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French Pages 502 [512] Year 1969
CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
CLAUDE-FRÉDÉRIC LÉVY
CAPITALISTES ET POUVOIR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES LES FONDATEURS DES ORIGINES A 17D
Paris • MOUTON • La Haye
© Mouton & Co 1969 Printed in the Netherlands
TABLE
Livre I I. H. III. IV. V.
DES
MATIERES
- LES MARCHANDS DE MONNAIES La patrie des exilés Les passeurs Les pourvoyeurs L'introducteur Les trois piliers
Livre H
- LES CATACOMBES
Livre m
- LES PORTIERS DE L'OCCIDENT
I. II. III. IV. V. VI.
L'Empire interdit Le scion occitan L'aile du Ponant L'aile du Levant Le signe La percée
1 3 15 33 49 76 91 107 109 114 124 130 143 153
Livre IV
- LA POIGNEE DU GLAIVE
189
Livre V
- LES TACHERONS DE LA PAIX
251
I. II. III. IV.
Les francs marchands Les héraults de la grâce Le cahot Les berges de la nuit
253 271 331 346
VI
Livre VI I. II. III. IV. V. VI. VII.
- LES PECHEURS D'OR
L e pilote Les flottes de l'Eldorado Le prince de l'ombre L'holocauste Le marché Le zénith Le legs du règne
389 391 399 418 432 437 444 451
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
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INDEX
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TABLE DES ILLUSTRATIONS
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Que tous ceux qui nous ont aidé dans notre tâche trouvent ici l'expression de notre reconnaissance et en particulier Mme Madeleine Jurgens et Mlle Marie-Antoinette Fleury, conservateurs au minutier central des Archives nationales; Mlle Mireille Zarb et Mme Debbasch, présidents de la salle de lecture; Mme Ozanam, Mme Helleu et Mlle Démanché, présidents de la salle de lecture aux Archives diplomatiques; Mme Lattès et Mlle Maylié, de la Bibliothèque nationale; M.R. Lacour et Mlle Roubert, des archives départementales du Rhône; M. le directeur des archives du Pas-deCalais; Mlle Greiner, de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg; M. Descadeillas, de la bibliothèque de Carcassonne; M. E . T . Lemaire, archiviste de la ville de Reims; M. Rambert, directeur honoraire de l'Ecole Supérieure de commerce de Marseille; M. G. Thubert, de Saint-Malo, ainsi que MM. les notaires qui ont bien voulu nous autoriser à prendre connaissance des minutes dont ils sont gardiens. Nous remercions vivement MM. les archivistes et les bibliothécaires, qui ont orienté nos investigations dans les fonds étrangers et notamment : M. le secrétaire du Public Record Office, MM. Gagnebin, Zurbuchen et Binz, des Archives d'Etat de Genève; Mlle Chouet, de la Bibliothèque Publique et universitaire de Genève; le docteur Andréas Staehelin de l'Cfeffentliche Bibliothek de l'université de Bâle; le docteur Alfred Schmid, des Archives Vadiana de Saint Gall et le docteur Staerkle, du Stiftsarchiv de Saint-Gall; le docteur Arnold, du Staatsarchiv de Solothurn; M. B. Meyer, des archives du canton de Thurgovie; le docteur Bonetti, des archives cantonales du Tessin; M. Van der Poest Klement et Mme le docteur MeilinkRoelofsz, de l'Algemeen Rijksarchief de La Haye; M. l'archiviste municipal, du Gemeente Archief d'Amsterdam; le docteur A.W. Willemsen, de la Koniklijke Bibliotheek de La Haye; le docteur Richard Blaas, du Haus-Hof-und Staatsarchiv de Vienne; le docteur Mûth, du Mainfrânkisches Muséum de Wiirzburg; M. Henry Brunn, du Rigsarkivet de Copenhague; M. Soren Tomos, du Riksarkivet de Stockholm; M. le directeur de l'Archivio di Stato de Turin. Nous
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Les fondateurs
savons grè à Mr Antoine Menier et au Dr Raymond de Saussure de nous avoir autorisé à faire reproduire les portraits de Samuel Bernard et de Jean Antoine Lullin Camp qui ornent leurs demeures; nous n'oublions pas la collaboration attentive de Mme d'Arcy Hart qui nous a assisté dans nos recherches en Angleterre et de Mme Van Kämmen qui a assumé la traduction des textes hollandais. Nous sommes particulièrement heureux de rendre ici un hommage aux maîtres qui nous ont encouragé dans nos travaux : M. Albert Gabriel, membre de l'Institut, à qui nous lie une ancienne et déférente amitié; M. Jean Meuvret dont les conseils et aussi les avertissements nous ont été si précieux; M. Bertrand Gille; nos amis John Selwyn Bromley, doyen de la faculté des lettres de Southampton et Lionel Rothkrug, professeur à l'université d'Ann Arbor. Enfin, nous tenons, plus qu'à tout, à exprimer notre infinie gratitude à M. Fernand Braudel qui, en dépit des hautes tâches qui le sollicitent, a bien voulu se pencher sur cet ouvrage et s'intéresser efficacement à son sort.
Livre I L E S M A R C H A N D S DE
MONNAIES
Chapitre I LA PATRIE DES EXILÉS
Quand le cardinal Michel Ghislieri fut proclamé pape, trois des plus riches familles patriciennes de Lucques s'apprêtèrent à quitter la ville en abandonnant leurs palais, leurs villas et leurs ateliers. Le nouveau pontife avait exercé la charge d'inquisiteur des Etats romains; il s'y était affirmé comme un ardent défenseur de la foi; on le savait déterminé à poursuivre sans faiblesse la lutte contre l'hérésie. Bien qu'ils aient ouvertement adhéré à la Réforme, les Calandrini, les Diodati et les Burlamachi semblaient à l'abri de toute atteinte. Leurs familles, qu'unissaient de multiples alliances, f i guraient parmi les plus anciennes de l'Etat. Intéressées dans le tissage et la teinture des étoffes de soie, elles étaient dépositaires des secrets qui faisaient la renommée des artisans lucquois. Elles pouvaient se prévaloir d'un passé illustre, de services éminents rendus à l'Eglise et à la Cité; cependant, lorsque le Sénat de la République, qui avait non sans réticence voté les lois répressives, se vit tenu de les appliquer dans toute leur rigueur, Giuliano Calandrini jugea qu'il n'était plus de salut que dans l'abjuration ou dans la fuite. Dans les derniers mois de 1566, il se disposa à conduire ses parents hors de l'Italie. L'entreprise était téméraire. Une prime de cinquante ducats d'or, augmentée du tiers des biens confisqués, stimulait la vigilance des dénonciateurs. Les familles se partagèrent en plusieurs groupes : Giuliano - qui était parvenu à transférer en France une partie de ses richesses - prit avec lui sa femme, ses trois fils, ses deux filles et ses gendres, Pompeo Diodati et Michel Burlamachi, ainsi que son f r è r e cadet, Bénédict Calandrini. Carlo Diodati, cousin de Pompeo, fut chargé de la conduite d'un autre groupe. On convint de se retrouver à Lyon, où les marchands lucquois comptaient de nombreux correspondants et où les plus notables représentants de la bourgeoisie étaient passés à la Ré-
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Les marchands de monnaies
Les derniers fugitifs n'arrivèrent à destination qu'à la fin de l'été 1567. L e ducd'Albe, à la tête d'une armée de 10.000 hommes, traversait la Franche-Comté, la Bresse et la Lorraine afin de réprimer les soulèvements du Brabant. Le Sénat de Lucques avait donné à ses ressortissants à l'étranger l'ordre de tuer leurs compatriotes émigrés pour cause de religion. Une récompense de cent ducats d'or était offerte pour chaque cadavre. Une seconde fois, les familles se dispersèrent. Tandis que ses deux fils tentaient de gagner Anvers, Giuliano se dirigea vers Paris avec le reste de son groupe et établit sa résidence à Luzarches. Mais le 10 novembre 1567, le connétable de Montmorency infligeait dans la plaine Saint-Denis une terrible défaite aux hérétiques; les émigrés lucquois durent accompagner l'armée de Condé dans sa retraite à travers les villages incendiés et la campagne déserte, où le froid givrait les pendus aux branches des arbres. Enfin les fugitifs trouvèrent asile à Montargis auprès de Renée de France, fille de Louis XII. Là naquit, le 25 mars 1568, une fillette qui reçut le baptême selon le rite réformé. A la faveur d'une paix éphémère, la petite troupe regagna Luzarches, d'où elle dut bientôt se préparer à un nouvel exode. Giuliano décida alors de se rendre à Sedan, capitale d'une petite principauté dont le seigneur Henri Robert de la Marck, duc de Bouillon, converti au protestantisme, avait institué la liberté des cultes "avec défense sous peine de vie de forcer personne à vivre contre sa conscience dans une religion qu'elle désapprouvait". Le lucquois partit y préparer son établissement et revint chercher ses parents à Luzarches. Il les rejoignit en août 1572. Le 24 était le jour de la Saint-Barthélémy. Pendant le massacre, on cacha les enfants chez le trésorier du duc de Guise, puis chez le duc lui-même; enfin on les confia au comte de la Marck. Michel Burlamachi, blessé d'un coup d'arquebuse, dut la vie au courage de son beau-frère, Philippe Calandrini. Une fois encore, la famille se rassembla, au prix de mille périls, avant de s'acheminer vers sa destination nouvelle. Poursuivi par les soldats de la Ligue, bloqué une demi-journée par une fête de village, le convoi réussit enfin à gagner Sedan. Le Sénat de Lucques avait déclaré les fugitifs coupables d'hérésie et de rebellion, prononcé la peine de mort contre huit d'entre eux et ordonné la confiscation de leurs biens. Après six années d'exode, Giuliano Calandrini se trouvait dépourvu de ressources. Peu à peu, il réussit à réaliser quelques avoirs et à traiter diverses affaires; il semble qu'il se soit intéressé aux entreprises des réfugiés qui tentaient de perfectionner à Sedan le filage et le tissage de la laine. Enfin épuisé par les épreuves, il mourut en
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1573. Sa fille Clara Burlamachi ne lui survécut que peu d'années; son fils Philippe partit pour l'Angleterre, où il s'engagea dans l ' a r mée du comte de Montgomery. En France, la guerre civile se rallumait. Sedan était menacée. Les membres de la famille demeurés dans cette ville décidèrent de gagner Genève, où les Diodati s'étaient fixés depuis plusieurs années et où de nombreux réfugiés, partis de Lucques, avaient établi leur résidence. Renée Burlamachi a laissé le récit de cette dernière étape de l'exode. La pluie détrempait les chemins; les roues des chariots enfonçaient dans la boue et les coches manquèrent maintes fois de verser, au risque de noyer les occupants. Le lundi 28 septembre 1585 au matin, on arriva à Genève. Carlo Diodati était venu attendre les émigrés à Versoix, au bord du lac, en compagnie de parents et d'amis de Lucques. Il installa Renée chez son cousin Pompeo (1). Genève était alors une ville fortifiée, tassée sur les flancs de la colline Saint-Pierre et dont les faubourgs débordaient de la rive droite du Rhône jusqu'au poste de Cornavin. Ses rues étroites encerclaient la colline, comme des chemins de ronde, coupées de passages sinueux qui traversaient la ville sur toute sa hauteur, se glissant sous les maisons, longeant les cours, débouchant sur les t e r r a s s e s au niveau des toits. Toutes les plate-formes, toutes les places publiques ouvertes vers l'extérieur, étaient garnies de canons chargés. République de 18.000 habitants, voisine de puissants Etats monarchiques, cité exclusivement et constitutionnellement protestante au milieu d'un monde qui levait des armées contre les hérétiques, elle montait la garde autour de sa cathédrale réformée, n'ayant pour se défendre contre les entreprises du duc de Savoie, du roi de France et de l'empereur que l'amitié des voisins de Berne quelques lieues de remparts et une milice bourgeoise bien entraînée. Elle avait dans le passé connu vin sort heureux. Sous le gouvernement débonnaire des évêques, ses foires comptaient parmi les plus célèbres de la chrétienté. Quatre fois par an, les marchands français remontaient la vallée du Rhône, tirant des mules chargées de draperies du Languedoc, de tapisseries de Touraine, de caisses d'orfèvrerie. Les Florentins escaladaient le Simplon ou le Saint Bernard, charriant des coffres de soieries, de tissus brodés d'or, d'armes précieuses. Les Allemands descendus des plateaux suisses sur la rive occidentale du lac, entassaient dans des embarcations les fourrures, la clinquaillerie, les bronzes d'Hildesheim et le fer brut. Les Flamands passaient par les cols
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Les marchands de monnaies
de la Faucille, de Saint-Cergues ou de Sainte-Croix les balles de draps fins de Gand ou les tapisseries d'Arras. Des marchands venus des pays infidèles offraient les parfums de l'Orient : eaux de rose, de naphe et d'ange, les fards de Chypre, les poudres de safran, de violette et d'hysope. Les Vénitiens donnaient à choisir entre cent variétés d'épices ramenées des Indes. Chaque nation, chaque corps de métier avait ses entrepôts. Les drapiers de F r i bourg s'étaient installés depuis 1309 dans la partie basse de la ville, au Molard. La halle au bois était à la Fusterie, le port au blé près de la porte d'Yvoire, les bouchers au Grand Mézel. Sous les hautes arcades ou "dombes", les "hauts bancs" étaient retenus une année à l'avance; les hôtelleries et les étuves refusaient du monde; les changeurs genevois, réputés pour leur habileté, calculaient les cours avec une déconcertante précision, discernant avec subtilité les florins du chien des florins du chat, et dans les tavernes aux auvents de chêne verni, devant les façades peintes décorées d'oriflammes à l'emblème du soleil ou de riches draperies, autour des fontaines qui faisait ruisseler l'eau des sources,on écoutait les moines sermonneurs ou les joueurs de rebec, on applaudissait les montreurs d'ours, pendant que, sous la conduite de ses fifres, la confrérie de M. Saint-Sébastien allait tirer au papegai (2). Dès la fin du 15e siècle, les foires avaient commencé à décliner; les guerres incessantes, qui mettaient aux prises Savoyards, Génevois et Bernois, n'inclinaient guère aux voyages et aux transactions. Favorisée par les édits de Louis XI, Lyon se développait au détriment de sa voisine. Puis de graves troubles agitèrent la ville. Le duc de Savoie prétendait faire reconnaître sa suzeraineté sur Genève. La guerre civile s'était déchaînée entre les partisans de l'indépendance, que soutenaient les Bernois et les Fribourgeois, et les tenants du duc qui se recrutaient dans l'aristocratie et qu'on surnommait les mamelucks ou encore les chevaliers de la Cuiller. Pour punir les Génevois de leur désobéissance, le duc ordonna la suppression des foires; c'est alors que le Conseil fit écrire le 2 septembre 1512, sur le registre de ses délibérations : "Il vaut mieux vivre libre et pauvre que riche et assujetti au joug de la servitude" (3). Les campagnes des rois de France en Italie consommèrent la ruine de Genève. A la fin de 1530, quand les indépendants assistés de leurs alliés suisses prirent définitivement possession de la ville, elle était dans un état complet d'abandon. "C'est la ruine, écrit un écrivain de l'époque; la ville trop grande se dépeuple, l'herbe pousse entre les pavés des rues et on loge gratuitement dans sa maison celui qui s'engage à entretenir la toiture à ses f r a i s " (4).
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Ruiné par les guerres, abandonné et excommunié par son évêque, bloqué par les Savoyards qui campent sous ses remparts, le peuple de Genève assemblé en Conseil général décide le 21 mai 1536 d'adhérer à la Réforme. Le culte réformé est déclaré religion d'Etat; les catholiques sont proscrits. Calvin - autrefois chassé de la ville - est rappelé d'exil, en 1541, et va exercer un pouvoir absolu. De son lit de malade qu'il ne quitte que pour aller prêcher ou donner ses cours, l'inflexible théologien rédige les Ordonnances écclésiastiques. Tout en maintenant en apparence le principe de la séparation des pouvoirs, elles confèrent la toute-puissance à un consistoire composé de ministres du culte, de conseillers et de citoyens. C'est dans la Bible qu'est désormais renfermée la constitution morale et religieuse de la cité. En peu de temps, sous l'influence de son nouveau maître, la ville des foires et des fêtes va devenir le temple de la méditation et de la prière. Le dogme de la prédestination pèse sur elle. Un drapeau noir et gris flotte sur ses portes. Les courtisanes sont chassées, les riches marchands vendent leurs attelages de mules et leurs litières; les Genevois renoncent aux habits de velours et aux brocarts que les Florentins avaient mis à la mode. Les hôtels de la Renaissance sont rasés pour permettre la construction de nouveaux remparts. Tout propos attentoire à la majesté divine est tenu pour un blasphème et implacablement sanctionné. Les danses sont prohibées, même à l'occasion d'un mariage. Les chants sont interdits, y compris ceux des moissonneurs. Calvin ne pardonne pas à ceux qui tentent par des spéculations intellectuelles de détourner le peuple des problèmes de la religion; il pardonne encore moins à ceux qui osent discuter ses préceptes : François Denis Berthelot est décapité; Michel Servet, arrêté lors de son passage à Genève, est condamné à mort et brûlé sur la place publique; Jacques Gruite, Jean Valentin Gentilis, Jean Paul Alciat, le peintre Lilio Sorin sont emprisonnés ou exilés. A la discipline militaire imposée à la Cité doit répondre la discipline des consciences. Après la mort de Calvin - en 1564 - les réfugiés venus des Flandres, d'Italie, de France, continuèrent d'affluer dans la citadelle du protestantisme, toujours en guerre contre ses anciens maîtres. Les uns, en abandonnant leur patrie, prirent directement le chemin de Genève; les autres n'y parvinrent qu'après de longs détours et des séjours de plusieurs mois dans les villes de Hollande, d'Angleterre ou d'Allemagne, où ils tentèrent de fonder de nouveaux établissements. Leur exode - le premier refuge - dura jusqu'à la promulgation de l'édit de Nantes, en 1598.
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Les marchands de monnaies
La colonie lucquoise - une des plus importantes par le nombre et la qualité de ceux qui la composaient - comprenait, outre les Calandrini, les Diodati et les Burlamachi, d'anciennes familles patriciennes telles que les Minutoli ou les Micheli. Le 9 septembre 1587, les lucquois célébrèrent le mariage de Camille Calandrini et de leur compatriote Francesco Turrettini. Turrettini qui comptait parmi ses ancêtres le secrétaire des brefs du pape Grégoire XIII, exploitait à Lucques une manufacture de soierie de soixante-dix à quatre-vingt métiers. Son père l'avait placé à l'âge de dix-sept ans à la tête de ses affaires. Il avait été un des derniers à quitter la ville et ne s'était résigné au départ que quand on lui avait annoncé la visite de l'évêque de Rimini, chargé par le pape de le conduire à Rome. A peine avait-il eu le temps de faire seller une mule et de passer à son comptoir pour y prendre quelques pièces d'or. On l'avait vu arriver à Genève, nanti pour tout avoir de trois caisses de soieries qu'il avait en dépôt chez un client de Lyon. Deux de ces caisses furent vendues à des commerçants qui firent faillite et elles ne furent pas payées; la dernière constitua le premier fonds social de ses nouvelles entreprises. Les réfugiés français venaient pour la plupart de Lyon et appartenaient aux milieux commerçants de cette ville. L'un des plus considérés, Symphorien Thellusson, un des chefs du parti protestant, avait été surpris à Paris par la Saint-Barthélémy. Michel de Saluce l'avait emprisonné pour le sauver du massacre, puis il l'avait fait évader, caché dans un ballot de marchandises. De Lyon également vinrent Etienne Trembley (1552), Sébastien Saladin (1586), Clément Buisson (1572), tous négociants de cette ville. Laurent de Normandie, qui arrivait de Champagne, avait connu Calvin à Noyon. Il avait été son ami et son disciple avant de devenir son exécuteur testamentaire. Un autre Champenois, Rémy Tronchin, était originaire de Troyes, mais une branche de sa famille résidait en Avignon où elle était demeurée. Jacques Mallet, de Rouen, était un des rares réfugiés venus de Normandie. Il avait quitté son pays à l'âge de vingt-huit ans et s'était fixé à Genève en 1558, en compagnie de sa jeune femme et de son frère Esai'e. Un autre de ses frères était resté en France. Le plus illustre des réfugiés flamands était Michel Grenus, ancien gentilhomme du comte d'Egmont et lieutenant de ses compagnies. Après l'exécution de son chef, il s'était réfugié en France et de là était parvenu à gagner Genève. Il y avait établi sa femme et son fils Claude, puis était arti reprendre du service dans les armées d'Henri de Navarre. Il trouva la mort à la bataille d'Ivry. Malgré l'opposition du parti "libertin", les réfugiés appartenant à de riches familles de France, d'Italie ou des Flandres furent
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bien accueillis par la bourgeoisie genevoise. Dès leur arrivée, ils participèrent à la défense de la cité, qui jusqu'en 1602 dut lutter pour son indépendance. Les Lucquois levèrent à prix d'argent une milice dont Carlo Diodati prit le commandement. La plupart des nouveaux venus furent admis sans tarder à la citoyenneté; plusieurs entrèrent bientôt dans les conseils. Carlo Diodati y prit séance en 1573, son cousin Pompeo en 1584, Rémy Tronchin en 1590, Jacques Mallet en 1594 (5). Les soyeux de Lyon ou de Lucques, les drapiers du Languedoc ou de Normandie , avaient des clients et des correspondants dans toutes les places commerçantes de la chrétienté. Les contacts qui s'étaient établis sur les routes de l'exode et à Genève entre les hommes venus de diverses contrées ouvrirent de nouvelles voies à leurs activités. Ils se trouvèrent particulièrement bien placés pour répondre aux commandes de matières premières ou de produits fabriqués, ou pour procurer aux négociants ou aux manufacturiers des débouchés nouveaux. Ils prirent des commissions à la vente ou à l'achat de toutes sortes de marchandises. Genève n'était pas seulement une ville de foires; elle était le centre d'une activité manufacturière qui se développait depuis le 13e siècle. On avait appris à cultiver le mûrier et l'on connaissait l'art de tisser la soie. On confectionnait des étoffes de laine serges et draps - que l'évêque Aymon de Grandson faisait expédier jusqu'à Marseille. Ces industries avaient prospéré au cours des 15e et 16e siècles. D'anciennes familles genevoises : les Rilliet, les Lullin, les de la Rive, les Naville y avaient investi des capitaux et amassé des biens considérables. Les moulins et les foulons installés sur les bords du Rhône, près du Pont Saint-Jean, tournaient jour et nuit, au grand mécontentement des citoyens du quartier qui se plaignaient de ne pas pouvoir dormir. Les marchands émigrés avaient emporté avec eux des procédés de fabrication dont ils avaient jalousement gardé le secret et qui avaient assuré leur fortune. Les Italiens savaient fabriquer les soies lourdes - velours, damas, brocarts - et aussi les taffetas et les satins. Ils possédaient l'art de décorer les soieries de grands motifs empruntés au style de la Renaissance, que la riche clientèle préférait aux petits dessins orientaux. Les Languedociens et les Normands avaient mis au point les métiers à tisser la laine : ils battaient et frisaient les draps et parvenaient à donner le lustre qui avait jusqu'alors fait la renommée de Fribourg. Dès 1548, un certain Jean Beguyn, d'Alais, était reçu bourgeois de Genève "pour avoir dressé un métier de draps dans cette ville par le moyen duquel plusieurs pauvres gens vivent". Grâce à leurs
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connaissances, les réfugiés donnèrent un nouvel essor à l'industrie génevoise; ils constituèrent de s associations avec les membres des anciennes familles et partagèrent leurs profits avec eux. Dès le début du 17e siècle, de grandes fortunes commencèrent à s'édifier. Francesco Turrettini, l'homme aux trois caisses de soieries, laisse à ses fils et à son gendre, Jean Louis 1er Calandrini, petit-fils de Giuliano qui errait sur les routes de France, 250 000 écus et un palais construit sur le haut de la colline SaintPierre, à quelques pas de l'hôtel de ville. Ce Jean Louis Calandrini, après avoir habilement mis en valeur la succession de son père, mort à Francfort, fait restaurer à Genève, pour s'y installer le vieil hôtel de Tavel. Les Burlamachi fondent en 1630 une société Vincent Burlamachi et Cie qui a pour objet le commerce de la soie et de toutes marchandises. Outre Vincent et Michel Burlamachi, y sont intéressés Vincent Minutoli et Jean Turrettini, deuxième fils de Francesco et de Camille Calandrini. Une société Etienne Trembley et Fils se fonde pour le même objet. Le fils de Michel Grenus, Claude, possède une propriété à Morges en pays de Vaud et investit des capitaux dans diverses entreprises. La crise de la soie, consécutive aux ordonnances de Louis XIII prohibant le luxe, provoqua de multiples désastres sur la place de Genève et aussi sur celle de Lyon, mais les Genevois surent habilement reporter leur activité sur d'autres branches de l'industrie et du commerce, et notamment sur la bijouterie et l'horlogerie et surtout sur la dorure, les dentelles et broderies d'or. Les deux grandes manufactures sont celles de Pierre Perdriau et de Jean Louis II Calandrini, petit-fils de Jean Louis 1er qui mourut en 1679 en laissant, outre 40 000 florins de legs pies et 30 000 livres courantes à sa femme, 80 000 florins à chacune de ses huit filles, en instituant son fils unique Jean Louis III pour légataire universel (6). Ces fortunes vont se consolider et s'accroftre par la pratique raisonnée des mariages : à Genève comme dans beaucoup de villes, les distinctions entre les castes étaient rigoureusement observées; les bourgeois évitaient de se mélanger aux natifs grimauds; les citoyens du quartier Saint-Pierre et de la Corraterie ne fréquentaient pas les habitants du faubourg Saint-Gervais. Les mésalliances étaient difficilement tolérées. Entre les membres de l ' a ristocratie, les mariages devaient nécessairement se multiplier. Cette pratique se justifiait d'ailleurs, non seulement par des motifs de convenance, mais aussi par des raisons d'intérêt; elle évitait la dispersion des patrimoines; elle tendait à créer entre les familles unies une association indissoluble. Les riches étrangers admis à la citoyenneté furent très rapi-
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dement mêlés à ces unions. La coutume s'étant répandue d'ajouter le nom de la femme à celui du mari, on vit bientôt des Lullin Calandrini, des Rilliet Diodati ou des Tronchin de la Rive. Mais les cercles de l'aristocratie, qui s'étaient entrouverts après le premier refuge, ne tardèrent pas à se refermer. Le titre de "bourgeois de Genève" ne sera plus conféré qu'avec circonspection et moyennant une lourde finance. C'est à l'intérieur d'un milieu strictement restreint que les liens vont se nouer et se renouer de génération en génération. Bientôt l'enchevêtrement de ces liens sera tel, que le patriciat de Genève constituera en réalité une seule et grande famille que diviseront parfois des rivalités intérieures mais qui, à de t r è s r a r e s exceptions près, fera front contre toute intrusion. Cette oligarchie qui tenait entre ses mains les richesses de la république, qui en contrôlait le commerce et l'industrie, s'était également approprié les principaux postes de l'administration et la constitution modifiée par Calvin ne permettait guère de l'en déposséder. Les familles patriciennes gardent et se transmettent, comme leur patrimoine, de père en fils ou de beau-père à gendre, les sièges des deux Conseils : le Petit et le Grand qui détiennent le pouvoir suprême. Le premier de ces conseils a seul l'initiative des lois qui sont votées par l'assemblée des citoyens ou Conseil général. Seuls ont voix à ce conseil les bourgeois qui ont payé le cens et qui justifient d'une certaine instruction. Ils élisent les magistrats sur les listes qui leur sont soumises. Le mode de votation, qui consiste à chuchoter à l'oreille du scrutateur le nom du candidat choisi, est peu propice aux grands mouvements d'opinion. Lorsqu'ils n'entraient pas dans la magistrature, les aînés des grandes familles se consacraient à l'exercice du culte. Ils poursuivaient leurs études théologiques, devenaient ministres ou "spectables" et entraient au consistoire. C'est ainsi qu'on peut compter parmi les plus célèbres théologiens de Genève, Jean Diodati et Théodore Tronchin (qui défendirent au synode de Dordrecht le dogme de la prédestination), Bénédict et Jean Alphonse Turretini. Enfin, les officiers de la milice étaient ordinairement recrutés dans ces mêmes familles. Ainsi, dès le début du I7e siècle, dans le cadre étroit que constitue la république de Genève, une oligarchie concentrait entre ses mains quatre formes du pouvoir : le pouvoir économique, le pouvoir politique, le pouvoir religieux et le pouvoir militaire. Les unions entre membres de l'aristocratie genevoise donnaient ordinairement naissance à de nombreux enfants. La République
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ne pouvait pas offrir à tous ceux qui voyaient le jour à l'intérieur de ses frontières les ressources et l'espace dont ils avaient besoin. De génération en génération, les familles se scindaient en plusieurs tronçons. Certains des fils - le plus souvent les alhés demeuraient à Genève comme ministres, officiers ou marchands. D'autres partaient s'établir en pays étranger. Les grands exodes du 16e siècle avaient marqué les premiers relais de cette dispersion. La cohorte des proscrits avait essaimé sur les routes de l'exil, et ceux qui avaient crû trouver un abri sûr s'y étaient a r rêtés et y avaient fait souche. Ils avaient maintenu et perfectionné le réseau de correspondances institué entre eux au plus fort du danger, afin de s'avertir par les voies les plus rapides des périls qui menaçaient, des précautions à prendre, des chemins à suivre pour gagner des contrées plus calmes, où l'on était assuré de trouver du travail et de prier en paix. Ils s'étaient astreints à observer avec une vigilance toute particulière la marche des événements politiques et économiques et à en tirer, avec toute la clairvoyance possible, les conséquences éventuelles. Les médecins, les conseillers, les financiers qui auront réussi à trouver place auprès des princes ou des hommes d'Etat seront les agents les plus éclairés de ce service de renseignements qui, par la force des choses, se trouvera centralisé au point même où toutes ces familles dispersées ont établi leur siège. Ce sont eux qui guideront, et au besoin soutiendront de leurs conseils et de leur bourse, les neveux, les cousins ou les petitscousins qui partiront de Genève, en quête d'un emploi et d'un asile et qui, après s'être à leur tour fixés et raisonnablement mariés, deviendront eux-mêmes les correspondants et les guides de nouvelles générations d'émigrés. Du milieu du 16e siècle au milieu du 17e siècle, le réseau s'est lentement et solidement tissé. Le fils de Carlo Diodati était médecin à la cour d'Angleterre et le fils de Pompeo Diodati était médecin de Louis XIII. Son arrière petit-fils s'établira à Batavia comme directeur de la Compagnie des Indes néerlandaises; Jean Antoine Diodati sera négociant à La Haye; Giovanni Calandrini, fils de Giuliano, crée à Londres dans les premières années du 17e siècle une banque Giovanni Calandrini et Filipo Burlamachi. Sa fille Anne épousera David Papillon, fils d'un capitaine de la garde et valet de chambre de Henri IV émigré en Angleterre; leur fils Thomas sera membre du parlement et, en 1680-1681, député gouverneur de la Compagnie des Indes (7). Un Fatio de la branche de Bâle, mort en 1674, est conseiller des comptes et contrôleur général des finances de Charles Louis, Electeur Palatin. Jean II Saladin, fils de Sébastien, épouse en Angleterre une demoiselle
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Peck et marie ses filles à des citoyens britanniques. François Lefort, fils de Jacques et de Françoise Lect, sera chef des gardes du corps, puis général des troupes et flottes de Pierre le Grand, président de tous ses conseils, vice-roi de Novgorod; un de ses neveux , Pierre Lefort, sera lieutenant général au service de la Russie et colonel du régiment qui porte son nom. A partir de 1680, le rythme de cette dispersion va s'accélérer. Louis XIV a entrepris l'unification religieuse de son royaume. La contrainte et la violence succèdent au prosélytisme et à la corruption, les prédicateurs cèdent la place aux dragons. En Languedoc, dans les riches communautés de Provence, les familles fuient devant les visites domiciliaires. La guerre de Hollande, née de la concurrence des marchands hollandais et des exportateurs français mais aussi du désir de mater une république d'hérétiques, va exaspérer le zèle du tout-puissant monarque. La résistance de ce petit peuple retranché derrière ses digues et ses champs inondés ne peut s'expliquer que par les complicités dont il bénéficie à l'intérieur même du royaume. "Tous les réformés se tiennent" et même ceux que l'on persiste à tolérer sont autant d'espions au service des ennemis du trône. La sécurité de la nation en guerre exige le retour, au sein de l'Eglise, de ceux qui lui ont échappé il y a plus d'un siècle. C'est le ministre de la Guerre qui inspire l'édit de révocation du 22 octobre 1685 comme une mesure de défense. Les privilèges accordés aux protestants par Henri IV et Louis XIII sont abolis, leur culte est interdit dans tout le royaume ( à l'exception de l'Alsace et de Strasbourg), les temples sont détruits, les ministres expulsés et ceux qui célébreront l'office ou y assisteront seront passibles de la peine de mort. Il n'existe plus d'état civil pour les "religionnaires", qui ne peuvent plus ni se marier, ni vendre d'immeubles, ni tester. Un nouvel exode commence - le second refuge -. De nouveau, Genève voit approcher de ses remparts des cohortes d'exilés. Certains, partis sans argent, sans effets et sans bagages, doivent demander le secours de la "Bourse française" et s'engagent comme ouvriers chez les manufacturiers genevois auxquels ils enseigneront leurs secrets de fabrique et leurs "tours de main". D'autres, qui ont eu le temps d'évacuer leurs biens en lieu sûr, reprennent assez rapidement le cours de leurs affaires, d'abord sous le couvert d'une association avec des amis genevois, puis, quand ils sont parvenus à vaincre les réticences de la Chambre de négoce et à résister aux instances du résident de France, sous leur propre nom. De riches familles de province viennent ainsi chercher asile dans la cité de Calvin : les Achard de Die; les Cazenove, ori-
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ginaires de Guyenne et qui possédaient une toilerie dans les Cévennes; les Sellon, d'ancienne souche nfmoise, dont un ancêtre Jacques, adversaire de la peine de mort, avait créé une société de la paix; les Vernet, partis de la petite ville de Seyne, en Provence, où s'était jadis créée une importante colonie protestante. Un des derniers représentants de cette famille, André Vernet, alors âgé de dix ans, avait dû dès 1641 se réfugier à Embrun en compagnie de sa mère, Marguerite Achard, veuve de Barthélémy Vernet. Après un retour dans sa ville natale et un bref séjour à Lyon, il se fixe en 1659 à Genève, où il est reçu bourgeois dès le 2 novembre. Le cercle du patriciat genevois s'ouvre sans difficulté aux riches familles du Languedoc et de Provence. Très vite, les nouveaux venus sont admis à la citoyenneté; bientôt les mariages succéderont aux associations ou les consolideront. Dès 1687, Pierre Cazenove épouse Marie Plantamour, héritière d'une ancienne famille genevoise apparentée aux Rilliet, et il s'associe avec son beau-père et un sieur Isaac Bres pour fonder un commerce de toilerie. André Vernet achète une propriété aux Eaux-Vives, à proximité du lac, et marie sa fille à un sieur de Normandie, descendant du disciple de Calvin. Jean Sellon épouse Françoise Boissier; Jean Boissier épousera Anna Sellon. Parmi ces nouveaux venus, nombreux sont ceux qui ne feront que passer à Genève. Sous la pression discrète du magistrat en butte aux sollicitations du résident de France, à l'appel des princes en guerre qui demandent des soldats, sur l'invitation d'un lointain parent déjà établi dans une place de commerce, ils s'égailleront eux aussi à travers le monde, apportant aux pionniers déjà en place l'appui de leurs relations, de leurs connaissances et de leur crédit, ou installant entre leurs comptoirs de nouveaux postes qui rendront plus étroites les mailles du filet. Mais preque tous garderont dans la cité-refuge un parent, un associé, un correspondant ou parfois simplement une maison vide, où ils viendront un soir, terminer leur voyage.
Chapitre II LES PASSEURS
Les relations du roi de France et de la seigneurie de Genève, qui avaient été apparemment amicales sous le ministère du cardinal Mazarin, commencèrent à se tendre vers 1670. La cité de Calvin était, aux portes du royaume, à la fois la ville sainte, la citadelle et l'avant-poste de l'hérésie. D'après une curieuse tradition, la condamnation à mort de Charles 1er aurait été prononcée dans ses murs et un tel titre de gloire n'était pas de nature à lui mériter la protection du Roi Très Chrétien (8). Lorsque ce dernier décide en 1679 d'y établir une représentation, son résident M. de Chauvigny, apparenté à de Lionne et protégé du père La Chaise, s'y comportera moins comme un diplomate que comme un missionnaire. Son premier soin est d'ouvrir dans son hôtel une chapelle où il fait célébrer chaque jour plusieurs messes, et non content d'emplir les rues voisines du chant de ses orgues, il convie les paysans savoyards par groupes de vingt ou trente à traverser la cité hérétique pour venir entendre la vraie parole de Dieu (9). L'évêque de Genève, Jean d'Arenthon, exilé à Annecy et impatient de reprendre le gouvernement de son diocèse excite ce zèle qui inquiète et irrite les citoyens de la république. Le duc de Savoie, pour lors ami de la France, est tout prêt à appuyer un coup de force et la révolte des paysans vaudois lui en fournit le prétexte. Pendant vingt ans, Genève guette fiévreusement l'invasion, et la protection de ses fidèles alliés de Berne, déjà maitres de Lausanne, lui inspire presque autant de crainte que les desseins de ses adversaires. La chute de Jacques Stuart, l'accession du "prince d'Orange" au trône d'Angleterre, la Ligue d'Augsbourg, la guerre enfin, achèvent de transporter sur le plan international et stratégique la lutte religieuse qui sévissait depuis vingt ans. Entre l'empereur qui la menace d'interdire son commerce, le roi de France qui lui rationne son blé, le duc de Savoie dont les inquiétantes palinodies risquent d'ouvrir une brèche dans ses défenses, Genève tente de trouver une sorte d'équilibre, se faisant de la menace des uns un titre à la faveur des autres. Les réfugiés qui n'ont pas pu trouver asile dans ses murs battent la campagne, se constituent en régiments à l'appel de leurs ministres ou des envoyés de Hollande ou d'Angleterre. Le peuple témoigne ouvertement son hostilité au
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monarque qui semble se désigner lui-même comme le chef d'une nouvelle croisade. Le patriciat genevois est discret et s'applique à éviter tout heurt avec ses dangereux voisins. Seuls connaissent quelque activité dans la cité encerclée ceux qui, à la faveur d'un mouvement d'affaires, parviennent à franchir les frontières et à passer sans encombres dans l'un ou l'autre des pays belligérants. Après la révocation de l'édit de Nantes, les ministres du roi de France avaient tenu à rassurer les négociants étrangers. Un arrêt du Conseil du 11 Janvier 1686 autorisait les étrangers protestants à "entrer dans le royaume avec leurs femmes, enfants, domestiques et marchandises et à y séjourner et circuler librement" (10). Les marchands suisses et genevois venaient ordinairement écouler les produits de leur industrie sur la place de Lyon. Le régime des foires assurait aux commerçants non régnicoles un certain nombre d'immunités : faculté de circuler librement dans le royaume, exemption des droits de marque, représailles, aubaines ainsi que de toutes impositions - à la seule condition de faire élection de domicile dans Lyon même. Ils étaient dispensés de produire leurs "papiers de raison"; le secret de leurs opérations était garanti, le prêt à intérêt (interdit par l'Eglise), était toléré; enfin un très curieux système de paiements par compensation, répartis sur les quatre grandes échéances de l'année : Saints, Rois, Pâques, Août, limitait considérablement les mouvements de fonds. Les Suisses - comme les Allemands - bénéficiaient en outre de privilèges spéciaux. Ils pouvaient se prévaloir, quinze jours encore après les autres, de la franchise de foire et étaient exemptés de la douane de Lyon. Quant aux Genevois, dont la situation était plus imprécise, ils jouissaient d'une manière générale du statut des régnicoles. A la faveur de ces dispositions, des courants commerciaux réguliers s'étaient établis. Les Fribourgeois apportaient à Lyon les fromages destinés aux vaisseaux et galères du roi; les SaintGallois, leurs célèbres toiles de lin; les Genevois, les multiples produits de leurs manufactures. Ces négociants privilégiés avaient à Lyon pour correspondants ou commissionnaires des compatriotes qui s'y étaient fixés déjà au début, et plus encore dans la seconde partie du siècle. Le résident de France rapporte en 1692 que Messieurs de Genève ont trois ou quatre de leurs bourgeois qui sont établis à Lyon et y négocient s o u s l e p r i v i l è g e d e s S u i s s e s (11). Les Suisses et les Genevois ne trafiquaient pas seulement des produits de leurs manufactures. Ils recevaient des marchandises
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de pays étrangers qu'ils revendaient avec profit, et cette branche de leur activité devait en temps de guerre, prendre une importance particulière. "Les plus importants profits, écrit au début du 18e siècle André Le Mercier, pasteur à Boston, se font en temps de guerre car alors les Genevois étant neutres fournissent aux deux a r m é e s belligérantes les vêtements et autres objets nécessaires. Des marchandises de France étant prohibées dans l'empire et vice versa, les marchands de ce pays envoient leurs produits à Genève où ils acquièrent un caractère pacifique et peuvent entrer de là sans peine, en pays ennemi" (12). Ainsi, dès les p r e m i è r e s années de la guerre de la Ligue d'Augsbourg, la position de Genève comme celle de ses voisins suisses favorise l'introduction en France de marchandises importées de Hollande ou d'Angleterre. En 1689, M. de Berulle, intendant de Lyon, fait saisir sur la frontière plusieurs des balles d'origine anglaise qu'on faisait passer en fraude. L'année suivante, le subdélégué de l'intendant de Franche-Comté confisque d'autres balles venues de Suisse et dissimulées dans un entrepôt à Dôle (13). Outre les draps de Hollande et d'Angleterre, pénétraient encore les sucres étrangers, les toiles peintes. Le résident de France à Genève, dénonçant l ' a c tivité des négociants de cette ville, é c r i r a le 14 juin 1702 : "Il est constant que les privilèges qui leur ont esté accordés de pouvoir, comme les Suisses, tenir des maisons de négoce ouvertes en France leur donnent l'occasion d'introduire les manufactures étrangères dans le royaume et d ' e n f a i r e s o r t i r l ' a r g e n t (14)". Ces sorties d'argent, qui constituaient à l'origine l'accessoire des opérations de contrebande, ne vont pas t a r d e r , à la faveur des circonstances, à prendre le pas sur elles et à devenir l'objet essentiel du trafic. La politique monétaire de la cour de France en déterminera - bien involontairement - le mécanisme. Le système monétaire français découlait d'une série de déclarations et d'édits, échelonnés entre 1640 et 1655, qui donnaient cours légal à diverses espèces d'or et d'argent - louis, écus et lys auxquels s'ajoutèrent plus tard la pièce de 4 sols et la pièce de 4 livres des Flandres. Originairement fixé à 12 livres, le louis d'or de 22 karats, du poids de 5 deniers 6 grains trébuchant, avait été par un a r r ê t du 16 septembre 1666, ramené à 11 livres, tandis que l'écu d ' a r gent de 11 deniers de fin, du poids de 21 deniers 8 grains trébuchant, était fixé à 3 livres (15). Le royaume exportait les produits de ses manufactures, la balance des comptes était bénéficiaire,
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le pays disposait d'une forte masse de numéraire qu'entretenait et qu'augmentait même chaque année le t r é s o r ramené d'Amérique par les flottes d'Espagne et dont les marchands français avaient une large part. "Aussy, écrit l'intendant Desmaretz, a-t-on presque toujours estimé que dans le retour des flottes des Indes il y avait p r è s du t i e r s pour les Français, et que des deux autres t i e r s , il en revenait encore beaucoup dans le royaume par les autres nations qui ont besoin de marchandises de France (16). " La guerre de Hollande devait augmenter considérablement les besoins de numéraire dans un moment où sous l'effet de diverses causes - contrebande, taxation des prix, chute du rendement des mines, c r i s e de la main-d'oeuvre - les envois des Indes commençaient à diminuer. Le gouvernement qui devait, pour a s s u r e r l'entretien et la solde de ses troupes, exporter des quantités considérables d'espèces, fut contraint de tolérer pour les besoins du commerce, l'introduction dans le royaume d'un certain nombre de m o n naies étrangères - pistoles d'Espagne ou d'Italie, réaux, bajoires, patagons, escalins - qui, reçues tout d'abord en paiement à proximité des frontières, se répandirent dans l'intérieur du pays. Lorsque la paix fut revenue, Colbert fit promulguer le 28 m a r s 1679 une déclaration "décriant" un certain nombre de vieilles e s pèces françaises et d'espèces étrangères et ne laissant plus cours légal qu'aux louis d'or, aux écus d'or et pistoles d'Espagne d e p o i d s ainsi qu'aux écus et louis d'argent et aux pièces de 5 sols. Les espèces décriées devaient être portées aux hôtels des monnaies, dans lesquels une juste valeur devait leur être rendue, po ids pour poids et t i t r e pour titre (17). Le 2 mai suivant, la Cour des monnaies tarifait ces espèces décriées. Le m a r c des écus d'or l é g e r s - c ' e s t - à - d i r e des pièces qui, ne faisant pas le poids, n'avaient plus cours légal était fixé à 411 livres 6 sols 8 deniers, celui des pistoles d'Espagne légères à 398 livres 15 sols (18). Le 10 octobre, cette même instance tarifait le cours des matières d'or et d'argent. Le marc d'or fin de 24 karats - donc d'un t i t r e plus élevé que celui des écus monnayés à 22 karats et que celui des pistoles - était fixé à 437 livres 9 sols 8 deniers, le marc d'argent fin de 12 deniers à 29 livres 6 sols et 11 deniers (19). Afin de permettre l'exécution de ces m e s u r e s , le roi avait o r donné, par a r r ê t s échelonnés d'avril à juin, l'ouverture d'hôtels des monnaies dans différentes places du royaume : Amiens, Rouen La Rochelle, Aix, Montpellier, Tours, Limoges, puis Bordeaux. On prenait même soin d'instituer, à l'usage de ceux qui ne r é s i daient pas dans le voisinage de ces établissements, des offices de changeurs chez qui les particuliers pourraient porter leurs vieilles espèces, qui seraient reçues selon le barême établi.
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Il n'apparaît pas que ces diverses dispositions aient incité le public à se porter en foule aux guichets des monnaies pour y livrer ses pièces décriées. Le gouvernement assouplit sa réglementation en permettant le 24 octobre 1679 à "tous marchands, banquiers et autres de trafiquer et négocier au d e d a n s du r o y a u m e les barres, lingots et autres matières d'or et d'argent et ic elles transporter en telle ville du royaume que bon leur semblera (20). " En vérité, les mesures édictées par le roi étaient mal équilibrées. Le cours des louis étant maintenu trop bas par rapport à celui des espèces décriées et des lingots, et le tarif de ces matières étant lui-même Inférieur aux cours pratiqués sur les marchés intérieur et international, on avait intérêt à fondre la monnaie légale que d'aucuns se bornaient à gratter ou à rogner, pour la transformer en lingots qu'on revendait, ainsi que les vieilles pièces pièces, à des intermédiaires qui les payaient au-dessus du cours. Tandis que fermaient successivement les monnaies de Tours, La Rochelle, Montpellier (mai 1680) puis celles de Rouen, Reims et Pau (mai 1684), la Cour des monnaies ordonnait le 14 janvier 1684, une information contre ceux qui en Picardie, et notamment à Amiens, Abbeville et autres villes limitrophes de cette province, se livraient publiquement au billonnage (fonte) des monnaies de sa Majesté et autres monnaies (21). Le 30 mars 1685 un autre arrêt de la Cour des monnaies défendait le billonnage dans les provinces de Guyenne, Provence et Bretagne (22). En dépit de ces défenses, les trafiquants continuaient de collecter des louis à 11 livres qu'ils faisaient fondre ou envoyaient à l'étranger où ils les écoulaient avec profit. Le 27 juillet 1686, le roi se résignait à augmenter le cours des louis après avoir constaté que "dans les états voisins, l'on n'observe pas la même régularité dans le titre, poids et évaluation des monnaies et que l e g a i n , que l ' o n y f a i t p a r l a c o n v e r s i o n d e s e s p è c e s f a b r i q u é e s en n o t r e r o y a u m e , p o r t e l e s é t r a n g e r s et m ê m e n o s s u j e t s , à t r a n s p o r t e r l e s e s p è c e s et l e s m a t i è r e s d ' o r h o r s de n o s é t a t s , c e qui p o u r r a e n s u i t e en c a u s e r l a d i s e t t e , au g r a n d p r é j u d i c e de n o t r e E t a t et du c o m m e r c e de n o s s u j e t s " . En conséquence, le cours des louis d'or et des pistoles d'Espagne de poids était porté de 11 livres à 11 livres 10 sols, celui de l'écu d'argent étant inchangé (23). Le 6 septembre suivant, les espèces décriées étaient à leur tour réévaluées; le marc de l'écu d'or léger passait à 430 livres 17 sols 6 deniers, tandis que celui du marc d'or fin de 24 karats était porté à 457 livres, 7 sols, 5 deniers (24).
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A peine ces dispositions étaient-elles prises que les économistes du Contrôle général se voyaient soumis à une nouvelle épreuve. Ayant commis l'erreur de réévaluer l'or sans modifier la valeur de l'argent, ils incitaient les particuliers à rechercher cette dernière matière afin de la revendre avec profit à l'étranger ou de la conserver dans l'espoir d'une hausse prochaine. Dès le 21 septembre 1687, M. de Berulle, intendant de Lyon, écrivait "que le commerce de cette ville souffre beaucoup d'un bruit qui s'y est répandu depuis quelque temps de l'augmentation de l ' a r gent blanc et de la diminution de l ' o r . . . les misérables, le peuple et les paysans meurent de faim avec des louis d'or, ne trouvant personne qui les veuille changer... l'on donne 1% et quelquefois davantage pour avoir de l'argent blanc au lieu d'or" (25). Le bruit était fondé. Le 20 octobre suivant, le roi constatant que l'augmentation édictée éloignait de "la proportion qui doit être entre l'évaluation des espèces d'or et celles d'argent, ce qui pourrait nuire au commerce" ordonnait une baisse de l'or. En conséquence, les louis et les pistoles d'Espagne étaient réduits de 11 livres 10 à 11 livres 5 et les écus d'or de 5 livres 19 à 5 livres, 16 sols, 6 deniers. Le marc d'or monnayé à 22 karats était ramené de 416 livres, 17 sols, 6 deniers à 407 livres 15 sols (26). Le 1er décembre suivant, le cours de l'écu léger subissait un léger rajustement qui le portait à 420 livres 14 sols, tandis que le marc d'or fin à 24 karats tombait à 447 livres, 7 sols, 2 deniers (27). Ces mesures devaient inciter ceux qui avaient stocké l'argent à la faire réapparaître. En effet, au bénéfice de l'ancien tarif ils avaient pu - étant rappelé que la livre est de 20 sols - se procurer 4 écus d'argent de 3 livres (soit 12 livres) en donnant un louis d'or de 11 livres 10 plus 10 sols. Ils pouvaient, après l'arrêt du 20 octobre, en demander un louis d'or (ramené à 11 livres 5) plus 15 sols, soit un bénéfice de 5 sols pour quatre pièces. Ceux qui avaient fondu leurs pièces d'argent jugèrent à propos de les faire refrapper et ceux qui détenaient de l'argent brut trouvèrent bon de le convertir en pièces. Le 18 février 1689, un sieur Abraham Soyex, de Vevey, offrait à l'intendant de Lyon de porter à la monnaye "quelques quantités considérables de matières d'argent qui e s t en d e h o r s du r o y a u m e et que l'on ferait venir dans (sa) ville pour en fabriquer des écus dans l'hôtel des monnayes m o y e n n a n t que l ' o n eut la l i b e r t é d ' e n v o y e r l e s d i t e s e s p è c e s ou l ' é q u i v a l e n t au l i e u d'où les matières viendraient". L'opération consistant à faire entrer de l'argent en lingots pour le faire ressortir en écus frappés parut un peu étrange au contrôleur général, qui ne sembla nullement persuadé du profit que le Trésor tirerait de ce va-et-vient : "La proposition du nommé
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Soyex de faire venir de Genève à la monnaie de Lyon des matières d'argent, à charge d'en rapporter la valeur en écus blancs, n'est pas de nature à devoir être seulement écoutée, mande-t-il à M. de Berulle, surtout présentement que le Roy veut bien faire les frais du monnayage car il est sensible qu'ils tomberaient en pure perte à Sa Majesté (28). " La baisse de l'or édictée en octobre 1687 intervenait au moment où, une nouvelle guerre se préparant, les besoins d'espèces allaient devenir plus considérables. L'or monte sur les places de commerce et les louis à 11 livres 5 prennent le chemin de l'étranger en dépit des prohibitions de sortie réitérées le 18 novembre 1687. L'arrivée à Marseille des navires de Saint-Malo ramenant de Cadix la part de la France sur le trésor espagnol, soit 1 884 000 livres sur lesquelles 205 000 sont d'ailleurs pour Gênes, est bien loin de suffire à compenser cette saignée. La monnaie de Pau chôme et ne peut fabriquer 8 000 marcs d'espèces. Le contrôleur général recommande à l'intendant de Bordeaux de laisser libre cours aux monnaies espagnoles sur les frontières. Pour se procurer les fonds nécessaires à la guerre, le gouvernement recourt à l'augmentation des tailles ¡"L'augmentation qu'elles portent, écrit le contrôleur général, n'est pas proportionnée à celle des dépenses extraordinaires de la guerre et elle deviendra presque insensible au peuple si vous apportez tout le soin et toute l'application que Sa Majesté attend de votre zèle pour faire la répartition avec égalité" (29). Mais ces mesures ne suffisaient pas à remplir le gouffre : la campagne du Palatinat coûte au Trésor 120 000 000 de livres. Le 20 septembre 1689, le contrôleur général Le Peletier obtient enfin d'abandonner sa charge et il est remplacé par M.de Pontchartrain Le premier soin du nouveau contrôleur général fut de faire o r donner une augmentation du cours des monnaies dont une "déclaration du Roi" du 10 décembre 1689 et un édit "registré en la Cour des monnaies" le 15 décembre suivant déterminèrent les modalités. La déclaration se bornait à porter le cours du louis de 11 livres 5 à 11 livres 12 et celui de l'écu d'argent de 3 livres à 3 livres 2 (30), mais les dispositions de l'édit étaient d'une toute autre portée. Après avoir révélé que la pénurie des matières précieuses l'obligeait à envoyer aux hôtels des monnaies "une partie de ces excellents ouvrages d'orfèvrerie qui faisaient l'ornement de (ses) palais", le roi annonçait une augmentation de la valeur des espèces. Il exposait dans le corps de l'édit : "Les sommes considérables que nous sommes obligés de faire voiturer tous les mois
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sur nos frontières pour la subsistance des armées et pour les fortifications des places, facilitent tellement le transport des espèces dans les pays étrangers que les précautions ordinaires que l'on peut prendre pour l'empêcher deviennent inutiles". "Pour que les particuliers ne profitent pas seuls de cette augmentation", le mécanisme de la réforme avait été déterminé comme suit : On ferait frapper de nouveaux louis d'or, de même titre et poids que les précédents, auxquels serait attribuée une valeur de 12 livres 10 sols, et de nouveaux écus d'argent d'une valeur de 3 livres 6 sols. Les anciennes pièces seraient reprises jusqu'au 1er mai 1690 aux hôtels des monnaies, au cours fixé par la déclaration du 10 décembre précédent, soit 11 livres 12 pour les louis et 3 livres 2 pour les écus d'argent. Ces vieilles pièces ne seraient pas refondues, "l'industrie des ouvriers (ayant) inventé une manière très simple de difformer, réformer, et convertir les espèces et d'épargner les frais et le temps nécessaire pour la refonte, en sorte que le commerce ne soit point troublé par la conversion des anciennes espèces". Elles seraient donc marquées d'une empreinte particulière appelée "différend" qui serait prescrite par la Cour des monnaies (31). Comme toujours, le cours des espèces décriées et celui des lingots devait suivre celui des monnaies : le 12 janvier 1690, le marc de l'écu d'or léger était tarifé à 433 livres, 7 sols, 7 denier^ le marc d'or des pistoles d'Espagne légères à 420 livres 10 sols, tandis que le marc d'or fin à 24 karats passait à 457 livres 16 s o l s (32). La hausse des louis semblait assez considérable pour Ôter tout espoir de gain à ceux qui avaient coutume de les fondre ou de les revendre avec profit à l'étranger. Mais à peine les nouvelles mesures étaient-elles entrées en vigueur que les trafiquants mettaient au point une nouvelle forme de spéculation. Pour que l'opération fut rentable pour le Trésor, le gouvernement avait ménagé un assez large écart entre le tarif des anciens louis, qu'il reprenait à 11 livres 12, et celui des nouveaux qu'il délivrait à 12 livres 10. Des spéculateurs avisés observèrent que si le Trésor profitait de cet écart ils pourraient bien en profiter également, sinon en totalité, du moins en partie. D'officieux intermédiaires imaginèrent donc de racheter les vieilles pièces à un taux légèrement supérieur à 11 livres 12 et de les faire passer à l'étranger. Là, il se trouvait d'habiles artisans pour refondre ces pièces en nouveaux louis ou les frapper d'un "différent" qui reproduisait plus ou moins fidèlement celui des monnaies royales. Après quoi, il ne restait plus qu'à les remettre en circulation comme louis nouveaux ou réformés sur le pied de 12 livres 10. La différence entre les louis
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réformés et les anciens louis étant de 12 livres 10 moins 11 l i v r e s 12, soit 18 sols par pièce, on pouvait, même en déduisant les frais de faux monnayage ou de fausse frappe et le supplément payé au vendeur, réaliser un bénéfice qui, multiplié par le nombre d'unités, restait fort appréciable. Les petites espèces décriées pouvaient donner lieu à des opérations également lucratives. Ainsi, quelles que fussent les conceptions monétaires des contrôleurs généraux et la politique suivie par eux, les premiers effets de leurs réformes étaient de stimuler l'ingéniosité des spéculateurs et de provoquer de leur part, par une sorte d'automatisme, une riposte toujours parfaitement ajustée à la réglementation en vigueur. A la fin de 1687, à un moment où la situation monétaire s'était sensiblement améliorée et où le prix des espèces comme celui de l'or fin avait été quelque peu réduit, le roi de France décida de rappeler les dispositions précédemment prises en faveur des marchands suisses. Il fit promulguer le 20 décembre par le Conseil d'Etat un arrêt ordonnant "conformément à l'article 20 du traité d'alliance fait avec les cantons suisses et aux lettres patentes expédiées sur iceluy le 19 juillet 1658 que les marchands desdits cantons pourront transporter hors du royaume l'or et l'argent qu'ils auront reçu pour le prix des marchandises qu'ils auront apportées" (33). Cet arrêt était assorti d'un certain nombre de dispositions destinées à en contrôler les effets et à en empêcher les abus. La guerre de la Ligue d'Augsbourg étant intervenue sur ces entrefaites, et les demandes de numéraire s'étant notoirement accrues, le trafic des espèces entre la France et la Suisse augmenta dans les mêmes proportions. '11 se fait ici, écrit le 9 juin 1690 au contrôleur général le procureur général au parlement de Besançon, un commerce d'argent assez considérable sur les petites monnayes étrangères dont le pays était rempli faute d'en avoir de celles du royaume. Présentement, on reporte ces petites monnayes étrangères en Suisse et en Allemagne parce que l'écu étranger a ici augmenté de prix et les petites monnayes sont demeurées dans leur valeur, de manière qu'il y a du profit en pays étranger de porter ces petites monnayes et de rapporter icy des écus (34). "' Les petites monnaies étrangères n'étaient pas seules à sortir de France. "Depuis deux années, écrira le 8 juillet 1692 l'intendant de Franche-Comté, il est bien certain que l'on a trafiqué à Brisach les vieux louis d'or et les vieux écus. Les Suisses et les juifs en ont donné 11 et 12 sols au-delà de la valeur des louis d'or
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et 2 et 3 sols par écu. On a fait mille plaintes de ce négoce à M. de la Grange (35) qui n'a jamais répondu (36). " Dès le printemps de 1690, le contrôleur général s'était inquiété de cette saignée. Il n'avait pas été, en effet, sans observer que tandis que les anciennes pièces disparaissaient sans laisser de trace, on voyait circuler nombre de louis réformés dont la marque n'avait pas tout-à-fait la mine de sortir des presses royales, et il n'était pas éloigné d'en déduire que des amateurs qualifiés se chargeaient eux-mêmes des tâches dont le roi de France entendait conserver le monopole. Ses informateurs l'ayant assuré que le centre de ces opérations se situait à Genève, il chargea le résident de France, M. d'Iberville (37) de procéder à une enquête. Diplomate habile et parfaitement introduit dans les milieux d'affaires, le résident porta aussitôt ses soupçons sur un français, r é fugié à Genève dont il fit surveiller les activités. Cette filière amena la découverte d'un personnage qui apparaissait comme le véritable chef de l'entreprise de fausse frappe et à qui les représentants des meilleures familles genevoises ne dédaignaient pas de porter de vieilles pièces démonétisées pour les convertir en louis neufs. Ce faux monnayeur patenté était français, fils de paysans du Dauphiné. Il disait se nommer Dupré et faisait volontiers précéder ce patronyme d'un titre de marquis auquel il n'avait, assurait-on, aucun droit. Il était alors sous la protection d'un des personnages les plus puissants et les plus mystérieux de la Suisse, le baron Fidel von Thurn, ministre de l'abbé de Saint-Gall. Les Genevois ne bénéficiaient pas explicitement des avantages accordés aux négociants suisses et leurs relations avec la France étaient suffisamment tendues pour qu'on prit soin de leur rappeler cette discrimination. " J e leur ay dit d'abord, écrira le 8 juillet 1692 le résident d'Iberville, qu'encore que Sa Majesté et les rois ses prédécesseurs leur ayent accordé presque tous les privilèges des Suisses, il y en a néanmoins quelques-uns qui ne sont que pour les sujets des cantons, par exemple, celui d'être exempts des douanes pour leurs manufactures, d ' e n f a i r e s o r t i r l e p r i x en e s p è c e s . . . (38)" Et le contrôleur général opinait le 17 juillet : "Les marchands résidant à Lyon, quoiqu'originaires de Genève, n'ont jamais jouy des exemptions qu'on vous demande pour eux et les grandes dépenses de la guerre que Sa Majesté est obligée de soutenir ne permettent pas de faire ces sortes d'exceptions (39). "
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Les capitalistes genevois qui désiraient extraire de France le prix de leurs marchandises et procéder à des mouvements d'espèces à travers les frontières furent donc amenés à faire choix d'associés ou de prête-noms suisses. Il existait précisément, à l'autre pôle du corps helvétique, un état minuscule qui semblait se prêter parfaitement à leurs desseins. Tapie au creux d'une vallée, entre la chaîne des Sentis et le lac de Constance - dont elle se tenait un peu à l'écart - la ville de Saint Gall s'était spécialisée depuis le 13e siècle dans le tissage et le blanchiment des étoffes de lin. Elle commerçait couramment avec l'Empire et la France méridionale, et poussait ses exportations jusqu'en Pologne et en Espagne. Elle s'était dotée pour les besoins de son commerce d'une organisation postale qui comptait parmi les plus perfectionnées d'Europe et qui la reliait, dans les délais les plus brefs, à Nuremberg, par la Bavière, ou à Lyon, par Zurich, Berne et Genève. Ce négoce avait considérablement enrichi les marchands de la ville. Dès le 15e siècle la Diesbach Watt Gesellschaft, une des plus puissantes sociétés commerciales d'Europe, formée des Diesbach de Berne et des Watt de Saint-Gall, était venue y établir son siège. Deux siècles plus tard, dans les premières années du 17e siècle, les grandes familles saint-galloises avaient déjà trois établissements à Lyon : Joachim Lorens David Zollikofer - Schlapritzi et Hochreutiner - Hans Kaspar Locher. Comme à Genève, les patriciens s'étaient fait construire de fastueux hôtels dont les façades s'ornaient d' "oriels" délicatement sculptés et, les soirs d'hiver, quand la neige s'entassait dans les rues, on se réunissait dans les salles basses, aux plafonds et aux murs recouverts de bois de cerisier, aux tentures de damas ou de velours de Naples, aux m eubles florentins ou baroques, pour commenter, à la chaleur des hauts poêles de faïence, les nouvelles venues par les derniers traîneaux. Saint-Gall entretenait avec l'Empire d'excellentes relations politiques et commerciales que favorisait encore la présence à Vienne d'une banque Zollikofer. Elle n'était pas mal vue du roi de France, à qui elle fournissait quelques contingents de soldats et qui lui servait une pension de 1 000 livres. Des liens d'affaires et parfois de parenté - unissaient ses ressortissants aux sujets du duc de Milan, vassal du roi d'Espagne, et à ceux du duc de Savoie. Toutes ces particularités conféraient aux habitants de la petite cité alpestre une liberté de mouvements et des moyens d'action qui, dans une Europe en guerre, pouvaient être de quelque utilité. La ville de Saint-Gall dépendait autrefois d'un monastère de bénédictins qui groupait ses constructions au sein même de l'ag-
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glomération et avait été au Moyen-Age un des hauts lieux de la culture chrétienne. Elle s'était peu à peu libérée de la tutelle des princes abbés. La Réforme avait consommé la séparation. La ville, constituée en république de marchands protestants, et le couvent, Etat monastique, tous deux ayant voix délibérative aux diètes fédérales, étaient demeurés enclavés (40). l'un dans l'autre, limitant strictement leurs relations aux nécessités du voisinage. En 1613, l'abbé Bernard II Muller, jaloux peut-être de la prospérité de ses anciens sujets Saint-gallois, avait décidé de créer lui aussi line industrie linière et de l'établir dans la petite ville de Rorschach, sise sur la rive du lac de Constance et qui dépendait de son gouvernement. Désireux de trouver à la fois des capitaux et des débouchés, il s'adressa à cet effet à un jeune apothicaire récemment installé à Wil, sur le territoire de Saint-Gall : Ludwig von Thurn. Originaire du Milanais, fort entiché de noblesse et s'attribuant volontiers les ancêtres les plus illustres, le jeunevonThurn n'en avait pas pour autant répugné à épouser la fille d'un pharmacien de Constance, Lucas Stocklin, qu'il avait suivi à Wil et dont il était le collaborateur, mais ses adversaires affirmaient que sous le couvert de cette paisible activité il traitait des affaires beaucoup plus importantes et qu'il était parfaitement introduit dans le commerce international des toiles. Ses services n'en furent que plus précieux à l'abbé, qui le nomma en 1617 camérier, en 1619 administrateur juridique du baillage de Wil et chancelier dudit baillage en 1623. Quatre ans plus tard, Ludwig von Thurn avait amassé assez de bien pour devenir acquéreur du château d'Eppenberg et de la seigneurie de Bischwill. Comblé de faveurs par l'abbé Pius Reher, successeur de Bernard n sur le trône abbatial, l'ancien pharmacien mourut en 1654 laissant à son protecteur, pour conseiller, son fils Fidel, né en 1629 de son second mariage avec une demoiselle Maria Sibille Tschudi, de Glaris. Fidel von Thurn avait eu une jeunesse heureuse; élevé dès l'âge de dix-huit ans à la dignité de conseiller du prince, il avait été investi de différentes missions diplomatiques dans les cantons suisses lorsqu'en 1650 il fut désigné comme délégué de la cour abbatiale (Hofmann) dans la petite ville de Wil, où son père et sa famille avaient été fort mal reçus une trentaine d'années auparavant. Sept ans plus tard, l'abbé Gallus n Alt lui procurait la charge d'Obervogt de Rorschach qui lui donnait le contrôle des finances paroissiales et plaçait sous son administration toute l'industrie de la toile (41). Il en tira le plus grand avantage puisqu'en 1658, quatre ans avant le décès de son père, il était promu au poste de majordome (Landhofmeister). A l'abri de ces fonctions purement judiciaires, Von Thurn ne tarda pas à assumer une tâche essentiel-
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lement politique qui devait faire pratiquement de lui le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères de la principauté. La diplomatie d'un petit Etat, situé aux confins de l'Autriche, de la Bavière, au contact des puissants cantons protestants de Zürich et de Bâle et qui, en raison de son caractère religieux, jouissait d'un certain ascendant sur les cantons catholiques de la Suisse, était de nature à éveiller l'attention de grandes puissances. Von Thurn avait assez habilement gardé l'équilibre entre lesunes etles autres et plus particulièrement entre la cour de Versailles et celle de Vienne, lorsqu'il fit vers le printemps de 1676, une rencontre qui devait modifier le cours de son destin. Le père Gaspare Maria Torriani, de la compagnie de Jésus, appartenait à l'illustre famille milanaise des délia Torre ou de la Tour. Mis en présence de von Thurn au cours d'un voyage que ce dernier fit en Milanais, il reconnut en lui un lointain cousin. En attendant de pouvoir lui fournir les titres d'une parenté qui devait permettre au fils de l'apothicaire de justifier enfin de ses prétentions nobiliaires, le père Torriani lui fit conférer les insignes de chevalier de l'ordre de Calatrava, ordre religieux dont la constitution était analogue à celui du Temple et auquel avaient été affiliés les templiers exilés au Portugal après la condamnation de 1314. La rencontre entre les deux hommes survenait à un moment important de l'histoire politique et religieuse. Louis XIV était engagé dans une guerre périlleuse contre la Hollande que l'Empereur n'avait pas tardé à secourir avec l'aide des princes protestants d'Allemagne. Certains milieux de Rome - et notamment ceux de l'entourage du cardinal Odescalchi, lui-même Milanais et fils de négociants de Côme, qui devait en septembre être élu pape sous le nom d'Innocent XI - ne voyaient pas sans crainte les nations catholiques s'entre-déchirer tandis que les Turcs occupaient une partie de la Hongrie, menaçaient l'Autriche et avec elle toute la chrétienté. Pour faire face à ce danger, Innocent XI songeait à armer une nouvelle croisade, à laquelle il souhaitait convier tous les peuples chrétiens, y compris ceux qui s'étaient momentanément égarés dans l'hérésie. Depuis la paix de Westphalie, l'Eglise n'avait pas renoncé à recouvrer son unité, mais les voies de sa réunification s'étaient modifiées. Aux guerres civiles, aux conflits armés entre nations catholiques et protestantes, certaines tendances de la Curie préféraient la lente recherche d'une doctrine commune, poursuivie par des moyens discrets : missions secrètes, contacts d'agents plus ou moins avoués, colloques entretenus dans le mystère. Sans renoncer pour autant à une action plus directement persuasive, les Jésuites n'étaient pas hostiles à ce mouvement d' "irénisme interchrétien". C'est un des leurs, le père Jacques Mansen,
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qui en avait établi le plan. Sur les bases de ce travail, Christophe Roja de Spinola, évêque de Fina en Dalmatie, était parti en Hanovre accomplir une mission dont il rendait compte à Rome le 14 mai 1674. Trois ans plus tard, à peu près dans le moment où le père Torriani pousuivait sa correspondance avec Fidel von Thurn, Spinola, fort des encouragements de l'empereur Léopold 1er, entreprenait de nouveaux voyages en Saxe, au Brandebourg, au Palatinat (42). La compagnie de Jésus se sentait alors assez sérieusement menacée. Expulsée de Russie, elle assistait en France, à la faveur de la "Paix de l'Eglise" conclue en 1669 sous la médiation de Clément IX, à un inquiétant retour en force des jansénistes. Avant que fut effacé le souvenir des "lettres provinciales" les écrivains de Port-Royal revenaient au combat. Les "Considérations sur les dimanches et fêtes" de Saint-Cyran, alors prisonnier à Vincennes, "Les Instructions chrétiennes" d'Arnauld d'Andilly et surtout la "Morale pratique des Jésuites, publiée pour la première fois à Cologne en 1669, étaient autant de manifestations inquiétantes de la vitalité de leur doctrine et des dangers qu'elle renfermait. Ces dangers se précisèrent lorsque les agents que les jansénistes entretenaient jusqu'au pied du trône de Saint-Pierre, obtinrent du pape la condamnation de soixante-cinq propositions attribuées aux jésuites. Ceux-ci étaient donc tentés de rechercher l'appui des puissances en lutte contre le roi de France et de tenir entre leurs mains les liens qui unissaient ces peuples de confessions différentes afin de pouvoir en resserer ou en dénouer les noeuds, selon les nécessités de l'heure. Le ministre d'une abbaye bénédictine sise en plein coeur de pays protestants et reliée aux grandes places du monde par ses courriers et ses marchands était l'instrument désigné de telles entreprises. A peine le père Torriani a-t-il reconnu en Fidel von Thurn un authentique baron de la Tour que ce "cousin" va se trouver comblé de toutes les grâces terrestres. L'année même de la rencontre, il est décoré par l'abbé de Saint-Gall du titre de maréchal héréditaire Il se rend acquéreur du château de Wartegg et un an plus tard d'une maison à Lindau. Son fils, qu'il a vainement tenté de placer à la cour de France, sera pourvu d'un grade de capitaine dans un régiment autrichien et le père Torriani prendra en outre soin de l'éducation de son petit-fils et de son neveu. En septembre 1681, les deux hommes se retrouvent au château de Wartegg : un autre jésuite, le père Casnedi, assiste aux entretiens. Un troisième jésuite, le père Ederi, conseiller intime de l'Empereur, recevra à Vienne les rapports de von Thurn et in-
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tercédera en sa faveur auprès de son maître. De ce jour, von Thurn ne cessera de se manifester, soit dans les diètes helvétiques - où son éloquence lui donne un grand poids soit dans les missions diplomatiques qui lui seront confiées, comme l'adversaire acharné des intérêts français et comme le soutien le plus fidèle, non seulement de l'Empereur, mais encore des princes protestants. Il noue des liens avec Thomas Coxe, représentant en Suisse de Guillaume d'Orange et avec Pierre Walkenier, représentant des Provinces Unies; ses relations anciennes avec Henri Escher, bourguemestre de Zurich et président de la Diète, permirent au ministre de l'Etat monastique de se consacrer efficacement à sa mission politique et de tenir les cantons à l'écart des entreprises du roi de France, en refusant de lui fournir des troupes et des chevaux. D'après Gravel, ambassadeur de France à Soleure, von Thurn aurait été, non seulement l'exécutant mais aussi le conseiller et l'inspirateur de la politique impériale, et la correspondance suivie qu'il entretenait avec les différentes cours donne du crédit à cette affirmation. Un instant, la position du tout-puissant ministre parut ébranlée par la présence à la cour abbatiale de Hug Ludwig Reding, originaire de Toggenbourg, possession de la principauté. Les Reding, qui pas saientpour amis de la France, étaient pour la plupart chevaliers de Malte et la rivalité entre les deux hommes semble bien préfigurer à l'échelle d'un très petit Etat, la lutte séculaire de l'ordre de SaintJean de Jérusalem et de la compagnie de Jésus. Von Thurn triompha et réussit à éloigner son adversaire. Son crédit fut encore affermi lorsqu'en 1696 le chapitre de Saint-Gall désigna pour abbé le père Célestin Sfondrati, issu d'une famille milanaise d'origine papale. Savant théologien, Sfondrati s'était illustré en prononçant de sa chaire de professeur à l'université de Saint-Gall un réquisitoire contre la déclaration du clergé de France et en publiant, sous le pseudonyme de Lambardus une critique du gallicanisme. Le nouvel abbé, qui était le beau-fils du comte de Burgomandeiro, ambassadeur d'Espagne à Vienne était le défenseur avoué de la politique autrichienne. Il couvrira et soutiendra la politique de son ministre et en sera récompensé en décembre 1695 par un chapeau de cardinal. Dans le cadre des tâches qu'il s'était assignées, l'influence de von Thurn semble encore s'être exercée dans d'autres domaines. Saint-Gall, petit Etat bicéphale où catholiques et protestants, pressés dans un voisinage étroit, se trouvaient nécessairement mêlés, dépositaire à la fois des traditions d'un des plus grands centres culturels de la chrétienté et des ressources d'un groupe de mar-
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chands qui dispersait ses hommes - et déjà aussi ses capitaux - à travers toute l'Europe, était le lieu de prédilection d'une rencontre pacifique entre les membres séparés de la famille chrétienne. Les tendances luthériennes de ses réformés, moins intransigeants que les disciples de Calvin, rendaient les contacts plus aisés. Les besoins des capitalistes locaux pouvaient éventuellement les provoquer. Il était difficile à la fin du 17e siècle, pour des négociants protestants, de prendre des contacts avec les ressortissants de pays qui pourchassaient l'hérésie et plus difficile encore d'avoir accès auprès des pouvoirs publics de ces pays. Le" ministre d'une abbaye bénédictine, en relation avec tous les gouvernements delà chrétienté, était pour eux un introducteur particulièrement qualifié. Nul doute qu'ils n'aient été appelés à solliciter son appui. Effectivement, deux grands banquiers de Bâle, Jean Jacques Harscher et Jean Henri Zeslin - qui seront les principaux correspondants de la France pendant la guerre de Succession d'Autriche - prient Fidel von Thurn d'intercéder en leur faveur (43). Mais c'est surtout avec les HOgger, grande famille patricienne de la ville de Saint-Gall, qu'on voit le ministre du prince abbé entretenir des relations suivies. Dès 1671, il est en rapport d'affaires avec Sébastien Hôgger, bourgmestre de la ville, et son associé Jacques HOgger. En 1697, il les charge d'effectuer en son nom un règlement à Rudolf Mayer, de Bâle. Les opérations se poursuivront jusqu'en 1710; elles se termineront assez désagréablement : le compte des Hogguer étant débiteur de 7 466 florins 40kreutzers, le ministre obtiendra de l'abbé l'autorisation de saisir les biens qu'ils ont dans la principauté (4 4). A la fin de 1688, le baron de la Tour ouvrit les portes de son château de Wartegg à un jeune français nommé Villard, qui avait - disait-on - le secret de fabriquer de l'or. Le nouveau venu avait longtemps vécu à Murten, localité placée sous la suzeraineté conjointe de Berne et de Fribourg. Le premier magistrat de la ville, Simon Boccard, avait été si frappé par ses expériences qu'il avait passé avec lui un contrat d'association pour la fabrication des lingots, avec partage des gains et des pertes par moitié, et qu'il lui avait donné en mariage une de ses parentes. Le conseil de Berne, sans doute peu enclin à encourager la poursuite du grand-œuvre, n'avait pas trouvé à son goût le métal sorti des cornues de Villard et avait engagé des poursuites contre lui. L'alchimiste s'était alors réfugié à Soleure dont "l'avoyer" Jean Victor Besenval - fils de Martin, annobli par le roi de Franceétait l'oncle maternel de sa femme. Il n'y demeura pas longtemps. Bien qu'il eut, par une série d'épreuves concluantes, réussi à
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convaincre les notables de Soleure, il préféra ne pas s'attarder dans ce canton qui était trop à portée des archers bernois. Il vint alors chercher refuge auprès du baron de la Tour, dont la fille Sybille avait épousé le f r è r e de son oncle Besenval, et qui se trouvait donc son grand-oncle par alliance. Dans la note qu'ils avaient adressée aux magistrats deFribourg et de Soleure, les magistrats de Berne signalaient que l'homme qu'ils poursuivaient s'était présenté à Murten sous le patronyme de Dupré. L'alchimiste de Wartegg ne faisait donc qu'un seul et même personnage avec l'homme que le résident de France à Genève désignait comme le chef des faux monnayeurs. Dans l'asile qui lui était offert, Dupré-Villard poursuvit paisiblement ses travaux en 1689 et 1690. D'après d'Iberville, sa clientèle se recrutait en partie à Genève où "un certain réfugié" et "un citoyen de cette ville d'une des meilleures familles avaient en effet des relations avec l u i . . . Le dernier surtout, ajoute le résident de France, faisait de fréquentes absences de plusieurs mois fort suspectes sans qu'on sut ce qu'il devenait (45)". Les soupçons portaient sur un sieur Durant, descendant de Jean Durant, trésorier des bâtiments de France émigré à Genève et sur un Gallatin (46), vraisemblablement Jean Antoine, dont la famille était alliée à Durant et qui "traitait toutes sortes d'affaires qui l'obligeaient à de fréquents voyages en France, en Suisse et en Savoie, négoce en vins, en blé, affaires minières, spéculations sur les monnaies, faisant le troc des louis neufs contre les louisvieux(47)". Jean Antoine Gallatin était alors âgé de quarante-cinq ans. Fils de Pierre Gallatin, procureur général de la république de Genève, et de Catherine de Rehlingen, il avait siégé à deux reprises au Conseil des Deux-Cents; il était le beau-frère de Guillaume Saladin qui avait épousé sa soeur. On retrouvera son nom dans une afafaire de fausse frappe qui surviendra quelques années plus tard (48). Dupré-Villard eut aussi des commanditaires dans le patriciat de la république de Saint-Gall. Un marchand de Rorschach - localité voisine - mena dans son laboratoire les héritiers de Gaspard Kuenz (ou Cuen), Sébastien et Franz, qui dirigeaient une des principales manufactures de lin de la ville et qui, éblouis par ses expériences, lui consentirent une avance de 60 000 thalers et passèrent avec lui, en octobre 1690, un contrat pour la fabrication de lingots. Les Kuenz - qu'on trouvera plus tard en rapport d'affaires avec les HOgger - durent par la suite engager une procédure pour obtenir restitution de leurs avances. Ils firent à cette occasion
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choix d'un avocat qui se trouvait être un membre de la famille Hôgger (49).
