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AUTORITÉ DES AUTEURS ANTIQUES: ENTRE ANONYMAT, MASQUE ET AUTHENTICITÉ
HOMO RELIGIOSUS SERIE II La Collection Homo Religiosus Série II fait suite à la Collection Homo Religiosus publiée de 1978 à 2001 par le Centre d’Histoire des Religions de Louvain-la-Neuve sous la direction de Julien Ries et diffusée par les soins du Centre Cerfaux-Lefort A.S.B.L. La Collection Homo Religiosus Série II est publiée et diffusée par Brepols Publishers. Elle est dirigée par un comité scientifique que préside René Lebrun, et dont font partie Marco Cavalieri, Agnès Degrève, Charlotte Delhaye-Lebrun, Julien De Vos, Charles Doyen, Patrick Marchetti, André Motte, Thomas Osborne, Jean-Claude Polet, Natale Spineto et Étienne Van Quickelberghe.
HOMO RELIGIOSUS série ii
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AUTORITÉ DES AUTEURS ANTIQUES: ENTRE ANONYMAT, MASQUE ET AUTHENTICITÉ Édité par Maria Gorea et Michel Tardieu
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Illustration de couverture: Manuscrits enchaînés de la collection Schøyen (The Schøyen Collection, 15.2 Chained Bindings) www.schoyencollection.com
© 2014, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2014/0095/107 ISBN 978-2-503-55262-0 Printed on acid-free paper
SOMMAIRE
Michel Tardieu et Maria Gorea Introduction ............................................................................................ 7 Jean-Jacques Glassner L’autorité de l’auteur en Mésopotamie. Étude de cas.............................. 21 Dennis Pardee L’autorité littéraire au xiiie siècle av. J.-C. ? ϏIlîmilku d’Ougarit : scribe/ auteur ? ................................................................................................. 35 Claude Calame L’autorité d’Orphée, poète et chanteur : entre tradition orale et pratiques de l’écriture ........................................................................................... 59 Andrei Cornea Comment Plotin invoque-t-il ses autorités ? ou Sur la ressemblance cachée du Bien et du Mal ................................................................................ 89 Paolo Scarpi L’autorité divine d’Hermès Trismégiste, pour une « nouvelle religion de la tolérance » ............................................................................................. 99 Jean Kellens L’autorité sacrée de l’Avesta .................................................................. 111 Jean-Noël Robert Un para-Sûtra du Lotus dans le Japon d’Edo : Le Myôhô-Tenjin-kyô ..... 121 Michel Tardieu La notion manichéenne d’auteur ......................................................... 137 Maria Gorea Quelle autorité pour les pseudépigraphes ? .......................................... 153 Guy G. Stroumsa Écritures et paideia dans l’antiquité tardive .......................................... 189 5
Jean-Daniel Dubois La référence au « corps de la vérité » dans l’exégèse biblique de la gnose valentinienne ....................................................................................... 203 José Costa Auteur et autorité dans la littérature rabbinique ancienne .................... 213 Christian Julien Robin et Asmahan al-Garoo Les poètes de Ձimyar dans les ouvrages d’al-Ձasan al-Hamdānī (Yémen, xe siècle è. chr.). De la fiction à l’illusion .............................................. 249
Fig. 1. Manuscrits enchaînés de la collection Schøyen (The Schøyen Collection, 15.2 Chained Bindings) www.schoyencollection.com
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INTRODUCTION par Michel Tardieu et Maria Gorea
Textualiser Les chaînes du texte Le symbole du colloque qui fut à l’origine de ce volume* est une image de livres protégés par des chaînes (fig. 1). Mon interprétation personnelle est dépourvue de toute autorité. Les livres photographiés sont de vieux manuscrits médiévaux de la collection Schøyen, portant des reliures à fermoirs métalliques des xive-xve siècles1. Les chaînes sont de la grosse chaîne en fer. Rien à voir donc avec les jolies chaînes que l’on porte en amulettes, au cou ou au poignet, ou avec la chaîne d’or cosmique du temple de Nysa dans le Roman d’Alexandre ou celle, institutionnelle et métaphysique, des néoplatoniciens.
* NdÉ : Le colloque « Auteurs et autorité des textes littéraires et religieux », tenu les 1er et 2 décembre 2008, au Collège de France, sous la présidence de Michel Tardieu, avait bénéficié de soutiens multiples, de la part de grandes institutions scientifiques et culturelles mais aussi de personnes privées : le Collège de France, l’UMR 8167 « Orient et Méditerranée », l’Université Paris-Sorbonne, l’École pratique des hautes études, en la personne de plusieurs de ses éminents représentants, dont le doyen de la section des Sciences religieuses, M. Philippe Hoffmann, qui a eu la tâche difficile de suivre les débats pour en tirer les résultats, le CNRS, la région Île-de-France, ainsi que Mme Catherine Lehideux, MM. Gérard Le Roux, Jean Solanet et Jean-Louis Vullierme. À toutes ces institutions et à ces personnes qui nous ont apporté leur concours avec beaucoup de générosité, nous adressons un hommage de profonde reconnaissance. 1 Pour n’en citer que quelques-uns de ces livres enchaînés : les manuscrits Schøyen 690 (c. 1400, en allemand) et Schøyen 691 (1380-1430, en latin et allemand), en provenance du scriptorium du monastère bénedictin de Zwettl (Waldviertel, Autriche) ; le manuscrit Schøyen 1393 (fin du xiiie siècle-1433) de Heidelberg et le manuscrit Schøyen 1833 (14301444, en latin et allemand), provennant de la bibliothèque de Johannes Sintram, à Würzburg.
M. Tardieu – M. Gorea
Les chaînes de fer seraient-elles les entraves du texte qui depuis mille ans à la façon de la lourde chaîne de l’Apocalypse (20,1-3) retient le dragon enchaîné dans l’abîme, l’antique serpent, en attendant le jour où l’ange à la clé, quelque savant herméneute, viendra relâcher les mots prisonniers ? Ou bien, pour aller dans un sens opposé, la grosse chaîne de fer est-elle ce qui relie et rattache les mondes séparés, consolide et protège, si du moins il n’y a pas de chaînon manquant ? Ces deux interprétations plaisantes ont pour but de sortir des préfixes que l’on a joints à texte : hyper-, hypo-, sur-, inter-, con-, décon-, j’en oublie sûrement. Maria Gorea écrit dans Job, ses précurseurs et ses épigones : Je me garderai bien de parler d’intertextualité. Le terme serait d’autant plus impropre qu’il n’est pas assuré que l’on ait affaire à des textes à proprement parler. Une persistance acoustique, le souvenir d’un mot entendu, répété, une résonance, un écho, le tout décontextualisé, ne font pas de ces réminiscences des marques d’une intertextualité (p. 22).
Je textualiserai donc par deux séries d’exemples empruntés à la littérature ancienne ou à l’histoire de la philosophie. L’autorité réhabilitée Dans son mémoire sur Renan comme orientaliste (1894), Ignaz Goldziher (1850-1921) résumait les acquis de l’exégèse historico-critique du xixe siècle, appliquée principalement à la Bible hébraïque mais aussi au Coran par Julius Wellhausen et aussi par lui-même dans ses Études muhammadiennes2 de la façon suivante : « Les sources servent moins à donner accès aux événements de ces temps anciens qu’ils prétendent raconter qu’elles ne témoignent plutôt de l’histoire de la vie intellectuelle des périodes pendant lesquelles ces documents considérés comme sources ont été notés et rassemblés3 ». La conception qu’on se faisait du contenu de la religion ou de la science dans la logique de cette position analytique était de substituer une croyance
2 J. Wellhausen (1844-1918) : Geschichte Israels (1878), Muhammed in Medina (1882), Reste Arabischen Heidentums (1897), Das arabische Reich und sein Sturz (1902). I. Goldziher, Muhammedanische Studien, I-II, Halle, 1889-1890, partiellement traduites par L. Bercher sous le titre Études sur la tradition islamique, Paris, Adrien Maisonneuve, 357 p.). 3 I. Goldziher, Ernest Renan als Orientalist, traduction allemande par P. Zalan, Zurich, Spur Verlag, 2000, 100 p., passage cité par R. Brague, Ignace Goldziher. Sur l’islam. Origines de la théologie musulmane, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 28. Bibliographie : L. I. Conrad, « Ignaz Goldziher on Ernest Renan. From Orientalist Philology to the Study of Islam », in M. Kramer (éd.), The Jewish Discovery of Islam. Studies in Honor of Bernard Lewis, Tel Aviv, Moshe Dayan Center, 1999, p. 137-180.
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Introduction
fondée sur l’autorité ou l’opinion (doxa)4 en une croyance fondée sur la conviction personnelle, comme si au fond la première était source d’erreur et la seconde une garantie de vérité. Or, comme cela a été bien noté par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, « dans le système de l’opinion et du préjugé, s’attacher à l’autorité des autres ou à sa conviction propre diffère seulement par la vanité inhérente à la seconde manière5 ». L’Aufklärung a discrédité le concept d’autorité, parce que celui-ci impliquait la soumission au jugement de l’autre ou l’obéissance à une loi écrite, ce qui est le contraire de la raison et de la liberté6. C’est ce que développe Gadamer dans Vérité et méthode. Mais Kant a vu parfaitement le jeu pervers consistant à substituer à l’autorité ou aux autorités du texte celle de son manipulateur moderne, philologue ou historien. Il écrit dans une lettre à Johann Georg Hamann ceci : Quand une religion en arrive au point de faire reposer sa construction à toutes les époques et chez tous les peuples sur la connaissance critique des langues anciennes, ainsi que sur l’érudition en philologie et en histoire ancienne, alors c’est celui qui a les meilleures connaissances en grec, en hébreu, en syriaque, en arabe, etc., de même que dans les documents de l’Antiquité, [c’est celui-là donc] qui va amener tous les orthodoxes, comme des enfants, là où il veut, que cela leur plaise ou non. Ils n’ont pas le droit de broncher, car ils ne peuvent se mesurer à lui dans les choses qui, de leur propre aveu, ont force de preuves7.
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Le renvoi explicite à l’autorité est commun à toutes les disciplines. Hippocrate et les médecins grecs sont les autorités du géographe aussi bien que celles du vétérinaire. Pour les premières : V. Minorsky, Marvazî on China, the Turks and India, London, The Royal Asiatic Society, 1942, p. 36-39 (ch. IX, 17-20) ; pour les secondes : A. Bertocchi et A. Orlandini, « L’expression de la modalité dans les textes de médecine vétérinaire antique », in M.-Th. Cam (éd.), La médecine vétérinaire antique. Sources écrites, archéologiques, iconographiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 170-172 [p. 169-178] ; bibliographie récente sur l’argumentum ad uerecundiam comme principe d’autorité : ibid., p. 170, n. 6. 5 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction J. Hippolyte, I, Paris, Aubier, 1941, p. 70. Texte cité par H. Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, Paris, Cerf, 1990, p. 746. 6 Sur cette thématique, H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1976, p. 117118 ; H. Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, p. 749. Discrédit et réhabilitation des concepts d’autorité et de tradition, H.-G. Gadamer, Truth and Method, Second Edition, Translation revised by Joel Weinsheimer and Donald G. Marshall, London, Sheed & Ward, 1996, p. 271-285. 7 Kant’s gesammelte Schriften 10, Briefwechsel I, 1747-1788, 1900, p. 152-153. Cité par E. Troeltsch, L’absoluité du christianisme, traduction de J.-M. Tétaz, Ernst Troeltsch. Histoire des religions et destin de la théologie. Œuvres III, Paris, Cerf, 1996, p. 81-82.
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M. Tardieu – M. Gorea
L’autorité mimétique La conviction qui se fonde sur l’autorité, et non plus sur un argument de raison, résulte d’une circonstance extérieure ou de la nature. Tel est le point de vue très « logique » de Cicéron dans les Topiques (XIX). À ses yeux, c’est aussi le talent, la chance, l’âge, la richesse, la beauté, l’expérience, qui font l’autorité. Toutes circonstances personnelles qui relèveraient de ce qu’on appelait autrefois les charismes et à l’occasion desquelles l’autorité en tant que position de pouvoir aime à se reproduire. Quelqu’un de bien placé pour réfléchir dans cette perspective fut Jérôme de Stridon. Il traduisit une Bible qui des siècles durant fit autorité. Personne dans la hiérarchie ne se risquait à contester ses positions de pouvoir. Dans sa Lettre 58 au prêtre Paulin, écrite au début de 395, il situe cette fois-ci son développement sur l’autorité par rapport aux modèles culturels de l’éducation, organisés en tétrades, qu’il s’agisse de stratégie militaire ou bien d’arts libéraux : Chaque profession (propositum), écrit-il, a ses chefs de file (principes) : que les généraux romains imitent les Camille, les Fabrice, les Régulus, les Scipion ; que les philosophes prennent pour modèles Pythagore, Socrate, Platon, Aristote ; que les poètes cherchent à égaler Homère, Virgile, Ménandre, Térence, les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live, les orateurs Lysias, les Gracques, Démosthène, Cicéron.
Le montage numérique des autorités de la culture classique lui sert de modèle à la structure des nouvelles autorités, celles de la culture chrétienne, qu’il s’agisse de fonctions ecclésiastiques, de pratique monastique, ou encore d’exégèse scripturaire : Pour en venir à notre religion (ad nostra), écrit-il, qu’évêques et prêtres aient pour exemples les apôtres et les hommes apostoliques ; ils possèdent le même honneur, qu’ils s’efforcent d’en avoir aussi le mérite. Quant à nous, nous avons comme chefs de file de notre profession, les Paul, les Antoine, les Julien, les Hilarion, les Macaire, et, pour en revenir à l’autorité des Écritures (ad scripturarum auctoritatem), le premier d’entre nous est Élie, Élisée est nôtre, nos guides sont les fils des prophètes qui habitaient la campagne et le désert, ou se faisaient des tentes près des eaux du Jourdain. De leur race sont aussi ces fameux fils de Réchab, qui ne buvaient ni vin ni bière, demeuraient sous des tentes, et que, par Jérémie, loue la voix de Dieu même8.
Les critères de l’éducation sont aux fondements de l’autorité qui aime à se reproduire. Ils sont le savoir respectable de ceux qui tiennent des autres leur
8 Jérôme, Lettres, LVIII 5 ; traduction de J. Labourt, Saint Jérôme. Lettres, III, Paris, Belles Lettres, 1953, p. 79. Sur les Réchabites : Jérémie 35,1 ; 2 Rois 10,15-17.
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Introduction
savoir-faire. Mais que faire ? Et comment choisir entre l’autorité de Platon qui reporte sur d’autres (Er, Hermès, Zoroastre, les prêtres d’Héliopolis) ses pensées propres ou bien l’autorité d’Aristote qui raisonne avec les idées des autres (Constitutions et Métaphysique) ? Un passage tiré de la Summa philosophiae du Pseudo-Robert Grosseteste et récement mis en évidence par Peter von Moos dans son étude sur l’auteur comme fiction (fictio auctoris) pose le problème ainsi : Il est très vrai que Platon fut dans sa manière de vivre quelqu’un de très avisé, extrêmement brillant dans sa façon de parler, très éloigné de toute arrogance. C’est pourquoi aussi il a rédigé les questions, qu’il avait à cœur de traiter, de préférence sous un nom étranger. Par contre, chez Aristote, la perversité de contredire et de s’acharner à prouver a fait de lui apparemment quelqu’un de très arrogant. Le désordre du style et un sens aigu de la recherche l’ont rendu antipathique. Sa grandeur d’esprit n’a pas à être surestimée, soit parce qu’il a rejeté la sagesse des anciens dont il était plutôt envieux, soit parce qu’il se l’est appropriée comme s’il en avait été l’auteur9.
L’autorité mimétique a-t-elle d’autres voies que la falsification ou le plagiat ? M. T.
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Verissimum est Platonem in agendis humanis doctissimum fuisse eloquioque comptissimum, arrogantiaeque… abstinentissimum, ideoque et materias, quas tractare delegit sub nomine potius alieno stilo mandasse. At contra Aristotelem contradictionis insectandique improbitas arrogantissimum videri fecit, stilique incompositio, exquisita investigatio invidum reddidit, nec magnipendenda ingenii magnitudo, cum sapientiam priorum potius videretur invidiose reprobasse, aut tamquam sibi auctore appropriasse (Pseudo-Robert Grosseteste, Summa philosophiae, I 3, éd. L. Baur, 1912 [Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 9], p. 278) ; sur ce texte : voir P. von Moos, « Fictio auctoris. Eine theoriegeschichtliche Miniatur am Rande der Institutio Traiani », in H. Fuhrmann (éd.), Fälschungen im Mittelalter. Teil I. Kongreßdaten und Festvorträge. Literatur und Fälschung, Hannover, Hansche Buchhandlung, 1988 (Monumenta Germaniae Historica Schriften 33/I), p. [739-780], p. 739, n. 2.
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Autorité de l’auteur Ce livre est né aussi de la nécessité de poser (ou reposer) la question de la place de l’auteur dans l’Antiquité et de comprendre d’où émanait l’autorité d’une œuvre – prestige souvent tardif sinon posthume. La réception et la valorisation d’une œuvre ne semble pas avoir toujours eu un rapport avec la question de l’auteur. L’ancienneté des œuvres littéraires anonymes suffisait à leur garantir une autorité, contrairement aux ouvrages d’érudition et scientifiques où la signature semblait nécessaire pour attester de leur pertinence. C’est dans la modernité que la question de l’auteur sera débattue par la critique littéraire. En écrivant « ce n’est pas tant moi qui ai fait mon livre que mon livre qui m’a fait10 », Montaigne n’entendait pas minimiser la place de l’auteur dans le rapport qu’il entretient avec son œuvre, ni sousestimer la part d’autorité qui est prêtée à un auteur, mais il mettait en avant la vertu formatrice de l’écriture : celle-ci est une sorte de révélateur de la force créatrice d’un auteur et ce d’autant plus que Montaigne convoquait les classiques et s’autorisait d’eux. La pertinence d’un rapport entre la biographie de l’auteur et son œuvre semblait pouvoir être mise en doute depuis Mallarmé11 et Proust, pour qui « le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres12 ». Si le discours critique traditionnel jouait encore de l’autorité de l’auteur, sa figure a été par la suite discréditée et la notion d’intention a été elle aussi objet de défiance. C’est la leçon anti-autoritaire du structuralisme et du poststructuralisme sur la non-prise en compte de l’auteur, quand ce n’est pas sur
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Essais, II, xviii. Blanchot reformulera : « Nous n’écrivons pas selon ce que nous sommes ; nous sommes selon ce que nous écrivons » (M. Blanchot, L’espace littéraire [« L’œuvre et l’espace de la mort »], p. 108-109). 11 On prête à Mallarmé une critique de la biographie en tant que principe d’explication d’une œuvre, mais Lloyd James Austin a pu montrer que Mallarmé apréciait et pratiquait même la biographie (L. J. Austin, « Mallarmé et la critique biographique », Comparative Literature Studies, 4, 1.2 [1967], p. 27-34). « Le poète puise en son individualité, secrète et intérieure, plus que dans les circonstances », écrivait-il. 12 M. Proust, en critique de la méthode de Sainte-Beuve, consistant à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, avançait l’argument d’un « moi » de l’auteur différent de celui qui se manifeste dans la vie, dans la société dans son étude sur « La méthode de Sainte-Beuve » (Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954).
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Introduction
sa sous-estimation, sur la dépréciation de sa biographie et de son intention, voire sur l’« annulation » (Blanchot13) ou la mort de l’auteur (Barthes14). Michel Foucault, tout en constatant la tendance à l’effacement de l’auteur, s’est interrogé sur la pertinence de vouloir dissocier complètement œuvre et biographie, de briser l’unité « l’homme-et-l’œuvre » : « Il est insuffisant d’affirmer : passons-nous de l’écrivain, passons-nous de l’auteur, et allons étudier, en elle-même, l’œuvre15 ». On peut difficilement considérer inopérante la notion d’intention auctoriale dans le cas de certaines œuvres antiques. Elle se révèle particulièrement pertinente lorsque l’on étudie des recueils de textes sacrés, où pourtant la figure de l’auteur est indiscernable. De même que l’attribution de certains écrits à d’illustres personnages ou à une lignée prestigieuse pouvait renforcer l’autorité de ces écrits, l’anonymat ou l’absence de l’auteur pouvait, paradoxalement, se révéler une source d’autorité. Qu’il y ait eu des auteurs, cela pouvait gêner ceux qui ont usé par la suite avec autorité de ces écrits. Révéler l’auteur pouvait même nuire à l’autorité : l’impersonnel, la voix off venant de nulle part fascinait davantage, comme ces objets sacrés « non faits par main d’homme ». On peut se demander si ce n’est pas précisément dans l’effacement de l’auteur d’un écrit religieux que se crée l’œuvre et que naît son autorité. D’où procède la dénégation de leur 13
« Le moment où ce qui se glorifie en l’œuvre, c’est l’œuvre, où celle-ci cesse en quelque sorte d’avoir été faite, de se rapporter à quelqu’un qui l’ait faite, mais rassemble toute l’essence de l’œuvre en ceci que maintenant il y a œuvre, commencement et décision initiale, ce moment qui annule l’auteur est aussi celui où, l’œuvre s’ouvrant à elle-même, en cette ouverture, la lecture prend l’origine » (M. Blanchot, « L’œuvre et la communication », in L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 266-267) ; « Tout écrivain, tout artiste connaît le moment où il est rejeté et comme exclu par l’œuvre en cours. […] L’œuvre exige de l’écrivain qu’il perde toute “nature”, tout caractère, et que, cessant de se rapporter aux autres et à lui-même par la décision qui le fait moi, il devienne le lieu vide où s’annonce l’affirmation impersonnelle. » (Ibid., [« L’œuvre et la parole errante »], p. 59-62). 14 R. Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), in Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984 (Essais critiques 4). 15 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Conférence du 22 février 1969 à la Société française de philosophie, au Collège de France. Le texte de la conférence et les débats qui ont suivi ont été publiés dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 63,3 (1969), p. 73-104, et repris dans D. Defert, Fr. Ewald, J. Lagrange (éd.), Dits et écrits 19541988, 1, 1954-1969, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), texte 69, p. 789821 : « … l’écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire qui n’a pas à être représenté dans les livres, puisqu’il est accompli dans l’existence même de l’écrivain. L’œuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur. […] Tout cela est connu ; et il y a beau temps que la critique et la philosophie ont pris acte de cette disparition ou de cette mort de l’auteur. » (p. 793).
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production chez les auteurs de religieux ? Serait-ce la modestie de celui qui a conscience du caractère ténu de l’originalité de son œuvre, en raison de la longue tradition qui le précède ? Il est vrai que, dans l’Antiquité, on signait d’autant plus rarement ses propres compositions qu’on avait l’habitude de recourir à un fonds littéraire considéré comme le bien de tous. Il convient donc de distinguer entre un « auteur » au sens que le romantisme a donné à ce terme (impliquant l’originalité), et l’« auteur » ancien qui seulement met en forme une matière dont il n’est pas à proprement parler l’inventeur, sinon dans la mesure où il adapte un genre, adopte un thème pris ailleurs, en innovant dans la variation. Le régime classique de la création ne se résume pourtant pas à une simple continuité littéraire à partir d’une matière préexistante, d’un répertoire que l’on actualise. Il n’est pas certain qu’il faille renoncer, dans le cas de la littérature ancienne, aux notions d’originalité, de style en tant que singularité ou expression propre de l’auteur, ou d’autonomie du littéraire. Dans la dialectique invention-fidélité au modèle, le mérite d’un auteur consistait à promouvoir une variante surprenante d’une histoire pourtant notoire, quoique peu répandue dans l’espace où il l’implante précisément et l’adapte. L’originalité consistait à rejoindre le dénouement connu par une voie inédite. À défaut de toujours pouvoir retrouver la trace des auteurs réels de certains écrits anciens, surtout de ceux dont l’œuvre s’est vue attribuer une autorité de norme collective, à défaut de savoir d’où ils venaient et quelle était l’expérience qu’ils ont vécue ou l’histoire réelle qu’ils ont mise en mots, les contributions de ce volume s’interrogent sur le rapport des auteurs de textes religieux, mythologiques ou littéraires aux valeurs qui firent autorité ou qui sont à l’origine de leur « autorité ». Dans un livre qui fait autorité, telle la Bible, dont il ne sera question dans ce volume que de manière indirecte, difficile de reconnaître les auteurs qui l’ont, un jour, composé. Dans le cas des prophètes ou des recueils bibliques qui portent leur nom, le prophète n’est qu’un nom ou un titre : il ne décide pas de l’écriture de son œuvre dont il n’a jamais forgé le projet, dont il n’a même jamais eu connaissance, et on ne saurait dire qu’il l’a écrite ou qu’il en a maîtrisé le contenu. Les textes contenant des écrits prophétiques sont souvent éclatés : l’oracle y est réduit parfois à des miettes, malgré une apparente continuité discursive. Il y a une poésie du fragment et je dirais que la plus menue des prophéties, rognée par la tache envahissante d’un contexte opaque comme par un vide stimulant, semble parole ultime, a l’éclat des mots derniers, d’une énigme essentielle. Lorsque le disciple consigne les paroles du maître et fait œuvre de compilation, de transcription ou de mémoire (la sienne ou celle des autres), qui signe alors ? À qui imputera-t-on la création ? 14
Introduction
À un « rédacteur » qui recueille et transcrit les propos de l’auteur, excerpta ex ore ? À un « éditeur » d’une génération suivante reviendra de rendre le recueil public, non sans l’avoir préalablement augmenté. Il n’y a plus d’auteur. Il y a une hagiographie. Puis il y a le fait que le nabiϏ (« prophète ») soit « signe », qu’il faille tout prendre à la lettre, que nous soyons livrés à l’absolu du sens. La première personne d’un oracle est souvent celle du Dieu dont il est dit qu’il inspire la glossolalie du prophète. Qui parle ? Dieu ? Le prophète ? Chaque prophète a son propre style et fait parler Dieu à sa manière ; chaque prophète « incarne » Dieu à sa manière. À cela s’ajoute le fait qu’on devait en faire un usage immédiat – la « performance16 » ou récitation, la lecture –, l’auteur étant encore présent, ce qui minimisait l’importance de sa biographie insignifiante. Garder l’anonymat pour son œuvre était aussi une manière de se fondre dans la tradition. L’effacement de l’auteur d’écrit religieux qui ne donne pas son nom s’accompagne souvent d’une atténuation du récit par la forme indirecte qui, contrairement aux propos exprimés directement, affaiblit les effets dramatiques qui permettent de relier l’impression à l’expression. La forme indirecte convient surtout dans la mesure où les propos cités (indirectement) n’engagent pas l’auteur. Par un « il disait »…, l’auteur reporte toute responsabilité sur son personnage. Parfois on a attribué – a posteriori – à certains écrits une paternité fictive, afin de mieux asseoir une autorité voulue à tout prix, fût-ce en reléguant à l’anonymat le vrai auteur. C’est le cas des pseudépigraphes juifs. En récusant le style indirect, leurs auteurs restreignaient le discours à une première personne fictive et la parole prononcée n’était plus associée au geste, à la mimique, ou à l’accent, puisque celui qui parle ne se décrit pas lui-même en train de parler. L’autorité dans ce cas découlait du prestige de la personnalité dont l’auteur véritable endossait l’identité fictive qui non seulement le déchargeait de toute suspicion, mais lui permettait de construire des fictions des plus hardies. Il convient de saluer, bien entendu, les cultures qui ont su honorer leurs vrais auteurs et où, finalement, chacun assumait la responsabilité de ses propres écrits. Fallait-il encore que le sujet se prêtât à la signature : l’on signe volontiers ce qui est autobiographique ou ce qui ne doit pas être imputé à quelqu’un d’autre. L’on signe par fierté légitime ou pour assumer une responsabilité, ce qui est tout le contraire de la dissimulation : c’est dévoiler, s’offrir au jugement des autres, à la raillerie, voire à la sanction. Lors de la constitution de ce volume et de la rencontre entre spécialistes de différentes sociétés productrices de littérature qui fut à son origine, il
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L’ἐπίδειξις des Grecs.
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nous avait paru pertinent de réunir des études menées sur des textes, sur des traditions narratives ou sur une certaine forme de littérature prétextuelle. Encore faudrait-il définir la littérature – ou les littératures –, mais, outre le fait que cela ne recevra que des réponses insignifiantes, s’il fallait s’arrêter à chaque mot, on devrait multiplier les explications à l’infini. Il s’agissait de savoir si, lors de la composition d’œuvres qui forment, par exemple, un ensemble de textes religieux, il y a eu une réelle intention autoritaire, celle de chercher la transcendance et d’inaugurer une norme, ou bien s’il ne s’agissait pas, plus modestement, d’exprimer quelques valeurs liées aux préoccupations de leur temps, bien que l’on considérât ces valeurs comme atemporelles, voire éternelles. Comme le souligne Jean Kellens dans sa contribution, lorsque l’autorité n’est pas celle des livres pris individuellement, c’est celle de l’ensemble des textes formant un corpus, et même d’une « nébuleuse textuelle » aux délimitations (chronologiques, génériques) moins rigoureuses17. Il y a aussi l’autorité des poètes antiques que l’on invoque pour accroître le prestige d’une culture, quand bien même leur production est restée orale ou perdue18. Quand elle ne le devance, l’autorité dépasse l’auteur. Il convient de prendre en considération l’ensemble des systèmes d’autorité dans lesquels sont intervenus auteurs, compilateurs, disciples, glossateurs et critiques. Quelle part revient aux traditions auxquelles les auteurs étaient redevables, quelle part aux auteurs eux-mêmes, ou encore à ceux qui ont disposé de leurs textes ? On peut dégager trois niveaux d’autorité. D’abord, celle d’une norme ou d’un système de valeurs linguistiques, stylistiques, intellectuelles et morales ou religieuses dont se réclament, s’autorisent ou à laquelle obéissent les auteurs, appelée aussi tradition, puisque la culture suppose une continuité et le respect aussi de ce que l’on dépasse ou combat. Il convient d’insister sur le processus de la tradition littéraire, selon lequel l’auteur le plus indépendant ne produit rien dont on ne puisse dire qu’il dépend des traditions. La notion même d’originalité, du prétendu « jamais vu » est arbitraire et confuse et le fait que l’inauthenticité au sens moderne n’était pas considérée comme une tare a permis d’éviter des inhibitions au cours des siècles. Pas d’originalité là où il n’y a pas de tradition ou de contraintes. D’ailleurs, l’humaniste n’était-il pas d’abord celui qui citait les classiques et les Écritures, en portant en lui des morceaux presque bruts de ses prédécesseurs ? Et qu’est-ce toute la tradition érudite sinon
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Ce volume, p. 111. Voir la contribution de Chr. Robin, qui accompagne son étude d’un inventaire inédit et exhaustif des poètes de Ձimyar.
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Introduction
celle des minutieuses citations des auteurs consultés ? La simple variation ou l’adaptation deviennent des principes de différence. Parfois, même la traduction ou la synthèse, le résumé finissent par donner naissance à un nouveau type de texte ou, tout simplement, pour écarter toute connotation normative, à une nouvelle œuvre. Les écarts, même insensibles, seront à leur tour source de nouveaux glissements, de nouveaux genres. Deuxièmement, il y a une autorité des auteurs eux-mêmes, car, même si la tâche des anciens auteurs est infiniment facilitée par une tradition littéraire qu’ils s’imaginent entretenir et varier à peine, même si l’exigence d’originalité et de nouveauté est limitée ou inexistante, la genèse de l’œuvre n’en est pas moins un acte créateur. Pour répondre à la question de l’autorité de l’auteur, il convient de déterminer le rapport qui relie la notion d’auteur à celle d’autorité, l’auctor à l’auctoritas, notamment dans la langue où ces deux notions sont étroitement liées, le latin. Auctoritas et auctor dérivent du verbe augeo, ordinairement compris comme « croître, augmenter », dont auctor est le nom d’agent. « L’auteur est […] avant tout, celui qui, de lui-même, s’augmente, c’est-à-dire croît (augeo, auctor) et s’épanouit sous la forme de l’œuvre » écrivaient JeanLuc Nancy et Federico Ferrari19. Toutefois, dans la mesure où « augmenter » serait une traduction affaiblie de augeo, la signification de auctor comme étant celui « qui fait accroître » paraît à Émile Beneveniste insuffisante20. Des correspondants indo-iraniens, uniquement nominaux, disent la « force », la « puissance » : aogar- (en avestique, « force »), ugra- (« fort », en sanskrit, en avestique). En latin, on s’accorde à rattacher à augeo un ancien neutre, augur, « promotion » accordée par les dieux à une entreprise et manifestée par un présage, ainsi que son dérivé augustus (« pourvu de *augus », c’est-à-dire d’un accroissement divin). Ces deux parents lointains d’auctor complètent la sphère politique par la religieuse, les deux étant dispensatrices de pouvoir. Benveniste précise que la traduction par « augmenter », si elle est juste pour la langue classique, est insuffisante pour les débuts de la tradition, dans les formules de prières archaïques, car « augmenter » équivaut à « accroître quelque chose qui existe déjà », tandis que, dans ses plus anciens emplois, augeo indique « l’acte créateur qui fait surgir quelque chose d’un milieu nourricier et qui est le privilège des dieux, non des hommes ». Ce serait de ce sens que témoigne l’auctor, celui qui « promeut, qui prend l’initiative, qui est le premier à produire une activité, qui fonde, qui garantit et, finalement,
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J.-L. Nancy et F. Ferrari, Iconographie de l’Auteur, Paris, Galilée, 2005, p. 18. É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 148-151. 20
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qui est l’auteur ». Par là, l’abstrait auctoritas dit l’acte de production, le pouvoir d’initiative. Dans une étude parue en 2004, Florence Dupont est revenue sur la question du rapport de l’auctor à l’auctoritas, sur la signification d’auctor en tant qu’acteur contingent et non fonctionnel, en apportant un précieux complément à la mise au point philologique de Beneveniste21. À la différence des dérivés en -ter, où le suffixe sert à définir un individu social, les noms comportant le suffixe -tor (comme auctor) indiquent un individu qui n’assume que temporairement une fonction sociale, comme un agent contingent22. Beneveniste l’affirmait : l’auctor prend l’initiative d’une action politique, introduit une nouveauté, inaugure une loi et agit grâce à son prestige social, à son auctoritas. Comme le souligne Florence Dupont, l’auctor, dont l’emploi dans le domaine littéraire est métaphorique, était surtout l’homme (politique) « des commencements mais non celui des fondations pas plus que celui des créations », à l’instar d’Octave dont le cognomen Augustus fait non pas un fondateur du pouvoir monarchique mais un « novateur dans la continuité23 ». En dehors du cas romain, où l’auctoritas ou le prestige du commanditaire rejaillit sur la figure du poète, le sortant de l’anonymat et de l’inexistence sociale, il convient de s’interroger sur un troisième niveau d’autorité, qui est celui des destinataires des textes, de leurs lecteurs immédiats, disciples ou contemporains, des spectatores, ou encore de la communauté des croyants et même celle d’une postérité qui inclut également la philologie et la critique modernes. Dans le domaine de la littérature et plus particulièrement dans celui de la poésie, l’auctoritas était celle d’un patronus auquel l’œuvre d’un poète était dédiée. Cette autorité était transférée par la suite au poeta. À Rome, la reconnaissance sociale de la personne insignifiante d’un versificateur de banquet ou de foire se chargeait d’autorité dans la mesure où son patron, qui était aussi son premier lecteur, se portait garant de son œuvre novatrice et la légitimait24. S’il est vrai que l’auteur tire son existence auctoriale de l’œuvre écrite – pure traduction de lui-même, de ce qu’il choisit ou élimine, par suite de la précision ou des imperfections de sa perception ou du tri de sa mémoire –, celle-ci ne devient pas moins l’œuvre des autres, qui se l’approprient, la contrôlent, la sélectionnent, la lisent, la diffusent, la 21
Fl. Dupont, « Comment devenir à Rome un poète bucolique ? Corydon, Tityre, Virgile et Pollion », in C. Calame et R. Chartier (éd.), Identités d’auteurs dans l’Antiquité et la tradition européenne, Paris, Jérôme Million, 2004, p. 171-189. 22 Comme dans pater, mater, opposés à genitor, genitrix (ibid., p. 171). 23 Ibid., p. 172-173. 24 Ibid.
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Introduction
partagent ou la rejettent. Est-ce alors le lecteur qui fait l’œuvre, plus que son auteur qui, lui, n’est maître que de tout, tandis que le lecteur possède la limite et le pouvoir d’agir, d’en faire quelque chose, livre à la main ? Une catégorie intermédiaire entre les auteurs et les destinataires est celle des « transmetteurs », qui interviennent lorsqu’il y a une intense activité éditoriale de variations des formes canoniques25. Il est notoire qu’une certaine rigidité, un contrôle trop rigoureux ou encore une interdiction pure et simple génèrent des œuvres de contestation. Dans l’étude citée plus haut, Benveniste discutait un autre terme qui contient l’idée d’autorité : il s’agit de celui de la censura, qui nous intéresse bien sûr dans son sens moral26. En latin, censeo signifie « juger, estimer, affirmer avec autorité » une vérité qui fait loi. Or, les poseurs de canon, qui sont à un certain titre des censores, sont ceux qui, pour s’opposer à toute nouvelle intrusion, usurpent en quelque sorte l’autorité des auteurs laissés dans l’ombre, dépossédés de leur œuvre. L’autorité immense, légitime, des récits majeurs d’un certain nombre d’ensembles ritualisés de textes dont l’autorité a été imposée surtout après la décision de fermeture d’un canon (ce qui donne à méditer sur le rôle, dans la construction de l’autorité, de la religion ou, du moins, de ceux qui font la religion, en imposant un système de valeurs absolu), cette autorité a donc imposé au développement de la littérature un retard du seul fait que les successeurs immédiats ont été intimidés par l’imposante autorité du texte de référence. De la même manière peut-être, l’autorité des classiques a entraîné l’insuccès de leurs successeurs, qualifiés d’épigones. S’est développé ainsi le mythe du livre inépuisable, recélant des trésors de sens multiples, dont la lecture est toujours relancée, à recommencer, en excluant la littérature éphémère qui procure l’émotion d’un moment. Mais n’a-t-on pas cherché à insinuer que religieux et permanent sont indissociables, en même temps que non religieux et éphémère ? En postulant une certaine complétude, les responsables de la constitution des canons, des recueils de textes, des poseurs de limites et de principes d’exclusion s’étaient donné pour tâche de dissuader toute nouvelle création littéraire hormis le commentaire, seul type de discours nouveau autorisé, hormis aussi l’exégèse ou le morcellement analytique, quasi chirurgical qui ne peut plus s’arrêter. Autrement dit, on estimait avoir tout dit. Mais, finalement, tout, c’est très peu. M. G.
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J.-J. Glassner, ce volume, p. 24 et suivantes. É. Béneveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 143-148. 26
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L’AUTORITÉ DE L’AUTEUR EN MÉSOPOTAMIE ÉTUDE DE CAS Jean-Jacques Glassner ArScAn, CNRS - Universités Paris 1 et Paris Ouest
Le fait est bien connu, la littérature mésopotamienne est anonyme. Lorsqu’un nom de scribe apparaît dans un colophon, il désigne très communément le propriétaire de la tablette ou son copiste1. Et pourtant des listes d’auteurs nous sont parvenues2 où figurent, pêle-mêle, des noms de divinités, de personnages de légende ou de lettrés dont l’existence historique ne fait pas de doute. On pense plus particulièrement à deux d’entre eux, Esagil-kīnam-ubbib et Kabti-ilī-Marduk. Du premier, on connaît une composition en vers, une théodicée, distribuée en vingt-six strophes, sous la forme d’un poème acrostiche, les vers de chaque strophe commençant par une même syllabe, cette syllabe étant différente d’une strophe à l’autre. Il est offert, au total, une phrase où figure son nom : a-na-ku Sa-ag-gi-il-ki-[na-am]-ub-bi-ib ma-aš-ma-šu ka-ri-bu ša i-li u šar-ri, « je suis Esagil-kīnam-ubbib, l’exorciste, qui rend grâce aux dieux et au roi ». Aucun doute n’est donc permis sur l’auteur et son identité3. Le second est l’auteur du Mythe d’Erra4 comme le souligne le texte luimême : « Le “compositeur” de son œuvre (ka-θir kam-mì-šú) est Kabti-ilīMarduk, le fils/descendant de Dābibi, (Išum) la lui révéla, au cours d’une
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Voir H. Hunger, Babylonische und Assyrische Kolophone, Neukirchen, 1968 (Alter Orient und Altes Testament 2). 2 W. G. Lambert, « Ancestors, Authors, and Canonicity », Journal of Cuneiform Studies, 11 (1957), p. 1-14, 112 ; « A Catalogue of Texts and Authors », Journal of Cuneiform Studies, 16 (1962), p. 59-77. 3 W. G. Lambert, Babylonian Wisdom Literature, Oxford, 1960, ch. 3 ; traduction française : R. Labat (éd.), Les Religions du Proche-Orient asiatique, Paris, 1970, p. 320-327. 4 L. Cagni, L’Epopea di Erra, Rome, 1969 (Studi Semitici 34) ; J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, 1989, p. 680-727.
J.-J. Glassner
nuit et, comme il la récita, au matin, il n’en omit rien ni n’ajouta une seule ligne5 ». La procédure de composition est claire : au moyen d’un rêve, un dieu révèle une œuvre à un homme qui, au réveil, la récite sans omission ni ajout. Le titre étrangement redondant de kāθir kammi et que l’on traduit par « compositeur de l’œuvre » ou « auteur », signifie en réalité « compilateur », le pronom suffixé -šu renvoyant non à l’homme mais au dieu, dans le cas présent le dieu Išum. On admet que Kabti-ilī-Marduk vécut au ixe siècle. Quant à son père ou ancêtre, Dābibi, on suppute qu’il vécut à la fin du IIe millénaire. Il est l’ancêtre dont se réclament, beaucoup plus tard, entre les viie et ve siècles, autrement dit aux époques néo-babylonienne et achéménide, les scribes de plusieurs familles de la ville d’Uruk aux rangs desquels figurent des administrateurs de l’Éanna, l’un des temples majeurs de la cité6. D’autres noms nous sont également connus. Ainsi, celui de Sîn-leqeunninnī, l’auteur présumé de la version récente de l’Épopée de Gilgameš et qui aurait vécu, également, au cours de la seconde moitié du IIe millénaire7. À l’instar de Dābibi, il fait figure d’ancêtre dont des scribes d’Uruk se disent les descendants et les continuateurs, entre les viie et iie siècles, soit aux époques néo-assyrienne, néo-babylonienne, achéménide et séleucide8. On connaît encore par son nom un autre auteur, un exorciste appelé Nabûušebši qui a laissé deux poèmes en acrostiche, un hymne à Marduk et un second à Nabû9. Esagil-kīnam-ubbib, toujours selon les listes antiques d’auteurs, aurait été actif sous les règnes des rois de Babylone Nabuchodonosor Ier (1125-1104) et Adad-apla-iddina (1068-1047)10. Or, un autre personnage, un certain 5
V 42-44. J.-J. Glassner, « Lignées de lettrés en Mésopotamie », in C. Jacob, (éd.), Lieux de Savoir, Espaces et communautés, Paris, 2007, p. 146-147, tableau 5. 7 La formation de son nom est caractéristique de cette époque ; les listes antiques d’auteurs le situent curieusement « au temps de Gilgameš » ! Voir, sur ce point, J. Bottéro, L’Épopée de Gilgameš, Paris, 1992, p. 51-52. 8 J.-J. Glassner, « Lignées de lettrés en Mésopotamie », p. 148-149, tableau 6. Pour une étude plus complète sur cette question : B. R. Foster, « On Authorship in Akkadian Literature », Annali del Isituto Orientale di Napoli, 51 (1991), p. 17-32. 9 W. G. Lambert, « Literary Style in First Millennium Mesopotamia », in W. W. Hallo (éd.), Essays in Memory of E.A. Speiser, 1968 (American Oriental Series 53), p. 130-132 ; R. F. G. Sweet, « A Pair of Double Acrostics in Akkadian », Orientalia, 38 (1969), p. 459-460. Le genre des poèmes en acrostiche doit être cultivé dès la scolarité ; on possède un tel poème de la main d’Assurbanipal : A. Livingstone, Court Poetry and Literary Miscellanea, Helsinki, 1989 (State Archives of Assyria 3), no 2. 10 W. G. Lambert,« A Catalogue of Texts and Authors », p. 66 ; J. van Dijk, « Die Inschriftenfunde », in H. J. Lenzen (éd.), XVIII. vorläufiger Bericht über die… Ausgrabungen 6
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L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
Esagil-kīn-apli, est également actif sous le règne du second. On possède de sa main, notamment, un colophon fort instructif qui s’énonce comme suit11 : ša ul-tu ul-la sur.g[ibil] la Էab-tu4 ù gim gu.meš ᩤgil.meš ša ?ᩥ gaba.ri nu tuk ina bal-e Idiškur.dumu.nita.mu lugal tin.tir.ki gibil.bi.šè [x].àm I èš-gú-zi-gin-a dumu Idasal-lú-hi-ma-an-sum ab[gal] Iha-a[m]-mu-ra-bi lugal um-mat d30 dli9-si4 u dna-na-a bár.sipa.ki-i reš-ti-i zabar.dab.ba é-zi-da pa-šiš dì.zu.zu na-áš dub ši-mat dingir.meš sa-níq mit-hur-t[ú] i-šip-pu ram-ku šá dnin-zíl-zíl-le be-let tak-né-e ta-li-mat nar-mi-šú um.me.a kur eme.ku u uri.ki ina geštuii ni-kil-ti šá 40 ! u pap.pap iš-ru-ku-šú ina ka-bat-ti-šú uš-ta-bil-ma sa.gig ta muh-hi en gìr.me[š] [s]ur.gibil dib.meš-ma ana níg.zu du-in it-id ᩤpitᩥ-[qad] [níg.z]u.zu.šè nam.ba.še.bi.da šá nì.zu nu gub.bi sa-kik-ka ul du11.[ga-ma] [al]am-dím-ma-a ul i-nam-bi sa-kik-ka ri-kis gig u ri-kis k[u-ri] alam-dím-mu-ú bu-un-na-an-né-e la-a-nu ši-mat nam.lú.u18.l[u] šá 40 u pap.pap i-ši-mu šá és.gàr ki-lal-la-an k[é]š-šu-nu 1-ma [a-ši-pu ?] tar-is eš.bar ha-’-i zi-tì un.meš [sa-k]ik-ka u alam-dím-ma-a ka-liš zu-ú li-hi-i lib-ri lìb-bi [liš-ta-bil]-ma ana lugal me-a liš-kun À propos de ce qui n’avait jamais bénéficié d’une édition autorisée, conformément à des trames obscures, dépourvues de duplicats, sous le règne d’Adad-apla-iddina, roi de Babylone, afin de permettre la mise par écrit de la nouvelle version, Esagilkīn-apli, enfant d’Asalluhi-mansum, sage du roi Hammurabi, rejeton de Sîn, de Lisi et de Nanaia, membre éminent de la société de Borsippa, trésorier de l’Ézida, prêtre oint de Nabû qui détient les tablettes des destins des dieux et sait réunir ce qui s’oppose, prêtre išippu et ramku de Ninzilzil, la dame honorée, la sœur aimée de son aimé12, maître ingénieux de Sumer et d’Akkad, grâce à l’intelligence pénétrante qu’Éa et Asalluhi lui ont accordée, délibéra en son for intérieur et produisit la version autorisée de la série des symptômes cliniques, du début à la fin, et en établit fermement le texte pour l’enseignement. Fais attention ! Prends garde ! Ne néglige pas ton savoir ! Celui qui ne doit pas avoir accès au savoir ne doit pas réciter à haute voix la série des symptômes cliniques, il ne doit pas davantage réciter à haute voix la série physiognomonique ! La série des symptômes cliniques concerne toutes maladies
in Uruk-Warka, Berlin, 1962, p. 44-52. 11 Le texte et les mises au point : I. L. Finkel, « Adad-apla-iddina, Esagil-kīn-apli, and the Series SA.GIG », in E. Leichty et al. (éd.), A Scientific Humanist, Studies in Memory of Abraham Sachs, Philadelphie, 1988, p. 143-159. On se fonde sur le manuscrit B ; le manuscrit A présente des variantes graphiques. Le règne d’Adad-apla-iddina semble avoir été particulièrement fécond en matière de copie et d’édition ; en sont datées deux tablettes, l’une extraite du traité de pronostics et diagnostics médicaux, l’autre du grand traité d’astrologie (R. Labat, Traité de diagnostics et de pronostics médicaux, Leyde, 1951, tablette XII, p. 110, texte B, où il faut corriger la lecture du nom royal ; Fr. Rochberg-Halton, Aspects of Babylonian celestial divination: The lunar eclipse tablets of Enūma Anu Enlil, 1988 (Archiv für Orientforschung Beiheft 22), tablette 20, source S, p. 216 : 58. 12 Comprendre, avec I. L. Finkel, la sœur aimée de Nabû, le dieu aimé d’Esagil-kīn-apli.
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J.-J. Glassner
et toutes formes de détresse. La physiognomonie concerne les formes extérieures et les apparences (qui disent) le destin de l’humanité qu’Éa et Asalluhi ont conçu au ciel. Concernant les deux ouvrages, leur structure est une. Que l’exorciste qui rend la décision, qui veille sur la vie des gens, qui a une connaissance complète des symptômes cliniques et de la physiognomonie, inspecte, vérifie, pondère et mette son diagnostic à la disposition du roi !
Voici donc un paradoxe qui prête à réflexion. La littérature, en Mésopotamie, est anonyme13. Cela tient au fait, à ce qu’il paraît et comme le souligne le Mythe d’Erra, que les vrais auteurs sont les dieux eux-mêmes qui transmettent leurs compositions aux hommes lesquels ne font pas autre chose qu’œuvre de compilation. À l’exemple de Kabti-ilī-Marduk, on peut ajouter celui d’Enheduana14, une princesse royale du xxiie siècle, fille de Sargon d’Akkadé, qualifiée également, dans un colophon, de lú.dub.KA.kéš. da, autrement de kāθir tuppi, de « compilateur »15. On dispose d’une autre source tout aussi explicite, une vision du monde infernal offerte par un prince assyrien qui est transporté en rêve dans le royaume souterrain et reproduit dans un poème en prose ce que les dieux de l’endroit lui ont donné à voir et enseigné16. D’où vient, alors, que les noms de certains auteurs acquièrent la renommée qui est refusée à d’autres ? Le savoir, en Mésopotamie, relève du secret. Il est transmis par les dieux à leurs dévots méritants lesquels sont tenus de le conserver pour eux-mêmes et de ne le transmettre qu’à des personnes autorisées. Les colophons sont nombreux qui évoquent l’exclusivité de la transmission du savoir aux seuls initiés, les non initiés étant écartés de la chaîne de transmission, « L’initié peut l’expliquer à l’initié ; le non-initié ne doit pas en prendre connaissance », est-il répété souvent, de tablette en tablette et de colophon en colophon. Il
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La vogue des poèmes acrostiches devait être plus importante qu’on ne l’imagine. Un hymne en acrostiche à Marduk et Nabû nous est parvenu, de la main de l’exorciste Nabûušebši (voir, en dernier lieu, C. Jean, La magie néo-assyrienne en contexte, Helsinki, 2006 [State Archive of Assyria Studies 17], p. 42-44). Ce type de composition était possiblement un exercice scolaire, comme peut en témoigner l’hymne en acrostiche composé par Assurbanipal en l’honneur de Marduk et de Sarpanitu (A. Livingstone, Court Poetry and Literary Miscellanea, p. 6-10). 14 J.-J. Glassner, « En-hedu-Ana, une femme auteure en pays de Sumer, au IIIe millénaire ? » Topoi, Supplément, 19 (2009), p. 219-231 ; « La princesse Enheduana », Pour la Science, 370 (août 2008), p. 42-44. 15 A. W. Sjöberg et E. Bergmann, The Collection of the Sumerian Temple Hymns, New York, 1969, p. 49, lignes 543-544 (manuscrits A, O et Q). 16 Le texte du poème est couché par écrit par un scribe qui a entendu les paroles prononcées par le prince. Sur ce texte : A. Livingstone, Court Poetry and Literary Miscellanea, no 32, avec bibliographie antérieure.
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L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
est dit, par exemple, à propos d’une manipulation et des récitations qui l’accompagnent17 : Ces rites que tu accomplis, le novice pourra en prendre connaissance, mais l’étranger, celui qui n’exerce aucune responsabilité dans les rites, ne doit pas en prendre connaissance (sinon) ses jours seront abrégés. L’initié peut l’expliquer à l’initié. Le non-initié ne doit pas en prendre connaissance. C’est l’interdit d’Anum, d’Enlil et d’Éa.
Une source est tout particulièrement explicite sur la transmission de ce savoir secret ; elle évoque la personne du roi antédiluvien de Sippar Enmeduranki qui fut initié à la lécanomancie et à l’aruspicine par les dieux Šamaš et Adad en personne18 : Šamaš dans l’Ébabbar [distingua] Enmeduranki, le roi de Sippar, l’aimé d’Anum, d’Enlil [et d’Éa]. Šamaš et Adad [l’introduisirent] dans leur assemblée, l’honorèrent et [le firent asseoir] devant [eux] sur un trône en or. Ils lui [montr]èrent comment observer l’huile sur l’eau, un trésor d’Anum, [d’Enlil et d’Éa], ils lui confièrent la tablette des dieux, les viscères, un secret du ciel et de la terre inférieure, ils placèrent dans ses mains le [bâtonnet de] cèdre, aimé des grands dieux.
Une fois en charge du secret qui lui a été délivré, le détenteur humain s’engage à le protéger et à ne le livrer qu’à des personnes appropriées. Ainsi Enmeduranki transmet-il les disciplines, il s’y ajoute l’astrologie, qui lui ont été enseignées à d’autres humains choisis pour leur capacité à les recevoir et tenus au secret par une prestation de serment. Le même texte de poursuivre : Lui-même, ensuite, [suivant] leur [com]mandement [?], fit entrer les gens de Nippur, de Sippar, de Babylone en sa présence, les honora et les fit asseoir devant lui sur des trônes. (…) Le sage érudit qui garde les secrets des grands dieux liera par un serment prêté par devant Šamaš et Adad, sur la tablette et le calame, le fils qu’il aime et il lui enseignera la tablette des dieux, les viscères, un trésor du ciel et de la terre inférieure, l’observation de l’huile sur l’eau, un secret d’Anum, d’Enlil et d’Éa, le [recueil d’astrologie] Enūma Anu Enlil avec son commentaire et l’évaluation des valeurs [omineuses]. Le devin, l’expert en huile, d’antique ascendance, le rejeton
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Pour tous ces exemples, et d’autres, voir J.-J. Glassner, « Des dieux, des scribes et des savants. Circulation des idées et transmission des écrits en Mésopotamie », Annales HSS, 60 (2005), p. 483-485. On ne peut suivre, sur ces questions, toutes les analyses et les conclusions de A. Lenzi, Secrecy and the Gods, Helsinki, 2008 (State Archives of Assyria Studies 19) : voir J.-J. Glassner, « niԷirti bārûti : une autre approche », Mélanges offerts à P. Machinist, sous presse. 18 W. G. Lambert, « The Qualifications of Babylonian Diviners », in St. M. Maul (éd.), Festschrift für Rykle Borger zu seinem 65. Geburtstag am 24. Mai 1994 : tikip santakki mala bašmu, Groningue, 1998 (Cuneiform Monographs 10), p. 141-148.
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d’Enmeduranki, le roi de Sippar, qui met en place le bol sacré, qui tient le [bâtonnet de] cèdre, le prêtre qui bénit le roi, le prêtre aux longs cheveux de Šamaš, la créature de Ninhursag, engendré par un prêtre de vénérable ascendance, étant lui-même parfait pour ce qui est du corps et des membres, il peut entrer en présence de Šamaš et d’Adad, au lieu de l’inspection et du verdict. Le devin dont l’ancêtre n’est pas vénérable, qui n’est pas parfait pour ce qui est du corps et des membres, qui est atteint de strabisme et dont les dents sont abîmées, avec un doigt coupé, dont un testicule présente une déchirure (?), souffrant de la lèpre, un […], un […], un être non arrivé à maturité, qui n’observe pas les rites de Šamaš et d’Adad, celui-là ne peut approcher du lieu où se tiennent Éa, Šamaš, Asalluhi et Bēlet-Էēri, la tenancière des livres du ciel et de la terre inférieure, l’aimée de ses frères, pour un jugement divinatoire. Ils ne lui révéleront pas la secrète demande d’oracle, ils ne mettront pas dans ses mains le [bâtonnet de] cèdre, aimé des grands dieux… Ce devin, Šamaš et Adad les divins juges, qui aiment l’équité et la justice, qui observent au sein des cieux […] les merveilles, qui lisent rapidement la pensée du méchant et du juste, qui […] le lieu de l’inspection [des présages], le confieront au lieu où le mort est vivant, où le vivant est mort. Ses esprits protecteurs masculins l’abandonneront, ses esprits protecteurs féminins le quitteront et [l’écho de] son infortune sera répandu par la rumeur tant qu’il vivra. Sa prière sera faite de paroles inappropriées et une langue méchante, dans son corps […].
Il ressort de ce document que la transmission se fait idéalement au sein d’une même famille, mais qu’il est en outre deux qualités requises pour être un lettré susceptible d’être initié à un savoir, l’intégrité corporelle et la pureté rituelle ; la première est inhérente à la personne, la seconde s’acquiert au moyen d’un rituel. Bref, l’éminence repose sur l’éducation et sur la famille. Il faut se souvenir ici que la transmission commence à l’école et que cette dernière, en Mésopotamie, se tient au domicile du maître, autrement dit du chef de famille, qui prodigue son enseignement de manière privilégiée à ses propres enfants auxquels peuvent être joints d’autres membres de la famille ou de familles alliées. Or, précisément, d’un bout à l’autre de l’histoire de la Mésopotamie, on voit des lignées de scribes perdurer sur plusieurs générations et se transmettre leur savoir de l’une à l’autre19. 19
On trouvera des exemples dans J.-J. Glassner, « Des dieux, des scribes et des savants », p. 483-506 ; « Lignées de lettrés en Mésopotamie », passim. Mais il y a d’autres exemples : entre les xiie et vie siècles, une quarantaine de personnages se disent les descendants d’un certain Arad-Éa, ils sont scribes, prêtres, juges, employés du cadastre, administrateurs de temples, gouverneurs de provinces ; une cinquantaine de lettrés se situent dans le sillage du babylonien Šūmu-libši qui fut chef des chantres de l’Ésagil, deux d’entre eux sont des lettrés à la cour de rois babyloniens du ixe siècle, un autre est un lettré de haut rang à la cour assyrienne, au viie siècle.
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L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
Mais comment croire en la véracité de ces affirmations de scribes qui revendiquent en nombre des ancêtres aussi éloignés et que l’on crédite d’un prestige considérable ? Une telle continuité, par exemple la succession de père en fils de lettrés pendant un millénaire, fait naître le doute. Une histoire mythique est à l’œuvre et l’on pense davantage à des familles fictives qu’à des familles réelles. Comment résister, en effet, lorsqu’on est soi-même un lettré, à la filiation avec Sîn-leqe-unninnī, le prêtre exorciste qui aurait composé la version canonique de l’Épopée de Gilgameš à la fin du IIe millénaire ? On sait qu’à la fin de l’époque cassite et pendant la période d’Isin, soit au cours de la seconde moitié du IIe millénaire, les lettrés sont engagés dans un important travail de réécriture et de mise en forme d’œuvres touchant à tous les domaines de la culture. L’activité éditoriale est intense, les ouvrages nouveaux étant désormais présentés sous la forme de versions « agréées » ou « habilitées », en d’autres termes « canoniques », sur.gibil/zarû en akkadien. En un mot, dans la culture savante mésopotamienne, la figure centrale n’est pas celle de l’auteur, mais celle du transmetteur. La transmission se déroulant au sein de lignages familiaux, la référence aux fondateurs devient primordiale. L’affichage d’ancêtres prestigieux est un mode de reconnaissance sociale bien connu, une manière de se faire connaître et de prétendre à une forme de distinction. Comme le souligne à juste titre A. Duplouy20, une généalogie constitue un instrument de prétention sociale, or, il n’est « rien de plus facile que de forger une généalogie. Le seul problème était, non pas de la rendre vraisemblable, mais de la faire accepter par l’opinion ». L’opinion joue un rôle central. Le texte assyrien cité précédemment évoque la rumeur qui poursuit un individu pendant toute son existence. Dans le monde grec, Hésiode prévient à son tour21 : … cherche à éviter la dangereuse réputation que vous font les hommes. Une mauvaise réputation est chose légère, qu’on soulève fort aisément ; mais elle est ensuite pénible à porter et difficile à déposer. Nulle réputation ne meurt tout entière, quand nombreux sont ceux qui l’ont proclamée. La réputation est une déesse, elle aussi.
Les sources montrent qu’il faut entendre par famille des lignages aux ramifications multiples et qu’il doit exister, entre certaines familles qui partagent la même ville de résidence, une réelle proximité. Ainsi, à Uruk à l’époque hellénistique, un jeune scribe peut-il étudier chez son père ou son oncle, voire auprès d’un maître membre d’une famille proche. Les sources font défaut, malheureusement, qui permettraient de connaître les
20 21
A. Duplouy, Le Prestige des élites, Paris, 2006, p. 43. Hésiode, Les Travaux et les Jours, 760-764.
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stratégies matrimoniales et d’alliances propres à chaque lignage. Elles sont silencieuses, également, sur la question des adoptions éventuelles, qui sont pratique courante en Mésopotamie, quoique non encore documentées en milieux lettrés. Elles sont, par contre, bien attestées en Grèce. Parménide, pour ne citer que son exemple, adopte son élève Zénon comme son fils. Le principe de l’adoption du disciple est mentionné explicitement dans le serment d’Hippocrate. La référence à l’ancestralité est, dans l’antiquité mésopotamienne, un marqueur identitaire pour un groupe qui prétend former un lignage biologique, voire qui peut reposer sur une tout autre réalité, comme celle de vivre ensemble sur un même domaine, dans un même lieu. La construction de la généalogie peut aussi relever entièrement de l’imagination, « Une généalogie antique n’a rien d’un arbre généalogique, écrit encore A. Duplouy, elle résulte d’une volonté d’accumuler le renom du plus grand nombre possible d’ancêtres et d’endosser le prestige » dont ils sont crédités22. Le colophon de la main d’Esagil-kīn-apli est exemplaire quant à la démarche entreprise. Voici un lettré qui affirme lui-même son autorité, qui se présente comme la source de son propre texte et de la mise en ordre du savoir qu’il véhicule. Comprenons-nous bien. Le lettré qui met en forme un ouvrage est celui qui travaille en harmonie avec les dieux qui l’ont initié à leur savoir. Il est de ces privilégiés qui non seulement savent recevoir et transmettre le savoir divin, mais qui ont aussi accès, par leur intelligence et leur clairvoyance, à la connaissance de l’essence des choses. Dans ce cas, l’autorité qu’ils revendiquent désigne le transfert de la qualité d’auteur, la possibilité pour eux d’être acteurs de faits que les personnes autorisées, en l’occurrence les puissances invisibles, reconnaîtront pour leurs23. Le compilateur humain peut donc laisser son nom, il n’effacera jamais celui du dieu qui l’a inspiré. De surcroît, il transfert à son texte l’autorité qui est la sienne. En peu de mots, il mobilise dans sa discipline et au service de son ambition un discours à travers lequel s’affirme la certitude de détenir le monopole de la vérité. Prenons un exemple, celui de Bēl-ušēzib, un érudit babylonien, sans doute originaire de Nippur, qui est actif à Ninive où il a su s’introduire dans le premier cercle des conseillers du roi Asarhaddon (680-669)24. Il
22
Op. cit., p. 60. Voir T. Hobbes, Léviathan, Paris, 1651, ch. XVI (On Persons, Authors, and Things Personated). 24 K. Fabritius, « Bēl-ušēzib », in K. Radner (éd.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire 1/II, Helsinki, 1999, p. 338-339. 23
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L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
n’est donc pas issu des grandes familles de lettrés qui règnent en maîtresses dans l’entourage du roi depuis des générations. Or, dans une sienne lettre, il s’adresse à son souverain en ces termes25 : J’ai observé le croissant de la lune, alors que le soleil s’était levé, celui-ci aurait pu le nettoyer (?), mais cela n’était pas visible. S’il y a un croissant, qu’il soit visible le 15e jour du mois ou qu’il soit visible le 16e jour du mois, c’est un mauvais présage, mais il concerne le pays des Mannéens. Quel que soit le pays qu’une force adverse attaque, c’est le pays qui est concerné par ce mauvais présage. Présentement, l’armée du roi, mon seigneur, a attaqué le pays des Mannéens. Elle s’est emparée des places fortes, a mis à sac les villes et livré au pillage les campagnes. Devrait-elle y retourner, qu’elle entasserait (ses villes en collines de décombres)26 et mettrait à sac le restant du pays ! L’armée du roi, mon seigneur, ne retournerait-elle pas contre le pays ennemi, ce serait une situation dangereuse ! L’année dernière, lorsque la lune fut visible avec le soleil le 15e jour, pendant cinq mois (consécutifs), Sidon n’a-t-elle pas souffert ? La ville ne fut-elle pas détruite, ses habitants faits captifs ? À présent, les villes (du roi) du pays des Mannéens, en plein accord avec cette (leçon), seront mises à sac, ses (= du roi) habitants emmenés en captivité, et (le roi) lui-même enfermé dans son palais jusqu’à ce qu’il soit remis entre les mains du roi, mon seigneur. Vraiment, le roi, mon seigneur, peut se réjouir très fortement ! Tu vaincras ton ennemi, tu captureras ton adversaire et tu saisiras la main de Bēl à Babylone pendant de nombreuses années !
« Si le lune n’est pas visible, mais un croissant est visible – il y aura des hostilités dans le pays. » Les sujets du roi des Mannéens se révolteront contre lui et deviendront les serviteurs du roi.
« (Si) la lune et le soleil sont visibles ensemble le 15e jour – un ennemi puissant lèvera ses armes contre le pays et démolira la porte de ta ville. » Présentement, l’armée du roi, mon seigneur, a levé ses armes contre le roi des Mannéens et elle démolira sa ville royale. Il n’est rien dans ces signes qui puisse concerner le roi, mon seigneur, en son pays.
25
S. Parpola, Letters from Assyrian and Babylonian Scholars, Helsinki, 1993 (State Archives of Assyria 10), no 112 : 3-27. 26 Allusion probable à un passage de la huitième campagne de Sargon II d’Assyrie qui évoque la destruction des villes ennemies et dont l’auteur de la lettre ne reproduit que le verbe (Fr. Thureau-Dangin, Une Relation de la huitième campagne de Sargon, Paris, 1912 [Textes Cunéiformes du Louvre III] : 90).
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Fort de ses connaissances en histoire et en astrologie, l’érudit babylonien se veut à même d’expliquer à son roi la véritable signification d’un présage qui est présenté par l’académie comme néfaste. Il part de ses propres observations, dit les faits, les compare à une situation passée élevée au rang de précédent, et mentionne enfin les sentences divinatoires dont il éclaire les conclusions sous un jour inédit. Ce faisant, il joue de l’autorité qui est la sienne et dont il se prévaut27. La renommée d’Esagil-kīn-apli, pour n’évoquer que lui, est grande. On a retrouvé, en effet, dans des villes de Babylonie (Sippar, Uruk et Babylone) et d’Assyrie (Assur et Ninive) plusieurs exemplaires d’une bibliographie comprenant la liste des ouvrages figurant dans sa propre bibliothèque et dont on est porté à croire qu’il contribua à en établir les textes28. En même temps, son discours s’adresse à la postérité, à un réseau d’usagers futurs du texte qu’il a établi et dans lequel il les convie à reconnaître la source de référence. On reconnaît dans cette postérité ses enfants et descendants qui sont en même temps ses disciples. Bref, c’est le schéma idéal de la transmission au sein d’une même famille qui est affirmé avec force dans le colophon. Mais cet usage ne date pas de la fin du IIe millénaire. Esagil-kīn-apli lui-même rend hommage à l’un de ses prédécesseurs dans la personne d’Asalluhi-mansum, un sage qui fut actif au palais de Hammurabi (1792-1750) et dont il se dit mārum, « le fils ». Le premier ayant vécu au ixe siècle et le second au xviiie, cette traduction est difficilement recevable et il faut comprendre « le descendant » ou « le rejeton ». À moins d’admettre pour le terme akkadien le sens de « disciple », à l’instar du mot bn en hébreu29. Or, c’est bien au cours du xviiie siècle que les lettrés se mettent à composer des traités didactiques dont la forme semble se fixer à mesure de l’avancée des travaux qui résultent d’une volonté de classer les données de bases. Dans le cas de la divination, le domaine le mieux documenté, un seuil épistémologique est franchi, la diversité des formulaires de l’époque antérieure, autrement dit une relative liberté narrative, s’effaçant pour
27 Sur ce texte, voir, déjà : G. B. Lanfranchi, « Scholars and scholarly tradition in neoassyrian times: a case study », State Archives of Assyria Bulletin III/2, 1989, p. 99-114 ; B. Pongratz-Leisten, Herrschaftswissen in Mesopotamien, Helsinki, 1999 (State Archives of Assyria Studies 10), p. 36-37. 28 En dernier lieu, M. Geller, « Incipits and Rubrics », in A. R. George et I. L. Finkel, (éd.), Wisdom, Gods and Literature, Studies in Assyriology in Honour of W.G. Lambert, Winona Lake, 2000, p. 225-258. 29 Une suggestion présentée par S. Parpola, Letters from Assyrian Scholars to the Kings Esarhaddon and Assurbanipal, Neukirchen, 1983 (Alter Orient und Altes Testament 5/2), p. 451.
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L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
céder la place à une plus grande standardisation de l’écrit, que favorise la cohérence nouvelle du milieu des praticiens30. Dans ce contexte, la fixation de textes canoniques, à la fin du IIe millénaire, s’apparenter davantage à un bilan qu’à un travail prospectif. En conclusion, on observe que les maîtres babyloniens ont compris la vacuité de leur travail s’il ne bénéficiait d’un écho dans la société, autrement dit s’il n’était immédiatement transmis à des cercles de disciples ou d’élèves. Tout en fabriquant les outils de leur savoir auxquels ils confèrent l’autorité qu’ils revendiquent pour eux-mêmes, ils œuvrent à la constitution de réseaux pour en assurer la socialisation, la diffusion et la transmission. Ces réseaux sont adossés à des structures familiales ou locales. Ce faisant, la communauté savante s’attache à contrôler le contenu et la diffusion du savoir. Les acteurs de ce vaste programme acquièrent révérence, respect et notoriété. Leurs écrits vont servir de référence à des générations de lettrés pendant plus d’un long millénaire et ceux-ci leur manifesteront respect et admiration en les choisissant pour ancêtres.
Bibliographie J. Bottéro, L’Épopée de Gilgameš, Paris, 1992. J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, 1989. L. Cagni, L’Epopea di Erra, Rome, 1969 (Studi Semitici 34). J. van Dijk, « Die Inschriftenfunde », in H. J. Lenzen (éd.), XVIII. vorläufiger Bericht über die von dem Deutschen Archaölogischen Institut und der Deutschen Orient-Gesellschaft aus Mitteln der Deutschen Forschungsgemeinschaft unternommenen Ausgrabungen in Uruk-Warka, Berlin, 1962, p. 44-52. A. Duplouy, Le Prestige des élites, Paris, 2006. K. Fabritius, « Bēl-ušēzib », in K. Radner (éd.), The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire 1/II, Helsinki, 1999, p. 338-339. I. L. Finkel, « Adad-apla-iddina, Esagil-kīn-apli, and the Series SA.GIG », in E. Leichty et al. (éd.), A Scientific Humanist, Studies in Memory of Abraham Sachs, Philadelphie, 1988, p. 143-159.
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J.-J. Glassner, « L’aruspicine paléo-babylonienne et le témoignage des sources de Mari », Zeitschrift für Assyriologie, 95 (2005), p. 279-297 ; un ouvrage est en préparation sur ce sujet, Les Maîtres du temps : être devin à Babylone.
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J.-J. Glassner
B. R. Foster, « On Authorship in Akkadian Literature », Annali del Isituto Orientale di Napoli, 51 (1991), p. 17-32. M. Geller, « Incipits and Rubrics », in A. R. George et I. L. Finkel, (éd.), Wisdom, Gods and Literature, Studies in Assyriology in Honour of W.G. Lambert, Winona Lake, 2000, p. 225-258. J.-J. Glassner, « Des dieux, des scribes et des savants. Circulation des idées et transmission des écrits en Mésopotamie », Annales HSS, 60, 2005, p. 483-506. —, « L’aruspicine paléo-babylonienne et le témoignage des sources de Mari », Zeitschrift für Assyriologie, 95 (2005), p. 279-297. —, « Lignées de lettrés en Mésopotamie », in C. Jacob, (éd.), Lieux de Savoir, Espaces et communautés, Paris, 2007, p. 134-156. —, « La princesse Enheduana », Pour la Science, 370 (août 2008), p. 42-44. —, « En-hedu-Ana, une femme auteure en pays de Sumer, au IIIe millénaire ? » Topoi, Supplément, 19 (2009), p. 219-231. —, « niԷirti bārûti : une autre approche », Mélanges offerts à P. Machinist, sous presse. Hésiode, Les Travaux et les Jours. H. Hunger, Babylonische und Assyrische Kolophone, Neukirchen, 1968 (Alter Orient und Altes Testament 2). T. Hobbes, Léviathan, Paris, 1651. C. Jean, La magie néo-assyrienne en contexte, Helsinki, 2006 (State Archive of Assyria Studies 17). R. Labat (éd.), Traité de diagnostics et de pronostics médicaux, Leyde, 1951. —, Les Religions du Proche-Orient asiatique, Paris, 1970. W. G. Lambert, « Ancestors, Authors, and Canonicity », Journal of Cuneiform Studies, 11 (1957), p. 1-14, 112. —, Babylonian Wisdom Literature, Oxford, 1960. —, « A Catalogue of Texts and Authors », Journal of Cuneiform Studies, 16 (1962), p. 59-77. —, « Literary Style in First Millennium Mesopotamia », in W. W. Hallo (éd.), Essays in Memory of E.A. Speiser, 1968 (American Oriental Series 53), p. 123132. 32
L’autorité de l’auteur en Mésopotamie : Étude de cas
—, « The Qualifications of Babylonian Diviners », in St. M. Maul (éd.), Festschrift für Rykle Borger zu seinem 65. Geburtstag am 24. Mai 1994 : tikip santakki mala bašmu, Groningue, 1998 (Cuneiform Monographs 10), p. 141-158. G. B. Lanfranchi, « Scholars and scholarly tradition in neo-assyrian times: a case study », State Archives of Assyria Bulletin III/2, 1989, p. 99-114. A. Lenzi, Secrecy and the Gods, Helsinki, 2008 (State Archives of Assyria Studies 19). A. Livingstone, Court Poetry and Literary Miscellanea, Helsinki, 1989 (State Archives of Assyria 3). S. Parpola, Letters from Assyrian Scholars to the Kings Esarhaddon and Assurbanipal, Neukirchen, 1983 (Alter Orient und Altes Testament 5/2). —, Letters from Assyrian and Babylonian Scholars, Helsinki, 1993 (State Archives of Assyria 10). B. Pongratz-Leisten, Herrschaftswissen in Mesopotamien, Helsinki, 1999 (State Archives of Assyria Studies 10). Fr. Rochberg-Halton, Aspects of Babylonian celestial divination: The lunar eclipse tablets of Enūma Anu Enlil, 1988 (Archiv für Orientforschung Beiheft 22). A. W. Sjöberg et E. Bergmann, The Collection of the Sumerian Temple Hymns, New York, 1969. R. F. G. Sweet, « A Pair of Double Acrostics in Akkadian », Orientalia, 38 (1969), p. 459-460. Fr. Thureau-Dangin, Une Relation de la huitième campagne de Sargon, Paris, 1912 (Textes Cunéiformes du Louvre III).
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L’AUTORITÉ LITTÉRAIRE AU XIIIE SIÈCLE AV. J.-C. ? ϏILÎMILKU D’OUGARIT : SCRIBE/AUTEUR ? Dennis Pardee Université de Chicago
Les questions que comporte ce titre se posent à propos des plus anciennes œuvres à la fois littéraires et religieuses qui soient attestées jusqu’ici dans une langue apparentée à l’arabe, à l’hébreu et à l’araméen, langues de rédaction des textes autoritaires des religions islamique, judaïque et, pour une partie, chrétienne. Il s’agit de l’ougaritique, attesté sur plus de deux mille tablettes et fragments mis au jour depuis 1929 sur le site archéologique de Ras Shamra, sur la côte syrienne1. Au moment de la découverte, cette langue était inconnue2 et le peuple qui la parlait n’était connu que par le nom de la capitale du royaume, Ougarit, mentionné dans les textes d’el-Amarna3. Ces textes jetaient de nouvelles lumières dans de nombreux domaines, tels la linguistique, l’économie politique, la sociologie, les origines de la littérature levantine et l’histoire des religions. En effet, à côté de nombreux textes économiques, épistolaires et juridiques, dont certains étaient rédigés dans la langue locale – qu’on a dénommé l’ougaritique – d’autres en accadien
1 On trouvera une introduction au site et aux études ougaritiques chez M. Yon, La cité d’Ougarit sur le tell de Ras Shamra, Paris, Recherche sur les Civilisations, 1997 (Guides Archéologiques de l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient 2). Cette édition a été mise à jour pour la traduction anglaise : The City of Ugarit at Tell Ras Shamra, Winona Lake, Eisenbauns, 2006. 2 La dernière étude du déchiffrement de cette nouvelle langue, avec renvois aux travaux précédents, est celle de P. Bordreuil, « L’alphabet ougaritique », in Br. Lion et C. Michel (éd.), Histoires de déchiffrements, Les écritures du Proche-Orient à l’Égée, Paris, Errance, 2009, p. 129-138. 3 Le premier fouilleur du site a raconté avec sa verve habituelle l’acheminement à cette identification du nom de l’ancienne ville qu’il mettait au jour depuis trois ans lors de la rédaction de ses remarques : Cl. Fr-A. Schaeffer, « Note additionnelle à propos du nom ancien de la ville de Ras-Shamra », Syria, 13 (1932), p. 24-27.
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– la lingua franca de l’époque –, a été découverte une cinquantaine de textes littéraires, rédigés uniquement en ougaritique et dans un dialecte poétique manifestant des différences importantes par rapport à la langue des documents occasionnels, uniquement en prose. Parmi ce nombre déjà réduit de textes à motifs mythologiques, une quinzaine furent rédigés par un scribe dont la forme précise du nom est incertaine parce que l’écriture ougaritique ne comporte que très peu d’indications vocaliques, soit ϏIlîmilku, « mon dieu est Milku », soit ϏIlumalku, « (le dieu) ϏIlu est roi »4. Je choisis la première de ces formes uniquement parce qu’elle est mieux attestée en écriture syllabique que l’autre5. Cette quinzaine de textes est attribuée à ϏIlîmilku parce qu’il en a « signé » cinq, que son écriture, sa « main », est très distinctive, et que plusieurs de ces textes montrent à la fois cette « main » et des ressemblances de contenu. Cette combinaison de trois facteurs a permis d’identifier trois « cycles » de textes qui furent rédigés par ce scribe : ils sont désignés par le nom du principal protagoniste, ainsi le cycle de Baϐlu (Baal), le dieu de l’orage, le cycle de ϏAqhatu, un héros de l’époque pré-royale, et le cycle de Kirta, l’un des ancêtres de la dynastie ougaritaine selon la reconstitution locale de l’histoire. Ce scribe a peut-être signé d’autres tablettes que l’on sait par d’autres critères être gravées de sa main ; mais seules cinq de ces « signatures » sont conservées, sous forme de « colophons », où plus ou moins de détails sont fournis par le scribe lui-même.
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On n’a eu la certitude de l’existence de cette dernière forme que dans une recension publiée en 2004, où fut signalée la lecture {mDINGIR-ma-al-ku} dans un texte inédit du Louvre, RS 9.261 (D. Pardee, « Textes akkadiens d’Ugarit », Syria, 81 [2004], p. 249-262, en particulier p. 258, lecture de C. Roche). 5 J’ai indiqué dans l’article cité les données disponibles jusqu’en 2004. La forme /Վilîmilku/ était aussi connue au royaume d’AlalaԺ, situé juste au nord d’Ougarit (voir Fr. Gröndahl, Die Personennamen der Texte aus Ugarit, Rome, Institut Biblique Pontifical, 1967 [Studia Pohl 1], p. 97).
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L’autorité littéraire au xiiie siècle av. J.-C. ?
Colophons de ϏIlîmilku 1) Baal 6 (RS 2.[009]+, CTA 6) vi 54-586 : spr ͑lmlk šbny lmd ̫tn prln rb khnm rb nqdm ξϐy nqmd mlk ͯgrt ̫dn yrgb bϐl ξrmn Le scribe : ϏIlîmilku de Šubbānu, élève de ϏAttēnu7, devin, chef des prêtres, chef des éleveurs (de bétail pour le culte sacrificiel ?) ; officiant-ξaϐϐāyu de Niqmaddu, roi de ϏUgārit, seigneur de Yargubu, maître de οarimānu.
2) Baal 4 (RS 2.[008]+, CTA 4), tranche gauche : [spr ͑lmlk ξ]ᩤϐᩥy nqmd mlk ͯgrt Le scribe : ϏIlîmilku, officiant-ξaϐϐāyu de Niqmaddu, roi de ϏUgārit8.
6
Les textes de Ras Shamra sont cités ici par leur numéro de fouille (voir le catalogue de P. Bordreuil et D. Pardee, La trouvaille épigraphique de l’Ougarit 1, Concordance, Paris, Recherche sur les Civilisations, 1989 [Ras Shamra-Ougarit V/1]) et/ou par la publication définitive (CTA = A. Herdner, Corpus des tablettes en cunéiformes alphabétiques découvertes à Ras Shamra-Ugarit de 1929 à 1939, Paris, Geuthner, 1963 (Mission de Ras Shamra 10, Bibliothèque Archéologique et Historique 79) – dans cet ouvrage, le passage en question se trouve aux lignes 53-57). 7 Comme W. H. Van Soldt l’a signalé, cet anthroponyme est attesté sous les formes ϏAttānu et ϏAttēnu, mais la seconde forme est plus fréquente : « ϏAtn prln, “ՎAttā/ēnu the Divine” », Ugarit-Forschungen, 21 (1989), p. 365-368. 8 Celle-ci est la forme du colophon proposée par l’éditeur (Ch. Virolleaud, « Un nouveau chant du poème d’Aleïn-Baal », Syria, 13 [1932], p. 113-163, en particulier p. 163) et repris par ses successeurs. Remarquant que les autres colophons situés sur la tranche gauche de la tablette commencent vers le haut de la tablette, W. Pitard propose de restituter le colophon de CTA 4 sous la forme suivante : {[spr ͑lmlk lmd ̫tn prln ξϐ]y nqmd mlk ͯgrt} (W. Pitard, « Watch That Margin! Understanding the Scribal Peculiarities of CAT 1.4 Obverse », Maarav, 15 [2008], p. 27-37 – je remercie chaleureusement mon collègue W. Pitard de m’avoir envoyé un exemplaire des épreuves de cette étude). Les deux autres colophons appuyent sa remarque générale selon laquelle ce colophon devait être plus long que celui restitué par l’éditeur : le premier signe du colophon de CTA 16, le seul qui soit conservé intégralement, est situé en face du début de la ligne 6 ;; celui de CTA 17, bien que restitué en grande partie, devait aussi commencer vers le haut de la tablette. Mais on ne peut rien prouver à partir d’une restitution sans parallèle. Qu’il ait raison ou non, la version qu’il propose ne serait, à mon avis, qu’une autre version abrégée du colophon long – dont l’analyse que je viens d’esquisser me paraît indiquée par les autres exemples, comme on le verra sous peu.
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3) Kirta 3 (RS 3.325+, CTA 16), tranche gauche : spr ͑lmlk ξϐy Le scribe : ϏIlîmilku, officiant-ξaϐϐāyu.
4) Aqhat 1 (RS 2.[004], CTA 17), tranche gauche : [spr ͑lmlk šbny lmd ̫tn] ᩤpᩥrln Le scribe : ϏIlîmilku de Šubbānu, élève de ϏAttēnu, devin.
5a) RS 92.2016 (RSO XIV 53):40’9 : [spr ͑lmlk š]ᩤbᩥny lmd ̫tn prln Le scribe : ϏIlîmilku de Šubbānu, élève de ϏAttēnu, devin.
Le hasard de la conservation a pour une fois souri au fouilleur et aux épigraphistes, car le plus long et le plus détaillé des colophons est bien conservé, et c’est celui-là, le premier de cette liste, confirmé par le très court troisième, qui permet la restitution des exemples moins bien conservés. La comparaison des cinq colophons permet de penser que la structure du colophon le plus long doit s’analyser en comparaison avec les autres (dans le tableau, ce premier est arrangé selon sa structure). Commençons par une remarque générale sur les rapports entre ces colophons. Je suppose que les colophons 1-5a sont des variantes d’un colophon de base, 2-5a étant des formes courtes par rapport au numéro 1, que j’appellerai le colophon « long ». Si cela est bien le cas, il n’est pas permis de faire l’exégèse de l’un ou l’autre de ces colophons avec l’objectif d’y trouver des données sur un moment de la vie du scribe plaçant celui-ci plus tôt ou plus tard dans sa carrière par rapport aux données fournies par un autre colophon. Cette prise de position méthodologique est appuyée par la comparaison du numéro 3 avec le premier, car, dans la version courte comme dans la version longue, le scribe se déclare officiant-ξaϐϐāyu, donc comme occupant un poste qui laisse entendre qu’il n’est plus sous la tutelle directe de son maître d’études, ϏAttēnu10. Puisque le colophon 5 (voir plus bas à propos de sa forme longue) indique explicitement que l’usage du mot lmd, « élève, disciple », ne sous-entend ni que le scribe ait appris le texte en question de son maître ni que celui-ci le lui ait dicté, et que les numéros 4 et 5a semblent avoir été identiques, aucun de ces colophons ne reflète la 9
Texte édité par A. Caquot et A.-S. Dalix, « Un texte mythico-magique », in M. Yon et D. Arnaud (éd.), Études ougaritiques 1, Travaux 1985-1995, Paris, Recherche sur les Civilisations, 2001 (Ras Shamra-Ougarit XIV), p. 393-405. 10 Comme on a vu dans la note 8, la restitution du colophon de CTA 4 (le numéro 2 du tableau) est incertaine et il n’est donc pas légitime d’appuyer sur celui-ci un argument en faveur de l’analyse de ϏIlîmilku comme officiant-ξaϐϐāyu.
