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Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris-X – Nanterre, et La Rochelle ; il a aussi été chargé de cours à l’université de Paris-V, professeur associé aux Écoles de CoëtquidantSaint-Cyr, professeur invité aux universités de Séville, Piémont oriental et Aïn Shams (Le Caire) ; il fut enfin professeur délégué à l’université de Giza (Le Caire). Il est également président de l’association Méditerranées, de l’association Antiquité-Avenir. Réseau des associations liées à l’Antiquité, directeur du Centre d’études internationales sur la romanité (CEIR) et professeur d’histoire du droit.
26 € ISBN : 978-2-343-15426-8
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Dans l’océan des publications qui traitent des rapports entre les hommes, le pouvoir et les dieux, notre groupe de recherche veut apporter une contribution à partir de l’éclairage qui est le sien : la romanité. Dans sa forme la plus simple, l’union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut, au mieux, que souhaiter se vêtir d’un manteau juridique à même de protéger l’essentiel : sa vie et sa liberté d’action. Si l’union entre les deux pouvoirs se fait non plus au nom d’un dieu, mais d’une idée devenue dieu, le manteau changera simplement de forme. Mais cette mèchanè envahissante ne saurait extirper le souffle humain qui monte des hommes, qui ne sont pas simplement des sujets ou des personae. La théorie peut aider ; la violence n’est jamais loin. Ce premier volume regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt institutionnels entre un pouvoir incarné dans un cadre sacré (qu’il soit religieux ou juridique) et des personae (à quelque époque qu’elles aient vécu).
Jacques Bouineau
Jacques Bouineau
Volume I
Pouvoir et persona
Sous la direction de
Dieux et hommes Modèles et héritages antiques Dieux et hommes Modèles et héritages antiques - Volume I Pouvoir et persona
Dieux et hommes Modèles et héritages antiques
Volume I Pouvoir et persona
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian
MEDITERRANÉES
DIEUX ET HOMMES Volume I
Méditerranées Collection dirigée par Jacques Bouineau La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s’intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d’une part la notion de romanité, d’autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l’empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l’ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu’elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L’Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées. Dernières parutions Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Hommage à Marie-Luce Pavia, l’homme méditerranéen face à son destin, 2016 Jacques BOUINEAU, Antiquité, arts et politique, 2016. Oueded SENNOUNE, Alexandrie dans les récits de voyage, Ve – XVIIIe siècle. Documents pour l’histoire ou sources historiques ?, 2015. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Le droit international. Aspects politiques, (2 vol.), 2014. Philippe STURMEL (sous la dir.), Les échanges maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours, (2 vol.), 2014. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité, 2013. Nasser SULEIMAN GABRYEL, Sociologie politique du Maroc, 2013. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité et la construction de l’Europe, 2012 Laurent REVERSO (sous la dir.), Constitutions, Républiques, Mémoires. 1849 entre Rome et la France, 2011. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Pouvoir civil et pouvoir religieux entre conjonction et opposition, 2010. Laurent HECKETSWEILER, La fonction du peuple dans l’Empire romain. Réponses du droit de Justinien, 2009. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Personne et res publica, Volumes I et II, 2008.
Sous la direction de Jacques BOUINEAU
DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques Volume I Pouvoir et persona
Du même auteur, publié en parallèle Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques. Volume II. Communauté et agomet, 2018.
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian.
© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-15426-8 EAN : 9782343154268
Sommaire Volume I Jacques Bouineau Éditorial
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Charles Guittard Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome : un vestige de la royauté dans l’organisation de la religion romaine ? 11 Konstantin Tanev Utriusque iuris scribimus – une tentative de confronter les deux éléments de la sagesse jurisprudentielle dans la tradition romanistique 31 Sophie Démare-Lafont Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie
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Burt Kasparian Quand le roi jubile avec les dieux : la fête-sed, instrument de glorification divine de la royauté pharaonique 55 Raphaël Nicolle La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage : le cas de la masse 101 Giovanni Lobrano Quelques réflexions supplémentaires sur la question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » 113 Mariyana Tsibranska-Kostova Discours biblique – discours juridique (les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe siècle) 137 Ivan Biliarsky Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe siècle 151
Loïc Charpentier Alexandre le nusantarienne
Grand :
un
mythe
Alexandre Viala La postmodernité juridique ou le « au carré »
méditerranéen
concept
en
terre 177
de sécularisation 191
Philippe Sturmel La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière 207 Anthony Crestini L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien : l’exemple de Piero della Francesca 227
Éditorial Ciel vide ? Politique, épiphanie d’un dieu ? Homme dupé par des artifices ? Violence inéluctable ? Où est le fondement du pouvoir qui, dans le chaudron bouillonnant de la romanité, ne cesse de guider, tyranniser, éclairer, protéger, duper… Méditerranées a déjà – après beaucoup d’autres et à plusieurs reprises – ouvert ses pages à des questions qui sont évidemment vouées à demeurer sans certitude, car fruits de l’imaginaire et des passions. Les opinions qui suivent reflètent ces contradictions sans prétendre n’apporter autre chose qu’une quête personnelle dans une trajectoire académique. Un cadre, d’abord. Celui du pouvoir, qui sous les formes les plus variées, parle toujours dans le même sens : la certitude de son bon droit. À défaut d’exprimer une vérité, le pouvoir rend compte d’une évidence. Souvent cela vient du fait qu’il s’assimile à la puissance du dieu, parce qu’il entrelace parole de la divinité et ordre public, ou parce qu’il laisse entendre qu’il n’est que l’hypostase d’une réalité plus lointaine, ou que l’ordre qu’il impose n’est en fait que l’évidence de la vérité dont il est dépositaire ; il peut même simplement avoir la capacité de rendre le temps faste, qui servira de cadre à la norme. Les civilisations antiques, mais encore médiévales, affectionnent les symboles et les allégories. À l’époque moderne, les relations deviennent plus brutales, car la relation avec la divinité s’assimile parfois à une simple branche de l’administration. Le bon droit qui possède l’évidence du bon sens ne provient en effet pas toujours directement d’une divinité divine, mais peut découler d’une divinité philosophique. Le rapport que la res publica entretient avec le sacré est en effet ambigu, car l’idée simple du passage d’un monde primitif religieux à un monde évolué laïque ne peut se soutenir tant, depuis l’Antiquité, la divinité porte d’atours profanes et tant, y compris dans les périodes les plus récentes, la norme technique se pare de voiles sacrés. Car les contradictions les plus grandes ne viennent pas d’une opposition entre gouvernants et gouvernés, sacré et profane, ancien ou moderne, elles jaillissent de la tunique de Nessus que les hommes cherchent à arracher de leur être
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véritable. Celui qui n’est ni un sujet de droit, parce qu’il possède des droits subjectifs difficilement saisissables par le droit – si on veut exprimer cela par un oxymore –, ni une persona parce qu’il refuse de jouer une comédie sur la scène de la farce du monde, mais souhaite que puisse s’exprimer l’egomet qui se trouve au fond de son être. Comment, dès lors, interpréter les communautarismes, les statuts personnels ? Comment concevoir des sociétés multiconfessionnelles, composites ? Les multiples tensions nées de ces contradictions ne peuvent que déboucher sur la violence. Celle-ci peut se traduire par une négation du pouvoir ; elle suscite alors des troubles, des révoltes, qui peuvent aller jusqu’à la plus noire barbarie. Mais la violence peut aussi pousser à la mort du Verbe fondateur, socle du pouvoir. Dans ce cas, le dogme structurant est attaqué de manière frontale : nullos esse deos. La violence peut enfin conduire à la mort de soi, par suicide physique, ou intellectuel en imaginant des systèmes destructeurs de tout ce qu’il peut y avoir d’humain chez l’homme. Envisagée de la sorte, la relation entre les dieux et les hommes ne permet pas de dessiner une histoire en progrès, ni en déclin d’ailleurs. Elle ne permet pas de définir des cycles congruents non plus, ni erratiques – pour autant qu’un cycle puisse être qualifié de tel. Elle ne permet pas de découper des tranches de temps ou des civilisations en morceaux, comme on le ferait d’une miche de pain. Elle conduit à regarder ce qui se déroule sous nos yeux avec le regard du temps long, qui rattrape même les plus innovants parmi les audacieux dans notre siècle.
Jacques Bouineau
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Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome : un vestige de la royauté dans l’organisation de la religion romaine ? Les liens entre religion et pouvoirs à Rome sont d’une nature particulière ; en effet, tous les actes politiques s’inscrivent dans un cadre religieux ; aucune élection, aucune assemblée ne se tient sans la présence des prêtres, tout se passe sous le regard de dieux en quelque sorte. Toutefois, la religion romaine se caractérise par son ritualisme et elle n’exige pas de croyance ou de profession de foi, comme si les choses allaient de soi. Avant l’apparition du christianisme, les crises religieuses ont été rares dans l’histoire de Rome1 : en effet, les Romains ne font pas la guerre aux dieux de l’ennemi, mais cherchent à se les rendre favorables et à les accueillir sur leur sol, à travers le rituel de l’evocatio2. Pour étudier les liens entre religion et pouvoir, le passage de la monarchie à la République offre un cadre idéal, à travers la création d’un roi des sacrifices et la réorganisation de la religion romaine, qui va désormais être dominée par le collège pontifical. Comment s’est effectuée cette transition ? Quelles ont été les conséquences dans l’organisation de la religion romaine ? Dans l’organisation collégiale de la religion romaine, le roi des sacrifices est un personnage mal connu, obscur, malgré son titre. Dans les histoires de la religion romaine, il n’occupe que quelques pages, en liaison
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On peut citer l’affaire des Bacchanales en 189. Cf. Liu. 39, 8-19 ; J.M. PAILLER, Bacchanalia. La répression de 186 av.J.-C. à Rome et en Italie, BEFAR 270, Rome, 1988. 2 G. FERRI, Tutela secreta ed evocatio nel politeismo romano, Rome, 2010 ; ID., Tutela urbis. Il significato e la concezione della divinità tutelare cittadina nella religione romana, Postdamer Altertumswissenchaftliche Beiträge 32, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 2010.
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Charles Guittard
avec le culte de Janus et de sa place dans le calendrier3 . Quelle est sa fonction ? Quelle est la place de ce prêtre dans l’organisation collégiale de la religion et dans la vie religieuse de la cité ? Un autre prêtre, du culte de Diane, porte le titre de roi, le Rex Nemorensis. On rapprochera cette fonction régalienne d’une autre survivance de la royauté dans la nomination, exceptionnelle, d’un interroi, interrex qui exerce donc l’interregnum. Une gens romaine portera le cognomen de Rex, les Marcii Reges, et contribuera ainsi à la survivance de ce titre dans l’histoire de la Rome républicaine. Ce sacerdoce, comme l’indique son nom, est, par définition, lié à la fonction royale. Il faut partir des fonctions religieuses du roi pour comprendre qui est le roi des sacrifices4. La fondation de Rome et les deux siècles et demi de la royauté ont retenu l’attention des chercheurs. L’histoire de la période royale a été reconstruite à travers la tradition annalistique et, malgré le scepticisme de G. Dumézil, on peut lui accorder une certaine réalité historique5. La fondation est un rituel religieux et le fondateur sera reconnu comme dieu et divinisé à sa mort. La désignation du fondateur repose sur une scène d’auguration. En tout cas, mythe ou
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G. WISSOWA, Religion und Kultus der Römer, 2e éd., 1912, in Otto-Müller’s Handbuch der klassischen Altertumwissenschaft V, p. 103-104, p. 436 n. 5, p. 504 ; K. LATTE, Römische Religionsgeschichte, Münich, 1960, p. 117-119 et 195-197 ; G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, Paris, 1966 (2nd ed. 1974), p. 123-124, 154-155 ; M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions of Rome, I A History, Cambridge, 1998, p. 54-61 ; A Companion to Roman Religion, edited by JÖRG RÜPKE, Oxford, 2007, p. 31-42. Cf. aussi J. RÜPKE, Die Religion der Römer, Munich, 2001 et art. Rex sacrorum, dans RE2, I, 1914, col. 721-726 (Rosenberg). 4 J. HEURGON, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu’aux guerres puniques, Paris, 2e éd., Paris, 1980 (1ère éd. 1969), p. 203-208 (insistance sur le rôle du calendrier) ; U. COLI, Regnum, SDHI XVII, Rome, 1951 ; P. M. MARTIN, L’idée de Royauté à Rome, I, De la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, p. 71-72, 8082, 100-101 ; II, Haine de la royauté et séduction monarchique, Clermont-Ferrand, 1994, p. 243, 368, 418); J. POUCET, Les origines de Rome. Histoire et tradition, Louvain-laNeuve, 1985, p. 99-101 et 104-105. 5 G. DUMEZIL, Mythe et épopée. III Histoires romaines, Paris, 1971.
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Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome
réalité, le roi concentrait dans sa personne tous les pouvoirs, politiques, militaires et religieux. On attribue au successeur de Romulus, Numa, l’organisation de la religion romaine, dans son aspect collégial, avec la création de plusieurs collèges. La tradition historique, annalistique, représentée par Tite-Live, que l’on retrouve chez Denys d’Halicarnasse6, lui attribue la création d’un certain nombre de collèges, en particulier les Saliens, prêtres de Mars7 ; l’institution des Vestales, elle, lui attribue la création d’un pontife du nom de Numa Marcius. Il organise la vie religieuse de la cité (calendrier, Temple de Janus, Argées). Le roi n’est donc plus le seul dépositaire de l’autorité religieuse, qu’il partage avec d’autres prêtres, même placés sous son pouvoir. La création de trois flamines majeurs de Jupiter, Mars, Quirinus8 a retenu l’attention de G. Dumézil, qui y a trouvé un argument en faveur de la tri-fonctionnalité9. Le rituel de conclusion des traités et de déclaration de guerre, par les fétiaux, a été institué sous la royauté, par Tullus Hostilius et Ancus Marcius 10 . La royauté étrusque revêtira une forme différente, 6
Liu. 1, 20. B. MAURENBRECHER, « Carminum saliarium reliquiae », in Fleckeis. Jahr., suppl. 21, 1894, p. 315-352 ; R. CIRILLI, Les prêtres danseurs de Rome, étude sur la corporation sacerdotale des Saliens, Paris, 1913 ; G. RADKE, Archaisches Latein, Darmstadt, 1981, p. 115-123 ; Ch. GUITTARD, « Les chants des Saliens et la naissance d’une poésie religieuse à Rome : carmina, uersus, axamenta », Actes du Colloque de l’APLAES (Clermont-Ferrand, 2000), p. 69-85 ; ID., Carmen et prophéties à Rome, Recherches sur les Rhétoriques Religieuses 6, Brepols, Turnhout, 2007, p. 61-97. 8 Liu. 1, 20, 2 : flaminem Ioui adsidum sacerdotem creauit insignique eum ueste et curuli regia sella adornauit. Huic duos flamines adiecit, Marti unum, alterum Quirino. 9 G. DUMEZIL, La religion romaine archaïque, Paris, 1966 (2e éd. 1974), p. 153-159, avec la formule de devotio, (Liu. 8, 9, 6), la tradition sur les spolia opima (Seru., ad Aen. 6, 859), le sacrifice des flamines à la chapelle de Fides (Liu. 1, 21, 4), les Saliens in tutela Iouis Martis Quirini (Seru., ad Aen. 8, 663). 10 Liu. 1, 24 (sous Tullus Hostilius ; conclusion d’un traité) et 1, 32 (sous Ancus Marcius ; déclaration de guerre). Cf. Ch. GUITTARD, « Objets sacrés, objets magiques : le rituel des fétiaux », dans C. DELATTRE (éd.), Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au 7
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Charles Guittard
jusqu’à la tyrannie qui aboutira à l’expulsion des Tarquins ; elle aura une influence sur les pratiques augurales de la religion romaine. Numa est donc le fondateur des institutions religieuses et il faut attendre les débuts de la République pour que l’organisation connaisse des modifications. La transition entre royauté et république est un tournant bien daté à la fin du VIe et au début du Ve siècle, avec une vibrante préface de Tite-Live en faveur de la liberté11. La chute de la royauté est suivie de la création du consulat : les magistratures deviennent alors annuelles et collégiales. Tout est fait pour que la royauté ne renaisse pas, avec un serment d’exécration12. Si les grands collèges existaient déjà, si le calendrier religieux organisait la vie religieuse de la cité, un certain nombre de rituels ne pouvaient plus être assurés par le roi et il fut décidé de « créer » une fonction héritant de ses pouvoirs. Le roi des sacrifices apparaît ainsi, dans la tradition annalistique et la vulgate historique, avec l’institution de la république, en même temps que l’instauration du consulat. Deux auteurs, deux historiens mentionnent l’institution du roi des sacrifices, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse13, nous avons donc le regard d’un Grec et celui d’un Latin. Denys donne même un nom, Manius Papirius et établit un rapprochement Moyen Age (Actes de la Table Ronde « Objets sacrés, objets magiques, de l’Antiquité au Haut Moyen Age », Université Paris 10, 14-15 avril 2005), Paris, 2007, p. 11-21. 11 Liu. 2, 1, 1 : Liberi iam hinc populi Romani res pace belloque gestas, annuos magistratus imperiaque legum potentiora quam hominum peragam. 12 Liu. 2, 1, 9 : omnium primum auidum novae libertatis populum, ne postmodum flecti precibus aut donis regiis posset, iure iurando adegit neminem Romae passuros regnare. 13 Liu. 2, 2, 1-2 : rerum deinde diuinarum habita cura et qui quaedam publica sacra per ipsos reges factitata erant, necubi regum desiderium esset, regem sacrificulum creant. Id sacerdotium pontifici subiecere, ne additus nomini honos aliquid libertati, cuius tum prima erat cura, officeret. Selon Denys (Dionys. 5, 1, 3), les pontifes et les augures choisirent entre les anciens celui qu’ils jugeraient le plus capable pour présider seulement aux sacrifices et au culte des dieux, sans être chargé d’aucune autre fonction, civile ou militaire ; il reçut le nom de roi des sacrifices. Manius Papirius fut le premier à exercer cette fonction. Cf. aussi Dionys. 4, 74, 4 (le roi des sacrifices exerce cette fonction à vie et il est dispensé de toute obligation civile ou militaire et il est comparé à l’archonte-roi à Athènes). La tradition livienne est elle-même hésitante sur la graphie, puisqu’on lit ici regem sacrificolum ou sacrificulum, mais ailleurs regem sacrificiorum (Liu. 9, 34, 12), rege sacrifico ou plutôt sacrificulo (Liu. 40, 42, 8).
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Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome
avec l’archonte-roi à Athènes. L’appellation est par elle-même significative : le titre se présente comme une limitation du pouvoir royal au sacré ; l’adjonction, chez Tite-Live du diminutif, rex sacrificulus confirme cette réduction, on trouve l’expression hiérôn basileus chez Denys. Il faut supprimer tout ce qui peut évoquer la pouvoir royal sous la forme de la tyrannie, illustrée par le règne du second Tarquin. Cette notion de « royauté » se révèle difficile à analyser. Sur la plus ancienne inscription du forum, le célèbre Lapis Niger, qui date des derniers temps de la royauté et qui a été brillamment élucidé par G. Dumézil, on trouve la mention d’un roi : peut-être le rex sacrorum, ou bien un rex, avec son calator ? Il s’agit bien d’une lex sacrata, où il est fait mention d’un rex14. Les sources littéraires et historiques permettent de préciser la nature de cette fonction, qui ne doit rien rappeler de l’ancienne fonction royale. Certes, le rex sacrorum appartient à une gens patricienne15, il est nommé par le grand pontife. Une fois nommé, il est introduit dans ses fonctions par les pontifes au cours de comitia curiata, réunis sous la présidence du
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G. DUMEZIL, « L’inscription archaïque du Forum et Cicéron, De diuinatione II, 36 », Recherches de Science religieuse, 39, 1951, p. 17-29 ; « Le iuges auspicium et les incongruités du taureau attelé de Mudgala », Nouvelle Clio, 5, 1953, p. 249-256 ; « Sur l’inscription du Lapis Niger », REL 36, 1958, p. 109-111 et 37, 1959, p. 102 ; « À propos de l’inscription du Lapis Niger », Latomus, 29, 1970, p. 1039-1045 ; S. BATTAGLINI, L’iscrizione del « Niger lapis » in una nuova proposta di lettura, Roma, Arti grafiche S. Marcello, Rome, 2006. Pour les textes, cf. Cic., de diu. 2, 36, 77 : et quidem ille (scil. M. Marcellus) dicebat, si quando rem agere uellet, ne impediretur auspiciis, lectica operta facere iter se solere. Huic simile est quod nos augures praecipimus, ne iuges auspicium obueniat, ut iumenta iubeant diiungere ; P. Fest. 92, 12 L : iuges auspicium est cum iunctum iumentum stercus fecit ; Seru. Dan., ad Aen. 3, 537 : sed multi de libris augurum tractum tradunt ; iugetis enim dicitur augurium quod ex iunctis iumentis fiat. Obseruatur enim, ne prodituro magistratui disiunctis bobus plaustrum obuiam fiat. 15 Marcus Marcius fut le premier rex sacrorum à être issu de la plèbe, selon Tite-Live (27, 6, 16).
