 178. 23. A. N. E 3649, f° 5-9. 24. Ibid., f° 9-10 et B.N. Actes Royaux, F 23 621 (181). 25. B.N. Actes Royaux, F 20 974 (9). 26. B.N. , ms français 6931, f° 86. 27. B.N. , ms français 6930, f° 18, et 6931, f° 22-23. 28. Ibid., 6930, f° 16. 29. Ibid., f° 31. 30. A.E. Hollande, vol. 294, f° 241; en août 1715, l'intendant des Flandres Maritimes, M. de Basnage, faisait déjà état de ce trafic (A. N. G7 275 : Lettre du 3 août 1715). 31. A. N. E 3649, f° 14-15. 32. B . N . , ms français 6930, f° 107. 33. M d . , f° 26-59. 34. Ibid.., f° 32-86, 16 octobre et 26 novembre 1715; Saint-Simon rapporte qu'en 1717, le Régent avait décidé de démolir Marly et que ce fut lui qui l'en détourna (Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 473). 35. A. N. G7 930 : Rapport du duc de Noailles : " . . . plus de 710 millions non compris 25 à 30 millions d'autres dettes de différentes natures. " 36. Sur le conseil du 22 novembre, cf. B . N . , ms français 6930, f° 80 et

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A . N . E 3641; f° 198; c'est dans ce document que se trouve la référence à Mallet : "M. le duc de Noailles a lu un mémoire qu'il a fait par lequel il écarte : 1°) la proposition d'établir une banque pour retirer les papiers royaux, qui avait été proposée par Mallet"; le rapport présenté par le duc de Noailles est à A . N . G7 776, 2e registre : "Mémoire des affaires portées au conseil de Finance par Mgr le duc de Noailles" (octobre 1715). 37. B . N . Actes Royaux, F 23621 (222). 38. B . N . , ms français 6931, f° 56. 39. A. E. Crozat. 40. A . E . Hollande, vol. 294, f° 183-184; le mouvement des capitaux, son objet et ses limites sont confirmés par une lettre d'un négociant d'Amsterdam, François Fidèle Aurelian qui écrit le 31 octobre : "Il est parti plusieurs bâtiments pour les ports du Havre avec des sommes considérables; il m'est connu qu'on a chargé dans un vaisseau qui va à Rouen plus de cent mil écus d'espèces sans compter plusieurs autres qui ont été expédiés pour Nantes, La Rochelle, Bordeaux ou autres lieux avec plusieurs grosses parties de louis d'or, pour l'achat de nos vins et autres denrées dont ce pays ne saurait se passer" (ibid., f° 233). 41. A . N . E 3649, f° 20; le mémoire reflète l'optimisme du duc de Noailles quant aux intentions qu'il prêtait aux investisseurs étrangers. "C'est cette même confiance, écrit-il, qui leur fait naître encore aujourd'huy l'envie d'apporter de nouveaux fonds dans le royaume pour y acquérir des rentes. " 42. L e 23 novembre, le duc de Noailles écrivait au maréchal de Villeroy : "J'ay rapporté aujourd'huy Monsieur au conseil de Régence l'affaire concernant les billets dont nous conférâmes hier et elle a passé. J'y ai rapporté aussi celle des rentes sur la ville par rapport aux étrangers, mais on a jugé qu'avant de le décider il était nécessaire d'avoir quelques éclaircissements" ( B . N . , ms français 6931, f° 154). 43. B . N . Actes Royaux, F 23621 (222) et (225). 44. A . E . Hollande, vol. 294, f° 246 e t B . N . , ms français 6931, f° 148. 45. Renseignements aimablement communiqués par le Gemeentelijk A r chiefdienst d'Amsterdam. 46. Les 16 et 20 janvier 1709 le contrôleur général recommande à Lebret, intendant en Provence, d'engager "quelques gentilhommes et meilleurs négociants du pays" à se réunir au bureau d'abondance pour pourvoir aux moyens de ravitailler la population et il nomme parmi eux un sieur Gratian (Boislisle, op. cit., t. m , n° 497, p. 190). 47. Buvat, op. cit., t. I, p. 104. 48. Deutsches Zentralarchiv, Mersebourg (R.D. A . ) , Auswärtige Beziehungen, Rep. E, Frankreich 89, n° 79, "Relationen und 'Nouvelles' aus Paris, grössenteils von Saint-Albin" (1715-1716). 49. A . E . Hollande, vol. 294, f° 249; sur Blumenstein, cf. Biographie Firmin-Didot; Archives départementales du Rhône, C 114-117; B . N . ms français 7585, f° 162. 50. A . E . Hollande, vol. 294, f° 312. 51. Ibid., f° 336. 52. A . E . Gênes, vol. 66, f° 48 et 61-62, 3 décembre et 10 décembre 1715 : Lettres de Coutlet résident de France; Buvat rapporte (op. cit., t. I, p. 105) que le duc d'Orléans était prêt à accepter un prêt de 50 000 000 /de livres/ de la république de Gênes à 10% et le chargé d'affaires de Prusse après avoir fait mention des propositions hollandaises écrit : "Il y a des Génois et des Genevois qui luy ont fait aussi des pareilles propositions mais

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pour de moindres sommes" (op. cit. supra note 48, f° 9 : Lettre du 13 décembre 1715). 53. Loc. cit. supra note 48, f° 11 : Lettre du 16 décembre 1715. 54. A. E . Gênes, vol. 66, f° 92 : Lettre du 24 décembre 1715. 55. A . E . Hollande, vol. 295, f° 45. 56. A. N. Min. Cent., LXXXV, liasse 366 : Sauf-conduit du 19 février 1716 par lequel le sieur Berland, receveur général des domaines et bois de la généralité d'Alençon et les autres créanciers acceptent l'élargissement du prisonnier; il avait été incarcéré le 8 février précédent. Cf. A.N. E 3641, f° 234, 26 octobre 1716. 57. A . E . Hollande, vol. 294, f° 243. 58. B . N . , ms français 6931, f° U 6 , 6 novembre 1716. 59. Ibid., 6930, f° 56, 5 novembre 1715. 60. Ibid., f° 57 61. A . E . Espagne, vol. 243, f° 86 : Lettre du 18 novembre 1715. 62. A . E . Espagne, vol. 243, f° 130. 63. A.N. F12/58, f° 387; cf. infra, p. 64-67. 64. A.N. E 3649, f° 30. 65. Ibid. , f° 32. 66. Ibid. Dans le même temps le conseil songeait aux classes les plus déshéritées et il disposait par une déclaration du 30 novembre que les soldats qui auraient quitté le service par congé ou réforme seraient exempts de tailles pendant six ans (B.N. Actes Boyaux, F 20974 (20). 67. A.N. E 3640, f° 452-453. 68. A.N. E 3649, f° 41. 69. E . N. Actes Royaux, F 20974 (30). 70. A . E . Hollande, vol. 295, f° 45.

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CHAPITRE m. ESSOR D'UN POUVOIR

Le commerce libre avait été fort éprouvé par la guerre de Succession d'Espagne. La concentration des moyens de paiement et de crédit entre les mains de ceux qui fournissaient des subsides aux troupes en campagne, la pression accrue des compagnies à monopoles, qui en Amérique, au Levant, en Extrême-Orient, sur les côtes d'Afrique, jouissaient de marchés réservés, la guerre des tarifs déclenchée par la législation protectionniste de septembre 1701, les charges fiscales pesant sur la circulation intérieure, enfin la destruction de la flotte marchande étaient autant d'entraves à ses activités et à son expansion. L'afflux de métal précieux ramené de la mer du Sud par Crozat et ses amis malouins avait procuré quelque soulagement, mais cette aisance passagère n'avait pas tardé à être neutralisée par la rigoureuse politique de déflation instaurée par le contrôleur général Desmaretz et qui, aggravée par un change constamment défavorable par rapport à la Hollande, avait eu pour effet de resserrer les espèces ou de les faire fuir; enfin les prorogations, devenues presque rituelles, des quatre paiements en foire de Lyon n'avaient pas contribué à restaurer la confiance. Sur cette place, l'émotion provoquée par la maladie et la mort du roi s'était fondue dans l'agitation consécutive au report du paiement d'août qui avait été renvoyé du 1er septembre au 1er octobre, ledit report faisant suite à une prorogation de trois mois du paiement de Pâques, et le prévôt des marchands de Lyon, M. Ravat, en s'excusant d'évoquer dans une conjoncture aussi dramatique des préoccupations d'ordre local et matériel, s'en expliquait en ces termes dans une lettre qu'il adressait le 31 août 1715 au contrôleur général Desmaretz : "Les raisons que l'on aurait pu avoir pour laisser aller ce paiement suivant le cours ordinaire ne sont pas comparables à celles de sa suspension. Une de celles qui sont alléguées me paraît suffisante qui est de dire comment est-ce que le négociant qui n'ayant pas un quart d'heure pour se reconnaître à la sortie du payement de Pâques, entrant dès le lendemain dans celui d'Aoust après avoir essuyé un payement si rude et si difficile, aura pu se préparer des écritures pour entrer au bilan, et se faire des fonds pour le souder au 6 octobre. " (l) La situation n'était guère plus brillante sur les autres places : "Il n'y a plus icy ny confiance ny crédit", écrivaient le 8 juillet 1715 une quarantaine de négociants parmi les plus réputés de Nor55

mandie au duc de Montmenrency, gouverneur de la province, "la circulation des espèces est arrêtée de tous côtés, les marchandises n'ont nulle consommation, les prix en sont baissés de moitié et causent la ruine de ceux qui en sont chargés" (2), et la lettre qu'ils adressaient le même jour au ministre des Finances dépeignait la situation sous un jour plus sombre encore : "Le manque de confiance, le crédit perdu, écrivaient-ils, ont entièrement fait cesser la circulation des espèces, ceux qui les reçoivent les resserrent d'une manière qu'on courre risque de n'en plus voir dans le commerce. Cette rareté, Monseigneur, expose des négociants engagés dans des entreprises à ne pouvoir satisfaire à leurs payements quoique riches et infiniment supérieurs à leurs engagements. Plusieurs manufactures ont cessé et mis bas leurs mestiers faute d'espèces. Les drapiers congédient les ouvriers à mesure qu'ils achèvent de finir les matières qui pourraient dépérir. On ne scaurait assez représenter le désordre et le bouleversement affreux de toute sorte d'estats dont on ne prévoit qu'une fin malheureuse s'il ne nous vient pas un prompt secours. " (3) A Bordeaux, la conjoncture avait pris un tour plus dramatique encore en raison du grand nombre de faillites survenues dans la ville et aussi de la rigueur avec laquelle le Parlement poursuivait les commerçants qui avaient manqué, à seule fin - soutenaient leurs défenseurs - de les contraindre à payer par privilège les magistrats qui avaient des créances sur eux. "On ne se contente pas de faire décerner des décrets de prise de corps contre les faillis sans aucune preuve, de les faire trompeter pour les mieux diffamer et engager par là les parents et les amis à payer certains créanciers par préférence, on a recours et on abuse des monitoires de l'Eglise, qu'on a fait publier et afficher dans toutes les églises, places et carrefours de Bordeaux", écrivaient le 5 juin 1715 les membres de la chambre de commerce au contrôleur général Desmaretz (4); six jours plus tard, une assemblée de négociants tenue au siège de cette compagnie constatait avec résignation : ".. . la désolation est toujours fort grande sur la place, les plus sensés conviennent qu'il n'y a pas de remède et qu'il faut laisser passer cet orage" (5), et le 6 juillet, l'intendant, M. de Cour son, mandait au contrôleur général : "Il y atous les jours icy quelques nouvelles banqueroutes. Je remarque que tous ceux qui la font sont gens qui font le commerce des fies dans lequel il y a beaucoup à perdre depuis quelque temps, ou ceux qui ont envoyé beaucoup de vins et d'eau-de-vie dans les pays étrangers sur lesquels ils ont tous perdu leur capital, ne prévoyant pas qu'il y aurait beaucoup moins de consommation, surtout en Hollande, lorsque la paix serait faite. " (6) La situation s'était légèrement améliorée dans le courant du mois d'août, mais la crise était loin d'être conjurée et le 26 septembre, la chambre de commerce sollicitait un crédit des droits de sortie "eu égard à la rareté affreuse de numéraire. " (7) 56

A Nantes, la tension était moins vive mais le problème était le même; le grand port négrier avait toujours manifesté quelque réticence à l'égard des paiements en papiers; certes, on y utilisait la lettre de change, mais on ne tirait que "sur des maisons déterminées, à des échéances fixes, en vue du règlement d'une transaction précise. " (8) Les petits paiements - ceux des équipages entre autres - se pratiquaient en espèces, de même que les transactions a vec l'étranger (9); là aussi, la pénurie de numéraire entravait considérablement les échanges. La défense des intérêts menacés s'était depuis longtemps déjà o r ganisée au sein des chambres de commerce constituées dès les débuts du siècle dans les grandes places du royaume, et du conseil de Commerce, qui, fondé en 1664, avait été ressuscité en 1700, et où la plupart de ces places déléguaient des députés. Leurs tendances s'exprimaient dans de nombreux mémoires composés tant par eux que par ceux qui s'intéressaient à leurs problèmes, et si des divergences subsistaient entre les différents ports et villes sur des points particuliers - notamment sur les ambitions de Saint-Malo (10) les vues générales qui s'en dégageaient tendaient à la libéralisation des échanges intérieurs et, dans une certaine mesure, extérieurs, et à l'abolition des monopoles des grandes compagnies coloniales, notamment de celles qui pratiquaient la traite des Noirs. La classe commerçante avait non seulement des organes de r e présentation et des revendications clairement définies elle avait aussi des hommes bien implantés dans les cercles dirigeants et à qui avait été dévolue, dans les dernières années du règne précédent, une part de plus en plus importante des responsabilités politiques. C'est à l'instigation des ministres du "Pur Amour" tout inspirés du libéralisme et de l'universalisme fénelonien que les représentants de la bourgeoisie négociante avaient été désignés d'abord comme conseillers, ensuite comme agents du pouvoir; ce choix découlait du parallélisme existant entre deux tendances, l'une idéologique, qui animait les disciples de l'archevêque de Cambrai, l'autre économique qui guidait le comportement des députés du commerce désireux de réactiver les échanges; sans doute procédait-il aussi, dans l'esprit du roi et de ses ministres, d'un calcul qui tendait à faire discuter et accepter par les intéressés eux-mêmes les s a crifices dont la France aurait à payer la paix. C'est ainsi que Nicolas Mesnager, député du commerce de Rouen, protégé de Beauvillier et de Torcy (11), devait négocier en octobre 1711, avec les ministres britanniques, les accords de Londres qui mettaient un terme à l'expansionnisme colonial des Pontchartrain et de leurs protégés et que, lorsqu'il avait été question de "couler" ces accords dans le contexte général des traités, il s ' é tait trouvé promu troisième plénipotentiaire à Utrecht, après le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac, avec une égalité de c a 57

ractère que Saint-Simon qualifie de "monstrueuse" - encore qu'il reconnaisse la compétence et la modestie de l'homme - et qui dut lui paraître plus monstrueuse encore quand, en février 1713, l'abbé ayant été rappelé, par suite de son élévation à la pourpre cardinalice, le député de Normandie, aux côtés du maréchal toujours rechignant, se trouvera pratiquement seul dépositaire des prestiges et des intérêts du roi très chrétien, face à ces fastueux seigneurs qu'étaient les comtes de Zinzendorf, de Tarouca, de Strafford et le marquis de Monteleone. (12) Lorsque, épuisé par ses tâches, l'ancien avocat rouennais succombera le 15 juin 1714 à une attaque d'apoplexie, âgé de cinquante et un ans, un d'Hozier rageur tracera au pied d'un arbre généalogique, très ostensiblement dépouillé, ces lignes qui pourraient servir d'épitaphe : "Il n'y a pas d'exemple qu'un simple particulier, de riche négociant devenu secrétaire du Roi, ait été choisi par préférence dans le Royaume et que le Roi lui ayant donné sa confiance lui ait donné ensuite le pouvoir absolu et sans limite de négocier seul à Londres avec la personne de la Reine d'Angleterre et très secrètement avec ses ministres, préparer, disposer et régler le traité, qui a forcé les Hollandais à l'accepter pour eux aux conditions proposées par le Roi de concert avec cette Reine, traité qui a eu son exécution heureuse et qui élève et distingue le sieur Mesnager avec une marque d'honneur et un caractère auquel personne de sa sorte n'est encore parvenu". (13) Un tel destin devait susciter des émules. Ceux qui suivirent furent curieusement jumelés. Jean Anisson, député du commerce de Lyon, érudit représentant d'une dynastie de libraires qui devait prendre la direction de l'Imprimerie royale, et Jean Baptiste Fenellon, ancien consul, jurât et juge à la Bourse de Bordeaux, député du commerce de cette ville, avaient été en 1713 et 1714 dépêchés à Londres par le contrôleur général Desmaretz et son cousin Torcy, pour y négocier un traité de commerce, négociation que le premier avait mené avec toutes les réticences d'un représentant des soyeux, soucieux de protéger leur industrie contre la concurrence des manufactures piémontaises et celle de toutes les Compagnies des Indes, tant françaises qu'étrangères, le second avec toute l'ouverture d'un défenseur des viticulteurs du Bordelais, tout prêt à accepter un retour au tarif libéral de 1664 pour ouvrir le marché britannique aux vins et eaux-de-vie de son terroir, cet antagonisme étant pour le pouvoir une garantie d'équilibre; l'hostilité des whigs, les exigences des Britanniques qui voulaient introduire librement en France les tabacs et les toiles des Indes, enfin la mort de la reine Anne avaient mis un terme à ces pourparlers que Bolingbroke avait tenté de stimuler avec toute l'énergie du désespoir, sentant qu'un traité qui ouvrirait aux marchandises de l'Angleterre et de ses colonies les ports de France serait le seul moyen de se faire pardonner 58

par les futurs maîtres de la Grande-Bretagne une paix que ceux-ci lui reprochaient comme une trahison. (14) De leur séjour de deux ans en terre étrangère, Anisson et F e nellon rapportaient, à défaut d'un acte en bonne et due forme, des semences qui devaient lever en de proches et en de plus lointaines moissons. Les liens qu'ils avaient noués avec les banquiers - comme le chevalier John Lambert - , avec les négociants, avec les producteurs, laissèrent subsister entre les deux nations un courant de commerce qui, si mince fût-il, contribuera à entrouvrir des barrières que d'interminables colloques n'avaient pas pu faire céder; et surtout le savant député de Lyon avait, comme son confrère, posé ses regards sur un monde où le destin du peuple ne dépendait pas de la toute-puissante volonté du prince et de ses ministres, où la parole s'exprimait, où les écrits circulaient sans permission mais aussi sur le jeu que les groupements de marchands, les sociétés par actions, les dispensateurs du crédit pouvaient y mener et sur les pressions que cette même liberté leur donnait les moyens d'exercer. Dans un mémoire qu'il rédigeait à la fin de son premier voyage, le député de Lyon rendait aux Anglais ses hôtes un hommage impartial et notait cette observation sous une forme qui ne laissait pas transparaître son sentiment personnel : "Deux choses les éloignent naturellement des Français. L a première est la crainte de voir introduire chez eux la religion catholique. L a seconde est la peur qu'ils ont de voir suivre par leurs ministres l'exemple d'un gouvernement aussi despotique que le nôtre, chose fort opposée à la démocratie". (15) De retour dans sa province, Fenellon avait continué de militer pour ses confrères, en butte à l'hostilité du Parlement qui, par ses arrêts, prétendait astreindre non seulement les banqueroutiers mais même les faillis aux poursuites des lieutenants civils. Sa réaction fut vigoureuse et fondée sur des accusations précises formulées avec un singulier courage, sur un ton qui n'est pas sans rappeler les apostrophes de Saint-Simon : "Je suis très persuadé, écrit-il le 24 mai 1715 à un correspondant qui est sans doute un premier commis du contrôleur général Desmaretz, que les deux a r r ê t s du Parlement n'émanent point d'un zèle public; plusieurs de ce corps ont vendu leurs vins, et presté leur argent aux négociants pour éviter l'effet des diminutions (16), ils considèrent le désordre qui règne aujourd'hui dans le commerce comme un mal contagieux dans lequel tous les négociants de Bordeaux se trouvent enveloppés par les liaisons de commerce; leur veue particulière est de réduire tous les négociants de cette ville sous leur autorité afin que sous le poids de leurs fers, et la vigueur des prisons, ils puissent se faire payer par préférence et au préjudice des autres créanciers quoyque dans les r è g l e s . . . Les biens des faillis appartiennent aux créanciers et doivent être distribués entre eux au sol la 59

livre. Cela est conforme au droit public et aux ordonnances du royaume. Vous jugerez mieux que moy de l'importance de la matière et combien il est nécessaire qu'une autorité qui n'est seulement que commise ne soit pas employée contre la volonté du Boy duquel seul elle émane". (17) Devant la rigueur des parlements, les chambres de commerce et leurs députés avaient, à l'instar de Fenellon, repris une bataille engagée depuis le début du siècle pour déférer aux tribunaux consulaires la connaissance des demandes de déclaration de faillites; l'affaire avait commencé en 1703, à la suite d'une sentence du prévôt de Montdidier faisant défense aux juges consuls de connaître les causes entre marchands demeurant dans la juridiction de Compiègne; après une instruction qui avait duré sept ans, le roi avait promulgué en mars 1710 un édit portant création de vingt nouvelles juridictions consulaires, mais les parlements et les juges des prévôtés opposaient tous les obstacles possibles à l'exécution de cet édit, et en 1711 une nouvelle enquête avait été ordonnée et les intendants de toutes les généralités avaient été appelés à faire connaître leurs sentiments. (18) En présence de l'agitation qui régnait sur toutes les places de commerce et de l'action engagée par les négociants et leurs représentants, le pouvoir dut prendre des dispositions allant plus loin encore que tout ce qu'il avait concédé jusqu'alors, puisque par une déclaration du 10 juin 1715 il déférait aux juges consulaires, pour une période à vrai dire limitée au 1er janvier 1716, "les procès et différents civils faits pour raison de faillites et banqueroutes" (19), épargnant ainsi aux commerçants les peines infamantes prononcées par les juridictions ordinaires. Ainsi en quinze ans la classe commerçante était-elle parvenue à avoir ses représentants à l'échelon local et national, ses "minist r e s " dans les sphères dirigeantes de l'Etat et enfin ses juges, défiant la toute-puissance des parlements. Dans les derniers mois du règne de Louis XIV, certaines dispositions réglementaires parurent refléter l'influence des milieux libéraux. De timides dispositions intervenaient, réduisant les péages (20) et les droits perçus sur les quais de Paris (21), tandis qu'une ordonnance du 27 février 1715 rétablissait l'entière liberté de commerce avec Hambourg et les villes hanséatiques. (22) Mais c'est surtout entre l'Angleterre et la France qu'on voyait, après un gel de près d'un demi-siècle, se rétablir un léger courant commercial qui semblait déjà se solder par un excédent assez sensible de la balance britannique. Certaines des importations françaises avaient un caractère spéculatif. Les diminutions d'espèces décrétées par le contrôleur général Desmaretz avaient incité les détenteurs de monnaies métalliques à les troquer contre des marchandises étrangères qu'ils espéraient revendre avec profit à la faveur de nouvelles augmentations. 60

" . . . les marchands de plusieurs villes du royaume, écrivait Anisson en janvier 1715, et surtout ceux de Paris, étaient venus à Londres en très grand nombre depuis l'ambassade de M. le duc d'Aumont/en 1713-1714/ et y avaient acheté beaucoup de marchandises en promettant aux Anglais qui les leur avaient vendues d'en prendre encore davantage quand le traité de commerce serait fini" (23) Du fait de leur afflux et sans doute du manque de moyens de paiement qui affligeait les consommateurs, ces marchandises étaient restées en stock au grand détriment de ceux qui les avaient acquises et auxquels le conseil de Commerce n'avait d'ailleurs pas ménagé ses critiques. Mais d'autres facteurs devaient contribuer à stimuler ce mouvement d'importation et pousser le gouvernement français à le favoriser par un aménagement ou par des réductions de tarifs. Le royaume ne souffrait pas seulement d'une disette de numéraire; il était de plus éprouvé par une double pénurie qui atteignait tout aussi gravement la population : il manquait de bois et il manquait de viande. Le bois était pour l'économie du XVIIIe siècle, ce qu'est le pétrole pour celle du XXe; il alimentait les fourneaux des fabriques et l'âtre des demeures riches ou pauvres, et, de plus, il servait à la construction des maisons et des vaisseaux. Or, les forêts mises en coupe pour les besoins de la guerre n'avaient pas été repeuplées et pour faire face aux nécessités les plus urgentes, le gouvernement avait dû, par lettres patentes du 12 mars 1715, ordonner des abattages exceptionnels dans les domaines des communautés lai'ques et ecclésiastiques (24), tandis qu'un arrêt du 14 avril suivant interdisait le transport du bois à brûler hors du royaume. (25) L'exploitation rudimentaire des mines (26) ne permettait pas encore de disposer utilement d'un autre combustible; force était donc d'importer du "charbon de t e r r e " des pays qui en étaient alors les principaux producteurs, et en premier lieu d'Angleterre. Quant à la pénurie de viande, elle était imputable aux graves épizooties qui décimaient le bétail, privant la population non seulement de la viande de boucherie nécessaire à sa consommation, mais aussi de cuir et de graisse, notamment du suif servant à la fabrication des chandelles; de toutes ces denrées, l'Angleterre était aussi largement productrice. C'est ainsi qu'à partir d'août 1714 on voit se multiplier les demandes de réduction ou d'exemption de droits pour l'entrée de ces produits nécessaires à la consommation intérieure ainsi d'ailleurs que pour le plomb. Ces requêtes étaient généralement présentées par un petit groupe d'importateurs dont les activités, non seulement commerciales mais politiques, méritent de retenir l'attention. Le plus agissant d'entre eux était un gentilhomme écossais, ancien officier britannique qui avait été fait prisonnier à la bataille d'Almanza, le comte Louis Charles Douglas. Engagé au service de 61

la France comme colonel au régiment irlandais, il s'était après sa réforme retiré en pays messin, il y avait épousé une demoiselle Judith d'Orth qui lui avait apporté de grands biens et sans doute a vait-il su les faire valoir puisqu'en 1708 il était propriétaire des terres de Courcelles, Chaussy et Frécourt (27), puis seigneur de Leithem, avant d'acquérir en 1719 pour 200 000 livres les terres et seigneuries de Fomainville près de Paris. (28) Saint-Simon rapporte que, "à l'abri de son nom, et par son esprit, son entregent et son intrigue, / i l / s'était insinué à Paris en beaucoup d'endroits depuis la Régence, s'était mis sur un pied de considération et de familiarité auprès du Régent" (29), mais déjà dans les dernières années de l'ancien règne il s'était ménagé des entrées au contrôle général des Finances et jusqu'à Marly. (30) En août 1714, le comte Douglas avait formé le projet de faire venir d'Ecosse en France plusieurs vaisseaux chargés de charbon de terre, de suif, de saumon salé, de chanvre, et il avait demandé une remise des droits, qui lui avait été consentie sans difficulté pour le suif, puis pour le charbon de terre; pour ce qui concernait le saumon salé et le chanvre dont on avait un moins pressant besoin, on lui avait accordé le bénéfice du tarif de 1664, le tout à charge de remporter l'équivalent en marchandises de France et de ne vendre le charbon que 2 livres 5 sols le quintal sur le port Saint-Nicolas de Paris; sur les équivalents, Douglas devait acheter à Brouage 400 muids de sel blanc mesure de Paris, destinés à la salaison des saumons et les envoyer en Ecosse sur des vaisseaux anglais ou écossais. (31) Le surplus des exportations françaises devait être constitué par des vins et eaux-de-vie, ce qui donne à penser que Jean Baptiste Fenellon avait favorisé, ou tout au moins approuvé l'opération. Pour réaliser cet important marché, le comte Douglas s'était associé à un banquier du nom de Pierre Galabin lié à des groupes genevois (32), auquel il avait purement et simplement endossé l'ordre du contrôleur général autorisant l'achat du sel et qui, sans lui demander aucune avance, lui aurait consenti un intérêt du quart sur l'affaire avec règlement anticipé de 10 000 livres. (33) Un autre banquier gravitant dans les mêmes groupes que Galabin, Jean François Blomart, semble également avoir pris des intérêts dans l'opération. (34) En novembre 1714, Douglas et sa compagnie avaient obtenu l'autorisation de faire venir de Grande-Bretagne en France, 100 000 quintaux de plomb en payant un droit d'entrée réduit à 10 sols par quintal à charge de le vendre à Paris pour un prix ne dépassant pas 12 livres 10 sols par quintal. (35) Parmi les autres importateurs figuraient un sieur Jean Delobel spécialisé dans les marchés de bœufs (36) et un fort important négociant écossais de Rouen nommé Robert Arbuthnot dont le frère était le médecin de la reine d'Angleterre. (37) 62

Pareillement protégés par le duc d'Aumont, Douglas et Arbuthnot passaient pour des jacobites militants et le second, qui devait pendant des années être un des plus assidus agents de renseignements de M. de Torcy, participait à toutes les expéditions et à tous les projets d'expéditions stuartistes, toujours prêt à mobiliser ses navires pour permettre au prétendant et à ses troupes de débarquer sur le sol de ses royaumes. Or, l'un comme l'autre de ces hommes étaient manifestement des espions anglais. Saint-Simon qui était alors aux avancées du pouvoir et dont les renseignements semblent puisés à bonne source, affirme que Douglas avait été appointé pour assassiner Jacques III (38), et en ce qui concerne Arbuthnot, le colonel Natanael Hooke, qui avait été dans les premières années du siècle le protagoniste des expéditions d'Ecosse, le dépeignait comme "un homme très dangereux", conjurant le ministre des Affaires étrangères, au nom de la reine douairière, mère du prétendant, de tout faire pour empêcher son séjour au Havre pendant le passage des députés mandatés par la noblesse écossaise. (39) Dans le même temps, un autre groupe aux ramifications également anglaises engageait contre la ferme du tabac, dont le bail venait à expiration, un assaut qui faisait très symptomatiquement écho aux revendications présentées par Bolingbroke aux commissaires français à Londres et aux attaques lancées contre George Tobie Guiguer, agent en Angleterre des fermiers généraux. "Si je n'étais pas aussi incommodée que je le suis", écrivait le 6 février 1715 au contrôleur général Desmaretz une dame de Lévy d'Hamilton qui, prenant ses désirs pour des réalités, pensait recueillir la succession des mains mêmes du fermier général Vincent Maynon, "j'aurais eu l'honneur de vous rendre visite et celui de vous prier instamment de m'accorder votre protection pour une compagnie que j'ay pris la liberté de proposer à Sa Majesté et de luy faire connaître, tant par mes amis que par moy même, la parfaite connaissance qu'ils ont de la ferme générale du tabac et les facultés qu'ils ont de la payer même d'avance si Sa Majesté en avait besoin. Je scais Monsieur que le sieur Maynon ne s'en soucie point du tout puisque moy même j'ay esté chez luy avant que de pousser l'affaire au point où elle est. Je luy demandai une petite grâce qu'il me dit ne pouvoir accorder parce qu'il n'avait encore rien réglé et qu'il aurait souhaité de tout son cœur en être quitte et qu'il avait assez perdu; que ce n'était que pour faire s a cour auprès de vous Monsieur qu'il la prendrait parce que vous luy avez ordonné de faire; je lui proposai de luy faire donner un présent considérable pour s'en démettre, il me répondit qu'il serait fort fâché d'accepter une pareille offre mais que si vous l'en dispensiez vous lui feriez plaisir". (40) La compagnie qui soumissionnait par l'entremise de Mme Hamilton se prévalait de la protection du duc du Maine et de celle du 63

maréchal de Villeroy et offrait 10 millions pour cette ferme qu'elle pensait en déshérence; on trouve à la môme époque dans les cartons du ministère des Finances mention d'une compagnie représentée par les sieurs Girardin et Goubert, qui s'offrait elle aussi à prendre la ferme des tabacs et qui pourrait s'identifier à celle que protégeait Mme Hamilton. (41) On perçoit donc nettement, concordant avec le lent mouvement d'émancipation du commerce libre, une poussée de groupes britanniques cherchant à s'introduire dans le circuit économique français, à la faveur du remaniement en cours des structures. C'est dans le début d'octobre 1715 que les représentants du commerce libre livrèrent le premier combat du nouveau règne contre les forces économiques qui avaient jusqu'alors imposé leurs lois. Le 7 octobre, le maréchal de Villeroy présidant le conseil de Finance dont il était le "chef", fit adopter la résolution d'accorder "par un arrêt sur lequel on donnera des lettres patentes une surséance générale à tous les banquiers marchands et négociants pour fait de négoce seulement pour les mois d'octobre et novembre et jusqu'au dernier décembre pour toute la France" ; le maréchal devait en parler dès le lendemain au conseil de Régence, après que l'arrêt lui aurait été remis. (42) Cette décision fut prise sans opposition semble-t-il, le conseil ayant une propension marquée à se ranger à l'opinion de celui qui le présidait, surtout quand il prenait soin de la laisser paraître a vant de recueillir les suffrages. Or, dès le lendemain, le duc de Noailles faisait entendre qu'il n'était pas tout à fait d'accord avec ce qui avait été arrêté, soit que la réflexion ou quelque avis venu de l'extérieur l'ait amené à modifier sa position, soit, plus vraisemblablement, que s'étant trouvé en second à la séance, il n'ait pas voulu opiner contre son chef. "Il m'est venu une idée sur la surséance générale qu'il a été résolu ce matin de donner aux m a r chands et négociants, écrit-il au maréchal, qui serait de prendre sur cela l'avis du conseil de Commerce parce que ces matières y ont souvent été discutées, et que d'ailleurs les députés des villes doivent être fort instruits des conséquences que cette surséance générale peut avoir". (43) Depuis près d'un mois que s'était installé le nouveau régime, le conseil de Commerce n'avait pas été l'objet d'attentions très particulières; il s'était réuni le 20 septembre dans la forme où il avait été institué en 1700 et son président, M. Daguesseau père, a vait fait observer qu'il convenait avant de poursuivre ses activités de prendre les ordres du duc d'Orléans (44); le 27 septembre, le Régent faisait connaître que le conseil devait continuer ses assemblées comme à l'ordinaire sans changement jusqu'à nouvel ordre (45), et au cours d'un conseil de Finance tenu deux jours plus tard sous la présidence du maréchal de Villeroy, il avait été décidé assez évasivement "qu'on fera un mémoire pour être rapporté par M. le 64

maréchal "au conseil de Régence touchant la manière dont on formera le conseil de Commerce". (46) Or, avant même que le maréchal ait eu le temps de donner ses soins à cette affaire et d'arrêter les changements qu'il souhaitait voir apporter à cet organisme, celui-ci était appelé à donner son avis sur une décision déjà prise par le conseil de Finance qu'il présidait. La question présentant un caractère d'urgence, on pria le conseil de Commerce de s'assembler le plus tôt possible. MM. Rouillé et Le Peletier Desforts pour le conseil de finance viendraient rapporter devant lui; on décida de tenir séance le samedi 12 octobre, le jour même où devait être solennellement affirmée la stabilisation de la monnaie. Les débats furent apparemment mouvementés ainsi qu'en témoigne le procès-verbal qui prend, par moments, le ton d'un réquisitoire. Le conseil commençait par dénoncer sans ménagements ceux qui, dans les rangs de ses mandants, s'étaient livrés à des achats à l'étranger, afin de se prémunir contre les diminutions d'espèces, et, leur contestant le droit de parler au nom du commerce libre, il leur rappelait qu'ayant pris inconsidérément des risques, ils devaient en subir les conséquences, notamment celles qui découlaient d'une offre excessive ayant entraîné une chute des prix. Mais il prenait aussi à partie deux classes qui avaient à son sens inspiré la démarche du maréchal de Villeroy : les banquiers et les gens d'affaires. Pour les premiers, il reconnaissait que "quelqu'uns d'entre eux dont le nombre est très petit sont dans l'impuissance de payer leurs acceptations parce que les tireurs ne leur ont pas remis les fonds, mais qu'il s'en trouve encore plusieurs qui payent avec honneur", mais rappelait aussi "que la plupart de ceux qui y manquent ne se sont mis dans les désordres que pour avoir employé l'argent qui leur avait été confié à acheter des billets royaux et autres sur lesquels ils espéraient faire un plus grand profit". Contre les gens d'affaires, la critique se faisait beaucoup plus véhémente : "On pouvait convenir, relevaient les membres du conseil, que suivant leur calcul, le Roy leur devait beaucoup mais personne n'ignore qu'ils n'ont prêté au Roi sous des conditions onéreuses à Sa Majesté que parce qu'ils savaient qu'ils ne seraient remboursés de leurs avances qu'en assignations à long terme, au moyen de quoi l'utilité de leur marché a été si exorbitante que nonobstant que plusieurs de ces assignations ne soient payées, on ne peut présumer qu'ils soient rééllement en avance; comme ils n'ont pas encore modéré leur dépense ils ne doivent pas se flatter naturellement d'exciter aucune considération, il serait même facile de vérifier que le montant de leurs billets répandus dans le public excède toutes les prétentions contre le Roy, quand même elles leur seraient passées 65

telles qu'il les alignent. L'Estat n'est plus heureusement obligé de soutenir leur crédit et quand on serait encore dans un temps fâcheux auquel on estait réduit à en avoir absolument besoin, ce serait le véritable moyen de les décrier absolument dans le public ainsi qu'il est arrivé quand ils ont, sur de semblables prétextes, forcé le ministre à leur accorder quelques surséances; ils ne s'en servirent alors et ne s'en serviraient encore que pour r e t i r e r avec plus de profit leurs propres billets aux dépens de ceux qui de bonne foy leur ont prêté de l'argent". Et après ce sévère exposé des motifs, le conseil de Commerce concluait au rejet pur et simple de la surséance générale arrêtée par le conseil de Finance, rappelant solennellement les principes qu'il avait toujours affirmé, à savoir "que la paix doit rendre le commerce libre entre les différentes nations; / q u e / ce commerce ne se soutient que par la fidélité et l'exactitude des correspondances; /que/ l'exécution ponctuelle des engagements pris était aussi nécessaire à la sécurité des échanges intérieurs qu'à celle du commerce extérieur, que les manufactures seraient condamnées à pér i r si les fabricants n'étaient pas payés exactement de leurs fournitures; que la chute du commerce entraînait celle de la navigation; que les négociants qui avaient de l'argent à l'étranger ou 'en attendant le retour de la flottille' se garderaient bien de le faire rentrer dans le royaume où ils seraient exposés à ne plus pouvoir le retirer lorsqu'ils en auraient besoin; qu'enfin une surséance générale permettrait aux débiteurs de mauvaise foi de se réfugier à l'étranger en mettant leurs biens à couvert sous des noms d'emprunt et qu'à l'expiration de cette surséance, le pays se trouverait submergé par une quantité de billets plus grande encore que celle qui était alors en circulation". Le conseil évoquait la déclaration du 10 juin 1715, attribuant aux juges consuls la connaissance des faillites et il faisait confiance à ces magistrats instruits des problèmes de leur profession pour "entrer dans les tempéraments capables de conserver également les intérêts des débiteurs et des créanciers". Il prenait aussi position contre les surséances particulières arbitrairement accordées par le pouvoir la plupart du temps sur de puissantes interventions estimant qu'il y avait lieu de renvoyer les défaillants "devant les juges qui en doivent connaître". Et l'assemblée confirmait, "après diverses autres réflexions faites sur la proposition d'accorder une surséance générale / q u ' / i l a paru d'un sentiment unanime qu'elle devait être rejetée". (47) Par cette prise de position du conseil de Commerce, s ' a f f i r mait la détermination d'une classe, d'abord de désigner clairement ceux qu'elle reconnaissait et ceux qu'elle rejetait, - renvoyant non sans menaces à leur destin les "clients" du maréchal de Villeroy -, ensuite de régler elle-même, par ses représentants désignés et sans intervention de l'autorité, les problèmes qui la concernaient. 66