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jeunesse du scribe. Tout au plus, on pourrait déduire de l’absence du mot ξϐy dans les colophons 4 et 5a que le scribe, bien que n’étant plus sous la férule de ϏAttēnu, n’avait pas encore atteint le rang d’officiant-ξaϐϐāyu11. L’exemple 3 montre que le titre de « officiant-ξaϐϐāyu » appartient au scribe12 ; de là découle l’attribution du titre de « devin » au maître13, ϏAttēnu, non pas à ϏIlîmilku, car le titre de « devin » occupe la place du titre de « roi » à la suite, qui n’est certainement pas celui du scribe et, de plus, ce titre de « devin » se trouve dans trois des colophons (nos 1, 4, 5a) à la suite du nom ϏAttēnu. On remarquera aussi que les deux derniers titres, comportant les mots « seigneur » et « maître » appartiennent sans doute au roi – bien que les termes suivants, Yargubu et οarimānu, soient obscurs – et que les deux titres comportant le mot « chef » sont donc à attribuer au personnage précédent, à savoir à ϏAttēnu. Admettant cette structure du colophon long, on en apprend six principaux détails sur ϏIlîmilku : (1) qu’il était le scribe responsable du texte inscrit sur chacune de ces cinq tablettes ; (2) son nom ; (3) qu’il n’était pas originaire de la métropole mais d’une autre ville du royaume, Šubbānu, à localiser un peu au sud-est de la ville d’Ougarit, tout près de ce que j’ai
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L’absence d’autres colophons ougaritiques rend très difficile la comparaison avec les colophons syllabiques. Pour W. Pitard (réf. note 8), les scribes d’Ougarit ne mentionnaient plus leur maître dans leurs colophons une fois leurs études terminées. On peut se poser pourtant la question de savoir si tous les cas où un seul et même scribe signe un texte juridique sans se décliner l'identité de son maître et un texte littéraire ou lexicographique en se réclamant son maître représentent ce scribe à deux étapes de sa carrière. Quoi qu’il en soit de cette question, qui demande à être sondée, ϏIlîmilku, comme nous le verrons, se représente dans le colophon de RS 92.2016 (exemple 5a+b) comme en même temps élève et indépendant de l’instruction d’un maître pour le texte qu’il venait de graver. 12 D’après W. Pitard (voir les notes 8 et 10), ϏIlîmilku serait simple ξaϐϐāyu alors que ϏAttēnu serait ξaϐϐāyu du roi. Cette conclusion est en effet nécessaire si on n’admet pas la structure du colophon long que je préfère car dans l’exemple 3, complet, ϏIlîmilku s’identifie formellement comme ξaϐϐāyu. Mon hypothèse concernant l’inspiration littéraire de ϏIlîmilku par rapport aux étapes de sa carrière ne dépend pourtant pas de la restitution de l’exemple 2 (voir la note précédente et la suite de l’argument pour la conclusion que je tire du double emploi de la racine LMD dans le colophon de RS 92.2016). 13 L’interprétation de prln comme un mot hourrite signifiant « devin » remonte à W. H. Van Soldt, article cité à la note 7. L’hypothèse de Van Soldt selon laquelle les scribes d’Ougarit y voyaient l’équivalent de l’accadien barû a été confirmée depuis par un vocabulaire polyglotte de la maison d’Ourtenou (RS 94.2939 ii 10) où les deux mots sont bien conservés (voir B. André-Salvini et M. Salvini, « Un nouveau vocabulaire trilingue sumérien-akkadien-hourrite de Ras Shamra », in D. I. Owen et G. Wilhelm [éd.] General Studies and Excavations at Nuzi 10/2, Bethesda, CDL Press, 1998 [Studies on the Civilization and Culture of the Hurrians 9], p. 3-40).
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une fois dénommé le noyau historique du royaume14 ; (4) qu’il avait étudié sous ϏAttēnu, lui-même un personnage important dans l’administration religieuse du royaume ; (5) que le roi qu’il servait s’appelait Niqmaddu15 ; et (6) que lui, ϏIlîmilku, était devenu un personnage important dans cette même administration, car il occupait le poste de ξaϐϐāyu, poste dont la définition précise est inconnue mais qui comportait certainement un aspect religieux16. Il paraît donc qu’il n’était plus, au moment de rédiger ces textes, sous la férule de ϏAttēnu, qu’il était un homme mûr, en même temps fier de la place qu’il occupait et reconnaissant envers le maître dont l’enseignement et l’appui lui avaient permis de monter si haut. Ainsi, dans ce colophon, le scribe ϏIlîmilku se place sous l’autorité royale, il indique l’origine de son enseignement (mais peut-être pas de ses « sources littéraires », comme nous le verrons dans un instant), et il se présente lui-même comme lettré et en même temps membre de l’administration religieuse du royaume. Ce sont des faits certes importants pour le sujet qui nous intéresse ; mais quel est le lien que préconise ce scribe entre son autorité politique et l’autorité du
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D. Pardee, « Épigraphie et structure dans les textes administratifs en langue ougaritique : les exemples de RS 6.216 et RS 19.017 », Orientalia n.s., 70 (2001), p. 235-282, 345, pl. I-III, en particulier p. 274. Pour W. H. Van Soldt, la ville de Šubbānu se trouvait dans la partie nord de sa région « 6 », qui commençait juste au sud de la métropole : « Studies in the Topography of Ugarit (3). Groups of Towns and Their Locations », Ugarit-Forschungen, 30 (1998), p. 703-744, en particulier p. 714-16, 723-24, 743, 744. On ne sait pas assez sur l’idéologie géographique de l’Ougarit pour interpréter cette mention de sa ville d’origine : s’agit-il d’une ville au passé glorieux que le scribe était fier de nommer ou d’un village, quelle que soit son importance économique, d'où il était content de s’échapper ? Selon le premier cas de figure, la ville serait mentionnée pour que son renom rejaillisse sur le scribe ; dans le second, pour souligner le chemin qu’il avait parcouru. 15 Parce qu’il existait un scribe qui écrivait logographiquement son nom {DINGIR. LUGAL}, graphie dont la lecture ougaritique serait {͑lmlk}, et qui travaillait au xive siècle, on a longtemps cru que ce Niqmaddu était celui qui régnait à cette époque. La découverte de RS 92.2016 dans la Maison d’Ourtenou, dont la plupart des textes sont tardifs, a pourtant relancé la discussion et on admet aujourd’hui que le scribe des textes mythologiques en langue ougaritique a pu servir le roi Niqmaddu qui occupait le trône d’Ougarit pendant quelques années au cours du dernier quart du xiiie siècle. On trouvera les éléments du débat chez D. Pardee, « The Ugaritic Alphabetic Cuneiform Writing System in the Context of Other Alphabetic Systems », in C. L. Miller (éd.), Studies in Semitic and Afroasiatic Linguistics Presented to Gene B. Gragg, Chicago, Oriental Institute, 2007 (Studies in Ancient Oriental Civilization 60), p. 181-200. 16 Ce nomen professionis est attesté dans deux textes religieux, un texte rituel où sa maison est indiquée comme le lieu où un rite sacrificiel devait se dérouler (RS 24.266:8) et un texte d’exorcisme où le ξϐy est indiqué comme l’agent du départ de forces mauvaises (RIH 78/20:2) : voir la réédition de ces textes par D. Pardee, Les textes rituels, Paris, Recherche sur les Civilisations, 2000 (Ras Shamra-Ougarit XII), chap. 46 et 81.
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texte auquel il attache ces titres ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte d’un autre colophon long, très différent du colophon long que nous venons d’examiner, et qui appartient, à sa façon, à cette série de colophons comportant les mêmes éléments. Seule la première ligne du cinquième colophon est portée sur le tableau comparatif sous le numéro 5a parce que c’est cette ligne qui comporte des éléments se trouvant aussi sur d’autres exemples du colophon. Ce colophon du texte de 1992 provenant de la Maison d’Ourtenou comporte pourtant quatre lignes en tout, ces lignes étant malheureusement incomplètes, tronquées à gauche, et, faute de parallèles, impossibles à restaurer aux lignes 41’-43’. Il est clair, néanmoins, que, dans ce colophon, ϏIlîmilku donnait des perspectives nouvelles, par rapport aux colophons mieux attestés, sur sa formation. 5b) RS 92.2016 (RSO XIV 53):40’-43’ : 40’) [spr . ͑lmlk . š]ᩤbᩥny . lmd . ̫tn . prln 41’) [ ]r . b bᩤ-ᩥ . w . mspr . hnd . hwm 42’) [ ]ᩤ--ᩥrbh . w ͑nd ylmdnn 43’) [ ]b spr
Traduction : 40’) [Le scribe : ϏIlîmilku de Šub]bānu, élève de ϏAttēnu, devin. 41’) [ ] et ce récit, il 42’) [ ] et personne ne le (lui) a enseigné 43’) [ ] document.
On rencontre dans ce colophon tel qu’il est conservé trois allusions au colophon « canonique » tel qu’il est restitué à la ligne 40’ : la racine SPR revient deux fois après cette ligne 40’, d’abord sous la forme /masparu/ désignant « le récit » à la ligne 41’17, ensuite sans préformante mais vraisemblablement avec les voyelles /sipru/ à la ligne 43’, forme qui signifie « document » et qui est à mettre en contraste avec /sāpiru/, « le scribe », dont la restitution peut être jugée certaine dans la première ligne du colophon en raison des parallèles cités plus haut. /masparu/ est précédé d’une 17
Après avoir rendu ce mot par « récit » dans la traduction globale du texte (RSO XIV, p. 397 – voir référence complète plus haut, note 9), les éditeurs de ce texte affirment dans le commentaire (p. 403) préférer l’analyse du terme comme un participe du schème-D, « le récitant ». Il me semble pourtant, puisque c’est le scribe qui rédige, que l’analyse comme nom commun à m-préformante, « ce qui est raconté », est indiquée par le pronom démonstratif qui suit ce substantif. Après ce pronom démonstratif, on voit un pronom indépendant, 3e p. du m. s. suivi d’un m-enclitique. La formule est sans doute à vocaliser /wa masparu hannadā huwama/, « Et quant à ce récit, lui [sc. le récit]… ».
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conjonction et suivi d’un pronom démonstratif de proximité, et il s’agit donc d’une nouvelle phrase au sujet du texte consigné sur cette tablette, ce texte étant présenté comme le fruit d’une récitation orale, car le verbe /sapara/ signifie « compter, raconter ». Puisqu’un seul signe est conservé devant /sipru/ à la dernière ligne, le sens précis de la fin du colophon nous échappe ; mais il paraît logique de voir ici une allusion à la mise par écrit du récit, d’où la vocalisation /sipru/ et la traduction « document ». L’autre allusion au colophon « canonique » se trouve dans le verbe {ylmdnn} (/yalammidannannu/) à la ligne 42’, précédé de la formule négative signifiant « personne qui », le tout exprimant l’affirmation qu’on n’avait pas enseigné ce récit au scribe ; allusion évidente et superficiellement contradictoire à son auto-identification dans le colophon classique comme l’élève (lmd) de ϏAttēnu. Si la formule « élève de ϏAttēnu » ne figurait pas à la première ligne du colophon – et cet élément est bien conservé –, on pourrait interpréter l’affirmation nouvelle comme signifiant que ce récit était nouveau alors que le scribe avait appris les autres textes, où le terme « élève » figurait dans le colophon, de son maître. Mais, les deux formes de la racine LMD ayant été gravées par ce scribe sur la tablette, il est sans doute préférable de voir ici une déclaration de sa part sur sa façon habituelle de procéder, c’est-à-dire de faire la part entre l’apprentissage sous ϏAttēnu (la formule comportant le mot « élève », élément du colophon classique, numéros 1 et 4 du tableau comparatif ) et son activité d’« auteur » de textes religieux (le verbe ylmdnn). Je propose donc que la formule « élève de ϏAttēnu » désigne la formation de ϏIlîmilku comme scribe, c’est-à-dire comme manieur de calame étant capable d’inscrire des textes de divers genres littéraires, probablement en accadien aussi bien qu’en ougaritique18, alors que, par l’affirmation que personne ne lui a enseigné un récit, il s’identifie comme poète et, étant aussi bien le scribe du texte que son « auteur » dans le sens moderne du terme. Ayant émis le mot « auteur », je dois recenser rapidement les avis des spécialistes sur la façon dont travaillait ϏIlîmilku : soit (1) en tant que simple scribe, ϏIlîmilku aurait copié des textes préexistants sous forme écrite19 ; soit (2) encore en tant que scribe, il aurait écrit sous la dictée de ϏAttēnu (ou
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Sur la question du cursus du scribe ougaritain, voir R. Hawley, « On the Alphabetic Scribal Curriculum at Ugarit », in R. D. Biggs et al. (éd.), Proceedings of the 51st Rencontre Assyriologique Internationale Held at The Oriental Institute of the University of Chicago, July 18-22, 2005, Chicago, Oriental Institute, 2008 (Studies in Ancient Oriental Civilization 62), p. 57-67. 19 On trouvera une discussion des divers avis par M. S. Smith qui préfère lui-même cette première explication : The Ugaritic Baal Cycle, vol. 1, Introduction with Text, Translation and Commentary of KTU 1.1-1.2, Leyde, Brill, 1994 (Supplements to Vetus Testamentum 55),
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d’un autre)20 ; soit (3) en tant que scribe-auteur, il aurait rédigé des textes appris par cœur ; soit (4) en tant que scribe-auteur il aurait édité des textes préexistants21 ; soit (5) en tant que scribe-auteur-poète, il aurait composé ses textes en les rédigeant22. p. 33-36 ; dans la dernière étude en date à ce sujet, c’est l’hypothèse de ϏIlîmilku copiste qui est préférée aussi par W. Pitard, article cité à la note 8. 20 J. C. De Moor, Mondelinge overlevering in Mesopotamië, Ugarit, en Israel, Leyde, Brill, 1965, p. 19 ; W. H. Van Soldt, « Babylonian Lexical, Religious and Literary Texts and Scribal Education at Ugarit and Its Implications for the Alphabetic Literary Texts », in M. Dietrich et O. Loretz, (éd.), Ugarit, Ein ostmediterranes Kulturzentrum im Alten Orient, Ergebnisse und Perspektiven der Forschung I, Ugarit und seine altorientalische Umwelt, Münster, Ugarit-Verlag, 1995 (Abhandlungen zur Literatur Alt-Syrien-Palästinas 7), p. 171-212, en particulier p. 285-289 ; « Private Archives at Ugarit », in A. C. V. M. Bongenaar (éd.), Interdependency of Institutions and Private Entrpreneurs (MOS Studies 2), Proceedings of the Second MOS Symposium (Leiden 1998), Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut te Istanbul, Leyde, 2000 (Uitgaven van het Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut te Istanbul 87), p. 229-241, en particulier p. 240. Sans se prononcer sur les personnalités en jeu, F. M. Cross voit dans le mythe de Baϐlu un poème oral dont les erreurs révèlent un scribe qui rédigeait sous dictée : Canaanite Myth and Hebrew Epic, Essays on the History of the Religion of Israel, Cambridge MA, Harvard, 1973, p. 112-13, 117 n. 18, 127 n. 50. 21 Sans entrer dans le détail de sa façon de rédiger, N. Wyatt attribue le cycle de Baal à ϏIlîmilku qui aurait été « court mythographer » (« Arms and the King: The Earliest Allusions to the Chaoskampf Motif and their Implications for the Interpretation of the Ugaritic and Biblical Traditions », in M. Dietrich et I. Kottsieper [éd.], ‘Und Mose schrieb dieses Lied auf,’ Studien zum Alten Testament und zum Alten Orient, Festschrift für Oswald Loretz zur Vollendung seines 70. Lebensjahres mit Beiträgen von Freunden, Schülern und Kollegen, Münster, Ugarit-Verlag, 1998 (Alter Orient und Altes Testament 250), p. 833-882, citation de la p. 857) ; dans une étude ultérieure, il renvoie à celle qui vient d’être citée en qualifiant l’épisode du combat de Baϐlu contre Môtu comme « a composition of Ilimilku himself, modelled loosely on the much older tradition of Baal’s conflict with Yam » (« Ilimilku the Theologian: The Ideological Roles of Athtar and Baal in KTU 1.1 and 1.6 », in O. Loretz et al. [éd.], Ex Mesopotamia et Syria Lux, Festschrift für Manfried Dietrich zu seinem 65. Geburtstag am 6.11.2000, Münster, Ugarit-Verlag, 2000 [Alter Orient und Altes Testament 281], p. 845856, citation de la p. 847). D’après ces termes (surtout « mythographer »), il s’agirait plutôt d’œuvres de cabinet que de traditions orales mises par écrit. Il en va de même de la présentation de M. C. A. Korpel, « Exegesis in the Work of Ilimilku of Ugarit », in J. C. De Moor (éd.), Intertextuality in Ugarit and Israel, Papers Read at the Tenth Joint Meeting of The Society for Old Testament Study and Het Oudtestamentisch Werkgezelschap in Nederland en Belgie Held at Oxford, 1997, Leyde, Brill, 1998 (Oudtestamentische Studiën 40), p. 86-111, où il s’agit d’un « editing author » (p. 88), les explications par l’une ou l’autre des autres modalités étant explicitement repoussées. 22 À la note 20, il était question de la manière dont F. M. Cross voit dans les mythes ougaritiques une mise par écrit d’une poésie orale que le maître de ՎIlîmilku lui aurait dictée. D’autres spécialistes ont identifié la poésie des mythes ougaritiques comme étant de type oral mais sans traiter en détail la question de la mise par écrit de la tradition orale :
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Ce sont les deux premières explications que l’on rencontre chez la plupart des auteurs au moins en partie parce qu’elles correspondent aux modèles connus en Mésopotamie, où l’écriture avait été inventée quelque deux millénaires plus tôt et où un nombre important de documents scolaires sont connus, voire de descriptions de la vie de l’écolier23. La longue histoire de l’usage de l’écriture en Mésopotamie a eu pour résultat que l’histoire des manuscrits des principaux textes mythologiques s’étend parfois sur près de deux millénaires, parfois en sumérien (l’ancienne langue de la Mésopotamie méridionale, qui n’appartient pas au groupe des langues sémitiques) aussi bien qu’en accadien (langue sémitique apparentée à l’ougaritique). Cette longue durée de la tradition écrite permet de reconstituer l’histoire du texte et, pour les plus populaires d’entre deux, comme celui de Gilgamesh, par exemple, de décrire l’évolution du texte et de l’histoire narrée24. Il a paru tout naturel de tenter de placer les mythes ougaritiques, dont la date est tardive du point de vue mésopotamien, dans un cadre similaire. Pourtant, si on considère la question du point de vue de l’ouest-sémitique, où l’écriture alphabétique n’avait été inventée que quelques siècles auparavant, tout au plus25, et où les textes ougaritiques constituent le premier corpus important – et le seul du IIe millénaire comportant des textes littéraires –, il n’est pas légitime de prendre pour donné qu’il ait existé une tradition de mettre les textes mythologiques par écrit. On connaît certes des allusions au mythe fondamental du combat singulier du dieu de l’orage contre la
R. E. Whitaker, A Formulaic Analysis of Ugaritic Poetry, thèse, Harvard University, 1969 ; K. T. Aitken, « Oral Formulaic Composition and Theme in the Aqhat Narrative », UgaritForschungen, 21 (1989), p. 1-16 ; « Word Pairs and Tradition in an Ugaritic Tale », UgaritForschungen, 21 (1989), p. 17-38. Je propose que le colophon 5 (a + b) permet d’identifier ϏIlîmilku comme scribe-auteur-poète, pour tout le moins du poème auquel ce colophon est attaché, vraisemblablement de l’ensemble des textes qu’il a « signés ». 23 Sujet traité maintes fois par les assyriologues ; on trouvera les références de base dans l’article de R. Hawley cité plus haut (note 18). 24 J. H. Tigay, The Evolution of the Gilgamesh Epic, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1982 ; Empirical Models for Biblical Criticism, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1985. 25 La discussion quant à la datation de l’invention de l’alphabet tourne autour de celle des inscriptions proto-sinaïtiques, surtout celle du Wadi el-Hol, et d’un très petit nombre de documents proto-cananéens : voir l’étude de B. Sass, « The Genesis of the Alphabet and its Development in the Second Millennium B.C. – Twenty Years Later », De Kêmi à Birīt Nāri. Revue Internationale de l’Orient Ancien, 2 (2004-2005), p. 147-166, où une datation basse est préférée mais avec beaucoup de prudence. Dernièrement, ce même savant a présenté les détails de sa pensée sur les inscriptions du Wadi el-Hol : « Wadi el-Hol and the Alphabet », in C. Roche (éd.), D’Ougarit à Jérusalem, Recueil d’études épigraphiques et archéologiques offert à Pierre Bordreuil, Paris, de Boccard, 2008 (Orient & Méditerranée 2), p. 193-203.
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mer. À Ougarit il s’agit de Baϐlu contre Yammu ; il en existe de très explicites datant du xviiie siècle et exprimées en accadien par les Amorites de Mari, sur l’Euphrate, et d’Alep26 ; de moins explicites datant du xxve siècle et exprimées dans la langue sémitique du royaume d’Ébla, situé au sud d’Alep27. Ces témoignages ne laissent pas de doute, me semble-t-il, sur le fait que le noyau du mythe était déjà très répandu au IIIe millénaire parmi les Sémites installés à l’ouest de l’Euphrate. Mais de mise par écrit du mythe, on ne connaît rien avant ϏIlîmilku. Que faudrait-il pour confirmer l’existence de cette mise par écrit avant l’époque de ϏIlîmilku ? Des échantillons de ces écrits parmi les découvertes archéologiques de Ras Shamra28. Jusqu’à présent, on n’a découvert aucun fragment d’un duplicata d’un des textes mythologiques – on en connaît des extraits sur des petites tablettes qui reflètent sans doute des travaux d’école, mais aucun cas de deux exemplaires d’un mythe ou d’une section de mythe rédigés sur des tablettes à plusieurs colonnes. Puisqu’on écrivait la langue locale sur argile depuis quelques décennies au moment où ϏIlîmilku a gravé ses tablettes29, ce n’est pas trop demander que de trouver au moins un fragment des ouvrages que ϏIlîmilku aurait copiés. Les tablettes signées par lui furent toutes découvertes, à une exception près, en un seul endroit, la bibliothèque dite du Grand-Prêtre, un bâtiment situé entre les deux principaux temples d’Ougarit sur l’acropole. On n’a pas le moyen de savoir si c’est en cet endroit que ϏIlîmilku travaillait ; mais il est certain que ses ouvrages les plus importants y furent rassemblés. Il me paraît difficile d’expliquer pourquoi, s’il existait de plus anciennes versions, aucune trace de celles-ci n’a été trouvée à côté des versions signées 26 J.-M. Durand, « Le mythologème du combat entre le dieu de l’orage et la mer en Mésopotamie », MARI, 7 (1993), p. 41-61 ; cf. P. Bordreuil et D. Pardee, « Le combat de Baϐlu avec Yammu d’après les textes ougaritiques », MARI, 7 (1993), p. 63-70. 27 P. Fronzaroli, « Les combats de Hadda dans les textes d’Ébla », MARI, 8 (1997), p. 283-290 ; « The Hail Incantation (ARET 5, 4) », in G. J. Selz (éd.), Festchrift für Burkhart Kienast zu seinem 70. Geburtstage dargebracht von Freunden, Schülern und Kollegen, Münster, Ugarit-Verlag, 2003 (Alter Orient und Altes Testament 274), p. 89-107. 28 J’ai déjà cité l’absence de tout témoin de tablettes qui auraient été copiées par ϏIlîmilku, en réfutant très brièvement l’hypothèse selon laquelle il aurait existé à Ougarit des copies multiples des tablettes du Mythe de Baal (D. Pardee, recension de M. S. Smith, The Ugaritic Baal Cycle [réf. note 19], Journal of Near Eastern Studies, 57 [1998], p. 46-48). Depuis, rien n’est venu changer cette situation. 29 Selon l’hypothèse évoquée plus haut, note 15, ϏIlîmilku rédigeait les textes mythologiques au service du Niqmaddu qui régnait au dernier quart du xiiie siècle, alors que l’écriture alphabétique existait déjà à l’époque de ϐAmmiξtamru II, monté sur le trône vers 1260, peut-être déjà à celle de son prédécesseur, Niqmêpaϐ (cette possibilité est envisagée dans la nouvelle étude de RS 15.117 par D. Pardee, « RS 15.117 et l’origine de l’alphabet cunéiforme d’Ougarit : rapport de collation », Orientalia n.s., 79 [2010], p. 55-73, pl. XI.).
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par ϏIlîmilku. S’il copiait en cet endroit, l’hypothèse entraîne la conclusion qu’on a déménagé ses Vorlagen avant la destruction du bâtiment ; et si on propose qu’il travaillait ailleurs et que les tablettes ont été trouvées dans ce bâtiment parce que le propriétaire était collectionneur, il faut expliquer pourquoi celui-ci collectionnait des tablettes gravées par plusieurs scribes, y compris quelques brefs textes mythologiques, mais, pour les grandes tablettes mythologiques, rassemblait seulement les œuvres de ϏIlîmilku. L’explication la plus facile – ce qui ne veut pas forcément dire qu’elle est juste – est que ϏIlîmilku travaillait dans cette maison, qui était peut-être celle de son maître ϏAttēnu, et que ses œuvres y étaient déposées30. L’autre explication théoriquement possible dans cette ligne de pensée serait que ϏIlîmilku transcrivait en fait des documents inscrits à l’encre sur d’autres types de support, tels le papyrus. L’écriture de ces documents serait la forme linéaire de l’alphabet connue par les inscriptions dites proto-cananéennes. Le seul argument de poids en faveur de cette explication serait que l’alphabet cunéiforme d’Ougarit était sans doute inventé en transformant ces formes linéaires de lettres en écriture cunéiforme. Néanmoins, jusqu’ici, on ne possède aucun autre indice de l’usage de l’écriture linéaire à Ougarit. L’hypothèse selon laquelle ϏIlîmilku travaillait sous la dictée de quelqu’un d’autre ne fait que remonter la question d’origine d’un cran : est-ce que cette autre personne lisait un texte gravé sur une tablette ou inscrit à l’encre sur
Si l’hypothèse selon laquelle ϏIlîmilku travaillait dans la maison où furent découvertes les tablettes signées par lui est plausible – mais pas plus –, en tirer la conclusion qu’il fut luimême « l’“inventeur” de l’écriture alphabétique » (A. Lemaire, « La diffusion de l’alphabet dans le bassin méditerranéen », in R. Viers (éd.), Langues et écritures de la Méditerranée : Actes du forum des 9, 10 et 11 mars 2001, Maison du Séminaire, Nice, Paris, Karthala, 2007, p. 199-227, en particulier p. 202) l’est beaucoup moins et ce pour deux raisons principales : (1) le système d’écriture ougartain fut inventé au plus tard sous ϐAmmiξtamru II (voir la note précédente) ; (2) la paléographie de certains documents datés de l’époque de ϐAmmiξtamru II manifeste des caractéristiques nettement plus archaïques que ce que l’on voit dans le ductus de ϏIlîmilku, particulièrement visibles dans le {g} de l’époque de ϐAmmiξtamru II, à deux clous ou à bord droit concave, très différent de celui de ϏIlîmilku, où ce signe consiste en un seul clou bien vertical (à ce sujet, voir provisoirement D. Pardee, article cité plus haut, note 15, et, avec davantage de détails, D. Pardee, « {g} as a Palaeographic Indicator in Ugaritic Texts », in E. Devecchi [éd.], Palaeography and Scribal Practices in SyroPalestine and Anatolia in the Late Bronze Age, Papers Read at a Symposium in Leiden, 1718 December 2009, Leyde, Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 2012 [Uitgaven van het Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut te Istanbul 119], p. 111-126). Ainsi, pour admettre que ϏIlîmilku ait inventé le système d’écriture ougaritique, il faudrait aussi admettre (1) qu’il ait été au service du roi ϐAmmiξtamru vers le début du règne de celui-ci ou même avant et (2) que son écriture dans les œuvres qu’il a signées avait évolué au point de ne montrer aucun trait archaïque. 30
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du papyrus ou est-ce qu’il lui récitait par cœur ou en composant ? Cela étant dit, on a déjà vu que le colophon de la tablette mise au jour en 1992 semble avoir pour fonction de nier que cette œuvre ait fait partie du programme d’apprentissage de ϏIlîmilku. Et, bien que cette négation ne figure pas dans les autres colophons, il paraît légitime de prendre la distinction entre ϏIlîmilku élève et ϏIlîmilku grand fonctionnaire comme une définition de la formule « élève de ϏAttēnu » : celle-ci désigne ses années d’apprentissage et ainsi elle ne fait pas allusion aux longs poèmes mythologiques qu’il rédigeait à l’époque où il fonctionnait comme officiant-ξaϐϐāyu. Si ce point est admis, il est peu probable qu’il ait travaillé à l’âge mûr sous la dictée de ϏAttēnu ; et si celui-ci est éliminé comme source des poèmes gravés par ϏIlîmilku, est-il plus vraisemblable de penser que le nom de ce ϏAttēnu ait été cité dans le colophon de textes dictés par une troisième personne ? ϏIlîmilku (ou, si l’on veut, celui qui lui dictait ses œuvres) avait-il appris par cœur ces poèmes qui comportaient des centaines parfois des milliers de versets ? Depuis les travaux de Parry et Lord d’il y a plus d’un demi-siècle31, très discutés et très critiqués mais dont il reste un fond, le tableau simpliste du poète qui rédige et du profane qui apprend par cœur ses œuvres n’est plus admis. En revanche, les recherches plus récentes sur la « poésie orale » ont démontré qu’il existe toute une gamme de possibilités depuis le poème chanté spontanément jusqu’à la récitation qui est le fruit d’une élaboration pensée et jusqu’à la mise par écrit de la main du poète oral s’il sait écrire ou par quelqu’un d’autre sous la dictée de ce poète32. Les termes qu’employait ϏIlîmilku dans le colophon de la tablette découverte en 1992 me font croire qu’il se présente comme étant en même temps scribe et poète ; il affirme que personne ne lui a appris ce poème ni vraisemblablement les autres qu’il a gravés. Comment les aurait-il appris, alors ? Sûrement par osmose, en s’associant au cercle des poètes qui transmettaient depuis des siècles, en certains cas depuis plus d’un millénaire, les histoires où étaient fixées les origines du peuple du royaume d’Ougarit, en particulier de la famille royale. L’une des caractéristiques essentielles de la poésie orale est qu’elle s’adapte facilement aux circonstances, qu’elle se transforme au cours de l’histoire.
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L’ouvrage de base est celui d’A. B. Lord, The Singer of Tales, Cambridge MA, Harvard University Press, 1960 (Harvard Studies in Comparative Literature 24). Son maître M. Parry est mort tôt (1902-1935) laissant une œuvre de jeune chercheur précoce : on peut consulter, par exemple, A. Parry (éd.), The Making of Homeric Verse: the Collected Papers of Milman Parry, Oxford, The Clarendon Press, 1971. 32 Les publications à ce sujet étant nombreuses, je me permets de citer seulement celle de R. Finnegan, Oral Poetry, Its Nature, Significance, and Social Context, Bloomington IN, Indiana University Press, 19922 (A Midland Book).
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On ne doutera donc pas que ϏIlîmilku, quelque poète oral qu’il fût, ait composé ces œuvres en fonction des besoins de son temps et en exerçant son autorité d’auteur. Quelle était pour lui la source de son autorité et comment l’exerçait-il ? Étant donné que l’usage du colophon par les scribes des textes en langue ougaritique est inconnu hormis ceux de ϏIlîmilku, il paraît nécessaire de voir dans ces « signatures » un appel à l’autorité. Cela est surtout le cas du plus long, celui par lequel s’est terminé le texte de la dernière tablette du cycle de Baϐlu, où sont évoqués le roi et un grand du royaume et où son propre poste politico-religieux est indiqué. Mais on remarquera que, dans trois sur quatre des autres exemples, ces mêmes autorités sont nommées, une fois le roi et deux fois ϏAttēnu, et que, dans le dernier cas, celui du colophon le plus court, le numéro 3 de la liste, le titre d’« officiant-ξaϐϐāyu » est attaché au nom du scribe33. On ne peut nier que le scribe se prévaut de ces autorités et qu’il mette en avant sa propre importance. Mais s’agit-il de simple vanité d’homme, de notable ? Ou ϏIlîmilku réclame-t-il de l’autorité pour ses œuvres ? Si la réponse est affirmative, quelle sorte d’autorité ? C’est N. Wyatt, grand spécialiste des textes mythologiques d’Ougarit, qui a essayé de tirer le plus de ces colophons, prenant l’évocation du roi comme l’indice que ces poèmes étaient des œuvres de circonstance rédigées pour des grands moments de la royauté ougaritaine et pour affirmer le pouvoir royal34 en le plaçant sous l’égide des divinités figurant dans ces mythes, en particulier Baϐlu, le dieu de l’orage, etϏIlu, le chef du panthéon. Puisque les thèmes de chacun des grands cycles, Baϐlu, ϏAqhatu et Kirta, sont en rapport avec la royauté ou du moins, dans le cas de ϏAqhatu, avec un chef de clan de l’époque pré-royale, il paraît évident que ces poèmes avaient une fonction politique définissable en gros comme au service de l’idéologie royale. En effet, le mythe de Baϐlu décrit la prise de la royauté
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Cette mention de sa fonction administrative permet de conclure que la rédaction de l’épopée de Kirta ne date pas de la jeunesse de ϏIlîmilku et de mettre en doute l’interprétation de ce colophon selon laquelle ϏAttēnu aurait dicté à son apprenti au moins ce texte. Il me paraît, en effet, plus plausible de prendre ce colophon pour une version abrégée du colophon long que de penser que le scribe était jeune ξaϐϐāyu, pas encore au service du roi Niqmaddu et scribe au service de ϏAttēnu. 34 Voir, en particulier, N. Wyatt, Myths of Power, A Study of Royal Myth and Ideology in Ugaritic and Biblical Tradition, Ugarit-Verlag, Münster, 1996 (Ugaritisch-Biblische Literatur 13) et ses articles réunis sous le titre ‘There’s Such Divinity Doth Hedge a King’, Selected Essays of Nicolas Wyatt on Royal Ideology in Ugaritic and Old Testament Literature, Aldershot, Ashgate, 2005 (Society for Old Testament Study Monographs).
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qui lie terre et ciel par ce dieu de la sixième « génération »35 qui doit vaincre son principal rival, Yammu, « la mer », et ensuite s’en prendre à l’ennemi par excellence, Môtu, « la mort », qui en fait avale le dieu de l’orage pour obliger celui-ci à passer une saison au séjour des morts avant de revenir à la vie ; la légende de ϏAqhatu a pour sujet la naissance d’un fils à DānîϏilu, chef du clan des Harnamiens, et les déboires de ce fils, ϏAqhatu, qui ose narguer la déesse ϐAnatu et par conséquent souffre la peine de mort ; l’épopée de Kirta, roi de κubur, narre la perte par ce roi de sept épouses et sa recherche de la huitième qui lui donnera huit filles et huit fils dont le premier-né est pourtant ambitieux au point de vouloir prendre la place de son père avant la mort de celui-ci. Même d’après ces résumés extrêmement abrégés de ces poèmes mythologiques36, on voit que l’interprétation globale n’en est pas facile, et il en va de même de l’analyse des détails, et ce à tous les niveaux : épigraphique, grammatical, religieux et littéraire. Sans vouloir nier la fonction idéologique de ces textes, surtout du mythe de Baϐlu, car ce dieu, en fin de compte, sort victorieux de toutes ses épreuves, il me paraît néanmoins trop spéculatif de lier chaque poème avec un événement historique, surtout lorsqu’on pense qu’on connaît très mal l’histoire du royaume d’Ougarit, malgré le fait qu’il est l’un des royaumes du Levant les mieux connus pour l’époque. Et si on n’admet pas ces liens précis, il est difficile d’admettre qu’il s’agisse d’œuvres de circonstance. Ces histoires se racontaient depuis des siècles, à l’appui de diverses dynasties (on est en mesure de le prouver pour le mythe de Baϐlu par rapport aux rois d’Alep, de Mari, et d’Ougarit), et lier la mise par écrit de la main de ϏIlîmilku de l’une ou de l’autre de ces histoires avec un événement précis ne va pas sans logique mais il est néanmoins impossible de le prouver. Il me paraît nécessaire de tirer cette conclusion tout en reconnaissant que les éléments politiques des colophons de ϏIlîmilku constituent autant d’indices qu’il était lui-même conscient qu’il était au service du roi et que ses œuvres appuyaient les intérêts de l’idéologie royale. En plus de la difficulté d’établir 35
L’une des listes nominatives divines d’Ougarit semble, au moins au début, refléter une mythologie cosmologique autrement inconnue : voir D. Pardee, Les textes rituels, p. 799. Dans cette liste, connue par plusieurs exemplaires en écriture syllabique et par un rite sacrificiel en ougaritique (RS 24.643 verso), la première manifestation de Baϐlu, en l’occurrence « le Baϐlu d’Alep », occupe la sixième place. 36 Dans les descriptions qui précèdent, j’emploie « légende » et « épopée », non pas comme termes techniques en opposition avec « mythe », mais comme des sous-catégories du mythe : le mythe au sens général serait un récit des temps fabuleux et au sens très étroit aurait trait aux dieux, la légende serait une histoire traditionnelle où figurent principalement des êtres humains mais aussi des dieux et épopée un récit du même genre où une partie importante de l’histoire est consacrée à un voyage du héros.
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un lien précis entre œuvre et événement, il y a aussi le fait que deux sur trois des histoires telles que ϏIlîmilku les a rédigées, du moins telles qu’elles sont conservées, n’ont pas une « happy ending ». Pour cette raison, certains ont cru que le « message » des histoires de Kirta et de ϏAqhatu n’était pas un royalisme aveugle, qu’elles avaient aussi une fonction didactique en rapport avec le comportement de tout un chacun, mais particulièrement du fils aîné et du prince héritier37. Admettant que ces œuvres servaient l’idéologie royale, quoi que de manière difficile à définir, et qu’elles jouissaient donc d’une certaine autorité dans le domaine de la politique, on doit se poser la question de savoir quelle était leur autorité dans les domaines de la religion ou de la moralité, c’està-dire dans les domaines qui sont au cœur des débats à propos de l’autorité dans les religions judaïque, chrétienne et islamique. En ce qui concerne la religion, il me paraît certain que ϏIlîmilku ne mettait en question ni le polythéisme de l’époque, ni qu’il existait une hiérarchie des dieux qu’il fallait respecter38. Comme on le sait, les panthéons étaient nombreux à l’époque et la tendance était plutôt d’admettre les dieux des voisins et des diverses ethnies dont un royaume particulier pouvait être composé39. Si le panthéon des œuvres de ϏIlîmilku est très classique, ce n’était vraisemblablement pas par exclusivisme mais parce qu’il s’agissait des dieux historiques de la dynastie au pouvoir et des figurants de ces anciennes histoires. Le devoir de l’homme était de faire des offrandes aux dieux, comme on le voit dans les histoires de Kirta et de ϏAqhatu, et le devoir des dieux était de protéger et de rendre prospère ceux qui les honoraient de cette manière. La légende de ϏAqhatu présente pourtant un autre volet E. L. Greenstein, « ʤʮʫʧʤʺʥʸʴʱʩʠʸʡʺʩʸʢʥʠʮʺʸʫʺʬʩʬʲ [The Ugaritic Epic of Kirta in a Wisdom Perspective] », Teϐuda, 16-17 (2001), p. 1-13. 38 Le courant de la dernière décennie du xxe siècle où on voyait les grands mythes ougaritains interprétés comme autant de critiques subversives de la société du Bronze Récent semble prendre fin – et heureusement : voir N. Wyatt, « The Story of Aqhat (KTU 1.17-19) », in W. G. E. Watson et N. Wyatt (éd.), Handbook of Ugaritic Studies, Leyde, Brill, 1999 (Handbuch der Orientalistik, Abteilung 1: Der Nahe und Mittlere Osten 39), p. 234-258, en particulier p. 254 ; D. Pardee, « Ugaritic Studies at the End of the 20th Century », Bulletin of the American School of Oriental Research, 320 (2000), p. 49-86, en particulier p. 63. 39 Dans les seuls textes rituels en langue ougaritique, cent soixante-dix-huit divinités sont indiquées comme bénéficiant d’offrandes et cinquante-six autres sont nommées sans attribution d’offrande (D. Pardee, Les textes rituels, p. 899-905). On remarque une grande variété dans les origines géographiques et linguistiques de ces divinités. Un texte de genre mythologique, RS 24.244, présente douze divinités selon le siège principal de chacune, ces lieux se situant depuis la Crète jusqu’à la Mésopotamie en passant par l’Anatolie et, évidemment, la Syrie (voir D. Pardee, Les textes para-mythologiques de la 24e campagne (1961), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988 [Ras Shamra-Ougarit IV], ch. 7). 37
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du monde des dieux. Là on rencontre la déesse ϐAnatu, en marge de la société divine parce qu’elle manifestait en même temps des caractéristiques féminines et masculines, cas plus ambigu : ϏAqhatu est-il un héros parce qu’il a repoussé une demande déplacée ou un impie parce qu’il n’a pas respecté une divinité ? Ici le message semble appartenir plutôt au domaine de la sagesse : puisque son comportement lui a valu la mort, ϏAqhatu aurait été sage de composer avec la déesse. Il en va de même des autres principaux aspects de ces histoires. Le fils de Kirta aurait été sage de ne pas essayer de prendre la place de son père, encore vivant. Et, exemple positif, la sœur de ϏAqhatu, qui s’est vouée à venger la mort de son frère, sert de modèle comme personnage pour qui la famille est primordiale. En somme, il semble que le contenu de l’œuvre de ϏIlîmilku était en accord avec les principes et les croyances de l’époque, qu’elle n’avait aucunement la fonction de mettre en question la structure fondamentale de la culture dont l’auteur était un élément important. Au contraire, sa fonction principale était de fournir des exemples du comportement idéal de dieux et de héros que devaient imiter rois et peuple aussi bien que des exemples de comportements destructifs qu’il fallait éviter. L’autorité royale avait pour fonction d’appuyer l’idéologie royale dont les histoires sont imbues et de cautionner la moralité de bonne conduite et de sagesse. Le lien entre idéologie royale et sagesse est un lieu commun de la littérature proprement sapientielle partout dans le Proche-Orient ancien et n’a donc rien pour étonner ici. Je ne propose pourtant pas que ces textes, que j’ai identifiés comme appartenant aux catégories du mythe, de la légende et de l’épopée, soient à verser au dossier immense, voire informe, de cette littérature sapientielle. Les poèmes ougaritiques sont beaucoup trop riches, touchent à beaucoup trop de sujets pour être ainsi catégorisés ; de plus, l’indice le plus clair de ce genre littéraire, le proverbe, est entièrement absent de ces œuvres, inattesté d’ailleurs en ougaritique. Mais, cela dit, la fonction didactique me paraît claire. Il ne s’agissait donc pas de déclarations qui devaient désormais faire autorité mais de « simples » histoires qui faisaient autorité par l’ouverture qu’elles opéraient sur le monde divin, par leur ancienneté et par la caution royale. L’autorité ne s’exprimait ni en dogmes ni en proverbes, mais en fournissant des exemples à suivre ou à éviter, tirés du domaine divin. La forme poétique de ces œuvres induit à penser qu’il est aussi légitime de parler d’une autre sorte d’autorité revendiquée par ϏIlîmilku dans ses colophons. En se décrivant comme à la fois instruit et n'étant redevable à personne pour le contenu de ces poèmes, il se présentait comme scribe et auteur. Se présentant comme auteur, il se présentait par là comme poète – non seulement manieur de calame et de formules administratives, 51
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mais capable de parler la langue des dieux40. S’il s’agissait de la première mise par écrit de ces anciens poèmes, ce fait même, tel que ϏIlîmilku le présente, constitue une revendication d’une autorité littéraire. En mettant par écrit ces récits jusque là oraux, ϏIlîmilku poète leur a donné une forme concrète qu’ils n’avaient pas auparavant, il posait des jalons incontournables pour l’avenir de ses poèmes qui, pour au moins une fois, ne se dissipaient pas au moment du récit, qui restaient gravés comme sur de la pierre pour être consultés par n’importe qui était capable de le faire. Il ne prétendait pas que sa version était la seule qui valût ; mais, en investissant un énorme travail dans leur rédaction dans une matière qui deviendrait dure et durable, il donnait à sa version une permanence sans égal pour son époque. On est certain qu’il ne le faisait pas inconsciemment car il se vante de l’avoir accompli. Puisque sa version est la seule qui soit parvenue jusqu’à notre époque, elle fait autorité de nos jours parce qu’elle est sans rivale. Je souhaite que d’autres versions soient découvertes pour permettre les comparaisons chères aux chercheurs modernes. Mais jusqu’à ces découvertes nouvelles, nous dépendons tous de la version de ϏIlîmilku pour connaître les dieux et les héros de ces poèmes, et cette version est la principale source de l’époque du poète pour les croyances d’un peuple ouest-sémitique dans les domaines de l’idéologie royale, la religion et la morale – tous trois présentés dans le cadre d’un comportement sage, fondé sur le respect des autorités, qu’elles soient divines ou humaines. Ces œuvres n’étaient pas autoritaires par le seul fait d’être placées sous autorité royale ; c’était aussi la beauté de l’expression poétique, manière immémoriale de parler des dieux et des hommes ayant contact immédiat avec la sphère divine, qui en faisait des sortes d’oracles. En mettant cette poésie
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Il est clair qu’à Ougarit la poésie était la langue des dieux, la prose celle des hommes. Tous les textes en rapport avec l’administration, textes épistolaires, économiques, juridiques, voire sacrificiels, sont rédigés en prose alors que les textes qui racontent la geste divine sont en vers. Il est pourtant nécessaire de signaler les lacunes : il n’existe ni d’historiographie ougaritique (d’après le corpus en hébreu biblique, ce genre de textes devrait être en prose) ni de poésie purement lyrique, poésie d’amour par exemple. En outre, il existe un cas équivoque : deux sur trois des incantations connues actuellement en ougaritique (RS 22.225 et RS 92.2014) ne nomment aucun agent divin tout en affichant la forme poétique (en revanche, RIH 78/20 est en vers et on y rencontre deux divinités – voir D. Pardee, Ritual and Cult at Ugarit, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2002 [Writings from the Ancient World Series 10], p. 157-66). L’usage de la poésie exprime-t-elle le fait que la « magie » appartient au domaine divin qu’un dieu soit ou non nommé ? En tout cas, la situation est au contraire des textes sacrificiels, où le language prescrivant les sacrifices et les offrandes à effectuer au bénéfice des dieux est en prose.
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par écrit, ϏIlîmilku réclamait pour ses paroles l’autorité de l’enseignement divin. Le verbe s’est fait argile.
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L’autorité littéraire au xiiie siècle av. J.-C. ?
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L’AUTORITÉ D’ORPHÉE, POÈTE ET CHANTEUR : ENTRE TRADITION ORALE ET PRATIQUES DE L’ÉCRITURE Claude Calame École des hautes études en sciences sociales, Paris
D’Apollon vint le joueur de lyre, le père des chants, Orphée à la belle renommée.
Par cet énoncé poétique conforme à sa manière allusive et heurtée, Pindare insère le poète Orphée dans le catalogue des héros qui, dans le récit de la Pythique IV, participent à l’expédition des Argonautes. La formulation de ce vers est à vrai dire si synthétique que ses lecteurs ne savent s’il convient de considérer Apollon, le dieu citharède et le chorège des Muses, comme le père d’Orphée ou plus simplement l’inspirateur du héros1. Quoi qu’il en soit, Pindare présente le héros, contemporain et compagnon d’Héraclès, des Dioscures et de Jason, comme le père et par conséquent comme l’initiateur des chants (aoidaí) ; dès les poèmes homériques, ce terme désigne, de manière générale, le chant en diction épique. Ce faisant, Orphée assume le rôle du joueur de phorminx (phormigktés) qu’endosse Apollon lui-même par exemple chez Aristophane2. Les arts plastiques confirment pleinement cette tradition puisque, dès le second quart du vie siècle, la célèbre frise
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Pindare, Pythique IV, 176-177 = Orphica 899 I T/1006 T Bernabé, cf. sch. ad loc. (II, p. 139 Drachmann) = Orphica 899 II et III T Bernabé, ainsi que les témoignages réunis comme Orphica 985 T et 896 T Bernabé ; voir encore infra note 8. Cf. PseudoApollodore, Bibliothèque 1, 3, 2 = Orphica 901 II T Bernabé : Orphée fils de la Muse Calliope et d’Oiagros ou d’Apollon ; voir encore, par exemple, Ovide, Métamorphoses 10, 187 et 11, 8 = Orphica 897 T et 1035 II T Bernabé : Orphée fils et devin d’Apollon (vatis Apollineus). Une première version, très abrégée, de la présente étude a été publiée en italien dans G. Guidorizzi et M. Melotti (éd.), Orfeo e le sue metamorfosi. Mito, arte, poesia, Rome, Carocci, 2005, p. 28-45 ; la présente version a connu une traduction en anglais et une traduction en espagnol. 2 Aristophane, Grenouilles 231.
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du Trésor des Siphniens à Delphes, insère un Orphée « aède » dans une représentation de l’expédition des Argonautes. Debout à la proue du navire à côté d’une figure analogue, tenant probablement à la main une lyre, Orphée apparemment chante3. 1. Orphée poète-musicien et maître d’initiation La figure d’Orphée comme chanteur à la lyre traverse toute la tradition poétique et iconographique de l’Antiquité. On ne s’étonnera pas de retrouver le chanteur de Thrace en particulier dans le long récit épique que le poète hellénistique Apollonius de Rhodes consacre à la légende des Argonautes. Orphée intervient au moment où les Argonautes longent l’Île fleurie, habitée par les mélodieuses Sirènes, et risquent de céder aux séductions enchanteresses et délétères des doux chants (molpaí) de ces vierges au corps d’oiseau ; ces filles du fleuve Achélôos et de la Muse Terpsichore furent autrefois les servantes de Perséphone. À la voix « de lis » de ces jeunes filles répond « la mélodie (mélos) impétueuse du chant (aoidé) au rythme rapide » d’Orphée de Thrace qui s’accompagne sur la phorminx. La mélodie instrumentale finit par triompher de la voix trompeuse des jeunes filles4. Pour Orphée, la tradition semble retenir davantage les qualités mélodiques et instrumentales que l’aspect verbal d’un chant que sa désignation réfère en général à l’art de l’aède de type homérique. Apparemment, la mélodie et ses pouvoirs de séduction et d’enchantement priment sur les paroles prononcées et sur le récit raconté. Qu’en est-il donc de l’autorité de la voix d’Orphée ? Dans quelle mesure peut-il être considéré comme l’auteur des poèmes cosmo-théogoniques que la tradition antique lui attribue ? Quel rôle joue la figure autoriale d’Orphée dans une série de discours qui, pour s’appuyer sur une instance d’énonciation en je, restent néanmoins anonymes ? C’est que l’Orphée de l’époque classique n’est pas uniquement un chanteur à la voix particulièrement mélodieuse, qui serait doublé d’un habile instrumentiste. Dans un passage célèbre des Grenouilles d’Aristophane,
3 Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), Orpheus 6 (cf. aussi Argonautai, II.1, p. 593 n. 2) ; une coupe à figures noires de Heidelberg, datant de 580 environ, pourrait représenter Orphée entre deux Sirènes : cf. Ch. Riedweg, « Orfeo », in S. Settis (éd.), I Greci. Storia Cultura Arte Società II.1, Torino, Einaudi, 1996, p. 1275. 4 Apollonius de Rhodes 4, 891-911 ; les autres témoignages sur les effets de la musique d’Orphée sont réunis et commentés par Ch. Riedweg, « Orfeo », p. 1273-1279 ; voir également A. Bernabé, « Orfeo. De personaje del mito a autor literario », Quaderns Catalans de Cultura Clàsica, 18 (2001), p. 63-76 ; pour la participation du héros à l’expédition des Argonautes, cf. Fr. Graf, « Orpheus: A Poet Among Men », in J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology, London/Sydney, Croom Helm,1987, p. 95-99.
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L’autorité d’Orphée, poète et chanteur
Eschyle tire la conclusion qui s’impose de l’éloge que vient de faire Dionysos, le dieu du théâtre, d’une tragédie exemplaire ; il s’agit du drame où le poète d’Athènes avait mis en scène la défaite des Perses à l’occasion de la bataille de Salamine : Tels sont les sujets qu’il convient que pratiquent les poètes. Examine en effet combien dès l’origine se sont révélés utiles ceux parmi les poètes qui ont un noble esprit. Car c’est Orphée qui nous a enseigné les rites initiatiques ainsi que l’abstention des meurtres5.
Aux côtés d’Homère, d’Hésiode et de Musée, Orphée fait donc figure, aux yeux de l’Eschyle imaginé par Aristophane, de poète et de poète fondateur ; mais c’est un poète qui a développé son activité essentiellement dans le domaine des rites d’initiation et des cultes à mystère (teletaí), un poète qui semble prôner les valeurs de l’ascèse végétarienne : « s’abstenir des meurtres » c’est rester à l’écart du sacrifice sanglant et de la commensalité carnée qui en est la conséquence rituelle pour les mortels. Dans la biographie légendaire d’Orphée, la tradition a privilégié, en ce qui concerne les qualités vocales du héros, l’épisode de la descente aux Enfers. Or dans le résumé mythographique que nous donne Ératosthène des Bassarides d’Eschyle, la catabase semble ne jouer qu’un simple rôle explicatif ; la descente aux Enfers est à l’origine des honneurs qu’Orphée réserve à Hélios au détriment de Dionysos. Dès l’aurore, sur le Mont Pangée de Thrace, le héros adressait à un soleil avatar d’Apollon un salut plein de respect. Cette vénération exclusive provoque la haine du dieu de la possession qui envoie contre le jeune héros des bacchantes déchaînées. Les Bassarides déchirent le corps d’Orphée dont les Muses recueillent les membres (méle) pour les enterrer à Léibéthra, dans leur Piérie d’origine. La légende rapportée par Ératosthène ajoute que, créée par Hermès et héritée d’Apollon, la lyre d’Orphée, à neuf cordes en écho aux neuf Muses, fut
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Aristophane, Grenouilles 1030-1036 = Orphica 547 I T Bernabé. Sur le sens large de teleté en tant que pratique rituelle en général initiatique, cf. W. Burkert, Ancient Mystery Cults, Cambridge MA/London, Harvard University Press, 1987, p. 9-11 ; pour le sens plus spécifique de rite d’initiations aux mystères dans le contexte orphique, cf. A.-Fr. Morand, Études sur les Hymnes orphiques, Leyde/Boston/Cologne, Brill, 2001, p. 140-146. Voir aussi A. I. Jiménez San Cristóbal, « El ritual y los ritos órficos », in A. Bernabé et F. Casadesús (éd.), Orfeo y la tradición órfica. Un reencuentro, Madrid, AKAL, 2008, p. 731770.
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transformée en une constellation6. Dans un tel contexte musical, il est non seulement à supposer que le texte jouait sur le sens dérivé de mélos qui de membre du corps nous renvoie à celui de phrase musicale et donc de mélodie chantée. Mais il est probable aussi que l’acte de la dispersion puis du rassemblement des membres déchirés évoque, par métaphore interposée, les différentes représentations de la collection dans un même corpus poétique de membra disjecta ; ceci à d’autant plus forte raison qu’un tel recueil est souvent associé à l’héroïsation du poète concerné et placé sous l’autorité de son nom : Homère, Théognis, Orphée7. Les pouvoirs mélodiques et poétiques de la voix d’Orphée sont associés aux pratiques rituelles des cultes à mystère. La brève biographie mythographique d’Orphée que nous donne Diodore de Sicile est à cet égard fort significative. Ce récit est introduit à propos de la participation d’Héraclès aux Mystères d’Éleusis (désignés comme teleté), sous la direction de Musée, le fils d’Orphée ; ce résumé biographique insiste d’emblée sur l’excellence du héros d’origine thrace dans le domaine du chant, de la poésie et de l’éducation culturelle en général. C’est spécifiquement par les qualités musicales de ses poèmes qu’Orphée parvint non seulement à remplir d’admiration les mortels, mais aussi à enchanter les animaux et les végétaux. Comme ce fut le cas plus tard pour Solon, sinon pour Hérodote, un séjour en Égypte lui permet de parfaire sa formation aussi bien dans le domaine des récits théologiques (theológiai) et des rituels initiatiques (teletaí) que dans celui des poèmes (poiémata) et des mélodies (melódiai). Cet art de l’enchantement musical, Orphée l’exerça non seulement à l’occasion de sa participation à l’expédition des Argonautes, mais surtout au cours de sa descente dans l’Hadès pour envoûter Perséphone, dans un exploit qui est comparé à celui de Dionysos tentant de ramener sa propre mère Sémélé des Enfers8.
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Eschyle, Bassarides TrGF, p. 138-139 Radt = Ératosthène, Catastérismes 24 = Orphica 536 T et 1033 T Bernabé ; autres textes chez Fr. Graf, « Orpheus: A Poet Among Men », p. 85-86, qui ajoute que, dans l’iconographie attique, la scène du sparagmos d’Orphée par les femmes de Thrace (et non pas par des Ménades) est représentée dès 480 : cf. LIMC, Orpheus 32-51 ; pour les rapports complexes de l’Orphée de la légende avec Apollon et Dionysos, cf. M. Detienne, L’écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 124-132. 7 Voir les parallèles indiqués par Gr. Nagy, « Homère comme modèle classique pour la bibliothèque antique : les métaphores du corpus et du cosmos », in L. Giard et Chr. Jacob (éd.), Des Alexandries I, Du livre au texte, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 151-155. 8 Diodore de Sicile 4, 25, 1-4, et 5, 64, 3-4 = Orphica 48 IV T, 713 II T, 984 T et 519 T Bernabé. Voir déjà Hérodote 2, 81 = Orphica 650 T Bernabé (órgia/orphiká), avec le commentaire de Fr. Graf, Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischer Zeit, Berlin/New York, de Gruyter, 1974, p. 92-94 ; voir aussi Aristophane, Grenouilles 1032 =
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L’autorité d’Orphée, poète et chanteur
À l’écart de toute pratique chamanique qui impliquerait qu’Orphée (luimême en état de transe) ait été capable de ramener de l’Hadès uniquement l’âme d’un mort, à l’écart aussi de toute figuration en gourou qui ferait du héros le maître spirituel d’un groupe initiatique9, il appartient au chœur de la Médée de Sénèque d’insister une fois encore sur l’envoûtement provoqué par la musique Orphée ; les choreutes décrivent le charme qu’exercent sur les oiseaux, la forêt et les éléments les mélodies de la lyre manipulée par le fils de la Muse, avant que, séparée de ses membres déchirés, la tête du héros ne roule dans les eaux de l’Hèbre10. Allusion de littérature latine impériale à un ultime épisode de biographie héroïque déjà attesté dans l’iconographie attique classique. On connaît en effet la fameuse hydrie à figures rouges de Bâle représentant un homme barbu et couronné, pratiquement nu et appuyé sur deux lances ; il tend la main droite vers la tête d’un jeune homme qui porte le regard vers lui et qui est entouré de différentes figures de Muses. Mais il faut aussi citer l’hydrie de Dunedin où c’est Apollon luimême qui, tenant à la main lyre et rameaux de laurier et entouré de deux Muses, semble échanger un regard avec la tête du jeune Orphée, posée sur le sol11. Représentée iconographiquement, la mort symbolique réduit la figure du héros fondateur des pratiques poétiques attachées aux rites initiatiques à son expression essentielle : le son d’une mélodie vocale appuyé sur un regard, un regard significatif sans doute du geste d’autorité.
Orphica 510 T Bernabé (teletaí ; cf. supra note 5) et Euripide, Rhésos 943 = Orphica 511 T Bernabé (mustéria apórreta). 9 Si Fr. Graf, « Orpheus: A Poet Among Men » , p. 95-100, rend compte des différentes interprétations tendant à attribuer à Orphée une fonction de chaman, J. Bremmer, « Orpheus: From Guru To Gay », in Ph. Borgeaud (éd.), Orphisme et Orphée. En l’honneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz, 1991, p. 23-27, tente un rapprochement avec la figure du gourou. 10 Senèque, Médée 625-632 = Orphica 958 II T Bernabé. 11 Hydrie à figures rouges Antikenmuseum Basel B 481, env. 480 = LIMC Orpheus 68 ; hydrie Dunedin, Otago Museum E 48.266 (ARV2 1174) = LIMC Orpheus 69 ; autres documents iconographiques chez M. Schmidt, « Ein neues Zeugnis zum Mythos vom Orpheushaupt », Antike Kunst, 15 (1972), p. 128-137 ; voir le dossier iconographique offert par Ch. A. Faraone, « L’ultima esebizione di Orfeo: necromanzia e una testa cantante a Lesbo », in G. Guidorizzi et M. Melotti (éd.), Orfeo e le sue metamorfosi. Mito, arte, poesia, Rome, Carocci, 2005, p. 68-70. Du côté des textes, les Récits de Conon, FGrHist. 26 F 1, 45= Orphica 1061 T Bernabé, offrent le témoignage principal sur l’héroïsation de la tête d’Orphée ; d’autres résumés mythographiques la situent sur l’île de Lesbos : cf. Fr. Graf, « Orpheus: A Poet Among Men », p. 92-93.
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2. Orphée et la cosmo-théogonie en diction épique Serait-ce à dire que la figure d’Orphée héroïsée se réduit à son expression de poésie mélodique pour renvoyer à des pratiques poétiques de tradition musicale et orale ? Qu’en est-il dans ce cas de son autorité poétique ? C’est à nouveau l’iconographie qui nous donne la plus belle illustration que l’on puisse souhaiter du paradoxe fondamental qui caractérise la tradition de la poésie attribué à Orphée, et par conséquent de la voix d’autorité du discours orphique. La frise d’une coupe à figures rouges de Cambridge nous offre cette illustration en écho à une scène musicale représentant deux jeunes filles, l’une dansant et l’autre la lyre à la main. L’autre partie de la frise iconographique nous fait assister à la confrontation entre un jeune homme assis et un homme debout la main droite tendue vers l’avant ; en raison de la branche de laurier qu’il tient dans la main gauche, il convient d’identifier cet autre jeune homme avec le dieu Apollon ou avec son représentant mortel plutôt qu’avec le pédagogue de l’éphèbe assis. Au centre de la scène, posée sur le sol, la tête d’Orphée ; la tête chante alors que l’éphèbe assis semble inscrire sur une double tablette enduite de cire les paroles émanant de la bouche du poète héroïsé et tandis que le dieu ou le prêtre guide de la main droite le geste scripturaire du jeune homme au diptyque. La présence d’Apollon ou de son prêtre confère à la voix d’Orphée une portée oraculaire, peut-être dans une pratique de nécromancie12. « Oral dictated text », selon l’hypothèse formulée par Albert Lord quant à la transcription par écrit des poèmes de tradition orale attribués à Homère ? Quoi qu’il en soit, la voix autoriale d’Orphée est ici doublée, pour la pratique de la transcription écrite, par l’autorité du dieu des oracles. Dans une certaine mesure, le paradoxe d’une écriture de l’orale parole orphique est repris par Platon. Dans un passage tant de fois commenté de la République, Platon, par la bouche de Glaucon, dénonce les charlatans et les devins (agúrtai kaì mánteis) itinérants qui, pour de l’argent, allèguent la puissance divine que leur confèrent pratiques sacrificielles et formules incantatoires ; intégrées à des cérémonies festives, ces pratiques auraient le pouvoir de « guérir » d’une injustice commise ou d’une malédiction familiale, ou encore de nuire à un ennemi par l’appel à certaines divinités et par des charmes magiques (epagogaîs kaì katadésmois). En se fondant notamment
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Coupe à figures rouges (ARV2 1401, 1) = LIMC, Orpheus 70 = Apollon 872. Par référence à deux documents mésopotamiens en cunéiforme et à des textes magiques grecs invoquant Apollon sur la foi d’un crâne ou d’une tête, Ch. A. Faraone, « L’ultima esebizione di Orfeo: necromanzia e una testa cantante a Lesbo », p. 71-83, fait l’hypothèse de scènes de nécromancie.
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L’autorité d’Orphée, poète et chanteur
sur quelques vers de l’Iliade montrant combien les dieux sont sensibles aux supplications et aux offrandes des mortels qui parviennent à les détourner, ces charlatans n’hésitent pas à alléguer un amas de rouleaux de papyrus dont ils attribuent l’autorité à Musée et à Orphée, « les descendants de la Lune et des Muses ». Ils en tirent des formules sacrificielles qu’ils adressent aussi bien aux individus qu’aux communautés civiques qu’ils prétendent libérer et purifier (lúseis kaì katharmoí) des injustices ; ceci autant dans la vie présente que dans l’au-delà où ces devins orphiques interviennent par ce qu’ils appellent des initiations (teletaí)13. Praticiens de rites initiatiques, les prêtres itinérants qui se réclament de l’autorité d’Orphée n’hésiteraient donc pas à confier à l’écriture et à consigner dans des livres la mémoire de l’efficacité vocale et rituelle des formules incantatoires ! De ces livres et par conséquent de ces traces écrites des discours attribués aux adeptes d’Orphée au ive siècle, jusqu’à récemment rien ne nous avait été transmis. Ce que nous appréhendons par quelques citations en général tardives, c’est la « théologie orphique » dont Damascius, le commentateur de Platon, semble connaître au vie siècle apr. J.-C. trois versions différentes : la version décrite par le philosophe péripatéticien Eudème, la version correspondant aux « discours sacrés » (hieroì lógoi) en vingt-quatre rhapsodies et la version dite de Hiéronymos et de Hellanicos. Si la première remonte peut-être à une théogonie de l’époque classique, les deux autres sont tardives14. Entre « récit » et « discours » : diction homérique De la seconde, qui date probablement du début du iie siècle apr. J.-C., le Père de l’Église Eusèbe de Césarée cite, par l’intermédiaire de Porphyre, un long extrait centré sur la figure de Zeus. Interprété par leur commentateur comme créateur du monde et devenant ainsi l’incarnation de l’intellect cosmique, le Zeus de ces « vers d’Orphée » (tà Orphéos) est présenté dans des hexamètres dactyliques en diction homérique15. En voici les premiers : Zeus naquit en premier, Zeus au brillant éclair est le dernier. Zeus est la tête, Zeus est le milieu, de Zeus toutes choses ont surgi. Zeus est né masculin, Zeus est l’immortelle fiancée.
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On a paraphrasé ici le fameux passage de Platon, République 364b-365a = Orphica 573 I-II F Bernabé, citant notamment Homère, Iliade 1, p. 497-501. 14 Damascius, De principiis 123-124 (III, p. 159-162 Westerink) = Orphica 20 I F, 75 F et 90 T Bernabé ; cf. L. Brisson, Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Aldershot, Variorum, 1995, p. 2875-2915. 15 Eusèbe, Praeparatio Evangelica 3, 8, 2 (= Porphyre, fr. 354 Smith) = Orphica 243 F Bernabé. Cf. M. L. West, The Orphic Poems, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 218-220, 239-241.
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Cl. Calame
Zeus est le support de la terre et du ciel étoilé. Zeus est roi, Zeus à lui seul est le premier auteur de tous les êtres. Il est né seul souverain, seul daimôn, puissant monarque de l’univers ; unique est son corps royal en qui tout ce que voici tourne : le feu, l’eau, la terre, l’air, la nuit, le jour, et Mètis, premier générateur, et Éros aux charmes multiples. (traduction J. Combès, complétée et légèrement modifiée)
Du point de vue de l’énonciation du discours orphique, on peut partir, comme pure base instrumentale, de la distinction proposée par E. Benveniste entre « récit » (en il, là et au passé) et « discours » (en je/tu, ici et maintenant) ; de l’ordre de l’opératoire sera donc la distinction entre l’« énoncif » et l’« énonciatif ». D’abord quelques remarques sur le plan du simple énoncé. Si, sur le plan lexical, le poème attribué à Orphée évoque le formulaire traditionnel de la poésie épique, sa syntaxe surprend puisqu’elle abandonne rapidement le temps aoriste du récit pour assumer les modes de l’assertion, à la troisième personne sans doute, mais au présent. Le mode de la narration est réservé au seul moment initial de la naissance d’un Zeus qui est aussi le premier être à advenir. Homérique, utilisée aussi dans la poésie mélique, l’épithète « à la foudre éclatante » (argikéraunos) qualifie Zeus dès le premier vers comme d’une première épiclèse ; mais cette qualification assure aussi la transition immédiate à la fois au mode descriptif du « récit » et à l’aspect cosmologique du dieu : né le premier, Zeus est aussi l’ultime. En tant que tel c’est par lui que toutes choses sont créées (tétuktai, dans une forme du parfait qui indique l’état permanent issu d’un procès) ; c’est ainsi qu’il est né à la fois mâle et jeune épouse immortelle (la forme homérique géneto sans augment étant reprise par la forme épleto, imparfait à valeur de présent !). Premier, Zeus est aussi à la fois à l’origine de toutes choses en tant qu’initiateur d’une descendance (arkhigénethlos : une épithète plus spécifiquement orphique) et le maître puissant (mégas arkhós) de toutes choses16. À défaut de disposer de l’espace pour présenter de ce début poétique une analyse discursive exhaustive, on pourra au moins remarquer que l’aèderhapsode, créateur anonyme de ces vers hexamétriques, met en quelque sorte les différents traits de la diction homérique au service du principe qui fonde la théologie orphique : par actes de création cosmogonique interposés et par relations généalogiques superposées, tout est dans tout. C’est donc en Zeus que s’achève, dans sa genèse et dans son organisation, le cosmos
16 Arkhigénethlos désigne Rhéa, la mère de Zeus dans l’Hymne orphique 14, 8 alors que arkhós est un terme homérique largement utilisé notamment dans l’Iliade.
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dont le dieu est le réceptacle et le recréateur. Du point de vue de la diction formulaire essentiellement fondée sur des couples nom + épithète qui correspondent à un côlon métrique, le poète orphique semble assurément puiser largement dans la tradition qui nous est connue par les poèmes épiques attribués à Homère ; par ailleurs, la tradition hexamétrique théogonique et didactique connue par les poèmes d’Hésiode et par la tradition hymnique des proèmes homériques est loin de lui être étrangère. Cet usage lexical d’inspiration homérique, au sens large du terme, est renforcé par le recours syntaxique à la lexis eiroméne qui marque l’articulation des énoncés dans cette même tradition poétique ; doublée d’un recours fréquent à l’asyndète. La procédure de progression paratactique est utilisée notamment dans les Hymnes homériques pour énumérer les épiclèses de la divinité dont l’aède fait l’éloge. Dans le poème orphique, elle permet l’accumulation des qualités attribuées à Zeus tout en évitant leur hiérarchisation ; la parataxe en asyndète concerne ainsi essentiellement les qualités physiques, organiques et cosmologiques du dieu maître du tout. Au-delà d’une diction lexicale de type homérique, le procédé hymnique de l’asyndète est donc réorienté dans le poème orphique ; couplé avec l’absence d’invocation finale directe au dieu, il écarte la composition rhapsodique de la forme traditionnelle de l’hymne ; contrairement à la lecture que l’on a donnée, ce fragment de hieròs lógos n’appartient pas au genre traditionnel de l’hymne (ni homérique, ni clétique)17. En revanche, la procédure de l’asyndète marquant les premiers vers de cette rhapsodie orphique correspond à son contenu théologique : elle coïncide avec l’accumulation de toutes les qualités en une divinité unique. Et du point de vue formel, elle souligne la réitération du nom de Zeus non seulement en tête de ces mêmes vers (par cinq fois), mais aussi (par quatre fois) après la césure. Tout en affirmant l’unicité de Zeus, ce double procédé de répétition évoque l’aspect incantatoire que l’on relève, par des procédures énonciatives analogues, dans de nombreux Hymnes orphiques ; accompagnés de fumigations de différents parfums, ces hymnes sont présentés comme des offrandes aux dieux concernés18. Ainsi, par parataxe et par asyndète interposées, selon le
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Pour la structure et les procédés propres à la forme de l’hymne de culte et à la forme particulière du proème ou hymne homérique, voir les exemples et les références à d’autres études importantes que j’ai données en 1995 : Cl. Calame, « Variations énonciatives, relations avec les dieux et fonctions poétiques dans les Hymnes homériques », Museum Helveticum, 52 (1995), p. 2-19 (= Cl. Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 43-71). 18 Cf. J. Rudhardt, « Quelques réflexions sur les hymnes orphiques », in Ph. Borgeaud (éd.), Orphisme et Orphée. En l’honneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz,
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procédé énoncif qui structure les chants hymniques attribués à Orphée avec leur pragmatique incantatoire, la diction de la cosmo-théogonie orphique s’appuie sur la diction homérique (avec ses traits de tradition orale) pour l’adapter, dans son lexique et dans sa syntaxe, à la doctrine orphique. Tout se passe donc comme si le genre discursif du poème cosmogonique orphique avait développé dans un sens cosmologique, sinon philosophique, aussi bien certains des traits syntaxiques de la tradition hexamétrique et hymnique classique dans l’ordre du « récit » que les équivalences et les équations dont Zeus semble être l’objet déjà dans la théologie grecque traditionnelle. La tradition poétique placée sous l’autorité d’Orphée en tant qu’aède et rhapsode systématise ces procédures rhétoriques aussi bien pour souligner les spécificités d’un processus cosmogonique très particulier que pour lui conférer une pragmatique invocatoire particulièrement envoûtante. C’est là que l’on retrouve sans doute les qualités mélodiques et charmeuses que la légende biographique attribue à la voix d’Orphée. Procédures d’énonciation poétique Par ailleurs, pour passer rapidement du « récit » au « discours », le développement du poème rhapsodique exposant en diction homérique cosmo-théogonie et cosmologie orphiques semble avoir été ponctué de mouvements invocatoires ; l’adresse hymnique à la divinité implique le recours à des procédures rhétoriques d’ordre énonciatif. À commencer par le début des Hieroì lógoi rhapsodiques ! En plus d’une probable « signature » sur laquelle on reviendra, le poème s’ouvrait sans doute sur une invocation à Phoibos Apollon ; dans cet appel probablement initial, ce maître des mortels et des immortels est d’emblée assimilé à Hélios aux ailes d’or19. Seigneur, fils de Létô, archer qui lance au loin, puissant Phoibos, toi qui vois tout, qui règnes sur le mortels et sur les immortels, Hélios, toi qui t’élèves de tes ailes d’or, ceci est le douzième oracle que j’entends de ta bouche, par ta parole ; toi, l’habile archer, puissé-je te prendre à témoin.
1991, p. 267-274 et J. Rudhardt, Opera inedita. Essai sur la religion grecque. Recherches sur les Hymnes orphiques, Liège, CIERGA, 2008 (Kernos, Suppl. XIX), p. 177-250 (une vaste étude sur la structure, le lexique et la langue formulaire des Hymnes orphiques) ainsi que M. Hopman-Govers, « Le jeu des épithètes dans les Hymnes orphiques », Kernos, 14 (2001), p. 35-49 ; voir aussi A.-Fr. Morand, Études sur les Hymnes orphiques, p. 58-76 (p. 40-58 quant à la structure) et p. 101-137 pour des titres qui renvoient à des offrandes correspondant en général à des fumigations. 19 Orphica 102 F Bernabé ; cf. M. L. West, The Orphic Poems, p. 6-7.
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Portant sur la parole prophétique, cette adresse au dieu des oracles n’est pas sans rappeler les appels à l’autorité de la Muse dans les scènes initiales d’inspiration poétique, de rigueur dans la tradition des poèmes épiques. Le locuteur assume ici la simple position de l’auditeur d’une parole divine et oraculaire qui, par l’intermédiaire d’un geste de deixis verbale (ténde omphén : « cette voix prophétique-ci »), correspond en fait au poème qui est en train d’être chanté. Au lieu d’attribuer directement à ses propres vers la force d’un témoignage prophétique comme le fait souvent Pindare, le rhapsode orphique se réclame de l’autorité verbale du dieu ; l’archer Apollon devient l’inspirateur et le témoin du présent poème qui reproduit, pour la douzième fois, la parole oraculaire du dieu. De même qu’au terme du prélude des Travaux d’Hésiode, le je poétique n’intervient qu’en conclusion à l’adresse à Apollon-Soleil, comme sujet d’une forme verbale à l’optatif ; ce mode du souhait indique la subordination de la voix du poète-rhapsode à celle de la divinité20. Voix oraculaire, voix d’affirmation autoriale, voix poétique dont le dieu est le garant – ces vers orphiques s’inscrivent dans une tradition entièrement orale. De même en va-t-il dans une autre rhapsodie orphique en diction épique. Dans le contexte d’une mise en scène du sanctuaire oraculaire de la déesse primordiale, le poète anonyme, rhapsode et locuteur-je, s’adresse directement à la divinité concernée, c’est-à-dire Nuit. C’est en effet Nyx qui, en son sanctuaire, va donner à Zeus les indications nécessaires à son action démiurgique. Dans le même mouvement, le locuteur et chanteur demande à Nuit de lui « montrer » (phráze) comment composer ce nouveau commencement (arkhé)21 ! En passant du temps du « récit » à celui du « discours » dans le hic et nunc de l’énonciation, le rhapsode orphique demande à la déesse de mettre la voix qu’elle a naguère mise au service de l’action démiurgique de Zeus à sa disposition ; c’est donc soutenu par la voix de Nuit que le chant rhapsodique exprimera la coïncidence de l’unité et de la multiplicité qui fonde la recréation de l’univers. Proclus, qui cite ce 20
Pour le créateur du poème ou son exécutant comme témoin, cf. Pindare, Olympique 4, 1-3, Olympique 6, 19-21, fr. 94, 38-39 Maehler, etc. ; autres passages chez R. Nünlist, Poetologische Bildersprache in der frühgriechischen Dichtung, Stuttgart, Teubner, 1998 (Beiträge zur Altertumskunde 101), p. 80-82 ; pour le poète comme prophète des Muses, voir la fameuse strophe initiale d’un Péan de Pindare, fr. 52f, 1-6 Maehler (dans le contexte d’une adresse au dieu de Delphes), ainsi que Bacchylide 8, 3. cf. Hésiode, Travaux 10, avec le commentaire que j’en ai donné en 1996 : Cl. Calame, « Le proème des Travaux d’Hésiode, prélude à une poésie d’action », in F. Blaise, P. Judet de la Combe et Ph. Rousseau (éd.), Le métier du mythe. Lectures d’Hésiode, Lille, Septentrion, 1996, p. 174-176 (= Cl. Calame, Masques d’autorité, p. 80-83). 21 Orphica 237, 1-3 F Bernabé ; cf. M. L. West, The Orphic Poems, p. 234-239.
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passage, n’a pas la moindre hésitation quant à l’attribution autoriale de ces quelques vers : ils sont du « théologien », c’est-à-dire d’Orphée. 3. L’érudition herméneutique et initiatique d’un commentaire orphique Or il se trouve que d’une version beaucoup plus ancienne de cette cosmo-théogonie orphique en diction homérique nous avons maintenant un commentaire ; il nous a été offert par le Papyrus de Derveni. De ce rouleau de papyrus on rappellera rapidement qu’il a été retrouvé dans le tombeau d’un citoyen-soldat relativement aisé de Macédoine. Placé auprès des restes du défunt en même temps que d’autres objets voués à l’accompagnement dans l’au-delà, il était peut-être originairement destiné à être brûlé avec le cadavre sur le bûcher. À demi consumé, il nous offre les fragments d’un commentaire dont la rédaction date de 330 environ et qui relève à l’évidence d’une pratique de l’écriture. Quant aux vers commentés, ils proviennent d’un poème cosmo-théogonique qui est explicitement attribué à Orphée et qui date sans doute du milieu du ive siècle av. J.-C.22 Parmi les vers commentés dans le texte papyrologique se trouve, d’une part, le deuxième hexamètre de l’extrait de la version rhapsodique que nous avons mentionné à propos de la fonction de créateur de toutes choses assumée par Zeus. Ce vers remonte sans doute à une version datant en tout cas du ive siècle av. J.-C. Dans les Lois en effet, à propos du rôle joué par les dieux comme garants de la justice dans la cité idéale, Platon fait allusion à un « ancien discours » (palaiòs lógos) qui présente « le dieu » comme « détenant le début, le milieu et la fin de tout ce qui existe ». Le scholiaste qui offre l’exégèse de ce passage célèbre des Lois précise que ce lógos, qui fait du dieu le démiurge, est en fait orphique : c’est un orphikòs lógos23. D’autre part, pour fonder l’équivalence orphique entre Zeus et l’ensemble des entités que l’intelligence du dieu organise et domine, le commentateur de Derveni mentionne le cinquième vers de la version rhapsodique mentionnée ; avec une variation, il correspond lui-même au huitième hexamètre de la version
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On trouvera les renseignements quant à la bibliographie sur les circonstances archéologiques de la découverte et sur la datation du document chez A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », Kernos, 15 (2002), p. 91-93, chez G. Betegh, The Derveni Papyrus: Theology, Cosmology and Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 56-68, et chez T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, Florence, Olschki, 2006, p. 1-9. 23 P. Derv. col. XVII, 12 = Orphica 14, 2 F Bernabé ; cf. Platon, Lois 715e = Orphica 31 III F Bernabé et scholie à Platon, Lois 715e (p. 317 Greene) = Orphica 31 IV F Bernabé.
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citée par le traité pseudo-aristotélicien et attribuée à Eudème : « Zeus le roi, Zeus le commandant de toutes choses, à la foudre éclatante »24. Le poème commenté et son autorité dite Correspondant partiellement avec la version rhapsodique beaucoup plus tardive, les vers cités et commentés par l’érudit de Derveni sont donc tirés d’un poème cosmo-théogonique en diction épique. Attribué à plusieurs reprises à Orphée, ce poème racontait les différentes phases de la création du cosmos et de sa recréation par Zeus dans un ordre qui ne suivait pas la ligne du temps raconté. En dépit des mutilations du papyrus à moitié consumé, les moments cosmo-théogoniques que nous pouvons saisir dans l’ordre temporel de la narration sont les suivants : Zeus succède à Cronos ; Zeus reçoit de Nuit et de son père Cronos des oracles quant à son futur règne sur l’Olympe ; Zeus absorbe le « vénéré » (aidoîon), probablement le membre viril d’Ouranos métamorphosé en Soleil qui, comme on le verra, jaillit dans l’Éther ; de ce souverain « premier-né » avalé par Zeus (re)naissent alors les dieux et les déesses, les fleuves et les sources, mais aussi la terre, le ciel, le fleuve Océan et la lune, c’est-à-dire tout ce qui advient. Réitérant l’acte de création cosmogonique d’origine en sens apparemment inverse, ce second acte démiurgique suscite la citation de l’éloge de Zeus que l’on a déjà mentionnée ; elle présente le souverain de toutes choses comme le premier et le dernier. C’est alors que le maître de la création, lui-même assimilé à Moira, sinon à Aphrodite la céleste, peut s’unir à sa propre mère Rhéa, probablement assimilée par le poème lui-même aussi bien à Terre qu’à Méter et à Héra ! La combustion du papyrus nous a malheureusement privés des dernières étapes – s’il y en avait – de la création du monde par l’intermédiaire de la généalogie des dieux. Donc pas de mention des Titans, ni d’allusion à Dionysos dans l’état actuel du texte25. Ni la diction homérique, ni les qualifications et fonctions de Zeus que laissent entrevoir les lambeaux des vers cités et commentés ne présentent de traits qui ne s’inscrivent de fait dans la grande tradition discursive de la
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P. Derv. col. XIX, 10 = Orphica 14, 4 F Bernabé, qui parvient, à partir d’éléments tirés du commentaire de Derveni, à reconstruire quatre vers ; cf. Pseudo-Aristote, De mundo 401a 25 = Orphica 31 I F Bernabé ; cf. L. Brisson, Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, p. 2881. 25 Ces différentes étapes de la cosmo-théogonie poétique commentée dans le papyrus ont été à nouveau reconstituées dernièrement par A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », p. 102-123 ; voir aussi G. Betegh, The Derveni Papyrus, p. 92139, ainsi que, dans une restitution beaucoup trop normalisée, F. Jourdan, Le Papyrus de Derveni, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. XVIII-XXIV.
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poésie cosmo-généalogique grecque ; le rythme dactylique en fait attendre une récitation psalmodiée par un rhapsode26. La spécificité de ce que nous percevons du poème commenté réside plutôt dans son contenu. Distinctif est en particulier l’avalement par Zeus d’un élément « vénérable » ; cet aidoîon est probablement assimilé au membre de Ciel et à Soleil et il joue sans doute le même rôle qu’Éros-Phanès, le Lumineux aux ailes d’or, Premier-né surgi de l’œuf primordial dans d’autres versions de la cosmothéogonie orphique. Reportée de Cronos sur Zeus, cette absorption conduit à deux actes narratifs et théologiques qui font la spécificité de la pensée cosmologique orphique : la recréation de l’univers et l’effacement des générations dans le brouillage des relations généalogiques. Par écrasement temporel et incestes interposés, ces deux procédures narratives permettent de confondre les différenciations du processus démiurgique et généalogique en l’unité d’une figure divine toute puissante, début et fin de toutes choses27. Procédures interprétatives réservées aux initiés À l’oreille et aux yeux de l’auditeur-lecteur du milieu du ive siècle, les énoncés poétiques de ce récit cosmogonique et généalogique dont Orphée passe pour être le poète sont jugés relever de l’aínigma. En effet, à plusieurs reprises le commentateur de ces vers hexamétriques en diction épique les donne comme « énigmatiques » (ainigmatódeis). Il convient donc de s’interroger sur les procédures d’interprétation et sur les modalités énonciatives d’une voix herméneutique écrite qui, pour faire d’Orphée l’auteur des vers commentés, reste quant à elle entièrement anonyme. Selon le commentateur (qui s’exprime en général sur un mode entièrement assertorique), quand le poète dit « (Zeus) a pris dans ses
26 Voir à ce propos M. L. West, The Orphic Poems, p. 74-75, 96-104 ; G. Betegh, The Derveni Papyrus, p. 136-138 formule une série d’arguments contre l’hypothèse hymnique en dépit du terme hú]mnon que l’on peut rétablir à la col. VII, 2 (cf. aussi II, 8) ; cf. T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 171. 27 Pour la figure de Phanès-Prôtogonos-Éros, cf. C. Calame, « Éros initiatique et la cosmogonie orphique », in Ph. Borgeaud (éd.), Orphisme et Orphée. En l’honneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz, 1991, p. 231-237 ; sur le double sens de l’aidoîon dans le poème lui-même, voir L. Brisson, « Sky, Sex and Sun. The meanings of aidoîos/aidoîon in the Derveni Papyrus », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 144 (2003), p. 19-29 et G. Betegh, The Derveni Papyrus, p. 111-122 ; sur le processus de recréation du cosmos dans l’unité, voir notamment Cl. Calame, « Figures of Sexuality and Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 66-74 et A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », p. 114-118.