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Charles Guittard
grand pontife pour régler les affaires religieuses16 : cette intronisation ou inauguration était accompagnée d’une prise d’auspices. Selon Festus17, le rex sacrorum occupe la première place dans l’ordo sacerdotum, une place qui passera ensuite au pontifex maximus dans la hiérarchie religieuse. Cette fonction est incompatible avec toute autre charge civile ou militaire (comme la fonction de flamine de Jupiter, flamen Dialis, avec de nombreuses interdictions et tabous18). Mais, si le flamine de Jupiter est accompagné de licteurs, dispose d’une chaise curule et peut assister aux séances du sénat (comme un magistrat supérieur), le roi des sacrifices n’a conservé aucun des insignes de l’ancienne royauté, il n’a de roi que le titre. Il apparaît que les rapports du flamine de Jupiter et du rex sont certains. Trois acteurs se dégagent, dans l’organisation religieuse, le rex sacrorum, le flamine de Jupiter et le grand pontife. Comme le flamine de Jupiter, le rex sacrorum devait être marié par le rituel religieux de la confarreatio, à la regina sacrorum, également patricienne. Elle assistait son époux, mais il est difficile de préciser ses attributions, de même que ce qui se passait en cas de décès. Le jour des calendes, la regina sacrorum sacrifiait une truie ou une brebis à Junon dans la Regia19 (son époux un bélier à Janus dans la Curia Calabra). Le souvenir le plus marqué des origines de sa fonction est à trouver dans la topographie religieuse de Rome : sa demeure, la Regia où résident le rex et la regina, est en fait la demeure royale20 ; c’est entre ses murs que 16
Gell., noct. att. 15, 27. Fest. 198, 29 L : ordo sacerdotum aestimatur deorum (ordine ut deus) maximus quisque Maximus uidetur rex, deinde Dialis, post hunc Martialis, quarto loco Quirinalis, quinto pontifex maximus. Itaque in solitis rex supra omnes accumbat licet. G. Dumézil a trouvé dans ce lemme un de ses arguments à l’appui de la trifonctionnalité. 18 Gell., noct. Att. 10, 15 (les contraintes du flamine de Jupiter). 19 Macrob., sat. 1, 15, 19. 20 F. E. BROWN, « New Soundings in the Regia », Entretiens de la Fondation Hardt, XIII, Vandœuvres-Genève, 1966, p. 47-60 : ID., « La protoistoria della Regia », RPAA, 47, 1974-1975, p. 15-36. Cf. G. LUGLI, Roma. Il centro monumentale, Rome, 3e éd. 1992 (1ère 17
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Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome
se déroulent les délibérations de pontifes et que le pontife a ses locaux. Le plan trapézoïdal de l’édifice est complexe ; les archéologues y ont reconnu un sacrarium Martis21 et un lieu de culte consacré à Ops Consiva, connu par des indications de Varron et de Festus22. La Regia est proche du temple de Vesta et de la maison des Vestales et ce voisinage, cette proximité sont des éléments significatifs de la topographie religieuse. Les Vestales, qui relevaient du pouvoir du grand pontife, continuèrent, historiquement, une fois l’an, à s’approcher du rex et à prononcer la formule rituelle, qui est comparable à celle que prononçait le général partant en campagne devant les lances de Mars dans le sacrarium Martis (Mars, uigila !23) : uigilasne, rex ? uigila 24 ! La fin de la royauté n’a pas été suivie par une prétendue révolution pontificale, comme l’a démontré G. Dumézil contre les théories avancées par K. Latte25. L’exclusion du rex sacrorum de la vie politique romaine le mettait dans une position très marginale, face aux pontifes. Il est difficile de définir en quoi consistait l’héritage de la royauté, la part des fonctions politiques et celle des fonctions religieuses 26 . Le roi des éd. 1946), p. 212-215 ; F. COARELLI, Il Foro Romano. I Periodo arcaico. Rome, 1983, p. 56-79 (La « Regia », la « domus regis sacrorum » e le case dei re). 21 Renfermant les hastae Martis mises en mouvement par le général qui prononce la formule « Mars, uigila ! » (Serv. Ad Aen. 8, 3 ; 7, 603). Dans ce sacrarium opéraient aussi les Saliae virgines cum apicibus paludatae (Fest. 439, 18-22 L). Cf. Ch. GUITTARD, « La lance ou les lances de Mars », dans G. BONNET (éd.), Dix siècles de religion romaine : à la recherche d’une intériorisation. Hommage à Nicole Boels (Table Ronde de Dijon, « Dix siècles de sentiment religieux », Dijon, 26 mai 2005), Dijon, 2008, p. 76-92 ; Ch. GUITTARD, « From the Curia on the Palatine hill to the Regia on the Forum : the Itinerary of the Salii as a War Ritual », dans N. CUSUMANO, V. GASPARINI, A. MASTROCINQUE, J. RÜPKE (éd.), Memory and Religious Experience in the Greco-Roman World, Stuttgart, 2013, p. 177-184. 22 Varro, ling. 6, 21 ; Fest. 292, 31-34 L ; G. DUMEZIL, La religion..., op. cit., p. 185. 23 Seru., ad Aen. 7, 603 et 8, 3. Cf. supra, note 7. 24 Seru., ad Aen. 10, 228. 25 G. DUMEZIL, La religion…, op. cit., p. 116-125 ; K. LATTE, Rômische Religionsgeschichte, p. 195-196. 26 G. DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 123-125 ; S. MAZZARINO, Dalla monarchia allo stato repubblicano. Ricerche di Storia Romana Arcaica, Catane, 1945 ; J.G. PREAUX, « La sacralité du pouvoir royal à Rome », dans Le pouvoir et le Sacré, Annales du Centre d’Etudes des religions, Université libre de Bruxelles, I, 1962, p. 103-121. Cf. aussi Les
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sacrifices ne saurait être une création ex nihilo des débuts de la République, mais la survivance d’une fonction sacerdotale préexistante ; l’exécration frappa surtout les fonctions politiques et militaires des rois, assumées désormais par les consuls. La vision livienne est certainement schématique et elle est influencée par son époque, incapable d’appréhender les premiers temps de la République. Il est possible d’envisager plutôt une continuité, une phase de transition27. Le rex sacrorum accomplit, par définition, des sacrifices à des dates précises, selon le calendrier religieux. Il intervient en particulier au début de chaque mois, le jour des calendes : après qu’un pontife mineur lui a annoncé l’apparition de la nouvelle lune, il accomplit un sacrifice, avec le pontife, puis il convoque le peuple sur le Capitole, près de la Curia Calabra, pour lui indiquer le nombre de jours, cinq ou sept, qui doit s’écouler jusqu’aux nones du mois et, le jour des nones, il proclame les fêtes du mois en cours28. Le 9 janvier, il préside à la première fête des Agonalia, en sacrifiant un bélier à Janus, dans la Regia, sur le forum29 : il accomplit donc un agonium en sacrifiant à Janus, dieu des commencements, dieu des prima, Jupiter étant le dieu des summa 30 . Le rôle du rex sacrorum au service de Janus peut être comparé à celui des flamines au service de divinités particulières. En fait, il existe trois dies agonales, en dehors du 9 janvier, dans le calendrier romain : le 17 mars, le 21 mai et le 11 décembre, sans que l’on puisse établir un lien avec Janus. Le second jour de cette fête tombait le
origines de la République romaine, Entretiens de la Fondation Hardt, 13, VandœuvresGenève, 1967. 27 M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions of Rome, p. 58 ; T. Cornell, The Beginnings of Rome, Londres, 1995, p. 235-236. 28 Macrob., sat. 1, 15, 10-12 ; Varro, ling. 6, 27. 29 Ouid., fast. 1, 317-334 ; Varro, ling.6, 12 : dies agonales per quos rex in Regia arietem immolat. 30 Aug., cui. Dei 7, 9 ; cf. G. DUMEZIL, La religion…, op. cit., p. 114 et p. 191-192.
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17 mars31, pendant le cycle consacré au dieu de la guerre : il s’agit de l’agonium Martiale, un sacrifice avait lieu sur le Quirinal avec la participation des Saliens qui ouvraient la saison guerrière 32 . Le 11 décembre était le dernier jour des Agonalia (selon les calendriers un sacrifice était offert à Sol Indiges) : cette fête coïncidait avec la célébration du Septimontium33. Le rôle du rex sacrorum dans les Agonalia et les dies agonales s’explique parfaitement par sa fonction : la verbe agere s’applique à l’action sacrificielle (il est employé par le prêtre au moment de l’acte), agonia est synonyme de hostia, « victime », selon Festus34. Au moment de sacrifier la victime animale, l’exécutant pose la question au prêtre : agon ?, qui lui répond hoc age35 ! Le 24 mars et le 24 mai36, les calendriers portent une mention Q R C F, ce qui est généralement compris, Quando Rex Comitiauit Fas37. Le sens 31
Le jour des Liberalia (Ouid., fast. 3, 713-810) était aussi le jour de cet agonium selon Macrobe (sat. 1, 4, 15 : Masurius etiam secundo Fastorum : Liberalium dies, inquit, a pontificibus agonium Martiale appellatur). 32 Varro, ling. 6, 14 : in libris saliorum quorum cognomen Agonnensium forsitan hic dies ideo appelletur potius Agonia. 33 Varro, ling. 6, 24 ; cf. L. A. HOLLAND, « Septimontium or saeptimontium », TAPA 84, 1953, p. 16-34. 34 P. Fest. 9, 16 L : hostiam enim agoniam antiqui uocabant. 35 Plut., Numa 14, 2. Cf. Varro, ling. 6, 12 : dies agonales dicti ab « agone ? » ; Ouid., fast. 1, 317-322. Pour l’expression gratias agere, cf. C. MOUSSY, Gratia et sa famille, Paris, 1966, p. 52-63 ; E. WISTRAND, « Gratus, grates, gratia, gratiosus », Eranos, 39, 1941, p. 17-26. 36 Ouid., fast. 5, 727-728. Cf. Varro, ling., 6, 31 ; Fest. 310, 12-20 L (texte corrompu) et P. Fest., 311, 1-3 L : quando rex comitiauit fas : in fastis notari solet et hoc uidetur significare quando rex sacrificulus diuinis rebus perfectis in comitium uenit ; A. DEGRASSI, Inscr. It. XIII, 2, p. 122-123 et p. 335. 37 A. KIRSOPP-MICHELS, The Calendar of the Roman Republic, Princeton, 1967, p. 29 sq., 68-83, 182-185 ; H. H. SCULLARD, Festivals and ceremonies of the Roman Republic, Londres, 1981, p. 44 sq., 74 sq., 106-108 ; P. BRIND’AMOUR, Le calendrier romain. Recherches chronologiques, Ottawa, 1988, p. 232-234 ; J. RÜPKE, Kalender und Offentlichkeit. Die Geschichte der repräsentation Kalifikation der Zeit in Rom, Berlin New York, 1995, p. 258-260 ; J. CHAMPEAUX, « NP, FP : deux sigles discutés du
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du verbe comitiare demeure discuté : prescrire ou tenir une assemblée, des comices ou venir au Comitium38. Après que le rex a accompli un certain rite, le jour devient ouvert aux réunions, selon la distinction entre jours fastes et jours néfastes. Dans les deux cas, ce jour tombe le lendemain des Tubilustria. En fait, il faut comprendre qu’une fois que le rex a accompli son sacrifice au Comitium, le temps, qui auparavant était nefas, devient fas, la partie sacrée précédant la partie profane. Dans le calendrier romain, le 24 février, par sa date paire et la mention du rex et du Comitium, présente des analogies avec les jours marqués QRCF : ce jour-là est celui du Regifugium, c’est-à-dire, de la fuite du roi39. Le 24 février, le roi des sacrifices est l’acteur principal du Regifugium, une fête en lien avec la chute de la royauté, selon Ovide dans ses Fastes. Ce 24 février, le rex sacrorum accomplissait un sacrifice à Janus sur le forum, devant le Comitium, en présence des Saliens, puis il simulait une fuite. Les Anciens, Ovide, Varron, interprétaient cette fuite comme une commémoration de l’expulsion des Tarquins ; cette explication historique est renforcée par l’étymologie même. Mais elle n’est pas unanimement admise : malheureusement, on ne dispose que de l’abrégé de Festus, le texte original étant très corrompu40 ; il est plus vraisemblable que cette fuite était l’expression magique, traduite dans les gestes du roi, de l’année qui prenait fin ce jour-là, selon l’ancien calendrier. Le 23 février est le jour des Terminalia qui marquent la fin de l’année. Le mois des morts, des purifications, est aussi celui où prend place l’intercalation et le mois intercalaire, Mercedonius41. Entre les Terminalia et le début de l’année aux calendrier romain », dans J. CHAMPEAUX et M. CHASSIGNET (éd.), Aere perennius. Hommage à Hubert Zehnacker, Paris, 2006, p. 107-114 ; F. COARELLI, Il Foro Romano.I Periodo arcaico. Rome, 1983, p. 186-188. 38 Varro, ling. 6, 31 ; cf. ERNOUT-MEILLET, DE, p. 135. 39 Ouid., fast. 2, 685 : nunc mihi dicenda est regis fuga. 40 Fest. 310, 12-20 L ; P. Fest. 311, 1-3 L : Quando rex comitiauit fas in fastis notari solet, quando rex sacrificulus diuinis rebus perfectis in comitium uenit. Cf. Plut., Quaest. Rom. 63. 41 Cf. A. KIRSOPP-MICHELS, The Calendar of the Roman Republic, p. 145-172. Cf. Plut., Numa 18, 18 (terme grec).
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calendes de mars, se situe une période mal définie, marquée par ce que A. Magdelain a défini comme des jours épagomènes, un interregnum sacral de cinq jours : le Regifugium, premier de ces jours, marque la retraite du roi devant ce temps mort42. La fête est en relation avec les mystérieux Poplifugia du 5 juillet, deux cérémonies qui présentent des anomalies, la première par son chiffre pair et la seconde par sa place entre les calendes et les nones et bien sûr le rapprochement s’impose avec les deux fêtes du 24 mars et du 24 mai. Le 24 mars et le 24 mai, le roi des sacrifices préside les comices calates. L’une des fonctions du rex sacrorum est sa place dans les comices calates, une forme particulière des comices curiates, qui votent la Lex curiata de imperio, une loi qui confère l’imperium aux magistrats supérieurs. Les comices curiates sont la plus ancienne assemblée, qui a précédé les comices centuriates dans la vie politique romaine. Mais ils ont pu être précédés par des comices calates, lorsque le calator annonçait, lors des calendes ou des nones, les fêtes religieuses du mois. Les comices calates ont continué à fonctionner, dans le cadre des comices curiates, selon des procédures particulières 43 . Les activités des deux sortes de comices ne nous sont connues que par des juristes tardifs ; elles concernent des questions de droit, relatives à la vie des gentes et aux cultes gentilices. Les comices calates s’occupaient deux fois par an, le 24 mars et le 24 mai, de déclarations testamentaires par lesquelles un pater, en l’absence d’héritiers, désignait un héritier capable d’assurer la continuité des rites familiaux, ou bien il était question d’abandonner des sacra par detestatio sacrorum.
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A. MAGDELAIN, « Cinq jours épagomènes à Rome ? » dans Jus Imperium Auctoritas. Etudes de droit romain, coll. EFR, 133, 1990, p. 279-303 (= REL 40, 1962, p. 201-227). 43 Gell., noct. Att. 15, 27.
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L’inauguration du roi, du rex sacrorum, des flamines relevait des comices calates, mais la lex qui conférait au roi et aux magistrats l’imperium relevait des comices curiates. Dans la vie politique et religieuse de la cité, deux autres acteurs portent le titre de rex : l’interrex, qui exerce une magistrature temporaire, et le rex Nemorensis, un prêtre lié au culte de Diane. L’idée de royauté se retrouve aussi dans le cognomen d’une gens, celle des Marcii Reges. Le rex Nemorensis est une originalité dans le culte à Rome, qui a retenu l’attention des anthropologues et des ethnologues, tant ce rituel remonte à un lointain passé archaïque 44. Le culte de Diane, dans le bois sacré de Némi, est desservi par le rex Nemorensis45, selon un rite archaïque très particulier. Celui qui aspirait à la royauté, un esclave fugitif, devait tuer le titulaire en exercice, après avoir cueilli un certain rameau à un arbre du bois sacré. J.G. Frazer a élaboré46, à travers l’œuvre encyclopédique du Rameau d’or, une théorie sur ce rameau sacré et sur la royauté, et un cycle universel dont le point de départ serait le bois sacré de Diane et le rameau cueilli par Énée lors de sa descente aux enfers avec la sibylle de Cumes. On ne saurait affirmer que ce rex ait été un roi en exercice. Le temple d’Aricie aurait joué le rôle de temple confédéral des Latins, après la chute d’Albe, et la tradition s’est établie depuis Servius Tullius ; on discerne bien 44
A.G. MAC CORMICK (éd.), « Mysteries of Diana. The antiquities from Nemi in Nottingham Museums, Nottingham, 1983 ; F. MELIS, F. R. SERRA RIDGWAY, Mysteries of Diana : sulla nuova esposizione dei materiali nemorensi nel Castle Museum di Nottingham », Archeologia Laziale VIII, 1987, p. 218-226 (Quaderni del Centro di studio per l’archeologia etrusco-italica, 14) ; T.F.C BLAGG, « Le mobilier archéologique du sanctuaire de Diane Nemorensis », Les bois sacrés, Actes du colloque international de Naples. Collection du Centre Jean Bérard, 10, 1993, p. 103-109. 45 Suet., Calig. 35, 3. Caligula aurait suscité un prétendant plus fort pour éliminer le prêtre en exercice depuis trop longtemps à son goût. À l’époque classique, le rôle était tenu par des hommes de basse condition, voire des esclaves fugitifs. Cf. Pausanias, 2, 27, 4 ; Strabon, 5, 3, 12, 239 ; Ouid., fast. 3, 271-272 ; Serv., ad Aen. 6, 136. 46 Cf. Le Rameau d’or (1911-1915), édition française par N. BELMONT et M. IZARD, Robert Laffont, coll. « Bouquins », volume I : Le Roi magicien dans la société primitive ; Tabou et les périls de l’âme, Paris, 1981.
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dans son culte et son histoire (au-delà de son lien avec les femmes et la procréation), un lien avec la souveraineté ; elle est liée à la souveraineté, qu’elle peut conférer, comme Jupiter47. Autre survivance de la royauté à Rome, l’interrègne assure une continuité du pouvoir en l’absence des magistratures normales 48 . L’interregnum est d’abord le temps qui s’écoule entre deux règnes49. Le concept est bien lié au regnum et remonte à la période royale ; c’est, avec le rex sacrorum, la seule survivance du regnum désormais banni et honni dans le vocabulaire des institutions républicaines. L’interroi (interrex) est un magistrat nommé à titre exceptionnel, en cas de vacance du pouvoir, c’est-à-dire après la disparition du roi à l’origine (selon la tradition légendaire rapportée par Tite-Live 50 ) ou des magistrats détenteurs de l’imperium (consul ou tribun militaire à pouvoir consulaire). Le sénat romain désignait alors l’un des siens qui prenait le titre d’interrex (roi intérimaire ou interroi). Celui-ci recevait l’imperium, pouvoir suprême qui lui donnait droit d’établir les augures et, s’ils étaient favorables, de réunir le peuple pour procéder selon les rites à l’élection d’un roi (sous la monarchie) ou des magistrats (sous la République). Si au bout de cinq jours les élections n’avaient pas eu lieu, l’interroi désignait son successeur, lui transmettait son imperium et démissionnait. Les interrois se succédaient ainsi, jusqu’à ce que des magistrats soient élus et leur succèdent. Les interreges ne comptent pas parmi les magistrats et ne figurent pas dans les fastes : leur pouvoir limité à cinq jours ne leur permet guère de marquer la mémoire, de s’inscrire dans cette mémoire. L’interrex se définit
47 Liu. 1, 45, 3-7 (épisode de la vache immolée par le desservant du culte de Diane sur l’Aventin au détriment du Sabin venu à Rome pour accomplir le sacrifice qui devait assurer le pouvoir). 48 A. MAGDELAIN, « Auspicia ad patres redeunt », Hommages à Jean Bayet, Bruxelles, 1964, p. 427-473 ; E. FRIEZER, « Interregnum and patrum auctoritas », Mnemosyne, xii, 1959, p. 301-329 ; J. JAHN, Interregnum und Wahldiktatur, Francfort, 1970. 49 Cic., rep. 2, 23. 50 Liu. 1, 17. Le problème se pose dès la disparition et l’apothéose de Romulus ; Cf. U. COLI, Regnum, SDHI XVII, Rome, 1951.
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par son appartenance au sénat et une naissance patricienne, au moins à l’origine ; les interrois non patriciens ne reçoivent leur légitimité que des pères patriciens. Les interreges ne sont pas tous d’anciens consulaires. Sans doute, l’interregnum apparaît historiquement, dans la vie politique de la cité, comme un moyen de limiter les ambitions de la plèbe. De toute façon, entre la période royale, les débuts et la fin de la République, bien des adaptations ont pu se faire. Il apparaît que l’interregnum s’est adapté à la vie politique romaine, même si l’on observe une relative stabilité ; de nouvelles magistratures, comme le tribunat de la plèbe, modifiaient les rapports de force et l’interregnum était un moyen de limiter les pouvoirs de la plèbe, un moyen auquel le patriciat avait habilement recours. Dans l’interregnum, on retrouve à la fois l’idée d’interruption et de continuité. L’un des pouvoirs des tribuns est un pouvoir d’intercession : ils disposent du ius intercessionis (sauf face à un dictateur). L’interrègne au contraire assure une continuité du pouvoir en l’absence des magistratures normales. Paradoxalement, une gens plébéienne porte le cognomen de Rex, sous la République. La gens Marcia, les Marcii, sont une gens d’origine sabine affirmant descendre du quatrième roi de Rome, Ancus Marcius. La gens faisait frapper l’effigie de Numa Pompilius et d’Ancus Marcius sur ses monnaies et une des familles de la gens portait même le nomen Rex. Les Marcii Reges sont des membres d’une branche de la gens des Marcii. Trois Marcii Reges s’illustreront à la fin de la République : Quintus Marcius Rex, préteur en 144 av. J.-C. (on lui doit la construction de l’aqua Marcia51), Quintus Marcius Rex, fils du précédent, consul en 118 av. J.C.52, Quintus Marcius Rex, fils du précédent, consul en 68 av. J.-C53. Un devin du nom de Marcius est lié à la crise religieuse des Caminia Marciana 51
T.R.S. BROUGHTON, MRR, I, p. 471. Cf. Frontin. Aqu. 1, 7. Ibid., p. 527. 53 Ibid., II, p.137. 52
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en 21254 et serait à l’origine des ludi Apollinares (Jeux Apollinaires) en 212 av. J.-C. Marcus Marcius est le premier plébéien à devenir roi des sacrifices au moment de cette crise55. La fonction du roi des sacrifices s’est peu à peu effacée au profit de celle des pontifes qui supervisaient la religion romaine. On connaît même des vacances de pouvoir : ainsi en 208 avant notre ère, Dolabella attendit deux années avant de revêtir cette fonction 56 . L’annonce des fêtes du calendrier fut assumée par un pontife mineur, la présidence des comices calates des 24 mars et 24 mai tomba peu à peu en désuétude. Le dernier roi de la période républicaine fut un Lucius Claudius nommé par le grand pontife Jules César, vers 60 57 . Auguste rétablit la dignité des anciens sacerdoces et les premiers empereurs exercèrent la fonction de grand pontife. Le titre qui apparaît ensuite dans certains témoignages épigraphiques concerne plus vraisemblablement des sacerdoces locaux. A côté du grand pontife, des grands collèges, des augures ou des interprètes des Livres sibyllins, les decemviri sarcis faciundis, le rex sacrorum occupe un rôle secondaire, mais il n’en a pas moins sa place dans la vie religieuse. Il est la survivance de l’aspect royal du pouvoir dans la vie de la cité. Cette survivance de la royauté pourrait se retrouver dans certaines formes de pouvoir comme l’imperium. Le sacré donne un grand pouvoir dans la vie politique à Rome : occuper un sacerdoce est un surcroît de pouvoir, renforce l’exercice d’une magistrature (on le voit bien à travers les fonctions religieuses de César ou d’Auguste).