Les tâches diplomatiques confiées aux députés du conseil du Commerce les avaient amenés à prendre, au regard de la conjoncture internationale, des positions qui devaient orienter celle du pouvoir. Considérés comme les "dieux du commerce", les Hollandais exerçaient sur les marchands français une véritable fascination; dans tous les mémoires qui circulaient sur les bureaux ministériels ils étaient cités comme un exemple auquel il fallait se conformer en tout; c'est, pensait-t-on dans les milieux libéraux, en négociant ouvertement avec eux, en se mêlant à leurs entreprises, qu'on parviendrait à acquérir leur maîtrise et à partager leurs profits. Au cours de ses missions en Espagne, le docteur Helvétius, théoricien du commerce libre, avait préconisé une participation franco-hollandaise au commerce espagnol et, après ses voyages à Madrid en 1705 et 1706, Mesnager avait, d'une manière certes plus enveloppée, opiné dans le même sens. Les contacts que le député de Rouen eut avec les négociateurs hollandais en 1708 et 1709, sans modifier ses conceptions libérales, eurent pour effet d'en infléchir le cours; persuadé jusqu'alors qu'il fallait ouvrir aux Hollandais les chemins de l'Espagne pour ruiner le commerce de l'Angleterre, il revint convaincu qu'il fallait s'entendre avec l'Angleterre pour ruiner le commerce de la Hollande; les négociateurs qui l'avaient suivi à La Haye et à Gertruydenberg ayant fait la même expérience que lui et en ayant tiré les mêmes conclusions, on avait vu s'affirmer dans les milieux négociants un revirement qui devait modifier profondément les données de la diplomatie française; du jour au lendemain et du fait même de leur capacité, les Hollandais vont être considérés comme le plus redoutable danger qui menace l'économie du royaume; le 2 novembre 1710, après Gertruydenberg, M. Piecourt, député du commerce de Dunkerque, demandait au contrôleur général Desmaretz de supprimer les passeports accordés à leurs vaisseaux "qui faisaient des profits considérables par cette navigation et qui ruinaient absolument les négociants du royaume qui faisaient le commerce des vins, eaux-de-vie et autre denrées de France". (48) Fenellon, député de Bordeaux, qui préférait voir les produits de son terroir chargés sur des navires hollandais plutôt que de les laisser bloqués dans ses entrepôts avait marqué son opposition à une telle mesure, mais Mesnager, soutenu par le ministre des Finances, avait rallié aux vues prohibitionnistes ses six collègues alors présents à Paris et le conseiller Daguesseau qui présidait le conseil, et le 4 novembre 1710 il transmettait au contrôleur général une proposition apparemment transactionnelle qui tendait à "accorder des passeports aux Anglais et autres vaisseaux ennemis autres que les Hollandais". (49) Au lendemain de son arrivée à Utrecht, après avoir signé les accords de Londres, il écrit à son compère l'abbé Gaultier, agent français à Londres, le 15 février 1712 : "Vous pouvez compter que les Hollandais sont dans un désespoir furieux contre les Anglais. 67

Ils se persuadent qu'on a accordé aux derniers ces grâces exclusives en Espagne et dans les Indes pour leur commerce et ils ne sauraient souffrir qu'on parle de faire un traité de commerce entre l'Angleterre et la France". (50) La poursuite des conférences n'atténuera pas, bien entendu, son aversion pour la Hollande, même lorsque le 11 avril 1713 il aura signé avec ses représentants un traité qui ne les fera d'ailleurs pas bénéficier des tarifs préférentiels de 1664. Les mémoires qu'il adresse à la cour à l'issue des pourparlers et qui ont pour objet de développer le commerce français dénoncent les périls de la concurrence hollandaise en des termes d'une extrême vivacité, compte-tenu surtout de la modération ordinaire de leur auteur; le plan qu'il soumet à sa cour est intitulé "Moyens de donner des bornes à l'orgueil des Hollandais" (51) et dans un mémoire qu'il adresse un mois plus tard il recommande de "veiller tant en France qu'en Hollande à tout ce qui peut diminuer le commerce et la navigation des sujets de la République puisque c'est la source de sa richesse et de sa puissance". (52) L'abandon de l'assiento à l'Angleterre n'avait pas sensiblement altéré les positions du commerce libre en Espagne; il ne participait que théoriquement aux avantages accordés à cette compagnie à monopole et il espérait manifestement qu'en contre-partie de la faveur accordée à l'Angleterre, la "nation française" de Cadix qui comprenait les représentants et commissionnaires des grandes f i r mes normandes, bretonnes, rochelaises, bordelaises et marseillaises, pourrait obtenir des avantages substantiels.il en fut tout autrement lorsque, après le second mariage de Philippe V, le rappel de Mme des Ursins et du vedeor Orry qui dominait toute l'économie espagnole les priva soudain de leur protecteur et ouvrit les voies si jalousement contrôlées à leurs concurrents parmi lesquels les Hollandais se trouvèrent être aussitôt les plus entreprenants. Obligés de rechercher de nouveaux marchés vers le nord et vers l'est, en Scandinavie, sur les côtes de la Baltique et jusqu'en Russie, ils allaient se trouver là encore aux prises avec ces mêmes Hollandais dont les navires et les compagnies régnaient sur ces régions lointaines. A l'aube du nouveau régime, la direction imprimée au commerce extérieur de la France par les pionniers de l'expansion économique était toujours la même; la Hollande était devenue aux lieu et place de l'Angleterre, le concurrent le plus redouté et qu'il fallait tenter d'éliminer. Sur les chemins du commerce libre, les compagnies privilégiées continuaient de dresser leurs barrages, monopolisant les marchés, concentrant les moyens de paiement, fortes des protections dont elles disposaient. La puissance qui les avait créées et mises au service d'une 68

politique avait été ébranlée par le nouveau régime. Retiré aux Oratoriens du faubourg Saint-Jacques, l'ancien chancelier Louis de Pontchartrain restait tenu au courant des affaires et correspondait avec ses amis politiques par des canaux souterrains. Son fils Jérôme, tout désigné qu'il était par le duc d'Antin comme "l'horreur de tout le monde", n'en siégeait pas moins au bas bout du conseil de Régence, subissant stoïquement les avanies du comte de Toulouse qui ne lui pardonnait pas d'avoir voulu lui interdire la mer, et celles du duc de Saint-Simon qui avait autant d'aversion pour lui que d'estime pour son père. Enfin, Louis Phélypeaux de La Vrillière, cousin de Jérôme de Pontchartrain, gardait son poste de secrétaire d'Etat et faisait office de secrétaire du conseil de Régence. Ces hommes défendaient une politique d'expansion coloniale et de conquête des marchés, visiblement dirigée contre l'Angleterre, et dont les grandes compagnies et leurs groupes dirigeants constitués par les Crozat et leurs associés malouins devaient être les pionniers, et la correspondance qu'ils adressaient au contrôleur général des Finances fait constamment état de réduction de tarifs, de passe-droits ou autres avantages qu'ils réclament pour leurs protégés. (53) Dans les derniers mois de son ministère, Jérôme de Pontchartrain exerçait une vive pression sur le contrôleur général Desmaretz pour qu'il contribue au peuplement de la Louisiane, colonie concédée à Crozat. "La nécessité absolue qu'il y a, Monsieur, de peupler les colonies surtout celle de l'Isle Royale, la Louisiane et Cayenne tant pour y augmenter les cultures que pour les mettre en état de résister aux efforts des ennemis en temps de guerre m'a fait penser qu'il n'y avait point de conjoncture plus favorable que la paix dont il est à propos de profiter, les forces des Anglais devenant de jour en jour plus considérables dans l'une ou l'autre partie de l'Amérique.. . ", écrivait-il le 4 octobre 1714 au ministre des Finances. Pour le financement de ses plans, Jérôme de Pontchartrain suggérait la création de deux loteries qu'on tirerait en janvier et en avril, "pendant lesquels mois il faudrait faire cesser toutes les autres loteries". "Par le secours de ces fonds, ajoutait-il, on serait en état de faire passer chaque année dans les colonies une certaine quantité de pauvres familles auxquelles il faudra donner quelque chose à leur arrivée dans les colonies pour les aider à s'establir; par ce moyen elles ne seraient plus à charge au Royaume ny aux hôpitaux, mais au contraire par les établissements et les cultures qu'elles feront, elles se rendront très utiles à l'Etat et aux colonies". Le contrôleur général s'étant montré résolument hostile à cette déportation des familles les plus déshéritées, le ministre de la Marine revenait à la charge dans une lettre du 19 octobre : " . . . vous penserez, insistait-il, qu'il ne conviendra pas au bien de l'Etat de faire passer de pauvres familles dans les colonies pour les peupler. J'y souscriray avec vous quoique j'eusse cru que ç'aurait été soula69

ger le Royaume de gens qui luy sont à charge et qui ne pouvant faute de moyens fournir à leur subsistance ny par la culture des terres ny par leur travail qui ne leur fournit pas assez pour cela, vivent aux dépens de ceux qui par leurs biens ou le travail qu'ils font sont en état de subsister. Comme cette vue vous paraît à charge de l'Etat, je crois que celle d'y envoyer des garçons et des filles qu'on mariera dans les pays où ils seront envoyés ne vous paraîtra point sujette au même inconvénient". (54) Il intervenait plus énergiquement encore pour la défense de l'Isle Royale au Canada dont il voulait faire après la perte de TerreNeuve, la base de la pêche à la morue : "Les Anglais ne scavent que trop, écrivait-il le 13 mai 1715, que la nation qui aura seule la pêche à la morue s'emparera, quand elle voudra, de toute l'Amérique septentrionale parce qu'il n'y aura qu'elle qui pourra y envoyer un nombre considérable de bâtiments et qui la rendra maltresse des mers de ce continent"; et usant d'une pression à laquelle il aimait recourir, il ajoutait : "J'ay cru mesme pour me justifier de tout ce qui pourrait arriver devoir lire cette lettre au Roy". (55) Il était intervenu d'une manière tout aussi active au moment des entretiens de Londres dans lesquels il avait à plusieurs reprises tenté de s'immiscer. Le 7 mars 1714, il écrivait à M. d'Iberville qui représentait la France à la cour d'Angleterre : " J e vous envoye Monsieur l'extrait des nouvelles que l'on écrit d'Utrecht par lesquelles vous verrez qu'on y débite que la Reine de la Grande-Bretagne a déclaré au ministre de l'Electeur de Hanovre /le futur George Ier/ que son honneur et sa conscience ne lui permettaient pas de demeurer plus longtemps dans des engagements avec son maistre, ne pouvant s'empescher de reconnaître les droits incontestables du Prince son frère /le prétendant Jacques III/ à la couronne et même de l'appeler pour luy remettre le gouvernement. J'ay cru devoir vous communiquer ces nouvelles afin que vous ayiez agréable d'en faire l'usage que vous croirez convenir au service du Roy et à celuy de Sa Majesté Britannique, je me flatte que vous voudrez bien me faire part de ce que vous pensez". (56) C'est lui qui lors du premier séjour à Londres d'Anisson et Fenellon avait dépêché au premier un de ses agents pour le convaincre que la balance commerciale était excédentaire en faveur de l'Angleterre, et avait ainsi contribué à l'obstruction que le député de Lyon n'avait cessé de faire à la conclusion du traité, et, le 26 avril 1714, celui-ci confiait encore au contrôleur général : "M. de Pontchartrain qui dès l'autre voyage m'avait donné des lettres pour Madame la comtesse de Roye, sa belle-mère, et qui continue de m'en envoyer de temps en temps, m'a demandé ces jours passés de l'informer de l'état de nos conférences avec les commissaires de la Reyne; je ne luy ferai aucune réponse là dessus que je n'aye reçu les ordres de Votre Grandeur". (57) 70

Ces activités dont on retrouvait la trace dans toutes les ambassades et qui avaient été poussées jusqu'à la constitution d'un r é seau parallèle d'agents à l'étranger, composé de "commissaires de la marine", étaient manifestement l'expression d'une politique délibérée qu'on entendait poursuivre en dépit de tous les traités, mais cette "diplomatie" n'en était pas moins au service d'intérêts personnels que le chancelier plus encore que son fils ne perdait jamais de vue. Dans la correspondance que ce ministre comblé de faveurs a dresse au contrôleur général Desmaretz - qui l'a assez perfidement conservée - et où il ne cesse de quémander avec un cynisme qui, même en un temps où l'on admettait que le pouvoir emportait de plein droit quelques menus profits, indispose par son insistance et sa bassesse, il ne fait pas mystère des liens d'intérêts qui l'unissent à Lespine Danycan, puissant armateur malouin associé de Crozat et intéressé dans les armements de la mer du Sud. "Vous m'avez vu débiteur de M. de Lespine Danycan, Monsieur, lui écrit-il à une date indéterminée, et j'en suis sorti par les facilités que vous avez bien voulu me fournir à l'avantage de tous. La chance a tourné, et je suis aujourd'hui son créancier. J'ay besoin de vostre mesme secours pour me faire payer. Il ne veut me donner en paiement que le papier dont je joins icy le mémoire qui n'a d'autre mérite ny valeur que celle que vous voudrez bien luy donner; l'expédient est aisé et absolument dans vos mains; je réclame donc vos bontés pour me faire cet insigne plaisir dont j'ay grand besoin. . . ". (58) Quelques mois plus tard, ayant sans doute trouvé une destination aux papiers qu'il avait en mains, il écrivait au contrôleur général : "Vous vous souvîntes bien Monsieur que vous m'aviez promis de me réassigner sur de bons fonds et même sur celuy des monnaies (il y en avait) pour cent cinquante mille livres d'autres assignations que je suis forcé de prendre en paiement, vous savez de qui. J'eus l'honneur de vous dire que le retour des trois vaisseaux qui viennent d'arriver de la Mer du Sud apportant plus de dix ou douze millions de matières ou de piastres qui devaient entrer dans les monnaies, la différence de prix que vous en payeriez aux négociants à qui elles appartiennent de celuy que vous en tireriez dans la conversion estait un fonds immense et celuy sur lequel vous m'aviez promis de me réassigner". (59) On peut noter encore la participation des trois premiers commis de la Marine, collaborateurs immédiats de Louis de Pontchartrain, à la Compagnie de l'Assiento, celle de son écuyer Guillaume Masen aux affaires de P i e r r e Charles, intéressé dans la Compagnie du Cap Nègre (60), et les rapports de M. de la Vrillière avec le Gendre d'Arminy, beau-frère de Crozat. (61) Lors de l'empoignade entre le père et le fils, qui suivit en 1714 la mort de la chancelière et le partage de ses biens, le premier paraît avoir été assez durement traité par le second avant de se retir e r aux Oratoriens avec un usufruit annuel de 16 000 francs par an, 71

et l'acte établi par le notaire de la famille, maître Louis Durant, laisse percevoir un écho très amorti de cette confrontation : " . . . le chancelier pour donner audit sieur comte de Pontchartrain son fils de nouvelles marques de tendresse s'est volontairement désisté dudit usufruit et jouissance de ladite somme /de 510 703 francs/ et consent qu'il soit et demeure réuny à la propriété qui est cy dessus délaissée par mondit sieur le chancelier au sieur comte de Pontchartrain son fils lequel de sa part en a remercié mondit seigneur le chancelier son père sans préjudice des seize mille livres par chaque an à quoy mondit seigneur le chancelier a modéré l'usufruit et la jouissance desdits 400 000 livres qu'il a cy devant payé audit seigneur comte de Pontchartrain son fils. .. ". (62) Cependant la position de Jérôme de Pontchartrain au conseil de Régence devenait de plus en plus inconfortable. L'honnête Buvat, mémorialiste dépourvu de passions, conte "qu'un jour étant au conseil, appuyé sur le dos d'une chaise d'un des seigneurs qui le composaient, le jour étant sur son déclin, M. le duc d'Orléans l'ayant aperçu en cet état lui dit sèchement : "Allez quérir de la lumière", à quoi ayant obéi, le Prince ajouta : "Il faudra enfin chasser cet homme là comme il le mérite puisqu'il ne se rebute point de tout ce qu'on lui dit, et de tout ce qu'on lui fait". (63) Il semble bien que, comme il s'en attribue le mérite, Saint-Simon ait porté le dernier coup; l'irascible personnage qui avait été l'objet des sollicitations du ministre disgracié et qui restait fort lié à sa famille, se montra en l'espèce moins extrême dans ses actes que dans ses écrits : aussi habile dans le maniement des institutions que dans la diplomatie d'antichambre, il mit au point une solution élégante qui consistait à remercier M. de Pontchartrain en donnant sa charge à son fils afné, le comte de Maurepas, alors âgé de quinze ans ; pour accentuer le caractère de "fidéicommis familial" qu'il entendait donner à l'opération, on confierait au cousin La Vrillière le soin d'administrer la charge en attendant la majorité du jeune ministre. Fort séduit par une formule qui lui évitait de se brouiller avec les uns et les autres, le Régent s'empressa d'y donner la main et M. de Saint-Simon qui connaissait trop bien son maître pour être assuré de la fermeté de ses décisions, bâcla en moins de vingtquatre heures la mise en oeuvre de toute cette affaire. Jérôme de Pontchartrain fut "démissionné" le 4 novembre 1715. Le 21 novembre 1715, le conseil de Commerce, qui ne s'était réunique fort épisodiquement depuis le nouveau règne, s'assemblait dans une forme beaucoup plus solennelle qu'auparavant, sous les lambris du palais du Louvre; le maréchal de Villeroy présidait, encadré du duc de Noailles pour le conseil de Finance et du maréchal d'Estrées pour le conseil de Marine, flanqués d'un certain nombre de conseillers d'Etat et de maftres des requêtes parmi lesquels se distinguaient le conseiller Henri Daguesseau, ancien président, et 72

Michel Jean Amelot, récemment rappelé de son ambassade à Madrid où il avait soutenu avec zèle les intérêts de ses compatriotes négociants - la "nation française" de Cadix - ainsi que de deux représentants des fermiers généraux. Au bas bout de la table, les sieurs Pierre Chauvin, de Paris, Georges Godeheu, de Rouen, Jean Baptiste Fenellon, de Bordeaux, Jean Anisson, de Lyon, François Philip, de Marseille et François Mouchard, de La Rochelle, députés de leurs villes au conseil de Commerce, siégeaient sur des tabourets en l'absence de leurs collègues Jean Piou, de Nantes (64), René Moreau, de Saint-Malo et Simon Gilly, du Languedoc, ce jour-là empôchés. M. Amelot annonça qu'il avait reçu du duc d'Orléans ordre de dresser le statut d'un nouvel organisme représentatif du commerce qui travaillerait conjointement avec celui que présidait le conseiller Daguesseau; il présenta un rapport qui fut unanimement approuvé et sur le vu duquel on convint de supplier le prince régent d'établir le "conseil de Commerce" en la forme institutionnelle des six conseils qui se partageaient le gouvernement du royaume. L'assemblée décida, en attendant, de se donner un caractère permanent et de se réunir tous les jeudis à 9 heures du matin. La déclaration attendue intervenait le 14 décembre 1715; le conseil de Commerce devenait le septième conseil de l'Etat; le rôle que devait y tenir la représentation des villes de commerce y était consacré, l'exposé des des motifs spécifiant " . . . de quelle conséquence il est que les matières de cette nature soient entre les mains de ceux qui en ont acquis une longue expérience"; connaissance était attribuée à cet organisme renouvelé de tout ce qui concernait le commerce intérieur et extérieur et des manufactures du royaume; les affaires seraient préalablement communiquées aux députés qui s'assembleraient au moins deux fois par semaine chez le secrétaire M. de Valossière, pour délibérer et donner leur avis par écrit, la minorité gardant le droit de donner un avis séparé; les assemblées du conseil continueraient de se tenir le jeudi. (65) C'est plus particulièrement dans le domaine de la traite des Noirs que l'opposition s'était manifestée entre le commerce libre et notamment les armateurs nantais d'une part, et les compagnies privilégiées d'autre part. Le commerce triangulaire qui consistait à porter sur les côtes d'Afrique des "platilles", toiles de coton colorées pour les Noirs (qui se fabriquaient généralement à Hambourg), des fusils, de la poudre, des verroteries et éventuellement de l'alcool, à y charger des esclaves pour les fies d'Amérique et à en ramener du sucre et de l'indigo, se trouvait impraticable à partir du moment où une des trois branches de ce trafic, à savoir la traite des Noirs, était réservée à des compagnies privilégiées. Or, le privilège de la traite des Noirs sur la côte d'Afrique avait été concédé en 1664 à la Compagnie du Sénégal qui, en 1685, 73

s'en était partiellement déssaisie au profit de la Compagnie de Guinée pour la partie allant de Sierra Leone au cap de Bonne-Espérance. Cette compagnie, fondée par un groupe de Rouen, s'était vu en outre, accorder pour vingt années, durée de sa concession, plusieurs privilèges et exemptions hérités de l'ancienne Compagnie des Indes Occidentales de Colbert, notamment l'exemption de la moitié des droits d'entrée sur les marchandises de toutes sortes qu'elle ferait apporter du pays de sa concession et des fies d'Amérique pour son compte, le droit d'entrepôt pour les marchandises qu'elle réexpédierait à l'étranger; elle n'était en outre assujettie à aucun droit sur les Noirs qu'elle introduisait dans les fies d'Amérique. Lorsqu'en 1701, Louis de Pontchartrain avait pressé Crozat, Maynon et leur groupe de constituer une compagnie de commerce assez puissante pour se voir concéder à titre exclusif la fourniture des esclaves aux colonies espagnoles d'Amérique, ceux-ci n'y avaient consenti qu'à la condition de jouir de l'exemption de la moitié des droits et de l'entrepôt accordée à la Compagnie de Guinée. Le pouvoir royal, pour leur donner satisfaction, s'était livré à une véritable voie de fait en dépossédant les actionnaires de la Compagnie de Guinée de leur privilège que ceux-ci avaient de plus ou moins bon gré "cédé" à Crozat et à ses amis. .. Ces derniers s'étaient donc établis dans la dépouille de l'ancienne compagnie muée en Nouvelle Compagnie de Guinée ou Compagnie de l'Assiento. Toutefois, pour ne pas exclure totalement le commerce libre des avantages du traité espagnol, il avait été imposé à la Compagnie de l'Assiento d'accorder chaque année deux permissions aux négociants de chaque port du ponant. En livrant, par les accords de Londres et la paix d'Utrecht, le privilège de l'assiento à l'Angleterre, alors que la concession avait encore, tout au moins dans l'interprétation de la Compagnie, deux années à courir (66), le pouvoir dépouillait les intéressés par un acte tout aussi autoritaire que celui qui les avait investis. En principe, la traite des Noirs devenait libre. C'est alors que Crozat et son groupe s'avisèrent de reprendre - en partie - d'une main ce qu'ils avaient abandonné de l'autre, en s'assurant, sinon le monopole de ce trafic, du moins la faculté de l'exercer dans des conditions qui écarteraient la concurrence. Ils se servirent à cet effet de la Compagnie de Saint-Domingue. Constituée en 1698 par douze associés ayant chacun un intérêt de 100 000 livres, la Compagnie de Saint-Domingue avait été réduite à onze associés et l'intérêt porté en conséquence à 110 000 livres. Les fondateurs avaient été pris parmi les capitalistes les plus riches du royaume : Vincent Maynon, directeur de la ferme des tabacs, Antoine Crozat, son beau-frère Joseph Le Gendre d'Arminy, Etienne Landais, trésorier général de l'Artillerie, Jacques de Va74

nolles, trésorier général de la Marine, Pierre Thomé, trésorier général des Galères, Nicolas Magon de La Chipaudière dit La Chipaudière Magon, connétable de Saint-Malo et porte-étendard des armateurs malouins et enfin Samuel Bernard. Louis de Pontchartrain, alors ministre de la Marine y avait fait entrer ses trois premiers commis : Joseph de La Touche, Michel Bégon et Charles de Salaberry, ainsi qu'un inspecteur général de son administration, Louis Hyacinthe Ploumier de La Boulaye qui devait pratiquement en assumer la direction. En 1707, Michel Bégon ayant désiré se défaire de son intérêt, celui-ci fut racheté par Jean Baptiste Guillot de La Houssaye, capitaliste de Rouen déjà intéressé dans la Compagnie du Sénégal, agissant pour moitié pour Jacques de Vanolles; en 1709, la part de Joseph de La Touche fut reprise, partie par Crozat, partie par Charles Ponthon qui lui servait d'homme de paille, partie par son beaufrère Le Gendre d'Arminy. Enfin, en 1711, Pierre Thomé étant décédé, un de ses fils, André Romain, fut admis à lui succéder. Le cercle demeurait donc très étroitement fermé... A la conclusion de la paix, on décida que les associés directeurs fourniraient un nouveau fonds de 800 000 livres à la compagnie pour lui permettre d'acquitter ses dettes et de soutenir son commerce. Un arrêt du conseil du 23 mai 1713 en sanctionna le principe et un autre arrêt du 12 juin suivant fixa à 72 727 francs 5 livres 6 sols, la part que chaque directeur fournirait dans ce fonds. (67) Dans l'année qui suivit ces dispositions, un mouvement assez considérable se manifesta au sein de la compagnie où l'on vit prendre place un groupe assez peu connu : le 1er juin 1714, Charles de Salaberry, le seul des trois premiers commis de Pontchartrain qui subsistait encore dans la société, céda son intérêt à un sieur Jean Thévenin, secrétaire du roi, intéressé dans différents traités et protégé du ministre de la Marine. (68) Le 6, Etienne Landais cédait sa part au banquier Pierre Galabin qui rachetait le 21 à Françoise Ponthon, dame Henault, la part de son frère décédé. (69) Les associés donnaient le 14 juin leur accord à l'admission des sieurs Thévenin et Galabin et le 15 agréaient celle des sieurs Jacques Louis Le Marié de Terny, intendant des armées du roi, Jean Baptiste Gayot, marchand à Paris et Etienne de Rutant, écuyer, alors à SaintDomingue. Tous ces transferts s'opéraient sous l'impulsion de M. de Pontchartrain agissant par l'entremise d'un de ses premiers commis, nommé Raudot, ancien intendant des classes de la marine., toujours présent aux assemblées. (70) Enfin, quelques mois plus tard - le 23 mars 1715 - Samuel Bernard, qui avait toujours manifesté plus de goût pour le maniement du papier et les opérations sur les changes que pour les entreprises au-delà des mers et qui n'était entré dans les compagnies coloniales que sur les instances de Pontchartrain, transférait son intérêt au sieur Jacques Bernard Durey de Noinville, "écuyer", allié de Crozat. (71) Dans l'intervalle Jac75

ques de Vanolles, décédé, en laissant une succession passablement confuse, avait été remplacé par un de ses fils, Barhélémy. (72) En dépit de l'entrée des nouveaux venus, l'influence des fondateurs demeurait considérable dans la compagnie, étant observé qu'on ne saurait parler aussi précisément qu'aujourd'hui de majorité ou de minorité, la cohésion de chacun des groupes n'étant pas absolue. On peut toutefois penser que si la société s'était ouverte, c'est d'une part par la nécessité de trouver de nouveaux fonds, ensuite dans le dessein de modifier son objet essentiel. En effet, Crozat avait fondé la Compagnie de Saint-Domingue dans le but de se servir de la partie sud de l'île comme d'un entrepôt de marchandises destinées à être introduites dans les terres de domination espagnole. Depuis 1712, avec la concession de la Louisiane, il avait pris pied sur le continent et tentait de créer avec le Nouveau-Mexique et les colonies du roi catholique une communication qu'il jugeait infiniment moins périlleuse par voie de terre que par voie de mer. Par ailleurs, Saint-Domingue qui, avant la guerre de Succession d'Espagne, était la seule colonie des Antilles qui ne produisait que du tabac et de l'indigo, à l'exclusion de la canne à sucre, avait converti ses cultures à cette production. En 1715, on y comptait "près de cent sucreries roulantes qui font à elles seules autant de sucre que toutes les isles du vent", ceci à un moment où la métropole était à un tel point submergée par la production du sucre qu'on en avait autorisé l'exportation à l'étranger : "La fureur des Sucreries les tient présentement quoiqu'il soit certain que dans deux ans au plus le sucre ne trouvera plus aucun débit en France", pouvait-on lire dans un mémoire signé de Crozat et de s e s associés. (73) En présence de cette situation, il semble que la nouvelle administration ait été tentée de se livrer particulièrement à la traite des Noirs pour les besoins de s a colonie, et aux activités adjacentes. C'est à cette fin que dans la même année 1714, après la résiliation du traité de l'assiento, elle avait demandé à Jérôme de Pontchartrain et au contrôleur général Desmaretz de lui accorder la liberté de commercer sur les côtes de Guinée en la faisant bénéficier des exemptions dont avaient joui les Compagnies de Guinée et de l'Assiento, à savoir : remise des droits d'entrée sur la moitié des marchandises qu'elle introduirait dans le royaume; exemption de tous droits pour les Noirs qu'elle porterait dans sa concession. (74) Saisi de cette demande, le contrôleur général Desmaretz n'y avait pas répondu par une fin de non-recevoir catégorique, mais il y avait mis pour condition que la Compagnie de Saint-Domingue entreprendrait dans sa concession la culture du tabac au lieu de celle du sucre. Les directeurs ne s'y refusaient pas, mais opposaient qu'ils n'y pourraient contraindre les habitants que sur le vu d'une ordonnance royale et les choses en étaient restées là. (75) Toutefois, 76

Jérôme de Pontchartrain, suivant la tradition de son père, s'était montré infiniment plus compréhensif et l'arrêt faisant bénéficier la Compagnie de Saint-Domingue des privilèges de l'ancienne Compagnie de Guinée aurait été rendu sans la patiente obstruction du contrôleur général Desmaretz, qui avait tenu jusqu'à la mort de Louis XIV. (76) La disgrâce de Pontchartrain fit disparaître le projet dans les cartons de l'administration. Or, non seulement les nouvelles instances ne jugèrent pas à propos de l'en extraire, mais en janvier 1716, dans la forme solennelle de lettres patentes, elles accordaient à tous les négociants du royaume le droit de faire librement le commerce des Nègres, de la poudre d'or et de toutes les autres marchandises sur la côte d'Afrique depuis la Sierra Leone jusqu'au cap de Bonne-Espérance - c'està-dire dans la concession de l'ancienne Compagnie de Guinée -, à charge seulement pour les bénéficiaires d'armer à Rouen, La Rochelle, Bordeaux ou Nantes et d'y accoster au retour, et, de surcroît, elles les faisaient bénéficier de l'exemption de la moitié des droits pour les marchandises qu'ils tireraient directement de Guinée et pour les sucres qu'ils ramèneraient des fies et qui proviendraient du produit de la vente des Noirs. Le commerce libre bénéficiait donc des exemptions et avantages que réclamait la Compagnie de Saint-Domingue. L'exposé des motifs ne faisait pas mystère des sollicitations dont le pouvoir avait été l'objet, ni des pressions qui l'avaient déterminé à les repousser. Il y était en effet spécifié : " . . . les négociants de notre royaume ayant. . . représenté qu'il convenait au bien du commerce en général et en particulier à l'augmentation des fies françaises de l'Amérique que le commerce de la coste de Guinée fût libre, le feu Roy ne jugea pas à propos de former une nouvelle compagnie, quoyque plusieurs personnes se fussent offertes pour la composer". (77) Les négociants qui se livraient au trafic des Noirs étaient astreints au paiement d'un droit de 20 livres par tête d'esclave qu'ils introduiraient dans les fies et de 3 livres par tonneau pendant trois ans, ceux qui se borneraient à la vente de la poudre d'or ou d'autres marchandises étant affranchis de cette dernière taxe. Les négociants de Saint-Malo se voyaient attribuer les mômes droits que ceux des autres ports du ponant à charge seulement d'acquitter une taxe au profit du comte de Toulouse, grand amiral de France. (78) Pour qui connaissait leur singulier esprit d'indépendance, une telle disposition ne pouvait que les inciter à se dégager des liens qui les unissaient à Crozat pour tenter leur propre chance. Une déclaration du 29 janvier 1716 devait encore contribuer, et plus efficacement encore, à "casser" le groupe dont la puissance menaçait le commerce libre. Plusieurs textes avaient déjà interdit les expéditions à la mer du Sud, grâce auxquelles Crozat et ses associés malouins avaient alimenté en piastres et en métaux précieux leurs entreprises et aussi, dans une assez large mesure, les mon77

naies royales. Le panache avec lequel l'ancien régime, si éprouvé fût-il, se prévalait de sa souveraineté, fût-ce au mépris des engagements signés, la nécessité de compenser les saignées de la guerre, et la politique monétaire rigoureuse du contrôleur général Desmaretz étaient autant de raisons pour ne laisser à ces défenses qu'une portée purement formelle. Il devait en être tout autrement avec un gouvernement plus incertain de son pouvoir et, par là, plus sensible aux pressions du roi d'Espagne dont il redoutait les entrepris e s , et de l'Angleterre dont il souhaitait la protection. La nouvelle déclaration rappelait explicitement les dispositions des traités d'Utrecht, stipulant que le commerce et la navigation dans les pays de la domination du roi d'Espagne se feraient de la même manière que sous le règne de Charles n, c'est-à-dire que seuls les navires battant pavillon du roi catholique accéderaient à ses ports de l'Amérique; il affirmait l'intention du roi "de tenir exactement la main à l'inviolable exécution desdits traités" et, en conséquence, défendait expressément à tous. . . négociants du royaume de former aucune entreprise de commerce et d'envoyer aucun vaisseau à la mer du Sud", à peine de confiscation des vaisseaux et de la marchandise, et de mort pour les capitaines. (79) Cette mesure ne devait pas avoir d'effets immédiats, car on pouvait encore escompter, pour une période de douze à quinze mois, le retour des vaisseaux qui étaient en mer, mais la gravité des sanctions édictées était manifestement de nature à entraver de nouveaux armements et à tarir la source qui nourrissait toutes les branches de l'édifice. Enfin, en février, était promulgué l'édit déchargeant les négociants de l'obligation de prendre des passeports pour envoyer leurs navires dans les lieux où il n'y avait pas d'empêchement pour la navigation et pour le commerce. (80) Une telle disposition ne pouvait que les inciter à envahir le domaine des compagnies privilégiées. Dans les premiers mois de 1716, et au terme d'une longue ascension, le commerce libre était donc parvenu à tailler de larges brèches dans le domaine des compagnies à monopoles. Il lui restait, pour pouvoir se substituer entièrement à elles, à trouver les fonds ou les moyens de paiement nécessaires à ses entreprises.