Chapitre III LES POURVOYEURS
Tandis que certains bourgeois de Genève et de Saint-Gall se livraient à ces curieuses opérations et que dans la cité de Calvin les citoyens les "mieux intentionnés", craignant d'être dénoncés comme traitres par leurs voisins de Berne, hâtaient le pas en passant devant la résidence de France, un honorable négociant de la ville franchissait sans gêne apparente le seuil de M. d'Iberville. Le sieur François Fatio tenait rue de la Poissonnerie, dans le quartier commerçant de Genève, un comptoir de vente en gros de denrées coloniales. Il s'occupait aussi de "vente de métaux vils et précieux" et d'affaires de sel et de blé (50). Les Fatio ou Facio - dont le nom serait une contraction de Bonifacio - étaient originaires de Chiavenne, au Val d'Ossola, en Milanais. Comme les Calandrini et leur famille, le père et les deux fils avaient quitté l'Italie dans la seconde moitié du 16e siècle mais leur périple avait été plus long. L'ainé des fils, Paul, s'était arrêté à Vevey, dans la partie vaudoise du canton de Berne, et y avait été reçu bourgeois; le second, Jean, s'était fixé à Bâle après être passé à Vienne et à Francfort. Jean donna naissance à une nombreuse descendance qui s'égailla à travers le monde : un de ses fils, Jean Antoine, s'établit en Allemagne où il devint conseiller des comptes et contrôleur général des finances de Charles Louis, électeur palatin; un autre, Jean Baptiste, acheta en 1670 la seigneurie de Duillier en pays de Vaud, fut reçu bourgeois de Genève huit ans plus tard et envoya en Angleterre deux de ses fils, un astronome et un mathématicien, qui furent reçus tous deux membres de la Royal Society. François Fatio était fils de Paul. Arrivé à Genève en 1640, âgé de dix-huit ans, il avait fait une carrière exceptionnement rapide. En 1647, il épousait une demoiselle Marie Franconis, fille d'un marchand spécialisé dans l'importation de blé et de sel, et était reçu bourgeois trois mois après. Son beau-père avait mis à sa disposition la maison de la rue de la Poissonnerie, où il avait ouvert sa boutique "d'épicerie et de denrées coloniales", mais il
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s'était assez vite intéressé à des affaires de plus vaste envergure. Il importait des sels de Bourgogne, des blés de Provence, exploitait une distillerie d'eau-de-vie dans le bas Languedoc (51). Ces tractations le mirent en rapport avec les puissants groupes financiers de cette province. Le 17 août 1678 s'était constituée sous l'égide de Colbert une Compagnie du Levant, a qui avait été concédé le "privilège exclusif de vendre à Marseille tout le séné qui serait apporté à Alexandrie" et dont l'objet essentiel était d'exporter les draps des manufactures de Carcassonne dans les échelles du Levant. Cette société était constitué par Pennautier, trésorier général de la bourse du Languedoc, Magy, important négociateur de Marseille et par deux religionnaires : Jean Caze, fils d'un auditeur à la chambre des comptes de Montpellier qui jouissait d'une fortune considérable, et Tronchin (52). François Bellinzani, premier commis de Colbert, y entrait comme représentant du roi qui avait mis 17 000 livres d'actions à son nom (53). Les fondateurs de cette entreprise et le ministre qui les soutenait considérèrent que Genève pouvait constituer un excellent entrepôt en vue d'introduire leurs marchandises en Suisse, en Allemagne et en Europe centrale et firent choix d'un agent local en la personne de François Fatio. La Compagnie du Levant bénéficiait non seulement d'une immunité de droit dans le royaume, mais encore d'une prime de dix livres pour chaque pièce de tissu qu'Ile exportait; ses marchandises passant à Genève en transit, elle entendait ne pas payer de droit et les réexporter librement dans d'autres pays. Ces projets soulevèrent l'hostilité de tout le commerce genevois. "Les marchands de cette ville regardent l'establissement du transit comme leur ruine totale" écrit le 28 mars 1681 le résident Roland Dupré (54). Fatio dut engager contre ses compatriotes une lutte opiniâtre; les persécutions religieuses en France réglèrent incidemment le problème; Caze et Tronchin, associés de la Compagnie du Levant, émigèrent vers 1684; le privilège de la Compagnie fut révoqué le 17 novembre de la même année et le contrôleur général reconstitua l'ancienne Compagnie de la mer Méditerranée fondée par les f r è r e s Joseph et Mathieu Fabre, de Marseille. Cette brève tentative valut à Fatio l'estime du gouvernement français et lui ouvrit les portes de la résidence de France. Il entretenait les meilleures relations avec M. d'Iberville, à qui il fournissait quelques renseignements. C'est ainsi que le 6 janvier 1690, au moment où la cour de Versailles s'inquiétait des démarches de Coxe, agent de Guillaume m en Suisse, en vue d'ob-
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tenir la levée d'un contingent pour les armées de la Grande Alliance le résident de France écrivait à sa cour : "Je ne scay ce que signifie ce qui a été écrit ici de Londres par le sieur Fatio Dully (56) dont la famille est establie en Suisse et q u ' o n d i t m o n s e i g n e u r ê t r e c o n n u d e v o u s . Voici les propres termes de sa lettre : J'ay écrit à mon f r è r e à Bonn de me venir joindre parce qu'on a enfin résolu la levée d'un régiment suisse et comme j'ay servi M. de la Bastide (56) dans la poursuite de la charge de colonel de ce régiment qu'il a obtenue, il m'a promis une compagnie pour mon f r è r e qui luy sera un établissement fort solide (57). " Et le résident qui déclare connaitres de réputation "le mérite du sieur Fatio" - de Londres - "qu'on dit estre fort grand", donne d'intéressantes précisions sur ses relations au Parlement britannique."Le sieur Fatio Dully, écrit-il, adjoute que M. Hembden, son Intime ami, venait de rompre en quelque façon avec le prince d'Orange. Vous scavez, Monseigneur, que c'est un des membres du Parlement les plus accrédités et qu'il toujours esté des plus déclarés contre le roy d'Angleterre (58). Cela s'accorde aveclesavis qu'un des scindics de cette ville a reçu d'un de ses enfants qui est officier dans les troupes du prince d'Orange. " Les f r è r e s Fatio de Duillier, établis en Angleterre, en Suisse et en Allemagne, avaient une soeur prénommée Sybilla qui avait épousé en 1670 Bénédict Calandrini, fils de Jean Louis, de Francfort, et de Catherine Turrettini. De cette union était né vin fils, François, dont François Fatio de Genève avait été le parrain. L'union des deux familles était donc des plus étroites et devait naturellement se prolonger dans le domaine des affaires. Enfin, François Fatio avait marié une de ses filles, Camille, à vin membre distingué de la famille Gallatin, Abraham, membre du Conseil des Deux-Cents. En dépit de l'ostracisme dont il avait été jadis frappé, l'homme que le résident de France honorait de son amitié avait ses entrées dans les cercles d'affaires internationaux, aussi bien que dans le patriciat genevois. Le 13 juin 1690 les troupes du maréchal de Catinat étaient entrées en guerre contre le duc de Savoie, dont on avait vainement tenté de favoriser les bons penchants en déplaçant quelques unités sur ses territoires. Dès le début de ce nouveau conflit, le marquis de Louvois s ' é tait préoccupé de pourvoir aux besoins de ses armées. Il avait à cette fin écrit à M. d'Iberville pour le prier de trouver à Genève un capitaliste susceptible de faire passer des subsides dans la place de Casale. Le résident s'en était aussitôt ouvert à François Fatio.
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L'habile négociant lui conseilla alors de s ' a d r e s s e r à un p e r sonnage encore peu connu qui se nommait Guiguer. Léonard Zollikofer - de la branche des Zollikofer rouges - chef d'une des p r e m i è r e s familles patriciennes de Saint-Gall, reçut en 1685 des sept vieux cantons suisses l'investiture de la seigneurie d'Altenklingen, enThurgovie. Le dernier seigneur d'Altenklingen, Ulrich von Breitenlandenberg, avait dans son fief un château autour duquel s'était édifié un petit bourg du nom de Burglen; il avait vendu le tout cinq ans plus tôt à la république de Saint-Gall moyennant 63 000 florins. Le bailli (ou amman) de Burglen était un sieur Vincent Gyger ou Guiguer, qui paraît avoir joui de la protection de son puissant seigneur. Il eut en 1587 un fils qu'il prénomma Léonard et qu'on envoya à Lyon une vingtaine d'années plus tard pour y exercer la profession de marchand tailleur d'habits. Il y épousa une jeune fille issue d'une notable famille réformée de la ville, qui lui donna douze enfants. Léonard Guiguer acquit une certaine notoriété dans les cercles de r é f o r m é s de Lyon, groupés autour du temple de Saint-Romain de Cozon. Il fut bientôt "ancien" puis économe et entra à cette occasion en rapport avec un de ses corréligionnaires, également "ancien" du temple, du nom de Vincent Tourton. Après la mort de Léonard Guiguer, sa fille aînée Jeanne fut mariée à un sieur Claude Tourton (59) sans doute lointain parent de Vincent. Le contrat fut passé le 30 décembre 1645 par devant Me Ravat, notaire à Lyon. Les représentants des plus grandes familles de Saint-Gall : deux Zollikofer, deux Gonzenbach, deux Locher, un Scherer, l'honorèrent de leurs signatures. Claude Tourton appartenait à une famille de notaires des Cévennes. André Tourton, son père, avait son étude à Beaulieu p r è s d'Annonay et l'ainé de ses fils, Samuel, lui avait succédé dans cette charge. Un troisième fils, Louis, était notaire à Annonay. Quelques années après le mariage, Claude Tourton mariait sa nièce Elisabeth - sans doute fille de Louis - à son b e a u - f r è r e , Léonard II Guiguer, fils de Léonard 1er. La double union des Tourton et des Guiguer donna naissance à de nombreux enfants. Toutefois l'activité des deux branches semble être restée distincte jusqu'à la fin du siècle, date à laquelle les enfants Guiguer, nés de l'union de Léonard II et d'Elisabeth Tourton, furent en âge de rejoindre leurs cousins issus du mariage plus ancien - de Claude et de Jeanne Guiguer. Claude Tourton, qui outre son commerce de confiserie prenait des commissions sur toutes sortes de marchandises, décida d'en-
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voyer son fils Jean en Hollande à la faveur du traité de commerce franco-hollandais de 1662 qui dispensait du droit d'aubaine les r e s sortissants de chacun des deux pays commerçant dans l'autre. Le jeune homme partit en 1663 pour Amsterdam, où il fut d'abord confié aux soins de Jean Burlamachi - de la célèbre famille lucquoise - établi dans cette ville. Mais Burlamachi exigeait de ses commis des études et des stages qui impatientaient fort C laude Tourton. Le garçon fut placé chez un sieur Lestouvenon (60) sans doute beau-père ou beau-frère de Burlamachi (61), où il demeura jusqu'en 1668. A cette époque, il voulut réaliser personnellement quelques affaires et pria son père de lui adresser des échantillons de rubans de Saint-Etienne. Au mois de juin de la même année, il était reçu membre du consistoire de l'Eglise wallone d'Amsterdam. Quelques temps plus tard il exprimait le désir de quitter M. Lestouvenon et de s'établir à son compte. Ce projet fut débattu par la famille et les amis avec un soin qui montre - comme d'ailleurs toute la correspondance - la sollicitude dont restaient entourés les parents expatriés. Finalement, le jeune Tourton vint à Paris se concerter avec son père. Le roi Louis XIV méditait alors d'entrer en guerre avec la Hollande et les avantages et les risques d'un nouvel exil durent être mûrement pesés. On jugea que les premiers l'emportaient sur les seconds; Jean Tourton retourna à Amsterdam. Dès le mois de mai 1669 il y faisait une première affaire de toiles, de guinées et de musc, avec un sieur François Sellier. A cette occasion il se faisait ouvrir un compte personnel à la banque d'Amsterdam. Le 13 août suivant, le roi de France faisait promulguer un édit défendant à ses sujets de s'établir dans les pays étrangers et prescrivant d'en revenir à ceux qui s'y trouveraient. Jean Tourton ne semble pas s'en être précoccupé. Quelques années plus tard il acquérait la nationalité hollandaise; en 1675 il était reçu bourgeois d'Amsterdam et le 25 janvier 1678 il épousait une demoiselle Elisabeth Scholten, de famille hollandaise. Sans doute parvint-il à augmenter considérablement le volume de ses affaires, car en 1688, 1689, 1690, il passait avec Le Danois, commissaire de la marine, d'importants marchés pour la fourniture de chanvre, de barres de fer de Suède, de planches de Prusse et de goudron pour les arsenaux de Brest et du Hâvre. Jean Tourton entretenait des relations étroites avec Witsen, mathématicien et notable d'Amsterdam qui fut à plusieurs reprises désigné comme un des bourgmestres de la ville; il semble bien que dès 1690 il se soit entremis dans les pourparlers de paix entre la France et la Hollande; en effet, d'Iberville, résident de France à Genève, signalait à sa cour les démarches d'un sieur François
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Goudet qui était à Turin avec un sieur Perret - gendre de François Fatio - pour offrir au duc de Savoie l'alliance des cantons suisses. "Vous savez, Mgr, écrit d'Iberville, que led. Sr. Goudet s'est mis en tête un projet de paix générale dont il veut que M. le duc de Savoie et les cantons suisses soient médiateurs et que l'assemblée des plénipotentiaires pour la traitter se fasse à Genève" (62). Or, ce Goudet que l'on retrouvera dans la guerre de Succession d'Espagne était l'intime ami et l'agent de Tourton qui l'emploiera dans différentes missions et il est possible que ce dernier, qui s'attachera toujours à rétablir des relations normales entre son ancienne et sa nouvelle patrie, ait dès cette époque assumé une mission d'apaisement et de conciliation. Goudet parait d'ailleurs avoir été fort introduit à la cour de France, puisqu'Heinsius évoquant ses démarches écrira à Buys, pensionnaire d'Amsterdam, qu'il agissait de concert avec le résident de France à Genève et un certain F abri a i n s i q u e M m e d e M a i n t e n o n (63). Tandis que son fils Jean prenait son essor, Claude Tourton établissait à Paris un autre de ses fils, Jean-Claude, qui ouvrait une banque, rue des Mauvaises Paroles. A la date de la révocation, Jean-Claude Tourton était donné pour un "banquier lyonnais bien établi qui marchera bien aisément", ce qui devait se confirmer du moins en apparence - puisqu'il continua son exploitation. Les desseins des Tourton sont exposés dans un mémoire figurant au procès de la succession : "Claude Tourton, leur père commun, est-il écrit, en les établissant, l'un à Paris et l'autre à Amsterdam, avait eu pour principal objet de cimenter entre les deux f r è r e s une correspondance de commerce qui put être - comme elle a été en effet - également utile à l'un et à l'autre (64). " Claude Tourton avait gardé auprès de lui un troisième fils, Jean André, qui après la mort de son père, survenue en 1680, r e prit l'exploitation de la maison mère de Lyon. Il n'est pas impossible que l'expansion en France de la famille Tourton ait été favorisée par une branche catholique, dont les liens de parenté avec la branche protestante ne sont pas nettement déterminés mais chez lesquels on retrouve l'usage des mêmes prénoms : Jean, Claude, Fleury; Jean, bourgeois de Paris, est en liaison avec la famille du fermier général d'Appougny, intéressé dans la ferme du domaine d'Occident qui habite comme lui rue Barre-du-Bec. Claude, contrôleur des rentes de l'hôtel de Ville, gère les capitaux de nombreuses personnalités auxquelles il consent des prêts (65) et est annobli en 1697. Fleury est maître d'hôtel de Godet Desmarais, évêque de Chartres (66) qui a dans son diocèse la maison de Saint-Cyr, fondée par Mme de Maintenon. A l'opposé des Tourton, les Guiguer - du moins dans les der-
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nières années du siècle - bornent leur activité à la Suisse, à la Savoie, à Genève, à Lyon. Ulrich Mérold, fils ainé de Léonard 1er, acquiert la bourgeoisie de Genève en 1664 et épouse une demoiselle Rubatti, de souche piémontaise, Léonard n fait de fréquents séjours dans la ville où il semble avoir un comptoir pour l'importation et l'exportation de diverses marchandises. Enfin, en 1679, Jeanne Guiguer, fille de Léonard H, épouse Théophile Thellusson, fils d'un pasteur et d'une demoiselle Tronchin; Thellusson s'était entêté après la crise de la soie à pousuivre son commerce de passementerie; à la révocation, il avait soumis aux magistrats de Genève un mémoire pour introduire de nouvelles manufactures à plusieurs navettes "par le moyen des ouvriers étrangers qui sont dans cette ville". Outre cette affaire, Thellusson avait créé une entreprise de bateaux à lessive couverts sur le Rhône. Léonard Guiguer se fit inscrire à la douane de Lyon le 7 avril 1688 ainsi que quatre de ses fils; il avait ouvert dans cette ville avec son gendre "un commerce de banque et de fer". En 1690, Théophile Tellusson et son jeune beau-frère Isaac Guiguer obtenaient le privilège de la messagerie de Genève; c'est à cette occasion que ces hérétiques furent mis en rapport avec le marquis de Louvois par l'entremise de Fatio et du résident de France. Pour faire passer à la garnison de Casale les fonds qui lui étaient nécessaires, d'Iberville et Fatio songèrent d'abord à faire appel aux services de Léonard Guiguer de Genève et d'un autre marchand nommé Rigaud. Ces deux négociants fournissaient tout le drap qui se vendait à Casale. Rien n'était plus simple que d'autoriser le marquis de Crenan , commandant la place, à se faire payer par leurs clients et à les rembourser par des traites tirées à leur profit sur le résident de France. Bien qu'on leur eut assuré que les fonds étaient destinés à la paie des officiers suisses, Guiguer et Rigaud firent preuve d'une grande réticence. Ils offrirent deux petites lettres de 800 livres et promirent d'en remettre encore pour 4 000 livres dans les cinq semaines. Le résident comptait sur un envoi immédiat de 20 000 livres au minimum; il fallait donc trouver d'autres ressources. Fatio pressentit alors Théophile Tellusson et Isaac Guiguer, gendre et fils de Léonard. Les réactions du premier furent plus nuancées que celles du second; le résident en rendit compte à Louvois dans une lettre du 28 novembre 1690 : "Le sieur Thellusson a etably depuis peu par votre permission Mgr une poste d'icy à Turin par le Val d'Aoste. Le sieur Guiguer, son correspondant
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à Turin, luy a écrit que s'il veut luy envoyer un millier depistoles par chaque courrier il trouvera le moyen de les faire passer à Cazal où M. de Crenan lui donnera des lettres payables par moy sur lesquelles - outre le profit qu'il fera sur les pistoles que je donneray à 11 livres 5 - il gaignera encore un changehonneste. Le sieur Thellusson quoyque touché de l'idée d'un profit si considérable balance s'il doit accepter cette proposition dans la crainte de se perdre en Piedmont si M. le duc de Savoie venait à découvrir le négoce. Je n'oublie rien pour l'encourager et luy faire voir qu'il ne tiendra qu'à luy qu'il ne demeure secret et que je serai le seul icy qui en aura connaissance. Je ne désespère pas Mgr à le déterminer à faire la chose (67). " Les efforts d'Iberville furent couronnés de succès. Thellusson se laissa convaincre, à la condition de recevoir les pistoles sur le pied de 11 livres 5, alors qu'elles valaient à Lyon 11 livres 25 et à Casale 11 livres 12; il percevait en outre un "change" de 1 % et vin "profit de 1%. Le tout formait d'après le résident un total de 5 %. Thellusson demanda à fournir les fonds, non pas à Casale, ce qui lui paraissait trop risqué, mais dans une place de Mantouan. Fatio accepta de payer les traites qui seraient tirées à Genève sur le résident de France, qui lui donnerait en remboursement des rescriptions sur M. du Bois, directeur des postes étrangères à Lyon. Le négociant genevois acceptait d'en recevoir le paiement en louis n e u f s au cours légal de 12 livres 10. Tel est - du moins d'après les documents connus - le premier traité par lequel les marchands réformés de Genève firent des "remises" aux armées du roi de France. François Fatio ne borna pas là ses services au marquis de Louvois et à son successeur. Dans le même temps il procura au département de la guerre 35 tonneaux de fer blanc, 200 quintaux environ de cuivre de Hongrie et ses salpêtres. Les transferts de fonds pour le compte des armées du roi et les commissions sur fournitures, pour rentables qu'ils fussent, n'avaient pas interrompu les activités plus anciennes de certains groupes genevois et suisses. Les mauvais effets de la réforme monétaire de 1689-1690 continuaient à se faire sentir. Les louis nouveaux restant fixés à 12 livres 10, alors que les anciennes espèces étaient toujours tarifées à un cours particulièrement bas par rapport au prix effectif de l'or, les particuliers avaient toujours intérêt à céder leurs anciennes pièces aux trafiquants étrangers, qui les faisaient refondre ou frapper de faux coins aux marques du roi de France.
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Dans le château de Wartegg où le baron de la Tour lui donnait asile, Dupré se livrait toujours à ses mystérieuses manipulations, mais des bruits contradictoires couraient sur son sort. D'après certains, il jouissait toujours de la faveur du prince abbé et de celle du baron de la Tour et l'empereur lui-même cherchait à s'assurer de ses services. Selon d'autres, ses créanciers - et, au premier rang d'entre eux, son oncle Bezenval - mécontents de ne recevoir ni le remboursement ni les intérêts de leurs avances et de ne pas même obtenir reddition des comptes, pressaient le gouvernement abbatial de le faire juger comme escroc. Le sort de l'alchimiste s'aggrava soudain à la suite d'une démarche que fit à Saint-Gall l'avoyer de Soleure. Son séjour à Wartegg se mua en détention et son laboratoire en cellule. On l'accusa d'entretenir des rapports mystérieux avec un sieur Rose, secrétaire du roi de France, d'avoir déposé des fonds importants chez la marquise d'Aix et de disposer d'un trésor qu'il avait caché à l'étranger. La marquise d'Aix était la femme d'un officier général au service du duc de Savoie, Sigismond de Seyssel, marquis d'Aix et de la Serre (68). Quant à Toussaint Rose, il était un des personnages les plus importants du royaume. Il était en effet le seul des quatre secrétaires du roi qui tenait la plume, c'est-à-dire qui avait le droit de contrefaire la signature du monarque. Il devait son poste à la faveur du cardinal Mazarin dont il avait été un familier. "Une infinité de choses importantes avaient passé par les mains de Rose, écrit Saint-Simon, et il en passait encore quelques fois. Il était extrêmement fidèle et secret, et le roi s'y fiait entièrement(69). " On comprend que de telles relations aient éveillé la curiosité des enquêteurs. On mit Dupré à la torture pour le faire parler. Il supporta les tourments avec un courage extraordinaire, semblant totalement insensible à la douleur. L'abbé de la Tour en était embarrassé. Bezenval exigeait un châtiment. Les Kuenz de Saint-Gall, qui lui avaient consenti des avances, croyaient toujours en ses dons et suppliaient qu'on lui laissât encore au moins une occasion d'en faire la preuve. Il semble que dans le même temps ses complices de Genève aient songé à le délivrer et à le faire passer en France. Ils pressentirent le résident de France et lui demandèrent si le roi ne s'interesserait pas à un homme qui - tel plus tard le célèbre comte de Saint-Germain -avait le secret de colorer les métaux. D'Iberville était assez perspicace pour identifier le personnage. Il en écrivit immédiatement à sa cour pour demander des instructions Quelles qu'elles aient été, la tentative resta sans effet. Il fallait en finir. L'abbé de la Tour renonça à sauver son prisonnier et ne se préoccupa plus que de le faire mourir discrètement; il n'était pas question d'entreprendre des poursuites en es-
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croquerie ou faux monnayage qui auraient livré en pâture au public le nom des commanditaires et des associés et démasqué les dupes comme complices du coupable. L'abbé avait un des meilleurs services de renseignements du monde. Il s'enquit du passé de son alchimiste et apprit que l'homme ne s'appelait ni Villard ni Dupré, mais Gige Ruel, qu'il était originaire de Grenoble où il s'était marié en 1662 avec line demoiselle Guillaume et avait été banni pour quelques larçins; certains prétendaient même qu'il avait été envoyé aux galères et s'en était échappé. En tout état de cause, ayant contracté un second mariage à Murten avec la nièce de Bezenval, il se trouvait être bigame, crime considéré comme capital dans un Etat ecclesiastique et qui, de plus, avait l'avantage de n'exiger qu'une instruction sommaire. La procédure fut conduite si discrètement qu'il est impossible de situer avec précision la date et le lieu de l'exécution. On pense que tout fut consommé vers la fin de juillet 1691. Quant au trésor que les créanciers avaient vainement recherché, il semble que le résident de France, dûment informé par ses agents genevois, ait bientôt réussi à en retrouver la trace ainsi qu'il en faisait part à sa cour le 22 mai 1691 : "Un homme de cette ville que je scais être intrigué avec luy a esté depuis trois mois à Thurin et a dit qu'il y avait pour plus de 200 000 écus de matières toutes prestes à travailler. Le métal que fait Dupré est très beau et souffre toutes les épreuves, à la réserve d'une seule dont j'ai oublié le n o m . . . " Au moment où il écrivait cette lettre, d'Iberville ignorait la situation exacte de l'ancien galérien dont la mort resta d'ailleurs entourée de mystère. Ainsi disparut celui qui fut sans doute un des plus extraordinaires alchimistes de son temps, et nul sans doute ne pourra jamais dire si le trésor pour lequel il se laissa mourir, était le f r u i t de son génie ténébreux ou provenait de la fonte des louis du roi de France. Son ombre continuera de peser sur le destin de la famille Bezenval qui devait connaître en France une prestigieuse carrière et, lorsqu'au lendemain du 14 juillet 1789, Necker rappelé par le peuple, eut pour premier souci, au mépris de sa popularité, de faire libérer le baron de Besenval, colonel des Suisses et petit-fils de l'avoyer, peut-être trouva-t-il les raisons lointaines de son geste dans les ressorts cachés du drame de Wartegg. La fin de Dupré ne ralentira pas l'activité des billonneurs et faux réformateurs. Pour mettre un terme à ce trafic les conseillers financiers du
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roi de France lui inspirèrent une série d'arrêts dont le premier (3 octobre 1690) prescrivait aux marchands suisses de n'exporter le prix de leurs marchandises qu'en monnaies réformées par l'éditde 1689, à l'exclusion des vieilles pièces (70), et dont les autres, échelonnées du 2 mai 1692 à juin 1693, eurent pour effet de ramener la valeur du louis à 12 livres 5, puis par palier jusqu'à 11 livres 10 (71) et celui des écus à 3 livres 2. Le marc des anciennes espèces devait être également dévalué (72). Les louis réformés étant par l'effet de ces mesures descendus à une cote inférieure à leur valeur sur les places étrangères et même sur certaines places excentriques du royaume, les spéculateurs purent se livrer à un trafic beaucoup plus simple que le précédent, qui consistait à les exporter, en Suisse, en Italie, en Allemagne ou à les faire passer simplement à Marseille. Le groupe Saint-Gallois d'Antoine Locher et de son parent Jobard, associé à Pellissary, fut un des premiers à se livrer à ce trafic. "J'ay envoyé à M. Lebret, écrit le 14 mars 1693 M. de Berulle, intendant de Lyon, un extrait du livre d'envoy du sieur Locher marchand suisse de cette ville avec la lettre d'avis des sieurs Jobard et Pelissary marchand à Genève qui lui envoyaient 500 pistoles pour les sieurs Heroutener de Marseille. Je n'ai rien trouvé sur les autres livres du sieur Locher qui concernent cette partie mais ce qui est de constant est qu'à Genève, en Suisse et à Lyon l ' o n f a i t l e c o m m e r c e d e s p i s t o l e s d ' E s p a g n e et d e s l o u i s d ' o r p o u r l e s e n v o y e r à M a r s e i l l e où e l l e s v a l e n t p l u s q u e d a n s l e r o y a u m e , et vous ne pouvez rien faire de plus utile et de mieux pour l'empescher que de rendre l'arrêt qui en augmente le prix (73). " Néanmoins, le transfert des louis et pistoles de Lyon à Marseille demeurait rigoureusement légal tant que ces pièces ne repassaient pas à l'étranger, d'autant plus que ces fonds pouvaient servir à régler le frêt de marchandises exportées. Locher fut assez habile pour laisser planer un doute sur cette destination et ne fut pas inquiété. L'exportation des louis n'en continuait pas moins à sévir et pour y mettre un terme le roi dut se résigner à en relever le cours, conformément aux avis de M. de Berulle et de quelques autres. Par un édit de septembre 1693, enregistré le 20 octobre, il ordonnait une seconde réforme des monnaies. L'exposé des motifs mérite d'en être reproduit, car il constitue une analyse très objective des périls qui menaçaient la monnaie : "La quantité d'espèces qui ont passé par les hôtels de nos monnayes depuis notre déclaration du dix décembre 1689 et notre édit du même mois et an nous aiant persuadé que la précaution que nous avions pris d'augmenter le cours
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des espèces d'or et d'argent, avait produit tout le bon effet que nous en pouvions attendre et qu'elle avait empêché le transfert des e s pèces de nostre royaume dans les Etats voisins, la plupart ennemis de notre couronne, nous avions crû devoir réduire peu à peu les espèces à leur ancien cours et à leur juste v a l e u r . . . " Et après avoir rappelé que des a r r ê t s successifs avaient ramené la valeur des louis d'or de 12 livres 10 à 11 livres 10 e t celle des écus de 3 livres 6 à 3 livres 2, le roi constate : " . . . Toutes ces précautions n'ont point empêché les abus auxquels nous avions eu l'intention de remédier et que les Etats voisins pour éluder l'effet de nos soins, ont augmenté le cours des monnayes à tel point, que présentement le louis d'or qui n'a cours dans notre royaume que pour 11 livres 10 sols est reçu à Augsbourg, à Nuremberg et dans la plupart des villes et Etats de l'Empire sur le pied de 14 et de 15 livres. Que par un règlement à Francfort du dix-sept février dernier, les louis d'argent ou les écus fabriqués à nos coins et a r m e s sont reçus pour t r o i s livres dix-sept sols; ce qui fait que les billonneurs r e c h e r chent avec soin, toutes les espèces que nous sommes obligés de f a i r e voiturer tous les mois sur nos frontières pour la subsistance de nos armées, qu'ils font ensuite passer en pays étranger. " L'édit avait pour objet, en rehaussant les espèces, d'Ôter aux spéculateurs toute espérance de gain. Le mécanisme de cette seconde réforme était le même que celui de l'édit de 1689. La valeur du louis était portée de 11 livres 10 à 13 livres, celle des écus de 3 livres 2 à 3 livres 8; les anciennes espèces devaient être portées aux monnaies pour y être marquées d'une nouvelle empreinte; jusqu'à la fin de l'année elles y seraient reçues, les louis avec une prime de 4 sols, soit à 11 livres 14, les louis avec une prime de 1 sol, soit 3 l i v r e s 3 . Le T r é s o r réalisait donc dans l'opération un bénéfice de : 13 livres - 11 livres 14 = 1 livre 6 par louis r é f o r m é et de 3 livres 8 - 3 livres 3 = 5 sols par écu. Le m a r c d'or fin était fixé à 450 livres. L'article XV de l'édit rappelait l'interdiction expresse faite à tous, tant français qu'étrangers "d'enlever aucunes espèces, ni matière d'or et d'argent de notre royaume à peine des gal è r e s perpétuelles et de 6 000 livres d'amende" (74). Sans doute cette hausse et cette interdiction ne suffirent-elles point à r a s s u r e r parfaitement les pouvoirs publics puisqu'une déclaration du 11 octobre suivant portait le cours du louis à 14 livres et celui des écus à 3 livres 12; le 1er décembre suivant, les monnaies étaient autorisées à recevoir les anciens louis sur le pied de 12 livres 5 et les écus sur celui de 3 livres 5; le m a r c d'or fin était porté à 465 livres; le marc d'argent fin à 31 livres. Le 30 décembre le m a r c des écus de 2 deniers 15 g était porté à 437 livres 2 sols
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11 deniers, celui des pistoles de 5 deniers 6 g à 444 livres (75). Dans le dernier état de ces mesures, la différence entre les nouveaux et les anciens cours était de : 14 livres - 12 livres 5, soit 1 livre 15 pour les louis et de 3 livres 1 2 - 3 livres 5, soit 7 sols pour les écus. Elle était fort rénumératrice pour le Trésor; elle était aussi fort tentante pour les trafiquants qui, sous l'empire de l'édit de 1689, rachetaient les vieilles pièces au-dessus du cours pour l e s marquer d'une fausse empreinte. C'est à l'usage de ces derniers qu'un arrêt du 28 novembre 1693 avait une fois de plus défendu le "billonnage et le transport des matières d'or et d'argent hors du royaume", en étayant ces défenses des constations suivantes : "La résolution que nous avons pris d'augmenter l'évaluation des espèces nouvellement fabriquées en exécution de notre édit du mois de septembre dernier et de faire réformer les anciennes, sans les refondre, donnant l ' e s p é r a n c e a u x b i l l o n n e u r s de p o u v o i r f a i r e un p r o f i t p l u s c o n s i d é r a b l e s u r l e s a n c i e n n e s e s p è c e s non r é f o r m é e s , ou c e l l e s n o u v e l l e s f a b r i q u é e s ou r é f o r m é e s , en e x é c u t i o n de n o t r e é d i t du m o i s d e d é c e m b r e 1689 en l e s f a i s a n t p a s s e r en p a y s é t r a n g e r q u ' e n l e s p o r t a n t a u x h ô t e l s de n o s m o n n a y e s a tellement excité leur avidité qu'ils se servent de toutes sortes de moyens pour transporter les espèces hors de notre royaume tant par eau que par t e r r e (76). " Ces dernières dispositions ne découragèrent nullement la spéculation ou la fausse réforme. L'écart de 1 livre 15 restait assez important pour stimuler quelques appétits. Les Locher semblent s'être livrés à cette occasion à quelques nouvelles opérations, car le contrôleur général Pontchartrain écrivait le 29 janvier 1694 au résident d'Iberville : "Il est bon de faire scavoir au public l'aventure arrivée au nommé Locher, marchand suisse establi à Lyon, parce qu'un exemple de cette nature est plus capable d'empêcher le transport des espèces que toutes les autres précautions que l'on pourrait prendre (77). " Toutefois, certains capitalistes jugèrent que la législation nouvelle pouvait servir de base à un négoce "infiniment plus simple que celui qui consistait à faire frapper par de faux monnayeurs les vieilles espèces frauduleusement extraites du royaume". Il suffisait de les offrir au Trésor lui-même, à un prix supérieur à celui qu'il avait fixé. L'affaire était d'autant plus intéressante qu'il existait en Suisse et à Genève de gros stocks d'anciens louis qu'on avait pu racheter légèrement au-dessus de leur ancien cours, quand le contrôleur général les avait fait baisser de 12 livres 5 à 11 livres 10.
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Il restait à convaincre les pouvoirs publics de déroger à leur propre tarif et de racheter leurs monnaies au-dessus du cours lé gai. François Fatio considéra qu'une telle tâche n'était pas audessus de ses forces et s'en ouvrit à M. d'Iberville. Dans les premiers jours de 1694, le résident de France à Genève informait le contrôleur général que François Fatio - qui dans cette affaire apparaissait une fois de plus associé à Léonard Guiguer offrait de livrer des louis anciens à la monnaie de Lyon à un prix supérieur de 10 sols au tarif, soit à 12 livres 15. Saisi de cette proposition par le résident à Genève, d'Iberville, Pontchartrain fit preuve d(une grande réticence. "La proposition du sieur Fatio serait bonne, écrit-il le 29 janvier 1694, si l'on pouvait compter qu'il ramassat fidèlement les espèces de France qui se trouvaient à Genève et dans les lieux voisins pour les renvoyer à Lion moyennant un petit profit mais si on lui donnait 10 sols par louis d'or plus qu'à la monnaye comme il le propose, il est sûr que l ' o n e s t a b l i r a i t un c o m m e r c e r é g l é p o u r v o i t u r e r de Lion à G e n è v e t o u t ce que l ' o n p o u r r a i t y r a m a s s e r d e l o u i s d ' o r q u e c e b a n q u i e r ou d ' a u t r e s r e n v o y e r a i e n t e n s u i t e à L i o n , de s o r t e que le Roy n'y gagnerait rien et perdrait au contraire tout ce qu'il donnerait à ce banquier (78). " Toutefois, le ministre ayant laissé entendre qu'il pourrait être intéressé par des pistoles d'Espagne à envoyer à Lyon parce que, écrit-il à d'Iberville, "Il vous serait facile de prendre toutes les précautions nécessaires pour n'y être pas trompé", le résident prit sur lui de traiter pour ces espèces sur le même pied de 10 sols de profit. "Je ne trouve pas, lui écrit le ministre au début d'avril qu'il soit à propos de continuer à faire ce commerce avec lui sur ce pied l à . . . Vous pouvez luy dire que s'il voulait continuer sur le prix de 5 sols de profit par pièce cela se pourrait faire de cette manière et non pas sur un pied plus fort (79). " Sans se décourager, Fatio qui agissait de concert avec Guiguer (80), proposa alors de livrer des ducats pistoles d'Italie, réaux, croisats de Gênes, lingots et autres matières d'or et d'argent en augmentant de 4% le prix tarifé de ces espèces et matières. Pontchartrain repoussa cette troisième proposition pour les m êmes raisons qui l'avaient fait écarter les premières. "Quand même, écrit-il le 4 août, le sieur Fatio serait d'assez bonne foi p o u r n e p a s t i r e r c e l l e s qui s o n t d é j à d a n s le r o y a u m e a f i n de l e s y f a i r e r e n t r e r , on ne pourrait pas empescher que les négociants de Lion, de Grenoble et des autres villes voi-
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sines de Genève ne les fissent sortir pour participer au profit; la rigueur des ordonnances n'est pas capable de les retenir, lorsqu'ils trouvent de l'avantage au transport des espèces (81). " Finalement, Pontchartrain accepta que Fatio et Guiguer fournissent la monnaie de Lyon en vieux louis d'or à raison de 12 livres 10 la pièce, soit 5 sols au-dessus du cours et des pistoles à raison de 453 livres 2 sols six deniers le marc, le cours tarifé étant de 444 livrejs. Dans le même temps, d'autres groupes avaient eu vent de ces pourpalers et avaient entrepris également de livrer à la monnaie de Lyon des monnaies étrangères ou des vieux louis démonétisés : Antoine Locher et Fils, de Saint-Gall; Vincent Hertner, David et Jean Martin Couvreu, de Vevey; Abraham Soyex, puis veuve Soyex, de Vevey (82). Tous ces mouvements provoquèrent l'intervention d'un personnage qui était depuis quelques temps l'objet de certains égards dans les bureaux des ministères et qui était porté à considérer que les affaires des finances devaient désormais se régler par son entremise.
Chapitre IV L'INTRODUCTEUR
Le 14 décembre 1685, M. de Seignelay, ministre de la maison du roi, recevait en son hôtel une cinquantaine de négociants réformés auxquels il recommandait poliment de se réunir à l'église romaine. Au nombre de ses visiteurs figurait, modestement classé en seconde catégorie, une jeune "commissionnaire" qui avait son comptoir rue Bourg-l'Abbé à Paris et répondait au nom de Samuel Bernard. Bernard était alors âgé de trente-quatre ans. Il appartenait à une famille originaire de Lyon sur laquelle courait des bruits contradictoires; certains lui attribuaient des origines juives, d'autres la disaient venue de Hollande où elle aurait été expulsée pour s'être ralliée à l'hérésie d'Arminius, qui prétendait apporter quelque tempérament au dogme de la prédestination (83). Le jeune homme, comme son père, n'en avait pas moins reçu le baptême au temple de Charenton et leurs relations se limitaient presque exclusivement aux milieux réformés. Les Bernard formaient une lignée d'artistes : le grand-père de Samuel, Noël dit Petit Bernard, était peintre et graveur sur bois de grand renom; il avait été à Lyon l'élève de Jean Cousin et avait épousé une demoiselle Sevin elle-même fille d'un peintre. Le père, qui se prénommait déjà Samuel, était miniaturiste et peintre ordinaire du roi. Il professait à l'Académie de peinture dont il était membre fondateur. Samuel 1er avait épousé en septembre 1645 une demoiselle Magdeleine Lequeux "fille de feu Abraham Lequeux vivant tailleur d'habits des dames filles de la reine Marguerite" (84). De ce mariage subsistaient six enfants : quatre garçons, Samuel, Gabriel, Pierre et Antoine, et deux filles : Magdeleine et Marie. Les Bernard jouissaient d'une situation aisée qu'ils devaient non seulement à leur talent d'artiste, mais à une spéculation heureuse. A la fin de 1662 et au début de 1663 ils avaient acheté rue de l'Université, dans le faubourg Saint-Germain, des terrains sur lesquels ils avaient fait bâtir deux maisons. Lorsque quelques an-
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nées plus tard le faubourg était devenu le quartier d'élection des gens de qualité, Samuel Bernard 1er avait loué avantageusement ses demeures où il s'était r é s e r v é un petit logis et sans doute un atelier, en même temps qu'il y trouvait l'occasion de développer ses relations dans la noblesse. En 1676, l'une des maisons était louée pour t r o i s ans à François de Lorraine, comte d'Harcourt, moyennant 1 800 livres (85). Quatre ans plus tard, il louait l'autre à François d'Espinay, marquis de Saint-Luc (86). Les enfants furent confortablement établis : chacun d'eux avait reçu une dot de 10 000 livres en avance d'hoirie. L'une des filles, Magdeleine, fut donnée en mariage à un sieur Jacques Horquelin, marchand à Leipzig, vraisemblablement d'origine juive, dont le père Abraham et le f r è r e Hiérémie - qui épousa par procuration habitaient Ch&lons-sur-Marne. L'autre fille, Marie, s'unit à un sieur Etienne Soulard, banquier à P a r i s . Samuel II, apparemment l'aîné des fils, après avoir été reçu en 1676 maître m e r c i e r grossier de drap d'or, d'argent et de soie de P a r i s (87), s'était établi t r o i s ans plus tard, marchand banquier rue de la Monnaie, paroisse Sainte-Eustache. En novembre 1681 il épousait une demoiselle Madeleine Clergeau, fille d'un tailleur de la rue Saint-Martin et d'une faiseuse de mouches, qui lui apporta en dot une somme de 18 000 livres dont on prit la précaution de constituer les deux t i e r s en propre à la jeune épouse (88). Les témoins du mariage étaient pour la plupart des boutiquiers parents, amis ou voisins, petites gens de robe ou officiers subalternes, des princes du sang. Outre sa dot la demoiselle Clergeau apportait quelques espérances. Son père r e s té veuf, était propriétaire d'une maison à Chennevières et d'une autre à P a r i s , rue du Butoir. Le décès de P i e r r e Clergeau, survenu peu de temps après le mariage, mit les époux en possession de ses biens mais ne contribua pas à améliorer leurs rapports, puisque dès 1682 la dame Bernard devait se f a i r e autoriser par justice au refus de son mari - pour donner à bail la maison de la rue du Butoir (89). Gabriel, f r è r e cadet de Samuel II, également établi banquier à P a r i s , peut-être associé de son f r è r e , épousa sa belle-soeur Anne Clergeau. Le drame de la révocation et les persécutions marquèrent cette famille d'une empreinte profonde. Le père fut exclu de l'Académie de peinture en 1681. Après Magdeleine Bernard, qui avait suivi à Leipzig son mari Jacques Horquelin, l'autre fille Marie quitte la F r a n c e avec son m a r i Etienne Soulard, qui s'établit banquier à Londres. Gabriel abandonne sa banque de P a r i s pour se fixer à Strasbourg. P i e r r e s'installe à Francfort (90). A u mariage de Samuel, à la fin de 1681, seule des f r è r e s et soeurs, Marie se trou-
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vait encore présente pour signer le contrat. Au cours des années 1684 et 1685, le père emprunte à des amis des sommes assez élevées en contrepartie desquelles il leur constitue des rentes viagères. L'une des maisons de la rue de l'Université - peut-être pour la protéger des dragonnades - est louée le 19 décembre 1685 à un seigneur allemand, le comte de Barby, qui acquittera les charges de ville et de police "excepté le logement des gens de guerre" dont "le sieur bailleur acquittera le sieur preneur" (91). Le vieux peintre fut sans doute le premier à céder à la pression des autorités puisque sur la liste établie par La Reynie la position du fils était appréciée dans ces t e r m e s "un bon commissionnaire qui suivra l ' e xemple de son père" (92). Ce prévision devait se r é a l i s e r d'ailleurs t r è s rapidement, puisqu'il s'écoula à peine trois jours avant que le jeune négociant se conformât aux prescriptions qui lui avaient été signifiées, ce qui n'empêcha point que, sans doute pour l ' a n c r e r dans ses convictions nouvelles, on envoyât les mousquetaires du major d'Artagnan cantonner dans la maison de Mme Bernard de Chennevières où ils s'acquittèrent consciencieusement de leur tâche de termites (93). Mais, tandis que sa famille, dispersée et miséreuse tente péniblement de bâtir de nouveaux foyers, Samuel va puiser au sein même du désastre les éléments d'une ascension prodigieuse. Le jeune négociant, qui au lendemain de son mariage chicanait â p r e ment sur les modalités d'un bail ou la note d'un maitre paveur, va se trouver soudain mêlé à des opérations de portée internationale. A l'encontre des autres "refuges", et pour autant qu'on le sache la dispersion des f r è r e s et beaux-frères banquiers dans les grandes places du monde n'y s e r a absolument pour rien. Ni les uns ni les autres ne semblent être ses correspondants et ils finiront presque tous misérablement. L'avocat Barbier, témoin précis, explique en ces t e r m e s l'origine de ses succès : "On dit que sa fortune a commencé dans le trouble des Huguenots qui ont été obligés de se r e t i r e r , et dont il avait la correspondance pour leurs affaires (94). " Cette thèse est vraisemblable, mais ce qui éclaire mieux que tout, non seulement les débuts, mais toute la c a r r i è r e de Samuel Bernard, ce sont ses liens avec la banque suisse et surtout genevoise. D'après les documents connus, l'origine en remonte à 1682. Bernard quitte la rue de la Monnaie pour la rue de la Cossonnerie, où il fait la connaissance d'un banquier bâlois Schenauer, dit Chenaud, domicilié rue de la Truanderie, doublement allié aux Fatio de Bâle puisque deux de ces derniers ont épousé des filles Schenauer. Ce Schenauer lui procure un commis en la personne du jeune Jean Hugo, fils d'Ulrich, banquier à Bâle, pour qui il se porte caution
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et que Bernard gardera jusqu'en avril 1685 (95). Deux ans plus tard, le 26 septembre 1684, Samuel Bernard qui déjà avait transféré sa banque rue Bourg-l'Abbé, paroisse Saint Leu, Saint-Gilles reçoit procuration de deux représentants d'une des deux plus grandes familles genevoises; Isaac et Jean Antoine Lullin, qui lui donnent pouvoir de recevoir les rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris dont ils ont passé contrat au mois de juin précédent (96). Sans doute les relations ne se relachèrent-elles point, puisque neuf ans plus tard, le 9 août 1690 Jean Antoine Lullin redonnait pouvoir aux mêmes fins à Samuel Bernard. Dans l'intervalle était survenu un événement qui devait mieux que tout autre apporter au banquier parisien l'audience du patriciat genevois : le 17 juillet 1687 arrivait à Paris le sieur Ami Lefort, frère de François Lefort, amiral au service de Pierre le Grand, officiellement chargé par la république de Genève de régler avec la France un différend relatif à la perception des dîmes dans le pays de Gex (97). Cet envoyé diplomatique fixa sa résidence rue de l'Université, dans l'un des hôtels appartenant à la famille Bernard (98). Il y demeura jusqu'en octobre 1688 avant de revenir en France en 1695 chargé d'une nouvelle mission. C'est à compter de ce séjour que Bernard entreprend de grandes affaires, comme un homme qui a déjà le maniement de capitaux considérables dont il est souvent difficile de voir s'il est propriétaire ou gérant. Dès 1687, il procède à des opérations internationales notamment avec les pays du nord et de l'est. Il tire sur Rocaute d'Amsterdam, Philippe Verpoter de Hambourg, Meusnier de Leipzig (99). A la fin de 1688 il a des intérêts "sur les galions d'Espagne pour ses comptes et risques sous les noms de (divers) particuliers" (100).
Son travail opiniâtre, son extraordinaire aplomb, ses connaissances monétaires et surtout cambiaires devaient le rendre précieux à Pontchartrain, qui après sa promotion au contrôle général sera heureux de pouvoir s'aider des conseils de ce "technicien"; d'après un rapport diplomatique, Bernard sera la créature du ministre "qui l'a fait entrer dans tous les partis". La guerre de la Ligue d'Augsbourg va donner au jeune homme l'occasion de manifester son zèle. Le 13 décembre 1691, il passe avec un sieur Alexandre Fort un acte de société pour l'adjudication des étapes de la province du Dauphiné et de la Savoie pour l'année 1694 (101). D'après les lettres écrites en juillet 1692 par le sieur Ferriol, receveur général des finances de la province, cette compagnie ne se soutenait plus que par les avances de Bernard (102). 1693 est une année de famine. Bien avant l'été, les réserves
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sont épuisées. Les populations des provinces sont dans le dénuement le plus total. M. de Beuvron, lieutenant-général en Normandie écrit le 4 mai au contrôleur général : "La m i s è r e et la pauvreté est au-delà de tout ce que vous pouvez vous imaginer et principalement dans le pays de Caux, qui est le long des côtes de la m e r . Une infinité de peuple y meurt fréquemment de faim, et le r e s t e languit et aura le même sort s'il n'est secouru (103). " Le 17 mai on signale à Lyon des émeutes pour le pain. L'intendant de Rouen, où l'on compte 21 000 ou 22 000 pauvres, exprime le 26 septembre 1693 "la plainte d'un peuple quasi composé d'ouvriers en laynes et en draps qui se r é c r i e sur la cherté du pain et du blé". Bernard est chargé, avec le banquier rouennais Thomas Le Gendre et le Hollandais Van der Hulst, d'importer des blés de l ' é tranger : "J'ay bien fait venir, é c r i r a - t - i l le 25 novembre 1724, quelques navires chargés de grains en 1709 m a i s c ' e s t en 1 69 3 q u e j ' e n f i s b e a u c o u p v e n i r q u i f i t un e f f e t merveilleux (104)." La grande réforme monétaire de septembre-décembre 1693 devait marquer un nouveau tournant dans la c a r r i è r e de Bernard. Le 8 octobre 1693, au lendemain de la déclaration de septembre 1693 qui portait à 13 livres le cours des louis " r é f o r m é s " et qui autorisait les monnaies à recevoir provisoirement à 11 livres 14 les vieux louis de 11 livres 10, Bernard a d r e s s e au contrôleur général une longue lettre qui constitue une sévère critique de l ' o pération. Après avoir noté la véritable panique provoquée par la pénurie d'espèces consécutive à la réforme et proposé d'y remédier en laissant provisoirement pouvoir libératoire aux anciens louis sur le pied de 11 livres 14, Bernard formule des observations sur les deux points suivants : - le cours des louis r é f o r m é s aurait dû être porté non seulement à 13, mais à 14 livres, "le public s'y attendait"; - les monnaies auraient dû être autorisées à racheter les anciens louis non à 11 livres 14, mais à 11 livres 19. Or, il est à remarquer que si Bernard propose de hausser de 13 à 14 livres, soit de 1 livre, le cours des louis réformés, il n'envisage de faire monter que de 5 sols (11 14 à 11 19) le prix du rachat des anciens louis. Par l'effet de son tarif, l'écart entre les p r e m i e r s et les seconds se serait trouvé porté de 13 livres - 11 14 ou 1 livre 6 sols à 14 livres - 11 livres 19 ou 2 livres 1 sol. Le T r é s o r y aurait trouvé un profit considérable, à la condition qu'on vienne livrer les anciens louis dans ces monnaies, mais la marge de profit des spéculateurs qui rachetaient les anciens
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louis pour les faire marquer d'une fausse empreinte se serait trouvée accrue. Prévoyant l'objection, Bernard y répond par des arguments qui ne paraissent pas convaincants et ont au moins le mérite de prouver qu'il connaissait le trafic : "On pourrait m'objecter, écritil, que la différence des louis d'or de 11 livres 19 sols à 14 livres les ferait porter chez les étrangers qui les reformeraient pour profiter du bénéfice. Deux choses l'empêcheront, l'une le risque et la crainte d'être découvert, l'autre le bénéfice de 9 sols par louis d'or." Il est difficile de penser que Bernard ait sérieusement compté sur la peur du gendarme pour faire obstacle aux manoeuvres qui depuis plusieurs années vidaient les caisses du roi de France. Quant au profit de 9 sols par louis, il n'était susceptible d'interesser les particuliers qu'à condition que d'habiles trafiquants ne viennent pas leur offrir des primes de 10, 11 ou 12 sols. On pourrait, dans ces conditions, se demander si la position du jeune banquier est celle d'un homme absolument affranchi de tous liens avec la spéculation qu'il dénonce. En tout état de cause, le contrôleur général ne suivit que partiellement ses avis; si dès le 11 octobre il portait le cours des louis réformés de 13 à 14 livres, il se bornait après quelques semaines d'hésitation à fixer à 12 livres 5 le tarif d'achat des anciennes espèces, limitant l'écart à 1 livre 15. Sans doute désireux de voir quel parti les trafiquants tiraient de sa nouvelle tarification, Pontchartrain décidait, dans les premiers jours de 1694, d'envoyer un de ses collaborateurs à Lyon et aux frontières de Suisse et de Savoie. Il confia cette mission à Samuel Bernard. Le 12 mars 1694, l'intendant de Lyon, M. de Berulle informait le ministre que "le sieur Bernard que vous avez envoyé ici au sujet du transport des espèces" s'en allait de Genève, en passant par Montbuel sur les bords du Rhône (105). On ignore les conclusions que ce voyages et ces contacts inspirèrent au jeune banquier parisien et les avis qu'il donna au contrôleur général, mais les enseignements qu'il en sut tirer pour son compte personnel sont connus par une lettre que le ministre adressait le 24 novembre 1694 au résident à Genève, d'Iberville : "Le sieur Samuel Bernard, marchand à Paris, écrit-il, ayant offert au roy de faire passer de Genève à la monnaie de Lion des pistoles d'Espagne et d e s v i e u x l o u i s d ' o r en les payant au mesme prix qui a esté accordé aux sieurs Fatio et Guiner, c'est-à-dire, les louis d'or à raison de 12 livres 10 sols et les pistoles d'Espagne au
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m a r c . . . c ' e s t - à - d i r e , à r a i s o n d e 453 livres 2 sols 6 deniers le marc, Sa Majesté trouve bon que vous receviez aussy ces espèces qui seront présentées par ce marchand ou s o n c o r r e s p o n d a n t pour en vérifier et signer les bordereaux et mettre le tout dans des sacs cachetés de votre cachet qui seront représentés au sieur SaintMaurice, commissaire de cette monnaie suivant l ' o r d r e qu'il en a reçu, mais i l e s t i m p o r t a n t q u e v o u s t e n i e z cela f o r t s e c r e t et q u e l e c o r r e s p o n d a n t du s i e u r B e r n a r d f a s s e a u s s i la m e s m e c h o s e de son c o s t é a f i n que c e l a ne v i e n n e p a s à la c o n n a i s s a n c e de c e s deux a u t r e s n é g o c i a n t s , autant que f a i r e se p o u r r a (106)." Ainsi la mission que le ministre avait confiée à Bernard à l'effet d'enquêter sur les transports d'espèces, se trouvait-elle avoir une conséquence inattendue. Le banquier offrait de revendre lui-même au T r é s o r , à l'inst a r du groupe Fatio et pour le même prix, les espèces qui se trouvaient à Genève et dont la plupart avaient été t i r é e s frauduleusement du royaume. En dépit de la discrétion recommandée, Fatio et Bernard étaient des personnages un peu trop importants pour pouvoir demeurer dans l'ombre. P a r ailleurs, les fournisseurs de louis et de mat i è r e s précieuses à la monnaie de Lyon devenaient trop nombreux pour ne point causer quelque gêne. Il semble qu'une lutte opiniâtre se soit livrée entre Genève, représentée par Fatio et ses mandants, et Saint-Gall que personnifiait la puissante f i r m e Locher et Fils jusqu'alors principal fournisseur, chacun d'eux entendant se voir adjuger le monopole des fournitures. Un troisième groupe observait la lutte. Il était constitué par Vincent Hertner, d'une famille originaire d'Ulm, dont un membre, Jean Martin, né à Genève, avait été en 1661 agent commercial à Lyon des cantons protestants de Suisse, et par Jean Martin Couvreu, d'une famille originaire de Valenciennes, fixée à Vevey, qui s'était enrichie dans la fourniture de taffetas en Angleterre. C'est t r è s vraisemblablement ce groupe qui était le "correspondant de Bernard". Il est possible que les Lullin, qui seront associés aux Couvreu à Lyon et à Londres et qu'on trouvera constamment d e r r i è r e Bernard, aient servi d'entremetteurs et aient même pris un intérêt dans l'affaire. La lutte se termina par une victoire du groupe Fatio et du groupe Bernard-Hertner, qui se coalisèrent contre les gens de Saint-Gall. D'Iberville, entièrement dévoué à Fatio, vint lui-même à P a r i s pour convaincre Bernard de s'unir à ce dernier. A Genève, la liaison entre les deux groupes fut vraisemblablement assurée
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par les Calandrini, à la fois liés aux Fatio (François Calandrini avait pour grand-père Jean-Baptiste Fatio de Duillier et pour p a r rain François Fatio) et aux Hertner (Jean Louis II Calandrini, grand-père de François, avait épousé une demoiselle Hertner dont une sœur avait épousé Jean Martin Couvreu). Le 8 février 1695, Samuel Bernard "se faisant et portant fort pour les sieurs Couvreu, Hertner & Cie, négociants à Lyon et les sieurs Fatio et Calandrini, négociants à Genève" - Guiguer ne paraissant plus dans l'opération - présentait un projet de traité au contrôleur général. Les soumissionnaires y affirmaient sans équivoque leur intention de se voir adjuger le monopole des fournitures : "Le Roy a accordé à quelques particuliers de faire venir des pays étrang e r s des vieux louis et pistoles d'Espagne pour leur en faire payer à la monnaye de Lion savoir : des vieux louis d'or 12 livres 10 et des pistoles d'Espagne 453 livres 2 sols 6 deniers le marc, à condition que M. d'Iberville, résident à Genève, mettrait son cachet sur tous les paquets desdites espèces qui seraient portées à Lion. Cela a eu quelque succès dans le commencement mais comme cette grâce était accordée à plus d'une personne, il s'est trouvé que l'une à l'envye de l'autre, offrait deux ou trois sols de bénéfice, quelques-uns même jusqu'à quatre sols sur chaque louis d'or et pistole, ce qui les a rendus r a r e s , n'ayant pas ménagé comme il s auraient dû le faire, le secret de ce commerce et a fait augmenter les changes estrangers de manière qu'il ne s'est plus trouvé de bénéfice à en f a i r e venir. On propose au Roy de faire entrer quatre millions par an desdites espèces à c o n d i t i o n d ' ê t r e s e u l . " En ce qui concerne le prix des fournitures, les Genevois proposaient un tarif progressif : les louis seraient livrés de trois mois en t r o i s mois à raison de 12 livres 15 sols le premier million, 12 livres 17 sols 6 deniers le deuxième million, 13 livres l e t r o i s i è m e million et 13 livres 2 sols 6 deniers le quatrième et dernier. On discuta jusqu'en avril 1695 en présence d'Iberville, qui paraît avoir joué un rôle important dans la conclusion du traité '1.07). Il fut entendu que le total des fournitures serait non point j 4 000 000 de livres mais de 400 000 louis d'or ou pistoles d ' E s pagne, ce qui dépassait 5 000 000. Les Genevois firent préciser qu'outre les anciens louis et les pistoles ils seraient autorisés à fournir les louis de la reforme de 1689, à raison de 15 000 louis par quartier de 100 000 louis. Enfin, il leur était donné l ' a s s u rance écrite que la gratification de 5 sols par louis accordée à Locher et à leurs autres concurrents par les précédents t r a i t é s serait "incessamment révoquée". Dans la pratique, les pièces seraient payées à la monnaie de
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Lyon au cours légal de 12 livres 5; le supplément serait réglé par voie de gratification. Le traité fut définitivement signé à Versailles le 12 avril 1695 par Samuel Bernard qui l'envoyait le lendemain au résident d'Iberville, reparti pour Genève, avec le commentaire suivant : "Vous me ferez un plaisir sensible si vous voulez bien faire connaître à ces Messieurs de Genève toutes les peines et le chagrin qu'ils m'ont donné; je vous assure que j'en suis malade; cette affaire m'a empêché de profiter aussi agréablement que je m'estais proposé du séjour que vous avez fait icy (108). " L'acte du 12 avril 1695 (109) est d'une importance considérable dans l'histoire financière de la France. Par ses dispositions essentielles, le roi concède à un groupe de particuliers le droit exclusif d'acheter et de lui fournir des matières précieuses à un p r i x s u p é r i e u r au t a r i f l é g a l . Ce droit de "surachat et de survente" qui sera plus tard l'apanage des "banquiers de la cour" prédécesseurs directs de la Banque de France, ne s'exerce encore que dans le ressort limité de la monnaie de Lyon mais, en raison de la position de cette place dans l'économie du royaume, il devait conférer à Samuel Bernard, seul signataire et mandataire de son groupe, sinon un véritable monopole, du moins une situation privilégiée dans le commerce des matière précieuses. Des circonstances imprévues empêchèrent le banquier et ses amis d'en jouir aussi paisiblement qu'ils l'eussent souhaité. Dans les premiers temps, l'exécution du traité se révéla pénible. Les 100 000 louis d'or du premier quartier qui courait du 1er mars au 1er juin 1695 n'étaient payés que 12 livres 15, soit 10 sols audessus du cours. Ces conditions ne laissaient au traitant qu'une marge bénéficiaire assez étroite, et il ne pouvait espérer réaliser son profit qu'à la condition que le marché fut débarrassé de toute concurrence. Le ministère s'y était engagé en lui concédant un monopole de droit et en lui donnant l'assurance que la gratification des anciens fournisseurs serait abolie. Mais tous les traités et toutes les défenses du monde ne pouvaient empêcher les particuliers de céder leurs pièces aux plus offrants et Bernard, Fatio et Hertner ne tardèrent pas à constater que d'autres marchands payaient plus cher qu'eux sur les places où ils se fournissaient. La raison en était toujours la même. La fausse réforme continuait à exercer ses ravages; entre les courtiers qui rachetaient les vieilles pièces 12 livres 15 et plus, pour les porter aux faux poin-
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çonneurs qui en faisaient des louis à 14 livres, et les agents du groupe Bernard qui les rachetaient 12 livres 10 pour les revendre 12 livres 15 à l'Etat, les détenteurs optaient sans hésitation pour les p r e m i e r s . Il fallait une fois de plus frapper à la source les f a u s s a i r e s et ceux qui les employaient. Dans de multiples lettres, le contrôleur général Pontchartrain et le ministre d'Etat L e Peletier adjurent le résident de France à Genève de s'y employer et de ne ménager ni temps ni argent pour a s s u r e r le succès de ses investigations. Dupré était mort, mais ses émules et collaborateurs poursuivaient ses tâches maléfiques et il était nécessaire de les débusquer. Les soupçons se portèrent d'abord sur un "comte du Breuil" qui fut a r r ê t é en septembre 1695 à la suite d'un mystérieux voyage aller-retour de Lyon à Genève. Mais il importait surtout au contrôleur général de savoir pour le compte de qui cet exécutant travaillait. D'Iberville se bornant toujours, avec beaucoup de prudence, à émettre des vues générales sans les a s s o r t i r de noms, le m i nistre lui écrit le 21 septembre : "Lorsque vous parlez de cette manière, vous devez vous expliquer plus clairement sans apréhender que je vous commette (110). " Le 19, le résident se décide à inscrire quelques noms sur un billet annexé à sa dépêche. D'après la mention faite de ce papier qui n'a pas été retrouvé - dans la réponse du contrôleur général, il semble qu'un des clients du sieur du Breuil n'ait été autre que la veuve Soyex, de Vevey (111), qui fournissait les monnaies à Lyon avant d'avoir été éliminée par le groupe Fatio-Hertner. Il était aussi question dans cette affaire d'un nommé Patron établi à Lyon, membre d'une famille genevoise originaire de Milan, qu'on trouve mêlé à la plupart des affaires de fausse r e f o r m e et qui sert d'indicateur résidant en France. Il est fait encore mention des f r è r e s Mercet, (peut-être s'agitil des Marcet) qui faisaient un grand commerce de trait filé avec Lyon et qui se servaient d'un sieur Brossard pour le billonnage et le commerce des espèces sur cette place (112). Enfin, il r e s s o r t de cette correspondance que Hertner, fournisseur du T r é s o r , n'ignorait pas totalement les auteurs de ce t r a fic, puisque Le Peletier écrit au résident le 30 octobre 1695 : "M. de Saint-Maurice me mande que le sieur Hertner pourrait donner beaucoup de lumière contre le comte du Breuil et qu'il croit que vous pourrez le déterminer à le f a i r e (113). " Tandis que le contrôleur général s'obstinait à poursuivre les faux réformateurs et l e u r s complices, Bernard, Fatio et Hertner avaient
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entamé le troisième quartier de leur traité, qui s'ouvrait le 1er octobre. En vertu du tarif progressif qu'ils avaient a r r ê t é , les vieux louis de 12 livres 5 leur étaient désormais payés 13 livres. Cette circonstance accéléra considérablement le rythme de leurs livraisons, de même qu'elle stimula le zèle de divers négociants qui avaient jusqu'alors orienté leurs fournitures dans d'autres directions. Le 28 novembre 1695 Le Peletier écrit à d'Iberville : "Je ne doute point que l'exemple que l'on aura l'occasion de f a i r e du comte du Breuil ne donne beaucoup de facilité aux intéressés de Genève pour l'accomplissement de leur'traité (114). " Ces facilités s'accrûrent encore lorsqu'avec le dernier quartier commençant au 1er janvier 1696, le prix des vieux louis se trouva porté à 13 livres 2 sols 6 deniers. "Il n'y a pas à douter, écrit Pont chartrain le 29 février 1696, que les intéressés de Genève ne satisfassent à leur traité et qu'ils ne puissent même fournir beaucoup de vieux louis d'or et de matières d'or au-delà de la quantité à l a quelle ils se sont obligés. " Le t r a i t é devait normalement expirer le 1er avril 1696 et déjà d'anciens concurrents écartés intriguaient pour en reprendre la suite : Le 4 m a r s , Le Peletier informait le résident qu'on lui offrait "une quantité considérable de pistoles d'Espagne à des conditions beaucoup plus avantageuses que celles du traité des négociants de Genève. J e ne désespère pas, écrit-il, de les avoir à 12 livres pièce ou peu au-delà" (115). En attendant de pouvoir s'entendre avec un nouveau groupe, on décida d'accepter les fournitures supplémentaires de Bernard et de ses amis. "Mais vous jugez bien, écrivait Pontchartrain le 29 f é vrier, qu'il ne serait pas juste de leur en payer la valeur sur le p i e d du d e r n i e r q u a r t i e r , s'ils en fournissent plus que la quantité stipulée; je leur en ferai payer la valeur au-delà du prix ordinaire dans les monnayes de manière qu'ils auront lieu d'en être contents. " Ces résolutions énergiques cédèrent à la nécessité : le 26 avril, le contrôleur général écrivait à M. de Saint-Maurice, commissaire à la monnaie de Lyon "qu'en fournissant encore par les sieurs Couvreu et Hertner la quantité de dix mille louis d'or vieux ou leur valeur en pistoles d'Espagne et autres matières d'or, l e R o y l e u r en f e r a p a y e r l a v a l e u r s u r l e p i e d p o r t é p a r l e t r a i t é p o u r l e s d e r n i e r s c e n t m i l l i e r s " (116). C'est v e r s cette époque que le groupe de Saint-Gall reprit l'offensive, entraîné d'ailleurs par un genevois Théophile Pellissary, associé de Gaspard Jobard, b e a u - f r è r e de Locher, et qui depuis
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plusieurs années bénéficiait de la protection active de Le Peletier au contrôle général des finances. C'est sans doute par leur avis intéressé que le contrôleur général connut enfin la source d'où Couvreu et Hertner tiraient les louis qu'ils lui fournissaient. Le Peletier en rendait compte à d'Iberville le 23 septembre 1696 dans les t e r m e s suivants : "M. de Pontchartrain est si convaincu que C o u v r e u e t H e r t n e r o n t t i r é d e L i o n e t du d e d a n s d u r o y a u m e p l u s d e l a m o i t i é d e s e s p è c e s qui v o u s ont p a s s é p a r l e s m a i n s que cela l'a fort dégoûté de f a i r e de semblables traités, comptant qu'il y a plus à perdre qu'à gagner; je puis vous dire que s'il n'avait pas apréhendé que la recherche qu'on aurait fait contre Couvreu et Hertner eust porté un coup au commerce de Lion, 11 aurait eu des preuves littérales d u t r a n s p o r t q u ' i l s ont f a i t d e s e s p è c e s h o r s du r o y a u m e (117)." Ainsi se trouvait confirmé, a p r è s deux ans de pratique le soupçon que Pontchartrain avait exprimé dès qu'il avait été saisi des offres de Fatio. "Il est sûr que l'on establirait un commerce réglé pour voiturer de Lion à Genève tout ce que l'on pourrait y a m a s s e r de louis d'or que ce banquier ou d'autres renvoyeraient ensuite à Lion, de sorte que le Roi n'y gagnerait rien et perdrait au contraire tout ce qu'il donnerait à ce banquier (118). " La conclusion d'une telle expérience eut dû être de ne plus faire de t r a i t é mais la disette de numéraire était telle que le T r é s o r ne pouvait f a i r e fi d'aucun concours, par même de ceux qui lui p r e naient ses louis pour les lui revendre. Le 12 novembre 1696 Le Peletier écrivait à d'Iberville : "Cependant, je puis vous dire par avance que si vos amis de Genève veulent s'engager à nous fournir 100 000 louis d'or à 12 livres 15 et pour autant d'espèces d'or étrangères au mesme prix ainsi que vous me le marquez, je tascherai de porter M. de Pontchartrain à en convenir et espère qu'il ne s'en éloignera pas (119). " Toutefois, le ministre n'envisageait plus d'accorder aucun monopole et écrivait au résident le 2 juillet : "Du reste le Roy trouve bon que vous receviez tous les louis d'or vieux tant non r é f o r m é s que de la première reforme qui vous seront r e m i s par les banquiers et marchands de Genève sur le pied de 12 livres 10 sols, même de 12 livre 15 sols et que vous leur en payiez la valeur en billets ou lettres de change sur le directeur des monnaies de Lion qui les paiera comptant (120). " L'expiration du t r a i t é passé avec le groupe Bernard, Fatio, Hertner et le retour à la libre concurrence entre les fournisseurs avait fait sensiblement baisser le prix des vieilles monnaies que le contrôleur
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général semblait décidé à ne pas payer plus de 12 livres 15 le louis. Ceux qui depuis des années tiraient frauduleusement les monnaies du royaume devaient s'orienter vers des spéculations plus rentables et par voie de conséquence revenir à la fausse reforme qui leur permettait toujours de replacer à 14 livres ce qu'ils avaient pris à 12 livres 15 le louis. L'arrestation du comte du Breuil, pas plus que l'exécution de Dupré n'avaient mis un terme à leurs activités. On s'en inquiétait toujours à Versailles et le 20 juillet 1696 Le Peletier écrivait au résident à Genève : "Vous concevez mieux que personne combien il serait utile de découvrir ceux qui réforment les vieux louis d'or en fraude. Quoique vous ayez accoutumé à rendre des services importants, j'ose vous dire qu'il n'y en a point dont on doive vous scavoir meilleur gré (121). " Le 14 août il revient sur cet objet et écrit : "Vous ne sçauriez rendre de service au Roy plus important dans la conjoncture présente que de faire de votre chef et de concert avec M. Amelot (122) tout ce qui se pourra pour surprendre les faux monnoyeurs qui commettent cet abus en Savoye, aux environs de Genève et dans les cantons suisses (123)." Pontchartrain renchérit le 4 septembre : "Vous jugez bien de quelle importance il est de continuer vos diligences pour tascher à découvrir et faire arester les faux monnoyeurs qui réforment les espèces de France (124). " Et Le Peletier, le 23 septembre, déplore encore que "lafausse reformation s'establit partout et devient très commune" (125). Au début de 1697, d'Iberville signale au ministre que les louis non réformés sont montés à Genève jusqu'au cours de 13 livres, alors que chose singulière, les louis réformés ne valent que 12 livres 8. "Je crois, comme vous, lui répond Pontchartrain le 24 février, qu'on ne peut faire un autre usage de nos vieux louis d'or au prix que vous me marquez qu'on les achepte que de les faire réformer en fraude : nous sommes bien heureux qu'on s'en soit avisé si tard en France et dans les pays estrangers. A bon compte, n o u s a v o n s r é f o r m é d e p u i s l e 1 e r n o v e m b r e 1 6 9 3 et j u s q u e s à p r é s e n t p o u r p l u s de 4 4 0 m i l l i o n s d ' e s p è c e s qui, apparemment, n e s o r t i r o n t p l u s du r o y a u m e (126)." Il en était malheureusement sorti d'autres dont on recherchait toujours la trace. Le 7 mai la cour adressait à ce sujet des instructions officielles à son résident de Genève : "Le Roy ayant esté informé que non seulement le billonnage des vieux louis d'or continue publiquement dans la ville de Genève mais mesme que le prix de ces espèces y
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augmente à tel point quel' on en donne jusqu'à treize livres et au-dessus, et cela ne laissant aucun lieu de douter que ceux qui les acheptent ne les réforment en fraude, pour les faire ensuite repasser en France, Sa Majesté m'a commandé de vous faire scavoir que son intention est que vous excitiez MM. les syndics à redoubler leurs soins, leur application et leur sévérité tant pour empescher la continuation de ce billonnage que pour découvrir et faire punir les autheurs de la fausse réforme, leur faisant entendre que cela semble fort facile en se donnant la peine, de mander les courtiers par le moyen desquels on scait que se fait ce mauvais commerce et en les obligeant à déclarer qui sont ceux pour qui ils ramassent les vieux louis d'or et à qui ils les deslivrent (127). " La réponse devait venir, non point de Genève mais de Soleure, résidence de l'ambassadeur de France auprès du Corps helvétique. Le 29 décembre 1696, le sieur Antoine Hacbrett, bailly de Nyon, en pays de Vaud, sous souveraineté bernoise, faisait arrêter un sieur Pierre Frizelique, natif de Paris, qui avait résidé une vingt taine d'années à Genève avant de venir s'établir à Coppet où il s'occupait à marquer de fausses empreintes, les louis non réformés tirés de France par ses nombreux correspondants. On perquisitionna au domicile de ce dernier qui menait une vie familiale auprès de son épouse et de ses cinq enfants : on découvrit sa presse au fond d'un puits et dans différentes pièces de sa maison, de faux coins fabriqués dans les environs de Nuremberg, des plaquettes d'or et des lingots de plomb. Mené devant le bailli, le sieur Frizelique ne fit aucune difficulté pour avouer. Il avait sans doute été en rapport avec Dupré puisqu'il déclara d'abord avoir connu ceux qui travaillaient à la fausse réforme sans y avoir travaillé de son côté. Il dénonça au moins quelques uns de ses complices. Les noms qu'il livra avec le plus de complaisance, sont ceux des comparses. On y trouve tout d'abord les sieurs Patron etduHamel, déjà impliqués dansl'affaire du Breuil et que Frizelique déclarait avoir eu dans les débuts pour associés. "C'était eux, disait-il, qui l'avaient plongé dans le malheur; qu'eux-mêmes lui apportaient et remportaient les pistoles mais que depuis environ trois mois il n'avait rien eu à faire avec eux (128)." Deux autres correspondants vraisemblablement des courtiers, Peter et Bertrand lui en fournissaient aussi. Mais ses deux plus gros clients étaient les sieurs Gallatin (Espiller), dont le nom avait déjà été cité dans l'affaire Dupré et Louis Naville, frère cadet d'un puissant capitaliste genevois qui avait presque tous ses investissements en Angleterre. Six ou sept
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semaines auparavant Gallatin était venu trouver à Coppet le sieur Frizelique auquel il avait proposé de fournir jusqu'à mille pistoles par semaine. Frizelique avait aussi travaillé dans une entreprise d'affinage d'argent pour le compte de du Four et fils et d'une dame Bagueret et fils, liés aux Saladin. L'instruction de cette affaire fut menée avec une extrême mollesse tant à Nyon qu'à Genève. La cour de Versailles qui avait songé dans les premiers temps à faire toucher le prisonnier pour lui promettre qu'on lui laisserait la vie sauve s'il dénonçait publiquement tous ses complices genevois dut bientôt se persuader que ses sollicitations étaient superflues. Le 6 mai 1696, le nommé Frizelique s'évadait mystérieusement de la prison de Vaud et quelques mois plus tard un de ses émules nommé Trémolet renouait à Lausanne - toujours en pays de Vaud - la chaine presqu'ininterrompue des faux réformateurs, avec le concours d'un banquier français nommé Ginoux, qui lui fournissait de vieux louis. Quant aux complices genevois que Frizelique aurait dénoncé, au nombre d'une dizaine, il ne semble pas que les conseils de la République aient été pressés de les traduire en justice. "Après tant d'expériences de la mollesse de ces messieurs en pareilles occasions, écrit le résident d'Iberville le 15 février 1697, je ne dois pas espérer qu'ils procèdent de bonne foy contre les genevois accusés de complicité par Frizelique, d' a u t a n t p l u s q u ' i l y en a d e u x qui s o n t p a r e n s du p r e m i e r s y n d i c G a l a t i n et du m e s m e n o m , à moins que le Roy, après avoir reçeu de M. Amelot les dépositions dudit Frizelique ne m'ordonne de demander justice à ces messieurs, contre les genevois ses complices (129)." Et le résident concluait en ces termes : "Si ces messieurs font leur devoir, je répons que la fausse réformation cessera en ces quartiers, sinon je suis sûr qu'elle y recommencera de plus belle et que les autres fripons dont cette ville est remplie rendus plus hardis par l'impunité de ceux cy continueront le mesme métier sans aucun ménagement. " Pendant ce temps les pourparlers de paix se poursuivaient et les magistrats de Genève désireux d'être inclus dans le traité, jugèrent bon de s'attirer les bonnes grâces du roi de France. " . . . Messieurs de Genève m'ont enfin promis d'arrester le cours dubillonnage des vieilles espèces dans leur ville, c'est-à-dire de deffendre à tous leurs courtiers et marchands de le suracheter et survendre. Si cette deffense était bien observée la fausse réforme n'irait pas loin en ces quartiers, mais je crains toujours tout de l'avidité des genevois. J'espère pourtant que la résolution des magis-
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t r a t s empeschera du moins une partie du mal (130). " Quelques mois plus tard, la participation de Genève au traité de paix était officiellement annoncée et les heureux résultats de cette décision ne tardaient pas à se f a i r e sentir. "Messieurs de Genève m'ont envoyé une grande députation pour me p r i e r de r e m e r c i e r le Roy de leur part de ce que Sa Majesté a consenty avec plaisir que leur vi lie fust comprise nommément dans le traité avec les Etats Généraux, écrit le résident le 15 novembre 1697. Ces Messieurs ont fait mettre en prison les bourgeois de cette ville accusés par le nommé Frizelique, qui s'échappa des prisons de Nyon il y a environ six mois, de lui avoir fourni les espèces qu'il avait r é f o r m é e s et font tout ce qu'il faut pour faire connaître qu'ils les chastieraient sans miséricorde s'il y avait contre eux d'autres preuves suffisantes pour leur conviction (131). " Le 9 décembre, le résident annonçait que les genevois complices de Frizelique avaient été condamnés à des peines d'amende et à la suspension de tous droits de bourgeoisie pour trois ans. "J'ai lieu de croire, ajoutait-il, qu'ils n'en auraient pas été quittes à si bon marché s'il y avait eu contre eux des preuves juridiques autres que la déposition dudit Frizelique qui s'est sauvé en Allemagne (132). " Dans la même lettre il annonçait que Trémolet, dernier de la lignée des faux reformateurs avait été exécuté à Lausanne le m e r credi précédent. Le Gallatin, cousin issu de germain du magistrat de ce nom est sans nul doute le même que celui qui avait été signalé l o r s de l ' a f f a i r e Dupré à Jean Antoine. Comme Dupré, Gallatin fut poursuivi pour des motifs qui n ' a vaient rien à voir avec le faux monnayage. Il fut accusé d'avoir profité de la disette de grains qui sévissait alors à Genève pour tenter de renverser le Petit conseil. Réfugié à Berne, il fut livré aux m a gistrats de Genève qui le condamnèrent à la prison perpétuelle. Il mourut misérablement en captivité en 1719 à l'âge de soixante-seize ans. Ainsi prit fin, après bien des épisodes dramatiques, la fausse r é f o r m e qui, pendant cinq années avait épuisé les caisses du t r é s o r royal et où s'illustrèrent des personnages mi-alchimistes, m i - t r a fiquants, auxquels le siècle devait donner de singuliers émules. La fourniture de métal au gouvernement français ou à la Banque d'Angleterre, la fausse reforme, les commissions sur les achats de f e r , de cuivre et de salpêtre, la contrebande de marchandises en France et dans l'Empire avaient procuré aux marchands genevois de telles disponibilités qu'ils n'en trouvaient plus l'emploi dans
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les limites restreintes de leur petite patrie. Ils cherchèrent donc à investir leurs capitaux en pays ét rangers. Depuis une quinzaine d'années les Lullin et quelques uns de leurs compatriotes avaient constitué un portefeuille de rentes sur l'Hôtel de Ville et sur les gabelles. Mais le royaume toujours en guerre, progressant péniblement v e r s la conclusion de pourparlers de paix dont il fallait infléchir le cheminement à force de victoires était p r e s s é de bien trop de besoins pour ne pas offrir à des capitalistes entreprenants, le p r é texte de spéculations plus fructueuses. Les r e s s o r t i s s a n t s de la petite république calviniste étaient toutefois trop marqués par l'hérésie pour prendre ouvertement place dans l'économie d'un Etat que son prince avait voulu placer sous le signe de l'unité religieuse et qui semblait mener une sorte de croisade. A ces marchands, impatients de faire affaire avec le gouvernement et les sujets du roi, il fallait un introducteur. Bernard, nouveau converti de marque, est le plus propre à remplir ce rôle. Sa position s'y prête mieux que jamais. Pontchartrain, dont il s ' e s t a maintes r e p r i s e s montré l'habile commissionnaire est, depuis la mort de Seignelay en 1690 chargé du département de la marine et il a toute l'économie du pays sous son administration. Bernard, dont il connait manifestement les qualités et les défauts, r e s t e pour lui l'homme capable de résoudre tous les problèmes sans trop s ' e m b a r r a s s e r sans doute du choix des moyens, mais le temps n'est pas à de telles délicatesses. Le ministre, dont l'activité est prodigieuse, charge son protégé de multiples tâches. Dans une lettre du 23 octobre 1695 il lui confie à la fois le soin de faire a r m e r deux frégates en course "par ses correspondants du Havre", d'alimenter en chanvre les a r s e naux de Brest, La Rochelle et Dunkerque et aussi de s'acquitter d'une mission infiniment plus délicate qu 'il exprime en ces t e r m e s : "Il faut que vous taschiez d'exciter vos amis à f a i r e l'achat des p r i s e s faittes par M. le marquis de Nesmond et celles du sieur Beaubriand l'Evêque. J e vois avec plaisir que vous les y encouragez; vous leur avez promis d'y prendre un intérest considérable (133). " L ' a f f a i r e dont il était question était fort délicate (134). L ' e s cadre de M. de Nesmond d'une part et une flotille a r m é e en course par M. de Beaubriand et ses associés malouins d'autre part, avaient capturé des vaisseaux anglais chargés de marchandises des Indes. Le ministère désirait voir ces marchandises (surtout celles qui avaient été capturées par ses propres équipages) vendues aux plus
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haut prix possible. Or, les produits en provenance des Indes ne pouvaient être vendus en France que par la Compagnie des Indes. C'est donc à elle, que d'après les règlements en vigueur, le ministre de la marine d'une part et les malouins de l'autre devaient revendre leurs prises, à moins de chercher a i e s écouler à l'étranger. C'est à cette dernière solution que songea tout d'abord Pontchartrain. Bernard était précisément en rapport avec François Fatio pour l'exécution du traité sur la fourniture des espèces dont le troisième quartier venait de commencer. Il l'entretint des prises de M. de Nesmond et lui demanda si ses amis et lui étaient susceptibles d'y prendre intérêt. A Genève, l'affaire fut jugée suffisamment importante pour m é r i t e r un déplacement à P a r i s d'un fils de Fatio, Jacques François. Le 2 novembre, le résident d'Iberville en informait le ministre : "Le sieur Fatio partit hier dans le dessein d'aller acheter quelques lots de marchandises prises sur les anglais, d o n t l e d é b i t n ' e s t p a s p e r m i s en F r a n c e et il a fait pour cela un fond de 400 000 écus. J e n'ay rien oublié, Monseigneur, pour l'encourager dans ce dessein et je n'ay pas épargné les assurances qu'il peut compter sur vostre protection et que vous entrerez dans toutes les facilités possibles pour le transport des dites marchandises par transit depuis la Bretagne jusqu'icy. J e prie M. de Salabery (135) de vous le présenter Monseigneur si vous voulez bien souffrir qu'il ait l'honneur de vous f a i r e la révérence à son passage. Une douzaine de paroles obligeantes qu'il vous plaira luy dire, fortifieront extrêmement le zèle que luy et son père ont toujours eu pour le s e r vice de Sa Majesté dont ils ont donné diverses marques fort utiles depuis que je suis icy. " Et le résident, toujours empressé à défendre les intérêts de son ami genevois, d'allécher le ministre par cette perspective : " . . . un des motifs qui a eu le plus de part à l'entreprise que le dit sieur Fatio va faire est que la revente desdites marchandises luy fournira de grandes sommes d'argent dans les pays étrangers q u ' i l f e r a venir en espèces propres à vous f o u r n i r . . . (137)" L'entrevue entre le marchand hérétique et le ministre du Roi T r è s Chrétien se déroula à leur satisfaction réciproque. "J'ai veu, écrit le ministre à d'Iberville le 16 n o v e m b r e . . . le sieur Fatio q u i m ' a e s t é p r é s e n t é p a r l e s i e u r B e r n a r d . J e luy ay marqué qu'il peut compter que je lui feray donner les facilités dont il aura besoin pour le transport des marchandises qu'il achètera des p r i s e s amenées dans les ports du royaume (138). " Le genevois devait encore voir, pour les affaires de finances, M. Le Peletier qui le jugea " t r è s honnête homme et d'un bon esprit.