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mains (la force de son père) », il laisse entendre ainízetai. Cette manière de s’exprimer en termes énigmatiques est, par exemple, celle de l’homme qui – selon le rêve rapporté par Hérodote – s’adresse en hexamètres dactyliques à Hipparque à la veille de sa participation fatale aux Panathénées ; l’erreur commise dans la compréhension de ces vers sera mortelle pour le jeune tyran en dépit des avertissements donnés par des interprètes des songes ; de tels herméneutes sont déjà à l’œuvre dans le monde héroïque de l’Iliade28. De même est donné comme « énigmatique » le vers hexamétrique qui fait de Zeus la tête, le centre et par conséquent la cause de toute chose créée, ce vers orphique appartient – rappelons-le – au hieròs lógos déjà cité dans les Lois de Platon, dans un dialogue par ailleurs plus ou moins contemporain du texte de Derveni. Selon le commentateur qui focalise son attention sur le terme kephalé (le « chef »), dans ce vers (épos) Orphée non seulement parle à mots couverts (ainízetai) mais il « indique » (semaínei). Ce même mode de l’indication est par exemple attribué, dans un énoncé célèbre d’Héraclite, à l’oracle de Delphes dont la fonction est de « signifier » ; c’est aussi ce mode sémiotique qu’Hérodote assigne à sa propre enquête historiographique quand, en son début, il pourvoit son lógos d’une fonction quasi judiciaire quant aux causes des Guerres médiques. Selon le commentateur de Derveni, le poète Orphée « signifie » (semaínei) également (que les choses présentes sont issues des choses existantes) quand il raconte (légei), dans les quatre hexamètres qui sont cités (« dans ces vers-ci » : en toîs épesi to[îsde), comment les dieux aussi bien que les éléments sont nés du « souverain premier-né, le vénérable », le principe unique29. D’autre part, lorsqu’un terme de la cosmo-théogonie peut assumer un double sens, le simple « dire » ou « raconter » (légein) du poème en diction épique devient un « faire comprendre ». Ainsi en va-t-il par exemple du désormais célèbre adjectif aidoîos qualifiant celui qui le premier jaillit dans l’Éther et qui est finalement absorbé par Zeus : « vénérable » qui pourrait aussi désigner le pudendum d’Ouranos associé à Soleil. Pour
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P. Derv. col. IX, 10 ; cf. Hérodote 5, 56, 1-2 et Homère, Iliade 1, 63. Dans l’énoncé suivant, dont le texte est très fragmentaire, le commentateur semble affirmer fortement avoir rendu évident ce qui n’était pas apparent : cf. T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus : p. 181. Sur les premiers usages grecs du déchiffrement de l’« énigmatique », voir A. Ford, The Origins of Criticism. Literary Culture and Poetic Theory in Classical Greece, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2002, p. 71-82. 29 P. Derv. col. XVII, 11-13 et col. XVI, 1-7 (pour l’emploi de la forme semaínei, voir aussi col. XXV, 13, en relation avec gignóskein) ; cf. Héraclite fr. 22 B 93 Diels-Kranz et Hérodote 1, 5, 3 ; sur le vers commenté, cf. supra note 23.
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introduire la double interprétation de ce terme en effet polysémique et justifier l’interprétation du mot à mot, le commentateur n’hésite pas à déclarer qu’» (Orphée) procède par énigme au sujet de la réalité dans tout le poème » ; dans cette perspective d’ailleurs, l’auteur Orphée, tout en « disant », « révélerait » (deloî)30. La procédure quasi oraculaire attribuée au poème, en conformité implicite avec la tradition légendaire sur les qualités prophétiques de la voix d’Orphée héroïsé, est en définitive résumée au début même du commentaire. L’interprète y déclare en effet, en guise de prélude à son exégèse que l’ensemble du poème est ainigmatódes et qu’Orphée (?) « n’a pas voulu raconter des énigmes contestables, mais de grandes choses en énigmes » ; conclusion : l’auteur du poème raconte un discours sacré (hier[log]eîtai) en des vers particulièrement bien distincts (ou bien reconnaissables). La clé d’un poème qui apparaît d’emblée comme un hieròs lógos est alors donnée dans la mesure où le commentateur finit par paraphraser le vers fameux qui recommande aux profanes de fermer leurs oreilles. Cette injonction poétique pourrait constituer le premier vers de la cosmo-théogonie hexamétrique attribuée à Orphée et en marquer le début comme d’une sorte de sceau ou de mot de passe ; c’est en tout cas ce qu’admettent les éditeurs modernes des Orphica en plaçant cet énoncé, dans sa double formulation sur laquelle on reviendra en conclusion, en tête de la collection des fragments attribués à Orphée31. La voix poétique anonyme qui s’exprime en probable ouverture au poème cosmo-théogonique classique est donc devenue, pour le commentateur de Derveni, la voix d’Orphée. On comprendra dès lors qu’à plusieurs reprises le commentateur de Derveni répète qu’un poème écrit de manière énigmatique tel celui qu’il attribue de manière répétée à Orphée ne saurait s’adresser à des personnes qui ne « connaissent » pas (en général ou gignóskontes). Ce terme peut être référé aux gens « avisés » (xunetoîsi) auxquels s’adresse le vers déjà mentionné
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P. Derv. col. XIII, 1-5 ; sur la question posée par la mention de l’aidoîon, voir en dernier lieu Cl. Calame, « Figures of Sexuality and Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », p. 66-72, A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », p. 104-107, 111-112, ainsi que L. Brisson, « Sky, Sex and Sun. The meanings of aidoîos/aidoîon in the Derveni Papyrus » avec la position nuancée exprimée par G. Betegh, The Derveni Papyrus: Theology, Cosmology and Interpretation, p. 111-117. 31 P. Derv. VII, 3-11, dans le nouveau texte présenté et commenté par K. Tsantsanoglou, « The first Columns of the Derveni Papyrus and their Religious Significance », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 95, 117-128, et désormais avec le commentaire de T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 171-174 ; ce vers est reconstitué et édité en tant que Orphica 3 F (cf. 2 T) par référence au double énoncé 1a et 1b F Bernabé : cf. infra note 44.
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qui, dans une affirmation forte de la voix du poète à la première personne, ouvrait peut-être le poème cosmo-théogonique ; mais « Orphée » n’en a pas l’exclusive puisqu’aussi bien Pindare que Bacchylide disent de leurs propres paroles poétiques qu’elles sont destinées aux mêmes « intelligents »32 ! Quoi qu’il en soit, le savant commentateur reprend en quelque sorte sur le mode du il et de l’écrit la procédure énonciative portée par la voix forte du poète en je ; elle correspond à celle du rhapsode orphique. S’ajoutant au double sens attribué aux énoncés du poème expliqué et réservé aux initiés, autant les procédés graphiques de citation que les modes discursifs et interprétatifs de l’auteur anonyme du texte papyrologique ne sont pas très éloignés de ceux du praticien de l’érudition alexandrine ; en parallèle avec l’édition des textes classiques rassemblés dans la bibliothèque créée par les Ptolémée, le philologue rédigeait ces notes écrites que sont les hupomnémata. Ce sont de véritables commentaires à des poèmes archaïques et classiques dont la signification commençait à échapper à leurs lecteurs en raison du changement historique de paradigme social et culturel ; ces poèmes étaient désormais archivés dans des bibliothèques et lus au lieu d’être l’objet d’une « performance »33. Suivant le modèle qui sera celui de la philologie littéraire alexandrine, les vers commentés dans le papyrus de Derveni se présentent comme de véritables lemmes ; ils sont souvent suivis par une formule en hóti (« parce que ») qui explique pourquoi l’expression poétique doit être entendue ou non dans tel ou tel sens. Ainsi en va-t-il par exemple de l’hexamètre qui dit la royauté de Zeus : le dieu est dit roi parce qu’il correspond à un principe unique qui a un pouvoir créateur sur la pluralité des choses existantes. Plus avant, la mention du fleuve Océan dans un vers pour nous perdu provoque le commentaire suivant : « ce vers (épos) a été composé de manière trompeuse ; il n’est donc pas évident pour la majorité, mais transparent (eúdelon) pour ceux qui ont la connaissance correcte parce que Océan est l’air et que l’air c’est Zeus ». On apprend ainsi que ceux qui ne connaissent pas (ou gignóskontes) se contentent des apparences entretenues par les mots de la langue habituelle qu’utilise Orphée pour « signifier » (semaínei) sa propre opinion ; en raison de sa qualification, ils continuent à
32 P. Derv. IX, 2, XII, 5, XVIII, 5, XX, 2-3, et 8, XXIII, 2 et 5, XXVI, 8 ; cf. Orphica 1a F Bernabé (cf. infra note 44), Pindare, Olympique 6, 83-85 et Bacchylide 3, 85 (garúo également). 33 Sur le sens premier de hupómnema comme « note écrite », cf. Platon, Phèdre 249c et Politique 295c. À propos du commentaire comme genre érudit à l’époque hellénistique, voir R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship. From the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 212-227.
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considérer Océan comme un fleuve. Donc seuls ceux qui connaissent ont accès au sens second que révèle le commentaire lui-même ; la signification explicitée relève en général de la conception physique du monde développée par différents penseurs dits « présocratiques »34. L’essentiel ici n’est pas tant la mention explicite d’Héraclite, apparemment considéré comme un muthológos ou un astrológos et cité par le commentateur pour un aphorisme montrant le rôle joué par les Érinyes dans le contrôle et le respect de l’ordre du cosmos notamment par Hélios35. Mais ce qui frappe c’est le probable éclectisme d’un interprète qui allègue dans son explication de la création cosmo-théogonique orphique différents processus relevant de conceptions physiques et plus particulièrement atomistes du monde. Dans ce contexte et parce que l’interprétation elle-même ne présente aucun indice autorial, il est totalement vain de vouloir appliquer au commentaire de Derveni la conception moderne de l’autorialité et de tenter de lui attribuer un auteur dont le nom coïnciderait avec un philosophe connu36. Entre principes physiques et forces divines Si Anaxagore, Diogène d’Apollonie, Euthyphron ou Leucippe ont pu être tour à tour évoqués par les commentateurs modernes en tant que sources d’inspiration possible de l’interprète de Derveni, son discours semble être essentiellement marqué par un atomisme diffus, doublé du recours à une conception cosmologique proche de celle d’Empédocle. Les processus de création et de recréation du cosmos sont donc plus ou moins régulièrement référés à des processus de séparation et d’agrégation de particules physiques ;
34
P. Derv. XIX, 10-15 et XXIII, 1-10 ; quant à une reconstruction des vers concernant Océan, voir en dernier lieu A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », p. 119-120, et T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 256-260 ; pour les explications relevant des spéculations des physiciens classiques, voir en particulier les références données par M. L. West, The Orphic Poems, p. 80-81 et par A. Laks, « Between Religion and Philosophy: the Function of Allegory in the Derveni Papyrus », Phronesis, 42 (1997), p. 127-134. 35 P. Derv. IV, 5-9 citant Héraclite fr. 22 B 3 et 94 Diels-Kranz ; cf. D. Sider, « Heraclitus in the Derveni Papyrus », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 129-144 (qui lit hiero]lógoi ; bibliographie sur cette citation à p. 130 note 5) et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 96-109 (qui complète mutho]lógoi), ainsi que T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 153-157. 36 Les vaines tentatives des philologues contemporains quant à une attribution autoriale sont énumérées par G. Betegh, The Derveni Papyrus: Theology, Cosmology and Interpretation, p. 64-65, 373-380 et commentées par T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 58-59.
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mais ces processus cosmogoniques sont animés par des forces d’ordre divin telles Harmonie, Péithô, Aphrodite et naturellement Zeus. Ainsi en va-t-il par exemple du mouvement de jaillissement ou de saillie qui, dans sa création orphique, anime le cosmos. Par sa mention, « Orphée » révélerait (deloî) que, dans le contexte de l’attirance réciproque d’éléments ou de qualités physiques de base tel le froid, les particules en mouvement dans l’air s’accoupleraient par affinité les unes avec les autres : … ni le froid au froid. Et « par jaillissement » est la formule qu’il emploie pour montrer qu’après avoir été divisées en petits morceaux, les particules se mouvaient dans l’air et jaillissaient, et qu’en jaillissant, elles entrèrent en relation les unes avec les autres pour se constituer. Or, elles continuaient de jaillir jusqu’à ce moment-là, jusqu’à ce moment où chacune alla vers sa partenaire. « Aphrodite l’ouranienne », « Zeus », « jouir des plaisirs d’Aphrodite », « jaillir », « Persuasion » et « Harmonie », tels sont les mots utilisés pour désigner le même dieu (…). En effet, quand les réalités actuelles furent mêlées les unes aux autres, Zeus reçut le nom d’« Aphrodite » ; et celui de « Persuasion », parce que les particules cédèrent les unes aux autres (traduction F. Jourdan).
Dans un double jeu étymologisant sur le terme thórnei qui peut renvoyer à un substantif (« jaillissement » ou « éjaculation ») ou à une forme verbale (« il jaillit » ou « il s’accouple »), la saillie première est d’abord référée au mouvement physique des éléments de base divisés en particules de type atomiste ; en retour elle est référée, par une assimilation entre le verbe thórnusthai et le verbe aphrodisiázein, à l’action d’Aphrodite la Céleste et de Zeus, eux-mêmes aussitôt assimilés à ces parèdres de la déesse de l’amour que sont Péithô et Harmonia. Persuasion devient la force qui fait céder les êtres les uns aux autres et Harmonie la puissance qui les ajuste les uns aux autres37. Du pont de vue énonciatif, l’explication est introduite comme assertion générale par un hóti qui, dans la procédure que l’on a signalée, réfère cette on-vérité à la révélation par la voix d’Orphée qui « dit » (lég[on] deloî hóti…) : « par jaillissement ». Par l’intermédiaire de 37
P. Derv. XXI, 1-12 ; sur ce mouvement cosmique, cf. Cl. Calame, « Figures of Sexuality and Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 70-74 (avec note 7 ainsi que A. Laks et Gl. W. Most [éd.], Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 21 note 53, sur la forme et le sens de thórnei), et A. Bernabé, « La théogonie orphique du papyrus de Derveni », p. 118-119, avec les remarques comparatives de W. Burkert « La teogonia originale di Orfeo secondo il papiro di Derveni », in G. Guidorizzi et M. Melotti (éd.), Orfeo e le sue metamorfosi. Mito, arte, poesia, Rome, Carocci, 2005, p. 51-60, et désormais le commentaire étendu de T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 243252.
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l’intervention d’Aphrodite, ce jaillissement passé des particules dans l’air est référé au présent des « choses qui existent » et à leur mélange dans une union sexuelle généralisée. Tout cet argument est englobé dans une structure annulaire que l’on retrouve dans d’autres explications. Avec sa portée pragmatique, cette succession assure au commentaire lui-même un rythme d’ordre rhapsodique qui n’était sans doute pas sans rappeler celui du poème commenté. La relation interprétative entre la cosmogonie théologique du poème rhapsodique attribué à Orphée et son commentaire anonyme en termes de physique « présocratique » est donc assurée par un subtil mouvement dialectique ; il combine processus purement matériels et interventions de forces divines. Dans la ligne herméneutique déjà sensible dans les poèmes homériques et consacrée par le Cratyle de Platon, les procédés étymologisants offrent naturellement une voie royale à cette exégèse par la signification que souffle la forme même des mots38. Mais la spécificité du mode interprétatif adopté par le commentateur de Derveni réside dans le retour aux puissances d’ordre divin. « Océan est l’air et l’air c’est Zeus » affirme-t-il dans l’énoncé explicatif que l’on a déjà cité à propos de ceux qui ont la connaissance nécessaire pour saisir le sens second du poème cosmo-théogonique39. À nouveau, le discours herméneutique conduit à l’affirmation d’un principe davantage théologique que physique. Ce qui importe autant pour le poète rhapsodique « Orphée » que pour son commentateur, c’est l’établissement du règne du principe démiurgique et divin unique qu’est Zeus. Dans cette mesure, l’autorité d’une interprétation en termes à la fois physiques et théologiques ne peut être que celle d’un adepte de l’orphisme40.
38 Les analogies entre les procédures étymologisantes du commentateur de Derveni et celles accumulées dans le Cratyle de Platon ont été relevées en particulier par Ch. H. Kahn, « Was Euthyphro the Author of the Derveni Papyrus? », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 60-63. Quant à la combinaison entre explications physiques et référence à des figures divines, voir l’étude d’A. Laks, « Between Religion and Philosophy: the Function of Allegory in the Derveni Papyrus » ainsi que G. Betegh, The Derveni Papyrus: Theology, Cosmology and Interpretation, p. 224-277. 39 P. Derv. XXIII, 1-3 ( cf. supra note 34). 40 Contrairement à ce que soutiennent par exemple T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 45- 58, qui passent en revue les différentes thèses avancées à ce propos pour conclure que « the Derveni author is not Orphic or even anti-Orphic » (p. 52).
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L’itinéraire initiatique d’une pratique herméneutique écrite Tout se passe donc comme si le commentateur s’évertuait à repenser en termes physiques une pensée théologique qu’il cherche à renforcer par les moyens d’une exégèse mixte. C’est dans ce contexte d’une pratique discursive herméneutique assumée par un adepte de l’orphisme que l’allusion aux rites initiatiques à l’issue de l’affirmation du pouvoir de Zeus prend toute sa pertinence. Dans une probable comparaison avec ceux qui, par manque de connaissances, sont incapables de comprendre le poème cosmo-théogonique commenté et par l’intermédiaire d’une très forte intervention énonciative, sont dénoncés ceux qui accomplissent des rites civiques en entendant les paroles prononcées mais sans les comprendre. Voir, entendre, apprendre dans l’accomplissement du rituel ne sont pas possibles sans un savoir préalable, un savoir de l’ordre de la vision (hos eidótes, eidésein, etc.)41 : [Concernant] ceux des hommes qui virent les rites sacrés pour les avoir pratiqués (epitelésantes tà hierà eîdon) dans les cités, je m’étonne (thaumázo) moins qu’ils ne comprennent pas – il ne leur est pas possible, en effet, d’entendre et en même temps d’apprendre – les formules prononcées ; mais ce sont ceux qui [les ont pratiqués] auprès d’un homme qui fait des rites sacrés son art, ce sont ceux-là qui méritent l’étonnement et la pitié […]. Alors qu’avant de pratiquer les rites sacrés, ils espèrent qu’ils vont savoir, une fois qu’ils les ont pratiqués en revanche, ils s’en vont privés même de leur espoir (traduction F. Jourdan, légèrement modifiée).
On comprendra mieux dès lors pourquoi le commentaire anonyme de cette póesis ainigmatódes, dont création et diction sont attribuées à Orphée, est en fait introduit dans le papyrus par une série de remarques préalables, malheureusement contestées dans leur lecture moderne, sur l’exécution de gestes rituels ; ces actes rituels sont accomplis par des mystes désireux de se concilier les Euménides, elles-mêmes assimilées aux âmes42. Qu’il y ait dans ces lignes très mutilées allusion aux initiés dans le contexte de mystères de type éleusinien, à des pratiques oraculaires ou à des gestes rituels spécifiquement orphiques, référence est faite d’emblée à ceux qui ne parviennent ni à apprendre ni à connaître et qui en conséquence se défient.
41
P. Derv. XX, 1-12 ; voir sur ce passage les références données par Cl. Calame, « Figures of Sexuality and Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », p. 77-78. 42 Ces remarques couvrent pour nous les col. II-VI du P. Derv. ; voir en particulier V, 5-13, ainsi que le commentaire de K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 96-117, puis celui de T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 144-171.
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Sur le plan énonciatif, le locuteur du commentaire semble inclure à cette occasion son je autorial dans un nous collectif. Si la forme párimen doit bien être comprise dans ce sens, ce nous énonciatif s’opposerait à tous les ils correspondant aux individus qui ne disposent pas du savoir nécessaire pour comprendre les gestes rituels qu’ils accomplissent ou les réponses oraculaires qu’ils sollicitent. Cela signifie que du point de vue extra-discursif, le rédacteur anonyme du commentaire se présenterait comme appartenant à un même groupe d’initiés ; ces adeptes orphiques seraient les détenteurs du savoir nécessaire pour déchiffrer avec efficacité pratiques rituelles et vers cosmo-théogoniques placés sous l’autorité d’Orphée43. Dans cette mesure, la partie introductive à l’exégèse du poème rhapsodique placé dans la bouche d’Orphée assume en quelque sorte la fonction des deux formules que l’on a mentionnées et qui semblent marquer, comme d’un sceau à la fois autorial et initiatique, le début des différentes versions de la cosmo-théogonie orphique : Je vais chanter pour ceux qui saisissent ; fermez les portes, vous profanes, ou : Je vais parler à ceux à qui il est permis ; fermez les portes, vous profanes44.
Le geste cultuel répond donc à la même exigence didactique de connaissance que la pratique discursive que représente le commentaire du poème cosmo-théogonique attribué à Orphée. Comme j’ai tenté de le 43
P. Derv. V, 3 ; pour Gl. W. Most, « The fire next time. Cosmology, allegoresis, and salvation in the Derveni Papyrus », Journal of Hellenic Studies, 117 (1997), p. 120, 130, ce nous énonciatif renverrait à un groupe de professionnels qui s’oppose aussi bien aux prêtres des cultes civiques qu’aux individus qui se donnent comme experts des rites sacrés, voir aussi G. Betegh, The Derveni Papyrus: Theology, Cosmology and Interpretation, p. 82, en dépit du commentaire de T. Kouremenos, G. M. Parássoglou et K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, p. 53-54, 161-162, qui interprètent la forme párimen comme un infinitif, équivalent de pariénai. 44 Orphica 1a et b F ainsi que 3 F et 101 F Bernabé ; cf. P. Derv. VII, 9-10 et supra note 31, avec les remarques de M. L. West, The Orphic Poems, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 82-84, et celles de W. Burkert, « La teogonia originale di Orfeo secondo il papiro di Derveni », in G. Guidorizzi et M. Melotti (éd.), Orfeo e le sue metamorfosi. Mito, arte, poesia, Rome, Carocci, 2005, p. 49-51 ; voir maintenant, successivement, J. Bremmer, « The Place of Performance of Orphic Poetry (OF 1) », in M. Herrero de Jáuregui et al. (éd.), Tracing Orpheus. Studies in Orphic Fragments, Berlin/Boston, De Gruyter, 2011, p. 1-6, Cl. Calame, « L’écriture de la voix enchanteresse d’Orphée (OF 1) », in M. Herrero de Jáuregui et al. (éd.), Tracing Orpheus. Studies in Orphic Fragments, Berlin/Boston, De Gruyter, 2011, p. 7-12, et Fr. Graf, « Exclusive Singing (OF 1a/b) », in M. Herrero de Jáuregui et al. (éd.), Tracing Orpheus. Studies in Orphic Fragments, Berlin/Boston, De Gruyter, 2011, p. 13-16 !
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montrer ailleurs45, le commentaire de Derveni, par son caractère à la fois érudit et théologique, peut être considéré comme une sorte d’itinéraire initiatique d’ordre intellectuel ; énoncé sur un mode principalement assertif et de manière anonyme, il est proposé à un futur adepte d’Orphée. En tant que pratique discursive, il est probable qu’il était lu en préalable ou en relation avec certains des gestes rituels qu’il décrit lui-même. Suivant dans son déroulement même la réalisation en cercle de l’action démiurgique de Zeus narrée dans le poème commenté, ce discours exégétique permet d’accomplir, avec la même scansion rhapsodique mais dans le passage du poème de tradition orale à la pratique de l’écriture et de la lecture, le retour à l’unité proposé de différentes manières aux adeptes des mouvements se réclamant du poète et chanteur fondateur qu’est Orphée. Dans cette mesure, il est possible de voir dans la figure de l’Orphée alléguée par le commentateur orphique de Derveni non seulement le représentant d’une voix aux qualités mélodiques et oraculaires particulières mais aussi l’emblème du genre de la poésie cosmo-théogonique orphique, dans ses différentes versions rhapsodiques. Ainsi en va-t-il souvent de la figure d’« Homère » cité chez les auteurs classiques moins comme l’auteur de l’Iliade ou de l’Odyssée qu’en tant que représentant du genre poétique épique confié à la tradition rhapsodique46. Par les moyens des procédures discursives propres au commentaire érudit, le texte du Papyrus de Derveni se présente paradoxalement comme un discours articulé sur des pratiques cultuelles ; il est doué dans cette mesure de l’efficacité rituelle que lui confère en correspondance l’itinéraire intellectuel d’ordre à la fois cosmogonique et initiatique qu’il semble proposer aux adeptes d’Orphée invités à le lire. Issu d’une pratique de l’écriture et certainement destiné moins à une récitation orale qu’à
45
Cl. Calame, « Figures of Sexuality and Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », p. 77-80 ; voir aussi D. Obbink, « Cosmology as Initiation vs. The Critique of Orphic Mysteries », in A. Laks et Gl. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 40-47, et A. Laks, « Between Religion and Philosophy: the Function of Allegory in the Derveni Papyrus », p. 138-140. Dans la mesure où le parallèle établi avec les itinéraires initiatiques proposés par des lamelles d’or abusivement attachées à l’orphisme manque de pertinence, Gl. W. Most, « The fire next time. Cosmology, allegoresis, and salvation in the Derveni Papyrus », p. 125-134, va sans doute trop loin en voyant dans le commentaire de Derveni une « théologie eschatologique » en forme de « soteriological physics »… 46 Voir la proposition que j’ai formulée au sujet de la signification du nom et de la figure d’Homère en 2004 : Cl. Calame, « Identités d’auteur à l’exemple de la Grèce classique », in Cl. Calame et R. Chartier (éd.), Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 26-31.
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une lecture (ritual reading ?), le texte exégétique de Derveni correspond néanmoins, avec son organisation rhapsodique, à un discours pourvu des marques de l’efficacité poétique et d’une intention d’ordre initiatique. Son usage rituel est apparemment double : ce discours sert à l’initiation et à l’intégration d’un nouvel adepte à un groupe de praticiens de l’orphisme avant de l’accompagner comme texte dans cet autre rite de passage que sont les funérailles. Destinée à révéler le sens second du poème cosmothéogonique orphique porté par une voix d’autorité poétique inspirée, l’explication érudite elle-même est mise au service de cette double fonction initiatique de l’ordre de la connaissance aussi bien que du rituel. 4. Orphée ou l’autorité de l’oral-écrit Ce paradoxe de pratiques lettrées mises au service des pouvoirs enchanteurs d’une voix poétique initiatique particulièrement efficace est repérable déjà dans les premiers témoignages directs que nous possédions sur l’orphisme classique. Si dans l’Hypsipyle d’Euripide la mélodie de la cithare thrace d’Orphée accompagne le chant de l’élégie asiatique qui rythme le battement des rames des Argonautes, dans un passage célèbre de l’Hippolyte, Thésée accuse son fils, coupable de son dévouement exclusif à Artémis, de sectarisme orphique : « Glorifie-toi désormais, pour toute nourriture fais étalage de ton régime végétarien ; avec Orphée pour maître fais le bacchant en honorant la fumée de nombreux écrits »47. Dès la fin de l’époque classique, l’autorité à la fois poétique et initiatique d’Orphée est attachée à des écrits à l’égard desquels on peut d’emblée exprimer autant de mépris que le fera Platon une cinquantaine d’années plus tard. Un contraste analogue est inscrit dans l’Alceste du même Euripide. D’une part, pour arracher son épouse à Hadès, Admète exprime le souhait de disposer de la voix mélodieuse (glôssa kaì mélos) d’Orphée pour envoûter par des chants (húmnoisi) Perséphone, la fille de Deméter ; mais d’autre part, plus avant dans le drame, les choreutes opposent au pouvoir souverain de Nécessité l’inefficacité « des tablettes de Thrace où s’est inscrite (katégrapsen) la voix (gêrus) d’Orphée »48. Que son effet soit positif comme l’envisage Admète ou négatif comme c’est le cas pour le chœur qui évoque par analogie
47
Cf. Euripide, Hippolyte 948-954 (= Orphica 627 T Bernabé) ainsi qu’Euripide, Hypsipyle fr. 752g, 8-14 Kannicht (= Orphica 1007 T Bernabé) ; cf. aussi fr. 759a, 16141623 Kannicht (= Orphica 1009 T Bernabé). 48 Euripide, Alceste 357-362 (= Orphica 980 T Bernabé) et 962-971 (= Orphica 812 T Bernabé) ; voir encore Cl. Calame, « La poésie attribuée à Orphée : Qu’est-ce qui est orphique dans les Orphica ? », Revue de l’histoire des religions, 219 (2002), p. 397-400.
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l’inefficience des drogues confiées par Apollon aux disciples d’Asclépios, la parole mélodieuse et enchanteresse d’Orphée détient cette capacité singulière de s’inscrire sur des tablettes de bois dont l’origine évoque la patrie du poète et chanteur. Par définition, la voix mélodieuse d’Orphée s’écrit. C’est aussi ce que donne à voir la célèbre amphore apulienne attribuée au peintre de Ganymède (fig. 1). Sur cette image pratiquement contemporaine du Papyrus de Derveni, le regard d’Orphée qui chante en s’accompagnant sur une grande cithare se porte vers un vieillard assis sous un édicule qui renvoie au caractère funéraire de la scène. De même que le citoyen inhumé à Derveni, cet homme âgé, tout en écoutant le chant d’Orphée, porte dans main droite… un rouleau de papyrus ! À l’écart de la méfiance exprimée par Euripide ou par le Platon du Phèdre vis-à-vis de l’écriture, aucune image ne saurait mieux exprimer le pouvoir vocal attribué, dans le cadre de l’orphisme, à l’autorité générique d’Orphée par l’intermédiaire des mots transcrits par les signes de l’écriture alphabétique. Même transposée par écrit et commentée dans une pratique d’érudition écrite, la voix musicale d’Orphée garde toute l’autorité incantatoire de son expression orale.
Fig. 1. Amphore apulienne du peintre de Ganymède (Antikenmuseum Basel inv. S 40 = LIMC, Orpheus 20)
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COMMENT PLOTIN INVOQUE-T-IL SES AUTORITÉS ? OU SUR LA RESSEMBLANCE CACHÉE DU BIEN ET DU MAL Andrei Cornea Université de Bucarest
1
Que Plotin qui prétendait n’être qu’un interprète sagace de Platon1 cite souvent les paroles de son Maître, cela n’a rien d’étonnant. Bien davantage – comme l’avait déjà remarqué É. Bréhier2 – il arrive que maint traité des Ennéades constitue un développement d’un thème platonicien condensé dans une citation. Nous, les modernes, ne procédons pas autrement lorsqu’il s’agit de réfléchir sur la pensée de nos devanciers, qu’ils soient écrivains ou philosophes. Ce
qui en revanche est étonnant pour nous, les modernes, c’est ce que j’appellerais la « pauvreté » de la citation chez Plotin (et chez la plupart de ses contemporains, fussentils païens ou chrétiens, tels Porphyre ou Origène) : j’appelle « pauvre » une citation qui est utilisée hors de son contexte d’origine ou même à l’encontre de ce contexte. La citation arrive ainsi sous la plume de Plotin comme une pièce détachée de la machine du texte de l’auteur cité, le plus souvent Platon. On s’en sert comme d’une formule isolée que l’on peut transporter, parfois avec de légères modifications de syntaxe, dans des contextes nouveaux ; en outre, on peut lui imposer des significations que l’auteur d’origine n’avait vraisemblablement jamais imaginées. (Au contraire, une citation est « riche », lorsqu’elle arrive avec le sens de son contexte d’origine. Sans doute est-il des cas où Plotin garde ce sens originel, mais cela ne constitue pas la règle.)
Plotin semble donc assez peu préoccupé par le contexte du dialogue platonicien qui lui avait livré la formule citée, et encore moins par la signification d’origine de celle-ci ; ce qui lui importe surtout c’est de deviner sous certaines paroles du Maître un sens caché qu’il se proposait de dévoiler. Or – semble penser Plotin – ce sens caché reste attaché pour toujours aux paroles de la citation, quel que soit le contexte initial du dialogue
1
Traité 10 (V.I), 8. Plotin, Les Ennéades, éd. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1924-1938, « Introduction », p. XXVIII-XXIX. 2
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platonicien et la signification manifeste des paroles dans ce contexte. L’« appauvrissement » de la citation se fonde précisément sur le présupposé du sens caché de chaque partie du texte originel – un présupposé que nous, les modernes, ne partageons presque plus. Les exemples en sont assez nombreux. (A. H. Armstrong a attiré l’attention sur un bon nombre d’entre eux dans les notes de l’édition Loeb.) Je vais brièvement en mentionner quelques-uns, avant de m’arrêter sur un cas singulièrement significatif et qui me semble ouvrir une perspective particulièrement troublante sur la métaphysique de Plotin. - Traité 1 (I.6), 9, 13 : « en façonnant ta statue » (τεκταίνων τὸ σόν ἄγαλμα). La formule reprend, avec une modification significative, un passage du Phèdre 252d : Platon y montrait comment l’amant se comporte envers son bien-aimé : après l’avoir vénéré comme un dieu, l’amant « façonne [le bien-aimé] comme une statue » (οἷον ἄγαλμα τεκταίνεται)3. Chez Plotin il n’y a plus d’amant, de bien-aimé ou d’amour entre eux, mais on discute seulement d’une relation de l’âme envers elle-même. Le philosophe lui demande de se façonner elle-même, comme une statue, et non pas de façonner à son image un être différent. Le penchant plotinien vers l’intériorisation y transparaît clairement. - Traité 1 (I.6), 9, 41 et Traité 38 (VI.7), 23, 21 : « source et principe ». (πήγην καὶ ἀρχὴν) La formule vient du Phèdre 245c-e, où elle est au nominatif. Mais, tandis que Platon renvoie à l’âme dont il affirme qu’elle est source et principe du mouvement (πηγὴ καὶ ἀρχὴ κινήσεως), Plotin applique la même formule au Bien (l’Un), lequel est la première « hypostase » dans son système et non la troisième, comme c’est l’âme. En outre, ce n’est plus le mouvement dont le Bien est dit être la source et le principe. Dans le Traité 1, c’est le Bien qui est dit être la source du Beau, tandis que dans le Traité 38, Il l’est de l’existence universelle. Qui plus est, du moins dans le Phèdre, Platon ne faisait aucune allusion à un principe supérieur à l’âme, que ce fût l’intellect ou l’Un, ce qui rend particulièrement osée la signification que Plotin pensait « découvrir » dans la formule citée. - Traité 25 (II.5), 5, 23 : « c’est la même chose que désigne l’expression “mensonge authentique” » (Τοῦτο δὲ ταὐτὸν τῷ ἀληθινῶς ψεῦδος). Chez Plotin, ce « mensonge authentique » est la Matière première qu’il identifie – comme on le sait – au Mal absolu et au non-être. Le philosophe cite approximativement une formule de la République 382a, ce qui pourrait suggérer au lecteur que c’était déjà Platon qui avait proposé l’identification
3 … καὶ ὡς θεὸν αὐτὸν ἐκεῖνον ὄντα ἑαυτῷ ο ἷ ο ν ἄ γ α λ μ α τ ε κ τ α ί ν ε τ α ί τε καὶ κατακοσμεῖ…
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du Mal à la Matière. Il n’en est rien. En effet, le texte de Platon ne renvoie à aucune référence métaphysique : Platon y poursuivait une analyse psychologique qui valait pour tout être rationnel, fût-il divin ou humain : dans son contexte d’origine « le mensonge authentique » signifiait un état d’âme haï aussi bien par les hommes que par les dieux – à savoir, l’état de se mentir à soi-même, ce qui lui semblait encore plus grave que ne l’était l’état de mentir seulement à autrui. Platon en déduisait la conséquence que les dieux ne sauraient mentir aux humains ni involontairement ni à bon escient, parce que ni l’ignorance ni la malice ne font partie de leur nature. - Traité 38 (VI.7), 39, 21 : « auguste, il sera en repos » (σεμνὸν ἑστήξεται). Ce cas est particulièrement intéressant. La formule, légèrement modifiée4, se trouve dans le Sophiste 249a. Le contexte y est tout polémique : l’Étranger d’Élée s’en prend à certains philosophes contemporains qu’il appelle « les amis des Idées »5. Ceux-là, fortement influencés par Parménide, auraient soutenu l’immobilité absolue de l’Être qu’ils assimilaient aux Idées platoniciennes. C’est donc cet Être immobile qui, étant en repos, sera « sans vie ni pensée, auguste et saint », parce que, observe l’Étranger, l’immobilité exclut non seulement le mouvement, mais aussi toute vie et pensée. Or, cette conséquence est très fâcheuse. En effet, un tel Être absolu sera, en fin de compte, assez pitoyable et non pas « auguste » ; car comment peut-on concevoir la vraie majesté et sainteté du principe suprême dans l’absence de la vie et de la pensée ? Une ironie subtile y perce. Il faut en conclure – suggère Platon – que les « amis des Idées » avaient tort d’invoquer un tel principe et, de surcroît, qu’en général ce qui est en repos absolu – eût-il quand même existé – ne mérite pas d’être désigné par le terme « auguste ». Plotin néglige totalement donc la dimension polémique et ironique de ce contexte platonicien. Ce qu’il veut c’est appuyer sa thèse fondamentale – l’Un ne pense pas, puisqu’il est au-delà de la Pensée, de la Vie et de l’Être et, en général, de l’Intellect – sur un passage qui fasse autorité, vu qu’il a Platon pour auteur. Donc, dit Plotin, puisque Platon même soutient que l’Être doit penser (étant en mouvement), l’expression « auguste, il sera en repos » ne peut se référer qu’à l’Un et non pas à l’Être, comme on serait tenté de le croire à première vue, si l’on prenait à la lettre les paroles du Maître. Car,
4
Σεμνὸν… ἀκίνητον ἑστὸς εἶναι.
5
On croit parfois qu’il s’agissait d’Euclide de Mégare et de ses disciples, ou bien de certains platoniciens « conservateurs », en retard sur les conceptions « plus avancées » du Maître. Voir Platon, Oeuvres II, éd. L. Robin, Paris, Gallimard, 1953, p. 1448 note 110, aussi Platon, Le Sophiste, éd. N. L. Cordero, Paris, Flammarion, 1993, p. 248 note 242.
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selon Plotin, c’est l’Un qui ne pense pas, parce qu’il est « au-delà de l’Être6 ». Certes, Platon ne souffle pas mot de l’Un : donc – se dit Plotin – ce silence serait la preuve que ses paroles renferment un sens caché qui est ignoré par le non-initié. Par conséquent, on ne doit pas interpréter littéralement ses dires : « il (Platon) a dit qu’il (l’Un) sera en repos, ne pouvant pas expliquer autrement les choses ». Plotin conclut ainsi un exercice herméneutique qui peut rendre le lecteur moderne assez confus.
2
Une formule prise au Philèbe 63b – « le genre non associé et pur » (τὸ μόνον καὶ ἔρημον… γένος) – est citée six fois7 par Plotin, qui cependant évite le mot γένος et inverse parfois les deux adjectifs. Son insistance indique le poids que le philosophe conférait à cette petite formule. Le contexte du Philèbe est le suivant : en quête d’apprendre quelle est la vie humaine que l’on peut considérer la meilleure, Socrate avait distingué trois espèces de vie entre lesquelles l’homme doit faire le choix : c’était premièrement la vie vouée uniquement au plaisir, ensuite la vie soumise uniquement à l’empire de l’intellect et des valeurs strictement intellectuelles et enfin la « vie mixte », laquelle a part autant à l’intellect qu’au plaisir. Par contre, les deux premières vies étaient caractérisées comme étant pures et non associées à quoi que ce soit. Or, Socrate avait montré plus tôt dans le dialogue que ni l’une ni l’autre des vies pures ne sauraient représenter la vie authentiquement bonne. Au contraire, c’était la troisième vie, la « mixte », laquelle, participant autant aux valeurs intellectuelles qu’à certains plaisirs modérés, « remportait la palme » ; aussi était-elle la seule qui méritât d’être appelée « bonne ». La difficulté morale majeure à affronter devenait ainsi, en premier lieu, celle de découvrir la proportion idéale de plaisir et d’intellect dans le mélange, de sorte que l’effet en puisse être effectivement la vie meilleure ; et ensuite, de discerner plaisirs d’avec plaisirs, tout en acceptant quelques-uns dans le mélange et en en refusant d’autres dont on devait soigneusement se passer. Observons trois particularités : 1. La formule « le genre non associé et pur » porte une référence double, selon qu’elle se réfère à l’une ou l’autre de ces deux vies simples.
Ἐπέκεινα τοῦ ὄντος. La formule reprend, comme on le sait, un passage de la République 509b. On peut dire que toute la philosophie de Plotin s’appuie sur l’interprétation de cette citation hors de son contexte platonicien d’origine. 7 Traités 26 (III.6), 9, 37 ; 32 (V.5), 13, 6 ; 38 (VI.7), 25, 15 ; 38 (VI.7), 30, 13 ; 49 (V.3), 10, 17 ; 49 (V.3), 13, 32. La première référence a pour objet la Matière, tandis que les autres se réfèrent à l’Un. 6
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2. Quel que soit son sens précis, le « genre non associé et pur » est, au dire de Platon, imparfait et déficient, inférieur à la « vie mixte » qui reste la meilleure. Une certaine négativité est donc attachée à cette formule. 3. Dans l’ensemble, l’analyse de Platon porte sur l’éthique et le bien humain, tel que l’homme peut effectivement le concevoir pour bénéficier de la meilleure vie qui soit.
3
Plotin abandonne presque tout le contexte platonicien d’origine ; il en garde seulement la double référence et la négativité dont il modifie cependant la signification. De plus, chez lui, les deux références ne se retrouvent ensemble ni dans le même passage ni dans le même traité, comme c’était le cas chez Platon. Dans le traité 26 (III.6), 9, 37, Plotin cherche à démontrer la thèse de l’impassibilité de la Matière, laquelle, étant un incorporel (contrairement à ce que soutenaient les adversaires du philosophe, les Stoïciens), était non affectée par quoi que ce soit. Il dit : Il est nécessaire, si une chose était affectée, qu’elle ne soit pas la Matière, mais un composé ou en général un être multiple. Mais « le genre non associé et pur » et complètement simple sera non affecté par les autres, quand bien même on le retrouvera au milieu de toutes les autres choses qui agissent les unes sur les autres (ma traduction)8.
On voit donc comment l’expression forgée par Platon pour désigner un type de vie humaine de moindre valeur à cause de sa simplicité devient chez Plotin une propriété fondamentale de cette entité métaphysique assez mystérieuse qu’est chez lui la Matière absolue, le non-être ou le Mal. Selon le philosophe, la Matière est non seulement non associable à quoi que ce soit, mais elle est absolument simple, « unie avec sa propre nature »9. Dans le long traité 38 (VI.7) 25, 15, la référence au Philèbe est explicite et l’on discute assez longuement sur la formule citée10, car elle pose un problème difficile d’interprétation : Plotin venait de se demander pourquoi Platon avait conçu le bien humain suprême comme quelque chose de composé, en assignant à la vie mixte plus de valeur qu’à toute vie simple. C’était, du point de vue de la métaphysique de Plotin, presque une hérésie : Τὸ δὲ μόνον καὶ ἔρημον τῶν ἄλλων καὶ παντάπασιν ἁπλοῦν ἀπαθὲς ἂν εἴη πάντων καὶ ἐν μέσοις ἅπασιν ἀπειλημμένον τοῖς εἰς ἄλληλα ποιοῦσιν. 8
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Traité 12 (II.4), 8. Voir aussi le traité 49 (V.3), 13 : « Si tu veux le penser comme “non associé et pur”, tu ne le penseras pas ». « Penser » signifie associer un sujet et un prédicat, ce qui dans le cas de l’Un (et de la Matière) est impossible.
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car, d’après ce philosophe, plus une chose est simple, plus son rang est élevé dans la hiérarchie ontologique11. La réponse de Plotin est que Platon s’y occupe uniquement du bien humain : Il [Platon] ne recherchait pas le premier Bien, mais le bien à nous. En général, comme celui-ci est différent du premier Bien, il existe chez Platon un autre Bien différent de ce bien déficient de chez nous et, probablement, composé ; d’où l’idée que « (le genre) non associé et pur » ne contient aucun bien, mais qu’il est (le Bien) d’une manière à part et grandement plus ample (ma traduction)12.
Soulignons que ni dans ce passage du Philèbe, ni, du moins explicitement, dans quelque autre endroit du même dialogue, Platon ne dit rien sur le Bien premier, ni ne laisse entendre de quelque manière que ce soit que c’était le Bien premier que sa formule aurait secrètement visé13. Ainsi, contrairement à ce qui se passait dans le traité 26, dans le traité 38 (et aussi dans les quatre autres endroits mentionnés), la formule « (genre) non associé et pur » vient à signifier non plus la Matière, mais le Bien premier ou l’Un transcendent, quoique Platon n’en ait rien dit de la sorte dans le Philèbe, d’où manque toute référence à un principe (le Bien) supérieur à l’intellect universel. Or – affirme Plotin – si c’est ainsi, il n’est pas étonnant que Platon semble avoir assigné une certaine négativité à l’expression désignant de manière cachée, selon Plotin, la première hypostase : car le Bien premier dépasse à tel point notre bien composé et humain qu’il ne possède plus de bien humain (Platon disait en effet que le « genre non associé et pur » n’est ni utile ni efficace), justement puisqu’il est, lui, le Bien transcendent. La valeur du Bien est donc tellement grande qu’elle nous force à la désigner seulement par des termes négatifs. La négativité et la déficience qui caractérisaient « le genre non associé et pur » de la vie humaine dans le texte platonicien deviennent donc, chez Plotin, les marques secrètes de la transcendance du Bien par rapport à la vie humaine et au bien humain en général. Platon aurait ainsi dissimulé un mystère sous ses paroles : tout en faisant semblant de parler seulement des biens humains et des vies humaines
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La seule exception est la Matière dont nous venons de voir la simplicité.
Ἀὐτὸς γὰρ οὐ τὸ πρῶτον ἀγαθὸν ἐζήτει, τὸ δὲ ἡμῶν, καὶ ὅλως ἑτέρου ὄντος ἔστιν αὐτῷ ἕτερον ὂν αὐτοῦ, ἐλλειποῦς ὄντος αὐτοῦ καὶ ἴσως συνθέτου· ὅθεν καὶ τὸ ἔ ρ η μ ο ν κ α ὶ μ ό ν ο ν μηδὲν ἔχειν ἀγαθόν, ἀλλ’ εἶναι ἑτέρως καὶ μειζόνως. 12
13
Dans le Philèbe, Platon parle des quatre genres universels : la limite, l’illimité, le mélange entre les deux et la cause du mélange. Ce dernier genre est assimilé à l’intellect universel (30e). C’est dans la République (509a-c) que Platon invoquait comme principe et source de l’intellect le Bien ou l’Idée du Bien.
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à choisir, il aurait fait allusion au moyen de la voie négative à la grandeur suprême et ineffable du Bien premier.
4
Voilà comment Plotin se sert de la formule citée du Philèbe – « (genre) non associé et pur » – afin de renvoyer à deux réalités complètement différentes, voire contraires, dont aucune n’avait été envisagée par Platon dans le Philèbe, d’où cependant cette expression était tirée : l’Un et la Matière, soit le Bien et le Mal. Certes, Platon aussi avait employé la double référence (parce qu’il y parlait des deux vies simples), mais l’innovation apportée par Plotin y est de taille : non seulement la citation a été « appauvrie » et la teneur des deux significations de la formule a été profondément modifiée, mais la négativité et la déficience qu’elles possédaient originellement, bien que conservées, ont été traitées de manière opposée, selon le cas : lorsque Plotin se réfère à la Matière, la négativité du « (genre) non associé et pur » doit être comprise comme telle, de manière directe : en effet la Matière est le Mal absolu et son infériorité à tout être composé constitue un dogme plotinien bien établi. Au contraire, lorsque « (le genre) non associé et pur » vient à signifier le Bien premier (l’Un), sa négativité doit être comprise par antiphrase, non pas comme négativité effective, mais comme positivité absolue, au-delà de toute mesure et parole humaines : le Bien dépasse à tel point nos pouvoirs limités d’expression qu’on ne saurait le désigner que par des formules négatives ! Dans ces conditions il y a lieu de penser que cette utilisation à double référence de la citation platonicienne n’est pas due à un caprice herméneutique. Plotin aurait voulu s’appuyer sur l’autorité de Platon pour suggérer une idée à laquelle il tenait, mais qu’il hésitait quand même à communiquer trop directement : la ressemblance de fond de l’Un et de la Matière, voire, du Bien et du Mal. On sait que dans le système plotinien, l’Un et la Matière sont conçus comme des contraires14. En effet, selon le témoignage du traité 51 (I.8), l’Un est le premier terme de la chaîne des êtres, alors que la Matière en représente le dernier : Donc il est nécessaire qu’il existe ce qui est après le premier, de sorte qu’aussi le dernier existe nécessairement. Or ce dernier terme est la Matière qui ne possède plus rien du Bien. Et telle est la nécessité du Mal15.
14
Traité 51 (I.8), 6. Traité 51 (I.8), 7 (traduction de J.-M. Narbonne, La métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 2001). 15
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Or ces deux bouts de la série des êtres partagent un trait essentiel, malgré la distance qui les sépare : quoique l’un, ainsi que l’autre soient des réalités, ni l’un ni l’autre ne sont des essences (οὐσίαι) ni des êtres à plein droit (ὄντα). Tous les deux ont une nature parfaitement simple ; aussi ni l’un ni l’autre n’ont-ils de rapport réel à quoi que ce soit d’autre qu’eux-mêmes : ils ne peuvent donc ni former le sujet d’un prédicat ni être prédiqués d’un sujet. En outre, tous les deux sont également extérieurs à l’Être, bien que de manière opposée : l’Un se trouve au-delà de l’Être, dépassant celui-ci en majesté, alors que la Matière, étant inférieure à l’Être, reste en deçà de lui. Tous les deux sont également ineffables et restent difficilement intelligibles : on peut néanmoins réfléchir un tant soit peu sur l’Un seulement par la voie négative en lui niant toutes les qualités ; pareillement, l’on se sert d’un « raisonnement bâtard » afin de pouvoir apprendre quelque chose sur la Matière16. En effet, elle aussi doit être conçue comme privée de toutes les qualités. À tout cela viennent s’ajouter certains traits opposés, mais qui soulignent la ressemblance de fond entre les deux entités : - l’Un donne tout, parce qu’il est différent de tout ce qu’il donne. La Matière reçoit tout, parce qu’elle est différente de tout ce qu’elle reçoit ; - en donnant et produisant toutes les formes de la réalité, l’Un ne s’épuise pas. La Matière ne s’épuise pas non plus, lorsqu’elle reçoit toutes les formes de la réalité ; - « Tous les deux sont des principes : l’un des biens, l’autre des maux » dit Plotin en concluant17. Vraisemblablement, Plotin se rendait compte de l’audace de sa conception sur la Matière : en faire une entité contraire au Bien et, en même temps la rattacher au Bien en tant que dernier terme de la procession qui procède de Lui, c’était déjà métaphysiquement difficile et logiquement suspect. (Proclus allait critiquer sévèrement cette théorie dans son traité, De malorum subsistentia, en cela suivi par beaucoup d’interprètes modernes18.) Mais insister davantage sur la ressemblance de fond entre le Mal et le Bien c’eût été vraiment trop ! Avec cette vérité peu convenable – pouvait-il penser – il
Traité 12 (II.4), 10. L’expression « raisonnement bâtard » (νόθος λογισμός) provient du Timée 52b. 17 Traité 51 (I.8). Cependant, Plotin n’est pas dualiste : la Matière procède de l’Un par l’intermédiaire de l’âme. 18 J. Opsomer, « Proclus vs. Plotinus on Matter », Phronesis, 46/2 (2001), p. 166 ; Plotin, Traité 51, éd. D. O’Meara, Paris, Le Cerf, 1999 ; J.-M. Narbonne, La Métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, p. 122. L’auteur défend sa position dans un article plus récent : J.-M. Narbonne, « Plotinus and the Gnostics on the Generation of Matter », Dionysius, 24 (2006), p. 45-64. 16
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Comment Plotin invoque-t-il ses autorités ?
aurait mieux valu procéder comme Platon et les sages d’antan : essayer de l’occulter, de la rendre méconnaissable pour les non-initiés. Et d’ailleurs, pourquoi Plotin n’aurait-il pas suivi ce qu’il pensait avoir été la méthode du Maître et de tous les sages vénérables ? Car il était parfaitement convaincu que Platon avait eu une doctrine secrète qu’il n’avait communiquée qu’à mots couverts. Ne fallait-il pas alors l’émuler toutes les fois que ce qu’il voulait dire lui paraissait trop paradoxal et dangereux ? Si c’est ainsi, le fait de citer la même formule platonicienne (« [genre] non associé et pur ») au sujet des deux références très différentes peut suggérer une présentation occultée à dessein d’une doctrine vraiment difficile à avaler. En effet, le lecteur attentif et instruit aurait dû comprendre que le Bien et le Mal, bien que contraires (ou justement à cause de leur opposition), s’apparentaient entre eux en quelque façon, étant effectivement unis par une sorte de « genre » commun, à savoir, « le genre non associé et pur » ! Certes, Plotin ne dit jamais expressément que le Bien et le Mal se ressemblent ou s’apparentent, bien que cette conclusion s’impose implicitement lors de la lecture attentive de toute son œuvre. En outre, en citant la formule platonicienne dont – comme on l’a signalé – on a retranché le nom « genre », il se garde même d’affirmer directement que le Bien et le Mal appartiennent au même genre dans le plein sens de ce mot, tel qu’Aristote l’avait institué19. Cela en effet eût posé des difficultés métaphysiques supplémentaires en faisant virer le système plotinien au dualisme. Et cependant, pour une fois, voilà qu’il le dit d’une certaine façon – ne fût-ce que tout discrètement, prudemment, allusivement, en invoquant – comme il se devait à l’époque – l’autorité de Platon, ce qui témoignerait de l’ancienneté et de la véracité de cette doctrine risquée sur la ressemblance de fond entre les deux principes. Il le dit en effet à travers cette citation « pauvre » et à double référence, dont la signification occulte serait celle-ci : bien qu’ils soient contraires, le Bien et le Mal sont comme les deux vies simples du Philèbe : ils partagent une certaine communauté de fond. Doctrine, ô combien hardie et inquiétante ! En effet, Plotin avait de bonnes raisons de s’exprimer aussi discrètement que possible sur un sujet qui nous fait, nous, encore frissonner…
19
Aristote, La Métaphysique, V, 28, 1024b, 1-8.
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A. Cornea
Bibliographie Sources Platon, Œuvres II, éd. L. Robin, Paris, Gallimard, 1953. —, Le Sophiste, éd. N. L. Cordero, Paris, Flammarion, 1993. Plotin, Les Ennéades, éd. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1924-1938. —, Traité 51, éd. D. O’Meara, Paris, Le Cerf, 1999. Études J.-M. Narbonne, La Métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 20012. —, « Plotinus and the Gnostics on the Generation of Matter », Dionysius, 24 (2006), p. 45-64. J. Opsomer, « Proclus vs. Plotinus on Matter », Phronesis, 46/2 (2001), p. 154-188.
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L’AUTORITÉ DIVINE D’HERMÈS TRISMÉGISTE, POUR UNE « NOUVELLE RELIGION DE LA TOLÉRANCE » Paolo Scarpi Université de Padoue
Lorsque le moine Léonard de Pistoie, ou Léonard de Macédoine, arriva à Florence précisément de la Macédoine, en apportant avec lui les quatorze premiers traités de ce qui devait devenir le Corpus Hermeticum, Marsile Ficin, fut chargé en 1463 par Côme de Médicis de traduire Hermès Trismégiste « le premier » et Platon « le deuxième », comme il écrit lui-même en s’adressant à Laurent de Médicis dans le Proemium de ses Commentaria in Plotinum, parus en 14901. Le renom et la réputation dont avait joui Hermès le « trois fois très grand » au cours du Moyen Âge étaient encore bien vivants, malgré les dures critiques et le sévère jugement de saint Augustin (De civitate dei, VIII 22-23) grâce au fait qu’Isaac Casaubon n’était pas encore né. En effet, au début du xviie siècle, le calviniste Isaac Casaubon, l’un des pères fondateurs de la philologie classique, aurait composé, sur l’invitation de Jacques Ier, roi d’Angleterre, XVI Exercitationes De rebus sacris et ecclesiasticis ad Cardinalis Baronii Prolegomena in Annales… (Londres, 1614). Il aurait mis en doute le crédit dont avaient joui jusqu’alors les traités hermétiques, mais surtout l’auctoritas, l’autorité d’Hermès Trismégiste. Casaubon critiquait ainsi l’ouvrage du cardinal Baronio (paru entre 1588 et 1607), qui était, pour sa part, une réponse de la Contre-Réforme à l’interprétation protestante de l’histoire ecclésiastique. Cette critique ne représentait qu’un petit fragment du conflit bien plus étendu qui opposait les Églises réformées et l’Église 1
S. Gentile, « Ficino ed Ermete – Ficino and Hermes », in S. Gentile et C. Gilly (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Ermete Trismegisto – Marsilio Ficino and the Return of Hermes Trismegistus, volume pubblicato in occasione della mostra tenuta presso la Biblioteca Medicea Laurenziana di Firenze dal 2 ottobre 1999 all’8 gennaio 2000, in concomitanza con il Convegno « Marsilio Ficino. Fonti, Testi, Fortuna » 1-3 ottobre 1999, Florence, 20012, p. 19.
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de Rome. Quoi qu’il en soit, l’ancienne autorité des textes hermétiques en sortait presque destituée. Dans son examen détaillé de l’ouvrage de Baronio, qui, dans le premier volume, parlait des prophéties païennes relatives à la venue de Jésus-Christ, et en particulier de celle d’Hermès Trismégiste, le philologue genevois avait déclaré que « le livre, qui depuis quelques siècles est connu sous le nom de Mercure Trismégiste, est pseudépigraphe […] Il ne contient pas la doctrine égyptienne de Mercure, mais des théories en partie grecques, tirées des livres de Platon et des Platoniciens et souvent en employant leurs mêmes mots, et en partie chrétiennes, tirées des livres sacrés », donc des produits de l’Antiquité tardive, sinon d’une falsification chrétienne2. Sûrement moins préoccupé par le débat théologique entre l’Église de Rome et les Églises réformées, Johannes Kepler, dans sa polémique avec Robert Fludd (ou Robertus de Fluctibus), opposait la rigueur du mathématicien à l’obscurité des hermétistes. À ce propos il faut rappeler ce qu’avait écrit d’une manière très pertinente Eugenio Garin : « Il était difficile de dire d’une meilleure façon l’espace qui séparait le plaisir qu’on éprouvait pour le mystère appartenant à l’hermétisme et la “lumière” à la recherche de laquelle allait le savant… »3. La critique de Casaubon sera reprise un peu plus tard par Jean-Baptiste Vico qui rappellera « l’impostura del Pimandro smaltito per dottrina ermetica, il quale si scuopre dal Casaubono non contenere dottrina più antica di quella de’ platonici ». Il soutiendra que Trismégiste n’aurait rien été de plus que « un carattere poetico de’ primi uomini dell’Egitto sappienti di sapienza volgare4 ». Ainsi, avant la critique philologique et après la traduction de Marsile Ficin, l’aventure de l’hermétisme à la Renaissance avait été précédée par le renom dont Hermès Trismégiste avait joui pendant le Moyen Âge. Jean Boccace soutenait que l’ancien paganisme était disparu désormais et qu’il n’y avait par conséquent plus rien à craindre. Pourtant, peu de temps après, le 2
Fr. A. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Londres, 1964, trad. it. Giordano Bruno e la tradizione ermetica, Rome/Bari, 1985, p. 429-434 ; A. González Blanco, « Hermetism. A Bibliographical Approach », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, XVII/4 (1984), p. 2263-2264. Th. Hofmeier, « Filologia contro immaginazione: Isaac Casaubon e il mito di Ermete Trismegisto », in C. Gilly et H. van Heertum (éd.), Magia, Alchimia, Scienza dal ’400 al 700. L’influsso di Ermete Trismegisto – Magic, Alchemy and Science 15th-18th Centuries. The Influence of Hermes Trismegistus, I, volume pubblicato in occasione della mostra tenuta presso la Biblioteca Nazionale Marciana di Venezia dal 30 maggio al 15 settembre 2002, Florence, 2002, p. 563-567. 3 E. Garin, « Note sull’ermetismo del rinascimento », in E. Garin et al. (éd.), Testi umanistici su l’Ermetismo, Rome, 1955 (Archivio di Filosofia), p. 11. 4 Ibid., p. 9.
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L’autorité divine d’Hermès Trismégiste
cardinal italien Jean Dominici (de son vrai nom Jean Banchini ou Baccini5), dans son ouvrage Lucula Noctis (Luciole de la Nuit) – le plus important traité sur les auteurs païens à cette époque, qui ne condamnait pas les études classiques mais qui s’opposait vivement à l’humanisme « paganisant » –, écrivait néanmoins (p. 15, éd. Coulon) : « ait antiquus Trismegistus Mercurius, quem ob insignem sapientiam inter deos priores ascripserunt argui, “Monas genuit monadem et in seispum suum reflectit ardorem”, idest, unus genuit unum. Notum est autem, sicut tractat sanctus Thomas, parte prima [q. 32, a. 1], quod de uno deo loqui videbat. » (« …dit l’ancien Trismégiste, dont il a été bien démontré qu’il fut inséré parmi les dieux de l’Antiquité grâce à son très grand savoir, “la monade a généré la monade et il renvoie en lui même sa propre ardeur”, c’est-à-dire l’un a généré l’un, et il est bien connu, comme saint Thomas le dit dans la première partie [question 32, a. 1], qu’il parlait du dieu unique) ». Peu avant Casaubon, Jean-Jacques Boissard (1528-1602), né à Besançon, écrivait dans son Tractatus Posthumus de divinatione et magicis praestigiis (p. 140), paru de façon posthume en 1615 à Oppenheim, sous l’image de Mercure Trismégiste, habillé en prêtre, philosophe et souverain : « Quod Iove sis genitus magno, vis enthea mentis divinae, et coeli cognitio alta probat » (« Que tu aies été généré par le grand Jupiter, cela est démontré par la puissance enthousiaste de l’intellect divin et par la haute connaissance du ciel) ». D’ailleurs, en lisant des ouvrages comme les six volumes du franciscain Hannibal Rosseli, parus à Cracovie entre 1585 et 1590, on peut reconnaître une présence obsessionnelle du Trismégiste, qu’on retrouve aussi chez Marguerite de Navarre : « L’on ne scauroit Père et Filz demander | Ne Sainct Esprit plus clair qu’en Pimander6 ». L’hermétisme, qui se présentait aux humanistes de la Renaissance comme une religion très ancienne, s’appuyait sur un renom qui remontait à l’Antiquité tardive et qui avait parcouru le Moyen Âge. Une renommée qui avait, en tout cas, associé le nom d’Hermès à l’alchimie et à la magie et conduit Albert le Grand à condamner les textes hermétiques, sur lesquels pesait, de toute façon, la censure de saint Augustin. D’ailleurs, à la fin de l’Antiquité, les divinités païennes avaient été transformées en démons cosmiques habitant l’Europe chrétienne7. Mais l’auctoritas d’Hermès
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Florence, 1356 – Buda, 1420. Cité par E. Garin, « Note sull’ermetismo del rinascimento », p. 14. 7 A. Warburg, Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten Astrologie, Heidelberg, 1920 (Sitzungsb. Heidelberger Akad. Wissensch. Philos.-hist. Klasse 26) [trad. 6
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Trismégiste au Moyen Âge jouissait également du renom qui lui venait de la tradition arabe, laquelle avait produit une importante littérature d’inspiration hermétique8 ainsi qu’un traité qui aurait été le véritable vademecum du magicien médiéval et de la Renaissance, le Picatrix, composé probablement à la fin du xie siècle et traduit de l’arabe en latin en 1261. Sans aucune doute, comme Eugenio Garin l’avait écrit il y a un demi-siècle9, la diffusion de l’hermétisme à la Renaissance, favorisée par la traduction de Marsile Ficin, complétée en 1463, puis parue en 1471, traduite en italien, puis en espagnol, en français et en néerlandais, répondait à des exigences précises que l’on perçoit dans la présence de l’image d’Hermès Trismégiste gravée sur le dallage en marbre de la cathédrale de Sienne (1488), œuvre de Giovanni di Stefano, où l’on peut lire : Hermes Mercurius Trismegistus contemporaneus Moÿsi. Ainsi, de l’hermétisme procéderaient des arguments pour une nouvelle apologie du christianisme, confirmée par l’Antiquité égyptienne ; voire un nouveau christianisme. Ce sont des arguments qui expliquent la bonne fortune de l’hermétisme, qui se présentait comme une religion très ancienne, commune à l’humanité, bien qu’obscurcie par une symbolique différente (une priscae theologiae undique sibi consona secta). Dans cette perspective, l’étude du Trismégiste conduisait à une paix universelle, conquise grâce à la conscience d’un accord essentiel entre les croyances, et ce alors que la Sainte Inquisition, connue comme Inquisition Médiévale, avait déjà débuté, entre le xiie et le xiiie siècle, contre les Albigeois et les Vaudois. L’Inquisition Espagnole n’était plus très éloignée, instituée par Ferdinand II d’Aragon, dit le Catholique, it. Divinazione antica pagana in testi ed immagini dell’età di Lutero, in La rinascita del paganesimo antico, Florence, 1966, p. 311-390]. 8 Cf. González Blanco, « Hermetism. A Bibliographical Approach », p. 2256-2258. Les Sabéens de Harran (entre 750 et 1020) avaient élévé les écrits hermétiques au niveau de Livres Sacrés pour pouvoir se qualifier comme « Peuple du Livre ». À cette époque remonte le plus grand nombre des textes hermétiques en arabe (C. Gilly et H. van Heertum [éd.], Magia, Alchimia, Scienza dal ’400 al 700. L’influsso di Ermete Trismegisto – Magic, Alchemy and Science 15th-18th Centuries. The Influence of Hermes Trismegistus, I, volume pubblicato in occasione della mostra tenuta presso la Biblioteca Nazionale Marciana di Venezia dal 30 maggio al 15 settembre 2002, Florence, 2002. p. 9) ; cf. M. Pappacena, « La figura di Ermete Trismegisto nella tradizone araba », in P. Lucentini, I. Parri et V. Perrone Compagni (éd.), Hermetism from Late Antiquity to Humanism. La tradizione ermetica dal mondo tardo-antico all’Umanesimo, Atti del Convegno internazionale di studi, Napoli, 2024 novembre 2001, Turnhout, 2003, p. 263-283. 9 E. Garin, « Note sull’ermetismo del rinascimento », p. 13-14. Sur ce thème, il faut maintenant prendre en compte le volume de C. Moreschini, Hermes Christianus. The Intermingling of Hermetic Piety and Christian Thought, Turnhout, 2011, p. 133-187, en ce qui concerne ce thème.
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époux d’Isabelle de Castille, en 1478, dans le contexte de la Reconquête des territoires musulmans par les chrétiens espagnols et de la construction d’une identité nationale basée sur la foi catholique, et en réponse à la demande des évêques de pouvoir prouver la vigueur de leur engagement en pourchassant les « nouveaux chrétiens » dont la conversion n’était pas jugée sincère, c’est-à-dire les marranes (« porcs » en espagnol), ou juifs convertis au christianisme10. Au cœur de cette question, il y avait la divinité de l’homme, tandis que sur le plan religieux, l’hermétisme agissait pour gagner une concorde universelle et une sorte de solidarité et d’harmonie entre l’homme et l’univers. Lorsque Casaubon démontra la véritable origine (philologique) des textes hermétiques, ils avaient désormais épuisé leur fonction, et la Sacrée Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle, fondée le 21 juillet 1542 par le pape Paul III dans la bulle Licet ab initio, soutenue ensuite par le Concile de Trente (1545-1563), donc par la ContreRéforme, commençait sa démarche contre toutes les hérésies. Ainsi, les humanistes avaient trouvé dans la religion d’Hermès et dans Hermès même une autorité divine et ancienne qui leur aurait permis d’aller à la recherche d’un compromis, à partir des études qu’ils avaient commencé à développer autour de la cabale hébraïque, comme l’avait fait Pic de la Mirandole, lequel s’était efforcé de conjuguer justement hermétisme, cabale et christianisme. Ils trouvaient leurs antécédents dans l’histoire du christianisme même, dans la confluence d’intérêts qui avait caractérisé les rapports entre Constantin et Lactance, chargé par le prince de Rome de l’enseignement de la littérature latine à son fils aîné, Crispe. L’on pourrait presque dire que Lucius Celius (ou Cecilius) Firmianus Lactantius, Lactance, était philo-hermétisant. Sans être les seuls, Lactance et l’Asclepius – traduction latine du Logos Teleios connu et utilisé par Saint Augustin – ont décidément favorisé la transmission et la connaissance de l’hermétisme au Moyen Âge. Chrétien, maître de rhétorique d’origine africaine, Lactance a prolongé et explicité une position qui était déjà perceptible chez Tertullien (De anima, 33, 2), Africain lui aussi, qui reconnaissait à Hermès Trismégiste d’avoir soutenu l’individualité de l’âme, qui pouvait de cette façon rendre compte au père, c’est-à-dire à Dieu, de ses actes (Quod et Mercurius Aegyptius novit, dicens animam digressam a corpore non refundi in animam
10
Leur nombre fut particulièrement élevé après les répressions anti-juives de 1391 ; ils furent suspectés de ne pas être sincères dans leur nouvelle foi chrétienne – souvent à juste titre, leur conversion étant le résultat des menaces à leur égard – et de poursuivre la pratique du judaïsme en secret.
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universi, sed manere determinatam, uti rationem, inquit, patri reddat eorum quae in corpore gesserit. [Et cela Mercure l’égyptien le reconnut aussi, lequel dit que l’âme, depuis qu’elle est sortie du corps, ne revient pas dans l’âme de l’univers11, mais qu’elle garde son individualité pour rendre compte au père des actions accomplies lorsqu’elle se trouvait dans le corps])12. Dans la perspective de Tertullien, critique mais disposé à reconnaître les analogies, Cyprien13, si c’est bien lui l’auteur de Quod idola dii non sint (§ 6), constatait lui aussi la façon dont Hermès Trismégiste parlait d’un dieu unique, incompréhensible et au-delà de toute appréciation de valeur (Hermes quoque Trismegistus unum deum loquitur eumque incomprehensibilem adque inaestimabilem confitetur)14. Mais c’est dans les écrits de Lactance que l’on trouve les références les plus importantes à l’hermétisme, à commencer par le passage dans lequel il reconnaît que « Hermès affirme la majesté du dieu suprême et unique, et il l’appelle Seigneur et Père, noms par lesquels nous aussi l’appellons (maiestatem summi ac singularis dei asserit isdemque nominibus appellat quibus nos dominum et patrem15) », auquel il faut ajouter les passages où il souligne que, dans les textes d’Hermès, dieu est sans père ni mère. En effet, selon Lactance, celui qui a généré la totalité des choses ne peut pas avoir été généré (Nec enim potest ab ullo esse generatus qui ipse universa generavit16). Pour Lactance, le Trismégiste devient aussi le garant de la Vérité (avec majuscule), l’auctor (quod esse verum Trismegistus auctor est17). Lactance est à la recherche d’une sorte de consentement universel, d’accord pacificateur : « Sur le fait que l’univers a été créé par la providence divine – je m’abstiens 11
Tertullien parle du Trismégiste dans deux passages du De anima : en 2, 3, où Hermès aurait été le maître de Platon, en accord avec un schéma typique de son époque (C. Moreschini, Dall’Asclepius al Crater Hermetis. Studi sull’ermetismo latino, tardo-antico e Rinascimentale, Pise, 1985, p. 21) ; et en 28, 1, où il fait remonter à Hermès la doctrine de la transmigration des âmes. De plus, dans l’Adversus Valentinianos, 15, 1, Mercurius ille Trismegistus est appelé magister omnium physicorum, maître de tous les physiciens (C. Moreschini, Dall’Asclepius al Crater Hermetis, III-V, p. 51-52). 12 Le passage de l’apologète chrétien paraît évoquer l’Extrait XXV 3-5, 6. Pour le thème du jugement, voir Corpus Hermeticum X 16. 13 Converti au christianisme en 250 apr. J.-C. et décapité le 14 septembre 258. 14 Il s’agit d’une référence générique à l’unicité de Dieu, à son caractère ineffable et à son incommensurabilité. Voir Corpus Hermeticum XI 9, et Asclepius 3, dont l’auteur chrétien avait connaissance. Le juif Artapan, à situer entre le début du iie siècle et la première moitié du ier siècle av. J.-C., assimila Thoth-Hermès à Moïse (Eusèbe de Césarée, Praeparatio evangelica, IX 27, 6). 15 Lactance, Divinae institutiones, I 6, 4. 16 Lactance, Divinae institutiones, I 7, 2 ; cf. IV 13, 2. 17 Lactance, Divinae institutiones, I 11, 61.
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de parler du Trismégiste qui pourtant affirme cela, des Oracles Sibyllins, des prophètes, [...] –, il y a un consentement universel aussi des philosophes (Nam divina providentia effectum esse mundum ut taceam de Trismegisto, qui hoc praedicat, taceam de carminibus Sibyllarum, taceam de prophetis, [...] etiam inter philosophos paene universos convenit...18) ». Il n’est pas question de connaître l’œuvre d’Hermès, donc, mais de reconnaître en lui le dépositaire du savoir divin, de la sagesse, de la vérité. Hermès se présente chez Lactance comme celui qui a affirmé que ce qui est mortel ne peut pas s’approcher de ce qui est immortel, ce qui connaît toute limite du temps de ce qui est éternel, ce qui est corruptible de ce qui est incorruptible (ut Hermes ait, mortale immortali, temporale perpetuo, corruptibile incorrupto propinquare non potest19). De cette façon, Lactance construit une image d’Hermès qui se présente comme le visage païen de la pensée chrétienne, mais compréhensible et recevable. C’est lui qui a découvert, on ne saurait dire comment, la Vérité presque complète ; c’est lui qui, souvent, a écrit la puissance et la majesté du Verbe (Trismegistus, qui veritatem paene universam nescio quo modo investigavit, virtutem maiestatemque verbi saepe descripsit20). Les efforts de Lactance aboutirent enfin à une sorte de paix religieuse dans l’empire. En 313, l’édit de Milan – dont on peut douter qu’il ait jamais été promulgué – donnera liberté de pratiquer ses cultes à tout mouvement religieux vivant dans l’empire. Cette paix, transitoire bien sûr, permettra à Constantin, lors des séances du Concile de Nicée, d’après ce qu’en a écrit Eusèbe de Césarée21, de faire introduire dans le dogme chrétien le concept de consubstantialité du Père et du Fils22. C’est ce dieu, qui pour les Grecs était un protos heuretés23, celui qui avait découvert l’écriture, les nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, que Platon connaissait encore comme Theuth (Phaedr. 274 c-275 a), mais qui – toujours dans Platon (Cratyle 407 e-408 a) – était déjà Hermès, lorsqu’il était rapproché de la parole, du discours et devenait « celui qui avait inventé le discours » (τὸν λόγον μησάμενον, ὃς τὸ εἴρειν ἐμήσατο). C’est ce dieu
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Lactance, Divinae institutiones, II 8, 48. Lactance, Divinae institutiones, II 8, 68. 20 Lactance, Divinae institutiones, IV 9, 3. 21 Eusèbe de Césarée, Epistula ad Caesarienses, 7. 22 Cf. Corpus Hermeticum I 10, et P. F. Beatrice, « The Word “Homoousios” from Hellenism to Christianity », Church History. Studies in Christianity & Culture, 71 (2002), p. 243-272. 23 Bien qu’on ne trouve pas de référence à lui dans l’ouvrage classique et sûrement vieilli d’A. Kleingünther, Protos heuretés, Leipzig, 1933. 19
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que déjà Hérodote (II 138, 4) identifiait avec Hermès ; cet Hermès qui est le résultat, le produit de l’interpretatio graeca du dieu égyptien Thot, le « seigneur de la connaissance » dans le récit mythique de l’Œil du Soleil, connu en démotique24, répandu à l’époque hellénistique et connu aussi par une traduction en grec25. C’est ce dieu Hermès, qui jouit de l’épithète trismégistos, provenant de l’égyptien « grand, grand, grand »26, qu’on retrouve, à la fin du ier siècle de l’époque vulgaire, dans un épigramme de Martial (V 24, 15), et qui sera considéré le logos même, comme le diront les habitants de Listri à propos de saint Paul (Acta Apostolorum, 14, 11). C’est encore ce dieu qui, dans la Kore kosmou (§ 5), est celui qui a tout vu, l’archiviste des dieux (§ 44), le négociateur entre le dieu souverain et les âmes (§ 26), celui qui a produit la nature des hommes en leur donnant Sagesse, Tempérance, Persuasion et Vérité (§ 6, 29)27. C’est ensuite ce dieu qui, pour le lexique Souda, était un savant égyptien, s’était épanoui bien avant le Pharaon, qui avait dit que dans la Trinité il y avait une seule et unique nature divine28. C’est finalement ce dieu qui devient à l’époque de Constantin le Grand l’instrument grâce auquel on peut sortir du conflit qui bouleverse l’empire et le chrétien et qui garantit la paix et la tolérance. Malheureusement, cette paix et cette tolérance furent très brèves.
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E. Bresciani (éd.), Testi religiosi dell’antico Egitto, Milan, 2001, p. 78. S. West, « The Greek version of the legend of Tefnut (P. Lit. Lond. 192 [Brit. Mus. inv. 274]) », Journal of Egyptian Archaeology, 60 (1969), p. 161-183. 26 G. Fowden, The Egyptian Hermes. A historical approach to the late pagan mind, Cambridge, 1986 (Princeton, 19932) [trad. fr. (avec postface 1999), Hermès l’Égyptien. Une approche historique de l’esprit du paganisme tardif, Paris, 2000], p. 45-58, 313-315 ; B. P. Copenhaver, Hermetica. The Greek Corpus Hermeticum and the Latin Asclepius in a new English translation, with notes and introduction, Cambridge, 1993, p. XIV-XV ; A. Camplani, Scritti ermetici in copto, Brescia, 2000, p. 17. Voir surtout J.-P. Mahé, Hermès en Haute-Égypte, I. Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, Québec, 1978 (Bibliothèque copte de Nag Hammadi, « Textes » 3), p. 1-2. Il est possible que, vers le milieu du iie siècle av. J.-C., cet épithète ait déjà connu une transposition en grec, gravée sur un ostrakon oraculaire trouvé à Saqqâra, où l’on lit : « ce que m’a dit le très grand et très grand dieu Hermès » : cf. J.-P. Mahé, Hermès en Haute-Égypte, I., p. 1, formule qui rappelle, comme dans le texte de Rosetta, qu’il y avait un dieu Hermès deux fois grand, « Dieu trois fois grand, Thot », dans la version démotique du mythe de l’Œil du Soleil (E. Bresciani [éd.], Testi religiosi dell’antico Egitto, p. 89). 27 Cf. Corpus Hermeticum I 25. 28 Cf. Corpus Hermeticum XIII 7. Il s’agit du passage que Flussas transforma en caput XV du Corpus. 25
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L’autorité divine d’Hermès Trismégiste
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L’AUTORITÉ SACRÉE DE L’AVESTA Jean Kellens Collège de France
Il n’est pas rare de lire sous la plume de ses philologues, y compris la mienne, que l’Avesta est le livre sacré de l’Iran mazdéen (ou, si l’on veut, zoroastrien). On serait pourtant en droit d’attendre d’eux une certaine réserve envers cette commodité de langage qui renvoie à la notion convenue de « livre sacré des grandes religions ». En effet, quand paraît en 1889 le premier volume de sa grande édition critique de l’Avesta, Karl Friedrich Geldner prend la décision de lui donner pour sous-titre : The Sacred Books of the Parsis1. L’expression est d’une prudente synchronie. Elle signifie de manière restrictive qu’il s’agit d’un corpus considéré comme sacré par les zoroastriens contemporains et que ce corpus n’est pas un livre, mais le conglomérat de plusieurs livres. Cinq exactement : le Yasna « Sacrifice », la grande liturgie solennelle, le Visprad « Toutes les normes », addition au Yasna, le Vidēvdād « Prescription de rupture avec les démons », ensemble de règles visant à assurer la pureté rituelle, les Yašts « Sacrifices », hymnes sacrificiels pour les dieux autres qu’Ahura Mazdā, et le Xorda Avesta « Avesta bref », recueil de liturgies mineures composées presqu’exclusivement de textes repris au Yasna et aux Yašts. Un peu plus tard, durant l’été 1895, lorsqu’il rédige l’article Awestaliteratur du Grundriss der Iranischen Philologie, Geldner définit plus explicitement encore l’Avesta comme un « Schriftenkomplex » (p. 3), une nébuleuse textuelle2. En bref, pour celui qui fut son éditeur
1
K. Fr. Geldner, Avesta. Die heiligen Bücher der Parsen, Stuttgart, 1899-1895, 3 vol. K. Fr. Geldner, « Awestaliteratur », in W. Geiger et E. Kuhn, Grundriss der Iranischen Philologie, I/2, Strasbourg, 1896, p. 1-53. 2
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magistral, l’Avesta n’est pas un livre et les textes qui le constituent ne sont sacrés, à coup sûr, que pour les zoroastriens d’aujourd’hui. La réserve de Geldner est l’effet combiné de l’idée qu’il s’était forgée de l’Avesta en l’éditant et du témoignage d’un livre moyen-perse, le Dēnkard, accessible depuis peu dans la traduction qu’Edmund West en avait faite pour les Sacred Books of the East3. Geldner accorde une grande confiance à ces informations qui, à son sentiment, « vertuschen nichts, beschönigen nichts » (p. 33) et qui, en gros, racontent ceci : l’Avesta original, écrit et archivé, a été détruit par Alexandre ; ses restes épars ont été rassemblés sous un roi arsacide Vologèse, donc entre 50 et 191 ; l’édition et l’archivage de cette collection ont été effectués sous les rois sassanides, depuis le premier d’entre eux, Ardašīr (226-240), jusqu’à Xosrō I (531-579). De ce que le Dēnkard relate, assez confusément, de l’action de ces divers rois4, Geldner croit pouvoir déduire que l’intervention décisive est celle d’Ardašīr. Cette confiance tempérée par une certaine distanciation interprétative l’amène à conclure à l’existence de trois Avesta successifs : 1. L’Avesta pré-alexandrin, dont il ne subsiste, préservés dans leur version originale, que les Gâthâs (« Chants »), qui sont l’œuvre de Zara-uštra luimême, et quelques Yašts (« hymnes sacrificiels »). 2. L’Avesta sassanide organisé en trois sections de sept livres décrit par le Dēnkard5. Ce nouveau corpus est essentiellement l’œuvre des diascévastes réunis par Ardašīr autour du grand-prêtre Tansar. Leur travail a consisté à assortir les parties originales, d’une part de textes eux aussi originaux, mais retravaillés (p. 23 : in neuredigirter überarbeiteter Gestalt), d’autre part de textes composés en avestique par eux-mêmes, de telle sorte que les textes retravaillés et les textes nouvellement composés s’entremêlent de manière inextricable.
3
E. W. West, Pahlavi Texts IV, Oxford, 1892 (The sacred Books of the East XXXVII). Le matériel est commodément rassemblé par H. Humbach, The Gāthās of Zarathushtra, vol. I, Heidelberg, 1991, p. 49-55. Il faut noter que l’information fournie par le livre IV du Dēnkard est complète en soi. 4 Il est intéressant de confronter les interprétations que Geldner (p. 34, en allemand) et Humbach (p. 49, en anglais) font de l’intervention des divers rois. Ardašīr (224-241) : Neuredaktion des Awesta/Prepratory work for the Sasanian recension ; Shāhbuhr I (241-272) : Nachtrag und Nachlese/Preparatory work […] continued ; Shāhbuhr II (309-379) : Revision […] und Proklamierung des Kanons/Sasanian recension […] completed ; Xosrō I (531-579) : Neubearbeitung der Pahlavi-Übersetzung/The extant Pahlavi version […] prepared. On peut malheureusement comprendre le Dēnkard de bien des manières. 5 Description du livre VIII.
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L’autorité sacrée de l’Avesta
3. L’Avesta qu’il a édité – pour cette raison, je l’appellerai AvestaAusgabe – et qui est le débris survivant de l’Avesta sassanide transmis par des manuscrits dont le plus ancien est daté de 1323. Quelle particularité grandiose a pu valoir à chacun de ces Avesta collation, édition et transmission, et fonder son autorité hors pair ? Geldner ne le dit pas explicitement, mais cela va sans dire dans le cadre de la conception historique qu’il se fait des origines du zoroastrisme. L’autorité sacrée de l’Avesta pré-alexandrin lui est conférée du fait qu’il est l’écrin des textes où le prophète fondateur a exposé sa doctrine et qu’il a confiés à la mémoire de ses disciples. Il est le témoin authentique et direct des origines. Le prestige de l’Avesta sassanide est de nature identique, comme est identique la fonction des textes adjoints au noyau des origines : faire l’interprétation savante, scolaire, la « Schulauslegung » dans les termes de Geldner (p. 2), renouvelée d’une époque à l’autre, du texte de fondation. Paradoxalement, le cas de l’Avesta-Ausgabe, explicitement désigné comme les livres sacrés des Parsis, n’est pas aussi clair. Geldner a justement relevé une double spécificité : tous ces textes et eux seuls sont rédigés dans la langue que l’on appelle, pour cette raison, avestique, comme tous et eux seuls servent de récitatif liturgique6. D’où la nécessité d’un choix que Geldner n’a pas fait et, j’ajouterai, que personne n’a jamais fait clairement. Les textes de l’Avesta remplissent-ils une fonction rituelle parce qu’ils sont considérés comme les restes d’une littérature sacrée ou sont-ils considérés comme sacrés parce qu’ils détiennent l’exclusivité de la fonction rituelle ? Quelques années seulement après la parution de l’Ausgabe et d’Awestaliteratur, la conception que l’on se faisait de l’Avesta va changer et la nouvelle conception, une fois n’est pas coutume, va se constituer en doctrine unanime. En 1902, au congrès des orientalistes tenu à Hambourg, Friedrich Carl Andreas expliqua que l’Avesta-Ausgabe était la transcription maladroite en écriture alphabétique d’un canon primitivement noté en écriture consonantique de type araméen7. Cette pure conjecture sur l’histoire du texte, baptisée « théorie d’Andreas », devait s’imposer pendant plus de quarante ans, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Le triple
6
En combinant les remarques de la page 2 et de la page 3. Fr. C. Andreas, « Die Entstehung des Awesta-Alphabets und sein ursprüngliches Lautwert », Verhandlungen des XIII. internationalen Orientalisten-Kongresses, Hamburg, September 1902, Leyde, 1904, p. 99-106. 7
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Avesta de Geldner s’est transformé, dans la vision d’Andreas, en Urtext, Arsakidischer Text8 et Vulgate9. La « théorie d’Andreas » correspond, pour le meilleur et pour le pire, à une émancipation vis-à-vis du témoignage du Dēnkard, qui est tacitement mais radicalement récusé. Andreas donne d’une part une expression systématique à un soupçon assez banalement répandu chez les philologues du temps et tire d’autre part les conséquences du rapide progrès des connaissances paléographiques. Il sait, ce qui n’était pas évident quelques années plus tôt, que l’écriture ayant servi à noter l’Avesta pré-alexandrin est improbable, voire absurde, et que seule une écriture consonantique araméomorphe a pu être utilisée au temps des arsacides et des premiers sassanides. Pourtant, sa théorie ne remplace pas adéquatement le témoignage du Dēnkard. Le passage, par fausses vocalisations, de l’Arsakidischer Text à la Vulgate se substitue, de manière floue, à la destruction par Alexandre et à la « rerédaction » postulée par Geldner, comme principe explicatif de la détérioration des textes. Et l’Urtext est un pur ectoplasme théorique. Andreas ne se prononce ni sur la date de sa composition, ni sur l’organisation que lui ont donnée ceux qui ont assuré sa transmission. La notion d’Avesta tend à devenir une idée platonicienne, qu’il est tentant de concrétiser comme « livre sacré du mazdéisme ». La théorie d’Andreas a été réfutée presque simultanément, entre 1942 et 1944, par Georg Morgenstierne, Harold Bailey et Walter Henning10. La contribution de Bailey est d’une importance majeure pour l’histoire des textes avestiques. Elle fait valoir que, pour deux raisons, le Dēnkard et les ouvrages moyen-perses qui recoupent son témoignage ne nous apprennent rien de fiable sur la constitution du corpus. La première raison est que l’Avesta est invariablement présenté comme un livre qui, de tout temps, à travers toutes les péripéties de son histoire, d’Alexandre à Xosrō I, a eu
8 Cette notion est absente de l’exposé de 1902/1904, qui propose une alternative entre l’époque arsacide et celle des premiers sassanides. Elle apparaît dans la première étude sur les Gâthâs en 1909 (Fr. C. Andreas, « Die dritte Ghāthā des Zaraxtušthro (Josno 30) », Nachrichten der Göttinger Gesellschaft der Wissenschaften, 1909, p. 42-49). 9 L’appellation est malheureuse, car elle s’applique aussi à une branche de la tradition manuscrite. 10 G. Morgenstierne, « Orthography and sound-system of the Avesta », Norsk Tidskrift for sprogvidenskap, 12 (1942), p. 30-82 ; H. W. Bailey, Zoroastrian Problems in NinthCentury Books, Oxford, 1943, p. 149-194 ; W. B. Henning, « The Disintegration of the Avestic Studies », Transactions of the Philological Society, 1942 (1944), p. 40-56. Il faut noter que les réfutations de Morgenstierne et de Henning ne sont pas parfaitement adéquates parce qu’elles tendent à montrer que l’alphabet avestique traduit exactement l’état phonétique de la langue originale, ce qui n’est pas le cas.