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NOTES 1. A. N. G7 367. 2. A.N. G7 502. 3. Ibid. : Lettre du 18 juillet 1715. 4. Archives départementales de la Gironde, C 4261. 5. A. N. G7 146 : Séance du 11 juin 1715. 6. Ibid. 7. Archives départementales de la Gironde, C 4261; cf. Joseph Benzacar, Enquête sur la Banque Royale de Law dans l'élection de Bordeaux, Paris, 1909. 8. Gaston Martin, Le Système Law et la prospérité du port de Nantes, P a r i s , 1925, p. 13. 9. Ibid., p. 14. 10. Cf. A. N. G7 1657, f° 350 : Remontrance des députés du Languedoc sur la demande que font les négociants de Saint-Malo de rendre leur port franc, m a r s 1713. C£. Archives départementales de la Loire Atlantique, C 751 : Proposition des négociants de Nantes pour être subrogés aux droits de la Compagnie des Indes, 1714; cette subrogation était demandée concurremment avec Saint-Malo. 11. C'est le duc de Beauvillier qui, en 1704, remet à Mesnager les insignes de chevalier de l'ordre de Saint-Michel (B.N. Dossiers bleus 446), et c'est son cousin Colbert de Torcy qui confie au député de Rouen ses missions diplomatiques. "Monsieur M e s n a g e r . . . qui est votre créature et l'ouvrage de vos mains", écrira le 20 juin 1713 le cousin de Mesnager, Jacques Le Baillif, au ministre des Affaires étrangères (A.N. Angleterre, vol. 249, f° 123). 12. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 198: "Mesnager n'oublia point avec eux ce qu'il était, et ne se laissa point gâter par son égalité monstrueuse de caractère" ; çf_. Freschot, Histoire amoureuse et badine du Congrès et de la ville d'Utrecht, Liège, 1714. 13. B . N . , ms n. a. f. 9694; cf. ibid., Cabinet d'Hozier, 236 : relevant une faute de Mesnager qui lui écrit le 6 août 1713 : "Quant à 1' arbe généalogique qui est mon ouvrage" il note : ". . . est-il permis qu'un plénipotentiaire qui doit savoir sa langue dise un arbe pour un a r b r e " ; d'après la généalogie, Mesnager était âgé de cinquante ans en août 1713. Cf. ibid. et Nouveau d'Hozier, 236. Sur Mesnager, cf. Sainte-Beuve, "Nicolas Mesnager, diplomate normand", tiré à part du Magasin normand, 15 m a r s 1866; Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. 5, années 1868-1869, p. 240; A.N. Y 11136 (scellés après le décès de Nicolas Mesnager); A.N. G7 594 et 595 : Lettres de Marie Mesnager au contrôleur général des Finances. Sur les Le Baillif, alliés à Mesnager par le mariage de sa cousine maternelle Catherine Hacquet avec Jacques La Baillif, cf. P i e r r e Dardel, Commerce, industrie et navigation à Rouen et Le Havre au XVIHe siècle, Rouen, 1966, p. 208, note 190. 14. Sur Anisson cf. A. N. R 273 ; Note au cardinal de Bouillon s u r Anisson et Rigaud son b e a u - f r è r e ; Marius Audin, L'Imprimerie à Lyon, Lyon, 1923; B.N. Dossiers bleus 24; ibid., Pièces originales 26533; Archives départementales du Rhône, E 29. Sur l'appartenance du père d'Anisson à la Compagnie du Saint-Sacrement, cf. Georges Guigue, Les Papiers des dévots de Lyon, Lyon, 1922. Sur Fenellon, cf. B.N. Pièces originales 27615; Lettres de noblesse de 1705; Archives départementales de la Gironde, C 4301. Sur leur mission à Londres, ci. A.N. G7 1699. 79

15. A . E . Angleterre, suppl. 5, f° 127-131. "Le loisir dont vous m'avez laissé jouir pendant les derniers mois de mon séjour en ce pays là, m ' a donné le temps d'y voir beaucoup de gens dont la fréquentation n'était point inutile aux affaires de notre mission", écrit le 6 février 1715 Anisson au contrôleur général (A.N. G7 596), tandis que Fenellon dans une lettre du 21 janvier précédent communiquait au ministre les nouvelles circonstanciées qu'il avait reçues d'Angleterre (A.N. G7 595). 16. Il s'agit des diminutions d'espèces réalisées par paliers selon le plan de Desmaretz. 17. A.N. G7 146. 18. A. N. ADXI 30; G7 1657, registre, f° 226 et sq. 19. B.N. Actes Boyaux, F 21072 (98). 20. Ibid., F 21071 (68) : Edit d'août 1714. 21. Ibid., F 21269 (79) : Edit de mai 1715. 22. Ibid., F 23621 (30). 23. A.N. G7 1699. 24. B.N. Actes Royaux, F 23621 (47). 25. A.N. G7 21. 26. D'après un mémoire dans les cartons du contrôleur général, elles étaient pour la plupart concédées au duc d'Uzès qui ne les exploitait pas. 27. B.N. Factum, f° Fm 5067 et 7571. 28. A.N. Min. Cent., CXVI, liasse 215, 14 juillet 1719. 29. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 162-166, 968. 30. Cf. billets à Desmaretz du 21 novembre 1714 (A.N. G7 594); à Claut r i e r , premier commis du contrôle général, sans date (A.N. G7 839); Lettre du duc d'Aumont au procureur général Daguesseau et à d'Argenson du 29 juin 1715 leur transmettant mémoire du comte Douglas (A.N. G7 543 A, f° 71); Lettre de Douglas à Desmaretz du 19 juillet 1715 (A.N. G7 598). 31. A.N. G7 21, registre, f° 25; ibid., G7 502, 10 octobre 1714. 32. Herbert Ltithy, La Banque protestante en France, Paris, 1959, t. I, p. 254, 256, 261, 274. 33. A.N. G7 666. 34. A.N. Min. Cent., XL VIII, 25 m a r s 1716 : Convention Comte Douglas et ses créanciers. 35. A.N. G7 21, f° 81. 36. A.N. G7 545-550, 25 novembre 1714; B . N . , ms français 6931, f° 71 et 103 : Lettres Noailles à Daguesseau du 15 octobre 1715; Noailles à Villars du 30 octobre 1715. 37. A.N. G7 21, 13 août 1714. 38. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 162-166. 39. A.E. Angleterre, vol. 219, f° 352-354. 40. A.N. G7 596. 41. A.N. G7 595 : Lettre du 25 janvier 1715. 42. A.N. E 3641, f° 227; B.N. ms français 6930, f° 21. 43. B . N . , ms français 6931, f° 51. 44. A.N. F12/58, f° 382. 45. Ibid. 46. B . N . , ms français 69 30, f° 9. 47. A.N. F12/58, f° 387-391. 48. A.N. G7 1657, registre, f° 130-131. 49. Ibid., f° 132-133. 50. A.E. Mém. et Doc., Angleterre, vol. 138 bis, f° 24. 51. A.E. Hollande, vol. 250, f° 47. 80

52. Ibid., vol. 251, F 227. 53. A.N. G7 535. 54. Ibid. 55. Ibid. 56. A . E . Angleterre, vol. 264, F 123. 57. A.N. G7 1699 : Lettre d'Anisson du 26 avril 1714. 58. A.N. G7 532. La lettre de Louis de Pontchartrain est datée du 23 mars. Elle est postérieure à 1711 comme l'établit l'apostille de Desmaretz; cf. ibid., Min. Cent., XCVI, rép. 15, 20 avril 1711 : Constitution Noël Danycan de Landivisiau à M. le comte de Pontchartrain. 59. A.N. G7 532 : Lettre datée du 31 juillet. 60. Ibid., G7 594. 61. Ibid., Min. Cent., XCVI, 23 juin 1713 et 5 décembre 1713 : Quittance Joseph Legendre d'Arminy à Louis Phélypeaux de La Vrillière. 62. A.N. Min.Cent., XCVI, liasse 235, 5 décembre 1714 : Convention et délaissement Mgr le chancelier de Pontchartrain et M. le comte de Pontchartrain; cf. ibid., XCVI, liasse 231 : Inventaire après le décès de Mme la chancelière de Pontchartrain, commencé le 24 avril 1714. 63. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 107. 64. Sur Piou, cf. B . N . , ms Pièces originales 2288 : Lettres d'anoblissement de juillet 1719 et billet d'enterrement du 25 août 1766; Nouveau d'Hozier, 267; A . E . Mém. et Doc., France, vol. 2000, F 1-39; P i e r r e Bonassieux, Les Assemblées représentatives du commerce sous l'Ancien Régime, Paris, 1883. 65. A . E . Mém. et Doc., France, vol. 2000, F 33-40. 66. Le traité qui prenait effet à compter du 1er mai 1702 était conclu pour une durée de dix ans, mais il était disposé que si, dans ledit délai, la compagnie ne livrait pas aux colonies espagnoles les 13000 Nègres prévus, elle disposerait de trois années supplémentaires pour compléter cet effectif (A.N. Colonies, F2 A8). 67. A.N. Colonies, C9 c2 : Mémoire concernant le commerce de SaintDomingue, 14 juillet 1714. 68. Jacques Saint-Germain, Les Financiers sous Louis XIV, Paris, 1950, p. 5; cf. A.N. Min. Cent., XCVI, rép. 15 et 16. 69. A.N. Colonies, C9 c2 : Lettre Galabin du 22 mai 1714; Lettre des directeurs du 1er septembre 1714. 70. Ibid. 71. Louise Le Gendre, belle-sœur d'Antoine Crozat, épouse Jean-Baptiste Durey (Chaussinand-Nogaret, op. c i t . , p. 95). 72. A.N. Colonies, C9 c2 : Transaction du 15 mai 1717, Mahault et Dutartre notaires, qui relate tous ces transferts. 73. A.N. Colonies, C9 c2 : Mémoire du 30 juillet 1715. 74. Ibid., 19 février 1715. 75. Ibid., Mémoire du 30 juillet 1715. 76. A.N. G7 21 : Lettre du 29 novembre 1713. 77. B . N . Actes Boyaux, F 20974 (50) : Arrêt du 26 janvier 1716 qui ordonne que les négociants qui ont envoyé des navires en Guinée depuis le mois de novembre 1713 jouiront de l'exemption de la moitié des droits; Ibid. (45). 78. Ibid., F 23621 (255). 79. B . N . Actes Royaux, F 20974 (49). 80. Ibid. (66).

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CHAPITRE IV. LA TERREUR

Comme toutes les branches d'activité humaine, la spéculation a ses traditions, ses routines et ses tours de main. A peine le conseil de Régence eut-il décidé d'augmenter le cours des espèces que certains cercles étrangers se remémorèrent les techniques mises en œuvre vingt années auparavant. En présence d'une loi qui fixait à 16 livres le prix des anciens louis portés aux Monnaies et à 20 livres le cours des louis réformés, des calculateurs avisés eurent vite fait de redécouvrir qu'en rachetant les vieilles pièces avec une prime de quelques sols - à 16 livres 5 sols par exemple -, en les faisant frapper par de discrets artisans d'un coin aux armes du roi de France, et en les remettant en circulation comme nouvelles espèces à 20 livres, ils s'adjugeraient une marge de profit qui, multipliée par le nombre des pièces, leur constituait, déduction faite des frais et débours, une marge bénéficiaire sinon honnête, du moins confortable. Dès le 27 janvier 1716, La Closure, résident de France à Genève, observateur chevronné qui, depuis longtemps en mission dans ce haut lieu du capitalisme, n'en ignorait aucun détour, écrivait au maréchal d'Huxelles, président du conseil des Affaires étrangères : "Cette ville cy, Monseigneur, qui fait un très grand commerce en France, se ressent entièrement du dernier arrêt donné dans le mois passé pour l'augmentation des espèces. Le marchand ne sait plus à quoy il en est, dans la crainte et l'incertitude des subits changements qui arrivent en France, et à tout ce que j'entends dire à d'habiles négociants, gens dignes de foy, cela porte un coup mortel à la confiance et au commerce en général en France.. . Il n'est pas même, qu'on ne s'en aperçoive bien déjà à Paris, comme dans les autres villes du Royaume.. . enfin l'augmentation par une nouvelle remarque, n'est absolument bonne que pour les faux remarqueurs, et il n'y aura que peu ou point d'espèces aux Monnaies". (1) Le 8 février, revenant aux préoccupations exprimées dans ces dernières lignes, il attirait l'attention des pouvoirs sur les manœuvres qui se préparaient : "l'augmentation des espèces ne sera utile tout au plus qu'à ceux qui feront la fausse remarque, à Lyon et dans tout le Royaume, aussi bien que dans les pays étrangers; ce qui entraîne nécessairement bien des abus et des désordres, et une perte irréparable pour la France". (2) Devant ces avertissements que lui confirmaient ceux des inten83

dants de province, le gouvernement avait promulgué dès le 8 février 1716 une déclaration qui prononçait des peines afflictives contre les billonneurs (3), et défendait sous les mêmes peines la négociation d'espèces d'or et d'argent à plus haut prix que celui porté par les édits. (4) En adressant le 20 du mois le texte de la déclaration aux intendants, le duc de Noailles leur recommandait de veiller très strictement à son exécution. "C'est de là, écrivait-il, que dépend le succès du travail de la réformation des monnayes", et il les invitait à bien faire connaître aux commerçants de leurs départements que "l'édit du mois de décembre dernier qui a ordonné la réformation des espèces est fondé sur des motifs si importants pour le service de l'Etat qu'on ne se relâchera en rien de son entière exécution". (5) A Lyon, point névralgique de la circulation monétaire, l'intendant Méliand recevait ces instructions avec un optimisme modéré. "L'argent commence à être moins rare, écrivait-il, il ne faut pas douter qu'il devienne plus commun de jour en jour. Il serait à désirer que personne ne partageât avec le Roy le bénéfice de la réformation". (6) Malheureusement, ce vœu pieux n'était pas près de se réaliser. A Genève, en Suisse, en Savoie, dans les fiefs impériaux de la république de Gênes, se montaient avec diligence des "fabriques" vers lesquelles s'acheminaient les louis d'un royaume déjà fort appauvri. L'arrivée, le 24 février, dans le port de Saint-Malo, d'un navire chargé de deux millions de matières d'argent, apporta un soulagement momentané mais de courte durée : les propriétaires de ces chargements firent savoir qu'ils étaient prêts à les porter aux hôtels des Monnaies à la condition qu'on les leur paie au-dessus du cours. "Vous avez eu raison, écrivait le duc de Noailles à M. de Brilhac, premier président du parlement de Bretagne, d'assurer les propriétaires de ces matières qu'on leur en laisserait la libre disposition, mon dessein n'étant point de les gêner et voulant au contraire laisser au commerce toute la liberté que les négociants peuvent désirer dans les choses qui ne seront point contraires au service du Roy, et à l'observation des ordonnances. Mais à l'égard du surachat qu'ils demandent pour porter leurs matières dans les hôtels des Monnaies, j'en connais trop les conséquences pour rien changer à la résolution que j'ai prise de ne rien accorder de semblable. Ces surachats ont fait tomber le travail des dernières réformes, toutes les tentatives qu'on a faites depuis l'édit du mois de décembre dernier pour en obtenir de semblables ont été inutiles et celles qu'on pourra faire encore n'auront pas plus de succès. Vous pouvez au surplus faire savoir à tous ces négociants que j'ai donné des ordres très précis pour leur faire payer comptant sur le pied des tarifs, le prix des matières qu'ils remettront aux hôtels des Monnaies. C'est tout l'avantage qu'ils peuvent raisonnablement prétendre". (7) Enfin les billets de l'Etat, créés en remplacement des papiers 84

portés au visa et qui étaient en cours de fabrication, étaient déjà l'objet des bruits les plus divers. Certains prétendaient qu'ils auraient cours forcé avec l'argent, ce qui contribuait à les déprécier. (8) L'opération du visa avait révélé au duc de Noailles et à ses collaborateurs l'étendue des tractations auquelles s'étaient livrés les financiers intéressés dans les affaires de l'Etat et les profits qu'ils en avaient tirés. L'un des plus prestigieux d'entre eux, Etienne Berthelot de Pléneuf, d'une famille qui avait des intérêts dans les domaines d'Occident, dans les poudres et dans l'extraordinaire des Guerres, avait "levé le pied" en octobre et était parti pour l'étranger. (9) Le duc de Noailles avait aussitôt fait saisir ses papiers, mais à la fin de janvier, on avait appris son arrivée à Gênes où la princesse des Ursins faisait une discrète retraite (10), et sa présence dans cette place de finances, à proximité d'une des plus redoutables adversaires du Régent, n'augurait rien de très favorable et commandait en tout état de cause de prendre des mesures pour que de tels personnages ne pussent s'échapper du royaume où ils avaient fait leur fortune et surtout en faire sortir le fruit de leurs trafics. De très longue mémoire, la monarchie instituait périodiquement généralement de décennie en décennie - des "chambres ardentes" qui avaient pour objet d'obliger ceux qui s'étaient enrichis dans les traités passés avec l'Etat à rendre compte. Depuis 1661, la tradition s'en était perdue; Louis XIV avait pour ses vastes entreprises trop besoin du concours des gens d'affaires pour ruiner leurs crédits et restreindre leurs moyens, mais il les avait cependant soumis, en 1701 et en 1711, à des taxes spéciales sur les bénéfices par eux réalisés. La première de ces taxes n'avait procuré à l'Etat qu'une rentrée de 17 à 18 millions de livres, la seconde s'était résolue en une opération d'aliénation de rentes, obligeant les assujettis à acquérir des rentes jusqu'à concurrence de leurs taxes. (11) Dans l'état où se trouvaient alors les esprits et les finances, il n'apparaît pas que l'opinion fût disposée à se contenter de telles mesures. La noblesse endeuillée, mutilée ou ruinée par les guerres, était peu portée à passer condamnation à ceux qui en avaient tiré tant de profits, et auprès de qui elle avait dû s'endetter. Les alliances que la misère des temps l'avait contrainte de passer avec eux n'avaient fait bien souvent qu'ajouter à son amertume et Saint-Simon s'était fait l'éloquent interprète de ses ressentiments. La classe commerçante, privée de moyens de paiement, ne témoignait guère plus de bienveillance à ceux qui les avaient concentrés entre leurs mains et les propos du conseil de Commerce en sa séance du 12 octobre 1715 (12) rejoignaient ceux du duc et pair. (13) Des pamphlets publiés depuis plusieurs années à Paris, à Cologne, à Londres, entretenaient les mêmes sentiments dans le peuple. Des bruits plus ou moins fondés couraient sur les mesures qui se préparaient contre 85

les gens d'affaires; les Mémoires de la Régence du chevalier de Piossens, dont les informations demandent souvent à être contrôlées, parlent d'un sieur Regnault, receveur des tailles à Paris, qui ayant été taxé à 100 000 livres aurait payé sans rechigner et dont le comportement aurait incité les pouvoirs publics à en user de même avec ses semblables. (14) Buvat, dans son Journal, fait état le 4 novembre 1715, d'un arrêt du conseil qu'il donne - à tort - comme déjà publié, "qui oblige les traitants, sous-traitants et autres gens d'affaires, de rendre compte de leurs géries". (15) Le 6 février 1716, le chargé d'affaires de Prusse, prévoyant une importante réduction des papiers royaux, estimés à 450 millions de livres, et une nouvelle refonte des monnaies, mandait à sa cour : "Ainsi, ce remède aidera de nouveau à rembourser une grande partie de la dette sans compter la taxe de 100 millions qu'on se propose de répartir en pareil papier sur les gens d'affaires". (16) Conscients des dangers qui les menaçaient, les traitants avaient envisagé de se taxer eux-mêmes, mais ceux qui dans l'administration se penchaient sur ces problèmes avaient fait observer qu'il ne s'agissait pas seulement de faire payer ceux qui avaient eu part aux traités, mais tous ceux qui s'étaient enrichis par l'agiotage. "L'objet de la Chambre de justice qu'il est nécessaire de faire aujourd'hui, lit-on dans un travail préparatoire, n'embrasse pas seulement les traitants dont parle le mémoire, il embrasse encore les concussions et les crimes de péculats, les usuriers, les commerçants de papiers, les caissiers qui ont prévariqué, et toute cette multitude de nouveaux riches qui en moins de sept ou huit années ont amassé des millions tant à Paris que dans les Provinces par ce qu'on a appelé agiotage; il n'est pas possible de taxer ces sortes de gens sur des rôles; ils ne sont point connus, et ce sont eux cependant qui ont le plus d'argent et qui le resserrent davantage. "A la faveur d'une chambre de justice et de dénonciations qui sont toujours secrètes, les voisins dénonceront leurs voisins à qui ils portent envie pour leurs nouvelles richesses, on fera donner à ces sortes de gens l'état de leurs biens, on en fera comparaison avec leur patrimoine, ce qu'on tirera de cette recherche ira plus loin que le secours que /celuy que/ l'on attend des traitants". (17) Il n'était pas question pour les partisans de la "récupération" de s'en rapporter aux aveux ou à la bonne foi des prévaricateurs : ils voulaient se donner les moyens de démasquer leurs opérations et de poursuivre le recouvrement de leurs profits, à travers les donations, les simulations, les croupes et cent autres cabrioles juridiques, dont ils avaient usé pour les mettre à l'abri; enfin, ils voulaient pouvoir leur inspirer assez de frayeur pour les contraindre à la sincérité. Un tel projet se heurtait toutefois à de durs obstacles. Les financiers avaient contracté des unions dans la noblesse et dans la 86

magistrature, et les poursuites qu'on se proposait d'engager risquaient de dresser finalement toutes les classes contre le pouvoir ou de donner naissance à des manoeuvres de corruption, qui ne feraient qu'ajouter au mal. Il fallait donc disposer d'un exécutant intrépide, incorruptible et suffisamment introduit dans tous les milieux pour pouvoir tenir tête aux pressions dont on ne manquerait pas de l'accabler. Le duc de Noailles se trouva précisément avoir un tel homme sous la main. Dès les premiers jours du régime, quand le conseil de Finance, pressé de besoins et n'ayant pas de quoi assurer la solde des troupes, avait dû solliciter une avance des receveurs généraux, dont l'Etat était déjà largement débiteur, il avait constitué un comité particulier recruté parmi ses membres et que présidait un conseiller d'Etat, fort ami du duc de Noailles : Hilaire Rouillé du Coudray. C'est lui qui, en exerçant sur ces personnages fort parcimonieux une pression un peu rude, en avait tiré une promesse de 32 000 000 de livres. C'était lui aussi, qui le 12 octobre 1715, s'était rendu devant le conseil de Commerce et avait emporté de cette assemblée - qui y était d'ailleurs toute disposée - l'avis qui devait faire échec à l'arrêt de surséance générale préparé par le maréchal de Villeroy. Procureur général de la Chambre des comptes en 1701, Rouillé du Coudray avait vendu cette charge à son beau-frère, Charles-Mi chel Bouvard de Fourqueux, petit-fils du médecin de Louis XIII, pour se rendre acquéreur, moyennant la somme de 800 000 livres, de l'un des deux offices de directeur des Finances créés par Chamillart qui, ployant sous le double poids du département de la Guerre et du Contrôle général, pensait ainsi se libérer d'une partie de ses responsabilités et remplir les caisses du Trésor. (18) Après la suppression de cet office, il avait repris sa carrière administrative et il exerçait à la fin du règne les fonctions de conseiller d'Etat. En 1709, il avait été pressenti pour être un des deux directeurs de la Banque dont la création avait été décidée et à laquelle on renonça sous diverses pressions. (19) Cet homme de chiffres aimait le vin, le théâtre et les femmes. (20) Il passait pour le protecteur des Comédiens italiens et le "modérateur de leurs pièces" et les fit revenir à la cour dont ils avaient été chassés pour avoir présenté une comédie attentatoire à la respectabilité de Mme de Maintenon. (21) Les dossiers généalogiques insinuent qu'il aurait eu des relations fort amicales avec une dame de Saint-Victor, célèbre "femme savante", qui aurait été la maîtresse d'un sieur de la Cour des Chiens, intéressé dans de nombreux traités (22), et les minutes des notaires tendraient, tout en identifiant cette Bélise, à donner quelque consistance au potinage, puisque bien des années plus tard le fils du conseiller se constituait caution pour une dame Marie Jos87

sey Dubreuil, épouse - non commune en biens - de Jean Armand Poulleau de Saint-Victor, brigadier des armées du roi et martre de camp de cavalerie. (23) Quant à l'épouse de ce singulier personnage, la dame Denise Coquille, fille de Claude, secrétaire du roi, elle semble avoir tenu dans, sa vie un rôle fort modeste et est décédée aussi discrètement qu'elle avait vécu. (24) La devise des Rouillé, comme celle des Noailles auxquels ils étaient d'ailleurs apparentés, aurait pu être : "Ubique". Le grandpère du conseiller d'Etat, Jacques Rouillé, receveur général des Finances de Normandie, avait eu, de son mariage avec Marguerite de Bagnaux, dix enfants survivants et ceux-ci avaient si bien établi leur descendance que le sang des Rouillé se trouvait mêlé à celui des plus grandes familles de la noblesse et de la magistrature. Une cousine de Hilaire Rouillé du Coudray, issue de son oncle Jean, ctait marquise de Gaillardon et elle avait fait de ses filles une duchesse d'Uzès et une princesse de Talmont; la s œ u r de cette cousine, Marguerite Thérèse, avait épousé en premières noces le m a r quis Jean François de Noailles, maréchal de camp et lieutenant général en haute Auvergne, qui se trouvait être le f r è r e du cardinal et l'oncle du duc, et en secondes noces le duc de Richelieu, pair de France et général des galères, dont le fils d'un premier lit, Louis Armand de Fronsac, futur maréchal de Richelieu épousera la fille issue du premier mariage de sa belle-mère; une troisième sœur de cette lignée avait été mariée en premières noces à Etienne Jean Bouchu, intendant du Dauphiné; à la mort de ce dernier, elle s ' é tait remariée au duc de Châtillon; une fille née du premier mariage était unie au comte de Tessé, fils du maréchal de France; dans une autre branche, un cousin germain, Jacques Roque de Varangeville, secrétaire des commandements du duc d'Orléans, lui-même ambassadeur à Venise, avait fait d'une de ses filles la maréchale de Villars et de l'autre la femme du président de Maisons. Catherine Lavocat, fille de la tante Marguerite et de Nicolas Lavocat, maftre des comptes, avait épousé Simon Arnauld de Pomponne, ministre d'Etat et secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, et la fille issue de ce mariage avait été unie à Jean Baptiste Colbert de Torcy qui occupait à la mort du roi le même département. Enfin, Marie Thérèse Feydeau de Brou, fille de la tante Marie et de l'intendant de MontaubanHenri Feydau de Brou, était femme de Jean Antoine de Mesmes, premier président du Parlement de Paris. (25) L a branche dont était issu Hilaire Rouillé du Coudray, lui-même fils de Pierre, intendant en Poitou, Picardieet Artois, et de Jeanne Marcez, fille d'un conseiller au Châtelet, avait peut-être pris un peu moins d'éclat. Le plus brillant représentant en était son f r è r e puîné, P i e r r e Rouillé deMarbeuf, décédé en 1712, qui avait été président au Grand Conseil, puis ambassadeur au Portugal; quant à sa soeur Marguerite Françoise, elle avait épousé Charles Bouvard de Fourqueux auquél son beau-frère avait laissé sa charge de procureur général en la Chambre des comptes. 88

Le 6 décembre 1715, Hilaire Rouillé du Coudray avait marié son fils Hilaire Armand, conseiller au Parlement, anciennement intéressé dans la Compagnie de la Chine et dans celle du Sénégal (26), à une demoiselle Marie Louise Hélène Le Féron, fille d'un maftre ordinaire de la Chambre des comptes, grand maftre des Eaux et Forêts de l'Ile de France, et petite-fille par sa mère de Maximilien Titon, un des plus importants financiers de l'armement, tous deux décédés. A cette occasion le père du marié avait fait don à son fils d'une somme de 100 000 livres en rentes au denier 25, outre sa seigneurie du Coudray-sur-Seine et une partie de celle du Plessis; la mère de la mariée avait assuré à celle-ci une dot de 400 000 livres. Le roi de France, le duc d'Orléans et tous les prestigieux parents de Rouillé du Coudray avaient signé le contrat de mariage. (27) Ainsi, apparenté aux plus grandes familles, solidement établi au Parlement, ayant la tête dure, les nerfs solides et un coffre-fort bien garni, Rouillé du Coudray était un agent d'exécution assez invulnérable. Si la noblesse de France entendait enfin régler ses comptes avec les traitants, elle ne pouvait faire choix d'un meilleur syndic. Le 6 mars 1716, le Régent entrant au conseil de Finance proposa "la nécessité de l'établissement d'une chambre de justice" et engagea M. Rouillé à s'expliquer sur ce sujet. D'après un témoin bien informé, l'affaire se serait réglée dans son cabinet au cours d'une assemblée restreinte à laquelle assistaient le maréchal de Villeroy, le duc de Noailles, Rouillé, le président de Lamoignon, le procureur général Daguesseau et Bouvard de Fourqueux; le prince promit alors solennellement, rapporte ce dernier, "qu'il n'écouterait ni prières ni sollicitations, et qu'il laisserait un cours libre à la justice". (28) C'est donc fort d'une cause déjà gagnée que le rapporteur aborda le problème et l'on est surpris de sentir passer dans la harangue de celui qui est représenté comme un robin hargneux, un souffle d'éloquence directement inspiré des émotions populaires dont il se fait l'interprète. "Le public, déclara-t-il d'entrée de jeu, demande avec empressement depuis plus de vingt ans une chambre de justice; ses clameurs se sont redoublées depuis la mort du Roy, fondées apparemment sur la paix qui a paru un temps plus favorable pour obtenir contre les gens d'affaires une recherche qui devait en être le premier fruit. "Mais cette voix unanime de ceux qui ont depuis si longtemps faim et soif de la justice, se trouve comme étouffée par les assurances répandues avec soin dans le public par ceux qui la craignent, pour persuader qu'il n'y en aura point. La première de ces voix est celle du peuple, la seconde est celle d'une nation très nombreuse qui forme au milieu de ce peuple un autre peuple différent et tout 89

opposé au premier; leurs sentiments ou leurs intérêts le sont encore davantage". (29) Cette dénonciation pour lors insolite d'une puissance, régnant au sein du peuple et œuvrant contre lui, était suivie d'une analyse objective des deux positions en présence : "Ceux qui sont blessés du renversement de l'ordre public dans les finances et qui savent que pendant le siècle précédent, il ne s'est jamais passé jusqu'en 1661 quinze années sans avoir une chambre de justice, ont attendu avec impatience celle qui était due à tant de désordre et de fortunes subites scandaleuses pour les réprimer; les pertes et les injustices dont ils se plaignent de la part des gens d'affaires leur ont fait souhaiter de les voir dépouillés d'une partie de leurs biens, comme s ' i l s espéraient de trouver un soulagement présent dans la malheureuse consolation dont ils se flattent de n'estre pas seuls misérables. "Cette nation au contraire prétend qu'on ne luy peut rien demander sans manquer à la reconnaissance qu'on luy doit pour avoir soutenu l'Etat dans les temps difficiles, et que, sans employer le ministère d'une "Chambre ardente", dont le seul nom est odieux, il suffirait de recevoir une partie de ce qui leur restera de biens après qu'on leur aura fait raison sur leurs avances et sur les intérêts de leurs avances." Prenant du recul par rapport à ces deux courants qu'il jugeait trop impétueux, le rapporteur déclarait se r é f é r e r sereinement aux traditions de la monarchie qui, semblables à celles de l'Eglise, a s semblant périodiquement ses conciles, instituaient de dix ans en dix ans des chambres de justice "pour remédier aux abus et faire punition aux coupables". Les rôles de taxes semblables à ceux qui avaient été établis dans les années précédentes lui paraissaient insuffisants. "Ce sont des pirates arrêtés et rançonnés dans leurs courses, qui continuent leurs violences après avoir été relâchés", s'écriait M. Rouillé qui, allant au-delà, demandait "la punition des coupables" et "des exemples capables de contenir ceux qui dans l'exercice des mêmes fonctions trouveront les mêmes occasions de malverser". La philosophie du système pourrait assez bien se résumer dans cette phrase : "Châtiez les plus coupables et les autres paieront", ou, plus simplement, "faire peur pour faire payer". Le rapporteur suggérait en effet de faire succéder aux peines criminelles les peines pécuniaires que les assujettis acquitteraient sans réticence, dans la terreur où les exemples donnés les auraient plongés; l'ordre serait rétabli dans les finances et eux-mêmes auraient d'ailleurs intérêt à régler leurs comptes avec l'Etat pour pouvoir jouir en paix des biens qu'on leur aurait laissés. La seule quittance susceptible de leur procurer la possession paisible de leur fortune et aussi la paix de leur conscience serait celle de la chambre de justice. 90

M. Rouillé n'oubliait pas les liens qui unissaient certaines familles de la noblesse aux traitants qu'il entendait poursuivre et le petit-fils du receveur général des Finances de Rouen, allié aux plus grands lignages, flétrissait avec indignation "le grand nombre des premières familles du Royaume qui en meslant un sang très pur à celuy des hommes nouveaux, ont en même temps confondu des intérêts et peut-être des sentiments qui ne devaient jamais avoir rien de commun". Ceux qui ont été obligés d'avoir recours à ces fâcheuses r e s sources, s'écriait-il, ne doivent pas ignorer que les richesses qu'ils ont appelées à leur secours, bien loin de soutenir leur famille rendraient incertaine la possession des biens qu'ils ont scauvés d'ailleurs, si le mélange qui s'en est fait n'était pas purifié par l'amnistie qu'ils ne peuvent espérer que de la chambre de justice". Et après avoir écarté rapidement les objections soulevées, le rapporteur de conclure que la chambre de justice rendrait leur c r é dit aux financiers "quand tous les engagements par eux pris avec le Roy ou dans le public auront été liquidés et purifiés". La présence du duc d'Orléans au conseil de Finance n'eut pas pour effet d'inciter le conseil à opiner contre le rapporteur : "Tous messieurs ont été de son avis, mentionne le procès-verbal, et il a fait lecture de l'édit qui a été généralement approuvé". (30) La séance du lendemain au conseil de Régence se déroula selon le même rite, M. Rouillé étant venu y rapporter, mais fut sans doute un peu plus mouvementée. Le duc de Saint-Simon déclare avoir opiné contre et il n'y a pas lieu de mettre sa parole en doute, et on a peine à imaginer le maréchal de Villeroy votant des poursuites contre les gens de finances dont il s'était ouvertement institué le protecteur. Le procès-verbal n'en souffle mot et se borne à consigner que "l'édit pour l'établissement de la Chambre de Justice a été approuvé". (31) La première étape de l'opération mise au point par M. Rouillé consistait à empêcher l'évasion des biens et des personnes; elle commença donc par un "bouclage" dont il n'y a pas d'exemple dans l'histoire; le 7 mars, jour où le conseil de Régence avait décidé l'institution de la nouvelle juridiction, et avant que cette décision fût connue, était publiée une ordonnance du roi faisant défense à tout traitant, sous-traitant fermier, sous-fermier, directeur ou receveur ou autres commis qui avaient été employés depuis le 1er janvier 1689 dans les affaires du roi, leurs veuves, enfants ou héritiers, leurs croupiers "participes" intéressés sous leur nom ou autrement de quelque manière que ce fût, de sortir de leur maison ou résidence ordinaire sans un congé exprès du roi, sous peine de punition c o r porelle pouvant aller jusqu'à la peine de mort. (32) "L'édit pour l'établissement de la chambre de justice ayant e s té résolu hier.. . au Conseil de Régence, écrivait le 8 mars le duc 91

de Noailles aux intendants de province, on a jugé nécessaire avant la publication de cet édit qui sera incessamment enregistré au P a r lement, et dans toutes les cours supérieures, de rendre l'ordonnance dont je vous envoie plusieurs exemplaires afin d'empêcher l'évasion de ceux qui voudraient se soustraire aux recherches et aux poursuites de cette chambre. " (33) Dans le même temps où il recommandait aux intendants de faire imprimer l'ordonnance et d'en a s s u r e r l'exécution, il donnait à ceux d'entre eux qui se trouvaient en déplacement ordre de regagner immédiatement leur département (34); des lettres étaient expédiées au comte de Toulouse, chef du conseil de la Marine, et au duc de Guiche, vice-président du conseil de Guerre, pour les inviter à prendre toutes les dispositions nécessaires dans les ports et aux frontières. (35) Défense était faite à la poste de donner aucune chaise ni chevaux à qui que ce fût sans la permission de M. de Torcy. (36) Ceci ayant été exécuté sans la moindre défaillance, il convenait de passer à la deuxième étape de l'opération, laquelle consistait à découvrir et à mettre en mouvement avec toute la rigueur possible l'appareil de la répression afin d'obliger, par une combinaison de t e r r e u r et de délation, ceux qui avaient été pris au filet à se découvrir; le Parlement esquissa un simulacre de résistance; le 10 mars, on apprenait que ce corps, sollicité d'enregistrer l'édit créant la chambre de justice, soulevait des difficultés "y ayant trouvé des choses trop rigoureuses et d'autres contre l'équité", et demandait au Régent d'y apporter des modifications, notamment la suppression des dispositions accordant des primes aux dénonciateurs. (37) Il ne tarda pas toutefois à céder et le 12 mars l'édit était enregistré. Il fut publié sous un bois gravé fort évocateur représentant une Thémis à la poitrine percée d'un œil redoutable, siégeant entre deux cornes d'abondance emplies de louis, surmontée chacune d'un caducée, l'un au miroir irradiant, l'autre au miroir voilé, et puisant dans la corne de gauche des pièces qu'elle déversait dans celle de droite. Ce symbolisme égalitaire se retrouvait dans l'exposé des motifs animé de bien plus de véhémence encore que le rapport de M. Rouillé : "L'épuisement où nous avons trouvé notre royaume et la déprédation qui a été faite des deniers publics pendant les deux dernières guerres nous obligent.. . d'accorder à nos peuples la justice qu'ils nous demandent contre les traitants et gens d'affaires, leurs commis et préposés qui, par leurs exactions, les ont forcés de payer beaucoup au delà des sommes que la nécessité des temps avait contraint de leur demander, contre les officiers comptables, les munitionnaires et autres qui par le crime de péculat ont détourné la plus grande partie des deniers qui devaient estre portés au Trésor Royal, ou qui en avaient esté tirés pour être employés suivant leur destination, et contre une autre espèce de gens, auparavant inconnus, qui ont exercé des usures énormes en faisant un commerce continuel des assignations, billets et rescriptions des t r é s o r i e r s 92

receveurs et fermiers généraux. Les fortunes immenses et précipitées de ceux qui se sont enrichis par ces voyes criminelles, l'excès de leur luxe et de leur faste qui semble insulter à la misère de la plupart de nos autres sujets sont déjà par avance une preuve manifeste de leurs malversations; et il n'est pas surprenant qu'ils dissipent avec profusion ce qu'ils ont acquis avec injustice. Les riches ses qu'ils possèdent sont les dépouilles de nos provinces, la substance de nos peuples et le patrimoine de l'Estat. Bien loin qu'ils en soient propriétaires, ces manières de s'enrichir sont autant de c r i mes publics... " La chambre de justice ainsi instituée devait siéger au couvent des Grands-Augustins tous les matins de 7 heures à 11 heures et l'après-midi de 3 heures à 6 heures à l'effet de connaître des poursuites engagées pour exactions, malversations, crimes et délits relatifs aux finances de l'Etat commis par tous officiers de finances, officiers comptables, traitants, sous-traitants, gens d'affaires ainsi que leurs commis et préposés et tous ceux qui avaient travaillé à la perception et régie des deniers royaux et qui avaient eu part à tous traités et entreprises passés pour le compte du roi. (38) Les présidents à mortier Chrétien de Lamoignon et Antoine Portail furent placés à la tête de cette juridiction. Michel Bouvard de Fourqueux, procureur général à la Chambre des comptes en survivance et neveu de Rouillé du Coudray (39), y eut la charge de procureur général. "L'édit est de la dernière rigueur, écrit le chargé d'affaires de Prusse, c a r il comprend depuis les premiers ministres jusqu'aux derniers des commis et même les gens qui ont eu le moindre intérêt dans les affaires de ceux qui ont manié les finances du Roy" (40); et il écrivait par ailleurs, tout en exprimant ses réserves personnelles sur les vues qu'il rapportait : "L'opinion du gouvernement est que le Roy ayant une fois rattrapé le courant de ses revenus, Sa Majesté pourra subvenir à tous ses besoins sans emprunter; sur ce principe, on s'applique à reprendre aux gens d'affaires tout ce qu'ils ont gagné avec dessein de ne plus conserver aucun ménagement pour eux". (41) Le lendemain de la publication - un vendredi 13 -, le chancelier Voysin vint en grand cérémonial inaugurer les travaux de la nouvelle juridiction qui prit séance, après une harangue de son procureur général l'appelant à se montrer rigoureuse (42); ces solennités avaient été précédées et accompagnées d'arrestations perpétrées à grand fracas et qui devaient avoir dans l'opinion publique tout le retentissement souhaité. Le dispositif étant en place, on pouvait en venir au troisième volet de l'opération qui consistait à faire savoir aux intéressés ce qu'on attendait d'eux, en leur rappelant que, de la répression à la délation, on disposait de tous les moyens pour contraindre ceux qui pécheraient par une excessive discrétion. 93