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M. de Pontchartrain me parait f a i r e le même jugement" ajouta-t-il (139). A la suite de ces pourparlers, les modalités de l'opération furent assez profondément modifiées. Bernard agissant pour le compte de plusieurs intéressés (dont Fatio et son groupe) se porta acquéreur des prises c ' e s t - à - d i r e des vaisseaux "Princesse Anne de Danemark" et "le Seymour" qui lui furent adjugés avec leur c a r gaison le 7 janvier 1696 par l'amirauté de Brest au prix de 3 000 000 de livres. Mais au lieu de les écouler à l'étranger, ainsi qu'il en avait l'obligation, il passa avec la Compagnie des Indes, un pacte par lequel il obtenait l'autorisation de les revendre en France, moyennant la cession à la Compagnie d'un t i e r s "sans en rien excepter de toutes les marchandises, ensemble le t i e r s des deux vaisseaux, leurs agrès et appsreaux" (140). Un a r r ê t du conseil entérinant l'accord intervenu fut publié le 10 m a r s 1696. L'ensemble des marchandises fut adjugé par les soins de la Compagnie, dans ses bureaux de Nantes au prix de 5 000 000 de livres (141). L'apurement des comptes entre les associés donna lieu à de nombreuses difficultés. Le résident La Closure (qui il est vrai n'aimait pas Bernard) é c r i r a le 22 juin 1701 au contrôleur général : "Il (M. Fatio) connaît M. Bernard mieux qu'homme au monde il a eu à f a i r e à lui à l'occasion des vaisseaux des Indes p r i s par M. de Nesmond dans la précédente guerre. Il a fait plusieurs voyages icy pour régler les comptes avec lui au nom des intéressés pour l'emploi de fortes sommes dont il ne leur a jamais donné aucune connaissance sans avoir pu en venir à bout (142). " Bernard eut dans cette affaire d'autres commanditaires qui n'eurent pas davantage lieu d ' ê t r e satisfaits de lui, à en juger par la lettre assez impérieuse que M. de Pontchartrain lui adressait le 26 janvier 1697 : "Je vous prie de payer à Madame la duchesse du Lude ce qui luy revient de l'intérêt qu'elle a dans l'armement de M. le marquis de Nesmond de l'année 1695 et d o n n e r o r d r e à v o t r e p o r t i e r de m e i n e r à v o t r e c a i s s e c e l u y qui i r a d e s a p a r t (143)." Un sieur Van der Hulst, négociant hollandais, établi à Rouen qui avait sous-traité pour partie des prises eut également des démêlés avec Bernard qu'il refusa de payer. Un tribunal arbitral fut constitué par les parties, pour lequel Bernard fit choix de Vincent Hertner, son associé dans le traité des louis, qui résilia l'acte passé entre les deux négociants. Enfin, le paiement du prix de l'adjudication ne s'effectua qu'ap r è s une intervention assez pressante du ministre, ainsi qu'en t é -
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moigne la lettre de Pontchartrain du 19 juillet 1696 : "Il me revient de plusieurs endroits que vous refusez de payer dans ce mois le second million de l'achapt des prises des Indes dont vous êtes adjudicataire quoique vous le deviez aux t e r m e s formels de votre adjudication qui porte que vous payerez un million comptant, 2 millions six mois après et les derniers 1 150 mille livres six mois après, de sorte que tout soit acquitté à la fin de l'année 1696. J e vous avoue que j'ay esté surpris que vous ayiez fait cette difficulté et il faut que vous satisfassiez sans perte de temps à ceux à qui il est deub suivant l'estat qui vous a esté r e m i s de la part de MM. de Nesmond et Desclouseaux (144). " Les p r i s e s faites par les navires a r m é s par les Malouins (la demoiselle Boscher de la Barbinais et Luc Trouin de la Barbinais, son fils, Locquet de Grandville, Baudran Desgrives, Levesque de Beaubriand) furent réalisées dans des conditions analogues. Elles furent vendues à une société constituée par la Compagnie des Indes et Bernard, mais dans la proportion de 2/3 pour la p r e m i è r e et de 1/3 pour le dernier au prix de 2 493 441 livres et mises en adjudication par cette société. Le 21 octobre 1697 la Compagnie des Indes achevait de s ' a c quitter, et les sieurs de Grandville et Baudran lui délivraient quittance au nom des Malouins "sans préjudice auxdits sieurs de Grandville et Baudran esdits noms de la somme de 414 573 livres 12 sols 11 deniers, faisant l'autre t i e r s de ladite somme de 1 233 720 livres, solde restant à payer par la société auquel t i e r s est tenu le sieur Bernard par qui ils se réservent d'en f a i r e payer ainsi qu'ils aviseront" (145). En dépit des r e t a r d s apportés dans les paiements, Pontchartrain gardait toute sa confiance à Samuel Bernard. Dans la lettre datée des Sables d'Olonnes du 13 mai 1696, il lui écrit : "Mandezmoi ce que vous pensez pour les vivres de la marine, il commence à estre temps de prendre des mesures pour cela et v o u s s c a v e z q u e j e s e r a i s b i e n a i s e q u e v o u s en f u s s i e z c h a r g é , s o n g e z a u s s y à t r o u v e r un h o m m e c a p a b l e de v o u s a i d e r de son c r é d i t et de s o n t r a v a i l et m a n d e z - m o i s u r c e l a v o s v e u e s afin que je dispose toutes choses pour terminer cette affaire à mon arrivée à la cour. Evitez surtout de n'en parler à personne, je vous dis à personne sans exception pour les raisons que je vous expliqueray (146). " Dans la même lettre le ministre prie son protégé de se mettre en rapport avec son premier commis M. de Salaberry et M. de Bonrepaus, ambassadeur à Copenhague pour des exportations au Danemark de draps et de denrées coloniales, notamment de sucres raffinés.
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L'affaire des prises des Indes n'était pas la seule que Fatio et ses amis envisageaient de traiter avec les ministres français. En octobre 1695, au moment où le fils du négociant genevois préparait son départ pour la France, le résident d'Iberville envoyait au contrôleur général "le règlement d'une loterie ordonnée par les Seigneurs Syndics Petits et Grands Conseils de la Ville et République de Genève pour soulager en quelque manière par le bénéfice modique qui s'y rencontrera les bourses publiques destinées pour fournir aux nécessités des pauvres". Le résident accompagnait le 2 novembre suivant l'envoideces dispositions charitables des commentaires suivants : "Si vous désirez Mgr estre informé des motifs qui ont obligé MM. de Genève à faire leur loterie de cent mille écus et de la manière dont elle se tirera ledit sieur Fatio qui e s t un d e s p r é p o s é s pour r e c e v o i r l ' a r g e n t p o u r r a v o u s s a t i s f a i r e m i e u x que p e r s o n n e au monde. Vous ne pouvez comprendre jusqu'où va l'entêtement pour ces sortes de hasards et je suis persuadé que si le Roi juge à propos d'en faire une de cinquante ou de cent mille louis seulement pour essay, il y aura la moitié des billets pris pour le compte des étrangers pourvu que les lots ne puissent être saisis ny confisqués pour quelque cause que ce puisse eStre (147). " Pontchartrain ne se laissa pas convaincre par ces arguments : "J'ai leu, réplique-t-il le 16 novembre, le règlement pour la loterie qui se fait présentement à Genève. Il y a longtemps qu'on propose au Roi d'en établir une considérable dans le royaume mais ces sortes de hasards conviennent peu au génie de la nation (148). " L'année suivante, les genevois exprimaient le désir de se rendre acquéreurs de rentes viagères de la nouvelle tontine royale, forme de rente viagère au profit d'un groupe et réversible sur les derniers survivants des bénéficiaires. Ils se heurtaient à de nouvelles réticences, plus nuancées toutefois : "J'ai reçu, écrit Pontchartrain le 12 mai 1696 au résident d'Iberville, la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire le 30 du mois passé au sujet des rentes viagères de la nouvelle tontine. Quelques précautions que l'on put prendre pour vérifier la vie des estrangers qui s'intéressaient à cette affaire, les sujets du Roi ne laisseraient pas d'appréhender qu'il n'y eut de la fraude à leur préjudice. C'est par cette raison que Sa Majesté n'a pas jugé à propos d'y admettreles estrangers non regnicoles mais ceux qui voudront1, y mettre leur argent peuvent toujours le faire sous le nom et à la vie de quelque sujet du Roi, ces rentes n'estant en aucun cas sujettes à estre saisies. Cependant si les genevois ou autres voulaient employer des sommes considérables à ces rentes cela déterminerait peut-estre le Roi à leur en permettre l'acquisition. Prenez la peine s'il vousplaist
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de voir à quoi cela pourrait aller et faites le moi scavoir ensuite (149)." La France n'était pas le seul pays à éveiller ainsi les appétits des prêteurs genevois. Dans le même temps où ils tentaient d'entreprendre ces placements, ils commençaient à exporter leurs capitaux en Angleterre et le résident rapportait à ce sujet dans une lettre du 21 janvier 1697 : "Il y a icy plusieurs gens qui envoyent de l'argent en Angleterre pour acheter ce qu'ils appellent des taille^ c'est-à-dire des assignations sur les subsides à lever. Les réfugiés surtout employent là tout ce qu'ils ont vaillant pour en retirer dans la suite un plus grand intérest (150). " Le 26 mai 1696 dans une lettre qu'il adressait à Bernard, deRochefort, pour le complimenter sur les résultats de l'adjudication des prises anglaises, Pontchartrain concluait par la phrase suivante : "Songez aussy à chercher la personne dont j'ay besoin pour y joindre avec vous affin que je puisse commencer à travailler sur cette affaire à mon retour. " L'affaire dont il était question était une importante fourniture de vêtements aux arsenaux. Elle fut conclue le 30 novembre 1696 au nom d'un sieur Jean Robert Tronchin, bourgeois de Paris domicilié rue Mauconseil, chez Samuel Bernard, et pour qui ce dernier se porta caution (151). Ce Tronchin était membre d'une des plus illustres familles genevoises. Son grand-père Théodore était un pasteur et un théologien réputé qui avait défendu au concile de Dordrecht le dogme de la prédestination contre l'hérésie arminienne, sa grand-mère Théodora était la fille adoptive et l'héritière de Théodore de Beze. Il était le fils d'Antoine, anciennement établi à Lyon qui avait épousé en 1656 une demoiselle Hilli; c'est vraisemblablement ce dernier qui avait des intérêts dans la nouvelle Compagnie du Levant, fondée par Colbert en 1676. Jean Robert Tronchin qui épousera en 1706, la fille de Jean Louis II Calandrini était encore fort jeune au moment où il traitait avec le roi de France. Par l'acte passé le 30 novembre 1696 il s'engageait à fournir durant trois ans à compter du 1er décembre 1696 " tous les habits, bas, souliers, cravates, chapeaux, chemises, espées et ceinturons nécessaires pour les sergents capitaines d'armes, tambours et soldats, lesquels habits seront faits d'étoffes, garnis de parements, galons et boutons de qualités et quantités ci-dessous spécifiées pour chaque habit. Les livraisons devaient être faites dans les ports de Rochefort, Brest et Dunkerque". Les pourparlers relatifs à cette affaire avaient été menés par
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Samuel Bernard. Le 8 février suivant, Tronchin passait avec le ministre un nouveau traité à l'effet de fournir pendant six années à compter du 1er janvier 1697, dans le port de Toulon "tous les mâts, planches de sapin de Prusse, gouldrons de Stokholm et Wibourg, cuivre en feuilles, plomb en saumon, suif, seaux de cuir bouillys et matériaux nécessaires pour les vaisseaux de Sa Majesté". Samuel Bernard intervenait à nouveau dans cet acte comme caution solidaire du sieur Tronchin, mais aux côtés d'un sieur Pierre Charles, intéressé dans les vivres de la marine et associé dans l'ancienne Compagnie du Levant avec les f r è r e s Fabre. Enfin le 29 mars 1697, Tronchin, toujours cautionné par Bernard, passait un troisième marché qui annulait le marché d'habillement du 30 novembre 1696 et prévoyait pour une durée de six ans (et non plus trois) la fourniture d'une quantité sensiblement plus considérable d'articles. Or, aux termes d'une déclaration reçue par Me Moufle, notaire au ministère de la Marine, Tronchin reconnaissait que ce troisième marché, dont les conditions et les modalités de paiement étaient sensiblement plus favorables aux soumissionnaires que le précédent, "est pour et au profit de Samuel Bernard intéressé dans les affaires de Sa Majesté et qu'en la passation dudit marché il n'avait fait que prester son nom à sa requête pour lui faire plaisir n'y aiant et n'y prétendant aucune chose". Il semble qu'on puisse déduire de ce jeu d'ombres que l'affaire tout d'abord entreprise par Bernard et Tronchin fut par la suite abandonnée par ce dernier. Les suites de ces marchés devaient être aussi troubles que leurs origines. Les traités d'habillement donnèrent lieu à de multiples réclamations des services de la marine qui protestèrent contre les retards de livraison et la qualité défectueuse des tissus (152). Quant au traité des mâts et goudrons, il fut finalement jugé trop peu rentable par les adjudicataires qui cessèrent de l'exécuter (153). L'annulation du troisième marché d'habillement passé au nom de Tronchin en date du 29 mars 1697 et son remplacement par un marché passé au nom de Bernard seul, semble bien marquer une séparation, au moins provisoire, entre le banquier français et ses commanditaires genevois. A cette époque, Bernard se sent assez fort pour se passer de leur soutien; son crédit est assez puissant pour lui permettre de trouver en France même, des associés et des cautions peut-être moins exigeants et tous cas mieux en cour.
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C'est à l'instigation du ministre, désireux d'avoir un homme d'affaires à lui dans les conseils d e l à Compagnie des Indes que Bernard achète le 19 janvier 1697, en même temps que le financier toulousain Crozat, 60 000 livres d'actions de cette société. M. de la Touche, premier commis de la marine figure dans les assemblées pour le même nombre d'actions (154). Mais c'est en vain que le financier tenta de démontrer que "une compagnie bien réglée doit faire son bilan tous les a n s . . . qu'il fallait donc commencer à le faire depuis l'an 1685 et qu'il estait nécessaire de former un compte de gains et pertes pour faire voir clair au ministre". Ces conseils avisés ne semblent guère avoir été entendus. "Je ne saurais vous exprimer, écrit-il le 9 février au premier commis, combien j'ay eu l'honneur de déplaire dans cette Compagnie; ils me regardaient tous comme la beste noire (155)." Contraint de quitter l'assemblée, il écrivait le lendemain au ministre : "Je vous supplie très humblement de vouloir bien me t i r e r d ' a v e c c e s g e n s l à où je travailleray toujours désagréablement, j ' a i eu l ' h o n n e u r d e v o u s l e d i r e a v a n t d'y ent r e r . " En conclusion , il suggérera de fonder une nouvelle compagnie avec un groupe de ses relations : " . . . vingt hommes qui feront un fonds de trois millions s'il en est besoin, tous gens agréables et capables de soutenir une pareille affaire même de la mener assez loin pour qu'elle fasse plaisir au Roi et honneur à l'Etat. C e t t e compagnie étant bien choisie elle p o u r r a quelquef o i s r e n d r e s e r v i c e à M g r q u a n d il a u r a b e s o i n d e quelques s o m m e s . " Cette dernière promesse, inspirée peut-être par l'exemple de la Compagnie anglaise des Indes ne suffit pas à vaincre la résistance des directeurs de l'ancienne compagnie. Finalement, Bernard et Crozat décidés à ne pas demeurer dans leur entreprise parvinrent à céder leurs actions à la société qui les reprit à son compte (156). C'est vers cette époque qu'une opération plus importante quoique sans plus de conséquences, devait introduire Bernard dans les arcanes de la haute politique internationale. A peine la guerre de la Ligue d'Augsbourg venait-elle de s'achever que le roi Louis XIV, dont l'esprit n'était jamais au repos, imagina d'établir sur le trône de Pologne, son jeune cousin le prince de Conti qu'il souhaitait éloigner de Versailles (157). L'abbé de Polignac, ambassadeur de France à Varsovie, à qui avait été confié le soin de soutenir par les arguments les plus ef-
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ficaces, la candidature du prince avait dépassé de quelques trois millions les crédits qui lui avaient été alloués. Informé de ces prodigalités, la cour de Versailles se vit dans l'obligation de tenir les engagements de son représentant. On dota M. de Polignac d'un "coadjuteur" en la personne de l'abbé de Chateauneuf et on dépêcha sur place un sieur de Fornal avec la délicate mission de payer, dans toute la mesure du possible, ce qu'on avait promis. On était à trois mois de l'élection et il fallait à M. de Fornal cinq semaines pour atteindre Varsovie. Il n'y avait donc pas un instant à perdre pour lester cet émissaire de bons et solides papiers de banque, susceptibles de faire triompher la candidature de la France. Toutefois, la cour de Versailles, assez circonspecte sur l'issue de l'entreprise se montrait soucieuse de ne point sacrifier en pure perte les fonds d'un Trésor déjà obéré. Elle demanda donc à ses banquiers de lui fournir des lettres de change sur Dantzig pour un montant de 3 000 000 de livres payable à quinze jours, trois semaines et un mois après les élections, fixées au 27 juin. Les prêteurs seraient remboursés par des ordonnances payables en octobre, novembre et décembre mais qui dans la pratique n'étaient régléees que trois mois après leur échéance, ce qui les ferait attendre jusqu'en janvier, février et mars. Cette opération n'éveilla pas le moindre enthousiasme chez les banquiers sollicités. Le premier d'entre eux, Hélissant, fit observer " qu'il estait absolument impossible que l'on put trouver de l'argent à de pareilles conditions et que pour luy, il n'en scavait point le secret". Successivement, Narcis et Masson, banquiers de Sobieski, Tourton, de Meuves, firent des réponses analogues. C'est alors qu'on s'adressa à Samuel Bernard que Pontchartrain avait déjà chargé de commissions à Dantzig. Ce dernier répliqua comme ses collègues "qu'il était impraticable que des marchands étrangers donnassent leur argent sans estre seurs de leur remboursement". Le contrôleur général insista tout de même pour avoir ses traites : "N'importe qu'elles soient protestées, ajouta-t-il, mais donnez les (158)." Bernard laissa entendre, semble-t-il, que s'il n'était pas indispensable de payer, on pouvait compter sur son concours indéfectible. Il remit donc le 6 mars 1697 pour 3 000 000 d'effets sur Nathanael Hotwel de Dantzig, lesquels étaient ainsi libellés : " J e payerai par cette première de change dans Dantzig chez M. Nathanael Hotwel à l'ordre de M. l'abbé de Polignac la somme de deux cent cinquante mille florins polonais de trente groschen chaque florin, quatre mois (ou trois mois) après que la nouvelle sera arrivée ici que S.A. S., Mgr le prince de Conty aura esté élu roi de Pologne. Fait à Paris le 6 mars 1697, bon pour 250 000 florins, si-
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gné B e r n a r d (159)." Ces papiers laissaient au banquier et à ses correspondants une assez large marge de sécurité puisqu'avant qu'ils payent, le prince de Conti avait le temps, non seulement d'être fait roi de Pologne, mais aussi d ' ê t r e détrôné. Le 11 juillet, le sieur Galleran, secrétaire de l'abbé de Polignac apportait à Marly une lettre annonçant l'élection du prince; la nouvelle fut bientôt tempérée par un courrier du 15 qui, après des explications assez laborieuses, en venait à la conclusion suivante : "Enfin, Sire, M. le prince de Conti est élu par les trois quarts de la république, et l'autre quart, par pur désespoir, a élu un prince qu'on ne pouvait pas prévoir et qui peut opprimer la religion et la liberté (160)." En vérité, les élections s'étaient déroulées dans une confusion inexprimable et deux candidats avaient été proclamés " roi de Pologne" : l'un, l'électeur Auguste de Saxe, par l'évêque deCujavie, l'autre, le prince de Conti, par le primat de Pologne qui seul avait d'ailleurs qualité pour annoncer les résultats du vote. Le prince de Conti s'embarqua avec beaucoup de réticence. L'ambassadeur n'avait pas dissimulé à la cour les conséquences immédiates de cette élection contestée : ""Votre Majesté jugera aisément que ce n'est pas sans peine que nous en sommes venus jusque là et qu'il a fallu bien des artifices pour persuader à nos amis la réalité des millions à Dantzig que nous avions destinés pour soutenir la scission, et la prochaine a r r i v é e de M. le prince de Conti. Nous tâcherons de les retenir par cette même espérance et en empruntant de l'argent de tous côtés (161). " Après un compte rendu aussi sincère de la situation, il p a r a i s sait prudent de munir le prince, non seulement de papiers mais de bonnes et sonnantes espèces. On s ' a d r e s s a encore à Bernard qui, en vingt-quatre heures, parvint à r a s s e m b l e r 1 000 000 d'or. Les fonds arrivèrent à la dernière seconde. Le 4 septembre, le postulant au trône de Pologne sur le point de s'embarquer à Dunkerque, écrivait au minsitre des Affaires étrangères ; "Il est encore incertain si je m'embarqueray ce soir ou demain, tout est prest hors que l'argent comptant que j'emporte et qui vient par deux voitures n'est pas encore a r r i v é (162). " Le lendemain les voitures étaient a r r i v é e s et le prince mit la voile. Il ne resta que peu de temps en rade de Dantzig et revint en France le 25 octobre, sans avoir posé le pied sur la t e r r e de son royaume. Quant aux lettres de change de Samuel Bernard, elles connurent un sort incertain. Hotwel de Dantzig, sur qui elles avaient été tirées, déclara ne plus vouloir s'occuper de cette affaire. Il a f f i r -
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mait être porteur d'une contre-lettre qui le dispensait de payer; les représentants de la France à Varsovie ne contestaient pas l'existence de cette contre-lettre mais soutenaient que dans les billets qu'ils avaient souscrits, Hotwel avait inséré une clause qui n'était pas conforme aux dispositions de la contre-lettre et lui permettait de se dérober, alors qu'on l'avait seulement autorisé à surseoir au paiement, jusqu'à ce qu'il eut reçu les ordres et les remises de Bernard; les ordres effectivement donnés par ce dernier n'avaient été suivis d'aucune exécution (163). Quoiqu'il ait pu en être, il apparaît, à s'en tenir aux termes mêmes des billets souscrits par Samuel Bernard que ceux-ci ne l'engageaient guère, l'échéance ne devant courir qu'à compter de l'élection d'un prince qui ne fut jamais roi de Pologne (164). La fin du siècle laissa le banquier comblé de faveurs et d'honneurs. En août 1699, le roi l'anoblissait "sans que pour cela il soit tenu de cesser son commerce ce que nous lui avons expréssément deffendu par l'utilité que nous et nos sujets pouvons continuer à en retirei"(165). Le 24 novembre 1700, il prenait rang comme député de Paris au conseil de commerce nouvellement constitué, aux côtés du sieur Antoine Peletyer, banquier et directeur de la Compagnie des Indes orientales. L'année suivante lorsqu'il maria sa fille Madeleine au maitre des requêtes Jacques Hardouin Mansart, fils du surintendant des bâtiments du roi, le contrat par lequel il constituait à la jeune épousée 400 000 livres de dot en avance d'hoirie, fut signé par le roi de France, le dauphin, le duc d'Orléans, la princesse Palatine, le duc de Chartres, les princes de Condé et de Conti, Mme de Maintenon ainsi que les ministres Pontchartrain et Chamillart (166). Depuis que devant un parterre de boutiquiers, le jeune marchand de la rue Bourg l'Abbé avait épousé la fille du tailleur, il s'était écoulé à peine vingt ans.
Chapitre V LES TROIS PILIERS
Quand la paix fut revenue, trois grands groupes internationaux, ceux de Tourton Guiguer, Saladin Buisson et Lullin, achevèrent leur mise en place : le premier d'imprégnation, les deux autres d'essence genevoise. A sa mort, Claude Tourton laissait trois établissements : la maison-mère de Lyon sous la direction de son fils Jean André, le comptoir d'Amsterdam dirigé par Jean, la banque de Paris, dirigée par Jean Claude. Jean André avait bientôt laissé la direction de la maison de Lyon à un de ses compatriotes du nom de Lefort (167) et avait fondé en association avec un de ses frères ou cousins, Jean Nicolas Tourton, un établissement à Londres dans lequel il avait apparemment intéressé un Calandrini. Jean, d'Amsterdam, s'était vers la fin du siècle associé avec Jean-Baptiste Fatio pour l'acquisition d'importantes plantations de sucre à Surinam, colonie hollandaise de la Guyane exploitée par une association constituée par la Compagnie Néerlandaise, la Ville d'Amsterdam et la famille van Aerssen van Sommelsdyck (168). Dans la fin du siècle, Jean Claude Tourton de Paris développe ses opérations et reste en rapport avec François Fatio qui, le 22 mars 1699 lui donne pouvoir pour lui acheter des rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris (169). Pendant ce temps, les enfants nés du mariage de Léonard II Guiguer et d'Elisabeth Tourton sa cousine, avait atteint l'âge d'homme et à la fin du siècle ils étaient en état de s'établir. L'un d'eux, Georges Tobie, partit pour l'Angleterre où il s'associa à ses cousins Tourton; son frère aîné, Isaac passait à Amsterdam où il prenait intérêt dans la maison de son cousin Jean Tourton ainsi que dans l'établissement de Londres qui prendra désormais la raison de "N. Tourton, I. et G.T. Guiguer" (170). Cet établissement de Londres prendra lentement son essor sur une place où depuis la dictature de Cromwell les principales mai-
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sons de banques étaient tenues par des juifs sépharadites d'origine portugaise passés de Hollande en Angleterre. Dans la journée du 28 janvier 1707 alors que les banquiers Henriquez Pereira, Teixera de Mathos, John Hanet, Alexandre Jacob, Yong et Van Loon, Biller et Askine escomptaient des liasses de lettres de change, Tourton et Guiguer n'escomptaient qu'un ou deux billets. Moins de deuxans plus tard, le 10 novembre 1708, sur 128 lettres escomptées dans la Cité, la banque Tourton-Guiguer venait en tête avec 24 effets (171). L'un des plus jeunes fils Guiguer, Louis, viendra à Paris et s'associera vers 1703 avec son cousin Jean Claude Tourton, sous la raison Tourton et Guiguer. La maison de Paris et celle de Lyon continueront d'être en rapport avec celle d'Amsterdam (172). En 1686, après le mariage de Françoise Tourton, soeur de Jean, de Jean Claude et de Jean André, avec Alexandre Solicoffre de Saint-Gall, ce dernier s'inscrira à la douane de Lyon et entrera en relations d'affaires avec la maison Tourton Lefort de Lyon, dans laquelle il semble que s'intéressent aussi les Hogguer (173). Ce réseau s'appuie sur de fortes protections politiques. Jean Tourton déjà introduit au ministère de la Marine dont il est fournisseur, est l'intime ami de Witsen, bourgmestre d'Amsterdam; lui-même lié avec le grand pensionnaire Helnsius dont un parent donnera procuration à la banque Tourton de Paris (174). Jean Claude Tourton qui dirige cette maison "par son intelligence et sa probité, s'était fait une réputation dans les pays étrangers et p r o c u r é un a c c è s f a v o r a b l e c h e z l e s min i s t r e s " (175). Les soutiens des Tourton-Guiguer de Londres sont plus mal connus mais François Calandrini qui semble lié d'intérêt avec eux était le cousin de Jean-Louis II Calandrini qui par sa femme Julie Pellissary était beau-frère de lord Saint-John of Battersea, père du futur lord Bolingbroke (176). Le groupe Saladin est de formation plus complexe. Son point de départ se situe en Angleterre où le fondateur de la lignée Sébastien Saladin, venu de Villefranche en Lyonnais à Genève en 1586, envoya son fils Jean. De son mariage avec une anglaise Elisabeth Peck, Jean Saladin eut de nombreux enfants. Les quatre filles furent toutes mariées à des Anglais; l'une épouse le capitaine Robinson, maréchal des forts de la mer d'Irlande, une autre s'unit à John, fils du chevalier Edouard Chester. Un fils, Herbert, s'établit à New Sarum dans le Wilshire, région où se fabriquaient les draps et maria ses
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nombreuses filles à des Anglais de bonnes familles. Son fils Philippe, fut consul de Grande-Bretagne et de Hollande à Alexandrie et à Chypre. Deux fils de Jean Saladin, Guillaume, l'ainé et Antoine le cadet partirent s'établir à Genève; le premier épousa MarieGallatin, fille de P i e r r e et de Catherine Rehlingen et devint ainsi le beauf r è r e de Jean Antoine Gallatin, condamné en 1698 à la prison p e r pétuelle pour complot politique. Le second épousa une demoiselle Andrion qui lui donna trois f i l s : Antoine, Jacques André et Jean Daniel. Antoine 1er Saladin commença comme François Fatio à s'occuper du ravitaillement de Genève; t r é s o r i e r de la chambre des blés il était également chargé de l'introduction des sels de Bourgogne. Losque ses fils eurent atteint l'âge d'homme, il fonda avec eux deux maisons, l'une à Genève, l'autre à Lyon qui s'occupèrent de l'exportation de différentes marchandises v e r s l'Angleterre, notamment de soieries et de dentelles et il est permis de penser que l'implantation d'une branche de la famille chez les drapiers du Wilshire et une autre branche parmi les soyeux de Lyon ait pu donner lieu en temps de guerre à des échanges fructueux opérés par l'entremise de Genève, siège de la maison-mère (177). En 1699, à l'occasion d'un voyage à Londres un fils Saladin achetait 1 000 livres sterlings d'actions de la Banque d'Angleterre et de la Compagnie anglaise des Indes. Antoine II Saladin épousa en 1695 la fille de Léonard Buisson, haut magistrat de la république, apparenté aux principales familles de la Ville. Léonard Buisson avait un f r è r e prénommé Jacques qui passait pour un habile homme, fort intrigant et bien introduit dans les bureaux ministériels de Versailles. On décida de l'associer à la Société Saladin de Lyon. Un premier contrat fut passé en juin 1699 sans qu'il apparut en nom dans la raison sociale Antoine Saladin et F i l s et sur ces entrefaites un des fils Saladin partit pour l'Angleterre tandis que Jacques Buisson se rendait en France. A leur retour un second contrat de société fut passé dans lequel ilfut convenu que Buisson, cautionné par son f r è r e , paraîtrait en nom, la Société de Lyon devenant Saladin F i l s et Buisson. Les Saladin n'avaient pas de maison à Amsterdam mais ils avaient du moins dans les p r e m i è r e s années du 18e siècle un actif correspondant dans cette ville en la personne de Jacob Gallatin époux d'une demoiselle Dufour (178). Le groupe Saladin-Buisson jouissait de deux appuis considérables, l'un en France, l'autre en Angleterre. A la cour de Versailles, il bénéficiait de la protection du maréchal de Villeroyqui, comme gouverneur de Lyon était en contact fréquent avec les ban-
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quiers de cette ville et qui était particulièrement lié avec Jacques André Saladin et Jacques Buisson. A la cour de Londres, il était connu du duc de Marlborough (179). La famille Lullin était genevoise depuis le 14e siècle; elle avait fait fortune dans le commerce de la soie. Pierre Lullin, syndic et général de la monnaie vers 1650 avait eu plusieurs fils; l'un d'eux, Jean Antoine, épousa une demoiselle Grenus et ouvrit à Genèvevers 1680 une maison de banque où il semble avoir réalisé d'importants bénéfices puisqu'il acquérait en 1685 la seigneurie de Chateauvieux et qu'à sa mort en 1708, il laissait à la ville 30 000 florins pour édifier un temple neuf à la Fusterie. Pierre Lullin avait un autre fils prénommé Jean et il semble qu'au moment où sévissait la crise de la soie il se soit soucié de donner à sa lignée une orientation italienne. Jean fut marié à Catherine Calandrini, fille Jean Louis 1er et de Catherine Turrettini, et l'ainé des fils issus de cette union, Pierre, épousa Madeleine, fille de feu Nicolas Burlamachi; ainsi le sang des trois grandes familles lucquoises de l'exode se mêlait-il à celui des Lullin. L'activité de cette branche s'orienta plus particulièrement vers la Savoie d'où elle tirait des soies qu'elle expédiait à Genève. Tandis que le fils aîné de Jean, Pierre II se consacrait à la magistrature, un autre fils prénommé comme son oncle Jean Antoine épousait la fille d'un sieur David Camp, marchand de soie venu de Cologne et s'associait avec son beau-père pour fonder en 1692 une maison de commerce qui avait un établissement à Turin, dirigée par David Camp lui-même, et une autre à Lyon, dirigée par Jean Martin Couvreu (180) puis par Pierre Rilliet. En 1693, la maison Camp et Lullin affermait le monopole des tabacs et de l'eau-de-vie de Turin. L'année suivante, Jean Antoine Lullin s'associa dans sa maison de Genève à un réfugié récemment arrivé du Languedoc, Jean Nicolas, qui était également associé dans l'établissement de Turin. Vers la fin du siècle, (sans doute après la paix de Ryswick) Michel Lullin, fils de Jean Antoine Lullin de Chateauvieux, (oncle de Jean Antoine Lullin Camp) fondait à Genève en association avec Jacob Marcet une nouvelle maison sous la dénomination Lullin Frères et Marcet; vers le même temps Nicolas Marcet, frère de Jacob, partait s'établir à Londres. Enfin, vers 1705, Marc Lullin, frère de Jean Antoine Lullin Camp qui avait été associé dans sa maison de Lyon et qui était gendre de Jacques François Fatio, ouvrait à Londres une banque Couvreu-Lullin. Solidement établi en Savoie où ils avaieni leurs entrées à la
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cour du duc, à Genève, à Lyon, avec des ramifications à Londres et même à Cadix où ils étaient intéressés dans une maison Romet et Stalpaert, les Lullin n'avaient pas de banque jî Paris; le siège de leur activité en France restait fixé à Lyon. Ces trois groupes sont à l'origine formés de commerçants qui, tels Claude Tourton, Antoine Saladin, Jean Antoine Lullin se proposaient de faire passer des marchandises d'un pays dans un autre et de profiter de la dispersion de leurs familles pour prendre des commandes et des commissions dans les. grandes places d'Europe. Peut-être la guerre qui, en prinéipe, entravait leur négoce et les obligeait à traiter à partir d'une base neutre, les a-t-elles aussi contraints de se rapprocher d'hommes qui comme les Guiguer, associés aux Tourton, les Gallatin liés aux Saladin, les Marcet et les Couvreu, associés aux Lullin, paraissent s'être plutôt spécialisés dans les transferts d'espèces. Mais à la faveur de la paix, leur premier soin fut de disposer leurs réseaux afin de reprendre leurs opérations premières et de donner à leurs échanges un nouvel essor. Toutefois, dans un monde que le schisme du christianisme éprouvait depuis plus d'un siècle, des hommes qui étendaient leurs activités dans des pays de confessions différentes devaient inéluctablement se trouver confrontés avec de délicats problèmes dont il leur était nécessaire de tenir compte.
NOTES
1. Sur l'exode des familles lucquoises, cf. Charles Eynard : Lucques et les Burlamachi, Paris, 1847. 2. Cf. Frédéric Borel : Les Foires de Genève au 15e siècle, Genève, 1892. 3. W. Deonna : Genève et son art, Genève, 1943, p. 68. 4. François Bonnivard : Les Chroniques de Genève, cité par W. Deonna, Op. cit., p. 98. 5. Cf. J . B . Galiffe : Notices généalogiques sur les familles genevoises, Genève, 1857-1892. 6. Galiffe : Op. cit., H, p. 717. Cf. : A. E. Sayous : La Banque à Genève pendant les 16e, 17e et 18e siècles, Bruxelles, 1934; Calvinisme et capitalisme, l'expérience genevoise, Paris, 1935; Les Placements de fortune à Genève depuis le 15e siècle jusqu'à la fin du 18e, Bruxelles, 1935; Herbert Liithy : La Banque protestante en France, t. I, Paris, 1959. 7. Herbert Lûthy : Op. cit., p. 27-32. 8. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 4, f° 361. Note sur un mémoire intitulé : Raisons d'Etat qu'on doit insinuer au Roi pour l'induire à conserver la république de Genève en état qu'elle est, Décembre 1681, "Ce qu'ils ont fait pendant la guerre qu'avait le roi Louis XIII contre ses sujets rebelles de leur même religion auxquels ils passèrent tous les secours possibles et les assistances qu'ils ont données d'armes, vivres et munitions contre le service de Sa Majesté pendant notre guerre contre l'Espagne en 1639 font voir clairement ce qu'on peut attendre de la malignité de ces infidèles dont la religion roule sur des maximes entièrement opposées à la royauté qu'ils o n t t a s c h é d ' é t e i n d r e en A n g l e t e r r e p a r l a m o r t du R o y C h a r l e s , o n c l e de Sa M a j e s t é q u e l ' o n s c a i t a v o i r é t é m a c h i n é e d a n s l e u r v i l l e , et quelles mesures Sa Majesté doit prendre en l'occurrence présente". 9. F. Combes : Mémoire sur les résidents de France à Genève, Paris, 1808.
10. Actes royaux, B.N., F 23 640 (6). 11. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 12, f° 9, lettre du 8 janvier 1692. 12. Cité par André Corbaz : Pierre Fatio, précurseur et martyr de la démocratie genevoise, 1662-1707, Genève, 1923.
L e s marchands de monnaies
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13. De Boislisle : Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de province, Paris, 1874. t. 1, n° 852, p. ?19. 14. A. E. : Corr. pol., Genève, v. 22, f° 92. 15. Actes royaux, B . N . , F 21 005 (non coté). 16. De Boislisle, Op. cit., t. 1, p. 545. 17. Actes royaux, B . N . , F 21 006 (8) 18. Ibid, F
23 699 (136).
19. Ibid, F 23 699 (40). 20. Ibid, F 21 006 (17). 21. Ibid, F 21 006 (non coté). 22. Ibid, F 21 007 (non coté). 23. Ibid, F 21 007 (10). 24. Ibid, F 23 699 (51). 25. A. N. : G7 356. 26. Actes royaux, F 21 007 (15). 27. Ibid, F 23 699 (52). 28. A. N. : G7 356. 29. A.N. : G7 356. 30. Actes royaux, F 21 008 (2). 31. Ibid, F 21 008 (1). 32. Ibid, F 23 699 (58). 33. Ibid, F 21 007 (17). 34. De Boislisle, Op. cit. t. 1, n° 851, p. 219. 35. Intendant d'Alsace. 36. Ibid, t. 1, n° 1063, p. 281. 37. Charles François de la Bonde d'Iberville. 38. A. E. : Corr. pol., Genève, v. 12, f° 10. 39. Ibid, f° 13. 40. Le monastère était dans la ville, mais la ville était entourée de terres abbatiales. 41. Sur von Thurn, Cf. Paul Staerkle : Fidel von Thurn im Lichte seines Familienarchiven, Saint-Gall 1955, et renseignements aimablement communiqués par le Dr. Alfred Schmid, directeur des Archives Vadiana à SaintGall. Voir également A. E. : Corr. pol. suisse, v. 87, f° 196; 92, f° 297; 105, f° 132. 42. Préclin et J a r r y , Histoire de l'Eglise, t. 19 II, p. 662-666.
Notes
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43. Dr. Paul Staerkle Fidel von T h u m . . . , Op. cit., p. 12; nous pensons qu'il faut lire Johan Jakob Harscher, pour Härder. 44. Renseignements aimablement communiqués par le Dr. Staerkle, conservateur du "Stiftarchiv" de Saint-Gall. 45. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 7, f° 331-332, infra p. 53. 46. Dr. Paul Staerkle : "Ein Goldmacher auf Schloss Wartegg", Rorschacher Neujahrsblatt, 1959, p. 20 (On lui demanda) "Ob nicht Durand und Gallatin seine Korrespondenten und seine Geldleiher gewesen sind" (si Durand et Gallatin n'avaient pas été ses correspondants et ses bailleurs de fonds). 47. Jean P i e r r e P e r r i e r : "Une tentative de révolution à Genève : le complot Gallatin", Revue d'histoire de la Suisse, 1924, p. 322. 48. Cf. infra p. 78. 49. Dr. Paul Staerkle : "Ein Goldmacher auf Schloss Wartegg", p. 21. 50. Lüthy, Op. c i t . , p. 238, note 21. 51. A. Corbaz : Op. cit. ; Herbert Lüthy : Op. c i t . , p. 44. 52. Il s'agit sans doute d'Antoine Tronchin, établi à Lyon. 53. Colonies, F 2 A 13, cf. infra p. 118, 125-126. 54. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 4, f° 300. 55. Il s'agit vraisemblablement d'un des fils de Jean Baptiste Fatio de Duillier (cousin germain de François Fatio), alors âgé de soixante-quinze ans. 58. M. de la Bastide devait avoir le commandement du régiment suisse levé pour les puissances alliées. 57. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 8, f° 14. 58. Jacques II, émigré en France. 59. Le groupe Tourton Guiguer a été étudié par Bouchary : Les manieurs d'argent au 18e siècle, t. III, p. 57 et surtout par Lüthy, Op. c i t . , p. 78-85. M. R. Lacour, directeur des services d'Archives du Rhône a bien voulu nous communiquer quelques documents complémentaires, notamment la copie du contrat de mariage de Claude Tourton et de Jeanne Guiguer (archives du Rhône, série 3 E 7 458), le testament de Léonard II Guiguer (Ibid, 4229), et un dossier : Protestants, arch. du Rhône, série B, non coté, travée 355, qui contient des renseignements intéressants sur Léonard 1er Guiguer et Vincent Tourton. Nous avons retrouvé aux Archives nationales un carton TT 220, qui contient les pièces de la succession de Jean Tourton avec la c o r r e s pondance de Claude Tourton à son fils M. l'archiviste municipal du Gemeente Archief d'Amsterdam nous a obligeamment communiqué les actes notariés concernant Jean Tourton . Enfin, M. B. Meyer, directeur du Staatsarchiv du canton de Thurgovie à Frauenfels (Suisse), a bien voulu nous donner quelques indications sur la bourgeoisie de Burglen. Cf. Min. cent., XXXIX. 60. On trouve t r a c e en 1692 d'un Mathieu Lestouvenon, banquier d'Ams-
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terdam, sur qui l'on tire de Berne une traite de 2 000 rixdales à l'ordre de Fatio et Fils qui endosse à Jean Tourton. Gemeente Archief d'Amsterdam. Minutes François Tixerandier, notaire, n° 3722, f° 182, Ve. 61. Jean Burlamachi avait épousé "Marie Stevenon" d'après Galiffe : Op. cit., III, p. 45. 62. A. E. : Corr. pol. Genève, v. B, f° 74 : lettre du 28 février 1690; sur la relation de Goudet et Tourton. Ibid, v. 22, f° 281 et Liithy Op. cit., p. 88. 63. Algemeen Rijksarchief, inv. 1051 : lettre Heinsius à Buys, du 25 mai 1705. 64. Bibliothèque nationale, Mss. dossiers bleus 644. 65. Min. cent., XXXV, passim. 66. Min. cent., XLI, liasse 261, 4 juin 1686. 67. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 7, f° 327. 68. Saint-Simon, III, 136. 69. Saint-Simon, VIII, 22, 23, 27, 28, Sur Rose, cf. baron de Villiersdu Terrage : Un secrétaire de Louis XIV : Toussaint Rose, Marquis de Coye, Paris, 1899. 70. Actes royaux, F 21 008 (23). 71. Ibid, F 21 008 (68, 69, 70, 92, 94, 97). 72. Arrêt du 30 juillet 1692, F 29 699 (70). 73. A. N. : G7 357. 74. Actes royaux, F 21 009 (1). 75. Ibid, F 23 699 (75). 76. Ibid, F 21 009 (11). 77. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 14, 29 janv. 1694, f° 22. 78. A. E. : Ibid. 79. Ibid, f° 74. 80. Dans sa lettre au résident du 24 nov. 1694, A. E. : Corr. pol. Genève, v. 14, f° 253, le contrôleur général parle du prix accordé pour les pistoles d'Espagne et les vieux louis aux sieurs Fatio et Guiner (sic). 81. Ibid, f° 169. 82. Herbert Lûthy, p. 130, relève également pour la période d'octobre 1694 au 4 mai 1695 les fournitures de Léonard Guiguer, soit 14 477 louis et 127 marcs pour un total de 238 921 livres 11 sols 2 deniers, notoirement inférieur aux fournitures de Locher de Saint-Gall, dont le montant était de 1 680 840 livres 4 sols 4 deniers pour la même période. 83. Courchamps écrit dans ses "Souvenirs de la marquise de Créqui", œuvre apocryphe mais souvent bien documentée, t. 1, p. 249, note: "Samuel
Notes
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Bernard... était le fils du peintre graveur Samuel Bernard, originaire d'Amsterdam où la famille occupe encore un rang distingué dans la haute bourgeoisie municipale sous le nom de Bernard von Grootelindt et de Bernard van Gromwyck. Il y a même eu des ambassadeurs et des pensionnaires de la république dans cette famille. Samuel Bernard, le millionnaire était né dans la religion calviniste et c'est parce que son père avait embrassé l a secte d'Arminius qu'il avait été forcé de s'expatrier. " 84. Min. cent. XIII, liasse 41, 14 sept. 1645. 85. Min. cent. XLIV, liasse 50, 30 août 1676. 86. Min. cent. XLIV, liasse 76, 17 juillet 1681 : il ne semble pas s'agir du même hôtel puisque la désignation des lieux dans ce dernier bail porte sur "une grande maison... joignant celle occupée par Mgr le comte d'Harcourt". 87. Saint Germain : Samuel Bernard, Paris, 1960, p. 12. 88. Min. cent. IX, liasse 470, 21 nov. 1681. Le contrat de mariage contenait cette clause qui devait se révéler lourde de conséquences : "Il sera loisible audit futur époux d'exclure ses héritiers du droit de compte en leur rendant seulement de la somme de 18 000 livres celle de 15 000 livres sur tout ce qui pourra échoir pendant le mariage par succession, donation ou autrement, tant en meubles qu'immeubles. " Quand les enfants de Samuel Bernard réclamèrent la succession de leur mère, le banquier devenu millionnaire offrit, s'ils ne renonçaient pas à leur prétention, de leur remettre 15 000 livres pour solde de compte. 89. Min. cent. IX, liasse 474, 23 sept. 1682. 90. Min. cent. IX, liasse 538, 8 février 1698 - 12 août 1698. 91. Min. cent. XLIV, liasse 89, 19 déc. 1685. 92. Cette liste, dont l'importance est considérable, a été reproduite par M. Liithy dans son ouvrage "La banque protestante en France", p. 68. Elle figure à la B.N., ms f r . 7052, f° 216. 93. Saint Germain, Loc. cit. 94. Chronique de la Régence et du règne de Louis XV, Paris, 1857, III, p. 155. 95. Min. cent.IX, liasse 472, 10 avril 1682. D'après une liste reproduite par M. Liithy (Op. cit., p. 76) le banquier Tourton était domicilié en 1692 rue de la Truanderie. Toutefois il était encore en 1685 rue des MauvaisesParoles. Peut-être a-t-il repris la suite de Schenaiaer, qui ne figure pas sur la liste de 1692. 96. Min. cent. IX, liasse 481, 26 septembre 1684. 97. Renseignements aimablement communiqués par M. L. Binz, des a r chives d'Etat de Genève. 98. Min. cent. XLIV, liasse 107, 27 janvier 1688. Magdeleine Lequeux, veuve de Samuel 1er Bernard et mère de Samuel H, constitue à une demoiselle Cornu Vve Desmarais 150 livres de rente annuelle et perpétuelle,
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"laquelle rente avoir et prendre spécialement sur deux maisons sises rue de l'Université en l'une desquelles est demeurant Mme la marquise de Molat, et en l'autre M. l'envoié de Genève, appartenant à ladite demoiselle constituant et aussi audit feu sieur son mari". 99. Factum Thoisy, 77 fol. 128; Liithy, Loc. cit., p. 71, n° 28; SaintGermain, Loc. cit., p. 21. 100. Min. cent. IX, liasse 511, 23 octobre 1691. 101. Min. cent. IX, liasse 511, 15 décembre 1691. 102. De Boislisle, Op. cit., t. 1, p. 364, n° 1324. 103. De Boislisle, Op. cit., t. 1, p. 319, n° 1187. 104. A.N. : G7, 1122; Saint-Germain, Loc. c i t . , p. 40. 105. A. N. : G7 357. 106. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 14, f° 253, 24 novembre 1694. 107. Le Peletier, intendant de finances, lui écrit le 20 mai : "Le sieur Bernard a remis à M. de Pontchartrain la ratification du traité qui a é t é f a i t i c y a v e c v o t r e p a r t i c i p a t i o n . J e ne d o u t e p a s que vous n'ayez beucoup contribué à d é t e r m i n e r les négoc i a n t s de G e n è v e à e x é c u t e r c e t r a i t é . " A . E . : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 24. 108. A . E . : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 15. 109. C'est à M. Liithy que revient le mérite d'avoir découvert ce traité dont les deux projets - celui du 8 février 1695 et celui du 12 avril 1695 figurent au ministère des Affaires étrangères dans la Corr. pol. de Genève, v. 16, f° 8 et 12. M. Lûthy en a trouvé deux autres exemplaires aux Archives fédérales suisses de Berne. Il en a donné copie dans sa thèse : Die Schweizerischen Kaufleute und Gewerfetreibenden in Frankeich unterLudwig XIV und der Regentschaft, AArau, 1943, p. 226 et 228. Cf. du même auteur: La Banque protestante en France, p. 131. 110. A . E . : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 71. 111. Le Peletier à d'Iberville 4 octobre 1695 : "M. de Pontchartrain a jugé à propos que j'envoyasse à M. de Saint-Maurice (commissaire à la cour des monnaies de Lyon) le petit billet collé sur votre lettre. J e lui marque d'en user avec toute la distinction et les ménagements possibles à l'égard de la Vve Soyex. Ibid, vol. 16. 112. A . E . Corr. pol. Genève, v. 16, f° 88 : "J'ay écrit à M. de SaintMaurice de tascher de tirer des lumières sur la conduite du nommé Brossard dont vous prétendez que les frères Mercet se sont servis pour le billonnage et le commerce des espèces de Lion. " D'après M. Liithy, Loc. c i t . , p. 46, les Marcet auraient en 1689 fait l'objet d'une dénonciation aux douaniers de Lyon pour le grand négoce de trait filé qu'ils faisaient avec cette ville sans payer les droits considérables comme aussi pour l e s sols qu'ils faisaient fondre. 113. A . E . : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 89.
Notes
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114. Ibid, f° 95. 115. Ibid, f° 113. 116. Ibid, f° 120. 117. Ibid, f° 162. 118. Ibid, v. 14, f° 22. 119. Ibid, f° 205. 120. Ibid, v. 16, f° 170. 121. Ibid, f° 152. 122. Ambassadeur de France auprès des cantons suisses. 123. Ibid, f° 157. 124. Ibid, f° 160. 125. Ibid, f° 162. 126. Ibid, f° 188. 127. Ibid, f° 200. 128. A.E. : Corr. pol. Suisse, v. 105, f° 288, 337, 338. 129. A. E. : Corr. pol. Genève, f° 18, f° 31. 130. Ibid, lettre du 17 juin 1697, f° 119. 131. Ibid, f° 228-229. 132. Ibid, f° 249-250. 134. Marine : B2 104, f° 555. 135. Pour toute cette affaire voir Saint-Germain : Samuel Bernard, p. 2331. 136. 1er commis de la marine. 137. Marine : B7 219, f° 85. 138. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 93. 139. Ibid, f° 96-97. 140. Saint-Germain : Samuel Bernard, Loc. cit. et Marine : B2 114, f° 91. 141. Marine : B2 112, f° 353 et 441 bis. 142. A.N. : G7 1119. 143. Marine : B2 124, f° 233. 144. Marine : B2 117, f° 143-144. Desclouzeaux était intendant de la marine. 145. Min. cent. XCIX, liasse 346, 21 octobre 1697. 146. Marine : B2 112, f° 353.
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147. Marine : B7 219, f° 87. 148. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 16, f° 91. 149. Ibid, f° 124. 150. Ibid, v. 18, f° 16. 151. Sur les marchés de la marine, Min. cent. XCVI, liasse 167, 30 nov. 1696; liasse 168, 8 fév. 1697; liasse 168, 29 m a r s 1697. 152. Marine : B2 122, f° 296 : Pontchartrain à Bernard 3 octobre 1697 : "On m ' e s c r i t de Brest tous les ordinaires pour se plaindre de ce que le r e s t e des estoffes nécessaires pour habiller les soldats n'est point encore arrivé. " Du même au même 20 novembre 1697, f° 386 : "J'ay reçu la lettre que vous m'avez escrit le 13 de ce mois. Il est certain que si toutes les étoffes du nouvel habillement estaient pareilles à celle des soldats qui sont venus ici et que j'ay veu, elles seraient d'une t r è s mauvaise qualité. " 153. Marine : B3 139, f° 576 : Toulon le 7 décembre 1706, M. de Vauvré: "Vous trouverez ci-joint, Mgr, une proposition qui m ' a esté faite par un génois pour la fourniture de mâts et goudrons du Nord en ce port pendant la guerre dont les prix sont forts par rapport à ceux du traité de Tronchin qui n'a plus voulu l'exécuter, mais vous pourrez examiner çi ceux achetez par oeconomie ont cousté plus ou moins. " 154. Pour toute cette affaire, Saint-Germain : Samuel Bernard, p. 21 et suiv. 155. Colonies : C2 7. 156. Min. cent. XCIX, liasse 346, 28 déc. 1697. 157. Sur cette affaire, Saint-Germain : Op. c i t . , p. 54 et 59; A. E. : Corr. pol. Pologne, v. 97, et 98; Jacques Rouj on : Conti, l'ennemi de Louis XIV, P a r i s , 1941. 158. A. E. : Corr. pol. Pologne, v. 97, f° 78, note jointe à la lettre de l'abbé de Polignac du 9 avril 1697. 159. Ibid, f° 81. 160. Jacques Roujon : Op. cit., p. 213. 161. Ibid. 162. A. E. : Corr. pol. Pologne, v. 98, f° 64. 163. Ibid, f° 56, 83, 127. 164. C'est à propos de cette opération que le mémorialiste Dangeau écrit le 15 juin 1697 dans son journal VII, 291 : "Samuel Bernard est à présent le plus fameux banquier de l'Europe et qui a t r è s bien servi le Roi dans cette occasion-ci. " 165. Le roi motive ainsi la grâce qu'il accorde : "Les services qu'il nous a rendus en plusieurs occasions par la correspondance des pays étrangers d'où il a fait venir dans des temps de disette, à grand f r a i s , des grains pour la subsistance de nos sujets avec beaucoup de désintéressement et seulement dans la vue de marquer son zèle, nous ont été agréables. Il a encore donné
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des marques très particulières de ce zèle en plusieurs circonstances où il a été chargé d'affaires secrètes pour notre service, lesquels il a conduit avec beaucoup de prudence et de fidélité. " A. N. : X ia 8694, p. 79, v°. 166. Min. cent. CXXV, liasse 452. 167. D'après H. Ltithy, sans doute Isaac Lefort, adversaire de Fatiodans l'affaire de la Compagnie du Levant. Cf. La Banque protestante en France, p. 82, note 13. 168. 15 août 1701; P. Outgers, notaire à Amsterdam : Contrat de louage de service entre Jean Tourton et Daniel Gonjoux pour aller (Daniel Gonjoux) à Surinam sur les plantation s que Jean Tourton possède audit Surinam en société avec Jean Baptiste Fatio pour servir en qualité de directeur sous l'inspection dudit Fatio. 30 mai 1703 ; H. Outgers, notaire à Amsterdam : Contrat de louage de service entre Jean Tourton, marchand d'Amsterdam et Nicolas Hachen maître charpentier de Reichenbach près de la ville de Berne en Suisse. Nicolas Hachen s'engage à se rendre à Surinam, sur les plantations que Jean Tourton possède en société avec Jean Baptiste Fatio. N. Hachen s'oblige à travailler sur lesdites plantations pour la durée de deux années. 11 novembre 1706 ; H. Outgers : contrat de louage de service entre Jean Tourton et Jacques François Fatio (de Genève) associés dans deux plantations à Surinam et Isaac Tourton pour aller (Isaac Tourton) à Surinam en qualité de directeur de ces plantations. 16 novembre 1706; H. Outgers : Procuration Jean Tourton et Jacques François Fatio à Isaac Tourton lui donnant pouvoir de diriger toutes leurs affaires à Surinam. Gemeente Archief d'Amsterdam : renseignements aimablement communiqués par M. l'archiviste municipal. Jean-Baptiste Fatio était sans doute Fatio de Duillier descendant de la branche de Bâle; Jacques François Fatio était le fils de François Fatio de Genève; Isaac Tourton était fils de Jean Tourton. 169. Min. cent. XXXIX, liasse 176, 3 août 1691. 170. H. Liithy, Loc. cit., p. 84. 171. Sir John Clapham : The Bank of England; t. 1, p. 127. 172. 30 janvier 1702; H. Outgers, notaire à Amsterdam : Procuration Jean Tourton marchand et banquier d'Amsterdam à Jean Claude Tourton son frère, marchand et banquier à Paris, lui donnant pleins pouvoirs de diriger pour lui en son nom toutes ses affaires de négoce en France. 24 juin 1706; H. Outgers : Jean André Tourton marchand de Lion donne procuration à MM. Tourton et Guiguer banquiers à Paris de recevoir du sieur Demeuves banquier à Paris, le remboursement de quatre lettres de change. 6 juillet 1709; Ph. de Marolles, notaire à Amsterdam : Jean Tourton, banquier d'Amsterdam donne procuration à Jean Claude Tourton et Louis Guiguer, marchands et banquiers en société à Paris leur donnant tout et pleins pouvoirs et mandement à Paris pour diriger ses affaires. Gemeente Archief d'Amsterdam.
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173. F° Fm 16 469 : Barthélémy Tourton, enfant prodigue de la famille, que ses oncles tenteront en vain de placer à P a r i s , à Lyon, à Amsterdam, et qui après plusieurs années passées en prison connaîtra une mort mystérieuse dans une maison de la rue des Fossoyeurs, écrira en octobre 1707 à son oncle Jean André de Lyon et de Londres : " J ' a i appris de bonne part que vous, ma m è r e et M. Hogguer avez obtenu un ordre de M. le prévost des marchands pour me faire enfermer pour le r e s t e de ma vie. " 174. Min. cent. XXXIX, l i a s s e 258, 14 m a r s 1711; Proc. Jean Carlo Heinsius à Jean Claude Tourton. 175. F° Fm 16 469. 176. Herbert Ltithy, Loc. cit. p. 66. Le 2 juillet 1714 d'Iberville écrira de Londres au contrôleur général Desmaretz : "Mylord Bolingbrok m ' a prié Mgr de vous r é i t é r e r en toutes occasions les remerciements de ce que vous faites pour M. et Mme Calandrini et de vous a s s u r e r qu'il en a une parfaite reconnaissance." A . N . : G7 544, dossier 12. 177. Macaulay : Histoire du règne de Guillaume III, t. IV, p. 53; "Le rapport dont nous parlons montre que pendant huit années de guerre les tissus dont il était désirable d'empêcher l'importation étaient entrés constamment tandis que les matières dont on jugeait nécessaire d'empêcher l'exportation étaient constamment sorties Cet échange (échange pernicieux pour l'Angleterre ainsi qu'on se l'imaginait) s'était en grande partie opéré par l'association de réfugiés huguenots résidant à Londres. Des flottes entières de bateaux chargés de cargaisons illicites avaient été employées à passer et à r e p a s s e r entre le comtédeKent et la Picardie. Le chargement et le déchargement avaient eu lieu tantôt sur la baie, tantôt dans les m a r a i s de Tomney, au-dessous des falaises qui s ' é tendent entre Douvres et Folkestone. Tous les habitants de la côte Sud-Est étaient du complot. " Macaulay indique : "Qu'après la guerre on établit un système de prohibition absolue mais, ajoute-t-il, si en temps de guerre, alors que le canal dans toute son étendue, était couvert de nos croiseurs, on s'était vu dans l'impossibilité d'empêcher les changes réguliers de toisons de Costwal contre des tissus façonnés à Lyon, quelle chance y avait-il que les moyens qu'on emploieraient pour cela en temps de paix, fussent plus efficaces. " 178. Liithy : Op. c i t . , p. 160, n° 164. 179. Mme Stork Penning dans son ouvrage : Het grote Werk Vredesonderhandlingen gedurende de Spanne Successie Orlog, Groningen, 1958, sur la guerre de succession d'Espagne expose qu'en 1705 "Marlborough avait reçu la visite du banquier genevois Saladin qui le renseignait sur les opinions et l'atmosphère en France (p. 45)". Sur Lullin : A. E. : Corr. pol. Genève, v. 24, lettres La Closure, du 7 décembre 1703, f° 197, et du 1er février 1704, f° 263. 180. Liithy : Op. cit., p. 90, n° 40, et communication des Archivio di stato de Turin.
Livre II LES
CATACOMBES
LES CATACOMBES
De tout temps et plus particulièrement au 18e et au 19e siècles, des esprits épris de merveilleux se sont plu à imaginer la société politique, telle qu'elle apparaît aux profanes, comme une simple façade derrière laquelle jouerait un mystérieux mécanisme, mis en place aux premiers âges de l'humanité et que feraient mouvoir des initiés supérieurs, dépositaires d'un secret transmis de génération en génération. Sans verser dans des conceptions aussi romanesques, il convient de noter un fait qui ne saurait être passé sous silence sous peine de méconnaître une des composantes, tout au moins éventuelle, de l'histoire : durant une très longue période des temps modernes, nombre de signatures, apposées au bas de lettres, de diplômes ou d'actes notariés sont précédés d'un signe, formé de deux traits parallèles, placés en oblique; parfois des points figurent à l'intérieur ou à l'extérieur des deux traits; parfois encore, mais beaucoup plus rarement, on ne relève qu'un seul trait encadré de deux points. Il peut arriver aussi que les traits ne précèdent pas la signature m ais s'y insèrent de sorte qu'il est difficile de dire s'il s'agit d'un signe caractéristique ou d'un simple tour de plume. Les plus anciens signes que nous avons rencontrés remontent à 1633 (1) mais comme nous n'avons pas poussé nos recherches en deçà de cette date, tout donne à penser qu'ils existaient antérieurement. Nous trouvons les deux traits encadrés de deux points dans la signature d'un sieur G. Egger, aussi appelé Ecquer ou Ecker parent, et sans doute fils d'un associé dans une maison Soier Ecker et Lambercy de Rome, dont les lettres, écrites en 1664 de P a r i s et en 1665 de Lyon puis de Venise sont adressées à Jean Tourton d'Amsterdam, en apprentissage chez Jean Burlamachi (2); il s'agit apparemment d'une correspondance entre très jeunes gens; l'expéditeur était manifestement catholique comme peut le donner à penser son établissement à Rome et la présence de familles catholiques Egger ou Ecker dans les cantons de Fribourg et sur la principauté de Saint-Gall (3).