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Liu. 25, 12, 5-6 et 9-12 ; Macrob., sat. 1, 17, 28. Cf. Ch. GUITTARD, Carmen et prophéties à Rome, Recherches sur les Rhétoriques Religieuses, 6, Turnhout, 2007, p. 278-292. 55 Liu. 27, 6, 16 (mort du rex en 210) et 36, 5 (le successeur n’est élu que deux ans plus tard, en 208) ; F. MÜNZER, Adelsparteien und Adelsfamilien, Stuttgardt, 1920, p. 80 ; T.R.S. BROUGHTON, MRR, I, p. 282-284. 56 Liu. 27, 36. 57 Cf. Cic., haruspic. resp. 12, 26.
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Le rex sacrorum reste un acteur de la vie religieuse, dans le calendrier, en lien avec Janus. Il assure une continuité dans la vie religieuse, même à travers le rituel du Regifugium. Il représente la tradition du sacré, en lien avec le fondateur ; la royauté n’a pas été une rupture : ce sont les Tarquins qui ont été chassés. Le lien entre les hommes et les dieux, entre le pouvoir des hommes et celui des dieux, la pax deorum, repose sur une continuité dont on retrouve l’essence dans la fonction même du rex sacrorum. Charles Guittard Professeur émérite de langue et de littérature latines Université Paris-Nanterre Bibliographie S. BATTAGLINI, L’iscrizione del « Niger lapis » in una nuova proposta di lettura, Rome, 2006. M. BEARD, J. NORTH, S. PRICE, Religions of Rome, I A History, II A Sourcebook, Cambridge, 1998. T.F.C. BLAGG, « Le mobilier archéologique du sanctuaire de Diane Nemorensis », dans Les bois sacrés, Actes du colloque international de Naples. Collection du Centre Jean Bérard, 10, 1993, p. 103-109. P. BRIND’AMOUR, Le calendrier romain. Recherches chronologiques, Ottawa, 1988. F.E. BROWN, « New Soundings in the Regia », Entretiens de la Fondation Hardt, XIII, Vandœuvres-Genève, 1966, p. 47-60. T.R.S. BROUGHTON, The Magistrates of the Roman Republic, Philological Monographs of the American Philological Association, 15, New York, I, 1951, II, 1952. F.E. BROWN, « La protoistoria della Regia », RPAA, 47, 1974-1975, p. 15-36. J. CHAMPEAUX, « NP, FP : deux sigles discutés du calendrier romain », dans J. CHAMPEAUX et M. CHASSIGNET (éd.), Aere perennius. Hommage à Hubert Zehnacker, Paris, 2006, p. 107-114.
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Utriusque iuris scribimus – une tentative de confronter les deux éléments de la sagesse jurisprudentielle dans la tradition romanistique1 Le brocard de ce titre est en réalité une compilation délibérée visant à illustrer la perception traditionnelle du droit dans l’esprit du peuple en tant que porteur de la tradition morale et juridique. Ces deux éléments sont nécessaires pour garantir la légitimité et la prise de conscience de la nécessité d’un ordre juridique parmi les participants au dialogue public. Dans cette étude, nous essayons de montrer les mécanismes spécifiques d’interaction de ces éléments de connaissance juridique. L’étude suit les mécanismes de construction d’un cadre constitutionnel commun sur la base de principes communs issus du contexte juridique traditionnel religieux et de la manière dont il est interprété. Depuis les temps les plus archaïques, la connaissance juridique est reliée à deux pieds, qui sont aux mêmes temps comparables et contradictoires, les règles juridiques et les normes religieuses. Ce sont deux mondes séparés et connectés (aussi géographiquement et spirituellement) – sacré et profane (ius et fas). I.
Loi sacrée et loi d’origine, qui portent le cadre général des actes juridiques publics et privés
La première observation de notre discours, que nous faisons dans ce contexte, est liée au rôle de la norme sacrale en tant que garantie de la force juridique des actes dans le domaine public ou privé. Ils apparaissent ici comme un cadre constitutionnel, constitué de pratiques communes garantissant l’effet juridique de l’action.
1
L’auteur tient à remercier le professeur Jacques Bouineau pour son aide dans la version française du texte.
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Konstantin Tanev En ce sens, certaines sources montrent que l’exécution d’actes juridiquement valables dépend de leur placement correct dans la structure des coutumes et des règles religieuses. Ce dernier a joué le rôle d’une confirmation formelle de l’opération juridique respective, correspondant à son application juridique et d’une garantie de sa validité. La nécessité de cela est probablement liée à la perception du droit en tant que manifestation du pouvoir divin de distinguer le bon comportement humain et de définir sa différence avec le comportement illégal. C’est la nature rituelle des actes juridiques archaïques qui détermine leur relation à la cyclicité et à la pratique des habitudes religieuses dans la période ad hoc. Ici, nous pouvons rappeler le fameux rituel accompli par le rex sacrorum (en latin « roi des choses sacrées »), qui divisait les périodes de l’année (par les jours respectifs) en fastes soi-disant (les jours où il est permis de parler en public, de passer des contrats et de traiter les affaires et de rendre la justice) et les néfastes (où cela n’est pas permis). Les jours sacrés et profanes qui ont prédéterminé l’exécution des pratiques juridiques et religieuses idoines. Il est suffisant pour rendre évidente cette affirmation de mentionner l’étymologie bien connue de Varon sur le mot « dies », jour. Selon l’étymologie de l’auteur, le mot « jour » a été associé à celui de « dire », en fonction du moment de la proclamation en « racontant » le moment des « jours autorisés, sacrés ». De lingua latina 6, 31 (Goetz e Schoell) : ... Dies qui vocatur sic ‘quando rex comitiavit fas’, [s]is dictus ab eo, quod eo die rex sacrific[i]ulus dicat ad comitium, ad quod tempus est nefas, ab eo fas : itaque post id tempus lege actum saepe. ... Le dies qui s’appelle ‘quand rex comitiavit fas’ est ainsi appelé parce que ce jour-là le rex sacrificateur se rend (dicat) au comice. Jusqu’à ce moment, il est nefas, à partir de ce moment-là est fas. Et après cela, l’activité du « lege agere » a souvent repris son cours.
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Utriusque iuris scribimus L’hypothèse qui remonte à Mommsen2 est que le texte devient une question de jours entre le 24 mars et le 24 mai, période dans laquelle le rex accomplissait des cérémonies comiciales. Bostford, discutant de la même hypothèse, se demande s’il s’agit des comices testamentaires, mais note encore, comme Mommsen, qu’ils ont été convoqués par le grand pontife, pas par le roi des choses sacrées. Le chercheur anglais a commenté d’une manière astucieuse que fixer deux dates si proches pour les mêmes comices testamentaires était étonnant. D’autre part, André Magdelain3 souligne que, dans la république, les pontifes ont progressivement retiré cette fonction du rex sacrificiel et ont commencé à convoquer les comitia calata (les comices convoqués), qui permettaient aux citoyens de faire testare, « tester ». Mais le savant français a souligné qu’il n’y avait aucune raison de supposer que ces comices ont voté les testaments. L’étude de ce problème est liée à un témoignage de Plutarque (Plut., Quaes, Rom., 634), qui lie la pratique du rex à accomplir des actions sacrées devant la commission en « expulsant » ou en « échappant » au rex de Rome. Lui-même, cependant, n’avait pas les fonctions de créer ou d’accorder le droit, iuris dictio. Il y avait aussi le soi-disant dies endotercisus (EN), 5 divisé en trois qui, pendant le sacrifice du matin et à la fin, était nefastus (quand le sacrifice final a été fait), et entre ces événements a été considéré fastus. En fin de compte,
2
T. MOMMSEN, Römische Chronologie bis auf Caesar, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1858, s. 241 sq, IDEM, Römische Staatsrecht, Leipzig, Hirzel, ii, p. 38, n. (Mommsen T. , 1876) 2 ; iii, p. 319 ; CIL. i.2, p. 289. 3 A. MAGDELAIN, Ius, imperium, auctoritas, Études de droit romain, Collection de L’École française de Rome - 133, Rome, 1990, p. 271-277. 4 Plutarque explique au début du texte que traditionnellement le rex a accompli les sacrifices lui-même avec l’aide des prêtres (ἢ τὸ παλαιὸν οἱ βασιλεῖς τὰ πλεῖστα καὶ µέγιστα τῶν ἱερῶν ἔδρων καὶ τὰς θυσίας ἔθυον αὐτοὶ µετὰ τῶν ἱερέων), puis en Grèce ils furent privés de cette fonction, et les Romains les expulsèrent. Enfin, le paragraphe souligne qu’après le sacrifice par l’incinération, le rex quittait rapidement les comices ἣν θύσας ὁ βασιλεὺς κατὰ τάχος ἄπεισι φεύγων ἐξ ἀγορᾶς). C’est la dernière expression qui est associée dans la littérature à la mention de l’évasion du rex - regifugium. (ἢ τὸ παλαιὸν οἱ βασιλεῖς τὰ πλεῖστα καὶ µέγιστα τῶν ἱερῶν ἔδρων καὶ τὰς θυσίας ἔθυον αὐτοὶ µετὰ τῶν ἱερέων (ἣν θύσας ὁ βασιλεὺς κατὰ τάχος ἄπεισι φεύγων ἐξ ἀγορᾶς). 5 Cf. R.J. KING, Desiring Rome, Male Subjectivity and Reading Ovid’s Fasti, Columbus, The Ohio State University Press, 2006, n. 6.
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Konstantin Tanev l’administration de la justice plus tard, comme le souligne Magdelain, n’est plus nécessaire pour le reste de la journée. Les deux jours ci-dessus (en mars et mai) sont marqués avec la formule QRCF, et après l’activité du rex, désigné par le verbe comitio, le jour s’est transformé en fastus. Le texte fait l’objet de nombreuses discussions sur sa lecture et son interprétation, auxquelles nous n’accorderons pas beaucoup d’attention maintenant. Il est à noter, cependant, que Santoro 6 comprend que c’est précisément à cause de l’acte de ius qu’il ne s’agit pas du rex cérémonial, c’està-dire de la politique. Le même l’auteur ne sait pas interpréter assez clairement comitiavit comme la convocation des comices – « provocare un comizio », « convocare un comizio »7. Santoro relie la convocation de la réunion avec le présacrifice. Et l’acte lui-même était structuré selon la formule de Varr. l.l. 6, 88. In commentariis consularibus scriptum sic inveni : Qui exercitum imperaturus erit, accenso dicit hoc : `Calpurni, voca in licium omnes quirites huc ad me’. Accensus dicit sic : `Omnes quirites, in licium visite huc ad iudices’. `C. Calpurni’, cos. dicit, ‘voca ad conventionem omnes quirites huc ad me’. Accensus dicit sic : `omnes quirites, ite ad conventionem huc ad iudices’. Dein consul eloquitur ad exercitum : `impero qua convenit ad comitia centuriata’.
La formule QRCF soulève un certain nombre de questions qui nécessitent une attention particulière, mais pour les besoins de cette étude, il suffit de noter la nécessité d’observer le rituel religieux pour la structure du rassemblement du peuple, afin d’assurer une bonne communication avec les quirites et l’engagement valable de leur participation à l’acte juridique. Nous pouvons conclure que, dans ce cas, la loi sacrée agit comme une base formelle, officielle, qui a fourni un sens obligatoire des actes juridiques
6
R. SANTORO, « Il tempo e il luogo dell’actio prima della sua riduzione a strumento processuale », in : Annali del seminario giuridico dell’Università di Palermo (AUPA), XLI, 1991, p. 300 sq. 7 P. CIPRIANO, Fas e nefas. Roma, Istituto di glottologia, Università di Roma, 1978, p. 115.
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Utriusque iuris scribimus pertinents. Envisagé sous l’angle chronologique, il présente clairement la loi archaïque dans une forme de mise en œuvre du calendrier. En outre, on peut voir que le droit est localisé par sa désignation topographique pertinente (au forum, au comices). Cela signifie que dans la conscience des citoyens, c’était la pratique religieuse qui fournissait non seulement les limites personnelles et temporelles représentant le droit, mais aussi la caractéristique topographique spécifique. Ainsi, cette pratique porte une certaine fonction cognitive, clarifiant le droit et définissant sa forme, son lieu et son contenu. Pour cette raison, l’action en justice devait être exécutée à certains jours de l’année, et parfois dans une partie spécifique de la journée et dans un endroit spécifique, devant une certaine personne : c’est-à-dire qu’il incarnait le droit pour les citoyens. Cependant, tous ces éléments ne traduisaient pas une fonction directe de la pratique religieuse, mais constituaient plutôt une réalité distincte. Parallèlement à cela, la tradition juridique elle-même, comme c’est le cas pour la plupart des règlements primitifs, a également été personnifiée. En ce sens, Tite-Livе décrit également le rex Numa Pompilius comme l’homme le plus recherché en matière de droit séculier et divin (consultissimus vir, […], omnis divini atque humani iuris8). Donc le calendrier comme une notion ou encore mieux, comme une norme organisant a eu une structure double : juridique et sacrale. Bien sûr, pendant l’ère précédente, c’était une procédure de divination, qui contenait la connaissance interprétative et justificative. Le même effet peut être vu dans le cas de la nomination du consul. Liv. 41 18 ; 19 // a. Chr. 176. 175 18. C. Valerius audita ... periti religionum iurisque publici, quando duo ordinarii consules eius anni, alter morbo, alter ferro periisset, suffectum consulem negabant recte comitia habere posse. ... 19. deduxit.
8
Liv. 1.18 Inclita iustitia religioque ea tempestate Numae Pompili erat. Curibus Sabinis habitabat, consultissimus vir, ut in illa quisquam esse aetate poterat, omnis divini atque humani iuris.
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Konstantin Tanev C. Valerius, après avoir entendu… que les personnes expérimentées dans la piété et le droit public après que les deux réguliers consuls ont péri, l’un de maladie et l’autre d’une épée, ont refusé la possibilité de nommer par les comices d’un consul suppléant ... a pris sa retraite.
Le texte lui-même est très amusant parce qu’il dit que la jurisprudence, aussi bien que la religion et le droit publique, « a refusé la possibilité de nommer » un consul suffect : « C. Valerius audita ... periti religionum iurisque publici … deduxit… » Donc elle (la jurisprudence) a eu la capacité d’interpréter la volonté divine et de confirmer ou de rejeter la décision des comices. Cette capacité est l’expérience des choses sacrales dans le sens d’Ulpien (D. 1.1.10.2 Ulp. 1 reg. Iuris prudentia est divinarum atque humanarum rerum notitia). Pour notre étude, il est important de conclure que le droit sacral « le fas » a une fonction corrective en ce qui concerne le droit laïque, que dans notre cas il se concentre dans une loi votée par l’assemble centuriate. Alberto Burdese et plus tard Pietro Cerami,9 qui a continué l’argumentation du maître de Turin, ont souligné à propos du fragment discuté, que cette interprétation du droit public est directement liée au courant de l’époque du débat politique que les hommes préparés dans le domaine du droit public sont fondamentalement liés avec la mémoire du passé. En outre, Cerami a conclu que l’interprétation des lois publiques, leges publicae, est caractérisée par une grande liberté, car la vieille tradition et ce que nous connaissons comme principes constitutionnels n’ont jamais été perçus comme une barrière insurmontable. En fait, cette conclusion introduit de nouveau la tradition religieuse en tant que cadre externe de la loi, qui a légitimé politiquement la solution pertinente de la question juridique. Il a utilisé le modèle traditionnel comme argument pour la durabilité et la cohérence de l’acte politique idoine, en s’appuyant sur des normes d’ordre supérieur et de signification juridique. Dans le même temps, ces normes
9
P. CERAMI, « Iuris publici interpretatio e contentio de iure publico (a proposito di alcune riflessioni di Alberto Burdese) », AUPA, 59 (2016), p. 183-209, spéc. p. 188-189 ; A. BURDESE, « Note sull’interpretazione in diritto romano », in BIDR 91, 1988, p. 181 sq. (= Digesto IV. Discipline privatistiche. Sez. civ., 10, Torino 1993, 1 sq. = Miscellanea romanistica, Madrid, 1994, 13 sq.
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Utriusque iuris scribimus sont interprétées sous une forme relativement libre, permettant une certaine flexibilité de l’argumentation utilisée. II.
La priorité de la nouvelle loi
Nonobstant le principe général selon lequel la nouvelle loi devrait être construite dans le cadre de la tradition juridique religieuse générale, c’est-à-dire que la nouvelle loi devrait être appliquée dans les cadres de l’ancienne, la tradition changeait progressivement, les juristes commencent à accepter la priorité de la nouvelle loi. Dans un autre texte, encore une fois de Tite-Live, nous est présenté un détail important : que la sphère divine ne peut pas pénétrer dans la procédure de formation des lois séculaire. Livio 27.8.9 // a. Chr. 209 [8] ingressum eum curiam cum P. Licinius praetor inde eduxisset, tribunos plebis appellavit. flamen vetustum ius sacerdotii repetebat: datum id cum toga praetexta et sella curuli ei flamonio esse. Quand il fut entré au Sénat et que le préteur Publius Licinius l’eût escorté, il fit appel aux tribuns de la plèbe. Le flamine revendiquait avec insistance un ancien droit de son sacerdoce, disant qu’il avait été accordé à cette fonction de flamen avec la toga praetexta et la sella curulis. [9] praetor non exoletis vetustate annalium exemplis stare ius, sed recentissimae cuiusque consuetudinis usu volebat: nec patrum nec avorum memoria Dialem quemquam id ius usurpasse. Le préteur soutenait qu’un droit était fondé, non sur des instances démodées des annales, mais dans chaque cas sur une pratique très récente ; et que, dans la mémoire de leurs pères et de leurs grands-pères, aucun flamine de Jupiter n’avait exercé ce droit.
Il s’agit de l’une histoire du droit qui a commencé à prendre une véritable cohérence entre le droit laïque et le droit sacral qui se sont séparés graduellement avec le passage du temps, mais Tite-Live nous démontre aussi un autre élément 37
Konstantin Tanev important. Il a soutenu que le rite nouveau a remplacé la pratique ancienne. Donc cette affirmation est elle-même une innovation, quand nous considérons la règle plus ancienne. Encore une fois, avec l’aide de cet auteur, nous pouvons restituer l’ordre antérieur qui a été changé par la suite. Liv. 9 34.7 immo vero omnes scierunt et ideo Aemiliae potius legi paruerunt quam illi antiquae, qua primum censores creati erant, quia hanc postremam iusserat populus et quia, ubi duae contrariae leges sunt, semper antiquae obrogat nova.
Je voudrais seulement me concentrer sur la phrase dernière qui dit que tout le monde sait que la loi la plus récente qui entre en contradiction avec une loi ancienne sera toujours abrogée par celle-ci. Donc nous avons une situation historique ou les changements seront effectués par réorganisation du droit en vigueur où les anciens ne sont pas plus mentionnés, parce qu’à Rome le contenu de la loi dépend de formulations mémorisées par la jurisprudence ou par copie d’une loi où certaines règles ne sont plus mentionnées. III.
Un parallèle avec la tradition byzantine
Une comparaison du droit de la Rome antique et de celui de l’Empire romain d’Orient, dans l’Antiquité tardive, était pleinement justifiée à la fois en termes de développement historique et en termes de système et de contenu des normes juridiques. En fait, ce sont souvent une version grecque ou une interprétation basée sur l’ancienne tradition romaine dont nous avons parlé dans les paragraphes précédents. C’est aussi la raison pour laquelle nous observons dans le droit de l’Empire d’Orient un tel équilibre entre les normes religieuses et laïques, comme nous l’avons vu dans l’ancien droit romain. En ce qui concerne l’identification des personnes qui exercent et composent le droit religieux à Byzance, bien sûr, nous ne pouvons pas trouver beaucoup de similitude avec l’antiquité romaine archaïque ou classique. Ceci est également déterminé par la grande différence entre le christianisme et le polythéisme antique. Toutefois, en plus du développement du droit dans l’Empire byzantin, on voit un certain dualisme entre les principes laïque et religieux en droit, peutêtre lié à une considération similaire de connaissances juridiques dans la Rome
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Utriusque iuris scribimus antique. Il suffit de rappeler la caractéristique de Numa faite par Tite-Live : consultissimus vir, [...], omnis divini atque humani iuris, discutée ci-dessus. Le contexte de la combinaison laïque et spirituelle dans le modèle byzantin, similaire au modèle archaïque des premiers citoyens romains, se concentre à nouveau sur l’unité de l’origine spirituelle et laïque comme mécanisme pour l’exercice politique du pouvoir. Cependant, la version romaine voit cette combinaison dans sa division fonctionnelle entre l’empereur et le patriarche dans un système de diarchie, visant à légitimer soit la norme séculière soit la norme religieuse. Andreas Schminck, dans son étude sur la création et la mise en œuvre de la loi pendant la dynastie macédonienne à Byzance,10 tire une conclusion similaire. L’auteur souligne que parfois les patriarches ont cherché à persuader les empereurs de proclamer des lois civiles sur les revendications de l’église, en se référant en particulier à un texte de l’Isagogè décrivant la constitution de l’Etat (πολιτεία) sur la base de l’équilibre entre ses parties nécessaires – l’empereur et le patriarche –, pour que les sujets puissent atteindre la paix et le bonheur.11 Le texte reflète, dans une plus ou moins grande mesure, le cadre idéologique du droit, qui doit être conforme aux normes de Dieu et à l’ordre de l’Église, qui se reflète également dans les normes civiles par l’ouverture de l’empereur à ces questions. C’est aussi le principe de base de l’interaction de l’Église et du pouvoir civil dans les pays suivant le modèle de la justice orientale – la soi-disant diarchie. Ce cadre idéologique a également permis à la tradition antique une liberté d’interprétation relativement plus grande. Malgré la proclamation de différents
10 A. SCHMINCK, « Zur Einzelgesetzgebung der “makedonischen” Kaiser », Fontes Minores XI (2005) p. 269-323. Je voudrais remercier le professeur Dorothey Getov de l’Institut d’histoire de l’Académie bulgare des sciences, qui m’a remis cet article. 11 ή. Τῆς πολιτείας ἐκ µερῶν και µορίων αναλόγως τῷ ἀνθρώπῳ συνισταµένης, τα µέγιστα καί ἀναγκαιότατα µέρη βασιλεύς ἐστι καί πατριάρχης. διό καί ἡ κατά ψυχὴν καί σῶµα τῶν ὑπηκόων εἰρήνη καὶ ευδαιµονία βασιλείας ἐστὶ καὶ ἀρχιεροσύνη ἐν πᾶσιν ὁµοφροσύνη και συµφωνία. Les constitutions de parties et d’éléments semblables à l’homme sont composés, les parties les plus grandes et les plus nécessaires sont le basileus et le patriarche. Donc la paix et le bonheur pour l’âme et le corps des subordonnés sont dans l’accord et l’harmonie du royaume et de la hiérarchie.