C'est à ce dessein que répondait la déclaration du roi du 17 mars 1716, visant, en une minutieuse énumération, avec ceux qui avaient manié des fonds publics ou traité des marchés d'Etat, tous les hommes de paille, prête-noms, commis et parents pauvres qui servaient d'exutoires à leurs compromettantes richesses, en bref, ceux qui étaient rassemblés sous cette désignation très générale : " . . . et autres de la mesme qualité dont la fortune est si fort audessus de leur première condition qu'on ne peut douter qu'ils n'ayent acquis de si grands biens par des voyes illicites". A tous ceux qui étaient ainsi dénoncés, il était ordonné d'avoir à dresser devant deux notaires, ou devant un notaire et deux témoins, un état de leurs biens où figureraient séparément les biens échus par donation ou testament, et dans lequel ils n'omettraient pas de mentionner ceux qu'ils possédaient sous des noms d'emprunt et ceux qu'ils avaient donnés par contrat de mariage ou autrement à leurs enfants; ils devaient en outre spécifier les traités, sous-traités, entreprises, marchés et autres affaires extraordinaires dans lesquels ils étaient ou avaient été intéressés; la déclaration devait être présentée en deux exemplaires au procureur général de la chambre de justice dans le délai de quinzaine avec défense aux intéressés de sortir de leurs maisons avant l'expiration de ce délai - même leur déclaration étant faite; et défense de sortir de la ville après expiration du délai. (43) Un appel pressant était fait aux dénonciateurs, que complétait une déclaration du 1er avril spécifiant que les dénonciations pourraient être faites même par les domestiques des justiciables de ladite chambre. (44) Le 26 mars, commentant l'ensemble des dispositions déjà promulguées, le chargé d'affaires de Prusse pouvait écrire : "Ce qu'il y a de plus certain à voir la soumission dont on obéit à tous ces o r dres, c'est que jamais l'autorité souveraine n'a été plus absolue qu'elle l'est aujourd'hui". (45) Paul Poisson de Bourvalais, chez qui les exempts vinrent d'abord heurter, n'était pas, de tous les gens de finances, celui dont le nom retentissait le plus haut sur les places de l'étranger ni même du royaume. Il était du premier rang de ceux qui avaient imaginé de débiter en tranches l'administration du royaume et d'en vendre ces portions aux plus offrants et plus sots enchérisseurs. A cet effet il avait sous-traité les droits de greffe des tribunaux de bailliage et différents services de plus ou moins grande importance; d'aucuns prétendaient qu'il avait une fortune de 17 millions de livres - sur lesquels il assurait en devoir 6 (46) -, d'autres qu'il avait fait s o r tir du royaume 1 200 000 louis d'or faisant, à 16 livres pièce, un total de 19 millions (47), ou bien qu'il avait déposé à un compte ouvert à son nom 8 millions à la banque de Venise, ou encore qu'il a vait fait passer cette somme à Genève. (48) 94

De tels bruits, en admettant qu'ils fussent fondés, ne pouvaient que le signaler à la vigilance du duc de Noailles qui, voyant les louis à réformer prendre toujours les chemins des frontières, était contraint de proroger d'un mois le délai prévu pour les "décrier" (49); mais il n'ignorait certainement pas que les canaux par lesquels ils s'échappaient étaient sous le contrôle de mains plus puissantes et aussi plus insaisissables, et l'on peut s'étonner, dans ces conditions, que la machine aussi redoutablement mise en place ait, pour la première fois, refermé ses mâchoires sur une proie un peu dérisoire. On peut aussi se montrer surpris de la rigueur avec laquelle furent engagées les poursuites : le 19 mars, on apprenait que Bourvalais qui, depuis octobre précédent, était affligé de la compagnie d'un huissier (50) avait été arrêté et jeté à la Bastille ainsi que deux de ses associés, Claude Miotte et Vincent Le Blanc qu'on avait enfermés dans des cachots séparés. (51) Le 20 mars, Amelot, conseiller d'Etat chargé de l'examen de ses papiers, donnait ordre à la femme du traitant de sortir de son hôtel de la place Vendôme avec ses domestiques "après lui avoir fait donner douze chemises pour le prisonnier"; elle s'installa rue des Petits Pères, chez un commis de son mari et la chambre de justice lui fit allouer 6 livres par jour pour sa subsistance; le 23 on emportait sur six charettes le mobilier garnissant la riche demeure et l'argenterie était portée à la Monnaie. (52) Un tel acharnement peut s'expliquer par plusieurs raisons; la première, qui n'est sans doute pas l'essentielle, mérite pourtant d'être mentionnée. Bourvalais aurait autrefois fait pendre un sieur Cordier dont la femme était à la cour de Madame, mère du duc d'Orléans, et que toutes les instances de cette princesse ne seraient pas parvenues à sauver. (53) La seconde, bien que moins grave de conséquence, pourrait être plus déterminante. Il ressort en effet de documents qui se recoupent très exactement, que Bourvalais, s'instituant en quelque sorte traitant à la puissance deux, avait sous le règne précédent offert au contrôleur général Desmaretz de traiter forfaitairement le recouvrement des profits que lui et ses confrères avaient réalisés sur leurs traités. On en était à discuter chiffres et à débattre entre 80 et 100 millions, quand survint la mort du roi. (54) Or, le chargé d'affaires de Prusse, personnage d'un naturel curieux et aux oreilles fort exercées, apporte sur cette affaire et sur ce qui s'ensuivit de bien intéressantes précisions : "Deuxdes plus riches et des plus fameux traitants, l'un nommé Bourvalais et l'autre Miot, écritil le 10 mars 1716, ayant la plus parfaite connaissance de tous les traités qui se sont faits sous le règne du feu Roy avaient proposé un peu avant sa mort de donner un état exact de tout ce qu'avaient rendu les traités et de tout ce que les traitants en avaient tiré de profits soit légitimes soit abusifs. Ils avaient démontré qu'on pouvait tirer 80 95

millions de taxes et proposé d'en entreprendre le recouvrement en forme de traité. Le feu Roy le leur avait accordé mais sa mort en ayant interrompu l'exécution ils se sont adressés depuis peu à M. le duc de Noailles, qui a ordonné de luy communiquer les mémoires qu'ils avaient sur cela. Eux ayant refusé à moins qu'on ne leur en accordât le traité, on les conduisait lundi dernier à la Bastille, on mit le scellé sur leurs maisons pour y trouver le rôle dont il est question, cela a jeté la terreur parmi tous les gens d'affaires qui n'estant pas bien informés du sujet de leur emprisonnement ont cru qu'ils étaient menacés du même sort et ont fait resserrer l'argent plus que jamais". (55) Il est en effet hors de doute que si Bourvalais était soumis à des interrogatoires presque quotidiens, c'était moins pour retrouver la filière des capitaux qu'il avait - pensait-on - exportés que pour obtenir de lui les informations qu'il avait accumulées sur ses pareils. "On traduisait ce maltôtier presque tous les jours de la Conciergerie à la Chambre de Justice, rapporte Buvat, pour tirer de sa bouche les éclaircissements qu'elle voulait avoir à l'égard des gens d'affaires qu'il connaissait mieux qu'un autre". (56) Mais il apparaît surtout que les mesures répressives qui s'abattaient sur le traitant et sa famille avaient un autre objet. Evoquant la chambre de justice à laquelle il s'était opposé, SaintSimon écrit : "Ils avaient tous bien envie d'attaquer Pontchartrain, et M. le duc d'Orléans aussi; mais la considération de son père borna ce dessein aux désirs et aux regrets. .. je n'eus ni la peine ni le mérite de parer ce coup". (57) Le combat paraît avoir été beaucoup plus long et beaucoup plus durement soutenu que ne le laisse supposer ce propos enveloppé. Avec une fortune évaluée à plus de 30 millions de livres (58) les trois Pontchartrain, le grand-père dans son couvent, le fils dans sa disgrâce et le jouvenceau dans son ministère, constituaient pour les amateurs de recouvrements une cible fort attrayante et que les gens du commerce libre, encore éprouvés par les compagnies à monopoles, auraient été heureux de voir abattre. Dès le 26 mars, M. Bouvard de Fourqueux, procureur général de la chambre de justice, s'était rendu à l'institution des pères de l'Oratoire où le chancelier s'était retiré "pour lui dire de se disposer à faire une déclaration de ses biens depuis qu'il avait été pourvu de la charge de contrôleur général des Finances"; à quoi l'intéressé aurait fièrement répondu : "Monsieur, je ne reconnais point la Chambre de Justice, d'autant plus que m'étant démis volontairement de ma charge de chancelier de France avec l'agrément du feu Roi de glorieuse mémoire, Sa Majesté parut par là contente de mes services. Cependant, si le Roi d'aujourd'hui veut disposer de mes biens, il en est le maître, et je ne puis lui demander qu'une pension de deux mille livres par an pour passer le reste de mes jours dans 96

ma retraite pour y prier Dieu en repos pour la conservation de Sa Majesté et pour la tranquillité du royaume". (59) Cette édifiante pirouette n'aurait pas suffi à assouvir la curiosité du Régent et de ses entours et le prince aurait fait répondre à l'émérite retraité : "Monsieur, la charge de chancelier de France que vous avez exercée et dont vous vous êtes démis avec l'agrément du feu Roy s e r a toujours respectable; mais la chambre de justice vous demandera compte de celle de contrôleur général des Finances que vous avez exercée avant celle de chancelier". Sur cette observation, l'intéressé se serait résigné à établir sa déclaration et il l'aurait fait porter à sa destination par deux pères de l'Oratoire à qui l'on aurait fait remarquer qu'ils n'avaient pas à se charger d'une chose qui ne les regardait pas, en invitant M. de Pontchartrain à venir la présenter lui-même. (60) Ce récit - que l'annotateur de Buvat a récusé avec indignation est cependant confirmé par le chargé d'affaires de Prusse et dans les dates et dans les faits, sinon dans les chiffres. "Il y a trois jours, écrit-il le 29 mars 1716, que le procureur général de la Chambre de Justice alla trouver M. de Pontchartrain, ci devant chancelier du royaume qui se démit volontairement de s a charge il y a environ deux ans pour se retirer dans un couvent de moines où il vit en retraite et sans dépense. On prétend que ce chancelier a amassé sous le règne précédent 32 millions de livres. Le procureur général lui demanda un état de ses biens. Il répondit qu'il croyait que les dignités par où il était passé le devaient mettre à l'abri d'être confondu avec tous les traitants du royaume qui avaient mal versé; que si le Roy voulait lui reprendre tout ce qu'il avait, Sa Majesté n'avait qu'à ordonner et qu'en lui laissant mil escus de pension dans s a retraite, il achèverait ses jours en repos, mais qu'il ne s'abaisserait pas à donner les détails qu'on exigeait de lui. Il est cependant, aussi bien que son fils cy devant ministre de la marine, un de ceux sur qui la Chambre de Justice a les plus grandes vues". (6~l) L'affaire ne semble s'être réglée ni rapidement ni facilement. M. Dugué de Bagnols, maftre des requêtes, aurait été chargé de surveiller le réfractaire et, quand il devait interrompre sa surveillance il confiait au supérieur de l'Oratoire le soin de le relayer dans sa mission; on aurait défendu à l'ancien chancelier et à son fils de s'absenter de Paris et on les aurait obligés l'un et l'autre à produire leurs contrats de mariage et l'inventaire que le fils avait contraint son père de dresser à la mort de la chancelière. Il en serait apparu que le chancelier jouissait de 2 000 000 de livres de rente et l'ancien ministre de la Marine de 700 000 livres, ce qui parut étonnant dans une même famille. (62) Or Bourvalais, Miotte et un troisième personnage, avec qui ils étaient liés d'intérêt, du nom de Jean Thévenin et qui faisait également l'objet de poursuites, étaient très étroitement attachés à 97

la fortune des Pontchartrain et les poursuites dont ces financiers de second ordre étaient si tumultueusement l'objet ne constituaient rien moins qu'une pression supplémentaire sur ceux qu'on voulait atteindre. (63) Pour le surplus, à l'exception du sieur Paparel, trésorier de la maison du roi, accusé de s'être octroyé un pourcentage sur le prêt des officiers des gardes du corps et dont la condamnation à mort fut difficilement commuée en internement à Sainte-Marguerite, et d'un sieur Dumoulin, trésorier de l'extraordinaire des Guerres qui devait être envoyé aux galères pour avoir présenté une déclaration incomplète, il semble bien que la chambre de justice n'ait débusqué qu'un maigre gibier : un sieur Lenormand, accusé d'avoir escroqué 12 000 livres aux Jésuites en leur empruntant cette somme sur le vu de faux arrêts taxant prétendûment la communauté des charcutiers; Antoine Barrangue, ancien associé de Crozat à la Compagnie de la Mer du Sud, accusé d'avoir, en sa qualité de secrétaire du roi, signé ces arrêts sans en vérifier l'authenticité; deux notaires prévaricateurs; un huissier du Châtelet, accusé d'avoir subtilisé la recette de la capitation de la communauté des arts et métiers de Paris; divers munitionnaires de l'armée d'Italie; Orry, ami en Espagne de Mme des Ursins, auquel on n'était pas fâché de régler son compte; le directeur des boucheries de l'armée des Flandres et quelques personnages de la même espèce; mais si un "matador" comme Vincent Maynon, fermier des tabacs, y fut conduit deux fois pour y être interrogé, les poursuites judiciaires pour ce qui le concerne n'allèrent pas plus loin. (64) Il n'en reste pas moins que sous l'effet de ces poursuites et du climat qui avait été créé, du caractère manifestement ostentatoire des peines souvent appliquées telles que le pilori ou le carcan, de l'émotion créée par le suicide de quelques malheureux, les déclarations de biens commencèrent à affluer au parquet de la cour de justice. Le mérite en revient indiscutablement au duc de Noailles, qui conduisait toute cette affaire avec la fougue d'un lieutenant général, s'attaquant, pour sa part, résolument aux "grosses têtes" et résistant opiniâtrement aux pressions et sollicitations dont il était l'objet, notamment de son chef, le maréchal de Villeroy. Deux receveurs généraux des Finances de Paris étaient arrêtés sur son ordre pour avoir refusé de verser chacun 15 000 livres pour couvrir des besoins pressants en prétendant que leurs caisses étaient vides, le duc ayant lui-même arraché à leur caissier l'aveu qu'ils disposaient des fonds (65); le sieur Moreau, trésorier des Invalides, ayant pareillement refusé de verser 15 000 livres sur cette institution, le président du conseil de finance le fit suivre jusqu'à son domicile, fit ouvrir sa caisse et, celle-ci s'étant trouvée garnie de 150 000 livres, fit jeter l'homme en prison (66); enfin, les sieurs Gruyn, Turmenye de Nointel et de Montargis, gardes du 98

Trésor royal, ayant été mandés à l'hôtel de Noailles, s'y virent très courtoisement informés qu'ils seraient jusqu'à nouvel ordre escortés chacun d'un huissier et trouveraient garnison chez eux. Le 26 mars 1716, le président du conseil de Finance demandait au lieutenant général de police d'Argenson "de lui envoyer un rôle de tous ceux qui se sont mêlé de faire un commerce ordinaire d'agio à Paris ou du moins qui se sont rendus le plus fameux dans cette espèce de profession.. . " Il est à propos, ajoutait-il, "d'y comprendre dans des classes séparées les banquiers et les agents de change qui ont abandonné le cours de leurs affaires ordinaires pour se mesler uniquement d'agioter". (67) Le 22 mars, saisi d'un mémoire des fermiers généraux qui demandaient à circuler librement pour les besoins de leur charge, il écrivait à M. de Fourqueux : "S'ils ont eu intérêt dans quelques affaires et traités qui les mettent dans le cas de la chambre de justice, ils doivent se conformer à la disposition de la déclaration rendue le 17 de ce mois par ladite chambre, et ne point sortir de leur maison sans permission pendant la quinzaine, qu'après avoir fait leur déclaration... il est nécessaire de donner le même avertissement aux receveurs généraux des Finances et aux receveurs généraux des Domaines. . . " (68) Le 26 mars, il répondait sans plus de complaisance à une intervention du maréchal de Villeroy en faveur de ses amis du grand capital : "Je vous suis trop attaché Monsieur, pour ne pas vous parler naturellement sur ce sujet des passeports que demandent ces particuliers, il y en a qui sont pour sortir de Paris et se transporter dans les provinces où leur présence peut être nécessaire : ceux là doivent être expédiés par M. le Procureur Général de la Chambre de Justice, sans que ni vous ni moi nous en meslions et sur le billet ou certificat de M. d'Argenson qui désigneront la qualité des personnes et la nature des affaires qui doivent servir de motif à ces passeports. A l'égard de ceux qui sont pour l'intérieur de Paris, ils ne doivent estre accordés qu'aux personnes qui sont actuellement chargées ou de la suite du recouvrement des impositions ou de quelqu'autre nature d'affaires également importantes pour le service du Roi. J'ose vous dire, Monsieur, avec confiance, et tous les sentiments que je vous dois qu'il ne me paraît pas qu'on puisse mettre de ce nombre ni M. Crozat, ni M. de Senozan, ni M. Prondre non plus qu'un grand nombre d'autres qui se trouveront de la même espèce, et dont l'exemple aurait des suites d'autant plus fâcheuses que l'idée que le public s'est formée de leurs richesses donnerait lieu à une infinité de raisonnements et de conjectures que vous imaginerez aisément de sorte que les permissions données à quelques receveurs et fermiers généraux actuellement employés pour le service ne peuvent servir d'exemple pour les autres". (69) Dans le même temps, on "omettait" d'informer le maréchal de la désignation d'un subdélégué de la chambre de justice dans son 99

gouvernement et ce n'est que sur sa vive protestation que le duc de Noailles recommandait à M. de Fourqueux de s'en entretenir avec lui. (70) Une nouvelle intervention de M. de Villeroy, en faveur des banquiers de Lyon, fut accueillie avec à peine plus d'aménité par le président du conseil de Finance. "Vous pouvez, répond-il le 2 avril, rassurer vos banquiers de Lyon. Ceux qui ne se sont meslés que de la banque en suivant les règles d'un commerce légitime ne devront certainement être sujets à aucune des recherches que peuvent craindre les autres qui auront eu intérêt dans les affaires et traités de finances ou qui auront fait un commerce usuraire de papiers du Roi. Bien loin que les premiers doivent être inquiétés, je crois qu'ils méritent au contraire d'être protégés et soutenus". (71) Le 26 mars, il pressait M. de Fourqueux d'envoyer dans les provinces la déclaration du 17 avec toutes instructions à ses substituts de distribuer des "rôles bien circonstanciés de tous ceux de leurs districts qui se trouveront dans le cas de la déclaration". "Le succès de cette affaire dépend d'une extrême diligence et de l'exactitude avec laquelle elle s e r a suivie dans toutes ses parties" (72), souligne-t-il. Son ardeur devait le porter encore beaucoup plus loin, puisque le 29 mai, il écrivait à M. de Lamoignon, président de la chambre de justice, après la condamnation d'un sieur Antoine Dubout, fournisseur des armées du roi : "Je vous avoue Monsieur, que j'ay été surpris de l'arrêt que la Chambre de Justice a rendu dans l'affaire de Dubout, et qu'un pareil coquin qui a fait périr des milliers de soldats dans les hôpitaux et dans les armées du Roy en soit quitte pour 9 années de banissement et 50 000 livres d'amende envers Sa Majesté, en sorte que cette espèce d'impunité le laisse jouir librement du surplus de ce qu'il a volé. Permettez moy Monsieur d'ajouter une réflexion, que si la Chambre de Justice a autant de mansuétude pour des criminels de cet ordre et de cette espèce, on ne peut guère se flatter d'en tirer des exemples capables de réprimer à l'avenir ces sortes de malversations". (73) Enfin le 4 juin, poussant à ses extrêmes limites sa vocation inquisitoriale, il adressait aux archevêques et évêques de France une circulaire stigmatisant la réticence marquée par les curés à stimuler des dénonciateurs : "Son Altesse Royale, écrivait-il, est informée Monsieur que dans plusieurs endroits du Royaume, les curés et les autres ecclésiastiques chargés d'instruire les peuples tolèrent ou inspirent eux-mêmes un relâchement dangereux au sujet des monitoires qui se publient pour découvrir les différents crimes commis dans les finances du Roy et à l'occasion de la levée et du maniement de tous les deniers publics; qu'ils insinuent qu'on n'est pas obligé en conscience de les révéler, font passer les excommunications qui se prononcent à cet égard comme un simple appareil 100

de procédure purement de style dont l'éclat n'est accompagné d'aucun effet réel dans le for intérieur, et tarissent ainsi la source des preuves les plus légitimes que la seule crainte des censures de l'Eglise pourrait procurer à la justice. Personne ne jugera mieux que vous Monsieur les inconvénients d'une pareille conduite en ce qu'elle a de contraire à l'obéissance qui est due aux lois civiles et canoniques, mais elle en attire encore d'autres qui ne sont pas moins considérables. Elle empesche la découverte de vols immenses faits au public qui ont épuisé le Royaume, et dont le contrecoup n'a pas manqué d'être fort onéreux à tous les biens ecclésiastiques; elle assure à la plupart des coupables une pernicieuse impunité, rend irréparable une grande partie des maux qu'ils ont causés et fait par conséquent à l'Eglise et à l'Etat un préjudice si essentiel que Son Altesse Royale m'a ordonné de vous en avertir. Elle s'attend Monsieur, que vous employerez les moyens les plus convenables et les plus prompts pour y remédier et que vous vous servirez efficacement de votre autorité pour engager les curés et tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers de votre diocèse à s'acquitter exactement de leur devoir... en faisant sentir aux peuples... l'obligation indispensable où chacun est de rendre témoignage à la vérité dont il a connaissance par rapport à ces malversations si criminelles, qu'on en devient complice dès qu'on les favorise de son silence". (74) Une telle opiniâtreté devait finalement porter ses fruits : dès le 16 avril, le chargé d'affaires de Prusse annonçait "qu'on a déjà reçu la déclaration des biens de huit mille financiers ou traitants" (75) et il ajoutait le 10 mai : "Selon l'évaluation faite à la chambre de justice de toutes les déclarations des biens des gens d'affaires, on a trouvé qu'ils se montaient à dix-sept cents millions; on compte qu'il y a dans cette somme environ sept cents millions des dettes du Roy et que le reste leur appartient. Quoique cela paraisse au delà de toute raison, cela ne laisse par d'être et si on ne se relâche pas du premier projet, il est évident qu'on y trouvera de quoi raccommoder les finances de l'Etat. (76) Dès lors, il ne restait plus qu'à aborder la phase finale de l'opération et à inviter les assujettis à passer à la caisse, après avoir arrêté, pour chacun, le montant de la note. Ce fut l'objet d'un conseil de Finance qui se tint le 18 septembre 1716 et auquel le Régent voulut bien se rendre en compagnie du duc du Maine, du chancelier, du maréchal de Bezons, du marquis de La Vrillière et de M. Le Peletier de Souzy. La séance se tint dans la forme la plus solennelle, le duc d'Orléans ayant fait placer au bout de la table le fauteuil du roi; une fois encore, M. Rouillé prit la parole et lut une déclaration qui tendait "à comprendre les justiciables de la Chambre de justice dans des rôles de taxes, à donner l'abolition, depuis le 1er janvier 1689 jusqu'au jour de payement de la taxe à ceux qui auront payé; à continuer 101

les procès aux coupables qui sont présentement accusés, et à ceux qui le seront avant que d'avoir payé leurs taxes : et laisser subsister la Chambre de justice, pour instruire et juger les procès, voir et examiner les comptes, et vérifier les déclarations de biens". Il s'expliqua sur ces différentes dispositions et après que le duc de Noailles eut donné lecture, article par article, du texte proposé, celui-ci fut approuvé à l'unanimité et promulgué le jour même. (77) En bref, tout en accordant aux assujettis un délai supplémentaire de dix jours pour fournir leur déclaration ou la rectifier, les nouvelles dispositions donnaient par avance à ceux qui auraient payé leur taxe, la quittance que M. Rouillé leur avait promise dans son premier rapport. Dès ce moment, la chambre de justice, tout en conservant toutes ses prérogatives et en demeurant - en puissance - organisme de répression, devait sensiblement passer du judiciaire au fiscal, tandis que les magistrats qui la composaient se muaient en experts comptables à l'effet de fixer l'assiette et le quota de chaque imposition. La tempête avait soufflé pendant six mois; il ne restait plus qu'à inventorier et à appréhender les épaves. Ce qui mérite d'être souligné, c'est qu'en contrepoint de cette action si rudement menée, on voit se développer une politique, timide certes mais persévérante, de réduction des impositions indirectes qui frappaient plus lourdement les classes défavorisées ou se répercutaient sur elles; on peut relever dans ce sens la déclaration du 21 mars 1716 portant réduction des droits sur les huiles et savons (78), celle du même jour supprimant la taxation héréditaire au denier 12 instituée sur les tailles (79), l'édit d'avril supprimant le droit du sol pour livre sur les marchandises et ballots voiturés par terre et pesant plus de 50 livres (80), l'édit de juillet portant suppression du droit de 2 deniers par livre attribué, aux étapes, aux commissaires généraux trésoriers de France (81) et les nombreuses dispositions abolissant les offices, générateurs de droits indéfiniment multipliés. La divinité égalitaire qui illustrait l'édit instituant la chambre de justice n'avait donc pas forfait à son dessein.

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NOTES 1. A . E . Genève, vol. 33, f° 20. 2. Ibid., F 24. 3. B . N . Actes Royaux, F 20974 (59). 4. Ibid. 5. B . N . , ms français 6933, F 46. 6. A.N. G7 368. 7. B . N . , ms français 6933, F 87-88 : Lettre du 3 mars 1716. 8. Ibid., F 89 : Lettre Noailles à Antoine P a r i s , receveur général du Dauphiné, du 3 mars 1716. 9. Ibid., 6931, F 63 : Noailles à d'Argenson, 13 octobre 1715. 10. A . E . Gênes, vol. 66, F 120 : Lettre de Coutlet, envoyé français, du 14 janvier 1716 : "M. de Pléneuf arriva jeudy dernier en cette ville. Il fut le lendemain logé dans le couvent de Saint-Augustin. Il est présentement dans celui de Saint-François. Il ne paraît pas avoir envie de faire ici un long s é jour". Une lettre de Coutlet du 4 février annonce l'arrivée à Gênes de Mme des Ursins qui résidait dans un couvent des environs (ibid., F 146). 11. Edit du roi portant que les intéressés aux traités faits depuis le 1er janvier 1689 jusqu'au 1er septembre dernier payeront au T r é s o r royal les sommes pour lesquelles ils seront compris dans les rôles qui seront arrêtés au conseil (B.N. Actes Royaux, F 23616 / 7 0 8 / ) . Des déclarations du 3 juin 1701 portaient peine de mort contre les trésoriers, receveurs et comptables qui divertiraient les deniers royaux (ibid., / 8 2 2 / et / 8 2 5 / ) . Edit du roi d'octobre 1710 portant création de 1 250 000 livres d'augmentation de gages en faveur de ceux qui ont été intéressés dans les fermes du roi (ibid., F 21064 / 1 0 5 / ) . Edit de janvier 1711 qui convertit en rentes au denier 20 sur les aydes et gabelles, les augmentations de gages créées en faveur des intéressés dans les affaires du roi par édit du mois d'octobre 1710 (ibid., F 21065 / 2 5 / ) . Déclaration du 1er décembre 1711 qui décharge les intéressés dans les f e r mes du roi des taxes faites sur eux pour raison de leur ferme en exécution des édits d'octobre 1710 et janvier 1711 (ibid., F 21066 / 1 1 0 / ) . Cf. A. N. G7 1837. 12. A.N. F 12/58, F 387-391, cf. supra p. 64-66. 13. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 782; cf. supra p. 19-20. 14. Op. c i t . , p. 19. 15. Op. c i t . , t. I, p. 104. 16. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , F 21. 17. A.N. G7 1837 : Réponse aux réflexions sur le projet d'édit d'établissement de la chambre de justice. 18. B . N . Actes Royaux, F 23616 (816) : Edit de juin 1701. 19. A.N. G7 545-550 : Lettre du 22 janvier 1709. 20. Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 33 et t. V, p. 908. 21. Ibid., t. V, p. 274. 22. Le 15 octobre 1715, Rouillé rapporte au conseil de Finance sur ceux qui ont détourné et spolié les effets de la Cour des Chiens (A.N. E 3641, F 137; cf. aussi ibid., G7 545-550 et 667). 23. A.N. Min. Cent., CXVIII, liasse 406, 29 avril 1739 : Délégation fondé de procuration Marie Jossey Dubreuil épouse Poulleau de Saint-Victor à J . B . Glucq, baron de Saint-Port. A l'acte est jointe une reconnaissance de dette des époux de Saint-Victor à un sieur Raymond Jacob Finot médecin du

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prince de Conti en date du 19 mars 1735 dans lequel Hilaire Armand Rouillé du Coudray intervient comme caution des débiteurs. 24. B . N . Dossiers bleus 585, f° 32. 25. Les renseignements généalogiques relatifs aux Rouillé sont tirés des B . N. . Dossiers bleus 585. Cf. sur Mme Bouchu et sur Mme de Maisons, Mémoires de Saint-Simon, t. IV, p. 18 et 337-338. 26. A.N. Colonies, C6/5. 27. A.N. Min. Cent., liasse 1019, 6 décembre 1715. 28. Mazarine, ms 2347 : Procès-verbal de ce qui s'est passé depuis le commencement de la chambre de justice (par Bouvard de Fourqueux), notes 4-6. 29. A.N. E 3649, f° 119-123; ibid., G7 1837. 30. Ibid., 3640, f° 476. 31. Ibid., 3649, f° 123. 32. B . N . Actes Royaux, F 20970 (5). 33. B . N . , ms français 6933, f° 30. 34. Ibid., F 155. 35. Ibid., f° 130-131. 36. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 125. 37. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 40. 38. B . N . Actes Boyaux, F 23621 (304). 39. Ibid. (320). 40. Lettre du 22 mars 1716 (Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 44). 41. Lettre du 10 mars 1716 (ibid., f° 40). 42. A.N. G7 1837. 43. B . N . Actes Royaux, F 23621 (320). 44. Ibid. (356). M. de Fourqueux, procureur général de la chambre de justice, rejette dans son journal la principale responsabilité des mesures prises sur La Blinière, secrétaire du conseil de Finance, "homme de confiance" du duc de Noailles (Mazarine, ms 2347, Notes, f° 9). Il semble au contraire que le procureur général lui-même ait été sinon l'instigateur du moins l'agent très empressé de la répression, si l'on en juge par ce billet que La Blinière adressait le 1er avril (1716) au premier commis des Finances : "M. de Fourqueux a souhaité Monsieur que j'ajoutasse à l'article de la dernière déclaration concernant les dénonciateurs l'expression des laquais et autres domestiques en conformité d'un placet qui luy a été renvoyé par Son Altesse Royale et que je joins à ma lettre; j'ai mis ces mots par apostille à la déclaration mais comme je ne dois pas changer un mot qui ne soit approuvé par M. le duc de Noailles, je vous prie de lui faire lire cet endroit de l'original" (A.N. G7 859). 45. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 50. 46. Ibid., 26 mars 1716. 47. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 126. 48. Ibid., p. 131. 49. B . N . , ms français 6934, f° 1 : Lettre du 22 mars 1716. 50. Ibid., 6930, F 54. 51. Ibid., 6935, F 173. 52. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 127-129. 53. Jacques Saint-Germain, Les Financiers.. . , op. c i t . , p. 46. 54. Mémoires de Luynes, t. IX, p. 208, 22 mai 1748; Buvat, op. c i t . , t. I, p. 126. 55. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 40. 56. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 135.

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57. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 211. 58. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 144. 59. Ibid. 60. Ibid., p. 144. 61. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , F 56-57 : Lettre du 29 mars 1716, et F 81 : Lettre du 26 avril 1716. 62. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 144. 63. Le 18 décembre 1709, Jérôme de Pontchartrain intervient en faveur de Miotte et de ses associés alors munitionnaires de vivres de la Marine en adressant à Desmaretz un mémoire destiné à leur faire obtenir un sauf-conduit (A.N. G7 534). Quant à Bourvalais et à ses associés, le chancelier leur concédait par bail du 27 novembre 1711 sous le nom de Simon Miger la f e r me des revenus du comté de Pontchartrain (A.N. Min. Cent., XCVI, rép. 16). Ils se désisteront le 14 février 1718, mais le 22 juin suivant, Bourvalais prendra à nouveau à bail sous le nom de Jean Lousse les revenus du domaine (ibid.). 64. Buvat, op. c i t . , t. I, p. 127-151. 65. Ibid., t. I, p. 147; il s'agit de Prat et Sonning. 66. Ibid. , p. 147. 67. B . N . , ms français 6934, F 13. 68. Ibid., F 2. 69. Ibid., F 6 - 7 . 70. Ibid., F 34 : Lettre du 6 avril 1716. 71. Ibid., F 28. 72. Ibid., F 12-13. 73. A.N. E 3645, F 499. 74. B . N . , ms français 6935, F 61. 75. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 73. 76. Ibid., F 90. 77. A.N. E 3640, F 482-483. 78. B . N . Actes Royaux, F 23621 (325). 79. Ibid. (328). 80. Ibid. (349). 81. Ibid. (439).