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forme écrite11. La seconde raison est qu’il est difficile, voire impossible, de se faire une idée précise de ce en quoi a consisté l’intervention des divers rois sassanides (voir note 4). Ce qui amène Bailey à conclure sur une impression personnelle et prudente : I may say that it is likely that our present Avestan Texts go back to an edition after the fall of the Sasanian empire of the fragments saved from the first edition of about the middle of the sixth century A.D. (p. 193). On n’a pas assez dit combien les conclusions que Bailey a tirées de l’examen critique des sources moyens-perses préfiguraient ou inspiraient celles que Karl Hoffmann tirera quelque vingt-cinq ans plus tard de l’analyse paléographique de l’Avesta12. Il n’en est que plus remarquable que les nuances ou innovations qui sont à porter au crédit de Hoffmann sont toutes révélatrices de difficultés, voire d’anomalies. 1. Hoffmann pense lui aussi que l’Avesta-Ausgabe est le résidu de l’Avesta sassanide, mais il a pu démontrer sans aucun doute possible que tous les manuscrits dont nous disposions dérivent d’un même ancêtre commun. Dans sa vision des choses, cela signifie qu’il y a entre les deux corpus l’étape d’un manuscrit unique et déjà défectueux qu’il appelle la Stammhandschrift. La difficulté est que cette évidence philologique restreint à l’extrême la période pendant laquelle les textes de l’Avesta ont été perdus pour se réduire à ceux de l’Avesta-Ausgabe : nécessairement entre 870, date approximative de la rédaction du Dēnkard, et 1020, date approximative du plus vieux manuscrit resté à l’horizon des copistes dont nous avons recueilli le travail. 2. Hoffmann situe la mise par écrit de l’Avesta au ive siècle. Ce vieillissement de deux siècles permet avantageusement de faire de la mise par écrit l’acte final de la collation des textes entreprise sous les arsacides et le premier de la fixation du canon, donc de coller d’assez près au témoignage du Dēnkard. Malheureusement, la datation de Hoffmann repose sur un document mal évalué, l’inscription du sarcophage d’Istanbul, qui s’est avéré beaucoup plus récent qu’on le pensait13. Il faut en revenir aujourd’hui au scepticisme de Bailey : la mise par écrit est improbable avant le règne de Xosrō I et elle n’est pas repérable dans la succession des opérations mentionnées par le Dēnkard14.
11 Humbach fait la même remarque, ce qui ne l’empêche pas de considérer que le récit est « of increasing historical importance » (p. 49). 12 K. Hoffmann et J. Narten, Der Sasanidische Archetypus, Wiesbaden, 1989. 13 Fr. de Blois, « The Middle Persian inscription from Constantinople: Sasanian or PostSasanian ? », Studia Iranica, 19/2 (1990), p. 209-218. 14 Il semble qu’un consensus s’établisse aujourd’hui autour du règne de Xosrō I : A. Cantera, Studien zur Pahlavi-Übersetzung des Avesta, Wiesbaden, 2004, p. 106-163 ;
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3. Au début, tant pour Hoffmann que pour Bailey, tout ce qui précède la mise par écrit échappe à l’investigation historique. Mais, dix ans après ses premières investigations paléographiques, Hoffmann formulera ce qu’on appelle « l’hypothèse arachosienne », qui est intégrée au bilan de 1989. Hoffmann pense que l’école religieuse en charge de la tradition avestique s’est longtemps trouvée en Arachosie (qui n’est pas la patrie de l’Avesta, laquelle serait plutôt la Margiane) et que c’est de là qu’elle a été transplantée en Perse aux premiers temps du pouvoir achéménide. L’hypothèse arachosienne présente des failles qui la condamnent à coup sûr. La première est l’extrême fragilité et la totale hétérogénéité des indices qui la fondent. La deuxième est sa tendance à produire des postulats phonétiques dont le défaut n’est pas tant d’être indémontrables, comme tout postulat, que de contredire le constat selon lequel la phonétique de l’Avesta-Ausgabe est celle de l’élocution liturgique sassanide et non celle de la langue originale (ainsi, Hoffmann, en contradiction avec lui-même, s’aligne sur les positions de Morgenstierne et de Henning). La troisième faiblesse, et la pire, est que l’hypothèse arachosienne renoue, par delà Andreas et Bailey, avec l’Avesta pré-alexandrin de Geldner. Mais que pouvait bien être l’Avesta en 550 avant l’ère commune ? Hoffmann ne l’a jamais dit, sans doute parce que, adhérant lui aussi au modèle historique des origines zoroastriennes, il imaginait un corpus de textes – quelques Yašts ? – réunis autour de ceux qui étaient de la main même du fondateur. Par delà leurs divergences, Geldner, Andreas, Bailey et Hoffmann ont en commun l’idée que l’Avesta-Ausgabe est l’épave de l’Avesta sassanide et que celui-ci rassemblait tous les textes encore connus à l’époque des premiers rois. Pourtant, comme Geldner l’avait relevé (voir les remarques d’Awestaliteratur, p. 10 § 12 et p. 16 § 14) mais sans en tirer les conséquences, aucun manuscrit ne reproduit ensemble les cinq livres de l’Ausgabe, aucun non plus ne les associe librement. Ils se distribuent en deux ensembles étanches à ceci près qu’il leur arrive de se citer. Le premier, qui associe dans sa variante maximale le Yasna, le Visprad et le Vidēvdād, constitue le récitatif d’un long sacrifice solennel. Le second, qui égrène en dose variable des Yašts et des morceaux du Xorda Avesta, se présente comme une anthologie de récitatifs rituels
Fr. Grenet, Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 2006/1 (2007), p. 442-444 ; Ph. Huyse, « Late Sasanian Society between Orality and Literacy », in V. S. Curtis et S. Stewart (éd.), The Idea of Iran, vol. 3, The Sasanian Era, Londres, 2008, p. 140-153 ; C. Cereti, « On the Pahlavi cursive script and the Sasanian Avesta », Studia Iranica, 37.2 (2008), p. 175-195. Je puis m’y associer, tout en notant que, si la possibilité graphique existe indubitablement à cette époque, l’idée sassanide d’un Avesta écrit depuis toujours nous prive d’un indice sûr qu’elle a été exploitée.
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mineurs. L’Avesta-Ausgabe n’est pas un livre, mais ce n’est pas non plus un Schriftenkomplex. C’est la juxtaposition de deux liturgies, la première longue et unitaire, la seconde morcelée en divers rituels brefs. Dans cette perspective, il n’y a pas de lien chronologique direct entre l’Avesta sassanide et l’Avesta-Ausgabe. Cette idée, quoique jusqu’ici minoritaire, n’est ni neuve, ni originale. On la trouve, dès 1881, chez Friedrich Spiegel, puis, en 1938, chez Henrik S. Nyberg (à ma connaissance, le seul savant de cette génération qui ait résisté à Andreas avant 1942)15. Elle réapparaît dans une brève note d’Antonio Panaino16 et j’en ai fait la théorie en 199817. L’AvestaAusgabe n’est pas le débris de l’Avesta sassanide. C’est un assemblage de textes opéré avec soin et réflexion, visant d’emblée à se constituer en récitatif liturgique. Si cette conception des choses tend aujourd’hui à s’imposer, elle n’a pas fini de livrer ses implications. En effet, tous ceux qui l’ont défendue, de 1881 à 1998, l’ont fait avec la conviction que la sélection de l’Ausgabe était d’époque sassanide et indissociable de la mise par écrit, limitant ainsi son autonomie par rapport au thesaurus sassanide, de telle sorte que, s’il n’y a pas de continuité entre l’Avesta sassanide et l’Avesta-Ausgabe, il y a du moins contiguïté. Cependant, il apparaît à présent à plusieurs d’entre nous – il est trop tôt pour être détaillé – que la mise en perspective du Yasna comme corpus homogène et structuré montre, par l’organisation du panthéon, que son élaboration est liée à celle du calendrier qui entre en vigueur en Perse à une date indéterminée, entre la fin du règne de Darius I et la conquête d’Alexandre. Quoi qu’il en soit de l’imprécision de la date, c’est une œuvre ancienne, d’inspiration achéménide. L’entreprise est, dès l’origine, focalisée sur un noyau sacré que nous appelons aujourd’hui l’Avesta ancien et qui est composé des Gâthâs, mais aussi du Yasna Haptaƾhāiti et de quatre brèves formules dont trois sont liminaires et une finale. Ce que ce noyau sacré représente pour lui, l’arrangeur du Yasna nous le donne clairement à connaître par un texte de commentaire intitulé Bagān Yašt qu’il fait figurer en préambule, comme chapitres 19 à 21 du Yasna. Ce texte explique que
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Fr. Spiegel, « Ueber das Vaterland und das Zeitalter des Awestâ », Zeitschrift der deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 35 (1881), p. 629-645 [p. 638] ; H. S. Nyberg, Die Religionen des alten Iran, Leipzig, 1938, p. 14. 16 A. Panaino, « Philologia Avestica VI: the Widēwdād fragment about the millenium of Yima », in C. G. Cereti, B. Melasecchi et F. Vajifdar (éd.), Varia Iranica, 2000 (Orientalia Romana 7), p. 19-31 [p. 27 n. 14]. J’ai disposé d’un manuscrit de cet article vers 1995 et il m’a donné à penser en 1998. 17 J. Kellens, « Considérations sur l’histoire de l’Avesta », Journal Asiatique, 286/2 (1998), p. 451-519.
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les trois formules liminaires racontent le déclenchement de la cosmogonie, le big bang de la création mazdéenne. Elles se présentent comme un dialogue entre Ahura Mazdā et Zara-uštra (qui apparaît donc comme un homme précosmogonique). En prononçant la première formule (Y27.13 : Ahuna Vairiia), Ahura Mazdā met en mouvement les trois grandes entités immatérielles : la bonne Pensée (Vohu Manah), l’Ordre cosmique (AãҔa) et le Pouvoir qui en résulte (Xša-ra). Par la seconde formule (Y27.14 Aã̙Ωm Vohū), il fait de l’Ordre la voie par laquelle Zara-uštra, donc l’homme, initialement dépourvu du Pouvoir, accédera au Pouvoir, qui donne accès à l’immortalité. La troisième formule (Y27.15 : Yeƾ̗hē Hātąm), réponse de Zara-uštra, correspond à l’institution du sacrifice, qui réalise l’adhésion à l’Ordre et l’accès au Pouvoir. Pour l’arrangeur du Yasna, l’autorité des textes de l’Avesta ancien, ce n’est pas le souvenir vivant d’un quelconque fondateur et sa présence perpétuée parmi les fidèles. L’idée d’un Zara-uštra historique lui est étrangère ou indifférente. Il a sélectionné et édité – c’està-dire donné un ordre de succession – quelques textes plus vieux que lui de plusieurs siècles – parmi combien d’autres textes qui disaient quoi ? – en fonction d’une spéculation innovante et, il faut le dire, grandiose. L’Avesta ancien, dans sa composition alternée par Ahura Mazdā et Zara-uštra, est l’acte cosmogonique lui-même, depuis le jaillissement de la Pensée jusqu’à la fixation du sort final du monde matériel, et c’est cet acte que la liturgie doit éternellement et discontinûment rappeler. L’autorité du premier corpus avestique qui ait été constitué, et qui est strictement celui du Yasna, est celle de l’acte sans lequel il ne serait rien et de son inlassable répétition liturgique. Lorsqu’un jour, de nos jours, les zoroastriens reconnaîtront, dans le texte de leur liturgie et la lettre des quelques manuscrits dans laquelle elle est inscrite, la parole sacrée du fondateur, ce sera sur la suggestion de l’érudition scientifique, avec, peut-être, le soulagement de s’engager sur une voie possible de la modernité. Pour en revenir à la définition de Geldner, le sacré des zoroastriens d’aujourd’hui n’est pas le sacré des zoroastriens d’hier. Sa sacralité des origines, l’Avesta ancien la tient du fait qu’il est l’outil même de la cosmogonie. Quant à savoir sur quoi reposait l’autorité de ceux qui ont imposé l’autorité des textes, je peux seulement dire que je ne sais pas.
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L’autorité sacrée de l’Avesta
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J. Kellens
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UN PARA-SÛTRA DU LOTUS DANS LE JAPON D’EDO : LE MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ Jean-Noël Robert Collège de France
Faudra-t-il appeler « enchaînement causal » la bonne fortune qui me permet la même année, à six mois d’intervalle, d’aborder l’autre extrémité d’une évolution religieuse et historique dont j’avais eu l’occasion en juin dernier*, déjà grâce à la générosité du professeur M. Tardieu, d’exposer ce qui me paraissait en être les prémisses ? Toujours est-il que je profiterai de cette nouvelle occasion pour présenter ce qui est l’ultime et peut-être inévitable avatar du Sûtra du Lotus dans la civilisation bouddhique japonaise. Il s’agit d’une histoire exemplaire qui illustre à mes yeux de façon presque idéale le processus d’assimilation de la culture continentale au sein de l’archipel, tel qu’il s’est déroulé en une évolution que l’on pourrait décrire comme linéaire tant que les influences extérieures sont restées contenues par un rigoureux contrôle des relations avec l’étranger. Il convient de préciser avant d’aller plus loin que le Sûtra du Lotus n’a rien d’un phénomène secondaire dans l’histoire du bouddhisme japonais et que la place qu’il y occupe est encore l’illustration d’une certaine originalité de la forme locale de cette religion si on la compare à d’autres grandes traditions bouddhiques. En général, on le sait, c’est le canon bouddhique pris dans son ensemble qui compte ; accorder un rang privilégié à un seul texte, comme cela se fait au Japon avec le Sûtra du Lotus ou le Sûtra d’Amida selon les courants, au risque de ravaler les autres au niveau de simple propédeutique ou d’inutiles élaborations, c’est aller à l’encontre de toute l’histoire antérieure. Même si l’on trouve en Chine l’origine de cette attitude, l’intensité et la profondeur de l’influence qu’un seul texte comme le Lotus a pu exercer sur l’ensemble d’une culture marque au *
NdÉ : juin 2008.
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Japon une différence essentielle. Rappelons simplement que la plupart des grands fondateurs des courants religieux japonais sont passés par la secte Tendai, encore appelée « l’école du Lotus », et que les pourfendeurs du bouddhisme qui se sont déchaînés durant l’époque d’Edo ont pris pour cible, lorsque leurs critiques se situaient sur le plan des doctrines et de la pensée, le système scolastique élaboré dans le Tendai, parce qu’il présentait l’aspect le plus achevé et répandu du bouddhisme. Il n’est donc nullement anecdotique de suivre les vicissitudes au long de l’histoire japonaise de ce texte fondateur, que l’on pourrait sans trop d’exagération comparer pour son rôle à la Vulgate en Europe. Le Sûtra du Lotus, comme le reste du canon bouddhique japonais, s’est transmis dans l’archipel non sous sa forme indienne originale, mais par le truchement du chinois classique. Il se présentait donc extérieurement en cette langue et il était récité rituellement selon un système de prononciation japonisée des caractères chinois ; cette prononciation peut être à toute fin pratique considérée comme une variante dialectale supplémentaire du chinois : de même qu’un texte peut être lu à haute voix sur le continent selon la prononciation cantonaise ou pékinoise, rien n’empêche de le lire selon la prononciation phonétique traditionnelle japonaise (ondoku). Mais lorsqu’on lit un texte chinois pour le comprendre, on a recours à un procédé fort différent qui consiste à transposer oralement le chinois en une langue japonaise à peu près directement compréhensible. Un exemple vaudra mieux qu’un long discours : les premiers mots d’un sûtra : « Ainsi l’ai-je entendu », prononcés ru shi wo wen en pékinois moderne, sont traditionnellement lus phonétiquement nyo ze ga mon au Japon, selon une évolution normale à partir de la prononciation chinoise ancienne, alors que la lecture transposée en langue japonaise sera : kaku no gotoku ware kiku ; la première lecture est incompréhensible pour qui ne connaîtrait pas le texte, tandis que la seconde, où il n’y a plus aucun mot chinois, est, ou était, tout à fait intelligible à l’oreille. Ce mode de transposition était non seulement une traduction, mais aussi une sorte de glose permanente du texte, modulable selon les écoles et les commentateurs ; il permettait d’orienter de façon plus ou moins discrète le texte scripturaire dans un sens ou dans l’autre, tout en gardant extérieurement une parfaite fidélité à la lettre. Ce procédé n’était pas limité aux textes bouddhiques, il concernait l’ensemble des textes chinois, historiques et littéraires, religeux et scientifiques ; il permit de constituer la langue littéraire japonaise en une véritable « symphonie », au sens propre, des deux langues et contribua bien sûr à l’élaboration autonome du japonais savant. Il y eut cependant un autre phénomène qui contribua grandement à établir la langue japonaise sur un pied d’égalité avec non seulement la langue chinoise, mais même avec le 122
Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ
sanscrit, tenu pour l’idiome bouddhique par excellence, c’est l’apparition d’une poésie bouddhique de langue japonaise. Pour nous en tenir à ce qui nous intéresse ici, c’est probablement autour de l’an mil qu’apparut la pratique régulière de composer un poème en langue japonaise classique, un waka de trente-et-une syllabes devant en principe n’utiliser que des termes japonais sans aucun mot chinois, sur chacun des vingt-huit chapitres que comportait la version chinoise du Sûtra du Lotus telle qu’elle s’était répandue au Japon. La pratique se répandit et s’amplifia ; on en vint plus tard à composer sur le même sûtra des suites de cent poèmes, dont la plus célèbre est la Centurie de Jien composée aux alentours de 1200. Plus tard encore, le lien de plus en plus étroit qui se forma avec ces poèmes à thème bouddhique et la scolastique du Tendai mena à la compilation d’anthologies commentées par des religieux versés dans la doctrine. L’une des plus représentatives est le Yakuwa-waka-shû ou « Recueil de poèmes traduisant en japonais (le Sûtra du Lotus) » du moine Jikkai, vers l’an 1500. J’ai eu l’occasion de traiter par ailleurs de quelques aspects de ces œuvres et je me contenterai de rappeler ici que la justification qui en est donnée par leurs auteurs se fonde sur la doctrine bien connue dite de « la base originelle et (de) ses émanations » (honji-suijaku), selon laquelle les bouddhas et bodhisattvas se sont adaptés au caractère du peuple japonais en « faisant descendre leurs traces » (c’est le sens de suijaku), sous la forme des divinités japonaises, les kami, envers lesquelles les autochtones ressentiront davantage de familiarité qu’à l’égard des lointaines entités indiennes. Composer des poèmes sur les sûtras bouddhiques dans la langue des dieux japonais et les leur présenter en offrande revenait à répéter au niveau des langues le transfert qui s’opérait dans la dimension métaphysique des bouddhas en corps de Loi passant dans le monde phénoménal. Cette pratique précéda certainement la théorie, mais l’on vit au fil des siècles se développer l’idée selon laquelle la langue japonaise telle qu’elle était employée dans les poèmes, dans son état réputé le plus « pur », rejoignait en éminence la langue sanscrite elle-même, dépassant ainsi la langue chinoise en efficace surnaturelle : les waka furent tenus pour identiques aux dhâranî, à ces incantations dont la révélation représentait un moment majeur de la prédication des bouddhas. Le sanscrit était la langue des bouddhas et des bodhisattvas, le japonais était la langue des kami. Dans les poèmes à thème scripturaire (et rappelons que ceux qui sont consacrés au seul Sûtra du Lotus représentent le quart de l’ensemble des poèmes à thèmes bouddhiques recueillis dans les anthologies poétiques impériales qui constituent le fonds classique de la poésie japonaise : c’est de loin le texte le plus célébré), la pratique usuelle était de mettre en épigraphe une citation du sûtra sur laquelle le poète composait son œuvre : ainsi établie la connexion entre les deux textes, le rôle du lecteur ou de l’auditeur était 123
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d’apprécier l’habileté avec laquelle l’auteur élaborait une évocation originale par le caractère parfois inattendu de ce qui était avant tout une métaphore faisant appel au riche trésor poétique traditionnel. Dans tous les cas, le lien scripturaire était assuré, garanti en quelque sorte par le poète lui-même. Le recueil qui nous occupe ici est foncièrement différent en ce qu’il représente le mouvement inverse : nous avons une série de poèmes connus par ailleurs qui sont regroupés sous des citations du Sûtra du Lotus d’une manière qui peut nous paraître arbitraire mais qui sera justifiée par le recours aux procédés séculaires d’exégèse des poèmes japonais à thème bouddhique. L’une des raisons majeures de cette promotion d’un corpus originellement littéraire au niveau d’un texte religieux est très certainement l’identité de son auteur présumé, qu’il faut tout d’abord présenter. Sugawara no Michizane (845-903) est l’un des personnages les plus illustres de l’histoire japonaise ; s’il l’est encore de nos jours, c’est avant tout pour le malheur qui le frappa à la fin de sa vie et le destin surnaturel qu’il connut ensuite, pour devenir une divinité encore très populaire parmi les jeunes gens. On pourrait le présenter comme une sorte d’Ovide japonais, un grand poète mort en exil. Rejeton d’une famille qui s’est toujours distinguée dans les études et les lettres chinoises, ses remarquables talents de poète en chinois classique lui valurent dès son vivant une grande notoriété à la cour, dont il profita, pour son malheur, pour se mêler de politique ; la faveur qu’il acquit auprès de l’empereur Uda lui valut l’inimitié du puissant clan des Fujiwara, qui avait la haute main sur les affaires politiques ; lorsque l’empereur Daigo succéda à son père, il prêta l’oreille aux dénonciations calomnieuses qui accusaient Michizane de fomenter un coup d’État en faveur de son gendre, le frère de Daigo, et le poète politicien fut exilé en 901 à un poste mineur dans l’île de Kyûshû, à l’époque aux confins du monde civilisé ; il y mourut désespéré à peine deux ans plus tard en 903. C’est alors que commença sa vie surnaturelle : Kyôto connut dans les années qui suivirent une succession de catastrophes : inondations, sêcheresse, le palais frappé plusieurs fois par la foudre, dont la persistance mena à penser que c’était l’esprit courroucé du poète injustement condamné qui se vengeait. Il s’agissait donc d’apaiser les mânes avides de vengeance : Michizane fut d’abord réhabilité dans ses fonctions et promu à titre posthume dans la hiérarchie de cour, pour se voir finalement proclamé être divin, kami, avec un sanctuaire qui lui fut consacré dans la seconde moitié du ixe siècle : il s’agit du Kitano Tenjin-gu, situé dans le nord-ouest de Kyôto. Sous le nom de Tenjin(-sama), Michizane devint le protecteur de la poésie, des études, et des étudiants, et les nombreux sanctuaires qui lui furent consacrés dans tout le Japon sont envahis par les jeunes gens et leurs parents à l’époque des examens qui vont y prier pour leur réussite. Michizane est avant tout 124
Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ
connu, nous l’avons dit, pour ses nombreux poèmes en chinois classique, qui reflètent une personnalité très attachante ; il sait utiliser au mieux la plus grande liberté qu’offre la poésie chinoise pour aborder des thèmes interdits dans le corset très contraignant de l’aristocratique waka japonais et on peut le lire encore maintenant pour le simple plaisir du texte. Il n’est pas resté complètement à l’écart de la poésie en langue japonaise : on possède quelques-uns de ses poèmes dispersés dans plusieurs anthologies. Si certains semblent indubitablement être de sa main, on lui en a prêté d’autres, et les philologues se sont souvent attaqués au délicat exercice de la détermination des poèmes authentiques et apocryphes. Même en tenant compte de tout ce qui s’est transmis sous son nom, il n’y a guère que quarante ou cinquante pièces, ce qui est fort peu. La plupart chantent, à l’instar des Tristes d’Ovide, le désespoir de l’exilé et sa confiance en la bonté impériale dont il attend le pardon. Il est probable qu’un bon nombre des apocryphes étaient des poèmes anonymes qui furent placés sous son nom en raison du thème traité de l’éloignement de la capitale et de la tristesse de l’exil. Une chose semble cependant certaine : Michizane n’a sans doute pas laissé de poèmes japonais à thème explicitement bouddhique, encore moins une série cohérente sur chacun des chapitres du Lotus. Il y a lieu de penser que la première à l’avoir fait fut la poétesse Senshi (964-1035) qui, plus d’un siècle après la mort de Michizane, donne dans son recueil intitulé Poèmes japonais sur l’aspiration à l’Éveil (1012) une suite de cinquante-cinq poèmes scripturaires dont trente concernent le Sûtra du Lotus. Elle est sans doute aussi l’une des premières à mettre en parallèle les trois langues du bouddhisme et les raisons qui la mènent à recourir au japonais : Or, le sanscrit est la langue de l’Inde, fort loin de nous au-delà des déserts de sable, les caractères chinois sont les traces de la Chine, dont les mœurs sont si différentes. La disciple que je suis est née à la cour de l’empereur et a reçu corps de femme ; incapable de m’adapter aux coutumes exotiques, je m’en suis remise entièrement à la piété ancestrale. C’est pourquoi j’ai imité les poèmes en trente-et-une lettres créés par Susanoo pour en relater les dogmes…
Elle relie donc explicitement la pratique de la poésie bouddhique japonaise à l’une des principales divinités de la mythologie autochtone, Susanoo no mikoto, en justifiant sa pratique par sa double condition de Japonais et de femme. Mais revenons à Michizane, s’il n’y a pas de doute sur sa piété bouddhique, il ne semble pas avoir composé de poème religieux en japonais. Le lien entre ce poète divinisé et la poésie bouddhique lotusienne s’est établi relativement tardivement, autour du xive siècle, mais est bien attesté depuis. Ce lien évolue jusqu’à se transformer en identification avec la constitution d’un texte 125
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très curieux, le Myôhô-Tenjin-kyô, dont le titre même est emblématique ; traduit littéralement il s’agit du Sûtra de Tenjin sur la Loi Sublime. Tenjin, nous l’avons vu, est l’appellation postume de Sugawara Michizane : le « Dieu céleste » ; nous pourrions ajouter une nuance importante à ce sens, perceptible pour qui est même superficiellement familier des textes bouddhiques : on pourrait traduire Tenjin par « le kami (= le dieu japonais) qui est en même temps un deva (= divinité indienne intégrée dans le bouddhisme) », ce qui revient à identifier Michizane divinisé à la japonaise avec les grands deva indiens, très populaires dans le bouddhisme japonais, comme Indra (Taishaku-ten), Vaiśravaa (Tamon-ten), Sarasvatī (Benzaiten), tous protecteurs de la Loi bouddhique. Le mot myôhô, en revanche, traduction bien implantée du sanscrit saddharma, renvoie presque exclusivement au Sûtra du Lotus. Le titre peut donc aussi s’entendre comme le « Sûtra composé de poèmes du dieu japonais qui est en même temps un deva, identique à la Loi sublime du Lotus ». On va voir que c’est en ce sens qu’il finit par être pris. De quelque façon qu’on l’interprète, ce titre est déjà très audacieux ; je ne connais pas d’autre exemple où un recueil de poèmes japonais soit consacré du nom de sûtra. Si on a de longue date admis que la composition de poèmes japonais sur le Sûtra du Lotus équivalait en mérites à la récitation du Sûtra lui-même, en tant que pratique pieuse, en se fondant sur les nombreux passages scripturaires qui promettaient les plus grandes récompenses mystiques à qui diffuserait ou commenterait ne fût-ce qu’un mot du texte, nous avons cependant un pas supplémentaire et essentiel : les poèmes de Michizane deviennent égaux au Sûtra luimême, ils constituent un sûtra. Il sera impossible de résumer ici l’histoire compliquée de ce texte ; il faut avant tout rappeler que les poèmes qui y sont consignés sont pour la plus grande part identiques à ceux recueillis sous le titre de Poèmes japonais attribués à Michizane (Michizane-kataku ka-shû), que l’on peut faire remonter au xie siècle. Alors que ces derniers ne sont pas attribués à des citations du Sûtra du Lotus et se présentent comme une œuvre essentiellement poétique, ils n’ont aucun sens religieux manifeste, ce qui rend d’autant plus remarquable l’évolution menant au Myôhô-Tenjin-kyô. Nous nous en tiendrons ici à son point d’aboutissement, à ce Commentaire du Sûtra de Tenjin sur la Loi sublime (Myôhô-Tenjin-kyô geshaku) dont le professeur Komine Kazuaki et son groupe de recherche ont donné il y a quelques années une superbe édition enrichie de nombreux commentaires ; cet ouvrage remarquable1 est en même temps le signe d’une
1 K. Komine (dir.), Hôkyô-ji zô « Myôhô Tenjin-kyô keshaku » - zen-chûshaku to kenkyû, [Le « Commentaire du Myôhô Tenjin-kyô », texte du Hôkyô-ji ; commentaire complet et étude],
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Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ
nouvelle reconnaissance de l’importance de ce texte dans l’histoire de la littérature religieuse japonaise. L’auteur de ce commentaire est un moine du nom de Genken, dont nous savons qu’il était encore actif en l’année 1730 ; originaire de la région d’Ôsaka, il appartenait non à l’école Tendai ou Nichiren, ni à l’une des autres sectes qui se réclamaient du Sûtra du Lotus, mais, chose curieuse, il se situait dans le courant du Zen, et plus spécialement de l’école Ôbaku, la plus récemment arrivée au Japon grâce à la vague de moines et de lettrés chinois qui fuyaient la conquête manchoue au xviie siècle. En tant que moine zen, donc, il n’avait a priori que peu de raisons de consacrer un livre au Sûtra du Lotus, ce qui rend d’autant plus significatif qu’il ait décidé de rédiger tout un commentaire sur ce recueil. La préface en chinois classique écrite par Genken nous donne l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur la transmission de notre texte ; les événements mythiques et historiques s’y trouvent mêlés, mais il y a quelques indications précieuses. Genken nous affirme que c’est bien Michizane lui-même qui rédigea ce « sûtra » au cours de l’été qu’il passa en exil en la province de Tsukushi, dans l’île de Kyûshû : « À la suite de la récitation du Sûtra du Lotus, il ajouta un poème de sa composition à chaque chapitre et donna lui-même au tout le titre de Sûtra de Tenjin sur la Loi sublime. » Après avoir rappelé qu’une fois devenu dieu il avait fait « descendre sa trace » (comme un bouddha ou bodhisattva donc) au sanctuaire de Kitano à Kyôto, Genken relate que Tenjin était apparu en rêve au moine Shôku (917-1007), de l’école Tendai ; celui-ci se rendit en conséquence à Kitano pour y passer une semaine en méditation. Il fut récompensé par la vision d’un enfant qui sortit du sanctuaire pour lui remettre le sûtra poétique. Shôkû reçut le texte avec dévotion mais le garda caché sa vie durant. Genken fait alors un vaste saut dans le temps : les disciples de Shôkû auraient transmis des siècles durant le recueil de Michizane dans le plus grand secret ; il se retrouva au Kyûshû avant de revenir dans le Kinai, les provinces centrales, jusqu’à ce qu’il fût remis à Genken lui-même par un moine du nom de Chikû, attaché à un sanctuaire shintô du nom de Sugao. Le trajet est plutôt complexe et nous renvoyons à l’étude des disciples du professeur Komine pour tenter de l’éclaircir. Retenons cependant la conclusion de Genken : « En dehors de cette transmission, il n’y eut personne au monde qui le connût », ce qui donne évidemment à penser que c’est avant tout sous la forme du Recueil Tôkyo, Kasama shoin, 2001. Le titre Myôhô Tenjin-kyô peut se comprendre de plusieurs façons ; il s’agit bien sûr d’un décalque du titre complet chinois du Sûtra du Lotus, Myôhô renge-kyô et devrait tout s’abord s’entendre comme « Sûtra de Tenjin de ou sur la Loi sublime », mais on peut aussi le lire comme une attribution : « Sûtra de Tenjin, qui est Loi sublime » ou « Sûtra de Tenjin, équivalent de la Loi sublime (du Lotus) ».
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des poèmes attribués à Michizane que ce texte fut transmis. Sa métamorphose en sûtra serait essentiellement un phénomène tardif, datant de l’époque d’Edo. Quoi qu’il en soit, la réaction de Genken à sa lecture mérite d’être rapportée : Bien que je le récitasse constamment, le ton de ces poèmes était si élevé, le sens en allait si loin et si profond qu’ils m’étaient difficiles à comprendre. Je formai un jour le vœu de les annoter à l’intention des gens ; je pris alors le pinceau et m’y appliquai, tant et si bien que leur teneur s’éclaircit et qu’ils correspondaient comme divinement, jusqu’aux moindres détails, à la lettre du Sûtra (du Lotus) ; cela est dû à la grâce du Dieu Céleste et je suis conscient qu’il ne s’agit pas de la puissance de ma sagesse.
La postface datée de 1730 et rédigée en langue japonaise revient sur les difficultés du commentateur : Ce misérable moine est peu familier de la voie des poèmes japonais et de surcroît réellement indigne de juger des augustes paroles d’un génie divin (jinmyô). Le sens de ces poèmes est profondément mystique et difficile à comprendre, on saisit difficilement en quoi ils correspondent au Sûtra du Lotus. Moi-même, je me suis parfois creusé la tête pour faire correspondre ces poèmes à la lettre du sûtra afin de les interpréter ; cela édifiera le cœur des hommes et leurs progrès n’en seront que plus excellents…
On voit que Genken reconnaît ici que la mise en harmonie des poèmes avec le sûtra n’allait pas de soi, alors que la préface ne laissait pas soupçonner ses difficultés herméneutiques. La structure du commentaire est simple et hautement symbolique : il y a d’abord une citation en chinois du Sûtra du Lotus qui est expliquée assez longuement en chinois classique par Genken ; vient ensuite le poème en japonais de Michizane, ou attribué à Michizane, suivi de quelques lignes d’explication, en japonais classique cette fois, par le même commentateur. Cette disposition et le choix différent des langues pour chaque partie met remarquablement en évidence la double dimension de l’œuvre et l’intention de placer les deux textes et les deux langues sur un plan équivalent. Mais l’un des grands intérêts des commentaires de Genken est de nous permettre d’apprécier la façon dont il va dévoiler la parfaite harmonie des deux révélations, alors que tout indique que les poèmes de Michizane, nous l’avons dit, n’étaient à l’origine nullement destinés à paraphraser ou illustrer le Sûtra du Lotus. Il nous faut donc à présent montrer quelques exemples concrets de la façon dont Genken s’est creusé la tête, et nous verrons qu’il se réfère en réalité tacitement à une tradition déjà bien établie.
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Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ
Le premier poème est à cet égard très significatif. Il se présente sous cette citation scripturaire du chapitre du Prologue : « (Il) entra dans le recueillement de Demeure dans les sens innombrables, immobile en corps et en pensée2 » et peut se traduire ainsi : À l’entour des fleurs sur le pic lointain la nuit s’éclaircit dans la plaine les cloches égrennent l’attente à l’ombre des pins3.
Les quelques lignes d’explication de Genken ne surprennent guère ici ; elles se situent pleinement dans la compréhension traditionnelle des termes employés : le pic lointain est le Mont des Aigles (en sancrit le Pic du Vautour) où fut prêché le Sûtra du Lotus, dont le titre est rappelé par la mention des fleurs (ou de la fleur, le japonais ne distinguant guère le pluriel du singulier, comme le chinois d’ailleurs), la nuit qui s’éclaircit renvoie à la révélation de l’excellence de ce sûtra, les cloches de la plaine au milieu des pins évoquent les différents chapitres du Lotus. Le commentateur n’éprouve pas même le besoin d’expliciter le jeu de mots sur matsu, qui signifie « le pin » comme nom et « attendre » comme verbe ; dans un poème littéraire, il s’agit de l’attente amoureuse ou, comme c’est probable ici, de l’attente à l’égard du souverain, mais si on choisit de l’interprêter dans un sens religieux, il se rapporte à l’attente de la révélation suprême de la doctrine du Bouddha telle qu’elle se trouve, bien sûr, dans le Lotus. C’est pourquoi Genken résume cette attente exaucée en notant : « Les Auditeurs et les Bouddhas-poursoi ont pensé qu’ils en avaient l’intelligence ». Pourquoi faire intervenir ici, sans autre explication, ces deux catégories d’êtres qui correspondent en réalité aux deux premiers des trois véhicules, c’est-à-dire des classes d’êtres qui pratiquent la Loi bouddhique dans ce que l’on appelle en ExtrêmeOrient le « Petit Véhicule » ? Il aurait suffi au commentateur de parler ici des hommes en général, qui sont après tout concernés dans leur ensemble par l’activité salvifique du Bouddha ; pourquoi avoir restreint cette action à deux catégories très précises ? La réponse me semble évidente : la lecture des poèmes à thème bouddhique montre à celui qui les a pratiqués que les références à la plaine par opposition à la montagne ou au pic s’inscrivent le plus souvent dans une grille de lecture entièrement scolastique dont le
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Nous nous permettrons de renvoyer à notre traduction du Sûtra du Lotus, p. 49. En japonais (système Hepburn légèrement modifié) : mine tôki | hana no atari ni | yo ha akete | nakano no kane ha | matsu no ko-gakure. 3
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stade le plus élémentaire est appelé « Période du Parc aux Cerfs », marqué par la prédication des textes dits du Petit Véhicule, le stade ultime étant la « Période du Lotus et du Nirvâna ». Donc, bien que Genken – moine zen de l’école Ôbaku rappelons-le – ne le mentionne pas, le simple fait qu’il évoque les auditeurs et les bouddhas-pour-soi montre à l’évidence qu’il suit lui-même cette grille de lecture traditionnelle. Ce ralliement tacite à la scolastique Tendai est certes étonnant et assez savoureux si l’on considère que dans certains passages de son commentaire chinois Genken évoque quelques principes majeurs du Zen à résonance quelque peu iconoclaste. Je prendrai comme deuxième exemple un célèbre poème qui a toutes les chances d’être authentique. Il est ici donné sous une exergue scripturaire tirée du chapitre III du Lotus, « La Parabole », où est décrite la façon dont un père de famille parvient par subterfuge à faire fuir ses enfants de la maison en feu où ils jouaient inconscients du danger : « Les trois mondes, exempts de stabilité, sont tout comme une maison en flammes, remplis d’une multitude de peines, effrayants au possible4 » ; nous avons donc : Au souffle du Ponant à la Capitale envoyez-les fleurs de pruniers en cette campagne désolée ne laissez pas vos traces5.
Genken, dans sa notice, se livre à une audacieuse superposition des deux dimensions qu’il découvre dans le poème en attribuant un même sujet : « je » (ware), dont le nom auquel il se rapporte change selon la dimension : il s’agit d’abord du poète lui-même, Michizane, qui de son lieu d’exil (la « campagne désolée ») retourne comme dieu à la capitale, accompagné des fleurs de pruniers dont la tradition affirme depuis toujours qu’elles furent son constant plaisir. Bien que le commentateur n’estime pas nécessaire de le rappeler à ses lecteurs, c’est bien évidemment le mot « trace » du dernier vers qui évoque pour lui l’apothéose de Tenjin, puisqu’on le trouve dans l’expression « base originelle et traces descendues » mentionnée tout à l’heure, qui décrit le processus même ici expliqué. En même temps, ce « je » est l’Ainsi-Venu (nyorai = tathâgata) qui fait sortir ses fils de la maison en flammes. La campagne désolée est la maison en feu, les fleurs de pruniers appelées à retourner avec le poète à Kyôto sont les fils du Bouddha, et la capitale suggère au subtil commentateur le terme de Capitale de l’éternelle
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Sûtra du Lotus, p. 116. nishi fukaba | miyako ni okure | ume no hana | kaku uki sato ni | ato na todome so.
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béatitude, qui désigne parfois le Nirvâna. On voit donc que Genken parvient à ne rien laisser de côté, dans ce poème où rien ne laisse prévoir un sens bouddhique, encore moins lotusien, et fait correspondre vers à vers les deux mondes. Bien que la place soit forcément limitée, je ne peux laisser de côté ce très beau poème dont on ne sait ce qu’il convient d’admirer le plus, de son énoncé ou de l’interprétation de Genken. Il est placé sous une citation du chapitre XVI du Lotus, « La Longévité de l’Ainsi-Venu », l’un des plus importants du sûtra, dans lequel le Bouddha révèle que son nirvâna terrestre n’est qu’une « montrance » destinée à encourager les êtres en leur mettant sous les yeux l’effet de la pratique bouddhique, alors qu’en réalité, il a eu accès à la délivrance depuis un temps incommensurablement long et qu’il demeure éternellement dans le monde et hors du monde. Le poème attribué à ce chapitre, sous la citation : « Qu’il parle de lui-même ou qu’il parle des autres, qu’il se montre lui-même ou qu’il montre autrui6 », est une description à la fois très sobre et très évocatrice d’un paysage silencieux figé par l’hiver à l’orée du printemps : Montagne en neige eau en glace parfaite transformation pour qui regarde ce sont des fleurs pour qui écoute il n’est nul bruit7.
Il s’agit d’une évocation assez répandue dans la poésie japonaise des monts couverts de neige dont on pourrait penser que ce sont en réalité des fleurs de cerisier. Cette image est aussi souvent reprise pour suggérer le flou du monde phénoménal et ses transformations qui sont causées en réalité par la conscience de l’observateur8. Le silence des torrents gelés est ici comme l’état antérieur à la prédication du Bouddha et Genken nous explique : C’est que dans tous les cas, la substance foncière est immuable et les aspects du changement existent en fonction des causes secondaires. L’Ainsi-Venu en corps de Loi est immobile et d’une longévité sans limite mais, suivant la pensée des êtres, il manifeste l’Extinction comme expédient salvifique, exposant soit son propre corps, soit d’autres corps. Même si ses attributs changent de diverses façons, il s’agit chaque fois en réalité du Véhicule Unique.
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Sûtra du Lotus, p. 283. yama ha yuki | mizu ha kôri ni | nari-hatete | miru ni hana ari | kiku ni koe nashi. Voir à ce sujet le glossaire de notre Centurie du Lotus, s.v. Yoshino, avec les renvois.
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Voyons enfin comment se trouve réinséré dans la doctrine bouddhique ce qui est sans conteste le poème japonais le plus fameux de Michizane, que beaucoup de Japonais connaissent encore ; il aurait été composé, dit la légende, le jour même du départ du poète pour le lieu de son exil, au moment où il quittait sa demeure le jour du printemps, alors que ses prunus favoris allaient fleurir, et que lui ne les verrait pas : Au souffle du Levant laissez votre parfum fleurs de pruniers absent votre seigneur n’en oubliez pas le printemps9.
Placé sous la citation : « L’ensemble des enseignements possédés par l’AinsiVenu, l’ensemble des pouvoirs miraculeux et souverains de l’Ainsi-venu » tirée du chapitre XXI « Les Pouvoirs miraculeux »10, ce poème est ainsi expliqué par Genken : Cela veut dire que l’Ainsi-Venu fait la passation (de la Loi) aux bodhisattvas (en disant :) « Moi-même, en pratiquant cette Fleur de la Loi, j’ai pu devenir bouddha. Maintenant je vous la confie et après ma disparition, propagez-la amplement et accroissez-en les bienfaits », tel est l’esprit de la passation.
Encore une fois, l’ingéniosité du commentateur est digne de louange, mais ne va pas au-delà de ce qui est licite quand il s’agit explicitement d’un poème à thème bouddhique, ce qui n’avait bien sûr jamais été soupçonné au départ. Il va sans dire qu’il en est de même des autres poèmes : la méthode exégétique déployée par Genken n’a rien qui puisse étonner un moine médiéval, le seul motif d’incompréhension étant le caractère manifestement non religieux des poèmes originaux, qu’ils soient ou non de Michizane. Le dernier poème, mis en parallèle au XXVIIIe et dernier chapitre du Lotus, « L’Exhortation », se conforme aux séries ordinaires de poèmes japonais en prenant la forme d’une invocation aux dieux autochtones, aux kami :
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kochi fukaba | nioi wo tomemu | ume no hana | aruji nashi to te | haru na wasure so. Sûtra du Lotus, p. 337.
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Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ Du moment que le cœur à la voie de vérité se trouve conforme même sans les prier les dieux nous protégeront11.
Cette pièce prend un intérêt tout spécial si on la considère comme l’œuvre non seulement du poète Michizane, mais du dieu céleste Tenjin : il est le garant d’une protection divine assurée même sans prière aux dieux. Une telle formule, pour paradoxale qu’elle soit, n’est pas sans en rappeler d’autres plus anciennes, mais c’est encore le commentaire de Genken qui nous retiendra ici, car il donne sans doute la clef de son intérêt pour le texte dans son ensemble : Être conforme à la voie de vérité est difficile à réaliser pour le commun des mortels ; mais aussi profane et inférieur que l’on soit, tous les hommes, avons-nous entendu, sont entièrement pourvus de la nature de bouddha. Même en étant le plus souvent inconscient et ignorant, le temps sera où l’on se conformera à la voie de vérité. La vérité, c’est se conformer à la voie du ciel sans égoïsme. Se conformer à la voie du Ciel, c’est se conformer aussi à la voie des dieux, à la voie des bouddhas et à la voie des saints confucianistes. Tel est l’esprit des dieux et des bouddhas et donc, même si on ne les prie pas, les dieux nous protégeront.
Remarquons tout d’abord que ce n’est pas par hasard que Genken fait intervenir la voie du Ciel : il joue ainsi avec le premier caractère du nom divin de Tenjin. Ce dieu qui réunit l’efficace des dieux et des bouddhas est assimilé à l’antique notion de Ciel, qui englobe à présent les trois voies religieuses japonaises, des dieux, des bouddhas et de Confucius. Ce syncrétisme général s’accompagne d’un syncrétisme particulier à l’intérieur du bouddhisme. Ainsi continue Genken : C’est pourquoi le Bouddha a recours aux expédients salvifiques pour faire entrer (les profanes) en méditation, ou leur faire contempler la vacuité, leur faire oublier le moi par l’invocation du Bouddha ou la récitation des formules.
Par ces quatre propositions, Genken désigne les quatre grands courants du bouddhisme pratiqués au Japon : le Zen, le Tendai, la Terre Pure et le Shingon. Ainsi résumé dans sa notice finale, le Sûtra de Tenjin est non seulement l’égal du Lotus, mais il résume l’action de tous les courants religieux japonais, qu’ils soient indigènes ou étrangers.
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kokoro dani | makoto no michi ni | kanainaba |inorazu tote mo | kami ya mamoramu.
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Or, nous l’avons dit, la postface est datée de 1730 et la « voie de vérité », makoto no michi, qui figure dans le deuxième vers du poème, se trouve jouer un rôle décisif dans un texte pratiquement contemporain, mais de tonalité bien différente. Il s’agit du Libelle du Vieillard (Okina no fumi) du grand penseur critique Tominaga Nakamoto, dont la préface d’auteur est datée de 1738. Dans ce très bref ouvrage au style incisif et alerte, Nakamoto se livre à une réfutation en règle des « Trois doctrines », qu’il rejette successivement au profit de la « voie de vérité », ici une sorte de morale naturelle, qui les dépasse et les rend caduques. Il résume sa pensée en ces termes : Il faut se rendre compte que les voies de ces trois religions ne sont en rien conformes à la Voie de vérité. En voici une raison : le bouddhisme est voie de l’Inde, le confucianisme de la Chine ; les pays étant différents, ils ne peuvent être voies du Japon. Le shintô est certes japonais, mais il est d’un autre temps et n’est pas voie actuelle.
On trouve ainsi à la même époque une même mise en relief d’une voie de vérité qui soit dépasse soit englobe les religions traditionnelles. Si Nakamoto apparaît aux historiens de la pensée comme précurseur de la critique historique et positiviste moderne, la rhétorique de Genken est à l’évidence profondément ancrée dans les procédés traditionnels d’exégèse, aux antipodes de Nakamoto. Qu’un moine zen se soit consacré à démontrer l’identité du Sûtra du Lotus et des poèmes de Tenjin devient alors moins étonnant si l’on considère qu’il n’était pas dans son intention de porter ce sûtra au pinacle, mais de montrer l’unité de tous les courants religieux, bouddhiques ou non, dans une dimension tout autre. En même temps, on ne peut que reconnaître la position centrale du Lotus dans la pensée japonaise ; l’un des critiques du Tendai dont je parlais au début n’était autre que ce même Nakamoto, dont le grand œuvre, Les Propos au sortir de la Concentration (Shujutsujô-kôgo), annonce les grandes polémiques anti-bouddhiques ; cela nous paraît une démonstration suffisante de l’influence de ce sûtra qui, comme ces étoiles à neutrons que nous décrit l’astrophysique, aspire peu ou prou tout ce qui orbite dans ses parages. En même temps, par une habile utilisation de l’exégèse traditionnelle, Genken hausse définitivement une série de poèmes littéraires au niveau de ce sûtra suprême, mettant un point sans doute final à la longue compétition d’autorité entre la langue des bouddhas et la langue des dieux.
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Un para-SÛTRA DU LOTUS dans le Japon d’Edo : Le MYÔHÔ-TENJIN-KYÔ
Bibliographie Sources La Centurie du lotus : poèmes de Jien, 1155-1225, sur le « Sûtra du lotus », éd. et trad. J.-N. Robert, Paris, Collège de France, Institut des hautes études japonaises, 2008. Le Sûtra du Lotus, éd. et trad. J.-N. Robert, Paris, Fayard, 2008. Études K. Komine (dir.), Hôkyô-ji zô « Myôhô Tenjin-kyô keshaku » - zen-chûshaku to kenkyû, [Le « Commentaire du Myôhô Tenjin-kyô », texte du Hôkyô-ji ; commentaire complet et étude], Tôkyo, Kasama shoin, 2001.
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LA NOTION MANICHÉENNE D’AUTEUR Michel Tardieu Collège de France
Les matériaux archéologiques de Tourfan (Asie centrale chinoise) et les collections papryrologiques coptes (Haute-Égypte) amènent aujourd’hui à considérer le manichéisme comme une « religion du livre1 ». Deux caractéristiques apparaissent indissociables, en effet, dès l’apparition de ce courant religieux. La prééminence du livre dans l’activité missionnaire de Mani (env. 216-274) va de pair avec le foisonnement culturel d’écrits les plus divers dans l’entourage immédiat du fondateur. Ensuite, que le premier texte écrit par Mani, le Shâbuhragân, ait eu pour destinataire le souverain régnant, Shâbuhr Ier, exprimait pour son auteur la nécessité de rechercher une concordance entre nouveauté prophétique et pouvoir politique. Araméen de Babylonie, alors province de l’empire perse sassanide, Mani appartenait par son milieu familial à une communauté judéo-chrétienne baptiste dans laquelle circulaient toutes sortes de légendes et d’écrits : évangiles, lettres, apocalypses, récits mythologiques et romanesques, recueils de paraboles et de proverbes. Ce milieu explique le trait qui distingue Mani des autres grands fondateurs de religions : il lisait et écrivait. Après avoir, à deux reprises (à douze ans puis à vingt-quatre ans), reçu la visite de l’Ange de la prophétie qu’il appelle son « Jumeau », il prendra soin de rédiger les révélations obtenues et écrira chacun des livres fondateurs de sa religion. Mani a souligné cet aspect, au début de sa carrière, dans le prologue du Shâbuhragân, composé en moyen-perse. Se comparant à
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Cette expression désigne, de mon point de vue, l’accomplissement, par un corpus de textes, de l’histoire des religions aboutissant au Coran ; sur ce sens : A. von Harnack, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles [1924], livre II, ch. VIII, traduit de l’allemand par J. Hoffmann, préface par M. Tardieu, Paris, Cerf, 2004, p. 353-365.
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Zoroastre, au Bouddha et à Jésus, venus respectivement pour une région du monde (Perse, Inde, Occident), Mani constate que ces fondateurs illustres, ses prédécesseurs en sagesse et prophétie, n’ont pas écrit eux-mêmes ; ils n’ont laissé que des enseignements oraux et ce sont leurs disciples respectifs qui ont écrit et rassemblé sous forme de « livres » les traditions relatives à leurs enseignements. Pour le prophète araméen sujet des rois sassanides, la nouveauté consistait à devenir lui-même écrivain et auteur pour mettre le nouveau texte révélé à l’abri des fraudes et altérations, faciliter la diffusion du message, maintenir la cohésion des communautés, les conforter dans une langue claire, et offrir, par là, au nouveau roi la possibilité d’une religion unificatrice de l’État. Des œuvres de Mani en araméen oriental, aucune n’a survécu, aucune n’a été retrouvée intégralement dans sa forme primitive ou en traduction dans les langues occidentales ou iraniennes. Les fragments épars qui subsistent dans les compilations manichéennes postérieures à Mani ou chez les auteurs chrétiens et musulmans font apparaître la raison d’être didactique et politique de la pratique manichéenne de l’écriture. Mani écrit pour communiquer au roi et à la cour la « bonne nouvelle » de sa prophétie (l’Évangile vivant), pour fixer celle-ci dans la mémoire de ses communautés par sa correspondance (les Lettres) et par les chants liturgiques (les Psaumes et prières formant un seul écrit), enfin pour l’expliquer et la commenter sans cesse. Pour ces commentaires, il utilisera les formes traditionnelles de l’exégèse allégorique (le Trésor et les Mystères), ou bien se servira de représentations graphiques (l’Image), ou encore se nourrira de l’imaginaire des légendes propres au milieu culturel araméophone de la Babylonie (le Livre des géants et la Pragmateia). La seule œuvre de Mani en prose, aujourd’hui presque entièrement reconstituée grâce aux fragments provenant de l’Asie centrale et aux citations qu’en donnent les entretiens manichéens conservés en copte sous le titre de Kephalaia (« les Sommaires »), est le traité en moyen-perse déjà mentionné, le Shâbuhragân. Composé à la manière des descriptions évangéliques du jugement dernier, ce texte développe le scénario censé ouvrir la période finale de l’histoire du monde par la venue en Babylonie du « Sceau des prophètes », Mani. Le style de cet ouvrage a pu être jugé maladroit et lourd. Il est écrit, en fait, selon les règles des apocalypses judéo-chrétiennes qui, dès son enfance, avaient nourri l’imaginaire de l’auteur. Le style haché et haletant du Shâbuhragân, loin d’être l’indice d’un mauvais écrivain, sert à exprimer l’urgence de la révélation à transmettre au roi et, par lui, au monde.
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La notion manichéenne d’auteur
Ces divers aspects de la réévaluation littéraire du manichéisme sont aujourd’hui bien connus et étudiés2. Je voudrais ici, dans la perspective propre à ce colloque, tenter de justifier à partir de fragments originaux quelques-unes des raisons qui président aux prises de position manichéennes dans la recherche des autorités censées légitimer le travail rédactionnel du fondateur. Raisons exégétiques d’abord, qui situent le texte au terme d’une chaîne scripturaire de révélateurs du passé ; théologiques ensuite, pour expliciter l’idée d’une préexistence de l’écrit à sa forme matérielle ; philosophiques enfin, pour rendre compte de la fonction artistique des livres à textes ou à images. L’autorité au puits de Jacob à Sichem Souvent confondue avec Naplouse, Sichem est une cité de Samarie, l’antique métropole et ville sainte des Samaritains, à proximité du lieu de leur culte national, le mont Garizim3. L’Évangile selon Jean situe en cet endroit la rencontre de Jésus avec une Samaritaine : « Il arrive à une ville de Samarie nommée Sychar, près du terrain que Jacob avait donné à Joseph son fils. Il y avait là la source de Jacob4. Jésus, fatigué de la route parcourue, se tenait assis près de la source. C’était environ la sixième heure. Vient une femme de Samarie pour puiser de l’eau5 ». L’entretien qui suit (Jn 4, 7-39) se passe en plein jour, alors que la rencontre de Jésus avec un notable d’entre les pharisiens et chef des juifs, Nicodème, avait eu lieu de nuit et à Jérusalem (Jn 3, 1-21). Avec l’épisode de la Samaritaine invitée à 2 Problématique et bibliographie : M. Tardieu, « Les manichéens avant l’islam », in Th. Bianquis, P. Guichard et M. Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman, VIIeXe siècle, De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, PUF, 2012 (Nouvelle Clio), p. XVIIXIX + 69-75 ; ID., « Les manichéens dans le monde musulman », ibid., p. LI-LII + 491-498. Ajouter aux sources et études indiquées l’importante monographie de A. Piras, Verba lucis. Scrittura, immagine e libro nel manicheismo, Milano, Mimesis, 2012, 131 p. 3 Souvenirs samaritains des patriarches : Genèse 12, 6-7 (vision d’Abraham au chêne de Moreh et érection d’un autel) ; 33, 18-19 (venue de Jacob, père de Joseph, à Sichem, où il achète un terrain aux « fils de Hamor, père de Sichem ») ; 35, 4 (Jacob enfouit les idoles sous le térébinthe de Sichem) ; 37, 12-14 (Joseph envoyé à Sichem faire paître le petit bétail) ; Josué 24, 32 (tombe de Joseph dans le champ des fils de Hamor à Sichem). 4 La source (pegé) est appelée plus loin (Jn 4, 11-12) puits (phréar), parce que surmontée d’une margelle. Observation datée de M.-J. Lagrange : « Dans quelques-uns de ces puits l’eau affleure presque, malgré leur profondeur, ce qui ne peut être le cas au puits de Jacob où la nappe d’eau est profonde ; même lorsqu’il y a beaucoup d’eau, elle est encore à une dizaine de mètres au-dessous de la margelle (28 mars 1924) » (Évangile selon saint Jean, Paris, Gabalda, 1936, p. 106). 5 Jean 4, 5-7. Je reproduis la traduction de P. Benoit et M.-E. Boismard (éd.), Synopse des quatre évangiles en français, no 81, t. 1, Paris, Cerf, 1965, p. 64-65.
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M. Tardieu
boire l’« eau vive » qui vient d’en haut (Jn 4, 10-14), l’évangéliste poursuit sa réflexion élaborée dans le récit sur Nicodème sur la nécessité de renaître d’en haut par « l’eau et l’Esprit » (3, 3-5). Pour le premier commentateur connu de cet épisode évangélique, le gnostique Héracléon (iie siècle)6, l’eau du puits de Jacob à Sichem/Sychar désignait la manière de vivre « mondaine », dite aussi « psychique », caractéristique des juifs soumis à l’autorité de la Loi du démiurge écrite par Moïse7 ; l’eau vive proposée à la Samaritaine est la dénomination symbolique de Jésus en tant que « celui qui provient de l’Esprit et de sa puissance8 », autrement dit la figure céleste et divine de l’autorité nouvelle sur le puits de Jacob ; quant à la Samaritaine, bouleversée par les paroles de Jésus et qui se prend à haïr le lieu même du puits où elle est venue puiser de l’eau, Héracléon y voit une allégorie de la Sagesse (Sophia) descendue dans le monde du démiurge et redécouvrant par les paroles qui lui sont adressées l’appartenance de Jésus, ainsi que la sienne propre, à la plénitude spirituelle du Christ et de l’Église9. L’assimilation de l’eau vive et du Jésus céleste, mise en évidence par la tradition exégétique hétérodoxe de l’Évangile selon Jean comme autorité de la révélation, est une doctrine présente au siècle suivant dans les écrits de Mani. L’exorde de l’Épître du fondement, qui faisait partie du corpus des Lettres de Mani et qui est transmis en latin dans les réfutations augustiniennes, se compose de deux fragments : (1) Manichaeus apostolus Iesu Christi providentia dei patris, « Mani-le-Vivant apôtre de Jésus-Christ par la providence de Dieu le Père10 » ; (2) Haec sunt salubria uerba de perenni ac uiuo fonte, « voici les paroles de salut venues de la source pérenne et
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Le commentaire d’Héracléon à l’épisode de la Samaritaine n’est connu que par les fragments cités par Origène dans son propre commentaire de l’Évangile johannique (livres XII et XIII). Le livre XII (perdu) contenait l’étude des premiers versets de la Samaritaine. Le livre XIII (conservé) commence à Jean 4, 13-14. Texte grec et traduction utilisés : Origène, Commentaire sur saint Jean (Livre XIII), éd. C. Blanc Paris, Cerf, 1975 (Sources Chrétiennes 222). Les fragments d’Héracléon seront cités par la numérotation de l’édition de W. Völker (éd.), Quellen zur Geschichte der christlichen Gnosis, Tübingen, Mohr, 1932, p. 63-86. 7 Héracléon, fr. 27, chez Origène, Commentaire sur Jean, XIII 191 (p. 136-137 Blanc). 8 Héracléon, fr. 17, ibid., XIII 59 (p. 62-63). 9 Héracléon, fr. 20, ibid., XIII 95-97 (p. 80-83). 10 Fragment cité dans Augustin, Contra epistulam fundamenti, 5 (p. 197, 10-11 Zycha : Sancti Aureli Augustini, éd. I. Zycha, Vienne, Tempsky, 1891 [Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum 25/1]). Formulation souvent reprise : Contra epist. fund., 6 (p. 199, 10-11. 13-14) ; 8 (p. 201, 16) ; Contra Felicem I 1 (p. 801, 16-17).
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La notion manichéenne d’auteur
vive11 ». Le fragment 2 se rattache littérairement à l’interprétation de la scène évangélique de la Samaritaine en tant que revendication de la garantie céleste de la nouvelle prophétie12. Dans le fragment 1, à l’imitation des exordes des lettres pauliniennes, Mani s’attribue le titre que Paul se donnait à lui-même, « apôtre de Jésus-Christ13 ». De la sorte, les deux autorités du texte manichéen de révélation, mises en exergue au début de l’Épître du fondement, sont Paul et Jésus, figures clés de la prophétologie dont se réclamait Mani, autrement dit un prédécesseur qui a été auteur (Paul) et un prophète qui ne l’a pas été (Jésus). Le rôle prééminent accordé à Paul auteur relève de la prophétologie manichéenne primitive élaborée avant la rédaction du Shâbuhragân, autrement dit avant 242. La culture de Mani est alors celle d’un apocalypticien moralisant. Son rôle de fondateur s’inscrit au terme d’une série de prophètes pré-abrahamites à traditions écrites, censés être des antiqui justes et incirconcis, et, d’un autre côté, dans la mouvance de deux auteurs chrétiens, Paul et Marcion. Cette prophétologie, connue grâce au Codex de Cologne et marquée par l’absence de Zoroastre, Bouddha et Jésus, c’est-à-dire de prophètes à traditions orales, consiste pour Mani à se placer dans la continuité de prophètes auteurs de leurs propres révélations, classés par ordre décroissant d’âge : Adam, Seth, Énosh, Sem, Hénoch puis, en bout de chaîne, Paul (Galates et 2 Corinthiens)14. Les cinq premiers noms sont, pour nous, des fictions, sortes d’hypotextes (inconnus par ailleurs) des récits de la Genèse sur les origines de l’humanité. Dans le milieu de la
11 Fragment cité dans Augustin, Contra epist. fund., 5 (p. 197, 11-12) ; 11 (p. 206, 1819) ; Contra Felicem I 1 (p. 801, 17-18). 12 Réminiscences de l’épisode de la Samaritaine dans la littérature manichéenne : « Je ferai jaillir la source vive pour que ceux qui ont soif se désaltèrent et vivent » (Kephalaia de Berlin XXXVIII : A. Böhlig [éd.], Kephalaia I, 1. Hälfte, Lieferung 1-10, Stuttgart, Kohlhammer, 1940 [Manichäische Handschriften der Staatlichen Museen Berlin], p. 90, 1819) ; Psaumes des errants, XXXVII : « Tu es une source, ô Jésus, qui es venue des éons, ô roi. Tu es une source d’eau vive » (A. Villey, Psaumes des errants. Écrits manichéens du Fayyûm, Paris, Cerf, 1994, p. 142 et 465-466). 13 Titulature identique sur le cachet syriaque en écriture manichéenne, édité par J. de Menasce et A. Guillou, « Un cachet manichéen de la Bibliothèque Nationale », Revue de l’histoire des religions, 131 (1946), p. 81-84. Cette appropriation de la titulature paulinienne figurait en tête de toutes les lettres de Mani, ainsi que l’observe Augustin, Contra Faustum, XIII 4 : Omnes tamen eius epistulae ita exordiuntur : Manichaeus apostolus Iesu Christi (p. 381, 4-5 Zycha). Elle constituait également l’exorde de l’Évangile vivant : « Moi, Mani, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, Père de la vérité, d’où je proviens » (fragment cité dans le Codex de Cologne : L. Koenen et C. Römer [éd.], Der Kölner Mani-Kodex. Über das Werden seines Leibes. Kritische Edition, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1988, p. 65, 23-68, 5). 14 Codex de Cologne, p. 48, 8-62, 9.
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formation de Mani, il s’agissait d’auteurs réels. Leur prestige venait de leur antériorité à la Loi de Moïse et aux prophètes bibliques15. Ils constituaient, en quelque sorte, une mémoire écrite de la loi primitive et de l’ancienne prophétie, dans laquelle la révélation dernière viendrait plonger ses racines. « Tous les envoyés (apostoloi) et prophètes de la vérité, est-il dit, chacun a vu conformément à ce qui lui a été révélé par l’espoir vivant pour la proclamation : ils le mirent par écrit, le gardèrent en dépôt et le conservèrent en guise de mémorial à l’intention des fils de l’Esprit qui sont à venir (= les manichéens)16 ». Selon cette tradition prophétologique transmise par le Codex de Cologne, le prédécesseur de Mani, sa caution imédiate, est le premier auteur chrétien, Paul. L’étape ultérieure de la réflexion de Mani consistera à réunir les deux séries de transmetteurs, celle des auteurs que l’on a dans le Codex de Cologne et celle des fondateurs non-auteurs qui vient du Shâbuhragân. Cet assemblage élargi est attesté dans l’enseignement de Mani par le prologue des Kephalaia de Berlin17. Le Livre des Géants, qui présente une série d’envoyés raccourcie à quatre noms mais chronologiquement rectifiée (Seth, Zoroastre, Bouddha, Jésus)18 est le lieu littéraire dans lequel Mani aura, pour la première fois, opéré la combinaison des deux séries « scellées » par le dernier prophète, autrement dit closes en lui-même. L’Évangile vivant, composé en suivant les vingt-deux lettres de l’alphabet araméen, est l’auctor dont s’est servi Mani pour appliquer à lui-même, de façon solennelle et plénière, le titre judéochrétien de « Sceau de tous les prophètes19 ».
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Quelques-uns des arguments manichéens justifiant l’exclusion des prophètes bibliques historiques de ces listes prophétologiques sont donnés dans le Capitulum XXII 5 de Faustus : Abraham est polygame, avare et goinfre ; Loth incestueux ; Isaac un poltron ; Jacob incestueux et polygame ; Judas incestueux ; David polygame, adultère et assassin ; Salomon a 300 femmes + 700 concubines ; Osée est « le premier des prophètes » à s’être marié avec une prostituée ; Moïse, lui, collectionne les tares : il est homicide, voleur, belliqueux, cruel, polygame et assassin (Faustus cité par Augustin, Contra Faustum, XXII 5, p. 594, 8-595, 21 Zycha). 16 Codex de Cologne, p. 62, 9-63, 1. 17 Voir mon étude « Le prologue des Kephalaia de Berlin », dans J.-D. Dubois et B. Roussel (éd.), Entrer en matière. Les prologues, Paris, Cerf, 1998, p. 65-77. 18 Fragment manichéen de Tourfan M 101 b : W. B. Henning, « The Book of Giants », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 11/1 (1943), p. 63. La rectification chronologique Zoroastre-Boudddha-Jésus (Shâbuhragân : Bouddha-Zoroastre-Jésus) est due probablement à une meilleure connaissance du bouddhisme liée aux succès des missions manichéennes dans le Khorâsân et l’Inde du Nord-Ouest. 19 Sur le titre judéo-chrétien, manichéen et coranique de « dernier prophète » : C. Colpe, Das Siegel der Propheten, Berlin, Institut Kirche und Judentum, 1990, p. 227-243.
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La question des deux Mani La construction des séries prophétologiques sur la base de l’antibiblisme laissait le champ libre au fondateur pour imaginer un garant divin différent de l’autorité « psychique » disqualifiée par les turpitudes de ses prophètes historiques mais exerçant toujours, du moins selon la croyance commune, son pouvoir sur l’eau du puits de Jacob à Sichem. La position manichéenne, affirmée au début de l’Épître du fondement, a consisté à se placer dans la continuité de la solution gnostique, considérant que l’autorité nouvelle au puits de Jacob était la figure incréée, garante de « l’eau pérenne et vive », personnage céleste déterminé par le nom propre du révélateur qui parle avec la Samaritaine. Mais cette même figure, assimilée à celle du Jésus historique, peut être anonyme et indéterminée. Tel est le cas de l’ange aux dimensions cosmiques qui fait descendre sur terre le Livre de la révélation d’Elchasai20. Il en est de même pour le transmetteur divin que les traditions biographiques nomment le Jumeau (Tawmâ) de Mani. Celui-ci a pour rôle de révéler à Mani les « secrets des mondes » que le prophète devra lui-même mettre par écrit et diffuser. Il est le porteur du fac-similé céleste qui aura sa réplique dans les exemplaires des livres canoniques de la religion. La caution du livre manichéen n’est donc pas son original humain produit par le talent du fondateur, mais, comme l’a bien vu Angelo M. Piemontese21, la copie portée par l’ange à partir d’un original préservé dans le monde divin. Le répondant céleste du texte est donc, comme le disent les sommaires biographiques du Codex de Cologne, le « miroir » (kátoptron) du récipiendaire22. Le livre religieux tient donc son autorité de lui-même, puisqu’il est un texte préservé, préexistant à son auteur historique. On a là le principe fondamental de l’exégèse manichéenne. Ainsi que le déclare à deux reprises le manichéen
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Ce Livre, qui relève du baptisme judéo-chrétien, c’est-à-dire d’un courant religieux similaire à celui dans lequel Mani a été élevé en Babylonie, est dit avoir été appporté par un ange (ap. Hippolyte, Elenchos, IX 13, 1-3). Sur l’ange des révélations, comparer avec les visions décrites dans le Corpus Hermeticum, I, 1-4 (ange de l’horizon) et Coran, sourate XCVI 1-4 (ange au calame). 21 A. M. Piemontese, « Dottrina e arte di Mani secondo lo scrittore persiano ‘Oufi, con una glossa sul libro “Gemello” », in [Istituto Universitario Orientale (éd.)], Un ricordo che non si spegne. Scritti di docenti e collaboratori dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli in memoria di Alessandro Bausani, Napoli, 1995, p. [297-307] 298-299. 22 Codex de Cologne, p. 17, 7-16. Sur la conception du dualisme manichéen comme « dualisme optique » : A. Piras, Verba lucis, p. 15-37.
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d’Afrique, Felix, lors d’un débat public avec Augustin, l’Écriture est ellemême son propre interprète23. Le problème de la préexistence du texte à sa forme historique orale ou matérielle a amené Mani et ses proches à la conscience d’une certaine forme de dédoublement. Un important témoignage sur cette conception de l’alter ego céleste, l’auctoritas au sens plénier, appartient à la collection des Kephalaia de Berlin24. Édité depuis longtemps, ce morceau difficile ne semble pas avoir été bien compris par les commentateurs. Il pose, comme je vais essayer de le montrer, le problème de l’inerrance du Sceau de la prophétie en raison de la préexistence du texte de révélation à son énoncé historique lors de la venue du dernier prophète. Le Kephalaion est intitulé : « Sur le Seigneur Mani, comment il a cheminé ». Le lieu de l’entretien est indiqué : Ctésiphon, la capitale, où le souverain régnant, Shâbuhr Ier, convoque Mani pour une audience. Mani se rend chez le roi puis rejoint sa communauté. Il y reste une petite heure, est-il dit, puis le roi convoque à nouveau Mani au palais, Mani s’y rend, délivre son messsage, puis revient vers les siens. Le même scénario se répète une troisième fois. Un auditeur, Auradès fils Kapêlos, demande au prophète de fournir à la communauté deux Manis : « Le Mani-Mani (mnxs mnxs) restera près de nous, tandis que l’autre ira vers le roi ». Ce à quoi le prophète répond en répétant (p. 184, 3) : « Moi, Mani unique (anak oumnxsnouot), je suis venu dans le monde annoncer en lui la parole », leitmotiv servant à introduire l’exposé de ses prédications et voyages missionnaires en Inde, Perside, Mésène, Babylonie, Médie et Parthie, puis le récit prend fin par le même motif (p. 188, 6) : « Moi, Mani unique (anak oumnxsnouot), je suis venu et j’ai cheminé sur la 23
Ce principe de l’auto-interprétation du texte est énoncé à deux reprises par le docteur manichéen, Felix, lors de la première séance de son débat public (disputatio) avec Augustin, le 7 décembre 404, à Hippone. Augustin avait interrogé Felix sur la conception manichéenne de la Terre de lumière sur laquelle sont fondés les royaumes divins (regna Dei = les armées angéliques), puis il lui pose trois questions : « Est-ce Dieu lui-même qui a fait cette Terre ? Était-elle engendrée de Dieu ? Lui était-elle co-éternelle ? ». Réponse de Felix : Ipsa se Scriptura interpretatur, l’Écriture s’interprète elle-même (Augustin, Contra Felicem, I 17). Second énoncé du principe : Augustin lit un passage de l’Épître du fondement de Mani relatif à la situation des royaumes divins dans la Terre de la lumière, il arrête brusquement sa lecture et demande de quel côté de la Terre se situent ces royaumes : « À droite ou à gauche ? ». Réponse de Felix : hanc tibi ego non possum interpretari scripturam, et exponere quod ibi non est : ipsa sibi interpres est ; ego non possum dicere, ne forte incurram in peccatum, « Je ne peux interpréter cette Écriture et t’exposer ce qu’elle ne contient pas. Elle-même, elle est son propre interprète. Moi, je ne peux rien dire, de peur de tomber dans le péché » (Augustin, Contra Felicem, I 19). 24 Kephalaia de Berlin, LXXVI, p. 183, 10-188, 29. Le passage particulier qui m’intéresse va de 183, 11 à 184, 24.
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pointe de mes pieds ». Albert Henrichs a estimé que cette formule curieuse « moi, Mani unique » s’expliquait comme combinaison d’un symbolisme johannique et d’un « concept gnostico-néoplatonicien de l’Un opposé au multiple25 ». Je ne pense pas que cela soit exact. Pas plus les gnostiques que les néoplatoniciens ne permettent d’expliquer l’usage de cette formule dans les contextes de l’expansion missionnaire. Le souhait du disciple qu’il y ait deux Manis, l’un qui serait au milieu des siens et l’autre qui vivrait dans la familiarité du roi, se comprend en écho à la croyance des disciples aux révélations que le prophète leur a transmises de la part de son double céleste. Le Mani des voyages missionnaires et celui de l’entourage de Shâbuhr ne sont pas une réalité duelle, mais un révélateur unique, identique à celui que décrit le Kephalaion XXXVIII comme « venu dans le monde seul et dans les descendances et parentés du corps26 ». Quant au Mani au nom dédoublé, le « Mani-Mani », présent parmi ses disciples, interprète et enseignant, est l’autre Mani, confondu avec le Jumeau divin qui lui a transmis les révélations et l’a lancé sur les chemins du monde annoncer « l’espoir », la nouvelle religion. La contre-Image de la nature Mani auteur n’est pas seulement lecteur et exégète de traditions apocalyptiques, puis écrivain de sa conception théologique du texte préservé, il est aussi calligraphe et peintre (zográphos), exercice graphique qui l’a amené non seulement à inculquer chez ses disciples l’amour du livre bien fait27 mais aussi à réaliser et inclure parmi ses propres œuvres un livre à peintures, appelé l’Image. Un passage du Contra Faustum d’Augustin, riche de détails de codicologie avec leurs justifications théologiques, témoigne de l’art du livre chez les 25
A. Henrichs, « Mani and the Babylonian Baptists », Harvard Studies in Classical Philology, 77 (1973), p. [23-59] 23-28. 26 Kephalaia de Berlin, XXXVIII, p. 100, 23-101, 2. 27 Les matériaux de l’art manichéen du livre sont relevés par Br. M. Metzger, Historical and Literary Studies. Pagan, Jewish, and Christian, Leyde, Brill, 1968, p. 132, n. 2. Metzger mentionne la présentation solennelle du Livre, c’est-à-dire l’ensemble des écrits de Mani, lors de la fête du Bêma (fragment de miniature d’un folio de Tourfan, Kocho, MIK III 4979 b verso ; planche d’A. von Le Coq, Die manichäischen Miniaturen, Berlin, Reimer, 1923, pl. 8b, reproduite par Zs. Gulácsi, Manichaean Art in Berlin Collections, Turnhout, Brepols, 2001, no 32, p. 71). Metzger signale également la formule sogdienne de confession des péchés (M 801), dans laquelle le copiste demande pardon d’avoir été négligent vis-à-vis de ses outils de travail : pinceau, couteau à affûter ou racler, soie, papier (W. B. Henning, Ein manichäisches Bet- und Beichtbuch, 1936, p. 33-34, lignes 526-527, repris dans W. B. Henning, Selected Papers, I, Leyde, Brill, 1977, p. [447]-[448]).
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manichéens. Fatigué de voir ses adversaires se retrancher derrière l’auctoritas Manichaei, Augustin se libère par l’invective suivante : Rejetez donc ces livres de Mani, sur l’autorité desquels vous avez cru que la Lumière a combattu les Ténèbres, cette Lumière qui était Dieu même ; et, pour que la Lumière puisse lier les Ténèbres, (vous avez cru que) la Lumière avait dû d’abord être dévorée, liée, souillée, mise en pièces par les Ténèbres ; et (vous croyez) que, lorsque vous mangez, vous la restaurez, vous la dégagez, vous la purifiez et vous la remettez en état, afin d’en recevoir une récompense et de n’être pas condamnés sur un globe éternel avec celle qui n’aurait pu être délivrée. Cette fable idiote, vous nous la serinez tous les jours et par vos pratiques et par vos paroles : pourquoi aller chercher encore à son sujet les témoignages des livres, comme si la substance étrangère s’était consumée dans des choses superflues et dans la fabrication de manuscrits, et qu’elle y retiendrait liée la substance de votre dieu ? Brûlez donc tous ces exemplaires de parchemins, ces élégantes reliures de peaux si finement décorées, de façon à ce qu’il n’y ait plus aucune chose superflue qui vous alourdirait et que de la sorte votre dieu puisse se délier, lui qui est retenu lié dans le manuscrit comme s’il s’agissait d’un châtiment d’esclave. Et enfin si vos livres, vous pouviez même les manger bouillis, quel service vous rendriez aux membres de votre dieu28 ! »
Même écho en Orient chez un anti-manichéen musulman de Bassorah dans l’Iraq ‘abbâside, al-Jâhiz (m. env. 868)29. Alors que, d’après lui, le contenu des livres manichéens est nul, les mêmes ouvrages sont en revanche admirables, explique-t-il, en ce qui concerne la technique de leur fabrication et de leur reliure, la qualité de l’encre et du papier, et la calligraphie. Les dépenses que les manichéens supportent pour les exécuter, ajoute-t-il, sont similaires à celles des chrétiens pour leurs églises (biya‘) et leurs croix en or, à celles des mages pour leurs temples du feu (bayt al-nâr), et à celles des gens de l’Inde (c’est-à-dire l’Inde du Nord-Ouest) pour leurs bouddhas (bidada). L’observation est intéressante car elle compare, comme le faisait Mani dans le Shâbuhragân, trois religions dont les livres fondateurs proviennent de disciples avec la religion nouvelle du dernier prophète, laquelle a pour
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De cette longue citation latine, je ne reproduis que la seconde moitié qui concerne la codicologie : Cur adhuc in eam quaeritis testimonia librorum, ut in rebus superfluis et conficiendis codicibus uestris aliena substantia consumatur et dei uestri ligata teneatur ? Incendite omnes illas membranas elegantesque tecturas decoris pellibus exquisitas, ut nec res superflua uos oneret, et deus uester inde soluatur, qui tamquam poena seruili etiam in codice ligatus tenetur. Nam si possetis libros uestros uel elixatos comedere, quantum membris dei uestri beneficium praestaretis (Augustin, Contra Faustum, XIII 18, p. 399, 30-400, 15 Zycha). 29 Documentation étudiée par Ch. Pellat, « Le témoignage d’al-Jâhiz sur les manichéens », in C. E. Bosworth, Ch. Issawi, R. Savory et A. L. Udovitch (éd.), The Islamic World. From Classical to Modern Times. Essays in Honour of Bernard Lewis, Princeton, Darwin Press, 1989, p. [269-279] 274-275.
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caractéristique que son fondateur est celui qui a transmis lui-même par écrit les révélations reçues de l’ange. Il est donc judicieux de comparer l’esthétique manichéenne du livre à l’art monumental et aux lieux cultuels des autres religions. En énonçant cette comparaison, l’écrivain arabe se fait l’écho de ce que des manichéens (convertis ?) de Mésopotamie pouvaient dire d’eux-mêmes et de leur religion en se fondant sur ce qu’expliquait Mani dans le Shâbuhragân. L’existence parmi les œuvres de Mani d’un livre à peintures, qui a pour titre Image (gréco-copte hikon, syriaque yuqnâ) et Ârdhang en parthe30, est attestée en Occident et en Orient. Dans les Kephalaia de Berlin, un auditeur demande à Mani pourquoi il a peint dans l’Image la délivrance du juste et la mort du pécheur, mais pas celle de l’auditeur, c’est-à-dire du catéchumène. Les destinées outre-tombe des justes et des pécheurs sont simples à représenter, répond Mani, parce que les uns et les autres aboutissent à des lieux uniques faciles à dessiner, Terre de lumière et Enfer, alors que la purification des catéchumènes par les transmigrations à travers des espaces divers et des conditions multiples est aléatoire et indéterminée31. L’historiographie islamique considère l’Image comme la preuve évidente du faux prophète qui prétendit à l’égalité avec Dieu en peignant le monde et fit croire par un subterfuge que ce livre à images était descendu du ciel32. Le statut canonique de l’Image n’était donc pas différent des livres à textes. Le Kephalaion XCII donne à penser que l’Image, en principe exhaustive, laissait de côté les représentations complexes exposées par Mani dans ses œuvres doctrinales. Peut-être s’agissait-il d’une sorte d’anthologie illustrée de la mythologie et de l’organisation de l’Église manichéennes, combinant sentences et dessins sur des motifs simples, où étaient mêlées citations et
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Polotsky et Henning assimilaient les deux intitulés, Sundermann récemment les dissocie. État de la question : W. Sundermann, « Was the Ardhang Mani’s Picture-Book ? », Manichaean Studies, 5 (2005), p. 373-384. 31 Le Kephalaion XCII a pour titre : « Pourquoi, (alors que) tu as écrit (= peint) toutes choses dans l’Image, n’as-tu pas écrit (= peint) la purification des catéchumènes purifiés lors de la transmigration (metaggismos) ? » (A. Böhlig [éd.], Kephalaia, p. 234, 25-236, 6). Selon Sundermann (supra n. 30), le commentaire sur l’Ârdhang, le M 8255, est une liste de résumés de paraboles, consistant chacun en une ou deux sentences, chaque résumé començant par la préposition az (« au sujet de »). Les autres fragments portent sur des doctrines dogmatiques, surtout eschatologiques. À mon avis, les questions posées par le Keph. XCII entrent dans ce cadre. 32 Shâhnâme, XXIX 589 : be-sûratgari goft peyghâmbar am, « c’est par ma peinture, dit-il (Mani), que je suis prophète » (Ferdowsî, Livre des Rois, éd. J. Mohl, t. V, Paris, Imprimerie Impériale, 1866, p. 472-473).
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images à la façon des mosaïques philosophiques de l’Antiquité tardive33 ? Si tel est le cas, il est curieux que la tradition manichéenne orientale des viie-xe siècles soit si peu loquace sur l’existence de l’Image et l’originalité de sa réalisation matérielle, faite d’une combinaison de textes et d’images. Des raisons de prudence face à l’islam sont à exclure car les artistes manichéens de Tourfan ont traité de tout ce qu’ils voulaient dans les enluminures et les peintures murales. Selon un fragment manichéen parthe de Tourfan, Mani au moment de sa mort légua à son successeur, Sisinnios, à la tête de l’Église manichéenne, deux livres et deux objets, les uns et les autres hautement symboliques : son Évangile, l’Ârdhang, sa tunique et son bâton34. Dans le Sermon sur la Grande Guerre, écrit par Kushtai à la fin du pontificat de Sisinnios en écho à la persécution de Bahrâm II, l’homéliste fait dire à Mani : « Je pleure sur les peintures de mon Image, tandis que je me (désole sur) leur beauté35 ». L’hypothèse que je formulerais est que cette œuvre majeure pour l’histoire générale de la culture comme illustration de sentences n’aura pas survécu, sous sa forme originale, au-delà de la décennie qui a suivi la mort de Mani. La rareté des informations sur l’Image de Mani fait contraste avec l’abondance des matériaux manichéens relatifs au mythe anthropogonique de la fornication des archontes, lors de la genèse des éléments par la Matière personnifiée. Sous les multiples noms que lui donnent les versions manichéennes du mythe (Natura, Physis, Enthymêsis, Âz, Hylê, Shâqlûn), la matière crée les corps de mort « en devenant peintre (zographos)36 ». De même, l’Épître du fondement décrit l’action démiurgique par le travail de sélection qu’opère l’imaginaire de l’artiste face à son tableau ou à sa sculpture : « Nous observons maintenant encore, que la nature du mal, formatrice des
33 Métrodore et Anacréon, iie-iiie siècles (Autun, Musée Rolin) ; les Sept Sages, iiie-ive siècles (Apamée, Syrie). 34 Sur cette transmission : W. Sundermann, Mitteliranische manichäische Texte kirchengeschichtlichen Inhalts, Berlin, Akademie-Verlag, 1981, p. 30-31 (Berliner Turfantexte 11) ; M. Tardieu, « La nisba de Sisinnios », Altorientalische Forschungen, 18 (1991), p. [3-8] 8 n. 25. Symboles : l’Évangile de Mani est un livre à textes, le nouvel évangile, l’Ârdhang un livre à images, la tunique signifie l’Église manichéenne unifiée et le bâton l’autorité unificatrice. 35 Homélies manichéennes : H. J. Polotsky (éd.), Manichäische Homilien, Stuttgart, Kohlhammer, 1934 (Manichäische Handschriften der Sammlung A. Chester Beatty I), p. 18, 5-6 ; je restitue au début de la ligne 6 : (thlibe etb)e. Le souvenir de la « beauté » de ce livre détruit et à jamais disparu accable son auteur. 36 La formule appartient aux Kephalaia de Berlin, LV, p. 136, 29.