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Konstantin Tanev principes d’interprétation, les chercheurs acceptent souvent des exceptions, cherchant l’occasion de défendre une opinion ou une autre. Là encore, la question de la priorité du cadre général est soulevée, car l’universalité de la religion chrétienne a été acceptée en tant que règle constitutionnelle générale. La même question a été discutée dans le droit Byzantin par Theodor Balsamone qui a toujours soutenu que le droit canonique prévalait sur la loi laïque. Ici nous devons souligner que les décisions des conciles de l’Église ont été également signées par les empereurs, ce qui justifie également l’harmonie entre ces deux sources du droit. Dans cet esprit, il a souligné que les Basiliques devraient être préférés au Digeste, puisque les premiers sont plus justes, par exemple D. 41.2.30.2 a été omis dans la traduction dans les Basiliques.12 Balsamon, à une autre occasion, est prêt à préférer une nouvelle loi civile, bien que le Nomocanon dans le titre XIV, qui n’a pas encore été explicitement annulé, n’a pas été vu. Puis le patriarche Michael III Anchialos de Constantinople a nommé évêque dans la métropole d’Amasya Leo. Lui, cependant, s’est opposé à l’empereur. Le Métropolite Leo tenait la chaire depuis longtemps douairière (sans évêque). Le patriarche a fait cela selon Nov. 123, qui a été incluse dans le Nomocanon au titre XIV. Le problème était que les Basiliques ne reproduisaient pas ce texte, mais néanmoins le patriarche a insisté sur le fait qu’en raison de son caractère sacré, le Nomocanon n’avait pas perdu son pouvoir. Dans sa consultation, Balsamon a souligné que les dispositions de Justinien et le Nomocanon avaient également perdu leur pouvoir en raison de leur passage dans les Basiliques, soutenant ainsi la position du métropolite contre le Patriarche.13
12
Ici Stolte (B.H. STOLTE, « Balsamon and the Basilica », Subseciva Groningana 3 (1989), p. 15-25 à l’occasion du Canon X fait référence à D. Simon ; cf. D. SIMON, ‘Balsamon zum Gewohnheitsrecht’, ΣXOΛIA. Studia ... D. Holwerda oblata ed. W.J. AERTS et al., Groningen, 1985, p. 119-133, spéc. p. 121. 13 В. Цыпин, Вдовствующая кафедра (W. Zypin, Wdowstwujuschtaja kafedra) http://www.pravenc.ru/ text/149999.html, достъп на 02/12/2017 г.
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Utriusque iuris scribimus Mais ces deux cas montrent seulement que l’interprétation juridique dépend de la situation politique et idéologique particulière de l’Antiquité et du Moyen Âge, la nouvelle loi devenant de plus en plus importante. Conclusion En comparant l’ancien droit romain et le droit gréco-romain de l’Empire romain d’Orient, nous pouvons voir de nombreuses caractéristiques communes avec le droit de la Rome antique. Ceci, bien sûr, est le résultat de la continuité entre eux, mais cela montre également la nécessité d’un cadre réglementaire commun sur le régime juridique. Le rôle d’un tel cadre reposait sur les normes plus anciennes, mais aussi sur celles de nature religieuse. Progressivement, l’importance d’une législation plus récente devient de plus en plus marquée et, à la fin, elle devient une priorité, surtout à l’ère de la construction de la vision scientifique du droit. Dans l’Empire romain d’Orient, l’importance de la législation après Justinien avait l’avantage, vraisemblablement en raison de son caractère latin et de la plus grande autorité du droit ecclésiastique depuis l’époque du patriarche Photius. Pourtant, la loi de l’Église comme porteur du cadre idéologique commun avait la priorité. Cependant, cette construction avait une structure assez souple et permettait une interprétation en faveur du droit civil pour des raisons purement politiques. Konstantin Tanev Professeur de droit romain UNWE (Sofia) Bibliographie A. BURDESE, « Note sull’interpretazione in diritto romano », BIDR (= Digesto IV. Discipline privatistiche. Sez. civ., 10, Torino, 1993, 1 sq. = Miscellanea romanistica, Madrid 1994, p. 91.
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Konstantin Tanev P. CERAMI, « Iuris publici interpretatio e contentio de iure publico (a proposito di alcune riflessioni di Alberto Burdese) », AUPA 59, 2016, p. 183-209, spéc. p. 188-189. P. CIPRIANO, Fas e nefas, Roma, Istituto di glottologia, Università di Roma, 1978. R.J. KING, Desiring Rome, Male Subjectivity and Reading Ovid’s Fasti, Columbus (Ohio), The Ohio State University Press, 2006. A. Magdelain, Ius, imperium, auctoritas, Études de droit romain, Rome, Collection de L’École française de Rome 133, 1990. T. MOMMSEN, Römische Chronologie bis auf Caesar. Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1858. T. MOMMSEN, Römische Staatsrecht, Leipzig, Hirzel, 1876, (Том ii). R. SANTORO, « Il tempo e il luogo dell’actio prima della sua riduzione a strumento processuale », Annali del seminario giuridico dell’Università di Palermo (AUPA), XLI, 1991. A. SCHMINCK, « Zur Einzelgesetzgebung der “makedonischen” Kaiser », Fontes Minores, XI, 2005, p. 269-323. D. SIMON, Balsamon zum Gewohnheitsrecht, Groningen, 1985. B.H. STOLTE, « Balsamon and the Basilica », Subseciva Groningana 3, 1989, p. 15-25. B.B. ЦЫПИН, Правосланая енциклопедия. http://www.pravenc.ru/text/149999.html (д2 12 2017 r.)
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Извлечено
от
Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie L’un des textes historiographiques majeurs de la culture cunéiforme, que les modernes appellent la Liste Royale Sumérienne1, débute par ces mots (ll. 1-19) : « Lorsque la royauté est descendue du ciel, la royauté est allée à la ville d’Eridu. À Eridu, Alulim devint roi. Il régna pendant 28 800 ans. Alalgar régna pendant 36 000 ans. Deux rois : ils ont régné pendant 64 800 ans. Ensuite, Eridu est tombée et la royauté a été portée à la ville de Bad-tibira (suivent les noms de trois rois qui ont régné au total pendant 10 800 ans). Ensuite, Bad-tibira est tombée et la royauté a été portée à Larak. »
Le texte continue en citant Sippar et Šuruppak, deux autres villes auxquelles la royauté a été attribuée, et le paragraphe se termine par un récapitulatif (ll. 3639) : « Dans cinq villes, huit rois ; ils ont régné pendant 241 200 ans. Puis le Déluge a tout balayé. »
Vient ensuite une nouvelle liste de villes et de souverains, beaucoup plus longue, introduite par la même phrase qu’au début, avec en plus la mention du Déluge (ll. 40-42) : « Après le Déluge, et lorsque la royauté est (à nouveau) descendue du ciel, la royauté est allée à la ville de Kiš. »
Les rois mentionnés par la suite ont des durées de vie moins longues et qui s’amenuisent au fur et à mesure de l’énumération : on passe de 1200 ans à quelques centaines d’années, puis au-dessous de cent, pour arriver à des chiffres réalistes de quelques dizaines d’années, voire moins. Les personnages cités pour ces périodes plus récentes correspondent à des figures historiques réelles, dont les traces sont attestées à partir du milieu du XXIVe s. avant n.è. et se prolongent
1
L’editio princeps du texte est celle de T. JACOBSEN, The Sumerian King List, AS 11, 1939. Les citations de cet article sont faites d’après le manuscrit le plus complet (WB), accessible en translittération et traduction anglaise sur le site de l’université d’Oxford, The Electronic Text Corpus of Sumerian Literature (ETCSL 2.1.1 http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=c.2.1*#).
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Sophie Démare-Lafont jusque vers le milieu du XIXe s. avant n.è. Tous les noms qui s’enchaînent dans cette large fourchette chronologique d’environ cinq cents ans, sont ceux de princes connus par des sources directes (inscriptions officielles ou documents administratifs). Ils sont crédités de durées de règne parfois plus longues que ce que l’on sait par ailleurs mais qui restent néanmoins vraisemblables. On a donc affaire, avec cette Liste Royale Sumérienne, à une composition au statut incertain, à la fois mythique et historique2. Son objectif est sans doute de proposer une généalogie de l’institution royale3, mais également de montrer son caractère itinérant puisque la couronne passe de ville en ville, revenant même plusieurs fois au même endroit, sans que l’on sache ce qui motive les changements. Bien qu’il ne soit question que de protagonistes humains et de cités terrestres dans ce document, les dieux sont présents et même omniprésents, quoique de manière implicite. Deux arguments principaux justifient cette affirmation. Il y a d’abord la phrase qui introduit les deux listes de souverains : « Lorsque la royauté est descendue du ciel ». Le ciel est le royaume des divinités, qui y vivent et qui y inscrivent des messages adressés aux hommes, au moyen des astres et des étoiles. La royauté a donc été envoyée sur terre par la volonté divine, et ceci à deux reprises : une première fois à l’origine des temps, et une seconde fois après le Déluge, à l’occasion de la refondation de l’humanité, qui inclut donc la refondation de la royauté, ressentie presque comme une donnée naturelle ou au moins inséparable de l’organisation de la société. L’autre argument tient à la circulation de la royauté entre les diverses villes citées par le texte. En Mésopotamie, chaque cité est rattachée à un dieu poliade qui y réside. Il est logé dans un temple où des desservants aux fonctions assez
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Sur le statut de ce texte, cf. dernièrement P. STEINKELLER, History, Texts and Art in Early Babylonia, SANER 15, 2017, p. 40-78. 3 Les spécialistes s’accordent à considérer la mention des rois antédiluviens comme une addition plus tardive et issue d’une tradition distincte de la version d’origine, qui faisait de Kiš, une ville du nord babylonien, le siège premier de la royauté. Les compilateurs postérieurs ont voulu réduire le rôle politique et culturel de Kiš en désignant à sa place Eridu, une ville du sud sumérien. Cf. G. MARCHESI, « The Sumerian King Kist and the Early History of Mesopotamia », QVO 5 (2010), p. 231-248, spécial. p. 232.
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Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie mal connues s’occupent de son entretien quotidien, recueillent et transmettent ses ordres par la divination et embellissent son environnement par toutes sortes d’ornements4. Attribuer la royauté à des capitales différentes à tour de rôle revient à mettre en valeur cycliquement les divinités du panthéon sumérien puis akkadien, au gré des vicissitudes de l’exercice du pouvoir. Dans cette perspective, il faudrait comprendre que la chute de chaque ville est liée à une défaite militaire, constituant elle-même l’expression d’une volonté divine de transfert de la royauté. On le voit, religion et royauté sont très proches dans la conception mésopotamienne du pouvoir. La Liste Royale Sumérienne a certainement contribué à la vision, longtemps prédominante chez les assyriologues, d’un pouvoir politique originellement absorbé dans la sphère religieuse, dont il se serait progressivement détaché. La lecture évolutionniste de l’histoire, héritée du XIXe s. européen, a perduré au XXe s.5 dans un discours retraçant les lents progrès de la sécularisation dans un univers oriental guidé primitivement par les seules forces divines, elles-mêmes maîtrisées par des grands prêtres omnipotents exerçant dans le cadre de la cité-temple6.
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Pour une synthèse des divers types de desservants des temples et de leurs activités cultuelles, cf. W. SALLABERGER et F. HUBER VULLIET, « Priester. A.I. Mesopotamien », RlA 10, 2003-2005, p. 617-640, et D. CHARPIN, La vie méconnue des temples mésopotamiens, Paris, 2017. 5 Pour un excellent résumé analytique de ces théories, cf. P. BUTTERLIN, « Archéologie et sociologie. Le cas de l’Orient ancien », dans S.A. DE BEAUNE et H.-P. FRANCFORT (éd.), L’archéologie à découvert, Paris, 2012, p. 184-192 (accessible en ligne (http://books.openedition.org/editionscnrs/11213). 6 La théorie de la cité-temple, forgée par A. DEIMEL, Sumerische Tempelwirtschaft zur Zeit Urukaginas und seiner Vorgänger, AnOr 2, 1931 et reprise par A. FALKENSTEIN, « La cité-temple sumérienne », Cahiers d’histoire mondiale 1 (1954), p. 784-814, a été déconstruite à partir des années 1950 notamment par T. JACOBSEN, « Early Political Development in Mesopotamia », ZA 52 (1957), p. 91-140 et I. DIAKONOFF, Society and State in Ancient Mesopotamia, Moscou, 1959, pour être finalement écartée par les travaux de K. MAEKAWA, « The Development of the E₂-MI₂ in Lagash During Early Dynastic III », Mesopotamia VIII-IX (1973-1974), p. 77-144 et B. FOSTER, « A New Look at the Sumerian Temple State », JESHO 24 (1981), p. 225-241. Pour un exposé historiographique stimulant, cf. M. LIVERANI, Imagining Babylon. The Modern Story of an Ancient City, SANER 11, 2016, p. 104-107 et 286-291.
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Sophie Démare-Lafont Des rois-prêtres et des rois-dieux, voilà ce que l’on cherchait, et que l’on trouvait, dans les textes et dans l’iconographie des IVe et IIIe millénaires avant n.è. Et de fait, les sources offrent un grand nombre de pistes en ce sens, qui ont cependant été sans doute sur interprétées pour être insérées dans un schéma prédéterminé postulant que le politique était forcément et exclusivement religieux aux origines. Les développements qui suivent se proposent d’examiner la validité de cette analyse à la lumière des données archéologiques et épigraphiques anciennes et récentes. I.
Le roi-prêtre
Très tôt s’est posée la question de la nature du pouvoir exercé dans les complexes urbains de la fin du IVe et du début du IIIe millénaire, en particulier sur l’immense site d’Uruk, qui couvre plus de 500 hectares et comptait environ 10 000 habitants au début du IIIe millénaire avant n.è. Le fait religieux a joué assurément un rôle majeur dans la construction des structures politiques. Mais il a peut-être été généralisé trop rapidement à toutes les découvertes archéologiques des niveaux protohistoriques. Les fouilles ont ainsi montré l’existence de structures architecturales vastes, analysées comme des temples principalement à cause de leur taille7. On en a déduit que l’autorité était détenue par des prêtres, ce que semblait confirmer l’iconographie, en particulier la statuaire d’Uruk montrant un homme barbu, vêtu d’un turban et d’une tunique ou bien complètement nu pour accomplir, pensait-on, des rites de fécondité. L’idée d’une théocratie primitive s’est ainsi installée, confortée par la glyptique de la même époque, donnant à voir un personnage semblable dans des scènes de chasse aux fauves, de bataille ou de rituels dans les temples8. La combinaison de ces informations corroborait l’hypothèse du roi-prêtre, impliqué dans les activités
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Cf. par exemple à Eridu la série de bâtiments monumentaux baptisés temples par les fouilleurs (F. SAFAR et al., Eridu, Baghdad, 1981), ou encore le complexe monumental de Habura Kebira qualifié de temple par A. FINET, « Les temples sumériens de Tell Kannas », Syria 52 (1975), p. 157-174. 8 Sur l’iconographie du roi-prêtre, cf. P. STEINKELLER, op. cit., p. 82-94.
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Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie profanes (chasse, guerre) et cultuelles (rites) de la cité et garant de l’ordre non seulement public mais aussi religieux. Aujourd’hui, ces conclusions sont en partie abandonnées ou réévaluées. On a par exemple établi que les vastes ensembles architecturaux que l’on prenait pour des temples sont en réalité de grandes demeures privées9. Il est en fait impossible de distinguer les temples des résidences des élites, tous ces bâtiments étant groupés sur la même acropole10. À l’évidence, les liens entre politique et religion sont très étroits, mais ils débordent largement le seul cadre de la royauté. On voit ainsi que dans le temple de l’Eanna d’Uruk, dédié à la déesse Inanna, ceux qui occupent les postes importants dans la gestion du temple sont aussi les plus riches et sans doute les plus puissants de la cité ; les rituels et les symboles sont ainsi utilisés par les élites pour montrer leur puissance et leur dévotion11. La figure royale se dilue ainsi dans un groupe oligarchique, dont le prince pourrait être l’émanation12.
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Cf. J.D. FOREST, « Aux origines de l’architecture obeidienne : les plans de type Samarra », Akk. 34 (1983), p. 1-47 et « La grande architecture obeidienne, sa forme et sa fonction », dans J.-L. HUOT (éd.), Préhistoire de la Mésopotamie, 1987, p. 385-423. Pour un point sur cette question, cf. J.-L. HUOT, « Vers l’apparition de l’Etat en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », Annales HSS 60/5, 2005, p. 953-973 (https://www.cairn.info/revue-annales-2005-5-page-953.htm). 10 Cf. R. VALLET, « Habuba Kebira ou la naissance de l’urbanisme », Paléorient 22/2 (1996), p. 45-76, spécial. p. 66-67. 11 Cf. J.-J. GLASSNER, « Le roi-prêtre en Mésopotamie au milieu du 3e millénaire. Mythe ou réalité ? », StOr 70 (1993), p. 9-19, spécial. p. 17-19. 12 Telle était l’idée de T. JACOBSEN, « Primitive Democracy in Ancient Mesopotamia », JNES 2 (1943), p. 159-172, où il envisageait, sur la base des sources mythologiques et épiques, un roi élu par l’aristocratie. Même s’il n’existe aucun texte historique permettant de valider cette interprétation, on observera que les données recueillies pour Aššur à l’époque paléo-assyrienne (fin XXIe s.-milieu XVIIIe s. avant n.è.) et pour Emar et Ugarit au Bronze récent (XIVe s.-XIIIe s. avant n.è.) pointent vers une figure royale conçue sur le modèle du primus inter pares. Voir sur ce point mes contributions sur Emar, notamment « The King and the Diviner at Emar », dans L. D’ALFONSO, Y. COHEN et D. SÜRENHAGEN (éd.), The City of Emar amont the Late Bronze Age Empires. History, Landscape, and Society, Proceedings of the Konstanz Emar Conference 25.-26.04.2006, AOAT 349, 2008, p. 207-217, et « Les “Frères” en Syrie à l’époque du Bronze récent : réflexions et hypothèses », dans G. WILHELM (éd.), Organization, Representation, and Symbols of Power in the Ancient Near East, Proceedings of the 54th Rencontre
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Sophie Démare-Lafont L’enquête sur le roi-prêtre doit être complétée par une analyse terminologique de la royauté mésopotamienne. Trois termes sont attestés dès l’époque archaïque. Le premier, ENSI₂, retiendra peu notre attention car son étymologie est incertaine et ses emplois sont très variables selon les régions13. Le deuxième terme, LUGAL, est très répandu et s’impose à partir du IIe millénaire avant n.è. Son étymologie est ambiguë car les deux composantes du mot, LU et GAL, peuvent être comprises de deux manières différentes. La première lecture, « homme grand », ferait du roi une sorte de primus inter pares et serait alors à comprendre comme désignant « l’homme le plus grand » parmi ses pairs. Telle semble être l’approche retenue par les sources écrites où le LUGAL est souvent associé à la guerre, à l’abondance et à la justice, activités distinctives de la fonction royale14. Mais le signe GAL correspond aussi à un substantif signifiant « vase, coupe » ; le LUGAL serait alors « l’homme à la coupe », renvoyant à un motif fréquemment attesté dans l’iconographie sumérienne où la coupe apparaît comme un attribut royal, en particulier dans des scènes de présentation où le roi est assis et tient une coupe dans la main, sans doute pour des libations ou des cérémonies rituelles15 . Les deux étymologies ne sont pas incompatibles et ont
Assyriologique Internationale at Würzburg 20-25 July 2008, Winona Lake, 2012, p. 129141. 13 Selon P. STEINKELLER, op. cit., p. 103-104, le titre de ENSI₂ pourrait être une construction génitivale désignant littéralement le « Seigneur du grain », c’est-à-dire le fonctionnaire chargé de la production céréalière. Subordonné au roi (EN) à l’origine, il aurait récupéré ses attributions politiques et administratives au fil du temps. 14 Cf. D. O. EDZARD, « Problèmes de la royauté dans la période présargonique », dans P. GARELLI (éd.), Le palais et la royauté. Archéologie et civilisation, Compte rendu de la XIXe Rencontre Assyriologique Internationale organisée par le groupe François Thureau-Dangin (29 juin-2 juillet 1971), Paris, 1974, p. 141-149. 15 Tel est le cas notamment sur la Plaque d’Ur-Nanše de Girsu (visible sur le site du Musée du Louvre https://www.louvre.fr/oeuvre-notices/relief-perfore-du-roi-ur-nanshe), l’Étendard royal d’Ur (conservé au British Museum) ou encore la glyptique sumérienne. Pour une étude de ce motif iconographique, cf. I. WINTER, « The King and the Cup: Iconography of the Royal Presentation Scene on Ur III Seals », dans M. KELLYBUCCELLATI (éd.), Insight Through Images. Studies in Honor of Edith Porada, BM 21, 1986, p. 253-268. Pour l’analyse des implications de ce motif sur le concept de royauté, cf. B. LAFONT, « Représentation et légitimation du pouvoir royal aux époques néo-
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Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie peut-être même coexisté, leur ambivalence ayant été maintenue plus ou moins volontairement. Le troisième terme, EN, signifie littéralement « seigneur ». Il est sans doute plus ancien que les autres et est attesté surtout à Uruk, avec une connotation nettement religieuse puisque le même mot y désigne aussi le grand prêtre de la déesse Inanna. Cette similitude oriente naturellement la fonction vers la notion de roi-prêtre, confortée par l’iconographie qui représente souvent le souverain dans des scènes rituelles 16 . Toutefois, si la proximité entre les attributions séculière et sacerdotale du souverain paraît assez claire à Uruk, elle n’est pas assurée pour d’autres villes où le prince porte également ce titre, qui pourrait insister plutôt sur la grande piété du roi17. D’une manière générale, la dévotion du souverain est traditionnellement la première de ses qualités et apparaît ainsi comme un phénomène plutôt ordinaire, qui ne témoigne pas d’un statut de prêtre mais seulement des liens privilégiés de la royauté avec le monde divin18. Au total, EN semble être le titre le plus ancien, lié à Uruk et porteur d’un sens clairement religieux ; LUGAL a une dimension plus guerrière et politique et désigne apparemment celui qui reçoit le commandement militaire et civil19. La superposition des deux termes est bien attestée par exemple dans l’Épopée de Gilgameš. Le héros, Gilgameš, est toujours appelé EN puisqu’il est roi d’Uruk mais l’un de ses adversaires, Agga, roi de Kiš, lui donne le titre de LUGAL. Il est difficile de savoir si cette double dénomination correspond à deux aspects de la fonction royale ou à des usages géographiques différents. La diversité des traditions politiques incite donc à nuancer l’hypothèse du roiprêtre comme figure unique et originelle de la royauté. Les rapports entre ces
sumérienne et amorrite », dans P. CHARVAT (éd.), Who Was King ? Who Was Not King ? The Rulers and the Ruled in the Ancient Near East, Prague, 2010, p. 23-37. 16 Cf. P. STEINKELLER, op. cit., p. 82-94. 17 De même que le titre de « Roi très chrétien » attribué au roi de France mettait l’accent sur les rites spécifiques attachés à son statut sans en faire pour autant un membre du clergé. 18 Cf. J.-J. GLASSNER, op. cit., p. 18. 19 J.-J. GLASSNER, op. cit., p. 16, observe que le vendeur d’un bien foncier est parfois appelé LUGAL, ce qui montre que le terme s’applique avant tout à celui qui détient une autorité, dont la nature n’est pas forcément politique.