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Nous retrouvons les traits parallèles encadrant un point en 1682 et en 1685, précédant la signature d'Etienne Seignoret ancien de la religion réformée de Saint-Romain de Couzon, à Lyon (4), et en juillet 1685, dans celle de Vincent Hertner (5), également ancien de la religion réformée, indirectement allié aux Seignoret par les Couvreu de Vevey et fournisseur avec Samuel Bernard de louis r e f o r m é s au T r é s o r français (6). Les deux t r a i t s figurent encore, sans aucun point intérieur ni extérieur, en 1692 et en 1693, dans la signature de négociants f r a n çais exerçant au Portugal : de Oliolis, Honoré Mulchy, Gorge, Louis Martin et François André (7). L'un d'eux, Jean-François Le Gendre, répartit trois points entre les lettres et insère dans une boucle, un trait unique entouré de quatre points (8). Il y a doute, mais bien forte présomption quant à la b a r r e , apparemment destinée à former une parallèle avec la boucle de la signature, que Léonard Guiguer t r a c e d'une plume f e r m e devant son nom, au pied du testament qu'il dépose le 8 octobre 1694, au rang des minutes de Me Delaroere, notaire à Lyon (9). Il n'y en a aucun quant aux deux t r a i t s sans point qui précèdent, dans un acte daté de 1698, la signature de Charles Nicolas Richer, sieur de Rhodes ( encore orthographié de Roddes) intéressé dans la f e r m e des domaines d'Occident (10). On retrouve le signe en 1707 dans la signature commerciale des banquiers juifs italiens Sacerdoti F r è r e s (11) et en 1709 dans celle de Raphaël del Castillo, munitionnaire, sans doute d'origine également juive, fournisseur de l'électeur de Bavière (12). Il apparaît à la même époque dans la signature de divers banquiers opérant à Lyon (13); Antoine et Jean-Jacques Hogguer l'utilisent à partir de 1710 (14). Il figure en 1727, dans la signature d'un sieur Bernard Courrège, reçu le 15 février dans la Compagnie du SaintSacrement de Lyon (15); en 1740 dans celle de Jean-Baptiste Silva médecin du roi (16), ainsi que dans celle du marquis de Fénelon, ambassadeur de France à La Haye (17); en 1746 dans celle d'un officier jacobite du nom de Browne qui commande un navire chargé de ravitailler les troupes de Charles Edouard (18); en 1765 dans celles des sieurs Marion, de Bruny et Behic, syndics et directeurs de la Compagnie des Indes (19); en 1772 dans celle de Vergennes, ambassadeur de France en Suède, futur ministre des Affaires étrangères (20). Il s'affiche, marqué de cinq points, dans la signature de Beaumarchais (21); semble mêlé à celle de l'intendant Foullon qui fut m a s s a c r é le 21 juillet 1789 (22); précède nettement celle d'Amar, membre du comité de Sûreté générale sous la Révolution française (23). On le trouve dans la patente délivrée par Charles Edouard aux maçons artésiens le 2 février 1745, document que les historiens
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de la maçonnerie considèrent généralement comme un faux (2 4) mais auquel il faut admettre, en tout état de cause que ses auteurs ont voulu donner une apparence vraisemblable; le seul des signataires qui l'utilise fait suivre son nom du sigle : S P R~i~, C K D S ; étant observé que les autres "Suprêmes Princes Rose-Croix" et "Chevaliers Kadosch" n'en faisant pas usage, la qualité qui le justifie doit figurer dans les deux dernières lettres D S que nous interprétons comme (chevalier) du Soleil. On retrouve les deux t r a i t s sans points dans les signatures de Daubertin et de Lamberty, apposées le 14 août 1771 au bas des règlements de la Grande loge nationale de France (25) dont le premier est secrétaire général et dans nombre d'anciens diplômes maçonniques (26). Il convient donc, tout d'abord d'interpréter le symbole et ensuite de découvrir l'organisme ou les organismes qui l'ont concomitamment ou successivement adopté pour emblème. Dans les signatures, dans les marques anciennes, certains signes servent à définir une catégorie professionnelle; il en est ainsi des noeuds, ressemblant à des clés de sol indéfiniment prolongées (les lacs d'amour) qu'on rencontre plus particulièrement dans les signatures des notaires (27), ou encore du chiffre "4" de c e r taines confréries ou corporations, notamment des libraires. Il ne semble pas qu'il en soit ainsi des deux parallèles. Outre qu'à partir d'une certaine date, elles expriment indiscutablement l'appartenance à une société secrète, nous les voyons a r b o r é e s par des hommes de professions fort différentes : négociants, banquiers, armateurs, médecins, écrivains, diplomates, et nous constatons par ailleurs que dans certains actes signés d'hommes du même état, certains l'utilisent et d'autres non. Pour tenter d'interpréter un symbole, le chemin le plus sûr est de se r e f é r e r au christianisme, réalité vivante qui par ses o r i gines, son évolution, ses schismes, imprègne profondément l ' h i s toire depuis p r è s de deux millénaires. C'est lui qui donne sa signification au triangle (le tétragramme) que nous avons relevé dans le blason des Egger, qui marque de son empreinte, en plein chœur, la chapelle du château de Versailles (28) et qui est non pas l ' e m blème d'une mystérieuse pré-maçonnerie mais simplement la r e présentation de la Trinité : Dieu en trois personnes, représentation dont les trois points ne sont vraisemblablement qu'une forme plus succinte (29). C'est également la symbolique chrétienne qui permet d'interpréter le "4" que l'on trouve gravé dans les parois de c e r tains édifices religieux, dans certains objets fabriqués, qui figure dans certaines signatures anciennes surmontant un cœur ou un globe et s e r v a i t en 1688 de marque à Léonard Guiguer (30); sans doute les t r o i s t r a i t s formant le "4" étaient-ils à l'origine une r e -
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présentation de la Trinité, antérieure au triangle; on les a aussi analysés comme le tracé du signe de la croix et dans la tradition compagnonnique ils constituent le chiffre sacré, symbole des quatre évangélistes, des quatre saints couronnés ou des quatre éléments (31). Le trait, d'après une tradition qui remonterait à la préhistoire, serait la représentation du bâton de commandement (32). Dans la symbolique chrétienne, il évoque l'image d'une colonne. D'après l'abbé Corblet, la colonne unique est dans l'art chrétien primitif le symbole de l'Eglise. "Parfois, ajoute-t-il, elle est accompagnée de deux colombes ou de deux agneaux qui la regardent, emblème des fidèles qui attachent leurs pensées aux portes du salut (33)". Ainsi pourrait s'expliquer, dans l'un des signes observés, la présence de points, de part et d'autre du trait unique qu'on trouve à la fois dans les signatures d'Olier, curé de Saint-Sulpice et dans celle de Molière (34). Quant aux deux colonnes, représentées par les deux traits, elles sont un symbole à la fois de l'Ancien et du Nouveau Testament le parallélisme étant, de surcroit, la figuration d'une symétrie entre les deux écritures (35). Elles sont les colonnes d'airain, dressées au portique du temple de Salomon, et dont la description est rapportée au troisième livre des Rois, chapitre 7, verset 21 : Jakin et Booz, l'une et l'autre couronnées d'un chapiteau figurant des lys (35). Le motif architectural a été repris ou plus exactement évoqué dans le temple chrétien. Dans la première moitié du 13e siècle, les colonnes encadrent, avec le nom gravé dans la pierre, le porche de la cathédrale de Wurzbourg d'où en 1644, elles furent transférées à l'entrée de la chapelle des baptêmes (37). Mais c'est bien plus encore comme une allégorie que le christianisme adoptera le thème : "Un nouveau temple de Salomon s'élève au milieu de nous, écrit en 1782 l'abbé Grandidier, chanoine de la cathédrale de Strasbourg, le temple, tourné à l'Orient, dont les colonnes sont fondées sur la sagesse, la force et la beauté, est l'église cathédrale de Strasbourg... Les fameuses colonnes de Jakin et de Booz dont les noms ont été tirés de l'Ecriture sainte, ne formentelles pas l'emblème des deux tours, qui devaient orner la cathédrale, et dont il n'y eut à la vérité qu'une d'achevée" (38). L'allégorie emprunte tout son sens au mystère de l'eucharistie. Dieu est présent dans le temple qui est sa demeure et à l'édification duquel l'homme doit apporter tout son art, toute sa science toute sa foi. C'est ce qu'exprime, dans un bel élan de lyrisme, le chanoine Cordonnier, auteur d'un ouvrage sur le culte du saint sacrement : "Saint Thomas, écrit-il, venait de démontrer théologiquement que le Tabernacle dans lequel à cette époque on renfer-
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mait la Sainte Eucharistie, était peuplé de la présence permanente du Dieu incarné. Il était donc juste que le monument lui-même p a r lât de cette présence sacrée. Que l'on regarde alors nos magnifiques cathédrales : Notre-Dame de P a r i s par exemple et Reims, et de l'extérieur, on aura l'illusion que la façade est un immense ostensoir. La rosace du milieu symbolise à merveille la "sainte monstrance", comme l'appelait le Concile de Cologne de 1452, et les colonnes qui la soutiennent sont les pieds de ce gigantesque ostensoir (39). " Les colonnes, soutien du temple, soutien de l'église, soutien de la foi tel est encore le sens que l'abbé Corblet citant Hugues de Saint-Victor, donne au symbole : "Au Moyen-Age, écrit-il, les colonnes des églises représentent les docteurs, qui, par leur science soutiennent le temple de la vérité (40). " Les p r e m i è r e s observations tendraient à attribuer le signe à la Compagnie du Saint-Sacrement. Sur le cachet dont elle frappe sa correspondance figurent nettement, de part et d'autre du tabernacle où l'hostie surplombe le calice, deux colonnes dont le chapiteau semble formé de lys et qui soutiennent la voûte du temple (41). Toutefois le signe ne figure pas généralement dans la signature des " c o n f r è r e s " et sur le registre de réception déposé aux archives du Rhône, une seule d'entre elles - que nous avons relevée ci-dessus est nettement précédée du signe, ce qui donne à penser qu'il définit un état extérieur à la Compagnie et antérieur à l'admission (42). Au demeurant, si la Compagnie du Saint-Sacrement de Lyon a poursuivi ses activités jusqu'en 1731, celle de P a r i s , pratiquement interdite en 1660, n'a survécu que cinq ou six ans. Il est donc exclu qu'elle ait pu être le centre d'une organisation qui s'est perpétuée pendant deux siècles. L'existence d'un réseau rose-croix ne saurait davantage être envisagée. Les auteurs les plus autorisés sont en effet d'accord pour admettre que s'il a existé une recherche, un onirisme et peutêtre même une initiation rose-croix, si ont pu exister de petites sociétés entre des hommes éclairés, explorant par les voies de l'alchimie et une interprétation transcendante du christianisme les chemins de la connaissance et de la sagesse, l'hypothèse d'une puissante confraternité universelle réunissant des sujets de tous milieux et de toute condition doit être écartée et l'énumérationmême de ceux que nous avons identifiés ne fait que confirmer leur thèse. Il en est de même d'une hypothétique pré-franc-maçonnerie. Si les bâtisseurs de cathédrales - et les statuts de Strasbourg le confirment (43) - étaient pénétrés de leur mission mystique, si au regard des maçons affiliés aux corporations des villes, ils se déclaraient libres confirmant ainsi la tradition révélée au 19e siècle
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des deux "devoirs" initiaux, s'ils eurent des contacts effectifs avec des catholiques fervents qui, tels le baron de Renty, identifiaient comme autant d'actes de foi la p r i è r e élevée v e r s Dieu et la p i e r r e posée sur la p i e r r e du bâtisseur d'églises, rien ne révèle et même tout exclut l'éventualité d'une vaste société secrète dont les organismes professionnels de maçons auraient pu fournir les cadres. Les recherches doivent donc être orientées dans une autre voie. Les débuts du 17e siècle ne sont pas seulement marqués par un extraordinaire épanouissement de la foi; ils révèlent un phénomène nouveau : l'avènement de la pitié. Après les guerres de religion, dans une nation encore tout imprégnée des poisons de la haine, des hommes s'interrogent sur le sens de leur croisade. Pas un instant certes, ils ne songent à l'abandonner, mais ils répugnent à la poursuivre par les mêmes voies. Pour répondre plus efficacement aux séductions d'une morale austère, d'une liturgie dépouillée mais aussi, parce qu'ils ont p r i s conscience, dans les combats menés au contact d'autres classes de problèmes et de devoirs qu'ils ne soupçonnaient pas, ils vont modifier entièrement le sens de leur mission. Il ne s'agira plus seulement pour eux d ' a s s u r e r le salut des âmes par l'apostolat mais de soulager les souffrances t e r r e s t r e s par la pratique de la charité. Dans la noblesse, certains s'y livreront avec un emportement qui prendra presque le sens d'une expiation. A l'appel de Saint-Vincent de Paul, et des innombrables o r d r e s qui, tels les Ursulines, les Visitandines, les Hospitalières de Saint-Charles, les filles de la Charité leur montrant le chemin, ils découvriront soudain le monde des malades, des pauvres, des prisonniers, des galériens, des ignorants et des prostituées. Dans ce climat, la Compagnie de J é s u s avait elle aussi modifié ses méthodes. Milice forte de plus de 10 000 membres, disposant ses confesseurs auprès du roi du Portugal, du roi de France, de l'Empereur, elle menait dans tous les pays d'Europe et jusque dans les t e r r e s lointaines où elle portait ses missions, le combat pour la victoire de la catholicité et l'édification d'un royaume universel dont les princes unis écouteraient en fils soumis la parole du pape. Ses établissements n'étaient pas, comme ceux des o r d r e s nouveaux, spécialement orientés v e r s des missions de charité, mais elle sentait autant qu'eux - et peut-être même avait-elle été la p r e mière à en être persuadée - la nécessité de faire pénétrer, au sein de toutes les classes, chez les hommes de tous âges et de toutes professions, le levain de l'évangélisation et il lui apparut que le
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domaine qui était le plus approprié à une telle action était celui dans lequel elle s'était assurée une prééminence incontestée : l'enseignement. Les collèges de jésuites étaient répandus dans toute la chrétienté ainsi que dans les pays de mission. Dans la généralité de P a r i s , la compagnie disposait de douze établissements dont le plus célèbre était le collège de Clermont, t r a n s f é r é sur la montagne Sainte-Geneviève. C'est à partir de ces collèges qu'elle étendit son action. Vers 1560, un père qui enseignait au collège de la compagnie à Rome, Jean de Leunis ou Léone, avait eu l'idée de réunir à l'inst a r de groupements qui existaient déjà en Italie et notamment en Sicile les meilleurs de ses élèves pour leur f a i r e entendre des lect u r e s édifiantes et pour a s s u r e r leur direction. Les membres d e c e petit cénacle se placèrent sous l'invocation de Notre-Dame et se dotèrent d'un règlement : les jeunes gens se confesseraient chaque semaine, ils communieraient tous les mois, assisteraient le matin à la m e s s e et le dimanche visiteraient les hôpitaux et les malades en s'adonnant à quelques œuvres de charité. Ainsi fut créée la p r e mière congrégation. Son existence ne fut définitivement sanctionnée par l'Eglise qu'en 1584. Elle fut dénommée P r i m a P r i m a r i a . Avant même la mort de Jean de Leunis, les congrégations de Notre-Dame s'étaient répandues dans les différents collèges de la compagnie. Il s'en créa notamment à Billom, à Lyon, à P a r i s , à Bourges, à Bordeaux ainsi qu'à Turin, à Avignon, à Cologne, à Anvers, à Prague, à Fribourg. De même que dans les établissements modernes, l'habitude est prise de faire suivre les associations d'élèves, d'associations d'anciens élèves, les pères ajoutèrent bientôt aux congrégations d'écoliers des congrégations de jeunes messieurs, de Messieurs; ces organisations s'étendirent bientôt à des classes distinctes de la société : gentilhommes, magistrats, bourgeois, artisans, domestiques, militaires, il y eut même des congrégations de femmes mais elles ne furent agrégées à la P r i m a P r i m a r i a que dans la seconde moitié du 18e siècle (44). Chacune de ces congrégations était dirigée par un préfet que secondaient deux assistants et un secrétaire (45). Elles entretenaient des correspondances les unes avec les autres et des contacts périodiques étaient aménagés entre leurs dirigeants. On peut lire dans l e Dictionnaire de Spiritualité : quelques années suffirent à la propagation des congrégations mariales dans toute l'Europe, dans toute l'Amérique latine et aussi dans les pays de missions, dans le Levant,, aux Indes, en Chine, au Japon, au Canada, au Congo, et autres lieux d'Afrique. Partout, dans l'unité
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et la stabilité de leurs caractères essentiels, elles s'adaptaient aux besoins, aux circonstances, elles répondaient aux aspirations actuelles des âmes ferventes et un historien de la compagnie a pu é c r i r e : "Elles relient, dans une même association, l'Orient et l'Occident, les peuples du Midi et ceux du Nord. C'était une grande fraternité qui s'étendait de P a r i s jusqu'à Goa et qui de Rome s'étendait jusqu'au sein de la ville la plus éloignée (46). " Ainsi sans doute s'expliquent les signes qui durant de si longues années, ont marqué les signatures des personnages les plus divers, ainsi comprend-on qu'on puisse découvrir chez le négociant de Lisbonne et chez les fonctionnaires de la Compagnie des Indes à Pondichéry le même signe qu'on trouve chez les banquiers de Lyon et que Molière, ancien externe au collège de Clermont puisse se marquer du même symbole que son contempteur Jean-Jacques Olier ancien élève du collège de la Trinité de Lyon et du collège d'Harcourt. Les congrégations d'artisans semblent avoir revêtu une importance particulière en raison du crédit dont bénéficiaient ceux qui étaient reçus. "On se ressouvient encore, écrit le cardinal de Bausset, dans les principales villes de commerce que jamais il n'y eu plus d'ordre et de tranquillité, plus de probité dans les transactions, moins de faillites et moins de dépravations que lorsque ces congrégations existaient (47). " C'est précisément dans la plus importante de ces villes de commerce, Lyon, que nous trouvons la trace d'importantes congrégations et notamment de congrégations d'artisans et de commerçants groupés dans celles des Messieurs. Le père Coton appartenait à la province de Lyon et la compagnie avait apporté tous ses soins au développement des établissements qu'elle entretenait dans cette place et qui étaient au nombre de t r o i s : le collège de la Trinité, fondé en 1567, la maison SaintJoseph en 1606 et le petit collège en 1628. Dans un ouvrage paru en 1656 : Lyon et son lustre, sont évoquées "les belles congrégations dont les RR. P P . de la société sont les directeurs (qui) par leurs exercices pieux tiennent doucement enchaînée toute la jeunesse et une bonne partie des mariés. Les PP. jésuites en ont cinq dans le grand collège, trois dans le petit et une dans Saint-Joseph" (48). Les cinq congrégations du collège groupaient : les Messieurs (ou encore les notables bourgeois) choisis parmi les plus distingués de la ville et rassemblés sous le signe de l'Assomption de la Sainte Vierge, les Artisans - qui avaient pour préfet un sieur Claude Marión - , les Théologiens et les Philosophes, les Rhétoriciens et
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les Humanistes, enfin les Jeunes Artisans, placés sous l'invocation de la Nativité de Notre Dame. En 1659, la congrégation des artisans s'était accrue dans des proportions considérables, les effectifs dépassaient six cents membres et on décida de la diviser en trois sections : la première "sorte de noviciat", comprenait ceux qui n'avaient pasencorel'âge de recevoir l'eucharistie; la seconde était destinée à former les jeunes gens jusqu'à ce que passé leur vingtième année, ils pussent être admis dans la troisième, celle de leurs parents, de beaucoup la plus nombreuse (49). Ces congrégations ont-elles pu faire bénéficier de leur attribut ceux qui professaient en conscience ou apparemment la religion réformée, comme les Seignoret, les Hertner, les Hogguer ou même des non chrétiens comme Sacerdoti. Il est manifeste que dans une société qui se fermait de plus en plus à l"'hérésie", les négociants qui étaient exclus de l'église avaient un intérêt tout particulier à se revêtir d'un signe qui leur assurait immédiatement un accès auprès des hommes en place et des maitres du commerce maritime ou international. Or ce signe, il n'y avait pas de raison pour que, tout au moins dans certaines conditions, la Compagnie de Jésus le leur refusât. Sa politique infiniment subtile, ses méthodes patientes et parfois détournées, les contacts qu'elle recherchait avec ceux qui, à l'intérieur ou à l'extérieur du monde chrétien semblaient les plus opposés à ses fins ne sont que les aspects divers de son apostolat. Il n'en est de meilleur exemple que celui des Hogguer, liés d'affaires dès leurs débuts avec le ministre d'une abbaye bénédictine, lui-même lié aux jésuites (50), celuideGuiguer que le résident de France à Genève dépeint en 1703 comme bénéficiant de la faveur de feu Mr l'Archevêque de Lyon qui le protégeait", en l'espèce le cardinal de Saint Georges (51), ou encore, moins d'un demi siècle plus tard, celui du père Guarini, confesseur jésuite du roi de Saxe, électeur de Pologne, exerçant officieusement le pouvoir aux côtés du comte de Bruhl, ministre protestant de ce prince et en parfait accord avec lui. Quand et comment le signe des congréganistes est-il passé chez les Francs-Maçons. A quelle date a-t-il cessé d'être le signe des uns pour devenir celui des autres ou - beaucoup plus probablement a-t-il été à la fois le signe des uns et des autres ? La date de 1745, qui est celle de la patente de Charles Edouard, au chapitre d'Arras ne peut être retenue puisque le document est contesté. Celle de 1771 est irrécusable puisque c'est celle du r è glement de la Grande Loge de France publié par M. Luquet. En r e montant dans le temps depuis cette date, nous nous sommes refé-
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r é s aux documents récemment mis en lumière par les travaux de M. P i e r r e Chevallier (52). Dans aucune des signatures de maçons échelonnées entre 1737 et 1743 et qui figurent au bas des c o r r e s pondances et des procès-verbaux des loges, nous n'avons relevé le signe des deux t r a i t s clairement tracé sur la gauche (53). Il peut éventuellement être plus ou moins vaguement dissimulé dans un ou deux paraphes ce qui au demeurant n'est pas pertinent, la qualité de congrégationniste et celle de maçon pouvant être cumulées, avant la bulle d'excommunication de 1738 et une certaine tolérance ayant subsisté jusqu'à celle de 1751. Nous serions donc tentés de croire que le signe des deux t r a i t s n'est passé dans la Franc-Maçonnerie qu'avec l'introduction des Hauts Grades, et les modalités de ce transfert - qui s'explique p a r le caractère essentiellement catholique de certains de ces grades se trouvent singulièrement éclairées par les récents travaux de M. Naudon (54). Ce dernier relève, parmi les 33 grades du Rite Ecossais Ancien et accepté, un 26ème grade ajouté "Ecossais Trinitaire" ou "Prince de Mercy" grade déjà connu en 1761 par les maçons de Lyon qui le plaçaient au 17ème rang, et dont il recherche les o r i gines. Il les retrouve dans une loge : le Globe de la Sainte Trinité de Lyon, dont le t i t r e empruntait donc - peut-être uniquement en raison du voisinage du siège - celui du célèbre collège de Jésuites qui avait dispersé ses élèves par toute la chrétienté. Cette loge dépendait apparemment d'un des p r e m i e r s centres de maçonnerie écossaise : le Souverain Conseil Sublime Loge Ecossaise du Grand Globe Français, formé à P a r i s en 1752; elle avait à sa tête un s i e u r Pirlet, tailleur d'habits, membre fondateur du Conseil des Emper e u r s d'Orient et d'Occident dont il s'était ensuite séparé, il aurait dirigé à P a r i s en 1752 une loge également dénommée : " L a Trinité" avant de venir à Lyon y reprendre son grade qui, bien que non reconnu par la Grande Loge de France, aurait fait de nombreux adeptes. Le caractère essentiellement chrétien de ce grade r e s s o r t de son rattachement à la Trinité, de son rang, le quatrième de la Maçonnerie Ecossaise - le chiffre 4 ayant une valeur symbolique et de son rituel : "ce grade y est-il spécifié est essentiellement l'image de la passion de J . C., auquel on fait subir figurativement (au récipiendaire) les mêmes traitements que reçut le Sauveur du Monde " (55). Telles furent, si rien ne vient contredire notre analyse, la genèse et la déviation du signe que, durant deux cents ans au moins, nous voyons répandu à t r a v e r s le monde et qui semble avoir pro-
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curé, à ceux qui étaient autorisés à s'en revêtir un crédit et une audience tout à fait exceptionnels (56)„
NOTES
1. Min. cent. XII, liasse 63, signature Jean Baudet, acte du 10 octobre 1633. 2. A.N. : TT 220 (pièces 347-357-367-369). 3. Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, Neuchatel, t. II, p. 747-748. 4. Archives du Rhône, dossiers Protestants, pièces 64-66-106. 5. Ibid, pièces 67. 6. Cf. p. 68. 7. A . E . : C o r r . consul. Lisbonne, BI648, 31 août 1692-BI649, 19nov. 1693. 8. BI 648 : Loc. cit. 9. Archives du Rhône, 3 E 4229. 10. Min. cent., LIV, liasse 144, 24 août 1698. 11. A. N. : G7 1119, 14 juillet, 30 août et 16 septembre 1707. 12. A.N. : G7 1126, 4 mai 1709. 13. A.N. : G7 1121. 14. Min. cent. XC, liasse 310, 10 novembre 1710; A. N. : G7 1126. 15. Archives du Rhône, doss. Cie du Saint-Sacrement. Réception des confrères, f° 36. 16. Min. cent. LVIII, liasse 322, 6 juillet 1740. 17. A. E. : Corr. pol. Hollande, v. 437, f° 232, 273, 275. 18. Guerre : A I 4154, (92). 19. Colonies : C2/48, f° 37, 16 septembre 1765. 20. A. E. : Corr. pol. Suède, v. 261, f° 256. 21.G7/56, 21 m a r s 1783; voir aussi le document affiché dans le hall d e l à Société des auteurs et compositeurs dramatiques. 22. Guerre : supplément A2/68, f° 2, 13 juin 1754. 23. A.N. : AE/11, 1401.
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Les catacombes
24. Il est déposé aux archives du Pas-de-Calais (série E); photocopie n ous en a été aimablement communiquée par M. l'archiviste en chef. 25. Reproduit par G. H. Luquet : La franc-maçonnerie et l'Etat en France au 18e siècle, P a r i s , 1963, p. 116. 26. Diplôme de Maître fondateur décerné par le Grand Orient à J . P. Willermoz en 1774, reproduit par Alice Joly dans : Un mystique Lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Maçon 1938, p. 70. 27. Jules Boucher : La Symbolique maçonnique, P a r i s , 1953, p. 171. 28. Cf. Dom Edouard Guillou : Versailles : Le palais du Soleil, P a r i s , 1963. 29. Barbier de Montault : Traité d'iconographie chrétienne, P a r i s , 1890, t. II, p. 27; "Le triangle par ses trois côtés et ses trois angles égaux est un symbole t r è s expressif. On le voit en nimbe à la tête de Dieu et entre ses mains. Depuis le 17e siècle qui en a singulièrement abusé, on y a inscrit le nom de Jéhovah en hébreu ou l'œil de Dieu qui voit tout. " Cf. Abbé Corblet : Vocabulaire des symboles, 1877, p. 102. J . Boucher : Op. cit., p. 90. 30. La marque de Guiguer est reprosuite sur l'expédition du p r o c è s - v e r bal d'enregistrement au greffe de la douane de Lyon du 17 avril 1688, annexé à la minute de l'acte de dépôt du 13 janvier 1735 (Min. cent. XLVIII, liasse 74); mentionné par H. Ltithy : "La Banque protestante en France, p . 80, note 3 31. Sur le 4, cf. Antoine Sabâtier : Les Singnatures ouvrières au quatre de chiffre, Lille, 1908; Dr. Charles Jourdin : Le Signe de la Trinité dans quelques signatures bourguignonnes au 16e siècle, Dijon, 1912; Léon Gruel : Recherches sur les origines des marques anciennes, P a r i s et Bruxelles, 1926; Serge Hutin, dans les francs-maçons, P a r i s , 1960, p. 51, donne une reproduction du signe gravé sur les m u r s de l'église de Limay par une confraternité de maçons médiévale. D'après Paul Naudon : Les loges de SaintJean, P a r i s , p. 110, le signe 4 se retrouverait dans les marques des lib r a i r e s affiliés à une association ésotérique secrète dénommée l'Agla. 32. M. Coornaert écrit dans Les Compagnonnages de P a r i s , 1966, p. 23 : " Un fils de compagnon . . . faisait remonter l'origine des compagnonnages à la préhistoire. Il avait photographié dans des grottes des "bâtons de commandement" (traits accotés de deux points diversement placés) par mill i e r s " disait-il. Consulté, l'abbé Breuil déclara : "Il est vrai, nous connaissons un grand nombre de ces signes. Jusqu'à présent nous en ignorons le sens." 33. Vocabulaire des symboles, P a r i s , 1877, p. 32. 34. Cf. Madeleine Jurgens et Elisabeth Maxfield Miller : Cent ans de r e cherches sur Molière, P a r i s , 1963. 35. Barbier de Montault; Op. c i t . , t. I, p. 64; le parallélisme s'établit entre les deux testaments : l'église est à droite et la synagogue à gauche. 36. Boucher; Op. cit., p. 133-142.
Notes
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37. Clavel écrivait en 1843 (Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie et des sociétés secrètes anciennes et modernes de P a r i s , p. 85) : "Dans le dôme de Wtirzbourg, devant la porte de la chambre des morts, on voit d'un côté sur le chapiteau d'une colonne l'inscription mystérieuse Jachin et de l'autre côté le mot Booz sur le fût de la colonne". Le dr Muth, conservateur du Mainfrankisches Museum à Würzbourg, a bien voulu nous préciser la date de la construction et les positions initiales et récentes des deux colonnes dans la cathédrale, et nous communiquer la référence de l'ouvrage où elles sont reproduites : Felix Mader : Die Kunstdenkmaler des Königreiche Bayern, III. Unterfranken und Aschaffenburg XII : Stadt Würzburg. 38. Essais historiques et topographiques sur l'église cathédrale de Strasbourg, par l'abbé Grandidier, Strasbourg, 1782, p. 420. 39. Chanoine Cordonnier : Le culte du saint-sacrement, son origine, son développement, ses manifestations, P a r i s , 1923, p. 127. 40. Abbé Corblet : Op. c i t . , p. 32. 41. B . N . , m s s n. a. f. 21091. 42. Archives du Rhône, dossier de la Cie du Saint-Sacrement. 43. Mlle Lily Greiner, conservateur au service de la r é s e r v e de la biliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, a bien voulu nous préciser que les statuts de 1459 brûlés sous la Révolution n'existaient plus qu'en copie aux archives de Thann, mais que les statuts r é f o r m é s en 1563 figurent à la bibliothèque sous la cote R. 83. Ils ont été traduits en français par M. Anselme Schimpf : "Les tailleurs de p i e r r e strasbourgeois" dans Artisans et ouvriers d'Alsace. Publication de la Société savante d'Alsace, t. 9, 1965, p. 97, 126. 44. Sur les congrégations de Notre Dame, cf. Geoffroy de Grandmaison : La congrégation de P a r i s , 1889, p. 2-6; R . P . Fleury, Directoire des congrégations de la T r è s Sainte Vierge, Tours, 1927; R . P . Prat : Recherches historiques et critiques sur la Compagnie de J é s u s en France au temps du père Coton, Lyon, 1876; E. Lavisse : Histoire de France illustrée, t. VI (2). Henri IV et Louis XIII, par J . H . Mariejol, p. 205, Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 1952, p. 1478 à 1489. 45. Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Ibid. 46. Crétineau Joly : Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de J é s u s , 1844, t. III, p. 199. 47. Hist. Fénelon, t. I, p. 23, citée par Crétineau Joly, Loc. cit. 48. Cité par le P. Guitton : Les jésuites à Lyon sous Louis XIV et Louis XV, P a r i s , Procure, 1953, p. 20. 49. Cité par G. Guitton, Op. c i t . , p. 21. 50. Supra (p. 30). 51. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 22, t° 343, lettre du 4 juillet 1703. 52. P i e r r e Chevallier : Les Ducs sous l'Acacia, P a r i s , 1964. 53. Mss. 15176. Ms Joly de Fleury, v. 184, f° 129-146; P a r contre l e t r a i t
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Les catacombes
et les deux points apparaissent sinon dans la signature tout au moins dans la formule finale des lettres de Castagnet à Bertin du Rocheret. 54. Paul Naudon : Histoire et Rituels des hauts grades maçonniques, P a r i s , 1966 (p. 62-77, 121-123). 55. Naudon, Op. c i t . , p. 123. 56. Ce travail était achevé quand s'est tenu les 4 et 5 décembre 1967, au siège du Grand Orient de France un Colloque au cours duquel M. Alain Le Bihan a, dans une importante communication évoqué le problème des signes. Monsieur Le Bihan a eu l'extrême obligeance de nous faire connaître la t e neur des observations qu'il a présentées à ce sujet. Dans l'état actuel de ses travaux, elles ne nous paraissent pas aller à l'encontre de nos déductions. Nous avons par ailleurs tout récemment relevé, aux Archives de la Guerre (AI 1888-73) une lettre de Stalpaert, négociant à Cadix au bas de laquelle figurent aux lieu et place de la signature et se suivant à l'horizontale, les t r o i s signes suivants : deux t r a i t s parallèles, un trait encadré de deux points, six x. Enfin il nous paraît intéressant de mentionner une note de M. Azedine Beschachouch : "Une nouvelle contribution à l'étude des sodalités en Afrique romaine" lue le 5 juillet 1968 à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres par M. P i e r r e Boyancé et relative à une mosaïque où Vénus est représentée avec le chiffre 4 et quatre grains de blé (Le Monde 7-8 juillet 1968, p. 8). Le 4 de chiffre - comme les t r a i t s accotés de deux points (supra p. 104, n° 32) - serait donc un symbole antérieur au christianisme et r e p r i s par lui.
L i v r e III LES
PORTIERS
DE
L'OCCIDENT
Chapitre I L'EMPIRE INTERDIT
Le traité de Ryswick fut signé le 20 septembre 1697. Il avait été précédé de longs pourparlers pendant lesquels les négociants français, prévoyant enfin une paix durable, s'employèrent à reconstituer leurs entreprises et à d r e s s e r le plan de leurs opérations. Le royaume disposait alors de vastes marchés extérieurs, mais la plupart d'entre eux avaient été concédés à des compagnies p r i vilégiées. Deux raisons justifiaient cette politique : le gouvernement monarchique estimait que bien peu de particuliers étant en état de faire les f r a i s des expéditions lointaines et d'en attendre les retours, il était nécessaire de laisser l'exclusivité de ces entreprises à des groupements de capitalistes assez puissants pour en a s s u r e r le succès. P a r ailleurs, considérant que l'activité de ces marchands sur les m e r s et dans les colonies était susceptible d'engager inopinément le destin de l'Etat, il entendait dans la toute mesure possible contrôler leurs initiatives, et le plus sûr moyen d'y p a r venir était de les grouper dans de grandes compagnies sur lesquelles il avait droit de regard par ses "inspecteurs" et par les actionnaires qu'il y faisait entrer. A la fin de 1696, les marchés d'Extrême-Orient restaient inclus dans le privilège de la Compagnie des Indes orientales, r e constituée par Colbert en 1664 et qui, en dépit des difficultés qui l'avaient obligée à interrompre ou à sous-traiter ses expéditions, ne semblait nullement disposée à renoncer à ses prérogatives. La côte méditérranéenne du Levant et du Prôche-Orient, géographiquement peu accessible aux a r m a t e u r s du Ponant, était le domaine exclusif de Marseille. Une compagnie privilégiée : la Compagnie du Levant, également reconstituée par Colbert en 1678 avec le concours de capitaux languedociens, s'en était a s s u r é le monopole jusqu'en 1685, date à laquelle lui avait été substituée une nouvelle Compagnie de la mer Méditerranée formée de négociants
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Les portiers de l'Occident
de Marseille (1). Le commerce de Barbarie avait été concédé à une "Compagnie d'Afrique" ou du "Bastion de F r a n c e " créée en 1694 par des négociants de P a r i s , Marseille et Bayonne et qui avait passé avec le dey d'Alger un traité lui assurant le monopole du corail, des laines, des cuirs et des suifs sur différents points de la côte (2). Le commerce des îles f r a n ç a i s e s d'Amérique, de la Guyane, du Canada, ainsi que la traite des noirs sur la côte occidentale d'Afrique avait été concédé par un édit de mai 1664 à la Compagnie des Indes occidentales qui comptait parmi ses principaux actionnaires : Georges de Pellissary, d'une famille réformée d'origine italienne dont une branche était à Genève; le f e r m i e r général F r a n çois Berthelot qui devait faire sa fortune dans les poudres; Dalibert, associé de Pennautier, t r é s o r i e r de la Bourse des états du Languedoc; Victor Bauyn et Guillaume Mesnager; Turenne et Colbert y avaient p r i s personnellement intérêt ainsi qu'un intendant encore peu connu nommé Chamillart. Deux f i r m e s hollandaises : Henry d'Amsterdam et Claes Jansten van der Muyden y étaient également représentées. En décembre 1674 le roi "voulant accorder à tous ses sujets libre négoce du Canada et des Iles d'Amérique" avait révoqué le privilège de la compagnie et ordonné la réunion aux domaines de la couronne de ses t e r r e s et de ses droits, mais le commerce libre avait peu profité de cette mesure. Pour les besoins de sa liquidation, la Compagnie s'était survécue en la personne de ses directeurs : Bellinzani, ancien commis de Colbert; Guillaume Mesnager et, dans les p r e m i è r e s années, Daulier, ancien diplomate jadis capturé par les barbaresques et demeuré deux ans en esclavage, mués en régisseurs pour le compte du roi. Le 25 mai 1675, le roi avait donné à f e r m e pour sept années à un sieur Jean Oudiette, prête-nom d'un groupe f o r m é par les sieurs Carrel, de Lagny, Parent et Ceberet, tous les droits qui avaient appartenu à ladite compagnie y compris ceux du Canada, à quoi on avait joint la faculté de vendre seul le castor en France. Le commerce des peaux constituant pratiquement le seul négoce du Canada, la nouvelle "ferme du domaine d'Occident" se trouvait donc y jouir d'un véritable monopole. Elle l'avait sous-affermé aussitôt à un sieur La Chesnaye, habitant du Canada qui ne pouvant l'exploiter seul avait pris pour associés Berthelot et Daulier, anciens actionnaires de la Compagnie des Indes occidentales, Carrel et de Lagny de la f e r m e Oudiette et deux nouveaux venus, Mathé de Vitry et Pallu du Ruau; ce dernier était issu d'une famille o r i ginaire de Tours et son f r è r e François Pallu, un des fondateurs des Missions étrangères, était premier évêque f r a n ç a i s de la Chine
L'empire interdit avec le titre de "vicaire du Saint-Siège apostolique dans le pays du Tonkin et province de la Chine adjacente dudit pays de Tonkin avec l'administration générale de toutes les autres provinces de l ' E m pire de Chine et des royaumes circonvoisins". La sous-ferme du Canada en 1680, avait été r e p r i s e par la f e r m e Oudiette (dans laquelle les intéressés des deux exploitations semblent s ' ê t r e regroupées), dont la durée fut prorogée jusqu'au 1er juillet 1685 et qui continua d'exploiter à titre exclusif le commerce de castor au Canada (3). Avant même l'éclatement de la Compagnie des Indes occidentales, la traite des esclaves sur la côte d'Afrique avait été concédée le 11 novembre 1673 et pour une durée de 30 ans à un groupe de Rouen représenté par les sieurs Egrot, François et Raguenet qui l'exploitaient sous le nom de "Compagnie du Sénégal". Les seules t e r r e s lointaines encore ouvertes au commerce libre étaient les petites î l e s des Antilles, chèrement a r r a c h é e s aux Caraibes : Sainte-Lucie, La Martinique, La Dominique, La Guadeloupe, Saint-Christophe, Saint-Thomas; mais d'autres problèmes faisaient obstacle à leur développement. Avant la création de la Compagnie des Indes occidentales, ces îles avaient été concédées à diverses compagnies qui les avaient vendues à des particuliers; c'est ainsi que l'île Saint-Christophe était tombée dans le patrimoine de l ' o r d r e de Malte, héritier du commandeur de Poincy et que la Guadeloupe était la propriété d'un sieur Houel. Ces propriétaires avaient développé la culture de la canne à sucre; n'étant guère reliés à la métropole que par un vague lien de suzeraineté, ils avaient p r i s l'habitude de céder leurs productions aux Hollandais, dont les vaisseaux venaient mouiller dans leurs ports, qui les fournissaient en subsistance et en matériel, et étaient toujours preneurs de s u c r e s bruts qu'ils traitaient dans leurs raffineries de Flessingue ou de Middlebourg et réexportaient dans toute l'Europe (4). Pour lutter contre cette concurrence étrangère, Colbert avait favorisé la création de raffineries dans les îles avec faculté de vendre directement à l'étranger. C'est à cette occasion que les colons avaient commencé à faire appel à la main-d'œuvre noire. Mais le développement des raffineries coloniales n'avait pas tardé à provoquer une réaction des raffineries métropolitaines, qui, tout en s'entendant pour acheter à bas prix le sucre brut, avait inspiré au gouvernement une législation strictement prohibitive pour ce qui concernait les sucres raffinés. Le 18 avril 1682, le roi "informé" que l o r s de ses précédents a r r ê t s il n'y avait qu'un t r è s petit nombre de raffineries "auxdites
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Les portiers de l'Occident
îles en sorte que les habitants envoyaient leurs mascouades en France pour les f a i r e raffiner dans les raffineries établies dans le royaume et profitaient eux-mêmes du bénéfice qui se trouvait au lieu qu'à présent il a esté établi un grand nombre de raffineries dans lesdites îles par divers particuliers ce qui fait un préjudice considérable aux droits de Sa Majesté", fixait pour deux ans, à 8 livres du cent pesant les droits sur les sucres raffinés entrant dans la métropole, 6 livres devant être réglées aus f e r m e s générales et 2 à la f e r m e Oudiette, concessionnaire des anciens droits de la Compagnie des Indes occidentales. Cette législation fut aggravée par un a r r ê t du 21 janvier 1684 défendant à tous sujets ou habitants des t l e s françaises d'établir à l'avenir de nouvelles raffineries et par un a r r ê t du 20 septembre maintenant le droit de 8 livres par cent pesant, autant et si longtemps qu'il plaira à Sa Majesté. Les habitants des iles tentèrent de tourner cette législation en traitant leurs sucres bruts avec des t e r r e s importées de la région de Rouen, puis qu'ils trouvèrent sur place, dans l'habitation des F r è r e s prêcheurs à La Guadeloupe et en exportant des sucres " t e r r é s " au lieu de sucres raffinés, mais ces détours n'entravaient pas moins les échanges entre la métropole et ses lointaines colonies et en tout état de cause ces l i e s étaient de superficies trop r e s treintes et trop peu peuplées pour pouvoir absorber utilement le s produits du royaume. Ainsi au moment où prenait fin une longue série de guerres, le commerce libre partiellement délivré de la concurrence hollandaise mais encore privé de débouchés était-il tenté de porter ses regards v e r s les marchés extérieurs. L'Empire espagnol d'Amérique ouvrait ses portes sur la côte océane et seuls les navires de Sa Majesté Catholique avaient accès dans ses eaux. Tous les négociants et a r m a t e u r s de la chrétienté convoitaient cet immense marché où, deux fois l'an, les grands voiliers groupés en "flotte" ou en "galions" portaient les denrées et les produits manufacturés, emmagasinés dans les entrepôts de Cadix et d'où ils ramenaient en barils de piastres, pignes ou réaux, ou encore, en b a r r e s et lingots "le t r é s o r " dont le sort tenait en haleine les grandes places du monde. Maintenus à l'écart de cet Eldorado, les marins et colons de France, de Hollande et d'Angleterre s'étaient péniblement implantés aux Antilles et, postés sur ces lies, semées en arc de cercle au large de l'isthme, ils restaient à l'affût des t e r r e s interdites. En France, l'esprit de conquête et d'aventure s'étaient plus
L'empire interdit
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particulièrement manifesté au sein de deux groupes d'hommes dont les objectifs étaient assez distincts. Navigateurs intrépides, rebelles à toutes sortes de disciplines, les Malouins qui composaient le p r e m i e r groupe étaient depuis longtemps en quête de t e r r i t o i r e s d'où, en contrepartie de leurs toiles de Bretagne et autres produits amenés dans leurs entrepôts, ils pourraient rapporter les richesses des t r o piques. Certains d'entre eux avaient déjà leurs magasins à Cadix et ils s'impatientaient de voir leurs cargaisons confiées à des capitaines espagnols et inspectées par les agents de la Contratation. Les négriers constituaient le second groupe. Originaires de différents ports et plus particulièrement à cette époque, de la Rochelle, de Dieppe, de Rouen, du Hâvre, parfois de Saint-Malo, souvent même des villes de l'intérieur, ils s'attachaient depuis plusieurs années, à la faveur des g u e r r e s continentales, à disputer aux Hollandais et aux Anglais les sites de traite de la côte d'Afrique en vue de fournir la main-d'œuvre aux exploitations et aux raffineries des Antilles et d'en ramener, outre le sucre, le café, l'indigo, le tabac. Ces deux groupes souhaitaient f o r c e r les portes des colonies espagnoles d'Amérique : le premier pour y porter ses marchandises; le second pour y livrer ses esclaves. Ils ne disposaient toutefois que de moyens réduits : généralement f o r m é s de négociants d'un même port, ils ne parvenaient pas à rassembler des capitaux suffisants pour mener à bien leurs propres entreprises. Quant aux pouvoirs publics, il ne leur avaient témoigné jusqu'à ce jour qu'une tolérance un peu réticente, soit qu'ils fussent sollicités par d'autres problèmes, soit qu'ils aient redouté les conséquences de leurs initiatives. C'est alors que dans le même temps, ces deux groupes se virent o f f r i r le concours d'un cercle de capitalistes qui comptaient parmi les plus puissants du royaume et l'appui d'un ministre particulièrement hardi : Louis de Pontchartrain.
Chapitre II LE SCION OCCITAN
Ce n'est pas dans un port de mer mais dans les cités marchandes du Languedoc que le colonialisme français allait trouver ses p r e m i e r s grands commanditaires. Réuni à la couronne en 1361 le "Comté de Toulouse" avait conservé un certain nombre de privilèges. Il était notamment stipulé que le roi n'imposerait à la province aucune taille sans le consentement des états du Languedoc qui s'assemblaient tous les ans sous la présidence de l'archevêque de Toulouse, président né, et où siégeaient outre les représentants du clergé et les barons, vingtdeux consuls de Ville et les capitouls de chaque diocèse. Ces b o u r geois étaient ordinairement r e c r u t é s parmi les négociants et manufacturiers du midi et plus particulièrement parmi ceux qui avaient donné quelque lustre à l'industrie lainière implantée dans la région depuis la fin du 13e siècle. En rapports constants avec l'Espagne qui leur fournissait des laines, avec le Levant où ils exportaient leurs produits, avec les banquiers italiens de Gênes, de Livourne et de Rome, souvent intéressés à leur négoce, ils avaient une p r a tique déjà fort évoluée du commerce international. Eprouvé par les guerres franco-espagnoles de la p r e m i è r e moitié du siècle, ce commerce avait r e p r i s vigueur grâce à la protection de Colbert. L'é limination de la concurrence protestante, consécutive à la révocatioi de l'édit de Nantes et aux persécutions qui l'avaient accompagnée, avait permis à ceux qui restaient de développer leurs entreprises. La famille Reich de Pennautier était sans doute la plus puissante de cette province (5). Etablie depuis plusieurs siècles à Carcassonne, elle prétendait descendre d'un ancêtre germain (Reich ou Rech) venu avec Charlemagne combattre les Sarrazins. Elle accumulait depuis des générations les charges municipales et provinciales de consul, t r é s o r i e r de la bourse des états, t r é s o r i e r des réparations de la province, sans c e s s e r semble-t-il de s'intér e s s e r au commerce et notamment au tissage de draps. 'Déjà au 16e siècle un P i e r r e Reich avait épousé une demoiselle Françoise de Saptes dont le patronyme r e s t e attaché à l'une des plus impor-
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tantes manufactures de la région, et un mémorialiste anonyme écrit de lui : "Ce P i e r r e quoy qu'il eust de grands moyens et de grandes commodités, de beaux offices et place noble qu'il s'était lui-même acquis ne se dédaignait-il pas de se qualifier de marchand et il a fait travailler au lanifice tant qu'il a v é c u . . . " Son a r r i è r e petit-fils, P i e r r e Louis Reich de Pennautier avait été pourvu dès l'âge de seize ans de la charge de t r é s o r i e r de la Bourse des états du Languedoc à laquelle il ajouta à la fin de 1669 celle de receveur général du clergé de France. Ces deux fonctions faisaient de lui le teneur de fonds de deux organismes "Les Etats de Languedoc" et "l'Assemblée du clergé" dont les "dons gratuits" constituaient une des r e s s o u r c e s les plus sûres du T r é s o r royal et dont le crédit pouvait le plus utilement se substituer à celui assez obéré de l'Etat. En relations avec la banque de Gênes, ne craignant pas d'obliger de sa bourse les membres du clergé qui se trouvaient dans le besoin, il bénéficia t r è s vite de la protection du cardinal de Bonzy, président né des états du Languedoc qui contribua à l'accréditer dans sa nouvelle charge. Confident et conseiller de Colbert qui le fit entrer dans les manufactures royales de draps du Languedoc, dans la Compagnie du Levant (6), dans la Compagnie des mines et fonderies du Languedoc, dans l'entreprise de déssèchement des m a r a i s d'Aigues-Mortes, dans l'entreprise du canal du Midi pour laquelle il fit à Riquet des avances considérables, Reich et Pennautier était dans le troisième quart du siècle un des principaux financiers du royaume. Une curieuse tradition de fronde pesait sur cette famille. Bernard Reich de Pennautier, père de P i e r r e Louis, avait été le protégé du maréchal de Montmorency, gouverneur de la province. Après la victoire de Richelieu et l'éxécution du maréchal, on lui en avait vivement fait grief et il avait dû abandonner momentanément la charge de t r é s o r i e r général des Finances de la Généralité de Toulouse qu'il avait acquise quelques années auparavant. En 1676, P i e r r e Louis Reich de Pennautier avait été, dans des c i r constances assez étranges, impliqué dans le procès delà Brinvilliers; il comptait semble-t-il parmi ses amis fort intimes, le sieur Godin de Sainte-Croix, amant de la marquise et instigateur de ses crimes, et il avait par son entremise et non sans mystère, consenti quelqu'avance de fonds à la célèbre empoisonneuse dont on prétendait également qu'il avait obtenu les faveurs. Après l'exécution de la marquise, une dame Hanyvel de SaintLaurent avait accusé Pennautier d'avoir fait administrer du poison à son mari pour s ' e m p a r e r de la charge de receveur du clergé qui lui était promise. Il fut également accusé d'avoir provoqué la mort de son propre beau-père, le sieur Lesecq et celle d'un sieur
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Matharel t r é s o r i e r des états de Bourgogne (7). Après un court séjour à la Bastille où on lui fit les honneurs du cachot de Ravaillac et une information menée avec quelque complaisance, Pennautier fut acquitté. Colbert, le cardinal de Bonzy et l'archevêque de P a r i s , Harlay de Champvallon étaient intervenus efficacement en sa faveur. Il reprit alors, sans gêne apparente, l'exercice de ses div e r s e s charges (8). C'est quelques années plus tard qu'on le voit en rapport avec un banquier de Toulouse, Antoine Crozat, dont l'ascension paraît avoir sensiblement concordé avec l'éclipsé de son protecteur. Antoine Crozat (9) était le fils d'un marchand détaillantd'Albi, prénommé Guillaume, et d'une dame Marguerite Boissonade dont le père était de Chivac p r è s de Mende. Banquier à Toulouse, il y avait rapidement fait fortune et en 1654 était déjà pourvu des seigneuries de Préserville et Barthecave, en Lauraguais. Son orgueil lui avait valu quelques mécomptes. M. de Bezons, intendant du Languedoc l'avait en 1657 condamné comme usurpateur de noblesse à 100 livres d'amende pour s ' ê t r e fait passer, pièces falsifiées en mains, pour descendant de "Noble Estienne Crozat, en son vivant conservateur pour le Roi de la Vicomté de Creissels". Six ans après il n'en était pas moins désigné comme capitoul de Toulouse, charge qu'il devait à nouveau occuper en 1683. Sept ans plus tard il avait la charge de receveur de tailles du diocèse de Lavaur et deux ans après, celle de receveur du diocèse d'Albi. En février 1684, on le trouve installé à P a r i s , rue Coq-Héron en l'hôtel de Pennautier où il recevait, des syndics généraux des états du Languedoc, pouvoir de rembourser "les capitaux de leurs dettes" aux créanciers qui les réclameraient et à cet effet, d'emprunter aux meilleures conditions, avec faculté de passer tous contrats d'obligations et constitution de rente. Le 12 février 1684 il constitue, moyennant 12 000 livres, une rente annuelle et perpétuelle de 666 livres 4 sols 3 deniers (au denier 18) à un sieur Guillaume Raynal, maître à danser du dauphin et de la dauphine, et à la demoiselle Pasquinat sa femme. Deux ans plus tard, il traite semblable opération avec François de Rohan, prince de Soubise, lieutenant général des a r m é e s du roi (10).
De son second mariage avec une dame Catherine de Saporta, fille de Rigal de Saporta, avocat à Toulouse et capitoul, et de Gabrielle Rossignol, Antoine avait eu trois fils et une fille. L'ainé des fils Antoine II vint s'établir banquier à P a r i s , rue des Bourdonnais et il fut bientôt le correspondant des capitalistes du Midi, celui des états du Languedoc, et de leur t r é s o r i e r Pennautier. Dès
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la fin de 1684, celui-ci lui donne procuration pour traiter diverses opérations en son nom, et quelques années plus tard, il confie à son f r è r e c a d e t , P i e r r e Crozat, alors âgé de vingt-cinq ans - sujet apparemment plus brillant que son f r è r e dont il fut le collaborateur et souvent l'inspirateur - le soin d'emprunter les fonds destinés à couvrir le don gratuit de 5 500 000 livres voté par le clergé dans son assemblée de 1690. C'est vers la même époque qu'Antoine II acquiert la charge de receveur général des finances de Bordeaux. Sans doute était-il dans le destin des Crozat de f a i r e c a r r i è r e dans le sillage des présumés empoisonneurs, car leur second protecteur ne fut autre que le chevalier de Lorraine, favori de Monsieur, accusé par la Palatine et par quelques autres, d'avoir p a r ticipé à l'empoisonnement d'Henriette d'Angleterre. Chevalier de Malte, bien qu'il n'ait pas fait profession dans l'ordre, Philippe de Lorraine, grâce à la protection de Monsieur, n'avait pas été pourvu de moins de quatre abbayes dont il était "commendataire" : Saint-Jean des Vignes de Soissons, Saint-Benoitsur-Loire, Saint-Père de Chartres et la Trinité de Thiron. L'administration de ces bénéfices exigeait parfois le concours de quelques conseillers temporels et le chevalier de Lorraine avait eu à cet effet, recours à un sieur François Le Gendre, financier toulousain qui avait consenti d'importantes avances à la Compagnie des Indes occidentales et devait accéder, comme Crozat et Sa porta à la dignité de capitoul. En juin 1690, Antoine II Crozat épouse la fille de François Le Gendre et lors du contrat de mariage qui fut passé le 11 juin, la jeune promise reçut de son père une dot 100 000 livres "outre laquelle dot Mond. Sr. prince de Lorraine, en considération du mariage et p o u r d o n n e r d e s m a r q u e s d e l ' e s t i m e q u ' i l a p o u r l e s i e u r L e G e n d r e et s a f a m i l l e a donné et donne par ces présentes par donation entre vifs et irrévocable à ladite demoiselle Marie Marguerite Le Gendre, future épouse acceptante, la somme de 50 000 livres que Son Altesse à présent fait payer comptant et délivre à la vue des notaires soussignés en louis d'or louis d'argent et monnaie, le tout au sieur et demoiselle futurs époux qui reconnaissent avoir reçu ladite somme, dont eux et lesdits sieur et dame Le Gendre remercient son Altesse (11). " Le chevalier de Lorraine devait procurer aux jeunes époux la faveur de Monsieur qui d'ailleurs plus d'un an auparavant, en f é v r i e r 1689, était déjà en rapport d'affaires avec Crozat et qui vint honorer de sa signature le contrat de mariage, ainsi que l ' a r c h e vêque de P a r i s , François de Harlay et Reich de Pennautier qui représentait le père absent et sans doute malade (2). Huit ans après l'union des Crozat et des Le Gendre, la posi-
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tion de la famille à la cour des ducs d'Orléans sera encore renforcée par le mariage, célébré en mai 1698, de la seconde f i l l e de François Le Gendre avec Louis Doublet " t r é s o r i e r général des maisons et finances de Monsieur, f r è r e unique du Roi". Les Doublet étaient originaires de Vendœuvre p r è s de Troyes. Nicolas, dont ils descendaient, avait été dans la seconde moitié du 16e siècle un avocat célèbre du Parlement de P a r i s . Tandis que la brancheainée qui devait se transmettre de père en fils le prénom de Nicolas et ajouter à son patronyme, le nom de sa seigneurie de Persan, s ' i l lustrait dans les charges de finances, la branche cadette s'attachait à la fortune des ducs d'Orléans. Le premier, Louis Doublet, fils cadet de l'avocat, après avoir fait un stage de commis chez Guenegaud, t r é s o r i e r de l'épargne, avait occupé la charge de t r é s o r i e r du duc d'Orléans. Son fils Louis - qui devait épouser la fille de François Le Gendre - avait r e p r i s la charge de son père des mains d'un sieur Joachim Seiglière sieur de Boisfranc qui l'avait exercée dans l'intervalle en s'y faisant beaucoup d'ennemis. Ce second Louis Doublet fut un des collaborateurs intimes du duc d'Orléans; futur régent, qui le nomma secrétaire de ses commandements et le fit désigner sous sa régence comme secrétaire des commandements du roi et de son cabinet. Cette collaboration devait se poursuivre dans la génération suivante et le fils de ce Louis Doublet suivra en Espagne, toujours comme secrétaire des commandements, la petite reine Louise Elisabeth , fille du Régent et femme de Louis 1er, fils et successeur éphémère de Philippe V (12). L'influence du groupe familial ainsi constitué ne devait cesser de grandir à la cour d'Orléans. Les Crozat en particulier deviendront non seulement les familiers et les conseillers, mais aussi, les banquiers de Monsieur et surtout de son fils. En 1704 et 1708, Antoine II Crozat est en relations d'affaires avec Guillaume Dubois, ancien précepteur du jeune prince, futur cardinal et premier ministre. En 1707, c'est Mlle de Céry, future comtesse d'Argenton, m a i t r e s s e toute-puissante de Philippe d'Orléans et comblée de ses bienfaits, qui lui délivre quittance (13). C'est par l'entremise de leur compatriote François Le Gendre que les Crozat avaient été introduits à la cour des ducs d'Orléans et s'étaient acquis la protection des princes de sang. C'est t r è s vraisemblablement sur l'intervention de deux autres toulousains qu'ils entrèrent en relations avec des personnages tout aussi puissants et non moins singuliers que Monsieur et son giton, et qui allaient leur apporter, cette fois, l'appui, non négligeable du parti des bâtards. Louis Joseph de Vendôme, a r r i è r e - p e t i t - f i l s de Henri IV et de Gabrielle d ' E s t r é e s , vivait entre deux campagnes, r e t i r é dans
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son château d'Anet où il s'abandonnait sans contrainte à sa paresse, à sa goinfrerie et à ses gôuts socratiques. Son f r è r e cadet, Philippe, Grand Prieur de Malte, ne le lui cédait en rien sur ces différents chapitres, excepté le dernier, car on lui prêtait, avec plus ou moins de générosité, un certain nombre de m a î t r e s s e s (14). Louis Joseph avait pour t r è s intime ami et secrétaire de ses commandements, le toulousain Jean Galbert de Campistron, auteur dramatique à succès, longtemps lié avec le comédien Raisin, ancien protégé de la duchesse de Bouillon et du prince de Conti, et qui lui aurait été présenté en 1686 par Racine en vue de composer un divertissement à l'occasion de la visite du dauphin à Anet. Le spectacle "Acis et Galathée" avait connu un certain succès, l'auteur plus encore et le duc de Vendôme, après l'avoir attaché à sa p e r sonne, l'avait fait pourvoir du poste de secrétaire général des galères, dont il était lui-même général (15). Dans le même temps, le Grand P r i e u r Philippe de Vendôme avait pour secrétaire de ses commandements un autre toulousain, contemporain de Campistron et doué, comme lui, pour l'art dramatique : Jean Palaprat de Bigot. Cet homme de lettres avait eu une jeunesse brillante et tourmentée. Issu d'une famille de robe, Palaprat avait été élu capitoul dès l'âge de vingt-cinq ans, en 1675. Neuf ans plus tard, il avait été désigné comme chef du consistoire et préfet des sept édiles. Brouillé avec sa famille, il s'était rendu à Rome où il s'était lié avec un illustre réformé, David Augustin Brueys, avocat de profession, mais théologien de goût, qui s'était fait fort de réfuter Bossuet et finit par être converti par son puissant adversaire. Les deux hommes revinrent en France, où abandonnant les spéculations théologiques pour l ' a r t dramatique, ils composèrent plusieurs oeuvres à succès, dont une " F a r c e de l'avocat Pathelin". Palaprat s'établit auprès du grand prieur à qui il s ' a dressait avec une arrogance qu'on semblait lui pardonner mais qui surprenait son entourage. Ces deux toulousains présentèrent sans doute leur compatriote Antoine Crozat (de cinq ans plus jeune qu'eux) au duc de Vendôme et lorsqu'en avril 1699, Louis XV décida de mettre un peu d'ordre dans les affaires de ses turbulents cousins, c'est à Crozat que sur la recommandation de Pontchartrain, il confia l'intendance de leur maison. De ce jour, le financier devint un des plus intimes amis du duc qui venait f a i r e de longs séjours dans son château de Clichy où il était comme chez lui. C'est le duc de Vendôme qui, en 1707, procurera aux Crozat une union retentissante en donnant pour époux à Marie Anne, fille d'Antoine, alors âgée de douze ans son propre cousin le comte d'Evreux, troisième fils de Godefroy, duc de Bouillon, grand
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chambellan de France et de Marie Anne Mancini, sœur de sa m è r e . Le double parrainage de Monsieur assisté du chevalier de Lorraine, et des f r è r e s Vendôme, situait le groupe Crozat dans un climat un peu particulier. Les sectes sodomites exerçaient à la cour de Louis XIV et jusque dans l'entourage de Monseigneur, fils du roi, une influence politique assez ténébreuse que certains prétendaient rattacher au "rite templier". Depuis le milieu du siècle, l'épopée et la fin t r a gique des chevaliers de l ' o r d r e du Temple suscitaient un grand mouvement d'intérêt. Un érudit, du nom de P i e r r e Dupuy, d'une famille judiciaire originaire de Saint-Galmier, imprégné d'idées gallicanes, avait publié en 1654 une "Histoire de la condamnation des templiers". En 1664, le comte François de Pagan fit paraître une histoire de son lointain ancêtre Hugues de Pagan ou de Payns, fondateur et grand maitre de l'ordre; en 1682 parut une "Histoire des croisades" par le père Maimbourg, rééditée en 1685. Cette évocation parut marquer profondément les cercles qui, d'après le marquis de Sourches, avaient en 1682, fait de la cour une "petite Sodome" (16). Aux dires de Bussy Rabutin, il s'était constitué, sans doute v e r s les années 70, une société secrète qui avait adopté les f o r m e s d'un ordre de chevalerie et dont les memb r e s juraient de bannir tout commerce avec les femmes. L'ordre était divisé en quatre classes, chacune dirigée par un grand prieur; au nombre des affiliés, figurait le cousin de Louvois, Gabriel de Castagnet, chevalier de Tilladet : "On convint que les chevaliers porteraient une croix entre la chemise et le justaucorps et où il y aurait, élevé en bosse, un homme qui foulerait une femme au pied à l'exemple des croix de Saint-Michel où l'on voit que ce saint foule aux pieds le démon. " Deux princes, sans doute le comte de Vermandois, fils du Roi et de la duchesse de la Vallière, alors âgé de quatorze ans, et le prince de La Roche-sur-Yon, second fils du prince Armand de Conti (dont il reprendra le titre après le décès de son aîné) auraient été intronisés dans l ' o r d r e (17). Le dauphin lui-même aurait à peine éludé les sollicitations dont il avait été l'objet (18). L'affaire fit grand scandale. Le Roi dispersa la société qu'on appelait "une petite résurrection des templiers" (19) en exilant successivement ceux qui s'y étaient le plus compromis. Le prince de la Roche-sur-Yon fut envoyé à Chantilly, chez son oncle Condé; le prince de Turenne et le marquis de Créqui furent également éloignés, ainsi que M. de Saint-Maure, compagnon du dauphin; le duc de Gramont dut sans doute à sa qualité de gouverneur du Béarn d'échapper à une telle mesure mais le marquis de Louvois ne put épargner l'exil à son cousin Tilladet.
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En 1705, le fils de Monsieur, Philippe duc d'Orléans aurait reconstitué la société dans un dessein politique. A cette fin il aurait fait rédiger par un jésuite italien, le père Bonanni, une charte de transmission tendant à prouver que la chaîne des grands maîtres s'était perpétuée sans interruption depuis le chevalier Jean Marc Larmenius de Jérusalem qui aurait reçu l'investiture de Jacques de Molay jusqu'à Jacques Henry de Durfort, duc de Duras, compagnon de Condé, dont le futur Régent se proclamait successeur (20). Les statuts généraux de l ' o r d r e auraient été a r r ê t é s dans un convent général tenu à Versailles le 25 m a r s 1705 (21). D'après Clavet, "Cette association dans un but politique qui n'est pas bien expliqué, entreprit dès l'origine de se faire reconnaître en la qualité qu'elle prenait par l ' o r d r e du Christ établi en Portugal et qui formait dans ce pays sous un nom différent la continuation de l ' o r d r e des Templiers. A cet effet, deux de ses membres se rendirent à Lisbonne et ouvrirent une négociation avec l ' o r d r e du Christ. Le roi Jean V qui en était le grand maître fit é c r i r e à son ambassadeur à P a r i s , don Luis da Cunha pour avoir des renseignements sur les impétrants et sur les t i t r e s dont ils étaient possesseurs. Le diplomate portugais en demanda au duc d'Elbeuf et transmit un rapport à Jean V. Aussitôt qu'il en eut p r i s connaissance, ce prince donnades o r d r e s pour qu'on a r r ê t a i les deux envoyés français. L'un d'eux s'évada et trouva un refuge à Gibraltar, mais l'autre ne fut pas aussi heureux et après avoir été retenu prisonnier pendant deux ans fut jugé, déporté à Angola en Afrique où il mourut (22). " Il faut en tout cas rappeler que l ' o r d r e de Saint-Jean de J é r u salem était dévolutaire des biens de l ' o r d r e du Temple, et qu'en sa qualité de grand prieur de France, Philippe de Vendôme (dont Crozat gérait la fortune) régnait sur l'enclos du Temple et sur tous les anciens domaines de l'ordre condamné. Il aura pour successeur dans sa charge le chevalier d'Orléans, fils du Régent et de Mme d'Argenton. Les grands seigneurs libertins autour de qui s'était Les grands seigneurs libertins autour de qui s'était formé le groupe colonial, le marqueront de leur empreinte, alors que c e r tains milieux coloniaux, dans les domaines d'Occident par exemple, subiront l'influence des missions étrangères d'ailleurs également de souche toulousaine (23), le groupe de Crozat sera, surtout au temps de Choiseul (qui épousera la petite-fille d'Antoine Crozat) imprégné d'une teinte de gallicanisme et même de "philosophisme" Ainsi les deux formations seront-elles guidées, non par les principes mais par les circonstances, v e r s des positions différentes et souvent opposées. Diverses circonstances, et notamment au 18e siècle la retentissante affaire du père Lavalette et les luttes parlementaires, cristalliseront cette opposition.
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Au puissant groupe qui se constituait, il fallait non seulement des protections en cour, mais un ministre décidé à favoriser ses desseins. Crozat et ses amis trouvèrent mieux. Les Pontchartrain (24), qui à la mort de Colbert de Seignelay devaient prendre le contrôle de l'économie française et donner naissance à une lignée dont l'influence se f e r a sentir pendant trois règnes, n'étaient pas seulement prêts à tendre l'oreille aux suggestions de capitalistes entreprenants. Ils étaient déterminés à prendre l'initiative, à les diriger, et ce qui était peut-être moins de nature à leur plaire, à les contrôler. Originaire de Blois, les Phelypeaux occupaient depuis plusieurs générations les hautes charges de la monarchie, mais une de leur branche était tombée dans une demi disgrâce depuis que Louis Phelypeaux de Pontchartrain, conseiller au Parlement, délibérant dans l'affaire Fouquet, avait opiné pour une simple peine de bannissement. Son fils, alors âgé de vingt-et-un ans se serait mis à genoux devant son père "pour le conjurer de ne pas se déshonorer et toute sa famille par un avis de mort" ajoutant qu'il était prêt "à quitter sa robe si ce déplaisir lui venait". Cet acte d'indépendance n'avait bénéficié ni au père ni au fils. Ce dernier demeuré simple conseiller, se vit r e f u s e r la p e r mission de reprendre la charge de son père à la Cour des comptes et demeura modestement à l'hôtel paternel, même après son m a riage avec Marie de Maupéou, fille d'un président de la Chambre des requêtes "grosse femme t r è s laide et d'une laideur ignoble et g r o s s i è r e " ainsi que la décrit galamment Saint-Simon. "Je lui ai oui dire bien des fois, écrit le mémorialiste du jeune Louis de Pontchartrain qui fut son ami, que son château en Espagne était d ' a r r i v e r avec l'âge à une place de conseiller d'honneur au P a r l e ment et d'avoir une maison dans le cloitre Notre-Dame" (lieu de retraite des magistrats et des gens d'esprit) (25). Cependant, revêtu de la charge de P r e m i e r Président au Parlement de Bretagne qu'il avait été autorisé à acquérir en 1675, Louis de Pontchartrain devait à cette occasion entrer en relations avec les représentants des négociants et des a r mateurs qui constituaient les Etats. Il devait être tenu parfaitement au courant des besoins et surtout des possibilités des uns et des autres notamment des négociants de Saint-Malo et de Nantes. La faveur, puis le mariage présumé de Mme de Maintenon q u ' i l aurait conseillé dans l'administration de Saint-Cyr devaient donner un rapide essor à sa c a r r i è r e (26). Le 27 avril 1687, il était intendant de Finance et le 20 septembre 1689, il remplaçait Le Peletier au contrôle général; le 8 no-
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vembre 1690; il était ministre et secrétaire d'Etat à la Marine et écrivait à cette occasion au président de Harlay une lettre empreinte de cette douce philosophie qui semble être le propre d e cette famille et qui se marie assez curieusement à une volonté obstinée et parfois implacable : "Vous êtes accoutumé à être surpris sur mon sujet, voici le comble de votre surprise. Le Roi vient de me faire ministre et secrétaire d'Etat avec la Marine. Renoncez à un ami aussi heureux d'une félicité temporelle, mais conservez lui votre cœur et votre amitié lorsqu'il lui a r r i v e r a malheur, car je ne vois rien à attendre pour lui que de tomber. " Il ne devait tomber que beaucoup plus tard, après la fin du règne. En 1699, promu chancelier de France, il laissait le s e c r é tariat de la Marine à son fils J é r ô m e qui avait cette charge en survivance depuis six ans. Le groupe des beaux esprits toulousains avaient un large accès auprès des Pontchartrain : Jérôme, le jeune ministre de la Marine avait eu comme précepteur l'abbé de Tourreil, fils du procureur général au parlement de Toulouse né dans cette ville la même année que Campistron et qui comme ce dernier s'était illustré en littérature - non point toutefois par des pièces légères - mais par une traduction un peu pompeuse de Démosthène. Quant au tandem Campistron-Palaprat il comptait au nombre des plus fidèles agents de renseignements du ministre de la Marine (27). Les Crozat ne devaient donc avoir nulle peine à se f a i r e ouvrir les portes des bureaux où avaient également accès les négociants bretons connus du ministre au temps de sa p r e m i è r e Présidence. T r o i s p r e m i e r s commis entretenaient avec habileté, et conformément d'ailleurs aux usages à l'époque, les liens entre l'administration et le capitalisme privé : Charles de Salaberry, Joseph de la Touche et Michel Bégon.
Chapitre III L'AILE DU PONANT
Le plan malouin de pénétration en Amérique espagnole avait pour auteur deux négociants : Jean Jourdan de Grouée et Noël Danycan de l'Espine, dont le second seul était originaire de Saint-Malo. Bien qu'ils soient r e s t é s liés d'affaires pendant fort longtemps, les deux hommes étaient de caractère parfaitement dissemblables. Jourdan, établi à P a r i s était entreprenant, imaginatif, aussi apte à s'insinuer dans les bureaux d'un ministère qu'à f a i r e front aux orages d'une assemblée générale, mais totalement dénué de sens pratique et parfaitement dédaigneux des arides problèmes comptables. Danycan de l'Espine - qui selon la coutume malouine, inversait son nom en l'Espine Danycan - était avant tout un commerçant et un marin. Assez peu enclin hors de ses affaires et de ses bateaux, à entretenir des relations avec ses contemporains, il laissait volontiers à Gouin de Beauchesne, son associé malouin, le soin de négocier avec les administrations et les bailleurs de fonds, veillant toutefois lui-même, avec un soin attentif, à ménager ses propres den i e r s (28). Depuis la paix, Jourdan et Danycan s'étaient donné pour tâche de "grignoter" le privilège de la Compagnie des Indes orientales. En janvier 1698, Jourdan avait passé avec cette entreprise un soustraité à l'effet d'envoyer en Chine un navire chargé de marchandises; ce navire, 1' "Amphitrite", devait r e n t r e r en 1700 et le soustraité fut alors r e p r i s par Danycan qui créa par la suite à cet effet une "Compagnie de la Chine". La Compagnie des Indes orientales jouissait également du p r i vilège du commerce dans la m e r du Sud ou Pacifique Sud, zòne à laquelle Jourdan et Danycan s'intéressaient tout particulièrement dans le dessein non dissimulé de "tourner" les possessions espagnoles d'Amérique et de les atteindre par la côte du Chili. Les conditions dans lesquelles se faisait le commerce en Amérique du Sud favorisaient ses vues. Les navires espagnols mouillaient à Porto Bello, sur la côte atlantique et les marchands de la côte pacifique devaient s'embarquer à Caléas pour Panama situé
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à 500 lieues, t r a v e r s e r l'isthme pour prendre possession de leurs marchandises à Porto Bello, les véhiculer de là à Panama pour les rembarquer pour Caléas (29). Il n'est pas étonnant que les navigateurs malouins qui parvenaient à accoster dans leurs ports aient été t r è s bien reçus et aient p r i s facilement des accommodements avec les gouverneurs locaux. Dès le 4 m a r s 1698, Jourdan et Danycan exposaient leurs vues dans un mémoire circonstancié a d r e s s é à Pontchartrain : "Les sieurs Jourdan et de Lespine Danycan sur le fondement du commerce queles Français, les Anglais et les Hollandais fontenfraude sur les costes du Mexique et de la coste de Cartagènne, ont résolu d'aller tenter un pareil commerce dans les costes espagnoles de la mer du Sud. Ils ont contre ce dessein la défense générale aux habitants des costes que les Espagnols possèdent en Amérique, de f a i r e commerce avec d'autre nations, le grand éloignement, veu qu'il faut 7 à 8 mois de navigation avant d ' a r r i v e r au lieu où il faut f a i r e ce commerce, le peu de confiance, ou pour mieux dire l'adversion que les gens de ce pays ont pour les autres nations n'y ayant jamais veu que des flibustiers et des forbans qui les ont désolez tant pendant la paix que pendant la guerre. Cependant ces deux hommes qui sont riches et entreprenants ne se rebutent pas de ces difficultés et ils demandent seulement, que comme ils prétendent continuer ce commerce, s'ils réussissent et qu'il ne serait pas juste que d'aultres proffitassent de la despense qu'ils auront faite, Sa Majesté ayt agréable de leur concéder les pays où ils jugeront à propos de s'establir sans que d'autres pussent y aller sans leur permission. La t e r r e f e r m e depuis le destroit de Magellan en r e montant jusqu'au Chily n'est pas occupée par les Espagnols, et il y a aussy des isles dézertes. Il ne paraît pas qu'il y ait aucun inconvénient de leur accorder dans ces lieux ceux qu'ils occuperont. Cependant il est certain que si ce qu'ils proposent pouvait r é u s s i r cela ferait venir de grandes richesses dans ce royaume, les gens de ce pays n'ayant que de l'argent de l e u r s mines à donner pour les marchandises qu'on le porterait. Sur les connaissances qu'on a de cette navigation, on n'ose pas a s s u r e r à Sa Majesté que cela puisse r é u s s i r , et il semble même qu'on doive craindre le contraire. Cependant, comme Sa Majesté ne risque rien et que c'est au pis aller une perte que feront les marchands qui sont fort en estât de la supporter, elle pourrait consentir à cette entreprise et leur accorder mesme la concession qu'ils demandent (30). " Sans doute les requérants reçurent-ils sans retard les encouragements désirés, puisque dès le mois suivant, Jourdan faisait a r m e r à La Rochelle un vaisseau qui fut aussitôt baptisé "Le Pontchartrain" et que devaient venir rejoindre deux autres vaisseaux
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armés : l'un à Saint-Malo, l'autre au Hâvre. Il semble que Danycan ait jugé un peu précipitées les initiatives de son associé et qu'il ait exprimé l'intention de ne prendre d'engagements précis qu'après avoir reçu des garanties du ministre et des assurances des bailleurs de fonds. "J'ay voulu mettre les choses trop en règle entre moy et M. Danycan, écrit Jourdan le 7 mai, ayant reconnu que cela ne lui a pas desja plu" et de proposer sans hésitation de reprendre l'entreprise pour son compte personnel. Pontchartrain s'y refusa et le 20 mai les associés réconciliés lui présentaient une requête conjointe demandant "pour sûreté des frais de l'entreprise qu'ils projettent d'envoyer quatre vaisseaux de force dans la mer du Sud par le détroit de Magellan pour s'emparer dudit passage et faire des établissements dans la cotte du Chilly même jusqu'à Califourny"qu'il leur fut concédé pour une durée de 20 ans la propriété des t e r r e s et î l e s non possédées avec la permission d'y négocier, à l'exclusion de tous autres sujets du roi et la faculté, à l'expiration de la concession, de demeurer sur les lieux, aux clauses et conditions de la Compagnie du Sénégal. A peine cette requête était-elle présentée que Jourdan et Danycan (ce dernier parlant par la voix de Gouin de Beauchesne qui se déplaçait pour lui), décidaient une fois de plus de tout rompre. M. de Gastines, commissaire de la marine à Saint-Malo qui avait été chargé par Pontchartrain de concilier les intéressés et, tâche plus difficile encore, de les réunir, était informé par Jourdan qu'il ne voulait plus entendre parler des Malouins, qui ne connaissaient pas mieux les mers à découvrir que "ceux de Paris ou de Rouen". Il les accusait, non sans raison, de témoigner de l'hostilité à sa compagnie dont ils avaient détourné Duguay Trouin qu'il souhaitait y faire entrer. Les choses s'arrangèrent une fois de plus grâce à la persévérence du ministre qui ayant fait approuver le projet, tenait à le voir réalisé. Dès le 6 août, Jourdan de Grouée avait réuni, sinon des adhésions définitives, tout au moins des noms. Il déposait chez son notaire, Me Berger, un acte de société passé entre vingt a s sociés apparemment recrutés dans des milieux fort différents (31). Au premier rang d'entre eux, mais non point premier nommé, figurait le sieur Michel Bégon, intendant de la Rochelle, premier commis de Pontchartrain entouré de quelques financiers tout aussi administratifs quoique représentant des intérêts définis : Jacques de Vanolle, trésorier général de la Marine; Etienne Landais, t r é sorier général de l'Artillerie; puis un groupe breton rassemblant autour de Danycan qui, conformément à ses habitudes, n'avait pas
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quitté Saint-Malo; Charles Boulanger, t r é s o r i e r général des finances de Bretagne; Nicolas Magon de la Chipaudière, connétable de Saint-Malo; un puissant entrepreneur de vivres intéressé dans la f e r m e des poudres, Etienne Berthelot qui avait en Bretagne son domaine de Pléneuf; un sieur Gabriel Argoud, procureur général des prises de la Marine au conseil royal des Finances; Gabriel d e Quenneville de Corbelin; Jean Baptiste Guillot de la Houssaye, domicilié à Rouen; deux grandes entreprises s'intéressaient dans la nouvelle compagnie : la Compagnie du domaine d'Occident exploitant le Canada qui donnait à cet effet procuration à un de ses int é r e s s é s , le sieur Jean Germain; la Compagnie des Glaces r e p r é sentée par un sieur Mathieu Radix, qui devait donner naissance à une lignée de munitionnaires et t r é s o r i e r s de la Marine, puis un groupe de quatre personnages dont certains servaient vraisemblablement de prête-noms, notamment le premier d'entre eux, le sieur P i e r r e J é r é m i e , demeurant place des Victoires, siège de plusieurs grands établissements de finances, Charles Chambellain, receveur général de la généralité de Poitiers,, rue Richelieu; Antoine B a r rangue rue Montmartre; François Raffy, rue de Cléry; Maximilien Titon à l'Arsenal; Charles Nicolas Richer de Roddes, promu directeur des vivres, à la suite de l'escadre de la mer pacifique; enfin Antoine Crozat qui intervenait, non point en son nom personnel, mais comme représentant de son b e a u - p è r e François Le Gendre. Depuis quelques temps, le fils de l'ancien capitoul semblait déplacer le centre de ses activités v e r s la m e r . En 1696, il avait donné procuration à son f r è r e puiné Jean, demeurant au pays, de vendre partie des t e r r e s de Préserville et Barthecave qu'il avait héritées de son père. Au début de 1697, il s'unissait à Bernard pour prendre dans la Compagnie des Indes orientales, les 120 000 livres d'intérêts à raison de 60 000 livres chacun, qu'ils recédaient en décembre 1697 aux directeurs de la compagnie. Il est possible que ce soit dans les bureaux de cette entreprise qu'il ait rencontré les fondateurs de la Compagnie de la m e r du Sud ou encore qu'il leur ait été présenté par Monseigneur deGuemadeuc évêque de Saint-Malo qui, comme agent général du clergé, était en contact avec Pennautier. Enfin il n'est pas exclu que Pontchartrain lui-même l'ait p r e s s é de prendre ou f a i r e prendre un intérêt dans la compagnie qu'il allait constituer. Une disposition des statuts pourrait expliquer sa prudence et celle d'autres associés occultes dissimulés d e r r i è r e les prêtenoms. Il était en effet stipulé à l'article 26 : "Aucun des intéressés ne pourra directement ou indirectement sous des noms d'emprunt ou autre f a i r e aucun commerce ni négoce dans les lieux de la
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concession, à peine d'être déchu de la présente société, de confiscation des marchandises commercées ou leur valeur et de 10 000 livres payables sçavoir : un t i e r s à l'hôpital général de la Ville de P a r i s et les deux autres t i e r s à la Compagnie sans que la présente peine puisse être réputée comminatoire. " Les parts de 40 000 livres devaient être libérées à raison de 10 000 en juillet et 30 000 en août et septembre; à la fin du m ois d'août, tous les intéressés avaient signé l'acte, à l'exception de Barrangue et de Bégon, mais la libération des parts semble avoir donné lieu à de sérieuses difficultés. La p r e m i è r e assemblée qui se tint le 13 septembre fut houleuse. Jourdan, qu'un de ses associés qualifia plus tard de "toujours aussi fol et visionnaire" n'inspirait apparemment pas la moindre confiance aux souscripteurs. D'un commun accord ils r é solurent de remettre leurs "sols d'intérêt " à sa disposition. Il ne s'en montra point e m b a r r a s s é et a s s u r a qu'il avait preneur pour la totalité des parts; quatre jours plus tard, il n'en avait placé que 7 sur les 20 qui composaient le capital social et à l'exception de Bégon, inamovible représentant de Pontchartrain qui s'était inscrit pour deux sols mais au nom cette fois de la Compagnie des Glaces, les noms qu'il avançait : de Quenneville, Titon, de Rodde. J é r é m i e et Boulanger, ne comptaient pas parmi les plus retentissants du monde du commerce ou de la finance. On envisagea purement et simplement de d é s a r m e r . Pontchartrain, qui attachait du prix à cette entreprise demanda à Samuel Bernard de suivre les assemblées générales et d ' a r r a n g e r les choses. Ce n'est que le 25 novembre que le puissant banquier put persuader les actionnaires d ' a r m e r , non plus quatre, mais trois vaisseaux. Le soir même, il rendait compte au ministre du résultat de ses efforts avec ce contentement de soi-même qui caractérise le personnage : "J'ay esté occupé aujourd'huy de cette affaire depuis 7 heures du matin jusqu'à 9 heures du s o i r . J e me trouve toujours des p r e m i e r s et s o r s des derniers pour concilier les esprits. La confiance que la plupart ont en moy est cause que je les ay fait consentir à f a i r e p a r t i r incessamment les vaisseaux : "le comte de Maurepas", le "Phélypeaux" et le "Nécessaire" avec 340 hommes d'équipages, d e s v i v r e s pour 18 mois, et tout le plus de marchandises qu'on pourra y charger. " et de conclure avec humilité : "Je ne vous ennuyray pas, Monseigneur, à vous f a i r e un détail de tous les soins et peines que jé me suis donné à venir où nous en sommes; je me flatte que vous aurez remarqué en cette occasion que je sçay tout sacriffier pour vous plaire (32). " Dans le courant de septembre 1698 avaient été promulguées les lettres patentes par lesquelles le roi établissait "Une compagnie
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pour faire le commerce seule pendant trente années à l'exclusion de (ses) autres sujets, depuis le Cap Saint-Antoine sur le coste déserte, sur les costes des détrois de Magellan, Le Maire de Brouers et sur les costes et dans les tles de la mer du Sud ou Pacifique non occupées par les puissances de l'Europe et faisant défense à tous (ses) autres sujets d'y trafiquer à peine de consfication de leurs vaisseaux et marchandises applicables au profit de la compagnie" (33). Pour a s s u r e r l'armement d'un quatrième vaisseau et l'achat des marchandises, la compagnie dut contracter un emprunt de 600 000 livres. Danycan lui livra le vaisseau "Phelypeaux" ainsi que des toiles, m e r c e r i e s , étoffes et autres marchandises, le tout pour 166 182 livres; de la Chipaudière Magon fournit des toiles de Louviers, Laval et autres pour 163 965 livres, Vve Jourdain de la Rochelle fournit des vaisseaux et vivres pour 434 940 livres. Les navires mirent la voile en février 1699 sous le commandement de Gouin de Beauchesne associé de Danycan; il semble que la prudence diplomatique de Colbert de Torcy, ministre des Affaires étrangères ait quelque peu tempéré le zèle des Pontchartrain. On confia aux navires une mission d'exploration destinée à "colorer" leur déplacement et qui ne présentait pour les souscript e u r s aucun intérêt. Le sort de l'expédition devait être incertain. Un vaisseau périt au départ, un second revint sans avoir osé f r a n chir le détroit de Magellan, les deux autres, après avoir passé l'hiver dans le détroit, s'employèrent essentiellement aux m i s sions de découverte qui leur avaient été confiées par le département de la Marine. Ils devaient revenir à Port-Louis en août 1701.