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corps, se les représente (= les crée) en y prenant des forces37 ». L’intellect créateur, qui est le sensus de la nature, est essentiellement formator atque descriptor des vivants voués à la mort, formateur et peintre des éléments du monde38. Par cette mythologie reprise des cultures environnantes recadrées, l’auteur de l’Image élabore une contre-image, dans le domaine du sensible, de l’autorité de sa nouvelle prophétie39, en même temps qu’il se réapproprie quelque chose « provenant de la pensée et de la force40 » de l’intelligence de la nature.
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Et sicuti etiam nunc fieri uidemus corporum formatricem naturam mali inde uires sumentem figurare (Epistula fundamenti, fr. 8, dans Augustin, De natura boni, 46, p. 885, 26-27 Zycha). 38 La doctrine manichéenne de la nature formatrice des corps vient de Bardesane, Livre des lois des pays, 16 : Liber legum regionum, éd. Fr. Nau, in R. Graffin et al. (éd.), Patrologia Syriaca, t. I/2, Paris, Didot, 1907, col. 560, 12-14. 39 L’exposé didactique du mythe des origines dans le même fragment 8 de l’Épître du fondement se réfère, comme autorité livresque, à « toutes les Écritures divines et Secrets célestes » (omnibus diuinis scripturis arcanisque caelestibus, p. 885, 15-16 Zycha). Sont désignés par là, à mon avis, les récits bibliques et apocryphes de la Genèse, mais sans doute aussi les cosmogonies astrologiques mises sous les noms de Chaldéens fictifs. 40 L’expression appartient à l’Épître du fondement, fr. 8 : ex sua cogitatione ac uirtute (p. 886, 10 Zycha).
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Homélies : H. J. Polotsky (éd.), Manichäische Homilien, Stuttgart, Kohlhammer, 1934 (Manichäische Handschriften der Sammlung A. Chester Beatty I). Kephalaia de Berlin : A. Böhlig (éd.), Kephalaia I, 1. Hälfte, Lieferung 1-10, Stuttgart, Kohlhammer, 1940 (Manichäische Handschriften der Staatlichen Museen Berlin). Livre des Géants : W. B. Henning, « The Book of Giants », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 11/1 (1943), p. 52-74. Manuel sogdien de confession des péchés : W. B. Henning, Ein manichäisches Bet- und Beichtbuch, 1936, repris dans W. B. Henning, Selected Papers, I, Leyde, Brill, 1977, p. [417]-[577]. Psaumes des errants : A. Villey, Psaumes des errants. Écrits manichéens du Fayyûm, Paris, Cerf, 1994. Tourfan, art du livre : Zs. Gulácsi, Manichaean Art in Berlin Collections, Turnhout, Brepols, 2001. Tourfan, textes et fragments : W. Sundermann, Mitteliranische manichäische Texte kirchengeschichtlichen Inhalts, Berlin, Akademie-Verlag, 1981 (Berliner Turfantexte 11). Origène, Commentaire sur saint Jean, Livre XIII, éd. C. Blanc, Paris, Cerf, 1975 (Sources Chrétiennes 222). Nouveau Testament : M.-E. Benoit et P. Boismard (éd.), Synopse des quatre évangiles en français, Paris, Cerf, 1965. Études C. Colpe, Das Siegel der Propheten. Historische Beziehungen zwischen Judentum, Judenchristentum, Heidentum und frühem Islam, Berlin, Institut Kirche und Judentum, 1990. A. von Harnack, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles [1924], traduit de l’allemand par J. Hoffmann, préface par M. Tardieu, Paris, Cerf, 2004. A. Henrichs, « Mani and the Babylonian Baptists », Harvard Studies in Classical Philology, 77 (1973), p. 23-59.
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QUELLE AUTORITÉ POUR LES PSEUDÉPIGRAPHES ? Maria Gorea Université Paris 8
Depuis l’époque qui a vu la composition et la rédaction des livres bibliques, dont l’acmé s’est située à l’époque perse, à celle qui voit la création des apocryphes juifs « intertestamentaires », comprise entre les deux premiers siècles avant notre ère et les deux premiers de notre ère, d’Antiochus IV Épiphane à Hadrien, de Daniel aux Évangiles, il s’est produit un déplacement de la norme et de la pédagogie qui a généré un travail de réécriture. Le rapport aux textes existants n’avait rien du respect inconditionnel qu’on leur vouera plus tard. Car, malgré l’effort des auteurs d’apocryphes pour imposer une nouvelle version de l’histoire biblique, fortement marquée par la résistance idéologique aux séductions de la culture gréco-romaine environnante, les procédures de contrôle mises en place par les autorités rabbiniques ou ecclésiastiques afin de figer et verrouiller un corpus biblique jusqu’alors lâche ont fini par enlever aux apocryphes toute pertinence et les reléguer dans la catégorie des écrits illicites, voire hérétiques. Dans son premier essor, la littérature apocryphe et son sous-genre apocalyptique ont dû satisfaire un besoin de revanche né des frustrations engendrées par une hellénisation perçue comme forcée, et ne pouvant être assouvi par une prédication exténuée qui renvoyait aux leçons des désastres lointains comme à son plus fort argument pour inviter à la repentance. Sur un fond de crise et de relations conflictuelles avec le pouvoir romain, la littérature apocalyptique vit naître en elle des énergies nourries par le ressentiment. Les temps modernes ont appris à revaloriser l’apport des apocryphes à l’histoire des idées. Le premier corpus de littérature apocryphe biblique a vu le jour à l’initiative du théologien allemand Johann Albert Fabricius (1668-
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1736) en 17131, alors même que l’Orient commençait à capter l’attention des érudits. Parallèle à l’émergence d’une histoire critique des textes canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’entreprise ecdotique de Fabricius et celle de ses successeurs fut motivée en partie par un intérêt documentaire pour les « faux » antiques, en partie par une exigence critique de circonscrire, par ce travail de classification, l’affabulation parabiblique en un lot facilement identifiable, de sorte à poser une ligne de démarcation nette entre canonique et non-canonique, entre les genuina inspirés et les spuria. Ce fut aussi quatorze ans après la parution du catalogue des apocryphes chrétiens établi par John Toland, qui les avait classés par cycles ou attributions et en fonction de l’autorité que leur conférait la tradition2. La familiarité de Toland avec les apocryphes du Nouveau Testament lui avait permis de mieux comprendre l’origine et l’histoire du christianisme primitif3. Ce fut un bon début. L’étude des apocryphes n’a cessé depuis de s’affranchir d’une vision trop étroite, consistant à les évaluer à l’aune du canon biblique ou à en limiter la fonction à celle de source documentaire pour l’histoire du judaïsme ou du judéo-christianisme, en en faisant un objet d’érudition. Leur étude permet aussi de découvrir des stratégies discursives différentes des pratiques assignant une valeur prépondérante à la « quête de la vérité » et à l’enregistrement des faits ou des ipsissima verba des prophètes, dont les oracles, visions ou songes ont fourni aux auteurs d’apocryphes, pétris de culture biblique, des modèles prééminents. À l’époque hellénistique s’affirmait déjà une attitude respectueuse envers des textes quasi canoniques, en même temps que pointaient des écrits apocryphes qui, selon un procédé largement répandu parmi les récits pseudo-autobiographiques, se réclamaient de personnages bibliques, de préférence de ceux qui n’ont pas laissé d’écrits ou dont on n’a pas de trace dans le corpus biblique. Cette littérature pseudépigraphe s’est ensuite largement répandue à l’époque romaine et au-delà d’elle. Il s’agit là d’un artifice par lequel les auteurs des pseudépigraphes cherchaient à exploiter la possibilité d’une narration à la première personne, où le narrateur et le héros
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Le Codex pseudepigraphus Veteris Testamenti est sorti des presses hambourgeoises de Christian Liebezeit dix ans après le Codex apocryphus Novi Testamenti (1703) (cf. J.-C. Picard, « L’apocryphe à l’étroit. Notes historiographiques sur les corpus d’apocryphes bibliques », in P. Geoltrain, J.-C. Picard et A. Desreumaux [dir.], La fable apocryphe, 1, Turnhout, 1990 [Apocrypha. Le champs des apocryphes 1], p. 69-117). 2 J. Toland, Amyntor or, a Defence of Milton’s Life, Londres, 1699, p. 20-41. 3 Fr. Schmidt, « John Toland. Critique déiste de la littérature apocryphe », in P. Geoltrain, J.-C. Picard et A. Desreumaux (dir.), La fable apocryphe, 1, Turnhout, 1990 (Apocrypha. Le champs des apocryphes 1), p. 119-145.
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se fondent en une seule et même personne. En même temps, ils tentaient de s’assurer une certaine crédibilité aux yeux des lecteurs dont ils abusaient l’innocence, en prétendant fournir un texte qui n’était rien d’autre que le témoignage du héros biblique, ses mémoires, son auto-analyse ou encore tout autre écrit notoire émanant de ses proches. Dans le cas des apocryphes, la contrefaçon est flagrante et les écarts risqués auxquels leurs auteurs se sont livrés soulèvent non seulement la question de l’autorité des textes bibliques ainsi réinterprétés, mais celle notamment des raisons d’une production de discours qui échappent au contrôle et à la délimitation, cherchant à instituer une nouvelle autorité. Motivés par une intention pieuse et mus par un élan réformateur, les auteurs réels des apocryphes ont sacrifié la franchise à l’édification morale, en s’effaçant derrière le masque de personnages bibliques, au moyen d’une subtile altération, minutieusement orchestrée, des données bibliques. Selon Jean-Claude Picard, faire endosser à l’auteur fictif le rôle de sujet est une invite au lecteur à s’identifier au personnage4. Si la destinée et l’agissement des personnages émeuvent le lecteur, celui-ci ne s’y arrête que dans la mesure où les sentiments renvoient à un auteur qu’on cherche à rejoindre et avec lequel on veut coïncider par mimétisme vertueux. Même si la tâche des auteurs était infiniment facilitée par une tradition littéraire qu’on s’imaginait entretenir, compiler et varier à peine en la glosant, même si l’exigence d’originalité et de nouveauté était inexistante, limitée ou encore dictée par la nécessité d’imposer un certain nombre d’idées, la genèse de l’œuvre apocryphe n’en était pas moins un acte créateur. La tâche des écrits apocryphes était d’autant plus ardue que ceux-ci s’inscrivaient en concurrence avec des textes canoniques avant la lettre, dont on reconnaissait l’autorité, comme l’attestent les traductions mêmes de la Septante grecque ou le Prologue du Siracide. La confrontation d’un texte apocryphe à sa source biblique, plus ténue, fait ressortir toutes les ruses des auteurs d’apocryphe qui ne reculent devant aucun obstacle pour imposer, à travers leur version, l’idée qu’ils se font d’un texte qu’ils devaient juger vieilli, aux significations brouillées, disparaissantes, insuffisamment évidentes, ou encore déformé par la transmission. Voulant manipuler les lecteurs en faisant croire que le texte biblique reposait sur le pseudépigraphe et non l’inverse, les auteurs d’apocryphes renseignent indirectement sur le statut pré-canonique des écrits bibliques. Les traductions en grec sont intervenues sur un texte
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J.-C. Picard, « L’apocalypse grecque de Baruch », in Le continent apocryphe. Essai sur les littératures apocryphes juives et chrétienne, Turnhout, 1999 (Instrumenta patristica et mediaevalia 36), p. 91, n. 37.
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biblique non encore définitivement clos (les variantes, à Qumrân, en sont la preuve), du moins cela est-il vrai pour les écrits sapientiels pouvant être considérés comme des recueils de sagesse susceptibles de s’enrichir et non comme des textes normatifs. Le fait même de les avoir traduits a été perçu par les autorités religieuses comme une garantie de la stabilité des textes et de leur expression définitive. La traduction de la Septante est ainsi responsable en grande partie de l’aura qui entourait un texte ayant connu la gloire de la diffusion en une autre langue. Ce qui est vrai d’un livre l’est aussi du corpus même : une fois les textes bibliques transposés en grec, il devenait difficile d’en écarter certains sous quelque prétexte que ce fût ou d’ajouter au recueil de nouveaux prétendants. La traduction de la Septante a ainsi contribué à l’affirmation de l’idée de norme textuelle biblique et l’époque de la traduction en grec est celle qui a vu la rigidité (ou la normalisation) du texte atteindre son degré le plus élevé. La traduction en grec n’était vraisemblablement pas la conséquence d’une consécration de formes textuelles définitives, mais un des principaux facteurs responsables de cette normativité biblique. La littérature apocryphe ne fut pas une simple sous-production proliférant aux marges du canonique, fruit d’une imagerie populaire débridée. L’apocryphicité, trop souvent regardée comme simplement parallèle à la canonicité, en fut le véritable principe catalyseur, celle qui aura hâté la clôture du canon des textes juridiques et religieux, des récits majeurs, auxquels les autorités rabbiniques ont reconnu la qualité d’écrits sacrés. Les deux formes – la canonique, que l’on ne parviendra pas à détrôner, et l’apocryphe – coexisteront, sans s’annuler réciproquement, même si l’orthodoxographie a repoussé les pseudépigraphes au-delà de leurs propres limites. Si les apocryphes ont défié l’autorité de la Bible, ils se sont vus à leur tour contestés par les autorités rabbiniques qui avaient institué une censure dénonçant la contrefaçon : il s’agit d’un acte critique en retour, censé défendre le corpus biblique des textes fondamentaux de la masse informe des nouveaux textes, prétendument vieux. Version canonique des textes majeurs et histoires apocryphes se livreront ainsi une concurrence parfois mal comprise ou ignorée d’un public indécis sur le parti à prendre, hésitant entre deux rivaux que l’on estime en égale mesure, car jugés complémentaires. Du côté des autorités rabbiniques ou ecclésiastiques, on a privilégié d’autres formes de contrôle interne au corpus établi : le commentaire exégétique et la glose d’un texte biblique qu’on estimait actualisable et qu’on pensait receler d’inépuisables ressources de sens multiples. Le décalage entre le texte premier et son commentaire permettait de construire des discours nouveaux tout en répétant ce qui a été dit et sans s’en écarter. Pour le commentaire, aussi extensible fût-il, le texte biblique de référence détenait une fonction 156
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contraignante qui ne laissait de liberté qu’à l’intérieur d’un système de restrictions. Sans attendre qu’une procédure d’exclusion vise leurs écrits et les interdise, les auteurs d’apocryphes ont pris les devants, en investissant l’histoire sainte de l’intérieur et en faisant preuve d’une audace que masque une déférence feinte. Le cliché de l’écrit antique redécouvert n’était qu’une stratégie littéraire pour imposer ainsi de nouveaux écrits et de nouvelles idées destinés à renouveler un corps de textes déjà anciens et révolus, mais dans le cas des pseudépigraphes juifs il s’agissait de bien plus que de prétendre à une antiquité vénérable. L’intention des pseudépigraphes était sans nul doute d’induire les lecteurs à l’idée que, loin d’être une littérature d’inspiration biblique, issue d’elle ou parallèle à elle, il s’agirait, au contraire, de la « vraie » source des auteurs bibliques mêmes et que ce sont bien les textes de la Bible qui émanent de ces écrits soi-disant dissimulés et prétendument antiques. Se déclarant des textes référentiels, les apocryphes revendiquaient une autorité fondée sur l’antériorité par rapport aux textes bibliques. Ces derniers pouvaient dès lors être relégués dans une catégorie secondaire, du moment que l’on parvenait à convaincre qu’il s’agissait de documents dérivés, écrits ultérieurement, et non de sources de première main, émanant des personnages bibliques mêmes, comme le seraient les pseudépigraphes. L’apocryphe non seulement explicitait le texte biblique et le complétait, en développant quelques aspects choisis, mais il insinuait subrepticement être mieux renseigné que lui, le devancer même et lui avoir donné l’occasion d’en faire de brèves allusions ou de plus longs développements. Pour que le récit fictif du nouveau texte construise et nourrisse une telle illusion, celui-ci devait être laborieusement composé selon un plan qui prenne d’innombrables précautions textuelles et discursives, afin de ne pas trahir la moindre inadéquation avec le texte biblique d’origine, dont il usurpait l’autorité, pas encore canonique, mais suffisante pour devoir en tenir compte. Pas de liberté de manœuvre : les contraintes bibliques posent des limites, encore que certains auteurs les transgressent tout en donnant l’illusion de se tenir en-deçà des bornes de l’histoire connue. Se plaçant dans une situation d’antériorité à la rédaction du livre biblique, l’apocryphe se voyait contraint d’organiser autrement les données, en prétendant fournir des détails et des précisions qui faisaient défaut au texte canonique et qu’il devait par conséquent inventer. La revendication du pseudépigraphe à une antériorité qu’il ne détenait évidemment pas lui était nécessaire afin de rendre crédible son écrit et l’enseignement de piété qu’il dispensait dans un milieu populaire. L’auteur de cette mystification littéraire comptait sur l’autorité que le « moi » fictif (et invérifiable) exercerait sur des esprits naïfs et impressionnables. Il en résultait une nouvelle création littéraire, où histoire 157
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sainte et pseudo-autobiographie s’entremêlaient, où le protagoniste devenait lui-même le narrateur et non un simple objet de vénération de la part d’un auteur dont l’anonymat pouvait susciter des réserves voire de l’incrédulité. Le lecteur avait ainsi l’illusion d’accéder directement à la source même de l’histoire, sans narrateur interposé. Pour donner l’illusion d’un discours naturel et cacher l’artifice, le nouveau héros apocryphe usurpait l’identité du personnage biblique en s’y substituant, afin de remodeler son profil. Implicitement, le personnage apocryphe prétendait avoir un ascendant sur son modèle. Prétendument écrits par les personnages bibliques eux-mêmes, remontant à un passé vénérable, soi-disant dissimulés en raison même d’une exigence divine, ignorés, oubliés, avant d’être enfin mis au jour, la divulgation que ces écrits mettent en scène prétend aussi coïncider avec la fin d’un cycle et le déclin de l’humanité. Le choix des personnages bibliques désignés comme les auteurs fictifs des pseudépigraphes était dicté moins par des considérations d’ordre chronologique, en fonction de l’antiquité qu’on leur attribuait – bien que cela pût aussi être le cas – que par le fait que leur profil prophétique et clairvoyant avait été jugé insuffisamment exploité dans les livres bibliques, laissant ainsi au véritable auteur des apocryphes ou à l’apocalypticien la voie libre pour des développements fabulateurs. Il a suffi d’un interstice dans le texte biblique pour qu’y soit introduite la graine apocryphe qui donnera radicelles, racines et ramures. Les auteurs d’apocryphes étaient tout d’abord d’ingénieux lecteurs, versés dans le repérage des brèches, dans l’emprunt du détail infime aux textes d’origine, détail non pas insignifiant, mais auquel on ne semble pas avoir accordé une interprétation symbolique. Le détail emprunté aux textes bibliques devait surtout servir à l’auteur du pseudépigraphe de point d’ancrage dans le récit et rendre la nouvelle fiction vraisemblable. Les auteurs des apocalypses surchargent ou détournent le détail de son sens ou de son absence de signification. Ils déploient aussi de véritables stratégies pour détourner les lecteurs des récits bibliques et les attirer dans les fictions et les anecdotes apocryphes. Laissées à leurs textes fragmentaires et complexes, les figures bibliques pâlissent à côté des nouveaux personnages, aux traits plus marqués, qui endossent de tout autres personnalités. Mais quelles pouvaient bien être les motivations d’un remaniement en profondeur des personnages bibliques et de la sous-estimation des écrits bibliques que celui-ci implique ? Serait-ce une nouvelle forme de piété ? Les figures bibliques étaient-elles obsolètes ? Ou bien étaient-ce les apocryphes qui rendaient les textes bibliques désormais désuets, écrasés sous la profusion de détails, de soi-disant témoignages, confidences, divulgations, révélations ? Le souci de véracité rendait les auteurs des apocryphes attentifs 158
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à chaque détail en même temps qu’ils semblaient vouloir tirer bénéfice de toute occasion textuelle et consolider l’enseignement moral d’un idéal religieux devant être prodigué à la communauté juive vivant parmi les païens. Les auteurs imposaient ainsi, au nom d’une autorité biblique incontestable, des fictions qui enfermaient les doctrines morales qui leur paraissaient indispensables à l’édification des membres de la communauté et qui semblaient faire défaut au texte biblique. Il semble que l’intention de ces nouveaux auteurs n’était pas seulement d’offrir à leurs contemporains une lecture plus édificatrice et plus explicite que ne le fut celle de la Bible, mais de faire en sorte que les textes bibliques, dans leur contenu et leur forme, soient désormais perçus comme dépassés et même inexacts, voire controuvés. Ainsi, le personnage biblique de Job devient méconnaissable dans le Testament de Job apocryphe. Le stoïcisme, dans sa version judaïque, devenant un phénomène populaire, exaltait, en tant que modèle de soumission et d’exemple à suivre, la figure du sage impassible et docile. Le personnage biblique était irrévérencieux : il fallait par conséquent le « corriger » et le soumettre à un examen de conscience. L’auteur de l’apocryphe militait pour d’autres idéaux et l’intransigeance du personnage biblique, libre de toute complaisance, laissait place ici à un consentement face au destin et à une apathie qui font que le « nouveau » Job, tout au contraire de son homonyme biblique, acceptait son sort. L’excès d’indignation du Job biblique devenait, dans l’apocryphe, des convulsions de pénitent et sa résistance opiniâtre s’était mue en négation de la volonté propre et en une obstination à ne rien percevoir ou sentir. Que l’intention de ces nouveaux auteurs a été de désavouer de la sorte une autorité biblique qui était sur le point d’exclure la multitude des nouveaux écrits fabriqués est prouvé par leur silence à l’égard des écrits bibliques eux-mêmes. Si l’auteur d’un apocryphe ne se donnait pas la peine de renvoyer le lecteur au livre biblique qui lui sert de prétexte, au moins dans la même mesure où il renvoyait à des sources bien plus obscures, c’était parce qu’ignorer tout écrit biblique revenaient à rendre plus crédible l’antériorité de l’apocryphe et son ascendance sur la Bible même. Il est aisé d’imaginer non seulement la curiosité sinon la fascination que pouvaient susciter les allusions à de telles œuvres fictives ou réelles, ou encore apocryphes, et autres prétendues révélations, mais également la frustration que l’on pouvait éprouver à la lecture des seules œuvres bibliques, connues depuis longtemps et qui ne réservaient plus de surprises. Curieusement et paradoxalement, les auteurs d’apocryphes, malgré leur assujettissement inconditionnel à un texte de référence, malgré aussi le fait qu’ils abdiquent leur personnalité et l’immodestie que tout auteur serait autorisé à éprouver, étaient aussi les premiers critiques des livres bibliques, dans la mesure où 159
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leur œuvre contestait l’exclusivité scripturaire de la Bible et qu’ils estimaient avoir à la compléter ou l’expliciter. Même lorsque l’écrit se réclame de l’autorité d’un personnage païen comme celui de la Sibylle des Oracula Sibyllina, c’est en vertu du principe selon lequel les vérités de Dieu peuvent être reconnues et proclamées par les païens, à leur insu. Visant un judaïsme familiarisé avec la culture hellénique, les auteurs des Oracula associent la réputation de la quasi immortelle Sibylle érythréenne au prestige de l’hyperbolique antiquité babylonienne et antédiluvienne que la Sibylle revendique, en s’attribuant une filiation noachique5. Mieux encore, les auteurs suggèrent que les traits de la fausse Sibylle païenne cachent la véritable « Grande prophétesse de Dieu6 ». L’impénétrable Sibylle était censée prophétiser, malgré elle, passé et également avenir : « c’est lui [le Grand Dieu] qui de son fouet cingle en moi mes esprits, afin que j’annonce exactement aux hommes ce qui est arrivé jusqu’à présent et ce qui arrivera encore » (οὗτός μοι μάστιγα διὰ φρενὸς ἤλασεν εἴσω, ἀνθρώποις ὅσα νῦν τε καὶ ὁππόσα ἔσσεται αὖτις)7. De son hauteur prophétique, la Sibylle incrimine non seulement Homère qu’elle qualifie de ψευδογράφος (« écrivain mensonger »), en l’accusant d’avoir plagié ses propres oracles contre Troie, mais Apollon même – « le menteur Phébus8 ». Celui-ci a pour « demeure au fond d’un temple une pierre qu’on aura (préalablement) trainée, complètement sourde, édentée, sauvagement mutilée par des mortels » (οἶκον ἔχει ναῷ λίθον ἑλκυσθέντα, κωφότατον νωδόν τε, βροτῶν πολυαλγέα λώβην), ce qui décrit visiblement une vielle statue portant les marques des morsures du temps qui passe et de la dévotion des pèlerins9. Dans le cas d’Homère et de la perspective d’un discours prophétique en quelque sorte atemporel, la tâche de l’auteur était
Ἐγὼ νύμφη καὶ ἀφ’ αἵματος αὐτοῦ (Oracula Sibyllina 3,827) : la Sibylle se dit bru et parente de Noé, par ailleurs une figure qui occupe une place centrale dans le Livre des Jubilés et dont le judaïsme se revendique, au même titre que d’Hénoch et d’autres figures antédiluviennes (dans la traduction de Valentin Nikiprowetzky dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1037-1140). 6 Oracula Sibyllina 3,818 ; 4,2, etc. 7 Ibid. 4,18-19. 8 « Écoute, ô peuple… toutes les prédictions très véridiques que je m’en vais prophétiser de ma bouche sonore et douce ! Ce n’est pas du menteur Phébus que je profère les oracles, Phébus que les hommes impies ont appelé dieu et auquel ils ont faussement attribué la connaissance de l’avenir » (Κλῦτε, λεὼς…, ὅσσα μελιφθέγκτοιο διὰ στόματος μεγάροιο 5
μέλλω ἀφ’ ἡμετέρου παναληθέα μαντεύεσθαι· οὐ ψευδοῦς Φοίβου χρησμηγόρος, ὅντε μάταιοι ἄνθρωποι θεὸν εἶπον, ἐπεψεύσαντο δὲ μάντιν), ibid. 4,1-5. 9
Ibid. 4,8-9.
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d’autant plus difficile qu’il lui fallait dénoncer un larcin littéraire pas encore consommé, mais toujours à venir. Au moment où l’auteur fait parler la Sibylle, non seulement Troie n’avait pas encore subi les assauts qui lui assureront un renom impérissable (κλέος ἀγήρατον, littéralement, « renom qui ne vieillit pas »), mais Homère – qui, lui, allait bien devenir vieux (πρέσβυς) –, n’était pas encore né pour composer l’Iliade, en plagiant les propres écrits de la Sybille, « en écrivant faux de tout point » (ψευδογραφῶν κατὰ πάντα τρόπον)10 : « Ilion, je te plains ! […] une célébrité inaltérable attend les événements qui surviendront. Il y aura ensuite un vieil homme, un écrivain mensonger, qui controuvera le nom de sa patrie et dans les yeux duquel la lumière se sera éteinte. Mais il aura beaucoup d’esprit et une parole rythmée mariée à deux noms pour dire ses pensées. Il se donnera lui-même pour natif de Chio et racontera la guerre de Troie non d’une manière véridique, mais avec habileté, car il s’emparera de mes mots et de mes rythmes, ayant été le premier à dérouler de ses mains mes ouvrages » (Ἴλιον, οἰκτείρω σε. […] ἀγήρατον δ’ ἔσται κλέος ἐσσομένοισιν. καί τις ψευδογράφος πρέσβυς βροτὸς ἔσσεται αὖτις ψευδόπατρις· δύσει δὲ φάος ἐν ὀπῇσιν ἑῇσιν· νοῦν δὲ πολὺν καὶ ἔπος διανοίαις ἔμμετρον ἕξει, οὐνόμασιν δυσὶ μισγόμενον· Χῖον δὲ καλέσσει αὑτὸν καὶ γράψει τὰ κατ’ Ἴλιον, οὐ μὲν ἀληθῶς, ἀλλὰ σοφῶς· ἐπέων γὰρ ἐμῶν μέτρων τε κρατήσει· πρῶτος γὰρ χείρεσσιν ἐμὰς βίβλους ἀναπλώσει)11. Une allusion à Énée, sans le
nommer autrement que « l’homme venu de Troie, issu de la race et du sang d’Assaracus » (μετὰ τὸν γενεῆς τε καὶ αἵματος Ἀσσαράκοιο, ὃς μόλεν ἐκ Τροίης)12, laisse entrevoir que l’auteur de ce cinquième livre du recueil des Oracula avait connaissance de l’Énéide de Virgile. Seul, le bref oracle de l’Iliade, « La force d’Ainéias commandera sur les Troyens, ainsi que les enfants de ses enfants qui naîtront dans les temps à venir13 », n’aurait pas suffit à l’auteur du cinquième oracle du recueil – écrivant sous le règne de Marc-Aurèle – à bâtir la légende de l’arrivée d’Énée dans le Latium. Tenant la légende plus probablement de l’œuvre de Virgile, l’auteur l’ignore par ailleurs, se contentant de ternir l’éclat de la « tout lamentable, très mauvaise cité » de Rome (πανόδυρτε κακὴ πόλι)14, dont la Sibylle « prédit » la décadence, en distordant légèrement le nom, comme s’il renfermait, dans sa structure phonique, son propre anéantissement : « Samos sera de sable
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Ibid. 3,430. Ibid., 3,414-425. Ibid. 5,8-9. Homère, Iliade 20,307-308. Oracula Sibyllina 5,394.
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(Σάμος ἄμμος), Délos invisible (Δῆλος ἄδηλος), Rome une rue (῾Ρώμη ῥύμη)15 ». La mention de la redécouverte d’un écrit qui remémore les temps anciens et révèle l’avenir s’accompagnait généralement d’une garantie d’authenticité, soit pour préciser que la mise par écrit était un impératif divin auquel le héros avait obéi, soit pour transmettre, en vénérable aïeul, le récit de l’histoire et des prédictions à titre de testament laissé à la postérité immédiate et par celle-ci à la génération « ultime ». Chacun des Testaments des douze patriarches est qualifié soit de « copie de testament » (ἀντίγραφον διαθήκης), soit de « copie des paroles (ultimes) prescrites » (ἀντίγραφον λόγων… ὄσα διέθετο) ou « dites ». Parfois, des générations éloignées les unes des autres peuvent s’entrecroiser au cours d’un même récit, en donnant l’illusion d’un amoncellement de vieux textes : « Après cela, mon aïeul Hénoch a mis pour moi [Noé] dans un livre l’explication des mystères, ainsi que les visions symboliques qui lui avaient été accordées. Il les a jointes pour moi au livre des “Paraboles”16 ». Dans le sens inverse, des interpellations visent le descendant immédiat : « Maintenant, ô mon fils Mathusalem, je te dis toutes ces choses et je les écris pour toi. Je t’ai tout révélé et je t’ai donné les livres qui les contiennent toutes. Garde, mon fils, ce qu’a écrit la main de ton père, pour le donner à la génération ultime17 ». Aussi ancien soit-il, un écrit n’est que la transcription d’un « témoignage » fondé sur l’écrit par excellence, celui des tables célestes, auxquelles Hénoch, Noé, les patriarches et Moïse doivent leur savoir : « Hénoch […] commença à parler d’après les écrits. […] Voici ce que j’ai à vous dire et à vous faire savoir, selon ce qui m’a été montré par la vision céleste et ce que j’ai compris des tablettes célestes18 ». À défaut des tables célestes, un ange dicte ou écrit ce qu’il convient d’être transcrit : « Il [Dieu] dit à un ange de la Face : “Écris pour Moïse…” » ; « L’ange de la Face parla à Moïse… : “Écris le récit complet de la création”…19 ». Le livre des Jubilés20 affirme qu’Hénoch fut le premier à avoir maîtrisé la technique de l’écriture et rédigé son témoignage : οὗτος (Ἑνὼχ) πρῶτος
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Ibid. 3,363. I Hénoch 68,1. 17 Ibid. 82,1. 18 Ibid. 103,1-2. 19 Jubilés 1,27 ; 2,1 ; cf. aussi 10,13. « Et toi, Moïse, mets ces mots par écrit, car c’est ainsi qu’il est écrit » (23,32) (traduction d’A. Caquot dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987, [Bibliothèque de la Pléiade], p. 629-810). 20 Le livre des Jubilés fut écrit à l’origine en hébreu, comme l’attestent des fragments trouvés à Qumrân, puis il a été traduit en grec. La version éthiopienne, qui figure parmi 16
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γράμματα μανθάνει καὶ διδάσκει, καὶ θείων μυστηρίων ἀποκαλύψεως ἀξιοῦται, « Ainsi, il fut le premier à apprendre les lettres et à les enseigner,
à avoir été jugé digne des révélations et des mystères divins21 ». Le même passage en éthiopien est légèrement différent : « Il fut ainsi le premier des humains à apprendre l’écriture, la sagesse et la science, et à écrire dans un livre les signes du ciel […]. Il fut le premier à rédiger un témoignage, et, parmi la gent terrestre, à donner un témoignage aux humains. […] Il rédigea son témoignage et le déposa sur la terre, pour tous les humains, pour toutes les générations22 ». Autrement dit, l’auteur attribue à Hénoch non pas l’invention de l’écriture, dont l’origine n’est pas humaine, mais seulement l’apprentissage, en faisant de lui un initiateur qui jette les fondements de la science pour la postérité, d’où s’ensuivra tout savoir ultérieur. L’écriture est ainsi le résultat non pas de la réflexion humaine ou l’aboutissement d’un processus élaboré dans le temps et perfectionné par à-coups, mais une révélation, au même titre que celle des « tables célestes23 », qualifiées d’« essentielles » ou de « nécessaires » (ἀναγκαίαν) : « J’ai lu en effet les tables célestes et j’ai vu l’écrit nécessaire, et j’ai compris ce qui y était écrit et gravé vous concernant », ἀνέγνων γὰρ τὰς πλάκας τοῦ οὐρανοῦ καὶ εἶδον τὴν γραφὴν ἀναγκαίαν· ἔγνων τὰ γεγραμμένα ἐν αὐταῖς καὶ ἐγκεκολαμμένα περὶ ὑμῶν24. Hénoch est aussi qualifié d’« homme véridique, homme de vérité et scribe de vérité » (ὁ ἄνθρωπος ὁ ἀληθινός, ἄνθρωπος τῆς ἀληθείας, ὁ γραμματεύς… ἄνθρωπος ἀληθινὸς καὶ γραμματεὺς τῆς ἀληθείας)25, ou encore de « précepteur du ciel et de la terre et scribe de la justice » (οὗτός ἐστιν ὁ διδάσκαλος τοῦ οὐρανοῦ καὶ τῆς γῆς καὶ γραμματεὺς τῆς δικαιοσύνης Ἑνώχ), préposé au registre des
fautes26, ou encore, selon l’Hénoch slave, celui qui écrit « toutes les œuvres
les écrits canoniques de l’Église d’Éthiopie, a été établie à partir d’une traduction grecque aujourd’hui disparue, dont seuls subsistent quelques fragments extraits des écrits d’Épiphane et d’historiens byzantins (A.-M. Denis, [éd.], Fragmenta pseudepigraphorum quae supersunt graeca, Leiden, 1970, p. 70-102). 21 Jubilés 4,17-18, Fragmenta, p. 83. 22 Traduction du texte éthiopien par A Caquot dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 465-625. 23 I Hénoch 81,1-2. 24 Ibid. 103,2. 25 Ibid.15,1. 26 Testament d’Abraham B 11,3.
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de la terre et des cieux27 ». Selon le Testament de Moïse28, celui-ci transmet à Josué un écrit (scribtura) pour que ce dernier reconnaisse l’authenticité des livres qu’il lui seront légués : « Mais [toi], reçois cet écrit afin que tu reconnaisses l’assurance (de l’authenticité) des livres que je vais te confier ; tu les mettras en ordre, les embaumeras et les déposeras dans des vases d’argile en un lieu qu’Il a fait dès le début de la création du monde… », [Tu] autem percipe scribturam hanc ad recognoscendam tutationem librorum, quos tibi tradam, quos ordinabis et cedrabis et repones in vasis fictilibus in loco quem fecit ab initio creaturae orbis terrarum (1,16-17)29. La difficulté du passage a été à juste titre soulignée par les commentateurs30. Hilgenfeld était d’avis que le terme recognoscere serait la traduction du grec ἀναγιγνώσκειν, et tutatio, « protection », une traduction de ἀσφάλεια « assurance, certitude » : [σὺ] δὲ δέξαι τὴν γραφὴν ταύτην τοῦ ἀναγνῶναι τὴν ἀσφάλειαν τῶν
βιβλίων, ἅ σοι παραδώσω, ἃ διαθήσεις καὶ κεδρώσεις καὶ ἀποθήσῃ ἐν σκεύεσιν ὀστρακίνοις ἐν τῷ τόπῳ ᾧ ἐποίησεν ἀπ’ ἀρχῆς τῆς κτίσεως τοῦ κόσμου31.
Afin de renforcer la crédibilité des textes apocryphes, leurs auteurs ont recours à certaines stratégies consistant à invoquer l’autorité d’autres écrits apocryphes. Ce que le livre d’Hénoch appelle son « témoignage » et auquel l’auteur anonyme fait semblant de croire, devait paraître aux yeux des lecteurs d’autant plus vraisemblable que d’autres écrits, également apocryphes, l’attestent indirectement. Ainsi, les Testaments de Dan et de
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II Hénoch 35,3. La version slave d’Hénoch, citée dans la traduction d'A. Vaillant et M. Philonenko, est un écrit apocryphe préservé dans des manuscrits datant des xvexviie siècles, mais dont le lointain original était rédigé en hébreu ou en araméen (La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1167-1223). 28 Connu par un manuscrit latin du vie siècle, qui est la traduction d’un texte grec perdu (A. Hilgenfeld [éd.], « Beschützung ihrer Authentizität Ἀναλήψις Μωυσέως », in Novum Testamentum extra Canonem receptum, Leipzig, 1866, p. 100-110) ; une rétroversion grecque du texte a été établie par A. Hilgenfeld trois ans plus tard (A. Hilgenfeld, Messias Judaeorum: libris eorum Paulo ante et Paulo post Christum natum conscriptis illustratus, Leipzig, 1869, p. 437-468). 29 A. Hilgenfeld (éd.), « Beschützung ihrer Authentizität Ἀναλήψις Μωυσέως », p. 100. 30 Cf. A. Schalit, Untersuchungen zur Assumptio Mosis, Leyde, 1989, p. 170-180 ; J. Tromp, The Assumption of Moses, Leyde, 1993. 31 A. Hilgenfeld, Messias Judaeorum, p. 440. A. Tromp invoque, à l’appui de l’hypothèse d’une traduction de ἀναγιγνώσκειν τὴν ἀσφάλειαν par recognoscere tutationem, la version de la Vulgate de Luc 1,4, où ἐπιγινώσκειν τὴν ἀσφάλειαν est traduit par cognoscere veritatem (ἵνα ἐπιγνῷς περὶ ὧν κατηχήθης λόγων τὴν ἀσφάλειαν, ut cognoscas eorum verborum de quibus eruditus es veritatem, « pour que tu puisses constater la solidité [des enseignements que tu as reçus] ») (cf. J. Tromp, The Assumption of Moses, p. 144-145).
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Nephtali mentionnent le livre d’Hénoch : « J’ai lu dans le livre d’Hénoch le juste que… », ἀνέγνων γὰρ ἐν βίβλῳ Ἑνὼχ τοῦ δικαίου, ὅτι…32 ; « Je vous dis cela, mes enfants, car j’ai lu dans l’écrit saint d’Hénoch que… », ταῦτα λέγω τέκνα μου ὅτι ἀνέγνων ἐν γραφῇ ἁγίᾳ Ἑνὼχ, ὅτι…33. Parfois les écrits cités sont qualifiés de paralipomènes prétendument laissés par les proches des principaux protagonistes. Ainsi, les Paralipomènes d’Éliphaz que cite le Testament de Job, sans toutefois les faire figurer dans le texte, ou encore le texte grec des Paralipomènes de Jérémie34. En conclusion à ce dernier et alors que rien dans le texte biblique ne permettait d’entrevoir le martyre de Jérémie, l’auteur de l’apocryphe imagine une fin par la lapidation. L’auteur invoque l’analogie du discours de Jérémie et celui d’Isaïe, ce dernier ayant lui aussi connu une fin tragique, selon le texte apocryphe du Martyre d’Isaïe : Ταῦτα πάλιν ἐστὶ τὰ ῥήματα τὰ ὑπὸ Ἡσαΐου τοῦ υἱοῦ Ἀμὼς εἰρημένα, λέγοντος ὅτι Εἶδον τὸν θεὸν καὶ τὸν Υἱὸν τοῦ θεοῦ, « Ces paroles sont la répétition de celles d’Isaïe fils d’Amos qui disait
“J’ai vu Dieu et le Fils de Dieu”35 ». La « répétition » que sanctionnera la lapidation n’indique pas ici le plagiat dont Jérémie se serait rendu coupable, mais la confirmation d’un oracle déjà annoncé, jugé comme sacrilège et contestant l’autorité de Moïse36. Dialoguer avec d’autres écrits apocryphes pouvait donc se révéler pour un texte comme un moyen de s’intégrer à la communauté des nouveaux écrits, tout en contribuant à renforcer un
32 Testament de Dan 5,6 (dans la traduction de M. Philonenko dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 813-944). Texte grec dans M. de Jonge, The Testaments of the Twelve Patriarchs. A Critical Edition of the Greek Text, Leyde, 1978 (Pseudepigrapha Veteris Testamenti Graece 1). 33 Testament de Nephtali 4,1 (dans la traduction de M. Philonenko dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 813-944). 34 Édité par J. Rendel Harris : J. R. Harris (éd.), The Best of the Words of Baruch: a Christian Apocalypse of the Year 136 A.D., Londres, 1889, p. 47-64. 35 Paralipomènes de Jérémie 9,20 (traduction de J. Riaud dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1733-1763). 36 L’auteur du Martyre d’Isaïe met dans la bouche de détracteurs d’Isaïe : « Isaïe lui-même a dit “Je suis un voyant supérieur au prophète Moïse” ; en effet, Moïse a dit “Nul homme ne verra Dieu (et restera en vie)”, mais Isaïe a dit “J’ai vu Dieu et me voici vivant” » (ipse Esaias dixit se plus quam Moysen profetare. Dixit enim Moyses quoniam homo non potest videre Deum ; dixit autem Eseias [sic] Vidi Deum et ecce vivo, 3,8-9). Dans le papyrus Amherst : καὶ αὐτὸς Ἠσαίας [αὐτοῖς], βλέπω πλέον Μωυσῆ τοῦ προφήτου· εἶπεν γὰρ Μωυσῆς ὅτι οὐκ ὄψεται ἄνθρωπος τὸν θεὸν καὶ ζήσετα(ι), Ἠσαίας δὲ εἶπεν εἶδον τὸν (θεὸν) κ(α) ὶ ἰδοὺ ζῶ (A.-M. Denis [éd.], Fragmenta Pseudepigraphorum quae supersunt graeca, Leyde, 1970 [Pseudepigrapha Veteris Testamenti graece 3], p. 112).
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nouveau genre littéraire en pleine expansion. Le terme de παραλειπόμενα est d’autant plus significatif qu’il évoque des œuvres « omises » qui tirent implicitement leur justification des Paralipomènes bibliques des livres grecs des Chroniques, dans la Septante. Pour rhétorique et précautionneuse que fût cette précision, elle ne suggérait pas moins que la tradition était bien plus vaste que celle transmise par le corpus biblique, en même temps qu’elle désamorçait d’éventuelles et inévitables contestations quant à l’authenticité fondée sur le seul critère scripturaire. Avec l’invention du genre apocalyptique, in nuce dans quelques passages bibliques, ce sont les fondements de l’apocryphicité qui ont été posés, c’està-dire du caché. Les apocryphes revendiquaient une légitimité puisée dans une prétendue appartenance à un plus vaste corpus d’écrits sacrés, dont la divulgation dans son intégralité ne pouvait qu’être tardive, car réservée aux générations ultimes. Quant au contenu, leurs auteurs prétendaient livrer des révélations, non des inventions. La question de l’inédit ne pouvait donc se poser que dans la mesure où le contenu livrait des secrets ou promettait le faire. Autrement dit, le prestige d’un personnage, fût-il biblique, n’aurait pas suffi, aux yeux d’un auteur d’apocryphe, à légitimer un écrit, si celui-ci n’avait pas été noté sous la dictée de Dieu lui-même, d’un ange interprète, ou encore d’un myste initié à la langue divine. Le « véritable » auteur d’un apocryphe serait alors d’essence divine, à moins qu’il ne s’agisse d’un humain initié à la langue des anges, et toute œuvre de ce type serait nécessairement une traduction. C’est dire aussi le poids que pouvait représenter pour ces apocryphiciens anonymes un corpus de livres considérés comme sacrés et imposés comme tels par une autorité ultérieure, ne permettant aucune intrusion, obligeant ainsi les vrais auteurs d’apocryphes non seulement à désavouer l’écriture de leurs propres ouvrages, mais à dénier la pertinence et la recevabilité de la création littéraire et de toute œuvre écrite. L’authenticité de ces textes devait paraître d’autant moins contestable aux yeux des lecteurs qu’ils présentaient les générations succédant aux personnages bibliques comme exposées à la confusion, pour avoir perdu le discernement qui leur aurait permis de reconnaître le véritable écrit. Ainsi, Kaïnam, à distance de trois générations de Noé, maîtrisant la lecture et l’écriture, lut et copia des inscriptions gravées dans le roc qui, par leur doctrine, l’égarèrent37. Quoi de plus efficace pour rassurer un lecteur défiant que d’ôter le voile sur les risques liés à une lecture pernicieuse ! Une stratégie à laquelle ont recours les auteurs d’apocryphes pour asseoir leur autorité consiste aussi à jeter le discrédit sur une catégorie
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Jubilés 8,1-7.
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indéterminée d’écrits qualifiés de « fallacieux » : Οὐαὶ ὑμῖν οἱ γράφοντες λόγους ψευδεῖς καὶ λόγους πλανήσεως· αὐτοὶ γράφουσιν καὶ πολλοὺς ἀποπλανήσουσιν τοῖς ψεύδεσιν αὐτῶν, « Malheur à vous qui écrivez des discours mensongers, des discours illusoires. Il en est qui écrivent et égarent beaucoup de gens par leur mensonges38 ». Dénoncer la dénaturation du « discours véridique » revient à clamer son souci pour la vérité et ainsi écarter tout soupçon de contrefaçon : Οὐαὶ ὑμῖν οἱ ἐξαλλοιοῦντες τοὺς λόγους ἀληθινούς, « Malheur à vous qui dénaturez les paroles de vérité39 ». Appeler à la prudence, s’indigner contre ceux qui altèrent la vérité, en en donnant une version déformée, dénoncer ceux qui, en signant en leur nom, forgent des fictions, ce sont autant de stratégies qui devraient mettre le lecteur en confiance. Cette dénégation imprécatoire dit aussi la défiance à laquelle les auteurs d’apocryphes devaient se voir confrontés. Un passage du livre grec d’Hénoch insiste même à vouloir faire la distinction entre vrais et faux écrits : (10) τῆς ἀληθείας ἐξαλλοιοῦσιν καὶ ἀντιγράφουσιν οἱ ἁμαρτωλοὶ καὶ ἀλλάσσουσιν τοὺς πολλούς, καὶ ψεύδονται καὶ πλάσσουσιν πλάσματα μεγάλα καὶ τὰς γραφὰς ἀναγράφουσιν ἐπὶ τοῖς ὀνόμασιν αὐτῶν.
(11) καὶ ὄφελον πάντας τοὺς λόγους μου γράφωσιν ἐπ' ἀληθείας ἐπὶ τὰ ὀνόματα αὐτῶν, καὶ μήτε ἀφέλωσιν μήτε ἀλλοιώσωσιν τῶν λόγων τούτων, ἀλλὰ πάντα ἐπ' ἀληθείας γράφωσιν ἃ ἐγὼ διαμαρτυροῦμαι αὐτοῖς.
(10) Les pécheurs altèrent et écrivent contre la vérité, en aliénant beaucoup (de gens), ils mentent et forgent de grandes aberrations et récrivent les écritures à l’avantage de leur renom. (11) Ah, s’ils pouvaient écrire fidèlement mes paroles contre leur renom, sans les supprimer ni les altérer, mais qu’ils écrivent fidèlement ce dont je [Hénoch] leur sers de témoin !40
La rhétorique consistant à promouvoir la « vérité » du discours et à faire appel à la vigilance des lecteurs pour distinguer le faux écrit du vrai vise en réalité à l’endormir. Comme argument, l’auteur oppose deux aspects de la situation d’écrire : celui qui a pour objet l’écrit mensonger qui accroît I Hénoch 98,15. Ibid., 99,2. 40 Ibid., 104,10-11. Je remercie Andreï Cornea pour la lumière apportée à la compréhension de ce passage, traduit de façon peu précise dans les différentes éditions. 38 39
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la réputation de l’auteur en dépit de l’invention de son propre cru de contrevérités non-conformes à un original ainsi outragé, et celui de l’auteur qui résiste à la tentation de la mystification tout en voyant sa notoriété desservie par la transcription fidèle d’un vénérable modèle qu’il se contente de copier. Non seulement l’anonymat est méritoire, mais le mérite augmente pour celui qui voit sa notoriété pâtir de cet effacement respectueux au profit d’un témoignage direct. Ce plaidoyer pour une transcription fidèle d’œuvres prétendument antiques n’est pas exempt de pathétique. La construction de ὄφελον41 avec des subjonctifs est inhabituelle, mais elle présente l’avantage de souligner l’irréalisable d’un tel souhait : fatalement, les écrits seront altérés, malmenés, outragés. La recherche du vraisemblable n’exclut pas le recours à la fable et aux inventions des plus audacieuses. Dans Le livre des Secrets d’Hénoch42, le ciel abriterait bibliothèques et scriptoria et Dieu même avait un secrétaire, un ange dont le nom varie selon les manuscrits, Vreveil, Vereveil ou Vervoil, chargé de mettre à disposition d’Hénoch, lors d’un ravissement au ciel, le matériel nécessaire pour écrire sous sa dictée un opus de trois cents soixante livres contenant des spéculations cosmologiques et astrologiques relatives au comput d’un temps destiné à prendre fin, ouvrage dont il est donné un aperçu, une sorte de plan. Écrits sous la dictée, les livres l’auraient été, en un premier temps, dans un système de notation tachygraphique à l’aide de signes, avant d’être copiés intégralement et rendus ainsi accessibles à tout lecteur. On pourrait se demander si le détail n’est pas l’invention d’un adaptateur tardif de l’apocryphe en langue slave, reflétant un procédé de notation propre aux chancelleries, mais la référence à la dictée est également attestée dans la version latine du texte de IV Esdras43, ainsi que dans le Testament grec de Job. Esdras, selon la Bible et la vulgate érudite nourrie de traditions rabbiniques, détient un savoir qui lui vient de Dieu, bénéficiant d’un prestige que lui avait procuré essentiellement son rôle de déclamateur du texte écrit. L’apocryphicien ajoute à la dignité de ce rôle celui de la connaissance de secrets divins : Tu ergo solus dignus fuisti scire Altissimi secretum hoc. Scribe ergo omnia ista in libro, quae vidisti, et pones ea in loco abscondito ; et docebis ea sapientes de populo tuo, quorum scis corda posse capere et servare secreta haec (« Mais toi seul as été jugé digne de connaître ce secret du Très-Haut. Écris donc tout ce que tu as vu dans un livre et dépose-le Pour ὄφελλον. II Hénoch 22-23. 43 Connu également d’après des versions syriaque, éthiopienne, arabes, géorgienne et arménienne (édition de Bruno Violet : B. Violet [éd.], Die Esra-Apocalypse [IV. Esra], Leipzig, 1910). 41 42
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dans un endroit caché. Puis tu enseigneras les sages de ton peuple dont tu sais le cœur capable de comprendre ces secrets et de les garder »)44. Esdras n’avait pas, selon l’apocryphe, épuisé ses ressources d’improvisation, mais dicte lui-même, à cinq scribes sachant « écrire rapidement », le contenu de quatre-vingt-quatorze livres (selon les versions syriaque, éthiopienne, arabe et arménienne, mais selon d’autres témoins latins plus enclins à l’exagération des chiffres, il s’agirait de neuf cent quatre livres) : Tu autem praepara tibi buxos multos et accipe tecum Saream, Dabriam, Selemiam, Ethanum et Asihel, quinque hos, quia parati sunt scribendum velociter. […] Altissimus autem dedit intellectum quinque viris, et scripserunt quae dicebantur ex successione notis quas non sciebant. […] Et toi, prépare-toi beaucoup de tablettes et prends avec toi Saraia, Dabria, Selemia, Ethan et Asihel, capables tous les cinq d’écrire rapidement. […] Le Très-Haut donna aussi l’intelligence aux cinq hommes et ils écrivirent ce que je disais en ordre, à l’aide de signes qu’ils ne connaissaient pas45.
De ces livres, vingt-quatre destinés à être publiés et diffusés sont ceux que le judaïsme reconnaissait comme traditionnellement fondateurs, avant même la constitution du canon : Priora quae scripsisti, in palam pone, et legant digni et indigni (« les premiers livres que tu as écrits, publie-les ; que les dignes et les indignes les lisent »). Les soixante-dix restant devaient être réservés à une divulgation ultérieure : Novissimos autem LXX conservabis ut tradas eos sapientibus de populo tuo (« Quant aux soixante-dix derniers, tu les conserveras pour les livrer aux sages de ton peuple »)46. Le lecteur pouvait donc lire en toute confiance des livres se présentant comme écrits anciennement, sans craindre la transgression d’aucun interdit de lecture. Dans le Testament grec de Job, Néréus, le frère du Job apocryphe, « écrit un livre entier en prenant des notes » (ἀνεγραψάμην τὸ βιβλίου ὅλον πλείστων σημειώσεων) et en y transposant « la plus grande partie » de l’explication d’une œuvre poétique portant le nom de Magnificences divines, que l’une des filles de Job faisait noter (ὑποσημειουμένης) à l’une de ses sœurs, en traduisant ainsi les hymnes initialement dits ou chantés par elle dans un des διάλεκτοι des anges, des archontes ou des chérubins, qu’elles
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IV Esdras 12,36-38 (traduction de P. Geoltrain dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1395-1470). 45 Ibid. 14,24. 42. 46 Ibid. 14,45-46, annoncé précédemment dans 14,26 : Et cum perfeceris, quaedam palam facies, quaedam sapientibus absconse trades, « quand tu auras fini, tu publieras certaines choses et tu donneras en secret les autres aux sages ».
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seules comprenaient pour y avoir été initiées, sans apprentissage (Testament 51, 4). L’auteur du Testament de Job, avait-il le dessein de composer les œuvres ainsi annoncées ? En l’absence des écrits cités, le lecteur pouvait toujours éprouver un certain réconfort à l’idée qu’un jour il aurait le privilège de les lire, l’auteur à celle de les produire. Le jeu du révélé et du caché, lorsqu’il est subtilement agencé, parvient à procurer au lecteur l’impression d’une volonté réprimée de divulguer prématurément un élément décisif. Le motif du scellement, du verrouillage de ce qui promettait de receler des secrets est récurrent dans les apocalypses, en suggérant par ces atermoiements l’hésitation ou la crainte de révéler avant le terme le contenu des visions apocalyptiques de peur de hâter la fin. Les lèvres, les livres sont scellés, leur mystères dissimulés, afin d’empêcher que la fuite d’une révélation puisse déclencher avant l’heure la conflagration universelle. Derrière leurs personnages, les auteurs laissent entendre, par le fait même de l’écriture ou de la redécouverte d’antiques écrits, que le temps du descellement, du déverrouillage était imminent, qu’un processus irréversible était même amorcé. Cela était censé procurer au lecteur de la frayeur et abolir tout sentiment d’impunité. L’invention des apocalypses ou l’argument de l’autorité des pseudépigraphes Au reproche d’être un tard-venu, l’apocryphe opposait l’argument d’une antiquité dissimulée, d’un « trop tard » imposé et exigé par Dieu luimême, argument que les apocryphes avançaient pour justifier leur soudaine « redécouverte ». En référence à la théophanie sur le mont Sinaï, l’auteur du livre latin de IV Esdras fait confesser à Dieu d’avoir révélé à Moïse des secrets concernant la fin des temps que celui-ci ne devait divulguer que partiellement : « Je lui racontai beaucoup de merveilles, je lui découvris les secrets des temps, je lui montrai la fin des temps et je lui donnais cet ordre : “Telles paroles, tu les rendras publiques et telles autres, tu les tiendras secrètes (haec in palam facies verba et haec abscondes)”47 ». La Thora ne devait par conséquent contenir qu’une partie du message divin, la moins secrète, le reste devant être révélé ultérieurement. Les apocryphes prétendaient ainsi dévoiler le reste des révélations que Moïse avait été tenu de dissimuler à ses contemporains. Quant au contenu, le sous-genre apocalyptique puise dans un fonds de matériau biblique et de motifs devenus pour ainsi dire un bien commun, que
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IV Esdras 14,5-6.
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les auteurs d’apocryphes agencent selon leur inventivité48. Si la structure de la vision est analogue à celle du Livre de Daniel, les détails et leur traitement peuvent varier et subir une surcharge symbolique. Un détail insignifiant dans un texte biblique peut ainsi devenir un élément autonome, qui se détache de son contexte d’origine et qui devient décisif dans le nouveau (con)texte. Dans le cas des apocalypses, l’élément dont les nouveaux écrits comptent tirer une légitimité qui leur assure une autorité sinon plus grande, du moins égale à celle des écrits bibliques, est la vision ou la révélation sur laquelle ils prétendent fonder leur enseignement. De ce fait, la question du statut de la vision ou du songe prophétique est centrale : la fantasia étant la faculté imaginative située entre la perception des sensations directes et le raisonnement abstrait, il s’agissait, pour les auteurs d’apocryphes, de persuader le lecteur qu’il n’est pas question d’un délire, mais d’une réalité imposée de dehors, pour ainsi dire malgré eux, et donc détentrice d’une certaine objectivité. S’il est communément admis que le Livre de Daniel, composé au milieu du iie siècle av. J.-C., a marqué les débuts du genre apocalyptique, en ayant servi de point de départ pour une littérature prolifique, il n’est pas moins le résultat d’une réécriture de visions rapportées par des textes antérieurs, notamment d’Ézéchiel, qui lui avaient fourni une imagerie de nature oraculaire et visionnaire que l’auteur a réorganisée, en l’insérant dans une structure plus rigoureuse, savamment construite. L’impression que donne le Livre de Daniel est celle d’une certaine fraîcheur, malgré les redites et les reprises, et avant que le genre et le style ne s’épuisent par une inlassable imitation. En décrivant des rêves qui n’en sont pas, l’auteur de Daniel et ceux des pseudépigraphes imitaient une tradition biblique visionnaire qui, elle, fut – quoique fragmentaire – authentique ou du moins plausible. Ainsi présentées comme des révélations, ces apocalypses complexes étaient construites à partir d’un matériel onirique souvent détourné de sa source, informe ou déformé, et c’est sur l’interprétation d’un tel matériel et sur une fiction qui s’est construite à partir de cette interprétation qu’ont été fondées des apocalypses et la littérature millénariste, entre le iie siècle av. J.-C. et le iie siècle après. On s’imagine les prophètes bibliques écumant dans l’ivresse de leurs oracles et théophanies, alors qu’il s’agit d’êtres endormis, livrés aux visions de leurs rêves dont on est autorisé à penser qu’ils sont non seulement contaminés par la pensée, par des restes diurnes ou par des
48 La « petite apocalypse » d’Isaïe 34, aux douze bêtes ou créatures thériomorphes, a servi de modèle aux apocalypticiens tardifs qui s’en sont inspirés.
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désirs inconscients, responsables de déformations, mais qu’ils connaissent également une déperdition de leur contenu lors de l’effort de remémoration et de réactivation. La plupart des rêves pâlissent et ne peuvent être remémorés dans leur intégralité. Ils sont vite oubliés, à de bribes près, et réfléchir sur un rêve ne le rend pas plus intelligible, dira Freud49. Aussi, la fidélité au contenu rêvé est-elle intermittente et jamais garantie, le récit brut d’un rêve présentant des lacunes que l’écriture pourrait être tentée de combler, en ayant recours à l’imagination. Destiné à une grande fortune littéraire d’imitation, de paraphrase ou d’exégèse, le rêve-vision rapporté au premier chapitre d’Ézéchiel est d’une grande intensité, sans que pour autant son sens soit clair. Son aspect discontinu et une certaine hésitation de sa mise par écrit donnent l’impression d’une succession de repentirs et de reprises de récit, d’une œuvre en quelque sorte en cours, suspendue, puis relancée, comportant ratures, ricochets, embardées, sutures et où le travail de creusement de l’écriture, dans la hâte, émeut le lecteur qui restera, sinon avec une impression peu nette, du moins avec celle de l’effort littéraire. Perçue comme une vision davantage qu’un rêve, cette fiction et les détails qui la composent ont été interprétés de façon moins symbolique que littérale. Extraits de leur imbrication confuse, les images du rêve ézéchélien sont devenus autonomes et la littérature postérieure les a reproduits tels quels, en les multipliant. L’interprétation traditionnelle des songes, telle qu’elle apparaît dans les divers traités des « Clés des songes » qu’a connus l’Antiquité mésopotamienne puis grecque, restait très peu attachée au détail et consistait à extraire l’essentiel, en laissant de côté les éléments trop spécifiques et personnels des rêves. Tout trait individuel effacé, on ne gardait d’un rêve que la situation, le thème central qui était, pour ainsi dire, abstractisé et qui seul comptait. Autant dire que tout ce qui aurait permis la reconstitution de la perception que le sujet avait du monde et de soi-même se perdait en même temps que ces détails auxquels on renonçait par souci d’universalisme et afin de faciliter une interprétation prédictive, « objective ». L’interprétation des songes allait ainsi vers une prise en considération croissante du détail, mais déjà il comptait pour Ézéchiel, où les tâtonnements et l’indécision quant au mot juste disent l’effort de fixer l’irréalité brute du songe, avant que tout cela ne s’évanouisse dans les brumes de l’oubli. C’est du déconcertement qu’éprouve le lecteur devant l’enchevêtrement des éléments de cette vision chaotique qui ouvre le livre hébreu d’Ézéchiel et qui n’est pas explicitement un songe. De manière générale, il s’agit de
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S. Freud, Sur le rêve (Über den Traum,1901), Paris, 20063 (Folio Essais 12)S
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« voir » avec les yeux écarquillés autre chose que du visible. Celui-ci devient imperceptible et perd sa propriété d’obstacle pour laisser place aux formes de l’invisible. Le prophète voit des « visions divines ». Comme tout songe – si l’on applique la distinction posée par Artémidore entre ἐνύπνιον (en latin, insomnium), qui est le rêve non divinatoire, et le songe divinatoire ὄνειρος –, la vision d’Ézéchiel ne saurait être racontée, d’ailleurs son auteur n’y parvient pas vraiment. D’après la description donnée, elle semble contenir des parties d’une grande netteté, à côté d’autres restées vagues et l’ensemble forme un tissu d’impressions sensorielles, de sensations fugitives, surtout visuelles, mais également auditives. Aristote, dans son Traité des songes, comparait les images du rêve aux reflets des formes à la surface plus ou moins mouvementée de l’eau : la ressemblance de l’image à l’objet dont elle l’est le reflet souffre ainsi un morcellement et une distorsion, de sorte que si l’on voulait saisir les éléments d’un rêve, on devrait faire preuve d’intrépidité et d’habileté afin de recomposer l’image à partir des fragments50. Après une description inaboutie des persistances visuelles, le prophète en vient aux sons, au bruissement d’ailes dont les êtres de son rêve sont pourvus, bruits qu’il compare, afin d’en traduire le plus fidèlement possible l’ampleur, aux vagissements océaniques. L’effort de précision qu’il déploie produit cette impression inquiète, la recherche – vaine – de la clarté qui lui dicte les répétitions, les tâtonnements, les recommencements… Les idées se succèdent et une idée chasse l’autre, une image remplace une autre. La déstructuration du récit est poussée jusqu’à l’asyntaxisme logique et même psychique. En racontant son rêve, l’auteur n’a plus l’assurance de ce qu’il a rêvé, de son souvenir. Il se laisse balloter par l’image qui surgit comme à son insu, avant qu’une autre ne s’impose à lui tout aussi insaisissable. On le sent aux hésitations, aux balbutiements et à un réflexe qui consiste à préciser que tout cela « était comme… », « ressemblait à… », « avait l’aspect de… » ou était « semblable à » des choses connues, à des objets courants, sans toutefois l’être. Ainsi, l’auteur de cette partie se garde 50
« […] Interpréter des songes clairs est, en effet, à la portée de tous. Mais, je veux dire – dit-il –, en parlant des ressemblances, que les images sont, en fait, comparables aux formes qui se réfléchissent dans l’eau […]. Dans le cas de l’eau, si le mouvement qui lui est imprimé est vigoureux, l’image reflétée n’a aucune ressemblance avec son modèle, et les simulacres ne ressemblent pas aux objets véritables. Dès lors serait habile dans l’interprétation de tels reflets celui qui est capable, avec rapidité, de percevoir distinctement et d’embrasser d’un coup d’œil les fragments dispersés et déformés en tous sens des simulacres, et voit que l’une de ces images représente un homme ou un cheval, ou n’importe quelle autre chose. » (Aristote, De divinatione per somnum 460b28, dans la traduction de Jackie Pigeaud : J. Pigeaud [trad.], Aristote. De divinatione per somnum. La vérité des songes : de la divination dans le sommeil, Paris, 1995).
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bien d’identifier l’image de la vision à une réalité, mais celle-ci lui sert de terme de comparaison et à suggérer la forme ou l’aspect de quelque chose de radicalement différent en essence. En même temps, les particules de comparaison (« comme », « pareillement au… ») maintiennent le contact avec la raison ordinaire. Or, l’imagination, les visions oniriques traduisent des impressions – c’est-à-dire un système de pensée – qui ne représentent rien à proprement parler. Ses images ne disent rien et l’auteur ne sait qu’en faire. Dans l’absence de toute visibilité de la divinité, celle-ci, loin d’être une contrainte pour celui qui tente de se la représenter involontairement, ou qui se laisse assaillir par des représentations, est le lieu de l’affranchissement de l’imagination. Dieu et le thème de Dieu pouvaient offrir à la pensée l’occasion de libérer la représentation des contraintes de la ressemblance que leur aurait imposées une réalité visible, matérielle. Autrement dit, pour décrire le divin, on pouvait dépasser la simple représentation des choses parce qu’on n’avait plus pour tâche de représenter quelque chose. Des éléments changeants forment, dans le récit du rêve d’Ézéchiel, une vision en mouvement, tantôt électrique, tantôt ondulante, dont rendent compte des plans larges ou serrés, des anamorphoses et distorsions qui évoluent dans un espace intermédiaire entre la terre et un ciel dont on imaginait les limites cacher d’autres mondes. Dilatés, éclatés, « les cieux s’ouvrent » (niptΩςû haššāmayim), image qui s’enracine dans une représentation ancienne d’un ciel solidifié, « coulé » dans une matière à la surface réfléchissante, à l’aspect et la consistance d’un miroir en bronze poli (Gn 1,6-8). Désignée par le terme rāqîaϐ, emprunté au domaine de la métallurgie, la voûte céleste avait pour les auteurs bibliques la configuration d’une couche laminée, préalablement martelée. Les traducteurs en grec et latin de la Genèse avaient rendu ce terme à partir du sens fondamental de la racine rqϐ, dont le verbe signifie « marteler » : στερέωμα est alors une « construction solide », une « structure » ; dans la version latine, le terme était traduit par firmamentum, qui est un appui et une chose ferme. La voûte céleste est alors une gangue qui enferme le monde, mais toute fermeture appelle une ouverture et toute limite une transgression. Brèches ou portes, l’ouverture sur l’autre monde deviendra, après avoir été ébauchée dans quelques passages bibliques51, un lieu commun de la littérature apocalyptique, où les « fenêtres des cieux » sont obstruées ou ouvertes, selon
51
En Gn 28,12, le sommet de l’échelle que « voit » Jacob en songe, d’où descendent et où montent des « messagers », « touche » (maggîaϐ) le ciel.
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que le châtiment est une sécheresse ou un déluge52. L’espace sidéral avait hanté l’esprit des apocalypticiens qui y ont imaginé des cieux superposés contenant non seulement des réservoirs d’eau, de nuages, de neige et de glace, mais aussi des paradis et des enfers. Baruch est ainsi conduit, dans sa vision, « à l’endroit où le ciel est ferme » (ἤγαγέν με ὅπου ἐστήρικται ὁ οὐρανός)53, pour ensuite traverser des portes successives le menant devant l’entrée de l’inexpugnable Royaume des cieux. Selon l’auteur de la même Apocalypse de Baruch, les impies qui avaient eu la vaine initiative de faire construire la tour de Babel auraient par là cherché à assouvir une curiosité quant à la consistance et au matériau de la voûte céleste et, par conséquent à la toucher : « Voyons si le ciel est fait de terre cuite, d’airain ou de fer » (Ἴδωμεν ὀστράκινός ἐστιν ὁ οὐρανὸς ἢ χαλκοῦς ἢ σιδηροῦς)54. Solide, la voûte céleste pouvait alors vibrer, trembler ou s’abattre sur la terre55, à moins qu’elle ne soit « enroulée », tel un volumen56. Avant de devenir une vision de feu qui culmine avec un embrasement cosmique apparenté à l’ἐκπύροσις des Stoïciens57, que les apocalypses juives, composées à l’époque hellénistique ou romaine, limiteront à un fleuve impétueux58, la vision ézéchielienne est celle d’un orage (rûaς sΩϐārāh) théophanique venant du Septentrion. L’œil du « grand nuage (ϐānān) »
Dans l’Apocalypse grecque d’Hénoch (100,2), les fenêtres du ciel sont obstruées (ἐὰν ἀποκλείσῃ τὰς θυρίδας τοῦ οὐρανοῦ) (M. Black [éd.], Apocalypsis Henochii Graece, 52
Leyde, 1970 [Pseudepigrapha Veteris Testamenti Graece 3]). 53 Apocalypse grecque de Baruch 2,1 (traduction de J. Riaud dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1143-1164). 54 Ibid. 3,7. 55 I Hénoch, 83,3 (yΩtnaεεāλ wayΩthayyad). 56 « … quand Dieu qui habite l’Éther aura enroulé le ciel comme on enroule un petit livre (ὁπόταν θεὸς αἰθέρι ναίων οὐρανὸν εἱλίξῃ, καθ’ ἅπερ βιβλίον είλεῖται) » (Oracula Sibyllina 3,81-82). 57 La Troisième Sibylle promettait l’avènement d’une « puissance flamboyante du fond de la mer » qui gagnera la terre et consumera Béliar et arrogants (δύναμις φλογέουσα δι’ οἴδματος εἰς γαῖαν ἥξῃ, καὶ Βελίαρ φλέξῃ καὶ ὑπερφιάλους ἀνθρώπους πάντας, Oracula Sibyllina 3,72), tandis que, d’après le Testament de Lévi, la dissolution des éléments s’accompagnent de la « mort » du feu : « les roches se fendent, le soleil s’éteint, les eaux tarissent, le feu meurt (τοῦ πυρὸς καταπτήσσοντος) » (Testament de Lévi 4,2). 58 « Quand Il précipitera sur vous le déferlement de feu qui vous brûlera (ὅταν ἐκβάλῃ ἐφ’ ὑμᾶς τὸν κλύδωνα τοῦ πυρὸς τῆς καύσεως ὑμῶν) » (Apocalypse grecque d’Hénoch 102,1). Voir aussi Oracula Sibyllina 3,84-86 : « Une cataracte inextinguible de feu brûlera la terre, la mer et l’axe céleste et les jours ; et la création même… (ῥεύσει δὲ πυρὸς μαλεροῦ καταράκτης ἀκάματος, φλέξει δὲ γαῖαν, φλέξει δὲ θάλασσαν καὶ πόλον οὐράνιον καὶ ἤματα καὶ κτίσιν αὐτήν) ».
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est ramassé en un feu nucléaire, ϐēyn haςςašmal (« œil de ςašmal »59), un concentré de lumière, issu du vieux thème du feu qui brûle sans consumer la matière60. « Comme une vision de torche » (kΩmarϏēh hallappidîm), « les vivants s’élançaient en tous sens, comme une vision de foudre » (kΩmarϏēh habbāzāq) : l’image est celle d’un éclair dont la description est donnée au ralenti, comme si l’auteur ne parvenait pas à décrire cinématiquement le mouvement, les images d’élan, d’impulsion, mais finit par suggérer plutôt un pivotement et un mouvement de vrille, qui « s’enfonce » vers le haut, au lieu d’un mouvement d’élévation dans les airs. La description ralentit et gêne presque le mouvement rotatif des roues incandescentes, qu’une littérature mystique tardive a voulu assembler en une structure articulée, pour en faire une sorte de « char » volant, la merkabah, terme qu’Ézéchiel n’emploie d’ailleurs nullement. Comment, à partir du récit confus d’Ézéchiel, émouvant par son incapacité à retrouver de la cohérence dans ce qui, n’ayant pas de contour clair et précis, est limité à une vision onirique ponctuelle, comment est-on parvenu à un genre, c’est-à-dire à un type d’énonciation auquel ont obéi de nombreux autres textes dont Daniel fut l’un des modèles ? En passant par le Livre de Daniel qui la reformule, des éléments de la vision ézéchélienne ont abouti à des recompositions et réorganisations, ont été disposés non plus chaotiquement, mais intégrés à des scénarios qui servaient des objectifs différents de ceux qui les avaient produits, et à supposer qu’ils ne résultaient pas, à leur tour, de l’imitation d’un modèle préexistant de texte apocalyptique. Le songe prophétique devenait un argument d’autorité pour imposer une fiction – prétendument objective – qui livrait un message politique. En même temps que les détails étaient rigoureusement ordonnancés dans les visions de Daniel, de nouvelles significations leur étaient attribuées, qui les sauvaient de la confusion. Les allers-retours, les redites sont absents de Daniel et des apocalypses postérieures, où la construction du récit reste rigoureuse, malgré une impression globale de désordre, où le confus est recherché et
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Inconnu du lexique biblique, ce tris legomenon en Ézéchiel peut être un quadrilitère formé à partir de la racine ςšl « broyer » qui, en akkadien (λašālu, « broyer ») peut se dire aussi des roches que l’on broie pour en extraire le minerai. La Septante le traduit par ἤλεκτρον, dérivé de (ou en rapport avec) ἠλέκτωρ, qui, substantivisé, désigne le « brillant » et même le « feu » en tant qu’élément (Empédocle, 263). L’êlektron est surtout l’ambre, mais il peut également désigner l’alliage natif issu de la fusion à haute température de l’or et de l’argent, que les Grecs appelaient aussi λεύκος χρύσος. Hérodote (1,50) l’oppose à l’or ἄπεφθοςépuré par des cuissons répétées. 60 Ex 3,2 (« le buisson était en feu, mais le buisson ne se consumait pas », hassΩner bōϐēr bāϏēš wΩhassΩner Ϗēynennû Ϗukkāl).
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le chaos créé selon un plan rigoureux, dressé à l’avance. Différemment du flou et de l’incohérence ézéchiéliens où rien de précis n’était exprimé, où les détails quoique décrits avec précision, pris individuellement, manquaient de cohérence entre eux, l’auteur des chapitres 7 à 12 de Daniel cherchait à contenter une exigence narrative : composer une œuvre où chaque élément occuperait une place probable. Aussi lui fallait-il invoquer le statut de rêve, en faire un principe d’autorité et présenter cette composition soignée et réfléchie comme étant la révélation d’un songe prophétique. Littéralement, DāniyyēϏl ςēlem ςazāh wΩςēzwēy rēϏšēh ϐal-miškΩbēh, « Daniel vit un songe et des visions de sa tête, sur sa couche ». Si l’imagination créatrice d’êtres ailés à quatre visages, qu’Ézéchiel qualifiait de kΩrûbîm, engendrait la vision aussi grandiose qu’indescriptible de quelque chose qui semblait être une matière ignée, d’essence divine, le mélange des espèces animales chez Daniel (ch. 7-8) et, à travers lui, chez les apocalypticiens, se charge d’un sens contraire et vient stigmatiser les souverains des nations, sinon les nations elles-mêmes. Prenant modèle sur le Livre de Daniel, les auteurs d’apocalypses feindront le discours indirect d’une clairvoyante ignorance, attribué à des personnages bibliques antédiluviens, et multiplieront les « visions » et les métaphores animalières, révélations d’une vérité profonde sous une forme allégorique. L’auteur de Daniel prêtait aux souverains oppresseurs la morphologie hybride d’un corps composite de bêtes sauvages, revêtant une âme tortueuse et un vice structurel : lion aux ailes d’aigle arrachées, ours, léopard à quatre ailes et autant de têtes, bélier et bouc. L’imagination puisait dans des formes connues, pour créer d’étranges combinaisons. L’hybridation disait la bestialité, le mal incarné, matérialisé en une nature difforme, de déviation et de perversion. Dans un espace visionnaire distendu, l’auteur de l’Hénoch éthiopien exposait, aux chapitres 85 à 90 de son livre, l’histoire du peuple d’Israël en une fresque plus vaste que celle qu’avaient déployée les visions de Daniel, en embrassant les temps depuis la création du premier couple humain jusqu’à la fin des temps. Sa particularité consistait à dépeindre une humanité zoomorphe, en réservant l’apparence humaine – dont on disait qu’elle portait l’empreinte divine – aux seuls archanges (87,2). La vision du temps y est cyclique : une révolution complète s’achève, le premier homme, que cachaient les traits d’un taureau blanc, renaissant à la fin des temps, pour fonder une humanité nouvelle, incorruptible. À la différence du Livre de Daniel, où les visions s’accompagnaient d’une exégèse claire, quoique taisant les noms des souverains, pourtant reconnaissables à leurs agissements, aucune explication ne vient doubler le récit de la vision contenue en Hénoch, laissant au lecteur le soin de reconnaître le peuple d’Israël dans le troupeau de moutons, les ennemis sous les traits des prédateurs et des rapaces. 177
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« Jusques à quand (la) fin ? » (ϐad-mātay qēθ)61 Hâter la fin, c’était là une idée dont les prophètes bibliques s’étaient déjà servi, en référence à un contexte politique qui était celui de leur temps. Rien d’eschatologique dans ce qui n’était qu’une annonce de la fin d’une agression, des tribulations et l’utopie de la fin des injustices subies par le peuple d’Israël. Quant à l’expression « jour [de la colère] de YHWH », chez les prophètes préexiliques ou contemporains de l’Exil, elle désignait une vengeance à venir, et non une eschatologie, puisque celle-ci ne peut qu’être étroitement liée à une conception de l’au-delà comme lieu de rétribution et où la séparation entre séjour des damnés et retraite des heureux ne se fera que progressivement, sous l’influence d’autres cultures. L’au-delà était encore, dans la religion judéenne, une « autre chose » dont on ne pouvait rien dire, voué à rester encore longtemps indéfini, puisque toute définition aurait impliqué l’attribution (ou la négation) de qualités, ce qui était prématuré. Plus on s’éloignait du temps où vécurent les prophètes, plus on considérait que leurs prophéties devaient viser loin, alors que, anciennement, elles ne visaient, tout comme les autres procédés traditionnels de la mantique, que des événements ponctuels et proches. S’inspirant du discours politisé des prophètes, les apocalypses sont nées d’une exaspération face à des situations de crise et en l’absence de toute issue, avant de s’affranchir, progressivement, des attaches politiques, de moins en moins explicites. Celles-ci se codifieront, par prudence et par mesure de discrétion, de sorte que les allusions aux événements historiques deviendront incompréhensibles pour les lecteurs qui n’étaient pas initiés à l’exégèse qui permettait le décryptage. L’allégorisation, les métaphores bibliques animalières et végétales et le langage moralisateur crypté furent à l’origine d’une interprétation de ces énigmes et d’affabulations eschatologiques, auxquelles se sont livrés des lecteurs abreuvés de récits anxiogènes. Le mot « fin », qēθ, disait, en une seule syllabe, la brièveté et cette précipitation. D’ailleurs le temps n’est-il pas toujours bref et la fin n’est-elle pas toujours et même de plus en plus proche ? Raison de plus, disait-on, pour accélérer le cours des événements. La menace d’une fin se trouvait déjà chez Ézéchiel (ch. 7), mais elle s’y précisait non sans effort : plusieurs fois annoncée, la conclusion promise était chaque fois différée, ce qui hausse, dans le texte, la tension de la phrase et ne manque pas de provoquer chez le lecteur un effort qui laisse place à la déception. Le message est seulement
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Dn 12,6.
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annoncé, mais non énoncé (3,1-15). L’effet est dans l’absence d’effet, dans le relâchement brusque de l’énergie accumulée. Visiblement, le visionnaire ne se souvient plus du contenu, seulement du ton de cette insistante injonction à l’écoute, du moins en un premier temps ou dans une première rédaction, puisqu’un message appartenant à une section que je n’ose dire « ultérieure », vue qu’il n’y a aucune certitude quant à l’ordre ou à la chronologie des différentes sections, se fait, quelques chapitres plus loin, plus explicite quant à une fin imminente, mais qui n’a rien d’eschatologique : « Maintenant j’envoie la fin contre toi… Une fin arrive ; elle arrive, la fin, elle vient contre toi ; la voici qui arrive. Le terme arrive sur toi, habitant du pays ; le temps arrive, le jour est proche… Maintenant, tout de suite, je vais déverser ma fureur contre toi… Voici le jour, voici le terme ; il est en route…62 »« On sonnera les trompettes63 », claironnait Ézéchiel, « l’épée sévira au-dehors, la peste et la famine à la maison », on fuira dans les montagnes64… L’auteur de Daniel d’abord, les apocalypticiens ensuite s’en inspireront dans leurs prédictions visionnaires des « temps de la fin » (lΩϐet-qēθ heςāzôn, Dn 8,17). L’auteur du livre de Daniel, qui écrit en l’an 164 av. J.-C., cherchait à offrir une interprétation symbolique aux soixante-dix années d’exil prophétisées par Jérémie (Jér 29,10), mais infirmées par l’histoire. Dans le contexte politique qui était le sien, l’auteur du livre de Daniel devait avoir le sentiment de vivre la fin d’un temps et d’être proche d’une délivrance prophétisée, dont il devait estimer que l’on s’était fait une idée fausse. Aussi, parle-t-il non pas de « soixante-dix » années, mais de « soixante-dix semaines (d’années) », ce qui situe la fin des tribulations à la fin du iie siècle av. J.-C. De même que pour l’auteur du livre de Daniel, pour ceux des apocalypses, le « temps de la fin » est celui d’un pouvoir politique, séleucide ou romain, qui ne comportait pas de connotations proprement eschatologiques, ou, plutôt, dont l’eschatologie était politisée. Souhaiter la fin du monde revenait à dire, en dernière instance, la fin des règnes politiques. De la fin des temps et du monde, des promesses de fins non arrivées, ajournées, les apocalypses feront leur espace de prédilection. Autant dire que promettre une fin toujours à venir, toujours imminente, jamais venue, revenait à refuser la délivrance du lecteur tenu constamment en tension. L’angoisse était suscitée et entretenue par des faits réels qui menaçaient la vulnérabilité de l’homme, à l’échelle individuelle, communautaire ou même ϐattāh haqqēθϐālayik wΩšillaςtî… qēθ bāϏ bāϏ haqqēθ haqqēθϐālayik hinnēh bāϏāh bāϏāh hθθΩpîrāh Ϗēlêkā yōšēb hāϏāreθ bāϏ hāϐēt qārôb hayyôm… ϐattāh miqqārôb Ϗešpôk ςamātî ϐālayik… hinnēh hayyôm hinnēh bāϏāh yāθϏāh haθθΩpirāh… (Ez 7, 3.5.7.8.10). 63 TāqΩϐû battāqôaϐ(] . 64 Ibid., v. 15-16. 62
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universelle, qui sapaient ses défenses, ou encore rendaient des problèmes actuels plus aigus. Des expériences traumatisantes en tous genres, séismes, éruptions, cataclysmes et effondrements politiques, épidémies, fléaux, guerres, exactions, pertes humaines, humiliations et autres perturbations semblaient donner raison aux rumeurs de plus grandes catastrophes à venir, en entretenant une atmosphère d’inquiétude65. On craignait le « signe », et le fait sortant de l’ordinaire n’était pas considéré comme un accident isolé, mais comme un avertissement ou le prélude à des malheurs imminents. Chez les Grecs, lorsque la terre tremblait, on considérait que « le dieu a secoué » (ὁ θεὸς ἔσεισε), en exprimant ainsi un courroux dont on devait mesurer la gravité à l’intensité du séisme66. Certains philosophes de l’Antiquité ont cherché des explications plus rationnelles quant à l’origine des secousses sismiques, sans que toutefois la science parvienne à abolir les croyances religieuses67. Même si, en dernier ressort, la divinité pouvait être tenue responsable d’avoir provoqué le mouvement initial qui serait à l’origine d’un enchaînement de faits et aboutirait à l’effondrement des cavités souterraines, en entraînant secousses sismiques et destructions, une explication rationnelle écornerait immanquablement l’image des dieux et
65 L’auteur de la Troisième Sibylle, annonce pour l’Hellade, tout à la fois, servitude, guerre peste et sécheresse (δούλειος δ’ ἄρα ζυγὸς ἔσσεται Ἑλλάδι πάσῃ· πᾶσι δ’ ὁμοῦ
πόλεμός τε βροτοῖς καὶ λοιμὸς ἐπέσται, χάλκειόν τε μέγαν τεύξει θεὸς οὐρανὸν ὑψοῦ ἀβροχίην δ’ ἐπὶ γαῖαν ὅλην, αὐτὴν δὲ σιδηρᾶν, « Ainsi donc le joug de la servitude
pèsera sur l’Hellade et tous les mortels auront ensemble guerre et peste. Dieu fera d’airain le grand ciel là-haut, et à la terre entière, il étendra la sécheresse et la terre, il la rendra de fer » (3,537-540). 66 Pour les Grecs, le dieu qui ébranle la terre, σεισίχθων, était Poséidon, chez les Romains, il semble que l’on invoquait la déesse Tellus : lors de la guerre contre les Picentins, en 268 av. J.-C., la terre ayant tremblé dans le champ de bataille, on apaisa la déesse Tellus par la promesse d’un temple (trementem inter proelium campo Tellurem deam promissa aede placavit, Florus, Épitomé de l’histoire romaine, I, XIX [M. Nisard (trad. et éd.), Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus. Œuvres complètes, Paris, 1861, p. 640]). Pour les auteurs des Psaumes bibliques, « Dieu regarde la terre et la fait trembler » (Ps 103,32). Le Proche-Orient et le bassin méditerranéen connaissaient d’ailleurs une sismicité très forte en fréquence et en amplitude, tout le long d’une faille de 1200 km. Outre les informations fournies par les vestiges archéologiques et les données épigraphiques, on dispose de sources historiographiques évoquant ponctuellement des séismes (S. Lancel, « Les hommes de l’Antiquité face aux séismes », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et BellesLettres 149/4 [2005], p. 1281-1289). 67 Aristote (Meteorologica II,viii) donnait pour cause des mouvements telluriques les exhalaisons des vents engouffrés dans les cavités souterraines. Lucrèce (De rerum natura VI,535-607) et Pline (Naturalis historiae II,82) ont repris l’explication d’Aristote (cf. L. Chatelain, « Théories d’auteurs anciens sur les tremblements de terre », Mélanges d’archéologie et d’histoire 29 [1909], p. 87-101).