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CHAPITRE V. LE JOUEUR

Les mesures financières arrêtées par le nouveau régime tardaient à porter leurs fruits. Les déclarations des gens d'affaires avaient bien été remises à la chambre de justice, mais il fallait à celle-ci le temps de dresser le rôle des taxes, et l'on disait que les commissaires désignés à cet effet n'étaient qu'au nombre de cinq et se trouvaient débordés par la tâche (1); la "fausse remarque" continuait d'entraver l'opération d'augmentation des espèces instituée par l'édit de décembre 1715. A Genève, le résident de France était bien parvenu en harcelant le magistrat de la république, le gouverneur pour le roi de Prusse de la principauté voisine de Neuchâtel et les représentants en Savoie du "roi de Sicile", à faire prendre une bande de faux-monnayeurs, mais il demeurait assez sceptique sur les effets de ce "coup de filet". La sanction des tribunaux genevois avait été légère; " . . . c'est, observait le résident, n'avoir rien fait ou bien peu de choses pour remédier à cet abus. J'ai été averti par une personne de cette ville... que la fausse remarque se faisait aussy actuellement en Savoie et qu'il y paraissait des espèces de fausse fabrique". (2) De Gênes (3), des Flandres (4), parvenaient des nouvelles tout aussi alarmantes dont on trouve l'écho dans les instructions que le duc de Noailles avec son habituelle application donne à son administration : "J'ai vu par votre lettre du 26 de ce mois, écrit-il le 30 mai à M. de Fléchère, premier président de la cour des monnaies de Lyon, les mesures que vous avez prises pour vérifier les avis qui vous avaient été donnés de l'exposition de louis d'or de fausse réforme dans la province de Bugey, et le succès qu'elles ont produit par la capture d'un balancier et de plusieurs particuliers expositeurs de faux louis ou complices de la fausse réforme. Sur le compte que j'en ai rendu à Mgr le duc d'Orléans, Son Altesse Royale a fort approuvé votre vigilance et vos soins dans une affaire aussi importante, et elle compte que vous n' omettrez aucune des diligences qui peuvent dépendre de vous pour découvrir tous les coupables de ce crime afin d'en faire des exemples". (5) Dans le même temps, le président du conseil de Finance montrait toujours la même énergie à résister aux pressions de son chef le maréchal de Villeroy qui, porte-parole conscient ou inconscient des spéculateurs, voulait déterminer le gouvernement à racheter 107

les anciennes monnaies au-dessus du cours fixé. "Il y a plus de quatre mois, lui répliquait le 10 juin le duc de Noailles, qu'on propose des surachats; si on s'était rendu au sentiment de ceux qui les croyaient indispensables, il en aurait coûté quinze millions et peut-être davantage au Roy, les monnayes n'auraient pas fait un travail beaucoup plus considérable, et l'on serait peut-être aujourd'hui réduit à voir totalement cesser le travail de la réformation, ou obligé d'abandonner tout le bénéfice car il ne faut pas se flatter de fixer à jamais l'avidité des commerçants surtout de ceux qui avoisinent Genève. Je crois donc plus que jamais que les surachats doivent estre absolument rejetés, si l'on veut rendre le travail de la réformation aussi utile qu'il doit l'estre au Roy"; et l'intraitable pourfendeur des gens d'affaires d'ajouter, en réponse semble-t-il à une sollicitation du maréchal : "Il est très véritable comme vous l'observez Monsieur, que les procédures de la Chambre de Justice ne feront aucun tort aux gens de bien, mais je crois qu'il ne s'en trouvera guère de ceux-là qui ayent fait en fort peu de temps des fortunes immenses". (6) Il n'en restait pas moins que les louis qui alimentaient les presses clandestines du Bugey ne venaient pas s'échanger dans les Monnaies du roi; le 22 mars, au moment où la chambre de justice répandait sa terreur sur le monde des traitants, le chargé d'affaires de Prusse mandait à sa cour : "Par le compte que l'on a tiré de toutes les monnayes du royaume, il y a déjà eu cent millions de refrappés; cela a déjà fait pour le Régent une somme d'argent comptant qui le met en état de subvenir aux besoins les plus pressants de l'Estat car la rigueur avec laquelle on poursuit les gens d'affaires a tellement resserré les espèces et diminué la consommation qui se faisait dans le royaume, que les entrées et les fermes en sont considérablement amoindries. Cela est à tel point que l'on est persuadé que les fermiers généraux perdront cette année plus de huit millions sur leur bail". (7) Devant le peu d'empressement marqué par le public à faire frapper les vieilles pièces réformées, les pouvoirs avaient dû proroger les délais précédemment impartis pour procéder à cette formalité; un arrêt du conseil du 9 mai reporta au 15 juin la date précédemment fixée au 1er avril (8), report qui devait être suivi de plusieurs autres. C'est dans cette conjoncture que le nouveau régime s'apprêtait à mettre en œuvre la disposition la plus essentielle de son plan financier et à injecter, dans un circuit économique déjà fort troublé, une grande quantité de papiers dénommés "billets de l'Etat". Cette opération faisait suite à celle qui avait été ordonnée le 7 décembre précédent (9) et qui imposait à tous les porteurs des innombrables billets qui avaient été faits sous le règne précédent pour le service du roi, de les déposer aux mains des notaires pour être visés; le plan du maréchal de Noailles était, après avoir éliminé tous ceux dont le caractère était douteux, de les remplacer par un papier uni108

que portant intérêt et qui se bonifierait au fur et à mesure que le Trésor en réduirait le nombre en les retirant de la circulation. Le président du conseil de Finance attachait la plus grande importance à cette opération qu'il suivait personnellement dans ses moindres détails. " J e n'aurai pas l'honneur de vous faire ce matin ma cour au conseil de commerce, écrivait-il le 26 mars au m a r é chal de Villeroy, parce que je travaille à finir l'arrangement des billets de l'Etat pour vous en rendre compte ce soir sur les six heures si c'est votre commodité et je crois que vous trouverez cette occupation plus utile encore que ne pourrait être ma voix au conseil de commerce". (10) L'essentiel était de savoir quelle quantité de billets on allait émettre. Le total des papiers inventoriés se montait à 450 000 000 selon certaines estimations (11), et à 710 000 000 selon d'autres. (12) Si l'on en mettait une trop grande quantité en circulation, ils se déprécieraient immédiatement; si l'on en émettait trop peu, il apparaîtrait que l'Etat, reniant une partie importante de sa dette, se déclarait officieusement en état de banqueroute, tout au moins partielle, et l'effet serait plus désastreux encore. Il semble que la décision ait été attendue avec quelque nervosité dans les milieux capitalistes. "On écrit de tous côtés. . . aux négociants de cette ville, mande de Genève le 21 mars 1716 l'acrimonieux La Closure, que le commerce est entièrement tombé, tant la défiance est grande, et qu'il n'y a pas d'apparence que cela change que l'arrangement général des papiers ne paraisse, personne ne pouvant prendre de justes mesures jusque là avec les négociants français". (13) La déclaration parut le 1er avril et après avoir longtemps songé à fixer le plafond de l'émission à 200 000 000 de livres, on s ' a r rêta au chiffre de 250 000 000; l'exposé des motifs ne fait aucun mystère de ces hésitations et n'en dissimule nullement les raisons : "Quoyque nous nous fussions proposé de réduire le montant des billets de l'Estat à deux cent millions, peut-on y lire, parce que nous ne pouvons prélever sur nos revenus au delà de huit millions par an chacun, sans nous exposer à discontinuer le payement des charges les plus nécessaires et les plus privilégiées, cependant nous nous sommes déterminés à en faire signer jusqu'à concurrence de deux cent cinquante millions après avoir reconnu que le succès des soins que nous prenons pour arranger nos finances, nous mettrait en état d'acquitter régulièrement les intérêts de ce capital, et mesme d'éteindre successivement une partie des principaux en sorte que la réduction, dont la situation présente de nos affaires ne nous a permis d'exempter personne, se trouvera moins forte à l'égard de ceux qui, par leur bonne foy, par la circonstance du temps, ou par la qualité de leurs créances nous ont paru mériter quelque distinction". En conformité du principe ainsi affirmé, les créanciers de l ' E tat étaient répartis en quatre classes : la première comprenait ceux 109

qui avaient acquis leur titre de première main pour leur montant nominal et les officiers' à qui ils avaient été donnés en paiement; elle n'aurait à supporter qu'une réduction d'un cinquième; la seconde comprenait ceux qui les avaient reçus en paiement de marchés ou traités passés avec l'Etat sous le règne précédent et elle perdrait les deux cinquièmes; la dernière comprenait tous ceux qui en avaient fait un commerce public et usuraire et elle perdait les quatre cinquièmes. Les billets portaient un intérêt à 4% qui serait réglé de six mois en six mois par les payeurs de rentes de l'Hôtel de ville sur la sûreté de divers droits du roi. Ils n'avaient aucun cours forcé et par conséquent, n'étaient reçus en paiement que de l'accord des deux parties. (14) Les instructions que le duc de Noailles donnait aux intendants au lendemain de la publication éclairent très crûment ses intentions, notamment sur la mission de la chambre de justice et le rôle de "pompe à aspirer les billets" qu'il entendait lui assigner. "Il me revient de tous les côtés, Monsieur, écrivait-il le 5 avril, que le public est déjà impatient de recevoir les billets de l'Etat et vous savez que plus tôt la distribution lui en sera faite, plus tôt la confiance renaîtra. D'ailleurs il est de l'intérêt de l'Etat de songer dès à présent à en retirer une partie considérable par le moyen que nous avons en main, ce que nous ne saurions faire qu'après la distribution.. . Je vous prie en même temps de faire faire un extrait des noms des personnes sujettes à la Chambre de Justice qui ont présenté des billets au visa. Vous en sentez les raisons aussi bien que de la nécessité du travail que je vous donne". (15) Cependant ces billets tardaient à paraître; des problèmes matériels : désignation de ceux qui devaient les signer, délais d'impression, reportaient sans cesse l'heure de leur diffusion; ". . . l'on ne scait point encore ce que la Régence a résolu de faire pour leur donner la circulation", écrit le 19 avril Saint-Albin chargé d'affaires de Prusse, qui, apparemment informé des vues du duc de Noailles, ajoute : ".. . l'on dit seulement que le Roy les recevra en payement, de ceux qui achèteront des biens qui auront été confisqués aux gens d'affaires ou aux traitants". (16) Le 23 avril il rendait compte à sa cour que "la distribution des billets devait se commencer lundi /le 20 a v r i l / . . . mais /qu'/elle a encore esté différée pour quelques jours et dans les autres raisons qu'il peut y avoir, il est certain qu'il ne s'en est pas trouvé de fait la quantité nécessaire pour remplir les payements que l'on s'était proposé et l'on a adjouté depuis peu trois personnes à ceux qui les signaient pour en expédier plus promptement un plus grand nombre. On commence par payer ce qui est dû à toute la maison royale, aux affaires des troupes et aux parlements". (17) Le 30 avril, il semble que les billets ne soient pas encore entrés en circulation. "On a publié ce matin, écrit Saint-Albin, une ordonnance du Roy qui promet que l'on commencera à délivrer les 110

billets de l'Etat le 4 du mois prochain; on n'est pas encore bien c e r tain que cela puisse donner aucun mouvement à la circulation et au commerce qui sont entièrement suspendus". (18) Le 4 mai on a f f i r mait que la distribution était encore remise au 20 du mois. (19) Quant au marasme du commerce, toutes les informations tendaient à le confirmer; le 24 mars, l'intendant de Bordeaux demandait au conseil de Finance "d'empêcher qu'on ne voiture à Paris l'argent des recettes du Roy et de la ferme générale parce que cela fait un préjudice considérable au commerce et aux négociants". (20) A Paris la consommation des denrées alimentaires marquait une chute considérable : "On a remarqué seulement sur le vin, par une comparaison faite aux années précédentes, qu'il en estait rentré /à Paris/ depuis la Régence plus de soixante mille muids de moins qu'à l'ordinaire et chaque muid paye dix écus d'entrée, rapporte Saint-Albin dans une lettre du 26 avril. Il en est de même de toutes les autres denrées et l'on dit que les fermiers généraux vont demander incessamment à se démettre de leurs employs". (21) A Abbeville, la manufacture de draps Vanrobais était agitée de mouvements sociaux qui devaient prendre une ampleur exceptionnelle puisque "des o u v r i e r s . . . étaient sortis du devoir et de la soumission à l ' é gard de leurs supérieurs" et que, dans la crainte que cette mutinerie ait des suites très fâcheuses pour la manufacture, le conseil de F i nance décidait le 9 juin d'envoyer sur les lieux MM. Godeheu et Gilly, respectivement députés du commerce de Rouen et du Languedoc. (22) Manifestement, les transactions demeuraient paralysées dans un royaume où, après comme avant la réforme de décembre 1715, la disette monétaire sévissait toujours avec la même acuité et où en raison des pressions qui s'exerçaient tant sur le pouvoir que sur les circuits de l'économie, nul ne pouvait savoir la valeur qu'auraient dans quelques mois ou même dans quelques semaines, la pièce de métal qu'il avait en mains ou les papiers, tant émis qu'à émettre par l'Etat, en couverture de sa dette. C'est dans cette conjoncture que parurent le 2 mai 1716 des lettres patentes par lesquelles le roi donnait à des particuliers le privilège d'établir pour leur compte et pour une durée de vingt années une "Banque générale" qui tiendrait ses livres et ferait ses billets "en écus d'espèces sous le nom d'écus de banque ce qui sera entendu des écus du poids et titre de ce jour", ce qui signifiait que toutes les opérations de la banque se feraient sur la base d'une monnaie de compte, indépendante de toutes les fluctuations monétaires instituées par le pouvoir, lesdits écus étant alors de 8 au marc et de 5 livres pièce. (23) Il était spécifié que la banque serait "libre et affranchie de toutes taxes et impositions" et que celles de ses actions qui appartiendraient à des étrangers ne seraient pas sujettes "aux droits d'aubaine, de confiscation ou lettres de réprésailles mesme en cas de guerr e . . . " ; elle émettrait des billets payables à vue - sans intérêt 111

dont la falsification serait passible de la peine de mort, tiendrait son bureau à Paris et pourrait recevoir en dépôt des fonds en contrepartie desquels elle remettrait ses billets; le duc d'Orléans était désigné comme protecteur de cette banque qui devait lui rendre compte de ses activités, dont il nommerait l'inspecteur et qui devrait lui présenter pour agrément ses "règlements et projets de régie et d'opération". Il était spécifié que nonobstant ce privilège, "le roi n'endait empescher en aucune manière les banquiers /du/ Royaume de continuer leur commerce comme à l'ordinaire". Le public apprit sans émotion que la concession de cet établissement avait été accordée "au sieur Law et à sa Compagnie", raison sociale qui, à l'exception de très rares initiés, n'évoquait rigoureusement rien pour personne, et il se trouva sans doute bien des gens pour penser que ce curieux patronyme en trois lettres, dont la dernière, ignorée de l'alphabet, s'écrivait manuellement en traçant deux s, désignait quelque valet de chambre ministériel qui, comme dans la plupart des baux de services publics, avait prêté son nom contre un honnête pot-de-vin. Le 22 juillet 1714, M. d'Argenson, lieutenant général de police, qui au dire de Saint-Simon "avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris qu'il n'y avait nul habitant dont jour par jour il ne sût la conduite et les habitudes" (24), et qui, en tout état de cause, parait avoir eu de la mémoire et des fiches en ordre, adressait au marquis de Torcy, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères le rapport suivant : "Monsieur, vous m'ordonnâtes par une de vos lettres du 16 de novembre 1708 de faire chercher à Paris un E c o s sais nommé le sieur Law joueur de profession et suspect de mauvaises intentions contre le service du Roy. Mais on ne put le découvrir alors; j'apprends maintenant qu'il y paraist en grand équipage, qu'il a même achepté une maison considérable dans la place Louis le Grand, quoyqu'on ne luy connaisse aucun bien que la fortune du jeu, qui fait toute son occupation : je ne puis croire que les motifs qui avaient excité contre luy de justes soupçons n'ayent cessé par la paix. Cependant j'ay pensé qu'il ne pouvait vous être désagréable et qu'il serait encore plus sûr que je vous suppliasse de vouloir bien me faire scavoir vos intentions présentes sur le sujet de cet étranger. Je suis toujours avec le plus parfait attachement et le plus profond respect.. . " (25) Sur le rapport du chef de la police, M. de Torcy traça rapidement cette apostille qui devait marquer une pause dans une longue vie d'errance et l'éclairer, durant cinq années, d'un imprévisible rayonnement : "Il n'est pas suspect, on peut le laisser en repos", annotation que ses services développèrent dans les termes suivants : "Monsieur j'ay reçeu la lettre que vous avez pris la peine de m ' é crire le 22 de ce mois et je vous remercie de l'attention que vous avez eue à ce que je vous écrivis il y a quelques années au sujet du 112

sieur Law Ecossais. Comme il n'est pas suspect présentement, je crois qu'il n'y a aucun inconvénient à luy laisser continuer son séjour à Paris si d'ailleurs vous n'avez point de raisons particulières qui vous donnent lieu d'en juger autrement. Je vous sais persuadé que je vous suis toujours très particulièrement... ". (26) C'est sur une dénonciation du duc de Perth, alors secrétaire d'Etat de la cour jacobite établie à Saint-Germain, que le ministre des Affaires étrangères avait alerté la police sur les activités du personnage; le 14 novembre 1708, ce seigneur qui exerçait une surveillance très vigilante sur les allées et venues de ses compatriotes en France, afin de démasquer les agents doubles qui pullulaient parmi eux, avait dépêché à M. de Torcy un petit billet dans les termes suivants : "Je suis informé que le nommé Laws Ecossais, grand joueur qui estait il y a quelques années à Paris où son père orfèvre à Edinburgh mourut après avoir esté taillé de la pierre, est un espion des ennemis et un homme très dangereux. Il est grand et de bonne mine avec perruque blonde. C'est luy qui a fait scavoir le premier à Marlborough la prise de Port-Mahon. Il doit estre encore à Paris comme nos correspondants anglais le croyent; si cela est, je me persuade que vous trouverez à propos de le faire arrester. J'ay l'honneur d'être toujours avec un attachement particulier. . . ". (27) Le marquis de Torcy avait pris cet avis au sérieux : "Je vous suis très obligé, répondait-il le 16 novembre à son correspondant, de l'avis que vous voulez bien me donner sur le nommé de Laws Ecossais que j'ay desja vu dans ce pays cy mais comme on ne luy a point expédié de passeport pour revenir à Paris, je ne crois pas qu'il y soit. J'en informe cependant M. d'Argenson pour le faire chercher. Il le connaît mesme et sa conduite et son séjour pendant l'année dernière le luy avaient rendu assez suspect". (28) Alerté par le ministre des Affaires étrangères, le lieutenant général de police s'était aussitôt mis en chasse, mais ses recherches devaient rester vaines et le 23 novembre, il en dressait le rapport suivant : "Monsieur, je n'ai pu découvrir encore le sieur de Law Ecossais très suspect dont vous m'avez fait l'honneur de m'apprendre le retour, quoyque je l'aye fait chercher dans les maisons qu'il fréquentait ordinairement pendant son premier séjour". (Note en marge : "On ne l'a point veu à l'hostel de Bouillon où il allait presque tous les jours et les principaux domestiques avec qui il estait en grande familiarité ont fait entendre à mon commissaire qu'ils ne le croyaient pas à Paris.) "Il semble même que son affectation à se cacher avec tant de soing doit augmenter les soupçons que ses anciennes intrigues avaient excités. Si je pouvais scavoir les endroits où il a paru en dernier lieu cette nouvelle indication me donnerait une grande facilité pour arriver jusqu'à luy et j'ose vous supplier très humblement de vouloir bien me la procurer s'il est possible". (29) 113

Saisi des conclusions de l'enquête, le duc de Perth écrivait alors au ministre des Affaires étrangères le 12 décembre suivant : "Monsieur j'ay fait toutes les perquisitions possibles pour scavoir où peut estre le nommé Law et je n'ay pu en apprendre aucunes nouvelles, celles que j'avais eues et dont je vous ay fait part estaient venues d'Angleterre, et on le croyait là en France à cause qu'il avait donné le premier avis de la prise de Port-Mahon à Marlborough, mais il est plus probable qu'il doit estre à Gênes. Si j'en puis découvrir quelque chose de certain j'auray l'honneur de vous en avert i r . . . " . (30) C'est à la suite de cet échec auquel tout le monde semble s'être d'ailleurs très facilement résigné que le rideau s'était baissé pendant six ans sur le mystérieux joueur. L'homme - d'ailleurs victime d'une confusion de nom avec un John Laws, en poste à Bruxelles (31) - qui attirait ainsi l'attention du contre-espionnage jacobite était né à Edimbourg le 21 avril 1671. Son père William, qui était effectivement mort à Paris en 1683 de l'opération de la pierre, était un riche orfèvre de la ville, qui de son second mariage avec une dame Jean Campbell - probablement parente du duc d'Argyle dont elle portait le nom et qui devait protéger sa famille - avait eu onze enfants; John était l'aîné des garçons survivants. (32) Toute sa vie devait être marquée par le drame survenu à Londres en avril 1694 et au cours duquel il tua en duel - avec préméditation soutint l'accusation - un dandy de son espèce, le "Beau" Edouard Wilson; condamné à mort, puis gracié par une sentence dont la famille de sa victime avait fait appel, il s'était mystérieusement évadé de la prison de Newgate et pendant six ans il s'était perdu sur le continent. Ni sa présence à La Haye où il aurait été secrétaire de Mathieu Prior, ministre d'Angleterre, ni son voyage à la cour de Saint-Germain n'ont pu être établis. Littéralement, la phrase précitée de d'Argenson : " . . . qui estait il y a quelques années à Paris où son père.. . mourut" donnerait à penser que son premier séjour en France concorde avec la mort de son père; or, en 1683, John Law avait douze ans, âge bien précoce pour être dénoncé comme un "grand joueur", et l'espace de temps écoulé entre cet événement et la lettre de lord Perth - quinze ans - paraît se situer au-delà des "quelques années" évoquées. En vérité, de sérieux indices donnent à penser qu'il y résida en 1701. Un ingénieux érudit a découvert dans un recueil des Affaires étrangères une mince bande de papier datée du 7 avril 1701 sur laquelle on peut lire ce qui suit : "Le sieur Las a esté ammené en prisons de céans pour y rester jusques à nouvel ordre par ordre de nos seigneurs les maréchaux de France par nous premier et ancien exempt de nosdits seigneurs : /signé/ Morgand de Hemon"; et en marge, la mention suivante : "Du 13 avril 1701, ledit sieur Las a esté élargi par ordre de Mgr le maréchal de Choi114

seul par nous premier exempt de nosdits seigneurs : Morgand de Hemon". (33) Or, si l'on se souvient que le tribunal des maréchaux de France avait compétence pour statuer sur le point d'honneur, et réprimer les duels, on pourrait être tenté de penser que le Las qu'il avait fait incarcérer, puis libérer en avril 1701, était celui qui avait fait pass e r son épée dans la poitrine du "Beau" Wilson. (34) Un historien qui a analysé et publié les écrits du financier écossais a d'ailleurs relevé dans un de ses mémoires de 1715 le passage suivant : "Lorsque l'édit pour établir les billets de la monnaie était publié, il /John Law/ a fait les mêmes remarques qu'il fait à présent", en observant que cet édit avait paru en 1701 - exactement en septembre. (35) L a tension qui régnait à cette époque entre la France et l'Angleterre et devait aboutir à la guerre de Succession d'Espagne ne fut sans doute pas propice au séjour en France du jeune Ecossais qui se retira vraisemblablement en Hollande, car le 6 octobre 1702, il était reçu bourgeois de La Haye, ce qui donne à penser qu'il y résidait depuis assez longtemps dans cette ville. (36) Des travaux récents ont permis de situer en 1703 ou 1704 la date à laquelle il retourne en Ecosse; c'est en effet de son domicile écossais qu'il adresse à la reine Anne une pétition à l'effet d'obtenir sa grâce. Il exprime son désir de servir la reine d'Angleterre "dans la juste guerre où / e l l e / est maintenant engagée", ajoute que Robert Wilson, frère de sa victime, a renoncé aux poursuites grâce à l'intercession de plusieurs amis influents en Ecosse. La pétition fut rejetée le 4 septembre 1704 sur l'intervention de Robert Harley qui était alors secrétaire d'Etat pour le département du Nord, et l'apostilla de ce simple mot : "Rejected". (37) L'économie écossaise était encore éprouvée par l'échec de la Compagnie de Darien, qui, animée par William Paterson, ancien directeur de la Banque d'Angleterre, avait tenté d'établir une colonie sur l'isthme de Panama et en avait été chassée par la fièvre, les Espagnols et l'hostilité de ses concurrents anglais. (38) La Compagnie comptait parmi ses actionnaires, le duc d'Argyle et le comte de Stair, tous deux protecteurs de Law, et il n'est pas déraisonnable de penser que pendant son séjour sur le continent, le jeune homme ait été un de ses agents. Toutefois ses vues ne devaient pas t a r der à diverger de celles de Paterson - qu'il représentait pourtant comme un de ses maîtres (39), et qui, en économiste très classique, soutenait qu'un papier en circulation devait être gagé sur quelque chose de tangible et de préférence sur du métal précieux. Dans un ouvrage intitulé Money and Trade considered with a proposai for supplying the Nation with money (40) dont l'auteur était simplement désigné comme un "gentleman écossais", mais qu'il devait endosser dans une édition de 1720, John Law présentait des thèses plus originales. 115

L'ouvrage paraissait dans un moment critique pour l'Ecosse. A l'échec de la Compagnie de Darien s'ajoutaient d'autres facteurs qui contribuaient à assombrir l'horizon. Bien qu'assujetti à la même souveraine que l'Angleterre, le royaume avait son gouvernement, son Parlement et son économie propres. Ses produits manufacturés étaient soumis à des droits d'entrée en Angleterre, les vaisseaux écossais ne bénéficiaient pas de l'Acte de navigation et ne pouvaient pas porter dans les ports anglais des marchandises prises à l'étranger; la balance commerciale était lourdement déficitaire, le chômage croissant et le numéraire d'une extrême rareté. Le travail de Law part de l'idée que les biens tirent leur valeur, non pas de l'usage qu'on en fait, mais de leur plus ou moins grande quantité comparée aux besoins qu'on en a; qu'un pays qui peut avoir une masse de numéraire, non pas supérieure, mais égale à sa demande sera plus puissant que celui qui manque de moyens de paiement. Puisque l'Ecosse n'a pas assez de métal précieux pour assurer sa circulation monétaire, il n'est qu'à émettre une quantité de papier représentative du prix de l'ensemble des terres mais non pas gagée sur celles-ci - qui aura la même valeur que la monnaie de métal puisqu'elle pourra être à chaque instant échangée contre de la terre, valeur pour valeur. "Puisqu'il est, écrit-il, très praticable de faire de la t e r r e monnaie, il serait déraisonnable de borner l'industrie des habitants en la faisant dépendre d'espèces qui ne sont pas en notre pouvoir, mais au pouvoir de nos ennemis, tandis que nous possédons des e s pèces qui réunissent à tous égards des qualités préférables." (41) La vie politique du pays était alors suspendue à la perspective de l'union avec l'Angleterre et, autour du duc d'Argyle, qui après avoir fait plus ou moins nettement figure d'opposant avait été désigné par la reine comme haut commissaire en Ecosse, une faction de députés au Parlement, dont les leaders étaient le marquis de Tweedale, le comte de Roxbourg et George Baillie de Jerviswood, fils de Robert Butler, s'était constituée en un groupe homogène qui militait en faveur de l'union et qu'on appelait le "Squadron" - l'escadron. S'opposaient à eux les nationalistes, pour la plupart attachés à la dynastie des Stuarts, et qui, en tout état de cause, jugeaient que l'union devait être monnayée par des avantages économiques et, par conséquent, précédée par un accord commercial et financier. L a couronne de France, en guerre avec l'Angleterre, suivait ces débats avec une extrême vigilance et un officier des r é giments écossais, le colonel Nathanael Hooke, avait recherché des contacts avec l'opposition, et persuadé le gouvernement français que la grande majorité du pays était prête à se révolter pour sauvegarder sa personnalité, sa religion et son roi. Dans cette conjoncture troublée, Law était fondé à penser que la meilleure tactique consistait pour lui à acheter son "pardon" en militant en faveur de l'union. Il s'employa donc à gagner la faveur 116

du Squadron et de son chef, le duc d'Argyle, et, par l'entremise de ce dernier, à soumettre au Parlement d'Ecosse un plan économique qui pourrait préluder à l'intégration des deux royaumes. Son comportement et ses activités sont analysés dans un ouvrage paru en 1714 et qui semble bien être le premier à faire mention de l'étrange personnage en des termes dont nous ne pouvons que laisser la responsabilité à l'auteur : "Il y eut pareillement plusieurs propositions faites pour soutenir la monnaie par un crédit approprié, peut-on y lire - particulièrement une présentée par le docteur Hugh Chamberlain, et une autre par John Law. Le premier avait, avec les projets en Angleterre, détruit et dépensé une si grande part de son propre argent, qu'il avait été obligé de s'enfuir de ce Royaume. L'autre était le fils d'un orfèvre d'Edimbourg, qui, ayant reçu une petite succession qu'il avait dépensée depuis plusieurs années, avait depuis toujours vécu de jeu et d'escroquerie, et étant devenu un compagnon astucieux et agréablement expert en toute manières de débauches, trouva rapidement un chemin pour obtenir la faveur du duc d ' . . . /Argyle/, et en confiance avec lui et le Squadron (avec qui il était très intime) leur assistance; il présenta un plan très plausible, toute la Cour et le Squadron (excepté ceux qui étaient des hommes riches) adoptèrent le même parce qu'il était ainsi établi que dans la suite des temps il mettrait tous les biens du royaume dans la dépendance du gouvernement". (42) C'est un membre du Squadron, George Baillie de Jerviswood, qui rapporta au Parlement d'Ecosse le projet dont il était l'auteur et où il avait refondu ses idées familières pour les présenter dans une forme appropriée sous le titre : "Two overtures humbly offered to His Grâce John Duke of Argyle, His Majesty's High Commissionner and the Right Honourable the Estâtes of Parliament" (43) (Deux ouvertures humblement présentées à Sa Grâce John Duc d'Argyle, Haut Commissaire de Sa Majesté et aux " T r è s honorable Etats du Parlement"); par lui, les vues abstraites du premier ouvrage débouchaient sur un objet assez nettement défini. En bref, il s'agissait de confier à une "Commission de comm e r c e " de trente membres, composée pour moitié de marchands capables et instruits et pour l'autre de nobles et de barons, le soin d'encaisser et de gérer les revenus de l'Ecosse, activement et passivement, avec pouvoir d'émettre un nombre de billets - rapportant un intérêt de 3% - égal à ce qu'ils jugeraient correspondre à la demande immédiate du commerce; la commission emploierait des billets à c r é e r des pêcheries et à stimuler les manufactures nationales, à mettre les citoyens de la nation au travail sur les choses qu'ils pouvaient exécuter eux-mêmes, en achetant leurs biens avec ces billets, en les envoyant à l'étranger et, en les y vendant au mieux, en faisant de tels retours qui soient les plus vendables à leur pays, pour être détaillés contre ces mêmes billets, ou telles commodités que la nation offrait. 117

L'intérêt des billets serait payé à la fin de chaque semestre en argent ou en or. La moitié du profit net (intérêt des billets déduit) serait attribuée annuellement aux commissaires pour leurs services et à titre d'encouragement, et l'autre moitié à un fond de t r é sorerie par lequel, non seulement tous ces billets pourraient être annulés et payés, mais des sommes immenses gardées en banque. Pas plus que dans le premier ouvrage, il n'était question de gager ce papier monnaie; son volume d'émission devait seulement correspondre strictement aux besoins du commerce dont il devait être lui-même le moteur. Les débats auxquels donnait lieu l'intervention de George Baillie de Jerviswood devaient provoquer entre un opposant, Fletcher de Saltoum, et le duc de Roxbourg, membre du Squadron, un violent incident qui faillit dégénérer en duel. Le projet de Law fut vivement combattu par William Paterson qui avait fait circuler un pamphlet dans lequel il prenait vivement à partie les théories de son jeune émule. Il soutint que l'adoption de son plan mettrait le pouvoir entre les mains d'un petit corps d'officiers et que toutes les fortunes du royaume dépendraient du gouvernement. Le plan fut rejeté, le Parlement jugeant que le cours forcé d'un papier de crédit imposé par un acte du Parlement était impropre à cette nation. (44) On trouve trace de ces débats dans les "Nouvelles de Londres" figurant dans le recueil des Affaires étrangères qui, à la date du 27 juillet 1705, en font mention dans les termes suivants : "Il est à remarquer que dans les divers projets qu'on a présentés au P a r lement d'Ecosse pour rétablir leur commerce et rendre l'argent plus commun parmy eux, à peine y en a t-il un qui approche tant soit peu du bon sens et les autres sont des chimères qui surpassent tout ce qu'on peut imaginer"; et le gazetier fait également allusion à l'incident survenu entre le duc de Roxbourg et son pointilleux collègue jacobite qui aurait jugé ridicule le plan établi par Law et l'aurait même qualifié "d'impertinent". (45) Cependant le processus d'unification des deux couronnes se poursuivait sur un mode accéléré; en avril 1706, les commissaires écossais destinés à en a r r ê t e r les modalités avec leurs collègues britanniques étaient désignés (46); le 25 juin on écrivait déjà que l'accord avait été fait sur tous les points. (47) Menacé de se retrouver du jour au lendemain sujet britannique condamné pour assassinat et prévenu d'évasion, John Law disparut dans le courant de l'année. D'après certaines sources, il aurait, avant de quitter l'Ecosse, gagné à son compatriote André Ramsay, une propriété d'un revenu de 12 000 livres sterling par an. (48) Le 19 décembre 1706, l'officier de garde aux portes de Valenciennes vit descendre d'un carrosse venant de Mons une jeune femme au visage agréable, au nez impertinent, dont une pommette était 118

marquée d'une tache de vin et qui lui présenta un passeport dressé dans les termes suivants : "De par le Roy A tous gouverneurs et nos lieutenants généraux en nos provinces et armées, gouverneurs particuliers et commandants de nos villes places et troupes et à tous autres nos officiers justiciers et sujets qu'il appartiendra salut. Nous voulons et vous mandons très expressément que vous ayez à laisser seurement et librement pass e r la D e Seignair anglaise venant d'Hollande en notre Royaume a vec deux domestiques sans leur donner ni souffrir qu'il leur soit donné aucun empêchement mais au contraire toute l'ayde et a s s i s tance dont ils auront besoin. Le présent passeport valable pour six semaines. Car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le dix novvembre 1706, Louis. Par le Roy, Colbert". (49) La voyageuse à laquelle avait été accordé ce passeport, s'appelait de son nom de jeune fille Katherine Knowles. (50) Elle était la petite-fille de William Knowles, premier comte de Banbury, d'une famille d'origine saxonne dont le membre le plus illustre, Francis, trésorier de la maison de la reine Elisabeth (51), anobli par cette dernière, avait épousé Catherine Carey, nièce d'Anne Boleyn. Toutefois, le père de Catherine, Nicolas Knowles, n'avait pas hérité du titre et des dignités paternelles et s'il se proclamait troisième comte de Banbury, c'était au mépris des décisions de la Chambre des lords, qui s'obstinait à ne pas le reconnaître pour tel. En effet, le comte William, qui après avoir repris les fonctions de trésorier exercées par son père au service de la reine Elisabeth, avait continué cet office sous le règne de Jacques 1er, s'était marié pour la troisième fois à l'âge de cinquante-huit ans environ avec une jeune fille de dix-neuf ans, Elisabeth, fille de Thomas Howard, comte de Suffolk, et ce n'est que vingt-deux ans plus tard que le ciel avait couronné cette union, lorsque la comtesse avait, en 1627, donné naissance à un fils prénommé Edward, naissance suivie trois ans plus tard de celle de Nicolas. Le comte de Banbury étant âgé de quatre-vingts ans quand son afné avait vu le jour et de quatre-vingttrois lors de la venue au monde de son cadet, il s'était trouvé des esprits malveillants pour mettre sa paternité en doute, d'autant plus qu'Elisabeth de Banbury vivait plus ou moins publiquement à Harrowden, dans le Northamptonshire, résidence d'Edward, quatrième baron Vaux, qu'elle devait épouser cinq semaines après le décès de son mari. L'intransigeance de la Chambre des lords donna lieu à une chaftie de procès que Nicolas et ses descendants devaient poursuivre de génération en génération. Lord Vaux appartenait à une famille de catholiques militants qui entretenait des liens fort étroits avec la Compagnie de Jésus dans le temps où celle-ci tentait, en dépit d'une implacable répres119

sion, d'implanter ses missions dans un pays où le "papisme" était proscrit. Son grand-père, William, troisième baron Vaux, avait sous le règne d'Elisabeth, accueilli dans ses demeures de Hackney et Harrowden un jésuite, le père Campion, avec qui il avait tenté de mettre au point et de répandre une pratique clandestine du culte romain, entreprise que le religieux avait payé de sa vie, et son hôte d'emprisonnement. Les filles de lord William, Anne et Elisabeth, la première surtout, avaient repris son œuvre missionnaire aux côtés d'un autre jésuite, le père Henry Garnett, et lorsque celui-ci se trouva impliqué dans la Conspiration des poudres, elles furent r e cherchées comme complices ainsi que leur jeune neveu Edouard, quatrième baron, alors âgé de quatorze ans. (52) Après son mariage avec la veuve du comte de Banbury, lord Vaux avait jugé prudent, pour échapper aux poursuites de la Chambre de l'étoile, redoutable inquisition ressuscitée sous Charles 1er, de passer sur le continent avec sa femme et ses beaux-fils. L'aîné de ceux-ci, Edouard, deuxième comte de Banbury, trouva la mort dans une rixe sur la route de Calais à Gravelines. La famille regagna l'Angleterre - sous le protectorat de Cromwell semble-t-il et tenta de récupérer les biens des Banbury et des Vaux également séquestrés. Sans doute y parvint-elle puisque, après la mort de sa mère et de son beau-père - tous deux inhumés à Dorking dans le Surry -, Nicolas Knowles, second fils de lady Vaux, devenu troisième comte de Banbury, veuf de la comtesse de Newport, apportait en dot à sa seconde épouse Anne, fille de lord Sherard of Leitrim, les manoirs de Boughton, Pisford, Great et Little Ashby, Irthlingborough, Burton Latimer, Orlingbury et Mares Ashby qu'il avait pour partie hérités de sa mère et pour partie reçus en legs de son beaupère. (53) Après une vie consacrée à faire valoir sa filiation et ses droits devant la Chambre des lords, Nicolas Knowles décéda à Boughton dans le Northamptonshire le 14 mars 1673. Sa femme lui survécut six ans. D'un acte signé le 18 juillet 1687 par Katherine Knowles et déposé aux Archives du comté il ressort que, de son second mariage, Nicolas, troisième comte de Banbury, avait eu cinq enfants : deux fils, Charles et Henry, ce dernier décédé prématurément, et trois filles, Anna-Maria, mariée à Walter Littleton, Suzanne, mariée à Abel Gourdmann, et celle qui fut appelée très jeune lady Katherine. (54) Cette dernière semble avoir très tôt fait office de chef de famille, notamment lors d'une singulière mésaventure survenue à son f r è r e Charles, quatrième comte de Banbury. (55) En août 1689, le jeune homme alors âgé de vingt-sept ans et qui avait toutes les apparences d'un célibataire s'était installé avec sa sœur Catherine et quelques domestiques dans une maison sise à Pall Mail où demeurait une demoiselle Elisabeth Price et sa sœur, Mrs. Bransworth. Il s'intéressa à son hôtesse, lui promit le mariage et, sans 120

doute parce qu'il était catholique, la persuada de se rendre en France pour la célébration. La jeune femme embarqua à Douvres en décembre 1689 en compagnie de sa sœur qui lui servait de chaperon et se rendit à Paris où elle se retira dans un couvent en attendant son fiancé qui avait quelques affaires à expédier à Londres et qui la rejoignit le mois de mai suivant. Après un séjour en France, le jeune couple voyagea en Italie; en avril 1692, le mariage fut célébré par le père Jean Baptiste Picolati, archiprêtre de l'église Saint Quirico-et-Saint-Julica à Vérone en présence du frère Gasparino, recteur du collège de Saint-Sébastien et du frère Francisco Donati, lecteur de philosophie, tous deux de la Compagnie de Jésus. Les époux firent un court voyage, puis le comte de Banbury r e partit pour l'Angleterre où l'appelaient des occupations urgentes et dépêcha sa jeune épouse à Paris en lui promettant de l'y retrouver le plus tôt possible. Sans ressources et sans nouvelles, celle-ci emprunta 100 livres sterling à une dame Bawtel, protégée du père Shelburne, supérieur au couvent des bénédictines anglaises et, en compagnie de cette dernière, regagna sa maison familiale de Londres. Mais à peine son époux avait-il eu le temps de lui témoigner, avec de grands airs de mystère, sa joie de ces retrouvailles, qu'un drame imprévu devait la séparer de lui. En décembre 1692, le comte de Banbury tuait en duel son beaufrère, le capitaine Lawson. (56) Emprisonné et inculpé de meurtre sous le nom de Charles Knowles esquire, il se prévalut de son titre et demanda à être jugé par ses pairs, ce qui fit rebondir le procès toujours interminablement soutenu. En attendant la solution, il fut mis en liberté sous caution le 3 mai 1693. Durant son incarcération, il s'était plaint en termes d'ailleurs affectueux de ne pas avoir de nouvelles de sa sœur "De Lady Catherine je n'ai pas entendu parler depuis. Mais les jolies femmes vous le savez ont la mémoire courte. " (57) C'est chez cette sœur qu'il se rendit à sa sortie de prison, a près un court séjour auprès de celle qui se considérait comme son épouse. Il en revint complètement transformé pour inviter son épisodique compagne à se cantonner dans la clandestinité. Elle n'allait pas tarder à apprendre que depuis mai 1689, le comte de Banbury était marié à Elisabeth Lister, fille d'Edouard Lister de Barwell, dans le Leicestershire. Deux ans après ces incidents, le 27 juillet 1695, lady Catherine (58), âgée de vingt-deux ou de vingt-six ans, épousait George Seignior of St Andrews, de Holborn, gentilhomme célibataire âgé de vingt-quatre ans, à St Clement Danes dans le Middlexex. (59) Nous n'avons pas trouvé de document la concernant depuis la date de son mariage jusqu'au jour où, onze ans plus tard, elle passait la frontière à Valenciennes, avec un passeport établi au nom que son mari lui avait donné. Catherine Knowles avait de nombreux parents en France. Un 121