Chapitre IV L'AILE DU LEVANT
Le plan des négriers était plus subtil que celui des Malouinset son exécution comportait moins de risques. Aux deux extrémités de la chaîne des Antilles, les nations r i vales avaient établi des avant-postes. Au Nord, les Anglais s ' é taient fixés à la Jamaïque; au Sud, les Hollandais tenaient Curaçao. Ces deux t e r r i t o i r e s avaient été t r a n s f o r m é s en entrepôts d'où des barques, parées pour le commerce interlope, transportaient sur le continent, clandestinement ou avec la tolérance rémunérée des gouverneurs locaux, les draps de Manchester ou d'Utrecht, les cotonnades du Bengale, les produits fabriqués des manufactures hollandaises. La France n'avait jusqu'alors disposé dans cette région que de petitesîles : Sainte-Lucie, la Dominique, Saint-Christophe, Saint-Thomas, ou de t e r r e s qui, comme la Martinique ou la Guadeloupe ne se prêtaient géographiquement pas à un tel objet. Le traite de Ryswick lui avait abandonné l'ouest de l'île d e SaintDomingue dont l'est était espagnol; la partie la plus fertile de cette zone était le nord où se trouvait le principal port, Cap Français, mais l'extrême-ouest était proche de Cuba dont il n'était séparé que par l'île de la Tortue, occupée par les flibustiers, et le sud faisait face au golfe du Mexique et à Carthagène. Avant même que la paix fut conclue, d'ingénieux capitalistes songèrent à exploiter cette côte sud, encore en friche, et à en f a i r e un entrepôt d'où l'on pourrait, comme de la Jamaïque et de Curaçao, s'insinuer en t e r r i t o i r e espagnol. Les Malouins, toujours en quête de débouchés pour leurs toiles de Bretagne, furent parmi les p r e m i e r s à s ' i n t é r e s s e r à ce projet. L'un des principaux négociants de la ville, de la Lande Magon, étudiait dans l'automne 1692 avec Pontchartrain, les moyens "d'establir à la coste de Saint-Domingue des commis pour y faire le commerce des Indes "et d'y f o r m e r " des établissements qui nous délivreraient, non seulement de la nécessité de négocier par les mains des Espagnols sur leurs flottes et galions mais qui ruine-
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raient encore leur commerce et navigation des Indes" (34). On dut toutefois abandonner momentanément de telles entreprises qui ne pouvaient être réalisées tant que la guerre sévissait. Sans renoncer au but, on tenta de l'atteindre par d'autres moyens. Au début de 1692, le roi avait désigné pour son ambassadeur à Lisbonne l'abbé d ' E s t r é e s dont l'oncle, le cardinal, était protecteur du Portugal auprès du Saint-Siège. A peine le jeune diplomate avait-il rejoint son poste qu'il informait sa cour de l ' a r r v i é e à Lisbonne d'un Castillan, venu de Madrid, Don Bernardo Marino. Don Bernardo Marino avait obtenu du gouvernement espagnol la ferme de la fourniture des noirs pour le continent américain, concession fort convoitée communément désignée sous le t e r m e "d'assiento" qui signifie "traité". Don Bernardo, n'ayant apparemment pas la moindre pistóle pour entreprendre une affaire d'une telle envergure, venait l'offrir aux capitalistes portugais (35). Les Espagnols souffraient d'une grave pénurie de main-d'œuvre dans leurs possessions d'Amérique. Une grande partie de la population indienne avait été exterminée. Les survivants supportaient mal le travail des mines. Force avait été d'y suppléer par des noirs. On avait tout d'abord fait appel pour s'en procurer aux marchands hollandais, mais ceux-ci étaient peu à peu dépossédés de leurs sites de traite en Afrique et voulaient être payés à Amsterdam où les capitaux espagnols étaient perdus. Enfin la cour de Madrid ne souhaitait pas être en affaires avec des nations trop engagées dans les conflits européens. En 1689 la Compagnie des Indes espagnoles avait passé un t r a i t é avec une petite entreprise portugaise : la Compagnie de Cacheu (36) qui tirait son nom d'une place fortifiée sise sur la côte de Sénégambie, à 100 lieues de Saint-Louis du Sénégal, où l'on portait quelques cargaisons de vins, de f e r et de v e r r o t e r i e s multicolores pour les noirs et d'où l'on ramenait de la cire, des ivoires et des esclaves. Les Espagnols avaient dénoncé ce traité. C'est néanmoins, à cette même Compagnie de Cacheu que Bernardo Marino venait proposer sa concession. Les conversations qu'il engagea attirèrent vivement l'attention de l'ambassadeur de France qui écrivait le 21 juillet 1692 : "Les avantages que les sujets de votre Majesté pourront t i r e r de cette affaire seront communs avec les autres nations qui p o u r r o n t , s o u s p r é t e x t e de n o i r s , f a i r e p a s s e r d e s m a r c h a n d i s e s a u x I n d e s e t en a v o i r d e s r e t o u r s en a r g e n t ou m a r c h a n d i s e s . Cependant, dans le temps présent cela sera plus avantageux aux marchands français qui n'ayant pas la liberté à cause de la guerre, de f a i r e passer sûrement leurs effets en Espagne, pourront par ce moyen faire librement leur commerce
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aux Indes, et s e m e t t r e à c o u v e r t d e s i n d u i t s q u e l e s E s p a g n o l s p r e n n e n t a u r e t o u r d e s g a l i o n s (37)." La Compagnie de Cacheu incluait au nombre de ses intéressés un négociant français établi à Lisbonne, du nom de Louis Martin et qui avait pour associé un sieur François André, son b e a u - f r è r e , vraisemblablement issu d'une famille réformée du Midi de la France émigrée à Gênes, lui-même naturalisé portugais. Martin qui comptait parmi ses correspondants en France, de Villebague Eon, de SaintMalo et Le Couteulx de Rouen, avait obtenu la f e r m e des bois du Brésil. Il fournissait en toute impartialité la flotte anglaise en guer r e avec la France, et pour a s s u r e r la sécurité de ses cargaisons dans la Manche, prenait soin de rendre quelques services et de donner quelques renseignements à la cour de Versailles. Il eut à cœur de tenir l'abbé d ' E s t r é e s au courant des pourparl e r s en cours. Ceux-ci cheminèrent lentement. Un accord fut conclu en octobre 1692 qui ne reçut forme définitive qu'en février de l'année suivante. La Compagnie de Cacheu était reconstituée au capital de 150 000 cruzados divisé en 12 parts. Le roi du Portugal en avait quatre. Les h é r i t i e r s de Pedro Alvès Calda trois. Les autres p a r t s étaient attribuées à Gaspard d'Andrade, de l'isle T o r c e r e (38); Antonio de Castro de Guimarens ("plutôt courtier que marchand" et le plus grand trafic est de son nom qu'il prête présentement aux étrangers); Domingo Dantes d'Acunhas; Francisco Mendès de Barros, associé de Jean P e r e i r a de Logos, qui "sont les meilleures têtes qui soient parmi les négociants portugais" (39); enfin les français Louis Martin qui avait pris intérêt sous le nom de son b e a u - f r è r e François André et qui était aux dires de l'ambassadeur "l'âme de cette compagnie". "Je marque le nom de tous ces particuliers, notait l'abbé d ' E s t r é e s le 3 m a r s 1693, afin que si l'on juge à propos de prendre quelqu'intérest dans ce commerce, on sache qui sont ceux de cette compagnie qui ont plus de liaison avec les négociants français. Jean François Le Gendre par exemple pourrait s'accomoder avec Guimeraens, et P i e r r e d'Oliolis avec les h é r i t i e r s de Pedro Alves C a l d a . . . J e croy qu'on ne peut mal faire d'engager nos négociants dans ce traité, qui est le meilleur que les Portugais aient ancore fait (40). " Le souverain portugais s'engageait en cas d'insuffisance du capital à faire une avance de 200 000 cruzados à 4%. Avant d'être instruit de ces détails, et à peine mis au courant des tractations en cours, Pontchartrain entrant dans les vues de l'abbé d ' E s t r é e s mandait à ce dernier le 27 août 1692 : "Il serait bien important de faire entrer dans cette compagnie des marchands français sous le nom de Portugais; je ne doute pas que ceux de Saint-
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Malo n'en soient r a v i s . . . Aussi pous pouvez faire fond sur cela en ménageant leur intérêt du mieux que vous pourrez. " Quelques mois plus tard, fidèle à sa méthode qui était de susciter lui-même les entreprises des capitalistes, il s'adressait directement à La Villebague Eon de Saint-Malo qu'on lui avait donné pour correspondant de Louis Martin à Lisbonne, et transmutant quelque peu les promesses assez vagues qu'avait faites ce d e r nier à l'ambassadeur de France, il écrivait : "M. l ' a b b é d ' E s t r é e s m ' e s c r i t que celuy qui est charge de la fourniture des noirs pour les colonies des Espagnols de l'Amérique, a conclu un traité avec la Compagnie portugaise du Catchéo pour une fourniture considérable de noirs et que ce même homme est en traité avec un m a r chand français estably à Lisbonne pour le transport de ces mesmes noirs, du Catchéo à Carthagène; ce français a dit au sieur abbé d ' E s t r é e s qu'il devait vous é c r i r e pour vous faire entrer dans une affaire e t c o m m e c e s e r a i t u n e o c c a s i o n n a t u r e l l e pour introduire nos m a n u f a c t u r e s directement c h e z l e s E s p a g n o l s de l ' A m é r i q u e , ce que nous c h e r c h o n s d e p u i s l o n g t e m p s i n u t i l e m e n t , ilfautsans difficultés que vous acceptiez les o f f r e s qui vous seront faites sur cela et que vous fassiez une compagnie puissante pour t i r e r de cette occasion tout l'avantage qu'elle peut produire. Vous pourrez vous a s s u r e r que le Roy donnera sa protection à cette entreprise et que Sa Majesté vous procurera toutes les facilités dont vous aurez besoin pour la f a i r e r é u s s i r (41). " La Villebague Eon répondit assez froidement à ces sollicitations, faisant simplement connaître qu'il n'avait reçu aucun avis de son ami de Lisbonne. Tandis que s'échangeait cette correspondance, don Bernardo Marino, contrat en poche, s'embarquait pour le Mexique afin de p r é p a r e r l'exécution du marché et d'y trouver de nouveaux fonds; il fit escale à Curaçao où les Hollandais, anciens bénéficiaires du t r a i t é d'assiento, entreposaient leurs noirs. Il ne devait jamais en repartir. Après quelques entretiens, il trouva dans l'île une mort mystérieuse : empoisonné selon les uns, poignardé selon les autres. Avec lui disparaissait le contrat qu'il avait apporté à la Compagnie portugaise. De multiples candidats s'offrirent à lui succéder et au premier rang d'entre eux, les marchands hollandais. Ils furent éconduits avec l'inlassable patience dont les conseillers du roi catholiques savaient f a i r e preuve en de telles matières. En avril 1696, les Anglais les remplaçèrent et se montrèrent plus pressants. Pour r é s i s t e r à leurs instances, les Espagnols jugèrent urgent de se lier les mains en contractant avec une puissance neutre. Ils dépêchèrent
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aussitôt à Lisbonne un émissaire qui, après avoir parcouru en trois jours la distance entre les deux capitales, conjura le roi du Portugal de rassembler en toute hâte l'ancienne Compagnie de Cacheu. Les intéressés se firent fort p r i e r . Outre que l'incident de Curaçao les incitait à quelque circonspection, leur entreprise était présentement engagée dans des spéculations au Brésil et manquait de disponibilités. Le traité fut néanmoins conclu sous la pression du s e c r é t a i r e d'Etat, Mendo Foyas P e r e i r e qui paraissait s ' i n t é r e s s e r p a r ticulièrement à cette affaire. L'acte définitif fut passé en juillet 1696 par don Gaspard d'Andrade, t r é s o r i e r et administrateur général de la compagnie reconstituée, qui prenait la dénomination de "Compagnie royale de Guinée", et don Manuel F e r r e i r a d e Carvaillo, commissaire, pour une période qui pouvait v a r i e r selon les c i r constances, mais qui était au maximum de six ans et huit mois. La compagnie devait fournir 10 000 tonnelades d'esclaves soit 25 000 sujets et f a i r e au roi d'Espagne un don gratuit de 200 000 pataquès. Comme elle ne disposait d'aucune t r é s o r e r i e le roi d u Portugal lui consentait une avance de 400 000 croisats (environ I 800 000 livres de France) dont il demanda aux principales maisons de Lisbonne de lui garantir le remboursement, moyennant une sûreté de 32 000 livres par douzième qui leur serait donné par les intéressés. Pour avoir longtemps fait désirer leur réponse, les Portugais obtenaient un avantage capital. Ils étaient autorisés à débarquer leurs esclaves directement dans les ports de l'Amérique espagnole, ce qui leur permettait pratiquement d'y porter leurs marchandises. Cette clause du traité éveilla immédiatement l'attention des Anglais tout autant que des Français : les uns et les autres se préoccupèrent des moyens de s'insinuer en Amérique à la suite des Portugais. Les Anglais dépêchèrent à Madrid un émissaire qui offrit de reprendre le traité moyennant un paiement comptant de 60 000 livres sterlings ou de racheter les parts à qui voudrait s'en défaire. II fallut toute l'autorité du roi du Portugal pour a r r a c h e r à ces séductions des capitalistes qui pour la plupart, ne savaient pas encore comment ils se libéreraient. Les Français misaient toujours sur les promesses de Louis Martin qui, propriétaire d'un douzième, qu'il partageait avec son b e a u - f r è r e , François André, déclarait tenir à la disposition de ses compatriotes un autre douzième, sans doute distribué à un prêtenom portugais. Renonçant aux Malouins, Pontchartrain songea tout d'abord, à en faire profiter la Compagnie du Sénégal. "Je vous prie de me f a i r e sçavoir, écrivait-il le 18 juillet 1696 à l'ambassadeur avant même
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d'être informé de la conclusion du traité, le succès que cette aff a i r e aura et en cas qu'elle réussisse, il serait bien à désirer que vous y puissiez faire entrer quelques Français sous le nom des Portugais et même s'il se pouvait la Compagnie du Sénégal (43). " Mis au courant des détails de la concession, son premier souci fut d'en b a r r e r la route à l'adversaire. "Rien ne paraîst plus avantageux pour les Portugais que ce traité, écrit le 8 août le m i n i s t r e à son ambassadeur et s'ils savent profiter de tous les advantages qui peuvent leur en revenir, il est certain qu'ils feront des profits immenses sans compter la c o n n a i s s a n c e q u ' i l s p r e n d r o n t du s e u l c o m m e r c e q u i d o n n e l ' o r et l ' a r g e n t à l ' E u r o p e , mais j'appréhende bien que les Anglais et l e s Hollandais, et surtout ces derniers, ne se rendent maitres de ce commerce sous le nom des Portugais; aussy bien n'y a t - i l guère d'apparence qu'on puisse t i r e r 5 000 noirs tous les ans du Cachéo. Il serait fort à désirer que le sieur Martin ou quelque autre des marchands français establis à Lisbonne pust s ' i n t é r e s s e r sous main dans cette affaire et quand on ne ferait par ce moyen qu'en exclure les Hollandais et sçavoir ce qui se passe dans cette affaire, nous aurions sujet d'en estre contents (44). " Ces ambitions plus bornées étaient effectivement satisfaites puisque Louis Martin était effectivement dans la compagnie et paraissait même y jouer un rôle prépondérant. Pendant quelque temps la cour de France parut s'en contenter. Les difficultés qui s'accumulaient sur la Compagnie de Cacheu rendait son sort de moins en moins digne d'être partagé. Les banquiers Bartoloméo et Antoine Manzoni avaient péniblement fait les fonds de la première avance de 100 000 pataquès au roi d'Espagne mais la t r é s o r e r i e n'en était pas plus à l'aise et après le départ d'une p r e m i è r e frégate qui était allée porter la nouvelle, on n'envisageait pas d'expédition possible avant le mois de m a r s 1697. Les associés se disputaient entre eux. Le nombre des parts, dont chacune était de 2 500 croisats, avait été ramené de 12 à 9. "On voudrait bien, écrit l'abbé d ' E s t r é e s , trouver des marchands qui en prissent quelques unes de celles qu'a le roi du Portugal, mais personne n'en veut (45). " On la disait prête à t r a i t e r avec les Hollandais pour la fourniture de 2 500 noirs mais il semble que ce projet n'eut pas de suite. En juillet de l'année suivante, le président Rouillé remplaçait l'abbé d ' E s t r é e s à Lisbonne et le ministre des Affaires étrangères tout en lui recommandant de garder le contact avec Louis Martin qui le renseignerait, l'invitait à s'enquérir "des moyens qui pourraient f a i r e entrer des marchands de France dans la participation de ce riche commerce, par exemple en y faisant entrer pour quelque
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chose la Compagnie française du Sénégal qui pourrait fournir une partie de ces noirs du pays de sa concession". "Il n'est pas d'aill e u r s à présumer, ajoutait le ministre, que les Portugais puissent remplir entièrement cette obligation. " Le premier rapport que le nouvel ambassadeur adressa à sa cour dépeignait la Compagnie de Cacheu sous les jours les p l u s sombres. "Elle est icy quant à présent dans le dernier décry, écritil, . . . il n'y a personne qui voudrait y prendre intérêst et , . . les billets des intéressés n'ont aucun cours sur la place. Ce qui donne lieu à cette mauvaise opinion, c'est que l'on voit p r è s de trois millions consommés en préparatifs sans qu'il y ait encore nouvelle d'aucun succès de quelque côté que ce soit et qu'outre ce qui a déjà esté dépensé la compagnie parait avoir tous les jours un nouveau besoin d'argent (46). " Compte tenu de ces circonstances, le président Rouillé déconseillait toute participation directe à l'affaire mais suggérait de passer avec la compagnie un sous-traité en vue de lui fournir des noirs. "Il me semble Monsieur que votre p r e m i è r e vue avait été qu'un pareil marché pouvait convenir à la Compagnie du Sénégal; à son déffaut il se trouverait à Saint-Malo des gens capables de cette entreprise. " Pontchartrain fit pressentir différents particuliers et sociétés qui se livraient au trafic des noirs. En février 1698 il transmettait à Lisbonne les propositions d'un sieur Aufroy qui s'offrait à fournir 2 000 noirs. Les propositions furent communiquées par Louis Martin à la compagnie qui les éluda. "La réponse a esté que la compagnie a lieu de croire par les différentes nouvelles qu'elle a reçues que ses agents se sont suffisamment pourvus de noirs pour la p r e m i è r e livraison qu'elle doit faire, pour laquelle elle a dix-huit mois qui n'échoient qu'à la fin de cette année (47). " Quant aux fournitures de l'année suivante, on n'envisageait d'en parler qu'au mois de juillet. Le président Rouillé suggérait que le sieur Aufroy vint à Lisbonne un peu avant cette date pour t r a i t e r directement avec la compagnie. On décida donc de patienter lorsqu'une nouvelle dépêche de l'ambassadeur, en date du 10 juin, fit naitre les plus vives a l a r mes. Relatant un entretien qu'il avait eu avec l'envoyé anglais à Lisbonne, le président Rouillé exposait que ce diplomate avait reçu mission de faire un traité avec la compagnie pour lui fournir par quelques négociants un certain nombre de noirs par année. Le président Rouillé ayant émis des doutes sur le profit qu'on pouvait r e t i r e r d'une telle opération, l'Anglais en veine de confidences lui avait répondu : "Qu'en cela le moindre avantage quel'on
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cherchait en Angleterre était le profit qu'on pouvait faire sur la fourniture des nègres m a i s q u ' o n c o m p t a i t p o u r b e a u coup c e l u y de p é n é t r e r d a n s l e s p o r t s de la n o u v e l l e E s p a g n e et q u ' i l a v a i t d e s o r d r e s p r é c i s p o u r a g i r s u r c e l a . . . On regarde plus en Angleterre, ajoutait-il, cette affaire comme une affaire d'Etat que par rapport à quelques particuliers (48). " Dans une lettre postérieure il précisait que le capitaliste anglais engagé dans cette affaire était un négociant de Londres nommé Frein, et que les Anglais, loin de se borner à passer un sous-traité pour la fourniture de noirs, offraient de subroger la compagnie dans tous ses droits et obligations. Les propositions anglaises furent t r a n s m i s e s à la cour de Lisbonne par le secrétaire d'Etat portugais P e r e i r a , personnage r é puté fort corruptible, augmentées de l'offre de rembourser les avances et donner pour les intérêts avancés et les f r a i s qui avaient été faits la somme de 1 500 000 livres. Cette somme correspondant sensiblement à celle que le roi du Portugal avait avancée de ses deniers personnels, la proposition britannique fut assez bien accueillie à la cour. Toutefois la Compagnie Cacheu hésitait à s'engager ouvertement avec les Anglais auxquels le roi d'Espagne n'était manifestement pas disposé à ouv r i r les portes de son empire d'Amérique. On décida de différer toute décision jusqu'au retour de l'expédition, Pontchartrain mit ce délai à profit pour tenter de constituer une Compagnie française capable de sous-traiter la fourniture des noirs; ses efforts semblent être demeurés vains; le sieur Aufroy auquel il songeait et dont il annonçait incessamment le départ pour Lisbonne était dépouvu, non seulement des capitaux nécessaires mais des sites d'approvisionnements. Vers le mois de septembre, la Compagnie de Cacheu était discrètement sollicitée par une compagnie de Brandebourg dont le nom était jusqu'alors assez peu connu dans le commerce négrier et qui s'offrait à lui porter "2000 pièces d'Inde à raison de 115 pataquès chaque à la Vera Cruz et 105 à Carthagène". L'ambassadeur de France révélait que cette affaire se négociait par l'entremise de deux négociants juifs d'Amsterdam : Simon et Louis Rodriguez de Souza (49). Une habile enquête des agents français en Hollande confirmait ces dires et précisait que ces deux particuliers avaient déjà passé un traité pour la fourniture des noirs dans les deux grands ports de l'Amérique espagnole avec la Compagnie anglaise d'Afrique et qu'ils étaient en pourparlers avec la compagnie de Hollande et celle de Brandebourg Tant de concurrence ne découragea pas le zèle de l'ambassadeur de France qui enfin nanti des pouvoirs de la Compagnie Aufroy
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parvint, grâce à l'entremise de Louis Martin à passer en décembre 1698, un traité pour la fourniture de ? 000 noirs à la Vera Cruz et à Carthagène mais la cour de Lisbonne refusa de ratifier ces dispositions : elle entendait faire prendre les noirs dans les ports de Saint-Domingue, condition qui dépouillait la concession de tout son intérêt, et à laquelle le roi de France ne voulait pas consentir (50). "Il est inutile de parler davantage de cette affaire, écrivait Rouillé le 9 décembre 1698, il en faut demeurer là pour ne pas marquer un empressement dont la vanité portugaise serait flattée (51). " Dans le moment même où il subissait cet échec, Pontchartrain entreprenait de réaliser ses projets par d'autres moyens. Il devait cette fois y trouver le concours d'un homme qui, à l'opposé des sieurs de la Villebague, Aufroy, ou des conseils de la Compagnie du Sénégal, n'avait pas besoin d'être stimulé par les pouvoirs publics et qui depuis plusieurs années poursuivait avec opiniâtreté l'exécution des plans qu'il s'était t r a c é s . Jean-Baptiste Ducasse (52) était orginaire de Saubusse, non loin de Dax, en Béarn où son père, de religion réformée, exerçait la proffession de greffier; il avait déserté l'étude paternelle pour s ' e m barquer à quatorze ans. Une quinzaine d'années plus tard, il commandait son navire et deux ans après, participait avec l'escadre du comte d ' E s t r é e s à l'occupation de la loge hollandaise de Rufisque sans qu'on puisse d'ailleurs exactement savoit s'il l'avait conquise ou s'il avait attendu patiemment avant de l'investir, que les indigènes révoltés massacrent les p r e m i e r s occupants. Cette action d'éclat avait attiré sur lui l'attention de la Compagnie du Sénégal qui avait le monopole de la fourniture des noirs aux îles françaises d'Amérique avec faculté d'exploiter à cette fin et à t i t r e exclusif les côtes d'Afrique depuis le cap Blanc jusqu'au cap de Bonne-Espérance "tant et si avant qu'elle pourra s'étendre dans les t e r r e s " , ainsi que disposait l'acte de concession, "soit quelesdits pays nous appartiennent soit que la compagnie s'y établisse en chassant les sauvages et les naturels du pays ou l e s a u t r e s n a t i o n s qui ne sont p a s d a n s n o t r e a l l i a n c e " . Il apparut aux directeurs que le jeune Ducasse était particulièrement apte à réaliser l'objectif défini par ce dernier membre de phrase. Pendant les dernières années de la guerre de Hollande, le Béarnais s'employa à a r r a c h e r les sites de traite aux colons hollandais pour le compte de la Compagnie du Sénégal. Malgré ses efforts l'entreprise ne tarda pas à péricliter et fut r e p r i s e en 1680 par un autre groupe qui obtint le monopole de la fourniture pendant 8 ans de 2 000 noirs pour les îles d'Amérique. Promu directeur de la nouvelle compagnie, Ducasse fut envoyé à Saint-Domingue pour
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y a s s u r e r l'exécution du contrat. Il y fut fort mal reçu par les habitants qui ne voulaient pas de monopole et redoutaient que cette immigration les privât de leur subsistance. Mais il découvrit en cette occasion l'importance du domaine français d'Amérique et la nécessité, pour en t i r e r tout le profit possible, de le pourvoir d'une main-d'œuvre abondante afin d'en cultiver le sol, d'équiper et exploiter les raffineries. En 1689 il est chargé de reprendre aux Anglais et aux Espagnols le principal port de Saint-Domingue et il écrit à cette occasion : "C'est l'affaire la plus importante que puisse avoir Sa Majesté hors de son royaume par rapport aux avantages du commerce de cette ile et d e s e n t r e p r i s e s q u ' o n p e u t f o r m e r d a n s la suite c o n t r e l ' E s p a g n e . " Nommé gouverneur de Saint-Domingue, son objectif essentiel s e r a de mettre l'île en valeur et d'y importer de la main-d'œuvre par tous les moyens. En 1694, il attaque la Jamaïque, brûle les s u c r e r i e s et emmène 3000 esclaves; en avril 1697, il collabore avec P o i n t i s e t l e s flibustiers d e l ' i l e d e l a T o r t u e à l a prise de Carthagèneet insiste pour que ces derniers et les habitants de Saint-Domingue qui leur ont prêté m ain forte soient réglés, non en argent mais en noirs. La correspondance de ce gouverneur retint l'attention des bureaux de la Marine; en septembre 1698, au moment où les efforts entrepris pour s'introduire dans les colonies espagnoles d'Amérique par le biais de l'assiento portugais, parurent voués à l'échec, Pontchartrain, en même temps qu'il créait une Compagnie de la m e r du Sud destinée à tourner le continent par la côte du Pacifique, fondait une Compagnie de Saint-Domingue au capital de 1 200 000 livres, composée de douze intéressés directeurs'fcour faire seule, pendant l'espace de cinquante années le commerce dans la partie de l'îsle de Saint-Domingue située depuis et compris lecapTiburon jusqu'à la rivière de Naybé inclusivement, dans la proffondeur de t r o i s lieues dans les t e r r e s à prendre sur les bords de la m e r , dans toute cette largeur" (53). Les associés étaient avec Crozat, Vincent Maynon f e r m i e r des tabacs, Samuel Bernard, P i e r r e Thomé t r é s o r i e r général des gal è r e s , Jacques de Vanolle t r é s o r i e r général de la Marine, Etienne Landais t r é s o r i e r général de l'Artillerie et La Chipaudière Magon connétable de Saint-Malo. Ducasse se laissa docilement convaincre d'y prendre un intérêt ainsi que les t r o i s p r e m i e r s commis de Pontchartrain, Michel Bégon, Joseph de la Touche et Charles de Salaberry et le sieur Hyacinthe Ploumier delà Boulaye, intendant général de la Marine qui parait avoir été désigné par le ministre pour en a s s u r e r la direction administrative. La composition de cette compagnie était donc sensiblement la
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même qie celle de la Compagnie de la mer du Sud, c o n s t i t u é e d a n s l e m ê m e m o i s , ce qui suffisait à démontrer s'il en était besoin que les entreprises de Pontchartrain et de ses capitalistes formaient un ensemble parfaitement cohérent. Ces m e s s i e u r s ne s'étaient pas associés dans le seul dessein de propager la culture de la canne à sucre dans le sud de l'île de Saint-Domingue. Reprenant les plans a r r ê t é s en 1692 par le ministre et par le sieur Lalande Magon de Saint-Malo, ils se proposaient un second objet, beaucoup plus essentiel, qui "estait de f a i r e f a i r e à cette compagnie le mesme commerce que les Anglais de la Jamaïque, et les Hollandais de Curaçao faisaient depuis tant d'années avec les Espagnols dans toutes leurs Indes" (54), c ' e s t - à dire d'introduire plus ou moins clandestinement des marchandises sur le continent et à Cuba. Toutefois, comme il ne convenait pas que ce second objet parut dans les lettres patentes, le roi rendit le 1er octobre, un a r r ê t p a r ticulier de son conseil pour autoriser ladite compagnie à faire ce commerce. Le texte de cette disposition mérite d'être intégralement r e produit : "Le Roy ayant par son édit de ce jourd'huy établit une compagnie pour entreprendre la culture de la partie du sud de l'île de Saint-Domingue et y former une colonie où elle puisse lier avec les Espagnols un commerce considérable et Sa Majesté voulant luy ôter toute crainte d'être inquiétée sous prétexte que par plusieurs a r r ê t s et particulièrement par le règlement du 20 août dernier elle a fait déffense à tous les habitants des îles françaises d e l ' Amérique de négocier avec les étrangers pour quelque motif que ce soit sous les peines qui y sont portées, Sa Majesté étant en son conseil a permis et p e r m e t à l a c o m p a g n i e d e S a i n t - D o m i n gue de f a i r e c o m m e r c e d a n s t o u s l e s p a y s de l a d o m i n a t i o n du r o y d ' E s p a g n e , s i t u é s d a n s l e g o l f e du M e x i q u e e t c o s t e s d u n o r d d e l ' A m é r i q u e m é r i d i o n a l e , et de recevoir ceux des habitants desdits pays qui viendront aporter des marchandises de leur crû ou en prendre dans l'étendue de sa concession nonobstant les déffenses portées par l e s dits A r r ê t s et Règlements auxquels elle a dérogé pour ce regard seulement, voulant qu'ils soient au surplus exécutés selon leur forme et teneur. Fait au Conseil d'Etat du Roy Sa Majesté y estant tenu à Versailles le premier jour d'octobre mil-six-cent quatrevingt-dix-huit. Signé Phelypeaux (55). " La compagnie avait demandé à jouir des mêmes privilèges et réductions de droits dont avait bénéficié la Compagnie des Indes occidentales mais par un malheureux concours de circonstances, ce passage fut omis dans les lettres patentes.
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Quant aux moyens pour la compagnie de f a i r e ce commerce interdit avec les colonies voisines de Sa Majesté Catholique, Ducasse s'en expliquait clairement dans une lettre du 1er m a r s 1699 : "La compagnie doit aussy avoir des noirs p o u r l a t r a i t e f u r t i v e e t p o u r en f o u r n i r à l ' a s s i e n t o c o m m e l e f o n t l e s A n g l a i s e t H o l l a n d a i s a f f i n d ' e n t r e r en l ' î s l e (Cuba) pour en r e t i r e r l'argent des Indes. J e suis recueilli sur les moyens d'avoir des noirs des étrangers j'auray une connaissance entière des espèces de marchandises nécessaires et je serai rempli de tous les objets qui peuvent concourir au bien de ce commerce et à l'établissement de la colonie (56). " Toutefois, la compagnie de Saint-Domingue n'étant pas autorisée à pratiquer la traite des noirs était obligée d'acheter ses e s claves aux entreprises spécialisées. Elle passa à cet effet le 27 février 1699 avec la Compagnie du Sénégal un t r a i t é par lequel cette société s'obligeait à lui fournir, courant 1699, 400 nègres pièces d'Inde, suivant l'usage aux îles d'Amérique, pour le prix total de 100 000 livres à raison de 250 livres chaque (57). Dans le même temps, Ducasse pousuivait ses efforts personnels auprès des différents traitants à l'effet de faire venir des noirs dans l'ile. Quelques mois plus tard, le 29 mai 1699, un de ses collaborateurs, le sieur Daniel de la Place, conseiller du Conseil souverain de Léogane, dans l'île de Saint-Domingue, passait directement avec don Gaspard d'Andrade, administrateur de la Compagnie Cacheu et facteur de cette compagnie à Carthagène un traité par lequel il s'engageait à fournir d a n s l ' i l e d e C u b a e t à l a v i l l e e s p a g n o l e d e S a n t o D o m i n g o aux lieu et place de la compagnie concessionnaire de l'assiento, tous les nègres qui seraient nécessaires, moyennant le paiement à l'assientiste d'une redevance de 20 000 écus. Après sept années d'efforts, les négriers français parvenaient enfin à prendre pied sur le sol des colonies espagnoles d'Amérique. Malheureusement, ce succès venait trop tard. Les représentants de la Compagnie de Cacheu étaient en guerre avec les fonctionnaires espagnols qui leur reprochaient avec quelqu'apparence de raison, de profiter de leur traite pour introduire dans leurs colonies des marchandises étrangères. Le gouverneur espagnol de Cuba, don Matéo de Palatio , favorable à la France, fut relevé de ses fonctions et son successeur don Juan Pimienta s'opposa à l'exécution du traité de la Place, fit a r r ê t e r Gaspard d'Andrade qu'il accusait de contrebande et saisir les biens de la Compagnie de Cacheu. Le 8 août 1700, de Bricourt Heurtault, directeur de la Compagnie
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de Saint-Domingue écrivait de l'île Saint-Louis : "Je commenceray, Messieurs, à vous dire que l'affaire de la sciente (l'assiento) n'a pas eu la réussite qu'on s'estait proposé et peut-estre n ' e s t - c e pas un grand mal car elle a estée trouvée trop chère à vingt-mille écus, si elle n'avait cousté que dix, je l ' a u r a i s trouvée fort bonne, mais comme ces sortes d'affaires sont de la nature de celles que l'on ne connaît que sur l'expérience ou le maniement, on ne pouvait pas estre si juste (58). " Ainsi, au seuil du siècle nouveau toutes les tentatives du comm e r c e français pour forcer les portes de l'empire espagnol d'Amérique, tant par la côte atlantique, sous prétexte de fourniture d'esclaves, que par les côtes de la m e r du Sud paraissaient vouées à l'échec. Un événement considérable vint soudain modifier les données du problème.
Chapitre V LE SIGNE
Le roi Charles II épuisait de c r i s e en c r i s e sa vie misérable et dans les palais où régnaient les moines, les caméristes et les nains, les missions de France et d'Autriche livraient autour de sa couronne un combat subtil. L'issue en restait incertaine. Le Conseil d'Etat penchait ouvertement pour un prince français, sinon pour le dauphin qui portait en lui les risques de l'unification, du moins pour un de ses plus jeunes fils, Anjou ou B e r r i . La reine Marie Anne de Neubourg, sœur de l'impératrice, sa favorite la baronne de Berlepsch, son confesseur le père capucin Gabriel Chiusa f o r maient auprès du malade un clan vigilant qui intriguait pour l ' a r chiduc Charles, second fils de l'empereur, et dont on affirmait que les efforts avaient déjà porté leurs fruits. Au printemps de 1700, la cour de Versailles, avertie que la mort pouvait être imminente et craignant de voir reconstitué en un instant l'empire de Charles Quint jugea prudent de conclure avec l'Angleterre et la Hollande un traité qui, remaniant les accords ant é r i e u r s , laissait à l'archiduc l'Espagne, les Pays-Bas et l'empire d'Amérique et donnait au dauphin, Naples, la Sicile et les présides de Toscane. La France recevait en outre le Guipuzcoa ainsi que la Lorraine que le Gran Duc échangeait contre le Milanais. L'acte fut soumis à l'agrément de l'empereur. Afin d'épargner à l'ambassadeur de France les réactions que ce dépeçage ne pouvait manquer de susciter à Madrid, on rappela la marquis d'Harcourt qui était en poste depuis 1697. Le diplomate se mit en route à la fin du mois de m a r s , laissant la légation aux mains d'un de ses lointains parents, le marquis Jean Denis de Blécourt, "homme f e r m e et capable d'affaire quoiqu'il n'eut fait toute sa vie d'autre métier que celui de la guerre" (59), à qui on décerna le t i t r e d'envoyé extraordinaire. Les instructions données à ce chef de mission étaient dépourvues d'ambition : "Je ne puis croire, lui écrivait le roi en l'informant du t r a i t é de partage, que cette nouvelle excite assez le peuple de Madrid pour vous exposer à quelques effets de son ressentiment.
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Il est cependant de votre prudence d'y veiller et quoique l'ambassadeur d'Espagne soit une caution suffisante des insultes qu'on pourrait vous faire, il vaut mieux encore les éviter (60)." Contrairement à toute attente, les conséquences de cette r e traite furent doublement heureuses : elle fortifia les Espagnols d a n s la conviction qu'il n'était de choix pour eux qu'entre la désignation d'un prince français et le morcellement de leur empire; elle donna aux divers agents que la cour de Versailles entretenait à Madrid, une liberté d'initiative et de mouvement qu'ils n'avaient pas connue tant qu'ils s'étaient trouvés sous les o r d r e s directs d'un diplomate attentivement observé et, au demeurant, dépouvu de nuances. Les envoyés de France avaient vainement tenté de pénétrer le secret des demeures royales. Deux religieux, le père capucin Duval et le père Blandinière, de l ' o r d r e de la Merci s'y étaient successivement appliqués. Le dernier d'entre eux n'avait trouvé pour le renseigner que le général de son ordre qu'il disait attaché aux intérêts de la France et un nain âgé de soixante ans, autrefois bouffon de don Juan d'Autriche, "homme d'esprit" et "qui sait tout c e qui se passe à la cour" et dont, à l'issue d'une longue conférence, il espérait de grandes lumières (61). C'est seulement en 1698 que le marquis d'Harcourt était p a r venu à mettre en place un réseau d'agents capables non seulement de l'informer, mais aussi d'agir dans l'entourage immédiat du roi. Le principal personnage en était une femme : dona Mariana d e Aguirre. Issue d'une famille noble de Navarre, mariée à un membre du conseil de Castille, Mariana de Aguirre avait été la confidente de la p r e m i è r e femme de Charles II, Marie-Louise d'Orléans, fille de Monsieur et d'Henriette d'Angleterre. Cette jeune princesse dont la fin restait assez mystérieuse, avait connu à la cour d ' E s pagne une existence agitée. Les partisans de l'Autriche, les Espagnols de tradition, le peuple même ne l'avaient pas ménagée et dans les périls auxquels elle avait dû faire face, dona Aguirre l ' a vait fidèlement secourue, veillant à lui garder l'affection du jeune roi et à apaiser les petites brouilles qui survenaient entre les époux. Elle avait payé son dévouement d'un exil de six mois, mais le roi qui l'estimait n'avait pas tardé à la reppeler et l'avait même autor i s é e à occuper un "hermitage" dans le parc de son château du Buen R e t i r o . Elle ne devait pratiquement plus en sortir, si ce n'est pour se rendre à la chapelle voisine de Notre-Dame de Atocha où elle demeurait chaque matin p r è s de six heures en p r i è r e s . Elle passait tout le reste du jour dans sa retraite, où elle recevait grand monde. "Ses amis l'y vont voir, é c r i r a un des successeurs du marquis d'Harcourt, quelques fois l'après-dînée, et des amis principaux,
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et croyant luy pouvoir parler ils n'ont pas de r é s e r v e pour elle; c'est par là qu'elle a eu tant de notions dans les autres temps et elle les reçoit encore quand ils viennent car elle ne les va pas chercher n'ayant nul intérest au monde que celuy de son salut (62). " Au nombre de ces amis se trouvait un père de l'Oratoire, o r i ginaire de Limoges et qui se nommait Joseph Martin. Etabli depuis plusieurs années à Madrid où il administrait l'hôpital Saint-Louis des Français, il avait appartenu lui aussi à l'entourage de la petite reine Marie-Louise qu'il avait également assistée dans les heures difficiles. Ce fut le père Martin qui vint offrir à l'ambassadeur de France les services de dona Mariana. Il fut entendu que cette dame ne rendrait jamais visite au diplomate et ne lui écrirait jamais. Tout passerait par l'entremise du religieux (63). La p r e m i è r e mission que le marquis d'Harcourt confia à ses nouveaux collaborateurs était d'une extrême importance. Le c a r dinal P o r t o c a r r e r o , archevêque de Tolède, premier personnage d'Espagne était réputé favorable à la France mais ne s'était jamais livré. L'ambassadeur fit prier la dame Aguirre de lui procurer un contact avec lui : "J'ai redoublé aussi mes instances, écrit-il le 6 mai 1698 à sa cour, pour que le cardinal P o r t o c a r r e r o ne différât point de s'ouvrir à moi et que quand elle parlerait à ces gens-là, elle devrait parler comme d'elle-même; elle est convenue et à approuvé tout ce que je lui ai fait dire(64). " Le cardinal P o r t o c a r r e r o avait pour neveu le comte de Palma, fils de son f r è r e , qui occupait, sinon en t i t r e du moins en fait, la charge de vice-roi de Galice - le véritable titulaire de ce poste ayant choisi de demeurer en Italie pour n'en pas prendre possession et n'en être pas déchargé, conformément à l'usage au bout dé trois années. Le comte de Palma avait épousé sa cousine, également nièce du cardinal et femme de beaucoup d'esprit et le prélat éprouvait une affection paternelle pour le jeune couple qu'il comblait de bienfaits. Auprès du comte de Palma résidait un père récollet qui lui était attaché en qualité de théologien et qui cumulait cet office avec ceux de pénitencier du pape et chapelain du roi d'Espagne en l'hôpital Saint-Jacques de Galice, et plus discrètement, celui d'agent du roi de France auquel il avait fait parvenir un mémoire sur les blés de Galice. Ce religieux qui se nommait également Martin et se prénommait Eustache était le neveu du père Joseph Martin de l'Oratoire qu'il avait assisté auprès de la reine Marie-Louise et du marquis de Feuquière, ancien ambassadeur de France (65). La présence de son neveu auprès des parents t r è s chers du cardinal P o r t o c a r r e r o ne pouvait qu'aider l'oratorien et son amie
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la dame Aguirre dans leur délicate mission. Deux mois après avoir reçu les instructions du marquis d'Harcourt, ils parvenaient à a s s u r e r une liaison entre le cardinal et l'ambassadeur. Ce dernier en rendait compte au roi dans une lettre du 16 juillet : "Aujourd'hui matin l'administrateur de l'hôpital SaintLouis nommé Martin, dont j'ai déjà eu l'honneur de parler à Votre Majesté, m ' a dit qu'il avait vu Mme Daguery (66), dont j'ai aussi fait mention à Votre Majesté. Le premier domestique du cardinal P o r t o c a r r e r o l'est venu trouver. Elle lui a dit ce que je lui ai fait entendre qu'il était extraordinaire que ce cardinal, étant aussi bien intentionné qu'il l'était pour le bien de sa patrie, ne se fut pas encore ouvert à moi, vu que j'avais une estime et une vénération toute particulière pour luy, et qu'ayant les mêmes desseins, nous devions nous entendre. Il a répondu que son maître avait une pareille estime pour moi, et que si j'avais quelqu'un qui eut commission de moi et qui sut l'espagnol ou l'italien, son maître lui donnerait pouvoir d'entrer en commerce avec moi. Sur cela elle a nommé le père Martin qu'il a agréé et il doit demain aller prendre une lettre chez cette dame qui sera la marque qu'il doit être le bien venu (67). " Quatre jours plus tard l'ambassadeur avait une p r e m i è r e entrevue en tête à tête avec le cardinal P o r t o c a r r e r o . La f e r m e du sel de la province de Galice, administrée par le comte de Palma, avait été concédée à deux banquiers zélandais, Hubert Hubrecht et Bartholomée de Flon qui s'intéressaient également aux affaires coloniales et qui se proposant d'introduire des marchandises françaises en Amérique espagnole, avaient jugé prudent d'installer sur place un fonctionnaire de leur choix. Ils avancèrent à cet effet une somme de 45 000 écus à un de leurs amis le marquis de Villaroca qui put, grâce à ce viatique, obtenir la présidence de la capitainerie générale de Panama. Ce succès étant acquis ils s ' e m pressèrent d'en informer l'ambassadeur de France auquel ils rendirent visite à l'époque même où il nouait ses liens avec le père Joseph Martin (68). Bien que le marquis de Harcourt ait assez maladroitement voulu t i r e r de leur proposition un parti plus militaire que commercial, Hubrecht et de Flon restèrent en rapport avec lui et son successeur, même lorsque le marquis de Villaroca, dont on ne tarda pas à découvrir le jeu, eut été rappelé d'Amérique. "M. le duc d'Harcourt et M. de Blécourt, é c r i r a un ambassadeur français à Madrid, et tous ceux qui ont eu part aux affaires du roy d'Espagne, savent le zèle et le dévouement de ces bons catholiques hollandais pour le service de Sa Majesté (69). "
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Après le départ de son chef de mission et en dépit du t r a i t é de partage dont il ne semblait pas un fervent partisan, le marquis de Blécourt s'était empressé de reprendre en main le petit groupe d'agents mis en place par son prédécesseur. La tâche à accomplir semblait plus aisée. Le parti de l'Autriche à la cour était affaibli par les maladresses de l'ambassadeur, le comte d'Harrach et le départ provoqué de la baronne de Berlepsch avait affecté la reine et faisait d'elle une adversaire moins intransigeante. Dès le 9 juin, M. de Blécourt rappelait au roi qu'il serait bon d'avoir quelques amis et ajoutait : "Ce serait peu de continuer les 1 000 écus à qui M. d'Harcourt les a donnés. " A la fin de juillet et dans la première quinzaine d'août 1700, le père Joseph Martin faisait passer à M. de Blécourt deux informations de la première importance. Le 30 juillet, il l'avisait que le confident du cardinal Portocarrero, avec qui le diplomate lui avait prescrit de prendre contact, l'avait a s s u r é que le roi d'Espagne avait promis à son maître de consentir à la désignation d'un prince français "mais que quand il l'en p r e s s e il s'en défend disant qu'il yrait de son honneur s'il le nommait et que le roi le r e f u s a s t " (70). La seconde information était plus précise encore : le duc de Médina Sidonia, Juan Claros de Gusman, grand d'Espagne et favori du roi, était venu rendre visite à dona de Aguirre dont il semblait connaître les liens et la priait de demander à M. de Blécourt si le roi de France "accepterait l'offre qu'on luy pourrait f a i r e pour un de ses petits-fils de la Succession d'Espagne et que le Conseil d'Etat espérait y porter le roy d'Espagne s'il estait a s s u r é que (Sa Majesté) ne le refusast point" (71). A ce moment, les événements parurent se précipiter : le roi ayant passé la nuit du 11 au 12 août auprès de la reine rentra dans son appartement à trois heures du matin, p r i s d'assez sérieux m a laises qui donnèrent à craindre pour sa vie. Il se rétablit néanmoins mais cet avertissement ne passa pas inaperçu; quelques jours plus tard, le duc de Médina Sidonia rendait une nouvelle visite à dona de Aguirre et la priait de f a i r e savoir au roi de France "que le roy d'Espagne discourant avec luy en confiance luy avait dit qu'il prendrait volontiers les moyens que le Conseil d'Estat lui propose de nommer un de (ses) petits-fils à sa succession mais qu'il ne pouvait se résoudre à le faire venir en Espagne, parce que cela troublerait le repos de sa vie et le mettrait en danger d ' e s t r e insulté par ses vassaux" (72). Dans le même moment et par un curieux concours de circonstances, le bruit se répandait à Madrid que le comte de Palma allait être appelé à troquer sa vice-royauté camouflée de Galice pour
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celle, effective et infiniment plus prestigieuse de Catalogne. Cette offensive du parti français à la cour de Madrid fut accueillie à Versailles avec un parfait dédain. Louis XIV venait d'être informé que le roi d'Espagne projetait de livrer ses places d'Italie aux troupes impériales et il lui paraissait essentiel pour éviter une telle manœuvre de conserver absolument intact son accord avec les puissances maritimes. Il entendait donc se garder de tout propos et de toute initiative susceptible d'être rapportée à Londres ou à La Haye et de le séparer de ses nouveaux alliés. Au moment où l'infortuné marquis de Blécourt demandait la permission d ' a s s u r e r aux amis de la France que le roi accepterait la couronne pour son petit-fils, il recevait pour instructions de proclamer haut et clair que le traité de partage était définitif, que son maître entendait en garantir l'exécution par les a r m e s et pour qu'aucun doute ne subsistât à cet égard, d'effectuer sa démarche parallèlement à l'envoyé des puissances maritimes, Schonenberg, qu'il avait toujours tenu pour un partisan de l'Autriche. La santé du roi d'Espagne s'aggrava dans les p r e m i e r s jours de septembre. "Ce prince, écrit le 10 du mois le marquis de Blécourt, est en estât d'achever ses jours sans presque qu'on s' en aperçoive (73). " C'est alors que l'envoyé extraordinaire, interprétant assez extensivement les instructions qui lui avaient été données laissa entendre au cardinal de P o r t o c a r r e r o que'Ue roi de France) pourr a i t accepter l'offre qu'on lui ferait pour un de ses petits-fils" (74). Le 28 septembre à minuit, de Blécourt faisait savoir que le roi d'Espagne était à l'agonie et que Michel d'Otalso, lieutenant général de la Cavalerie l'avait informé qu'il avait confirmé son t e s tament en faveur de l'archiduc; en conséquence le diplomate invitait le roi à prendre toutes ses dispositions pour occuper la Guipuzcoa (75). Dès réception de cette nouvelle, Louis XIV ordonna aux troupes de f a i r e mouvement v e r s la frontière et au marquis d'Harcourt de rejoindre Bayonne pour prendre leur commandement et a r r ê t e r toutes les m e s u r e s nécessaires pour l'exécution de ses desseins en cas de mort du roi d'Espagne. Dans l'intervalle l'état du malade s'était une fois de plus amélioré, le 29 septembre Blécourt faisait part à sa cour des assurances, encore assez vagues, qu'il venait de recevoir : "Le c a r dinal P o r t o c a r r e r o vient de m'envoyer dire d ' a s s u r e r Votre Majesté qu'il f e r a tout son possible pour faire r é u s s i r la grande affaire et que si j ' e s t a i s à sa place je n'agirais pas avec plus de zèle que luy pour un fils de France (76). " Le lendemain, le ministre de France à Madrid collait à sa dépêche un papillon ainsi conçu : "Le
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Roy a fait un codicile que le cardinal a dicté. J e ne scais s'il a esté signé à cause de sa faiblesse. On dit qu'il est en faveur de la France (77). " Les nouvelles du malade étaient plus mauvaises : "Un gentilhomme de la chambre qui luy a tenu la main aujourd'huy à midy m ' a fait dire qu'il l'avait trouvée brûlante (78). " Le 1er octobre, le bruit était répandu qu'à l'instigation de la reine le moribond avait testé en faveur de l'archiduc. Blécourt, alarmé, envoyait son agent de liaison ordinaire (apparemment le père Joseph Martin) auprès du cardinal. "Son confident, rapporte-t-il, a dit qu'on ne doutait pas que la Reyne n'ait fait tous ses efforts. Mais qu'il n ' i m portait pourveu qu'on fut a s s u r é du principal, qu'on v e r r a que le cardinal a fait ce qu'il a pu et ce qu'il a dû et pour le présent il n'en pouvait dire d'avantage. Il ne s'est pas expliqué d'autre manière. Comme c e l u y q u e j ' a v a i s e n v o y é sortait, le cardinal est entré dans la chambre qui luy a fait beaucoup de c a r e s s e s et luy a dit qu'il estait tout à mon service (79). " Le 7 octobre, Blécourt donnait enfin des assurances précises : "Le Roy d'Espagne, écrivait-il, a signé dimanche dernier entre 6 et 7 heures du soir un testament que le cardinal P o r t o c a r r e r o luy a fait faire. Le duc de Médina Sidonia qui estait présent lorsqu'il l'a signé m ' a fait dire qu'il est en faveur d'un des princes petits-fils de Votre Majesté (80)." L'agonie du roi se prolongea jusqu'au 1er novembre. Il mourut à 3 heures de l'après-midi. A la dépêche qu'il adressait à sa cour pour l'en informer, le marquis de Blécourt ajoutait en post-scriptum : "Le duc de Caminiez me vient de dire qu'il a été présent à l'ouverture du testament, que le Roy catholique déclare Monseigneur le duc d'Anjou successeur en tous ses royaumes, après luy Monseigneur le duc de Berry, à faute de l'un et de l'autre l'archiduc et à faute de celuy cy le duc de Savoye (81). " Revenant quelques mois plus tard sur cet événement, Mariana de Aguirre qui était bien placée pour en connaître les arcanes écrivait dans une lettre de recommandation pour le père Joseph Martin : "Dans l'affaire du testament de nostre Roy Charles II il a eu toute la peine et tout le risque de la négociation. M. le duc d'Harcourt et M. de Blécourt peuvent rendre un bon témoignage e t c o m m e j e l ' a y e n g a g é m o y m e s m e , je ne puis pas me dispenser de la f a i r e s c a v o i r . . . (82). " Les instructions données au marquis d'Harcourt en m a r s 1698 et la correspondance politique de Madrid ne laissent subsister aucun doute sur la personne du prince qu'on destinait au trône de Charles II. Le choix ne devait se circonscrire qu'entre les deux derniers fils du dauphin, Philippe d'Anjou et Charles, duc de Berry, avec une préférence marquée pour le premier, dont le caractère
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taciturne et la dévotion appliquée semblaient mieux accordés au climat de l'Escurial. Mais il n'en restait pas moins que le groupe financier, qui depuis des années tentait obstinément de s'implanter en Amérique espagnole, était essentiellement formé de familiers de Monsieur, f r è r e du roi et de son fils le duc de Chartres et que les agents qui avaient le plus contribué à la rédaction du testament étaient étroitement attachés à la maison d'Orléans par la reine Marie-Louise d'Espagne, fille de Monsieur et d'Henriette d'Angleterre qu'ils avaient fidèlement servie et qui, en 1689, fut la première de cette famille (avant sa mère, son père et son d e m i - f r è r e , le Régent) à connaître une fin subite, sinon mystérieuse. Or, si Monseigneur, dauphin de France, père du duc d'Anjou était fils d'Espagne par sa m è r e Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, Monsieur, f r è r e du roi, était fils d'Espagne par sa m è r e A n n e d'Autriche et certains de ses conseillers juridiques, sans vouloir rechercher si la renonciation de cette princesse avait plus ou moins de valeur que celle de sa nièce, prétendaient qu'une loi du royaume donnait le plus de droit à celui qui pouvait se réclamer de la lignée la plus ancienne. En Espagne même, un des plus puissants personnages de la cour, don Manuel Arias, président du conseil de Castille, chevalier de l ' o r d r e de Malte comme le chevalier de Lorraine, avait r e commandé la désignation du duc de Chartres comme successeur de Charles II (83). Ce prince avait lui-même et depuis longtemps p r i s des contacts avec des seigneurs espagnols qui sans contester l'opportunité du choix, jugèrent que les droits de son cousin primaient les siens. Or si dès avril 1701 le président du conseil de Castille jugeait le duc d'Orléans appelé à la succession de l'Espagne "par les lois du royaume" et estimait que bien que n'étant pas nommé expressément dans le testament "il doit être regardé comme l'étant implicitement dans la déclaration qui institue et appelle le Roy Notre Seigneur pour l o r s Duc d ' A n j o u . . . ", ce n'est que p r è s d'un an plus tard que Philippe V se décida à reconnaître formellement la vocation de son cousin le duc d'Orléans (84). Sans doute le comte de Marsin, ambassadeur de France, nanti des pouvoirs de ce dernier "pour soutenir sa protestation" p r é voyait-il que la "rectification" demandée ne serait pas sans conséquence, car il écrivait le 3 avril 1702 au ministre : "J'ay mis entre les mains de dom Antonio de Ubilla, les copies des papiers que M. le duc d'Orléans m ' a fait l'honneur de m'envoier, et j'en ay a d r e s s é autant à M. de Blécourt pour le mettre en état de la solliciter. Ce qu'il y a de certain c'est que tous les Espagnols sans
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exception conviennent que son droit ne souffre aucune contestation et que r i e n ne l e c o n f i r m e p l u s et ne l e p r o u v e m i e u x que l a p o s s e s s i o n du Roy C a t h o l i q u e . Il n ' e s t q u e s t i o n s e u l e m e n t que de ( l ' e f f e t ) que c e t t e d é c l a r a t i o n pourrait f a i r e sur l e s e s p r i t s mal int e n t i o n n é s d a n s l e t e m p s p r é s e n t (85)."
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ASSIENTO A J U S T A D O ENTRE
LASDOSMAGESTADES,
C A T H O L I C A, Y C H R I S T I A N I S S I M CON LA C O M P A Ñ I A R E A L DE ESTABLECIDA
A,
GUINEA,
EN E L R E Y N O DE F R A N C I A , SOBRE
Encargarte de la Introducción de Nebros en la America, por tiempo de diez años, que empegaran a correr en primero de Mayo proximo venidero de mil fetecientos y dos, y cumplirán otro tal día del año de mil fetecientos y doze.
TRAITE F
A
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e n t r e l e s d e u x r o y s , CATHOLIQUE ET TRES-CHRETIEN, AVEC
LA COMPAGNIE R O Y A L E D E E T A B L I E
EN
GUINE'E
F R A N C E ;
CONCERNANT . . RODUCTION DES NEGRES DANS LAMERIQUE, pendant le temps de dix années, qui commenceront le premier jour de May Jnochain mil fept cent deux, & finiront a un pareil jour de tanne e mil fept cent dou^c-
Chapitre VI LA PERCEE
Le testament de Charles II et l'avènemement de Philippe V ne semblèrent point tout d'abord favoriser les desseins de ceux qui depuis des années projetaient de prendre pied aux Indes occidentales. En effet, si la cour de Versailles paraissait tenir pour inéluctable une guerre "locale" avec l'empereur (particulièrement dans le Milanais où les opérations ne tardèrent pas à s'engager), elle souhaitait en écarter les puissances maritimes et s'abstenir de tout geste susceptible de les entraîner dans le camp de l'adversaire. En Angleterre, la majorité tory n'était pas tentée par l e s grandes aventures. Si Guillaume III, convaincu d'avoir été berné, songeait à prendre sa revanche, le peuple estimait que le jeune roi d'Espagne serait bien vite absorbé par sa cour et il préférait le testament à un traité de partage qui en donnant aux FrançaisNaples et la Sicile, les rendait maitres de la Méditerranée. Certes, les manufacturiers de Manchester et les marchands de la Cité étaient bien loin de se désintéresser du marché américain m a i s t a n t q u ' i l s n e s ' e n s e n t a i e n t p a s e x c l u s , ils ne voyaient pas d'inconvénient majeur à ce qu'il fut placé sous la suzeraineté de Philippe V plutôt que sous celle de "Charles 111". Seul un noyau d'hommes d'affaires, actifs et audacieux rêvait d'entreprises lointaines. Essentiellement composé des membres du parti whig qji avaient été les premiers soutiens de Guillaume d'Orange, il s'était formé autour de Charles Montagu, premier lord de la trésorerie, protecteur des deux institutions du nouveau régime : la Banque d'Angleterre et la Compagnie des Indes. Montagu à qui sa petite taille et son extraordinaire activité valut le surnom de "babouin" (sackanapes) avait eu pour collaborateur un écossais du nom de William Paterson qui avait été le véritable fondateur de la Banque d'Angleterre et qui après avoir été pendant quelques temps directeur de cet organisme, n'avait pas été réélu à son poste. Paterson avait fondé en 1698 une "Compagnie d'Ecosse" dont le capital devait en majorité être aux mains d'Ecossais "résidant en Ecosse", sans doute afin d'écarter une majorité
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stuartiste, et qui avait pour objet d'annexer un t e r r i t o i r e situé sur l'isthme de Panama dénommé "D arien" que l'on déclarait sans maitre et dont on voulait f a i r e l'entrepôt du commerce entre l'Europe et les Indes orientales. Le duc de Hamilton, le marquis de Queensbery, Lord Belhaven, le duc d'Argyll, John Dalrymple, comte de:Stair ainsi que les communautés d'Edimbourg, Glascow et Perth comptaient parmi les actionnaires de cette société qui dans l'été 1698 avait a r m é une p r e m i è r e expédition (86). Lestés d'une curieuse cargaison de pantoufles, de perruques et d'étoffes de laine écossaise, bien chaudes, sans compter mille bibles écrites en langue anglaise, les navires avaient jeté l'ancre à proximité de l'isthme de Darien et s'étaient établis sur la petite presqu'île de Calédonie où les pionniers avaient fondé New Edimbourg. Mais les fièvres, la chaleur, avaient décimé l e u r s troupes. La milice espagnole et navires de Sa Majesté Catholique, poussés par la France, avaient chassé les occupants et le roi d'Angleterre, après un soutien purement verbal, ne semblait pas devoir appuyer cette initiative que combattaient d'ailleurs les marchands de la Cité, dans la crainte de voir l'Ecosse devenir un entrepôt de contrebande. Mais il importait pour la cour de France de fortifier le gouvernement anglais dans sa neutralité au moins apparente et d'éviter toute provocation susceptible de servir de prétexte à de nouvelles tentatives de Paterson et de ses amis. Pontchartrain lui-même n'était pas rigoureusement hostile à cette politique puiqu'en juillet 1700, il tentait encore de favoriser la conclusion d'un accord entre la Compagnie française du Sénégal et la Compagnie anglaise d'Afrique, "afin de f a i r e leur commerce sans e m b a r r a s et de vivre tranquillement de part et d'autre" (87). La position des Provinces Unies était plus délicate. E l l e était fondée, moins sur des considérations commerciales ou économiques que sur des raisons de sécurité. Les états généraux qui avaient leur t e r r i t o i r e plusieurs fois envahi au cour s du siècle passé estimaient que rien, pas même l'octroi d'une b a r r i è r e de places fortes dans les Pays-Bas catholiques, pas même la cession définitive de ces t e r r i t o i r e s , que d'ailleurs on ne leur offrait pas, ne les mettraient à l'abri des entreprises du roi de France si cen'était l'alliance de la seule puissance continentale capable de lui r é s i s t e r : l'Empire. L'investissement, le 6 février 1701, par les f o r c e s de Boufflers des places occupées par leurs garnisons, s'il ne les avait pas absolument déterminés à la guerre, n'avait pu que les fortifier dans leurs résolutions. Certes ils ne renonçaient pas à la paix mais ils ne l'envisageaient que dans l'hypothèse où l'empereur ne pourrait pas leur reprocher de l'avoir abandonné, ce qui signifiait que ses p r é -
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tentions devaient être satisfaites. L'empereur était décidé à lutter pour ses possessions d'Italie mais il ne pouvait concevoir une guerre générale pour la couronne d'Espagne qu'avec la participation des puissances maritimes qui couvriraient les barrières et l'appuieraient dans les Flandres et qui surtout pouvaient seules, lui donner les moyens de conquérir l'Empire d'Amérique. Compte tenu de ces données, la cour de Versailles devait donc observer, tout particulièrement à l'égard de l'Angleterre encore indécise, la plus extrême prudence dans sa politique maritime et coloniale tout en veillant à n'être point elle-même victime de cette prudence et à ne se point laisser devancer par ceux qu'elle voulait ménager. C'est donc en vain que le marquis d'Harcourt, ancien ambassadeur de France à Madrid, réintégré dans son poste avec le titre de duc et qui, ayant eu le malheur de voir un obscur chargé d'affaires réussir là où il avait échoué, aspirait à prendre une revanche glorieuse, poussait aux entreprises hardies; dans le même temps qu'il avertissait la cour que "on ne doit pas perdre de temps à tirer de l'union présente, les avantages qui en peuvent revenir au commerce de France" (88) et écrivait au roi : "Si vous devez avoir la guerre, il faut l'avoir aujourd'huy plutost que demain... J'ose mesme aller jusque là en disant à Vostre Majesté que la guerre en cette conjoncture qui ne peut estre que courte, luy est plus avantageuse que la paix présente puisqu'elle lui donnera lieu de faire la paix telle qu'Elle le voudra (89). " Avant même de recevoir cette lettre, Louis XIV exprimait l'intention très ferme de se garder de tout emportement. "Jusqu'à présent, écrivait-il, j'ay jugé à propos de suspendre toutes démarches capables de faire dire que je veux recommencer la guerre. Le roy d'Angleterre a cassé son Parlement. Il en assemble un nouveau. Il se flatte qu'il sera plus favorable que le précédent, mais l'expérience a fait voir que les roys d'Angleterre se. sont souvent trompés lorsqu'ils ont espéré plus de soumission des nouveaux parlements. Il me revient que toute la nation est si frappée du préjudice qu'une nouvelle guerre lui causerait qu'on est presque asseuré que la chambre basse de ce Parlement s'y opposera fortement... j e ne c r o i s p a s q u ' i l c o n v i e n n e e n c o r e de f a i r e p a r t i r m e s v a i s s e a u x . Quoyque le nombre que vous marquez dans vostre lettre ne soit pas considérable, il le serait assez pour donner lieu de croire que de concert avec le roy mon petitfils je veux m'emparer de quelques postes dans les Indes et ce prétexte suffirait au roi d'Angleterre pour obtenir de son parlement toutes les assistances nécessaires pour armer une flotte et pour le faire
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consentir à la guerre (90). " Cette prudence n'empêchait pas le roi de se préparer militairement et diplomatiquement contre les entreprises ennemies. Tandis que la crainte d'une invasion par les Flandres le déterminait à occuper les places des Pays-Bas espagnols tenus par les Hollandais, sans toutefois désarmer les garnisons, il s'attachait à se procurer l'alliance de la Savoie et surtout du Portugal dont le sol pouvait servir de base à une offensive contre l'Espagne. Or, le Portugal était en discussion avec la cour de Madrid pour les affaires de la Compagnie de Cacheu. Cette société cherchait à obtenir la résiliation de son traité et exigeait une indemnité pour le préjudice que lui avaient causé les gouverneurs locaux qui avaient entravé ses activités en l'accusant de faire de la contrebande. Le roi du Portugal était d'autant plus intéressé à cette négociation qu'il avait environ 2 000 000 de livres dans la compagnie. Aussi la cour de Lisbonne avait-elle fait de ce règlement la condition du traité d'alliance sollicité par Paris et par Madrid; Louis XIV était intervenu vigoureusement pour lui faire donner satisfaction, du moins pour partie. Pendant que les pourparlers se poursuivaient, la situation diplomatique se dégradait. Le 22 mars 1701, les délégués des états généraux auxquels s'était joint l'ambassadeur d'Angleterre, Stanhope, remettaient au comte d'Avaux, ambassadeur de France un mémoire par lequel ils réclamaient l'intervention de l'empereur dans le traité à conclure entre la Grande-Bretagne, les Provinces Unies et la France, le retrait des troupes françaises des Pays-Bas espagnols et l'octroi à Leurs Hautes Puissances de dix places de sûreté dans ces territoires. Les Anglais demandaient Ostende et Nieuport. Pour ce qui concernait l'Amérique espagnole, les demandes étaient plus modérées et tendaient simplement à ce que "les sujets et habitants des Provinces Unies (jouissent) dans tous les royaumes, états, villes, places, bayes et havres de la couronne d'Espagne, dedans et hors de l'Europe, des mêmes privilèges, droits et franchises, dont jouissent les sujets de Sa Majesté T r è s Chrétienne ou des autres princes et potentats, aussi bien que de ceux qui leur seront accordés et dont ils jouiront à l'avenir"(91). Mais dans ce secteur, le climat était de plus en plus troublé par la crainte que chaque partie avait de l'initiative de l'autre. La suite des dépêches met en lumière l'enchaînement irrémédiable des appréhensions qui conduit à la guerre. Le duc d'Harcourt poussait aux initiatives hardies : "Je suis toujours, écrit-il le 3 février 1701, du sentiment que VotreMajesté ne doit point attendre les dernières résolutions des Anglais et des Hollandais pour faire partir les vaisseaux qu'Elle destine au secours
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des Indes (92). " Le 18 février, le roi, informé par des rapports de Londres et de La Haye que l'amirauté anglaise avait donné ordre à ses vaisseaux dans les mers d'Amérique d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre se décidait à prendre ses précautions et mandait au duc : "Vous avez raison de croire qu'il n'y a point de temps à perdre pour envoyer aux Indes les vaisseaux que je destine pour le secours des états de la couronne d'Espagne. Toutes les nouvelles d'Angleterre et d'Hollande donnent lieu de croire que le dessein principal des deux nations est d'y faire passer une flotte et que les entreprises dans le Nouveau Monde leur paraissent les plus faciles et en même temps les plus conformes à leurs intérêts. Je vous ai mandé que les dix-huit vaisseaux que je fais armer pour cet effet ne pourraient être prêts que dans le mois d'avril. Mais il me paraît si nécessaire d'y envoyer au plus tôt des secours que je ferai partir ceux des vaisseaux qui pourront être prêts avec les autres et je compte que quelques uns, peut être au nombre de huit pourront mettre à la voile dans quinze jours ou trois semaines (93). " A partir du moment où les navires français commençaient à prendre la mer, il était grand temps d'organiser, en pleine coopération avec la flotte de Sa Majesté Catholique, la défense des possessions espagnoles d'Amérique. Peu d'hommes, dans les cadres de la marine, avaient des connaissances sur ces régions lointaines où les navires français n'accostaient pas. C'est alors qu'on jugea bon de faire appel à M. Ducasse de la Compagnie de Saint-Domingue, gouverneur de la partie française de l'île et de surcroit, chef d'escadre qui, débarqué en octobre précédent (94) submergeait les bureaux des ministères, de mémoires sur la limite des possessions françaises et espagnoles, la politique à l'égard des indigènes, le peuplement de l'île en noirs et autres problèmes qui, depuis qu'il était embarqué avaient un peu perdu de leur actualité. Il partit pour Madrid vers le début de février 1701. La mission donnée à Ducasse était essentiellement d'organiser la défense des Indes occidentales; dès le 17 février le ministre de la Marine exposait au duc d'Harcourt : "Comme M. Ducasse qui est auprès de vous connaît parfaitement la navigation dans ces merslà, vous aurez agréable de conférer avec lui sur les ordres qu'il y aura à donner à don Pedro Navarette (95), par rapport aux deux escadres que Sa Majesté fait état d'y envoyer pour la conservation des places de la domination du roi d'Espagne et pour celle de la flotte en particulier. Après quoi il faudra s'il vous plaît que vous renvoyiez le sieur Ducasse qui nous sera nécessaire ici (96). "
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Le 10 mars, Ducasse adressait à la cour un rapport dont le ministre de la Marine donna lecture au roi et auquel il répondit le 23 mars : M. Ducasse était informé que dans "l'incertitude où Sa Majesté estait de ce qui se passe à Madrid et le besoin qu'elle a crû que pourrait avoir les places des Indes d'Espagne de munitions" on avait donné ordre de faire partir l'escadre du chevalier de Cœtlogon, lequel se rendait à la Martinique à la tête de vaisseaux chargés de munitions dont il faudrait détacher deux vers Porto Bello et Vera Cruz. Puis le ministre critiquait assez sévèrement, et les modifications que son émissaire apportait aux plans dressés'par ses services et la manière dont il s'acquittait de sa mission. En effet, oubliant sans doute que l'Espagne était devenue l'alliée de la France, il avait crû devoir exiger la destruction de ses forts. "Le Roy a esté fort surpris, écrivait Pontchartrain, que vous ayez proposé de faire sauter les forts de Sainte-Marthe et de Portobel. Sa Majesté ne vous en ayant jamais donné les ordres ni la permission. Vous avez pu expliquer aux ministres du roi d'Espagne la situation, l'estat de ces places, mais vous n'avez jamais deub dans un mémoire que vous donnez à M. le Cal Portocarrero demander des ordres pour la démolition de ces places et sans que Sa Majesté est persuadée dë vos bonnes intentions. Ellevous sauraittrès mauvais grè d'une chose directement opposée à ses vues qui ne tendent qu'à la conservation des places d'Espagne et non à leur destruction. Vous observerez encore à cette occasion que ces démarches auraient mieux convenu à M. le duc d'Harcourt et que vous ne devez agir que par ses ordres et de concert avec luy (97). " En tout état de cause, la mission de M. Ducasse et les mouvements de la flotte franco-espagnole provoquèrent une vive réaction de Schonenberg, envoyé des puissances maritimes à Madrid qui le 10 mars adressait aux états généraux un véritable appel à l'intervention : "Les avis que j'ai envoyés successivement à Leurs Hautes Puissances et qui traitent tous du même sujet leur ont pu apprendre que la France a l'intention de se rendre maître absolu du commerce dans toute l'étendue du royaume espagnol et notamment dans les Indes occidentales. On m'a certifié de bonne source que neuf navires de guerre français doivent se joindre aux six navires espagnols partis l'an dernier pour le Darien contre les Ecossais afin de protéger les possessions américaines d'Espagne et de les fermer à toutes les autres nations, particulièrement à l'Angleterre et à la Hollande à l'égard desquelles on fait preuve ici d'une très grande crainte et animosité. M. Ducasse, gouverneur du Petit Guay en Amérique française est arrivé ici et il y a eu des entretiens fréquents avec quelques membres du conseil des Indes
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ainsi qu'avec le cardinal de Portocarrero et le duc d'Harcourt. Je sais de façon certaine qu'il y a environ quinze jours des ordres secrets ont été envoyés aux Indes occidentales espagnoles de Cadix et que leurs duplicata ont été expédiés également de Saint-Sébastien par une frégate française. Si l e s p u i s s a n c e s qui ont l e p l u s d ' i n t é r ê t à t r a v e r s e r et e m p ê c h e r c e s d e s s e i n s d a n g e r e u x et c e t t e a l l i a n c e ne p r e n n e n t p a s t o u t de s u i t e d e s p r é c a u t i o n s e l l e s s e t r o u v e r o n t s u r p r i s e s d ' u n e f a ç o n t r è s d é s a g r é a b l e . J'ai souligné cela plusieurs fois dans mes dépêches précédentes et ma fidélité ardente aux affaires de la République m'oblige, si Leurs Hautes Puissances le permettent, de le répéter encore une fois, surtout parce que la sécurité générale exige des précautions dans le plus bref délai (98). " Le 26 mars Schonenberg envoyait des informations plus alarmantes encore : "Dans ma dernière dépêche du 10 courant, j'ai informé Leurs Hautes Puissances des entretiens fréquents entre quelques membres du conseil des Indes et de la Guerre et un certain monsieur Ducasse, gouverneur du Petit Guay en Amérique française, entretiens qui ont lieu en présence du cardinal Portocarrero et du duc d'Harcourt et qui ont pour sujet des affaires concernant les Indes occidentales espagnoles. Comme suite à cette dépêche, je peux ajouter que j'ai appris de source certaine que les entretiens mentionnés ci-dessus ont eu lieu et continuent d'avoir lieu presque tous les jours dans l'hôtel dudit duc d'Harcourt, en sa présence et devant les ministres nommés ci-dessus et devant ledit M. Ducasse et le résultat ou la conclusion de ces délibérations est que les navires de guerre espagnols croisant dans lesdites Indes occidentales se joindront à l'escadre française réservée à cette fin, tout ceci selon le bon plaisir de la cour de France. Quelques personnes bien informées évaluent ladite escadre à dix-huit, d'autres à vingtcinq navires de guerre, mais il se peut que Leurs Hautes Puissances ont reçu d'une source plus directe des renseignements plus précis à ce sujet : de toute façon, il est certain que ledit duc d'Harcourt a obtenu pour M. de Chateaurenault qui commandera l'escadre française le grade et les droits d'amiral général d'Espagne et il a obtenu également qu'on donne des ordres formels à tous les généraux espagnols et à tous les autres officiers supérieurs de même qu'aux subalternes quel que soit le grade qu'ils puissent avoir et notamment à ceux qui exercent leurs fonctions en Amérique d'obéir en tout au commandement dudit Chateaurenault. Quelques personnes de confidence m'ont averti qu'on n'a pas seulement le dessein de mettre les ports et les côtes dans les Indes occidentales espagnoles en état de défense contre l'invasion que l'Angle-
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t e r r e et l'Etat y pourraient entreprendre en cas de rupture, m a i s e n c o r e d ' e m p ê c h e r t o u t a c c è s et t o u t c o m m e r c e dans l e s d i t s pays à ces deux p u i s s a n c e s , mais s u r t o u t d ' e s s a y e r d e l e s d é l o g e r d e s l i e s et d e s p o s t e s q u ' e l l e s y p o s s è d e n t et p r i n c i p a l e m e n t de l a J a m a i q u e e t d e C u r a ç a o (99)." Si certaines informations recueillies par Schonenberg pouvaient être sujettes à caution il n'en était certainement pas de même du projet tendant à exclure les puissances maritimes du commerce avec les Indes occidentales. En effet, peu de temps après le retour de Ducasse, le roi mandait au duc d'Harcourt le 3 avril 1701 en évoquant le projet de traité avec le Portugal : "Vous devez seulement prendre garde qu'on ne lui demande (à Philippe V) rien de plus au sujet du transport des nègres, que les clauses contenues dans l'article second, car il ne conviendrait pas qu'à l'occasion de ce traité le roy du Portugal obtint la continuation de celui qu'il a fait pour transporter les nègres; les Anglais et les Hollandais en ont seul profité jusqu'à présent et l ' o n v o u s e n v e r r a b i e n t ô t un p r o j e t d e s m e s u r e s p o u r p r o c u r e r l ' a v a n t a g e d e s E s p a g n o l s en f a i s a n t a u s s y l e p r o f i t d e m e s s u j e t s (100)." Si troublé que fut le climat international, le gouvernement de Philippe lippe V n'en avait pas moins le mérite d'exister depuis plusieurs mois sans que son peuple fit mine de se soulever. Les puissances maritimes décidèrent de le reconnaître les 17 et 22 m a r s 1701. La cour de Londres avait d'ailleurs depuis quelques temps p r i s discrètement contact avec les cercles dirigeants de Madrid et dé péché à cette fin dans la péninsule un de ses meilleurs diplomates, le sieur Aglionby qui avait débarqué en février à la Corogne. Dans le même temps, le marquis de Villaroca, ancien p r é s i dent de Panama, accomplissait à Londres une mystérieuse mission dont le ministre des Affaires étrangères informait le duc d'Harcourt en ces t e r m e s : "Le président de Panama que vous aviez connu, Monsieur, m'est a r r i v é icy dans un temps où l'on m'avait a s s u r é qu'il estait en Angleterre pour donner des avis e t p o u r f a c i l i t e r aux A n g l a i s l e s m o y e n s de s ' é t a b l i r d a n s l e s I n d e s . Il m'est venu dire qu'il est vray qu'il vient de Londres mais il a s s u r e fort qu'il est fidèle au Roy son maitre et ne f e r a rien contre son d e v o i r . . . Don Miguel d'Otalso dit qu'il ne faut pas trop se f i e r au président qui a achepté cet emploi 60 mille escus de la Reyne. Vôùs v e r r e z Monsieur par une lettre que j'ay reçu ce matin de don Miguel qu'il ne paraist pas content de sa fortune (101). "
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La transaction sur l'assiento portugais fut signée à Lisbonne le 18 juin 1701, la Compagnie de Cacheu obtenait une indemnité de 300 000 croisais, le tiers de ce qu'elle demandait; le roi était remboursé de ses avances, la concession était résiliée. La voie était ouverte aux initiatives des groupes intéressés. Le comte de Maurepas qui était, au ministère de la Marine le fidèle exécutant des ordres du comte de Pontchartrain, son père, promu chancelier, ne tarda pas une seconde à prendre ses responsabilités (102). Ni la Compagnie du Sénégal, ni la Compagnie Aufroy à laquelle on avait songé quelques mois plus tôt pour traiter l'assiento portugais n'étaient en état d'entreprendre une telle affaire. La seule société susceptible de l'engager était la Compagnie de Saint-Domingue. Elle y était d'ailleurs déjà pratiquement entrée par son directeur M. Ducasse que la cour venait d'envoyer en mission à Madrid. Toutefois, avant de donner son accord définitif, la compagnie posait une condition qui devait singulièrement compliquer les choses. Depuis les arrêts de 1682 et 1684 les mesures de prohibition contre l'entrée en métropole des sucres coloniaux avaient été sensiblement aggravées. Un arrêt du 20 juin 1698 avait assimilé le s sucres raffinés aux lies, aux sucres étrangers, et les avait frappés d'un droit d'entrée de 22 livres 10 le quintal; les sucres t e r r é s que les habitants des îles avaient tenté d'introduire aux lieu et place des sucres raffinés étaient frappés d'un droit de 15 livres par quintal. Seuls les sucres bruts destinés à alimenter les raffineries métropolitaines bénéficiaient d'un tarif relativement bas que l'arrêt ramenait à 3 livres le quintal. Les îles étaient, il est vrai, autorisées à porter leurs sucres directement en pays étrangers, mais à charge pour les expéditeurs de payer les droits dûs à la ferme du domaine d'Occident et de faire leurs retours dans un port de la métropole. Une seule entreprise se trouvait à l'abri de cette législation. Au début de 1685, peu avant que vienne à expiration le bail de la première ferme d'Occident, passé au nom de Jean Oudiette, le roi avait concédé à un groupe, presqu'exclusivement composé des intéressés de cette ferme : Mathé de Vitry la Ville, de Ruau Pallu, Roland de Lagny, Carrel, Parent du Mas Gayardon et Céberet, une partie du privilège jusqu'alors accordé à la Compagnie du Sénégal. Celle-ci ne conservait plus le monopole des noirs pour les lies d'Amérique que sur la partie des côtes d'Afrique sise entre le cap Blanc et la rivière de Gambie; toute la région située au sud, depuis la Sierra Léone jusqu'au cap de Bonne-Espérance devenait
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pour une durée de vingt ans la concession de la nouvelle société qui prenait le nom de "Compagnie de Guinée". Or, l ' a r r ê t du 6 janvier 1685 qui instituait cette nouvelle compagnie, la rendait bénéficiaire des exemptions de l'ancienne Compagnie des Indes occidentales, exemptions que la Compagnie de SaintDomingue avait vainement tenté d'obtenir l o r s de sa création. Cet a r r ê t disposait en effet : "Les marchandises de toutes sortes que la compagnie f e r a apporter pour son compte des pays de sa concession, ou des î l e s d ' A m é r i q u e seront exemptes, conformément à l ' a r r ê t de notre conseil du 30 mai 1664 de la moitié des droits à Nous ou à nos f e r m i e r s appartenant, mis ou'à mettre aux entrées, ports et havres de notre royaume. " Le même a r r ê t exemptait la compagnie de tous droits d'entrée et de sortie et lui accordait le bénéfice de l'entrepôt pour les munitions de guerre et de bouche, bois, chanvres, toiles à voiles, cordages, goudrons, canons de f e r et de fonte, poudres, boulets, a r m e s et autres choses généralement quelconques qu'elle ferait venir soit des pays étrangers, soit de la métropole dans les lieux de sa concession (103). Grâce à ces exemptions, la Compagnie de Guinée jouissait d'un véritable monopole d'importation des sucres coloniaux dans la m é tropole. Sa politique ne semble pas avoir tendu à augmenter la production. Ses importations de noirs furent apparemment inexistantes et la compagnie comme les colons de Saint-Domingue durent s'approvisionner soit auprès de la Compagnie du Sénégal, soit auprès de la Compagnie Aufroy, toutes deux d'ailleurs assez peu actives. Cette attitude s'expliquait soit par le désir de ne pas provoquer par la surproduction une chute des sucres bruts (104), soit par les liens pouvant exister entre les dirigeants de la Compagnie de Guinée et les raffineurs métropolitains; Bertrand du Ruau Pallu qui était le véritable responsable de la nouvelle compagnie avait été chargé en 1672 de collecter dans les iles t r o i s millions de sucre pour le compte de la Compagnie des Indes occidentales. Mais ce privilège laissé à l'abandon éveillait depuis quelques temps la convoitise de la Compagnie de Saint-Domingue qui désirait d'une part pouvoir t r a i t e r directement des nègres sur les côtes d'Afrique et, d'autre part bénéficier pour ses envois dans la métropole des réductions et des avantages accordés à la Compagnie de Guinée. P r e s s e n t i s par le ministre pour prendre la suite de la Compagnie de Cacheu, les associés de la Compagnie de Saint-Domingue laissèrent nettement entendre que le traité envisagé ne pouvait les intéresser qu'à la condition de jouir des exemptions et immunités de leurs concurrents et des mêmes avantages qu'eux pour les m a r -
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chandises qu'ils ramèneraient des îles et a u s s i p o u r c e l l e s q u ' i l s r a p p o r t e r a i e n t du c o n t i n e n t A m é r i c a i n . La question des droits d'entrée était du r e s s o r t de la f e r m e générale qui dépendait de M. de Chamillart. Le 29 juin, le comte de Mairepas adressait à ce dernier une lettre circonstanciée pour solliciter son accord : "J'ai Monsieur, rendu compte au Roy de l'affaire de l'assiente des nègres pour les Indes espagnoles, dans les t e r m e s dont je vous ay informé et que vous avez approuvé. Sa Majesté m ' a permis de la suivre et de f o r m e r une compagnie capable de la soutenir et d'en t i r e r pour le royaume tous les avantages qu'on peut espérer, mais celuy qui la propose demande quelques privilèges que j'ay crû devoir vous expliquer pour sçavoir ce que vous trouverez bon qu'on luy promette avant d'aller plus loin : La Compagnie de Guinée à laquelle celle-cy s e r a subrogée parce qu'il s'agit de traitte de nègres jouit, suivant les lettres patentes, de son établissement de l'entrepost pour les marchandises qu'elle est obligée de t i r e r des pays estrangers pour son commerce et de l'exemption de la moitié des droits pour celles qu'elle rapporte des iles de l'Amérique dans le royaume. On propose d'estendre cet entrepôt et cette diminution de droits aux marchandises qui viendront en retour des Indes occidentales qui consistent en cochenille, indigo, cuir, cacao et bois servant à la t e i n t u r e . . . (105)" Chamillart était contrôleur général des finances depuis p r è s de deux ans, mais il n'était pas encore initié à tous les secrets de ce ministère dont le poids l'effrayait et menaçait de devenir plus lourd en raison de la guerre qui se préparait. Le 30 décembre 1700 il demandait modestement a u d u c d ' H a r court "par curiosité, de l'instruire des revenus du roi d'Espagne, en quoi ils consistent, les dépenses dont ils sont chargés, et la manière de les g o u v e r n e r . . . Un article qui ne m ' i n t é r e s s e pas moins que celui des finances, ajoutait-il, c'est la direction des Indes. Elle f e r a peut-être la matière de réflexions sérieuses. Ne puis-je savoir par vous les forces des Espagnols dans ces pays-là, les troupes qu'ils y ont, s'il y a des places, si les ports sont bien gardés et en cas que les Anglais et Hollandais voulussent entreprendre quelque chose, dans quelle partie des Indes il y aurait plus à craindre, ce que l'on pourrait faire pour prévenir et pour s'y opposer" (106). Quelques temps après le contrôleur général avait sans doute eu le temps de compléter ses reflexions car saisi d'une lettre du cardinal P o r t o c a r r e r o en date du 10 juin 1701, lui demandant d'envoyer à Madrid "une personne intelligente en matière de finances pour voir et pour reconnaître l'état de celles du roi d'Espagne pour juger
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ensuite de la meilleure forme qu'on pouvait suivre pour soulager les sujets de Sa Majesté Catholique et pour remédier aux pressants besoins", il dépêchait dès le 22 juin, soit trois jours après la signature de la transaction hispano-portugaise sur l'assiento, un personnage totalement inconnu et que ses ennemis présentaient comme un ancien secrétaire de la duchesse de Portsmouth, renvoyé pour infidélité : Jean Orry (107). Après l'expiration du bail Oudiette, en 1685, le Roi avait continué à a f f e r m e r périodiquement les droits et revenus de l'ancienne Compagnie des Indes occidentales et ce bail du "domaine d'Occident" avait été donné le 21 août 1697 pour une période de douze années à un sieur Louis Guigue ou Guigues (108), d'origine dauphinoise. Comme ses prédécesseurs, Guigues s'était vu accorder le monopole du commerce des castors du Canada avec obligation de r e prendre un stock considérable de son prédécesseur le sieur Pointeau. Pour écouler ce stock et les peaux qu'on continuait de lui apporter en grande quantité à Québec, Guigues s'était fait concéder la f e r m e de la marque des chapeaux et il prétendait n'accorder cette marque qu'aux chapeliers fabriquant des couvre-chefs de castor pur à l'exclusion de laines, vigognes et autres matières. Cette prétention dont il entendait contrôler l'exécution, en groupant les ouvriers en ateliers, lui avait valu l'hostilité de la communauté des maitres chapeliers qui lui livraient une dure bataille de m é moires. Mais il persévérait dans ses plans dont il avait confié la mise en oeuvre à un de ses associés, Richer de Roddes, et ne dissimulait pas son projet de c r é e r des chapeaux de qualité à un prix de revient suffisamment bas pour s ' e m p a r e r de ce marché dans toute l'Europe. Sa f e r m e d'Occident, souvent désignée souslenom de "Compagnie d'Occident" était représentée dans la Compagnie des m e r s du Sud, où deux de ses associés, Chambellain et de Roddes étaient personnellement intéressés. Une de ses p r e m i è r e s préoccupations, après l'avènement de Philippe V, avait été de mettre la main sur les laines d'Espagne dans le dessein, semble-t-il d'en r é s e r v e r la fourniture à bon compte à certains drapiers du Languedoc et de prendre une place importante sur le marché international des draps. Chamillart, qui fils d'ancien actionnaire de la Compagnie des Indes occidentales semblait lié à ce groupe écrivait le 17 f é v r i e r 1701 au duc d'Harcourt : " Nous ne saurions profiter de la rupture avec les Anglais et les Hollandais pour augmenter notre commerce si vous ne nous y aidiez. Pour y r é u s s i r , dès que la guerre s e r a déclarée il faudrait défendre aux Espagnols sous peine de vie, de leur vendre des l a i n e s . . .