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ferait croître la part de hasard dans ce qui ne pouvait alors être considéré avec certitude comme une punition divine. L’image même des dieux en aurait pâti et l’on préféra continuer à voir dans les catastrophes naturelles la réplique divine à quelque excès humain et la punition de l’orgueil que reprochent unanimement prophètes bibliques et oracles païens aux grandes cités. Le hasard mis de côté et avec le recul qui était le leur, les auteurs des Oracula Sibyllina font prédire à la Sibylle des convulsions et des tremblements de terre de florissantes cités asiatiques. Myra, en Lycie, était ainsi « avertie » par l’oracle de la Sibylle : « Belle Myra de Lycie, jamais plus la terre secouée ne te maintiendra en une ferme assiette : jetée à bas, précipitée au sol, tu souhaiteras de t’enfuir sur une autre terre, en émigrante » (εἰς ἑτέρην εὔξῃ προφυγεῖν χθόνα, οἷα μέτοικος)68. Le plus souvent, le signalement suffit et l’indication du lieu reste minimale, limité à la seule mention : Sardes, Tralles, Laodicée, Éphèse, Smyrne, Cumes, Hiérapolis, au passé lourd en épisodes sismiques et dont la simple remémoration, dépourvue de toute description, pouvait émouvoir le lecteur et être pour lui un objet d’horreur, car toujours éventuels69. D’ailleurs, le statut d’« oracle », qui n’est pas censé décrire la souffrance humaine ni donner le détail des destructions, mais les annoncer avec brièveté, écartait la possibilité de toute description et faisait appel aux souvenirs des lecteurs et à leur imagination. Des auteurs collectionnaient les récits de phénomènes et de faits insolites les plus disparates que l’on interprétait comme autant de signes extérieurs, visibles, annonciateurs de malheurs passés, déjà confirmés, du moins le prétendait-on. Le Prodigiorum Libellus de l’auteur latin Julius Obsequens (ive siècle apr. J.-C.) rapportait ainsi des événements qu’il tenait de sources plus anciennes, dont une donnée constante qui se voulait historicisante et vérifiable était la précision du lieu ou de la région où de tels faits s’étaient produits70. Les faits sortant de l’ordinaire étaient considérés soit comme des manifestations de la colère des dieux, soit comme des présages funestes de grands malheurs à venir, ou plus rarement, de victoires militaires, ayant
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Oracula Sibyllina 4,109-111. Ibid. 5,286-319. Le tremblement de terre qui avait dévasté Laodicée, auquel il est fait allusion en 4,107, survenu en l’an 60 n’a pas laissé indemne un certain nombre d’autres cités, dont Hiérapolis (cf. aussi Tacite, Annales 14, 27,1 ; Strabon, Géographie 13,4,14). 70 Redécouvert à la Renaissance (réédité d’abord en 1508 chez Aldus Manutius, à Venise, et en 1552, par C. Lycosthènes, à Bâle), c’est une sorte de recueil de faits insolites. Pâture pour des esprits avides de curiosités et à l’affût de l’extraordinaire, ce recueil reflète l’état d’esprit d’une époque en déclin, certes, mais s’inspirant de sources plus anciennes, principalement de Tite-Live, ou proches de son temps. L’édition (bilingue) citée ici est celle de Victor Verger (V. Verger [éd.], Les prodiges de Julius Obsequens, Paris, 1842). 69
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un caractère divinatoire71. Symptomatiques d’un dépassement des simples récits, ces pseudo-témoignages prétendument rapportés en dernière instance de visu, de sources aussi indirectes qu’invérifiables, mêlaient phénomènes météorologiques, éruptions, naissances monstrueuses, épidémies, entrechocs d’armes sans cause apparente72, effondrements de sanctuaires ou d’effigies divines, la plupart étant des signes de la manifestation des diis irati qu’il convenait de se réconcilier, en mettant en œuvre des offrandes et des rituels de procuration (chez les Romains), des rites expiatoires ou placatoires. De la même manière que l’auteur du Livre des Prodiges évoquait des calamités passées, et afin de renforcer la crédibilité de leurs écrits, les auteurs de pseudépigraphes « prédisaient » des ruines déjà advenues, évoquaient des tremblements de terre d’un passé lointain ou récent, ou du moins plausibles dans leur récurrence. Aux faits réels se greffaient des spéculations astrologiques, destinées à consolider les certitudes quant à la véritable fin à venir, et d’autres détails fantastiques qui recevaient une interprétation en clé eschatologique. Les auteurs du recueil des Oracles sibyllins, soucieux de conserver les données traditionnelles de la théorie des empires, sont restés fidèles à la division du livre de Daniel en quatre règnes, dont le quatrième – et dernier – était celui de l’empire romain, avant le commencement du Royaume messianique. Liés à la théorie des âges et à des spéculations messianiques qui permettent de les rattacher à une conception cyclique des temps, les Oracles Sibyllins comme d’autres apocryphes juifs impliquent aussi la croyance dans l’évolution historique d’un temps linéaire qui se hâte vers un état définitif : les diverses époques qui composent l’histoire obéissent à une évolution irréversible, ouvrant sur l’immobilité éternelle (ou l’éternité immobile) du Grand Éon73. Selon IV Esdras, le monde de la temporalité
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Sous le consulat de Sylla et Pompée (82 av. J.-C.), « Au territoire de Mutine, deux montagnes se jetèrent l’une sur l’autre, et se heurtèrent avec un épouvantable fracs ; puis, comme elles se retiraient, des flammes et de la fumée sortirent d’entre elles et s’élevèrent au ciel… Cette année vit éclater la guerre sociale. », In agro Mutinensi duo montes inter sese concurrerunt, crepitu maximo assultantes, recedentesque, inter eos flamma fumoque in coelum exeunte… Exarsit eo anno sociale bellum (Prodigiorum Libellus, 116, passage complété par Lycosthènes d’après Tite-Live). 72 J. Obsequens rapporte que, sous le consulat de Crassus et de Scevola, en l’an de Rome 659 (94 av. J.-C.), les lances de Mars s’agitèrent d’elles-mêmes dans la regia : hastae Martis in regia motae (ibid., 110). 73 L’auteur du Quatrième livre latin d’Esdras détaille le déroulement de la fin des temps, en faisant intercaler entre la mort du Messie et le moment de la résurrection des âmes en vue du jugement une période de sept jours d’un silence identique à celui qui avait précédé la création : « Le monde reviendra à son ancien silence (convertetur saeculum in antiquum
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(saeculum) s’épuise en vieillissant alors que, au moment de l’écriture (qui est surtout celui du « discours sur la fin », de fine verborum74), son éclosion était déjà passée : Quoniam saeculum perdidit iuventutem et tempora adpropinquam senescere (« Car le monde a perdu sa jeunesse et les temps commencent à vieillir »)75. Le processus de vieillissement, comme celui de l’être vivant, y est décrit comme un déclin et une déchéance que l’humanité, désormais décrépite et amoindrie, physiquement et moralement, ne saurait éviter76. La multiplication des calamités, la décadence de la société et de ses mœurs étaient pour les contemporains autant d’indices de l’approche de la fin et l’écriture même, qu’il convenait d’achever, en était un des signes annonciateurs. Le visionnaire de IV Esdras était enjoint, une fois sa tâche accomplie, de cesser le questionnement qui le caractérise pour enfin quitter un monde dont la perdition était imminente : « laisse de côté les questions torturantes et hâte-toi de quitter ces temps » (repone in unam partem molestissima tibi cogitamenta et festina transmigrare a temporibus his)77. En amont, les faits passés – présentés comme des événements à venir –, sur lesquels les auteurs étaient mieux renseignés par l’historiographie existante, sont rapportés de façon plus précise, car connus, tandis qu’une certaine confusion des « prédictions » – devenues troubles et vagues ou encore remplacées par des tournures toutes faites – intervient à partir du moment de l’écriture, ce qui permet d’avancer une date approximative pour la composition de certains apocryphes. Ainsi, dans le Testament latin de Moïse, dont la rédaction se situe à un moment compris entre la première et la troisième décennie du ier siècle apr. J.-C., les indications ou allusions historiques, jusque-là précises, aux divers règnes et à la guerre de Varus cèdent la place à d’obscures prédictions d’un règne des impies et d’un « roi
silentium) pendant sept jours, comme au premier commencement » (sicut in prioribus initiis) » (IV Esdras 7,26). 74 Ibid. 6,15. 75 Ibid. 14,10. 76 « Plus le monde vieillira, plus les maux se multiplieront sur ses habitants » (ibid. 14,16). Voir aussi l’Apocalypse syriaque de Baruch (II Baruch) (« Car la jeunesse du monde est passée, et la vigueur de la création est déjà à son terme ; l’avènement des temps est bien proche et ils vont passer », II Baruch 85,10). 77 IV Esdras 14,14. Dans cet apocryphe, qui se présente comme une succession de questions et de réponses, la curiosité d’Esdras est maintes fois soulignée, de même que la patience des anges qui l’instruisent. Les questions sur le sort des impies restent cependant sans réponse : Tu ergo adhuc noli curiosus esse, quomodo impii cruciabuntur (« Toi donc ne sois plus curieux de la manière dont les impies seront tourmentés [littér. « crucifiés »], ibid. 9,13).
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des rois de la terre », cruel et persécuteur78. Quant à la composition du cinquième fragment des Oracles Sibyllins, elle peut être située après les règnes de Néron et de Titus, dont on reconnaît les figures dans les derniers souverains impies décrits. Néron est « l’homme matricide (μητροκτόνος ἀνήρ), fugitif et roulant en son esprit des pensées au tranchant aiguisé » (φεύγων ἠδὲ νόῳ ὀξύστομα μερμηρίζων), qui « détruira la terre et se soumettra l’univers […] » et qui « brûlera tous les hommes comme personne d’autre ne l’aura jamais fait79 ». Titus est le « roi vil et impur (ἀφανὴς βασιλεὺς καὶ ἄναγνος) monté contre elle [la Maison de Dieu, c’est-à-dire le Temple de Jérusalem], l’a abattue et laissée en ruines80 ». Les catastrophes déjà advenues et contemporaines, évoquées de manière à être plus ou moins reconnaissables aux allusions, ne pouvaient que donner raison aux apocalypticiens et accroître la crédibilité de leurs prédictions. La difficulté des auteurs des Oracula Sibyllina était de devoir présenter les prétendus « oracles » de la Sibylle, censés être équivoques, de manière à permettre au lecteur de discerner, derrière les allégories et les allusions énigmatiques, des événements reconnaissables. Ainsi, au-delà de l’évocation des séismes des îles grecques, des cités d’Asie et d’Hellade, dont la récurrence rendait difficile une identification précise, le lecteur pouvait reconnaître la prise de Corinthe et de Carthage en 164 av. J.-C.81 et, dans la catastrophe de Rome évoquée dans la Troisième Sibylle, l’incendie du Capitole en 84 av. J.-C.82. Par ailleurs, l’allusion à l’extinction du feu sacré, jadis entretenu par les vierges romaines, faisait référence de façon claire à l’incendie du temple de Vesta, brûlé en l’an 64 apr. J.-C.83. Parmi d’autres événements reconnaissables se comptent la destruction du Temple de Jérusalem de l’an 70 apr. J.-C.84, ainsi que l’éruption du Vésuve de l’an 79, présentée comme le résultat des représailles divines85. Le plus souvent, les descriptions hyperboliques font oublier la circonstance contingente et les événements « prédits » ou derrière lesquels se cachaient des événements récurrents ont 78
Testament de Moïse, ch. 7-8 (traduction d’E.-M. Laperrouzas dans La Bible. Écrits intertestamentaires, éd. A. Dupont-Sommer et al., Paris, 1987 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 995-1016). 79 Oracula Sibyllina 5,363-369. 80 Ibid. 5,408-409. 81 Ibid. 4,105-106. 82 Ibid. 3,52-54 83 « Chez toi les jeunes vierges n’entretiendront plus le feu sacré avec le bois qui le nourrit. Elle s’est éteinte, chez toi, la maison que tu chérissais jadis […] » (ibid. 3,395-397). 84 Que l’on reconnaît dans le récit de l’incendie du « Temple de Solymes » (ibid. 4,115118). 85 Ibid. 4,130-136.
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fini par prendre une teinte eschatologique. À la mémoire historique – fictive ou réelle – de dévastations ponctuelles, d’ampleur plus ou moins grande, se sont ajouté des images que suscitait et soutenait un espoir actuel et en tout points politique d’une fin imminente de l’empire romain, dont l’étendue appelait une conflagration universelle, à la démesure de sa domination : « Le feu fera sa proie du monde entier, annoncé par de très grands présages : au lever du soleil, on verra des glaives, on entendra des trompettes. Le monde entier entendra un grondement et un son formidable. Le feu brûlera toute la terre, il détruira toute la race des hommes, toutes les villes, les fleuves et la mer. Il consumera tout et réduira l’univers à une cendre noirâtre. Mais lorsque tout ne sera que cendre poudreuse, Dieu assoupira le formidable feu de la façon qu’il l’avait allumé86 ». Il n’y a pas de lieu pour la compassion et la pitié ne semble pas avoir préoccupé les apocalypticiens que seuls la revanche et l’indignation vertueuse animaient. Oppressés et opresseurs, meurtriers et victimes subiront un même sort. Portée par l’intransigeance et l’exacerbation de ses auteurs aux postures de prophètes, l’entrée de l’apocalyptique dans la littérature est une entrée en guerre non seulement contre l’injustice et le vice mais également contre la frivolité et l’immoralité de la littérature des païens.
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Πῦρ ἔσται κατὰ κόσμον ὅλον καὶ σῆμα μέγιστον ῥομφαίᾳ σάλπιγγι, ἅμ’ ἠελίῳ ἀνιόντι· κόσμος ἅπας μύκημα καὶ ὄμβριμον ἦχον ἀκούσει. Φλέξει δὲ χθόνα πᾶσαν, ἅπαν δ’ ὀλέσει γένος ἀνδρῶν καὶ πάσας πόλιας ποταμούς θ’ ἅμα ἠδὲ θάλασσαν· ἐκκαύσει δέ τε πάντα, κόνις δ’ ἔσετ’ αἰθαλόεσσα. ἀλλ’ ὅταν ἤδη πάντα τέφρη σποδόεσσα γένηται καὶ πῦρ κοιμήσῃ θεὸς ἄσπετον, ὥσπερ ἀνῆψεν (ibid. 4,173-180). 86
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M. de Jonge, The Testaments of the Twelve Patriarchs. A Critical Edition of the Greek Text, Leyde, 1978 (Pseudepigrapha Veteris Testamenti Graece 1). V. Nikiprowetzky (trad. et éd.), La troisième Sibylle, Paris/La Haye, 1970 (Études juives 9). M. Nisard (trad. et éd.), Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus. Œuvres complètes, Paris, 1861. J. Pigeaud (trad.), Aristote. De divinatione per somnum. La vérité des songes : de la divination dans le sommeil, Paris, 1995. J. Tromp, The Assumption of Moses, Leyde, 1993. V. Verger (éd.), Les prodiges de Julius Obsequens, Paris, 1842. B. Violet (éd.), Die Esra-Apocalypse (IV. Esra), Leipzig, 1910. Études L. Chatelain, « Théories d’auteurs anciens sur les tremblements de terre », Mélanges d’archéologie et d’histoire 29 (1909), p. 87-101. S. Freud, Sur le rêve (Über den Traum,1901), Paris, 20063 (Folio Essais 12). J. R. Harris (éd.), The Best of the Words of Baruch: a Christian Apocalypse of the Year 136 A.D., Londres, 1889, p. 47-64. A. Hilgenfeld (éd.), « Beschützung ihrer Authentizität Ἀναλήψις Μωυσέως », in Novum Testamentum extra Canonem receptum, Leipzig, 1866, p. 100-110. —, Messias Judaeorum: libris eorum Paulo ante et Paulo post Christum natum conscriptis illustratus, Leipzig, 1869. S. Lancel, « Les hommes de l’Antiquité face aux séismes », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 149/4 (2005), p. 1281-1289. J.-C. Picard, « L’apocryphe à l’étroit. Notes historiographiques sur les corpus d’apocryphes bibliques », in P. Geoltrain, J.-C. Picard et A. Desreumaux (dir), La fable apocryphe, 1, Turnhout, 1990 (Apocrypha. Le champs des apocryphes 1), p. 69-117. —, « L’apocalypse grecque de Baruch », in Le continent apocryphe. Essai sur les littératures apocryphes juives et chrétienne, Turnhout, 1999 (Instrumenta patristica et mediaevalia 36). A. Schalit, Untersuchungen zur Assumptio Mosis, Leyde, 1989, p. 170-180.
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Quelle autorité pour les pseudépigraphes ?
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ÉCRITURES ET PAIDEIA DANS L’ANTIQUITÉ TARDIVE Guy G. Stroumsa Université hébraïque de Jérusalem - Université d’Oxford
Évelyne Patlagean in memoriam Dans le quatrième livre de son De Doctrina Christiana, datant de 426, Augustin insiste sur le fait que les écrits canoniques, c’est-à-dire ceux qui font autorité, ne participent pas seulement de la sagesse mais aussi de l’éloquence. Il ajoute qu’une certaine éloquence est le fait des auteurs jouissant de l’autorité la plus élevée et de l’inspiration divine la plus totale1. Son insistance sur les qualités littéraires des textes sacrés permet à Augustin d’affirmer leur rôle capital dans l’éducation chrétienne, une éducation qui enseigne non pas à briller dans ce bas-monde, mais à passer de celui-ci au monde de pur bonheur2. Il s’agit, bien sûr, d’une tout autre sorte d’éducation que la paideia traditionnelle, fondée sur les auteurs classiques et sur les artes liberales, vis-à-vis desquels la position d’Augustin restera fondamentalement ambivalente3. La création d’une nouvelle forme d’éducation, chrétienne de nature, essentiellement établie sur les textes sacrés et sur leurs commentaires et fonctionnant en parallèle à la paideia gréco-romaine, représente un aspect central de la grande transformation 1
His aliquis forsitan quaerit utrum auctores nostri, quorum scripta divinitus inspirata canonem nobis saluberrima auctoritate fecerunt, sapientes tantummodo an eloquentes etiam nuncupandi sunt… Nam ubi eos intellego, non solum nihil eis sapientius, verum etiam nihil eloquentius mihi videre potest. Doct. Christ. IV. 6. 9. Voir l’édition de R. P. H. Green, Augustine, De Doctrina Christiana, Oxford, 1995 (Oxford Early Christian Texts). 2 Doct. Christ. IV. 6. 10. 3 Voir en particulier H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1983 [première édition 1938], p. 211-275, et C. M. Chin, « The Grammarian’s Spoils: De Doctrina Christiana and the Contexts of Literary Education », in K. Pollmann et M. Vessey (éd.), Augustine and the Disciplines: from Cassiciacum to Confessions, Oxford, 2005, p. 167-183, ainsi que H. Hagendahl, Augustine and the Latin Classics, Gothenburg, 1967, 2 tomes.
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culturelle de l’Antiquité tardive, une transformation qui alla de pair avec l’adoption au ive siècle du christianisme comme religion d’État4. Je voudrais réfléchir ici sur les préconditions de cette nouvelle paideia et sur ses implications pour la transformation du concept d’autorité à la fois des textes sacrés et des textes littéraires dans l’Antiquité tardive. La paideia chrétienne, qui forme le noyau de la culture médiévale, à Byzance comme dans l’Occident latin, est établie sur l’intégration de deux corpus à la fois complexes et fondamentalement différents l’un de l’autre. D’un côté, les Écritures bibliques, telles qu’elles sont définies par les écrits canonisés du Nouveau Testament, ajoutés au texte de la Septante et présentés comme l’aboutissement et la complétion des prophéties. De l’autre, le corpus littéraire grec, puis latin, en particulier les textes de la tradition philosophique, surtout ceux provenant des écoles platonicienne et stoïcienne. Ce dernier corpus, moins précisément défini que le premier, est aussi plus difficile à accepter comme faisant autorité pour un chrétien. Il inclut aussi, par exemple, les écrits homériques, dont le statut dans la littérature chrétienne est complexe, puisqu’il s’agit d’une part des textes essentiels de l’herméneutique classique, sur lesquels se fonde l’enseignement de l’apprentissage de la lecture (et ce jusqu’aux derniers jours de Byzance), et d’autre part des textes fondateurs du polythéisme ancien. Les écrits homériques ne se présentent certes pas comme « révélés » et ne fournissent en aucune façon le fondement de la religion grecque. En ce sens, ils sont bien sûr fondamentalement différents des écrits du corpus biblique. Mais pour les intellectuels chrétiens, ils représentent la contrepartie païenne de leurs livres sacrés. En tant que « Bible » du panthéon païen, Homère n’a manifestement pas bonne presse dans le christianisme ancien. Mais les traditions herméneutiques développées depuis le vie siècle avant notre ère par les grammairiens grecs pour surmonter les difficultés posées à la morale commune par le texte homérique (traditions appliquées depuis longtemps dans le judaïsme alexandrin au texte biblique) permettent aussi parfois aux 4
La question complexe des rapports entre christianisme et paideia a donné lieu à une vaste littérature. On se contentera ici de renvoyer à l’étude classique de W. Jaeger, Early Christianity and Greek Paideia, Cambridge MA, 1961, ainsi qu’à quelques travaux plus récents : R. A. Kaster, Guardians of Language: The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley, 1988 ; Ch. Markschies, Kaiserzeitliche christliche Theologie und ihre Institutionen: Prolegomena zu einer Geschichte der antiken christlichen Theologie, Tübingen, 2007, p. 43109 ; G. Clark, Christianity and Roman Society, Cambridge, 2004, p. 78-92, F. Young, « Christian Teaching », in F. Young, C. Ayres et A. Louth (éd.), Cambridge History of Early Christian Literature, Cambridge, 2004, p. 91-104, et J. D. Dawson, « Christian Teaching », in F. Young, C. Ayres et A. Louth (éd.), Cambridge History of Early Christian Literature, Cambridge, 2004, p. 222-238.
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penseurs chrétiens, surmontant leur répugnance instinctive, de trouver dans Homère matière à réfléchir5. Deux courants s’opposent dans la littérature patristique quant à l’attitude à tenir vis-à-vis de la littérature « païenne », ou hellénique. Le premier de ces courants exige le rejet radical de toute forme de littérature autre que les textes révélés et canonisés. Ainsi la Didaskalia Apostolorum, au iiie siècle, exige du chrétien qu’il s’abstienne de lire toute littérature « extérieure », c’està-dire païenne. De même, Tatien (mort vers 185) oppose dans son Discours aux Grecs la « philosophie barbare » des chrétiens à la sagesse grecque. Ce courant, refusant tout compromis entre Athènes et Jérusalem, pour utiliser la formule lapidaire de Tertullien (De Praescr. Haer. 7), ne disparaît pas avec la christianisation de l’Empire et ses traces se retrouveront, par exemple, dans la production littéraire monastique de l’Antiquité tardive6. Ce courant « fidéiste », cependant, insistant sur le caractère radical du christianisme et sur son opposition à la culture ambiante, reste minoritaire. La majorité des auteurs patristiques proposent diverses solutions au problème des relations entre la sagesse divine, révélée dans les livres sacrés, et la sagesse humaine, conservée dans les rayons des bibliothèques. Les efforts de Clément d’Alexandrie et d’Origène, même s’ils révèlent une profonde ambiguïté visà-vis de la culture grecque, n’essayent pas de rompre complètement avec le savoir de la société ambiante et les anciennes traditions pédagogiques par lesquelles il se transmettait de façon traditionnelle. Différentes stratégies sont employées, qui permettent non seulement de ne pas rejeter totalement la paideia grecque mais encore de trouver une façon de l’intégrer à l’herméneutique des textes sacrés. Si c’est le même Dieu auquel on doit à la fois les textes révélés et les traditions de sagesse des diverses nations n’ayant pas connu la révélation, il faut s’attendre à ce qu’on puisse découvrir une certaine correspondance entre ces deux sources de sagesse.
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Sur Homère chez les auteurs chrétiens, voir l’étude classique de H. Rahner, Griechische Mythen in christlicher Deutung, Bâle, 1984, p. 241-328 ; A. Cameron, « Education and Literary Culture », in A. Cameron et P. Garnsey (éd.), The Cambridge Ancient History XIII, The Late Empire A.D. 337-425, Cambridge, 1998, p. 665-707 ; R. Browning, « Education in the Roman Empire », in A. Cameron, B. Ward-Perkings et M. Whitby (éd.), The Cambridge Ancient History XIV, Late Antiquity: Empires and Successors, A.D. 425-600, Cambridge, 2000, p. 855-883. Pour le statut de la paideia dans la société de l’Antiquité tardive, voir les remarques pertinentes de P. Brown, Power and Persuasion in Late Antiquity: Towards a Christian Empire, Madison, Wisconsin, 1992. 6 Sur cette littérature, voir par exemple W. Harmless, Desert Christians: An Introduction to the Literature of Early Monasticism, Oxford, 2004.
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En fin de compte, ces stratégies découlent de la présentation du christianisme que font les auteurs chrétiens, pour qui la nouvelle religion doit être conçue comme une école philosophique comparable aux écoles traditionnelles mais dotée d’une sagesse supérieure à celles que proposent ces dernières, justement parce que, « barbare », elle s’exprime dans un autre langage conceptuel qu’elles7. Les théologiens chrétiens étaient directement intéressés à se désigner comme les représentants d’un mouvement de sagesse, puisqu’ils pouvaient ainsi justifier légalement leur existence et échapper à leur identification comme tenants d’une religio illicita. La conception du christianisme comme une école philosophique permet de concevoir la révélation chrétienne comme complétant les diverses tentatives humaines à la recherche de la vérité. D’une telle approche, il résulte que le message du Christ est perçu comme un enseignement complémentaire, qui s’ajoute au savoir transmis par l’enseignement traditionnel plutôt qu’il ne le remplace. La façon la plus simple de concevoir les isomorphismes entre l’enseignement des textes sacrés et ceux de la tradition hellénique, c’est d’imaginer les seconds comme représentant une copie des premiers. Les Pères de l’Église parlent ainsi du « larcin des Grecs »8. Cette conception, fréquente, dès le iie siècle avec Tatien, puis Clément, reconnaissant que les enseignements des philosophes grecs semblent parfois s’accorder à ceux des Écritures, explique une telle similitude par une contrebande d’idées puisées dans les Écritures par les philosophes païens. Quoi qu’il en soit, ces parallèles permettent aux auteurs chrétiens de ne pas refuser systématiquement toute similitude entre l’enseignement chrétien et celui des philosophes. Une telle approche, qu’on peut retrouver vers la fin du ive siècle, par exemple, dans l’épître de Jean Chrysostome sur le rôle des lettres grecques dans l’éducation chrétienne, permettra aux grandes familles patriciennes de donner une éducation à la fois traditionnelle et chrétienne à leurs enfants9. En ce sens, ces familles, telle celle, en Cappadoce, des frères Basile de Césarée 7
Voir par exemple R. L. Wilken, « Alexandria: A School for Training in Virtue », in P. Henry (éd.), Schools of Thought in the Christian Tradition, Philadelphie, 1984, p. 1530 ; A. Le Boulluec, « La rencontre de l’Hellénisme et de la “philosophie barbare” selon Clément d’Alexandrie », in ID., Alexandrie antique et chrétienne : Clément et Origène, Paris, 2006, p. 82-93 ; G. G. Stroumsa, « Philosophy of the Barbarians: on early Christian ethnological representations », in ID., Barbarian Philosophy: the Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen, 1999, p. 57-84. 8 Sur ce concept, voir en particulier A. J. Droge, Homer or Moses? Early Christian Interpretations of the History of Culture, Tübingen, 1989. 9 Pour le texte, je me réfère à Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants, éd. et trad. A.-M. Malingrey,1972 (Sources Chrétiennes 188). Voir aussi M. L. W. Laistner, Christianity and Pagan Culture in the Later Roman Empire, Ithaca/Londres, 1951, ainsi que
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et Grégoire de Nysse, posèrent les fondations de la culture européenne, en postulant qu’elle se devait de conserver également deux bases : celle de la paideia traditionnelle à côté de l’éducation fondée sur les livres divins. Une deuxième stratégie, utilisant une autre métaphore biblique, de vecteur opposé à celle du « larcin des Grecs », fait référence aux richesses des Égyptiens, emportées par les israélites dans leur fuite d’Égypte. Les enfants d’Israël agissaient ainsi de façon morale et légitime. Face au larcin des Grecs, ayant pris chez les Hébreux leur sagesse, le vol par les Hébreux des richesses d’Égypte leur permit « d’orner » leur sagesse de l’élégance prise aux païens. Les chrétiens se doivent d’utiliser à bon escient les traditions intellectuelles (et scientifiques), ainsi que les cadres littéraires qu’ils trouvent dans la littérature païenne, qui leur permettent ainsi de présenter leur propre enseignement de façon attirante : « La beauté de Japhet dans les tentes de Sem », pourrait-on dire. C’est dans une telle perspective qu’il faut situer le De Doctrina Christiana d’Augustin. La sagesse chrétienne est toute autre que celle des hommes, mais elle doit cependant être jugée à l’aune des critères de la culture païenne. Ainsi, les lettres chrétiennes n’échappentelles pas plus que les lettres grecques aux principes d’esthétique. Les deux métaphores permettent d’expliquer le « mélange des genres » entre les Écritures hébraïques et la culture grecque, en mettant l’accent soit sur le fond, soit sur la forme. Il faut remarquer que l’attitude complexe des Pères de l’Église vis-à-vis de la littérature grecque est en quelque sorte parallèle à celle qu’ils ont face aux textes sacrés des juifs. Rédigés avant la venue du Seigneur, ces deux corpus littéraires sont en quelque sorte chrétiens avant la lettre. Ou plutôt, ils annoncent en filigrane la vérité chrétienne ; il s’agit seulement de les lire de façon subtile, plutôt qu’au pied de la lettre, comme les lisent les juifs, qui s’en considèrent les dépositaires attitrés. Les Pères renvoient ainsi dos-à-dos juifs et Grecs, en les dépossédant de leur identité, puisqu’ils sont incapables de déceler la part de vérité conservée à leur insu par leur héritage culturel. Pour les penseurs chrétiens, ces « lettres grecques » étaient avant tout les écrits des philosophes, ceux de Platon d’abord, pour sa métaphysique, et aussi ceux des Stoïciens, pour leur éthique. Notons toutefois que sous l’Empire, de nombreux traits pythagoriciens et aristotéliciens se retrouvent dans les textes platoniciens et stoïciens. L’acceptation de la paideia grecque, cependant, ne pouvait pas ne pas confronter Homère, avec ses
l’introduction de M. Naldini à Basilio di Cesarea, Discorso ai giovani: oratio ad adolescentes, Florence, 1990.
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dieux aux relations parfois scabreuses, aussi bien entre eux qu’avec les mortels. Heureusement, la tradition herméneutique grecque, depuis les grammairiens de l’époque classique, montrait aux penseurs chrétiens comment on pouvait interpréter le texte homérique de façon à lui donner une dimension spirituelle. D’une certaine façon, c’est donc le système entier de la paideia que les chrétiens acceptent, quitte à le modifier profondément en lui ajoutant un enseignement religieux, fondé sur les Écritures. Même si les principes de l’éducation grecque restent en gros conservés, leur poids est fort différent quand ils sont subsumés aux saintes Écritures et quand le texte homérique ne peut être pleinement compris que par sa comparaison au texte biblique. Reprenant la métaphore utilisée par Crick et Watson pour décrire la structure de l’ADN, j’ai ainsi pu parler, il y a longtemps, d’une « double hélice »10. La double hélice de la culture chrétienne de l’Antiquité tardive, sur laquelle toute la culture européenne est établie, présente Homère et la Bible comme deux hélices parallèles, entre lesquelles existent un nombre infini de corrélations. Comme pour toutes les métaphores, l’utilité heuristique de celle-ci disparaît si on la prend au sens littéral. De plus, l’intuition fondamentale du système chrétien, à partir du moment où la culture gréco-romaine elle-même se convertit, c’est la réverbération entre les cultures, l’une réfléchissant l’autre. Si les penseurs chrétiens de l’Antiquité tardive, dans leur majorité, n’ont pas voulu effacer la culture grecque pour la remplacer par les Écritures juives, on doit se demander quel fut l’impact de cette attitude sur la formation d’une culture chrétienne. Je m’explique : le christianisme se présente non seulement comme une école de pensée, mais aussi comme une religion fondée sur un livre révélé (ou une série de livres révélés, regroupés en un canon). La question se pose donc de la relation entre les livres sacrés et tous les autres. La décision, qui semble avoir été consciente, fut de mélanger les genres et d’accepter d’établir la nouvelle culture sur les bases de la culture classique. En d’autres termes, on peut se demander quelles sont les implications d’une « religion du livre » sur une culture essentiellement livresque11. N’oublions pas, par ailleurs, que la description du christianisme
10
Voir G. G. Stroumsa, « The Christian hermeneutical revolution and its double helix », in ID., Barbarian Philosophy: the Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen, 1999, p. 27-43. 11 Sur le christianisme ancien comme « religion du livre », voir G. G. Stroumsa, « Early Christianity – a Religion of the Book? », in M. Finkelberg et G. G. Stroumsa (éd.), Homer, the Bible and Beyond: Literary and Religious Canons in the Ancient World, Leyde, 2003 (Jerusalem Studies in Religion and Culture 2), p. 153-173.
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comme une « religion du livre » implique que la Bible, livre d’une nature particulière, puisqu’il est révélé, contenant toute la sagesse divine, devient aussi, très vite, objet de culte. Les aspects rituels du livre sacré (chez les juifs comme chez les chrétiens ou même les musulmans) commencent à peine à être étudiés aujourd’hui, mais il apparaît d’ores et déjà qu’il s’agit d’aspects centraux de la religion. L’opposition radicale entre « religions cultuelles » et « religions du livre » (Kultreligionen et Buchreligionen, selon la formule de Jan Assmann) demande à être modifiée12. La « double hélice » entre Homère et la Bible permet donc de percevoir la nouvelle culture chrétienne de l’Antiquité tardive comme représentant à la fois une sacralisation de la culture et une acculturation de la religion. De façon paradoxale, en insistant sur son identité comme école intellectuelle et spirituelle, le christianisme s’impose comme reflétant un aspect de la culture gréco-romaine, en même temps qu’il transforme cette dernière. On ne traitera pas ici du processus de canonisation des écrits du Nouveau Testament. Ce qui nous intéresse davantage, c’est de relever l’extrême complexité du texte sacré. En effet, avant même qu’on puisse le comparer au corpus homérique, il faut savoir qu’il peut être lu à des niveaux différents, qui conviennent chacun à un niveau d’intelligence humaine. Le texte sacré de la Bible chrétienne, d’autre part, est déjà double, puisque l’Ancien et le Nouveau Testament se font constamment écho et que le premier, quand on sait bien le lire, reflète en filigrane la promesse divine (testamentum futuri) explicitée dans le second. Ainsi, la première bataille des penseurs chrétiens, avant même que se dessine le conflit avec la paideia d’origine grecque, eut lieu avec les juifs : seule l’une des deux religions « sœurs » (puisque le judaïsme rabbinique est né en même temps que le christianisme, sur les ruines du Temple) pouvait offrir l’interprétation juste des textes bibliques. En un sens, donc, le christianisme ancien se définit à la fois, et de façon symétrique, contre le judaïsme et l’hellénisme, en déniant à tous deux l’autorité d’interpréter les textes de leur propre culture. Ce serait faire erreur de méthode, il me semble, que de s’attacher à décrire les mécanismes par lesquels un corpus de textes religieux « s’ossifie », devenant canonique, sans prêter attention au fait que ce canon ne représente que l’ossature, le squelette du corps entier, dont la chair, si l’on peut dire, serait la vie herméneutique de ces textes. C’est le « système écologique » tout entier des textes qu’il s’agit de comprendre, sa dynamique permanente dans
12 Voir par exemple J. Assmann, Die mosaische Unterscheidung, oder der Preis des Monotheismus, Munich/Vienne, 2003, p. 145-151.
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la vie de la communauté. Cette dernière se définit par eux et en eux, en en proposant l’interprétation correcte, à l’encontre des hérétiques de tout bord. Le canon biblique chrétien, ainsi, après que la liste des textes qui forment le Nouveau Testament se soit « ossifiée », inclut ces textes à côté de la Septante. De façon remarquable, la naissance du concept même de Nouveau Testament, dans les deux dernières décennies du iie siècle, recoupe celle de la Mishna. J’ai étudié ailleurs cette curieuse synchronie, à laquelle on n’a pas assez attaché d’attention13. À la fin du iie siècle, juifs et chrétiens forment déjà deux communautés bien définies, conscientes l’une et l’autre que leur identité s’affirme dans leur opposition. Pour les deux communautés, donc, il est impératif de trouver la clef ouvrant la grille de lecture correcte de leur canon partagé, le texte biblique. Pour les uns, c’est le Nouveau Testament qui représente cette clef, pour les autres la Mishna, ou Deuterosis en grec. Or, dès ce nouveau corpus canonique, une autre série de textes établit les règles herméneutiques à travers lesquelles ce canon doit être lu (Talmud chez les juifs, littérature patristique chez les chrétiens). La formation d’un canon est donc de nécessité suivie de celle d’un canon secondaire, suivi à son tour d’un autre commentaire canonique – cela jusqu’a ce que le bât blesse et que s’affirme un courant de révolte à l’intérieur de la communauté, exigeant un « retour aux sources ». L’idée de canon représente donc bien plus qu’une liste des textes sacrés, opposés à tous les apocryphes, condamnés à rester dans les limbes de la mémoire collective. Le canon prend toute sa signification quand on le comprend comme le moteur même de l’herméneutique qui fait la vie d’une religion, c’est-à-dire comme le principe d’autorité, une autorité qui appartient à la communauté, qui invente, transforme et perpétue les règles selon lesquelles les textes sacrés reçoivent tout leur sens. Quand le texte sacré, par définition, est investi d’une infinité de sens, l’auteur, tout divin qu’il soit, est dépouvru de l’autorité qu’a celui d’un texte littéraire et qui lui donne son sens. C’est donc à leurs lecteurs qu’appartiennent les textes sacrés. Ipso facto, la regula fidei est aussi une regula legendi. Analysant certaines hérésies médiévales, l’historien canadien Brian Stock avait il y a longtemps lancé le terme de « communautés textuelles » (textual communities)14. Par ailleurs, son compatriote Wilfred Cantwell Smith a pu parler de « mouvement scriptural » (scriptural movement) pour décrire la prolifération de « religions du livre » dans le Proche-Orient de l’Antiquité 13
G. G. Stroumsa, « The Body of Truth and its Measures: New Testament Canonization in Context », in ID., Hidden Wisdom: Esoteric Traditions and the Roots of Christian Mysticism, Leyde, 20052 (Numen Book Series 70), p. 79-91. 14 B. Stock, The Implications of Literacy: Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, 1983.
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tardive (au sens large du terme)15. Notons que le concept de « religions du livre » (religions of the book) semble apparaître pour la première fois dans l’histoire de la recherche en 1873, dans l’Introduction to the Science of Religion de Max Müller. Manifestement, Müller forge le concept sur la base du ahl al-kitab coranique. La prolifération d’écrits religieux et de communautés s’organisant autour de ces livres est effectivement notoire dans le Proche-Orient, du ier au viie siècle de notre ère. De tels textes, cependant, avaient aussi été rédigés plus tôt. Ce qui semble plus caractéristique de notre période, c’est peut-être le rôle extrêmement actif de ces communautés réunies autour d’un livre sacré, qui tient une place centrale dans le rituel et qu’il faut interpréter sans cesse, contre les fausses lectures qui pullulent alentours. John Wansbrough, dans son importante étude sur le milieu polémique dans lequel le Coran se forma, a proposé de parler à ce sujet de « communautés midrashiques »16. Les plus marquantes parmi les communautés textuelles chrétiennes de l’Antiquité tardive sont bien sûr les communautés monastiques. Quelques remarques sur le statut de la Bible chez les moines d’Orient nous permettront peut-être d’ajouter certaines précisions sur la christianisation de la paideia. Les débuts de l’adoption de la lecture silencieuse – une adoption qui ne se fera que très lentement, au cours des siècles – semblent bien être liés directement à la lecture privée de la Bible, à la méditation et à l’oraison dans les milieux monastiques (en particulier des Psaumes, un corpus essentiel aussi au culte public)17. La lecture silencieuse des textes bibliques et leur mémorisation permit leur intériorisation et facilita la conception d’un livre intérieur, écrit non sur papyrus ou parchemin, mais dans le cœur même du croyant. La métaphore du « livre du cœur », en effet, aura un riche avenir dans l’histoire de la spiritualité. En d’autres termes, le développement de la lecture silencieuse parmi les élites chrétiennes de l’Antiquité tardive (ici encore, le témoignage d’Augustin est capital) reflète la transformation du statut de l’individu dans le nouveau système religieux et lui est lié comme il l’est à l’usage grandissant du codex. Plus que dans tout autre milieu, c’est dans le mouvement monastique que les nouveaux rôles du livre prirent forme et que naquit une nouvelle culture du livre. À première vue, une telle affirmation semble paradoxale. 15
W. C. Smith, What Is Scripture? A Comparative Approach, Minneapolis, 1993. J. E. Wansbrough, The Sectarian Milieu: Content and Composition of Islamic Salvation History, Oxford, 1978. 17 Voir D. Burton-Christie, The Word in the Desert: Scripture and the Quest for Holiness in Early Christian Monasticism, Oxford, 1993. 16
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Pour autant que l’on sache, les premiers moines, en Égypte, en Syrie ou en Palestine, étaient loin d’être les porteurs évidents d’une culture littéraire. De grandes différences séparent l’attitude des moines du désert face à la lecture, à l’écriture et à l’étude de celle des élites intellectuelles chrétiennes, de Clément d’Alexandrie et d’Origène aux pères Cappadociens à l’Est ou de Tertullien à Augustin à l’Ouest. Peter Brown, parmi d’autres, a insisté sur le fait que la nouvelle cultura Dei que les moines cherchaient à créer ne représentait pas moins qu’un modèle culturel alternatif, restant souvent oral et s’exprimant dans le vernaculaire (copte, syriaque ou arménien) plutôt qu’en grec. Il serait cependant erroné de concevoir la nouvelle culture naissant dans les monastères comme étant fondamentalement différente d’une culture livresque. Malgré la centralité de la relation orale entre maître spirituel et disciple, le milieu monastique n’abandonna ni l’écriture ni la lecture et accorda un rôle capital à l’audition du livre18. C’est ainsi qu’il s’identifiera très vite comme proposant une nouvelle culture du livre, différente de la culture traditionnelle transmise par la paideia et le système éducatif hérité de l’Antiquité. Plus précisément, il s’agissait maintenant d’une culture établie sur un seul livre (ou un seul corpus littéraire). Le parallèle est net avec le beit ha-midrash rabbinique. La Bible n’est pas seulement lue, copiée et récitée. Certains passages sont appris par cœur ou commentés. Pour les moines, donc, la « religion du livre » implique souvent une communauté de virtuoses religieux, pour parler comme Max Weber. Dans les communautés monastiques, cependant, la lecture ou la récitation des Écritures a un but fort différent de celui qui est communément assigné à la lecture : la transmission du savoir. La répétition de textes appris par cœur (pratique courante, par exemple, dans les monastères pachômiens) et ce qu’on appellera au Moyen Âge latin lectio divina (ou sacra pagina) représentent une activité plus sotériologique qu’épistémologique. Il s’agit d’une méthode permettant la concentration de l’esprit, ou d’une façon de prier, afin que le verbe divin entre dans l’esprit ou le cœur, expulsant les mauvaises pensées envoyées par Satan. Plus que quiconque dans le monde ancien, Augustin passa sa vie à lire, à écrire et à méditer sur le corpus des écrits bibliques. Augustin savait que c’est par un livre particulier, la Bible, que notre monde est formé et que l’interprétation infinie de ce livre informe notre vie. Un des grands paradoxes d’Augustin, c’est que malgré son immersion dans le monde des
18 Voir G. G. Stroumsa, « The Scriptural Movement of Late Antiquity and Christian Monasticism », Journal of Early Christian Studies, 16 (2008), p. 61-76.
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Écritures, il n’oublia jamais que la source divine de leur autorité restait au-delà du texte et du langage même. La relation à Dieu, ainsi, ne peut s’exprimer pleinement que dans la visio Dei, une révélation totale de la gloire divine. Quels liens Augustin sut-il concevoir entre le Livre de Dieu et les livres humains ? Henri-Irénée Marrou, avec son vaste savoir et son admirable esprit de finesse, consacra de gros efforts à la fois à Augustin et à l’éducation livresque à son époque. Saint Augustin et la fin de la culture antique situe Augustin, de façon explicite, à la fin d’une longue tradition, purement gréco-romaine. De façon similaire, sa synthèse magistrale sur l’histoire de l’éducation n’a pas grand-chose à dire sur la transformation de la paideia sous l’impact du christianisme (et ne traite pratiquement pas de l’important développement de l’éducation dans le judaïsme rabbinique)19. Augustin, nous le savons maintenant, grâce entre autres à Marrou, ouvre une période nouvelle autant qu’il en conclut une autre. Alors que la culture de l’Antiquité finissante était une culture établie sur des livres, celle du Moyen Âge naissant trouvait son fondement dans un seul livre, certes, mais doté de qualités singulières, un livre révélé par Dieu et exigeant constamment une interprétation nouvelle. L’autorité des Écritures, comme nous l’avons vu, était passée aux mains de la communauté des croyants, qui savait faire résonner le texte divin grâce aux principes d’interprétation. Dans une société encore orale à bien des égards, l’autorité du texte sacré, aux mains des élites religieuses, leur permit de mener à bien la transformation profonde de l’éducation classique, en apprenant à lire les grands textes grecs (ou latins) en parallèle au corpus des Écritures. La nouvelle religion du livre (que j’ai proposé d’appeler une « religion du livre de poche », afin d’insister sur l’absence de tout hiératisme dans l’attitude chrétienne face aux livres sacrés) put ainsi transformer les cadres traditionnels de l’éducation, en créant un système dans lequel le grand livre de Dieu et la bibliothèque des livres humains se reflètent et se répondent sans fin. Dans un tel système, qui se développera et s’épanouira jusqu’à la fin du Moyen Âge, si l’autorité du texte sacré appartient officiellement à Dieu, c’est la communauté des croyants qui en est effectivement saisie.
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H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1965 [1948].
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Écritures et PAIDEIA dans l’Antiquité tardive
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LA RÉFÉRENCE AU « CORPS DE LA VÉRITÉ » DANS L’EXÉGÈSE BIBLIQUE DE LA GNOSE VALENTINIENNE Jean-Daniel Dubois EPHE, Sciences religieuses - L.E.M. - UMR 8584
Du temps où Michel Tardieu était le directeur du Centre d’études des religions du Livre, l’une des composantes du Laboratoire d’études sur les monothéismes (l’UMR 8584 à Villejuif ), il rassembla une équipe de chercheurs pour construire un volume sur Les règles de l’interprétation dans l’exégèse des monothéismes1. On retiendra de son « Avant-Propos » les lignes que voici : L’analyse de certains moments oubliés de l’histoire de l’exégèse aide à saisir les règles d’interprétation, qui ont amené la constitution de corps d’Écritures et qui marquent aussi quelques étapes essentielles de l’élaboration de la pensée et du savoir2.
Ces quelques mots pourraient servir d’entête aux travaux de notre colloque. Nous voudrions, quant à nous, illustrer un moment oublié de l’histoire de l’exégèse chrétienne ancienne en évoquant quelques textes gnostiques dans leur manière de renvoyer à leurs autorités fondatrices. Pour cela, il nous est venu l’idée de prolonger la réflexion entamée lors de la contribution au volume Les règles de l’interprétation où il s’agissait de rapprocher les méthodes d’exégèse des gnostiques de l’histoire de la constitution du canon des Écritures, au cours du iie siècle. En partant de quelques passages du Contre les hérésies d’Irénée de Lyon, sur l’exégèse biblique des gnostiques valentiniens, nous avons voulu montrer que les gnostiques participent de la constitution du canon des Écritures, à un moment où les positions de Marcion sur la lecture de la Bible juive provoquent des réactions très
1
M. Tardieu (éd.), Les règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987 (Patrimoines, religions du Livre). 2 Op. cit., « Avant-Propos », p. 11.
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vives dans le christianisme d’alors. Nous souhaitons maintenant revenir à certains passages du Contre les hérésies d’Irénée, laisser de côté la question de l’histoire du canon des Écritures et tourner notre regard vers les gnostiques valentiniens et leur manière de construire leur référence à une autorité ou à des autorités. Commençons donc par quelques lignes du Contre les hérésies d’Irénée avant d’aborder la documentation directe des gnostiques anciens. Le CONTRE LES HÉRÉSIES d’Irénée Daté habituellement des années 180-185, cet ouvrage de l’évêque de Lyon propose un exposé de diverses doctrines gnostiques dans son Livre I et une réfutation systématique des doctrines en question, dans les Livres II à V. L’information sur les gnostiques valentiniens du Livre I concerne essentiellement les valentiniens, disciples d’un certain Ptolémée. Après une présentation du mythe du salut gnostique (chapitres 1-7), Irénée illustre par de nombreux exemples les méthodes exégétiques des valentiniens (chapitres 8-9). Voici le début du chapitre 8 selon la traduction d’Adelin Rousseau et de Louis Doutreleau, dans la collection Sources chrétiennes3 : Telle est leur doctrine, que ni les prophètes n’ont prêchée, ni le Seigneur n’a enseignée, ni les apôtres n’ont transmise, et dont ils se vantent d’avoir reçu la connaissance plus excellemment que tous les autres hommes (I, 8, 1).
Cette traduction inaugure le chapitre 8 par le terme de « doctrine ». Les fragments grecs d’Irénée conservés par le Panarion d’Épiphane mentionnent explicitement le terme d’hypothèsis, traduit dans l’Irénée latin du ive siècle par argumentum. Si l’on en croit les remarques judicieuses de Marguerite Harl sur les divers emplois du terme grec dans la polémique d’Origène, il ne s’agirait pas d’un renvoi à « une doctrine hérétique mais à des textes qu’il assimile aux inventions de théâtre »4. Dans le même sens et à la suite de Marguerite Harl, Claudine Besset-Lamoine a bien montré à propos des passages d’Irénée5, que ce terme hypothèsis qualifie d’un point de vue
3
Irénée de Lyon, Contre les hérésies, éd. A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, Cerf, 1978 (Sources chrétiennes 264), t. II, p. 113. 4 M. Harl, « Les ‘mythes’ valentiniens de la création et de l’eschatologie dans le langage d’Origène : Le mot hypothesis », in B. Layton (éd.), The Rediscovery of Gnosticism, t. I, The School of Valentinus, Leyde, Brill, 1980 (Studies in the history of Religions 41), p. 417-425, particulièrement p. 418. 5 Cl. Besset-Lamoine, « Une double ‘hypothèse’ théatrale. Lecture dramaturgique de l’Adversus haereses d’Irénée de Lyon », Études théologiques et religieuses, 79 (2004/3), p. 325341.
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La référence au « corps de la vérité » dans la gnose valentinienne
hérésiologique les mythes valentiniens de « fables », de « récits fictifs » et de « scénarios de théâtre ». D’emblée, nous voilà au cœur du problème que nous voulons aborder. Même si Irénée ironise sur les mythes des gnostiques en soulignant leur caractère fictif et dérisoire, les propos des gnostiques sur la création du monde manifestent une construction narrative, une argumentation logique qui n’est autre que le déroulement du plan divin du salut. Or, la perspective hérésiologique d’Irénée manifeste, elle aussi, une construction narrative ; on y discerne la mise en place d’une sorte de canon des Écritures avec les « prédications des prophètes », les « enseignements du Seigneur » et « les traditions transmises par les apôtres » ; à y regarder de près, cette tripartition n’en est pas vraiment une, puisque les apôtres transmettent ce qu’ils ont reçu des prophètes et du Sauveur ; autrement dit, la critique d’Irénée porte sur la manière dont il perçoit comment les gnostiques traitent des textes prophétiques – on voit poindre ici la notion d’un Ancien Testament – et comment les gnostiques traitent aussi des enseignements du Sauveur, et des textes évangéliques en général. De plus, comme Irénée reproche aux gnostiques « d’avoir reçu des connaissances plus excellentes que les autres hommes », on voit aussi qu’Irénée leur reproche des traditions secrètes et leurs connaissances ésotériques. En effet, il poursuit : Tout en alléguant des textes étrangers aux Écritures et tout en s’employant, comme on dit, à tresser des cordes avec du sable, ils ne s’en efforcent pas moins d’accommoder à leurs dires, d’une manière plausible, tantôt des paraboles du Seigneur, tantôt des oracles de prophètes, tantôt des paroles d’apôtres, afin que leur fiction ne paraisse pas dépourvue de témoignage (I, 8, 1 suite).
On retrouve la tripartition précédente, mais dans un ordre un peu différent : en premier lieu viennent les paraboles du Seigneur à la place de ses enseignements, puis les oracles des prophètes à la place de leur prédication, et enfin les paroles des apôtres, à la place de leurs traditions. Dans les trois cas, il ne s’agit pas de doctrine comme l’avait vu Marguerite Harl ; il s’agit bien plutôt de textes : les paraboles, les oracles et les paroles apostoliques. Face à ces trois ensembles littéraires, Irénée reproche aux gnostiques de « citer », de « produire », « d’alléguer » (en grec : anagignôskô ; en latin : legere) des « textes étrangers aux Écritures », disent les traducteurs des Sources chrétiennes ; en fait, des agrapha que le traducteur latin transcrit littéralement « ce qui n’est pas écrit » ; selon la perspective d’Irénée, il s’agit sans doute de ce qui ne fait pas partie des Écritures reçues, mais pour un lecteur d’Irénée, en grec ou en latin, il s’agit plus vraisemblablement d’un reproche contre les doctrines secrètes et non accessibles des gnostiques. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir si le terme d’agrapha avait, ou non, un
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sens technique au temps des gnostiques et s’il pouvait être une allusion d’Irénée à un usage accepté chez les gnostiques. Retenons pour l’instant que la critique d’Irénée vise l’interprétation des écritures bibliques par les gnostiques, à partir de textes situés hors de ce qui commence à être perçu comme un canon des écritures chrétiennes. Cette critique d’Irénée n’est pas vraiment développée dans ce passage ; elle le sera quelques chapitres plus loin (I, 9, 4). Or, dans la suite du passage que nous examinons, le reproche d’Irénée concerne plutôt l’interprétation de la Bible par elle-même : Ils bouleversent l’ordre (taxis) et l’enchaînement (eirmos) des Écritures, et autant qu’il dépend d’eux, ils disloquent les membres de la vérité. Ils transfèrent et transforment, et en faisant une chose d’une autre, ils séduisent nombre d’hommes par le fantôme inconsistant des paroles du Sauveur ainsi accommodées (I, 8, 1 suite).
Une fois encore, on perçoit que la critique d’Irénée atteste que les gnostiques s’intéressent surtout à l’exégèse des paroles évangéliques ; et le reproche principal d’Irénée porte sur « l’accommodement » des Écritures. « Ils font d’une chose une autre ». Ceci est autre chose : les gnostiques valentiniens pratiquent les méthodes de l’exégèse allégorique des textes classiques. Ils arrivent ainsi à expliquer les textes bibliques pour en tirer des enseignements sur la doctrine valentinienne elle-même ; par exemple, la résurrection de la fille de Jaïrus désignerait le sauvetage de la figure de la Sagesse Achamoth (I, 8, 2) ; ou bien, le disciple de Luc 9, 61-62 qui voulait d’abord dire ses adieux aux membres de sa maison avant de suivre Jésus, désignerait la catégorie des psychiques (I, 8, 3) alors que le personnage de Zachée, monté sur un arbre, renverrait aux pneumatiques (I, 8, 3). Irénée ne se lasse pas de donner des exemples (I, 8-9). Il reproche aux valentiniens de tirer des passages bibliques hors de leur contexte et de ne pas respecter « l’enchaînement » des Écritures ; pour Irénée, il faut pouvoir passer de l’Ancien au Nouveau Testament. Et quand il parle de la prédication des prophètes vétérotestamentaires, au début du passage que nous examinons, il souligne qu’une saine lecture des textes bibliques devrait permettre, selon lui, de lire les textes de l’Ancien Testament en fonction de leur annonce du Christ. Autrement dit, l’exégèse irénéenne des textes bibliques présuppose un certain ordre et un enchaînement des Écritures ; il faut passer de l’Ancien au Nouveau Testament pour permettre de lire les textes en fonction de l’oikonomia divine et de l’incarnation du Sauveur. On retiendra encore de ce passage une métaphore intéressante pour notre propos. La méthode critiquée est fallacieuse, elle séduit nombre d’hommes et de femmes ; elle « disloque les membres de la vérité ». Pour 206
La référence au « corps de la vérité » dans la gnose valentinienne
Irénée, l’ensemble des textes bibliques fait « corps »6 ; ne pas respecter l’enchaînement des Écritures peut aboutir à une lecture éclatée ; pour Irénée les textes sont arrimés les uns aux autres et il faut absolument éviter de détacher de son contexte un passage à interpréter pour lui faire dire autre chose. Nous reviendrons dans un instant sur cette métaphore du « corps », utilisée encore un peu plus loin (en I, 9, 4). Dans notre passage (I, 8, 1), la métaphore du corps est immédiatement illustrée par une comparaison avec la mosaïque de l’authentique portrait d’un roi, qui pourrait donner à voir le portrait d’un chien ou d’un renard si l’on disloque les diverses parties de la mosaïque, « adroitement disposées » : Il en est comme de l’authentique portrait d’un roi qu’aurait réalisé avec grand soin un habile artiste au moyen d’une riche mosaïque. Pour effacer les traits de l’homme, quelqu’un bouleverse alors l’agencement des pierres, de façon à faire apparaître l’image, maladroitement dessinée, d’un chien ou d’un renard. Puis il déclare péremptoirement que c’est là l’authentique portrait du roi effectué par l’habile artiste. Il montre les pierres – celles-là même que le premier artiste avait adroitement disposées pour dessiner les traits du roi, mais que le second vient de transformer vilainement en l’image d’un chien (I, 8, 1 suite).
Pour Irénée, les gnostiques procèdent de la même façon dans leur exégèse : « après avoir cousu ensemble des contes de vieilles femmes, ils arrachent ensuite de-ci de-là des textes, des sentences, des paraboles, et prétendent accommoder à leurs fables les paroles de Dieu » (I, 8, 1 fin). Après de nombreuses pages consacrées à illustrer ces reproches, notamment à propos de l’exégèse valentinienne du prologue de Jean, Irénée conclut cette anthologie par un nouveau reproche ; en accommodant les textes bibliques à leurs doctrines, les gnostiques manipulent aussi des interprétations allégoriques de vers homériques (I, 9, 4). Parmi les textes de Nag Hammadi, le traité de l’Exégèse de l’âme (Nag Hammadi Codex II, 6), atteste, s’il en était besoin, que les gnostiques pouvaient mêler agréablement des prophéties bibliques de Jérémie sur la conversion du cœur à des passages homériques sur le retour d’Ulysse. Dans le Contre les hérésies, Irénée va jusqu’à citer un pastiche composé (par lui ?) de vers tirés de contextes très différents de l’Illiade et de l’Odyssée pour illustrer l’envoi d’Héraclès vers le chien de l’Hadès. Un connaisseur pourrait reconnaître les vers en question, mais ne reconnaîtra pas le sujet évoqué, par delà les contextes littéraires hétérogènes. De la même façon, selon Irénée, à fréquenter les textes gnostiques, un lecteur pourrait facilement « reconnaître les noms, les phrases et les paraboles 6 Nous remercions Michel Tardieu de nous avoir signalé qu’une recherche sur cette thématique mériterait d’être entreprise à propos des textes manichéens.
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provenant des Écritures » (I, 9, 4), mais ne reconnaîtra pas le système qui sous-tend ces références. Ce lecteur « reconnaîtra les pierres de la mosaïque, mais il ne prendra pas la silhouette du renard pour le portrait du roi. En replaçant chacune des paroles dans son contexte et en l’ajustant au corps de la vérité, il mettra à nu leur fiction et en démontrera l’inconsistance » (I, 9, 4). Par delà la pointe hérésiologique de cette affirmation, on retrouve ici la préoccupation centrale d’Irénée à propos de l’exégèse des gnostiques valentiniens ; pour lui, les valentiniens pratiquent une exégèse de textes qui sont utilisés hors contexte ; pour Irénée, une saine exégèse doit replacer chaque texte « dans son contexte » (en grec : taxis, en latin : ordo) et « l’ajuster au corps de la vérité » (prosarmôsas tô tès alèthéias sômatio). La mention du contexte et le verbe prosarmozein rappellent la double dimension de l’exégèse irénéenne, celle qui respecte l’ordre et l’enchaînement des Écritures (I, 8, 1). Toutefois, dans ce passage, la traduction française des Sources Chrétiennes ne fait pas apparaître une nuance que comporte le texte grec d’Irénée, suivi en cela par la traduction latine. Irénée ne parle pas d’un simple « corps de la vérité », mais d’un sômatiôn, un corps minuscule, un « corpuscule », comme dit la traduction latine d’Irénée. Nous pensons qu’une telle formulation n’est pas fortuite ; elle s’inscrit dans les préoccupations contemporaines de la période d’Irénée, sur la mise en corpus des Écritures. Dans l’œuvre d’Irénée, on ne peut pas encore dire que le corpus canonique serve de référent ultime pour l’interprétation des textes bibliques, même si l’on voit poindre un corpus canonique en cours d’élaboration. En revanche, Irénée défend avec force une règle fondatrice pour l’interprétation des Écritures ; en affirmant avec conviction l’unité de la révélation biblique, il fonde l’unité de la Tradition sur les Écritures (I, 10, 1-2) et parle d’une « règle de vérité » (I, 22, 1-2) pour combattre la diversité des doctrines gnostiques. Selon Irénée, le « corpuscule de vérité » sert bien d’autorité, de corpus de référence, pour une saine compréhension des Écritures bibliques. Les deux chapitres sur la règle de vérité insérés à des endroits-clés de la construction du Livre I (aux chapitres 10 et 22) ont été abondamment commentés. Il ne nous paraît pas nécessaire d’y revenir. En revanche, nous nous interrogeons sur la pertinence du propos irénéen pour la compréhension des méthodes d’exégèse des gnostiques eux-mêmes quand il est question de l’interprétation des Écritures. Nous soupçonnons que la formulation particulière du « corpuscule de la vérité » renvoie de manière polémique à des préoccupations des gnostiques sur leur manière de concevoir leur référence à une autorité, en l’occurrence leur référence au rôle central des paroles du Sauveur dans leur manière d’interpréter les textes bibliques.
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Les textes gnostiques Si nous nous tournons maintenant vers la documentation directe des gnostiques, pour voir si nous pouvons étayer cette hypothèse, on ne manquera pas de consulter d’abord le témoignage du valentinien Ptolémée, puisque les propos irénéens contredisent surtout des gnostiques valentiniens de la tendance de Ptolémée. Dans la Lettre à Flora, rapportée par le Panarion d’Épiphane (33, 3-7), et consacrée aux méthodes valentiniennes d’exégèse des textes bibliques vétérotestamentaires, un passage célèbre sur le rôle de la tradition dans l’initiation valentinienne peut faire écho à l’insistance d’Irénée à fonder son exégèse biblique sur la tradition issue des apôtres. Vers la fin de la Lettre à Flora, 7, 9, à propos des premiers principes de la cosmogonie gnostique, on lit ceci, d’après la traduction de Gilles Quispel dans l’édition des Sources Chrétiennes7 : Car, si Dieu le permet, vous recevrez plus tard des éclaircissements plus précis sur leur principe et leur naissance quand vous aurez été jugée digne de connaître la tradition des apôtres (paradôsis apostolikè), tradition que nous aussi, nous avons reçue par voie de succession (ek diadochès). En ce cas aussi, nous confirmerons nos conceptions (didascalia) par les paroles de notre Sauveur.
Ce passage de Ptolémée atteste que les valentiniens tiennent fermement à leurs traditions ésotériques ; transmises à l’intérieur de l’église valentinienne par voie d’initiation, elles proviennent directement des apôtres. D’après le témoignage de Clément d’Alexandrie, au Stromate VII, 106, Valentin aurait ainsi reçu directement des traditions secrètes d’un disciple de l’apôtre Paul, Theudas. À ce titre, le passage de la Lettre à Flora de Ptolémée confirme la justesse du propos d’Irénée quand celui-ci reproche aux valentiniens de faire appel à des traditions secrètes, « en alléguant des textes étrangers aux Écritures » (les agrapha dont nous avons parlé antérieurement). Irénée comme les gnostiques renvoient à un usage de la tradition mais l’un et les autres la définissent différemment. Dans cette courte citation de Ptolémée (7, 9), ce qui est tout aussi intéressant est le rôle attribué aux « paroles du Sauveur » ; servant à confirmer le contenu de l’enseignement. Ailleurs dans la Lettre à Flora, on peut voir que les règles valentiniennes pour l’interprétation des textes vétérotestamentaires font également appel à l’autorité des paroles du Sauveur ; ainsi en 3, 8, il est dit : « Les preuves de nos assertions, nous les tirerons des paroles de notre Sauveur, les seules qui puissent nous mener 7 Ptolémée, Lettre à Flora, éd. G. Quispel, Paris, Cerf, 19662 (Sources Chrétiennes 24bis), p. 73.
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sans le moindre faux-pas à l’intelligence de la vérité8 ». Ailleurs encore, alors que les valentiniens partagent le corpus canonique vétérotestamentaire en plusieurs strates d’origine différente, c’est encore un appel aux paroles du Sauveur qui justifie le principe exégétique : « Les paroles du Sauveur nous enseignent que la Loi se divise en trois parties » (4, 1), ou bien encore en 4, 3 : « Comment la vérité de cette conception peut être prouvée par les paroles du Sauveur, c’est ce que vous allez apprendre maintenant ». Et dans un passage sur la valeur relative de la loi du Décalogue (5, 3), Ptolémée affirme aussi qu’il s’agit de « commandements purs mais imparfaits, qui avaient besoin d’être complétés par le Sauveur ». On pourrait proposer d’autres passages tirés des restes des œuvres valentiniennes pour confirmer ce que nous percevons comme un usage central dans l’exégèse des gnostiques valentiniens, l’appel aux paroles du Sauveur comme critère d’interprétation des textes bibliques, une sorte de « canon dans le canon », pour reprendre une formule célèbre utilisée en d’autres situations. Dans les Extraits de Théodote, rassemblés par Clément d’Alexandrie, on peut lire ceci en 3, 1-29 sur le rôle efficace des paroles du Sauveur : Le Sauveur étant donc venu, a réveillé l’âme et enflammé l’étincelle, car les paroles du Seigneur sont puissance. C’est pourquoi il a dit : Que votre lumière brille devant les hommes ! Et après sa résurrection, insufflant son Esprit dans les Apôtres, de son souffle il chassait le limon comme cendre et le séparait, tandis qu’il enflammait l’étincelle et la vivifiait.
Ici, le souffle du Sauveur est magnifié à cause de la puissance qui agit dans les miracles. Mais nous y voyons un détail supplémentaire dans le fait que les paroles éveillent ou réveillent l’étincelle présente dans l’âme humaine. Une préoccupation semblable nous paraît exprimée dans la paraphrase du mythe du salut valentinien, rapporté par Irénée, à propos de l’épisode de l’émission des deux éons, Christ et Esprit Saint, en vue de la « fixation et de la consolidation du plérôme »10, c’est-à-dire en vue de préparer le sauvetage de l’éon Sophia. L’apparition des deux éons permet la remise en ordre des éons du plérôme pour éviter que les éons ne subissent une passion semblable à celle de Sophia. Et c’est au Christ que revient une fonction d’enseignement décrite ainsi : « Le Christ en effet leur enseigna la nature de la syzygie » ; à
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Ibid., p. 55. Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, éd. Fr.-M. Sagnard, 1970² (Sources Chrétiennes 23), p. 57-59. 10 Contre les hérésies I, 2, 5 9
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cet endroit, la traduction française ajoute entre parenthèses « quelques mots inintelligibles » – il s’agit d’une suite de mots grecs témoignant d’un passage corrompu du texte – « et publia au milieu d’eux la connaissance du Père, en leur révélant que celui-ci est incompréhensible et insaisissable et que personne ne peut le voir ni l’entendre, sinon à travers le seul Monogène11 ». Encore une fois, dans un contexte littéraire différent, puisqu’il est question ici des événements du plérôme, il est affirmé clairement que l’accès à la transcendance divine passe par les paroles du Fils unique évoqué dans le prologue du quatrième évangile. Pour conclure Si nous sommes parti d’Irénée pour rendre compte de quelques aspects de l’exégèse gnostique valentinienne et de la façon de renvoyer à un critère d’autorité qui passe par les paroles du Sauveur – ce que nous avons repéré dans l’expression originale du « corpuscule de la vérité » –, c’était pour montrer une fois encore que les propos d’Irénée recèlent des pans cachés de l’histoire des gnostiques réfutés. Il n’est pas étonnant que le traité de Ptolémée, la Lettre à Flora, consacrée aux méthodes exégétiques pour interpréter les textes vétérotestamentaires, contienne quelques propos sur le rôle des paroles du Sauveur. Au terme de ce parcours, on pourrait dépasser le cadre du gnosticisme valentinien, et découvrir que le rôle central des paroles du Sauveur est aussi attesté dans d’autres courants et d’autres milieux des gnostiques anciens. L’Évangile de Marie met en scène, par exemple, un débat entre les disciples à propos des paroles auxquelles Marie-Madeleine aurait eu accès, alors que les apôtres comme Pierre et André n’ont pas eu la même chance. Ce débat s’achève sur une exhortation apostolique à la prédication évangélique où ressort le rôle central des prescriptions du Sauveur (18, 17ss.) : « … et proclamons l’Évangile en n’imposant d’autre règle ni d’autre Loi que celle qu’a prescrite le Sauveur12 ». Dans un tout autre contexte, parmi les textes de Nag Hammadi, l’exemple le plus parlant du recours à l’autorité des paroles du Sauveur pour le chemin qui mène au salut demeure encore la collection particulière des 114 paroles attribuées à Jésus et conservées dans ce « corpuscule » de l’Évangile selon Thomas. Les deux premiers logia de cette collection situent le cadre du recours aux paroles du Sauveur : « Celui qui trouvera l’interprétation de
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Ibid. D’après la traduction d’A. Pasquier dans Écrits gnostiques, éd. J.-P. Mahé et P.-H Poirier, Paris, Gallimard, 2007 (Bibliothèque de la Pléiade 538), p. 1668.
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ces paroles ne goûtera pas la mort13 ». Puis au logion 2 : « Celui qui cherche, qu’il ne cesse pas de chercher jusqu’à ce qu’il trouve ; quand il aura trouvé, il sera troublé ; troublé, il s’étonnera et il règnera sur le Tout ». De nombreuses années après la publication du livre collectif dirigé par Michel Tardieu, Les règles de l’interprétation, la question des méthodes gnostiques d’exégèse demeure toujours d’actualité. À l’époque, notre contribution sur les gnostiques et l’histoire du canon des Écritures n’avait guère convaincu notre collègue, P.-H. Poirier, de l’université Laval, au Québec. Nous espérons avoir su être plus convaincant maintenant pour souligner le rôle des paroles du Sauveur comme critère d’autorité dans les méthodes exégétiques des gnostiques anciens. Bibliographie Sources Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, éd. Fr.-M. Sagnard, Paris, Cerf, 1948 (Sources Chrétiennes 23). Écrits gnostiques, éd. J.-P. Mahé et P.-H Poirier, Paris, Gallimard, 2007 (Bibliothèque de la Pléiade 538). Irénée de Lyon, Contre les hérésies, éd. A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, Cerf, 1978 (Sources chrétiennes 264). Ptolémée, Lettre à Flora, éd. G. Quispel, Paris, Cerf, 19662 (Sources Chrétiennes 24bis). Études Cl. Besset-Lamoine, « Une double ‘hypothèse’ théatrale. Lecture dramaturgique de l’Adversus haereses d’Irénée de Lyon », Études théologiques et religieuses, 79 (2004/3), p. 325-341. M. Harl, « Les ‘mythes’ valentiniens de la création et de l’eschatologie dans le langage d’Origène : Le mot hypothesis », in B. Layton (éd.), The Rediscovery of Gnosticism, t. I, The School of Valentinus, Leyde, Brill, 1980 (Studies in the history of Religions 41), p. 417-425. M. Tardieu (éd.), Les règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987 (Patrimoines, religions du Livre). 13
D’après la traduction de J.-M. Sevrin, dans les Écrits gnostiques, op. cit., p. 309.
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AUTEUR ET AUTORITÉ DANS LA LITTÉRATURE RABBINIQUE ANCIENNE1 José Costa Université Sorbonne nouvelle - Paris 3
Auteur et autorité sont étroitement liés dans la langue et la tradition latines2. En est-il de même dans le judaïsme rabbinique ancien et sa littérature ? Nous avons suivi le plan suivant : 1. La notion d’autorité : Hannah Arendt et le judaïsme rabbinique 2. Autorité et canon : entre l’Auteur divin et les rabbins 3. Auteur et autorité : les traditions 4. Auteur et autorité : les ouvrages 5. Auteur et autorité : le medium écrit ou oral Les deux premières parties consistent en une réflexion générale sur la question posée, proche de la spéculation philosophique. Les trois parties suivantes ont au contraire un caractère historique plus marqué. 1. La notion d’autorité : Hannah Arendt et le judaïsme rabbinique L’idée d’autorité n’est pas aisée à définir. Elle s’applique à des niveaux très variés, politique, religieux ou encore littéraire, ces niveaux n’étant pas séparés les uns des autres. Le philosophe Hannah Arendt a tenté de mieux cerner la notion d’autorité dans une étude célèbre3. Elle nous servira de fil conducteur dans cette première partie, en tant que réflexion générale sur 1
Nous remercions vivement Rocco Bernasconi pour sa relecture de notre texte : plusieurs de ses suggestions ont été reprises telles quelles dans notre développement et dans nos notes. 2 Sur le lien entre les termes auctor et auctoritas, voir E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, Pouvoir, droit, religion, Paris, 1970, p. 148-151 (nous remercions Maria Gorea de nous avoir communiqué cette référence). 3 H. Arendt, « What is Authority ? », in Between Past and Future. Six Exercises in Political Thought, Londres, 1954, p. 91-141.
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la notion d’autorité mais aussi parce que la description que fait H. Arendt des multiples aspects du concept d’autorité est également parlante pour la pensée des rabbins de l’Antiquité. Selon H. Arendt, l’autorité est une forme de contrainte mais qui se distingue de la violence ou de la persuasion4. Les Grecs sont familiers de ces deux dernières, l’expérience de l’autorité ainsi que la réflexion qui l’accompagne leur sont en revanche étrangères. Les philosophes grecs comme Platon et Aristote ont éprouvé le besoin de quitter la dualité de la persuasion et de la violence et de trouver un équivalent de la notion d’autorité. Ils n’y sont pas parvenus véritablement5. L’autorité est d’abord une expérience historique romaine, de nature à la fois politique et religieuse6. L’autorité suppose l’existence d’une hiérarchie, c’est-à-dire la domination de l’élément supérieur sur l’élément inférieur mais aussi la reconnaissance de cette domination par l’élément inférieur qui la perçoit comme légitime7. Dans le rapport d’autorité, les hommes obéissent tout en préservant leur liberté8. L’autorité a ses racines dans le passé, dans l’événement de la fondation. Il s’agit d’un événement unique, que l’on ne peut pas répéter9. Le terme auctoritas provient du verbe augere, augmenter. Cela montre que l’autorité est comme un prolongement dans le temps de la fondation originelle, une augmentation de cette fondation10. Les anciens sont les héritiers des pères fondateurs et à ce titre ils jouissent de l’autorité11. Celleci a donc ses racines dans un passé, mais un passé qui reste toujours présent. Chaque action présente a tout le poids du passé en elle et elle doit être effectuée à partir de modèles établis. Tout ce qui arrive (par l’intermédiaire des anciens) devient à son tour un exemple. Celui qui exerce l’autorité n’est pas celui qui exerce le pouvoir12. L’image qui représente le mieux le gouvernement autoritaire est celle de la pyramide. Le sommet de cette pyramide n’est pas dans le ciel ou audelà du ciel mais dans les profondeurs du passé13. C’est pourquoi, pour les Romains, la religion est d’abord le rapport au passé et non, comme 4
Ibid., p. 92-93. Ibid., p. 104-120. 6 Ibid., p. 120-128. 7 Ibid., p. 93. 8 Ibid., p. 106. 9 Ibid., p. 120-121. 10 Ibid., p. 121-122. 11 Mais à condition qu’ils se montrent dignes des fondateurs, en assurant justement l’augmentation de la fondation. 12 Ibid., p. 122-123. 13 Ibid., p. 98-99, 124. 5
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chez les Grecs, la présence immédiate des dieux. Fonder une cité n’est pas qu’un acte politique, c’est aussi un acte religieux, puisqu’on offre ainsi un foyer permanent aux dieux du peuple14. L’autorité, la religion ainsi que la tradition forment les trois termes fondamentaux de la triade romaine, dont le christianisme a hérité et que la modernité a vu se décomposer de manière progressive15. H. Arendt ignorait dans une large mesure le judaïsme rabbinique mais le portrait suggestif qu’elle nous brosse reste très pertinent si l’on se tourne vers la conception de l’autorité qui caractérise le judaïsme rabbinique. Celui qui est détenteur de l’autorité dans ce cadre est le rabbin, rabbi ou rab16. Le terme rab signifie à la fois « maître », mais aussi, en tant qu’adjectif, « abondant ». L’idée d’autorité est donc bien présente ici, en tant que maîtrise mais aussi en tant qu’augmentation. L’événement unique de la fondation est le don de la Tora au Sinaï. Ce qui augmente au fil du temps, c’est le nombre des lois véhiculées oralement (halakhot), comme le soulignent plusieurs traditions : Et lui aussi a commencé (à parler) et a dit : « Les paroles des Sages sont comme des aiguillons et comme des clous plantés (celles des) maîtres des assemblées, (elles) sont données par un berger unique » (Qo 12, 11). […] « plantés », de même que cette plantation croît et se multiplie, de même les paroles de la Tora croissent et se multiplient17. Rabbi Zeyra (a dit) au nom de Rabbi LeՏazar : « Je lui écris la majeure part (rubbe) de ma Tora » (Os 8, 12), et est-ce que la majeure part (rubbah) de la Tora est écrite ? En fait, plus nombreuses (merubbin) sont les choses déduites à partir de ce qui est écrit que les choses déduites à partir de (ce qui a été transmis par la) bouche. En est-il vraiment ainsi (keni) ? En fait, voici ce qu’il en est (keni) : les choses déduites à partir de (ce qui a été transmis par la) bouche sont plus chéries (h̛abibin) que les choses déduites à partir de ce qui est écrit18.
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Ibid. p. 121. Ibid., p. 93, 125-141. 16 Concernant la notion d’auteur, la chose est plus délicate, car la langue talmudique n’a pas vraiment d’équivalent hébraïque ou araméen à proposer. On peut considérer que les participes actifs omer, « celui qui dit », koteb, « celui qui écrit » ou mesadder, « celui qui met en ordre », expriment une fonction assez proche de celle de l’auteur. 17 Talmud Babli, +Ҏagiga, 3b (éd. de Vilna). 18 Talmud Yerushalmi, PeՎa, 2, 6 (manuscrit de Leyde, Scaliger 3). 15
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Et ce n’est pas tout, car la Tora écrite est (faite) de généralités et la Tora orale de cas particuliers, la Tora écrite est peu de choses et (la Tora) orale19, « sa mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer » (Jb 11, 9)20. Rabbi +Ҏananya ben ՏAqashya dit : Le Lieu, béni soit-il, a voulu augmenter le mérite d’Israël (le-zakkot et yisraϏel). C’est pourquoi, il a multiplié pour eux la Tora et les commandements, ainsi qu’il est dit : « L’Éternel l’a voulu pour sa justification : il a fait grandir et resplendir la Tora » (Is 42, 21)21.
Le premier texte souligne le caractère fécond des paroles de la Tora, qui conduit à leur multiplication. Même s’il y est question de la Tora en général, l’objet de son propos est d’abord et surtout la Tora orale22. Le deuxième texte considère comme impossible que la majeure part de la Tora soit écrite : c’est donc que l’idée d’abondance est associée spontanément à la Tora orale. Ce point est parfaitement explicité dans le troisième texte, où l’abondance de la Tora orale est décrite comme presque illimitée. Quant au quatrième texte, il part du principe, vraisemblablement polémique à l’égard du christianisme paulinien, que Dieu a multiplié les commandements pour le bien d’Israël. Là aussi l’expression « Tora et commandements » fait certainement allusion en priorité à la Tora orale. Le troisième texte montre également que l’idée d’abondance se retrouve à l’intérieur même de la Tora orale, dans une comparaison entre les différents types de lois qui la constituent : les lois orales déduites de l’Écriture et celles déduites de lois orales transmises. Dans les deux cas, la multiplication est associée au processus de la déduction et de l’interprétation. Les rabbins ne s’entendent cependant pas sur l’identité du groupe de lois orales le plus abondant. Le rôle des pères (abot) et des anciens (zeqenim) est primordial dans la transmission de cette Tora orale23. Le passé est toujours présent, car tout ce que dit un disciple en présence de son maître a déjà été dit à Moïse au Mont Sinaï24. Les rabbins ne parlent ou n’agissent qu’en suivant des modèles antérieurs25 et ils sont à leur tour des exemples pour les générations 19
Dans la version courante : « la Tora orale est abondante (harbe) et la Tora écrite est peu de choses ». 20 Midrash Tanh̛uma, NoaKҖ, 3 (manuscrit de Cambridge Add. 1212). 21 Mishna, Makkot, 3, 16 (manuscrit de Budapest, Kaufmann A 50). 22 Le même phénomène se retrouve dans Mishna, Abot, 1, 1. 23 Voir Mishna, Abot, 1, 1. 24 Talmud Yerushalmi, PeՎa, 2, 6. 25 Voir P. Lenhardt, « Le renouvellement (hiddush) de l’alliance dans le judaïsme rabbinique », Cahiers Ratisbonne, 3 (1997), p. 127 : « Il est certain, en particulier, que la Torah […] peut et doit se développer dans l’histoire en produisant du nouveau à partir de l’ancien. La nouveauté apparaît sur un fond de continuité. » L’exemple de Rabbi Eliezer est
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suivantes26. L’autorité des rabbins est à la fois religieuse et politique sans qu’elle puisse être considérée comme un pouvoir effectif27. La fondation du Temple de Jérusalem est la création d’un foyer où la divinité vient résider (Shekhina)28. Le sommet de la pyramide rabbinique n’est effectivement pas au ciel. Il n’est pas dit, dans les Pirqe Abot, que Moïse a reçu la Tora de Dieu, mais qu’il l’a reçue du Sinaï29 et comme le souligne Rabbi YehoshuaՏ, dans un texte fameux30, en s’appuyant sur Dt 30, 12 : la Tora n’est plus au ciel. Cette opinion de Rabbi YehoshuaՏ mérite un examen plus approfondi. Elle met en jeu la notion de canon et suscite la question suivante : comment le texte de la Tora fait-il autorité dans l’univers des rabbins ? Affirmer, comme nous venons de le faire, que le rabbin est celui qui détient l’autorité, ne va pas nécessairement de soi. Le rabbin ne se présente-t-il pas lui-même comme un simple intermédiaire, entre le fidèle et l’autorité que constitue Dieu ou sa parole (la Tora) ? Dans ce cas, il ne revendiquerait
également parlant : il « n’a jamais rien dit qu’il n’ait pas entendu de la bouche de son maître » (Talmud Babli, Sukka, 27b-28a). 26 C’est le cas bien connu du maϐase, cf. A. Goldberg, « Form und Funktion des MaՏase in der Mischna », Frankfurter Judaistische Beiträge, 2 (1974), p. 1-38 et J. L. Moss, Midrash and Legend. Historical Anecdotes in the Tannaitic Midrashim, New York, 2004. 27 L’autorité des rabbins est religieuse, puisqu’ils formulent et appliquent des lois d’origine divine. Elle est aussi politique, puisque la Tora est conçue par les rabbins comme une Loi totale, qui englobe toutes les dimensions de la vie humaine, y compris la dimension politique. Le pouvoir des rabbins n’est cependant pas effectif et ce pour au moins deux raisons : 1/ la dimension religieuse de leur autorité a mis du temps à s’exercer sur la majorité des juifs de la terre d’Israël et de diaspora, 2/ les plus grands Sages sont ceux qui n’exercent pas de pouvoir politique, si l’on excepte Moïse et Rabbi (Talmud Babli, Sanhedrin, 36a : « De l’époque de Moïse à celle de Rabbi, nous ne trouvons pas la Tora et la grandeur [gedula] dans un lieu unique »). Cette dualité de la Tora et du pouvoir politique est déjà très nette dans la Bible avec le couple du roi et du prophète. Le fait que les rabbins ont été soumis à des pouvoirs politiques non juifs, pendant la majeure part de leur histoire, loin d’être une simple contingence, s’accorde en fait avec leur vision de la politique. Sur la dimension politique de l’autorité des rabbins, qui n’est pas un motif central de notre étude, voir G. Weiler, La tentation théocratique. Israël, la Loi et le politique, Paris, 1991 ; Sh. Trigano, Philosophie de la Loi. L’origine de la politique dans la Tora, Paris, 1991 ; R. Bonfil, « Le savoir et le pouvoir. Pour une histoire du rabbinat à l’époque pré-moderne », in Sh. Trigano (éd.), La société juive à travers l’histoire, t. I, Paris, 1992, p. 115-195 ; M. Walzer, M. Lorberbaum et N. J. Zohar (éd.), The Jewish Political Tradition, t. I, Authority, New Haven, 2000 et J. Faur, The Horizontal Society: Understanding the Covenant and Alphabetic Judaism, Brighton, 2008. 28 Voir E. Urbach, Les Sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 47-49. 29 Voir le commentaire du Maharal de Prague sur Mishna, Abot, 1, 1. 30 Voir Talmud Yerushalmi, MoՏed QaWѼan, 3, 1 et Talmud Babli, Baba MesҕiՏa, 59b.