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Sophie Démare-Lafont deux composantes de la monarchie mésopotamienne sont à réévaluer à la lumière de certains exemples de princes ayant commencé leur carrière dans le milieu cultuel, dessinant une sorte de cursus honorum plutôt qu’un cumul des attributions politiques et religieuses20. Quoi qu’il en soit, le prince est bien le représentant de la divinité sur terre, mais dans une optique de légitimation de son autorité politique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le nom de Gudea, prince de Lagaš à la fin du IIIe millénaire avant n.è., qui signifie « l’Appelé », ou encore l’expression récurrente dans les inscriptions officielles faisant du roi le préféré d’une divinité féminine21. La royauté du IIIe millénaire avant n.è. repose donc sur le principe d’une élection divine, une sorte de prédestination22. Dès lors, le LUGAL semble être un « grand homme » choisi par les dieux parmi ses pairs. Même si par la suite, aux IIe et Ier millénaires avant n.è., le principe dynastique a joué un rôle primordial dans la légitimité royale, le souvenir de cette élection divine n’a jamais disparu, comme en témoignent d’une part la permanence du titre LUGAL et d’autre part les diverses procédures d’investiture ou de désignation du nom du souverain qui impliquent une forme d’assentiment des divinités.
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Cf. les exemples cités par J.-J. GLASSNER, op. cit., p. 19. Lugalzagesi d’Umma représente un contre-exemple (J.-J. GLASSNER, loc. cit.) : il succéda d’abord à son père dans la fonction de prêtre (LU-MAH) de la déesse Nisaba, puis devint prince d’Umma et par la suite roi de tout le pays de Sumer, sans abandonner ses titres religieux comme le montre le texte d’une inscription copiée sur de nombreux fragments de bols retrouvés à Nippur, peut-être utilisés pour la cérémonie du couronnement de Lugalzagesi (cf. D. FRAYNE, Presargonic Period (2700-2350 BC), RIME 1, 1998, p. 433-437 E1.14.20.1). 21 En général Nanše, Nisaba ou Inanna. Le roi se dit « choisi dans son (fém.) cœur » par la déesse. Cf. D. FRAYNE, op. cit., passim. 22 Cf. P. STEINKELLER, op. cit., p. 135.
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Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie II.
Le roi-dieu23
À la différence de ce qui se passe en Égypte, la déification du souverain est un phénomène peu habituel en Mésopotamie. Il se manifeste sous plusieurs formes. Il y a tout d’abord l’utilisation du déterminatif divin accolé au nom du souverain. Ce signe graphique, qui sert d’indicateur de lecture, informe en principe que la séquence suivante désigne le nom d’une divinité ou d’une entité divinisée24. C’est le petit-fils de Sargon d’Akkad, Naram-Sin (2254-2218) qui, le premier, détourne cet usage à son profit. Trois rois sumériens successifs de la IIIe Dynastie d’Ur feront la même chose25 ainsi qu’un souverain sémitique du sud mésopotamien au XVIIIe avant n.è26. Dans un autre registre, iconographique cette fois, un autre marqueur utilisé par certains princes est la coiffure à corne, typique des divinités. Ce symbole de vigueur et de fécondité est attesté pour les dieux dès le début du IIIe millénaire avant n.è., avec souvent plusieurs rangs de cornes pour les plus importants27. Là encore, c’est Naram-Sin qui a récupéré cet emblème sur la célèbre stèle de la victoire qui le figure en guerrier, portant un casque muni de cornes et escaladant une montagne de cadavres jusque vers le ciel, la demeure des dieux28. Quelques
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Sur cette question toujours débattue, cf. en dernier lieu N. BRISCH, « Of Gods and Kings: Divine Kingship in Ancient Mesopotamia », Religion Compass 7, 2013, p. 37-46, T. ORNAN, « A Silent Message: Godlike Kings in Mesopotamian Art », dans B. BROWN et M.H. FELDMAN (éd.), Critical Approaches to Ancient Near Eastern Art, Berlin, 2013, p. 569-595, V. SAZONOV, « Universalistic Ambitions, Deification and Claims of Divine Origin of Mesopotamian Rulers in Early Dynastic and Sargonic Periods », dans T.R. KÄMMERER, M. KOIV et V. SAZONOV (éd.), Kings, Gods and People. Establishing Monarchies in the Ancient World, AOAT 390/4, 2016, p. 31-61, et P. STEINKELLER, op. cit., p. 107-157. 24 Par exemple le Fleuve dans lequel aura lieu une ordalie, et qui est précédé dans ce cas du déterminatif divin (cf. §§ 2 et 132 du Code de Hammurabi pour l’accusation de sorcellerie et d’adultère). 25 Šulgi (2094-2047), Amar-Sin (2046-2038) et Šu-Sin (2037-2029). 26 Rim-Sin de Larsa (1822-1763). 27 Šamaš, dieu du soleil et de la justice, porte ainsi trois rangs de cornes. 28 La stèle, visible au Musée du Louvre et sur son site officiel (https://www.louvre.fr/) a été beaucoup commentée. Cf. notamment I. WINTER, « Sex, Rhetoric, and the Public Monument: The Alluring Body of Naram-Sîn of Agade », dans N.B. KAMPEN (éd.),
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Sophie Démare-Lafont décennies plus tard, c’est le roi Puzur-Eštar (XXIIe s. avant n.è.) de la cité de Mari, nouvellement affranchie de la domination d’Akkad, qui fait orner de cornes son couvre-chef, peut-être par imitation de Naram-Sin29. Il y a enfin, dans la littérature officielle du IIIe millénaire avant n.è., une série de références récurrentes à l’ascendance divine de certains rois, exprimée par diverses images. La plus simple consiste à se dire fils d’un grand dieu, par exemple Utu30 – nom sumérien de Šamaš, dieu du soleil et de la justice –, ou d’une grande déesse – par exemple Nanše, associée notamment à la justice sociale31, thème obligé de la propagande royale. Il est intéressant de noter que les plus anciens souverains de la Liste Royale Sumérienne, notamment ceux de la Ière dynastie d’Uruk à laquelle appartient le célèbre Gilgameš (vers 2750 avant n.è.), se réclament de cette filiation avec Utu. Des formules plus élaborées font allusion à l’insémination du ventre de la mère du souverain par un dieu : ainsi Eanatum de Lagaš (vers 2450 avant n.è.), déclare-t-il que le dieu poliade de sa cité, Ningirsu, a fécondé le ventre de sa mère pour le créer32, ce qui n’est pas sans
Sexuality in Ancient Art: Near East, Egypt, Greece, and Italy, Cambridge, 1996, p. 1116, pour qui cette représentation du corps de Naram-Sin est une illustration du titre de « roi puissant » (dannum), lequel traduirait moins la force physique que la dimension divine du roi. Contra A. PORTER, « When the Subject is the Object: Relational Ontologies, the Partible Person and the Images of Naram-Sin », dans B. BROWN et M.H. FELDMAN (éd.), Critical Approaches to Ancient Near Eastern Art, Berlin, 2013, p. 597-617, qui doute de la déification de Naram-Sin et ne voit dans l’image athlétique de Naram-Sin qu’une figure purement humaine. Cf. en dernier lieu P. STEINKELLER, op. cit., p. 117-128, et p. 154-156 pour l’hypothèse que la divinisation de Naram-Sin, contraire à l’idéologie royale sumérienne et babylonienne, ait pu être inspirée par un exemple étranger. 29 J.-M. DURAND, « L’organisation de l’espace dans le palais de Mari : le témoignage des textes », dans E. LEVY (éd.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome. Actes du Colloque de Strasbourg 19-22 juin 1985, Strasbourg, 1987, p. 39-110, spécial. p. 103 n. 98, penche plutôt pour une influence des rois néo-sumériens. 30 C’est ce que fait par exemple le second roi de la IIIe Dynastie d’Ur, Šulgi, à la fin du IIIe millénaire avant n.è. Sur les aspects solaires de la royauté en Babylonie, cf. D. CHARPIN, « “I Am the Sun of Babylon”: Solar Aspects of Royal Power in Old Babylonian Mesopotamia », dans Ph. JONES et al. (éd.), Experiencing Power Generating Authority: Cosmos and Politics in the Ideology of Kingship in Ancient Egypt and Mesopotamia, Philadelphie, 2013, p. 65-96. 31 Cf. les nombreuses occurrences relevées pour les rois de Lagaš par D. FRAYNE, op. cit., passim. 32 Cf. D. FRAYNE, op. cit., p. 129 (E1.9.3.1).
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Rois-prêtres et rois-dieux en Mésopotamie rappeler le motif chrétien de l’engendrement de Jésus. Une autre allégorie de la filiation est celle de l’allaitement du roi par une déesse, en général la parèdre du dieu poliade 33 . Il est vrai que les nourrices mésopotamiennes n’étaient pas considérées comme les véritables mères des nouveau-nés dont elles s’occupaient, surtout s’ils étaient de sang royal34. Mais l’intimité résultant de l’allaitement par la déesse, et la force vitale supérieure procurée par son lait suffisent à distinguer le souverain des simples mortels. Toutes ces métaphores convergent vers l’idée que le roi régnant est admis dans le cercle des dieux, ce qui renforce évidemment son autorité et sa légitimité mais souligne aussi l’origine divine du pouvoir politique 35 . Ce trait est spécialement significatif pour les souverains les plus anciens de la Liste Royale Sumérienne, ceux dont les durées de règne sont très longues sans être pour autant plurimillénaires. L’enchaînement décroissant auquel obéit l’énumération du texte pourrait ainsi exprimer la lente émancipation de l’institution royale progressivement détachée du milieu divin dont elle provient. La finalité du texte serait alors de différencier les temps mythiques, où la royauté fut envoyée et contrôlée par les dieux, des temps historiques où elle s’est émancipée, pour subsister finalement de manière résiduelle comme motif obligé du discours politique. Il faut en effet relever que, parallèlement à ces évocations de leur déification, les princes du IIIe millénaire se dotent d’une titulature ambitieuse comme « roi de l’univers », « roi des quatre régions (du monde) », « roi de l’Est et de l’Ouest »36, expressions qui n’étaient utilisées que pour les grands dieux jusqu’au milieu du e III millénaire et qui deviennent des titres royaux. En reprenant à leur compte ces
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Ibid. et p. 171 (E1.9.4.2). Sur les nourrices en Mésopotamie, cf. M. STOL, Women in the Ancient Near East, Boston-Berlin, 2016, p. 376-381 et mon article « Women at Work in Mesopotamia: An attempt at a legal perspective », dans B. LION et C. MICHEL (éd.), The Role of Women in Work and Society in the Ancient Near East, SANER 13, 2016, p. 310-327, spécial. p. 319323. 35 V. SAZONOV, op. cit., y voit plutôt la marque d’une ambition universaliste des rois à partir de l’époque sargonique, rompant avec la tradition sumérienne qui voulait insister sur la proximité du roi avec la sphère divine. 36 Voir pour ces divers titres les attestations récapitulées par V. SAZONOV, op. cit. p. 5455. 34
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Sophie Démare-Lafont aspirations universalistes, les souverains leur assignent une finalité plus politique et contribuent à leur sécularisation. Il s’agit désormais de montrer la puissance du roi à travers ses succès militaires, et d’asseoir le processus de centralisation monarchique. Le mouvement est lancé par les Sumériens des XXVe-XXIVe s. avant n.è., mais il est véritablement mis en œuvre à partir du XXIIIe s. par les rois d’Akkad et ensuite par l’empire sumérien d’Ur, à la toute fin du IIIe millénaire. L’enjeu était de renforcer la centralisation de l’État et de développer le culte de la personnalité du prince par une glorification de ses qualités héroïques. La déification du roi est un aspect de cette volonté de dominer le monde, bien loin de sa portée mythologique primitive37. Que faut-il retenir de ce tableau très rapidement brossé ? Si le caractère religieux et sacerdotal de la royauté au IIIe millénaire paraît clair, il est tout aussi évident que le rôle des temples dans la vie politique a été sur interprété. On a pris des cas d’espèce pour un modèle généralisable à l’ensemble de la Mésopotamie. En l’état actuel de nos connaissances, seul le prince d’Uruk a exercé ès qualités la fonction de grand prêtre de la divinité poliade. Quant aux exemples de déification du roi, ils apparaissent comme des instrumentalisations marginales de la religiosité royale. Mais maintenant que l’approche du « tout religieux » a été déconstruite, force est de constater qu’il n’y a, en l’état actuel des sources, aucune théorie de remplacement, ni même de piste alternative. Tout reste donc à écrire sur les origines de la royauté mésopotamienne. Sophie Démare-Lafont Professeur d’histoire du droit Université Panthéon-Assas, EPHE, PSL
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Sur les enjeux de la déification du roi, cf. P. STEINKELLER, op. cit., p. 129-134.
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Quand le roi jubile avec les dieux
Quand le roi jubile avec les dieux : la fête-sed, instrument de glorification divine de la royauté pharaonique Les traits essentiels du régime pharaonique ont été fixés à l’aube de son histoire, au IVe millénaire av. J.-C., et sont restés inchangés jusqu’à la fin de celleci. Ils en font l’archétype d’une monarchie divine et sacrée, dans laquelle le pouvoir du roi, obtenu par délégation divine, est assimilable, dans sa nature et son étendue, à celui que les dieux détiennent. Si cette caractéristique se vérifie à toutes les époques de l’histoire égyptienne, il serait pour autant erroné de penser que la conception que les Égyptiens avaient de la royauté a traversé le temps sans connaître des évolutions ou des aménagements 1 . En réalité, la royauté en Égypte n’a cessé d’être pensée et repensée, par nécessité ou pragmatisme, voire opportunisme, au gré des événements ou circonstances historiques, politiques, économiques et militaires, ainsi que des dynasties qui se sont succédé. L’institution, dans son principe, n’a jamais été remise en cause, et sa pérennité, qui tient certainement davantage de la résilience à certains moments de l’histoire égyptienne (quand on songe aux périodes de troubles qui voient son affaiblissement), s’explique par son caractère essentiel à l’équilibre du cosmos. En dehors de facteurs conjoncturels susceptibles d’avoir une incidence sur son rayonnement et sa vitalité, les vicissitudes de l’institution doivent en fait beaucoup aux qualités de ceux qui l’ont incarnée, à leur personnalité, leur autorité, en bref à leur capacité individuelle à remplir la fonction qui leur a été confiée. La dimension humaine du pouvoir, si on l’envisage dans son exercice pratique, est toutefois contrebalancée par un appareil idéologique puissant, qui
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La bibliographie sur la royauté et l’idéologie pharaoniques est tellement abondante et bien connue qu’il nous paraît inutile de la détailler ici. Entre autres références auxquelles on renverra utilement pour la suite de notre propos, citons : LURSON 2016 ; COPPENS et al. 2015 ; O’CONNER, SILVERMAN 1995.
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Burt Kasparian sert à la fois d’assise structurelle et de protection à la monarchie pharaonique. Cet appareil idéologique est essentiellement religieux. Il s’est enrichi au fil des siècles et a connu des fluctuations plus ou moins importantes. À cela s’ajoutent des traditions, elles aussi religieuses, elles aussi séculaires, qui trouvent à s’exprimer à travers des fêtes et des rites considérés comme indispensables au maintien de la création et, incidemment ou corrélativement, à celui de la monarchie qui lui est consubstantiel et le conditionne. Les deux éléments, idéologie et rites, sont étroitement liés, ils s’interpénètrent et se nourrissent l’un de l’autre, et la personne du roi les focalise en les faisant se rencontrer. Deux cérémonies, particulièrement importantes dans la vie du roi égyptien, participent à cette rencontre. La première est celle du couronnement, qui opère la transfiguration du nouveau titulaire de la fonction royale. Les sources qui nous renseignent le mieux sur les rites de couronnement datent du Nouvel Empire et de l’époque ptolémaïque. Le pBrooklyn 47.218.50 est particulièrement précieux2, en ce qu’il fournit un recueil détaillé et presque complet des cérémonies de couronnement qui, à l’époque ptolémaïque, étaient réitérées à l’occasion de la fête du Nouvel An. Pour la période du Nouvel Empire, les sources sont principalement iconographiques et révèlent que le sacre du roi obéit, déjà à l’époque, à un cérémoniel extraordinairement riche et codifié. Du « baptême de Pharaon » (Fig. 1), rite de purification par l’eau lustrale (figurée par l’écoulement de signes ânkh et/ou ouas qui expriment la vie et le pouvoir, depuis deux aiguières en argent tenues par des prêtres jouant pour l’occasion les rôles d’Horus et Thot), jusqu’à l’attribution des noms du roi, le second jour de la cérémonie, en passant par l’onction aux huiles sacrées, l’allaitement divin, l’apposition des couronnes et l’ingestion de la « fonction royale », dont l’emblème est modelé dans de la mie de pain après avoir été dessiné sur la main du roi, tous les rites qui se succèdent concourent à la transformation, crescendo, de l’impétrant en une personne publique, divine et sacrée, qui l’absorbe entièrement. Le ka royal (Fig. 2), création du dieu Ptah, rend compte de cette absorption, en symbolisant et sublimant le corps mystique du roi, qui se transmet de génération en génération
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GOYON 1972.