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Au nombre des "cautions" de Louis Guigues, c'est-à-dire des associés dans sa ferme, se trouvaient le fermier général des Epoisses, Chambellain, receveur général des finances de Poitiers, Richer de Roddes, Berthelot de Jouy, fils de l'actionnaire de la Compagnie d'Occident, Pierre le Juge, receveur général des fermes de Châlons, les sieurs Carlier, Choulle, de Grouchy, allié aux Chauvelin, ainsi que Jean Orry. Il apparaît qu'au moment où celui-ci partait pour Madrid, son groupe n'avait pas encore de desseins précis sur l'affaire de l'assiento mais il ne devait pas tarder à en avoir car au cours d'un voyage effectué en France à la fin de 1701, Orry confiait à un de ses compagnons de route qui le répétera à Daubenton de Villebois, consul de France à Madrid "qu'il renverserait ce qui avait été fait à la cour sans sa participation et qu'il formerait une autre compagnie entre les Français et les Espagnols dans laquelle il ferait entrer Messieurs Le Juge et de la Croix" (109). La ferme d'Occident dont Orry était un membre distingué devait en tous cas être fermement opposée aux exemptions sollicitées par Crozat et ses amis pour la simple raison que c'était elle qui percevait en partie les droits. Le ministre de la Marine et le contrôleur général soutenaient donc dans cette affaire des groupes d'intérêts opposés. Cette opposition se traduira en Espagne même, dans l'entourage de Philippe V. Il n'apparaît pas que Chamillart ait trouvé ni voulu trouver les accents nécessaires pour convaincre la Compagnie de Guinée de se détruire et les fermiers généraux de faire remise à la Compagnie de Saint-Domingue, de la moitié de leurs droits. Dans une missive polie qu'il adresse à Maurepas dans la première quinzaine de juillet il lui soumet les objections des plus accomodants des fermiers généraux en lui laissant à deviner la position des autres. La situation diplomatique empirait. Le roi d'Angleterre bien que gravement malade, débarquait en Hollande en juillet et engageait des entretiens avec les états généraux. Orry de la Compagnie d'Occident était depuis un mois déjà à Madrid, nanti des pouvoirs les plus étendus. Enfin il restait peu de temps pour préparer la première expédition si l'on voulait que les vaisseaux pussent repartir des côtes de Guinée avant le mois d'avril. MM. de Pontchartrain décidèrent de renvoyer de toute urgence Ducasse à Madrid avec mission de traiter. Il restait à savoir au nom de qui ? La Compagnie de Saint-Domingue ne pouvait pas soumissionner pour la fourniture des noirs puisqu'elle n'en avait pas la traite.
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Les autres entreprises n'avaient pas la faveur du ministre et aucune d'elles n'avait d'ailleurs la capacité ni les moyens d'entreprendre une telle affaire. Quant au roi si on envisagea de l'interesser à l'opération, il n'était pas question de traiter en son nom. Ducasse partit donc vers le 27 juillet avec un pouvoir signé quatre jours auparavant par sept personnages dont les noms avaient, il est vrai, quelque poids dans le négoce international mais qui ne représentaient alors qu'eux-mêmes; il s'agissait de : Maynon , Crozat, Thomé, Samuel Bernard, Landais, Legendre d'Arminy, tous associés ou parents d'associés, dans la Compagnie de SaintDomingue et d'un sieur Foucherolles que la correspondance ministérielle semble désigner comme un associé de l'ancienne Compagnie de Guinée, bien qu'on ne trouve pas sa trace dans cette société. Tous ces mandants donnaient à Ducasse procuration "pour conclure au nom de la compagnie un traité avec le roi d'Espagne aux conditions les plus avantageuses pour fournir les nègres en Amérique". Il était grand temps puisqu'on voulait avant la fin de l'année mettre les voiles pour les côtes d'Afrique, de travailler à l'armement des navires et de constituer les cargaisons au départ. Crozat se disait tout prêt à avancer 400 000 livres pour l'achat de diverses fournitures notamment en Hollande et à Hambourg, et même à faire partir la première expédition mais il s'inquiétait de savoir ce qu'il ferait des noirs traités sur la côte d'Afrique si, par impossible, Ducasse ne réussissait pas dans sa mission. Ni la Compagnie de Saint-Domingue, ni les membres de son groupe pris individuellement n'avaient en effet la permission d'introduire des nègres dans les îles françaises d'Amérique . Ce privilège était partagé entre la Compagnie du Sénégal et la Compagnie de Guinée. C'est à cette dernière dont il convoitait les immunités que Crozat avait exprimé le désir d'être agrégé sous quelque forme que ce soit. Il rappela cette revendication au ministre de la Marine en lui soulignant qu'au cas où il n'aurait pas satisfaction, il lui serait impossible de faire l'avance des fonds. Maurepas s'empressa de relancer Chamillart qui subitement souffrant, s'appliquait à se rendre invisible. "J'étais allé Monsieur, à Marly dans la vue en partie de vous informer de la scituation où je me trouve pour l'affaire de l'assiento, lui écrit-il, le 17 août, mais vous ayant trouvé en chemin, votre indisposition survenue depuis, je n'ay pu vous en parler moi-même... La nécessité de profiter de la saison pour la traite des nègres qui ne se fait qu'avec beaucoup d'incommodités et de contretemps lorsque les vaisseaux sont obligés de rester aux costes de Guinée au delà du mois d'Avril,
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m'a obligé d'exciter ceux qui se sont présentés pour soutenir cette affaire, à faire un fonds de 400 000 livres pour achetter les m a r chandises dont on aura besoin dont une partie doit être t i r é e d'Hollande comme d'Hambourg. Ils en sont convenus mais ils demandent ce qu'elles deviendraient si le roi d'Espagne faisait difficulté sur la traitté et qu'ils n'eussent pas l'assiento (110). " Et le ministre bien décidé à imposer à son correspondant la solution qu'il souhaitait, de conclure sans détour : "On n ' a d'autre assurance à leur donner qu'un a r r ê t de subrogation à la Compagnie de Guinée affin que quelqu'événement qui a r r i v e ils soient certains de la consommation en envoiant leurs nègres aux iles d'Amérique. Comme cette compagnie a s u r s i s son commerce et que la plupart des intéressés entrent dans celle de l'assiento il n'y a point de difficulté. Cependant je n'ay point voulu la proposer au Roi avant de savoir votre sentiment. " Il était un peu tard pour que le sentiment de Chamillart fut contraire. Maurepas lui envoya le 12 septembre l ' a r r ê t annoncé qu'on prit la précaution d'antidater du 7 juillet 1701 pour le rendre antérieur au pouvoir donné à Ducasse (111). P a r ce texte qui fut gardé secret, il était diposé ce qui suit : "Le Roy ayant été informé que la Compagnie de Guinée établie par l'édit du mois de février 1685 n'a point satisfait jusqu'à présent aux conditions sur lesquelles Sa Majesté luy a accordé le privilège de négocier sur les côtes d'Afrique au-delà de la rivière de Sèvre Lyonne, en ce qu'elle n'a pas porté aux isles françaises de L'Amérique le nombre des nègres, qu'elle s'est obligée d'y fournir pour chacun an ce qui a osté aux habitants les moyens d'augmenter leurs cultures et d'estendre leur commerce et les a jettés dans une disette qui a attiré les estrangers, quelques deffenses qui ayent été faites de souffrir qu'ils abordent aux Isles pour y négocier, sur quoi Sa Majesté voulant pourvoir après s ' ê t r e fait présenter ledit édit l ' a r r ê t du conseil du 12 avril 1685 qui nomme ceux qui devaient composer ladite compagnie ouy le rapport du sieur Chamillart, conseiller au conseil royal, contrôleur général des finances, Sa Majesté estant à son conseil a subrogé et subroge de leur consentement les sieurs Maynon, Crozat, Thomé, Bernard, Vanolle , Landais, Legendre, d'Arminy et Foucherolles au privilège accordé par l'édit d e février 1685 et a r r ê t du 12 avril ensuivant aux sieurs Mathé, de Vitry la Ville, du Ruau Pallu, Roland, de Lagny, Carrel Parent du Mas, Gayardon et Ceberet et ceux qui ont leurs droits; et en conséquence Veut Sa Majesté qu'ils composent à l'avenir la Compagnie de Guinée et fassent par eux seuls ou par ceux auxquels ils en céderont la permission, le commerce de la côte d'Afrique depuis la rivière de Sèvre Lyonne inclusivement jusqu'au cap de
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Bonne-Espérance (112)." L'énonciation des associés respectifs montre que contrairement à ce que Maurepas affirmait à Chamillart pas un seul des membres de la Compagnie de Guinée, à l'exception peut-être de Foucherolles qui pouvait avoir racheté quelques parts, n'entrait dans la nouvelle société. L ' a r r ê t de subrogation constituait donc une dépossession pure et simple qui même sous une monarchie absolue, était assez exorbitant du droit commun pour provoquer certain émoi. Les conseils de Madrid avaient la réputation d'être les plus f e r m é s et les plus lents du monde. Ducasse arriva le 15 août dans la pleine chaleur à la veille du jour où la cour partait pour sa résidence d'été. Tout semblait conspirer contre lui. Le duc d'Harcourt qui, lors de sa première mission, avait t r a c é les p r e m i è r e s bases du traité était gravement malade et hors d'état de s'occuper des affaires. M. de Marsin,que le gouverneur envoyait pour diriger l'ambassade de France venait tout juste d ' a r r i v e r et n'avait pas pris contact avec ses services. Seul restait disponible M. de Blécourt quin'était pas le mieux placé, mais sans doute le plus habile des diplomates en poste à Madrid. Or quinze jours plus tard, le 1er septembre, ce dernier é c r i vait à Versailles : "M. Ducasse est convenu des articles pour l ' a s siento des nègres qui devait être signé il y a deux jours, mais comme on a voulu garder la forme ordinaire on l'a renvoyé au conseil des Indes qui a fait des difficultés, ainsi que feront toujours les conseils qui gâteront toutes les a f f a i r e s . . . J e parleray au Roy pour tâcher de faire finir cette affaire (113). " Le traité a d r e s s é au ministre des Affaires étrangères porte la date du 26 août 1701; cette date est sans doute celle à laquelle les dispositions générales en furent acceptées par les commissaires avec lesquels Ducasse avait résolu de négocier à l'exclusion des chefs des conseils (114). Nul ne semble plus au courant de la manière dont furent conduits ces pourparlers que Schonenberg, envoyé des puissances maritimes : "M. Ducasse, gouverneur de Saint-Domingue est également a r r i v é de France, écrit-il le 25 août, et i l a p r e s q u e tous les jours des entretiens t r è s animés avec les ministres du conseil des Indes en présence de M. le cardinal de P o r t o c a r r e r o . Il paraît que ledit M. Ducasse est considéré icy comme une personne d'une importance particulière car tous ceux qui ont quelques prétentions dans ces milieux ambitionnent sa faveur et son intercession (115). " Et le 8 septembre : "M. Ducasse, gouverneur de Saint-Domingue, continue ses entretiens fréquents dans la maison du c a r -
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dinal primat et ses affaires avancent fort bien. On est déjà arrivé à un accord sur la chose principale, c'est-à-dire l'assiento des noirs ou des nègres, c e p e n d a n t s a n s l a c o l l a b o r a t i o n du c o n s e i l d e s I n d e s p u i s q u e c e t t e a f f a i r e a é t é c o n c l u e p a r la d i r e c t i o n s e c r è t e d u d i t p r é l a t a s s i s t é du secrétaire Ubilla (les deux seuls ministres à l'intervention desquels le Roi a eu recours dans cette affaire (116). " Le 1er octobre Maurepas accusait réception à Ducasse du texte définitif du traité : "Sa Majesté, lui mandait-il, a esté t r è s satisfaite et il luy a paru que vous avez ménagé les interests de ceux de ses sujets qui se chargeront de l'exécution autant bien qu'il a esté possible (117). " L'assiento ou traité, "fait entre les deux rois catholiques et très chrétiens avec la Compagnie royale de Guinée établie en France concernant l'introduction des nègres dans l'Amérique" était signé au nom de la compagnie par Ducasse en vertu du pouvoir de ladite compagnie qu'il représente . La compagnie était chargée de l'introduction des esclaves noirs dans les Indes occidentales de l'Amérique appartenant à Sa Majesté Catholique pour une période de dix années à compter du 1er mai 1702. Elle s'engageait à fournir 48 000 nègres, "pièces d'Indes des deux sexes et de tous âges les quels ne seront point tirés des pays de Guinée qu'on nomme Minas et cap Vert, attendu que les nègres desdits pays ne sont pas propres pour les dites Indes occidentales", soit 4 800 nègres par an. Pour chaque noir elle acquittait un droit de 33 écus 1/3. Elle s'engageait en outre à payer d'avance au Roi Catholique "pour les pressants besoin^ de son Etat" 600 000 livres tournois de France en deux paiements égaux, le premier deux mois après l'approbation et la signature du traité. L'article 9 dérogeant aux conditions des précédents assientos autorisait la compagnie à introduire et vendre ses nègres dans tous les ports de la "mer du Nord" à son choix, à raison de 300 piastres maximum chaque pièce d'Inde; l'article 10 lui permettait même de faire entrer chaque année dans le port de Buenos Aires deux navires de 500 à 600 nègres. L'article II autorisait la compagnie pour conduire et introduire les esclaves dans les provinces de la mer du Sud à fabriquer ou acheter à Panama ou dans un autre port ou arsenal deux navires frégates ou hourques de 400 tonneaux propres à embarquer ses nègres les conduire dans tous les autres ports du Pérou et à rapporter le produit de la vente d'iceux soit en réaux, barres d'argent ou lingots d'or, soit d'entrée, soit de sortie, attendu qu'elle doit ê t r e exempte de tous droits de la même manière, que si les dits réaux,
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b a r r e s d'argent ou lingots d'or, appartenaient à Sa Majesté T r è s Catholique". Ces dispositions ouvraient aux Français les mines d'or du Pérou et leur effet était d'autant plus considérable que l'article 26 laissait aux vaisseaux français la possibilité de f a i r e leur retour dans un port de France aussi bien que d'Espagne. Enfin, l'article 28 interdisait "sous peine de vie, de faire ent r e r , vendre ni dépister aucune sorte de marchandise sous quelque cause et prétexte que ce soit autre que lesdits nègres et l e u r s n o u r r i t u r e s ; les vivres nécessaires à cet effet pouvaient être débarqués à la condition d'être mis dans quelques maisons ou m a gasins. " Cette dernière tolérance pouvait donner lieu à bien des abus. Les deux rois de France et d'Espagne devaient être intéressés dans l'affaire de moitié avec la Compagnie des Indes, soit chacun pour un quart (118). La victoire était si complète, la conquête du marché d'Amérique espagnol par la France était si totale que Chamillart pourtant partisan d'une politique économique agressive à l'égard de l'Angleterre écrivait le 4 novembre 1701 à Pontchartrain : "L'affaire de l'assiento et le traité de la manière dont il a été d r e s s é font bien plus de bruit. Vous autorisez la compagnie à porter directement des marchandises de France aux Indes et de faire les retours des Indes en France. On aurait pu, pour contenter les Espagnols et pour favoriser l'union qui est si nécessaire pour se les rendre favorables à notre commerce, s'engager à f a i r e les retours à Cadix et d'y laisser toutes les marchandises qui seraient pour l'Espagne et de rapporter en France toutes celles qui seraient pour le royaume. Cet article mérite réflexion (119)." Quant aux puissances maritimes leurs réactions s'exprimaient dans la dépêche adressée par Schonenberg à Londres le 5 octobre 1701 : "Quoy que le consulat et commerce des Indes résidant à Séville et Cadix se plaignent hautement de l'assiento des nègres contractée avec la Compagnie française de la Guinée résidant et établie à Saint-Malo ( ? ) . . . et qu'ils manifestent qu'à l'avenir on, ne pourra dépêcher ni flottes ni galleons, supposé (comme il est t r è s évident) que les Français sauront bien proffiter d'une occasion si commode et de la liberté de la navigation et de l'entrée qu'on leur a accordée dans les ports desdites Indes pour y introduire toutes les provisions de manufactures et denrées dont elles ont successivement besoin. Cette cour-cy néanmoins demeure f e r m e dans son abandon et aveuglement fatal, continuant de livrer entre les mains de la France les plus beaux fleurons de la couronne afin qu'elle s'en puisse avec d'autant plus de facilité s'en rendre universellement maîtresse et s ' a f f e r m i r dans la possession d'une
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manière si absolue que l'on ne puisse estre en état de l'en déplacer (120)." En même temps qu'elle laissait Ducasse parapher ce traité, la cour de Versailles prenait deux graves initiatives visant l'Angleterre. Le 6 septembre 1701 un a r r ê t du Conseil d'Etat vraisemblablement inspiré à Chamillart par Orry et son groupe, interdisait et prohibait l'entrée dans le royaume des bas, draps et en général "des marchandises du crû et fabriquées d'Angleterre, d'Ecosse et d ' I r lande et des pays en dépendant". Cet a r r ê t "fait beaucoup de bruit en Angleterre, écrit Poussin envoyé de France à Londres, et il n'en f e r a pas moins dans le prochain parlement" (121). Quelques jours plus tard, le roi exilé Jacques n étant mort à Saint-Germain, Louis XIV considérant que "le caractère de la r o yauté ne s'efface jamais" reconnaissait son fils comme roi d'Angleterre. Enfin le ministre de la Marine donnait les instructions les plus formelles pour interdire aux négociants anglais toute possibilité d'accès aux possessions espagnoles. C'est ainsi que le9 novembre 1701 il mandait au comte de Marsin, ambassadeur à Madrid : "Je vois par les lettres qui me viennent de Londres que les Anglais comptant que les projets qu'ils ont f o r m é sur les places maritimes des Indes occidentales réussiront et que le voyage du vice-amiral Benbow aura le succès qu'ils en attendent ou par la force ou par des intelligences avec quelques-uns des gouverneurs, préparent une quantité infinie de marchandises pour répandre dans les Indes à la faveur de ce succès et que les marchands les plus aysés prennent le parti d ' y passer comme à une entreprise a s s u r é e . Sur le compte que j'en ay rendu au Roy, Sa Majesté m ' a commandé de vous f a i r e part affin que vous puissiez en informer les ministres du roy d'Espagne et les exciter à renouveler ses o r d r e s aux gouverneurs, de ne point recevoir les Anglais dans leurs ports ny de les souffrir à leurs costes (122). " Le compagnie française qui venait d'obtenir le monopole du commerce avec l'Empire espagnol d'Amérique était affectée d'une tare majeure : elle n'existait pas. Non seulement elle n'était pas constituée mais on ignorait encore qui la composerait et quel serait le montant exact de son capital social. L'article 28 du traité envisageait un fonds de 4 000 000 dont les deux rois devaient souscrire la moitié, soit 1 000 000 chacun, et la société l'autre moitié, mais il était prévu que dans le cas où le roi d'Espagne ne pourrait pas régler sa souscription la
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société lui en ferait l'avance moyennant un intérêt de 8%. Cette éventualité s'étant réalisée comme il était à prévoir, la société devait faire un fonds de 3 000 000 qu'on se proposait de r é p a r t i r entre vingt associés, à raison de 150 000 livres par action. Or il apparut dès les p r e m i e r s temps qu'il serait impossible de réunir les vingt sujets. Les Pontchartrain s'y employèrent avec zèle. Un peu effrayés de leur propre victoire, ils craignaient en apportant l'exclusivité d'un contrat aussi prestigieux à huit personnages, dont la plupart n'étaient d'ailleurs pas des hommes de la m e r , de provoquer la colère, non seulement des entreprises concurrentes mais de tout le commerce libre du royaume. Certes on avait prévu des exemptions, des sous-traités, mais ils restaient à la discrétion de la compagnie qui ne les accorderait certainement pas sans contrepartie. Pendant deux mois on devait donc voir le ministre de la Marine pourchasser littéralement soit les directeurs des compagnies concurrentes, soit les représentants du commerce libre pour les convaincre d'entrer dans la société à constituer. Le plus urgent était de rassembler les fonds suffisants pour f a i r e face aux p r e m i è r e s obligations. La Compagnie de Guinée avait promis de f a i r e une avance de 600 000 livres, ou 200 000 écus, au roi d'Espagne pour les besoins de ses troupes à Milan; la moitié devait être versée dans les deux mois de la ratification et Ducasse avait promis de v e r s e r le quart comptant. Or la disette de numér a i r e était telle que dans le moment où il pressait la conclusion du contrat le ministre de la Marine écrivait à son émissaire : "La compagnie qui s'est formée pour la soustenir paiera lorsque vous serez convenu des conditions du traité, 50 000 écus à Milan à compte de l'avance qu'elle s'engage de f a i r e au roy d'Espagne mais prenez garde de ne pas vous y obliger pour un t e r m e trop court parce que nous sommes dans une disette d'argent qui peut nous faire craindre de ne pas trouver cette somme sur le champ, quelque modique qu'elle soit (123). " Les p r e m i è r e s assemblées semblèrent confirmer cette appréhension. On était convenu que sur les 150 000 livres représentant le nominal de chaque action, on ne serait tenu de v e r s e r en espèces que 20 000 livres, le solde en effets à un an reconnus par deux t é moins, mais ce versement modique n'en donnait pas moins lieu à d'assez pénibles réticences. Le ministre avait confié à M. Hyacinthe Ploumier de la Boulaye, directeur de la Compagnie de Saint-Domingue (qui, comme intendant de la Marine à Bayonne avait connu les questions espagnoles) le soin de p r e s s e r la constitution de la société sous la surveillance de M. Maynon qui semblait l'animateur du groupe, mais qui dans
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le moment même on l'on avait le plus besoin de lui, était à Fontainebleau d'où il ne revenait pas. Une première assemblée se tint le 27 septembre : on attendait la traduction définitive du traité; seuls une huitaine d'associés étaient présents. On leur rappela qu'ils étaient tenus de verser 20 000 livres comptant sur leur apport et on les pria de s'acquitter afin de permettre à la compagnie de remettre pour le compte du roi d'Espagne, un premier acompte sur Milan. Les présents jugèrent prudent d'attendre la venue des absents. "Les premiers, écrit le 27 septembre M. de la Boulaye, ont fait difficulté de remettre les vingt mille livres comptant jusqu'à ce que toutte la compagnie soit formée et l'acte de société dressé et signé mais comme ils comptent que lundy prochain, ceux qui ne se sont pas trouvés aujourd'huy paraîtront, je compte que vous pourrez quand il vous plaira donner vos ordres à M. Crozat pour la remise des cinquante mille écus à Milan (124). " Crozat qui représentait la Compagnie de Saint-Domingue preneuse de deux actions fit néanmoins agréer deux nouveaux sociétaires : MM. Le Jongleur et Ponthon et laissa entendre qu'il pourrait entrer dans la compagnie pour son compte personnel. On se retrouva le 3 octobre. Maynon était toujours à Fontainebleau et M. de la Boulaye se tirait du mieux qu'il pouvait de ses projets de statuts et des débats entre actionnaires. "On n'a rien fait à l'assemblée aujourd'hui, mandait-il au ministre, et il ne s'est trouvé que huit des intéressés. Je les ai excités à remettre toujours leurs fonds afin qu'on puisse marcher en avant mais ils désirent que la société soit auparavant conclue et je crois, Monseigneur que vous ne sçauriez le faire trop tôt (125). " Et de noter avec découragement : "Deux heures d'assemblée se passent avant qu'on se soit dit bonjour et toutes les nouvelles du jour et on en sort toujours aussy avancé, comme si on n'estait pas assemblé. " Maurepas se remit en quête d'actionnaires. Il écrit le 5 octobre au sieur Foucherolles, lui aussi absent de Paris : "J'ai compté sur vous et sur votre travail dans l'establissement et la conduite de cette affaire qui devant estre avantageuse à l'Estat, c'est le servir utilement que de s'employer à la faire réussir et je suis persuadé qie vous y contribuerez par vostre expérience et vostre application. " Le 19, il remercie Crozat qui lui apporte après Legendre d'Arminy, un autre de ses beaux-frères, Louis Doublet, secrétaire des commandements du duc d'Orléans, et qui accepte enfin de prendre une action pour son compte personnel. Le 28 il presse Bernard de faire entrer Nicolas Mesnager, député du commerce de Rouen auquel il prend soin d'écrire une lettre
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personnelle; le même jour il insiste auprès de Maynon, enfin revenu de Fontainebleau pour qu'il souscrive pour son propre compte (126). Le 25 une nouvelle assemblée s'était tenue mais les chose n'y avaient guère paru plus avancées. Une grande partie des actionnaires pressentis étaient toujours absents, dont Ducasse sur le chemin du retour; Foucherolles, un sieur Dusault de Marseille; Accault de la Compagnie du Sénégal;; Ceberet de l'ancienne Compagnie de Guinée ainsi qu'un groupe de Lyon et les présents ne voulaient toujours rien v e r s e r tant que les absents n'auraient pas signé et payé chacun en espèces et en effets, leurs 150 000 livres d'apport. "Ils m'ont répondu, indique M. de la Boulaye, que s'agissant de t r o i s cent mil écus (127) la chose valait bien la peine de les attendre et que personne ne fournirait pour eux les 20 000 livres d ' a vance qu'on est convenu de mettre en caisse et qu'ils voulaient aussy être a s s u r é s du restant. " Ainsi la situation restait toujours la même. Le ministre s'obstinait à vouloir étendre l'affaire à d'autres groupes que celui de Crozat, qui en avait l'initiative, et à y mêler quelques représentants du commerce libre. Les fondateurs refusaient de v e r s e r une caution tant qu'ils ne sauraient pas d'une manière certaine qui composerait la société et tant que le capital social ne serait pas intégralement constitué (128). Le 31 octobre enfin, 6 des 8 associés originaires : Maynon, Crozat, Thomé, Le Gendre et Samuel Bernard ainsi que Ponthon et Le Jongleur, présentés par Crozat, ratifiaient au nom de la nouvelle Compagnie de Guinée (qui n'existait toujours pas) le traité de l'assiento. Avec eux signait l'acte un sieur François Saupin, négrier, sous-traitant de l'ancienne Compagnie de Guinée, qui avait pris part à l'armement du chevalier Damont, destiné à fournir des noirs aux habitants de Saint-Domingue, ayant participé à la prise de Carthagène, et de Beaubriant, de Saint-Malo. Quant à l'acte de société, il n'était toujours pas signé. "A l'égard de la société, écrit de la Boulaye, ces Messieurs ont jugé qu'il estait inutile de le signer jusques à ce que la compagnie fut compiette attendu que s'il arrivait encore quelques changements, il faudrait refaire ce qui aurait esté signé (129)." Et M. de la Boulaye, apparemment l a s s é de ce travail de Pénélope rappelait au ministre qu'il n'était pas "dans le train des gens d ' a f f a i r e s " le priant de chercher un mandataire plus qualifié pour représenter la Compagnie de Saint-Domingue au sein des a s s e m blées de l'assiento et partant, de le relever de sa tâche. M. desHaguais, conseiller d'honneur de la cour des aides qui fut alors désigné comme délégué du ministre ne parut point hâter beaucoup les choses.
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Le 5 novembre il exposait au ministre que seule la Compagnie de Saint-Domingue pour ses deux actions, Vanolle, Thomé, Bernard, Ponthon et Saupin avaient v e r s é intégralement leurs 20 000 livres d'espèces. Crozat prétendait compenser ses versements et en tout ou partie, celui de ses beaux-frères, Le Gendre d'Arminy et Doublet, ainsi que celui de Le Jongleur, avec les avances qu'il avait faites à la compagnie; il entendait retenir le surplus sur la part de Ducasse d o n t i l f a i s a i t l e s f o n d s , ce qui tend à confirmer que l'habile chef d'escadre agissait pour son compte (130). L'ensemble des versements effectués ne donnait que 151 280 livres sur lesquels il y avait à acquitter une traite de95 00 0 livres de sorte qu'il ne restait que 66 280 livres de disponibles pour effectuer les 150 000 livres de remise sur Milan dont il était question depuis trois mois. Il fallait en finir; le ministre se décida à intervenir énergiquement auprès de Crozat et de ses amis et même à se rendre p e r sonnellement à l'assemblée. Le 9 novembre il écrivait à des Haguais : "M. Crozat m ' a promis qu'il ne reprendrait pas sur ses fonds le prix des marchandises qu'il a demandé en Hollande et à Hambourg pour la traitte et M. Maynon m'a paru assez disposé à prendre une action dans la compagnie en son particulier. A l'égard de la remise à Milan, je crois que M. Bernard ne f e r a point de difficulté de la f a i r e au prix courant et sur le même pied que l'autre; c'est à vous et à la compagnie à le régler avec amitié et en bons associés (131). " Le 15 novembre 1701 la société était enfin constituée par un acte sous seings privés qui ne fut déposé chez notaire que le 22 m a r s 1702 (132). Le ministre de la Marine désigné sous le nom de J é r ô m e Phélypeaux, comte de Pontchartrain, y intervenait comme mandat a i r e des deux rois et passait en leur nom contrat avec la société dont le nombre d'actionnaires se trouvait réduit à 15 et par conséquent l'apport à 2 250 000 livres comprenant l'avance du roi d ' E s pagne, laquelle comme celle du roi de France était ramenée à 750 000 livres. Le capital social initial se trouvait donc réduit à 3 000 000 soit 1 500 000 pour les deux rois et 1 500 000 pour la société. Pas plus que le roi d'Espagne, le roi de France ne fournissait d'argent f r a i s ; son apport consistait en f r ê t des navires que "le Roi fournira à la compagnie au fur et à mesure qu'elle en aura besoin". Il était spécifié que si la compagnie jugeait à propos de faire un plus gros fonds que celui de 3 millions de livres, il serait possible aux directeurs de prendre de nouveaux associés au nombre de 5 pour parvenir au chiffre de 20 initialement prévu.
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P a r m i les actionnaires le groupe Crozat figurait en bonne place avec six actions au moins : celle de Crozat, de ses beaux-frères (Le Gendre d'Arminy et Doublet) de ses amis Ponthon et Le Jongleur, de Ducasse dont il réglait l'apport, sans compter celles de ses a s sociés de la Compagnie de Saint-Domingue, Maynon avec qui il paraissait personnellement lié d'affaires, P i e r r e Thomé, Jacques de Vanolle et Etienne Landais. Le 22 m a r s il s'y ajouta un nouvel associé en la personne de Nicolas Doublet, qui d'ailleurs ne régla pas sa part. Crozat avait en outre fait désigner le caissier, un sieur Urbecq, dont il avait accepté, non sans peine, de se porter caution. Samuel Bernard qui avait demandé à s'acquitter du surplus de son apport par un billet payable à 3 ans (133) amenait un actionnaire assez modeste en la personne du sieur Claude Cézar Rasle "maître de la chambre aux deniers". Les sieurs François Saupin et Claude Foucherolles, ce dernier spécialisé dans les achats de marchandises en France, maintenaient leur participation et composaient à l'origine les seuls éléments apparemment indépendants de la Compagnie de Saint-Domingue et de ses actionnaires. Le 20 avril un nouvel associé entrait dans la compagnie en la personne de Jean Laurent Verzure, banquier génois qui déclara agir pour le compte et comme mandataire de Francesco Grillo, marquis de Villa Franca, intéressé dans les précédents assientos et seul associé Espagnol. Beaubriant et les Malouins disparaissaient ainsi que Ceberet, A c c a u l t e t t o u s l e s représentants des autres compagnies y compris l'ancienne Compagnie de Guinée, dont on avait pris le nom et les privilèges. Mesnager n'y figurait point, en dépit des sollicitations dont il avait été l'objet. Toutefois, l'acte de société mentionnait parmi les p r e m i e r s actionnaires un nom nouveau, jusqu'alors totalement ignoré dans les milieux d'affaires; celui d'un sieur Hubert Hubrecht, domicilié rue Saint-Honoré, à l'hôtel des Cannettes (134). Le 6 mai 1698, le marquis d'Harcourt avait a d r e s s é au roi une lettre extrêmement importante par laquelle il le tenait au courant des conversations qu'il engageait avec Mariana de Aguirre, par l'entremise du père Joseph Martin, en vue de prendre contact avec les grands de l'entourage de Charles II, notamment le cardinal P o r t o c a r r e r o . Dans cette dépêche qui, pratiquement relate la p r e mière tentative e f f i c a c e pour introduire un agent français au sein de la cour d'Espagne, l'ambassadeur faisait part de ses entretiens avec deux négociants de Madrid qui avaient avancé 45 000 écus au marquis de Villaroca, pour lui procurer la capitainerie
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générale de Panama et qui semblaient désireux de s'attacher aux intérêts de la France. Ces deux négociants originaires de Zélande, dans les P r o vinces Unies et de religion catholique étaient Hubert Hubrecht et Bartholomée de Flon à qui le comte de Palma neveu du cardinal P o r t o c a r r e r o qui exerçait en fait le gouvernement de la Galice, avait concédé l'exploitation du sel dans cette province. Pour p e r mettre à leur protégé M. de Villaroca de rejoindre son poste le roi de France avait mis à sa disposition un navire faisant voile v e r s SaintDomingue et lui avait remis une lettre pour Ducasse recommandant à ce dernier de lui faire pousuivre sa route en le traitant avec égard (135). Depuis cette date, les circonstances avaient paru les défavor i s e r . Le marquis de Villaroca avait été renvoyé de sa présidence de Panama sous le prétexte de malversations, qu'il constestait d'ailleurs énergiquement; le fils de Flon avait été a r r ê t é aux Indes pour contrebande; l'exploitation du sel de Galice se révélait gravement déficitaire. Les deux négociants étaient toutefois r e s t é s en rapports étroits avec l'ambassade de France à Madrid. Les traitements des représentants diplomatiques étaient modestes eu égard aux f r a i s de représentation et les banquiers du roi n'étaient pas toujours p r e s s é s de leur expédier les émoluments. M. d'Harcourt puis M. de Blécourt, et tout récemment M. d e M a r sin en avaient éprouvé les inconvénients; aussi avaient-ils été heureux de trouver à Madrid en la personne de MM. Hubrecht et Flon deux bailleurs de fonds toujours prêts à pourvoir au plus pressé. M. Orry lui-même sur lequel on parle diversement mais dont personne ne se risquait à vanter les bonnes manières, n'avait eu qu'à se louer des procédés des deux négociants qui lui avaient prêté des meubles et étaient alors avec lui d a n s les meilleurs t e r m e s . Ils avaient également rendu quelques services au roi en faisant effectuer v e r s avril 1701 une remise de 23 760 écusàMilan (136). Lorsque Ducasse a r r i v a le 15 août 1701 à Madrid pour sa deuxième mission, Blécourt qui en raison de la maladie du duc d'Harcourt, assurait en fait la direction de l'ambassade jugea bon de f a i r e appel à des négociants qui avaient le mérite de connaître parfaitement l'Amérique espagnole et d'avoir leurs entrées chez le cardinal Portocarrero; il les invita donc à participer aux pourp a r l e r s auxquels semble avoir pris part un banquier anglais du nom de Arther, correspondant à Madrid de Samuel Bernard. Tenu au courant de cette intervention, le diligent Schonenberg mandait en effet le 6 octobre aux états généraux : "Je crois nécçs-
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saire d'ajouter qu'il y a plusieurs Anglais et Hollandais dans ces royaumes, rebelles contre leur patrie, de confession catholique, notamment un Anglais, Franciscus Arsher et un Zélandais, H u bertus Hubrecht qui ont t r è s régulièrement des entretiens au domicile de l'envoyé français de Blécourt, qui aident et facilitent lesdits desseins en soutenant que la France dans un accord mutuel avec l'Espagne suffit à maintenir et à diriger tout le commerce au seul bénéfice des deux couronnes et à la destruction totale du commerce et de la navigation de l'Angleterre et de la Hollande (137). " Le traité conclu, le marquis de Blécourt avait cru devoir att i r e r l'attention de Maurepas sur le fait que la Compagnie de Guinée entendant exploiter la traite des noirs avec l'Amérique espagnole il ne serait peut-être pas inutile d'y introduire quelques sujets du roi d'Espagne. "Depuis que M. Ducasse est parti, écrit-il le 6 octobre, on m ' a dit qu'il y a des Espagnols qui souhaiteraient entrer dans l'assiento de negros pour quelques actions. Don Huberto Hubrecht partira bientôt, et vous portera les noms. Comme les Espagnols se pourraient plaindre que les Français veulent prendre tout le profit, je crois qu'il serait bon de permettre de donner des actions à ceux qui voudraient y entrer et si elles étaient toutes remplies de les diminuer de quelque chose afin que les Espagnols y puissent avoir part pour entretenir l'union qui doit être entre les deux couronnes (138). " Les Pontchartrain n'étaient pas rigoureusement opposés à l'entrée des Espagnols dans l'affaire mais ne l'admettaient pas sans quelques réticences. "Lorsque le sieur Hubrecht s e r a icy, répond Maurepas, et qu'il m ' a u r a expliqué la manière dont quelques Espagnols veulent être intéressés dans le traité de l'assiento, j'y pourvoiray quoiqu'ils viennent un peu tard et que la compagnie soit formée, pourvu cependant qu'ils ne soient pas en grand n o m b r e . . . (139)" L ' a r r i v é e de Hubrecht à P a r i s fut retardée par un événement malencontreux; il fut a r r ê t é à Madrid v e r s le milieu d'octobre, sans doute à l'instigation de cercles hostiles aux entreprises commerciales franco-espagnoles, pour des sommes considérables qu'il devait au roi d'Espagne à raison de la f e r m e du seldeGalice. Il fut rapidement t i r é des geôles madrilènes (140) et après avoir semble-t-il fait le voyage en compagnie d'Orry qui lui communiqua d'intéressantes précisions sur les milieux d'affaires, il fut à temps à P a r i s pour y signer le 13 novembre l'acte de société. Le 2 janvier suivant, le ministre de la Marine informait le cardinal P o r t o c a r r e r o que la Compagnie de Guinée avait choisi pour ses agents à Madrid MM. Hubrecht et de Flon.
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Le 12 février 1702 le roi Guillaume III d'Angleterre traversait Hampton Court sur son cheval favori, Sorrel, lorsque l'animal buta sur une pierre et renversa son cavalier. Le souverain était depuis longtemps atteint d'hydropisie; au cours de son voyage en Hollande le 30 mai précédent, le comte d'Avaux, ambassadeur de France avait mandé "que si l'on ne trouvait pas moyen de dissiper cette enflure, il n'y avait pas grande apparence qu'il put aller bien loin". Cette prédiction devait se r é a l i s e r ; le 19 m a r s , le roi d'Angleterre succombait à son mal et la cour de France, bien que se préparant depuis longtemps à la guerre, conçut un moment l ' e s poir que cet événement pourrait permettre de nouveaux pourparlers. Rien n'était encore consommé. Le 7 mai précédent, l'Autriche, les Provinces Unies et la Grande-Bretagne avaient bien signé entre elles une "Grande Alliance" mais l'article 3 de ce traité leur laissait un délai de trois mois à compter de la ratification pour "chercher une transaction f e r m e et solide avec la monarchie française". Malheureusement, la politique économique des derniers mois, le traité de l'assiento qui excluait pratiquement les puissances maritimes du marché américain, l ' a r r ê t du 6 septembre 1701 qui prohibait l'entrée des textiles anglais dans le royaume, avaient plus encore peut-être que la reconnaissance de Jacques m , indisposé le seul des trois alliés dont la position ne dépendit pas étroitement de celle des autres. Alertés et renforcés, les whigs, parti des marchands, avaient conquis la mairie de Londres et progressé aux élections. Le Parlement avait voté les subsides pour la levée des troupes et acclamé la nouvelle reine lorsqu'elle était venue ouvrir la session. Marlborough était nommé général en chef et embarquait pour la Hollande afin de mettre au point les derniers détails de l'offensive. La guerre fut déclarée à la France le 15 mai 1702.
NOTES
1. Colonies, F 2 A 13. 2. Propriété de la maison de Lorraine, le Bastion de France, actuel Bizerte, aurait été légué par Henri de Lorraine à son neveu le duc de Lorraine Guise qui l'aurait donné à f e r m e à son maitre d'hôtel, Chevreuxqui l'aurait luimême concédé à deux négociants marseillais. Il fut revendiqué par les hérit i e r s de Marie de Lorraine, duchesse de Brunswick. Colonies F2 A 2. 3. A.N. : G7 1312-1313; Colonies, F2 A 13-14-15-16-17. Min. cent. LIV. 4. Colonies, F2 A 27; A.N. : AD XI 48; Plissonneau Duquesne : Un essai de contingentement d'exportation au 17e siècle, thèse, P a r i s , 1935. 5. Sur Reich de Pennautier, voir Mahul : Cartulaire et les archives des communes de l'ancien diocèse de l'arrondissement de Carcassonne, t. 6, p. 112-113 ; IG dr. 222 (référence aimablement communiquée par M. Descadeillas, bibliothécaire de la ville de Carcassonne) et Factum Pennautier Fm 4278 4279 St Laurent 4° Fm 29054 et 29056 (B. N. ) 6. Il s'agit de la compagnie dont P i e r r e Fatio était l'agent à Genève (cf. supra, p. 34). Le 14 décembre 1680; la Compagnie du Levant passait un traité avec un sieur Moignat, bourgeois de Lyon qu'elle associait pour moitié dans l'exploitation de son privilège. Caze et Tronchin quittèrent l a F r a n c e avant la révocation de l'édit de Nantes, le 17 novembre 1684, le privilège de la compagnie était révoqué et le 15 avril 1685 un a r r ê t du conseil instituait une nouvelle Compagnie de la mer Méditerranée, jouissant des mêmes privilèges que celle-ci-devant établie, sous le nom de Compagnie du Levant et constituée par les f r è r e s Joseph et Mathieu Fabre - précédemment expropriés de la première compagnie de la mer Méditerranée - et par une maison Sabain. Cette nouvelle entreprise se proposait d'établir à Marseille des manufactures d'étoffes, d'or et d'argent et soie, qui se débitent dans les Etats du Grand Seigneur. Colonies, F2 A 13. 7. Ces accusations trouvèrent un certain crédit dans l'opinion si l'on en croit l'anedocte rapportée par la marquise de Sévigné : "Le cardinal de Bonzy disait toujours en riant que ceux qui avaient des pensions sur ses bénéfices ne vivraient pas longtemps et que son étoile les tuerait. Il y a deux ou trois mois l'abbé Fouquet ayant rencontré cette Eminence dans le fond de son c a r r o s s e avec Pennautier, dit tout haut : "Je viens de rencontrer le cardinal de Bonzy avec son étoile". 26 juin 1676. Cité par M. Mahul. Loc. cit.
Notes
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8. Moins d'un an après son acquittement, il constituait avec l'appui de Colbert, la nouvelle Compagnie du Levant. 9. Sur Crozat, voir l'article du baron Desazars dans la Revue des P y r é nées, 1907, p. 149; B.N. : mss, pièces originales 947, dossier bleu 226; A. N. : Min. cent. XLI et CXIII. 10. Min. cent. XLI, liasse 279. 11. Min. cent. CXIII, liasse 144. En 1676, le comte de Marsan, f r è r e du chevalier de Lorraine était déjà reçu chez Pennautier. M. de Coulanges écrit à Mme de Sévigné le 14 m a r s 1676 : "Il faut que je trouve moyen de jeûner aujourd'hui t r è s austerrement en soupant ce soit chez Pennautier où je ne puis ni ne veux manquer, d'autant plus que M. et Mme de Marsan sont à ce souper. " Cité par Mahul : Cartulaire de Carcassonne, t. 6, p. 430. 12. Sur les Doublet, B.N. mss, dossiers bleus, 240. 13. Min. cent. CXIII, répertoire. 14. "Il avait, écrit Saint-Simon, tous les vices de son f r è r e . Sur la débauche, il avait de plus que lui d ' ê t r e au poil et à la plume, et d'avoir l ' a vantage de ne s ' ê t r e jamais couché le soir depuis trente ans, que porté dans son lit ivre mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie". XIII, p. 298-299; éd. Boislisle. 15. D'après certaines sources, c'est Campistron qui aurait présenté l'abbé Albéroni au duc de Vendôme. 16. Mémoires du marquis de Sourches, P a r i s , 1882, t. I, p. 110. 17. Bussy Rabutin : La France galante, t. II, p. 286; rapporté par C lavel : Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie et des sociétés secrètes anciennes et modernes, P a r i s , 1843, p. 216. 18. Sourches, Op. cit., p. 216. 19. D'après Clavel, ibid. 20. Clavel (Loc. cit.) affirme avoir eu sous les yeux les documents r e l a tifs à la société templière fondée par les ducs d'Orléans : "Nous avons entre nos mains des documents originaux dont nous allons donner la substance et qui jettent le plus grand jour sur cette question; ces documents appartiennent à la précieuse collection du f r è r e Morrison de Greenfield qui a bien voulu nous les communiquer (le f r è r e Morrison de Greenfield se propose de publier prochainement le texte de ces documents à la suite d'une histoire des templiers modernes). " Un autre écrivain, J . H . E . Le Couteulx de Canteleu (dans : Les sectes et sociétés secrètes, P a r i s , 1863, p. 12) déclare avoir également consulté les documents originaux. "Tous les documents cités sont entre mes mains, écrit-il. Les plus curieux de ces documents sont les nombreux manuscrits venant dit-on du prince de Hesse et dont une partie a dû passer entre les mains de M. Morrison de Greenfield, ex-médecin en chef des a r m é e s b r i tanniques et l'autre partie dans les m i e n n e s . . . " A u nombre de ces documents concernant les templiers de 1705, Le Couteulx cite (p. 101) : "Pa-
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piers relatifs au convent de Versailles. " Les archives de la société templière de 1705, seraient passées sous la Révolution française entre les main du duc de Cossé Brissac, présumé grand maitre de l ' o r d r e reconstitué. Après l'assassinat de ce dernier en 1792, elles auraient été retrouvées par son médecin, le Dr. Ledru qui les aurait t r a n s m i s e s à son confrère le Dr. F a b r é Palaprat. Ce dernier s'en serait servi pour r e f o r m e r v e r s 1805 l ' o r dre dont il se fit à son tour proclamer grand maitre. (Clavel, Loc. c i t . , p. 217). 21. Le Couteulx de Canteleu : Loc. c i t . , p. 101. 22. Nous avons essayé de retrouver le rapport de l'ambassadeur du P o r tugal à P a r i s dans la Correspondance de France au ministère portugais des Affaires étrangères, aux Arquivo nacional de T o r r e do Tombo à Lisbonne. Mais les services des archives, malgré leur grande obligeance, n'ont pas eu la possibilité de nous renseigner et nous n'avons pas eu le loisir d'entreprendre sur place les recherches nécessaires. 73. Jean de Garibal, conseiller au parlement de Toulouse fut l'un desfondateurs du Séminaire des missions étrangères. Abbé Alphonse Auguste : La compagnie du Saint-Sacrement de Toulouse, Toulouse, 1913, p. 13. 24. Sur les Pontchartrain, cf. Louis Delavaud : Un ministre delà Marine, J é r ô m e Phelypeau de Pontchartrain". Bull. Soc. Géographique deRochefort, 1911; E.W. Dahlgren : Le comte J é r ô m e de Pontchartrain et les a r m a t e u r s de Saint-Malo, (1712-1715), Nogent le Rotrou, 1905. 25. Cité par Delavaud, Op. c i t . , p. 5. 26. La Beaumelle, IV, 241. "Le conseil ne fut formé que de ses créatures (Mme de Maintenon). Pontchartrain, qui lui devait sa place, lui dut celle de chancelier vacante par la mort de Boucherai. Elle fit donner à son fils le département de la Marine et les Finances à Chamillard. Le ministère de l'empereur Léopold était le seul qui fut plus mal composé. 27. 13 juillet 1697, Pontchartrain à Palaprat : "J'ay reçu Monsieur vos lettres du 27 de ce mois dernier avec la relation de ce qui s'est passé jusqu'à ce jour au siège de Barcelone; on ne peut estre plus sensible que je ne le suis a l ' e x a c t i t u d e a v e c l a q u e l l e v o u s p r e n e z l a p e i n e de m ' i n f o r m e r de t o u t ce qui se p a s s e et j e v o u s p r i e d ' e s t r e p e r s u a d é que r i e n n ' e s g a l l e ma r e c o n n a i s s a n c e ; j ' e s p è r e que v o u s v o u d r e z bien c o n t i n u e r a v e c la m ê m e r é g u l a r i t é . " Même jour à Campistron : "Je vous avoue Monsieur que rien n'est plus édiffiant que l'exactitude avec laquelle v o u s v o u l e z b i e n m e f a i r e p a r t d e t o u t c e q u i s e p a s s e . " Marine, B2 122, f° 4445. Le 12 octobre 1695, Pontchartrain écrit à Campistron : "Je vous prie de continuer à f a i r e ma cour à Mgr le duc de Vendôme. " Marine, B2 104. 28. Sur la Compagnie de la mer du Sud voir : Saint-Germain, Op. c i t . , p. 120 et Colonies, F2 A 21 et 22, F2 A 13. 29. A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 86, f° 330. 30. Colonies, F2 A 21.
Notes
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31. Min. cent. LIV, liasse 144, 6 août 1698. 32. Colonies, F2 A 21. 33. Colonies, F2 A 21. 34. Marine: B7 216, lettre du 19 octobre 1692, f° 44. 35. Le mot espagnol "asiento" ne s'écrit qu'avec un S mais dans les documents du temps il en comporte toujours deux. 36. Sur la Compagnie de Cacheu et l'assiento voir Georges Scelle : La T r a i t e négrière aux Indes de Castille, P a r i s , 1906. A. E. : Corr. pol. Portugal, 29-30-31-32-33-34. Corr. consul. Lisbonne, B I 648-649. 37. A. E. : Corr. pol. Portugal, v. 29, f° 59. 38. A. E. : Corr. consul. Lisbonne, BI 649, lettre du 3 m a r s 1693. 39. A. E. : Corr. pol. Portugal, v. 29, f° 174. 40. A. E. : Corr. consul. Lisbonne, BI 649, lettre du 3 m a r s 1693. 41. Marine: B2 89 , f° 101. 42. A. E. : Corr. pol. Portugal, v. 32, f° 115. 43. Marine : B2 117, f° 141. 44. A. E. : Corr. pol. Portugal, v. 32, f° 179, lettre du 1er décembre 1696. 45. Marine : B2 117, f° 366. 46. A. E. : Corr. consul. Lisbonne, BI 650, lettre du 5 novembre 1697. 47. Ibid, lettre du 18 m a r s 1698. 48. Ibid, lettre du 10 juin 1698. 49. Ibid, lettre du 2 sept. 1698. A . E . : Corr. pol. Holl., v. 180; f° 165, lettre du 13 octobre 1698. 50. A. E. : Corr. consul. Lisbonne, lettre du 2 déc. 1698. 51. Ibid, lettre du 9 déc. 1698. 52. Sur Ducasse, cf. Robert Ducasse : l'Amiral Ducasse chevalier de la Toison d'Or, P a r i s , 1876. 53. Colonies, C9 Cl. 54. Ibid, Mémoire de la Compagnie royale de Saint-Domingue au m a r é chal d'Estrées, président du conseil de la Marine. 55. Colonies, C9 Cl. 56. Colonies, F3 142 A, f° 181. 57. Colonies, C9 Cl. 58. Colonies, C9 Cl. 59. Saint-Simon : Mémoires, ed. de Boislisle, VII, 123.
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60. Hippeau : Avènement des Bourbons au trône d'Espagne, P a r i s , 1879, t. II, p. 223. 61. Ibid, p. 117. 62. A. E. : Corr. poi. E s p . , v. 118, f° 265. 63. Lettre du marquis d'Harcourt au roi du 30 avril 1698, Hippeau, t. I, p. 64. Archives d'Harcourt, 150; reproduit par Hippeau, Op. c i t . , t. I, p.83 65. Marine : B7 219, f° 4, sqq. 66. De Aguirre. 67. Archives d'Harcourt, citées par Hippeau, Op. cit. t. I, p. 129-130. 68. C'est dans la même dépêche du 6 mai 1698 que le marquis d'Harcourt fait mention, d'une part de Mariana de Aguirre et du père Joseph Martin, d'autre part de "deux négociants" qui sont Hubrecht et de Flon. Les quatre personnages sont encore mentionnés ensemble dans une note du cardinal d ' E s t r é e s qui relate leurs activités (nov. 1703, A. E. : Espagne, v. 118, f° 265). 69. A.E. : Corr. poi. Espagne, v. 118, f° 269. 70. A. E. : Corr. poi. Espagne, v. 84, f° 96, rapporté par Hippeau, t. H, p. 249. 71. Lettre de Blécourt au roi du 12 août 1700; Ibid, f° 106, rapporté par Hippeau, Ibid, p. 250-251. 72. Lettre de de Blécourt du 24 août 1700, Ibid, f° 129, rapporté par Hippeau, Ibid, p. 257. 73. A. E. : Corr. poi. Espagne, Ibid, f° 144; Hippeau, Ibid, p. 266. 74. Ibid, f° 145, lettre de Blécourt du 10 septembre 1700 citée parHippeai Ibid, p. 267 : "Je supplie vostre Majesté de me permettre de luy dire que si elle prévoit que le temps puisse apporter quelque changement aux affaires il est bon de laisser les Espagnols dans l'espérance qu'elle pourrait accepte] l ' o f f r e qu'on lui ferait pour un de ses petits-fils par ce cji'il n'y a rien qui les touche tant que le méspris qu'ils croyenc qu'on fait d'eux en partageant leur monarchie c e q u e j ' a i f a i t e n t e n d r e a u c a r d i n a l s e l o n la l e t t r e de V o t r e M a j e s t é p o u r le l a i s s e r d a n s cette bonne e s p é r a n c e . " 75. Ibid., f° 185; Hippeau, Ibid, p. 276. 76. Ibid, f° 194; Hippeau, Ibid, p. 276-277. 77. Ibid, f° 197. 78. Ibid, f° 199. 79. Ibid, f° 201; Hippeau, Ibid, f° 277. 80. Ibid, f° 207; Hippeau, Ibid, f° 277. 81. Ibid, f° 239; Hippeau, Ibid, p. 293.
Notes
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82. Ibid, v. 88, f° 67-68; le cardinal d ' E s t r é e s é c r i r a dans son rapport de novembre 1703 (A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 118, f° 272) : "M. de Blé court me disait encore hier que dans la p r e m i è r e ambassade d e M . d ' A r court et dans le temps qu'on changea le testament toute la confiance des bien intentionnés venait à luy (le père Martin) comme un homme seur et celle du cardinal P o r t o c a r r e r o qui estait le premier acteur, ne passait que par son canal et par celui de dona Mariana de Aguirre à qui le cardinal se confiait et qui l'encourageait continuellement. " Le rôle du père Joseph Martin et de dona Mariana de Aguirre est mentionné dans les Lettres de M. Filtz Morits sur les affaires du temps, Rotterdam, 1718. Oeuvre de l'abbé Plantavit de Margon, bibliothécaire du s e c r é t a i r e d'Etat Le Blanc. D'après cet auteur, Mariana de Aguirre aurait agi par l ' e n t r e m i s e d ' U r a c c a chanoine de Tolède qui "gouvernait absolument le cardinal de P o r t o c a r r e r o " . Urraca aurait attendu le cardinal jusqu'à la porte de la chambre du roi. A peine rédigé, le testament aurait été r e m i s au père Martin qui l'aurait porté à Blécourt. 83. Dans ses "Mémoires pour servir à l'histoire d'Espagne sous le règne de Philippe V, le marquis de Saint-Philippe fait mention d'une assemblée de Grands, que Charles II réunit en 1699 pour délibérer sur sa succession et note à ce sujet : "Don Manual Arias était chevalier de l ' o r d r e de Malte; il fut ensuite pourvu à l'archevêché de Séville et il mourut cardinal en 1718. Il se déclara, dans l'assemblée dont il est question pour M. le duc de Chartres (feu M. le Régent), soutenant, ce qui était t r è s vraisemblable que ce choix exciterait moins la jalousie des puissances maritimes, parce qu'on craindrait moins une union étroite entre les deux monarchies de France et d ' E s pagne et que le danger de voir les deux couronnes réunies sur une même tête en était plus éloigné. Ces considérations étaient sans réplique et 1 e duc de C h a r t r e s qui a v a i t d e p u i s l o n g t e m p s p r i s d e s m e s u r e s a v e c q u e l q u e s E s p a g n o l s en a u r a i t r e c u e i l l i l e f r u i t si les lois d'Espagne lui eussent été aussi favorables, mais le droit de ce prince n'était pas aussi prochain ni aussi fort que celui du duc d'Anjou. " 84. A. E. : Corr. pol. Esp., v. 88, avril 1701, f° 187. Ibid, v. 102. 85. Guerre : Al 1598 (118). 86. Macaulay : Histoire du règne de Guillaume III, t. IV, p. 53, sqq. 87. 88. lettre 89.
A. E. : Corr. pol. Angleterre, v. 209, f° 204. A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 87, f° 149; Hippeau, Ibid, p. 424, du 12 janvier 1701. Ibid, f° 232; Hippeau, Ibid, p. 433, lettre du 17 janvier 1701.
90. A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 86, f° 504 et 505; Hippeau, Ibid, p. 427, lettre du 14 janvier 1701. 91. A. E. : Corr pol. Hollande, v. 193, f° 106, sqq. cité par Legrelle : La Diplomatie française et la Succession d'Espagne, 2e éd., t. IV, p. 268-271. 92. A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 87, f° 390, II 457.
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93. Ibid, f° 410; Hippeau, Ibid, 489-490. 94. A. E. : Corr. poi. Angleterre, v. 209, f° 272. Lettre de Pontchartrain du 13 octobre 1701 : "M. Ducasse gouverneur de l'isle de Saint-Domingue qui est i c i . . . " 95. Commandant de la flotte franco-espagnole. 96. A. E. : Corr. poi. Espagne,
, v. 81, f° 88, II, p. 483.
97. Colonies, B 24, 28 mars 1701, f° 92. 98. Algemeen Rijksarchief, La Haye, n° 7358. 99. Ibid. 100. A. E. : Corr. poi. Espagne, v. 88, f° 145-146. 101. Ibid, f° 47, lettre du 24 mars 1701. 102. A. E. : Corr. poi. Espagne, v. 88, f° 145. 103. Colonies, F2 A 13. 104. "Il est certain que les nègres sont la meilleure marchandise que l'on puisse porter aux îles de l'Amérique, en en proportionnant la quantité aux besoins annuels des habitants et que j u s q u ' à c e que l e s sucres s o i e n t t o m b é s à un t r o p b a s p r i x , ce commerce bien économisé sera avantageux." Observation sur la Compagnie de Guinée; 7 sept. 1700, Col. F2 A 13. 105. Colonies, B 24, f° 150. 106. Hippeau, Op. c i t . , t. II, p. 402. 107. D'après Saint-Simon, Orry aurait été "rat de cave, puis homme d'affaires de la duchesse de Portsmouth, qui le trouva en friponnerie, le chassa. Il redevint rat de cave, se fit connaître des gros financiers qui le poussèrent jusqu'à Chamillart (X 389). 108. Sur la ferme de Guigue : Colonies, Cil A 15-16 et 17; G7 1312-1313; sur Guigue, B . N . , mss, pièce originale 1441; Min. cent. LXXXVIII. Guigue avait le même notaire que le duc de Vendôme, qui peut l'avoir protégé. 109. Marine : B7 231; lettre Daubenton du 6 février 1704, f° 103. 110. Colonies, B 24, f° 183. 111. Le 22 octobre, Maurepas envoyait à Chamillart deux minutes différentes de l'arrêt, daté du 9 juillet précédent, en lui laissant le soin de choisir celle qui lui plaisait; Colonies, B 24, f° 210. 112. Colonies, F2 A 13. 113. A. E. : Corr. poi. Espagne, v. 93, f° 27. 114. Le 14 septembre 1701, Pontchartrain écrivait à Marsin : " J ' a i reçu la lettre que vous avez pris la peine de m ' é c r i r e le 25 du mois passé pour m'informer du mouvement qui s'est fait dans l'affaire de l'assiento et j'en ay rendu compte au Roi. Sa Majesté a approuvé les instances que vous avez faites pour n e l a p o i n t l a i s s e r e n t r e l e s m a i n s du p r é s i d e n t
Notes
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du C o n s e i l d e s I n d e s ou on n ' e n a u r a i t v u l a f i n de l o n g t e m p s et p o u r l a f a i r e r e m e t t r e aux c o m m i s s a i r e s q u i a v a i e n t été n o m m é s pour l ' e x a m i n e r avec M. D u c a s s e . " Arc. Guerre, AI 1598 (7). 115. Algemeen Rijksarchief, La Haye, n° 7356. 116. Schonenberg communiquait les mêmes renseignements à la cour d'Angleterre à laquelle il mandait le 7 sept. 1701 : " L e sieur Caze (pour Ducasse) poursuit cependant ses fréquentes conférences chez le cardinal Portocarrero; et ses affaires s'avancent à grands pas ayant déjà terminé une des principales qui est l'assiento des nègres; 1 ' a y a n t o b t e n u p a r l a v o y e s e c r è t e s o u s l a d i r e c t i o n s e u l e du s u b n o m m é p r é l a t et du s e c r é t a i r e d ' E t a t don A n t o n i o d e U b i l l a , les s e u l s m i n i s t r e s que l e R o y a c o n s u l t é sur ce p o i n t p u i s que l e C o n s e i l d e s I n d e s n ' y est p o i n t i n t e r v e n u sur ce qui r e g a r d e l ' a j u s t e m e n t d e s c o n d i t i o n s l e s plus i m p o r t a n t e s . " Public Record Office, SP 94/75. 117. Colonies, B 24, f° 196. 118. A. E. : Corr. pol. Espagne, v. 92, f° 279. Colonies, F2 A 7. 119. Guerre, AI 1598, (26). 120. Public Record Office, SP 94/75. 121. A. E. : Corr. pol. Angleterre, v. 211, f° 217. 122. Colonies, B 24, f° 229. 123. Colonies, B 24, f° 188, lettre du 7 sept. 1701. 124. Colonies, F2 A 7. 125. Colonies, F2 A 13. 126. Colonies, B 24, f° 198. 127. Les absents étaient au nombre de 6, à 50 000 écus ou 150 000 livres chaque; ils représentaient effectivement un capital de 300 000 écus; Colonies, F2 A 7. 128. Ibid. 129. Colonies, F2 A 7. 130. Lettre des Haguais du 5 novembre 1701 : "Il (M. Crozat) s'était encore fait fort pour M. Ducasse et ces 4 articles joints aux 55 780 livres f e raient 126 500 l i v r e s . . . ". Colonies, F2 A 13. 131. Colonies, B 24, f° 228. 132. Colonies, F2 A 7. 133. Lettre de des Haguais du 28 juin 1703 : "M. de Bernard en usa fort honnêtement car quoi que la compagnie se fut contentée lorsqu'il est entré d'un billet de 90 000 livres payables à 3 ans au quaissier, il dit qu'il estait prêt pourvu que tout le monde payast de faire ses billets au porteur payables
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dans les deux ans qui restent et que l'on pourrait escompter. Il en paye l'int é r ê t . " Colonies, F2 A 2, cité par Saint-Germain : Samuel Bernard, p. 112. 134. Colonies, F2 A 7. 135. Colonies, B 21, 6 septembre 1698, f° 167. 136. Guerre : Al 1598, (10), 14 septembre 1701. En m a r s 1703 Hubrecht proposa à Orry de se faire v e r s e r à Madrid un million d'écus que le roi d'Espagne livrait à la France pour les besoins de la guerre et de lui remettre en contrepartie pour 3 450 000 livres de lettres de change sur de Meuves à P a r i s . Orry déconseilla l'opération à Chamillart qui la repoussa. Guerre : Al 1695, (51-57-65). Par la suite Hubrecht produisit pour 51 000 livres dans la faillite de de Meuves. Marine : B7 236; Lettre Daubenton de Villebois du 15 septembre 1705. 137. Algemeen Rijksarchief, La Haye, n° 7356. 138. A . E . : Corr. poi. Espagne, v. 93, f° 321-322. 139. Colonies, B 24, f° 219, lettre du 26 octobre 1701. 140. Il avait sollicité dans cette affaire la protection de Chamillart; Guerre Al 1598, (10), 14 sept. 1701.