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pas d’autorité propre, du moins de manière explicite et il serait plutôt un interprète du texte qui lui fait autorité. 2. Autorité et canon : entre l’Auteur divin et les rabbins Dieu est, en théorie, la source de toute autorité dans la conception rabbinique du monde. Un texte est considéré comme canonique par les rabbins quand il provient de Dieu mais comment faut-il concevoir cette provenance31 ? M. Halbertal montre qu’on peut la concevoir de deux manières différentes32. Le texte peut être considéré comme canonique dans la mesure où l’on retrouve en lui l’intention de l’auteur divin qui a présidé à son élaboration. Dans cette hypothèse, le texte canonique n’a pas d’autorité en lui-même mais uniquement dans la mesure où il contient la pensée de l’auteur divin et sa volonté. Le but de l’exégèse rabbinique est alors de déterminer, par l’étude approfondie du texte, ce qu’est la pensée et la volonté de Dieu. Il est cependant possible de concevoir le caractère canonique du texte d’une autre manière : le texte est certes canonique parce qu’il provient de Dieu, mais il est conçu comme un véritable don fait aux hommes, qui seuls sont en mesure de lui attribuer un sens. M. Halbertal illustre ses analyses générales par un exemple concret : celui du débat entre Rabbi Eliezer et Rabbi YehoshuaՏ concernant le four d’ՏAkhnay. Rabbi Eliezer veut imposer son point de vue en effectuant des miracles : Version du Talmud Yerushalmi (Malgré) toute cette excellence, la halakha n’a pas été (fixée) selon l’avis de Rabbi Eliezer ? Rabbi +Ҏanina a dit : Depuis qu’elle a été donnée, elle n’a été donnée que (selon le principe) « pour faire pencher selon la majorité » (Ex 23, 2). Et Rabbi Eliezer ne connaissait-il pas qu’il (faut) « faire pencher selon la majorité » ? (En fait), il ne s’est emporté que parce qu’ils ont brûlé tout ce qu’il avait déclaré pur devant lui. Rabbi Yirmeya a dit : Une grande plaie s’est déroulée en ce jour. Tout lieu que l’œil de Rabbi Eliezer regardait était frappé de sécheresse et ce n’est pas tout car (il arrivait) même à un froment que sa moitié soit frappée de sécheresse et que son
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Pour des raisons de place, nous n’abordons pas ici la question des critères par lesquels les rabbins peuvent distinguer un texte canonique d’un autre qui ne l’est pas. C’est tout le problème très controversé, chez les tannaϏim et aussi dans l’érudition moderne, des textes dont l’intégration au canon a posé des difficultés (Qohelet, Cantique des Cantiques, Esther…). Voir notre étude « Canon et traduction (Septante, Aquila) : des traditions rabbiniques en rapport avec le judaïsme synagogal ? » à paraître dans les actes du colloque « Les judaïsmes dans tous leurs états aux ier-iiie siècles » (Lausanne, 2012). 32 M. Halbertal, People of the Book: Canon, Meaning and Authority, Cambridge/Londres, 1997, p. 46-49.
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(autre) moitié ne soit pas frappée de sécheresse. Les colonnes de la maison d’étude vacillèrent. Rabbi YehoshuaՏ leur dit : Si des compagnons se livrent à la guerre (de la Tora), en quoi cela vous concerne-t-il ? Une Bat Qol se manifesta et dit : La halakha (doit être fixée) conformément à (l’avis d’) Eliezer, mon fils33. Rabbi YehoshuaՏ dit (alors) : « Elle n’est pas dans les cieux » (Dt 30, 12)34.
Version du Talmud Babli (Rabbi Eliezer) leur dit : Si (la halakha) est conforme à mon (opinion), qu’à partir des cieux, on (le) prouve. Une Bat Qol se manifesta et dit : Qu’avez-vous à l’égard de Rabbi Eliezer, car la halakha (doit être fixée) conformément à son (avis) en tout lieu (c’est-à-dire en toute chose) ! Rabbi YehoshuaՏ se dressa sur ses pieds et dit : « Elle n’est pas dans les cieux » (Dt 30, 12). Que (signifie) « Elle n’est pas dans les cieux » ? Rabbi Yirmeya a dit : Elle nous a déjà été donnée au Mont Sinaï et il est écrit en elle : « pour faire pencher selon la majorité » (Ex 23, 2). Rabbi Natan rencontra Elie. Il lui demanda : Qu’a dit le Saint, béni soit-Il, à ce moment ? Il lui répondit : Il a ri et a dit : Mes enfants m’ont vaincu, mes enfants m’ont vaincu35.
Une Bat Qol, c’est-à-dire la voix de Dieu elle-même, sollicitée par Rabbi Eliezer (dans la version du Talmud Babli) ou intervenue spontanément en sa faveur (selon la version du Talmud Yerushalmi), lui donne raison. Rabbi YehoshuaՏ n’hésite pourtant pas à s’opposer à la volonté de Dieu en citant Dt 30, 12. Cette déclaration n’est pas commentée dans le Talmud Yerushalmi, dont le texte s’arrête avec ce verset. La réponse de Rabbi YehoshuaՏ est pourtant loin d’être claire, comme le montre la réaction du Talmud Babli : « Que (signifie) “Elle n’est pas dans les cieux” ? » L’interprétation de cette phrase est un enjeu majeur, puisque la situation de Rabbi YehoshuaՏ est a priori très critique : comment peut-il s’opposer à ce que Dieu proclame explicitement comme vrai ? Le Talmud Babli répond à cette question en deux temps. Il cite d’abord un midrash de Rabbi Yirmeya. Ce midrash est également présent dans le Talmud Yerushalmi mais avec deux différences par rapport au texte babylonien : il est attribué à un autre rabbin palestinien (Rabbi +Ҏanina) et il n’apparaît pas comme un commentaire de l’affirmation de Rabbi YehoshuaՏ, étant cité avant le moment crucial de la séquence sur les miracles. Rabbi Yirmeya rappelle d’abord que la Tora n’est plus un trésor céleste, possession de Dieu et des anges. Elle est devenue, au moment de mattan Tora, une entité terrestre, propriété des rabbins, dans laquelle on trouve une règle explicite pour trancher les conflits halakhiques, celle de la Le lien père/fils est typique de la relation de Dieu avec le h̛asid, envers qui il déploie ses faveurs, souvent miraculeuses. 34 Talmud Yerushalmi, MoՏed QaWѼan, 3, 1, manuscrit de Leyde, Scaliger 3. 35 Talmud Babli, Baba MesҕiՏa, 59b, manuscrit de Hambourg 165. 33
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majorité. L’affirmation de Rabbi YehoshuaՏ est aussi commentée de manière moins directe dans une narration en araméen, qui n’a aucun parallèle dans le Talmud Yerushalmi : Dieu se serait réjoui d’avoir été « vaincu » par Rabbi YehoshuaՏ. Les deux commentaires que nous fournit le Talmud Babli, pour préciser le sens de la déclaration de Rabbi YehoshuaՏ, sont donc loin d’avoir clarifié la question et suscitent à leur tour le commentaire. Conformément à son modèle que nous avons présenté plus haut, M. Halbertal estime que la position de Rabbi YehoshuaՏ peut faire l’objet de deux interprétations36. Selon la première qu’il qualifie de minimaliste, Rabbi YehoshuaՏ ne rejette qu’en apparence la volonté de Dieu. Il estime uniquement que la Bat Qol, qui est une sorte de succédané de la prophétie, n’est pas l’outil adéquat pour connaître la véritable intention de Dieu dans le texte de la Tora. Celle-ci ne peut être déterminée, de manière fiable, qu’à partir des discussions des Sages37. Il est donc possible de retrouver dans le texte du Talmud Babli la conception qui voit dans l’intention de l’auteur divin la source de l’autorité de l’ouvrage canonique. M. Halbertal estime cependant que ce n’est pas l’interprétation la plus convaincante de la position de Rabbi YehoshuaՏ et il privilégie une autre lecture qu’il qualifie de « radicale ». Dieu a certes révélé la Tora comme texte faisant autorité, mais ce texte est devenu indépendant de son auteur originel. Non seulement le texte n’est plus la propriété de l’auteur divin mais celui-ci est récusé comme interprète du texte. La Tora est un texte que Dieu a pourvu d’autorité, sans pour autant constituer le medium direct de l’autorité divine. Le texte de la Tora est devenu à ce point autonome que Dieu lui-même doit étudier les interprétations des rabbins38. L’interprétation radicale est la plus convaincante, parce qu’elle s’accorde avec une autre caractéristique de la notion de canon telle qu’elle est conçue par les rabbins de l’antiquité : le texte canonique est souvent constitué par la juxtaposition d’opinions diverses et parfois contradictoires39. Ce double
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M. Halbertal, People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 48. Les rabbins légitiment leur propre autorité en affirmant que seule leur interprétation de la Tora est conforme à l’intention de l’auteur et non celle que l’on obtient par la prophétie ou d’autres modes de révélation directe. Le texte sur le four d’ՏAkhnay est peut-être polémique à l’égard du christianisme et de la place qu’il accorde à la révélation directe : sur ce point, voir A. Guttmann, « The Significance of Miracles for Talmudic Judaism », Hebrew Union College Annual, 20 (1947), p. 363-406 et plus récemment, D. Boyarin, Dying for God: Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford, 1999, p. 33-34, 39. 38 Voir Talmud Babli, GiWѼWiѼ n, 6b. Sur le caractère potentiellement athée de cette conception de l’Écriture, voir H. Atlan, Étincelles de hasard, t. II, Athéisme de l’Écriture, Paris, 2003, p. 389-414. 39 M. Halbertal, People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 50. Le canon rabbinique ancien est aussi susceptible d’être réouvert, cf. D. Kraemer, « The Formation 37
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mouvement divin de fondation de l’autorité et de retrait, que nous décrit M. Halbertal, présente des affinités étroites avec le commentaire suivant de L. Althusser consacré au Discours sur la première décade de Tite-Live de Machiavel et qui porte sur la figure du prince, fondateur d’un État40 : Nous sommes au point où il atteint à une conclusion décisive, qui distingue deux moments dans la constitution d’un État. 1. Le moment du commencement absolu, qui ne peut être le fait que d’un seul, d’un individu seul. Mais ce moment est en lui-même instable, car il peut à la limite basculer aussi bien du côté de la tyrannie que du côté d’un État véritable. D’où 2. le second moment qui est celui de la durée, laquelle ne peut être assurée que par une double opération : la donation des lois, et la sortie de la solitude, c’est-à-dire la fin du pouvoir absolu d’un seul. […] Il n’est alors de durée que par des lois, par lesquelles le Prince peut « prendre racine » dans son peuple. […] Cet enracinement du pouvoir du Prince dans le peuple par le jeu des lois est la condition absolue de la durée de l’État, et de sa puissance, c’est-à-dire de sa capacité de s’agrandir41.
Le premier moment est celui de la fondation de l’État, fruit de l’initiative du Prince. Le deuxième moment est celui de la stabilisation de l’État qui vient d’être créé. Il suppose que le fondateur abandonne sa position d’autorité unique. Ce phénomène de retrait correspond à la donation des lois, par lesquelles le Prince prend vraiment racine dans son peuple. Le texte talmudique que nous venons de commenter décrit un phénomène fort similaire, avec la don de la Tora au Sinaï, puis, après la parenthèse constituée par les autres prophètes, le retrait de Dieu qui laisse la place aux rabbins. Le don de la Loi fonde l’autorité du texte mais c’est l’interprétation du texte par les rabbins qui permet la multiplication des lois. Cette multiplication est également présente dans le texte de L. Althusser, avec la capacité qu’a l’État à s’agrandir. Dans Philosophie de la Loi, Sh. Trigano articule aussi le retrait, fondateur du politique (le cachement) et l’idée de multiplication (l’augment)42. Les analyses stimulantes de M. Halbertal suscitent cependant un certain nombre de questions voire de réserves. La première question concerne l’origine de la Tora orale, divine ou humaine. Si la Tora écrite devient le bien des rabbins et que seuls les rabbins, et non Dieu, sont habilités à la
of Rabbinic Canon: Authority and Boundaries », Journal of Biblical Literature, 110 (1991), p. 615. 40 Il ne faut pas oublier que le don de la Tora au Sinaï correspond aussi à la fondation du peuple d’Israël et de sa structure politique. 41 L. Althusser, « Machiavel et nous », in Écrits philosophiques et politiques, t. II, Paris, 1995, p. 119-120. 42 Sh. Trigano, Philosophie de la Loi, p. 11-19, 133-148.
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commenter, cela conduit à trouver dans le Talmud une position humaniste43 avant la lettre : la Tora orale (i.e. le commentaire de la Tora écrite) serait une production purement humaine. Le texte talmudique est cependant plus ambivalent : la Tora n’est plus au ciel mais elle vient du ciel. L’autorité des rabbins ne dérive pas du fait qu’ils trouvent l’intention de Dieu dans le texte, mais la Tora écrite, sur laquelle ils fondent leurs enseignements, est bien un don divin et un texte que Dieu révèle comme faisant autorité. La fin du texte, dans le Talmud Babli, est également parlante : Dieu est vaincu par les rabbins mais il s’en réjouit. Il adopte donc comme siennes les interprétations des rabbins. Celles-ci ne sont pas divines par leur origine mais elles n’en deviennent pas moins divines par le fait que Dieu les adopte après coup. La deuxième question concerne l’objet précis du texte talmudique : peut-on dire, comme le fait M. Halbertal, que la question en jeu est celle du canon et du statut précis de l’interprétation de la Tora écrite ? Le débat entre Rabbi Eliezer et Rabbi YehoshuaՏ sur le four d’ՏAkhnay ne fait pas intervenir des versets et à aucun moment dans le texte, la Tora orale n’est définie explicitement comme une interprétation de la Tora écrite. La Tora qui n’est plus au ciel est certes la Tora écrite mais il peut s’agir aussi de la Tora orale, si l’on part du principe que les deux Torot ont été révélées à Moïse au Sinaï. Le texte semble distinguer deux types de lois : celles qui ont été révélées au Sinaï (écrites et peut-être aussi orales) et celles sur lesquelles Dieu n’a pas statué au Sinaï. Cette deuxième catégorie de loi est celle qui fait problème. Doit-on accepter que Dieu comble directement les lacunes après coup, par la Bat Qol ou faut-il laisser aux rabbins la possibilité de trancher après avoir débattu entre eux de la question ? Rabbi YehoshuaՏ penche pour la deuxième hypothèse et Rabbi +Ҏanina (dans le Talmud Yerushalmi) ou Rabbi Yirmeya (dans le Talmud Babli) explicitent le fond de sa pensée : Dieu a prévu dès le début le problème et il a énoncé explicitement la règle à suivre en Ex 23, 2. On peut s’interroger aussi sur le degré d’autonomie qu’ont les rabbins à l’égard de l’intention divine. Même s’ils interprètent le texte de manière parfaitement autonome, leur lecture ne sera pas nécessairement opposée à celle de Dieu, comme dans le cas du four d’ՏAkhnay. On peut prévoir aussi des cas où les deux lectures vont concorder, sans « concertation préalable ». La notion d’intention divine est également piégeuse. Chercher l’intention divine peut être vain, parce que le texte a été donné aux rabbins
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Sur ce point, voir S. T. Lachs, Humanism in Talmud and Midrash, Londres/Toronto, 1993, chapitre 3 (Torah, p. 97-121) et chapitre 4 (Divine Revelation and Human Autorship, p. 122-132).
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mais c’est également vain si le texte a été donné intentionnellement avec une pluralité de sens par son auteur44. Ces réserves étant faites et si l’on suit M. Halbertal dans l’essentiel de son propos, le lien qui existe en latin entre l’autorité (auctoritas) et l’auteur (auctor) serait donc présent dans l’univers mental des rabbins, tout en étant en partie fragilisé, puisque l’autorité de la Tora dépend plus de l’interprétation qu’en donnent les rabbins que de l’intention qui anime l’auteur initial (Dieu). Cependant, la question du lien entre auteur et autorité ne concerne pas uniquement l’Auteur divin de la Tora écrite dans sa relation avec les rabbins, mais aussi les rabbins eux-mêmes comme auteurs de traditions ou d’ouvrages45. 3. Auteur et autorité : les traditions La littérature rabbinique est d’abord constituée d’un véritable océan de traditions. Un certain nombre d’entre elles sont attribuées explicitement à des rabbins, que l’on peut considérer, de ce point de vue, comme des auteurs. Elles se présentent la plupart du temps sous la forme : « Rabbi X a dit » (Amar Rabbi X) ou « Rabbi X dit » (Rabbi X omer), avec ou sans la mention de transmetteurs. La tradition voire l’éthique des rabbins exige qu’une tradition soit toujours attribuée au maître qui l’a effectivement énoncée46. Un rabbin qui pratique la pseudépigraphie transgresse a priori une règle essentielle de l’éthique de sa corporation. Il n’est donc pas surprenant que l’on se soit servi des attributions à tel ou tel rabbin pour dater les traditions.
44 Comme le signale M. Halbertal lui-même, en commentant Talmud Yerushalmi, Sanhedrin, 2, 2, cf. People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 53. Voir également Talmud Babli, ՏErubin, 13b, manuscrit Vatican 109 : « Raba (Vilna : Rabbi Abba) a dit au nom de ShemuՎel : (Pendant) trois ans, l’École de Shammay et l’École de Hillel étaient en désaccord, les uns disaient : La halakha est conforme à notre (opinion) et les autres disaient : La halakha est conforme à notre (opinion). Une Bat Qol se manifesta et dit : Celles-ci et celles-là sont paroles du Dieu vivant et la halakha est conforme à (l’opinion) de l’École de Hillel » (parallèle dans Talmud Yerushalmi, Berakhot, 1, 3). 45 La question des traditions et celle des ouvrages doivent être traitées de manière séparée, même si elles comportent un certain nombre d’éléments communs, y compris sur le plan terminologique. Le terme mishna, par exemple, a commencé par désigner une tradition répétée oralement avant de faire référence à un ouvrage, cf. M. S. Jaffee, Torah in the Mouth: Writing and Oral Tradition in Palestinian Judaism, 200 BCE - 400 CE, Oxford, 2001, p. 68. 46 Mishna, Abot, 6, 6, Massekhet Kalla, fin et S. Stern, « Attribution and Authorship in the Babylonian Talmud », Journal of Jewish Studies, 45 (1994), p. 31-32. S. Stern signale à juste titre que la tradition d’Abot, 6, 6, est citée à de multiples reprises dans la littérature talmudique. Voir aussi Mishna, ՏEduyot, 1, 3 : « Un homme est obligé de parler dans la langue de son maître (adam K̛ayyab lomar bi-leshon rabbo). »
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Sur ce point, l’œuvre de J. Neusner est venue remettre en cause un consensus très répandu. Ayant constaté qu’un certain nombre d’attributions rabbiniques étaient douteuses (notamment les baraytot du Talmud Babli), J. Neusner a jeté un doute général, que n’aurait pas désavoué le Descartes des Méditations métaphysiques, sur l’emploi des attributions rabbiniques pour dater les textes47. D’autres chercheurs ont travaillé dans la même direction que J. Neusner, aboutissant à la conclusion que la pseudépigraphie était beaucoup plus répandue qu’on ne le croyait dans la littérature rabbinique et même admise dans une large mesure par les rabbins eux-mêmes. On mentionnera par exemple l’étude de L. Jacobs sur le sujet48. Reste à savoir, si l’on admet les conclusions de ces auteurs, l’intérêt que pouvait présenter la pseudépigraphie pour les rabbins. A-t-elle pour but d’accorder de l’autorité à leurs enseignements ou de renforcer celle-ci ? L. Jacobs n’aborde guère cet aspect de la question. Un article essentiel a apporté à son tour une précision à la démarche de J. Neusner ou L. Jacobs, celui de S. Stern49. Il est d’abord une réflexion sur la notion de pseudépigraphie elle-même : ce qui est considéré par nous comme pseudépigraphique l’était-il aux yeux des rabbins ? Si dans le Talmud, Rabbi X a dit Y et que nous avons la preuve que Rabbi X n’est pas l’auteur de ce dire, pour le point de vue moderne, c’est de la pseudépigraphie. Il n’en va pas nécessairement de même aux yeux des rabbins. Celui à qui on attribue une tradition est parfois un simple transmetteur et non un auteur50. Il peut s’agir aussi d’une attribution de nature spéculative : on part du principe que Rabbi X a dû dire cela puisque cela s’harmonise avec ce que l’on sait par ailleurs de sa pensée51.
47 J. Neusner, Parsing the Torah. Surveying the History, Literature, Religion, and Theology of Formative Judaism, Lanham, 2005, p. 1-25. 48 L. Jacobs, « How Much of the Babylonian Talmud is Pseudepigraphic? », Journal of Jewish Studies, 28 (1977), p. 45-59. 49 S. Stern, « Attribution and Authorship in the Babylonian Talmud », p. 28-50. 50 Il transmet parfois une doctrine bien plus ancienne que lui, voir l’exemple des « morts libres des commandements » mentionnés par Paul (Rom 7, 1) puis par Rabbi YoKҖanan (250290) et Ch. Touati, « La littérature rabbinique », in Prophètes, talmudistes, philosophes, Paris, 1990, p. 25. 51 Il est possible aussi de considérer X comme l’auteur d’une opinion, parce qu’il anticipe de manière implicite l’opinion qui a été soutenue explicitement par un auteur ultérieur. Toutes ces pratiques supposent, comme le signale S. Stern, une conception assez souple et peu affirmée de la notion d’individualité. Elles supposent aussi une notion encore assez floue de ce qu’est un auteur, notamment si l’on considère le sens moderne du terme. À noter aussi la polysémie du verbe amar, employé dans le sens de dire, mais aussi de penser, de composer…
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Si un certain nombre de traditions sont attribuées explicitement à des rabbins, d’autres sont présentées de manière complètement anonyme52. Cet effacement de l’auteur peut intriguer, si l’on considère l’importance, mentionnée plus haut, de signaler explicitement la source précise d’une tradition. Le problème est encore compliqué par la pratique même du Talmud. Quand il est confronté à une tradition anonyme, il cherche à en déterminer l’auteur. Quand il est confronté à une tradition attribuée, il cherche à montrer qu’elle est en fait une tradition anonyme plus ancienne53. Quelle est la tendance dominante, celle qui valorise l’auteur explicite ou celle qui valorise l’auteur implicite ? Il est tentant de répondre que l’auteur implicite est valorisé, puisque, nous l’avons vu, les attributions ne font pas toujours référence à de véritables auteurs54. Comment situer ces deux conceptions de l’auteur par rapport à la question de l’autorité ? À première vue, l’attribution à un rabbin comme le caractère anonyme d’une tradition sont un moyen de renforcer l’autorité de celle-ci55. Une tradition associée à un nom de rabbin tire son autorité du fait qu’elle provient d’un Sage important, suffisamment important pour avoir fait l’objet d’une mention expresse56. L’anonymat d’une tradition confère également à une tradition une grande autorité. Cet anonymat suggère qu’elle fait l’objet de l’assentiment unanime des Sages, qu’elle est très ancienne, voire qu’elle provient directement de la révélation sinaïtique57. Cette « coexistence » de deux types d’autorité, celui de la tradition attribuée
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La même tradition peut être aussi anonyme dans une recension et attribuée dans une autre recension (exemple : Mishna et Tosefta, MeՏila, 1, 1). 53 S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », Journal of Jewish Studies, 46 (1995), p. 189-194. Comme le signale S. Stern, le Talmud ne juxtapose pas de manière statique deux conceptions de l’auteur (« individual authorship »/« anonymous tradition ») mais il crée entre elles une relation dynamique. Cette relation peut aussi s’appliquer aux livres bibliques. Dans Talmud Babli, Baba Batra, 14b, une barayta commence par énumérer l’ordre des livres bibliques. Elle pose ensuite la question : « Qui les a écrits ? » et y répond en précisant l’auteur de chaque livre. 54 Sans que l’on puisse pour autant parler de pseudépigraphie, comme l’a montré S. Stern dans « Attribution and Authorship in the Babylonian Talmud ». 55 A. Steinsaltz, « Fixer la Halakha : principes généraux », in Le Talmud, Guide et Lexiques, Paris, 1994, p. 265-268. 56 Voir S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 187. 57 Point également souligné par S. Stern, op. cit., p. 188 : « Nevertheless, the concept of halakha le-Moshe mi-Sinai makes sense in the context of a particuliar view of authorship, where “ontological priority” is given to ancient, collective tradition […]. The ideology which dictates in this context a preference for this “collective » view of authorship is, again, quite clear : a belief in the divine origin and indivisible unity of the whole Torah – including rabbinic teachings – which provides rabbinic teachings their legitimation. »
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et celui de la tradition anonyme, n’est pas simple à comprendre. M. Foucault évoque une coexistence semblable mais dans un contexte différent, celui de la culture médiévale : Il y eut un temps où ces textes qu’aujourd’hui nous appellerions « littéraires » (récits, contes, épopées, tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés sans que soit posée la question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante. En revanche, les textes que nous dirions maintenant scientifiques, concernant la cosmologie et le ciel, la médecine et les maladies, les sciences naturelles ou la géographie, n’étaient reçus au Moyen Âge, et ne portaient une valeur de vérité, qu’à la condition d’être marquées du nom de leur auteur58.
Il serait bien difficile de trouver dans le corpus talmudique une telle dualité science/littérature, la première tirant son autorité des grands noms, la deuxième d’une absence explicite d’auteur. M. Foucault n’explique pas non plus pourquoi tel type d’autorité s’est fixé sur tel type de corpus. Le lien étroit entre auteur et autorité aurait-il un caractère causal ? Dans cette hypothèse, c’est parce qu’il existe deux conceptions de l’autorité qu’il existe deux conceptions de l’auteur59. La source de l’autorité d’un enseignement est le rabbin qui l’énonce, mais le rabbin peut être considéré de deux manières différentes, soit comme un interprète de la Tora écrite, soit comme un transmetteur de traditions60. Dans le premier cas, c’est le rabbin en tant qu’individu qui est source d’autorité. Il est conçu comme celui qui dévoile des significations nouvelles dans l’interprétation de la Tora, des K̛iddushim61. Cette conception de l’autorité implique que l’on précise à chaque fois l’identité de l’auteur d’un enseignement. Dans le deuxième cas, c’est le rabbin en tant que membre d’une collectivité qui est source d’autorité, la collectivité des Sages.
58 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, 1954-1988, t. I, 1954-1969, Paris, 1994, p. 799-800. 59 Selon S. Stern (« The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 189), l’oscillation constante du Talmud entre la recherche de l’auteur des traditions anonymes et la tendance à ramener les traditions attribuées à l’anonymat s’explique par une autre hésitation, à caractère idéologique. En effet, les rabbins tentent souvent d’obtenir un équilibre difficile entre l’autorité de la Tora révélée au Sinaï et celle des figures rabbiniques individuelles. 60 Cette dualité est également présente dans la pensée juive médiévale. Quand il définit la Tora orale, Abraham Ibn DaՏud insiste sur la notion de transmission. Maïmonide pour sa part privilégie la déduction, cf. M. Halbertal, People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 54-63. 61 Sur la notion de h̛iddush, voir P. Lenhardt, « Le renouvellement (hiddush) de l’alliance dans le judaïsme rabbinique », p. 145-149.
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Cette collectivité est le réceptacle et le vecteur, dans l’espace et dans le temps, de traditions très anciennes. Le rabbin est, dans cette perspective, essentiellement un transmetteur62. Les deux conceptions du rabbin dépendent à leur tour de deux conceptions différentes de la Tora orale : la Tora orale déduite de la Tora écrite ou la Tora orale indépendante de la Tora écrite63. Il faut cependant nuancer les deux complexes idéologiques que nous avons tenté d’isoler : 1. Traditions anonymes/autorité de la collectivité rabbinique/rabbin transmetteur/Tora orale indépendante de la Tora écrite ; 2. Traditions attribuées/autorité du rabbin individuel/rabbin interprète/ Tora orale conçue comme une interprétation de la Tora écrite. Si les deux premiers liens (traditions anonymes/autorité de la collectivité rabbinique ; traditions attribuées/autorité du rabbin individuel) sont relativement assurés, les deux autres sont plus contestables. Dans l’absolu, une interprétation de verset peut aussi être anonyme et une loi orale transmise attribuée à un rabbin précis, voire à un maître dont le disciple (ou un autre rabbin plus tardif ) nous transmet l’opinion. A. Yadin a montré que le rapport entre halakha et Écriture n’est pas identique dans tous les Midrashim halakhiques. Pour la Mekhilta de-Rabbi Yishmaϐel, la source de la halakha est l’Écriture alors que pour le Sifra, la halakha est au départ indépendante de l’Écriture64. Il s’agit de deux modèles différents de l’autorité. La conception du Sifra suppose une halakha transmise et donc une généalogie des chaînons de transmission, dont il est important de connaître l’identité. Cette généalogie vient concurrencer celle, plus ancienne, de la prêtrise. La conception de la Mekhilta est plus
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Rabbi Eliezer en est un parfait exemple : il « n’a jamais rien dit qu’il n’ait pas entendu de la bouche de son maître » et la même chose est affirmée de son maître, Rabban YoKҖanan ben Zakkay (Talmud Babli, Sukka, 27b-28a). On peut aussi mentionner les rabbins qui tiennent à présenter leur enseignement comme une halakha le-Moshe mi-Sinay (loi révélée à Moïse au Sinaï), comme quelque chose d’entendu ou comme une gemara (savoir connu par la tradition) et non comme une sebara (savoir issu de la réflexion personnelle du rabbin) Voir sur tous ces points S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 189, 192-193. 63 Voir J. Neusner, The Oral Torah: The Sacred Books of Judaism, an introduction, Atlanta, 1991, p. 62-71 et ID., « Rabbinic Judaism, Formative Canon of, II.: The Halakhic Documents », in J. Neusner, A. J. Avery-Peck et W. Scott Green (éd.), The Encyclopaedia of Judaism, t. III, Leyde/Boston, 2005, p. 2127-2130. La Mishna est conçue tantôt comme un enseignement révélé au Sinaï, en même temps que la Tora écrite et indépendant d’elle (conception du traité Abot), tantôt comme un enseignement déduit à partir de l’Écriture (conception du Sifra). 64 A. Yadin, « Resistance to Midrash ? Midrash and Halakha in the Halakhic Midrashim », in C. Bakhos (éd.), Current Trends in the Study of Midrash, Leyde/Boston, 2006, p. 35-58.
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« démocratique »65 : le midrash, qui est la source de la halakha, dépend surtout de la capacité (individuelle66) du Sage à interpréter l’Écriture. Cette conception devient majoritaire à l’époque des amoraϏim67. On voit que si A. Yadin admet l’idée de deux conceptions de l’autorité, elles insistent toutes deux sur l’identité du rabbin, soit comme transmetteur, soit comme interprète. La notion de transmission ne concerne pas que les lois indépendantes de l’Écriture, elle peut aussi s’appliquer aux lois déduites de son interprétation. Ainsi, une gezera shawa n’a de valeur que si elle est transmise d’un maître à un disciple68. La notion d’interprétation ou de déduction est loin de se limiter au corpus de l’Écriture, elle peut aussi s’exercer sur les lois orales elles-mêmes : Les choses déduites à partir de (ce qui a été transmis par la) bouche sont plus chéries (K̛abibin) que les choses déduites à partir de ce qui est écrit69.
Quant au lien entre type d’autorité et conception de la Tora orale (autonome ou liée à l’Écriture), il est loin d’être automatique. La Mishna (= Tora orale autonome) comme les Midrashim halakhiques (= Tora orale dépendante de l’Écriture)70 contiennent tous deux des traditions anonymes et des traditions attribuées. Il n’est pas non plus évident que pour le premier complexe idéologique (traditions attribuées/autorité du rabbin individuel), la Tora orale soit une production essentiellement humaine71 et pour le deuxième (traditions anonymes/autorité de la collectivité rabbinique) un enseignement d’origine divine et révélé72. L’idée d’une Tora orale à la fois
65 A. Yadin estime cependant que parler d’une démocratisation rabbinique est certainement exagéré et anachronique. 66 Le terme n’est pas employé explicitement par A. Yadin. 67 A. Yadin, op. cit., p. 55-56. 68 Talmud Yerushalmi, PesahҖim, 6, 1. 69 Talmud Yerushalmi, PeՎa, 2, 6 (manuscrit de Leyde, Scaliger 3). Une loi directement déduite à partir d’une loi déjà connue par la tradition (= mishna) est elle aussi considérée comme traditionnelle et transmise (= gemara), voir Talmud Babli, Yebamot, 25b et S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 192. 70 Ces deux identités sont, elles aussi, loin d’aller de soi. 71 Voir par exemple M. S. Jaffee, Torah in the Mouth, p. 82 : dans le cadre de la Mishna et de la Tosefta, la halakha apparaît comme une tradition changeante, en fonction des relations de pouvoir entre Sages. Elle est fondée sur l’autorité personnelle d’être humains. 72 La Tora orale comporte par définition deux composantes, une divine et une autre humaine. Les débats portent en revanche sur la manière dont s’articulent les deux composantes et sur l’aspect qui domine le rapport ainsi créé (divin ou humain).
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révélée au Sinaï et engendrée par les interprétations des rabbins73 pose certaines difficultés, comme le montre le récit où Moïse ne parvient pas à comprendre l’enseignement de Rabbi ՏAqiba74. Mais elle n’en est pas moins affirmée et justifiée dans un certain nombre de textes : Il nous a donné la Tora écrite, sa trace dans laquelle (sont présents) de manière allusive (des enseignements) cachés et implicites. On les a explicités dans la Tora orale et il les a révélés à Israël75. Rabbi YehoshuaՏ ben Lévi a dit : « sur elles », « et sur elles », « toutes », « comme toutes », « paroles », « les paroles », (ces mots en apparence superflus font allusion à) la Bible, la Mishna, le Talmud et la aggada. Même ce qu’un disciple confirmé enseignera dans le futur devant son maître a déjà été dit à Moïse au Sinaï. Quel en est la preuve (scripturaire) ? « Il y a une chose dont on dira : Vois, c’est nouveau » (Qo 1, 11). Son compagnon lui répondra, en lui disant : « Elle existait déjà depuis des temps immémoriaux (le-ϐolamim) » (Ibid.)76. Autre interprétation de « Il donna à Moïse (quand il finit [ke-khalloto] de parler avec lui au mont Sinaï, les deux tables du témoignage) » (Ex 31, 18). […] et est-ce toute la Tora que Moïse a apprise ? N’est-il pas écrit dans la Tora (à propos de la Tora orale) : « sa mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer » (Jb 11, 9), et au bout de quarante jours, Moïse l’avait apprise ? En fait, le Saint, béni soit-il, a (uniquement) enseigné les principes (kelalim) à Moïse, c’est (ce que dit le verset) : « quand il a parlé avec lui des principes » (Ex 31, 18)77.
Le premier texte identifie les déductions des rabbins (« On les a explicités dans la Tora orale ») et la révélation de Dieu au Sinaï (« et il les a révélés à Israël »), sans que cela lui semble problématique. En fait, les rabbins ne font que dégager au grand jour les enseignements que Dieu a originellement mis en réserve dans les profondeurs de la Tora écrite. Le deuxième texte dit qu’ils redécouvrent ce qui a déjà été enseigné à Moïse au Sinaï, sans plus de précisions. Pour le troisième texte, Moïse n’a reçu de Dieu que les « principes » de la Tora orale. Il est aisé de comprendre où veut en venir le 73
R. Brague, La loi de Dieu, Paris, 2005, p. 229, parle de « deux thèses extrêmes ». Talmud Babli, MenahҖot, 29b. 75 Midrash TanK̛uma, NoaKҖ, 3 (version courante). La leçon du manuscrit de Cambridge Add. 1212 présente quelques variantes significatives : « Il leur a donné la Tora écrite, (avec en elle) de manière allusive des (enseignements) cachés et implicites. Il les a explicités dans la Tora orale et il l’a révélée à Israël. » Dieu est, dans cette version, le sujet des deux phrases. 76 Talmud Yerushalmi, PeՎa, 2, 6 (manuscrit de Leyde, Scaliger 3). Le verset complet commenté par Rabbi YehoshuaՏ ben Lévi est le suivant : « Et l’Éternel me donna les deux tables de pierre, écrites du doigt de Dieu et sur elles (des paroles qui sont) comme toutes les paroles que l’Éternel vous a dites… » (Dt 9, 10). 77 Shemot Rabba, 41, 5 (manuscrit de Jérusalem 24 – 5977). 74
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texte : ce sont ces principes78 qui ont permis les déductions des rabbins et celles-ci peuvent donc être considérées comme révélées au mont Sinaï comme les principes79. Ces tentatives de synthèse entre les deux conceptions de la Tora orale (transmise et déduite) invitent également à nuancer la présentation binaire des deux conceptions du rabbin (transmetteur ou interprète). M. S. Jaffee, par exemple, affirme que, dans la Mishna (si l’on excepte le traité Abot) et la Tosefta, la plupart des lois sont considérées comme des productions récentes et très peu sont explicitement rattachées à l’époque de Moïse et de la révélation du Sinaï. Dans cette optique, le rabbin est certes l’héritier de certaines traditions mais, celles-ci ne remontant pas au Sinaï, il a la capacité de les modifier. Il est à la fois quelqu’un qui reçoit et quelqu’un qui innove80. M. Halbertal mentionne également, pour la période médiévale, une troisième voie qui ne réduit la Tora orale ni à la transmission, ni à la déduction, mais qui la définit en termes de « constitution »81. Il ressort de notre développement que l’enseignement anonyme et l’enseignement attribué ont tous deux de l’autorité. D’une certaine manière, le type d’auteur qui accompagne l’enseignement est une variable neutre du point de vue de l’autorité conférée à ce même enseignement82. Cela amène à se demander si l’existence de la dualité de l’anonymat et de l’attribution n’est pas liée à d’autres enjeux que celui de l’autorité83. Rabbi YoKҖanan de Tibériade a manifesté une grande colère quand il a appris qu’un de ses
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Certains commentateurs, comme le Maharzaw, identifient ces principes aux middot, c’est-à-dire aux règles herméneutiques des rabbins. 79 On peut relier les trois opinions que nous venons de citer en un raisonnement articulé : 1/ les rabbins ne font que redécouvrir ce qui a été dit au Sinaï, 2/ car toute la Tora orale est en puissance dans la Tora écrite, 3/ et le moyen de la dégager progressivement réside dans les middot, « principes » révélés eux aussi au Sinaï. Il n’est cependant pas évident que les trois textes aillent dans le même sens. Le deuxième texte peut signifier aussi que le rabbin redécouvre ce que Dieu a dit de facto à Moïse au Sinaï (une Tora orale déjà existante et pas uniquement potentielle). 80 M. S. Jaffee, « The Oral-Cultural Context of the Talmud Yerushalmi: Greco-Roman Rhetorical Paideia, Discipleship, and the Concept of Oral Torah », in P. Schäfer (éd.), The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, t. I, Tübingen, 1998, p. 58 ; Torah in the Mouth, p. 83. 81 M. Halbertal, People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 63-72 : cette troisième voie est représentée par NaKҖmanide. 82 Même le principe selon lequel la halakha suit la mishna anonyme n’a pas une valeur absolue, ni à l’époque talmudique, ni par la suite (cf. A. Steinsaltz, Le Talmud, Guide et Lexiques, p. 266). 83 Voir S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 194 : « Admittedly, attributive identifications such as these often (but not always) [nous soulignons]
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enseignements n’avait pas été transmis en son nom. Pour le Talmud, cette colère est légitime, car Rabbi YoKҖanan perd en la circonstance la gloire posthume qui aurait été associée à son nom : En fait, ainsi parla David : Maître du monde, que ce soit (ta) volonté que l’on dise une parole entendue de ma bouche dans le monde présent (au moment où je serai mort)84.
Il n’est donc pas question ici de l’autorité de l’auteur mais de son renom, ce qui n’est pas la même chose. Selon l’affirmation de Rabbi ShimՏon, il existe trois couronnes, celle de la Tora, de la prêtrise et de la royauté, qui correspondent à trois formes de l’autorité. Or, la couronne du renom (shem αob) les surpasse toutes85. Semblables en cela aux Grecs et aux Romains, les rabbins du Talmud seraient donc sensibles à la notion d’immortalisation, par les paroles ou par les actes. On en revient à Hannah Arendt et à sa distinction entre immortalité et éternité86. On comprend pourquoi certains rabbins ont été punis en voyant leurs enseignements présentés de manière totalement anonyme87. À travers la question de l’affirmation de l’auteur ou au contraire de son effacement se pose également un autre problème, celui de l’identité juive. L’homme juif est-il d’abord conçu par les rabbins comme un individu ou comme le membre d’un groupe ? La conception rabbinique de l’identité juive est-elle holiste ou présente-t-elle des traits individualistes, pour reprendre la terminologie bien connue de L. Dumont88 ? La situation de l’auteur manifeste bien les hésitations des rabbins en la matière. La question peut revêtir une forme plus précise dans le cas du rabbin : est-il d’abord un
serve a specific function within the Talmudic argument, e.g. that of establishing the halakhic authority of a ruling. » 84 Talmud Babli, Yebamot, 96b (manuscrit de Munich 141). Nous avons suivi ici la lecture que fait S. Stern de ce texte, cf. « Attribution and Authorship in the Babylonian Talmud », p. 32. Il n’est cependant pas sûr qu’elle soit parfaitement exacte. La suite du texte montre que David n’est pas directement préoccupé par le souvenir qu’il laisse aux vivants. L’enjeu est plutôt la condition du mort dans l’autre monde : quand la parole d’un rabbin est prononcée en son nom dans le monde présent, ses lèvres se meuvent dans la tombe. 85 Mishna, Abot, 4, 13. 86 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, 1961, p. 53-57. 87 Il s’agit de Rabbi MeՎir (dont le nom est remplacé par « d’autres disent », aK̛erim omerim) et de Rabbi Natan (« il y en a qui disent », yesh omerim), cf. Talmud Babli, Horayot, 13b. 88 L. Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, 1966, p. 22-25, 294-301, sur les distinctions individualisme/holisme et société hiérarchique/ société égalitaire. Voir également les remarques de S. Stern sur le corps d’Israël et le fait que le terme yisraϏel désigne à la fois l’individu et le groupe : S. Stern, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leyde/New York/Cologne, 1994, p. 12-13.
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individu ou le disciple de son maître ? Le lien entre le maître et le disciple relève à l’évidence de la notion d’autorité. Il est aussi dans une large mesure fondateur d’une communauté humaine89 et c’est peut-être dans le rapport avec le maître que le disciple forge son lien personnel de « sujet rabbinique » avec la vérité et la loi divine90. Mais quel rapport entretient-il avec la notion d’auteur ? Dans le cas des traditions anonymes, le tandem maître/disciple est par définition passé sous silence. La question que nous posons ne porte que sur les traditions attribuées. La notion de transmission de maître à disciple est familière à tout lecteur du Talmud dans la formule : Rabbi X (disciple) a dit au nom de Rabbi Y (maître). Il est cependant rare que soient cités plus de deux chaînons91, si l’on excepte le début du traité Abot et il est même fréquent qu’une seule autorité soit mentionnée. S. Stern a souligné un phénomène assez curieux : l’effacement du maître derrière son disciple. Certaines traditions ne sont pas attribuées à leur auteur (maître) mais à leur transmetteur (disciple)92. L’une des justifications talmudiques de cette pratique est qu’il est inutile de citer le nom du maître, quand il va de soi que c’est lui qui est l’auteur de la tradition93. Elle est peut-être également liée plus en profondeur avec ce que M. S. Jaffee appelle l’ontologie des rabbins : le fait que dans une relation orale et vivante avec le maître, le disciple assimile un savoir qui le transforme en profondeur. Comme le maître est le savoir lui-même et qu’il constitue un livre vivant, le disciple
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Sur ces deux points, voir M. S. Jaffee, « A Rabbinic Ontology of the Written and Spoken Word: On Discipleship, Transformative Knowledge, and the Living Texts of Oral Torah », Journal of the American Academy of Religion, 65 (1997), p. 529-532 (pour un modèle général) et la suite de l’article pour l’application au judaïsme rabbinique des iiie-vie siècles. Dans son essai de définition du concept de discipleship, M. S. Jaffee est très proche du concept d’autorité tel que le définit H. Arendt : « My interest is not primarily in the psychology of the leader or the follower but in the social hierarchy that enables them to discover and enact their roles » (op. cit., p. 530). 90 Sur ce point, voir R. Naiweld, Les antiphilosophes. Pratiques de soi et rapport à la loi dans la littérature rabbinique classique, Paris, 2011, p. 149-172. 91 Voir Talmud Yerushalmi, Shabbat, 1, 2. Quand on ne peut remonter l’ancienneté d’une tradition jusqu’au Sinaï, il faut citer uniquement le premier ou le dernier transmetteur. 92 S. Stern, « Attribution and Authorship in the Babylonian Talmud », p. 31-32, 44-48. 93 Talmud Babli, Yebamot, 96b et S. Stern, op. cit., p. 44-45. On sait que le disciple a forcément transmis l’avis de son maître. Cette explication parvient à calmer la colère de Rabbi YoKҖanan, envers son disciple Rabbi Eleazar, qui ne l’avait pas cité. Reste cependant le fait premier de la colère, qui montre que les personnalités du maître et du disciple sont loin de se confondre aussi aisément. On peut également noter que le Talmud, quand il cite le maître et son disciple transmetteur, a tendance dans la suite de son propos à ne plus mentionner que le nom du transmetteur.
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tend par définition à s’identifier avec son maître94. La relation maître/ disciple est aussi le moteur du ςiddush95. Un autre paramètre à prendre en compte est le rapport à l’extérieur et au monde non juif. L’identité juive est-elle définie par opposition au non-juif ou au contraire de manière autocentrée et introvertie ? S. Stern considère que « l’être dans le monde juif » est essentiellement défini en termes d’introversion et d’effacement de soi (θeniϐut)96. L’effacement de l’auteur, dans un certain nombre de traditions, peut aussi se comprendre dans cette perspective. 4. Auteur et autorité : les ouvrages Les ouvrages qui composent la littérature rabbinique ancienne sont de nature variée. La Mishna et la Tosefta sont des recueils de lois. Le Talmud Yerushalmi et le Talmud Babli sont des commentaires de la Mishna. Les Midrashim sont des commentaires de la Bible. Tous ces ouvrages ont cependant un point commun : ils n’ont pas d’auteurs clairement identifiés. Cela n’a pas empêché la tradition ultérieure de combler partiellement cette lacune. C’est le cas, par exemple, pour la Mishna que l’on attribue à Rabbi Yehuda ha-Nasi97. De nombreux ouvrages rabbiniques ont ainsi reçu un auteur qui est mentionné directement dans leur titre : Mekhilta de-Rabbi Yishmaϐel, Sifre de-be-Rab, Abot de-Rabbi Natan, Pesiqta de-Rab Kahana ou encore Pirqe de-Rabbi Eliezer. Depuis D. Hoffmann, il est même courant de diviser les Midrashim halakhiques en deux groupes : les Midrashim de l’école de Rabbi YishmaՏel et ceux de l’école de Rabbi ՏAqiba. L. Finkelstein, par exemple, admet dans une large mesure l’existence de ces deux groupes, même si chaque école a des passages interpolés dans les Midrashim de l’autre école. Il faut également mettre les matériaux aggadiques à part98. A. Yadin a confirmé le modèle de D. Hoffmann en montrant que le rapport de la halakha à l’Écriture est diamétralement opposé dans la Mekhilta de-rabbi Yishmaϐel et le Sifra. Pour la Mekhilta, c’est l’Écriture qui est la source de la
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M. S. Jaffee, « A Rabbinic Ontology of the Written and Spoken Word », p. 532-533, 538-540. 95 Voir P. Lenhardt, « Le renouvellement (hiddush) de l’alliance dans le judaïsme rabbinique », p. 127. 96 Voir la cinquième partie de S. Stern, Jewish Identity, tout particulièrement les p. 199200. 97 Voir G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, Munich, 1992, p. 129-130. 98 Voir Ibid., p. 245-249.
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réflexion halakhique alors que dans le Sifra, les halakhot sont indépendantes de l’Écriture et n’y sont rattachées qu’après coup99. Le fait que la tradition a attribué un certain nombre de Midrashim à des auteurs pose cependant des difficultés. Ces « attributions » reposent souvent sur des bases très fragiles, même dans le cas, qui paraît si évident, de l’attribution de la Mishna à Rabbi100. Sur les Abot de-rabbi Natan, le jugement suivant de J. W. Schofer est assez instructif : Rabbi Nathan, like other rabbinic sources, was not written by an author. Even if we allow the theoretical point that the author is alive as a function of scholarly discourse, we cannot carry out that function with Rabbi Nathan. Specifically, we should not presume that the text was written at a particular time and place, that it has stylistic unity and conceptual coherence, and that it can be situated in relation to a distinct historical event or situation. We do not even know when or why the text came to be attributed to “Rabbi Nathan”, though a figure named Rabbi Nathan appears on the first page, which may have inspired the title101.
J. W. Schofer montre bien que l’attribution de l’ouvrage à Rabbi Natan pose plus de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre. On ne connaît pas l’identité exacte de ce rabbin, ni même l’époque à laquelle la tradition a commencé à lui attribuer la paternité du texte. Attribuer un texte à un rabbin sous prétexte qu’il est l’un des premiers à être mentionnés dans le livre n’est pas non plus une manière de procéder très convaincante. Les Abot de-rabbi Natan semblent en fait dénués d’auteur, qu’il s’agisse d’un auteur concret ou d’une simple fonction textuelle qui assure la cohérence de l’ouvrage. Même le modèle plus « universitaire » de D. Hoffmann est loin d’être parfaitement convaincant. C. Albeck l’a remis en question ou du moins l’a fortement relativisé. Les différences terminologiques ne seraient pas liées
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A. Yadin, « Resistance to Midrash ? Midrash and Halakha in the Halakhic Midrashim », p. 35-58 et Scripture as Logos: Rabbi Yishmael and the Origins of Midrash, Philadelphie, 2004, p. 142-147. 100 Les preuves évoquées habituellement sont le texte de Talmud Babli, Baba MeVҕiՏa, 86a qui ne dit pas explicitement que Rabbi est le rédacteur du texte et le fait que le Talmud Yerushalmi comme Babli attribue « de manière candide » certaines halakhot mishniques à Rabbi, ce qui montre qu’on le considérait bien comme l’auteur de l’ouvrage (voir G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, p. 138). 101 J. W. Schofer, The Making of a Sage. A Study in Rabbinic Ethics, Madison, 2005, p. 27.
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aux écoles mais plutôt aux rédacteurs des Midrashim102. Cette tendance sceptique trouve des représentants plus récents avec G. Porton et J. Harris103. Les ouvrages rabbiniques sont plus des compilations que des livres à proprement parler. Le compilateur a rassemblé des matériaux de provenance très diverse sans leur donner une forme et une orientation très rigides. Ils sont d’ailleurs plus le fruit de plusieurs générations de rabbins que d’un auteur unique. L’ouvrage reste une œuvre ouverte, même après le passage du compilateur ultime. Certains ouvrages rabbiniques comme la Mishna ou le Talmud sont cependant plus structurés que les autres. Cette conception de la littérature rabbinique a été fortement remise en question par J. Neusner. Celui-ci a privilégié une analyse littéraire et formelle des textes et il est arrivé à la conclusion que les ouvrages rabbiniques étaient loin d’être des compilations désordonnées et sans plan directeur. Chaque ouvrage a bien un auteur qui a certes rassemblé des matériaux mais pour répondre à une question précise ou défendre un certain message104. La pensée rabbinique, loin d’être brouillonne, est selon lui très structurée et elle cherche à structurer la réalité sociale105. Loin d’estimer que les ouvrages rabbiniques sont surtout intéressants comme collection de documents, J. Neusner insiste sur l’importance de l’époque de rédaction finale. La compréhension et l’intérêt du livre dépendent essentiellement de cette époque, les matériaux antérieurs étant tous retravaillés à la lumière de ce contexte. L’essentiel est donc pour lui l’auteur du livre et non le poudroiement des auteurs particuliers des traditions qui composent en apparence le livre. On a coutume de considérer que l’ouvrage rabbinique fait autorité. Il n’est cependant pas si évident de déterminer quelle est la source de cette autorité. M. Gorea affirme que l’autorité d’un texte peut dépendre de trois facteurs : 1/ un système de valeurs, 2/ l’auteur et 3/ le destinataire106. On pourrait penser a priori que l’autorité d’un ouvrage rabbinique dépend effectivement de ces trois paramètres : 1/ la tradition rabbinique (= l’autorité rabbinique collective ?), 2/ le rabbin qui le rédige (= l’individu ?) et 3/ la réception des communautés qui canonisent certains textes et en rejettent
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On peut également se demander qui mérite le plus d’être appelé auteur : les écoles (en supposant qu’elles existent) ou le rédacteur (intermédiaire, final ?) ? 103 Voir G. Stemberger, op. cit., p. 245-249. 104 J. Neusner, Parsing the Torah, p. 27-62. 105 Ibid., voir la conclusion de la deuxième partie (p. 61) et l’ensemble de la troisième partie (p. 63-254). 106 M. Gorea, « Introduction », ce volume, p. 16-19.
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d’autres. Est-il possible de préciser maintenant le poids respectif de ces différents facteurs ? J. Neusner insiste sur le premier facteur107 : These are public statements, preserved and handed on because people have adopted them as authoritative. The collections by definition were composed under the auspices of Rabbinic authority – a school or a circle.
Il estime qu’il est difficile de se prononcer sur le troisième : I certainly do not claim that the documents represent the state of popular or synagogue opinion. I do not know whether the history of the idea in the unfolding official texts corresponds to the history of the idea among the people who stand behind those documents108.
Sur le deuxième point, nous l’avons vu, l’anonymat de l’auteur règne, contrairement à la situation plus contrastée des traditions, étudiées dans la partie précédente. Même pour J. Neusner qui admet l’existence de véritables auteurs, poursuivant un but précis, tout ce qui pourrait manifester l’individualité de ces auteurs a été soigneusement gommé : None was written by an individual in such a way as to testify to personal choice or decision109.
Seule la recherche d’autorité par l’effacement de l’auteur est donc présente au niveau des ouvrages. On peut cependant se demander si l’anonymat reflète bien une recherche d’autorité. Il peut également s’expliquer par le fait que l’auteur a essentiellement compilé des matériaux antérieurs110 ou que la notion d’auteur individuel, au sens moderne du terme, n’est peut-être pas très adaptée à la situation du judaïsme rabbinique ancien111. Le lien entre l’ouvrage rabbinique anonyme et la notion d’autorité pose donc problème : l’ouvrage rabbinique est-il conçu de manière à faire autorité ou a-t-il acquis son autorité après coup, dans un processus long et complexe d’adoption et de reconnaissance par les communautés112 ?
107
J. Neusner, Parsing the Torah, p. 59. Ibid., p. 60-61. 109 Ibid., p. 59. 110 Maïmonide a pourtant lui aussi compilé un très grand nombre de matériaux antérieurs dans le Mishne Tora sans pour autant publier son texte de manière anonyme. 111 S. Stern, « The Concept of Authorship in the Babylonian Talmud », p. 185-186. 112 Sur ce point, voir M. S. Berger, Rabbinic Authority, New York, 1998, p. 114-131. 108
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Il serait tentant de distinguer ici les ouvrages à caractère halakhique et ceux à caractère aggadique, seuls les premiers étant vraiment conçus de manière à faire autorité, mais cette distinction est contestable. L’exemple de la Mishna le montre bien. On ne peut pas soutenir, comme on l’a souvent fait, que la Mishna est un code, puisqu’elle fournit un grand nombre de traditions sans nous indiquer la plupart du temps laquelle fait autorité113. Dans quel but a été conçu ce recueil de lois ? Quelle était l’intention de son auteur ? Cela est loin d’être évident114. Non seulement la Mishna ne fait pas d’emblée autorité, mais comme l’a souligné J. Neusner, la Mishna est même un texte qui a eu besoin d’être légitimé après coup. Le traité Abot, la Tosefta ou encore le Sifra sont définis par J. Neusner comme des apologies de la Mishna. Elles visent à montrer que les enseignements de la Mishna constituent effectivement une Tora, un enseignement normatif, soit parce qu’ils proviennent de la révélation sinaïtique, soit parce qu’ils sont en fait dérivés de l’Écriture115. Le rapport entre la Mishna et les écrits de la barayta est donc loin d’être un simple rapport hiérarchique, entre un texte normatif et des traditions qui ne le sont pas. Un point est clair : les auteurs des ouvrages rabbiniques n’ont pas eu recours à la « pseudépigraphie biblique » pour donner de l’autorité à leurs textes. Aucun de ces ouvrages n’est attribué à Hénoch, Esdras ou Baruch comme les écrits apocalyptiques, si l’on excepte III Hénoch, dont le cas est très particulier. Certains écrits plus tardifs recourent massivement à la « pseudépigraphie rabbinique », comme les Pirqe de-rabbi Eliezer116. Nous avons déjà abordé la question de la pseudépigraphie des traditions dans la partie précédente. Reste à se demander si certaines modifications n’ont pas été introduites sciemment dans les traditions, par l’auteur de l’ouvrage117, de manière à renforcer leur autorité ou la notion plus générale d’autorité rabbinique. Nous mentionnerons deux exemples brièvement. Selon un texte du Talmud Babli, l’amora babylonien Rab semble envisager que le Messie ne vienne jamais : 113
M. Halbertal estime que la Mishna constitue un type très particulier de canon, le « canon à controverses », qui admet et « canonise » plusieurs opinions, éventuellement contradictoires. Il tente d’expliquer comment un tel canon peut être possible, cf. People of the Book: Canon, Meaning and Authority, p. 50. 114 Voir G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, p. 140-143. 115 J. Neusner, The Oral Torah: The Sacred Books of Judaism, p. 62-71 et J. Neusner, « Rabbinic Judaism, Formative Canon of, II.: The Halakhic Documents », p. 2127-2130. 116 Il n’est cependant pas évident que l’auteur lui-même soit à l’origine de l’attribution pseudépigraphique ni même qu’il y ait pseudépigraphie volontaire, cf. G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, p. 322. 117 Ou l’un des auteurs.
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Rab a dit : Toutes les (dates) de la fin sont passées et la chose ne dépend que du repentir. Rabbi YehoshuaՏ ben Lévi118 dit : L’endeuillé est suffisamment resté dans son deuil. (Ce débat est) semblable (à celui qui oppose) les tannaՎim (suivants) : Rabbi Eliezer dit : Si (les enfants d’)Israël font repentance, ils seront libérés, sinon ils ne seront pas libérés. Rabbi YehoshuaՏ lui rétorqua : S’ils ne font pas repentance, ils ne seraient pas libérés ? Non, en fait le Saint, béni soit-Il, établira pour eux un roi dont les décrets sont durs comme (ceux de) Haman et ils les ramèneront au bien119.
L’opinion de Rab est dite semblable à celle de Rabbi Eliezer qui énonce explicitement : « … sinon ils ne seront pas libérés ». Or, dans un autre passage du même traité talmudique, on trouve la séquence suivante : Rab Giddel a dit au nom de Rab : Dans le futur, (les enfants d’)Israël jouiront des années du Messie. Rab Yosef a dit : C’est une évidence ! car qui (d’autre qu’eux) aurait (le droit) d’en jouir ? Est-ce Ձillaq et Billaq qui en jouiraient ? (En fait cet enseignement de Rab) a pour but d’exclure (l’opinion de) Rabbi Hillel qui a dit : Il n’y aura pas de Messie pour (les enfants d’)Israël, car ils en ont déjà joui à l’époque d’Ezéchias120.
Non seulement Rab réaffirme, sans raison apparente, que la libération messianique est inéluctable mais le Talmud estime qu’il débat très directement avec Rabbi Hillel dont l’opinion (« Il n’y aura pas de Messie… ») présente des affinités évidentes avec celle soutenue par Rabbi Eliezer et par Rab dans le texte précédent. Le deuxième Rab n’a-t-il pas été campé par l’auteur du Talmud afin de contrebalancer le caractère « hétérodoxe » des déclarations du premier121 ? L’enjeu est d’autant plus important que Rab a pratiquement l’autorité d’un tanna, bien supérieure à celle d’un amora, aussi important soit-il. L’autre exemple concerne la voix céleste (bat qol), c’est-à-dire la voix par laquelle Dieu continue de se manifester dans certaines circonstances, alors que la prophétie est censée avoir disparu. Un texte de la Tosefta122 nous dit qu’après la disparition de la prophétie, « on leur faisait entendre (des révélations) (hayu mashmiϐin) avec la Bat Qol », avec le risque de maintenir une concurrence pour l’autorité des rabbins ! Or dans le parallèle talmudique de ce texte, au lieu de « on leur faisait entendre […] la Bat Qol »,
Dans l’éd. de Vilna : « ShemuՎel ». Talmud Babli, Sanhedrin, 97b, manuscrit de Jérusalem, yad ha-rab Herzog (yéménite). 120 Talmud Babli, Sanhedrin, 98b (éd. de Vilna). 121 Dans le manuscrit de Jérusalem, yad ha-rab Herzog (yéménite), on trouve la leçon : « Rabbi YohҖanan ». 122 Tosefta, SoWѼa, 13, 3 (manuscrit de Vienne 46). 118 119
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on trouve : « ils utilisaient (mishtammeshin hayu) la Bat Qol123 ». La Bat Qol n’est plus une manifestation dont le ciel a l’initiative mais pratiquement un outil, lui aussi au service de l’activité des rabbins. L’auteur du Talmud n’at-il pas modifié le texte de manière à renforcer au passage leur autorité124 ? 5. Auteur et autorité : le medium écrit ou oral Jusqu’à présent, nous avons parlé de traditions et d’ouvrages, mais s’agit-il de compositions orales ou de compositions écrites ? À l’évidence, l’ouvrage est devenu une composition écrite, à partir d’une certaine date. Mais avant d’être une composition écrite, l’ouvrage a-t-il existé sous la forme d’une composition orale ? S. Lieberman a, par exemple, soutenu la thèse d’une rédaction orale de la Mishna par Rabbi Yehuda ha-Nasi125. Il est même possible d’envisager que certaines compositions écrites ne circulaient que sous forme d’extraits, véhiculés oralement et donc susceptibles de modifications. Y. Elman l’a bien montré dans son étude de la transmission des traditions de la Tosefta dans les académies babyloniennes126. L’existence de compositions orales, aux limites imprécises, fruit de l’accumulation des siècles, pourrait expliquer l’anonymat des auteurs que nous avons évoqué dans la partie précédente. Le fait qu’un texte est couché par écrit, sous forme manuscrite, n’implique pas pour autant qu’il est considéré comme clos et canonique127. La question du medium écrit ou oral de l’auteur se pose aussi pour les traditions dont sont composés les ouvrages. Ces traditions étaient-elles véhiculées exclusivement par oral, à cause d’un interdit de les mettre par écrit ? Il est pourtant question de livres de halakha et de aggada128. La dualité de l’écrit et de l’oral occupe une place essentielle dans la pensée des rabbins avec la doctrine des deux Torot, même si cette doctrine n’est apparue qu’à une date assez tardive129. Elle est si présente qu’elle imprègne
Talmud Yerushalmi, SoWѼa, 9, 12 (manuscrit de Leyde, Scaliger 3). Pour une autre interprétation de cette variante, voir S. Lieberman, « Bat Qol », in Yewanit wi-Ywanut, Jérusalem, 1962, p. 294. 125 S. Lieberman, « Pirsumah shel ha-mishna », in Yewanit wi-Ywanut, p. 213-224. 126 Y. Elman, Authority and Tradition. Toseftan Baraitot in Talmudic Babylonia, New York, 1994. 127 Sur ce point, voir P. Schäfer, « Research into Rabbinic Literature: An Attempt to Define the Status Quaestionis », Journal of Jewish Studies, 37 (1986), p. 139-152. 128 G. Stemberger, Einleitung in Talmud und Midrasch, p. 41-54. 129 C’est la thèse de M. S. Jaffee dans Torah in the mouth : la dualité Tora écrite/Tora orale (les deux étant d’origine sinaïtique) apparaît à la fin de l’époque tannaïtique et l’interdit d’écrire la Tora orale dans l’école de Rabbi YoՂanan de Tibériade. 123 124
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même la manière dont les rabbins présentent la composition de certains textes bibliques. Ainsi, les Midrashim nous rapportent que « dix hommes », « dix anciens » ou encore « dix prophètes » ont « dit » le livre des Psaumes130. Ce livre n’est donc pas écrit mais « dit ». Il n’est pas issu d’un auteur unique mais de dix auteurs131. Seule la version du Talmud Babli introduit la notion de compilateur unique et d’écriture : « David a écrit le livre des Psaumes par l’intermédiaire de dix anciens132. » Mais cette variante s’explique certainement par le contexte du Talmud où une barayta s’interroge sur l’identité de ceux qui ont écrit les livres bibliques. Il est probable que chacune des versions nous renseigne indirectement sur la manière dont les rabbins composaient leurs propres livres : mode de composition orale (comme dans la version des Midrashim), compilateur unique final (comme dans la version du Talmud), qui utilise des matériaux antérieurs (les deux versions). Comment comprendre alors cette dualité de l’écrit et de l’oral ? Peuton dire qu’elle entretient un rapport avec la question de l’autorité ? Un fait est reconnu par un grand nombre d’historiens : l’alphabétisation de la Judée a connu un important développement à l’époque hellénistique et romaine. Le Talmud Yerushalmi et le Talmud Babli s’accordent pour situer ce développement à une époque ancienne (entre le ier siècle avant notre ère et le ier siècle de notre ère)133. C. Heszer a remis en question la validité historique de ces textes134. Ils trouvent cependant une confirmation à la lumière du modèle de l’anthropologue Emmanuel Todd. Celui-ci a montré que l’alphabétisation des sociétés a un effet décisif dans le domaine politicoreligieux135. L’accès à la culture écrite rend les personnes plus exigeantes et plus revendicatives. Il favorise l’émergence d’idéologies diverses et souvent rivales. Contrairement à la vision irénique et naïvement « progressiste » que l’on a habituellement de lui, il provoque d’importantes perturbations dans
130
Talmud Babli, Baba Batra, 14b : « anciens » ; Qohelet Rabba, 7, 19 : « anciens » ; Midrash Tehillim, 1, 6 : « hommes » ; Midrash Hallel in Bet ha-midrash (éd. A. Jellinek), t. V, p. 87 : « prophètes ». Sur tous ces textes, voir J. Costa, « Qu’est-ce que le Hallel ? L’introduction du Midrash Hallel », Revue des Études juives, 166 (2007), p. 44-50. 131 Liste que les rabbins ne considèrent pas nécessairement comme exhaustive (inclut-elle les auteurs de tous les psaumes anonymes ?). 132 Talmud Babli, Baba Batra, 14b. 133 Talmud Yerushalmi, Ketubbot, 8, 11 ; Talmud Babli, Baba Batra, 21a. 134 C. Hezser, Jewish Literacy in Roman Palestine, Tübingen, 2001, p. 39-68 (voir tout particulièrement les p. 39-47). 135 E. Todd, Le Fou et le Prolétaire, Paris, 1979, p. 59-60 et 66-68 ; ID., L’Enfance du monde. Structures familiales et développement, Paris, 1984, p. 168-215 ; ID., L’Invention de l’Europe, Paris, 1990, p. 106, 212-213 ou encore ID., Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain, Paris, 2002, p. 44.
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les mentalités et favorise la violence, l’extrémisme et des conflits très intenses. Il est probable que les deux guerres de Judée sont à mettre au compte d’une poussée importante de l’alphabétisation, d’où la ressemblance, notée par de nombreux observateurs, entre la première guerre de Judée et la révolution française, deux mouvements idéologiques qui se sont déroulés sur fond d’une poussée d’alphabétisation136. Si dans un premier temps, le développement de la culture écrite provoque une critique voire une dissolution des autorités, il a favorisé vraisemblablement, dans un deuxième temps, la mise en place d’une nouvelle autorité, celle des rabbins, véritables bénéficiaires de la révolution pharisienne dont parlait E. Rivkin137. Avec la fin de la deuxième guerre de Judée, l’aspect perturbateur de l’alphabétisation semble trouver son terme et l’on entre dans une deuxième phase où l’accès à la culture écrite permet une exceptionnelle créativité culturelle, dans une société désormais pacifiée. C’est la composition de la Mishna au début du iiie siècle et l’élaboration progressive de ce deuxième sommet de la pensée juive qu’est, après la Bible, la littérature rabbinique ancienne. Si par composition, il faut bien comprendre composition par écrit, il est possible que l’alphabétisation ait été également l’un des facteurs qui a poussé à la mise par écrit d’une tradition rabbinique jusqu’alors véhiculée uniquement ou essentiellement par la voie orale138. En dépit du développement de la culture écrite, le medium oral est pourtant bien là et semble même dominant. Plusieurs interprétations ont été proposées pour résoudre ce paradoxe, dont certaines touchent à la question de l’autorité. Pour J. Neusner, la transmission orale a été adoptée à
Sur ce point, voir J. Costa, « L’identité juive à l’époque des tannaϏim (40-200 de notre ère). Nouvelles perspectives », in N. Belayche et S. C. Mimouni (éd.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain, Paris/ Louvain, 2009, p. 321-364. 137 E. Rivkin, A Hidden Revolution: The Pharisees Search for the Kingdom within, NashvilleAbingdon, 1978. L’ascension des rabbins aurait également été favorisée par d’autres facteurs : la chute du Temple, la fin du système sacrificiel et l’affaiblissement du groupe sacerdotal des sadducéens ainsi que d’autres groupes juifs de l’époque. Certaines de ces mutations ne sont d’ailleurs pas sans lien avec la question de l’alphabétisation (sortie du type social théocratique caractérisé par des taux d’alphabétisation inférieurs à 5 % et l’entrée dans le type paléobureaucratique dont les taux sont compris entre 5 et 50 % ; mutations issues de la première guerre de Judée, elle-même issue d’une poussée d’alphabétisation ; fin de la religion sacrificielle et émergence d’une pitié plus individualiste, supposant une mutation culturelle à l’arrière-plan). L’ascension des rabbins a cependant été un processus de longue durée et les prêtres continuent à occuper une place importante après 70 dans la société juive. 138 Par opposition au primat de l’écrit, de type sacerdotal, à Qumran. 136
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partir de l’époque de Yavné, afin de présenter la halakha rabbinique comme une révélation transmise oralement depuis le Sinaï et faisant autorité139. M. S. Jaffee estime que la différence entre la Tora orale et la Tora écrite n’est pas une distinction au niveau du mode de composition ou de préservation des textes mais qu’elle fait référence à la manière dont ils étaient récités dans le domaine publique, la Tora étant chantée à partir d’un support écrit et la tradition rabbinique étant répétée de mémoire. La Tora orale peut très bien, pour le reste, être consignée dans des supports écrits140. Selon M. S. Jaffee, il faut en fait décrire les rapports entre l’écrit et l’oral en termes d’interaction. Quand des traditions orales sont couchées par écrit, la composition écrite garde des traits typiques de l’oralité, dans le style ou encore dans l’existence de multiples versions d’une même tradition. Inversement, des compositions écrites peuvent servir de base à des prestations orales141. Ce dernier point a été particulièrement souligné par M. S. Jaffee dans sa comparaison des académies rabbiniques de Palestine et des écoles gréco-romaines de rhétorique des iie-ive siècles. Une des formes littéraires les plus fréquentes des manuels de rhétorique (progymnasmata) est la chreia qui consiste essentiellement en une affirmation attribuée à un grand maître. L’apprenti orateur part de ces affirmations réputées et préservées sous forme écrite et s’exerce oralement à les modifier sur le plan grammatical ou rhétorique. Ces modifications ont été à leur tour préservées par écrit dans les manuels de rhétorique142. Il est probable qu’il en va de même pour la littérature rabbinique, les disciples s’exerçant oralement à opérer diverses modifications sur l’affirmation d’un maître. L’existence de différentes versions d’un même texte ne s’explique donc pas par le fait que le texte en question relève de la littérature orale et que ses limites sont encore fluides et pas encore stabilisées par l’écrit. Il est probable, au contraire, qu’il y a bien un texte de base déjà fixé, soit écrit, soit oral et que ce texte a fait l’objet d’exercices oraux de transformation qui ont donné naissance aux différentes versions préservées par la suite dans les ouvrages rabbiniques143. M. S. Jaffee
139
J. Neusner, « The Rabbinic Traditions about the Pharisees before A.D. 70: The Problem of Oral Transmission », Journal of Jewish Studies, 22 (1971), p. 1-18 ; ID., The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70, t. III, Leyde, 1971, p. 143-179. 140 M. S. Jaffee, « The Oral-Cultural Context of the Talmud Yerushalmi », p. 45-46 ; ID., Torah in the Mouth, p. 67-69. On peut cependant distinguer un judaïsme palestinien plus centré sur l’écrit et un judaïsme babylonien qui privilégie l’oral. 141 M. S. Jaffee, « The Oral-Cultural Context of the Talmud Yerushalmi », p. 28-29 ; ID., Torah in the Mouth, p. 100-102, 124. 142 M. S. Jaffee, « The Oral-Cultural Context of the Talmud Yerushalmi », p. 36-39. 143 Ibid., p. 39-45.
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distingue l’oralité dans les pratiques des écoles (niveau mnémotechnique) de la notion de Tora orale (niveau idéologique). C’est à ce deuxième niveau dans l’analyse que la notion d’autorité intervient : I have suggested, rather, that the ideological privileging of oral transmission […] may be more readily explained by attending to the internal dynamics of power and authority that shaped the lives of masters and disciples in Rabbinic communities144.
L’importance de la relation personnelle maître/disciple, qui permet la transformation du disciple au contact de la Sagesse incarnée par le maître, valorise le vecteur oral. Les sources écrites ne peuvent remplacer par définition l’enseignement vivant du maître. Dans le contexte palestinien, le medium oral a donc un rapport à l’autorité, mais dans le cadre très précis de la relation maître/disciple. M. S. Jaffee souligne sur ce point aussi les ressemblances entre les académies rabbiniques, les collegia et écoles philosophiques et les communautés ascétiques chrétiennes145. Une opinion très répandue associe souvent la halakha révélée au medium écrit (Qumran) et la halakha fondée sur l’interprétation de l’Écriture au medium oral (tradition rabbinique). Chr. Batsch souligne au contraire qu’il n’y a pas de relation univoque entre les modes de légitimation de la halakha et les medium de transmission146. Selon S. Lieberman, les notes écrites sont dénuées d’autorité parce qu’elles sont privées. Seule la récitation publique par le tanna confère à une composition son caractère normatif147. Nous avons vu plus haut que la nécessité de nommer le rabbin, auteur d’une tradition, n’est pas nécessairement liée à la question de l’autorité mais qu’elle peut exprimer une quête d’immortalité individuelle. Il en est de même pour l’emploi du medium oral. Loin d’être uniquement un moyen de légitimation de la tradition rabbinique, il répond peut-être aussi au besoin de réserver cette tradition aux juifs, afin de la protéger des visées 144
Ibid., p. 60. Ibid., p. 47-59. Voir aussi deux articles du même auteur, l’un consacré à la figure du Sage (« Halakhah in Early Rabbinic Judaism: Innovation beyond Exegesis, Tradition before the Oral Torah » in M. A. Williams, C. Cox et M. S. Jaffee [éd.], Innovation in Religious Traditions: Essays in the Interpretation of Religious Change, Berlin/New York, 1992, p. 109142) et l’autre au disciple (« A Rabbinic Ontology of the Written and Spoken Word », p. 525 -549). 146 Chr. Batsch, « La littérature tannaïtique comme source historique pour l’étude du judaïsme du deuxième Temple. Les questions méthodologiques de Jacob Neusner et de Peter Schäfer », Revue des Études juives, 166 (2007), p. 9, n. 20. 147 S. Lieberman, « Pirsumah shel ha-mishna », in Yewanit wi-Ywanut, p. 216-217. Sur les différentes manières de publier un texte rabbinique dans l’Antiquité, voir aussi J. Faur, Horizontal Society, p. 17-18, 20, 76-78. 145
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annexionnistes du christianisme, comme l’affirment de manière plus ou moins explicite certaines traditions148. Au terme de notre parcours, le lien entre auteur et autorité est donc confirmé dans le judaïsme rabbinique ancien et sa littérature, même s’il est loin d’avoir un caractère systématique et évident.
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148
Voir Talmud Yerushalmi, PeՎa, 2, 6.
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LES POÈTES DE ՁIMYAR DANS LES OUVRAGES D’AL-ՁASAN AL-HAMDĀNĪ (YÉMEN, XE SIÈCLE È. CHR.) DE LA FICTION À L’ILLUSION Christian Julien Robin (membre de l’Institut)
Asmahan al-Garoo (Université de Mascate, Oman) Al-Ձasan al-Hamdānī est un savant yéménite du xe siècle qui s’est intéressé à de nombreux champs du savoir. Mais la passion de sa vie fut de célébrer la grandeur de son pays et l’antiquité de sa civilisation. Pour cela, il pouvait invoquer les monuments dont les ruines couvraient le pays, ou les milliers d’inscriptions que les Anciens avaient gravées. Mais ce n’était pas suffisant. Il fallait donner des noms et prouver que ces noms étaient ceux de personnages fameux, appartenant à un passé très ancien. Al-Hamdānī n’avait pas d’archives utilisables à sa disposition. Sans doute aurait-il pu trouver de la matière dans les inscriptions préislamiques gravées sur la pierre et dans les documents incisés sur des bâtonnets de bois, mais il ne savait pas les lire, bien qu’il prétende le contraire1. Il lui restait évidemment les généalogies, qui faisaient l’objet de débats passionnés entre les spécialistes, le plus souvent des savants, parfois des experts au service de telle ou telle tribu, dont il cite fréquemment l’opinion. Cependant, la source la plus naturelle était la poésie ancienne, gisement documentaire auquel avaient déjà recours les généalogistes, les spécialistes de toponymie ou ceux de langue. Al-Hamdānī en fait un grand usage. Il cite naturellement les grands poètes arabes, mais le plus intéressant réside dans les nombreux poètes yéménites (Ղimyarites quand il s’agit de la période préislamique) qui sont presque tous ignorés de la tradition savante arabe et de la science occidentale qui lui a emboîté le pas2. C’est de ces poètes yéménites que nous traitons dans cette contribution. Chr. J. Robin « Ձimyar, des inscriptions aux traditions », Jerusalem Studies on Arabic and Islam, 30 (2005), p. 20-25. 2 On ne peut guère mentionner qu’un recueil sur les poètes de Hamdān (Ձ. ՏƮ. Abū Yāsīn Shiϐr Hamdān wa-akhbāru-hā fī Ϗl-Jāhiliyya wa-Ϗl-Islām, jamՏ wa-taՂqīq wa-dirāsat…, Riyadh, 1
Chr. J. Robin – A. al-Garoo
Ces poètes posent un intéressant problème d’autorité. Un grand nombre, pour lesquels on dispose de données chronologiques et de détails biographiques, sont certainement historiques. Ils sont tous d’époque islamique. Quand on remonte dans le temps, le doute s’accroît. Enfin, quand ce sont des rois de l’Antiquité, parlant en vers dans un mètre et dans une langue inspirés de l’académisme qui se forme aux époques umayyade et Տabbāsside, il s’agit évidemment d’attributions fictives. L’inventaire que nous faisons n’a pas simplement pour but de distinguer poètes fictifs et poètes historiques. Il est aussi de s’interroger sur l’ampleur, la nature et la date des données dont al-Hamdānī disposait pour écrire son œuvre. 1. De Ձimyar3 au Yémen Les rois du Yémen antique, comme les princes (appelés qayl) et la petite noblesse des campagnes, étaient de grands constructeurs. Ils commémoraient leurs créations dans de belles inscriptions sculptées dans la pierre, aussi bien pour glorifier leur famille que pour affirmer leurs droits. Il subsiste aujourd’hui des vestiges imposants des ces monuments antiques, ainsi que des milliers d’inscriptions (fig. 1 et 2). Pendant près de 1 000 ans (de 750 av. è. chr. à 300 apr.), le pays avait été divisé en quatre ou cinq royaumes importants – au premier rang desquels SabaՎ – et en un grand nombre de petites principautés. Mais, à la fin du iiie siècle de l’ère chrétienne, les rois de Ձimyar, qui avaient leur résidence dans le palais de Raydān à ԯafār, avaient annexé le royaume de SabaՎ, puis Fig. 1. Inscription ςimyarite commémorant la réfection d’une forteresse, IIIe siècle è. chr. (Musée de Sanaa, photographie Chr. Robin).
Dār al-ՏUlūm li-l-abāՏa wa-Վl-nashr, 1983/1403 h.) et un article sur le poète ՏAlqama b. dhī Jadan (O. Löfgren, « ՏAlqama ibn Իī Ճadan und seine Dichtung nach der Iklīl-Auswahl in der Biblioteca Ambrosiana », in R. G. Stiegner [éd.], al-Hudhud, Festschrift Maria Höfner zum 80. Geburtstag, Graz, Karl-Franzens Universität, 1981, p. 199-209). 3 Pour les toponymes et ethnonymes du Yémen antique, se reporter à la carte fig. 3, p. 282 pour ceux du Yémen médiéval, voir la carte fig. 4, p. 283 ; pour ceux de l’Arabie, consulter la carte fig. 5, p. 284.
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Fig. 2. Écluse septentrionale de la Digue de MaϏrib en 1976. Elle a cessé d’être utilisée, faute d’entretien, dans la seconde moitié du VIe siècle (photographie Chr. Robin).
conquis le ՁaԴramawt. Désormais, toute l’Arabie méridionale était réunie dans un seul État, dont la langue était le sabaՎique. Cette langue s’écrivait dans un alphabet propre à l’Arabie, différent de l’écriture arabe qui dérive de l’araméen4. L’unité politique s’accomodait mal de la diversité des cultes polythéistes. Plutôt que d’imposer leurs dieux ancestraux, les rois de Ձimyar adoptèrent vers 380 une nouvelle religion inspirée du judaïsme qu’on peut appeler judéo-monothéisme. Dans le même temps, les rois de Ձimyar étendirent leur domination sur la quasi-totalité de l’Arabie déserte et l’annexèrent dans les premières décennies du ve siècle. Le royaume d’Aksūm, dans le Nord de l’Éthiopie actuelle, converti au christianisme dès le milieu du ive siècle et allié de Byzance, réussit à vassaliser Ձimyar vers 500, selon des modalités qui demeurent obscures, sans doute avec le soutien d’une partie de la population des régions côtières. Après plusieurs guerres, il conquit la totalité de Ձimyar et imposa la religion chrétienne. Le roi installé par les Aksūmites perdit rapidement le pouvoir au
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Pour une vue d’ensemble de l’histoire sudarabique, voir Chr. J. Robin (dir.), L’Arabie antique de Karib’îl à Mahomet. Nouvelles données sur l’histoire des Arabes grâce aux inscriptions, Aix-en-Provence, Édisud, 1991 (Revue du Monde musulman et de la Méditerranée 61) ou Chr. J. Robin et B. Vogt (éd.), Yémen, au pays de la Reine de SabaϏ. Exposition présentée à l’Institut du monde arabe du 25 octobre 1997 au 28 février 1998, Paris, Institut du monde arabe et Flammarion, 1997.