Richard Knowles, fils du grand trésorier Francis et frère de William, premier comte de Banbury, avait des descendants établis à Nantes où un Dominique Knowles avait épousé Anne, fille d'André Géraldin, célèbre armateur de Saint-Malo, et de Maria Lee. Le frère de Dominique, Antoine, était jésuite. La famille était de tendance jacobite et, en 1693, Dominique Knowles avait demandé au héraut d'armes de Jacques III de justifier sa qualité de gentilhomme, descendant de Knowles d'Ocherdstowne; une autre branche résidait àDunkerque. (60) Ce n'est toutefois pas à ces lointains cousins que la nouvelle venue consacra le plus d'attention, si l'on en juge par la lettre que le 4 janvier 1707, le lieutenant général de police d'Argenson adressait au ministre des Affaires étrangères : "A Paris le 4 janvier 1707, "Une Dame Anglaise nommée Seignair qu'un autre Anglais (assez beau, joueur fort connu à l'hostel de Bouillon et dont le séjour m'est un peu suspect) semble protéger, m'a fait représenter par cet étranger son compatriote le passeport dont j'ay l'honneur de vous envoyer la copie. Elle vous fera connaistre que le temps en est expiré depuis près de quinze jours ce qui m'oblige de vous supplier très humblement de m'honorer de vos ordres sur la conduite que je dois tenir à l'égard de cette personne qui me paraist maintenant n'avoir aucun titre valable pour rester en France. Je suis pour toute ma vie avec le plus parfait attachement et le plus profond respect Monseigneur. . . D'Argenson". (61) Cet "assez beau joueur", dont l'identité ne saurait faire de doute, était-il, comme c'est possible, dissimulé sous la livrée d'un des deux domestiques que la voyageuse avait introduits en France ? L'âge de William, réputé fils de John Law et de Catherine Knowles dont il n'est fait aucune mention dans le passeport - , ne permet pas de penser qu'ils s'étaient connus auparavant puisqu'on peut lire dans une lettre adressée le 4 juillet 1739, après le décès de William Law à lord Wallingford son cousin : " J e n'ai pas été non plus en mesure d'obtenir une preuve légale de l'âge de Mr. Law / i l s'agit de William/ bien qu'il est certain d'après ce que je sais de lui par lady Catherine (sa mère) quand elle était à Paris qu'il ne pourrait avoir plus de trente-deux ou trente-trois ans s'il était encore vivant. . . " (62) La naissance de cet enfant se situerait donc en 1706 ou 1707, ce qui donne à penser que Catherine Knowles était enceinte de lui quand elle entra en France, et pourrait d'ailleurs expliquer la fuite du couple adultère dans un pays en guerre avec l'Angleterre. Si donc, un passé semblablement tumultueux et les drames identiques qui avaient marqué leurs vies devaient, tout autant que leur séduction naturelle, les rapprocher l'un de l'autre, rien ne prouve qu'ils aient jusqu'alors vécus comme mari et femme, ni séjourné 122

ensemble en Ecosse, et que leur aventure commune ait déjà commencé. Le second séjour de John Law à Paris survenait à un moment où les milieux écossais et les Anglais réfugiés en France étaient dans une grande agitation. Louix XIV et ses ministres ne se résignaient pas à l'union de l'Ecosse et de l'Angleterre et, sur le rapport de nombreux agents jacobites, ils se persuadaient que le pays des Highlands était prêt à se soulever pour établir à Edimbourg son roi légitime en attendant de le porter à Londres. L'hôtel de Bouillon que le futur directeur de la Banque générale fréquentait assidûment, était un repaire de conspirateurs. L'abbé de Thésut, dont au dire de Mabillon - confirmé par un document authentique - il ne tarda pas à faire connaissance et qui l'introduisit auprès de Desmaretz (63) alors directeur des Finances, était lui aussi un jacobite agissant, encore que la position de confiance qu'il occupait auprès de la Palatine qui l'avait envoyé à Francfort pour défendre ses intérêts dans un procès de succession le situât dans un climat d'imprégnation hanovrienne. (64) Sur les activités du mystérieux Ecossais en ces temps troublés, nous sommes éclairés par deux lettres de sa main. La première est du 15 juin 1707. Elle est sans doute adressée à Desmaretz ou à un de ses premiers commis et rédigée dans les termes suivants : "Comme le temps m'a été accordé pour rester icy est expiré et que M. de Chamillar n'est pas disposé à me donner les assurances - je m'étais proposé - Je prends la liberté de vous écrire pour vous r e mercier de voshonnettetéset savoir si c'est par vous ou en m'addressant à M. de Torcy que je dois avoir des passeports pour partir. J'ay l'honneur de vous envoyer les vieux en cas que vous trouvez bon de me les faire renouveller. Je souhaiterai avoir six semaines pour sortir du royaume; ce n'est pas que je demande à rester une partie de ce temps à Paris. Je partirai en quatre jours si M. de Torcy me l'ordonne mais comme il fait chaud je voudrais avoir du temps pour faire ce voyage sans m'incommoder. "Aparemment Monsieur, on est d'opinion l'affaire j'ai à propos e r ne mérite pas qu'on en parle au conseil. Je n'en suis pas surpris, une nouvelle espèce de monaye plus qualifiée que l'argent parait peu praticable; pourtant j'ose dire que je n'ay rien avancé sur ce sujet que je ne puisse soutenir et pour vous en convaincre j'aurais découvert cette affaire sans conditions si je n'avais pas eu d'autres raisons que mon intérêt particulier pour m'empêcher. Monsieur je suis votre très humble et très obéissant serviteur". (65) Les historiens de Law ont localisé le mémoire auquel renvoyait cette missive, qui, reprenant les observations formulées dans les travaux d'Ecosse, démontrait que l'or et l'argent étaient marchandises soumises à fluctuations - quand bien même les monarques n'en faisaient pas varier arbitrairement les cours - , et proposait de leur 123

substituer une monnaie de papier gagée sur la valeur des terres qui seraient préalablement recensées. Les billets pourraient être convertis en terres. (66) Tout cela était bien compliqué pour M. de Chamillart aux moments les plus critiques de la guerre de Succession d'Espagne et il semble bien que personne n'ait eu le loisir de s'y arrêter. On peut toutefois se demander quelles étaient les raisons - autres que l'intérêt particulier du soumissionnaire - qui le retenaient de dévoiler le détail de son plan. Le second billet est du 18 juillet suivant, en voici les termes : "Je prends la liberté de vous souvenir de mes passeports et vous prie de vouloir bien m'obtenir un pour 60 marcs de vaisselle que j'ay avec moy. J'attends l'audience monsieur l'Abbé de Thesu m'a fait espérer n'ayant aucune autre affaire qui me retient icy. Monsieur je suis avec respect. .. " (67) L'abbé de Thésut étant dans les proches entours du duc d'Orléans (68), tout donne à penser que c'est ce prince qui devait accorder à l'Ecossais l'audience qu'il attendait avant son départ. Il apparaît bien que, comme on l'a rapporté, ce départ ait été précipité par le lieutenant général de police si l'on se réfère au passage de la lettre ci-dessus reproduite, écrite le 16 novembre 1708 par le marquis de Torcy au duc de Perth : "Il /M. d'Argenson/ le connaît mesme et sa conduite et son séjour pendant l'année dernière le lui avaient rendu assez suspect" (69), et à l'allusion du chef de la police aux "soupçons que ses anciennes intrigues avaient excités". (70) Un tel climat était en tout état de cause assez peu propice à des débats prolongés avec les tenants du pouvoir sur les bienfaits de la circulation fiduciaire et, de l'ensemble des documents recueillis, il semble bien ressortir que l'équivoque personnage ait quitté la France à la fin de juillet 1707. Où devait-il se rendre après son départ ? Dans sa lettre du 12 décembre 1708, le duc de Perth écrivait au marquis de Torcy : "Il est plus probable qu'il doit être à Gênes". (71) C'est effectivement à Gênes qu'il séjourne après avoir quitté la France et d'où, tout en se livrant à des activités qui n'ont pas été éclairées, mais qui le mettent en rapport avec la Hollande qui sert de base à ses entreprises, il adresse dans les directions les plus diverses des mémoires où il développe l'idée esquissée dans ses premiers travaux du crédit générateur de richesses. "Lorsque j'étais à Gênes il y a environ huit ans, écrira-t-il dans un factum de la fin de 1715, j'envoyay des mémoires sur la monnaie à M. le Prince de Conti. Après la mort de ce prince ces mémoires furent remis à M. Desmaretz". (72) C'est de Gênes aussi qu'il envoie en 1711 au duc de Savoie Victor Amédée un mémoire qui semble sorti directement de ses mains sans "l'habillage" auquel ses entours devaient ultérieurement soumettre ses écrits, et dans lequel revenant une fois de plus sur l'idée que la monnaie en circulation ne suffit pas à répondre aux be124

soins d'une nation et que pour imprimer au commerce toute l'activité nécessaire à sa prospérité, il faut y ajouter le secours du crédit, il écrit : "De toutes ces manières de établir le crédit, il n'y en a point qui me paraît plus facile, plus solide et plus extensive à proportion du pais, que celle-ci, que Son Altesse Royale peut introduire dans ses Etats fondée sur les recettes et payements établissant une banque ou bureau avec les officiers nécessaires donnant seureté pour leur administration, à qui Son Altesse Royale consignera les sommes qui sont, et qui entreront dans son Trésor, prenant la valeur en billets payables à veu, desquels billets Son Altesse Royale donnera en payement. (73) Dans des textes ultérieurs ou complétés qui semblent pouvoir lui être attribués, il propose au duc de Savoie de concéder l'établissement de la banque - il n'est plus question de bureau - à une compagnie qui bénéficierait d'un privilège exclusif de vingt et un ans. Dans un troisième mémoire, on voit pour la première fois une allusion à une proportion à maintenir entre l'émission et l'encaisse : "Quoique Son Altesse Royale est informée qu'en Angleterre et en d'autres pays du commerce, il suffit que la banque garde une c e r taine proportion en espèces comme le tiers ou le quart de leur c r é dit pour payer les billets présentés n'étant pas supposé que tous ceux qui ont des billets viendront en même temps faire la demande sur la caisse, pourtant Son Altesse Royale pour éviter aucun accident qui peut donner atteinte au crédit du bureau proposé, Ordonne que les officiers ne peuvent employer qu'un quart des sommes consignées pour avoir les 3/4 en caisse". (74) Victor Amédée II, prince ouvert aux idées nouvelles, mais fort circonspect, soumit ce travail à trois de ses conseillers experts en matières de finance : le comte Jean Battiste Gropello di Borgone, président des Finances ducales, le comte Antonio Garagno qui avait occupé le même poste et le comte Francesco Giacinto Gallinati, ancien contrôleur des Finances avec mission de lui donner des avis séparés. Le 10juin 1711, le comte Gallinati faisait connaître son sentiment : il était défavorable, comme devait l'être celui des deux autres experts. (75) Cependant le duc de Savoie semble avoir eu quelque peine à renoncer aux services de l'Ecossais et lui désigna le comte Giacomo Fontana, contador général de la milice et des gens de guerre, pour poursuivre avec lui la discussion du projet. Le 8 mars 1712 Law exprimait sa satisfaction dans un court billet posté de Milan et que complétait une lettre du même jour adressée à un conseiller du duc - pour le commentateur, le comte Gropello -, plus explicite et qui apporte un éclairage assez rare sur les activités et les déplacements du mystérieux personnage : "Monsieur, croyant que son Altesse Royale n'aurait pas eu le loisir présentement de considérer le projet en question, je m'étais proposé de partir pour la Hollande veiller sur mes affaires particulières. Mais 125

ayant receu hier l'honneur de votre lettre avec le paquet qu'il a pieu à Son Altesse Royale de me mander, je ai changé ma résolution, et me rendra seulement à Gênes faire quelques remises des quelles j'ay besoin en Hollande. Ce matin je a donné la lettre de Son Altesse Royale à M. le Contador Général Fontana; demain devant de partir pour Gênes, j'aura l'honneur de conférer avec lui sur cette affaire. Mais comme je prévois qu'il faudra plus d'une conférence, je me presseray pour être de retour ici avant que M. le Contador Général parte, ou me rendre à Turin pour la porter à quelque conclusion. Je a leu les réflexions, et en peu je prendra la liberté de vous envoyer mes sentiments là dessus. En attendant j'avais eu dessein de vous prier de recommander à ces Messieurs à qui Son Altesse Royale aura communiqué cette affaire de n'en pas parler; mais comme j'ay raison de croire que Son Altesse Royale leur aura fait s a voir sa volonté là dessus, je m'imagine qu'il ne sera pas nécessaire. Asseuré de votre entier attachement aux intérêts de Son Altesse Royale, j'espère Monsieur qué vous m'excuserez les incommodités que mon désir de la servir m'a engagé à vous donner". (76) Mais à ce moment, l'Europe était en pleine mutation. Depuis qu'en octobre 1711, Mesnager avait signé avec les ministres torys les accords de Londres, le processus de paix était engagé; de nouveaux rapports allaient s'établir entre les nations qui n'avaient cessé de se combattre depuis le début du siècle et le duc de Savoie comptait y trouver sa part et son trône. Law, comme il l'avait annoncé, part pour la Hollande et va s'établir à La Haye dont il était devenu citoyen dix années auparavant; et dès le 7 juillet, il tente d'obtenir chez J. Hoekebak, notaire à Amsterdam, le paiement d'une lettre de change - sans doute de celles qu'il avait rassemblées avant son départ de Gênes - d'un montant de 453 ducats tirée à son profit, de Venise, par William et Smith le 6 mai 1712, sur Van der Heiden et Drummond, marchands de la place et dont ceux-ci refusent le paiement pour défaut d'acceptation. (77) Il cherche manifestement à se donner en Hollande une surface et une apparence de stabilité, puisqu'il se fait ouvrir un compte à la banque d'Amsterdam, et que le 21 juillet il achetait pour 4 000 florins une maison située dans la partie méridionale du quai du Nord, au début de l'agrandissement du bois de La Haye. (78) Pour régler les dépenses de guerre, les Etats généraux et la province de Hollande avaient en 1712 institué des loteries dont les modalités attiraient un grand nombre d'amateurs dans le pays et à l'étranger. "On m'a assuré, écrivait le 2 novembre 1713, d'Amsterdam, un correspondant du comte de Pontchartrain, que la loterie de vingt millions avançait et qu'avant un mois d'icy les billets feraient agio tant on a l'art en ce pays cy de mettre tout à profit". (79) Law s'est expliqué lui-même sur ces loteries dans une lettre 126

au roi de Sicile du 7 décembre 1715 (80) : "L'Angleterre, écrit-il, a été mieux servie que la France dans ces sortes de projets et l'Hollande encore mieux que l'Angleterre. Les loteries établies en Angleterre ont coûté 9 pour cent par année, outre le remboursement des sommes avancées avec près d'un tiers de profit. " Celles des Provinces Unies connues sous le nom de "la Généralité" ont coûté environ 8 1/2 pour cent par année pendant trente années mais ce 8 1/2 pour cent a servi aussi à rembourser les sommes avancées. "Comme la sûreté de la province d'Hollande est estimée meilleure que celle des Provinces Unies, ces loteries ne revenaient qu'environ 7 1/2 pour cent". L'Ecossais fut-il l'inspirateur de cette opération ? Dans un ouvrage publié en 1722 à Amsterdam et dont toutes les affirmations ne doivent pas être accueillies sans caution, on peut lire le commentaire suivant : "Les Hollandais sont un peuple très intelligent et prudent mais qui ose risquer beaucoup s'il voit la possibilité d'un bénéfice quelconque. M. Law le savait fort bien. C'est pourquoi il avait emporté avec lui tous les projets des loteries anglaises composées par M. Neal, lesquels après avoir changé ou amélioré un peu, il proposait aux Etats d'une façon attrayante et il démontrait quel bénéfice cela leur apporterait de sorte que, suivant ses indications, on fondait une grande loterie qui était agréée dans les Etats de cette province et qui était souscrite en peu de temps". (81) En tout état de cause, ses spéculations semblent bien graviter autour de ces loteries. Le 6 janvier 1713, il emprunte à un sieur Wolfert Van Aferen, marchand à Amsterdam, une somme de 3 000 florins qu'il s'engage à restituer en trois mois avec intérêts à 0, 5% par mois et en garantie du prêt, son caissier à Amsterdam Andrew Anderson, remet un récépissé de vingt lots de la loterie de la généralité d'un montant total de 4 000 florins. Le 5 juillet, Ab Barugh Henriquez, comme fondé de pouvoir de Jean Law, produit la grosse établissant que la dette est payée et qu'il a repris le récépissé. Le 21 juillet 1713, il conclut une opération analogue avec une dame Christina de Flines, veuve d'un sieur Jacob Leeuw, à qui il emprunte 6 000 florins sur le gage de cinq récépissés de la loterie des généralités de 1712; le 22 mars 1713, il cède à Manuel Texeira junior un récépissé de 2 640 florins représentant vingt-deux "petits lots", avec augmentation de 20%, de la loterie de Hollande, et le 21 mai suivant il reçoit des mains d'un sieur Frans Verrijn en Zoon un lot de la loterie de la généralité. (82) Ainsi qu'il apparaît des opérations ci-dessus et aussi de l'extrait de son compte à la Banque d'Amsterdam (83), ces opérations le mettent en rapport avec les juifs portugais de la communauté d'Amsterdam qui semblent constituer la très grande majorité de ses correspondants et qui étaient très puissants à la Bourse de Londres (84). On relève en 1713 les noms de Sébastien Nabarro, Abram 12 7

Seman Aboab, Abram Levy Flores, Samuel Mendes da Costa, Francisco Duarte, Aron et Joseph de Pinto, Isaac Abrabanel. Son compte ne porte pas trace d'opérations considérables. A l'exception de 20 400 florins au crédit du banquier David de Neufville, les écritures ne dépassent pas 20 000 florins et sont pour la plupart inférieures à 10 0 0 0 . . D'après la brochure hollandaise précitée, les spéculations du joueur écossais sur les loteries n'en auraient pas moins donné ombrage à Hoornbeck qui devait succéder à Heinsius comme pensionnaire de Hollande et qui, jugeant que sa manière de pratiquer, sans doute fort rentable pour lui puisqu'elle lui aurait procuré un gain de 200 000 florins, était préjudiciable à la collectivité, l'aurait discrètement invité à exercer son activité ailleurs. "Je tiens de personnes d'honneur que pendant un séjour dans ces villes, écrit l'auteur, il a mené une vie bourgeoise et que l'on ne l'a pratiquement jamais vu, ni en public> ni dans des maisons spécialisées jouer pour des sommes d'argent de l'importance telle qu'il avait l'habitude de le faire en Italie et en Ecosse. " (85) Que son départ de Hollande ait été ou non provoqué, c'est en tout cas le 10 juin 1713 qu'on relève les dernières opérations au compte d'Amsterdam et c'est le 4 novembre 1713 qu'on trouve pour la première fois trace chez un notaire de Paris, maftre Ballin, d'une écriture passée à son nom et relatant un achat de rentes sur l'Hôtel de ville (86); le 24 décembre suivant, il adresse le billet suivant au contrôleur général Desmaretz : "Monseigneur, je prends la liberté d'écrire à Votre Grandeur pour la prier de m'accorder une audience particulière ayant à luy parler d'une affaire qui j'espère lui s e r a agréable étant pour le service du Roy et l'utilité de ses sujets". (87) Sans doute ne reçut-il pas de réponse, car le 11 janvier 1714, de l'hôtel d'Outrague où il est descendu, il adresse au ministre un nouveau billet : "Monseigneur, le 24 décembre je pris la liberté d'écrire à Votre Grandeur, la prier de m'accorder une audience particulière pour une affaire qui regarde le service de Sa Majesté. Comme mes affaires m'obligent de partir en peu, je désire savoir si cette grâce me sera accordée. Je suis avec respect". (88) Le 24 février 1714 il est encore à Paris où il est domicilié rue Saint-Honoré et il traite chez Le Maignen, notaire des juifs portugais - qui restera son notaire pour ses affaires particulières - un rachat de 2 400 livres de rentes réduites au capital de 28 000 francs. (89] Le 31 mars, il passe encore semblable (90) opération, chez maftre Ballin, cette fois, qui s'accompagne aussitôt de nouvelles opérations sur les valeurs françaises. (91) Le déplacement et les a c tivités du personnage n'avaient pas été sans retenir l'attention de M. Foy de Saint-Maurice, président de la cour des monnaies de Lyon, qui depuis dix ans consacrait le plus clair de ses activités à débusquer les exportateurs de capitaux et les faux réformateurs 128

d'espèces, et qui se trouvait alors en mission à La Haye. Signalant dans une lettre du 23 mars 1714 au ministre de la Marine que les loteries de Hollande commençaient à perdre de leur a c tivité, M. de Saint-Maurice écrivait : "Les Français ont été les plus pressés. Ils sont si infatués des Hollandais qu'il ne se passe pas de jour qu'il n'arrive en Hollande des louis d'or et des écus de France. M. Pels a dit publiquement avoir reçu la semaine dernière 15 000 louis neufs. Le sieur Fizeau / i l s'agit sans doute du banquier genevois Jacques Fizeaux/ en reçoit aussi beaucoup. Il y a 7 1/2 pour cent à gagner dans ce commerce. Il y a à Paris un Ecossais appelé Jean Law qui fait ce commerce. Il a accès à l'hôtel de Bouillon; il y est depuis quatre mois. Il va chez M. de Livry à Versailles. Il se fait appeler M. de L a s s e " . (92) Et le 23 avril suivant il notait encore : "L'argent de France passe toujours à force. Il y a 12% à gagner. Les marchands de France et de Hollande là dessus se servent de toutes sortes de ruses. Le secret est inviolable entre ceux qui font ce commerce. Le sieur Law ou de Lasse est un des plus habiles. Il n'est passé en France que pour cela". (93) Quels que fussent à cette époque les plans de M. Law, les r e lations dont il bénéficiait ne pouvaient que l'aider à les mettre en oeuvre. Louis Sanguin de Livry, dont il est fait mention dans la c o r respondance de Saint-Maurice, était premier maître d'hôtel du roi et beau-frère du duc de Beauvillier. Le duc de Bouillon, autour duquel on voit toujours graviter l'Ecossais, était grand chambellan de France. Peu de personnages étaient alors aussi bien et aussi haut placés pour ouvrir les portes les plus difficiles à franchir. C'est seulement en mai 1714 que Law entreprendra son installation définitive; le 16 de ce mois, il adressait au contrôleur général Desmaretz la requête suivante : "Monseigneur, la dernière fois que j'eu l'honneur de voir Votre Grandeur. Elle eut la bonté de dire qu'elle me ferait savoir quand elle aurait le loisir de me donner audience. J'attends ses ordres. "L'on m'envoye d'Hollande plusieurs coffres et ballots avec des hardes et meubles qui m'ont servi pendant mon séjour là; comme il y a parmi quelque vaisselle et des choses qui peuvent facilement ê tre égarées si on les ouvrait en chemin, n'ayant personne avec pour en avoir soin, je prend la liberté de prier Votre Grandeur de m ' a c corder un ordre pour les passer à Rouen sans être ouverte, et de permettre qu'en arrivant icy elles soient visitées dans ma maison. J'ay l'honneur d'être avec respect. . . "; et sous son nom figurait pour la première fois sa nouvelle adresse "à la place Vendôme", dans la maison qui devait devenir plus tard le siège de la chancellerie. A cette demande, le ministre répondait le 14 mai par cette longue apostille : "Lui faire réponse que je ne pourray faire faire la visite chez luy, que ce n'est point l'usage, et qu'on ne le fait que 129

pour les ambassadeurs qui ont un caractère public, et cela par grâce et sans qu'ils le puissent prétendre de droit. Que s'il veut je lui envoyeray un ordre pour faire venir ces coffres et ballots à la Douane de Paris, où je les ferai ouvrir devant luy s'il le souhaite". C'est ainsi que se réinstallait à Paris l'homme qui huit ans auparavant y avait été dénoncé comme un joueur et un espion, et on comprend aisément que le lieutenant général d'Argenson, se reportant deux mois plus tard à ses fiches, n'ait plus très bien su où il en était. (94) Cette entrée en scène ostentatoire se situait à un moment particulièrement bien choisi. La paix était signée à Utrecht depuis le 11 avril 1713. Mesnager était toujours en vie et toujours agissant, Anisson et Fenellon étaient à Londres et discutaient patiemment du traité de commerce à conclure entre la France et l'Angleterre. Le groupe du commerce anglais en France, Douglas, Arbuthnot, - peutêtre avec lui les Knowles, sur l'activité desquels nous sommes moins bien renseignés - avait déjà entrepris ses importations de charbon de terre, de suif, de plomb, de saumons fumés, auxquelles Fenellon et ses amis bordelais comptaient répondre par des exportations de vins et d'eaux-de-vie qui supplanteraient leurs concurrents portugais. Dans le courant qui semblait se créer, un financier solidement établi, et ayant des antennes de part et d'autre du "canal", pouvait trouver une source de profits. C'est alors que survint la mort de la reine Anne et avec cet événement, les perspectives de l'Ecossais furent tout à coup modifiées. Le conseil de Régence anglais appelle George de Hanovre à régner; Harley, lord Oxford, qui en 1704 lui avait refusé sa grâce, est dénoncé comme traître et jeté à la tour de Londres, lord Halifax et Stanhope qu'il connaît deviennent ministres. Le duc d'Argyle, dont le ralliement avait été déterminant dans les heures critiques, est désigné comme général commandant en chef les forces royales en Ecosse. Dans ces conditions, l'ancien prisonnier de Newgate songeait à nouveau au retour en Angleterre et le 29 septembre, il adressait au duc de Montrose à Londres la missive suivante : "Mylord, les assurances que le duc d'Argyle, le marquis d'Annandale et le comte d'Ilay se sont plu à me donner qu'ils intercéderont auprès du Roy pour mon pardon m'encourageant à demander la même faveur de Votre Grâce, j'ai écrit au duc de Roxbourgh et au comte de Stair qui j'espère me feront pareillement l'honneur de paraître pour moi.. . " (95) Précisément à la fin de l'année le comte de Stair fut désigné en qualité de ministre d'Angleterre à la cour de France. Il arriva à Paris le 23 janvier et nota dans son journal : " . . . mercredi le 23 janvier à la nuit arrivé à Paris; ne vis personne cette nuit que Law". (96) Les relations entre les deux hommes, qui s'étaient bien connus 130

à Edimbourg en 1705, ne tardèrent pas à se réchauffer et l'envoyé de George 1er considéra sans doute qu'un sujet aussi instruit en finances que l'était John Law serait mieux à sa place en Angleterre qu'au service d'un gouvernement étranger; aussi le 23 février adressait-il à Stanhope, secrétaire d'Etat pour le Sud, la recommandation suivante : "Il y a un de mes compatriotes nommé Law duquel vous avez sans doute entendu parler. C'est un homme de très bon sens et qui a une tête disposée pour les calculs. . . E s t - c e qu'un tel homme ne pourrait pas être utile pour inventer quelque plan pour solder la dette nationale. Si vous pensez ainsi, il serait aisé de le faire venir. Il désire pouvoir être utile à sa patrie. J'ai écrit à ce sujet à lord Halifax.. . Le Roi de Sicile l'a pressé extrêmement de venir au Piémont pour mettre ses affaires sur le pied dont ils s ' é taient déjà entretenus. J'ai vu les lettres du Roi à Law qui sont très obligeantes et pressantes. J e ne m'aventurerais pas à parler ainsi de cet homme si je ne l'avais pas connu pendant un long temps comme une personne d'un aussi bon sens que j'aie jamais connu dans ma vie, d'un très solide bon sens et très utile, et dans les matières dont il s'occupe, certainement le plus habile homme qui soit". (97) Semblable recommandation avait été adressée au commissaire à la Trésorerie, lord Halifax, qui répondait le 26 février : "J'ai eu l'honneur de connaître M. Law un peu à La Haye, et j'ai par devers moi quelques papiers envoyés par lui d'Ecosse à lord Godolphin d'après lesquels j'ai une grande estime pour ses capacités et j'ai un goût extrême d'avoir son assistance dans le revenu public. J ' a i parlé au Roi et à plusieurs de ses ministres à son sujet, mais il se présente quelque difficulté dans son cas, et dans les moyens de le promouvoir. Si Votre Seigneurie peut me suggérer quelque chose qui puisse faciliter cette matière, je serais heureux de le r e cevoir". (98) Malheureusement le responsable des Finances britanniques ne devait pas avoir l'occasion de mettre en œuvre ces dispositions favorables car il décédait quelques jours après l'envoi de cette lettre. Quant à Stanhope, ce n'est que le 30 avril qu'il songea à répondre à la démarche de son ministre en France : "Bien que je n'aie pas jusqu'ici dans mes retours aux lettres de Votre Seigneurie, écrit-il le 30 avril, fait allusion à ce que vous m'avez écrit autrefois au sujet de M. Law, je n'ai pas manqué alors de l'exposer au Roi. Je suis maintenant en mesure de dire à Votre Seigneurie que je trouve une disposition à se prêter à ce que Votre Seigneurie propose bien qu'en même temps cela a rencontré et rencontre une opposition et je crois que ce ne s e r a pas une affaire difficile pour vous de deviner d'où celle-ci provient". (99) A la fin d'avril 1715, l'espoir d'un retour en Angleterre et d'une c a r r i è r e honorable dans les Finances britanniques doit être considéré comme perdu. C'est donc en France qu'il faut tenter de forcer le destin. 131

C'est en mai 1715, peu de jours après un entretien avec Desmaretz, et sans doute au moment où il venait d'apprendre qu'on ne voulait décidément pas de lui en Angleterre, que Law songe à relancer les anciens projets qu'il avait formés en France. Le ministre des F i nances au cours d'une audience qu'il lui avait donnée le 6 mai (100) lui avait confié les moyens qu'il envisageait pour éteindre la dette flottante, alors représentée par les promesses de la Caisse des emprunts; il se proposait simplement de réduire les intérêts et d'opérer le remboursement par la voie d'une loterie. Cette faillite larvée parut de mauvaise politique à l'Ecossais qui, ayant investi dans les fonds publics était d'ailleurs personnellement éprouvé par une telle réforme et le jeudi suivant, il adressait au ministre le billet suivant : "Dans l'audience que Votre Grandeur eut la bonté de me donner lundi, elle m'a paru être d'opinion de mettre les rentes des billets de la Caisse des Emprunts à 4% et de faire les remboursements par voie de loterie. Je souhaite avoir l'honneur de parler à Votre Grandeur avant qu'elle ait pris sa résolution là dessus. "Si une telle ou une plus forte réduction est nécessaire pour le bien de l'Etat, ou pour l'arrangement des affaires du Roi, j'aurai plus de satisfaction à réduire ma dépense que de jouir de ce que ma rente me fournit. Mais je crains que l'épargne /que Sa Majesté/ pourrait faire par cette réduction ne soit balancée par le mauvais effet qu'elle produira dans le commerce. Si la même fin peut être obtenue par les moyens que je proposerai, le crédit et la confiance soutenus, il me paraît qu'elle doit être plus agréable au Roi que de venir à cette extrémité, qu'il fera plus pour l'intérêt du sujet et donnera une meilleure opinion des affaires de la France aux pays étrangers. "Excusez la liberté avec laquelle mon zèle m'engage à écrire. Samedi, à l'heure que Votre Grandeur m'a marqué, j'aurai l'honneur de lui porter un mémoire sur ce que j'ai à offrir pour remédier au désordre où se trouvent les effets royaux. J'espère qu'elle agréera et protégera l'affaire que j'ai en vue d'établir". (101) Le mémoire annoncé fut soumis au contrôleur général quelques jours ou quelques semaines plus tard; on peut aisément l'identifier dans le dossier que Law reconstitua à la fin de l'année pour le communiquer au roi de Sicile; son préambule semble directement branché sur la lettre qui le précède : "Nonobstant la paix générale, exposait-il, les diminutions des espèces et les mesures que le Roi a pris pour soutenir les billets de la Caisse des Emprunts, ces effets perdent considérablement; les autres effets royaux sont à très bas prix, l'argent devient rare, il n'y a pas de confiance parmi les négociants et plus on diffère, plus il sera difficile à y remédier". Les grandes lignes du remède proposé demeurent assez imprécises : "Le sieur Law offre d'établir une affaire qui diminuera la perte sur les promesses, bonifiera les autres effets royaux, rendra l ' a r 132

gent plus abondant et remettra la confiance et le crédit. Cette affaire ne taxera pas le sujet; au contraire elle sera utile au Roy aux sujets et au commerce, et ne portera pas de changement à l'ordre établi pour les finances". Les modalités du financement et de la gestion étaient par contre assez clairement dessinées, et présentées comme conditions préliminaires : "Le sieur Law serait bien fondé à demander que Sa Majesté fit les frais d'une affaire qui doit produire ces bons effets mais, pour lever les doutes qu'on peut avoir du succès de ce qu'il propose, il entreprendra l'établissement de son affaire à ses frais, quoique cela représente une somme considérable. "La grâce que ledit sieur prend la liberté de demander est qu'avant de s'ouvrir sur la nature de son projet ou de la manière qu'il se propose de le conduire, il plaise au Roy d'agréer qu'il en aura l'entière direction, supposé toujours que ce projet soit agréé par Sa Majesté et son conseil. "Qu'il sera autorisé avec les privilèges nécessaires pour vingt années, supposé que les privilèges qu'il demande ne portent aucun préjudice au Roy, aux sujets ni au commerce. "Comme le profit qui reviendra à cette affaire est dû à l'industrie du sieur Law, il espère que le Roy agréera qu'il retienne annuellement un quart de ce profit, sur quoy il fera les frais nécessaires, et qu'il lui sera permis d'employer les trois autres quarts pendant les vingt années, comptable après ce terme pour le produit de cela à Sa Majesté qui nommera présentement des inspecteurs pour prendre connaissance de sa conduite et du profit. " L'auteur du projet suggérait de prélever sur les disponibilités du Trésor ou, à défaut, sur la part revenant au roi des profits de son établissement, des sommes suffisantes pour rembourser, dans un délai de dix à quatorze ans, les promesses de la Caisse des emprunts, ou de racheter de ces promesses au cours du marché, opération qui dans les premiers temps serait préjudiciable aux porteurs mais profitables à l'Etat et qui, dans la suite, aurait pour effet de rehausser les cours; il se proposait aussi d'améliorer le change sur l'étranger, dénonçant les pratiques - répandues par les Gênevois qui contribuaient à le dégrader : "C'est un désavantage pour un E tat, écrivait-il, quand les négociants ne trouvent pas de l'argent à un intérêt raisonnable ou qu'ils trouvent leur compte, pour gagner 4 ou 6 mois, à tirer sur leurs correspondants en pays étrangers, quoiqu'ils n'aient pas de fonds entre leurs mains, donnant ordre de se valoir sur une troisième place et de se faire retirer sur eux; la France perd et les étrangers gagnent sur les changes, les commissions, courtages, etc. "L'affaire que le sieur Law propose remédiera encore à ce mal en donnant les moyens aux négociants à trouver dans le pays les sommes dont ils ont besoin à un intérêt modique, et engagera les étrangers à se servir de leur crédit en France ce qui donnera à pro133

fi ter aux négociants français. "L'on ne peut pas, observait-il encore, rendre Paris une ville d'un grand commerce étranger, étant trop éloignée de la mer et la rivière n'étant pas navigable comme elle devrait être pour cela, mais l'on peut rendre Paris la première place du monde pour les changes ce que ledit sieur Law s'obligera lui-même d'effectuer. " (102) Le postulant reçut-il les garanties préalables qu'il demandait avant de découvrir le détail de son plan ou considéra-t-il quelques encouragements comme un accord formel; toujours est-il qu'au pied du mémoire, transcrit par un copiste, il nota de sa propre main : "le quart de profit et les autres conditions demandées ont été agréés", affirmation qu'il devait réitérer dans une lettre ultérieure à Desmaretz dans les termes suivants : " . . . le Roy me fit la grâce d'accorder les conditions que je pris la liberté de lui demander". (103) En tout cas, un mémoire plus circonstancié et plus dogmatique suivit le premier, rassemblant les arguments au soutien du projet, célébrant les bienfaits du crédit, reprenant l'historique, maintes fois évoqué, des banques de Suède, d'Amsterdam, de Gênes, d'Ecosse, l'auteur assurant "qu'au lieu de suivre le projet des autres, le sien servira de modèle sur lequel on se réglera à l'avenir et par lequel les plus considérables crédits de l'Europe se gouverneront sitôt qu'ils pourront se mettre en état de profiter des lumières qu'il aura donné sur cette importante affaire". Il laissait apparaître que son plan était d'ouvrir, pour le compte du roi, une banque qui émettrait des billets payables à vue et dont un projet de lettres patentes joint au mémoire explicitait le mécanisme : le roi autorisait le sieur Law à entreprendre l'établissement de la banque et à la conduire pour le compte de l'Etat, le constituant seul directeur, avec privilège exclusif pour une durée de vingt ans; il lui était fait abandon du quart des profits durant les vingt années d'exploitation - disposition que l'intéressé barrera sur le texte qu'il adressera au duc de Savoie -, sur quoi le directeur de la banque s'engagerait à faire les frais nécessaires, le roi promettant de ne rien exiger de lui, ses successeurs ou ayants cause, sur ce quart ni de les obliger à augmenter les fonctionnaires ou les frais. La banque avait le droit d'émettre des billets, libellés en écus d'espèces ou de banque, donc non soumis aux fluctuations qui pourraient être imposées au numéraire, ces billets n'auraient pas cours forcé et il n'était pas imposé aux négociants de domicilier leurs paiements dans cet établissement, mais il était stipulé que tous ceux qui auraient des impôts, droits, taxes ou autres redevances à acquitter dans les recettes de la ville de Paris seraient contraints de les payer en billets de banque et que les comptables de cette ville devraient les recevoir et faire leurs paiements en billets, ceuxci étant en tout état de cause échangeables à vue contre des espèces aux guichets de la banque. 134