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Quand le roi jubile avec les dieux depuis l’aube de l’histoire pharaonique et acquiert, pour chaque nouveau règne, l’identité de celui qui l’habite3. La seconde cérémonie est plus singulière, mais elle prête à équivoque, car elle se rapproche de celle du couronnement : il s’agit de la fête-sed4. Le sens précis du mot sed n’est pas certain, il peut faire allusion à une queue d’animal ou à un vêtement, cette dernière possibilité étant la plus vraisemblable, vu la tenue spécifique que le roi porte pour l’occasion, nous y reviendrons. La cérémonie est marquée par des rites religieux et est ponctuée d’épreuves physiques qui mêlent course, danse, navigation. Il s’agit là d’une cérémonie très ancienne, qui est déjà attestée au début de la I dynastie sur plusieurs documents, notamment la tête de massue de Nârmer (Ashmolean Museum, Oxford E 36315 ), où le roi – premier roi historique de l’Égypte unifiée – apparaît assis sous un kiosque, coiffé de la couronne rouge, drapé dans un manteau blanc ajusté, duquel ne dépassent que ses mains tenant un fléau, l’un des emblèmes de la royauté. Le roi assiste à une danse rituelle, accomplie par un groupe ethnique dans un espace délimité par des bornes figurées sous forme de croissants, alors qu’une divinité lui fait face, assise dans une chapelle portative, et qu’un bilan comptable se rapportant à des têtes de bétail et des prisonniers lui est présenté. La maîtrise du territoire est signifiée par les quatre porte-étendards de la royauté, qui proclament son caractère unique et illimité, dans l’espace et dans le temps. ère
La question de la réalité de la fête ne semble pas devoir se poser ici, le document se veut clairement commémoratif, mais il faudrait d’autres sources pour pouvoir l’affirmer de manière irréfutable. Elle se pose en revanche avec acuité pour la plupart des fêtes-sed qui nous sont connues. Le problème tient en effet, le plus souvent, à une absence d’éléments résolument probants : la mention d’une date correspondant à une année de règne ne suffit pas à garantir à elle seule qu’une fête-sed a été effectivement célébrée, sans d’autres éléments pour étayer et compléter cette information, comme ceux ayant trait, par exemple, à ses
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BELL 1985. HORNUNG, STAEHELIN 1974 ; HORNUNG, STAEHELIN 2006 ; LEBLANC 2011. 5 MILLET 1990, fig. 1. 4
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Burt Kasparian préparatifs 6 . De même, des éléments iconographiques caractéristiques de la représentation d’une fête-sed ne sont pas le signe certain que le roi auquel ils sont associés a véritablement célébré une telle fête, et cette remarque vaut malheureusement dans de nombreux cas7. L’examen des fêtes-sed connues est cependant riche d’enseignements (cf. Tableau). Il révèle en premier lieu que dans plusieurs cas fortement emblématiques, la première fête-sed célébrée est liée à la trentième année de règne, avec éventuellement une variation de quelques années. Le moment devait donc être considéré comme crucial, 30 ans correspondant à l’équivalent d’une génération, mais il n’était pas pour autant invariable, plusieurs rois étant réputés avoir célébré leur première fête-sed bien plus tôt, pour certains, même, quelques années à peine après leur couronnement, comme c’est le cas pour Amenhotep IV/Akhenaton (an 4 ou 5 de son règne)8. Un règne long était propice à la célébration d’une fête-sed, mais un règne court n’était pas nécessairement un obstacle à celle-ci. Partant, la question qui se pose est celle du sens de cette fête. Le fait qu’elle intervienne dans de nombreux cas au terme d’un cycle de 30 ans, avec un ou plusieurs renouvellements rapprochés à la suite de la première célébration, a conduit la grande majorité des égyptologues à voir en elle un jubilé destiné à commémorer le couronnement du roi et régénérer ses pouvoirs, lesquels seraient susceptibles d’être affaiblis après une si longue période, mais cette interprétation se heurte aux cas de célébrations « anticipées », qui doivent recevoir une autre explication, ou à tout le moins une explication plus nuancée. En soi, l’hypothèse de la fête-sed comme fête anniversaire du couronnement n’est pas véritablement satisfaisante, car elle soulève la question de sa pertinence sur le plan institutionnel. L’idée que la fête réponde à l’objectif d’une régénération des
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On sait ainsi que l’organisation de la 3e fête-sed de Ramsès II a été confiée au prince Khaemouaset, mais une telle information est exceptionnelle : SEIDLMAYER 2001. 7 Pour l’époque ptolémaïque, si la fête-sed est mentionnée d’innombrables fois dans les textes, il n’y a aucune preuve d’une célébration réelle de la fête. La dernière attestation de scènes ayant pour thème une telle fête sous sa forme traditionnelle est fournie par les reliefs en creux des portes de Médamoud, dont une date de l’époque de Ptolémée II : SAMBIN 1995. Mes remerciements à René Preys pour cette référence. 8 UPHILL 1963 ; GOHARY 1992.
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Quand le roi jubile avec les dieux pouvoirs du roi est envisageable dans l’absolu, elle cadre bien avec la conception cyclique du temps que les Égyptiens pouvaient avoir, elle offre même, a contrario, une explication plausible (?) aux attentats dont Amenemhat Ier et Ramsès III ont été victimes, à un moment où ils se trouvaient – ou étaient perçus – comme vulnérables, mais elle n’est peut-être pas la seule explication. Pour répondre à la délicate question du sens de la fête, il convient donc d’envisager les cas avérés de fêtes-sed. Deux d’entre elles sont particulièrement bien documentées. Il s’agit de la 1ère et de la 3e fête-sed d’Amenhotep III, qui furent célébrées en l’an 30 et en l’an 37 de son règne. Elles ont reçu l’une comme l’autre un traitement iconographique détaillé et ont inspiré, au moins pour la 1ère fête-sed, la représentation qu’Osorkon II a donnée de la sienne sur le portail du temple de Bastet à Boubastis9, un demi-millénaire plus tard très exactement. Les détails de la 1ère et de la 3e fête-sed d’Amenhotep III nous sont connus grâce aux reliefs de la tombe de Khérouef10, un scribe royal ayant officié comme intendant de la Grande Épouse royale Tiy, et qui fut l’ordonnateur des cérémonies. Les reliefs sont situés sous un portique à piliers quadrangulaires, dans la partie occidentale de la grande cour à péristyle de la sépulture (Fig. 4). Les scènes relatives à la 1ère fête se trouvent au sud, celles relatives à la 3e fête se trouvent au nord. La 1ère fête-sed est également évoquée sur plusieurs blocs du temple que le roi se fit construire, en rapport avec cette fête, à Soleb11, en Nubie, et qui est tout entier consacré à lui-même, comme « image vivante d’Amon-Râ sur terre ».
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NAVILLE 1892 ; LEBLANC 2011, p. 254-262. EPIGRAPHIC SURVEY 1980, p. 41-54, pl. 24-46 ; p. 54-66, pl. 47-63 ; LEBLANC 2011, p. 45-220. 11 SCHIFF GIORGINI, BEAUX 1998, pl. 85-143 ; SCHIFF GIORGINI, BEAUX 2002, p. 260325 ; LEBLANC 2011, p. 241-254. 10
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0 1 1 1 2 3 4 5 5 5 5 5 6 6 11 11 11 12
Dynastie Nârmer Djer Den Qaâ Ninetjer Djoser Snéfrou Ouserkaf Sahourê Néferirkarê Niouserrê Djedkarê-Isési Pépi Ier Pépi II Mentouhotep Ier Mentouhotep II Mentouhotep III Amenemhat Ier
Roi 60 55 45 35 45 19 24 7 12/14 10 30 39 44 70 16 51 12 30
Durée de règne
Nombre de fêtessed ? ? 2? 2? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? 30 ? ? ? ? ? ? ? ? ? 36 ? ? 30? 2 30?
Année de règne
P P
P P P
P
Cas possible
P
P P
P P P
P P P P
P
Cas vraisemblable
P
Cas certain
Tableau : Liste des fêtes-sed connues ou supposées (NB : les cas incertains ne sont pas mentionnés)
Sésostris Ier Sésostris II Amenemhat III Amenhotep Ier Hatshepsout Thoutmosis III Amenhotep II Amenhotep III Amenhotep IV Séthy Ier Ramsès II
Mérenptah Ramsès III Sheshonq Osorkon II
19 20 22/23 22/23
Roi
12 12 12 18 18 18 18 18 18 19 19
Dynastie
10 32 21 24
35 12 44 20 22 55 26 39 17 11 67
Durée de règne
2? ? ? ?
Nombre de fêtessed ? ? ? ? ? 3? ? 3 1? ? 14 31 ? 30 ? 15/16 30?, 33?, 36? ? 30, 34, 37 4/5? ? 30, 33, 36-37, 40, 43, 46, 48, 51, 54, 57, 6061, 61-62, 6364, 65-66 ? 29 ? 22?
Année de règne
P
P P
P
P P
Cas possible
P
P
P
P P
Cas vraisemblable
P
P
P
P
Cas certain
Burt Kasparian
Les reliefs, appréciés conjointement, permettent de discerner les grandes étapes de la cérémonie, de connaître avec approximation le moment où elle a commencé et d’avoir une idée de sa durée. Surtout, leur étude comparée, combinée à celle d’autres sources, jette un éclairage précieux sur une fête dont toute la portée n’a peut-être pas été correctement envisagée, tant le thème du jubilé a jusqu’ici nourri les commentaires. Cet éclairage profite incidemment à la compréhension de ce qui fait la singularité du règne d’Amenhotep III, l’un des plus grands rois que l’Égypte ait connus. Nous allons voir que la fête-sed affirme la divinité du roi en l’assimilant au démiurge (I). Elle est également l’occasion d’affirmer l’unité territoriale et politique du pays à travers des rites qui déclinent sur un mode original ce que les grandes fêtes du calendrier liturgique célèbrent chaque année (II). I.
La transfiguration du roi en divinité solaire
À l’occasion de la fête-sed, la nature divine du roi est soulignée, au point qu’il est assimilé à Râ, le dieu créateur dans la cosmogonie héliopolitaine. Les conditions qui président à cette transformation sont rendues de manière très nette sur les reliefs de la tombe de Khérouef (dont nous ne présenterons, pour les besoins de cette étude, que quelques scènes emblématiques) ; elles se nourrissent, à l’époque d’Amenhotep III, de ressorts idéologiques puissants qu’ils passent sous silence, dont le roi a su habilement tirer parti (A). Les mêmes reliefs montrent la traduction et les incidences de cette métamorphose (B). A. Les conditions Les deux scènes principales des deux fêtes-sed d’Amenhotep III représentées sur les parois de la tombe de Khérouef sont placées en miroir (à l’extrémité nord de la paroi sud du mur ouest de la cour à péristyle pour l’une, à l’extrémité sud de la paroi nord du même mur pour l’autre), sans pour autant être le reflet l’une de l’autre (Fig. 5 et 6). Elles sont conçues sur le modèle de la représentation traditionnelle du roi présidant aux cérémonies de la fête-sed, dans deux kiosques jumelés (Fig. 7), où il apparaît par principe coiffé, sous l’un, à gauche, de la couronne rouge de Basse Égypte, et sous l’autre, à droite, de la couronne blanche de Haute Égypte. Pour l’essentiel, les points communs entre les deux scènes 62
Quand le roi jubile avec les dieux tiennent au kiosque, sous lequel le roi est assis, et à la tenue qu’il porte, qui est caractéristique de la fête-sed. L’examen attentif de cette tenue révèle qu’elle est, dans les deux cas, ornée dans sa partie inférieure des plumes d’une queue de faucon. Le faucon est l’une des manifestations de la divinité solaire, quand elle atteint le zénith dans le ciel : elle est vénérée alors sous le nom de Râ-Horakhty (litt. « Râ (en tant qu’) Horus de l’horizon »). Il s’agit, à travers cet attribut, de signifier l’union du roi et du dieu, qui est opérée à l’occasion de la 1ère fête-sed, et qui est définitivement accomplie lors de la 3e fête-sed d’Amenhotep III. La titulature du roi s’enrichit pour l’occasion de nouveaux éléments (Fig. 8). Il est Ḥr-kȝ nḫt wḥm ḥb-sd « Horus, taureau-victorieux-qui-répète-la fête-sed », nṯr nfr ỉr hb.w-sd mỉ ỉt=f Ḥr-tȝ-nn, « Dieu-parfait-qui-célèbre-des-fêtes-sedcomme-son-père-Horus-Ta(te)nen », nb fȝw mỉ Mnw ḥr s.t wr(.t), « Maître-de magnificence-comme-Min-sur-le-grand-trône », mry Ptḥ ʿȝ rsy ỉnb=f, « Aiméde-Ptah-le-Grand-au-sud de-son-mur », nṯr nfr sȝ Ỉmn, « Dieu parfait, fils d’Amon », sȝ Rʿ n ẖ.t=f mr=f, « Fils du corps de Râ, qu’il aime », mry rs wḏȝ ḥry-ỉb ḥw.t Skr, « Aimé de Celui-qui-se-réveille-indemne, Celui-qui-habite-dansla-maison-de-Sokar ». Les dieux qui sont mentionnés de part et d’autre du kiosque de la 1ère fête-sed forment deux groupes protecteurs : Ptah-Sokar-Osiris (« Celui-qui-se-réveilleindemne ») et Horus-Tatenen-Amon-Min. La triade du premier groupe constitue une version syncrétique du dieu des morts et maître de l’au-delà, le père d’Horus. Le second groupe rassemble des dieux créateurs qui jouent un rôle essentiel dans l’ordonnancement du monde et l’équilibre du cosmos. Ces deux groupes se conjuguent pour exprimer les mystères de l’unité solaire-osirienne qui permettent la résurrection de l’astre solaire. Le roi réalise, à travers sa personne, la rencontre de ces deux groupes, en assurant le lien entre deux générations de divinités qu’il réunit en lui : il est tout à la fois le père (Râ/Osiris) et le fils (le roi/Horus). La divinité du roi, qui se traduit par son assimilation au dieu Râ, est soulignée par la présence, à ses côtés, de la déesse Hathor, qui est la parèdre du dieu solaire. Elle porte dans une main trois signes de l’année dentelés, qui valent symboles de longue vie et qu’elle décerne au roi. L’épouse du roi se tient debout derrière le trône, elle porte une couronne hathorique et deux uraeus (cobras protecteurs de Râ) coiffés des couronnes blanche et rouge de la Haute et la Basse Égypte.
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Burt Kasparian L’épithète qui lui est attribuée est très significative : Wnn=s šms ḥm=k mỉ Mȝʿ.t šms Rʿ, « Elle existe à la suite de Ta Majesté comme Maât à la suite de Râ ». Tiy est ainsi assimilée à la fille de Râ, Maât, mais son diadème et les uraeus qui ornent celui-ci indiquent qu’elle représente pareillement Hathor, derrière laquelle elle se tient. Le jeu d’une double représentation répond au souci de dissocier, pour la reine, sa dimension humaine de sa dimension divine, là où elles fusionnent pour le roi, car c’est avant tout sur le roi que l’attention du spectateur doit se porter. Une telle dissociation disparaît dans la scène du kiosque de la 3e fête-sed (Fig. 9) : Tiy est cette fois assise aux côtés du roi, en lieu et place de la parèdre de Râ, qu’elle représente à travers son double uraeus. Sa divinisation est ici complète, comme on peut en juger à un détail important de sa figuration, qui est cependant déjà présent dans une scène de la paroi sud : la reine tient à la main, à l’instar du roi qui porte, entre autres, la désignation de tỉ.t Rʿ ḫnt tȝ.wy, « image de Râ devant les Deux Terres », le signe ânkh, un attribut en principe réservé aux seules divinités et qui exprime ce qui relève de leur essence même : la capacité à donner la vie. La hiérogamie ainsi affichée signale que la fête-sed concerne la reine tout autant que le roi, et l’allusion répétée à sa jeunesse dans les inscriptions qui se rapportent à elle (ʿnḫ.tỉ mȝ.tỉ rnpỉ.tỉ ḏ.t, « Puisse-t-elle vivre, être renouvelée et jeune pour l’éternité ! », ʿnḫ.tỉ ḏd.tỉ rnpỉ.tỉ rʿ nb, « Puisse-t-elle vivre, durer et être jeune chaque jour ! ») révèle clairement que, si la fête-sed emporte régénération du roi, celle-ci profite identiquement à son épouse. Le couple royal forme de la sorte une dyade divine dont le modèle sera repris par le fils et successeur d’Amenhotep III, Amenhotep IV/Akhenaton, quand il prendra Néfertiti pour épouse. Cette dyade divine tire sa force de sa complémentarité et œuvre de concert, comme l’indique la capacité guerrière prêtée à la reine sur son trône (ptp.t ḫȝs.t nb.t, « fouler aux pieds les pays étrangers ») : une telle aptitude (elle aussi reconnue à Néfertiti dans un rite apotropaïque où elle brandit la massue1 à la place du roi) fait écho à celle du roi (comme on peut en juger à la couronne bleue qu’il porte), et doit être mise en relation avec la déesse Sekhmet, qui est l’une des formes d’Hathor, envisagée dans sa puissance destructrice.
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MFA 64.521 : FREED et al. 1999, p. 238 ; SMITTH, REDFORD 1976, pl. 23.2.
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Quand le roi jubile avec les dieux La fête-sed est ainsi l’occasion de glorifier l’institution royale en affichant son lustre divin et l’absorption de celui qui l’incarne dans une persona qui le transcende. En soi et a priori, la caractéristique n’est pas très originale pour l’Égypte ancienne, et pourtant le phénomène prend une dimension particulière sous le règne d’Amenhotep III. Ce dernier est incontestablement l’un des plus grands rois bâtisseurs du Nouvel Empire et l’on ne compte pas le nombre de réalisations architecturales impressionnantes, par la taille, qu’on lui doit, entre le temple de Louxor, résidence secondaire du dieu Amon, l’énorme temple funéraire, orné de statues colossales, qu’il se fit construire à Kom el-Hettan, sur la rive ouest de Thèbes, le temple de Soleb qu’il érigea, en Nubie, au nord de la 3e cataracte, pour célébrer sa première fête-sed, celui de Sédéinga, à une quinzaine de kilomètres de là, qu’il construisit en l’honneur de la reine Tiy, et l’immense complexe palatial de Malqatta, construit lui aussi pour les fêtes-sed du roi (Fig. 10). Tous les travaux qu’il entreprit répondirent au souci de veiller à ce que, désormais, les dieux soient vus – nous dit une inscription de son temple funéraire – wnn tp tȝ, « existant sur terre » 2 . La transformation de l’Égypte en un immense empire territorial sous la XVIIIe dynastie explique une théorisation de la royauté renouvelée, ou à tout le moins repensée, pour renforcer sa dimension divine. Dans cette logique, il n’est pas à exclure – même s’il est impossible de l’établir avec certitude –, qu’Amenhotep III ait profité, entre autres, de la contribution majeure d’Hatshepsout en la matière, un siècle avant son règne, tant les conditions du changement de statut d’Hatshepsout de reine en roi ont nécessité l’élaboration d’une construction idéologique innovante et forte. La récente publication du vestibule et des sanctuaires de la chapelle d’Hathor, à Deir el-Bahari, par Nathalie Beaux, est extrêmement précieuse de ce point de vue, en ce qu’elle permet de prendre la mesure de l’apport d’Hatshepsout sur la question de la nature divine de la personne royale, le vestibule, notamment, fonctionnant tout entier comme un véritable manifeste politique3. Fort de cet apport et d’une conjoncture favorable à une sacralisation renforcée de la royauté, Amenhotep III a donc usé des fêtes-sed qu’il a célébrées pour se
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Urk. IV, 1676, 13. BEAUX 2012.
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Burt Kasparian présenter comme une divinité, dont rendent compte tant sa titulature que les choix retenus pour sa représentation dans la tombe de Khérouef. Il ne s’est pour autant pas strictement conformé à la tradition pour l’organisation de ces fêtes, et c’est à cela, précisément, que l’on peut mesurer l’instrumentalisation qu’il en a faite. En effet le roi a cherché à innover pour chacune des fêtes-sed auxquelles il a participé, comme le révèlent les trois dernières colonnes d’une inscription4 (à gauche du kiosque où se tient le roi) se rapportant à la 1ère fête-sed, où il est dit : Ỉn ḥm=f ỉr nn m sn r sš.w ỉsw.t ẖ.wt rmṯ.w ḏr rk ỉmy.w-bȝḥ ny ỉr=sn ḥb.t n.t ḥb-sd. Wḏ.n.tw=f n ḫʿ m mȝʿ.t sȝ Ỉmn ḥtp ẖr.t [ỉt]=f dỉ ʿnḫ mỉ Rʿ ḏ.t « Ce fut Sa Majesté qui fit ces choses conformément aux documents des temps anciens. En ce qui concerne les générations d’hommes depuis le temps des ancêtres, ils n’ont pas célébré les rites de la fête-sed (correctement). Ce fut décrété pour celui qui apparaît en vérité, le fils d’Amon, qui satisfait les exigences de son [père], doué de vie comme Râ, pour toujours. »
La référence aux documents des temps anciens est importante, elle signale que des recherches ont été effectuées dans les archives des règnes antérieurs, et manifestement Amenhotep III les a poussées très loin, comme on peut en juger au revers d’une palette fragmentaire de la fin de la période prédynastique (Caire JE 461485), retouché pour y porter une représentation du roi et de son épouse Tiy. En suggérant que les rois qui l’ont précédé n’ont pas célébré les rites de la fête-sed comme il convient (le propos prêtant du reste à penser qu’ils n’ont pas été célébrés depuis une éternité !), Amenhotep III n’a pas simplement usé d’une formulation convenue, caractéristique de la rhétorique habituelle de tout roi en exercice, pour se démarquer de ses prédécesseurs d’une manière avantageuse pour lui, il affirme sa singularité et la pare d’une légitimité indiscutable. Voyons à présent comment se réalise la transfiguration divine que permet la fête-sed et les conséquences qu’elle emporte.
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THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 28, p. 43-45. HARTWIG 2008, p. 202, fig. 8.