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bénéfice d’un général aksūmite nommé Abraha, qui restaura un semblant d’indépendance Ղimyarite. Ces conflits, ainsi que les épidémies de peste, décimèrent les populations. Quand MuՂammad b. ՏAbd Allāh, le prophète de l’islam, fonda sa principauté théocratique dans l’oasis d’al-Madīna (qui précédemment se nommait Yathrib), l’équilibre des forces bascula. Alors que les Ձimyarites avaient dominé l’Arabie pendant plus de deux siècles, désormais c’étaient les Arabes du Nord qui prenaient l’ascendant. En moins de vingt ans, ils conquirent toute l’Arabie et imposèrent leur religion (l’islam), leur langue (l’arabe) et leur écriture (une forme évoluée de l’araméen héritée des Nabatéens). Les vieilles civilisations de l’Arabie méridionale sombraient définitivement5. Les anciens Ձimyarites, appelés désormais Yéménites, n’assistèrent pas au naufrage sans réagir. Le prince d’une tribu arabe vassale des Ձimyarites appelée Kinda, malgré sa révolte lors de la mort de MuՂammad, réussit à s’imposer à la cour d’al-Madīna et à rassembler autour de lui un puissant parti6. La succession de MuՂammad y avait d’abord été un objet de dispute entre ceux qui avaient participé à la fondation de l’État, pour moitié des habitants d’al-Madīna (les Anθār) et pour moitié des émigrés venus de Makka avec MuՂammmad : les uns optaient pour un membre exemplaire de la nouvelle communauté tandis que les autres souhaitaient un parent de MuՂammad. Mais rapidement le pouvoir avait été confisqué par une grande famille de Makka, les Umayyades, des ralliés de la onzième heure. Cela ouvrait la voie à d’autres ambitions. L’appartenance tribale devint une ligne de fracture, avec la constitution de deux vastes coalitions antagonistes regroupant les Arabes du Nord et ceux du Sud, héritiers de Ձimyar. Les Arabes du Sud, sous la direction d’Ibn al-AshՏath7, le petit-fils
Voir I. Gajda, Le royaume de ρimyar à l’époque monothéiste. L’histoire de l’Arabie du Sud ancienne de la fin du IVe siècle de l’ère chrétienne jusqu’à l’avènement de l’Islam, Paris, 2009 (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 40) et Chr. J. Robin, « Arabia and Ethiopia », in Sc. F. Johnson (éd.), The Oxford Handbook of Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 247-332 ; pour les aspects religieux, voir Chr. J. Robin, « Quel judaïsme en Arabie ? », in Chr. J. Robin (éd.), Le judaïsme de l’Arabie antique, Turnhout, Brepols, à paraître (Judaïsme antique et Origines du christianisme 1) et Chr. J. Robin, « The peoples beyond the Arabian Frontier in Late Antiquity: Recent Epigraphic Discoveries and Latest Advances », in J. Dijkstra et Gr. Fisher (éd.), Inside and Out. Interactions between Rome and the Peoples on the Arabian and Egyptian Frontiers, Louvain, Peeters, à paraître (Late Antique History and Religion). 6 M. Lecker, « Judaism among Kinda and the Ridda of Kinda », Journal of the American Oriental Society, 115 (1995), p. 635-650 (reprise dans M. Lecker, Jews and Arabs, XIV). 7 Voir L. Veccia Vaglieri, « Ibn al-AshՏath », in Encyclopédie de l’Islam, III, 1971², p. 737-741. 5
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du prince kindite rallié dans les années 630, se révoltèrent contre l’umayyade ՏAbd al-Malik et furent tout près de l’emporter en 699-702. Leur défaite
mit un point final aux revendications politiques des Yéménites. L’objet de cette étude est d’examiner comment un savant yéménite du e x siècle a tenté de corriger la place que les traditionnistes arabo-musulmans avaient alors accordée à Ձimyar dans l’histoire des Arabes. Ձimyar désigne ici le royaume à la brillante civilisation qui a unifié l’Arabie du Sud et dominé une grande partie de l’Arabie déserte. Mais Ձimyar peut prendre un sens plus limité, celui de la tribu des Hautes-Terres méridionales, qui a été le fédérateur du royaume. Il faut donc distinguer Ձimyar dans le sens de populations de culture sudarabique et Ձimyar dans le sens de tribu particulière au sein de ces populations8. 2. Premiers pas dans la rédaction d’une histoire des Arabes La science historique arabe, qui s’épanouit dans le ՏIrāq dès le viiie siècle de l’ère chrétienne (iie siècle de l’hégire), prend apparemment naissance à al-Madīna et à Damas, avec les premières générations de musulmans. Très vite, on s’intéresse aux circonstances de la Révélation et à l’extraordinaire aventure des conquêtes. Les théologiens et les spécialistes recueillent une somme considérable de témoignages auprès des témoins et de leurs descendants. Leur intérêt s’élargit progressivement à l’Arabie de leurs ancêtres, à ses poètes, à ses sages et à ses dieux. Ces matériaux, transmis oralement de maître à disciple, sont progressivement organisés en synthèses thématiques. La valeur d’une information est jugée en fonction du sérieux des transmetteurs. En complément de cette histoire, le besoin de mieux définir les Arabes, désormais les maîtres d’un vaste empire, se fait sentir. Pour établir qui est arabe et qui ne l’est pas, on élabore un immense arbre généalogique de l’ensemble des tribus, sans doute inspriré par le Livre de la Genèse dans la Bible. Jusqu’alors, on ne s’intéressait guère à l’enregistrement et la mise en forme des événements du passé. Dans le Yémen préislamique, si de nombreuses inscriptions comportent des données de caractère historique, seules quelques-unes, qui datent curieusement des débuts9 et de la fin10
Pour distinguer le second, nous dirons la « tribu de Ձimyar ». DAI-ԶirwāՂ 2005-50 et RÉS 3945 + 3946. 10 ՏAbadān 1 ; CIH 540 et 541, etc. Voir aussi Chr. J. Robin, « L’église des Aksūmites à ԯafār (Yémen) a-t-elle été incendiée ? », in A. Borrut (dir.), Écriture de l’histoire et processus de canonisation dans le monde musulman des premiers siècles de l’Islam, Hommage à Alfred8 9
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de l’histoire sudarabique, ont principalement cet objectif. Même s’il est clair que les souverains himyarites étaient très attentifs à faire connaître leur politique et ses résultats, cela ne semble pas avoir abouti à la rédaction d’annales ou de chroniques. En tout cas, ni la Tradition arabo-islamique ni la tradition locale n’ont conservé le souvenir d’un ouvrage de ce type, ou d’un savant qui se serait consacré à l’histoire. À Makka, il n’existait aucun système organisé pour désigner et identifier les années. Il suffisait de se référer à un fait marquant, connu de tous, par exemple l’année de l’Éléphant, celle où Makka avait réussi à repousser une armée menaçante qui était guidée par un éléphant (vers 565). Dans les oasis du Ձijāz, entre Yathrib et TaymāՎ, les inscriptions en écriture nabatéenne post-classique donnent fréquemment une date dans l’ère de la province romaine d’Arabie : leurs auteurs avaient donc déjà une conception linéaire (et non plus cyclique) du temps. Mais s’ils avaient la possibilité d’enregistrer les événements et de les situer précisément les uns par rapport aux autres, on ignore s’ils s’intéressaient à leur passé11. De ce passé, il subsistait aussi des documents et des textes littéraires. Ces derniers étaient avant tout les fameux poèmes de l’Arabie préislamique qui, dans un cadre rigide, pouvaient évoquer allusivement des personnages et des événements mémorables. C’était aussi de petites pièces transmettant diverses formes de sagesse populaire en prose rimée. La transmission de ces monuments littéraires se faisait oralement, sans doute avec le soutien occasionnel d’aide-mémoire. Ces derniers n’enregistraient pas seulement des textes littéraires. Ils consignaient aussi des contrats, des correspondances, des listes, sans doute des généalogies, en un mot tout ce qui peut être enregistré sur un document de petites dimensions et présente une utilité immédiate. Quand les savants musulmans ont voulu raconter les événements du passé, en premier lieu l’histoire de la formation de l’islam et celle des compagnons du prophète, puis bien d’autres choses, comme les batailles glorieuses du temps jadis, ils se sont heurtés à une sérieuse difficulté de méthode, puisqu’ils n’avaient pas d’archives. Comme élément de preuve, ils n’avaient guère à leur disposition que les vers des poètes qui avaient célébré l’événement. Quand les souvenirs collectés auprès des acteurs et de leurs
Louis de Prémare, Aix-en-Provence, Édisud, 2011 (Revue des Mondes musulmans et de la Méditerranée 129), p. 93-118. 11 On trouvera une présentation de ce type de document dans L. Nehmé, « A glimpse of the development of the Nabataean script into Arabic based on old and new epigraphic material », in M. C. A. Macdonald (éd.), The Development of Arabic as a Written Language. Papers from the Special Session of the Seminar for Arabian Studies held on 24 July 2009, Oxford, Archaeopress, 2010, p. 47-88.
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descendants présentaient des contradictions insolubles, ils se résignaient à énumérer les différentes versions. 3. Wahb b. Munabbih, spécialiste en traditions juives et conteur Parallèlement au lent travail d’investigation des traditionnistes et à la construction de la généalogie des Arabes, des conteurs ont recomposé le passé préislamique de l’Arabie dans des récits d’agrément destinés à distraire. Les aventures héroïques des Anciens y alternaient avec les histoires merveilleuses dans un cadre chronologique fixé par la succession des prophètes, depuis Adam jusqu’à MuՂammad. Le genre a probablement ses racines dans la société préislamique. La narration était régulièrement enjolivée par des pièces poétiques attribuées en général aux acteurs du drame. Le « Yéménite » Wahb b Munabbih12 est l’auteur du plus ancien recueil de tels récits. C’est un personnage singulier. Sa famille, originaire de Ձerat en Afghanistan où elle avait conservé des attaches, était juive quand elle s’était établie au Yémen. C’est le père de Wahb qui se serait converti à l’islam. Wahb, né en 654-655 (34 h.), était donc musulman de naissance. Il exerça à ԶanՏāՎ la fonction de juge et semble avoir mené une vie ascétique. On rapporte qu’il fut mis en prison, peut-être à cause de ses idées sur le libre arbitre, et qu’il mourut d’une bastonnade que lui infligea le gouverneur du Yémen en 728 ou en 732 (110 ou 114 h.). La réputation de Wahb repose avant tout sur ses vastes connaissances en matière de traditions bibliques (les isrāϏīliyyāt). Mais on lui doit aussi un curieux ouvrage connu par une recension d’Ibn Hishām (mort probablement en 833/218 h), intitulée : Livre des diadèmes sur les rois de ρimyar, d’après Wahb b. Munabbih, récit de Abū Muςammad ϐAbd al-Malik b. Hishām d’après Asad b. Mūsà d’après Abū Idrīs b. Sinān d’après son grandpère maternel Wahb b. Munabbih. Cet Ibn Hishām n’est pas un inconnu : c’est l’auteur de la Vie exemplaire (Sīra) de MuՂammad qui fait référence dans l’islam, un condensé de l’ouvrage perdu d’Ibn IԷՂāq. Ibn Hishām, dont la famille était originaire d’al-MaՏāfir, dans le Sud-Ouest du Yémen, vécut dans le ՏIrāq et en Égypte. Comme savant, sa réputation est mitigée. Il en va de même de sa source, Asad b. Mūsà, qui aurait transmis de fausses traditions. Le Livre des diadèmes, que chaque transmetteur a sans doute remanié et enrichi, est une épopée racontant l’histoire de Ձimyar depuis la création du monde. Si l’attribution à Wahb est bien exacte, ce pourrait être la 12
R. G. Khoury, « Wahb b. Munabbih », in Encyclopédie de l’Islam, XI, livraisons 179180, 2003², p. 38-40.
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plus ancienne composition de la littérature arabe profane qui nous soit parvenue. L’objectif de Wahb est double. Il cherche à magnifier l’histoire de son pays en l’articulant avec l’histoire sainte coranique et biblique. Le Coran est évidemment la référence majeure. Mais le Livre des diadèmes n’en est pas une simple amplification : au-delà des quelques personnages qui sont mentionnés dans le Coran ou auxquels il y est fait allusion, Wahb combine récits bibliques, réminiscences historiques et thèmes folkloriques (rois enterrés dans des grottes, trésors, dragons, etc.). Parmi les rois de Ձimyar, plus de la moitié sont des inventions, mais il en reste une poignée qui régnèrent effectivement. Seulement, le récit de leur règne s’inscrit dans quelques stéréotypes, comme le roi conquérant à la manière d’Alexandre, ou le roi pervers justement assassiné. On apprend que Salomon, après avoir épousé Bilqīs (nom que les traditionnistes donnent à la Reine de SabaՎ), régna quarante ans sur le Yémen, et que son fils RaՂabՏīm (Roboam) lui succéda brièvement13. Ce règne de Roboam en Arabie n’a rien d’islamique et on ne voit pas pourquoi Wahb l’aurait inventé : il vient manifestement de traditions Ղimyarites juives qui avaient pour but de fusionner l’histoire locale et l’histoire biblique14. Comme dans certains livres bibliques – je pense notamment à Débora et Baraq qui célèbrent leur victoire sur Siséra en chantant un cantique (Juges 5) –, le récit est agrémenté par des poèmes prononcés par les héros. C’est ainsi que dans l’histoire d’Adam, on cite un poème de ce dernier pleurant la mort d’Abel (Hābīl). Mais personne n’ignorait que c’était une convention. Wahb glisse lui-même, sous l’autorité d’un certain Jubayl b. MuՏim : « la poésie n’appartient pas à Adam, elle est une fausse attribution15 ». Pour tout esprit critique, la facture académique et la langue arabe normalisée de ces poèmes trahissait effectivement une date très récente. Plus loin, c’est un Égyptien nommé al-Layth b. SaՏd qui estime que des vers en « Ղimyarite16 », copiés sur une tablette d’or dans un tombeau du Wahb b. Munabbih, Kitāb al-Tījān fī mulūk ρimyar, 1347 h., réédité par Markaz al-Dirāsāt wa-Վl-AbՂāth al-yamaniyya, Sanaa, s.d. (les Akhbār ϐUbayd sont annexées à ce volume, p. 179-181) ; F. Krenkow, « The two oldest books on Arabic folklore », Islamic Culture, II (1928), p. 88. 14 Voir aussi la saga du roi (Abū Karib) AsՏad al-Kāmil, dans laquelle Mihail Piotrovsky croit reconnaître des emprunts à un Cycle de Daniel (M. B. Piotrovsky, Predanie o himjaritskom care Asϐade al-Kamile, Moscou, Nauka, 1977, p. 144). 15 Wahb, Kitāb al-Tījān, p. 25 : hiya manςūla. 16 C’est-à-dire en langue et en écriture Ղimyarites ou, selon la terminologie actuelle, « sabéennes ». Comme nous l’avons déjà signalé, l’alphabet de Ձimyar qui survit aujourd’hui dans le syllabaire éthiopien est différent de l’alphabet que nous appelons « arabe » qui est une variété de l’alphabet araméen. En arabe, l’alphabet de Ձimyar est d’ordinaire appelé musnad. 13
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Yémen, ont été falsifiés par les Umayyades pour donner l’avantage à la tribu de MuԴar, à laquelle ils se rattachent17. Outre les poèmes, le récit se fonde sur de nombreuses inscriptions, laissées par les rois dans leur conquête de l’Orient et de l’Occident, ou découvertes dans leurs tombeaux. Si l’attribution du Livre des diadèmes à Wahb semble raisonnablement assurée, on ignore qui a écrit l’ouvrage qui lui est annexé, intitulé les Nouvelles de ϐUbayd b. Sharya al-Jurhumī concernant les nouvelles du Yémen, ses poèmes et ses généalogies pour l’accomplissement et la perfection. L’auteur mentionné dans le titre est manifestement un personnage fictif, comme l’indique l’ajout à son nom de l’adjectif d’origine (nisba) Jurhumī, qui renvoie à une tribu légendaire. Le cadre est différent. Devenu vieux, MuՏāwiya, le premier calife umayyade (660-680), a du mal à trouver le sommeil. On lui dit qu’un homme de Jurhum a survécu et qu’il connaît les contes de l’Arabie ancienne. Cet homme est invité à Damas. Le livre est la collection de ses récits, souvent interrompus par des discussions avec MuՏāwiya, qui met parfois en doute leur véracité ou qui en connaît une autre version. Dans ces récits, les citations poétiques deviennent prépondérantes. L’histoire du grand roi Abū Karib AsՏad, par exemple, est agrémentée par un total de 757 vers, dont un grand nombre lui sont attribués. Un autre souverain serait même l’auteur d’un poème de cinquante-six vers énumérant les constellations18. Tous ces poèmes, de forme très académique et simple substituts des récits en prose, sont au mieux d’époque umayyade. Les Nouvelles de ϐUbayd ne dérivent pas du Livre des diadèmes, dont elles s’écartent de multiples manières, même si le canevas est semblable. La composition est probablement postérieure au viie siècle è. chr. (premier siècle islamique) comme le suggère une invraisemblance historique19. Pour F. Krenkow, l’auteur pourrait être très hypothétiquement Ibn IԷՂāq, l’auteur de la biographie de MuՂammad (qui meurt probablement en 767/150 h.). Le Livre des diadèmes et les Nouvelles de ϐUbayd, qui s’inscrivent dans ce que Mihail Piotrovsky appelle la « saga qaՂānite », transmettent un ensemble de récits fantastiques donnant une position centrale au Yémen dans l’histoire de l’humanité. Ils semblent avoir été composés à partir du milieu du viie siècle en Syrie dans un milieu réunissant des Yémenites et des
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Wahb, Kitāb al-Tījān, p. 73 (manςūla). F. Krenkow, « The two oldest books on Arabic folklore »S Ibid., p. 236.
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Syriens20. La figure majeure de cette saga est le roi (Abū Karib) AsՏad alKāmil (« le Parfait ») qui a été identifié avec le mystérieux Tubbaϐ du Coran (sourates 64,36 et 50,13). 4. Al-Hamdānī, savant encyclopédiste et porte-parole de la renaissance yéménite au xe siècle. Vers 570 ou 575, le dernier roi aksūmite du Yémen, un fils d’Abraha, est chassé du trône Ղimyarite par un prince qui se nomme Sayf b. dhī Yazan, grâce au renfort d’une petite troupe fournie par la Perse sāsānide. Après l’assassinat de Sayf, le Yémen qui sombre dans l’anarchie21 disparaît des sources historiques. La dernière inscription Ղimyarite datée remonte à 559560. Les sources externes cessent de s’intéresser à l’Arabie. Désormais, toutes les données nous viennent des seuls traditionnistes arabo-musulmans22. La crise est d’autant plus patente qu’aucune construction remontant à cette période n’est connue. L’édification de la grande église de ԶanՏāՎ par Abraha, probablement en 559-560, est le point d’orgue des monuments Ղimyarites. La Digue de Marib qui cesse d’être entretenue n’irrigue plus l’oasis23. Dans les années 610 ou 620, MuՂammad présente ses ruines comme une illustration de châtiment divin : Dieu aurait sanctionné l’incrédulité des Sabéens en provoquant « l’inondation de la Digue » et en changeant leurs jardins en friches sauvages (sourate 30). L’installation du pouvoir islamique au Yémen et son rétablissement après les révoltes qui suivent la mort de MuՂammad font l’objet que brèves relations dans les sources historiques. Mais bien vite, les informations font à nouveau défaut. Il faut attendre la renaissance yéménite qui commence vers la fin du ixe siècle pour disposer à nouveau d’une floraison d’ouvrages historiques, religieux ou littéraires. Cette renaissance qui se matérialise également par une vague de nouvelles constructions a, dans le Yémen du xe siècle, une étonnante traduction politique et culturelle dont la figure emblématique est al-Ձasan b. AՂmad al-Hamdānī, né à ԶanՏāՎ en 893 è. chr. (280 h.)24 et qui vécut semble-t-il M. B. Piotrovsky (Piotrovskij), Predanie o himjaritskom care Asϐade al-Kamile Comme le dit Wahb b. Munabbih, « le pouvoir se dispersa au Yémen et ils n’élevèrent plus personne à la dignité royale, sauf que chaque région prit pour roi un Ձimyarite, à la manière des rois des factions (mulūk al-αawāϏif) » (Wahb, Kitāb al-Tījān, p. 317). 22 I. Gajda, Le royaume de ρimyar à l’époque monothéiste, p. 148-167. 23 La dernière intervention connue sur la Digue de Marib date de 558. 24 Al-Hamdānī l’indique de manière énigmatique dans SarāϏir al-ςikma (p. 96). Voir O. Löfgren, « al-Hamdānī, Abū MuՂammad al-Ձasan b. AՂmad b. YaՏԲūb b. Yūsuf b. Dāwūd b. Sulaymān dhī d-Dumayna al-Bakīlī al-ArՂabī », in Encyclopédie de l’Islam, 20 21
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au moins jusqu’en 970-971 è. chr. (360 h.)25 C’est un savant qu’on peut qualifier d’encyclopédiste dans la mesure où il s’est intéressé à des domaines du savoir très variés. Al-Ձasan al-Hamdānī, déjà surnommé de son temps Lisān al-Yaman, « la Langue du Yémen », est issu des banū ՏAbd b. ՏAliyān (ou ՏAliyyān), une fraction de la tribu arabe d’ArՂab, qui est elle-même une composante de la grande confédération de Hamdān, dont le territoire s’étend entre ԶanՏāՎ et ԶaՏda26. Sa famille était originaire d’al-Marāshī, une petite bourgade du Jawf supérieur, au pied de la montagne de Bara. Son ancêtre à la huitième génération, le poète Sulaymān dhū Վl-Dimna, y vivait encore. Le fils de ce Sulaymān, Dāwud, en partit pour une région au nord de ԶanՏāՎ et c’est son petit-fils, Yūsuf al-Muqrā, qui s’installa à ԶanՏāՎ à la fin de sa vie27. Il est plausible que la famille d’al-Ձasan al-Hamdānī a été juive avant de se convertir à l’islam parce que la généalogie d’al-Ձasan compte un nombre inhabituel de noms bibliques (ici en italiques) : al-Ձasan b. AՂmad b. Yaϐqūb b. MuՂammad al-AԷfar b. Yūsuf Abī Վl-ԶiՏāb b. MuՂammad b. Yūsuf al-Muqrā b. Dāwud b. Sulaymān dhī Վl-Dimna (le poète) b. ՏAmr b. al-Ձārith b. Munqidh Abī Ձanash b. al-Walīd b. al-Azhar al-Akbar (« l’Ancien »), etc.28. Al-Ձasan a d’ailleurs été surnommé Ibn al-ՁāՎik, le « Fils du tisserand », ce qui peut renvoyer à son ancêtre poète, mais aussi souligner une origine besogneuse souvent mise en relation avec la judaïté29.
III, 1975², p. 126-128, à compléter par l’étude de MuՂammad al-AkwaՏ en introduction à SarāϏir al-ςikma, p. 17-24. 25 Cette date se trouve dans al-Hamdānī, Iklīl 2, p. 371/9, où il est indiqué que MuՂammad b. AՂmad al-Awsānī est tué à l’âge de quatre-vingt-quatre ans en 360 h. Mais il n’est pas impossible qu’elle soit interpolée : dans le même livre de l’Iklīl, al-Hamdānī déclare qu’il est en train de travailler à cet ouvrage en 330 h., soit trente ans auparavant (p. 72/1). 26 Concernant ԶaՏda, voir Iklīl 1, p. 217-218. Des groupes de Hamdān se trouvent même plus au nord, à Najrān dont la population se partage entre Hamdān et banū Վl-Ձārith (alHamdānī, ηifa, p. 125/1). 27 Al-Hamdānī, Iklīl 10, p. 198-199. Voir aussi al-Hamdānī, ηifa, p. 110/26 et 167/20, 23, qui répète qu’al-Marāshī appartient aux banū ՏAbd. 28 Al-Hamdānī, Iklīl 10, p. 198 et précédentes. La suite de la généalogie est al-Azhar al-Akbar (« l’Ancien ») b. ՏAmr b. Աāriq b. Adham b. Qays b. RabīՏa b. ՏAbd b. ՏAliyān b. Murra (ArՂab) b. al-DuՏām al-AԷghar (« le Jeune ») [Abū Վl-ԶaՏb] b. Mālik b. RabīՏa b. alDuՏām b. Mālik b. MuՏāwiya b. SaՏb b. Dawmān b. Bakīl b. Jusham b. Ձubrān b. Nawf b. Awsala (Hamdān). 29 M. Lecker, « Judaism among Kinda and the Ridda of Kinda », p. 641.
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Sa femme, Fāima fille de MuՂammad b. YaՏqūb, était une cousine germaine. Elle lui donna un fils nommé Mālik qui mourut prématément et que son père célébra dans un poème30. Al-Hamdānī étudia principalement auprès de grands maîtres yéménites, notamment le fameux Abū NaԷr MuՂammad b. ՏAbd Allāh al-Yaharī31. Mais il se rendit aussi à l’étranger, dans le ՏIrāq et à Makka où il passa plusieurs années, et fut en rapport avec plusieurs savants éminents de l’époque, comme al-Anbāri l’Aîné32 et Ibn Khālawayh33. Al-Hamdānī passa une partie de son existence à Rayda où il était protégé par AՂmad Abū JaՏfar b. MuՂammad b. al-ԵaՂՂāk, le shaykh (on disait alors sayyid) de la confédération Hamdān34. C’est là qu’il composa la Couronne (al-Iklīl) dans l’antique château de Tulfum. Il n’est pas étonnant qu’il soit remarquablement bien informé sur les seigneurs du lieu, les Āl dhū LaՏwa, descendants des banū SuՎrān, princes de la Rayda préislamique. Il mentionne notamment des documents incisés dans le bois sur lesquels il
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Al-Hamdānī, Iklīl 10, p. 198. O. Löfgren, « al-Hamdānī », p. 127 ; Chr. J. Robin, « Matériaux pour une prosopographie de l’Arabie antique : les noblesses sabéenne et Ղimyarite avant et après l’Islam », in Chr. J. Robin et J. Schiettecatte (éd.), Les préludes de l’Islam. Ruptures et continuités dans les civilisations du Proche-Orient, de l’Afrique orientale, de l’Arabie et de l’Inde à la veille de l’Islam, Paris, De Boccard, 2013 (Orient et Méditerranée 11), p. 127270, p. 226. Sa généalogie est Abū NaԷr MuՂammad b. ՏAbd Allāh b. SaՏīd b. ՏAbd Allāh b. MuՂammad b. Wahab Ill [ici Ill et non Īl qui est la vocalisation la plus courante du sabaՎLque Ϗl] b. ShuraՂbīl b. ՏArīb (envoyé en délégation à MuՂammad) b. Zayd b. Wahab Ill b. YaՏfur dhī Yahar al-AԷghar (« le Jeune ») [Iklīl 2, p. 190]. Abū NaԷr a près de quatrevingt-dix ans quand al-Hamdānī rédige son ouvrage (c. 330 h./941-942), ce qui le fait naître vers 240 h. C’est difficilement conciliable avec le fait qu’il soit situé sept générations après un contemporain de MuՂammad. On peut en conclure que sa généalogie est incomplète et sans doute reconstruite. 32 Abū Bakr MuՂammad b. al-Qāsim b. MuՂammad b. Bashshār al-Anbārī (dit Ibn alAnbārī), traditionniste et philologue, né en 885 et mort en 940 (271 et 328 h.), célèbre pour sa mémoire podigieuse. Il révisa notamment un commentaire des Mufaεεaliyyāt, une collection de poèmes anciens, principalement préislamiques, que son père avait rédigé (C. Brockelmann, « al-Anbārī, Abū Bakr », in Encyclopédie de l’Islam, I, 1960², p. 500). 33 Cet homme de lettres et grammairien, né vers le début du xe siècle et mort en 980 (370 h.), se rendit au Yémen, notamment à Dhamār (A. Spitaler, « Ibn Khālawayh », in Encyclopédie de l’Islam, III, 1975², p. 848-849). 34 Iklīl 10, p. 67-68 ; ci-dessous p. 325. Un autre soutien d’al-Hamdānī fut YaՂyà b. ՏAbd Allāh al-Ukaylī qui le sortit de la prison où l’avait jeté l’imām zaydite de ԶaՏda, al-NāԷir AՂmad b. YaՂyà (O. Löfgren, « al-Hamdānī », p. 127 ; Iklīl 1, p. 231 et 262 ; ci-dessous, n. 39). 31
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se serait fondé35. Il passa également une vingtaine d’années à ԶaՏda, comme nous allons le voir. C’est à Rayda qu’il serait mort et enterré. À l’époque d’al-Hamdānī, le Yémen, qui venait de s’émanciper de l’autorité des califes de Baghdād, était divisé en plusieurs principautés, aux contours très mouvants, le plus souvent en conflit les unes avec les autres, qui ne contrôlaient guère que les villes et des chapelets de forteresses. Les sayyid (shaykhs) des grandes tribus qui avaient retrouvé une très grande autonomie jouissaient eux aussi d’une certaine autorité politique. Si on se limite au Yémen septentrional où al-Hamdānī fut actif, les deux principales principautés étaient celle des imāms zaydites dont le centre se trouvait dans l’extrême Nord du Yémen, à ԶaՏda36, et celle des YaՏfurides dont la capitale était Shibām-Kawkabān, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de ԶanՏāՎ37. La biographie d’al-Hamdānī nous est connue principalement grâce à diverses allusions dispersées dans ses œuvres, dont certaines au moins nous sont parvenues sous forme de recensions qui en altèrent sans doute quelque peu le caractère38. Al-Hamdānī fut tout d’abord un poète engagé. Son œuvre majeure, dans ce domaine, est un long poème polémique intitulé Qaθīdat al-Dāmigha dans lequel il célèbre la noblesse et l’antiquité de la civilisation yéménite (plus précisément Ղimyarite) et raille les Arabes du 35
Ces bâtonnets inscrits sont appelés zabūr : voir ci-dessous p. 269. La principauté zaydite du Yémen est fondée en 897 (284 h.) par al-Hādī ilà Վl-Ձaqq YaՂyà b. al-Ձusayn. Son premier successeur, son fils al-MurtaԴà MuՂammad meurt en 910. L’imām zaydite contemporain d’al-Hamdānī est al-NāԷir AՂmad b. al-Hādī (913-934). Après sa mort, les descendants d’al-Hādī se divisent et ce n’est qu’en 999 qu’on retrouve un imām reconnu (W. Madelung, « Zaydiyya », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, XI, livraisons 187-188, 2005, p. 519). Noter que les dates peuvent varier selon les sources : voir A. F. Sayyid, Sources de l’histoire du Yémen à l’époque musulmane, Le Caire, Institut français d’Archéologie orientale, 1974 (Textes et traductions d’auteurs orientaux vii), p. 404 et suiv., al-Hādī ilà Վl-Ձaqq YaՂyà b. al-Ձusayn b. al-Qāsim (898-911), al-MurtaԴà MuՂammad b. al-Ձādī (911-913), al-NāԷir AՂmad b. al-Hādī (913-937), al-ManԷūr YaՂyà b. al-NāԷir (934-976). 37 La principauté YaՏfuride, qui est fondée vers 847 (232 h.), est la première dynastie locale qui s’émancipe dans le Yémen islamique. Le souverain responsable de l’un des séjours d’alHamdānī en prison est AsՏad b. Ibrāhīm, qui meurt en 955 (G. R. Smith, « YuՏfirides », in Encyclopédie de l’Islam, XI, livraisons 185-186, 2004², p. 371-372). Les dates de A. F. Sayyid, Sources de l’histoire du Yémen à l’époque musulmane, p. 382-384, diffèrent quelque peu : YaՏfur b. ՏAbd al-RaՂmān b. Kurayb (sans dates), MuՂammad b. YaՏfur (872892), Abū YaՏfur Ibrāhīm b. MuՂammad (892), Abū Ձassān AsՏad b. Abī YaՏfur Ibrāhīm b. MuՂammad (892-943), MuՂammad b. Ibrāhīm 943-963) 38 Par exemple, l’important chapitre sur les tombeaux antiques à la fin d’Iklīl 8, intitulé alQubūriyyāt (« À propos des tombeaux », p. 198-286), a toutes les apparences d’une intrusion tardive : voir O. Löfgren, « ՏAlqama ibn Իī Ճadan und seine Dichtung », p. 201. 36
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Nord qui avaient usurpé le pouvoir après les succès de MuՂammad. Elle lui valut l’accusation d’avoir blasphémé contre le prophète. Dans la Couronne (al-Iklīl), surtout dans le livre 1, al-Hamdānī cite à de multiples reprises les pièces qu’il a composées en l’honneur des chefs tribaux qu’il côtoie à ԶaՏda39. L’ensemble de son œuvre poétique a été réunie dans un diwān de six volumes commentés par Ibn Khālawayh, aujourd’hui perdu. Al-Hamdānī fut également un géographe. Sa Description de la péninsule Arabique (ηifat jazīrat al-ϐArab) fait référence. Il s’intéressa aussi à différentes activités artisanales, tout particulièrement à la métallurgie de l’or et de l’argent, à laquelle il consacra un traité conservé40, ou encore à la médecine, à l’astronomie, à l’astrologie, à la chasse ou aux batailles fameuses des Arabes avant l’Islam si on se fonde sur les titres d’ouvrages perdus. Mais c’est à un autre titre qu’il retient notre attention. Il s’est passionné pour le passé préislamique du Yémen (qui avait dominé une grande partie de l’Arabie déserte pendant plus de 200 ans, entre 340 et 560) et a cherché à rassembler toutes les traditions relatives à ce passé glorieux, dans la Couronne (al-Iklīl), dont seuls quatre livres sur dix nous sont parvenus (livres 1 et 2, généalogies de la tribu de Ձimyar ; livre 8, monuments et sites antiques ; livre 10, généalogies de la tribu de Hamdān). Ce faisant, il s’inscrit dans un courant politique et culturel qui a son centre à ԶaՏda (dans le Nord du Yémen). ԶaՏda, où al-Hamdānī passe une vingtaine d’années41, est la ville où vécut au viiie siècle MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (voir ci-dessous la notice Ձmr 28), un chef de guerre (al-Hamdānī le qualifie même de qayl42), mais aussi un savant et un poète. MuՂammad b. Abān, bien que d’origine Ղimyarite, entreprit de rassembler tout ce qui se rapportait à Khawlān, la grande tribu de la région, en terme de généalogies, de combats fameux (yawm, littéralement « journée ») et de poésies. Il est l’auteur du fameux Registre (sijill) de Khawlān, appelé aussi le Registre de Khawlān et de ρimyar à ηaϐda, une collection de documents souvent citée par al-Hamdānī43. Il Voir par exemple Iklīl 1, p. 231-233, en l’honneur de YaՂyà b. ՏAbd Allāh, sayyid d’Ukayl. 40 Jawharatān. 41 Iklīl 1, p. 199. 42 MuՂammad b. Abān n’était pas le sayyid d’une tribu locale, mais un Ձimyarite installé à ԶaՏda. On peut supposer qu’il parvint à fédérer autour de lui des habitants de ԶaՏda et divers groupes tribaux de Khawlān. 43 Chr. J. Robin, « Ձimyar, des inscriptions aux traditions », p. 17-20. Selon al-Hamdānī, le Registre est hérité de la période préislamique (al-mutawārith min al-Jāhiliya). Parmi ses traditions, certaines ont été utilisées dans l’Iklīl et d’autres dans le Livre des batailles (Kitāb al-ayyām) aujourd’hui perdu (Iklīl 10, p. 199). 39
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fonda apparemment une véritable école qui conserva et enrichit le Registre, si on en juge par l’abondance très exceptionnelle des informations qu’alHamdānī transmet sur l’histoire de Khawlān entre le viiie siècle et le xe. Le maître d’al-Hamdānī, Abū NaԷr MuՂammad b. ՏAbd Allāh al-Yaharī, déjà évoqué, vécut trois ans à ԶaՏda. Il s’y réfugia en novembre 905 (293 h.) quand le Qarmate BarāՎ b. Abī Վl-MulāՂif incendia son palais de Bayt ՁanbaԷ, près de ԶanՏāՎ, et il y resta tant que les Qarmaes de ՏAlī b. alFaԴl occupèrent ԶanՏāՎ44. On peut supposer que des liens se nouèrent alors avec les traditionnistes de ԶaՏda qui conservaient le Registre de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī. Il est remarquable qu’une proportion notable des œuvres d’al-Hamdānī nous soit parvenue, alors que, au Yémen, ce sont avant tout les productions de l’imāmat zaydite, le milieu sectaire qui s’enracina à ԶaՏda à la même époque, qui ont survécu (parce que ce courant existe encore de nos jours). On peut en déduire que ces œuvres furent souvent recopiées et largement diffusées, en d’autres termes qu’elles eurent un grand succès. 5. Les objectifs et la méthode d’al-Hamdānī Al-Hamdānī est persuadé que les fastes du passé permettent d’espérer un retour de fortune à l’avantage des Yéménites. Mais il ne s’agit plus de prendre le pouvoir dans l’empire islamique, comme ont tenté de le faire les princes de la tribu sud-arabe de Kinda aux époques umayyade et Տabbasside, notamment lors de la grande révolte d’Ibn al-AshՏath en 699-702. Ce serait déjà remarquable d’y parvenir dans le seul Yémen. Al-Hamdānī s’investit avant tout dans le champ des productions intellectuelles. Il veut prouver que la civilisation Ղimyarite fut incomparable depuis des temps très anciens. Pour cela, il rassemble les productions poétiques du Yémen (négligées par les savants du ՏIrāq) et retravaille ses généalogies45, mais surtout il cherche à montrer que les rois de Ձimyar étaient des bâtisseurs vivant dans de somptueux palais et des conquérants qui dominaient l’Arabie et au-delà, à une époque où les Mecquois n’étaient encore que de misérables pasteurs.
Iklīl 8, p. 108-109 (295 h. selon al-Hamdānī). Sur ՏAlī b. al-FaԴl, voir C. L. Geddes, « The Apostasy of ՏAlī b. al-FaԴl », in R. L. Bidwell and G. R. Smith (éd.), Arabian and Islamic Studies, Articles presented to R. B. Serjeant on the occasion of his retirement from the Sir Thomas Adam’s Chair of Arabic at the University of Cambridge, London/New York, Longman, 1983, p. 80-85. 45 Al-Hamdānī reproche aux généalogistes du ՏIrāq et de Syrie de raccourcir systématiquement les généalogies de Kahlān et de Mālik b. Ձimyar : Iklīl 10, p. 30. 44
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Les généalogies Pour al-Hamdānī, comme pour tous ses contemporains, les relations entre entités tribales se traduisent en termes généalogiques. Il ne semble pas que ce mode de représentation ait joui d’une réelle popularité en Arabie avant le vie ou le viie siècle, contrairement à une affirmation souvent répétée. Avant l’Islam, ni les Arabes ni les Ձimyarites ne manifestaient de véritable intérêt pour la généalogie. Si les inscriptions du Yémen mentionnaient souvent le père dans l’identité d’un individu, il était très rare qu’elles donnent le nom du grand-père. C’est seulement chez les Arabes de Syrie (dits ԶafāՎites) que les inscriptions développaient de longues chaines d’ancêtres46. L’élaboration de généalogies par les Arabes résulte de l’affirmation progressive d’une identité arabe et nourrit cette dernière. C’est une entreprise singulière, unique dans l’histoire de l’humanité, consistant à rassembler l’ensemble des généalogies particulières – avant tout celles des chefs et des nobles qui tirent leur légitimité de l’ancienneté de leur lignage – en un arbre unique, peut-être pour disposer d’un moyen commode de distinguer qui est arabe et qui ne l’est pas47. La plus achevée des contributions à cette entreprise est due à un savant du viiie siècle è. chr. (iie siècle h.), Hishām fils de MuՂammad al-Kalbī, en abrégé « Ibn al-Kalbī » (mort vers 819 è. chr., 204 h.), dont le Jamharat al-nasab48, qui contient quelque 35 000 noms, fixe définitivement les contours de la nation arabe ainsi que les liens de « parenté » unissant tribus et lignages aristocratiques. Bien évidemment, ces généalogies ne se fondent pas sur l’enregistrement minutieux de la succession des générations depuis des temps immémoriaux. Elles sont des reconstructions savantes et méthodiques, élaborées à partir de matériaux collectés à la veille de l’Islam et pendant les premiers siècles islamiques. Ces matériaux sont les sagas familiales, les prétentions tribales, les épopées royales, les récits de combat, les anciens poèmes, les anecdotes de toutes sortes, etc., d’ordinaire recueillis auprès d’informateurs, parfois tirés de documents d’archives. Pour organiser cette matière foisonnante, les généalogistes ont à leur disposition divers procédés : ils considèrent que les tribus homonymes ont le même ancêtre, ils apparentent les tribus
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La date de ces inscriptions est discutée : le fait qu’elles ne fassent aucune allusion au christianisme donne à penser qu’elles sont antérieures à la christinisation des Arabes du désert de Syrie. 47 H. Kennedy, « From oral tradition to written record in Arabic genealogy », Arabica, XLIV (1997), p. 531-544. 48 W. Caskel, σamharat an-nasab. Das genealogische Werk des Hišām ibn Muςammad alKalbī, 2 vol., Leyde, Brill, 1966.
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voisines et celles qui prétendent avoir des affinités, ils rassemblent dans une même dynastie tous les rois d’un même royaume, etc. Bien souvent, ils ne parviennent pas à se mettre d’accord, de sorte qu’on peut trouver des versions très dissemblables de la même généalogie, parfois juxtaposées dans le même ouvrage, comme al-Hamdānī en offre de multiples exemples. Les généalogies ne donnent pas véritablement une image exacte de la situation tribale en Arabie au moment de leur composition ; elles reflètent plutôt les prétentions des groupes dominants. Si elles énumèrent des personnages réels dans les rameaux extrêmes, elles sont de plus en plus fictives quand on se rapproche de l’ancêtre éponyme49. Elles n’en comportent pas moins beaucoup de données factuelles précieuses, qui se recoupent parfois avec celles des inscriptions. Pour les Arabes du Sud, l’arbre généalogique semble refléter le point de vue des tribus de la périphérie du Yémen (Kinda et MadhՂij) et non celui des tribus de vieille culture sudarabique, comme SabaՎ, Ձimyar et le ՁaԴramawt. L’ancêtre commun qui a été choisi n’est ni sabéen ni Ղimyarite : c’est l’Arabe QaՂān, éponyme de la tribu de Qaryat al-FaՎw (à 300 km au nord-nord-est de Najrān) à laquelle Kinda s’était associée, avant de l’absorber50. Alors que, avant la prédication de MuՂammad, les rois et les nobles de Ձimyar dominaient la Péninsule et se considéraient d’un rang bien supérieur à celui des tribus du désert, dans l’arbre généalogique qui devient la référence des Arabes, ils sont relégués dans la masse. Le choix de QaՂān, qui traduit la prépondérance acquise par Kinda au Yémen entre 550 et 700, s’explique assez bien. QaՂān a été identifié avec le patriarche biblique Yoqān (fils de ՏĒber fils de ShelaՂ fils d’Arpakshad fils de Shēm/Sem). On avait pour cela deux arguments : d’une part, les deux noms se ressemblent ; d’autre part, Yoqān est le père de ՁaԷarmāvet et de ShԤbāՎ [SabaՎ] (Gn 10/22-29), qui sont évidemment ՁaԴramawt et SabaՎ au Yémen. Cette identification date probablement des deux derniers siècles avant l’Islam, une époque où la tribu de Kinda, dans laquelle on comptait de nombreux adeptes du judaïsme, a dû se rattacher aux généalogies bibliques. Dans les généalogies arabes, QaՂān a un descendant à la troisième génération qui se nomme ՏĀmir et est identifié avec SabaՎ. L’un des fils de SabaՎ, Kahlān, est l’ancêtre de la plupart des grandes tribus du Sud : Kinda, MadhՂij, al-Azd, ՏAkk, al-AshՏar, al-MaՏāfir ou Hamdān, plus quelques Fr. McG. Donner, « The Bakr b. WāՎil tribes and politics in Northeastern Arabia on the eve of Islam », Studia Islamica, 51 (1980), p. 8-14. 50 Chr. J. Robin, « Les rois de Kinda », in A. al-Helabi, D. G. Letsios, M. al-Moraekhi, et A. al-Abduljabbar (éd.), Arabia, Greece and Byzantium. Cultural Contacts in Ancient and Medieval Times, Riyadh, King Saud University, 2012/1433 h., p. 62-63. 49
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tribus du Nord qui sont réputées yéménites comme Lakhm, Judhām ou Ghassān (rattaché à al-Azd)51. Un autre des fils de SabaՎ est al-ՏAranjaj identifié avec Ձimyar. Comme on le voit, Ձimyar n’est plus placé au sommet de l’arbre généalogique, mais est ravalé au rang de tribu parmi d’autres. L’arbre généalogique dressé par Ibn al-Kalbī présente une autre curiosité : deux tribus de la périphérie du Yémen qui, dans l’Antiquité, avaient été intégrées tardivement à Ձimyar, la Khawlān de ԶaՏda au nord-ouest et Mahra à l’extrême est, ne sont pas rattachées à QaՂān, mais à QuԴāՏa, une confédération du nord-ouest de l’Arabie, logiquement située dans la descendance de ՏAdnān, l’ancêtre des Arabes du Nord. On a l’impression que, au moment de la confection des généalogies, ces deux tribus ont été ostracisées par les Yéménites et qu’on les a rattachées arbitrairement à un genre de fourre-tout. Curieusement, cette appartenance à QuԴāՏa n’est pas restée fictive : à l’époque d’al-Hamdānī, il existe au Yémen un ensemble tribal portant ce nom qui revendique son autonomie et a même un sayyid52. Cette construction généalogique s’impose à al-Hamdānī et à son parti, bien qu’ils contestent la suprématie des Arabes du Nord et veuillent restaurer le règne de Ձimyar. Cependant ils lui apportent une retouche importante en détachant QuԴāՏa de ՏAdnān et en l’annexant à Ձimyar53, question brûlante à laquelle al-Hamdānī consacre un long développement54. Dans notre inventaire des poètes yéménites utilisés par al-Hamdānī, nous incluons donc logiquement la tribu de Khawlān. La religion Avant l’islam, le Yémen a incliné vers le judaïsme pendant 150 ans (380-525), puis a été officiellement chrétien pendant cinquante (525575). Le christianisme disparaît assez vite : les dernières communautés sont attestées dans l’oasis de Najrān au xiiie siècle et dans l’île de Suqura aux xvie-xviie siècles. Le judaïsme, au contraire, demeure une composante importante de la société yéménite jusqu’à l’époque contemporaine. On se serait attendu à ce qu’al-Hamdānī mentionne ou au moins évoque l’histoire religieuse du Yémen et de l’Arabie. Il avait pour cela de
W. Caskel, σamharat an-nasab, I, tableau 176. Sayyid Quεāϐa : voir Iklīl 1, p. 218 (ՏAmr b. Zayd b. Mālik de RabīՏa b. SaՏd b. Khawlān, Khl 14), 228 (ՏAmr b. Ձujr Abī RaՏtha de RabīՏa b. SaՏd b. Khawlān, Khl 12) ; Iklīl 10, p. 135-136 (ՏAqīl b. MasՏūd al-Kalbī). 53 Khawlān b. ՏAmr b. al-Ձāf (dans la poésie Ձāf, ou encore IlՂāf, Iklīl 1, p. 180) b. QuԴāՏa b. Mālik b. ՏAmr b. Murra b. Zayd b. Mālik b. Ձimyar b. SabaՎ al-Akbar (« l’Ancien ») [qui est ՏAbd Shams) [Iklīl 1, p. 136-204). 54 Iklīl 1, p. 137-180 (« Chapitre consacré à la correction de la généalogie de QuԴāՏa »). 51 52
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nombreuses raisons. Les Ձimyarites avaient rejeté le polythéisme et adhéré officiellement au monothéisme dès la fin du ive siècle, devançant les Arabes de Makka de près de 250 ans, ce qui constituait manifestement un titre de gloire. Les antagonismes religieux avaient joué un rôle important dans les guerres et les massacres du vie siècle. Le poids démographique et l’influence des juifs, enfin, qui sont encore notables dans la montagne yéménite au xe siècle, devaient être bien plus considérables dans l’Antiquité. Or alHamdānī n’évoque pratiquement jamais les religions, y compris d’ailleurs l’islam. C’est manifestement un parti-pris systématique. Il est remarquable que, dans sa description de l’Arabie, il n’accorde aucune attention aux lieux saints musulmans. Quand il traite des rois Abū Karib AsՏad et Yūsuf dhū Nuwās55, il ne mentionne pas que ce sont des juifs, contrairement à toute la tradition historiographique arabe56. La poésie Dans son entreprise de restauration, al-Hamdānī accorde une grande place à la poésie. La passion pour la déclamation et les joutes oratoires est sans doute commune dans le monde méditerranéen, mais sa vigueur est sans égale en Arabie. Les traditionnistes arabo-musulmans donnent de multiples exemples du fait que l’éloquence en vers est l’une des vertus que l’on attend d’un chef. Mais les pièces poétiques qu’ils ont recueillies ne semblent pas antérieures au milieu du vie siècle. Au Yémen, grâce aux inscriptions, on remonte beaucoup plus haut dans le temps. Un hymne de vingt-sept vers se terminant tous par la rime -ςk célèbre la déesse Soleil, qui n’est pas explicitement mentionnée. Il est gravé sur le rocher d’un sanctuaire rupestre. Trois inscriptions gravées à proximité, de la même manière et avec la même graphie, ont pour auteurs des personnages qui peuvent être datés vers 100 è. chr.57. Le sens général de l’hymne est établi, mais la traduction présente de grandes difficultés : il s’agit en effet d’un lexique et d’une phraséologie très différents de ceux des autres inscriptions, avec, très probablement, les archaïsmes que véhiculent d’ordinaire le genre poétique.
Dans les inscriptions Abīkarib AsՏad et Yūsuf AsՎar YathՎar. Chr. J. Robin, « Le judaïsme de Ձimyar », Arabia, 1 (2003), p. 130-138. Al-Hamdānī ne mentionne explicitement les juifs qu’à deux reprises : dans ηifa à propos de Khaybar et d’al-ՏAqīq, bourgades de l’Arabie déserte. 57 Chr. J. Robin, « ՏAmdān Bayyin YuhaqbiԴ, roi de Saba’ et de dhū-Raydān », in Études sud-arabes, Recueil offert à Jacques Ryckmans, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Institut orientaliste, 1991 (Publications de l’Institut orientaliste de Louvain 39), p. 187-188. 55 56
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Après avoir construit un barrage retenant les eaux d’un torrent pour irriguer ses plantations, un prince yéménite fait graver dans le rocher un chant de triomphe comportant un titre et neuf vers rimés58 ; les travaux sont datés, par une inscription voisine, de 312 ± 10 è. chr. Enfin, dans le Grand Temple de Marib, consacré au dieu Almaqah, on a trouvé trois textes rimés, dont les auteurs ont fait l’hommage à la divinité59 ; il s’agit ici de documents certainement antérieurs à 380 è. chr., date de la fermeture probable du temple60. Dans la littérature arabe, dont les principaux genres en prose sont élaborés aux viiie et au ixe siècle è. chr., la poésie occupe une place à part. C’est un genre ancien qui jouit d’une vogue extraordinaire. Les recueils de poètes fameux, les anthologies et les commentaires sont en nombre inclaculable. Il n’est donc pas étonnant que la poésie déborde dans les ouvrages en prose. On le constate par exemple dans la Vie exemplaire de MuՂammad (en arabe Sīra), composée par Ibn Hishām, dans laquelle les protagonistes, y compris les adversaires défaits et éliminés, s’expriment en vers. On notera cependant que le prophète fait exception. Le Coran en donne l’explication : les adversaires de MuՂammad refusaient de reconnaître celui-ci comme envoyé de Dieu avec l’argument qu’il n’était qu’un devin ou un simple poète. Il était donc impossible que MuՂammad s’exprime en vers. Comme nous l’avons vu, les conteurs qui colportaient les récits merveilleux du passé utilisaient le même procédé que l’auteur de la Vie exemplaire de MuՂammad, donnant la parole aux protagonistes qui s’exprimaient en vers classiques. La poésie est également sollicitée dans les ouvrages savants, notamment ceux qui traitent de généalogies, de toponymie ou de langue, pour illustrer ou éclairer le propos. Quand il examine les régions désertiques dans sa Description de la péninsule Arabique, al-Hamdānī cite assez fréquemment
P. Stein, « The Ձimyaritic Language in pre-Islamic Yemen. A Critical Re-evaluation », Semitica et Classica, 1 (2008), p. 206. 59 Ils ont été présentés par Mohammed Maraqten aux Rencontres sabéennes de Paris, en juin 2013. L’un était connu par une médiocre copie de Zayd ՏInān : voir M. ՏA. Bāfaqīh et Chr. Robin, « Min nuqūsh MaՂram Bilqīs » (Quelques inscriptions du MaՂram Bilqīs), Raydān, 1 (1978), Texte 1 (ՏInān 11) p. 16-22 de la section en langue arabe. 60 C’est approximativement la date du début du règne de Malkīkarib YuhaՎmin qui rejette le polythéisme et fait du judéo-monothéisme la religion officielle. L’inscription la plus tardive du temple est MB 2004 I-147, dont le texte inédit a été présenté par Mohammed Maraqten aux Rencontres sabéennes de Pise, en juin 2012 ; elle est datée de 489 Ղim. soit 379-380 è. chr. 58
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de grands noms de la poésie arabe et leur consacre même un paragraphe particulier : « Chapitre dans lequel sont (cités) les vers des poètes61 ». La poésie est logiquement utilisée de la même manière par al-Hamdānī dans ses écrits consacrés aux généalogies et aux antiquités : elle sert à prouver l’existence et l’importance des vestiges archéologiques ou l’ancienneté des personnages du passé. Al-Hamdānī s’appuie aussi sur les données tirées des inscriptions et des archives. Il est fréquent que les savants aient des avis divergents sur l’identité du bâtisseur de tel monument ou l’ascendance de tel personnage : le texte d’une inscription antique peut parfois les départager. Al-Hamdānī cite ainsi de nombreux musnad, nom que les traditionnistes donnent aux inscriptions antiques en écriture sabéenne ; mais ceux qu’il reproduit montrent que sa connaissance de l’alphabet est imparfaite et qu’il ne comprend rien aux textes62. Al-Hamdānī se fonde également sur des documents d’archives. Il mentionne en premier lieu le fameux Registre (sijill) de Khawlān créé par MuՂammad b. Abān al-Khanfarī au viiie siècle, que nous avons déjà évoqué63. Ce registre se composait apparemment de généalogies locales, de traditions sur quelques événements glorieux ou tragiques du passé et de poésies célébrant les exploits des Anciens. Les poésies citées par al-Hamdānī mettent l’accent sur des guerres contre d’autres tribus, mais surtout sur de violentes querelles intestines entre fractions de Khawlān, comme celle qui aboutit à l’expulsion des banū Ձuyayy (ou Ձiyyay) b. Khawlān peu avant l’Islam. Il est vraisemblable que ces poésies viennent du Registre, dont elles permettent de mieux cerner la nature. Enfin al-Hamdānī mentionne également les zabūr, à savoir les bâtonnets de bois portant de petits textes incisés, qui servaient d’aide-mémoire64. Quelques familles en conservaient, notamment les Āl dhī LaՏwa de Rayda : Voici l’arbre généalogique des LaՏwides, aux origines consignées et aux ramifications préservées ; je le tiens d’eux, d’après la version d’un ancien zabūr, de la main d’AՂmad b. Musà b. Abī Ձanīfa connu sous le nom d’al-Daydān, savant du Bawn en son temps65.
61
ηifa, p. 173-176 : Bāb fī-hi abyāt min al-shuϐarāϏ.
62
On peut le prouver grâce aux textes épigraphiques retrouvés sur les mêmes sites de nos jours (Chr. J. Robin, « Ձimyar, des inscriptions aux traditions », p. 20-25). 63 Voir aussi ci-dessous Ձmr 28. 64 Chr. J. Robin, « Ձimyar, des inscriptions aux traditions », p. 14-17. 65 Iklīl 10, p. 111/12.
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6. Al-Hamdānī, ou l’art de illusionniste L’entreprise d’al-Hamdānī se heurtait à des difficultés considérables. Il y avait le changement de langue et d’écriture, avec le passage du sabaՎique à l’arabe vers la fin du vie ou le début du viie siècle. Il y avait aussi les bouleversements que le pays avait connus depuis trois siècles. Au xe siècle, la carte tribale, aussi bien dans le Pays de Hamdān que dans celui de Ձimyar, ne ressemblait plus guère à ce qu’elle était dans les derniers siècles de l’Antiquité. De nombreuses communes (nom donné aux antiques tribus de culture sudarabique) avaient disparu sans laisser de trace66. D’autres s’étaient éteintes en laissant leur nom à une région ou un terroir, comme MaՎdhinum devenue « la province de MaՎdhin (mikhlāf MaϏdhin)67 ». Al-Hamdānī a parfaitement conscience que l’ancienne carte tribale a été brouillée du fait de l’installation de nombreux groupes arabes. Cependant il estime que les changements concernent avant tout les régions Ղimyarites au sens étroit, au sud de ԶanՏāՎ. C’est manifeste dans sa Description de la péninsule Arabique (ηifa) : quand il traite de Hamdān, il suit les divisions tribales ; mais quand il s’agit de Ձimyar, il oublie les tribus et se fonde sur les mikhlāf dont les noms conservent la toponymie antique. La réalité est évidemment plus compliquée. Des groupes arabes se sont installés un peu partout dans la montagne yéménite. La différence entre Hamdān et Ձimyar réside dans le fait que Hamdān les a intégrés68, alors que Ձimyar n’en a pas voulu et a fini par être submergée. Une autre nouveauté réside dans la représentation de la structure tribale. On distingue et oppose désormais Ձimyar et Hamdān, alors que dans l’Antiquité c’était Ձimyar et SabaՎ. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Hamdān n’a pas simplement pris la place de SabaՎ. C’est un processus un peu plus compliqué. Dans les trois derniers siècles de l’Antiquité, SabaՎ qui avait été annexée par Ձimyar vers 275, s’est progressivement fondue dans Ձimyar. Dans ce nouvel ensemble, une commune des Hautes-Terres, Hamdān, issue de la réunion de Ձāshidum et de dhu-Raydat (fraction de Bakīlum), a progressivement affirmé et imposé son autonomie. Al-Hamdānī n’a pas la moindre conscience de ce chamboulement et ignore même qu’il Ce sont notamment SamՏī ; Dhamarī et ses deux fractions Samharum et Qashamum ; MuhaՎnifum ; Yuhabshir, Maytamum, Radmān, MaԴՂàm ou Sufārum. 67 Al-Hamdānī, ηifa, p. 82. On peut encore citer le mikhlāf al-Maϐāfir (ηifa, p. 99-100) ; le mikhlāf Alhān et Muqrà (ηifa, p. 104-105) ; ou le mikhlāf MaϏdhin et ρumlān (ηifa, p. 106), etc. Sur ces changements de la carte tribale, voir Chr. J. Robin, « Matériaux pour une prosopographie de l’Arabie antique », p. 141-144 et cartes 3-5 (p. 266-269). 68 Voir les exemples assurés de YaՎm (ou Yām) et Ձajūr, attestés dans les inscriptions préislamiques, et ceux, probables, d’ArՂab, Nihm, etc. 66
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a existé un royaume de SabaՎ : c’est la raison pour laquelle il qualifie de « Ղimyarite » l’ancienne noblesse sabéenne. Si la carte tribale a été bouleversée, il en va de même de la société et plus particulièrement des lignages nobles. Dans une étude consacrée aux grands lignages du Yémen, j’ai mis en évidence que bien rares étaient les lignages pour lesquels on pouvait encore identifier et localiser des descendants au xe siècle. Même dans ce cas, il y a souvent confusion entre le lignage noble et les groupes tribaux qui dépendaient de lui et en prenaient souvent le nom (en général sous la forme d’un adjectif de relation – nisba – au pluriel, comme Ayzūn ou AԷābiՂ, qui dérivent de dhū Yazan et de dhū AԷbaՂ). Les exemples les plus vraisemblables de lignages antiques survivant encore trois siècles après l’islamisation du Yémen sont dhū LaՏwa (issu de SuՎrān) à Rayda, dhū Վl-MishՏār à NāՏi et dhū Sukh à ԯafār69. Quand al-Hamdānī évoque longuement dans ses généalogies et dans ses œuvres poétiques les grands noms du passé, comme si ces derniers étaient encore des acteurs majeurs de la vie sociale de son époque, il ne peut ignorer que c’est une illusion. Parmi les quelque 170 poètes70 que cite al-Hamdānī, plusieurs dizaines sont les grands noms de la poésie arabe préislamique et des débuts de l’Islam, dont les œuvres ont été recueillies et commentées par les savants d’al-Kūfa et de BaԷra à l’époque Տabbāsside et qui sont l’une des illustrations du génie littéraire des anciens Arabes. L’intérêt des citations d’al-Hamdānī réside dans certaines variantes ou dans des interpétations différentes. Presque tous ces poètes sont des Arabes du Nord ; quant aux rares qui viennent du sud, ce sont soit des princes qui ont régné sur l’Arabie déserte (comme le fameux ImruՎ al-Qays b. Ձujr, un prince kindite qui vécut vers le milieu du vie siècle) soit des Yéménites qui ont émigré dans le ՏIrāq comme AՏshà Hamdān (Hmd 10), Ibn Mufarrigh (Ձmr 30) ou al-Sayyid al-Ձimyarī (Ձmr 27). Les autres sont des poètes originaires en très grande majorité des tribus de Ձimyar (au sens étroit) et de Hamdān ou, pour quelques-uns, de tribus
69
Chr. J. Robin, « Matériaux pour une prosopographie de l’Arabie antique », B/168, B/151 ou C/70. 70 Aux 118 poètes que nous avons inventoriés dans les tribus de Ձimyar, Khawlān et Hamdān, il faut en ajouter une cinquantaine appartenant aux tribus arabes du Sud (Kinda et MadhՂij principalement) et du Nord ou descendant des Perses installés au Yémen (appelés al-AbnāϏ). Même s’il est vraisemblable que cet inventaire n’est pas encore complet, il donne déjà une idée très précise des matériaux utilisés par al-Hamdānī.
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arabes de la périphérie du Yémen comme Kinda et MadhՂij71. Presque tous sont inconnus. Notre propos est très modeste. Il est seulement d’établir un premier inventaire des poètes de Ձimyar et de Hamdān et de recueillir de premiers éléments de datation. Il n’est pas d’analyser les œuvres et d’évaluer leur place dans l’histoire littéraire du Yémen et, de manière plus générale, du monde arabe. Cet inventaire a cependant une utilité ; il permet déjà d’évaluer dans quelle mesure la science yéménite avait conservé des traditions originales sur l’histoire préislamique du pays, que ce soit par la transmission orale pour par l’intermédiaire de textes écrits. Une première ébauche de cet inventaire avait été élaborée par Asmahan al-Garoo dans sa thèse soutenue en 1986 : il était naturel de l’associer à cette recherche. Il a semblé que la meilleure approche était de classer les poètes en fonction de leur appartenance tribale. Cette dernière implique une origine géographique et des liens de solidarité utiles pour évaluer la nature des informations transmises. Bien évidemment, ce n’est vrai que pour les poètes du Yémen ; ceux qui, à l’époque islamique, sont établis à alMadīna, à Makka ou dans les territoires conquis du Proche-Orient, comme le fameux AՏshà Hamdān (Hmd 10), appartiennent à un autre monde de sorte qu’ils ne sont plus une source significative pour les affaires du Yémen. L’appartenance tribale comporte une part de données objectives (à savoir le groupe auquel le poète est rattaché et les liens qui lient ce groupe à d’autres de même nature) et une part d’informations relevant davantage des représentations (à savoir la généalogie de ce groupe qui est une construction savante le situant dans le temps et dans l’espace au sein de la nation arabe). Nous ne disposons le plus souvent que de la généalogie. Pour comprendre aisément une généalogie, il est nécessaire d’avoir une vue entière de l’arbre des Arabes qui comporte deux grandes branches, les Arabes du Nord (ՏAdnānites) et les Arabes du Sud (QaՂānites). Parmi ces derniers, il importe de distinguer deux ensembles, les vieilles tribus de culture sudarabique (regoupées dans les arbres de Ձimyar et de Hamdān) et les tribus arabes (Kinda, MadhՂij, al-Azd). Enfin, un rameau nommé QuԴaՏa, dont le rattachement aux Arabes du Nord ne fait pas l’unanimité, réunit des tribus qu’on n’a pas réussi à classer, situées principalement en Arabie du Nord-Ouest et au Yémen.
Il existe désormais un répertoire des poètes de MadhՂij qui comporte 214 entrées : M. al-T. ՏĀ. al-AՁmadī, ShuϐarāϏ Madhςij. Akhbāru-hum wa-ashϐāru-hum fī Ϗl-Jāhiliyya, Sanaa (Wizārat al-Thaqāfa wa-Վl-SiyāՂa), 2004. 71
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QaՂān YaՏrub Yashjub SABAՋ al-Akbar/ՏĀmir Kahlān ԾIMYAR et alii Zayd Mālik al-HamaysaՏ et alii Mālik et alii Zayd et alii Ayman et alii al-Khiyār Murra Zuhayr RabīՏa ՏAmr ՏArīb Awsala Mālik Qaan et alii Zayd al-Ghawth QUԲĀՌA Mālik WāՎil et alii al-Ձāf et alii Awsala (HAMDĀN) ՏAmr et alii ՏAbd Shams et alii Nawf et alii KHAWLĀN ՁayԴān et alii al-Զuwār 72 et alii Ձubrān MAHRA Jusham ԾĀSHID al-Kubrà BAKĪL et alii Tab. 1. ρimyar, Khawlān et Hamdān dans les généalogies d’al-Hamdānī 72
Nous avons classé les poètes sous trois rubriques (tab. 1) : Ձimyar, Khawlān et Hamdān. Ձimyar (sans Khawlān) est un immense territoire qui, du nord au sud, s’étend depuis ԶanՏāՎ (inclus) jusqu’à al-MaՏāfir (aujourd’hui al-Ձujariyya) et, vers l’est, inclut le ՁaԴramawt. Le pays de Hamdān, qui est plus petit que celui de Ձimyar, s’étend des abords septentrionaux de ԶanՏāՎ jusqu’à ԶaՏda (à 182 km au nord de ԶanՏāՎ), avec des enclaves plus au nord comme à Najrān73 et vers l’est jusqu’au ՁaԴramawt74. Selon al-Hamdānī, il est divisé par une ligne virtuelle reliant ԶanՏāՎ et ԶaՏda, avec Bakīl à l’est et Ձāshid à l’ouest75. Quant à Khawlān, c’est une fédération de tribus de la région de ԶaՏda, aux dimensions notablement plus modestes.
Ancêtre d’al-Ձārith al-RāՎish (le fondateur de la dynastie Ղimyarite) b. Ilī Shaddad b. alMalāt b. ՏAmr b. dhī Abyan b. dhī Yaqdam b. al-Զuwār (Iklīl 2, p. 46-52). 73 Al-Hamdānī, ηifa, p. 125/1. 74 ηifa, p. 85/11-12 : ce sont les al-MaՂāyil de dhū Վl-Jirāb b. Nashq, installés avec Kinda. 75 C’était le contraire dans l’Antiquité. Mais Robert Wilson a montré que cette appréciation ne résultait pas d’une véritable redistribution des territoires, mais de l’agrégation de nouveaux groupes, précisément à l’ouest et à l’est (R. T. O. Wilson, « al-Hamdānī’s description of 72
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Or al-Hamdānī mentionne comme poètes : 30 pour Ձimyar, 40 pour Khawlān, 55 pour Hamdān. La première surprise est évidemment le nombre très faible de poètes de Ձimyar. Elle est encore plus grande quand on constate que, parmi ces poètes Ղimyarites, plus de la moitié (à savoir seize sur trente) sont des poètes fictifs ou légendaires. Par poètes fictifs, nous entendons les personnages historiques (qui n’étaient pas des poètes), mis en scène par les conteurs dans leurs sagas de l’Arabie antique, comme le Livre des diadèmes ; ces personnages qui déclament des pièces poétiques en vers, racontant leur vie et leurs actions, ne sont évidemment pas les auteurs de ces pièces. Les poètes légendaires sont les figures sans racines historiques, tirées du folklore arabique. Al-Hamdānī savait que ces vers ne pouvaient pas être authentiques : leur facture trahissait une composition récente et le contenu une médiocre mise en scène. L’auteur même du Livre des diadèmes le reconnaissait déjà comme nous l’avons vu. Pourtant, al-Hamdānī cite de tels vers à l’appui de ses démonstrations. C’est comme si on se servait aujourd’hui de la peinture ou du théâtre européens classiques pour faire l’histoire du monde antique. Non seulement al-Hamdānī cite seize poètes Ղimyarites fictifs ou légendaires mais il en fait grand usage, surtout de l’un d’entre eux, AsՏad TubbaՏ (Ձmr 4), l’« Alexandre Ղimyarite », invoqué vingt-huit fois. Si on examine les quatorze qui restent, on trouve : – un grand poète issu de la noblesse sabéenne de Marib, ՏAlqama b. dhī Jadan, qui vécut au viie ou au viiie siècle (Ձmr 23)76 ; – un important poète Ղimyarite, MuՂammad b. Abān al-Khanfarī, qui vécut au viiie siècle à ԶaՏda, mais dont l’œuvre est strictement focalisée sur les affaires locales (Ձmr 28) ; – quatre autres Ձimyarites de ԶaՏda appartenant à un même lignage, les banū Qashīb (Ձmr 19, 20, 21 et 24) ; – un frère de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (Ձmr 29) ; – le père de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (Ձmr 17) ;
Ձāshid and Bakīl », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 1 [1981], p. 95-104). Voir aussi R. T. O. Wilson, « The fortification of North-West Yemen (The emergence of the modern administrative centres) », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 12 (1982), p. 95-103, qui met en évidence l’intégration progressive de nouveaux territoires dans le système tribal yéménite à partir du xie siècle è. chr., en l’occurrence ceux des montagnes au nord-ouest de ԶanՏāՎ. 76 Chr. J. Robin, « Matériaux pour une prosopographie de l’Arabie antique », p. 158-159.
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– un ancêtre de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī qui aurait joué un rôle politique important dans la seconde moitié du vie siècle, sans doute originaire de la région de TaՏizz, berceau de la famille (Ձmr 26) ; – un poète légèrement antérieur à al-Hamdānī, AՂmad b. ՏĪsà Վl-RadāՏī, qui décrit la route du Yémen à Makka, ce qui est d’un intérêt mineur pour notre propos (Ձmr 18) ; – ՏAbd al-RaՂmān b. MuՂammad b. Yūsuf al-AjՏazī, dont le nom trahit probablement une origine aksūmite (Ձmr 22) ; – enfin trois Ձimyarites qui ont quitté le Yémen lors des conquêtes (Ձmr 27 et 30) ou dont l’origine Ղimyarite est douteuse (Ձmr 25). Ce qu’on sait de ces poètes, et notamment de l’origine géographique de leur lignage, illustre de façon éclatante le naufrage complet de Ձimyar. Aucune œuvre poétique significative élaborée dans la région de ԯafār et dans les grandes communes avoisinantes n’a été recueillie par al-Hamdānī. C’est vrai pour son époque mais aussi pour les siècles précédents. Les grandes affaires du passé comme la conversion des élites au judaïsme, la conquête de l’Arabie déserte, la guerre contre les Aksūmites ou le ralliement à l’Islam ont certainement inspiré les poètes locaux mais rien n’en a été conservé et transmis. Si on observe par ailleurs que la plupart des communes du territoire Ղimyarite, de la passe de YaslaՂ au nord à la région de TaՏizz au sud, disparaissent entre le vie et le xe siècle et sont remplacées par des tribus arabes77, on peut en conclure que le naufrage de Ձimyar n’est pas seulement politique : c’est une population qui a été remplacée par une autre après les massacres de la guerre aksūmite et les épidémies78. Si on s’intéresse plutôt aux œuvres, deux poètes se détachent. Le premier, ՏAlqama b. dhī Jadan (Ձmr 23), s’est plu à décrire en détail la splendeur des monuments du Yémen antique. Al-Hamdānī, qui le considère comme un contemporain de MuՂammad (mukhaεram), lui fait de très nombreux emprunts. Selon Oscar Löfgren, ՏAlqama se situe plus probablement au viiie siècle79. Mihail Piotrovsky, qui est est d’un avis semblable, soupçonne que ՏAlqama n’est pas un témoin direct mais qu’il s’est contenté de remodeler de vieilles traditions80. Le second poète Ղimyarite marquant est le fameux MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (Ձmr 28), l’héritier d’une principauté tribale autonome à 77
Ibid., cartes 3 à 5. Ibid., p. 128-130. 79 O. Löfgren, « ՏAlqama ibn Իī Ճadan und seine Dichtung », p. 202-203. 80 M. B. Piotrovsky, « The Fate of Castle Ghumdan », in S. Y. Bersina (éd.), Ancient and Medieval Monuments of Civilization of Southern Arabia, Moscou, Nauka, 1988, p. 30 (viieviiie siècles). 78
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ԶaՏda ; il fonda un cercle de traditionnistes qui firent une remarquable
collecte de traditions sur l’histoire locale. Son œuvre, sauf exception, se rapporte exclusivement aux affaires locales de ԶaՏda, sans guère d’attention pour le monde environnant et encore moins pour le monde extérieur. Son principal intérêt est historique : une telle œuvre illustre comment, dans une petite bourgade reculée, a pu se constituer un groupe de savants, de poètes et de chefs tribaux, qui ont recueilli et transmis la mémoire des événements, ainsi que leur illustration poétique, pendant près de deux siècles. Les poètes de Khawlān et de Hamdān offrent un contraste saisissant. Ils présentent deux caractères notables. Le premier est qu’ils sont nombreux (quarante pour Khawlān et cinquante-cinq pour Hamdān) et, pour la plupart, bien identifiés et probablement historiques. Le second est que leur horizon est borné par les affaires de leur tribu. S’il arrive que cette tribu soit impliquée dans des événements considérables, ceux-ci sont toujours évoqués de façon anecdotique, sans mention des principaux acteurs. Du point de vue chronologique, il est bien difficile de dater la plupart de ces poètes. Seuls ceux qui appartiennent à la génération d’al-Hamdānī ou aux deux ou trois précédentes sont assez bien situés dans le temps. On pourrait imaginer que le passage de l’Antiquité à l’Islam, avec son changement de langue, d’écriture et de religion, permet de distinguer aisément les poètes antérieurs à l’islamisation du Yémen de ceux qui viennent après. Ce n’est pas le cas : aucune rupture, aucun changement manifeste ne se discerne dans les œuvres. Pour le premier siècle de l’Islam, plusieurs poètes sont approximativement datables parce qu’ils ont été dans les premiers à se convertir à l’islam, ont émigré à al-Madīna, à l’aube de l’Islam, y ont été envoyés en délégation ou se sont engagés aux côtés de ՏAlī b. Abī Աālib. Sinon, le principal repère réside dans le nombre de générations que donne l’arbre généalogique. Pour la période préislamique, les repères sont encore moins nombreux et souvent inconsistants. Les allusions au roi kindite al-Ձārith b. ՏAmr (tué à la fin de 527 ou au début de 528) et aux guerres fratricides de ses fils après sa mort ne semblent pas solidement fondées81. Le repère le moins douteux est Sayf b. dhī Yazan, le prince yéménite déjà évoqué qui renversa la monarchie aksūmite dans les années 570 et régna brièvement. Curieusement, jamais il n’est question des rois antérieurs, notamment de l’aksūmite Abraha, ni des gouverneurs perses. C’est comme si la mémoire s’était réorganisée autour du seul repère offert par Sayf. Mihail Piotrovsky observe justement qu’il semble avoir existé un cycle de traditions yéménites autour de Sayf dont des
81
Voir par exemple Khl 14.
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fragments nous sont parvenus82. Nous ajouterions volontiers que ce cycle transmet des matériaux qui paraissent authentiques, comme le suggèrent les traditions rapportées par des lignages encore vivants quelques siècles plus tard ; en cela, il se distingue radicalement du cycle d’AsՏad al-Kāmil, qui ne véhicule plus guère que des légendes recomposées. Quand al-Hamdānī lui-même qualifie un poète de préislamique (jāhilī) sans que les données biographiques ou la matière des poèmes le confirment, il est préférable de rester circonspect. Al-Hamdānī et les savants de son époque n’avaient qu’une idée assez vague de la chronologie des périodes anciennes. D’ailleurs, pour leurs calculs, ils n’avaient à leur disposition que des nombres de générations (souvent disputés) et quelques synchronismes. On peut légitimement s’interroger sur l’historicité des poètes qui semblent préislamiques. Il est surprenant qu’ils versifient dans un excellent arabe, alors qu’ils parlaient une langue assez différente si on se fonde sur les inscriptions préislamiques locales ou sur les dialectes contemporains. Or il est peu plausible que l’arabe ait été utilisé dans les cercles aristrocratiques du Yémen avant l’époque de Sayf b. dhī Yazan. On ne saurait exclure cependant que certaines pièces poétiques transmises oralement aient été progressivement remodelées et recomposées en fonction des normes linguistiques dominantes. Une deuxième interrogation porte sur les voies de la transmission. Comment un poème préislamique cité par al-Hamdānī a-t-il pu être transmis pendant des siècles ? Ce n’est guère envisageable qu’au sein d’une structure, famille ou groupe tribal, qui a traversé les siècles sans accident majeur et s’est préoccupée de cultiver le souvenir de ses ancêtres. Les chances qu’un poème soit authentique sont donc plus grandes si son auteur a des descendants contemporains d’al-Hamdānī et si sa généalogie ne paraît pas trop fictive. Dans le cas contraire, il vaut mieux rester prudent. On peut encore se demander dans quelle mesure les pièces poétiques qu’on attribue aux héros des temps anciens sont véritablement leur œuvre. Sur ce point, un document contemporain d’al-Hamdānī apporte des éléments de réponse. Il s’agit de la Vie exemplaire (Sīra) du ՏAlide83 alHādī ilà Վl-Ձaqq YaՂyà b. al-Ձusayn qui établit à ԶaՏda une principauté zaydite dans les dernières années du xe siècle. Elle est relatée par son cousin ՏAlī Վl-ՏAlawī84. Selon ce dernier, al-Hādī, dans sa correspondance avec ses 82
M. B. Piotrovsky, « The Fate of Castle Ghumdan », p. 31. Un ՏAlide est un descendant de ՏAlī b. Abī Աālib, neveu et gendre de MuՂammad, dont il fut le quatrième successeur (656-661). 84 ՏA. al-ՏAlawī, Sīrat al-Hādī ilà Ϗl-ρaqq Yaςyà b. al-ρusayn. C. Van Arendonk en a fait une paraphrase, traduite en français par Jacques Ryckmans (C. Van Arendonk, Les débuts de l’imāmat zaidite au Yémen, traduction française par J. Ryckmans, Leyde, Brill, 83
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proches, ses familiers et ses alliés, ajoutait fréquemment une pièce de vers. Ses correspondants lui répondaient de même. Cette pratique s’observe avant tout entre membres de la lignée aristocratique des ՏAlides85. Mais elle est mentionnée aussi à propos de chefs tribaux86. Il est manifeste qu’une pièce en vers donnait plus de poids et plus d’éclat à une déclaration, à une invitation, à une menace ou à un bilan, non seulement à cause du lexique et du style mais surtout parce qu’elle était plus facile à mémoriser (avec le mètre et la rime) qu’un texte en prose. Un poème avait donc plus de chances d’être répété et commenté. La composition de poèmes par les acteurs de l’histoire est donc, dans le Yémen des ixe-xe siècles, l’un des vecteurs favoris de la propagande politique. Cette observation est un argument en faveur du caractère authentique de nombreuses pièces rapportées par al-Hamdānī. La Vie exemplaire d’al-Hādī ilà Վl-Ձaqq, qui relate comment un personnage religieux charismatique est appelé par certains groupes du Yémen septentrional pour mettre fin à l’anarchie et instaurer un régime fondé sur la religion, présente un autre intérêt pour notre propos : elle donne une photographie exacte de la scène tribale à la fin du ixe siècle, qui peut être comparée avec les propos d’al-Hamdānī sur les généalogies. Mais nous n’y avons fait que rarement référence, afin de ne pas alourdir un inventaire déjà trop long. Les quarante poètes de Khawlān sont issus de diverses fractions de cette tribu qui en compte sept (Ձuyayy, SaՏd87, Rishwān, HāniՎ, RāziՂ, alAzmaՏ et ԶuՂār) plus d’autres dont le rattachement à Khawlān est discuté. Mais toutes les fractions ne sont pas représentées de la même manière : al-Hamdānī cite vingt-quatre poètes appartenant à SaՏd (vingt de RabīՏa b. SaՏd et quatre de SaՏd b. SaՏd), ce qui représente plus de la moitié du total ; ils sont sept pour Ձuyayy ; six pour AzmaՏ (Shihāb) ; un pour RāziՂ ; et deux pour ԶuՂār88. Al-Hamdānī a manifestement eu des rapports plus étroits avec SaՏd b. Khawlān pendant les vingt années qu’il a passées à ԶaՏda.
1960 [Publications de la fondation de Goeje 18]) ; c’est à cette dernière, plus accessible que le texte arabe, que nous renvoyons. 85 C. Van Arendonk, Les débuts de l’imāmat zaidite au Yémen, p. 172-173, 181, 185-186 (n. 6), 189 (n. 4), 190 (n. 1), 191, 194-195, 198, 205 (n. 1). 86 Ibid., p. 195, 206. 87 Cette fraction ne doit pas être confondue avec sa voisine SaՏd (al-ՏAshīra) b. Mālik [MadhՂij]. 88 Le rôle de ԶuՂār n’est pourtant pas insignifiant dans la région de ԶaՏda. Les banū Fuayma (appelés aussi al-Futaymūn), issus de SaՏd b. Ձādhir b. ԶuՂār (Iklīl 10, p. 326), étaient l’un des deux groupes qui avaient appelé al-Hādī et lui apportaient un soutien efficace (C. Van Arendonk, Les débuts de l’imāmat zaidite au Yémen, index p. 347).
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Quand il mentionne les savants de Khawlān (par exemple Iklīl 1, p. 220), on peut se demander s’il ne s’agit avant tout de ceux de SaՏd b. Khawlān). Les événements qui forment l’arrière-plan des citations poétiques sont principalement des querelles internes entre clans de Khawlān. Un épisode particulièrement violent, qui revient de façon récurrente et semble avoir laissé des traces durables, est l’expulsion des banū Ձuyayy b. Khawlān. Il ne peut pas avoir eu lieu bien lontemps avant l’hégire puisque les banū Ձuyayy se seraient installés dans le ԶaՏīd égyptien (Khl 2, 5, 14 et 27). Il est également fait mention du bannissement des banū SaՏd b. SaՏd b. Khawlān par les banū Ukayl (sayyid de RabīՏa b. SaՏd b. Khawlān) [Khl 11] ; ou de celui des banū Ձarb b. SaՏd b. SaՏd et des banū Ghālib b. SaՏd b. SaՏd par un ancêtre de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (Khl 31). Mais la grande affaire est manifestement la guerre qui oppose régulièrement les deux principales fractions de SaՏd b. Khawlān : SaՏd b. SaՏd b. Khawlān et RabīՏa b. SaՏd b. Khawlān. Cette guerre connaît deux phases majeures. Un premier conflit est provoqué par le meurtre d’alՁuԷayn b. Ձarīz b. Ձujr (le frère de Maymūn b. Ձarīz b. Ձujr, le grand-père de MuՂammad b. Abān b. Maymūn al-Khanfarī, Iklīl 2, p. 118 et 130) ; il peut être situé vers l’époque de Sayf b. dhī Yazan (Iklīl 2, p. 118), soit dans les années 570 ou dans les décennies suivantes, si on donne quelque crédit au synchronisme que mentionne al-Hamdānī89. Ce conflit renaît lors du meurtre de RifāՏa (Ձmr 29) b. Abān (Iklīl 2, p. 119), le frère de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī (Ձmr 28), par ՏAmr b. Yazīd, sayyid des banū SaՏd b. SaՏd (Khl 30). MuՂammd b. Abān venge lui-même ce meurtre, ce qui implique un âge encore peu avancé. On doit donc situer la renaissance de la guerre entre RabīՏa et SaՏd vers 740-770 ; entre 760 et 768, MuՂammad b. Abān est encore actif militairement puisqu’il s’oppose au gouverneur MaՏn b. ZāՎida et il meurt très vieux (à 125 ans selon al-Hamdānī) en 791-792 (175 h.) Quelques guerres avec des tribus voisines sont évoquées, notamment une avec MadhՂij (Khl 12 et 29 ; voir aussi Ձmr 28) et une autre avec des tribus du ՁaԴramawt (Khl 13). On trouve aussi l’écho de participations à des batailles fameuses du vie siècle (Khl 14) ou à une guerre avec les banū Sulaym et les Hawāzin d’Arabie occidentale (Khl 13, 36 et 40)90. Il est difficile, dans ce cas, de savoir dans quelle mesure la source est fiable : il pourrait s’agir de la
89 Il se situe plus tard si on on se fonde sur la généalogie, puisque al-ՁuԷayn b. Ձarīz est le grand-oncle de MuՂammad b. Abān al-Khanfarī. 90 Cette guerre remonterait à l’époque de Sayf b. dhī Yazan, c’est-à-dire aux années 570 (Iklīl 2, p. 118). Elle est identique à la bataille de Bīsha (yawm Bīsha) [Dāmigha, p. 178].
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réinterprétation tardive de vers obscurs, se fondant sur les récits des batailles fameuses (ayyām) qui circulaient dans le monde islamique. C’est pour Hamdān qu’al-Hamdānī a le nombre de poètes le plus élevé. On peut observer aussi qu’ils sont issus des diverses fractions de Hamdān, de façon relativement équilibrée (vingt-neuf pour Bakīl et vingt-deux pour Ձāshid). Il est manifeste qu’al-Hamdānī veut être l’interprète de toute la confédération et pas seulement de sa propre fraction, ArՂab, quand même illustrée par quatorze poètes, soit un quart du total. Les poètes de Hamdān, comme ceux de Khawlān, font allusion à de nombreux conflits. Mais Hamdān se singularise par le fait que la tribu n’est pas déchirée par des querelles intestines. Les guerres se font avec des tribus voisines. La plus fameuse est celle qui opposa Hamdān et Murād à Razm MalāՂa (Hmd 5, 34 et peut-être 13). Mais plus que cette bataille, c’est une autre qui lui serait liée, celle de Jaysh al-ՏAkkāra (ou al-ՏAkkār), qui est le plus souvent évoquée par les poètes ; si on en croit Yazīd dhū Վl-Qafā b. Zayd (Hmd 54), lors de ce dernier affrontement, l’adversaire principal n’était pas Murād b. Mālik [= MadhՂij], mais MadhՂij elle-même (Hmd 30, 42 et 54 ; voir aussi Hmd 51 qui mentionne une guerre avec MadhՂij). Yāqūt rapporte que la bataille de Razm MalāՂa eut lieu à la même date que la bataille de Badr (624 è. chr.), le premier succès militaire de MuՂammad. Mais il s’agit probablement d’une réinterprétation de la chronologie pour donner plus d’éclat à la victoire de Razm91. Un autre conflit marquant, apparemment un peu plus ancien, est la guerre de Hamdān avec QuԴāՏa, c’est-à-dire Khawlān et quelques tribus alliées92 (Hmd 11, 24, 29, 32, 33, 35, 50) 93. Comme ce conflit n’est jamais évoqué par les poètes de Khawlān, on peut en déduire que ce fut une éclatante victoire de Hamdān : les poètes, comme les auteurs d’inscriptions, célèbrent les réussites, mais se gardent bien de mentionner les échecs. Ce conflit aurait duré trois ans (Hmd 12). Il est possible que l’installation de Hamdān dans la plaine de ԶaՏda, au détriment des banū Ձujr b. RabīՏa94, soit la conséquence de cette victoire.
91
Il est fréquent, chez les auteurs antiques, que deux événements qu’on veut interpréter l’un par l’autre soient mis à la même date ou au même jour de l’année. 92 Al-Hamdānī mentionne Nahd, Jarm et Kalb (Iklīl 10, p. 188). 93 Cette « guerre de QuԴāՏa » (par exemple Iklīl 1, p. 161) est aussi appelée « guerre de Hamdān et Khawlān » (Iklīl 10, p. 112) ou « guerre de Khawlān » (voir notamment Iklīl 10, p. 55, 71, 157-159, 239-240). Elle serait antérieure à l’Islam de plus d’un siècle (Hmd 35). 94 Voir ci-dessus n. 26 sur l’appartenance du Ձaql ԶaՏda à Hamdān ; Khl 12 et Khl 34, sur la présence antérieure des banū Ձujr b. RabīՏa.
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Deux poètes mentionnent une bataille à Jurād entre Hamdān et Taghlib (tribu de la vallée de l’Euphrate), apparemment dans les premières décennies du vie siècle (Hmd 19, 32 et peut-être 55). On peut encore signaler ceux qui évoquent des guerres auxquelles Hamdān ne participe pas, comme celle entre Ձimyar et MadhՂij (Hmd 6) ou celle entre Khawlān et des tribus de l’Arabie du Nord (Hmd 47, bataille de Madhāb). Chez les poètes de Hamdān, l’horizon est manifestement plus large que chez ceux de Khawlān. Cette ouverture se manifeste par un intérêt plus marqué pour les vestiges de l’Antiquité qui, il est vrai, sont beaucoup plus spectaculaires dans le pays de Hamdān que dans celui de Khawlān (voir notamment Hmd 1). Elle se signale aussi par des déplacements dans l’empire islamique et par un engagement dans les conflits qui divisent ce dernier (Hmd 3, 5, 7, 10, 16, 21, 36, 39, 40, 44, 48).
Pages suivantes : Fig. 3. La carte tribale du Yémen vers le IIIe siècle de l'ère chrétienne Fig. 4. La carte tribale du Yémen à l'époque d'al-Hamdānī (Xe siècle de l'ère chrétienne) Fig. 5. L'Arabie de l'Antiquité tardive et des débuts de l'Islam 281
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