Acte était donné au fondateur de la banque de ce qu'il ne se proposait pas de tenir des caisses, ni de délivrer des billets en d'autres villes que la capitale, mais pour la commodité de ceux qui voudraient utiliser en province ces moyens de paiement, il était ordonné aux comptables publics de les recevoir comme espèces et de les changer à demande. (104) Dépouillée de toutes les considérations théoriques, économiques ou historiques dont on l'enveloppait, l'opération s'analysait assez simplement. La banque, dont Law serait directeur au nom du roi, aurait la faculté à titre privilégié d'émettre des billets qui n'avaient pas cours forcé entre particuliers, mais qui avaient cours forcé à Paris dans les paiements des particuliers au roi et qu'en province les comptables publics devraient accepter et changer à demande . Ainsi, et Law l'expose très clairement dans un de ses mémoires, dès l'ouverture de la banque, celui qui avait à Paris des impositions à payer devrait, pour s'en acquitter, porter son numéraire aux guichets pour l'échanger contre des billets; ainsi dès le début le nouvel établissement disposerait d'une masse de numéraire qui servirait "d'amorce" et qui ne pourrait que s'accroître quand le public aurait éprouvé la commodité du papier et constaté qu'il était effectivement échangé à vue. En bref et en termes d'intérêts, l'affaire consistait à disposer pour une durée de vingt ans du numéraire d'une nation - du moins dans sa plus grande part - et à "le faire travailler" avec pour seule mise de fonds les frais de l'établissement et pour profit le quart des bénéfices. "Quoique cela montera à des sommes assez considérables, reconnaît l'intéressé, il espère de le mériter par les services qu'il rendra à l'Etat. " (105) De fait, il est bien évident que pour réaliser un tel coup ce n'était pas trop cher payer que de risquer la mise d'un logement sur la place Vendôme, d'un brillant équipage et de quelques tractations ostensibles sur les rentes de l'Hôtel de ville et les fonds d'Etat et que, même dans un royaume éprouvé par de longues années de guerre, les résultats s'annonçaient plus prometteurs que ceux qu'auraient pu procurer une part de 50% sur le maniement du Trésor de l'Ecosse ou celui du duc de Savoie. Sur la base de ces propositions, les échanges se poursuivirent, marqués par différents incidents; un billet du 2 juillet 1715, faisant allusion à un rendez-vous manqué révèle que l'Ecossais avait ses entrées à Marly et à la résidence de campagne du ministre à La Marche (106); des ennuis de santé dont il se plaint dans plusieurs de ses lettres l'obligèrent à différer les visites projetées. (107) Cependant le dialogue était assez sérieusement engagé pour susciter la vigilance de Samuel Bernard qui, le 25 juillet, confiait avec assurance à l'ambassadeur d'Angleterre que "le conseil refuserait le projet de Law, n'y ayant aucun fondement pour l'établissement qu'il 135

proposait dans un pays où tout dépend du plaisir du roi". (108) C'est précisément pour répondre à de telles objections que Law adresse le 26 juillet une longue lettre au contrôleur général. Le ministre est encore hésitant; il oppose que la situation de la France est différente de celle des autres Etats; que les peuples "ayant une très mauvaise opinion des billets auront de la peine à les recevoir dans les payements du Roy, qu'un artisan ou un bourgeois qui a une rente sur la ville, laquelle il s'attend à recevoir en espèces sera surpris quand on lui offrira son payement en billets et que les officiers étant établis pour la recette et distribution des finances étant accoutumés au maniement des espèces s'opposeront à l'exécution de ce projet". (109) Revenant une fois de plus sur les avantages du crédit, moteur du commerce et de l'expansion d'une nation, et sur l'originalité de son projet qui tend à "rendre le Roy caissier de l'Etat", l'Ecossais écrit : "Je ne suis pas un visionnaire, si Votre Grandeur agrée mon projet, il produira les bons effets que je me suis proposé. . . Un ministre qui travaille pour la gloire du prince, le bien de l'Etat et son propre honneur ne peut pas former un plus beau dessein que de remettre et soutenir la foi publique". (110) Le 31 juillet, il en venait aux points de détail, soit parce que, le ministre se sentant fléchir sous ce flot d'arguments renouvelés ou répétés, il tenait l'affaire pour conclue, soit parce que c'était ceux qu'on lui opposait pour lui b a r r e r la route. Il adresse au contrôleur général une note sur la manière de faire les billets (111), il fournit des précisions sur l'administration de la banque, lâchant un peu de lest sur la désignation de ceux qui travailleront sous ses ordres et dont il entendait se réserver le choix comme une prérogative essentielle (112), il recommande une grande prudence dans l'emploi des fonds surtout dans les débuts. "La banque, écrit-il, ne doit pas être tentée de faire des emplois considérables d'autant plus que dans son commencement, ses premières vues doivent être de donner au public de l'Europe une bonne idée de sa conduite. Sa caisse ne peut pas manquer, avec le temps, d'être plus forte que les Caisses d'Angleterre, d'Amsterdam, de Gênes ou de Venise quand elles seraient assemblées dans une, et elle aura assez d'occasion de faire des profits. " Une fois encore, il reprend son intarissable plaidoyer : "Monseigneur, écrit-il, cette idée quoique très simple n'est pas le travail d'un jour ou d'un mois; c'est le travail de plusieurs années et elle est fondée sur les vrais principes; j'ai tourné cette affaire de toutes les manières et je n'ai pu trouver que cette seule idée pour établir le crédit solidement, lui donner la plus grande étendue et le rendre visiblement de l'intérêt du Roy à le protéger sans blesser la puissance et autorité royale, même en l'agrandissant". Il s'attaque avec vigueur aux projets qu'on lui oppose, notamment à celui qui prétend bonifier les effets royaux par la constitution d'une caisse de 30 ou 40 millions de livres, en leur donnant 136

cours forcé dans le commerce. "Monseigneur, à entendre ces projets, fulmine-t-il, on dirait que les ennemis de la France entretenaient des personnes pour les proposer." Et il n'hésite pas en conclusion à demander au ministre des Finances de prendre le titre de protecteur de sa banque. (113) Il se sent toucher au but; il prévoit pour le 13 août l'ouverture de l'établissement et situe au 20 la date des premiers paiements. (114) Pourtant, au duc de Savoie - mué en roi de Sicile - qui l'invite à revenir auprès de lui, il répond le 16 août par un refus à l'appui duquel il invoque, avec ses soucis de santé, des projets dont la réalisation semble, de son aveu même, être encore en suspens : " . . . à mon arrivée ici, écrit-il, ayant receu les lettres que Votre Majesté me fit la grâce de m'écrire que je me rendisse auprès d'Elle en Sicile, je n'avais plus rien à désirer, mon ambition était pleinement satisfaite, si ma santé m'eût permis de faire ce voyage. Mais depuis ce temps je n'ay jamais été en état de faire dix lieues de chemin, les médecins et les chirurgiens me détournant d'une opération, étant trop abattu pour la soutenir, pourtant comme mon mal augmente, je doute que j'y seray bientôt contraint. "Sire, étant dans cet état, qui ne me permet pas de pouvoir jouir des grâces que Votre Majesté m'a fait, ayant mon bien placé ici en rentes sur la ville de Paris, et en effets ou papiers royaux, qui par les grands désordres dans les monoys, le crédit et le commerce, ont tellement diminué de valeur qu'ils sont à présent pour moins que le quart de ce qu'ils m'avaient coûté, j'ay cru dans cette occasion devoir offrir mes avis au ministre pour remédier à ces désordres, et remettre ces effets en valeur, d'autant plus que j'avais eu l'honneur d'être connu de luy pendant mes autres voyages en France, et que je voyais qu'on présentait des mémoires de toutes parts fondés sur des mauvais principes, qui au lieu de remettre les affaires, les auraient entièrement ruiné, et metteraient la couronne hors d'état de payer les capitaux et rentes de ses dettes. "Le ministre approuve les principes sur lesquels je travaille, j'ay eu plusieurs conférences avec luy, et il m'a paru goûter le projet que je luy ay présenté. Je ne scay si mon projet sera agréé par le Roy, mais j'ay cru de mon devoir d'informer Votre Majesté des démarches que j'ay fait là dedans. Je supplie très humblement Votre Majesté de me faire la justice de croire que tous les avantages que je pourray me promettre, ne m'auraient pas engagé à travailler ailleurs qu'à son service, si ma santé m'eût permis de jouir de ce bonheur. Si le Roy agrée mon projet je rendray un service éclatant à la France, mais je ne puis espérer de jouir longtemps de l'honneur de mon travail; je cherche plustost à procurer par là, une protection à deux enfants que je laissera icy en pays étranger, et à qui je cède avec plaisir les fruits de mes peines". (115) Malheureusement, au moment où l'Ecossais écrivait cette let137

tre, le roi de France était à Marly pour son dernier voyage et la mort du souverain, survenue le 1er septembre, allait pour un court temps suspendre les espérances que le ministre des Finances lui avait laissé entrevoir. Si des documents épars mais relativement nombreux nous éclairent sur les activités de Law dans les dernières années du règne de Louis XIV, nous sommes beaucoup moins bien renseignés sur ses premiers contacts avec le nouveau régime, et le silence qui l'entoure, celui qu'il garde lui-môme, ne peut manquer de surprendre à une époque où la plupart de ceux qui détenaient le pouvoir ou qui en approchaient consignaient soigneusement leurs observations, où les financiers eux-mêmes, Hogguer, Thellusson, les Paris, se montraient d'une exceptionnelle prolixité et où le duc de Noailles, responsable de l'administration des Finances, faisait tenir ses archives en double exemplaire. Sur ce point, comme sur tant d'autres, Saint-Simon n'est pas un témoin à récuser; le mémorialiste qui confirme les relations antérieures de l'Ecossais avec le duc d'Orléans retrace ainsi son cheminement dans les instances du nouveau régime : " . . . après les premiers débouchés des affaires qui suivirent la mort du Roi, Law qui avait fait au Palais Royal des connaissances subalternes et quelque liaison avec l'abbé Dubois se présenta de nouveau devant M. le duc d'Orléans, bientôt après l'entretint en particulier, et lui proposa des plans de finance. Il le fit travailler avec le duc de Noailles, avec Rouillé, avec Amelot, ce dernier pour le commerce. Les deux premiers eurent peur d'un intrus de la main du Régent dans leur administration, de manière qu'il fut longtemps ballotté, mais toujours porté par M. le duc d'Orléans". (116) En des termes un peu différents, le duc d'Antin évoque cette lente percée; relatant, lui aussi, les "conférences secrètes" du financier et du duc d'Orléans sous le règne précédent, il écrit : "Peu après que le Régent fut établi et dans les premiers arrangements, M. Law se représenta et s'adressa comme de raison au duc de Noailles qui le reçut bien, mais comme il ne se décidait pas aussi vite qu'il l'aurait souhaité, il parla par la ville à plusieurs personnes, il vint me voir, et dès ses premières conversations je fus frappé de ses i d é e s . . . Je le prié seulement qu'à ses heures perdues, nous puissions avoir quelqu'entretien ensemble. .. Il trouva les moyens de se rapprocher du Régent qui le goûtait fort et avec qui il eut plusieurs conférences; il fit une cour assidue au duc de Noailles et le gagna si bien par là qu'il ne jurait plus que par lui". (117) Tout ceci nous éclaire mal sur les ressorts secrets qui permirent à un étranger, proscrit et condamné à mort, d'ouvrir des portes assez difficilement accessibles; tout au plus peut-on, en ce qui concerne les "connaissances subalternes du Palais Royal" évoquées par Saint-Simon, songer à l'abbé de Thésut dont il est fait mention 138

dans un billet de Law précité de 1707 et qui s'occupait auprès du prince des affaires religieuses et jacobites, ou au puissant concierge Dibagnet dont un parent se retrouvera dans les conseils de la Compagnie d'Occident. (118) Quoi qu'il en soit de ces supputations, il est un point de contact qui peut être assez aisément décelé : il est bien évident qu'à l'aube du nouveau régime les milieux du commerce libre, éprouvés par la politique déflationniste de Desmaretz, par la rareté du numéraire et par les faillites qui en découlaient, devaient être intéressés par les propos et par les démarches d'un personnage manifestement instruit des problèmes économiques et monétaires et qui leur offrait, avec de nouveaux moyens de paiement, une possibilité de relance et d'expansion. Or ces milieux avaient des représentants et des informateurs très actifs auprès du sieur Clautrier, ancien premier commis de Desmaretz, qui avait repris du service auprès du duc de Noailles. Autour de ce personnage, on voit constamment graviter outre Jean Anisson, député du commerce de Lyon, délégué à Londres en 1713 et en 1714, qui entourait ce haut fonctionnaire d'une insistante sollicitude, un certain Simon Clapeyron, banquier à Lyon, qui devait d'ailleurs succéder à Anisson au conseil de Commerce, et qui après avoir eu des rapports très étroits avec la banque genevoise (119), semblait avoir été fort rebuté par ses anciens amis qu'il flétrissait dans une lettre du 8 juillet 1715, stigmatisant "ces Genevois qui ont ruiné cette place par leurs usures". (120) Clapeyron et Clautrier avaient fondé entre eux "une petite société" qui avait risqué quelques fonds dans les loteries de Hollande (121) et ce n'est pas s'aventurer trop hardiment dans le domaine des hypothèses que de supposer que ces opérations les avaient mis en relations avec Law, ni même que l'Ecossais, dans le temps où il accablait le contrôleur général de ses démarches et de ses factums, ait eu pour souci d'obliger un de ses plus intimes et plus influents collaborateurs. On est d'autant mieux fondé à le penser que l'intérêt du banquier lyonnais pour l'Ecossais et son projet de banque, et sa participation aux mémoires qu'il répandait si généreusement, transparaît dans cette importante lettre à Clautrier du 16 octobre 1716 : " J e vous avoue Monsieur que je suis si touché de l'accablement des affaires de différentes natures, dans lequel je vois Monseigneur le Duc que je n'ose luy demander une audience quoique je croye qu'il est nécessaire de l'informer de plusieurs conférences que j'ay eu, et principalement d'une longue dont je suis très content, car il m'a paru que j'ay persuadé de l'utilité de la Banque pour le Roy, pour l'Etat et pour les particuliers, même pour les négociants de notre pays, ainsy que des inconvénients qui arriveraient si on ne suivait pas le système pris sur les monnayes à reformer, je puis assurer qu'on a les meilleures intentions du monde et qu'il ne s ' a git que de détruire les impressions de gens intéressés. "Monseigneur le Duc m'a fait l'honneur d'approuver le mémoi139

moire concernant la Banque que j'ay dressé pour Monsieur le Procureur général, auquel je voudrais bien marquer la même exactitude qu'il m'a toujours trouvé dans ce qu'il m'a demandé, mais en mains vous avez ma minute, je ne puis luy en envoyer une copie ainsy qu'il m'en a prié pour convertir les hérétiques sur la matière que j'ay traité succintement pour laisser à M. Law les moyens de la traitter à fond par le mémoire qu'il luy demanda aussy". (122) Quels que soient les intermédiaires qu'on fit jouer en l'occurrence, ils se montrèrent fort efficaces puisque dès le 7 octobre 1715, on trouve dans la correspondance du duc de Noailles mention de l'Ecossais et de son projet de banque : "MM. Rouillé, Desforts et Fagon, écrit-il, doivent s'assembler cet après-midi chez moi pour discuter la proposition de M. Law". (123) La position de Rouillé nous est connue; il avait, avec beaucoup de perspicacité, découvert la véritable finalité de l'entreprise et la dénonçait sans ambages : "Le but du proposant, observait-il, qu'il cache autant qu'il peut, est fondé sur ce qu'il suppose, qu'en cas que ces particuliers porteurs de billets ayent la liberté de recevoir à toute heure dans la banque ou même à l'hôtel de ville de l'argent pour leurs billets, cependant il s'en trouvera plusieurs qui aimeront mieux retenir ces billets, que d'en recevoir la valeur en argent sur le champ, et que l'argent qu'ils laisseront dans la caisse formera dans la suite des temps des sommes très considérables que l'on employera utilement dont le bénéfice se partagera savoir un quart pour luy et les trois quarts pour le Roy. C'est ce que le proposant a enveloppé dans des discours infinis ët qui ne se découvre qu'avec peine dans le fond de son mémoire". (124) Sur le moment, le duc de Noailles ne se laissa apparemment pas convaincre par ces objections; c'était alors le temps où il écrivait au maréchal de Villeroy que "des étrangers semblaient se disposer à faire des remises considérables en France" (125) et ces rentrées de fonds étaient certainement liées dans son esprit à l'entreprise qui se préparait; le 15 octobre - jour où le conseil de Finance rejetait définitivement le projet de surséance générale, présenté par certains banquiers et commerçants, il écrivait au maréchal de Villeroy : "J'ai eu l'honneur de vous dire ce matin que M. Amelot, M. d'Argenson, M. le Prévost des Marchands, et MM. Fagon de Baudry et de Saint-Contest devaient s'assembler cet aprèsmidi chez moi pour examiner les propositions de M. Lasse; ils y sont venus et ont paru fort satisfaits du compte qu'il leur en a rendu de manière que ce qui peut rester de doute ne roule que sur le plus ou ou moins d'hostilité que produira l'exécution de la proposition mais qu'on ne peut en craindre aucun inconvénient; je mande les sieurs Fenellon, Tourton et Guiguer avec le sieur Piou pour les entendre encore demain au matin sur cette matière. MM. Fagon et de Baudry s'y trouveront avec M. Lass afin de donner à cette affaire plus de précision et de fixer l'objet qu'elle peut avoir". (126) 140

Et Amelot lui ayant adressé quatre jours plus tard un mémoire contenant de multiples critiques du projet avec, en marge, les réfutations de l'Ecossais, il le lui retourna, appuyé du billet suivant : "Je vous renvoye le mémoire que vous m'adressâtes hier. Il n'était pas fort difficile de répondre aux objections que contenait ce mémoire et je crois que vous serez satisfait de la réponse de M. Lass que je vous envoye". (127) La proposition vint en discussion au cours d'une assemblée extraordinaire du conseil qui se tint le 24 octobre; aux membres composant le conseil de Finance avaient été adjoints Le Pelletier (128), Daguesseau père et Amelot, conseillers d'Etat, Bignon, prévôt des marchands, d'Argenson, lieutenant de police, Le Blanc et SaintContest, maîtres des requêtes, et le procureur général Daguesseau; le rapport fut présenté par Fagon, fils du médecin de Louis XIV, conseiller d'Etat fort influent : il exposa avec beaucoup d'objectivité l'économie du projet qui ne semblait pas avoir été sensiblement modifié depuis sa présentation, qui consistait à faire porter tous les revenus du roi à la banque, à donner aux receveurs généraux des billets de 10, 100 et 1 000 écus "poids et titre de ce jour", qui seraient nommés billets de banque, et que les receveurs généraux porteraient ensuite au Trésor royal qui leur expédierait des quittances comptables. Les créanciers de l'Etat seraient payés en ces billets dont ils pourraient demander à vue la contre-valeur en métal aux guichets de la banque "sans que personne soit tenu ni de les garder ni de les recevoir dans le commerce". Mais, ajoutait le rapporteur, "le sieur Lass prétend que.. . tout le monde sera charmé d'avoir des billets de banque plutôt que de l'argent par la facilité qu'on aura à faire les paiements en papier et par l'assurance d'en recevoir le paiement toutes les fois que l'on voudra". Law donnait l'assurance que la proportion entre l'argent et les billets serait toujours maintenue, parce "qu'on ne ferait des billets qu'au prorata de l'argent qui entrera". Le Régent jugea alors à propos d'entendre à ce sujet l'avis d'un groupe de commerçants et de banquiers; ils furent introduits en même temps que Law et exprimèrent trois avis : Fenellon, député du commerce de Bordeaux, ancien émissaire à Londres, porte-parole des exportateurs et de l'extrême libéralisme, Tourton et Guiguer associés, branche parisienne d'un puissant réseau international ramifiant en Suisse, en Hollande et en Angleterre, et Jean Piou, député du commerce de Nantes opinèrent que "l'établissement de la Banque était utile dès à présent". Anisson, député du commerce de Lyon, représentant du commerce autochtone d'une place conquise par les banquiers suisses et genevois, hostile aux étrangers par intérêt et aux protestants par conviction religieuse, estima que "cet établissement pouvait être utile dans un autre temps que celui-ci mais qu'il serait nuisible dans la conjoncture". 141

Enfin un troisième groupe, dans lequel se trouvaient Samuel Bernard, Pierre Claude Heusch, neveu de l'armateur banquier Thomas Legendre (129), "Mouras" - sans doute Antoine de Moura, banquier portugais correspondant des juifs sépharades (130) - et Jacques Le Coulteulx de Rouen déclara tout net que "/la banque/ devait être entièrement rejetée". Les premiers membres du conseil firent entendre des opinions nuancées mais défavorables; Le Pelletier émit l'avis de donner "quelque profit sur les billets pour les accréditer" tout en ajoutant que "la conjoncture n'était pas propre et qu'il fallait attendre". Dodun, tout en écartant toute idée de prime sur les billets, opina également pour un sursis; de Saint-Contest fit valoir qu'une banque ne pourrait avoir de solidité dans le royaume parce que "l'autorité gagne toujours"; Gilbert, sans être hostile à un établissement qui permettrait de faire circuler les espèces, jugeait le moment peu propice, un échec risquant d'entraîner le discrédit du gouvernement; de Gaumont jugeait aussi le moment inopportun pour une telle innovation parce que "cela influerait sur le gouvernement"; Baudry n'y était pas hostile dans le principe, mais pensait que cet établissement ne pouvait reposer que sur la confiance du public et que cette confiance ferait défaut dans le moment présent; le lieutenant de police d'Argenson se prononça nettement en faveur du projet : il ne regardait la banque "que comme la caisse des revenus du roi, ne trou/vait/ aucun inconvénient à l'établir en supposant que la fidélité en sera toujours exacte et cro/yait/ qu'on /devait/ tenter cette voie innocente (131) pour rattraper la confiance", le marquis d'Effiat, vice-président du conseil, était comme les premiers opinants, d'accord en principe, mais "non pas à présent" et pensait "que cela ferait présentement resserrer l'argent encore plus qu'il n'est". C'est alors que le duc de Noailles prit la parole. Il déclara qu'il était "persuadé de l'utilité d'une banque mais que le temps ne convenait pas, la défiance étant générale; que du moins l'opposition des négociants dont la confiance est essentielle pour l'acc rédite ment de la banque la ferait échouer, qu'il faut la leur faire désirer avant que de l'establir et commencer par supprimer toutes les dépenses inutiles pour payer les dettes de l'Estat, que rien ne sera plus propre à regagner la confiance par l'attention qu'on verra à Son Altesse Royale pour le bien public dont on est desjà très persuadé par les premiers engagements qu'elle a fait et, afin que l'on ne soit pas plus longtemps dans l'incertitude, qu'on doit déclarer dès aujourd'hui que la banque n'aura point lieu". Après un avis aussi catégorique du président du conseil de finance - exprimé d'ailleurs, semble-t-il, avant son tour - les autres opinants ne pouvaient qu'acquiescer; successivement, le rapporteur Fagon, MM. Daguesseau, Le Blanc, Rouillé, d'Ormesson, Amelot et des Forts opinèrent dans le sens du duc de Noailles, M. Amelot faisant observer "que le public a parlé par la bouche des banquiers"; 142

le maréchal de Villeroy, chef du conseil, se rangeait avec empressement à des avis qui épousaient si étroitement ses vues, écarta le projet en disant "qu'on n'en pourrait tirer présentement aucun profit et que l'arrangement des rentes et des troupes (132), suivi de l'arrangement des billets ramènera/it/ la confiance". Le procureur général joignit sa voix à celle de l'assemblée et condamna la banque en un bref et tranchant réquisitoire; seul contre tous, à l'exception de son lieutenant général de police, le Pégent conclut mélancoliquement en se disant "persuadé que la banque devait avoir lieu mais qu'après ce qui / i l / venait d'entendre, / i l / était de l'avis entier de M. le duc de Noailles, et qu'il fallait annoncer à tout le monde dès aujourd'hui que la banque était manquée". (133) Une fois encore l'avis du duc de Noailles emportait celui de l'assemblée et, une fois encore, cet avis était consécutif à un brusque retournement; pour le duc d'Antin, le responsable de ce revirement n'est autre que Fouillé; l'homme de confiance du président du conseil de Finance ayant clairement démasqué le but final de l ' E c o s sais devait tout naturellement en tirer les conséquences; "Il fut contre, rapporte d'Antin, et presque tout le conseil". (134) D'autres influences jouèrent, dont il est facile de déterminer les causes et l'origine, et le duc de Noailles n'en fait pas mystère lorsqu'il évoque l'opposition des négociants dont la confiance est essentielle pour l'accréditement de la banque"; mais il n'est guère douteux que l'animateur de la cabale n'ait été autre que Samuel Bernard. Comme le révèle son entretien de juillet précédent avec lord Stair, le prestigieux banquier suivait les entreprises de l'Ecossais avec un soin très attentif que justifiait d'ailleurs ce passage de la lettre que, le 26 juillet 1715, ce dernier avait adressée au contrôleur général : " P a r cet établissement Votre Grandeur s e r a dégagée d'une sorte de nécessité par où elle se trouve souvent par la situation des affaires à se servir des banquiers ou traitants pour faire ses remises en pays étrangers, ou pour fournir des sommes dans les occasions pressantes; la banque servira Votre Grandeur dans ce cas mieux que tous les banquiers ou traitants en France et bien plus pour l'avantage du Roi et de l ' E t a t . . . " . (135) Or, il semble que Samuel Bernard ait été l'objet d'attentions très particulières du duc de Noailles avec lequel on le trouvera d'ailleurs en relations d'affaires (136) et qui, le 12 novembre 1715, quelques jours après le rejet de la banque, à une époque où ni son caractère, ni l'état du Trésor ne le portaient à se montrer très généreux, lui adressait ce billet : "Je vous envoye Monsieur les o r dres que Monseigneur le duc d'Orléans a signés pour vous faire payer par préférence et sans retardement les assignations que vous avez eues sur l'affaire des secrétaires du Roy et sur celle des officiers des petites chancelleries. Son Altesse Royale m'a chargé de vous marquer qu'elle vous procurerait d'ailleurs tous les secours qu'elle pourrait pour vous mettre en état de sortir des engagements 143

que vous avez contractés pour le service. Je suis Monsieur entièrement à vous". (137) L'ambassadeur des Etats Généraux, Willem Buys, avait suivi l'affaire avec une certaine attention. "On parle ici, écrivait-il le 21 octobre, d'une banque qu'on fonderait pour l'utilité publique mais à quoi travaille M. Law, un Ecossais qui a été autrefois en Hollande et qui a déjà habité quelque temps ici. "Cette banque serait d'un autre genre que celle d'Angleterre ou d'Amsterdam mais parce que je n'ai pas encore vu le projet, il ne m'est pas possible de vous en donner de détails précis. " (138) Le 1er novembre, il informait les Etats Généraux de la décision qui venait d'être prise, en des termes laissant entendre qu'il avait recueilli le témoignage de l'intéressé lui-même : "Le projet de M. Law de fonder une banque publique n'a pas l'air de réussir à cause de l'opposition de plusieurs marchands parce que le crédit public n'a pas encore été rétabli, il se flatte que son projet n'a pas été rejeté et il dit que la délibération a été uniquement ajournée mais je me demande s'il ne se fait pas des illusions et si cet ajournement n'est pas un honnête refus". (139) Le 7 décembre, Law adressait au roi de Sicile copie des mémoires qu'il avait soumis à Desmaretz et à ses successeurs et il y ajoutait des commentaires désabusés. "J'étais obligé de rendre ces mémoires assez étendues pour éclaircir des personnes qui ne sont pas bien au fait de ces sortes d'établissements, et je ne peu pas espérer que Votre Majesté aurait le loisir de les lire, mais Elle est dans le dessein d'établir une Banque dans ses Etats, ces mémoires luy seront utiles; je souhaitte que j'eusse ma santé pour pouvoir me rendre auprès de Votre Majesté; je me proposeray plus d'agrément en travaillant sous ses ordres qu'ailleurs. Monsieur Desmaretz m'avait obtenu du feu Roy les conditions que j'avais demandé, et ce ministre m'a assuré que si ce Prince avait vécu, il aurait établi mon projet. Monseigneur le Duc d'Orléans a eu connaissance alors de tous les démarches, que j'ay fait dans cette affaire; ce Prince l'avait examiné avec attention, et l'a honoré de sa protection; ainsi j'avais raison de m'attendre qu'elle aurait été approuvé dans le Conseil; pourtant il a été résolu que le temps n'était pas propre pour l'entreprendre. Je dois rendre justice à Son Altesse Royale, ce Prince a beaucoup travaillé pour faire réussir ce projet mais je vois qu'il est aussi difficile de faire passer une bonne affaire qu'une mauvaise. Je suis pourtant d'opinion que ce Royaume sera obligé de se servir de mon projet ou de perdre le rang qu'elle doit tenir parmi les puissances, car la banque établie et bien gouvernée, vaut mieux que le commerce des Indes". (140) L'échec d'octobre 1715 semble avoir assez profondément éprouvé le joueur fatigué de perdre. Les "démarches" paraissent plus rares 144

et plus effacées. Au demeurant la dévaluation de décembre 1715 devait modifier le contexte économique et aussi décevoir les espoirs qu'on avait placés en cette réforme. On retrouve trace de Law dans une lettre que le duc de Noailles adressait le 28 janvier 1716 à M. d'Argenson, touchant la répression du billonnage et l'exportation des espèces, dans laquelle on relève le post-scriptum suivant : "Le Procureur Général de la Cour des Monnayes, M. Lass et l'autre personne dont je vous ai parlé se rendront chez vous cet après-midi pour discuter de cette affaire avec vous". (141) Les opérations traitées chez les notaires par l'Ecossais semblent se raréfier. Tout juste trouve-t-on trace en 1715 d'un transport de rente consenti à Jean Law et à "dame Cathrine Knowles son épouse" chez Me Le Maignen. (142) Le 14 janvier 1716, on note au répertoire de Me Ballin un transport d'un sieur Henry de Fougasse à Jean Law et le 16 janvier une obligation souscrite par le môme, également au profit de l'Ecossais, mais en l'absence des minutes il est difficile de cerner l'opération; quant au sieur de Fougasse, il ne semble pas à première vue être de ceux qui participent à de grandes opérations financières; ancien capitaine au régiment d'Albigeois, il demeurait à Tarascon en Provence où il avait épousé une demoiselle Marguerite Provençal et paraissait de situation assez modeste. Peut-être cet officier d'assez étroite envergure servait-il de prête-nom à quelqu'un des banquiers réformés, émigrés de Provence, qu'on voit graviter dans les entours de Law. (143) Le 24 février 1716, Law adresse au ministre du roi de Sicile deux projets de loterie que ce prince lui a fait demander et qu'il a eu tout le temps d'établir dans les moindres détails; il est toujours "incommodé" et si son esprit ne cesse de s'exalter en songeant à son "grand œuvre" qu'il préfère à tous ces travaux subsidiaires, rien, dans le ton de sa correspondance, ne laisse apparaître l'espoir de le voir bientôt réalisé en France et il songe même, ce qui parait aller à l'encontre d'une telle espérance, à voir sa banque s'ouvrir à Turin. "Monsieur, mande-t-il à son correspondant, je profite de cette occasion pour vous envoyer la forme du billet que j'avais préparé par ordre de Monseigneur le duc d'Orléans pour l'établissement de la Banque avec l'impression du sceau sur le papier; peut-être que le Roy ne sera pas fâché de le voir... Si le Roy /souhaite/ d'établir une banque à Turin Sa Majesté y trouvera des secours bien plus grands que par des emprunts par voye de loterie ou autrement, et au lieu de porter aucun préjudice, la banque augmentera considérablement l'agriculture, les manufactures et le commerce. Si Sa Majesté demande des éclaircissements là-dessus, j'obéiray à ses ordres avec plaisir. Je souhaite que ma santé voulait me permettre d'aller à Turin car il y a bien des choses qui demanderaient ma pré145

sence. Les avantages que la banque bien conduite porte à l'Etat ne sont pas encore bien connus. Le crédit est la fondation la plus assurée de la puissance et la banque est le soutien du crédit. Je prétends connaître cette affaire à fond et de pouvoir l'établir avec plus de solidité et d'étendue qu'elle n'est encore en Angleterre et en Hollande. "La découverte des Indes / i l faut entendre des Indes Occidentales et de leurs mines/ a porté une augmentation des forces aux puissances qui ont profité de ce commerce. Mes idées produiront des effets plus considérables. " (144) Rien cependant n'indiquait pour lors que la France, encombrée de ses billets de l'Etat et prête à déclencher la redoutable mécanique de la chambre de justice, eût du temps à consacrer à ces rêves optimistes et à s'ouvrir aux richesses qu'on promettait de faire déferler sur elle. Les lettres instituant la Banque générale furent promulguées deux mois plus tard; expliquant ce revirement que rien ne laissait prévoir, Saint-Simon écrit : "On parla à la plupart un peu français à l'oreille. On refit à peu près la même assemblée, où, en présence du Régent, Law expliqua encore son projet. A cette fois, peu y contredirent, et faiblement. Le duc de Noailles n'avait osé soutenir la gageure comme eût voulu le maréchal de Villeroy, qui allait toujours à contrecarrer M. le duc d'Orléans, sans autre raison.. . La banque passée de la sorte il la fallut proposer au conseil de Régence. M. le duc d'Orléans prit la peine d'instruire en particulier chaque membre de ce conseil, et de lui faire doucement entendre qu'il désirait que la banque ne trouvât point d'opposition". (145) En la forme les choses semblent bien s'être passées ainsi et, à consulter les arrêts du conseil, on constate qu'elles ont été rondement menées. Le 1er mai en effet, le duc d'Orléans vint au conseil de Finance et fit lui-même le rapport "d'une proposition faite par le sieur Law d'établir une banque dans le royaume pour le compte particulier dudit Law et de sa compagnie en leur permettant de stipuler en écus de banque". "Tous Messieurs ont été d'avis de l'accepter. Son Altesse Royale a donné ensuite le projet de déclaration à lire à M. le duc de Noailles et il a été généralement approuvé" (146), peut-on lire au procès-verbal. Le lendemain, le projet fut porté au conseil de Régence et après un rapport de M. de La Houssaye qui affirmait la nécessité de substituer le crédit d'une banque publique à celui des particuliers "presque universellement anéanti", qui célébrait les mérites d'un établissement susceptible d'attirer les capitaux étrangers et d'éviter les voitures d'espèces, et qui soulignait la volonté du prince par cette observation finale : "Son Altesse veut bien l'honorer de sa protection", le texte fut adopté sans qu'il soit fait mention d'une opposition. (147) Des lettres patentes du 20 mai 1716 portaient règlement pour la 146