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Quand le roi jubile avec les dieux B. Traduction et effets L’assimilation du roi au dieu Râ induit logiquement l’accomplissement de rituels dont on apprend, grâce aux informations combinées des reliefs de la tombe de Khérouef et de ceux du temple de Soleb, auxquels il convient d’ajouter une inscription de la chapelle d’Amenhotep fils de Hapou6, qu’ils se succédèrent sur plusieurs jours, peut-être durant plus d’un mois pour la 1ère fête-sed d’Amenhotep III, et sans doute – même s’il est impossible de l’affirmer avec certitude – une durée analogue pour les deux autres. Le moment de la célébration n’est pas anodin, car elle atteint son point d’acmé lors de l’inondation du Nil. Les grandes étapes de la cérémonie sont décrites dans le texte qui évoque les recherches d’Amenhotep III sur les fêtes-sed de ses prédécesseurs. On y apprend que le roi apparaît à la porte du palais (« La Maison des Réjouissances ») qu’il se fit construire pour la circonstance à Malqatta, sur la rive gauche de Thèbes, et qu’il y est accueilli par sa cour, représentée par des dignitaires qui reçoivent des largesses du roi et sont invités à partager la nourriture du repas royal. Le roi et la reine quittent ensuite le palais dans le cadre d’une procession dont la destination est très probablement le Birket Habou, soit le port artificiel construit pour accueillir la barque solaire. Il est ensuite question du remorquage de la barque royale et de celui de la barque solaire nocturne, ainsi que de la barque solaire diurne. Ces scènes sont illustrées dans plusieurs registres de la paroi sud du mur ouest de la cour à péristyle de la tombe de Khérouef, principalement ceux de la partie supérieure, qui forment un ensemble narratif cohérent, en adéquation avec le texte auquel ils se rapportent, même si seule la barque solaire nocturne est figurée. Une scène cependant peut sembler trompeuse, à moins qu’elle n’entretienne à dessein l’ambiguïté qu’elle suggère : celle où le roi et la reine apparaissent aux portes de la Maison des Réjouissances7. Le départ du roi reflète la sortie de la divinité solaire dans l’horizon oriental après son voyage nocturne dans le monde souterrain, qui est illustré à l’extrémité sud de la paroi8. La procession qui est
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VARILLE 1968, p. 91-92. THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 42. 8 Ibid., pl. 46. 7
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Burt Kasparian représentée9 a déjà eu lieu, ou bien elle annonce un autre voyage, celui qui attend le roi dans la barque diurne au lever du jour, en tant qu’astre solaire étincelant, d’est en ouest. Dans tous les cas, le cycle de la course du soleil est bouclé, la renaissance symbolique du roi est achevée, il est régénéré. Le choix de représenter le roi sur la barque nocturne, et non sur la barque diurne, n’est pas innocent : Khérouef a entendu montrer qu’Amenhotep III avait accompli de son vivant un voyage qu’aucun autre roi n’avait entrepris avant sa mort. Une allusion très nette à la crue du Nil est faite dans le texte qui accompagne la représentation des dignitaires qui remorquent la barque nocturne (šsp tp-wȝ.t ỉn [ḥm=f r tr] n ḥʿpy ʿȝ, « faire le voyage par [Sa Majesté au temps] du Grand Nil »). Le moment est à mettre en relation avec le mythe de la Lointaine, l’inondation étant interprétée par les Égyptiens comme le signe du retour de la déesse lionne Sekhmet, enfin pacifiée et prête à reprendre, sous les traits d’Hathor, la place qui est la sienne aux côtés du dieu solaire créateur. La hiérogamie est porteuse de renouveau, de renaissance, autant de bienfaits que la fête-sed assure au roi tout en lui permettant d’en faire bénéficier le monde organisé qui l’entoure, grâce au pouvoir créateur qui lui est reconnu en raison de son assimilation à la divinité solaire. La 3e fête-sed reprend les acquis de la fête de l’an 30, mais elle présente des variantes qui sont illustrées sur la paroi nord du mur ouest de la cour à péristyle de la sépulture de Khérouef. L’effet de miroir inversé de la scène placée à l’extrémité sud de la paroi par rapport à celle placée à l’extrémité nord de la paroi sud du même mur est renforcé par les offrandes qui sont mentionnées en face du couple royal : cette fois-ci, ce n’est pas le roi qui offre des biens précieux, il en reçoit, et ils viennent intégrer son palais comme ils viendraient enrichir le trésor des temples. Les biens en question font office d’offrandes cultuelles, dévolues au roi comme elles le seraient à une divinité, et pour cause : le roi est une divinité. L’autre nouveauté concerne le rite de l’érection du pilier-djed, qui n’est pas de tradition dans le cadre des fêtes-sed. C’est là un rite emblématique d’une fête du calendrier liturgique égyptien, la fête de Khoiak10. Khoiak est le dernier mois de la saison de l’inondation. C’est pendant ce mois que la décrue du fleuve se
9
Ibid., pl. 44. CHASSINAT 1966-1968.
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Quand le roi jubile avec les dieux produit. Le rite de l’érection du pilier-djed intervient le matin du dernier jour de Khoiak. Il marque le terme de festivités tout entières consacrées à la célébration des mystères osiriens, et symbolise la résurrection d’Osiris, ainsi que son triomphe sur son frère Seth. L’érection du pilier-djed par le roi est très significative : le roi agit comme Horus, fils d’Osiris, et les offrandes animales qu’il décerne au pilier-djed expriment son aptitude à venger le meurtre d’Osiris en détruisant ses ennemis. Le pilier-djed, qui réunit en une forme unique les dieux Ptah, Sokar et Osiris, est destiné à connaître, grâce au rituel ainsi accompli, un renouveau quotidien, comme l’indique une inscription adossée au pilier en train d’être redressé 11 : [Ptḥ-šk]r-Wsỉr wnn sȝ ʿnḫ nb r-ḥȝ=f mỉ Rʿ rʿ nb, « [PtahSoka]r-Osiris, c’est chaque jour que la protection de toute vie l’entourera comme Râ ». Cette inscription trouve son pendant derrière le roi, qui redresse le pilier avec une corde : sȝ ʿnḫ nb ḏd wȝs nb r-ḥȝ=f {nb} mỉ Rʿ ḏ.t, « la protection de toute vie, toute stabilité, et la force l’entoure comme Râ pour toujours ». Il y a donc un lien entre le roi et le pilier-djed (souligné par la corde que le roi tire) qui tient de l’assimilation du premier au second, la condition de l’un étant identique à celle de l’autre. Le roi est directement concerné par la préservation du pilier-djed, c’est son propre renouveau et sa propre renaissance qui se jouent à travers elle. Le rituel du lever du pilier-djed, intégré à la 3e fête-sed d’Amenhotep III, revêt une dimension particulière deux ans avant le décès du roi. C’est sa régénération dans l’au-delà qui est en jeu. Le roi est accompagné de la Grande Épouse royale Tiy, mḥ.t ʿḥ m mrḫ.t, « qui remplit le palais d’amour ». L’épithète est une référence explicite à Hathor, comme la présence, derrière le couple royal, des princesses, qui tiennent des sistres-sekhem et des colliers-menat dans leurs mains. Le roi est assuré, à l’instar du pilier-djed, d’être revigoré éternellement. C’est sa divinité qui lui donne cette garantie. La fête-sed est ainsi gage de renouvellement continu, et la régénération du roi peut être célébrée indéfiniment, comme l’indique le vœu, formulé par et pour de nombreux rois, de connaître des « millions de fêtes-sed ». La fête-sed n’est pourtant pas qu’un moyen d’affirmer la divinité, inconditionnelle et illimitée, du roi. Elle célèbre aussi l’unité territoriale et politique de l’Égypte, qui se fond en lui.
11
THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 47.
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Burt Kasparian II.
L’affirmation de l’unité territoriale et politique du pays
La fête-sed est l’occasion de rappeler, en la célébrant, l’unité des Deux Terres, l’une des désignations de l’Égypte. Cette unité est envisagée d’un point de vue géographique, comme l’exprime une figure symbolique présente traditionnellement sur le trône égyptien 12 ; elle est aussi, incidemment et nécessairement, politique, et réalisée à travers la personne du roi (A), qui doit apporter ordre et prospérité au pays (B). A. La matérialisation d’une allégorie : le sema-taouy L’union de la Haute et de la Basse Égypte est rendue graphiquement par une allégorie construite autour du hiéroglyphe smȝ, « unir » (Fig. 11), avec de part et d’autre une double personnification du Nil, figuré sous les traits de Hâpy, dieu androgyne à la poitrine opulente (pour exprimer la fécondité bienfaisante du fleuve) et à la tête surmontée des plantes héraldiques de Haute et de Basse Égypte (le lis et le lotus pour la Haute Égypte, le papyrus pour la Basse Égypte). Les deux kiosques, accolés dos à dos (dans la représentation qui en est faite, car en réalité ils devaient être placés côte à côte), qui accueillent tour à tour le roi pendant la fête-sed, coiffé dans un cas de la couronne blanche et dans l’autre de la couronne rouge, donnent corps à une image ancestrale, que réalise déjà la cérémonie du couronnement avec l’apposition, sur la tête du roi, de la double couronne. La fête-sed ajoute à cela des rites destinés à marquer les esprits, comme la Königslauf (course du roi), un oiseau à la main, qui mime la migration des oiseaux et symbolise la domination du roi sur les terres qu’ils survolent. Dans le même esprit, la « course du vase » exprime le contrôle du roi sur les terres marécageuses et les régions d’eau douce, au nord et au sud du cosmos. On peut également mentionner la séance de tir à l’arc, au cours de laquelle le roi, éventuellement représenté par un dignitaire, tire des flèches en direction des quatre points cardinaux.
12
Sur le trône et le sema-taouy, cf. e.g. : METZGER 1985, p. 26-32, 39-43, 99-114, pl. 3, fig. 12-13.
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Quand le roi jubile avec les dieux Sur les reliefs de la tombe de Khérouef qui se rapportent à la 1ère fête-sed du roi, les allusions d’ordre textuel et visuel à l’unification de la Haute et de la Basse Égypte sont multiples (Fig. 12). Les épithètes du roi incluent à plusieurs reprises la désignation traditionnelle nb tȝ.wy, « Maître des Deux Terres », mais aussi deux désignations plus singulières : Nb.ty ẖʿ m ḥḏ.t wṯs dšr.t, « Les Deux Maîtresses, Qui-apparaît-dansla-couronne-blanche-et-élève-la-couronne-rouge », et sȝ Rʿ ḫnm sḫm.ty, « Fils de Râ, Qui-unit-la-double-couronne (litt. : les Deux Puissantes) » 13 . À cela s’ajoutent les colonnes à ombelles de papyrus et fleurs de lotus qui soutiennent la frise d’uraeus, deux ornements qui se retrouvent portés par la reine Tiy, mais aussi sous les oiseaux-rekhyt (représentatifs des Égyptiens du Nord) qui décorent l’estrade du kiosque : tous ces éléments annoncent les rites spécifiques qui sont célébrés au cours de la fête-sed pour la Haute et pour la Basse Égypte. La dualité du pays est ainsi rappelée à l’envi pour mieux souligner son unité, dont le roi est le garant, assisté de celle à laquelle il est lui-même uni de manière nécessaire pour assurer le rôle créateur qui lui est dévolu : la Grande Épouse royale. Dans la scène du kiosque relative à la fête-sed de l’an 37, le thème de l’unité du pays est à nouveau traité, mais sous l’angle d’une souveraineté qui se veut hégémonique, comme l’expriment déjà discrètement trois inscriptions sur l’estrade de la fête-sed de l’an 30 (Fig. 13) (inscription verticale, au milieu de l’estrade : tȝ.w nb.w ḫȝs.wt nb.t r rw.wy nṯr pn nfr, « Tous les pays plats et tous les pays vallonnés sont aux pieds de ce dieu parfait » ; inscription horizontale sur le côté gauche de l’estrade : rdỉ.t ỉȝw n nṯr nfr sn-tȝ n sȝ Ỉmn ỉn wr.w ḫȝs.wt nb.t wȝ.w ḫm.w Kmt, « Donner adoration au dieu parfait et embrasser le sol pour le fils d’Amon par les chefs de tous les lointains pays étrangers qui ne connaissaient pas l’Égypte » ; inscription horizontale sur le côté droit de l’estrade : rdỉ.t ỉȝw n
13
À l’époque ramesside, l’épithète qui devient centrale lors de la célébration de la fêtesed est R’ ms nṯrw grg tȝwy, « soleil que les dieux ont formé, qui fonde les Deux Terres ». Elle suit presque toujours le nom des Deux Déesses, lorsque le nom d’Horus est suivi par nb ḥbw-sd mi Ptḥ-Tnn, « Maître des fêtes-sed comme son père Ptah-Tenen » (observation H. Sourouzian dans son ouvrage Recherches sur la statuaire de la XIXe dynastie, à paraître).
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Burt Kasparian nsw.t nḫt sn-tȝ n ḥḳȝ Wȝs.t ỉn wr.w ḫȝs.wt nb.t št.(w)t-ns ỉw=sn m ksw n bȝw ḥm=f, « Donner adoration au roi victorieux et embrasser le sol pour le souverain de Thèbes par les chefs de tous les pays étrangers, étrange(r)s de langue, quand ils viennent en se courbant en raison du pouvoir de Sa Majesté ») : la décoration du trône de Tiy (Fig. 14) – où l’on voit le signe smȝ utilisé pour attacher et retenir prisonnières des figures d’ennemis archétypiques, asiatique et nubien, de l’Égypte – donne le ton, comme la frise portant représentation de localités étrangères vaincues, qui court au pied de l’estrade sur laquelle le dais royal est posé. L’union par la force et la soumission est exprimée par une épithète du roi, ḥḳȝ pḏ.t psḏ.t, « chef des Neuf Arcs », et par une inscription, déjà mentionnée, sur l’accoudoir du trône de la reine : ptp.t ḫȝs.t nb.t, « fouler aux pieds les pays étrangers ». Cette dimension du roi comme chef militaire est manifestement une composante importante de la fête-sed, laquelle met en exergue cet aspect de la royauté, déjà, au tout début de l’histoire dynastique. Le roi se doit de dominer pour unir, écraser pour apaiser, sa force et son hégémonie sont indispensables au maintien de l’équilibre de la création. La fêtesed est donc l’occasion d’une démonstration de puissance, qui passe par la présence, pendant la célébration, de dignitaires étrangers et d’individus représentatifs de groupes ethniques exotiques. L’association de l’autre, des autres, ceux qui ne sont pas égyptiens, est évoquée dans les scènes de la 1ère fêtesed d’Amenhotep III, chez Khérouef, à travers les figures de jeunes femmes accomplissant un rituel de libation pour le roi devant le dais qui l’abrite (Fig. 15). Agencées par paires, elles sont dites ms.w wr.w, « filles des grands (chefs étrangers) » et leur apparence est semblable à celle des princesses royales, qui remplissent, à la suite de la reine, un rôle hathorique, et jouent du sistre pour le roi pendant la cérémonie. D’autres femmes, accomplissant une danse acrobatique pour accompagner un hymne singulier (ayant pour thème un rituel agricole et, par analogie, les aspects régénérateurs du voyage nocturne de la divinité solaire), ont une origine libyenne aisément reconnaissable à leur tenue. Elles ont leur pendant sur la paroi opposée (Fig. 16), avec des danseuses qui participent à l’accomplissement des rites de l’érection du pilier-djed et qui sont dites ḥm.wt ỉnn.wt ḥr wḥȝ.t r sʿḥʿ ḏd, « femmes qui sont amenées de l’oasis pour l’érection du pilier-djed ».
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Quand le roi jubile avec les dieux Le dissemblable qui, on le voit, n’apparaît pas forcément comme tel, fait donc partie d’un ensemble composite, que le roi a pour mission d’unir en un tout cohérent et structuré, que résume l’Égypte. Mais si la fête-sed est l’occasion, mieux que toute autre fête religieuse égyptienne à caractère national, de célébrer l’unité du pays, c’est surtout à travers la participation des dieux que cela peut se mesurer. Dans la tombe de Khérouef, cette présence est signalée par les étendards que portent les dix dignitaires royaux placés en tête de la procession qui accompagne le roi depuis son palais jusqu’au lac artificiel qu’il a fait aménager pour sa fête14. Elle est également signalée, en amont de la fête, dans le cadre des rites préparatoires qu’illustrent les reliefs du temple de Soleb et ceux du temple de Boubastis (commandés par Osorkon II). Les dieux viennent de toute l’Égypte et prennent place dans des chapelles temporaires en forme de huttes primitives, sur le modèle de celles qui existaient à l’époque prédynastique (Fig. 17). Le roi, accompagné de sa cour, les visite les unes après les autres. Avec les dieux, c’est aussi, accessoirement – et peut-être surtout (?), si on adopte un point de vue politique – les dignitaires qui sont en charge des statues divines, que le roi rencontre. Tous ces éléments concourent à l’idée d’unité du pays que la fête-sed exalte, avec celle d’ordre et de prospérité, deux propriétés imputables au roi, dont il est le garant et que la fête-sed vient rappeler, comme une condition essentielle au bon ordonnancement du monde. B.
Ordre et prospérité : les conditions de la pérennité du pouvoir et de la préservation du cosmos
Les reliefs de la première fête-sed d’Amenhotep III à Soleb qui font allusion au déroulement de la fête débutent par un registre évoquant la sortie du roi en palanquin et une initiative très spécifique qu’il prend à cette occasion (fig. 18). Il s’agit d’édicter un décret d’exemption fiscale15.
14
THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 44. SCHIFF GIORGINI, BEAUX 1998, pl. 94-98 ; SCHIFF GIORGINI, BEAUX 2002, p. 265271 ; GALAN 2000.
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Burt Kasparian Le texte du décret est enregistré dans la pierre, mais il est aujourd’hui très lacunaire. Il nous est cependant possible de reconstituer les inscriptions que contenaient ses lacunes grâce à une copie, faite presque mot pour mot, par Osorkon II, cinq cents ans plus tard, et affichée dans le grand temple de Boubastis16. Il n’est pas possible de dire si le décret ainsi pris est caractéristique des usages de la fête-sed qu’Amenhotep III est allé rechercher dans les archives de ses prédécesseurs. Il n’est pas non plus possible de dire si celui d’Osorkon II est plus qu’une simple copie, avec des altérations à la marge, du décret d’Amenhotep III, et correspond donc à des mesures concrètes, réellement décidées par le roi. Une nuance significative est cependant à relever : le décret d’Amenhotep III est pris au début de la fête-sed (alors qu’il quitte son palais sur la litière « sud »), voire même peut-être un peu avant cela, à la fin d’une longue période de préparatifs de plus d’un mois, tandis que celui d’Osorkon II l’est à la fin de celle-ci (quand il s’apprête à retourner dans son palais, sur la litière « nord »). Dans l’un et l’autre cas, ce que l’on retiendra, c’est l’expression publique du pouvoir normatif du roi. (1) Rnp.t sp 30 ȝbd 2 šmw n sw 1 [ḫ]ʿ.t (m) [ḥw.t-nṯr] n(y) Ỉmn nty (m) ḥw.t ḥb-sd ḥtp ḥr wṯs.t šsp (2) [ḫw] [tȝ.]wy ỉn nsw.t n ḫw.t ḫnr šmʿ.w n(y) pr-Ỉmn ḫw[.t ḥm.wt nb(.t) n(w) nỉw.t=f] nt[y.w] m ḥm[.(w)t] ḏr h[ȝ]w (3) ỉt.w. Ỉw=sn m pr nb ḥt[r] [ḥr] bȝ[k=sn ẖr rnp.t. Ỉst ḥm=f ḥr ḥḥy sp ʿȝ] n ȝ[ḫ] n ỉt=f Ỉmn-Rʿ (4) sr=f ḥb-sd tpy n sȝ=f ḥtp ḥr ns[.t=f sr=f n=f ʿšȝ.t wr(.t) m Wȝs.t nb.t pḏ.t psḏ.t. Ḏd.ḫr nsw.t] (5) n ỉt=f Ỉmn nb ns.wt tȝ.wy dỉ ḫ[w] n.k [Wȝs.t] ḥr ḳʿỉ=s ḥr [ws]ḫ[=s] swʿb.ty [dỉ.tỉ n] (6) nb=s nn ḏȝ-[tȝ r=s ỉn rwḏ.w nw pr-nsw.t. Ḫw.w rmṯ.w=s nḥḥ] ḥr rn wr n nṯr nfr (1) An 30, 2e mois de Shémou, le 1er jour, apparaître [dans] le temple d’Amon qui est (dans) la cour à fête-sed, se reposer sur la litière sud et commencer (2) [l’exemption/la protection] des Deux [Terre]s, par le roi, consistant en l’exemption/la protection des musiciennes et des chanteuses d’Amon et l’exemption/la protection de [toutes les femmes de sa ville] qui [sont]
16
NAVILLE 1892, pl. 6 ; LANGE 2009 ; LEBLANC 2011, p. 260-262.
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Quand le roi jubile avec les dieux dépend[antes] depuis le t[emp]s (3) des ancêtres. Elles sont dans chaque maison tax[ées] [en raison de leur] trava[il chaque année. Alors Sa Majesté cherche un grand événement] de gloi[re] pour son père Amon-Râ (4) quand il annonce la première fête-sed de son fils qui repose sur [son trône, et quand il annonce une grande multitude (sous-entendu : de fêtes-sed) pour lui à Thèbes, maîtresse des Neuf Arcs. Alors le roi dit] (5) à son père Amon, maître des trônes des Deux Terres : « Je protège [Thèbes] pour toi dans sa longueur et dans [sa] [lar]geur, de telle sorte qu’elle soit purifiée [et donnée à] (6) son maître sans trouble [par les agents de l’administration (litt. : la maison du roi). Sa population est exemptée/protégée pour toujours] dans le grand nom de dieu parfait. »
Le décret est structuré en deux parties. La 1ère comporte une disposition particulière, la 2nde une disposition générale, bien qu’elle soit circonscrite géographiquement. Il s’agit, dans un cas, d’exempter de taxes le personnel féminin, musiciennes et chanteuses, du temple d’Amon, que l’on voit représenté avec un soin particulier dans la tombe de Khérouef. Si les causes d’une telle exemption restent difficiles à déterminer (peut-être le roi a-t-il voulu accorder un régime spécifique à ce personnel, pour souligner l’importance du rôle hathorique que la Grande Épouse royale joue à ses côtés et que les musiciennes et chanteuses déclinent, par ricochet, dans l’enceinte du temple au bénéfice de la divinité), son objet ne doit pas tromper : la mesure n’est pas destinée à profiter, au sens strict, aux catégories d’individus qu’elle évoque, mais à l’institution à laquelle ils sont rattachés. Il s’agit, dans l’autre cas, d’exempter la population de Thèbes, qui échappe donc au contrôle fiscal de l’administration royale. La disposition est importante, car elle suppose une redéfinition des compétences administratives, ratione personae et ratione loci. En l’occurrence, c’est toute la ville de Thèbes qui échappe désormais au contrôle des administrateurs fiscaux de la Couronne, pour être placée sous celui de l’administration, religieuse, du temple d’Amon. Comme tous les décrets égyptiens, celui-ci suppose, pour être pérenne, d’être repris par chaque nouveau roi. Il répond en effet à un objectif spécifique et traduit une volonté politique qui correspond à une circonstance particulière, susceptible d’évoluer dans le temps. Quoi qu’il en soit, il manifeste un pouvoir important du roi, inhérent à la fonction qu’il exerce. Ce pouvoir trouve également sa traduction dans les 75
Burt Kasparian récompenses, d’ordre matériel, que le roi accorde à ses dignitaires à l’occasion de la fête-sed, et aux promotions et nominations qu’elles précèdent ou accompagnent, comme le révèle le texte de la tombe de Khérouef se rapportant à la procession nautique du roi, auquel l’inscription d’Amenhotep, fils de Hapou, fait écho (en fait, ces promotions ont lieu à la fin de la 1ère fête-sed d’Amenhotep III, très précisément dans les 5 derniers jours de celle-ci : le 27 du 2e mois de Shémou et le 2 du 3e mois de Shémou). L’ordre passe par le droit, et la réalisation de la maât sur terre consiste, nécessairement, en des mesures concrètes, précises et, éventuellement, pragmatiques. Le roi se doit, par la même occasion, d’être magnanime, les grâces qu’il accorde étant pour ses sujets la démonstration la plus parlante, en tout cas la plus immédiate de son pouvoir. Les largesses du roi sont d’ailleurs un gage de prospérité pour le pays tout entier. Les libations qui lui sont faites par les huit « filles de grands (chefs étrangers) » qui se tiennent devant le kiosque royal sur le paroi de la tombe de Khérouef consacrée à la 1ère fête-sed d’Amenhotep III sont très significatives de ce point de vue. Elles tiennent des jarres-nemeset en or et des vases-senebet en électrum contenant de l’eau. Le fait que les libations soient effectuées par des princesses étrangères n’est pas dû au hasard. Le thème décline celui des tributs apportés en Égypte par les peuples étrangers, qu’il convient de mettre en relation, sur le plan symbolique, avec la crue bienfaisante du Nil, qui accompagne chaque année le retour de la Lointaine. La présentation des vases à libations annonce les figurations de l’époque amarnienne, dans lesquelles les membres de la famille royale offrent ces récipients aux rayons, pourvus de mains, de l’aton. L’offrande alimente un cycle vertueux, dans lequel celui qui offre reçoit en retour ce qu’il a offert.