Livre IV L A P O I G N E E DU
GLAIVE
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LA POIGNEE DU GLAIVE
Au printemps de 1701, les troupes du roi de France au nombre de 40 000 hommes pénétrèrent dans le Milanais, possession espagnole, afin de s'opposer à l'avance des impériaux qui prétendaient disputer au duc d'Anjou le trône de Charles Quint. Le duc de Savoie, Victor Amédée II, qui penchait momentanément pour la France, avait consenti à leur laisser le passage, ses convictions toujours quelque peu mouvantes ayant été étayées par un titre de généralissime, des subsides confortables et l'union de sa seconde fille avec le nouveau roi d'Espagne. L'entretien d'une telle armée entraînait des dépenses considérables. Pour pourvoir aux besoins des troupes en campagne, le roi avait eu jusqu'alors recours aux offices du " T r é s o r i e r de l ' E x traordianire des G u e r r e s " qui avait pour charge de fournir et de f a i r e véhiculer les espèces destinées à a s s u r e r la solde des troupes et le service des vivres et qui recevait en couverture de ses débours, soit des deniers comptant, soit le plus souvent, des délégations sur les différentes recettes de l'Etat (1). Mais le royaume souffrait toujours d'une disette de numéraire. Les dépenses de la guerre de la Ligue d'Augsbourg s'étaient ajoutées à celles de la guerre de Hollande. La source des "Affaires Extraordinaires était depuis longtemps t a r i e . Le peuple était accâblé d'impôts, les commerçants cachaient leurs écus et leurs louis d'or que les dévaluations, réévaluations, ou refonte périodique tentaient avec plus ou moins de bonheur, de faire revenir au jour. Aussi, le ministère se préoccupait-il, au seuil de la nouvelle guerre, d'éviter dans toute la mesure possible les sorties m a s sives d'espèces et de pourvoir aux besoins des troupes en t e r r i toires étrangers par des mouvements de papiers, que dans le langage du temps on qualifiait de r e m i s e s . Toutefois, les banquiers peu confiants dans le crédit de l'Etat hésitaient fort à se prêter à ces opérations qui exigeaient d'ailleurs des correspondances, des moyens et des connaissances cambiaires
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La poignée du glaive
assez peu répandues à l'époque. M. de Chamillart, qui portait sur ses faibles épaules le double poids du département de la guerre et de celui des finances envisageait donc l'avenir avec beaucoup d'angoisse, lorsque dès le début de juin, il reçut de Marly, la visite du maréchal duc de Villeroy, gouverneur de Lyon, qu'escortait un sieur Jacques Buisson. M. Jacques Buisson offrait cette particularité d'être à la fois gentilhomme français - il appartenait à une famille du Rouergue, établie à Lyon, dont une branche avait émigré pour cause de religion - et noble de Genève. Il était au centre d'une constellation familiale où figuraient les plus grands noms du patriciat genevois. Son père, membre des conseils, puis syndic, avait épousé en p r e m i è r e s noces une Lullin, en secondes noces une Calandrini, avant de s'unir à sa mère, Suzanne Lect. Jacques Buisson avait pour b e a u - f r è r e un de la Rive, pour belle-sœur une Lullin de Chateauvieu et une Grenus. Une de ses d e m i - s œ u r s avait épousé un Burlamachi. Lui-même était marié à la fille de Noble César Sarrazin, dont son d e m i - f r è r e Léonard, avait épousé une cousine. T r o i s de ses f r è r e s étaient au service de la France, l'un comme colonel d'un régiment suisse, l'autre comme capitaine, le troisième comme capitaine-lieutenant. Buisson avait constitué en 1699 et 1700 avec ses compatriotes Antoine Saladin et fils, d'une famille genevoise venue de Lyon, dont une branche était établie en Angleterre, deux sociétés p o u r l e t r a n port des espèces et il venait o f f r i r à M. de Chamillart, une somme de 12 000 000 à raison d'un million par mois, premier paiement en janvier 1702. Le mécanisme de l'opération était simple. Le T r é s o r remettait à Buisson des "assignations" sur différentes recettes et, en contrepartie, les correspondants du banquier livreraient à Milan à M. Bouchu, intendant de l ' a r m é e , des espèces ou des papiers négociables sur la place. Saladin père dirigerait les opérations de Genève, son fils Jean André s'établirait à Lyon, tandis que Buisson suivrait les a r m é e s et a s s u r e r a i t la liaison avec la cour. Les détails, qui étaient multiples, devaient être précisés ultérieurement et consignés dans un traité dont les conditions restaient à déterminer. L'offre fut agréée et Buisson reçut en couverture, des a s s i gnations sur diverses recettes qu'il confia à des correspondants de P a r i s , les banquiers de Meuves, Tourton et Goy, puis fort des assurances qui lui avaient été données, il repartit à la fin de l'année pour Genève afin de s'y procurer les concours n é c e s s a i r e s . Il reçut un accueil r é s e r v é .
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Bien que le roi ait crû devoir, en septembre 1701 ramener le cours des louis de 13 livres 10 sols à 13 livres, ce qui ne pouvait qu'encourager l'exportation, les capitalistes genevois se montraient réticents. La perspective d ' ê t r e payés en assignations sur le don gratuit ou sur la capitation du clergé de Montauban ne soulevait manifestement chez eux qu'un enthousiasme modéré. "Jusques à présent, écrit Buisson le 14 janvier 1702, je n'ay trouvé personne à Lyon ni en cette ville qui ait voulu y entrer. On craint de tous côtés de n ' ê t r e pas remboursé exactement et que par ce retard, on ne soit mis hors d'estât de continuer ces mêmes f o u r nitures, a p r è s les avoir commencées (2). " Le banquier pensait, toutefois, trouver à Venise, Gênes, Milan et Turin des concours suffisants pour a s s u r e r un fonds qu'il envisageait même de porter à 2 000 000 par mois, sans compter les subsides au duc de Savoie, afin de s'adjuger le monopole des fournitures, en sorte, écrivait-il au contrôleur général "qu'il en r e viendra deux avantages, le premier que nous ne serons t r a v e r s é s par aucun concurrent et l'autre que Votre Grandeur n ' a u r a à f a i r e qu'avec une seule compagnie sur laquelle elle peut f a i r e un fonds a s s u r é " (3). Pendant ce temps, M. Bouchu, intendant de l ' a r m é e d'Italie attendait ses subsides avec fièvre. Il avait à f a i r e face à une dépense qu'il évaluait au même chiffre de 2 000 000 par mois et le T r é s o r i e r de l'Extraordinaire des Guerres était d'autant moins en état d'y pourvoir qu'il était lui-même démuni. La réforme générale des espèces de 1701 avait drainé v e r s les hôtels des monnaies toutes les matières disponibles, à telle enseigne, qu'il avait fallu autoriser le directeur de la monnaie de P a r i s à émettre des "billets de monnaie" pour f a i r e face aux besoins du commerce. Aussi, M. Bouchu fut-il fort déçu, losqu'après avoir attendu jusqu'au 17 janvier l ' a r r i v é e de Buisson, nanti de son premier million, il reçut la visite d'un sieur Bayle "facteur" du banquier de Milan qui vint lui remettre un modeste acompte de 250 000 livres, que l'intendant prit d'ailleurs soin de r e f u s e r , ne voulant pas encaisser de fonds tant que les modalités du traité n'auraient pas été fixées avec précision. A la fin du mois, Buisson n'était toujours pas rendu à Milan et Chamillart, de plus en plus anxieux écrivait à Bouchu : "S'il n'est point a r r i v é auprès de vous à la réception de cette lettre, vous ne devez pas balancer un moment à vous accomoder avec ceux qui se présenteront et vous mettre en état de soutenir le service de quelque manière que ce soit (4). " Enfin, Buisson fit son apparition à Milan, dans les débuts de février et remit à Bouchu, qui les accepta, les 600 000 livres
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qu'il avait promis pour janvier. Quant au million de février, Buisson refusa de le payer tant que des dipositions satisfaisantes n'auraient pas été p r i s e s pour a s s u r e r son remboursement. La saison n'était pas à de telles réticences. Les troupes campaient devant Mantoue. Les besoins étaient pressants. Chamillart et Bouchu se mirent, chacun de son côté, à la recherche de nouveaux banquiers susceptibles de remplacer le défaillant. Le ministre qui v e r s la m i - f é v r i e r proposait encore àSaladin et Buisson de f a i r e entrer dans leur société le banquier de Meuves et "d'y joindre quelque bon et riche négociant affin de vous a s s u r e r par ce moyen des fonds suffisants pour attendre les paiements qui pourraient être r e t a r d é s " (5), semble quelques jours plus tard, avoir perdu toutes illusions. "J'avais fait, écrit-il le 23 f é v r i e r , une manière d'arrangement avec Buisson sur lequel je croyais pouvoir compter sûrement. C'est un malheureux qui m ' a manqué en tout et je suis dans les arrangements d'un nouveau projet qui finira, à ce que j ' e s p è r e demain matin. J e n'ay en ma vie eu autant de p e i n e . . . (6)" Le projet qui tourmentait tant Chamillart était celui d'un t r a i té avec Crozat et son associé le banquier Narcis, en vue de la fourniture aux troupes d'Italie d'une somme d'un million pour les besoins du mois de m a r s . Il fut conclu le 22 février, presque le jour même où à Milan Bouchu passait un t r a i t é avec un sieur Gamba, banquier à Turin et une société constituée par le même Gamba et les banquiers genevois Lullin et Nicolas, établis à Turin, en vue de la fourniture pour ce même mois de m a r s d'un second million. Le groupe Gamba-Lullin-Nicolas avait prévu des dispositions t r è s strictes en vue de ses remboursements qui devaient être effectués sur la place de Lyon, au paiement des Rois, c ' e s t - à - d i r e , le 15 mars. Tenu depuis longtemps au courant des pourparlers de Bouchu, Buisson en avait été fort mécontent. "Il se trouve présentement, écrit-il au ministre le 27 janvier, que M. Bouchu qui depuis quelques temps a recherché de tous côtés des gens avec qui il put f a i r e le même traitté, s'est a d r e s s é à une des maisons sur laquelle j'avais jetté les yeux et luy proposa de fournir sa lettre de change payable dans Lion à huit jours de veue pour toutes les sommes qui luy seroyent livrées et que cette proposition ayant esté infiniment plus agréable que celle que je leur faisais, de prendre des a s s i gnations, ils ont voulu se tenir à l'offre de M. Bouchu et ont r e j e t t é ma proposition disans qu'ils ne peuvent se réduire à solliciter l'entrée de ces assignations qui estant ordinairement longue et difficile les mettait hors d'état de continuer leurs fournitures (7). " Pourtant, à peine fut-il informé de la conclusion du traité avec
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le groupe Gamba-Lullin-Nicolas que Buisson, qui avait enfin réussi à faire venir des fonds et craignait de les avoir sur les bras, se précipita chez l'intendant Bouchu et demanda à conclure. Après deux mois passés dans le dénuement le plus total, Bouchu se trouvait donc soudain comblé par les prévenances des banquiers. Il n'était toutefois pas dans un état à r e f u s e r de l'argent. Il signa donc le 25 février le traité avec Buisson qui s'engagea à fournir un million pour avril et insistait en outre pour que l'intendant le débarrassât d'une somme de 300 000 livres qu'il avait glanée pour l'Extraordinaire des Guerres et dont il demandait à être remboursé sur la place de Lyon au paiement des Rois. Le 28 février, Bouchu écrivait au ministre que supposé payés ces 300 000 livres, il n'avait reçu pour janvier, février et m a r s tant de Buisson que du groupe Gamba que 2 781 975 livres. Le concours de tant de bonnes volontés semblait pourtant d e voir suffire à a s s u r e r la subsistance des troupes et à délivrer Chamillart et Bouchu de leurs préoccupations. Il n'en fut malheureusement rien. Le ministre se trouvant hors d'état de f a i r e face aux engagements de Bouchu pour le paiement des Rois à Lyon, dut demander au groupe Gamba de soulager son échéance de 687 000 livres qui seraient reportées au prochain paiement. Ce report ne contribua pas à stimuler le zèle des prêteurs. Narcis et Crozat offrirent au lieu d'espèces, des lettres sur Lyon qu'il fallait négocier, ce qui retardait considérablement les règlements. Buisson à qui l'on avait p r i s soin de spécifier qu'il ne serait payé à Lyon qu'après Gamba et Lullin avait tout lieu de nourrir les plus vives inquiétudes. Il était à craindre que devant les défaillances de l'Etat, tous les banquiers finissent par se dérober. Le gouvernement tentait bien de négocier à Gênes un emprunt de 2 000 000 par l'entremise de Pennautier, t r é s o r i e r des états du Languedoc et avec le concours des sieurs Cambiaso et Piuma, ses correspondants de la place, mais les menaces de la cour de Vienne inquiétaient les capitalistes génois. De tous côtés le ministère sentait le concours se dérober. C'est alors que Chamillart décida de f a i r e appel à Samuel Bernard. Le célèbre traitant se donnait volontiers les a i r s d'un bienfaiteur de l'Etat, dégagé des viles préoccupations d'intérêt et toujours e m p r e s s é de mettre à la disposition du roi les ressources de son immense crédit et de ses multiples correspondants. Il se déclara aussitôt prêt à r e m e t t r e chaque mois à Milan 1 500 000 livres, déduction faite du change et de tous les f r a i s ; il fallut une quinzaine de jours pour calculer les f r a i s de l'opération. Le 16 avril, le traité était conclu. Les 1 500 000 livres de M. Bernard coûteraient chaque mois au roi 1 907 000 livres, la diffé-
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rence restant acquise au banquier en règlement de ses f r a i s et commissions. "C'est, écrit Chamillart à Bouchu, l'ouvrage le plus difficile en tout genre qae j'aye jamais connu et avec le bon esprit que vous avé, vous n'y seriez pas moins e m b a r r a s s é que moy (8). " Cet effort accompli, la p r e m i è r e pensée du contrôleur général fut de se d é b a r r a s s e r du groupe Gamba-Lullin. "C'est lui, écrit-il, qui est cause que les traites sont devenues sont devenues si chères et si difficiles en Italie; ce que nous avions l'année dernière à 2 et 2 1/2 est à 9 présentement et il en voudrait plus de 12 (9). " Bouchu penchait résolument pour l'Italien et ses associés genevois auxquels il avait accordé (entre autres avantages) la promesse d'un remboursement au prochain paiement de Lyon. Il contreattaqua en se lançant résolument à l'assaut de Samuel Bernard auquel il faisait grief de livrer son argent à Gênes où il fallait le convertir en espèces de Milan. Or, le banquier avait indiqué pour la pièce milanaise de 6 livres 10, un cours de 5 livres à Gênes, alors que ses correspondants de la ville en demandaient 5 livres 4, d'où une perte de 4 sols par pièce pour le T r é s o r i e r de l ' E x t r a o r dinaire des Guerres. Cet écart, d'après Bouchu, rendait l'opération plus onéreuse que le t r a i t é Gamba (10). Le contrôleur général n'était pas en état d'examiner de trop près les opérations de Samuel Bernard : "Je dois vous dire, écritil, que sans son concours et les facilités qu'il a portées dans les paiements, il m'était impossible de soutenir le service (11). " Il montra toutefois la lettre de Bouchu au banquier qui promit un m é moire explicatif. On ne semble pas lui avoir réclamé cette pièce avec trop d'insistance, ce qui eut été difficile dans un moment où on ne savait trop quand le r e m b o u r s e r . "Je fais ce que je puis, écrit Chamillart à Bouchu, pour piquer d'honneur le sieur B ernard et pour l'obliger par son crédit à nous secourir sur des assignations éloignées. J ' e s p è r e que celuy que le Roy vient de luy faire de le nommer chevalier de l ' o r d r e de Saint-Michel (chose qu'il désirait passionnément) nous aydera beaucoup dans le reste de cette campagne. " Les réflexions de Bouchu finirent par impatienter Bernard. Il se rendit au château de l'Etang chez le contrôleur général et se trouvant dans l'antichambre dit à haute et intelligible voix que la manière dont l'intendant des a r m é e s , M. Bouchu, traitait ses correspondants d'Italie l'empêcherait de pouvoir y soutenir le service. Cette déclaration causa quelque remous. Bouchu en fut informé dans sa résidence italienne et en éprouva les plus vives a l a r mes : le ministère se trouvait alors dans l'impossibilité de f a i r e face au paiement de Lyon. Le crédit public était au plus bas. Il était plus facile au roi de France de remplacer un intendant que de
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trouver un banquier. Le silence se fit peu à peu sur les opérations de Bernard. Le groupe Saladin-Buis son restait sans emploi avec un réseau de correspondants déjà organisé, des fonds d'avance qu'il avait successivement offerts à Narcis qui les avait refusés, puis au contrôleur général qui l'en avait d é b a r r a s s é à plus ou moins bon compte. Il apparaît qu'une fois dans la place, Samuel Bernard ne refusa pas le concours de ceux qu'il avait supplantés et qu'il accepta même de les associer aux fournitures de l ' a r m é e de Flandres, dont il avait également la charge, sauf à régler lui-même les conditions de leur rémunération. C'est alors que fut mis sur pied un ingénieux système qui laissait à chacun son profit et dont le roi de France faisait fastueusement les f r a i s . Renonçant à la pratique des paiements sur Gênes, dénoncés par Bouchu, Bernard fournissait directement du papier pour Milan. Les r e m i s e s étaient faites, soit au prince de Vaudemont, gouverneur du Milanais, soit au t r é s o r i e r de l ' a r m é e d'Italie à Milan. Berthelot de Duchy, moyennant une commission de 12%, plus l'indemnité de "perte de change". , Ces papiers lui étaient fournis par Jacques André et Antoine Saladin de Genève qu'il rétribuait, pour l'Italie comme pour les Flandres, dans des conditions sensiblement plus réduites, puisqu'il ne leur donnait "pour cent escus de banque valant 240 florins à Anvers, que 106 escus de 3 livres 15 sols chacun", soit 6%. Au jour de l'échéance, les traites présentées à Milan. Elles auraient dû normalement, être réglées avec des espèces p r i s e s sur la place, en contrepartie des valeurs fournies ou de marchandises livrées dans le Milanais par les Genevois ou leurs c o r r e s pondants. En pratique, ceux-ci avaient une manière infiniment plus rentable de solder leurs effets. Grâce à une contrebande soigneusement organisée, ils tiraient de France des louis d'or de 13 livres 10 et les faisaient passer à Milan où ils étaient cotés 15 livres et plus, réalisant ainsi un bénéfice de 15 à 18% qui passa à 20% en 1702, lorsqu'il prit au roi de France la fantaisie de réduire ces louis à 12 livres 10 (12). Ainsi, le roi payait-il à Bernard des re'mises et des indemnités de perte de change dont le montant global était de l'ordre de 20% pour avoir du papier qu'on payait avec des louis d'or t i r é s de ses monnaies. Tout donne à penser que ces opérations furent rentables. Les fournitures pour le Milanais s'élevèrent de mai à décembre 1702 à
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18 043 596 livres, dont 14 000 000 furent payées en l e t t r e s d é c h a n ge. La contrebande des louis pour l'Italie se pratiquait entre Lyon et Genève et le résident de France dans cette dernière ville, La Closure, diplomate méticuleux et bien informé en faisait part à sa cour dès le 2 novembre 1701 en livrant sans aucune réticence le nom de ceux qui s'y livraient. "Lion - écrit-il - a fait de tout temps toute sorte de mauvais commerces cela parait à la r a r e t é d'argent qui y est, parce que différents négociants l'ont envoyé dans les pays étrangers au grand préjudice du Royaume. Il me revient même de gens assez informés de ce qui se passe dans le commerce mais sans qu'ils m'en donnent les preuves, qu'il y avait u n e e s p è c e de s o c i é t é p o u r l a s o r t i e d e s e s p è c e s e n t r e les s i e u r s S a l a d i n et B u i s s o n , g e n e v o i s é t a b l i s à L i o n et l e s s i e u r s C o n s t a n t , O l i v i e r et S a b o t , n é g o c i a n t s d e L i o n , s u j e t s d e V o t r e M a j e s t é " (13). Le 2 juin suivant, après que Samuel Bernard se fut subsistué au groupe genevois en "coiffant" Saladin et Buisson, le résident, toujours parfaitement renseigné écrit : "A l'égard des r e m i s e s que des Genevois faisaient, le traité commencé n'a pas eu lieu et une compagnie qui s'est formée en France - dans laquelle quelques Gaievois sont bien entrés - l'a r e p r i s . . . " "Il serait à souhaiter - ajoute La Closure - que depuis qu'il y a des troupes en Italie, aucun Genevois n'eut été employé pour ces r e m i s e s ; on leur fait un party t r è s avantageux pour ces avances dans la veue d'empêcher que l'argent ne sorte du Royaume et pour n ' e s t r e pas obligé de faire voiturer les espèces. Mais on y est pour les r e m i s e s considérables que l'on fait, et l'argent n'en sort pas moins de France, car certainement, l a p l u p a r t d e c e s p a y e m e n t s n e s e f o n t , q u e d e s e s p è c e s q u ' o n en s o r t s u r l e s q u e l l e s il y a à g a g n e r c o n s i d é r a b l e m e n t à l e s p a s s e r en I t a l i e à c a u s e d u c h a n g e e x c e s s i f " (14). Le 14 février 1703 on a r r ê t e une voiture d'argent destiné à l'Italie et appartenant au banquier Mallet; le mois suivant on appréhende au pont de Beauvaisis un homme qui transportait 2 000 louis d'or. "Il n'y a point à douter - écrit La Closure - que cet argent ne vient à Genève et qu'il n'appartient à quelques négociants genevois qui ne s'en vantent pas. La chose m'avait esté mandée de Lion et l ' o n m e m a r q u e q u e l e soupçon tombait s u r l e s s i e u r s S a l a d i n et B u i s s o n t o u s d e u x a s s o c i é s , l ' u n e t l ' a u t r e g e n e v o i s , e s t a n t à L i o n " (15). Il semble qu'après avoir a s s u r é pendant quelque temps les fournitures d'Italie, Bernard qui prenait à sa charge le lourd en-
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tretien de l'armée des Flandres et qui souhaitait limiter ses engagements, ait permis au groupe Scladin-Buisson de reprendre sa place et de conclure directement avec le contrôleur général. Ces derniers passèrent donc un second traité, dont la date et les conditions exactes ne sont pas connues. Le taux des r e m i s e s pour perte de change fixé à 81/2% dans le premier traité aurait été porté à 10% dans le second. Le montant total des fournitures effectuées aurait été de 33 000 000; celui des recettes aurait é t é d e 2 800 00U livres d'après Buisson qui prend soin d'ajouter dans un mémoire présenté bien plus tard à la justice : "Il ne saurait y avoir une grosse dépense quand on la ferait monter à 1 000 000, ce qui ne peut se présumer et ce que les gens experts en ces sortes d'affaires ne pourront jamais croire. Il en r e s t e r a encore 1 800 000 livres de bénéfices pour les associés, toutes charges évaluées et déduites (16)." En septembre 1704, Buisson se sépara de ses associés, à la suite d'un désaccord sur les comptes. Il cessa alors de s ' i n t é r e s s e r aux opérations de r e m i s e s sur les places de guerre pour se consac r e r aux fournitures des vivres de la Marine où des groupes genevois conserveront des intérêts pendant p r è s d'un siècle. Il soumissionnera encore pour les vivres d'Espagne et s e r a l'un des p r e m i e r s actionnaires des glaceries royales, future manufacture de Saint-Gobain où les Genevois détiendront la majorité des parts. Les bénéfices réalisés dans ces différentes entreprises p e r mettront à M. Buisson d'acquérir, en pays de Gex, les t e r r e s d'Allemogne et de Sergy que le roi de France, en 1722 érigera en marquisat, pour le récompenser des services rendus. La contrebande des monnaies n'était pas, pour les fournisseurs franco-genevois, la seule source de profits. Le mécanisme des traites avait été conçu de manière à leur permettre d'augmenter encore sensiblement le chiffre de leurs bénéfices. Saladin et ses associés tiraient de Lyon, , non point directement sur Milan, mais sur Londres ou Amsterdam, des effets à deux ou trois "usances" qu'ils prenaient bien soin de dater de Genève, place neutre. Londres et Amsterdam payaient avec des t r a i t e s à deux mois sur Milan (pour l ' a r m é e d'Italie) et Anvers (pour l ' a r m é e des Flandres). Cette formule un peu compliquée avait pour conséquence de laisser passer un délai de 5 ou 6 mois entre le moment où les Genevois donnaient leur signature et celui où ils devaient effectivement payer. Pendant tout ce délai, ils disposaient des billets que M. Samuel Bernard leur avait donnés en couverture, ils en touchaient les intérêts et pouvaient même les négocier à leur profit, sans avoir encore à fournir aucune contrepartie (17).
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Ce mécanisme de t r a i t e s reportées d'échéance en échéance et de place en place qui permet au prêteur d'être remboursé la plupart du temps avant d'avoir fourni les fonds, et en touchant les intérêts, les commissions et les agios, s e r a la base fondamentale du système édifié par la banque genevoise. Le réseau des correspondants établis à t r a v e r s le monde va lui permettre de faire courir ses papiers d'un bout à l'autre de l'Europe en guerre et de passer sans encombre d'un camp dans l'autre en portant toute son attention sur le cours des changes ainsi que sur toute circonstance susceptible de le modifier, tels les déplacements des diplomates ou les plans des é t a t s - m a j o r s . Le 19 février 1703, les états-généraux des Provinces Unies, cédant enfin aux sollicitations des cours de Londres et de Vienne annonçaient leur intention d'interdire, non seulement tout trafic de m a r chandises mais tout échange de correspondance et de lettres de change avec la France et l'Espagne. Les banquiers hollandais qui, même dans les guerres opposaient leur pays à la France, n'avaient jamais cessé de commercer avec l'ennemi, se voyaient pour la p r e m i è r e fois mis en demeure d'interrompre leurs opérations. Le roi d'Angleterre ayant pris des m e s u r e s analogues et les communications avec les cours du Nord se trouvant par conséquent coupées, le royaume était ainsi soumis à une sorte de blocus. Toutefois, pour permettre à leurs r e s s o r t i s s a n t s de prendre les dispositions nécessaires et notamment de rapatrier leurs capitaux, les états généraux laissèrent s'écouler un assez long délai avant de rendre l'interdiction effective. Leur édit ne fut rendu public que le 11 mai. Quelques semaines avant l'avènement de ce terme, le résident de France à Genève, La Closure, recevait la visite d'un Genevois de beaucoup d'esprit mais de fortune modeste, nommé Goudet. Ce particulier, qui pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg s'était déjà entremis pour négocier la paix, offrait de nouveau ses s e r vices et ceux des correspondants qu'il déclarait avoir en Hollande, et dont le résident Français, en dépit de sa perspicacité, ne p a r vint pas à déterminer l'identité. "Il m ' a seulement donné à entendre, écrit-il, que c'est un Français qui est établi depuis longtemps à Amsterdam, qui est parfaitement bien avec M. le Bourguemestre Vitsen, la meilleure tête d'Amsterdam et le magistrat le plus accrédité, qui par conséquent, a de grandes relations avec M. Heinsius (18). " C'est le 14 mai seulement que le Genevois consentait à satisfaire la curiosité du diplomate en lui présentant une lettre signée
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de son mystérieux mandataire. Il s'agissait du sieur Tourton, négociant à Amsterdam, f r è r e du banquier établi à P a r i s . La cour de Versailles prêta à ces discrets appels une oreille à la fois dédaigneuse et attentive : "Dans la situation, Monsieur, où sont les affaires, répondit-on au résident de Genève, il ne convient pas que le Roy f a s s e la moindre démarche jpour la paix, moins encore en Hollande qu'ailleurs, où peut-être elles feraient plus d'effet. Il suffit qu'on sache que Sa Majesté n'a jamais souhaité que de maintenir la tranquillité publique et qu'elle ne rebutera point les propositions raisonnables qu'on luy f e r a pour la restablir (19). " Il n'apparaît pas que les Hollandais firent au roi de France les offres raisonnables qu'il attendait d'eux et la mission de M. Tourton en resta là. Un mois plus tard, arrivait à Genève le sieur Guiguer dont la cour de Versailles avait oublié les services et qu'elle dénonça à son résident comme un agent hollandais destiné à faire passer des fonds aux réfugiés des Cévennes. La Closure s ' e m p r e s s a de communiquer à Versailles quelques précisions concernant le nouveau venu. Elles n'étaient rien moins que flatteuses : Guiguer était aux dires du diplomate "un homme t r è s entreprenant qui toute sa vie est entré dans toutes sortes de monopoles. Il estait impliqué dans l'affaire de contrebande qui a fait tant de bruit à Lion et qui n'a été jugée à Mâcon que l'année dernière. Il était même un des principaux promoteurs de cette affaire et le seul qui ne voulut pas profiter du pardon que le Roy accordait aux étrangers qui y estaient entre lesquels voudraient aller déclarer ce qu'ils en s a v a i e n t . . . U s e r e t i r a pour l o r s d'icy pour aller s'establir en Hollande. Il a son père à Lion. La faveur de feu M. l'archevêque de Lion qui le protégeait l'avait fait aller à Lion où il prétend passer pour Suisse. Le nommé Guiguer en question, Monseigneur, sçait parfaitement tous les tenants et aboutissants pour la contrebande, les routes détournées et les gens qui s'en mêlent" (20). A cette fiche pourtant si complète, il manquait un important détail. Le sieur Guiguer était l'allié du sieur Tourton qui, l o r s de l'interdiction de commerce entre les Provinces Unies et la F rance, avait tenté de négocier la paix. M. Guiguer était a r r i v é à Genève, flanqué d'un personnage fort connu en Hollande et sur les marchés internationaux : Jean Henri Huguetan. Originaires de Lyon, où ils exerçaient le commerce de lib r a i r e s , les Huguetan avaient émigré après la révocation de l'édit de Nantes; la mère était partie la première accompagnée de deux
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de ses fils dont l'aîné Marc, était déjà majeur; le plus jeune Jean Henri, à peine âgé de vingt ans était demeuré à Lyon. Il ne se décida à quitter la ville que quelques années plus tard et parvint à rejoindre sa famille en dépit de la surveillance particulière dont il était l'objet. Dès les p r e m i e r s temps de son séjour en Hollande, Marc Huguetan avait reconstitué son entreprise. En 1686 il était inscrit à la confrérie des libraires d'Amsterdam. En 1694, quelques années après l'arrivée de Jean Henri, les trois f r è r e s décidèrent d'exploiter leur affaire en société. Ils publièrent divers ouvrages d'érudition dont une peu conformiste histoire de la papesse Jeanne, mais auraient réalisé surtout de gros profits dans la vente des bréviaires et missels. Ils expédièrent des livres à Londres, Oxford, Francfort, Livourne, Lisbonne, Alicante, et avaient pour banquiers à l'étranger, des négociants de réputation éprouvée tels les SaintGallois, Antoine Locher et Cie ou J . Horuthner à Lyon, Guillaume et Antoine Saladin et Sabot Pasquier et Cie de Genève, Daniel Griuber à Londres. La fortune des f r è r e s Huguetan qui s'était accrûe de l'héritage de leur m è r e s'arrondit encore lorsqu'en 1701 Jean Henri épousa une demoiselle Suzanne Testas, fille d'un négociant bordelais réfugié en Hollande qui lui apporta une dot considérable et devait le laisser veuf deux ans plus tard. Au cours de la guerre de la Ligue d'Augsbourg, Marc Huguetan avait fourni aux troupes anglaises opérant dans les Flandres, des subsides provenant de sa propre t r é s o r e r i e ou avancés par des capitalistes hollandais ou peut-être suisses et genevois. Il s'apprêtait à reprendre ces fournitures en 1702 lorsqu'elles lui furent enlevées par le chevalier Henri Furnèse qui avait intrigué contre lui auprès du duc de Nottingham (21), l'accusant sans doute, et non sans v r a i semblance, de subvenir indistinctement aux beoins des a r m é e s alliées et de celles du roi de France. Il était en effet à cette époque en rapport avec Samuel B ernard chargé des subsides de l ' a r m é e des Flandres pour l'exercice 1702 et qui sur les 18 043 596 livres 8 sols 6 deniers fournis à cette armée avait livré 14 400 000 livres à un change de 12 2/3% • Sans doute est-ce à la faveur de ces opérations que les Huguetan pouvaient se vanter d'avoir fait sortir de France dans les p r e m i è r e s années de la guerre de succession d'Espagne, des espèces monnayées en quantité considérable tout en déplorant que l'interruption du commerce ait mis fin à ce fructueux trafic (22). Devenus suspects aux yeux des autorités hollandaises, gênés dans leurs opérations, les deux f r è r e s s'étaient séparés et Jean Henri était venu à Genève. Quelques mois après son arrivée son f r è r e Marc devait décéder, le laissant seul à la tête de la fortune
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familiale. Les Huguetan étaient depuis longtemps en rapport avec les Genevois. Ils avaient pour commis à Amsterdam, Theophile Thellusson le jeune, fils de René Thellusson et de Sarah Tronchin (23). Une de leur sœur, Marguerite, avait épousé en 1686 à Amsterdam le négociant genevois Jean Philibert (24) dont la famille faisait le commerce des piastres à Lyon. Enfin, ils étaient les correspondants de-Samuel Bernard, intermédiaire attitré entre les capitalistes genevois et le gouvernement français. Il semble bien qu'en Flandres comme en Italie, le puissant financier se soit tout d'abord montré nettement hostile à l'intervention des banquiers étrangers qui, sous prétexte de fournir du papier sur les places de guerre s'employaient, pour leur plus grand profit, à t i r e r les espèces du royaume. Il avait à plusieurs r e p r i s e s marqué sa préférence pour la méthode classique qui consistait à faire voiturer le numéraire par les services de l'Extraordinaire des Guerres, ce qui ne présentait pas plus d'inconvénients et épargnait au gouvernement des courtages et des "pertes de change". Mais à partir du moment où les capitalistes d'Amsterdam et de Genève offraient et faisaient agréer leur service, il entendait avoir part aux bénéfices de l'opération et, si possible, en assumer la direction. Il prit donc soin de s ' a s s u r e r d'une manière exclusive le concours des Huguetan, étant entendu que ceux-ci se chargeraient de collecter pour son compte tous les papiers payables sur les places de guerre, notamment sur Anvers, mais que les traités à passer avec le contrôleur général seraient conclus au nom de Samuel Bernard et sous sa responsabilité. L ' a r r i v é e à Genève des sieurs Guiguer et Huguetan éveilla l'attention des représentants diplomatiques en Suisse des puissances en guerre. Ils furent en effet rapidement informés que si les deux hommes étaient venus en Hollande dans le dessein de procurer des subsides aux a r m é e s en présence, ils s'étaient réparti les tâches, le premier comptant opérer en faveur des alliés et le second au profit de la France. Le roi de France avait un résident sur place. Il fut, semblet-il, le premier à agir, et exigea l'expulsion de Guiguer qui dut se r e t i r e r à Lausanne (25). L'ambassadeur d'Angleterre auprès du corps helvétique, William Aglionby qui résidait à Zurich, scrupuleusement tenu au courant par le syndic Trembley (26) intervint contre Huguetan dans le même moment. Inquiet, ce dernier crut devoir protester de ses bons sentiments en des t e r m e s fort édifiants : "Je s e r a i s bien fâ-
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ché, écrit-il le 27 juillet au diplomate britannique, d'avoir donédes justes sujets de plaintes contre moy qui suis sorti de France dans la persécution il y a dix-sept-ans sans y être rentré; j'y ai même souffert plus qu'un autre, outre que j'y ay encore beaucoup de biens dont je suis privé et m o n i n c l i n a t i o n e s t p l u s p o r t é e à l u i f a i r e du m a l q u ' à l a s o u l a g e r ; mais mon petit état m'Ôte tous moyens de l'un ny de l'autre et je suis venu en ce pais pour faire changer l'air à ma famille pour régler des affaires que j'ay dans les pais étrangers et continuer quelques négoces qui sont de ma portée (27). " Cette cure d'air semble suspecte à l'ambassadeur d'Angleterre qui resta sur ses gardes, bien que l'ancien libraire se fut offert à venir le voir ou à le tenir"éclairci de quelques faits qui dépendront de moi". "J'étais persuadé, mande Aglionby à sa cour le 1er août 1703 (28), que son travail n'était pas d'organiser des envois de fonds v e r s la France mais à la fois v e r s la Bavière et l ' I t a l i e . . . J'avais reçu le même jour un avis de Genève écrit d'une main inconnue... que l u i et son f r è r e à A m s t e r d a m e n t r e t e n a i e n t u n e c o r r e s p o n d a n c e a v e c B e r n a r d de P a r i s , q u e c e H u g u e t a n a v a i t u n a g e n t ou c o m m i s en B a v i è r e à c e m o m e n t m ê m e (29)." D'après l'ambassadeur, Huguetan envisageait en même temps de profiter de l'interruption du commerce entre l'Autriche et Genève pour introduire en fraude dans l'Empire des marchandises de Genève et d'autres pays. Afin de détourner les soupçons de l'ambassadeur, Huguetan s'établit dans une maison des environs de Genève et confia son comptoir à des employés "dont les uns sont neveux ou alliés du président des magistrats de Genève à dessein de gagner leur faveur ou pour les intéresser directement dans ce genre de commerce" (30). Au nombre de ceux-ci figurait le fils aîné de son ancien commis d ' A m s terdam Théophile Thellusson (31). Jean Henri Huguetan avait été accueilli avec beaucoup de r é s e r v e par les capitalistes genevois, qui ne répugnaient nullement à fournir aux troupes du roi de France les papiers et les espèces dont elles avaient besoin mais qui tenaient à faire ce travail eux-mêmes et d'une manière suffisamment discrète pour ne pas provoquer les sanctions de l'empereur. Les avantages que l'ancien libraire avait accordés aux membres de certaines grandes familles n'avaient pas suffi à vaincre ces réticences. Les craintes des milieux d'affaires genevois se trouvèrent bientôt justifiées. Huguetan qui prenait l'argent à 7, 8, 9 et 10% parvint
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à drainer peu à peu tous les capitaux de la place, tirant même des fonds de Berne, Soleure et Schaffhouse. Saladin et Buisson furent contraints de lui emprunter plus de 500 000 livres à 7% pour tenir les engagements qu'ils avaient pris envers Samuel Bernard et livrèrent leurs capitaux à perte sur la place de Milan. Huguetan avait pour principal correspondant à Paris la banque Tourton et Guiguer avec laquelle il traitait pour plusieurs millions d'affaires. Il tirait sur elle des traites qu'elle acceptait et il lui remettait des valeurs pour solder le débit de son compte. Il était revenu s'établir à Genève mais en septembre 1703, les interventions des ambassadeurs d'Angleterre et d'Autriche et l'hostilité des populations genevoises, que l'exode des capitaux privait de travail, le contraignirent à se réfugier à Saint-Gustof, sur les t e r r e s du duc de Savoie. Lorsque ce dernier se déclara contre la France, il revint une fois encore à Genève (32). D'avril à novembre 1703 les fournitures de l'armée des Flandres s'élevèrent à 1 500 000 livres par mois; la chambre de commerce de Genève s'émut et convoqua le financier pour le soumettre à un interrogatoire serré sur ses activités, mais la protection insistante de la cour de France eut bientôt fait de le mettre à l'abri de ces tracasseries. Le 9 janvier 1704 Aglionby mandait à sa cour : "Huguetan continue ouvertement son trafic et a m a i n t e n a n t d e u x a s s o c i é s d a n s c e t t e v i l l e , G a l a t i n et L e J e u n e à q u i d a n s l e c o u r a n t de c e t t e s e m a i n e d o i v e n t ê t r e envoyées des sommes t r è s i m p o r t a n t e s d ' A m s t e r dam. " Sur ces entrefaites la nouvelle se répandait à Genève que les sieurs Hill et Vandemer envoyés par l'Angleterre et la Hollande pour fournir des subsides au duc de Savoie venaient de faire halte à Lausanne. Le duc Savoie avait depuis longtemps pour banquier le groupe Lullin de Genève et la nouvelle politique de la cour de Turin n'avait pas déterminé cette firme à interrompre ses services. Le sieur Nicolas, associé de Jean Antoine Lullin décida donc de se rendre à Lausanne pour étudier avec les émissaires de Londres et de La Haye, les moyens de subvenir aux besoins du prince. Mais bien convaincu que dans l'état de la place de Genève il ne parviendrait à se procurer de capitaux qu'en passant par l'entremise de Huguetan, il invita ce dernier à l'accompagner dans cette démarche. Huguetan qui avait eu à faire au sieur Hill au moment où ce dernier occupait la charge de trésorier général des troupes anglaises en Flandres, jugea que sa qualité de banquier du roi de France ne le dispensait pas de rendre ses devoirs au délégué de la cour d'Angleterre. Il crut toutefois devoir avertir de ce déplace-
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ment le résident de France La Closure sans lui en développer explicitement les motifs. Le résident de France qui connaissait son monde fit part de ses impressions à sa cour sur un ton quelque peu désabusé : "C'est un homme, écrit-il, de Huguetan le 1er février 1704 (33), qui a de grands talents et de grandes veues pour le négoce et qui entreprend tout tant pour l'avidité qu'il a pour le gain que pour se ménager dans tous les partys et par là même il se rend en quelque façon maître du change. Il avait en allant à Lausanne le sieur Nicolas avec luy. Ce dernier est associé du Sr. Jean Antoine Lullin de cette ville. Ces deux associés avaient une maison de négoce à Lion et pendant l'année 1702 ils avaient sous-traité avec M. Bernard des r e m i s e s pour l ' a r m é e d'Italie (34). J e crois qu'ils y ont encore quelque part cette année avec le sieur Huguetan. Mais comme ce sont gens fort avides et fort entreprenants et d'un commerce fort étendu, je crois qu'ils sont aussi chargés en partye des r e m i s e s de l'Angleterre et de la Hollande pour M. le duc de Savoie avec lequel ils s'entendent. " Quel fut l'ojet des entretiens de Hill et de l'ancien banquier de l ' a r m é e anglaise des Flandes ? Huguetan s'abstint bien entendu d'en rendre compte mais il n'est pas impossible que ses projets à lointaine échéance s'en soient trouvés quelque peu modifiés. Dans l'immédiat sa position à Genève devenait de plus en plus difficile. En vidant la place de tous ses capitaux, il tarissait l'activité des manufactures; les ouvriers réduits au chômage firent quelques mouvements et arrêtèrent les voitures d'argent aux portes de la ville. Lord Nottingham qui s'acharnait contre lui faisait agir à nouveau Aglionby. La chambre de commerce intervenait auprès du magistrat de la ville et la menace ouverte du roi de France d'expulser du royaume les négociants suisses et genevois qui y faisaient le commerce, ne lui valut qu'un s u r s i s . D'autres raisons vinrent entraver l'activité de l'ancien libraire. En mai 1704 le roi avait publié un édit ordonnant la fabrication de nouvelles espèces portant à 15 livres le prix du louis précédemment fixé à 12 livres 10. La marge qui existait entre le prix des louis à P a r i s et à Milan était soudain abolie. Tout l'intérêt du trafic disparaissait subitement. Huguetan qui devait fournir à Samuel Bernard des quantités considérables de traites, se trouvait dans la nécessité, ou de les laisser protester, ou de renoncer au profit considérable que lui laissait l'écart entre les différents prix des pièces. Chassé de Genève, interdit en Hollande, suspect en Angleterre, menacé de ruine par la nouvelle "augmentation des espèces", le financier n'avait plus qu'une ressouce : venir à Versailles, en dépit de sa qualité d'émigré protestant, et obtenir de Chamillart et de
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Samuel Bernard un règlement avantageux, sous forme d'une in demnité compensatrice. Bravant les galères dont il était passible, Huguetan partit le 21 juin au matin, sous la seule garantie d'un certificat deLaClosure, attestant qu'il était chargé des r e m i s e s pour l ' a r m é e du roi en Italie et qu'il se rendait pour ce sujet en France. Le hors la loi calviniste fut reçu avec quelques égards par le ministre des Finances du roi de France. M. de Chamillart l'entretint personnellement, en présence de Samuel Bernard et sans s'engager d'une manière trop précise, parla d'une indemnité destinée à compenser l'augmentation des espèces. Huguetan avança des chiffres auxquels Bernard fit mine d'acquiescer, sans vouloir pour autant signer le moindre écrit. Puis on laissa le visiteur rapartir pour Genève, après qu'il eut promis d ' a s s u r e r pour les prochains mois, ses fournitures en Italie, en Bavière et en Flandres. Les louis nouveaux côutant sensiblement le même prix à P a r i s et à Gênes il n'y avait plus aucun intérêt à les exporter. Force était donc pour couvrir les besoins des a r m é e s d'Italie, de recourir à un trafic plus rentable. "On me soutient, é c r i r a le 21 novembre 1704, le pénétrant La Closure, qu'il y a à gagner à sortir les piast r e s et les lingots du royaume et que même une piastre vaut beaucoup plus à Gennes que ce qu'on donne au bureau des monnayes (35)." Cette particularité n'avait pas échappé à Huguetan qui dès le mois de juillet et août levait à Lyon et surtout à Cadix des quantités considérables de piastres qu'il faisait transporter jusqu'à Gênes. Toutefois, ce nouveau trafic ne l'indemnisait pas des pertes consécutives à la dernière augmentation des espèces. Désireux de concrétiser par écrit les assurances verbales de Samuel Bernard; il adressa le 23 juillet 1704 au contrôleur général un projet d'engagement à faire signer par l'intéressé auquel il fut aussitôt t r a n s mis (36). Cette insistance excita l'humeur de Bernard. "J'ay lu la l e t t r e que le sieur Huguetan vous a écrite, manda-t-il avec quelque hauteur au ministre du roi. Vous aurez la bonté de lui faire répondre que vous m'ordonnerez de luy faire justice aussitôt que vous aurez appris qu'il aura payé en Italie, ce qui reste des mois de mai, juin, juillet et que s'il veut que je satisfasse à mes engagements il faut qu'il satisfasse aux siens et que vous entendez que la justice soit réciproque (37). " Huguetan informait Chamillart une dizaine de jours plus tard que les fournitures de mai, juin et juillet étaient faites et que celles d'août le seraient incessamment. Il demandait donc l'exécution des engagements p r i s envers lui.
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Malheureusement les circonstances ne se prêtaient plus guère aux générosités. En Bavière les armées du roi venaient de subir une grave défaite à Hochstett; à Gibraltar, la flotte Anglaise contrôlait le détroit et barrait la route de la Méditerranée. Mais tous ces événements avaient précisément pour conséquences d'aggraver la situation de Huguetan qui en éprouvait durement les effets. A Hochstett ses caisses s'étaient perdues au cours de la bataille; quelques jours plus tard ses commis de Bavière étaient arrêtés et dépouillés de tout ce qu'ils portaient, tant en argent qu'en lettres de change, tandis que ses commis d'Italie disparaissaient discrètement avec l'or dont ils étaient porteurs. Le blocus de Gibraltar le contraignait de chercher ses piastres sur la place de Lyon où l'offre était déjà resserrée et où il se trouvait en concurrence avec un important groupe de Saint-Gall qui opérait pour la monnaie de Strasbourg. Enfin il avait à faire face à de grosses échéances à Paris, dans un moment où cette place était totalement démunie de numéraire et où les moyens de paiement étaient rares et onéreux. Depuis longtemps Bernard et lui-même demandaient au gouvernement de donner cours forcé aux billets émis par le directeur de la monnaie de Paris, mais cette mesure tardait à intervenir. Huguetan adressa donc à Samuel Bernard un mémoire demandant à être indemnisé de ses nouvelles pertes. Ce factum eut pour effet d'exaspérer son destinataire qui exprima son mécontentement avec tant de vigueur qu'Huguetan jugea à propos d'effectuer coup sur coup deux voyages à Paris pour en discuter avec lui. L'entrevue entre les deux hommes fut dépourvue d'aménité. Bernard menaça son interlocuteur de le faire arrêter. Cette agitation vint aux oreilles de La Closure qui crût devoir informer le contrôleur général des bruits qui couraient et de l'opinion qu'il en avait." La connaissance que j'ay des caractères de ces deux négociants-là me fait craindre qu'il en soit effectivement quelque chose et qu'il n'y ait quelque fondement à le soupçonner. Ils sont l'un et l'autre fort attentifs à leurs intérêts et M. Bernard passe pour un homme qui est un peu tiran et qui veut donner la loy partout. Je doute que l'autre qui est assez entier et b e a u c o u p p l u s h a b i l e q u e lu y soit homme à s'en accomoder. Je croirais même qu'il peut y avoir de la jalousie du côté de M. Bernard qui craint que l'autre ne s'aille établir en France et ne soit goûté de vous (38). " Il semble que cette crainte ait determiné Bernard à liquider ses opérations avec Huguetan. Le 6 décembre le gouvernement se décidait enfin à donner à Paris cours forcé aux billets de monnaie. Les échéances sur la place devenaient moins problématiques; les deux financiers s'en sentirent soudain soulagés. Huguetan dépê-
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chait auprès de Bernard un citoyen de Genève, le sieur Barthélémy Favre qui prit aussitôt contact avec ce dernier et le 10 décembre un arrêté de compte intervenait enfin. A juger sur pièces, il semble que les relations entre les deux compères devaient s'achever par une gigantesque opération de "cavalerie". Huguetan fournissait 4 millions de traites sur Paris à Samuel Bernard qui lui donnait en contrepartie 4 millions de traites sur diverses places, venant à échéance six mois plus tard. 1 086 000 livres des traites de Bernard étaient consignées chez TourtonGuiguer et ne devaient être délivrées à Huguetan que lorsqu'il aurait justifié du règlement des effets qu'il devait encore sur Milan. L'affaire étant ainsi réglée, chacun s'empressa sans le moindre retard de marcher sur les brisées de l'autre. Tandis que Bernard s'abouchait avec Lullin pour assurer les futures remises aux armées d'Italie, Huguetan s'adressait le 22 décembre au contrôleur général à qui il offrait d'assurer, directement, ce même service à raison de 3 000 000 par mois, offrant de surcroit de livrer mensuellement 1 200 000 livres sur Anvers avec une commission de 12% sur les premières fournitures, et 10% sur les secondes, payables en billets de monnaie. Dans le même temps, estimant que le change de Lyon sur Paris était véritablement trop cher, il laissait purement et simplement protester les traites qu'il avait souscrites à Bernard, tandis qu'il prenait soin de faire escompter en Italie les effets que ce même Bernard lui avait acceptés. L'intéressé réagit violemment : "Il faut, écrit-il le 29 décembre au contrôleur général, sortir d'affaires avec cet homme à quel prix que ce soit. Je ne crois pas, Monseigneur en pouvoir venir à bout sans votre protection (39). " La méthode envisagée pour en finir était simple. Elle consistait à faire pression sur le magistrat de Genève pour le déterminer à arrêter Huguetan au cas où il refuserait de venir à Paris et d'y échanger ses traites contre celles qu'il avait remises à Bernard. M. de Montargis, Trésorier de l'Extraordinaire des Guerres crût devoir intervenir en faveur de ce dernier, dans des termes qui témoignent d'une parfaite objectivité. "Je crois, écrit-il le 29 décembre, qu'on peut compter sur la droiture et la probité de M. Bernard mais à l'égard de l'humeur je ne doute pas que le sieur Huguetan n'ait pu s'en ressentir puisque vous, Monseigneur q u i ê t e s l e m i n i s t r e et l e m a î t r e v o u s n ' a v e z p a s t o u j o u r s l e p o u v o i r de l e r e t e n i r . Si j'en crois M. Bernard, le sieur Huguetan est cent fois pire que luy sur l'humeur et ce serait en ce cas un excès difficile à concevoir (40). " Il fallut plus d'un mois pour déterminer Huguetan à revenir à
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P a r i s et plus d'un autre mois pour le convaincre d'accepter un a r bitrage de M. de Montargis, assisté des banquiers Narcis, Tourton et de Meuves tous deux correspondants d'Huguetan. Les difficultés roulaient, non point tant sur la manière de liquider les opérations, que sur la manière de les reprendre. En effet, depuis le compromis du 10 décembre 1704, Bernard avait vainement tenté de parvenir à un accord avec le groupe Lullin pour a s s u r e r ses r e m i s e s sur Milan (41). Ses tentatives ayant échoué, il n'avait donc plus d'autres r e s s o u r c e s que de faire appel au concours de ce même Huguetan dont il pensait pouvoir se d é b a r r a s s e r et qu'il eut volontiers fait pendre. Quant à ce dernier qui se sentait de force à t r a i t e r directement avec le contrôleur général, il était bien décidé à ne plus payer de tribut à Bernard et ne céda qu'à la contrainte d'une escorte de six gardes de corps et à la menace de la Bastille. La sentence fut rendue le 19 m a r s 1705, 48 heures après la signature du compromis. Elle réglait d'une manière apparemment assez équitable l ' a f faire des t r a i t e s échangées. Huguetan remettait à Bernard en r è glement des effets qu'il avait laissés protester et dont le montant était a r r ê t é à 2 934 000 livres pour pareille somme de t r a i t e s que Bernard lui avait acceptées et sur lesquelles on lui laissait prendre 200 000 livres représentant l'indemnité qu'il réclamait depuis l'augmentation des espèces. Mais elle obligeait Huguetan à reprendre ses fournitures et à livrer en avril et mai 1705, 3 007 000 livres sur Milan, que Bernard devait rembourser en lettres de change acceptées cinq mois après l'échéance des lettres sur Milan, et 200 000 écus, 800 000 livres ou 500 000 florins sur Anvers, remboursables dans les mêmes conditions t r o i s mois et demi après le paiement. Deux jours avant la sentence, un a r r ê t du conseil avait ramené le cours des louis d'or de 15 livres à 14 livres 15, ce qui pouvait permettre aux exportateurs de matières, de réaliser une légère marge de bénéfices; le cours des écus d'argent avait été ramené à 3 H 19; Bernard réglait son prêteur sur les bases du nouveau cours. Outre les t r a i t e s sur Anvers et Milan, Huguetan aurait en outre été contraint de souscrire 4 000 000 de t r a i t e s sur P a r i s qu'on lui aurait fait antidater de Genève pour qu'il ne puisse pas exciper de la contrainte. Enfin, les 1 086 000 livres d'effets que Bernard avait consignés chez Tourton et Guiguer, ne devraient être remis à Huguetan que quand il aurait présenté ses nouvelles t r a i t e s acquittées. Tout étant conclu et les effets étant dûment souscrits, acceptés
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et domiciliés, on rendit sa liberté à l'ancien libraire qui qûitta subrepticement P a r i s pour se diriger, non point sur Genève, mais sur Anvers et Amsterdam. Les semaines qui suivirent ce départ furent employées à des manœuvres assez obscures. Huguetan s'occupa à rapatrier tous les fonds qu'il possédait en France, soit en espèces, soit en billets de monnaie, tirant sur lui-même, sur ses correspondants de P a r i s Dufour (chez qui il avait domicilié la plupart de ses t r a i t e s et dont le beau-frère Jacques Gallatin était banquier à Amsterdam) ou sur de Meuves, et les menaçant au cas où ils n'accepteraient pas ses effets, de ne pas couvrir les échéances en cours, ou faisant t i r e r de P a r i s des traites que des complices endossaient à son profit. Dufour négocia pour lui à P a r i s en t r o i s mois une somme de 3 millions de livres, dont 2 millions de t r a i t e s et billets qu'il lui adressa directement et 1 million qu'il remit à ses commis. Huguetan se faisait en même temps t r a n s f é r e r par ses commis des fonds d'Anvers, Lille, Genève, Milan. Le total des avoirs ainsi exportés a été évalué à 6 millions. Ces précautions étant prises, le financier passait le 8 mai en Angleterre où son ami Georges Tobie Guiguer, banquier à Londres sollicitait pour lui la protection de la reine Anne. Sa position étant ainsi assurée, il faisait connaître à ses banquiers de P a r i s qu'il avait décidé de ne plus honorer ses t r a i t e s . Aussitôt informés, les banquiers intéressés vinrent faire part de la fâcheuse nouvelle à Samuel Bernard. Ce dernier en rendit compte au contrôleur général dans un style qui le dépeint tout entier : "Si le Sr. de Meuves veut dire la vérité il vous rendra compte que le 25 du mois passé il vint chez moi le matin avec les Srs. Goy et Yon dire que Huguetan avait fait banqueroute et qu'ils ne pourraient ni les uns ni les autres me rien payer de ce que j'avais sur eux. J e reçeu leur compliment avec beaucoup de froid (42). " Les banquiers intéressés, et en particulier les créanciers suisses et genevois prirent les choses avec moins de philosophie. Saladin et Gallatin partirent pour Londres où ils trouvèrent leur débiteur fort mécontent des traitements qu'il avait subis à P a r i s , et il offrit néanmoins de payer sur Anvers ou toute autre place 3 000 000 de t r a i t e s si le contrôleur général lui faisait donner 6 000 000 de contrats sur l'Hôtel de Ville de P a r i s au denier 20. Chamillart était excédé de cette affaire; il était sur le point d ' a s s u r e r , par de nouveaux traités, les services de ses a r m é e s en campagne. Il laissa Huguetan se débattre avec ses créanciers. Pendant des années ceux-ci le poursuivirent devant les tribunaux de tous les pays où il dut chercher asile. Après avoir e r r é de place en place et échappé de peu à une habile tentative de rapt organisée
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par les services secrets du roi de France, Huguetan se fixa au Danemark où le roi Christian VI lui confia le soin de réorganiser l'économie du royaume. Il y fonda des compagnies maritimes, des manufactures de laine et de soie, une banque, fut annobli sous le nom de comte de Gyldenstein et nommé chambellan à de la cour. Après un court exil dû à l'hostilité des ministres danois, il revint en faveur et finit ses jours à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, chargé de biens et d'honneurs, mais inconsolable dit-on, de n'avoir pu obtenir le cordon bleu de l'ordre royal de l'Eléphant (43). Au moment où Huguetan décidait un peu brutalement d'interrompre ses services, les armées du roi de France avaient à lutter sur qu atre théâtres d'opérations : en Italie où depuis la défection du duc de Savoie, Vendôme s'emparait lentement et ville par ville des possessions de ce prince, sans s'être toutefois rendu maitre de Turin; en Allemagne où la défaite de Hochstett ouvrait à Marlborough les chemins de l'invasion; aux Pays-Bas où Villeroy se préparait, avec toute la maladresse possible à prendre l'offensive; en Espagne enfin où l'archiduc Charles débarquait à Barcelone et prenait la place. Dans un mémoire de juillet 1705, Huguetan évaluait à 3 000 000 par mois les besoins de 1' armée d'Italie, à 1 500 000 livres ceux de l'armée de Flandres et à 700 000 livres ceux de l'armée d'Espagne. Les capitalistes suisses et genevois qui fournissaient ordinairement le papier sur Milan et Anvers jugèrent pour la plupart que Samuel Bernard ne résisterait pas à la banqueroute de Huguetan. " . . . Plusieurs banquiers et des plus considérables en pays étranger, écrit le 2 juillet 1705 Antoine Saladin de Genève, craignent que les sieurs Bernard et de Meuves ne se trouvent exposés considérablement avec lui (44). " Ils furent en tout cas unanimes à considérer que même si le financier parvenait à couvrir ses échéances, il serait certainement incapable d'assurer à lui seul des services auxquels il n'avait fait face que grâce au concours d'un courtier qui, depuis deux ans, d'Amsterdam à Genève, avait su collecter à son profit tous les capitaux disponibles. Certains jugèrent donc le moment venu d'adresser directement leurs offres au contrôleur général. Dès le 10 septembre 1705, Tourton et Guiguer signalaient à Chamillart que leur honneur et leur réputation n'avaient subi aucune atteinte, qu'ils avaient fait ce qu'ils avaient pu pour le bien du service et après s'être objectivement rendu cet hommage ils formulaient en ces termes leurs offres de service : "Nous sommes en état de continuer mieux que jamais si on nous soulage; même nous offrirons incessamment des fonds considérables en Italie et en Flandres sur le pied que M. Bernard
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en fournit (45). " Deux jours plus tard, Antoine Saladin, autre correspondant de Huguetan (resté d'ailleurs en contact avec ce dernier), présentait également sa candidature et l'appuyait d'un discret chantage en communiquant au ministre, copie d'une note confidentielle que le financier en fuite avait fait passer à lord Godolphin, lord de la Trésorerie pour l'inciter à gagner les sieurs Saladin à la cause de l'Angleterre. L'intéressé demandait innocemment quelle réponse il devait y faire et prenait soin à cette occasion de signaler que Bernard lui donnait en paiement des écus de France pour des écus de banque et le réglait à 4 mois sans intérêt. Et le banquier genevois de préciser la nature de ses services : "Je vous offre, Monseigneur, de vous fournir et promptementtouttes les matières dont vous aurez besoin et les rendre dans l'hôtel des monnayes touttes alliées au titre que Votre Grandeur les demandera; nous aurons là-dessus plus de facillité que personne, par la commodité que nous avons de tirer des monnayes basses d'Allemagne; elle réglera elle-même le prix du marc rendu dans les hôtels des monnayes touttes alliées au titre qui sera réglé (46). " Pourtant en dépit des prévisions pessimistes et des manoeuvres de ses adversaires, Bernard tenait. Depuis le départ d'Huguetan, il continuait d'assurer avec les services de l'armée d'Italie, ceux des Flandres et de l'Espagne. Ses fournitures s'élevèrent du début à la fin de l'année 1705, pour l'Italie à 21 004 024, sur lesquelles il dut déduire cinq traites impayées d'Huguetan sur Jacques Jandin de Milan et dont il restait donc 20 142 774 livres, et pour lesquelles il demandait "pour le change et perte sur les espèces" une commission de 7 785 533 livres, soit environ 37% . Il fournit pour les Flandres 12 233 706 livres pour lesquelles il réclama 3 102 871 livres, soit environ 25% . Enfin, les subsistances d'Espagne se montèrent à 1 976 400 livres. Il en fixa le prix à 554 128 livres, soit environ 27% ; Les commissions considérables n'étaient pas seulement destinées à compenser dans une certaine mesure les pertes que lui avait infligées Huguetan. Elles étaient vraisemblablement destinées à rétribuer le concours du groupe qui avait donné au banquier les moyens d'honorer ses engagements et de se maintenir en place. Depuis plus de vingt ans, Bernard était en liaison avec lesLullin de Genève dont il avait été le correspondant dans ses jeunes années et auxquels il avait toujours recours dans les périodes difficiles (47). Lullin avait d'autant plus de facilité à assurer les services de l'armée française d'Italie qu'il fournissait déjà aux troupes du duc de Savoie qui combattaient contre la France et que cette double mis-
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sion lui procurait une économie d'argent et de moyens en même temps que l'occasion de se rendre utile aux uns et aux autres. C'est ainsi qu'il fournissait quelques renseignements à M. La Closure à qui il avait notamment "donné" un chevalier Marine qui portait sur lui la liste des agents piémontais à Genève. "Ce sont, écrit le r é s i dent le 7 décembre 1703, presque toutes choses dont j'avais déjà connaissance et même ce fut par le canal du sieur Lullin et Nicolas indirectement que j'appris le passage de cet officier piémontais et tous les discours qu'il avait tenus icy. Ces négociants-là ont un commerce fort étendu. Ils ont pour cela maison de négoce ouverte à Lion, à Turin et icy. Ils font également des affaires avec MM. Bernard et de Meuves pour les r e m i s e s d'Italie. Ils en font aussi par la même raison actuellement pour M. le duc de Savoie en Suisse. C'est un commerce de banque, qui est d'un usage permis dans touttes les villes qui sont libres, qu'il est impossible d ' e m pêcher et si on en reçoit quelque mal d'un côté, on en reçoit aussi du bien d'un autre (48). " Les services de Bernard, étayé par les Lullin, parurent-ils un peu chèrement vendus ? L'intéressé lui-même crût-il plus prudent de limiter ses engagements ? En tout état de cause le service des fournitures d'Italie qu'il assurait, nominalement ou effectivement, depuis 1702 ne lui fut pas confié pour l'année à venir. Ecartant les offres des Saladin, des Tourton et autres suppôts d'Huguetan, Chamillart passait le 28 octobre 1705, un traité avec les f r è r e s Hogguer. La disette de numéraire n'avait pas cessé de s'aggraver au cours des dernières années (49). Pour y remédier, le ministère avait tenté d'appréhender le métal à sa source, c ' e s t - à - d i r e , dans les colonies espagnoles d'Amérique. En avril 1697, avec le concours et les subsides de capitalistes de la côte océane, il avait rassemblé à Brest, sous le commandement de M. de Pointis une flotte qui avait mis la voile sur Carthagène. Les marins français avaient pris la ville et s'étaient emparé d'un butin de 10 millions environ, mais les navires avaient été dispersés à leur retour par une escadre anglaise. Un désastre survenu dans les débuts de la guerre de Succession d'Espagne avait durement frappé le marché du métal; le 22 octobre 1702, les galions qui ramenaient le t r é s o r d'Amérique avaient été coulés ou capturés dans le port de Vigo et les communications régulières entre l'Espagne et ses colonies n'avaient pas r e p r i s depuis cette date. Le gouvernement français avait songé, à la faveur des nouveaux liens qui unissaient la cour de Versailles à celle de Madrid, à a r mer lui-même un convoi à destination des Indes occidentales. Le
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commandement devait en être à nouveau confié à M. de Pointis assisté de M. du Casté mais l'état de la marine française et les tâches auxquelles elle devait faire face ne permettaient plus la réalisation d'un tel projet. Sur le marché international, l'or était plus rare encore que l'argent. La production annuelle du métal blanc représentait, en valeur, 3 à 4 fois et en poids 30 à 40 fois celle de l'or; de plus, l'Angleterre, par la grande réforme monétaire de 1696, avait fixé le cours de la guinée or à 22 shillings, c'est-à-dire, à un taux notoirement supérieur au prix de ce métal qui était ainsi attiré à l'intérieur de ses frontières. Le gouvernement français et ceux qui étaient chargés de ses services se virent donc contraints d'effectuer, dans toute la mesure du possible, leurs règlements en espèces d'argent, notamment en piastres. Le marché des piastres était alors partagé entre cinq à six maisons dont le siège se tenait à Lyon. Leurs ressources étaient assurées, non point directement par les navires reven ant d'Amérique, mais par les commerçants espagnols qu'elles fournissaient en produits manufacturés en France et à l'étranger, et qui leur adressaient en règlement, des espèces monnayées. La plupart de ces maisons avaient des comptoirs ou des correspondants à Cadix; les soldes débiteurs devaient être réglés en Espagne à très court terme, parfois même avant l'arrivée des piastres. Grâce à cette pratique, les envois en matières étaient assez réguliers; ils étaient moins directement dépendants des risques et des chances de la navigations entre les deux continents. Au début du siècle, deux négociants occupaient une place particulièrement importante sur la place de Lyon : Melchior Philibert et Antoine Locher. Le second avait sur le premier l'avantage d'être saint-gallois, c'est-à-dire ressortissant d'un Etat neutre, donc infiniment plus apte à exercer, en temps de guerre, un commerce international. Le groupe Locher rassemblait les plus grands noms du patriciat de Saint-Gall : les Locher, les Solicoffre, les Hogguer, familles de bourgmestres, qui avaient jadis participé à la fondation de la célèbre firme "Notensteiner Gesellschaft", et aussi des correspondants d'origines plus modestes, les Souter. Les Locher avaient été surpris en 1694 se livrant entre la France, la Suisse, Genève, la Savoie et l'Allemagne, à la contrebande des métaux précieux. A plusieurs reprises, des intendants zélés, des commis de fermes insuffisamment soudoyés, avaient mis à jour ce trafic sans que leurs auteurs aient été bien longtemps inquiétés.
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Six années plus tard, les Hogguer étaient impliqués dans une grave affaire de trafic qui fut jugée par le présidial de Mâcon et n'occupa pas moins de 68 audiences : en avril 1703 l'attention du résident La Closure avait été attirée par le curieux circuit effectué par trois tonneaux de piastres expédiés par Locher et qui, partis de Lyon à destination de la monnaie de Strasbourg faisaient étape à Genève et à Saint-Gall. Invité à vérifier le contenu des barils entreposés depuis trois jours chez le sieur Souter, correspondant de Locher à Genève, le résident s'était récusé faisant judicieusement observer que ce contrôle était sans objet, l'entrepositaire ayant eu largement le temps de transformer en piastres les écus de France qui garnissaient vraisemblablement les tonneaux (50). A l'instar de Guiguer, ce groupe avait été agréé comme fournisseur de l'Etat dans le moment même où il trafiquait de ces espèces. Le 4 juillet 1704, M. de Saint-Maurice, directeur de la monnaie de Lyon avait passé un traité avec les fils d'Antoine Locher : Henri et Pierre, pour la fourniture de 100 000 marcs de matières à recevoir à 34 livres le marc et Chamillart "approuva fort" ce traité. Ces opérations étaient néanmoins fort modestes au regard de celles qui avaient déjà été confiées aux Hogguer. Tout groupe financier qui aspire à quelque puissance est normalement subdivisé en deux branches : l'une commerciale, l'autre politique. Les hommes qui dirigent la première demeurent au siège de l'entreprise, correspondent avec les fournisseurs et les clients, assurent l'exécution des ordres et l'approvisionnement de la t r é sorerie, tiennent la comptabilité. Les responsables de la branche politique sont essentiellement chargés des contacts avec les pouvoirs publics, secrétaires d'Etat ou commis des ministères, gentilhommes de l'entourage du roi, des princes du sang, favoris ou grands officiers de la cour, protégés ou confidents des maîtresses en titre. Ce sont eux qui s'occupent de "placer" leur traité, de faire agréer leurs services et qui, la convention une fois arrachée, gardent le contact avec les agents d'exécution, intendants, Trésoriers de l'Extraordinaire des Guerres ou commis, afin de veiller aux transferts des fonds et de solliciter sans relâche, les remboursements. Dans le grand groupe saint-gallois, Locher, Solicoffre (51) Hogguer, Souter, le rôle politique était dévolu aux Hogguer. Avec des moyens financiers apparemment réduits, les Hogguer ou Hogger ont exercé sur l'histoire de l'Europe de la fin du règne de Louis XIV à la Révolution française, une influence qui dépassera de beaucoup celles de tous les capitalistes de leur temps. Les causes de cette influence sont obscures. Ces hommes n'auront apparemment jamais de moyens financiers en rapport avec leurs en-
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gagements, encore moins avec leurs ambitions. Ils sont souvent dans la gêne et dans l'incapacité de faire face à leurs échéances. Leur famille, loin de constituer un bloc uni dont le patrimoine se transmet d'une génération à l'autre, s'effiloche en de multiples r a meaux, pousse sur une place ou sur une autre de faibles surgeons qui prennent forme ou dépérissent, sans qu'apparaisse très nettement une tige centrale où ils viennent puiser leur sève; leurs activités sont tantôt, et tour à tour, complémentaires ou indépendantes les unes des autres; ils s'épaulent ou assistent impassibles à la chûte de leurs oncles, f r è r e s ou neveux. Mais la plupart de ceux qui apparaîtront, à tort ou à raison, comme les chefs de file seront avant tout de remarquables techniciens du "renseignement". Ils connaissent mieux que quiconque les cercles qu'il faut atteindre pour être informé de la marche des événements. Disposant de moyens d'introduction particulièrement efficaces, ne dédaignant pas s'occuper eux-mêmes des postes diplomatiques qui les tiennent directement en contact des faits, ils exerceront leurs pouvoirs, moins peut-être au sein des cours et des chancelleries, que dans les couches plus profondes où s'agitent les grands courants idéologiques et politiques du siècle. Les Hogguer prétendaient descendre d'un soldat suédois de Gustave Adolphe oublié sur les rives du lac de Constance au moment où le grand conquérant Scandinave avait atteint le Rhin (52). Il apparaît en vérité que leur famille était déjà en Suisse en 1359, date à laquelle Heinrich de Hogguer, bourgeois de Bishofzell se racheta de Hans von Hewen pour s'assujettir au couvent de Saint Gall. Certains membres de la famille adhérèrent à la réforme et devinrent citoyens de la république de Saint-Gall, tandis que d'autres restés catholiques demeuraient sujets du prince-abbé. Cette double appartenance qui semble avoir laissé planer l'équivoque sur leur véritable croyance leur donna plus aisément accès à la cour, dans les bureaux ministériels et sans doute dans les cénacles du maréchal de Villeroy, gouverneur de Lyon, ancien président du conseil des Finances et partenaire du roi et du contrôleur général au noble jeu de billard et leur valut la protection, plus précieuse encore, de Mme de Maintenon (53). Vers la fin du 17e siècle, un Sébastien Hogguer avait été bourgmestre de Saint-Gall, dans le moment même où le baron von Thurn exerçait les fonctions de ministre du prince-abbé. Son f r è r e Hans Jakob qui exploitait une manufacture aurait ouvert une maison de banque à Paris (54). De son mariage avec une demoiselle Marguerite Bufler, Hans Jakob eut de nombreux fils qui témoignèrent pour la plupart d'une vocation marquée pour les affaires (55). L'aîné, Marx Friedrich
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épousa une demoiselle Elisabeth Locher fils d'Antoine qui dirigeait à Lyon la maison Antoine Locher dénommée par la suite "LocherSolicoffre et Cie". Il r e s s e r r a ses liens avec cette famille en mariant son fils Jean-Jacques à la petite-fille d'Antoine II, Elisabeth Locher. Marx Friedrich semble avoir p r i s la direction de la maison de P a r i s . Un de ses f r è r e s marié à une demoiselle Salomée Rietman fut intéressé dans la maison Locher de Lyon et s'occupa des intérêts de la f i r m e Hogguer dans cette place. T r o i s autres f r è r e s , Laurent, Christophe et Gaspard paraissent avoir joué un rôle plus secondaire. La réunion de Strasbourg à la couronne avait posé un délicat problème monétaire. Le cours de la livre tournoi était sensiblement plus bas dans la ville et en Alsace que dans le r e s t e de la France, et par voie de conséquence, le cours de l'or et de l'argent y était notablement plus élevé; en tentant d'inclure la dernière conquête du Roi dans le système monétaire Français, on aurait provoqué un exode massif des pièces dans les petites principautés allemandes où elles auraient été payées plus cher. Dans les p r e m i e r s temps qui avaient suivi l'annexion, le roi, par une "capitation" du 29 septembre 1681, avait laissé au magistrat de la ville le droit de faire battre les monnaies au t i t r e d'Allemagne afin de leur permett r e d'avoir cours, non seulement en Alsace, mais dans les pays étrangers. En 1693, lorsque l ' a r m é e du dauphin franchit le Rhin pour envahir le Palestinat, on décida de c r é e r à Strasbourg une monnaie où seraient frappées des pièces destinées aux besoins de l ' a r m é e d'Allemagne. Toutefois, pour maintenir une parité approximative entre les cours pratiqués dans la place et ceux des pays allemands, le gouvernement fixait le prix des écus à 4 livres au lieu de 3 livres 8 sols, celui du m a r c d'or de 24 carats à 4 9 5 l i v r e s au lieu de 450 et celui du marc d'argent de 12 deniers à 33 livres au lieu de 30 livres (56). Au printemps de 1701 quand la guerre reprit, une nouvelle a r mée française vint s'établir sur le Rhin et les hostilités s'engagèrent l'année suivante. Il fallut de nouveau pourvoir au paiement des troupes. C'est alors que Jean-Jacques Hogguer fit agréer ses services, d'abord par l'entremise d'un sieur Hindret de la monnaie de Lyon, puis directement comme caution d'un sieur Claude Boudart (57). Le 20 juin 1702, le roi confiait au sieur Claude Boudart le soin de fabriquer à la monnaie de Strasbourg des pièces de 11 sols et de 5 sols 6 deniers; il l'autorisait à cet effet à prendre "pignes, réaux, piastres, monnaies d'Espagne, croisais, ducatons d'Hollande, abouquelles, espèces d'Allemagne et généralement toutes sortes d'espèces étrangères dans le royaume, ou les faire venir du dehors.