Banque générale et désignaient M. Fenellon comme inspecteur général. (148) Le 26 mai le directeur de l'établissement se voyait accorder des lettres de naturalité par lesquelles le roi de France, considérant que "notre cher et bien aimé le sieur Jean Law de Lauresteune natif d'Ecosse /ayant/ fait remontrer qu'il est venu s'établir en notre bonne ville de Paris à l'effet d'y finir ses jours, il était reconnu comme vrai et naturel sujet et régnicole". (149) Dans le mois qui avait précédé, on avait beaucoup vu s'agiter dans les couloirs du Contrôle général le mystérieux Clapeyron qui avait tenu des entretiens très secrets avec L a Blinière, secrétaire du conseil de Finance, le premier commis Clautrier et Hogguer. (150) On ignore le sujet de ces conciliabules, mais on peut incliner à penser que la banque n'en était pas exclue puisque, dans la mi-juin, le duc de Noailles offrait au banquier lyonnais d'être un des trois commissaires préposés à la surveillance de l'établissement, offre qui fut d'ailleurs déclinée. "La première assemblée de la banque se tint hier après-midi", mandait en effet le 17 juin le président du conseil de Finance au maréchal de Villeroy. "On y nomma les commissaires entre lesquels j'avais proposé le sieur Clapeyron qui s'en est excusé sur ce que ses affaires le rappelaient à Lyon. On a nommé le sieur de Carqueville à sa place", et le duc d'ajouter en post-scriptum : "Les autres commissaires de la banque sont les sieurs Grassin et Bellanger, le sieur Bourgeois a été nommé t r é sorier et le sieur de Lagny son directeur et destiné pour signer les billets. On a jugé à propos de n'y admettre aucun banquier de peur que leur intérêt particulier ne devint nuisible à l'intérêt général". (151) Deux noms retiennent l'attention dans l'équipe préposée à la direction de la banque : le premier est celui de l'inspecteur général, désigné par les lettres patentes du 20 mai. Jean Baptiste Fenellon, député du commerce de Bordeaux, que son séjour de deux ans à Londres avait sans doute mis en rapport non pas avec Law qui n'y était pas mais avec des gens qui le connaissaient, et qui s'était toujours affirmé comme le pionnier du libéralisme, exprimait à ce poste le soutien du commerce libre à celui qui devait lui procurer des moyens de paiements; le second, plus inattendu, est celui du trésorier, qui y occupait les plus hautes fonctions après Law luimême : Etienne Bourgeois. Rien, à l'exception de ses origines lyonnaises qui le rendaient sans doute familier de Clapeyron et d'un autre de ses compatriotes que nous verrons apparaître par la suite, ne semblait destiner ce personnage à de si hautes responsabilités. Depuis la fin du règne précédent, il circulait sous le couvert d'un sauf-conduit qui le mettait à l'abri des poursuites de ses créanciers (152), et le 24 mai 1716, dans le temps même où on lui confiait le trésor de la banque, le duc de Noailles écrivait aux juges consuls de Lyon pour les prier de proroger ses surséances pour 147

deux ou trois mois. (153) Né à Lyon en 1683, d'un receveur des gages des officiers du bureau des finances de cette ville et d'une dame Marie Fenel, fille d'un receveur de police de Paris (154), Etienne Bourgeois apparaît très tôt comme gravitant dans les cercles de la banque genevoise. Associé à Paris en 1710 avec André Jacquet de Genève, il figure en cette qualité, en 1715, comme créancier d'une société Hymette et Cie, constituée par le Genevois Antoine Camp avec un sieur Jean Joseph Hymette et qui semble avoir eu pour objet d'avancer des fonds aux munitionnaires. De nombreux Genevois apparaissent comme créanciers de cette firme dont plusieurs membres de la famille Mallet. Etienne Bourgeois et Isaac Mallet furent désignés comme syndics de la masse. (155) Ce rapprochement mérite d'être noté car le nom de la grande famille genevoise apparaît dans plusieurs documents concomitants à la fondation ou aux premières années de la banque sans qu'on ait la certitude qu'ils concernent un de ses représentants. C'est ainsi que le 22 novembre 1715, le duc de Noailles concluait au rejet d'un projet de banque présenté par un sieur Mallet (156), et on retrouvera en septembre 1717 trace d'opérations passées entre Law et un sieur Jean Mallet. (157) C'est en 1713 qu'Etienne Bourgeois, après une carrière commerciale assez obscure et apparemment assez modeste, sort de l'ombre. Il offre de faire payer à Soleure la contre-valeur de la somme de 536 550 livres, destinée à assurer, dans le moment où se discute le renouvellement de l'alliance avec les cantons, les subsides des ligues suisses moyennant une commission de 2%, proposition qui fut d'ailleurs immédiatement contrée par celle d'un concurrent qui pourrait être Samuel Bernard. (158) L'opération commença dans de bonnes conditions, puisque le 1er octobre le sieur Sonnet, trésorier des ligues suisses, informait le contrôleur général qu'il lui avait été envoyé pour le premier fonds 115 000 livres de lettres de change payables au 25 septembre et au 10 octobre (159); et le 10 septembre 1714, Bourgeois réitérait au contrôleur général l'offre précédemment faite d'assurer les remises en Italie. "Les habitudes que j'ai à Genève, écrivait-il, me mettent en situation de faire des fonds à Turin et à Milan avec toute l'épargne possible, et je croye que la voye de cette place est celle qui coûtera le moins. " Il joint à sa demande un projet de création d'un million de rentes sur l'Hôtel de ville au denier 25, soit 4% représentant un capital de 25 millions et dont le mécanisme contribuera d'après lui à relever les papiers de la Caisse des emprunts et autres papiers discrédités. (160) Mais en janvier 1715, des difficultés commencent à se présenter et ses règlements deviennent plus difficiles. Sur le fonds de 450 505 livres auquel se montent les avances de 1714, il remet le 17 janvier, 150 000 livres en lettres de change au sieur Durand, commis du trésorier des ligues suisses. "J'attendrai pour fournir le 148

restant, écrit-il au contrôleur général, la réponse de mes amis de Suisse pour savoir les échéances auxquelles je pourrai tirer car je suis obligé d'informer Votre Grandeur que l'argent y est fort rare et que l'on n'y trouve point d'argent courant"; le 24 janvier il remet pour 300 505 livres de lettres de change (161), mais si la lettre à échéance du 15 mars est payée, il n'en est pas de môme de celle du 16 avril et il informe le trésorier que non seulement il ne peut pas l'acquitter, mais qu'il ne veut môme pas que ses correspondants de Soleure, La Chapelle et Cie, lui en fassent l'avance, car il n'est pas sûr de pouvoir les rembourser. "Je ne veux point, écrit-il, prendre des engagements trop onéreux pour moy et auxquels je ne puisse suppléer avec honneur. " (162) Ce sont ces difficultés qui avaient été génératrices des poursuites engagées sur la place de Lyon et que le duc de Noailles avait interrompues par une demande de surséance. La désignation d'Etienne Bourgeois comme trésorier de la banque Law devait progressivement lui permettre d'y faire face. Le 1er février 1718, il épousait Hélène de Francine, fille de François de Francine, comte de Villepreux, héritier de la fameuse dynastie des fontainiers du roi et d'Isabelle Bachelier, et cette union prestigieuse, ajoutée à ses nouvelles responsabilités, devait m a r quer le début d'une fortune qui résistera à la chute du système et d'un essor qui fera de son fils un ministre de Louis XVI. Il est exclu qu'en 1716 un réformé, même de nationalité étrangère, et à plus forte raison après avoir reçu des lettres de naturalité, ait pu être investi de hautes responsabilités dans l'Etat et de surcroît devenir dépositaire de fonds publics sans bénéficier d'une "toléranc e " des autorités religieuses. Les jansénistes et les jésuites étaient à cet égard d'une égale intransigeance. L'influence des seconds avait certes décliné. E c a r t é s des cercles dirigeants où ils s'étaient implantés sous le règne de Louis XIV, contraints de renoncer à la prédication et à la direction des consciences dans le diocèse de Paris, objets de l'ostracisme des parlements, les religieux de cette compagnie s'étaient plus particulièrement cantonnés dans les activités semi-clandestines qu'ils exerçaient depuis le XVIe siècle, par le biais de leurs "congrégations", associations d'anciens élèves, de gens du même quartier, ou de la même profession qui se reconnaissaient par des signes particuliers et se soutenaient en tous lieux et en toutes circonstances. "Dans cette crise, écrit un historien de la Régence, les jésuites se conduisirent en hommes accoutumés aux orages. . . Mais ce qui peint admirablement la politique vivace de ces religieux, c'est qu'ils tentèrent alors une entreprise si hardie, si profonde qu'ils n'avaient osé la convevoir au temps de leur plus haute prospérité. Ils imaginèrent de fonder dans les villes de garnison des congrégations de soldats; et les jésuites auraient eu leur armée, si le gouvernement ne se fût hâté de prévenir ce pieux em149

bauchage et de soustraire la discipline militaire à une si habile corruption". (163) En août 1716, cette réaction du pouvoir n'avait pas encore fait sentir tous ses effets, puisqu'on pouvait lire le 14 août dans La Gazette d'Amsterdam l'information suivante, dépêchée de Paris le 7 août précédent : "La Cour ayant été informée des associations que les Pères Jésuites faisaient parmi les troupes par rapport à la Religion ainsi qu'on l'a dit ci-devant, et voulant prévenir ces sortes de congrégations à cause des conséquences, M. le Duc Régent a fait partir un courrier avec des ordres pour empêcher la suite de cette dévotion". (164) Les milieux de finances n'échappaient pas à cette emprise et ceux qui appartenaient à la "Religion prétendue Réformée", comme ceux qui, tels les juifs, étaient en dehors du christianisme ne pouvaient négocier en toute sécurité en France, en Espagne et dans les plus lointaines colonies qu'à la condition de laisser apparaître, précédant leur signature ou subtilement incorporée à elle, les deux traits parallèles, symbole architectural et mystique qui était, pour les hommes de finance, la marque de la protection dont ils pouvaient se prévaloir. Or un graphologue attentif observerait à cet égard de curieuses modifications survenues dans la signature de Law entre le moment où il répand ses mémoires dans tous les bureaux de finance de l'Occident et celui où il est établi à la tête de sa banque. Le L de son nom s'étire de manière surprenante pour former avec le trait qui le souligne deux barres nettement parallèles entre lesquelles on voit apparaître un point. Il n'y a pas à se méprendre sur le sens de cette disposition et tout donne à penser que Catherine Knowles n'est pas étrangère à 1'"adoption" qu'elle révèle. Sa famille comptait parmi les pionniers du catholicisme en Angleterre et elle avait dans son cousinage et dans ses relations plusieurs religieux de la Compagnie par lesquels l'Ecossais put sans doute revêtir l'emblème qui devait lui permettre de poursuivre son chemin. (165)

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NOTES 1. Bibl. de Rouen, ms Leber 5810 : "Histoire du système", f° 12. 2. A. E. Genève, vol. 33, f° 48. 3. Ibid., Gênes, vol. 65, f° 25 : Lettre de Coutlet du 23 juin 1716. 4. Ibid., Hollande, vol. 298, f° 160 : Lettre de Chateauneuf du 18 juin 1716. 5. B . N . , ms français 6935, f° 47. 6. Ibid., f° 72-73. 7. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 46. 8. B . N . , ms français 6935, f° 11 : Lettre de Noailles aux intendants, 14 mai 1716. 9. Supra, p. 46 . 10. B . N . , ms français 6934, f° 12. 11. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., 5 avril 1716, f° 64 : "Elle porte que tout ce papier qui se montait à quatre cent cinquante millions s e r a r é duit. . . ". 12. Rapport du duc de Noailles, travail fait chez le chancelier (A.N. G7 930). 13. A.E. Genève, vol. 33, f° 41. 14. B.N. Actes Royaux, F 21074 (83). 15. B . N . , ms français 6934, f° 33. 16. Deutsches Zentralarchiv, loc. c i t . , f° 75. 17. Ibid., f° 77. 18. Ibid., f° 83. 19. Ibid., f° 87. 20. A.N. E 3640, f° 443. 21. Deutsches Zentralarchiv, loc. cit., f° 81. 22. B . N . , ms français 6935, f° 69 : Lettre du 9 juin 1716 de Noailles à Bonnicourt, subdélégué de l'intendant Bernage à Abbeville. 23. Bibl. de Rouen, ms Leber 5810, f° 16. 24. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 908. 25. A. E. Angleterre, vol. 262, f° 286. 26. Ibid., f° 297 : Lettre du 27 juillet 1714. 27. Ibid., vol. 226, f° 174. 28. Ibid., f° 176. 29. Ibid., f° 185. 30. Ibid., f° 205. 31. Lord Perth a confondu le joueur écossais avec un J . Laws, secrétaire de la légation britannique à Bruxelles d'où il transmettait le 16 juillet 1708 au cabinet de Londres un pli de Marlborough et des nouvelles des armées ennemies (National Library of Scotland, ms 5308, n° 328). L'écriture et la s i gnature ne sont pas celles de notre personnage. 32. John A. Fairley, Lauriston Castle, the estate and its owners, Edinburgh-London, 1925; p. 87-89. Sur la mort du père de Law, nos recherches dans la série Y (scellés) des Archives nationales sont restées vaines. 33. A.E.' Mém. et Doc., France, vol. 1093, f° 117, cité par Alex Beljame, La Prononciation du nom de Jean Law en français, Paris, 1891, p. 8-9. 34. Nous n'en avons pas trouvé trace dans les dossiers des maréchaux de France aux Archives nationales (A.N. Zlc 147 et 164). 35. Paul Harsin, John Law, Oeuvres complètes, P a r i s , 1934, t. I, p. XX. 36. Gemeente Archief, La Haye, OA 1055, f° 14, v° : "Jean Law burger

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geworden, en heeft den eed gedaan. nota seijds een Schotsman van Edinburg te wezen" (référence aimablement communiquée par M. Mensonidès, archiviste en chef). 37. La pétition est conservée parmi les papiers Portland à Welbeck Abbey; cf. Historical ms Commissions Duke of Portland, ms VIII 320, Londres, 1907, cité par Montgomery Hyde, The History of an honeste adventurer, London, 1969, p. 53. 38. Voir notre t. I, p. 154. 39. Cf. Writing of William Paterson, publié par Sax Bannister, London, 1859, t. n, p. XLI : "L'histoire est rapportée du président de Montesquieu qui ayant vu Law à Venise quand il était un homme âgé, l'entendit lui dire qu'il devait faire remonter sa supériorité dans la science des monnaies aux leçons qu'il avait prises à Londres du succès de la Banque d'Angleterre en 1694". 40. "Monnaie et Commerce considérés au regard d'un projet pour soutenir la Nation avec la monnaie. " 41. Paul Harsin, op. c i t . , t. I, p. 161. 42. "There where likewise several Proposals made for supplying the National Money by a proper Credit, particulary one offered by Dr Hugh Chamberlain, and another by John Law. The first had, with the Projects in England, broke, ans spent so great a Part of his own Money, that he was necessitated to fly out of that Kingdom. The other was the Son of a Goldsmith in Edinburgh, who, being left a small Estate, which he had several Years ago spent, had ever since lived by Gaming and Sharping; and being a cunning Fellow, and nicely expert in al Manner of Debaucheries, found a Way quickly to get into my lord D of d ' A . . . e's Favour, and in Confidence of his, and the Squadron (with whom he was very intimate) their Assistance, he presented a very plausible Scheme, all the Court and Squadron (except some that were monied men) epoused the same, because it was so found, that, in process of Time, it brought all the Estates of the Kingdom to depend on the Government. " Memoirs concerning the Affairs of Schotland, London, 1714 (B.N. Nm 222), p. 144-145. Montgomery Hyde qui se réfère à cet ouvrage précise que l'auteur - qui n'est désigné que par ses initiales - est Georges Lockart of Carnwath (op. c i t . , p. 58). 43. Sax Bannister, op. c i t . , t. n, p. 43. 44. Montgomery Hyde, op. c i t . , p. 58-62. 45. A . E . Angleterre, vol. 218, f° 186. Le 18 août l'agent français à Londres écrivait : "Le parlement d'Ecosse ne fit autre chose que de recevoir diverses propositions présentées afin d'établir un crédit pour la nation sur une rente foncière / i l s'agit du plan Chamberlain/ et qui furent toutes rejetées" (ibid., f° 202). 46. A. E. Angleterre, vol. 220, f° 72-79. 47. Ibid., f° 118. 48. Het leven en caracter van den Heer Jan Law, Amsterdam, 1722, p. 31; Montgomery Hyde, op. c i t . , p. 62. 49. A. E. Angleterre, vol. 221, f° 209. 50. Cette orthographe est celle de sa signature. 51. Dictionary of National Biography, articles "Knollys Francis", t. XXXI, p. 275-279 et "Knollys William", ibid. , p. 286-289. 52. Ibid., articles "Vaux Anne", t. LVIII, p. 190-191 et "Vaux Thomas", ibid., p. 194-197. 53. George Baker, History and Antiquities of the Country of Northampton, 1822-1830, p. 3 (British Museum 20667). 54. Northamptonshire Record Office.

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55. Sur cette affaire, cf. The True Countess of Banbury's case relating to her marriage, London, 1696 (British Museum 8122 i z). 56. On ne trouve pas ce nom sur l'acte de 1687 précité; peut-être une des soeurs s'était-elle r e m a r i é e . 57. The True C o u n t e s s . . . , op. c i t . , p. 24-29. "Lady Katherine I have not heard of since, écrivait-il à Elisabeth Price, but pretty Ladies, you know have short Memories. " 58. D'après la généalogie publiée par John Philip Wood (Memoirs of the Life of John Law of Lauriston, Edinburgh, 1824), elle serait née en 1669 ou 1673. 59. Allegations for Marriage Licences issued from the Faculty Office of the Archibishop of Canterbury at London 1543 to 1869 extracted by colonel Joseph Lemuel Chester (ouvrage communément désigné sous le terme Chest e r ' s Marriage Licences), LLD DCL, 1886, p. 216. 60. B . N . , Dossiers bleus 374; ibid., Pièces originales 27305. Notre ami John S. Bromley a trouvé trace, aux Archives municipales de Dunkerque d'un " P i e r r e Cnolles", mentionné dans le "dénombrement" de 1695 comme m a r chand anglais figurant dans la 17e classe de la capitation. 61. A. E. Angleterre, vol. 221, f° 243. 62. Hampshire Record Office : Knollys (Banbury), ms B / 4 / 3 : " . . . not do I find any possible method to be able to get legal proofs of Mr. Law's Age, tho' its certain by what I know of him from Lady Cathrine when at P a r i s , he cant be above 32 or 33 were he now alive. . . ". Saint-Simon rapporte en s'en indignant que William Law fut désigné en 1720 pour prendre part au ballet du roi et qu' "il était d'âge à y pouvoir e n t r e r " (Mémoires de Saint-Simon, t. VI, p. 502). 63. Mabillon, Mémoires de la minorité de Louis XV, p. 99 : "Dans un s e cond voyage que M. Law fit en France l'abbé de Thésut lui fit faire la connaissance de M. Desmaretz. Ils eurent ensemble plusieurs conférences qui n'aboutirent à rien". 64. B.N. Dossiers bleus 172; cf. aussi Correspondance de Madame.. . , op. c i t . , t. I, p. 186-191. 65. A. N. G7 1628-1629. 66. Harsin, op. cit. , t. II, p. 195-214.: "Mémoire pour prouver qu'une nouvelle espèce de monnaie peut être meilleure que l'or et l'argent" (1707). 67. A.N. G7 1628. 68. Louis de Thésut fut promu secrétaire des commandements du prince en février 1708, aux lieu et place de son f r è r e Jean, mort subitement le 27 juillet 1707 (B.N. Dossiers bleus 172). 69. A. E. Angleterre, vol. 226, f° 170. 70. Ibid., f° 185. 71. Ibid., f° 205. 72. "Observation sur l'utilité de la Banque" (B.N., ms français 7768, f° 178). 73. Archivio di Stato, Turin, section V; Categ. Loteries Tontines; cité par Domenico P e r r e r o , "Law e Vittorio Amedeo II di Savoia", dans Curiosità di ricerche di storia subalpina, t. I, Turin, 1874, p. 23 et sq. (B.N. 8° K 10835). 74. Archivio di Stato, Turin, section I, commercio 3 a cat a maz 1, n° 28; "Progetti che si credono fatti da M. Law quando passo per questa. Citta per lo stabilimento d'una Banca ed erezione d'una Compagnia di Commercio"; cité par G. Prato, "Uno capitolo della vita di Giovanni Law", dans Memorie della reale Academia delle Science de Torino, t. 64, série II, 1914 (B.N. R 5667). 153

75. Cf. Domenico P e r r e r o , loc. c i t . , p. 37-38. 76. Ibid., p. 38. 77. Publié par Van Dillen, "Stukken betreffende het verblijf van John Law in Nederland", dans Economisch Historisch Jaarboek, t. XI, 1925 (BN 4° V 8730 /XI/), p. 162-163. 78. Ibid., p. 162; cf. aussi Gemeente Archief, La Haye, BA 386, f° 146. 79. A.N. G7 535. 80. Archivio di Stato, Turin, Loteries. 81. "De Hollanders zyn een zeer schronder en voorzigtig volk, doch durven waagen, als zy een vooruitzigt van eenige winst hebben. De heer Law was hier van zeer wel onderrrigh. Ten dien einde had hy alle de Ontwerpen der Engeische Loteryen door Mr Neal zamen gesteld, mede genommen, die hy na eenige veranderingen of Verbeteringen in dezelve gemaakt te hebben, aan de Staatenzeer smaakelyk wist voor te draagen en aan te toonen, welk groot gewin zy daar by zouden hebben, zoo dat op zyne gronden binnen Korte tyd eene groote Lotery wierd opgeregt, die een algemeene toestemming in de Steden van die Provintie vond, en ook binnen Korten tyd wierd vol gemaakt" (Het lev e n . . . , op. cit., p. 32). 82. Van Dillen, loc. cit. 83. Cf. Van Dillen, Bronnen tot de Geschiedenis der Wisselbanken, La Haye, 1925 (B.N. 4° M 2165 / 6 0 / , t. II, p. 959. 84. Cf. Herbert Bloom, The Economic Activities of the jews of A m s t e r dam in the seventeenth and eighteenth centuries, William Port (Penn.), 1937 (B.N. 4° 5125). D'après l'auteur au XVIIIe siècle, le marché des valeurs de Londres était presque entièrement aux mains des juifs. Les marchands hollandais étaient plus influents que jamais, mais leur puissance commençait à décliner. 85. Het l e v e n . . . , op. c i t . , p. 34. 86. A. N. Min. Cent., XLVIII : Deux constitutions de la ville à Jean Law. 87. Cette lettre est référencée "Archives de l'Empire". Il en existe un fac-similé au département des manuscrits à la Bibliothèque nationale (F 616). 88. A.N. G7 1628. rép. 1 (les liasses manquent). 89. A.N. Min. Cent. , CXVIII, liasse 287. 90. Ibid., XLVIII, 31 m a r s 1714 : Constitution de la ville à Jean Law. 91. Ibid., 29 mai 1714 : Constitution du roi à Jean Law; 30 mai 1714 : Constitution du roi à Jean Law; 11 juin 1714 : Constitution de la ville à Jean Law (les minutes manquent). 92. A.N. Marine, B7 22, f° 21-22. 93. Ibid., f° 117, cité par Chaussinand-Nogaret, Gens de finance au XVIIIe siècle, P a r i s , 1972, p. 31. 94. A.N. G7 1628. 95. "The assurances which the Duke of Argyle, the marquess of Annandale and the E a r l of Ilay are pleased to give me that they will intercede with the King for my pardon encourages me to ask the same favor of your grace. I have writt to the Duke of Poxbourgh and to the E a r l of Stairs who I hope will likewise doe me the honor to appear for me. II whish your grace happiness and am will all respect" (Scottish Record Office, 90 220/15/1). 96. "Wednesday January the 23th at the night arrived at P a r i s ; saw nobody that night, but Mr. Law" (Miscellaneous State P a p e r s , t. n , p. 529). 97. "There is a countryman of mine named Law of whom you have no doubt often heard. He is a man of very good sense, and who has a head fit for calculations. . . Could not such a man be useful in devising some plan for paying off the national debt. If you think so, it will be easy to make him come. He desire 154

the power of being useful to his country. I wrote about him to Lord Halifax. . . The King of Sicily pressed him extremely to go into Piedmont, to put their affairs upon the foot they have already spoken of. I have seen the King's letters to Law, which are very obliging and pressing. II would not venture to speak thus to you of this man had I not known him for a long time as a personn of as good sense as I ever knew in my life, of very solid good sense, and very useful, and in the matters he takes himself up with certainly the cleverest man that i s " (Murray Graham, Annals of the viscount and 1st and 2nd E a r l s of Stair, Edinburgh-London, 1875, p. 265-266). 98. "I had the honor to know Mr. Law a little at The Hague, and have by me some papers of his sent to Lord Godolphin out of Scotland, by which I have a great esteem fot his abilities, and am extreme fond of having his assistance in the Revenue. I have spoke to the King and some of his ministers about him, but there appears some difficulty in his case, and in the way of having him brougt over. If your lordship can suggest anything to me that can ease this matter, I should be very glad to receive i t " (ibid., p. 264). 99. "Tho' I have hitherto in my returns to your Lordship's Letters taken notice of what you have writ to me once of twice about Mr Law, yet I did not fail to lay it before the King; I am now to tell your Lordship that I find a Disposition to comply with what your Lordship proposes for that gentleman, toth at the same time is has met and does meet with opposition, and I believe it will be no hard matter for him to guess from whence it proceeds" (Public Record Office, F 090/14 6275, cité par Murray Graham, op. c i t . , p. 267). 100. Le 6 mai 1715 était un lundi. 101. A. N. G7 598; reproduit par Boislisle, op. c i t . , t. III, p. 695. 102. Archivio di Stato, Turin, Loteries (non coté). 103. Lettre du 31 juillet 1716, ibid., f° 124. 104. Ibid., f° 34-43. 105. Ibid., f° 48. 106. A. N. G7 598. 107. Lettre du 10 juillet 1715, ibid. 108. Miscellaneous State Papers, t. H, p. 535 : "I saw Bernard who told me the council would refuse the Law's project, there being not foundation for the bank he proposes, in a country where everything depend on the King's pleasure". 109. Archivio di Stato, Turin, Loteries, f° 73. 110. Ibid., f° 72-103. 111. Ibid., f° 111-116. 112. Ibid., f° 104-110. 113. Ibid., f° 119-128. 114. Ibid., f° 104-105. 115. Ibid., cité par Domenico Perrero, l o c . c i t . , p. 42-43. 116. Mémoires de Saint-Simon, t. V, 279. 117. B . N . m s n . a. f. 23934, f° 2-3. 118. Infra. 119. Herbert Ltithy, op. cit. , t. I, p. 213-214-216. 120. A. N. G7 839. 121. Ibid., G7 594 : Clapeyron à Clautrier (sans date) : "Il est vrai Monsieur que le mémoire que j'ai eu l'honneur de vous envoyer ne contient dans la première page que la division de la loterie de Hollande, suivant la réduction que le manquement de crédit les a obligé de faire. . . J e souhaiterais de tout cœur, Monsieur, que les n° 20 187, 20 188 et 20 189 soyent heureux car ma bonne fortune me toucherait encore plus si notre petite société réussissait".

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122. Ibid., G7 840; sur Clapeyron cf. ibid. , Min. Cent., XCV, liasse 63, 30 septembre 1715. 123. B . N . , ms français 6931, f° 46. 124. Mazarine, ms 2342 : Mémoire fait par M. Rouillé, directeur des finances sur la banque, f° 235. 125. B . N . , ms français 6931, f° 56. 126. Ibid., f° 69. 127. Ibid., f° 83. 128. Il s'agit vraisemblablement de Félix Le Pelletier de La Houssaye, ancien intendant d'Alsace; Michel Robert Le Peletier des Forts était déjà membre du conseil de Finance. 129. Cf. Herbert Liithy, op. cit., t. I, p. 302. 130. Ibid. 131. Il faut entendre étymologiquement : qui ne peut pas nuire. 132. Allusion à la réforme de l ' a r m é e . 133. B . N . , ms français 6930, f° 46. 134. B . N . , ms n. a. f. 23934, f° 4. 135. B . N . , ms français 7768, f° 104. 136. A. N. Min. Cent., CXIII, liasse 278 : par Acte du 10 décembre 1718, le duc de Noailles constitue à Samuel Bernard une rente annuelle de 2 500 livres contre versement d'un capital de 50 000 livres représentant donc une a vance au denier 20 au 5%. 137. B . N . , ms français 6931, f° 136; le 4 juillet 1716, le président du conseil de Finance intervenait encore auprès d'un sieur Fouquet qui avait fait tenir au caissier de Bernard un billet apparemment suspect : " . . . la teneur du billet, lui écrit-il, et surtout la suscription pourrait produire des effets t r è s contraire au service dont le sieur Bernard est chargé; je vous prie de trouver bon que nous en conférions mardy prochain.. . " (B. N. , ms français 6936, f° XXIII). 138. Algemeen Rijksarchief, La Haye, Staten Generaal, inv. 8674 (traduction) . 139. Ibid. 140. Domenico P e r r e r o , loc. c i t . , p. 51-52. 141. B . N . , ms français 6932, f° 178. 142. L'acte ne figure ni au répertoire ni aux minutes de ce notaire, mais il est relaté dans un acte ultérieur passé dans une autre étude, XV liasse 484, 31 juillet 1717. 143. A. N., Min. Cent. XLVIII, rép. 1 et B . N . , ms Dossiers bleus 278. 144. Archivio di Stato, Turin, Loterie f° 24-25. 145. Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 280-281. 146. A. N. E3641. 147. A. N. E 3649, f° 191-193. 148. B.N. Actes Royaux, F 20974 (205). 149. A. N. X l a 8715. 150. 4 avril 1716, La Blinière à Clautrier : "Monsieur Hogguer qui est icy présent me dit Monsieur qu'il vous serait t r è s obligé de vouloir lui donner un rendez-vous dans votre maison et qu'il espère de vous convaincre de tout ce que vous voulez scavoir. . . " (A.N. G7 840). 7 avril 1716, sans nom de destinataire ni signature, mais apparemment réponse de Clautrier à La Blinière : "Je vous attendrai, Monsieur, demain à trois heures après midi chez moi, puisque vous voulez bien me faire l'honneur d'y venir. Vous scavez Monsieur que votre présence est nécessaire à l ' é c l a i r cissement que vous m'avez proposé, et que sans cela même il serait tout à fait

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inutile. J e compte que vous y amènerez M. Hogguer, M. Clapeyron. . . " (A. N. G7 23, dossier 1716). 8 avril 1716, à La Blinière, sans signature mais d'une écriture qui n'est pas celle de Clautrier : " J e crois Monsieur que vous devez estre satisfait de l'explication que vous avez entendue dans notre conférence, et qu'elle a dû pleinement vous convaincre que M. Clapeyron n'était point du caractère dont vous l'aviez dépeint avant-hier au soir. J'attends donc de votre justice que vous répariez l'injure que vous lui avez faite et que j'ai ressentie comme son ami". (A. N. G7 840). 151. B . N . , ms français 6935, f° 87. 152. A. N. E 3641, f° 2 2 7 : Mention au conseil de Finance du 1er octobre 1715 d'un "sauf-conduit accordé aux sieurs de Meuves et Bourgeois après qu'ils auront fait examiner l'état de leurs affaires par les sieurs de Gaumont et Dodun". 153. Cf. R. de Varax, Généalogie de la famille Bourgeois de Boynes, Le Chesnay; 1969 (B.N. 4° Lm3/ 49365); ibid., ms. Pièces originales 467; ibid. , ms Dossiers bleus 124. 154. A. N. E 3645, f° 492; B.N. , ms français 6935, f° 40-41-et 49. 155. Herbert Ltlthy, op. cit. , t. I, p. 247, 269 et 329. 156. Cf. supra; çf_. B.N. , ms français 6930, F 80; A. N. E 3641, f° 198; ibid., G7 776 : Rapport de Noailles : " L e s raisons qui ont déterminé à ne pas accepter le projet solide qui avait été fait sur cette matière /projet Law/ doivent faire rejeter tous ceux qui n'étant pas aussi mûrement réfléchis tendent pourtant au même objet quoique très imparfaitement /projet Mallet/". 157. A. N. Min. Cent., XLVIII, rép. 1, 14 septembre 1 7 1 7 : Transport de rente Jean Law et sa femme à Jean Mallet; un autre le même jour; un troisième du 17 septembre. Les minutes manquent. 158. Ibid., G7 726. 159. Ibid., G7 594. 160. Ibid. , G7 723. 161. Ibid., G7 595. 162. A. E. Suisse, vol. 263, f° 113; cf. ibid., f° 130. 163. Lemontey, op. c i t . , t. I, p. 158; Crétineau-Joly, rapportant ce passage dans son Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus Paris, 1844 (t. IV, p. 418-419), ajoute : "L'accusation de congréganiniser l'armée était beaucoup plus nouvelle que le fait lui-même. En France, depuis Henri II jusqu'à Louis XIV, en Europe depuis 1547 jusqu'en 1715, les jésuites vivaient sous la tente du soldat.. . Dans les steppes de la Pologne, dans les montagnes de la Bohême, dans les plaines des Flandres, ils avaient institué des congrégations dont le jansénisme prenait ombrage comme si elles eussent été une nouveauté". 164. B . N . G 4309. 165. Sur les signes, cf. notre t. I, p. 99 et sq. ; depuis la parution de cet ouvrage, divers documents sont passés sous nos yeux qui nous semblent confirmer notre hypothèse : Sur le trait unique encadré de points, cf. A.N. Min. Cent., XVII, liasse 580, 12 mai 1716 : Transaction passée par les pères du collège d'Harcourt; deux des religieux font suivre leur signature d'un trait flanqué de deux points : P i e r r e Jourdan, "prêtre bachelier en théologie, principal des boursiers, a r tistes et grammairiens du collège" et Jean Robert de la Rue, "procureur du collège"; cf. aussi A.N. G7 597 : Lettres du père du Trévou, confesseur jésuite du Régent à

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Clautrier des 14 et 21 juin 1715; la signature est suivie d'un trait recourbé vers le haut flanqué de deux points; même signe après la lettre adressée au même par le père Charles de Monthier, religieux de la Compagnie, le 20 novembre 1718 (A. N. G7 844). Sur les deux traits parallèles, cf. A. N. G7 593 : Lettre du 17 août 1714 adressée de Londres au contrôleur général par Plowden (alias Simons), provincial des jésuites à Londres : "Oseray-je aussi à même temps Monseigneur, vous faire souvenir de sa promesse en faveur des rentes des J e s : anglais et de leur mission,dont j'avais pendant 14 ans le soin à Paris,et dont je suis chargé i c i " . La signature laisse clairement paraître les deux traits et le point qu'on retrouve, à partir de 1716, dans la signature de Law. Sur le père Plowden, cf. AN G7 594, lettre du père Germain du 23 novembre 1714. AE, Angleterre, vol. 280, f° 270, 320, f° 267. Sur le passé de Law, il est intéressant de mentionner une curieuse gravure figurant dans un ouvrage satirique hollandais publié en 1720, intitulé Het groote Tafereel (La grande foire) et conservé à la Bibliothèque nationale au cabinet des estampes (Qe 39); sur cette gravure, la vie du financier est présentée en 12 médaillons; le quatrième relate le duel et le cinquième la fuite en paquebot; la légende du sixième est ainsi rédigée : "De Koster van hem aangenommen Doet hem tot in Venetie komen" (Le sacristain qui l'a recueilli le fait venir à Venise"). Le 12 mai 1783, cinquante-quatre ans après la mort de John Law, Horace Walpole é c r i r a au comte de Buchan : "I cannot contribute anything of consequence to your Lordship's meditated account of John Law. I have heard many anecdotes of him, though none that I can warrant, particularly that of the duel for which he fled early" (Je ne puis contribuer en rien de conséquent au récit que Votre Seigneur projette sur John Law. J ' a i entendu beaucoup d'anecdotes le concernant bien que je ne puisse en garantir aucune, particulièrement celle du duel pour lequel il s'enfuit dans sa jeunesse). Et de conclure par ce jugement qui rejoint celui porté en 1714 par Lockart of Carnwath : "Law was a very extraordinary man, but not at all an estimable one" (Law était un homme extraordinaire mais pas du tout quelqu'un d'estimable). (Letters of Horace Walpole, Oxford, 1905, t. XH, p. 447.)

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Planches

I. Le d u c de N o a i l l e s . Mme Colomb Gérard.)

(Coll. de l ' a u t e u r .

Photo

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II.La révolution libérale annonêe par l'image : gravure célébrant la libération des prisonniers d'Etat et le rappel des exilés le 4 septembre 1715.

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(Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. Photo B.N. Paris.)

III. J e a n Baptiste F é n e l o n dit F e n e l l o n . P o r t r a i t du 18e siècle. (Chambre de c o m m e r c e et d ' i n d u s t r i e de B o r d e a u x . Photo B.N. Paris.)

IV. John Law. Portrait anonyme, gravé par Quenedy. (Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. Photo B.N. Paris.)

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