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A l'égard des barres d'argent et autres matières, il les tirera directement de l'étranger et en fera déclaration à l'entrée conformément à l'arrest du 4 février dernier, pour toutes lesdites matières être fondues et converties jusqu'à concurrence de trois cent m i l marcs au titre, poids et remède cy-dessus et ce pendant le temps et espace de trois années consécutives, à commencer du jour de la première délivrance et finir à pareil jour" (58). La valeur des pièces frappées à la monnaie de Strasbourg fut par la suite modifiée au gré des manipulations monétaires successives qui toutes maintinrent une différence de cours entre l'Alsace et le reste du pays. La convention du 20 juin 1702 présentait pour les Hogguer des avantages considérables. Outre les profits, que d'après leurs adversaires, ils réalisaient sur l'alliage des espèces (59), ils jouissaient de la faculté d'introduire et de faire circuler librement dans le royaume des matières d'argent, monnayées ou non. Dans les années qui suivirent, le gouvernement eut de plus en plus fréquemment recours à eux et les chargea des services les plus divers. En 1703 ils fournirent à M. de Vieuxcourt, trésorier de l'Extraordinaire des Guerres 9 992 000 livres de lettres de change sur Strasbourg; dans le premier semestre de 1704, ils participent avec Bernard aux remises de l'armée de Bavière en mai, leurs fournitures s'élèvent à 928 250 livres pour lesquelles ils avaient livré 41 000 louis à 14 livres 5 et 334 000 livres en pièces de 10 et 5 sols; à la fin de l'été il leur était encore dû sur ce traité 250 000 livres dont ils demandent à être payés avant septembre afin de faire face à leurs échéances sur Paris et Lyon; enfin ils ont pour mission de faire passer en Suède les pensions que la cour de Versailles sert à ce pays et de remettre des subsides aux rebelles Hongrois. Le 18 octobre 1704, Chamillart les chargeait de fournir sur la place de Soleure 10 000 chevaux dont 6 660 de cavalerie à 335 livres et 3 340 de dragons à 240 livres; les Hogguer ne purent livrer que 9 940 bêtes promises et cette convention donna lieu à d'interminables procès (60). En 1702, Chamillart s'adjoignait un directeur des finances en la personne de Nicolas Desmaretz, neveu de Colbert. Ce nouveau fonctionnaire avait un passé un peu trouble. En 1674, alors qu'il était commissaire au Grand Conseil, chargé des affaires de finances, il avait été compromis dans le scandale de la fabrication des pièces de 4 sols. Les entrepreneurs chargés de ce traité à la monnaie de Lyon avaient été accusés d'avoir frappé des pièces qui n'avaient ni le poids ni l'aloi et d'en avoir fabriqué pour 12 000 livres de plus qa'il n'était prévu. Desmaretz qui avait intérêt dans cette opération
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fut publiquement flétri par Louvois et renvoyé dans ses t e r r e s de Maillebois (61). Il n'était rentré en cour qu'en 1700 sur les instances de sa famille qui l'avait assez curieusement fait désigner pour enquêter sur les ressources des gens d'affaires. Deux ans plus tard, Chamillart le prenait pour collaborateur direct, suivant en cela les conseils que lui avait donnés lors de son entrée en charge Mme de Maintenon qui illustrait son avis de cette remarque désabusée : "Les ministres qui ont une aversion naturelle pour leur successeur donnent rarement leur confiance à un homme qui serait digne de les remplacer (62). " L'entrepreneur chargé de la fabrication des pièces de 4 sols où s'était compromis Desmaretz était un sieur Gaspard Hindret de Beaulieu dont le père avait dirigé une manufacture de bas de soie établie au château de Madrid et dont la m è r e était une demoiselle Hotman (63). Or, ce Hindret de Beaulieu devait quelques années plus tard se révéler comme le prête-nom puis l'associé des Hogguer dans le t r a i t é de la monnaie de Strasbourg. Les financiers saint-gallois étaient-ils déjà d e r r i è r e lui lors du scandale qui fit tant de bruit ? Aucun indice ne permet de l'aff i r m e r mais il est essentiel de noter que, non seulement ils allaient bénéficier toute leur vie de la protection avouée de Desmaretz, mais que d a n s tout le cours du 18e siècle les Maillebois descendants de ce dernier continueront de témoigner à leur famille le plus inaltérable attachement. Cet intérêt se manifeste lors de l'entrée en fonction de Desmaretz. Sitôt en place, le nouveau directeur s'employa avec un zèle louable à apporter tout son appui à MM. Hogguer et à quêter dans toutes les monnaies des piastres qui leur étaient destinées. Le 17 septembre 1704, Desmaretz écrivait à M. Rousseau, directeur de la monnaie de P a r i s : "Je vous prie de me faire savoir combien vous avez de m a r c s de matières d'argent. Il est si nécessaire d'en fournir au sieur Hogguer pour l'exercice de son d e r nier traité que M. de Chamillart attend votre réponse pour vous envoyer de nouveaux o r d r e s précis, de luy en remettre toute la quantité qu'on pourra t i r e r de la monnaie de P a r i s sans interrompre absolument le travail". En octobre, le directeur des finances adressait semblable p r i è r e aux sieurs Robillard et Porchery, respectivement directeurs des monnaies de Rouen et de Bayonne, les pressant de conclure marché pour la livraison de "piastres et de matières d'argent à 33 livres 15 et même à 34 livres pour un service n é c e s s a i r e " en donnant en paiement des lettres de change à 2 ou 3 usances sur le directeur de la monnaie de P a r i s et sur les banquiers Hogguer de
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Paris. Quelques jours plus tard, il jugeait bon de donner quelques détails complémentaires au directeur de la monnaie de Bayonne qui s'était conformé à ses instructions : "Je dois vous dire que la raison qui m'a fait entrer en relations avec vous pour l'achat de ces matières pour leur compte est que le sieur Hogguer ayant fait un traité avec le Roi pour fabriquer en Alsace de nouvelles espèces qu'on a jugé absolument nécessaires pour le service du Roi et pour le paiement des troupes, il était fort à propos de les aider par tous les moyens justes et raisonnables à trouver les matières dont ils ont besoin pour l'exécution de leur traité; et comme dans ce temps-là vous m'aviez écrit qu'on vous en avait offert à Bayonne, j'ai crû qu'il ne fallait point négliger l'occasion de s'assurer de toute la quantité qu'on en pourrait avoir par votre moyen. La continuation de cette négociation demande que vous soyiez dans une relation continuelle et en détail avec les sieurs Hogguer. Il est très important que vous l'entreteniez exactement (64)." Il n'est pas surprenant qu'avec de telles protections, les Hogguer largement pourvus de métal blanc aient à la fin de 1705 obtenu les fournitures des armées d'Italie que Samuel Bernard encore durement éprouvé par l'affaire Huguetan n'avait ni le pouvoir, ni vraisemblablement, le désir de leur disputer. Le contrat passé par le contrôleur général avec les frères Hogguer confiait aux banquiers saint-gallois la mission de fournir en Italie, pour les subsides de l'année 1706 une somme de 20 800 000 livres. Il leur était alloué pour "perte de change" une commission de 12% . Le remboursement leur serait procuré par le Trésor, trois mois après leurs avances, partie en billets de monnaie, qui à la fin de 1705 jouissaient encore d'un certain crédit, partie en billets de l'Extraordinaire, partie en assignations. Aux dires des cambistes éclairés, les changes de Milan à Lyon, où les frères Hogguer comptaient emprunter et rembourser, étaient alors de 7% ; ils étaient de 9 à 10% de Milan à Paris et de 3 à 4% de Paris à Lyon; l'opération, à ne prendre en considération que ces dispositions essentielles,devait donc être nettement bénéficiaire. Pour en assurer l'exécution, les Hogguer dépêchèrent à Milan leur neveu, en vue de prendre contact avec le banquier italien Paul Jérôme Castelli qui avait été, quelques années auparavant le correspondant de Buisson et, après la fuite de Huguetan, celui de Samuel Bernard. Castelli promit de fournir sur place une certaine quantité de louis qui seraient remboursés pour les trois quarts sur Lyon, au change de 7% et pour le dernier quart sur Paris, au change de 9%.
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Le premier traité fut passé le 25 janvier 1705 pour la fourniture de 60 000 louis à 14 livres de France. Les Hogguer trouvèrent d'autres concours auprès de diverses maisons genevoises notamment Mallet de Bary Cramer & Cie qui fournit 30 000 louis sur Lyon en janvier, Rigot qui en fournit 16 666 à 14 livres 5, ainsi qu'auprès de firmes plus ou moins rattachées à son groupe, Gaspard Jobard de Lyon et Souter. En juillet, les Lullin participèrent à ces fournitures; le prix du louis n'était plus que de 13 livres 5, mais le change était passé à 10%. En règlement des avances auxquelles ils s'étaient engagés, les Hogguer remettaient chaque mois au Trésorier de l'Extraordinaire des Guerres des traites dont les premières datées du 1er octobre 1705 venaient à échéance en janvier 1706, payables au domicile de Paul Jérôme Castelli de Milan, en pistoles à 24 livres argent de Milan faisant 12 livres en France. Les trois premières traites à échéance des 1er, 10 et 20 janvier étaient chacune de 55 556 pistoles 2/3, soit 605 660 livres, ce qui constituait pour le premier mois uneavancede2 000 000 de livres en chiffres ronds (65). Les banquiers italiens, genevois ou suisses qui fournissaient le métal aux Hogguer devaient être remboursés sur la place de Lyon aux échéances de Rois, Pâques, Août et Saints. Les Hogguer comptaient utiliser les ressources de piastres dont ils disposaient pour honorer leurs échéances en espèces d'argent. Un des premiers effets de ces traités fut de provoquer un exode massif de pièces d'or de Lyon sur Milan où les banquiers fournisseurs expédiaient directement leurs louis. "Il sort constamment beaucoup d'or de Lion, écrivait le 10 juin 1706, M. de Trudaine, analysant un mémoire sur les sorties d'espèces - mais je ne crois pas que les remèdes proposés par le mémoire, soient d'aucune utilité pour l'empescher. Tant que l'on aura besoin en Italie d'aussy grosses sommes qu'il en faut pour la subsistance des armées et que notre commerce sera aussy faible qu'il est présentement, l'on sortira de l'argent de France, et l'on préférera toujours l'or à l'argent parce qu'estant d'un plus petit volume, il est plus aisé de le passer en fraude, et le port est moins cher que celui de l'argent. " Et étudiant de plus près le mécanisme des opérations, l'intendant ajoutait : "Il faut rendre justice aux sieurs Hogguer avec lesquels M. de Chamillart a fait son traitté pour faire fournir les armées d'Italie des sommes dont elles ont besoin; je suis persuadé après l'avoir fait examinér et m'en être enquis autant que j'ay pu qu'ils ne font point sortir d'argent de France pour satisfaire à ces payements, mais il n'en sort pas pour cela un louis de moins; c e u x qui f o u r n i s s e n t de l ' a r g e n t en I t a l i e f o n t f a i r e c e que l e s s i e u r s H o g g u e r ne f o n t p a s et nos
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négociants même n'attendent pas d'en estre sollicités par les négociants d'Italie. Ils font passer leur argent en risque de le perdre, parce qu'ils trouvent un gain considérable à donner de l'argent à Genève, à Gennes, à Milan, à prendre des lettres de change sur Lion où ils sont payés en argent avec un t r è s gros change pour la remise. Tant que ce gain se fera, quelque barrière que l'on mette pour empescher la sortie des espèces, elle se trouvera toujours inutile (66)." M. de Montesan, prévôt des marchands de Lyon, porte-parole des négociants de la ville, durement éprouvés par la disette de numéraire s'exprimait dans les mêmes termes, précisant en outre que l'entrepôt des espèces d'or et d'argent se trouvait à Avignon et Marseille d'où, sous prétexte d'achats de soie et taffetas d'or, on faisait passer de grosses sommes dans le haut dauphinois. La place de Lyon ne souffrait pas seulement des sorties d'espèces. Elle devait bientôt connaître d'autres mécomptes dont les fournisseurs mêmes des Hogguer furent les premières victimes. Les banquiers saint-gallois s'étaient engagés à régler leurs premiers prêteurs et fournisseurs à Lyon, au paiement des Rois, qui se faisait pendant tout le cours du mois de mars. Aux approches de leur échéance, ils firent preuve d'une certaine nervosité. Les papiers sur Paris se négociaient à 12% de perte, le prix des piastres était monté à 36 livres 10 sols le marc et risquait de dépasser ce cours, et le total de leurs engagements atteignait 7 625 332 livres. "Il n'y a nulle autre difficulté, écrit l'un d'eux le 19 février 1706, que les paiements de Lyon auxquels j'espère que le contrôleur général aura la bonté de mettre ordre. " Au 1er mars ils en sont encore à collecter fiévreusement des fonds : "J'ay aussy envoyer ce matin, écrit l'un d'eux à M. de Chamillart, au Pcft Louis trois homes en poste pour voiturer sur des branquars le milion de piastres que j'ay achepté et qui a r r i veront avant le quinze de ce mois à Lyon, que je feray porter à la monnaye. J e r e m u e c i e l et t e r r e p o u r r e m p l i r a v e c h o n n e u r l e p a i e m e n t . . . ce n'est pas ma faute de ce que la place de Lyon est si difficile. Les fonds que l'on a enlevés pour la Catalonie et pour les vivres de t e r r e et de la marine en sont la c a u s e . . . (67)." Malgré les efforts de dernière heure, les Hogguer ne purent acquitter que 1 900 678 livres. Les 5 724 634 qui restaient furent reportés au peiment de Pâques, à 4% d'intérêt, grâce à l'intervention un peu pressante du contrôleur général. Les paiements de Pâques tombaient en juin. Les Hogguer avaient pendant les trois mois précédents poursuivi leurs fournitures en Italie, et leurs engagements auprès des banquiers genevois etlyon-
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nais avaient augmenté dans la même proportion. Leur échéance sur la place de Lyon, compte tenu des reports des Rois, se montait à 13 807 638 livres. Bien que Chamillart ait pris soin de leur faire remettre 180 000 piastres sur un envoi récemment parvenu à Saint Malo, ils ne purent régler que 6 943 715 livres. Le solde fut à nouveau reporté au paiement suivant. Cette manière un peu particulière de traiter les affaires fut assez mal accueillie par les prêteurs genevois et suisses ainsi que par le correspondant des Hogguer à Milan, Castelli. Depuis quelque temps Samuel Bernard avait jugé bon de reprendre quelques contacts. Les besoins de l'Extraordinaire des Guerres en Italie ayant encore augmenté, il s'offrit obligeamment à payer le complément. Sa réapparition dans un secteur qu'il semblait avoir abandonné, causa quelques remous. "Je m'imagine, écrit le 3 mai 1706 de Milan le neveu des Hogguer, que l'on a seu à Genève cette augmentation ou que M. Bernard y a donné des ordres pour fournir par luy-même cet extraordinaire car j'ay trouvé tout le monde fort réservé et les principales maisons sur lesquelles je comptais m'ont répondu qu'on leur faisait des propositions plus avantageuses que les miennes. Je ne sçay pas si c'est M. Olivier (68) ou M. Bernard, ce qui est sûr c'est que M. Bernard a demandé 500 000 livres monnaye de France à M. Castelli pour les payer au trésorier, mais il a répondu qu'il estait engagé avec nous pour toute l'année et qu'il ne pouvait pas payer un sol tant que son traité subsisterait (69). " La situation générale ne contribuait pas à soutenir le crédit de l'Etat ni, par contre-coup, celui des Hogguer. Le 23 mai 1706 les armées de Villeroy étaient écrasées à Ramillies dans les Flandres; quelques jours plus tôt, Philippe V que soutenait la flotte du comte de Toulouse avait dû lever le siège de Barcelone où il tenait l ' a r chiduc enfermé. En Italie, Turin n'était toujours pas prise et le prince Eugène massait ses troupes derrière l'Adige. Le gouvernement qui, le 3 février 1705 s'était assez curieusement engagé dans une nouvelle politique de "diminuation des espèces" destinée à ramener, par neuf paliers successifs, le cours du louis de 14 livres 10 à 12 livres au 1er mai 1707 et le cours des écus de 3 livres 18 à 3 livres 4, se trouvait démuni de moyens de paiement alors que ses charges de plus en plus lourdes le contraignaient de recourir à une véritable inflation de billets de monnaie; le discrédit de ces papiers qui, dans les premiers temps avaient été aâsez bien vus du public, augmentait de jour en jour en dépit de l'intérêt de 7 1/2 % qui était alloué aux porteurs et les Hogguer qui, par traité, avaient accepté de les recevoir en remboursement de leurs avances, envisageaient avec la plus grande anxiété leur prochaine échéance de Lyon qui tombait au paiement d'août, c'est-
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à-dire, en septembre. Il leur apparut que le seul moyen de se tirer d'affaires était d'obliger leurs propres créanciers à accepter en paiement ces mêmes billets de monnaie que leur octroyait assez libéralemeent le contrôleur général. Malheureusement, un obstacle sérieux entravait la réalisation de ce plan : les billets de monnaie n'avaient pas cours forcé en province. Il fallait pour les y introduire un arrêt du Conseil d'Etat. Desmaretz, directeur des Finances et inlassable protecteur des banquiers saint-gallois intervint aussitôt dans ce sens. Il se heurta à une vive résistance du commerce local. Trudaine, intendant de Lyon s'en fit l'interprète, faisant valoir qu'une telle mesure interromprait les remises d'Espagne qui étaient assurées par Samuel Bernard et également remboursées à Lyon. Mieux informé ou moins circonspect, M. de Montesan prévôt des marchands, réagit avec plus de précision. "Il n'y a que MM. Hogguer, écrit-il le 21 août, qui puissent solliciter une pareille nouveauté sous prétexte du bien du service. Ils vous cachent que sans compter les inconvénients infinis qui suivraient l'introduction de ces billets, il n'y aura aucun profit pour le Roi par rapport aux r e m i s e s . . . . D'ailleurs il est extraordinaire que la fourniture de MM. Hogguer finissant avec le mois de septembre prochain (70) ils veuillent exposer l'Etat pour faciliter leurs propres affaires pendant si peu de temps. Ils ont essuyé des paiements bien plus rudes que celui-ci sans l'usage des billets de monnaie. Tous les négociants de cette ville se sont aidés de leur mieux à soutenir ces messieurs et à favoriser le service; mais le moyen d'espérer de nouveaux secours si on leur Ôte la confiance des étrangers, si l'on détruit cet établissement admirable des virements de parties sur notre place, qui fait circuler le commerce dans toutes les parties du monde (71)." M. Desmaretz céda, mais le paiement d'août 1706 n'alla pas sans quelques dures secousses et pendant quelques semaines le ministre, ses banquiers et les négociants lyonnais se virent soumis à un régime assez éprouvant où la perspective de la catastrophe alternait périodiquement avec l'espoir d'une solution providentielle. Le 7 septembre, le contrôleur général cherchait fiévreusement sur la place de Lyon un pactole d'un million de piastres pour aider ses protégés à faire face à leur échéance : "A l'égard des sieurs Hogguer, lui remontre l'intendant Trudaine, personne ne veut y entendre les prolongations de payement qu'ils obtiennent leur font grand tort. " Un mois plus tard, les porteurs lyonnais attendaient encore
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d'être réglés. Daniel Hogguer se rendit auprès de Trudaine et le conjura d'obtenir une prorogation des paiements jusqu'à fin octobre moyennant un intérêt de 1/2%. Le prévôt des marchands protesta que cela ne s'était jamais fait et consentit finalement une prorogation jusqu'au 20 en refusant les intérêts qui auraient consacrer de telles pratiques. Les Hogguer demandaient encore que le cours de la piastre qui était tarifé pour le public à 32 livres le marc soit porté à 34 livres, cours auquel les monnaies étaient autorisées à les prendre, afin de leur permettre d'acheter, avec les billets de monnaie et les assignations dont ils étaient porteurs, des piastres qu'ils donnaient en paiement (72) mais une telle mesure était impossible, le titre des piastres étant inférieur à celui des écus, dont le marc valait 32 livres 8. Mis en présence de tant d'obstacles, Trudaine conclut avec découragement : "L'argent est si rare, le discrédit est si grand et la perte sur les billets des monnayes monte à un tel point que je ne sçay comment les sieurs Hogguer pourront se tirer d'affaires et au milieu de toutes ces difficultés, il est nécessaire pour le Roy que les Srs Hogguer payent et sortent d'affaire avec honneur" (73). L'intendant est convaincu qu'il est de l'intérêt du Roi "de garantir d'insulte le sieur Hogguer de Lyon en cas qu'il ne puisse souder son bilan dans le 20e de ce mois (74). Le plus sûr moyen pour conserver quelque crédit au Roy qu'on regarde comme le véritable débiteur des dettes du sieur Hogguer est de le mettre en état de payer car s'ils manquent, il est à craindre que ny l'Extraordinaire des Guerres, ny ceux qui seront chargés des affaires du Roy ne puissent trouver aucun crédit dans cette ville où la déffiance est déjà très grande par le retardement que les sieurs Hogguer ont obtenu des paiements. Cette affaire tient toute la place de Lyon en eschec parce qu'ils y doivent de très grosses sommes et qu'ils n'ont pas encore pu faire connaistre qu'ils satisfairont (75). " Pendant que se poursuivait ce pathétique dialogue, les intéressés profitaient du sursis qui leur avait été accordé pour se donner un peu de souffle... Les Hogguer de Lyon tiraient sur leur f r è r e de Paris, qui passait pour avoir plus de crédit en se faisant signer par leur parent le banquier Locher, une reconnaissance de dette de 1 500 000 livres dont ils s'engageaient à faire les fonds. Vers la mi-octobre, les voitures de numéraire commencèrent à arriver à Genève mais elles venaient déjà tard. Hogguer de Paris avait laissé protester une traite et suppliait le contrôleur général de venir au secours de ses f r è r e s . Chamillart commença à faire payer partie des 1 500 000 livres qui faisaient l'objet des réclamations les plus pressantes. Le 21 octobre - les paiements ayant été
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semble-t-il prorogés jusqu'à la fin du mois - Marx Friedrich Hogguer et Locher son b e a u - f r è r e partaient pour P a r i s adjurer le ministre de hâter les envois de fonds. Finalement l'échéance d'août fut réglée, comme les précédentes par un report partiel au paiement suivant. Sur les 13 861 195 livres qu'ils devaient sur la place de Lyon, les Hogguer n'avaient acquitté que 7 825 179 livres. La différence assortie des intérêts fut reportée au prochain paiement des Saints qui devait s'effectuer, en principe, en décembre. Aux Saints 1706, 2 951 206 livres furent encore reportées au paiement des Rois, soit en m a r s 1707. C'est alors seulement que les Hogguer parvinrent à se "souder" sous r é s e r v e de quelques créances litigieuses ou déclarées telles. Les r e m i s e s effectuées à Milan s'étaient montées à 17 060 000 livres. Le règlement des Rois de 1707 ne mit pas fin aux difficultés des Hogguer sur la place de Lyon. En effet, non content de confier à ses protégés la lourde charge des r e m i s e s d'Italie, Chamillart les avait encore chargés par un ordre verbal d ' a s s u r e r les subsides des troupes cantonnées à Metz et à Strasbourg. Ces fournit u r e s se poursuivirent du 1er décembre 1705 au 4 avril 1707 et pour s'en acquitter, les Hogguer avaient achété à Lyon des piastres qu'ils faisaient voiturer v e r s les places à .pourvoir. Sans doute leurs fournisseurs ne furent-ils pas réglés, puisque le 15 novembre 1707, à la veille du paiement des Saints, ils demandaient au contrôleur général 3 650 303 livres de bonnes assignations "pour payer ce qu'ils doivent à Lyon". Cinq jours plus tard n'ayant pas obtenu satisfaction, ils imploraient une fois de plus une prorogation des paiements qu'ils souhaitaient prolonger du 20 au 30 du mois. Ils ne furent point quittes pour autant et, en septembre 1708 Hogguer de P a r i s , poursuivi par Saladin qui avait obtenu contre lui, les t r o i s sentences des consuls le contraignant par corps, adressait au contrôleur général le billet suivant : "Depuis mon retour de Fontainebleau, mes f r è r e s ny moi n'avons pas osé sortir de la maison de crainte d'être traînés dans une prison; dans cette t r i s t e situation, nous ne pourrons plus vaquer à nos affaires et tous les jours, nous ne voyons entrer chez nous que des créanciers, des huissiers et des sergents (76). " Le roi touché de cette position critique fit rendre un a r r ê t de surséance en faveur des f r è r e s Marx Friedrich, Daniel, Laurent, Jean-Jacques et Gaspard Hogguer "banquiers à P a r i s , Strasbourg et Metz (qui) ont fourni des sommes considérables au T r é s o r i e r de l'Extraordinaire des Guerres pour le paiement des troupes de Sa Majesté, en Italie, en Alsace et sur la Moselle, pendant les années 1706 et 1707, dont le remboursement n'a pu encore leur être
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entièrement dû ni les comptes arrêtés pour raison de quoi ils ont signé les lettres de change et billets au porteur" (77), et fit défense de prononcer jugement contre eux aux consuls. Après de telles secousses, Marx Friedrich et ses frères jugèrent prudent de s'écarter quelque peu des affaires du roi de France. Ils supportèrent l'épreuve avec d'autant plus de courage qu'en dépit des revers qu'ils avaient essuyés, ils se trouvaient les uns et les autres propriétaires de vastes domaines où ils pouvaient méditer à l'aise de la dureté des temps. Marx Friedrich, baron de Coppet sur les bords du lac de Genève, accepta bientôt les fonctions paisibles du résident du roi de Suède auprès des cantons protestants. Daniel, qui était déjà comte de Bignan, acquit près de Nantes les riches terres de Garo que le roi érigea en marquisat. Jean-Jacques, fermier de la monnaie de Strasbourg fut créé comte de Bilaire, Gaspard devint seigneur de Kerquenhove. Lesjeux de la finance et les luttes politiques ne les laissèrent point pour autant indifférents mais ils confièrent discrètement les intérêts de la dynastie à la génération suivante. Quant aux comptes des fournitures d'Italie et d'Allemagne, on en discuta pendant plus d'un demi-siècle. En octobre 1706, au moment où les Hogguer tentaient péniblement de couvrir leur échéance d'Août, le contrôleur général, toujours à court de numéraire avait prié Trudaine, intendant de Lyon, de solliciter du banquier Lullin, un prêt de 1 500 000 livres que le Trésor consentirait à recevoir jusqu'à concurrence de 500 000 livres en billets de monnaie et pour le surplus en piastres à 34 livres le marc. Cette proposition était digne d'intéresser le banquier genevois. Il avait en mains une grande quantité de billets de monnaie sur lesquels il avait entrepris une gigantesque spéculation et qui se négociaient alors à 25 ou 30% de perte. La perspective de les livrer au pair aurait pu satisfaire un capitaliste moins exigeant que lui. Cependant, Lullin fit connaitres qu'il ne pouvait avancer au Trésor qu'une somme de 1 000 000 à raison de 500 000 livres en billets de monnaie et 500 000 piastres mais qu'un banquier de sa connaissance accepterait de faire le même effort dans la même proportion. Le propos était clair. Si on voulait de l'argent, il fallait prendre pour même somme de billets de monnaie remboursables, bien entendu en espèces. Trudaine coupa court à la manœuvre en acceptant le premier prêt de 1 000 000 mais en refusant le second. Commentant ces tractations, il écrit de Lullin le 26 novembre
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1706 : "C'est un Genevois qui traite pour d'autres Genevois et je crois plus à propos de faire affaire avec nos citoyens qu'avec ces étrangers (78)." Le ministre entendit cet avis mais il ne disposait malheureusement dans tout le royaume que d'un seul "citoyen" capable de traiter de telles affaires. Il s'adressa donc une fois de plus à Samuel Bernard. Le puissant financier avait observé l'écroulement des Hogguer avec une satisfaction discrètement exprimée : "J'ose vous dire Monseigneur, écrit-il le 24 juin 1706 au contrôleur général, que si je m'étais chargé de l'Italie, les affaires de l'Etat seraient en meilleure situation qu'elles ne sont, le crédit serait au large comme vous sçavez que je l'avais mis icy devant parce que je n'aurais point donné de mauvais exemple. Il faut une conduite infinie pour gouverner de pareilles choses, si j'avais eu le tout à conduire, les billets de monnaye seraient encore dans leur première réputation (79)." Les charges qui pesaient alors sur ses épaules étaient pourtant suffisamment lourdes pour le dispenser de nouvelles tâches. Il était engagé, par traité écrit, avec M. de Chamillart à fournir pour l'année 1706, 13 200 000 livres en deniers comptants dans les Flandres espagnoles et 6 000 000 de livres en Espagne (80). Mais Bernard considérait précisément que pour tenir le s changes et résister aux manœuvres de l'étranger il était nécessaire que "tout le service fut d'une seule main". Il s'offrit donc, au début de 1706 (81) à reprendre les fournitures d'Italie et à assurer celles du Dauphiné où l'armée commençait à se replier en même temps qu'il poursuivait celles de Flandres et d'Espagne. Un accord fut passé avec le contrôleur général pour les 8 premiers mois de M. de Montargis, Trésorier de l'Extraordinaire des Guerres, soit pour une période allant de décembre 1706 à juillet 1707; pour le premier mois de cet exercice Bernard fournit 1 250 313 livres pour les Flandres, 2 340 938 livres pour l'Italie et 19 025 livres seulement pour l'Espagne; en janvier 1707 il fournit 1 272 212 livres pour les Flandres et 4 003 881 livres pour l'Italie; il ne donna que 5 735 livres pour l'Espagne puis finit par abandonner ce service qu'il ne semble jamais avoir particulièrement convoité. En 1703, 1704, 1705, Bernard n'avait assuré ses fournitures que grâce à l'appui des capitaux genevois collectés par Huguetan. Ce dernier s'étant enfui, il ne lui restait plus qu'à entrer directement en relations avec ses anciens prêteurs.
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En cette fin d'année 1706, la situation politique n'avait rien qui put tenter les capitalistes genevois; après le désastre de Ramillies, les Français avaient dû évacuer les Pays-Bas où ils n'avaient g a r dé que Mons et Namur; en Italie, le prince Eugène avait contraint La Feuillade, gendre de Chamillart, à lever le siège de Turin. Les a r m é e s du Roi avaient dû battre en retraite après une rude bataille où le maréchal de Marsin avait été tué et le duc d'Orléans blessé; elles laissaient dans leurs lignes 2 000 morts, 200 canons, 15 000 chevaux ou mulets, des munitions et 3 millions en argent. En E s pagne, Philippe V, après avoir levé le siège de Barcelone, avait rejoint Madrid en passant par la France, puis, menacé par l'armée anglo-portugaise d'Estramadure, s'était enfui à Burgos. Les alliés occupaient Madrid où ils avaient proclamé l'archiduc Charles, roi d'Espagne. Mais ces considérations stratégiques intéressaient beaucoup moins les prêteurs genevois que la perspective de mener à bien à la faveur de la guerre qui se poursuivait, de fructueuses spéculations. Beaucoup d'entre eux, dont les Lullin, avaient d'ailleurs judicieusement réparti leurs risques en soutenant en même temps le roi de France, le roi d'Angleterre et le duc de Savoie. Il fut donc entendu que ces capitalistes feraient à Bernard des avances sans intérêt qui seraient consenties pour les 3/4, les 2/3 et parfois la moitié seulement en espèces et pour le solde en billets de monnaie, mais qui seraient remboursés intégralement en e s pèces. C'était t r è s exactement la formule que Lullin avait proposée quelques mois plus tôt au contrôleur général. Trois précautions étaient p r i s e s en vue d ' a s s u r e r le contrôle et l'exécution de ces opérations. Bernard se voyait soudain flanqué d'un associé en la personne d'un sieur Jean Nicolas ancien associé de Lullin et oncle du banquier Fizeaux, qui bien que religionnaire fugitif, originaire du Languedoc, parvenait à se réinstaller en France, sans doute a u prix d'une conversion (82). Les lettres de change r e m i s e s en paiement aux prêteurs étaient non pas acceptées par Bernard, qui évitait toujours de laisser c i r culer son papier, mais tirées par lui et Nicolas sur Bertrand Castan, banquier de Lyon, créature de Lullin (83), à qui Bernard constituerait les provisions nécessaires pour effectuer ses r e m boursements. Enfin les bénéficiaires de lettres de change ou du moins c e r tains d'entre eux recevaient à titre de garantie des billets de monnaie en "nantissement". Pourvus d'une quantité considérable de billets de monnaie, les Genevois entreprirent de spéculer sur ces papiers. Ils jouèrent
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systématiquement à la baisse. Cette position était en effet rigoureusement conforme à leur intérêt puisque prêtant, pour partie, en billets pour être remboursés en argent, leurs bénéfices augmentaient en même temps que l'écart entre la valeur effective des billets et les espèces. Ils ne risquaient point d'en subir eux-mêmes les conséquences puisque les billets de monnaie n'ayant pas cours forcé en province, on ne pouvait pas les contraindre à en recevoir. Ils avaient de plus toujours l'occasion de s'en défaire à bon compte en se ménageant quelques intelligences avec des f e r m i e r s généraux, t r é s o r i e r s ou commis des finances qui faisaient allouer ces billets à leur valeur nominale en paiement des recettes ou remises et partageaient la différence entre eux. Vers la fin de m a r s 1707, les projets du contrôleur général vinrent déranger le cours paisible de ces spéculations. Des p e r sonnes bien informées laissèrent en effet entendre qu'on allait donner aux billets de monnaie cours forcé dans les provinces et qu'ils devraient être acceptés pour un t i e r s dans tous les paiements. Bernard adressa aussitôt au ministre une pathétique mise en garde : "Nous ne trouvons ici, écrit-il de P a r i s le 11 m a r s , de l'argent comptant qu'en donnant des lettres de change sur les provinces; l o r s qu'on y pourra payer en billets de monnaie, nous ne trouverons pas un denier comptant. " Et après avoir évoqué la sombre perspective d'un soulèvement populaire dans les "provinces-frontières", le financier formule l'avertissement précis : "Il ne faut pas compter, Monseigneur, que je puisse continuer à vous rendre service après un tel coup. Ce ne s e r a pas manquer de bonne volonté, plût à Dieu que cette affaire ne regardast que moy et qu'en périssant je pus sauver l'Etat on me le verrait vous le conseiller avec fermeté. Dieu m'est témoin qu'en cette conjoncture, je ne compte pour rien; je ne pourrai en profiter qu'en trompant ceux qui ont eu confiance en moy, c ' e s t - à - d i r e en les payant les deux t i e r s en billets de monnaie (84). " Sans se soucier de cette adjuration, Chamillart fit publier, le 12 avril 1707, une déclaration du Roi portant que les billets de monnaie auraient cours dans toute l'étendue du royaume et qu'à compter du 20 mai, les paiements seraient effectués d'un t i e r s en billets de monnaie et deux t i e r s en argent comptant. De Lyon, l'intendant Trudaine et M. de Montesan, prévôt des marchands font entendre de vives protestations : "Vous ne r e m é dierez point à la perte totale du commerce dudedans du royaume, écrit Trudaine, et vous vous exposez à ne plus faire aucune négociation dans le royaume que par l'entremise de l'étranger. Tous les négociants s'arrangeront de manière qu'ils ne paieront qu'en lettres étrangères, ce qui f e r a un grand profit pour les étrangers
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qui auront leur provision pour toutes les leurs (85). " Le prévôt des marchands, décrit sous les jours les plus somb r e s , les effets de cette monnaie de papier. "Il est peu de jours que quelques fabricants ne mettent leurs méttiers b a s . . . Les ouv r i e r s découragés augmentent le nombre des p a u v r e s . . . " et p irle 'd'un populaire mutiné et animé par des étrangers mal intentionnés (86)." Devant de tels avertissements, les pouvoirs publics cédèrent. Aux approches du paiement de Pâques qui commençait en juin, une déclaration du 10 mai dit qu'il serait s u r s i s à la déclaration du 12 avril et une autre du 24 mai confirma que les billets n'auraient cours qu'à P a r i s où ils seraient reçus en paiement pour les deux t i e r s seulement. Mais en même temps qu'il capitulait devant la ville de Lyon, le gouvernement décidait soudain de procéder à l'assainissement de cette place et d ' a r r ê t e r ceux qui par leur spéculation précipitaient la chute de ses papiers et tenaient ses projets en échec. Dans les p r e m i e r s jours de mai, Trudaine recevait de Le Rebours, neveu de Chamillart, intendant général des Finances, plus spécialement chargé des rapports avec les financiers, une lettre qui le surprit fort. Dans le moment même ou le T r é s o r royal ne se soutenait que par les avances de Samuel Bernard et par celles que lui consentaient encore, en dépit detoutes leurs vicissitudes, les f r è r e s Hogguer, le ministère projetait de faire venir à P a r i s Lullin qui soutenait le premier et Locher qui fournissait au second, et de les faire a r r ê t e r l'un et l'autre. Trudaine qui était au contact de la banque de Lyon et qui en connaissait les r e s s o r t s , exprima les inquiétudes que lui inspirait un tel plan : "Il y a longtemps, écrit-il le 10 mai 1707, que je suis persuadé qie ce sont les estrangers établis icy et notamment ces deux hommes qui ont le plus profité dans le désordre des billets de monoye. M. l'abbé Pajot m'est témoing comme je luy ai toujours parlé avec indignation de Lullin et de ses commerces. J ' a y mesme p r i s la liberté de vous marquer dans quelques occasions ce que j'en p e n s a i s . . . Il faut faire attention que dès que vous lèverez la main sur eux, tous les autres estrangers qui sont establis icy qui ne valent pas mieux qu'eux et qui ont profité autant qu'ils ont pu par leurs usures sur la perte desdits billets de monoye vont se tenir si s e r r e z que l'on ne pourra plus par leur moyen t i r e r aucun argent du dehors. Ce sont les seuls par qui l'on peut espérer d'en avoir et quoyque je sois aussy i r r i t é que vous contre leur mauvais commerce, je ne crois pas qu'il soit encore temps d'éclater contre eux. Vous aurez besoin d'argent comptant dans tout l'esté pour le paiement de l ' a r m é e du Dauphiné. Vous n'en pouvez espérer que par
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le moyen de ces estrangers. Si vous voulez estre a s s u r é que ces deux hommes ne soient point instruits de ce que vous voulez faire contre eux, ne le confiez à qui que ce soit. I l s o n t d e s r e l a t i o n s d a n s v o s b u r e a u x où l e s m u r a i l l e s p a r l e n t en l e u r f a v e u r et les avertissant de tout (87). " En dépit de ces périls, le ministère paraissait disposé à agir. Desmaretz comptait même suppléer au crédit de Lullin et Locher en demandant à deux banquiers de P a r i s , Tourton et Guiguer d'une part, Crommelin (Genevois d'origine, intéressé dans les glaceries royales) d'autres part, de lui remettre des endossements qu'il donnerait en garantie à des banquiers genevois de P a r i s pour en obtenir des avances. Bernard et Hogguer intervinrent immédiatement en faveur de leurs puissants correspondants. Ils rendirent visite à M. de Montargis, T r é s o r i e r de l'Extraordinaire des Guerres à qui ils délivraient ordinairement leurs r e m i s e s et l'avertirent que si le m i nistre donnait suite à ses projets il leur serait t r è s difficile d'assur e r leurs services (88). Le paiement de Pâques qui se faisait en juin approchait et Montargis qui assurait directement les fournitures d'Espagne et qui avait une échéance dangereuse ne jugea pas le moment propice pour se priver de tels secours. Il rendit compte de la démarche à Chamillart dans une lettre pleine de circonspection. "Ils ont dit l'un et l'autre, expose-t-il, que vous ne pourriez t i r e r par ces banquiers qu'un petit secours en comparaison de celuy que vous leur demandez qui peut être a r r ê t é par leurs négociations : cest qu'avec ces effets et ces endossements ils pourraient faire eux-mesmes pareille somme que ces Messieurs de Genève sans se déranger des autres secours qu'ils espèrent vous procurer pour peu que les affaires et la confiance se r é t a b l i s s e . " Au' demeurant, Lullin et Locher ne manifestaient nullement l'intention de se rendre à P a r i s pour répondre à l'aimable invitation du ministre. Chamillart renonça bien vite à l'exécution de ses plans comme il avait renoncé à sa déclaration sur les billets de monnaie, et les groupes suisses et genevois de Lyon reprirent sans plus t a r d e r le cours de leurs opérations. V e r s le milieu de juin 1707, M. Salomon marchand-banquier rue Quincampoix à P a r i s , recevait de Hollande un pli exceptionnellement lourd qu'il faisait secrètement expédier à Versailles par les voies les plus rapides. M. Salomon servait de "boite aux l e t t r e s " au ministre des Affaires étrangères, M. de Torcy, et sous l'identité de son cor-
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respondant hollandais, M. de la Rivière, négociant à La Haye, se dissimulait la personnalité un peu étrange au sieur Petkum, r e p r é sentant du duc de Hollstein Gottorp auprès des états généraux et agent du gouvernement français dans les Provinces Unies. La correspondance de Petkum que la cour de Versailles semblait suivre avec un certain détachement, apportait ce jour-là des informations dignes d'intérêt . M. Huguetan dont on n'avait plus entendu parler depuis longtemps et dont on savait seulement qu'il avait obtenu l'autorisation de c r é e r à Utrecht une manufacture de draps, de laine et de soie, venait de soumettre aux états généraux un volumineux mémoire dans lequel, après avoir exposé avec toutes les précisions qu'il tenait de sa propre expérience, le mécanisme des r e m i s e s aux a r m é e s françaises opérant à l'étranger, il recommandait un certain nombre de moyens propres à en rendre la p r a tique impossible, à t a r i r à la source de ces subsides et à contraindre le Roi à implorer la paix (89). Inspiré du mémoire qu'il avait présenté deux ans plus tôt à lord Godolphin, lord de la T r é s o r e r i e , le nouveau factum suggérait au parlement des Provinces Unies les dispositions suivantes : 1. stipuler que les billets ou lettres de change seraient payables au cours, en espèces, à la date de l'émission ou sur la base del'écu à 60 sols et du louis à 11 livres; 2. interdire aux négociants hollandais d'acheter des billets de monnaie ou de t i r e r en billets de monnaie sous peine de perdre tous recours contre leurs débiteurs; 3. interdire tout envoi d'or et d'argent en France; 4. interdire toute correspondance avec les banquiers Français notamment avec un certain nombre de maisons nommément désignées, soupçonnées de participer aux fournitures de l ' a r m é e du Roi. Chamillart, aussitôt informé par son collègue afficha non seulement la plus parfaite indifférence mais la plus vive satisfaction : "On a prévenu la résolution des états-généraux sur cela, écrit-il de la p r e m i è r e de ces propositions, et on ne tire qu'en escus; les banquiers de ce pays-là ont pris dès il y a longtemps cette précaution pour les négociations qu'ils font en France. Pour ce qui est de l'autre partie de cette résolution qui fait défense à tous notaires, courtiers et autres de vendre, achepter ny prester des billets de monnaie ny de faire aucune négociation de change contraire aux deffenses, c'est un avantage pour la France. Il eut esté à désirer qu'elle eut esté prise plus tost ils n'auraient pas trafiqué de nos billets de monnaie comme ils l'ont fait à usure. Il serait pareillement t r è s avantageux que l'on eust pris pareille résolution à Genève (90)." Jean-Claude Tourton de la maison Tourton-Guiguer de P a r i s ,
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correspondant de son f r è r e Jean d'Amsterdam et comme lui créancier de Huguetan, envisageait les choses avec plus d'objectivité. "Les deux p r e m i e r s articles pourront avoir lieu, écrit-il le 17 juin à M. de Torcy, y ayant déjà du temps qu'on a murmuré en Hollande contre les augmentations arrivées sur les espèces et contre le s monnayes affaiblies, mais pour ses autres propositions, je les juge mal fondées et presque impraticables (91). " Tout impraticables qu'elles fussent, elles avaient été adoptées et dès le 9 juin, Petkum en donnait avis à Versailles : "Messieurs, les Etats de Hollande ont consenti aujourd'hui à l'exécution dudit projet que Messieurs des états généraux ont confirmé une heure après." Chamillart, en dépit de sa sérénité, résolut de régler le problème en faisant enlever Huguetan en t e r r i t o i r e Hollandais pour le t r a n s f é r e r en France. Il ne manquait pas dans le royaume de gens qui avaient un compte personnel à régler avec l'illustre financier et qui étaient tous prêts à apporter leur concours à l'opération. Les détails en sont mal connus. Les deux principaux correspondants parisiens de Huguetan Nicolas Goy et Louis Yon se seraient rendus à La Haye en compagnie des banquiers Locher et Le Couteulx afin d'attirer leur débiteur dans un guet-apens, en même temps qu'un "commando" de quatre officiers, sous les o r d r e s du capitaine Gautier r é c e m ment engagé, recevait mission de s ' e m p a r e r de l'homme (92). L'affaire fut menée avec toute la maladresse possible et se solda par un échec. "De manière que j'ay appris les circonstances, écrit Petkum le 7 juillet, les exécuteurs de cette entreprise s'y sont p r i s comme des sots et ils le paieront avec la vie si la France ne tâche à les sauver par les offices de quelqu'un. " Il semble surtout que les officiers aient été trahis par l'un d'entre eux, le sieur Genet, autrefois capitaine de la Compagnie suisse de France, originaire du Messin, réfugié français à La Haye, qui bien que sa tête ait été mise à prix continua de circuler sans chercher à franchir la frontière. Gautier qui avait tenté de se suicider de quatre coups de couteau lors de son arrestation, fut incarcéré à la citadelle de Lœwenstein et, semble-t-il exécuté. A quelques jours de là, Petkum rencontra Huguetan qui, remis de ses émotions, lui confia qu'il portait toujours deux pistolets chargés dans sa poche "qu'il n'a tenu qu'à eux de l'enlever trois soirs de suite, s'étant r e t i r é à minuit, seul et à pied avec son valet. Il m ' a dit aussi, consigne-t-il scrupuleusement, que le conseiller pensionnaire et luy en ont eu avis de P a r i s qu'on avait envoyé icy des gens pour l'enlever (93)." Le ministère f r a n ç a i s ne se laissa pas entièrement décourager
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par cet échec et le comte de Saillans (Jean Philippe d'Estaing) qui semble avoir eu la responsabilité directe des opérations, garda encore quelques contacts avec des personnages assez louches qui se faisaient forts d'approcher et de livrer l'habile financier. Mais celui-ci se méfiait et les états généraux qui savaient tout ce qu'on pouvait en attendre ou en craindre, étaient moins disposés que jamais à laisser enlever un homme qui connaissait tant de choses et pouvait faire tant de mal. Les nouvelles restrictions apportées par les états généraux des Provinces Unies au commerce et à la correspondance avec la France survenaient dans le moment même où le paiement de Pâques venait de s'ouvrir sur la place de Lyon. La position de ceux qui comptaient se libérer à l'aide de t r a i t e s sur la Hollande ne s'en trouva pas améliorée. Le paiement s'annonçait difficile. Montargis, qui avait choisi cette échéance pour rembourser ses fournisseurs d'Espagne dut inviter ses banquiers de Lyon : Ollivier et Thomé, à solliciter une prolongation jusqu'au 19 juillet. Samuel Bernard à qui il devait r e m e t t r e 6 millions de livres et qui comptait sur cette somme pour faire face à ses propres engagements alla frapper à la porte des Crozat pour leur demander secours. Mais rien n'était plus éprouvant que de t i r e r le moindre sol de ces puissants personnages dont l'extrême prudence s ' a c comodait mal des périlleux exercices dont Bernard était coutumier. L'aîné offrit péniblement 370 000 livres sur le million qu'on l u i réclamait et son correspondant de Lyon ne prétendait les payer que lorsqu'il aurait lui-même reçu 2 000 000 que lui devait Montargis. Enfin, Bernard qui payait les banquiers des Flandres avec des t r a i t e s sur la Hollande apprit soudain que, à la suite des m a n œ u v r e s et dénonciations de Huguetan, ses correspondants d'Amsterdam, André Pels et Fils avaient refusé pour 100 000 écus d'effets qu'il leur avait fait présenter en un seul jour. Le paiement de Pâques ne s'en trouva pas hâté et continua de t r a i n e r de-prolongation en prolongation. En Italie la situation continuait de se dégrader. Les troupes du prince Eugène occupaient le Milanais. P a r m e et Modane avaient été abandonnées; Casale s'était rendue sans combat; le comte de Medavy avait capitulé dans Mantoue avec permission de ramener ses effectifs, l'état pontifical était envahi. Une armée autrichienne franchissait le Var et venait le 23 juillet camper devant Toulon. Toutes ces circonstances ajoutées à la position toujours incertaine du gouvernement sur les billets de monnaie, incitèrent Samuel Bernard à limiter momentanément ses engagements : son traité
La poignée du glaive verbal pour l'Italie, dont l'exécution semble d'ailleurs avoir été assez irrégulière, expirait fin juillet. Il n'en sollicita pas le renouvellement. Il se trouva peu de volontaires pour prendre sa relève. Ni les Buisson, ni les Lullin, ni les Hogguer ne paraissaient en état ou dans l'intention de reprendre leurs services. Abandonné par ses anciens fournisseurs, le roi de France trouvé un secours momentané auprès du groupe juif "Rafael Sacerdoti et f r è r e s " dont l'activité avait son centre en Italie et qui, pour cette raison, était plus apte que les Français à t i r e r quelques papiers de Hollande. Associés aux banquiers italiens qui payaient pour le compte de Bernard : Castelli, Gamba, Reschiore, Collomba, Catein e t Grenoclio, Rafael Sacerdoti et ses f r è r e s étaient concessionnaires de l'entreprise des hôpitaux de l'armée; ils avaient en outre traité différentes opérations de fournitures de fourrages avec le T r é s o r i e r de l'Extraordinaire des Guerres. Le 6 juillet, en plein paiement de Pâques prolongé, ils prenaient le relais de Bernard et acceptaient de fournir en Italie pour septembre, octobre et novembre 1707, en deux traites, 1 800 000 livres d'une part, et 2 000 000 de livres d'autre part, à raison de 600 000 livres par mois. Bien que leurs services n'aient été prévus qu'à compter du mois de septembre les Sacerdoti furent requis dès la mi-juillet de payer 800 000 livres à divers particuliers pour le compte de M. de Montgelas, T r é s o r i e r de l'Extraordinaire des Guerres. Sur ces entrefaites, 10 000 impériaux pénétrèrent dans le royaume deNaples, où ils progressèrent assez rapidement. A l'annonce de cette nouvelle, les banquiers italiens, prévoyant l'évacuation générale de la péninsule par les troupes françaises décidèrent immédiatement d'interrompre leurs fournitures. Or, certains d'entre eux, notamment Castelli de Milan, avaient encore en mains des t r a i t e s que Samuel Bernard leur avait r e m i s e s pour les couvrir de leurs paiements. Les Sacerdoti demandèrent r e s t i tution de ces t r a i t e s . Les Italiens refusèrent sous différents p r é textes : Castelli parce que les Hogguer lui devaient encore de l ' a r gent, d'autres parce qu'ils se disaient créanciers des intérêts pour le report du paiement de Pâques en Août. Bernard informé déclara froidement qu'il n'honorerait ces effets ni en Août, ni en Saints. Il fut alors décidé qu'au lieu d'exécuter leur traité qui devenait sans objet, les Sacerdoti régleraient les t r a i t e s de Bernard sur la place de Lyon, à raison de 1 400 000 livres en Août et 600 000 livres en Saints. Le paiement d'Août, ouvert 20 jours après la clôture de celui de Pâques, qui avait été prolongé jusqu'au 10 août, ne paraissait guère s'annoncer sous de plus heureux auspices que le précédent. Une fois de plus, Bernard s'en fut heurter à la porte des Crozat
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pour leur proposer une de ses savantes opérations qui lui étaient familières et que les deux f r è r e s repoussèrent avec une noble indignation. "M. Bernard, écrit P i e r r e Crozat le 20 septembre, me propose de les t i r e r (mes lettres de change) sur un homme qui les accepterait et qui se chargerait de me faire prêter cette somme jusqu'en Saints en faisant bon le change au cours de la place. J ' a y m e r a i s mieux aller demander l'aumône que de faire une pareille manoeuvre. M. Bernard me connaît t r è s mal et je ne puis demander du crédit qu'autant que je le peus soutenir (94)." "Si les longs discours pouvaient payer ce que l'on doit, mande de son côté Bernard, épuisé par la discussion, je s e r a i s a s s u r é ment payé et au-delà, mais la conclusion a été de ne pas payer un denier (95)..'.' "Il est dur comme un rocher, constate-t-il un peu plus tard. Il est aisé de voir que les deux f r è r e s sont une parfaite intelligence pour se t i r e r de tout engagement quoyqu'ils soient les deux hommes du royaume le plus en état de vous rendre service (96)." En dépit de ces agitations, M. de Montesan, prévôt des m a r chands de Lyon avait été agréablement surpris de constater que personne ne demandait de prolongation. Le 30 septembre, c'est après avoir vainement attendu jusqu'à 8 heures du soir à l'Hôtel de Ville en compagnie de ses échevins, qu'un commerçant en désarroi vint lui présenter la requête devenue traditionnelle, il déclara le paiement clos. Le lendemain, au petit jour "un facteur de M. Sacerdoti", se présentait à lui et demandait une prorogation des délais. Six négociants de la ville qui attendaient sans doute impatiemment cette initiative, présentèrent aussitôt semblable demande. Ne pouvant rouvrir le paiement qu'il avait déclaré clos la veille, M. de Montesan rendit une ordonnance défendant de renvoyer les traites avant le 17 octobre. C'est donc à cette dernière date que le paiement fut effectivement clos; le lendemain, 18 octobre, Chamillart faisait publier la déclaration si longtemps retenue ou modifiée qui donnait cours f o r cé aux billets de monnaie dans toutes les provinces, à l'exception de la Flandre, de l'Alsace, de la Franche-Comté et du Roussillon. La proportion des billets qui devaient obligatoirement être reçus dans les paiements était finalement fixée au quart. Il en restait alors pour 72 000 000 en circulation. La réaction de Lyon fut vive. Le maréchal de Villeroy, gouverneur de la Ville, l'intendant Trudaine, le prévôt des marchands exprimèrent vivement leur désapprobation. M. de Montesan fut le plus violent et dénonça avec vigueur, comme responsables de la chûte des billets "les u s u r i e r s qui font
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parade du nom de marchands lyonnais dont on vous a fait des port r a i t s affreux et qui ne sont peut-être pas encore tels qu'ils le devraient ê t r e . . . Ce sont eux, Monseigneur, écrit-il au ministre, qui se sont prévalus de la mauvaise conjoncture des temps. Ils ont fait des bénéfices considérables et après avoir négocié les billets de monoye à vil prix, revendus plus chèrement, ils les ont discrédittés, afin de les accaparer comme ils ont fait dans l'espérance qu'ils avaient d'en faire un jour des profits considérables. Si vous aviez esté informé au vray, Monseigneur, des négociations qui se sont faites depuis quelques temps en ce pays, vous seriez persuadé qu'elles ne sont que l'ouvrage des marchands estrangers les Genevois et que nos véritables négociants n'y ont point participé et que s'ils ont eu quelqu'intérêt ce n' a été que par un contrecoup indispensable (97). " Tout persuadés qu'ils en étaient, Chamillart et son directeur Desmaretz étaient bien décidés cette fois à a s s u r e r l'exécution des mesures édictées et à prendre toutes les dispositions nécessaires pour r é p r i m e r les désordres sur la place : "Il serait bien désagréable pour vous, écrit insidieusement Desmaretz au prévôt le 14 novembre 1707, de voir pendant votre préfecture un nombre de troupes considérable introduites dans la ville de Lyon pour y maintenir l'autorité du Roi. Si néanmoins vous croyez en avoir besoin pour faire exécuter les intentions de Sa M a j e s t é . . . Vous trouverez que vos bonnes intentions seront exécutées par le secours de M. de Medavy mettra à votre portée (98). " L'introduction d'une monnaie de papier sur le marché de Lyon porta un coup définitif à M. de Montesan. Celui qui avait tenté dans toute la mesure du possible de maintenir les traditions des foires et le mécanisme rigoureux des quatre paiements annuels qui faisaient de sa ville ainsi qu'il l'écrivait "le centre de commerce de toute l'Europe" ne s'était jamais résigné aux échéances "élastiques" ni au jeu des effets indéfiniment renouvelés. Le 1er décembre, il vint encore ouvrir (dans le calme le plus complet) le paiement des Saints où les marchands parurent pour la première fois, munis d'un registre pour le comptant et d'un r e gistre pour les billets, puis il résigna ses fonctions à la fin de l'année, juste à temps pour permettre à son successeur, Louis Ravat, d'édicter une première prolongation de paiement. Les défaites subies par les a r m é e s du Roi en Italie et dans les Flandres devaient avoir sur l'état de ses finances, les conséquences les plus heureuses. Les soldats ne se trouvant plus sur un sol étranger, point n'était besoin, pour a s s u r e r leur subsistance et leur solde, de demander aux banquiers des lettres de change chèrement
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payées, sur Milan ou Anvers. Chamillart que les spéculations r é centes sur les billets de monnaie avaient un peu éloigné des hommes de finance, décida de revenir aux anciennes méthodes et de confier aux T r é s o r i e r s des Guerres le soin de faire véhiculer des fonds dans les places qui en réclameraient. Cette décision émut profondément : Samuel Bernard. Animé de ce patriotisme désintéressé dont il tenait t o u j o u r s à faire parade, il adressa au ministre une lettre qui ne comportait pas moins de neuf pages et dans laquelle il exprimait les craintes les plus vives sur l'avenir des finances publiques, privées de ses services. Puis haussant soudain la mise, le financier offrait de consentir au T r é s o r pour l'année 1708, des avances de 3 et jusqu'à 4 millions par mois, remboursables en assignations dont les p r e m i è r e s ne lui seraient effectivement payées qu'en m a r s et même en avril. Ces propositions alléchantes ne semblent pas avoir tenté les services des finances qui étaient moins préoccupées d ' a s s u r e r l'exercice prochain, que de finir l'exercice en cours. Alexandre Le Rebours, intendant général des Finances, chargé de la correspondance avec les banquiers, l'exprime sans fard à Samuel Bernard : "Rien ne prouve mieux votre dévouement, écrit-il le 11 octobre à son illustre correspondant, que la lettre que j'ay reçeue de vous du 8 de ce mois. J ' a y des raisons solides pour ne pas profiter de votre bonne volonté. Si je pouvais vous les expliquer l'homme qui peut s ' a r r a n g e r pour faire d'aussi grands efforts que ceux dont vous me parlez dans votre lettre, ne pourrait-il pas me secourir dans la conjoncture la plus embarrassante où je me sois trouvé dans ma vie : 4 ou 5 millions dans le reste de cette année m'en tireraient dont il faudra au moins 600 000 livres à veue pour le Roussillon et 200 pour le Languedoc, 800 000 livres pour les Flandres pour le vingt cinq de ce mois, douze cent mil livres pour le dix de novembre dont six cents en Flandres et six cents en P r o vence et Dauphiné, un million pour la fin de novembre et le reste dans décembre par tout où il conviendrait. Si vous pouvez faire cet effort sur vostre crédit, vous servirez plus utilement le Roy qu'en luy donnant tout le crédit que vous m'offrez pour l'année prochaine. Les 1 200 000 livres que vous avez diminués sur la subsistance de l ' a r m é e du Dauphiné par le dérangemeit des affaires du sieur Sacerdoti la met dans un estât extrême. J e vous demande une prompte réponse et vous seray bien obligé si elle était accompagnée d'un secours présent : si vos affaires vous permettent de venir dans quelques jours à Fontainebleau, votre voiage ne s e r a pas inutile (99)." Bernard entendit ce pressant appel et il y fit droit tout au moins dans une large mesure. Il prit l'engagement de fournir en Flandres
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et en Dauphiné, pour les deux derniers mois de l'année 1707, une somme de 3 450 000 livres pour laquelle il accepta de recevoir en remboursement des billets de monnaie (100). Les fonds de l ' a r m é e des Flandres furent payés à Lille par le banquier Libert de la T r a m e r i e ; mais Bernard refusa formellement de laisser t i r e r directement sur lui "surtout en or" ne tenant manifestement pas à laisser circuler son papier ni à en faire l'objet de spéculations qui auraient été fatales à son crédit et à celui de l'Etat qu'il soutenait (101). Malheureusement l'interdiction de commerce édictée par les Provinces Unies rendait ces opérations de plus en plus délicates. "La Flandre, écrit Bernard le 26 novembre, devient tous les jours plus difficile par les difficultés qu'il y a à f a i r e passer de l'argent de Hollande dans la Flandre espagnole et de la Flandre espagnole dans la Flandre française. " Le pactole d'Italie était tari; la Bavière et l'Allemagne étaient libérées depuis Hochstett; le seul théâtre d'opérations à l'étranger restait l'Espagne pour laquelle Bernard n'avait jamais manifesté beaucoup d'attirance et où le ministère s'efforçait d'ailleurs de limiter ses engagements en laissant au Roi Catholique le soin de pourvoir aux f r a i s de sa propre défense. Ainsi les profits des "fournisseurs" semblaient-ils s'amenuiser dans le moment où leurs engagements restaient encore plus lourds, où leurs acceptations s'amoncelaient sur la place de Lyon, où l'agiotage sur les billets de monnaie qui étaient pour eux une source supplémentaire de gains se trouvait soudain gêné par les dispositions édictant le cours forcé. C'est dans ces circonstances que leurs informateurs leur firent part d'une nouvelle plus redoutable encore que toutes les autres : la paix menaçait d'éclater.
NOTES
1. Dans un mémoire daté de 1686 l'intendant des finances Desmaretz é c r i vait : "Ce serait un grand bien pour l'Estat si on envoyait moins d'argent dans les pays étrangers pour la subsistance des troupes et si on s'appliquait à trouver tout l'argent qu'on pourrait par des r e m i s e s et lettres de change et à ne voiturer l'espèce et la matière que dans le besoin et lorsqu'on ne pourrait f a i r e autrement. " (De Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des finances, t. II, append., p. 546) 2. Guerre : Al 1613, (173). 3. Guerre : Ibid. 4. Guerre : Al 1594, lettre du 30 janvier 1702,
(68).
5. Guerre : Al 1594, lettre du 19 février 1702,
(86).
6. Ibid,
(104).
7. Guerre : Al 1594,
(65).
8. Guerre : Al 1594, (186); cité par Saint-Germain dans Samuel Bernard, "Le Banquier des Rois". 9. Ibid, lettre du 5 mai 1702, (211). 10. Ibid, f° 232, lettre du 3 juin 1702,
(237).
11. Ibid, f° 4, lettre du 1er juin 1702, (240). 12. A.N. : G7 1121. Mémoire à observer sur la conduite qu'on (t) tenus ou tiennent ceux qui ont esté et sont chargés en France de faire remettre les fonds nécessaires aux a r m é e s de France dans les pays estrangers (2°); reproduit par H. Liithy, Loc. c i t . , p. 122-125. 13. A. E. : Corr. pol. genève, v. 22, f° 30. 14. Ibid, f° 86. 15. Ibid, f° 228. 16. B . N . , Factum Buisson, f° Fm 2225. 17. A.N. : G7 1119; Copie du mémoire donné par Huguetan à lord Godolphin.
Notes
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18. A. E. : Corr. pol. Genève, v. 22, f° 277-278. 19. Ibid, f° 299. 20. Ibid, f° 343; Liithy écrit en janvier 1702 (Loc c i t . , p. 84) : "GeorgesTobie Guiguer, en route de Londres pour Amsterdam fait un crochet par P a r i s pour y régler une affaire de famille. C'est soit lui, soit son f r è r e Isaac, qui est signalé en juin 1703 par un espion du baron de Malknecht à La Haye : "Un homme d'Amsterdam est parti pour Genève pour faire tenir de l'argent d'Angleterre aux Sevenes (entendont aux insurgés camisards des Cévennes), l'Homme s'appelle Guiguer". (A. E. : C o r r . pol. Bavière, v. 48, p. ?82, juin 1703) 21. Lettre de Jean-Henri Huguetan à Aglionby du 27 juillet 1703, Public Record Office, SP/96 10 : "Je suis bien informé des accusations que l'on a fait contre certains marchands français de Londres car c'est le chevalier H e n r y F u r n è s e qui a été le faux dénonciateur et ils viennent d'être tous déchargés ainsi que leur caution. Ce même F u r n è s e par ses calomnies fait é c r i r e aux magistrats de Hollande contre mon f r è r e ; mais ils ont bien connu que ce n'était qu'une jalousie de négociant à négociant; ce qui les a obligé à ne se donner du mouvement qu'en faveur de mon f r è r e . Votre Excellence ne s e r a pas surprise que ce c h e v a l i e r F u r n è s e aye prévenu lord Nottingham q u a n d e l l e s c a u r a q u e m o n f r è r e v o u l a i t e n t r e p r e n d r e à f a i r e l e s r e m i s e s d ' A n g l e t e r r e en H o l l a n d e p o u r c e t t e a n n é e c o m m e i l l e s a v a i t f a i t en p a r t i e l a g u e r r e p a s s é e et Furnèse pour éviter toute sorte de concurrence a inventé ces c a l o m n i e s . . . " 22. "Je passerai sous silence s'il est de l'intérêt de la France ou non d ' a voir interrompu les postes : mais je sçai bien que l'argent et l'or qui sortait de son royaume par la Hollande, Angleterre et Allemagne, n'en sortent plus et que j ' e n a v a i s f a i t v e n i r e t p a s s e r en A n g l e t e r r e p o u r d e s m i l l i o n s ce que je p e u x p r o u v e r . . . " I b i d . 23. Herbert Liithy : Op. c i t . , p. 89-90. 24. Ibid, p. 151. 25. Lettre Aglionby du 15 août 1703 : "Il (le résident de France) avait porté plainte contre un certain Guiguer qui était venu s'établir à Genève de façon à organiser en quelque sorte le même commerce qu'Huguetan en faveur des alliés et qu'à la suite de ces plaintes Guiguer avait été contraint de quitter la place et de se r e t i r e r mécontent dans le canton de Berne. " 26. Public Record Office, SP 96/10. 27. Public Record Office, SP 96/10. 28. Ibid. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Herbert Liithy, Loc. c i t . , p. 90. 32. Public Record Office, SP 96/10. Lettre Aglionby 31 oct. - 5 nov. 1703.
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33. A . E . : Corr. poi. Genève, v. 24, f° 264-265. 34. Il semble qu'il y ait là une e r r e u r de La Closure. Gamba et Lullinavaier t r a i t é directement avec Bouchu, intendant de l ' a r m é e d'Italie, sans passer par l'intermédiaire de Samuel Bernard. 35. A.N.
G7 544.
36. A.N.
G7 1123.
37. A.N.
G7 1123, lettre du 1er août 1704.
38. A.N.
G7 544, lettre du 21 novembre 1704.
39. A.N.
G7 1123.
40. A.N.
G7 1123.
41. A.N. G7 1119. - Lullin avait fait des expéditions d'or à Bernard. Le 3 octobre 1704 M. de Montesan prévôt des marchands de Lyon informe le contrôleur général qu'il a donné deux passeports à M. Lullin, banquier de cette ville pour faire voiturer par diligence 6 600 livres d'or et espèces nouvelles qu'il envoie à M. Bernard. 42. A„N. : G7 1123, lettre du 10 juillet 1705. 43. Sur Jean H. Huguetan, cf. A. E„ Sayous : Jean Henri Huguetan, financie: à Amsterdam et à Genève, Genève 1936; S. Stelling Michaud : Deux aspects du rôle financier de Genève pendant la guerre de Succession d'Espagne, 1935; Ed. van Biema : Les Huguetan de Mercier et de Vrijhoven, La Haye, 1918; H. Ltithy, Op. c i t . , p. 151, sqq. ; Saint-Germain, Op. cit., p. 167, sqq. 44. A.N. : G7 1123. 45. A.N. : G7 1123. 46. A.N. : G7 1119, lettre du 12 sept. 1705 : "Bernard ne me donne icy pour 100 escus de banque valant 240 florins, que 106 escus de 3 livres 15 et ne m'en paie la valeur que 4 mois après. " 47. Le "mémoire à observer sur la conduite qu'ont tenu et tiennent ceux qui ont esté et sont chargés en France de faire remettre les fonds néc e s s a i r e s aux armées de France dans les pays estrangers vraisemblablement inspiré par Huguetan, rapporte que B e r n a r d . . . B . . . "était faufilé avec des Genevois e t d e s S u i s s e s dont il s'est servis pour cette manœuvre même dans toutes les provinces de France jusques à en envoyer exprès là où 11 n'y en avait pas d ' e s t a b l i s . . . " A.N. : G7 1121. 48. A . E . : Corr. pol. Genève, t. 24, f° 197. 49. D'après un mémoire de Huguetan la première refonte des espèces o r donnée en aurait fait apparaître une masse de numéraire de 530 000 000 de livres. L o r s de la seconde refonte cette masse aurait été réduite à90 000 000 de livres. 50. Ibid, v. 22, f° 256. 51. Zollikofer. 52. Sur les Hogguer, voir LUthy : Histoire de la banque protestante, p. 169
Notes
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qq. Hogguer : Mémoire du Baron Hogguer financier diplomate concernant i France et la Suède, Amiens, 1890. Nous avons également consulté aux a r hives cantonales de Saint-Gall le dossier Hogguer Gonzenbach, le Livre des ourgeois de Saint-Gall et la Stematologie Saint-Gallensis qui nous ont été imablement communiqués par le Dr. Alfred Schmid, conservateur des a r hives Vadiana. 53. Le 6 août 1708, Hogguer écrit au contrôleur général : "Le maréchal e Villeroy m ' a fait l'honneur de me marquer que Votre Grandeur dans son oyage à P a r i s lui a témoigné qu'elle réglerait mon compte incessamment. " A..N. : G7 1126) Le 16 février 1715, le contrôleur général Desmaretz écrit à Le Rebours, atendant des Finances : "Mme de Maintenon m ' a marqué d'une manière assez r e s s a n t e l'intérêt qu'elle prend à l ' a r r ê t é des comptes des sieurs Hogguer e Bignan et de ses f r è r e s . " (De Boislisle, Correspondance des contrôleurs énérp.ux, t . III) n° 1789, p. 579. Les Hogguer bénéficièrent également de la rotection active de Mme de Caylus, nièce de Mme de Maintenon qui interient en leur faveur auprès de M. Le Rebours, G7 1126. 54. D'après le Dictionnaire historique et biographique de la Suisse : Neufhatel, 1921. 55. Il semble qu'une fille de Hans Jakob ait épousé un Solicoffre dont elle ut un fils Jean-Jacques et une fille Marguerite qui fut mariée à Joachim cherer. 56. Déclaration du 12 octobre 1693. 57. En 1696, les Hogguer avaient déjà fourni des espèces à la monnaie de jyon (Ltithy, Loc. c i t . , p. 133). 58. A.N. : G7 1123. 59. ". „. Il en est de même de ceux qu'on a chargé de la fabrique des 10 ois à Strasbourg et à Metz qui sont aussy des Suisses et Genevois, lesquels ;agnent plus de 50% par l'abus qu'il s font dan s s l'alliage. A.N. : G7 1121. 3
60. A.N. : G7 1123-1126-1392, V7 212; Guerre : Al 1613-2185; B.N. : Fm 16 223.
61. Sur Desmaretz et l'affaire des pièces de 4 sols : De Boisjourdan l e l a n g e s . . . contenant des détails sur les événements et les personnes m a r i a n t e s de la fin du règne de Louis XIV, des p r e m i è r e s années de celui de jouis XV et de la Régence, P a r i s , 1807, t . II, p. 324, et Saint-Simon : Mémoires, t. VII, p. 128-134-135-137. 62. Saint-Simon, t. VII, p. 128 sqq. Factum Hindret, f° Fm, 7567; La $eaumelle : Mémoires pour servir à l ' h i s t o i r e de Mme de Maintenon, t. IV, . 252. 63. B. N. mss, dossiers bleus 358. 64. De Boislisle : Correspondance des contrôleurs généraux des Finances, . II, n° 690, p. 209, lettre du 13 novembre 1704. 65. Le modèle de ces t r a i t e s figure au dossier Hogguer Gonzenbach de ¡aint-Gall : "A P a r i s le 6 sept. 1706. Au dernier de ce mois nous payerons
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dans Milan au domicile de M. Paul Jérôme Castelli à l'ordre de M. de Montgelas, T r é s o r i e r G é n é r a l de l'Extraordinaire des Guerres la somme de 56 333 livres et 1/3 pistoles ou leur valeur à raison de 24 livres monnaie courante de Milan, valeur reçeue dudit sieur. Les f r è r e s Hogguer". 66. A.No : G7 361. 67. A.N. : G7 1123. 68. Banquier de l'Extraordinaire des Guerres. 69. A.N. : G7 1123. 70. Chamillart avait dispensé les Hogguer des r e m i s e s prévues en Italie pour les mois d'octobre, novembre et décembre 1706 "à cause des changements extraordinaires survenus depuis le traité"; A.N. : G7 1123. 71. De Boislisle : Correspondance des contrôleurs généraux, t . II, n° 10 8] et notes p. 345 sqq. 72. Ils ne pouvaient effectivement pas prendre aux monnaies des piastres sur le pied de 34 73. A.N. : G7 74. A.N. : G7 75. A.N. : G7 76. A.N. : G7 77. Ibid. 78. A.N. : G7 79. A.N. : G7 80. Les subsides des Flandres devaient être livrés à raison de 1 200 000 livres par mois de janvier à avril, 1 000 000 de mai à octobre et 1 200 000 de novembre à décembre. Bernard prenait les louis en France à 14 livres 5, les livrait sur les places flamandes où ils n'étaient p r i s que pour 13 livres 2 sols 6 deniers, et recevait du gouvernement français une compensation pour diminution d'espèces, sans compter l'indemnité de "perte de change" qui n'était pas précisée d'avance et que Bernard proposa de fixer à 14%. Les paiements étaient effectués entre les mains du t r é s o r i e r de l ' a r m é e des Flandres par les banquiers flamands Le Cerf à Bruges et de Coninck à Anvers. Bernard parvenait, grâce à un circuit assez complexe, à rembourser ces banquiers avec du papier sur Amsterdam, accepté ou livré par Andri Pels et Fils, qui étaient à l'étranger, ses plus puissants correspondants. Quant aux fournitures d'Espagne, elles étaient effectuées à raison de 500 000 livres par mois et les louis de France à 14 H 5 n'étaient p r i s que pour 12 livres sur les places espagnoles. Le change était demandé à 14. Sur les rapports de Bernard et des Hollandais, voir lettre La Closure au contrôleur général du 22 juin 1709, A.N. : G7 1119 : "Il (Bernard) a peut estre l ' a d r e s s e de faire paraistre qu'il a en despot l'argent de bien des per sonnes, mais on croit que c'est par artifice et on est bien persuadé tout au contraire qu'il a des sommes considérables en France parmy les gens qui lui sont affidés et en Hollande chez messieurs Pels qui sont presque les seuls
Notes
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correspondants qu'il ayt ménagés. Enfin il luy semble qu'il importe peu que le crédit et le commerce du Royaume tombe et que les particuliers soient ruinés, pourvu qu'il reste dans l'opulence. " Cf. aussi lettre de Bernard au contrôleur général du 24 août 1706; A. N. : G7 1120 : "Il est revenu au conseil de commerce que vous vouliez donner la permission de laisser entrer dans le royaume 200 millions de fanons de baleine. Cela est contre le principe de tout le conseil, fait beaucoup de bien à la Hollande et tort à l ' E t a t . . . Si vous trouvez à propos de donner une telle permission, il serait plus juste que ce fut en ma faveur que de qui que ce soit puisque cela décyderait à me bien mettre dans l'esprit des Hollandais dont j ' a y t o u s l e s j o u r s b e s o i n p o u r f a i r e v o s t r e s e r v i c e . Ils m'en ont escrit plusieurs fois, je les ay toujours refusés croyant la chose contre l'intérêt de l'Etat. " 81. "Le sieur Bernard fournira deux millions tous les mois si faire se peut tant en Italie, Flandres et Dauphiné qu'autres lieux; s'il peut fournir davantage il f e r a plaisir; si par les difficultés il lui était impossible de faire en entier les deux millions par mois, il n'en aura aucun reproche, étant p e r suadé de son zèle pour le service du Roi. Il lui s e r a donné dès à présent des assignations d'avance pour douze millions et dans le mois d'avril prochain pour douze autres millions, sauf à compter de 3 en 3 mois ce qui luy s e r a deub de plus ou de moins. Il s e r a ordonné aux receveurs généraux et autres sur qui seront les assignations de fournir leurs rescriptions ou lettres de change payables un mois et dix jours après l'échéance des assignations, s'il s'en trouve quelques uns qui ne puissent pas fournir ainsi leurs lettres de change ou rescription à jour préfix il leur sera permis de prolonger leurs lettres de change ou r e s cription d'un mois, même jusqu'à deux en ajoutant l'intérêt aux dites lettres de change, qui seront à jour préfix; de cette manière ceux qui demanderont la prolongation de 2 mois ne paieront l'intérêt que de ces 2 mois quoyque leurs rescriptions ou lettres de change ne seront payables que 3 mois et 10 jours après l'échéance des assignations. Le sieur Bernard en s e r a crû sur ces mémoires pour le prix des changes et autres f r a i s , ne pouvant à présent fixer aucun prix. " A. N. : G7 1120. 82. Saint-Germain : Samuel Bernard, le banquier des rois (p. 217). Jean Nicolas par acte sous seings privés du 20 août 1707 avait passé avec Samuel Bernard un acte de société bancaire valable pour cinq ans aux t e r m e s duquel celui-ci apportait "le fonds total" et celui-là son industrie seulement. La Closure, résident de France à Genève écrivait au contrôleur général le 22 juin 1709 : "Il (Fatio) avait espéré depuis que M. Nicolas s'estant a s socié avec M. Bernard peut-être celui-ci serait-il plus humain et plus t r a i table e t c e t t e r a i s o n l ' a v a i t p o r t é e t b i e n d ' a u t r e s G e n e v o i s e n d e r n i e r l i e u de s ' y m e t t r e t o u t d e l e u r l o n g entre autres MM. Jean Louis Calandrini, Ami Perdriau, Barthélémy Favre et les enfants de la veuve Martin q u i a v a n t c e l a a v a i e n t f a i t p o i n t ou p e u d ' a f f a i r e s a v e c l u i . " A . N . : G 7 1119. 83. Bernard au contrôleur général, 22 mai 1709 : "C'est lui (Lullin) qui a toujours mené le sieur Castan comme un petit g a r ç o n . " A.N. : G7 363. 84. A,N. : G7 120.
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La poignée du glaive
85. A.N.
G7 361, lettre du 10 mai 1707.
86. A.N.
G7 361.
87. A.N.
G7 361.
88. A.N.
G7 1119, lettre Montargis du 26 m a i 1707.
89. A. E.
Corr. pol. Hollande, v. 209-210, f° 53 et 65.
90. Ibid, f° 60, lettre du 15 juin 1707. 91. Ibid, f° 72, lettre du 17 juin 1707. 92. Guerre : Al 2022, (343). 93. Holl., v. 209-210, f° 96. 94. A.N. : G7 1120. 95. M. de Montargis avait reçu du T r é s o r le 10 sept. 1707 1 400 000livres d'assignations destinées aux Sacerdoti; lettre du 20 septembre 1707 (G7 1120) 96. Lettre du 25 septembre (G7 1120). 97. A.N. : G7 362, lettre du 8 novembre 1707. 98. De Boislisle : Correspondance des contrôleurs généraux des Finances, t. H, n° 1345, p. 447. 99. A.N. : G7 1120. 100. A.N. : G7 1120, 17 novembre 1707 : "Je reconnais que Monseigneur Chamillart m ' a fait payer par M. de Montargis, T r é s o r i e r de l'Extraordinair des Guerres la somme de t r o i s millions quatre cent cinquante mille livres en nouveaux billets de monnaye dont j'ay déjà mon reçeu au sieur de Montargis à compte de quoy j'ai déjà fourni en Flandre et Dauphiné la somme de onze cent trente cinq mil sept cent une livre deux sols six deniers et fourniray dans le mois courant et le prochain suivant l'état que Monseigneur m ' a envoyi le surplus jusqu'à la somme de t r o i s millions quatre cent cinquante mil livres sous les conditions que s'il y avait de la perte sur les billets de monnaye dans les t e r m e s cy-après du 15 janvier, 15 décembre et 15 m a r s prochain, Monseigneur m'en f e r a tenir compte suivant le cours de la place à proportion des sommes que j'auray avancées si mieux n'aime Monseigneur me faire payer en argent comptant onze cents mille livres au 15 janvier prochain, onze cents mille au 15 février et douze cent cinquante mille livres au 15 m a r s aussi prochain en lui rendant pour pareille somme de billets de monnoye et en me tenant compte en outre des changes, sans préjudice des comptes qui sont à régler pour les r e m i s e s que j'ay faites pour le service de l'Extraordinaire des G u e r r e s . " "Fait à P a r i s le 17 novembre mil sept cent sept". 101. Les f r è r e s P a r i s , ayant besoin en octobre 1707 de 400 000 livres pour a s s u r e r le paiement des troupes avaient p r i s un arrangement avec Libert de la T r i m e r i e , banquier de Lille qui acceptait de leur livrer cette somme pour le 23 et le 24 octobre contre une lettre de change de Samuel Bernard payable en o r . L ' i n t é r e s s é réagit avec humeur.
Notes
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Paris le 21 octobre 1707 : "Messieurs, écrit-il aux Paris, j'ay reçeu vos deux lettres des dix-sept et dix-huit de ce mois. J'ordonne de tous côtés de remettre des fonds à M. Libert de la Tramerie; il vous paiera à mesure qu'il les aura reçeu, J'ay écrit avec tant de vivacité que j'espère qu'il aura bientost bonne somme à vous payer, car vos manières de tirer sur moy ni de faire tirer ne me conviennent pas du tout. Cela perd entièrement mon crédit et fait monter les changes considérablement; en 24 heures vous avez tiré des lettres de change sur moy payables en louis d'or que j'accepteray point; cela est d'une trop grande conséquence, cela laisse soubçonner un retrait d'espèces qui est pernicieux et cela ferait encore un effet dangereux qui est que quand je n'aurais pas de louis d'or à donner ou des écus espèces et que je ne pourrai payer qu'en pièces de 20 livres ou de 10 sols on me demanderait 15 ou 20% de différence; en un mot je suis bien résolu de ne pas taster de cela." Guerre : Al 2020, (219).
Livre V L E S T A C H E R O N S DE L A
PAIX
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