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Quand le roi jubile avec les dieux La concomitance de la 1ère fête-sed d’Amenhotep III avec l’approche et l’arrivée de la crue du Nil n’est pas un hasard, on l’a vu. L’événement était célébré partout en Égypte, et particulièrement à Thèbes, où il donnait lieu à la plus importante des fêtes qui y étaient organisées : la fête d’Opet17, qui marque le début de la nouvelle année et vise à régénérer Amon autant qu’à célébrer le roi, lequel confirme à cette occasion son ascendance divine comme fils d’Amon-Râ. Cette fête, dont les premières célébrations semblent avoir daté du début du Nouvel Empire, se caractérise notamment par une procession religieuse, au cours de laquelle la statue du dieu Amon sort du temple de Karnak pour être transportée par voie terrestre dans une barque portative jusqu’au temple de Louxor. Une autre fête revêt une importance particulière à l’époque du Nouvel Empire, la fête de la Vallée18, qui intervient au 10e mois de l’année et répond au souci d’honorer les défunts et de leur apporter des offrandes dans la nécropole thébaine. La fête-sed concentre, en les synthétisant, ces deux fêtes, auxquelles d’autres moins importantes viennent s’ajouter, dont elle reprend les thèmes essentiels, en les fédérant autour de l’institution royale, qui sert à la fois de pivot et d’élément cristallisateur. Le roi, dans la théorie esquissée par Amenhotep III, n’est pas seulement une divinité qui se régénère sans cesse, il est le cosmos qu’il organise de manière pérenne et structurée, grâce à son pouvoir créateur, dispensateur de vie et de bienfaits. C’est cet absolu, sûrement, qui est rendu par son fils et successeur, Amenhotep IV/Akhenaton, dans la scène de réception des tributs où il siège en majesté dans la tombe de Mérirâ, à El-Amarna (Fig. 19). En dépit des apparences, la fête-sed ne sert pas, fondamentalement, à renouveler le pouvoir du roi, car il n’a pas besoin de l’être : il est, par principe et
17 18
EPIGRAPHIC SURVEY 1994. SCHOTT 1953.
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Burt Kasparian par nécessité. Elle vaut plus simplement célébration d’un système, envisagé comme parfait, dans lequel le pouvoir s’inscrit dans une temporalité cyclique sur laquelle il s’appuie, et dont il tire parti, pour se maintenir à l’infini. Burt Kasparian Maître de conférences en histoire du droit CEIR – Université de La Rochelle Détaché à l’Ifao (Le Caire)
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Quand le roi jubile avec les dieux
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81
Fig. 1 : Scène de couronnement de Ramsès III – Thot et Horus purifiant le roi, sous la protection de Dounâouy (VIIIe pylône de Karnak) (tous droits réservés)
Fig. 2 : Hatshepsout accompagnée de son ka, encensant la barque d’Amon en station dans le 1er reposoir de la chapelle rouge à Karnak (d’après BURGOS, LARCHE, 2006, bloc 26)
Fig. 3 : Plan de la tombe de Khérouef (TT 192) à Assassif, Thèbes-ouest (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 3A)
Fig. 5 : Scènes de la 1ère fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 24)
Fig. 6 : Scènes de la 3e fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 47)
Fig. 7 : Amenhotep Ier dans la double chapelle de la fête-sed (linteau de porte, musée de plein air de Karnak) (tous droits réservés)
Fig. 8 : La titulature d’Amenhotep III dans la scène du kiosque de la 1ère fête-sed, dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 26)
Fig. 9 : Scène du kiosque de la 3e fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 49)
Fig. 10 : Plan des éléments constitutifs de la cité cérémonielle de Thèbes à la fin du règne d’Amenhotep III (d’après LABOURY 2010, fig. 2-9)
Fig. 11 : Scène de « Séma-taouy » (statue de Ramsès II, salle hypostyle du temple de Louxor, côté est, détail du trône, côté gauche) (tous droits réservés)
Fig. 12 : Allusions à l’union des Deux Terres, dans la scène du kiosque de la 1ère fête-sed, dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 26)
Fig. 13 : Le thème de la souveraineté hégémonique, dans les inscriptions de la 1ère fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 26)
Fig. 14 : Le thème de la souveraineté hégémonique, dans les inscriptions de la 3e fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 49)
Fig. 15 : Scènes de libation et de danse : 1ère fête-sed d’Amenhotep III dans la tombe de Khérouef (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 47)
Fig 16 : Danseuses participant à l’accomplissement des rites de l’érection du pilier-djed au cours de la 3e fête-sed d’Amenhotep III (d’après THE EPIGRAPHIC SURVEY 1980, pl. 47)
Fig. 17 : Dattiers et naos abritant les statues des dieux lors de la 1ère fête-sed d’Amenhotep III à Soleb (d’après SCHIFF GIORGINI, BEAUX 1998, pl. 46-47)
Fig. 18 : Décret d’Amenhotep III à Soleb (d’après SCHIFF GIORGINI, BEAUX 1998, pl. 97)
Fig. 19 : Présentation des tributs étrangers au roi Akhenaton (tombe de Méryrâ II) (d’après DAVIES 1905, pl. 37)
La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage : le cas de la masse Lorsque l’on se réfère au dieu de l’Orage dans la sphère indo-européenne, un fait reste particulièrement saillant : sa tyrannie, qui s’exprime de multiples façons, dont une certaine disposition au meurtre de ceux qui essaient de le copier en se travestissant de ses attributs, ou pire encore, en réclamant sa position. Les Hittites, en tant que peuple de langue indo-européenne, ne dérogent pas à la règle. Le roi est placé sur le trône par les dieux, et spécifiquement par le Soleil et le dieu de l’Orage. Il aime à se faire représenter dans des atours divins afin de manifester le pouvoir des dieux sur terre. Cependant, il est remarquable qu’il s’abstienne sagement d’usurper tout ce qui peut avoir trait au dieu de l’Orage, Tarḫunna. Il ne le fait que temporairement et avec toutes les précautions possibles durant le festival du KI.LAM. I.
Prolégomènes : l’identification du roi aux dieux
Il existe chez les Hittites deux modes d’identification du roi à un dieu : l’identification idéologique et l’identification vestimentaire. A.
Identification idéologique
Le roi hittite imite spécifiquement la souveraineté douce et sociable du Soleil. Dans une analogie cosmos-microcosme, le roi est alors identifié au Soleil1 . Il s’inspire de lui pour être le juste pasteur de l’Humanité dont le comportement régulier et doux est rempli de compassion pour son peuple. Cette assimilation du roi au Soleil et non au dieu de l’Orage est logique. Le dieu de l’Orage, imprévisible et brutal, n’est pas un exemple de souverain philanthrope, ce qui rend sa figure peu sympathique.
1
BECKMAN 2002.
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Raphaël Nicolle B.
Identification vestimentaire
Le roi est figuré habituellement avec deux habits. Sans surprise, il s’habille régulièrement avec le costume du Soleil, c’est-à-dire la calotte, le long manteau, les boucles d’oreille et le lituus. Le second, et sans doute le plus difficile à analyser, reste le costume de guerre kurutauwant- (tunique courte, épée, coiffe à cornes) qui habille les souverains au Südburg ou à Fraktin, compris par Th. Van den Hout et G. Beckman2 comme un moyen de les identifier à Tarḫunna. Cette hypothèse reste difficile à soutenir pour trois raisons : 1/ Le costume de guerre détaillé sur ces reliefs n’est pas complété par une masse ou la hache, deux armes caractéristiques du dieu dans la religion hittite et dans les religions indo-européennes. 2/ Jamais Tarḫunna ne porte l’arc que le roi tient au-dessus de son habit kurutauwant- à Fraktin ou au Südburg. 3/ A Yazιlιkaya tous les dieux mâles (à l’exclusion du Soleil) portent ce costume. L’habit kurutauwant- porté par le roi exprime la virilité et la guerre, mais n’est clairement pas l’attribut propre d’une divinité spécifique. En revanche, la lance qu’il porte au Südburg est préférentiellement l’arme du dieu protecteur (LAMMA) qui peut d’ailleurs être qualifié de dLAMMA gišŠUKUR 3 « Dieu protecteur de la lance ». Par le costume de guerre, le roi est donc figuré en dieu protecteur, et non en dieu de l’Orage 4 . Il est alors le souverain qui assure la protection de son royaume par la guerre. Cependant le roi identifiait en partie son pouvoir militaire à celui du dieu de l’Orage. Le roi et le dieu partagent le titre UR.SAG/haštali, « héros »5. Le roi possède donc la même aura héroïque que Tarḫunna. Dans la mythologie, Kumarbi donne, avant chaque combat, le titre d’UR.SAG/haštali à son ennemi le
2
VAN DEN HOUT 1995, p. 568-569 ; BECKMAN, 2012, p. 606. MAC MAHON 1991, 42-43. 4 Sur le Südburg voir FREU & MAZOYER 2010, p. 321-326. 5 GONNET 1979, p. 25-26. 3
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La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage dieu de l’Orage (Chant d’Hedammu, fragment 6 l. 13 et le Chant d’Ullikummi, Tablette I, A III 32’). On peut d’ailleurs voir dans cet héroïsme du dieu hittitohourrite, un élément d’influence kizzuwatnienne (hourrite et louvite) par la recomposition sémantique de Tarḫunna, étymologiquement le dieu « Foudre », en Tarhunt, étymologiquement dieu « Vainqueur »6. L’ensemble de cette question prend corps durant le festival du KI.LAM. II.
Le festival du KI.LAM et l’identification du roi à Tarḫunna
La fête du KI.LAM est une célébration importante du calendrier cultuel hittite7 jusqu’à la fin de l’empire. Elle visait autant à favoriser la prospérité qu’à protéger le royaume. Lors de cette fête, le roi montait sur son char, fréquentait les temples, sacrifiait aux dieux et passait en revue les symboles forts de la religion hittite que sont la Montagne, la Lance, les animaux sauvages, les divinités protectrices (LAMMA) et l’égide. Tout d’abord défilaient les montagnes sur lesquelles des lances étaient placées. Lance et Montagne protégeaient toutes deux le territoire des menaces extérieures. Ensuite 10 ou 20 égides suivaient directement les montagnes et les armes. Ces égides étaient des échos du Mythe de Telepinu. Dans ces égides étaient placés les biens donnés au roi lors de la fondation du royaume et nécessaires au royaume8. Ces objets symbolisaient la confiance qu’avait le dieu pour le roi. Parmi ces rituels d’exaltation de la royauté, nous nous intéresserons particulièrement à la cérémonie de la présentation de la hache de fer (Kbo X 24 II 18’-IV 4)9. Lors de ce rituel, le roi quitte l’Ékatapuzna en char. L’intendant du palais prend la lance de fer du roi et lui donne en échange une hache de fer décorée avec une image du dieu de l’Orage10. Cette mention unique dans les textes reçoit une superbe confirmation par l’archéologie suite à la découverte à Boğazköy, le site de la capitale hittite, d’une
6
NICOLLE 2015. SINGER 1983 ; SINGER 1984. 8 MAZOYER 2003, p. 153-154. 9 KBo X 24 IV 1-4 ; SINGER 1983, p. 62. 10 GÜTERBOCK 1970, p. 179. 7
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Raphaël Nicolle hache décorée d’un dieu de l’Orage monté sur un lion et une montagne anguipède. Le tout est surmonté d’une aigle bicéphale, symbole de la monarchie hittite. De la même manière à Rome, l’identification du pouvoir royal à celui de Jupiter reste étroitement cloisonnée. Depuis Romulus11, le roi de Rome porte un sceptre surmonté d’une aigle jovienne, attribut de Jupiter. Le roi archaïque défile dans la cité sur un char depuis lequel il prononce ses décisions. Cette pratique est figurée sur un denier de la gens Vettia figurant un homme tenant un sceptre, debout sur un char, accompagné de la légende IVDEX, c’est-à-dire le pouvoir civil. Ce personnage pourrait être Numa ou Sp. Vettius, interrex après le décès de Romulus12 . A Rome, durant le triomphe13 et les jeux romains, le port des ornements14 joviens par le roi matérialisait le partage d’un même pouvoir par le souverain humain et divin. Le roi, puis le magistrat (consul 15 , préteur ou dictateur 16 ) qui organisait les ludi romani 17 , réalisés en l’honneur de Jupiter capitolin18, avait le droit de porter à la place de la toge prétexte, la pourpre qui est l’apanage habituel du dieu19 , symbolisant à travers cette tenue la réalité de la présence divine durant les festivités. Nous passerons l’étude de G. Dumézil20 sur
11
Jean le Lydien, (Des magistratures de la République romaine, I, 7) s’accorde à donner au sceptre une origine romuléenne alors que Denys d’Halicarnasse en fait une création des trois derniers rois de Rome (Denys d’Halicarnasse III, 61). 12 COOK 1905, p. 318-319. 13 Pour des études récentes sur la question voir : VERSNEL 1970 ; KUNZL 1988 ; BASTIEN 2007 ; BEARD 2007. 14 VERSNEL 1970, p. 90-93. 15 Tite-Live, 45, 1. 16 Tite-Live, VIII, 40. 17 Tite-Live, V, 41, 2 et 8 ; WISSOWA 1912, p. 452 ; VERSNEL 1970, p. 130. L’utilisation du char par le magistrat qui organise les jeux est particulièrement parlante si l’on se souvient que le quadrige est l’attribut réservé aux dieux, et particulièrement à Jupiter. Nicolet fait du triomphe romain, un rituel à cheval, avant que les Étrusques lui substituent le quadrige de Jupiter. Cependant, cette hypothèse tend à dissocier le triomphateur du dieu. NICOLET 1962, p. 509. 18 VERSNEL 1970, p.100-114. Mommsen et Wissowa font des jeux le complément du triomphe du fait de la présence des ornements triomphaux. Or il s’agit plutôt, comme le suggère Versnel, de deux rituels royaux distincts, p. 114. 19 VERSNEL 1970, p. 90-93. 20 DUMEZIL 1973, p. 93-115. Camille fut déchu de ses honneurs pour atteinte à la République. Un des griefs qui lui sont faits est d’avoir paradé lors de son triomphe sur un quadrige équipé de quatre chevaux blancs, privilège de Jupiter, le visage passé au minium,
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La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage Camille, dans laquelle il démontra avec brio que la condamnation du triomphe du dictateur romain est le fruit de sa nature solaire, accusée d’usurper les attributs qui devraient rester au seul Jupiter. III.
Le problème de la masse et de son usurpation
Le cas romain que nous venons de voir soulève un point décisif dans la compréhension du problème de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage. En effet, l’arme du dieu de l’Orage a quelque chose de tabou pour le roi. La masse et la hache entrent dans l’arsenal classique des guerriers hittites, ainsi que des dieux du combat. Elle est même l’arme masculine par excellence. Ce fait est clairement établi dans le Serment des soldats (CTH 427 : KBo VI 34 § 9) où les nouvelles recrues jurent fidélité au roi et se vouent à perdre leur virilité en cas de parjure. Cette transformation doit se manifester par le fait de porter des attributs féminins (vêtements, quenouille et miroir) en lieu et place des attributs masculins que sont les armes : arc, flèches et masse. Cette thématique se rencontre également dans un rituel louvite (KUB IX 27 + I 20-29)21 où la virilité est mise en évidence par le port des armes, et la féminité par le port de la quenouille. La raison de cette absence pourrait être le reflet d’un tabou associé au dieu de l’Orage. L’arme d’Orage peut prendre plusieurs formes d’armes contondantes22. La masse paraît être la forme archétypale de l’arme d’Orage chez les Hittites. En effet, les inventaires cultuels font de la masse la seule arme placée entre les mains des idoles de Tarḫunna23. Cependant il n’est pas rare de voir le dieu brandir une autre arme, la hache (ou marteau/hache). Cette indécision singulière sur la forme n’est pas le fait d’un vocabulaire incomplet ou imprécis. La « masse » est rendue en hittite par ḫattalla, la « hache » par ateša, le « marteau » par malatt(NÍG.GUL en sumérien).
comme le dieu (Pline, Histoire naturelle, XXIII, 36). En tant que général protégé par Mater Matuta, son triomphe a quelque chose d’inconvenant puisqu’il cumule deux principes. Héros solaire, il usurpe des attributs qui ne sont pas ceux de Mater Matuta mais ceux de Jupiter, que tout général romain représente sur terre. 21 HOFFNER 1987, p. 277. 22 Voir l’article récent de O. Zolotnikova (2014) qui partage nos vues sur de nombreux points. 23 HAZENBOS 2003 ; ZOLOTNIKOVA 2014, p. 298.
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Raphaël Nicolle L’origine de l’arme de Tarḫunna prend ses racines dans les realia de pierres néolithiques d’Europe. L’indo-européen *meldh-24 sert régulièrement de matrice à des noms d’outils lithiques (meule, marteau, masse)25 et par extension de son sens, à des noms d’éclairs26. Ainsi sur elle se construit le malatt-/NÍG.GUL hittite « marteau », « matraque », « trique », « masse », nom utilisé pour désigner le marteau de Tarḫunna27. Ce terme est apparenté à Mjöllnir, le nom du « marteau de Thor », au milna « masse » de Perkons. Si l’on en juge par les liens étymologiques de *meldh- avec le hittite malla, le grec µύλη, le latin molare ou le russe molót « moudre »28, ces armes devaient manifester la puissance écrasante de l’éclair du dieu, substantivé en russe par mólnija, mólot, par le vieux prussien mealde, et le gallois mellt. Nous parlons de pierre, mais c’est de fer dont est faite la hache donnée au roi durant le festival du KI.LAM. Avec l’âge des métaux, l’arme du dieu de l’Orage s’adapta aux nouvelles techniques sans pour autant changer de nom. Ainsi, selon les sources védiques, le Vajra d’Indra peut être en áśman « pierre » ou en āyasá, métal (I.52.8, 80.12), voire les deux (I.121.9). On doit donc comprendre ainsi le cas hittite. Le fer utilisé en Anatolie provenait tout d’abord des météorites, dont la forme était assimilée à la foudre29. Dans le Mythe du dieu de l’Orage CTH 332 Découverte et Retour du dieu30, Tarḫunna semble manier un ciel de fer (nepiš AN.BAR-aš), expression comprise par J. Tischler31 comme une appellation poétique de la météorite (l’équivalent hittite d’un kenning). La hache de fer portée par le roi est donc une réfection d’un ancien schème indo-européen où l’arme du dieu de l’Orage est assimilée au ciel orageux. Ce fait de langue s’exprime dans la mythologie, en particulier dans le mythologème d’usurpation de la foudre. Chez les Hittites, le motif se retrouve
24
LEQUELLEC 1996, p. 291-292. Hittite etymologycal dictionary, s.v. malatt. 26 WATKINS 1995, p. 429 ; MALLORY & ADAMS 1999, p. 352 ; LAJOYE 2015, p. 74-76. 27 HED, s.v. malatt. Sur cette arme, voir le Mythe de Télipinu I, A, I, 33’ et la Fête du KI.LAM KBo X 24 IV 1-4. 28 Pour une synthèse sur la question, voir HED, s.v. malatt. ; WEST 2007, p. 253-254 ; KLOEKHORST 2008, s.v. mallai-. 29 Ainsi dans les Annales de Muršili II A II 17-18, le foudre (kalmišana-) du dieu est assimilé à un météore. 30 KUB XXXIII 34 recto 9. 31 TISCHLER, 2001, s.v. AN.BAR. 25
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La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage dans le Chant d’Ullikummi32 qui relate l’engendrement par le dieu Kumarbi d’un serpent de pierre pour anéantir son rival le dieu de l’Orage. Alors que le monstre grandit, celui-ci devient un danger et menace le dieu. Il est alors comparé à un marteau, fait totalement original dans la littérature hittite. Il (Ullikummi) s’élève comme un marteau33 Ullikummi est un être de pierre. Sa forme est une arme et la matière qui constitue son corps évoque l’orage. Il est tel un gigantesque marteau, l’arme de Tarḫunna. Sa nature minérale est confirmée dans le texte où il est décrit comme étant un kunkunnuzzi, un « roc », nom d’instrument dérivé du verbe kuen- « tuer »34. De la même manière que la masse est utilisée pour donner des coups, le corps d’Ullikummi est une arme au caractère orageux. Dans le mythe, le monstre détruit tout. Ce caractère se retrouve dans l’association régulière dans la documentation de na4kunkunnuzzi avec le verbe walh- « frapper » comme dans le texte KUB XLI II 39 na4kunkunnuzzit walhhanai « il frappe avec un roc » et le texte KUB XXII 70 rev. 55 namma = at na4kunkunnuzzit GUL-anzi « et ensuite ils les frappent avec un roc »35. na4
Par ailleurs, ce type de roche par son comportement évoque la foudre. Dans le Récit du chasseur Kešši (KUB XXXIII, 121, III, 7), il est dit qu’elle peut tomber du ciel, à la manière d’une météorite. Là encore, la comparaison avec le dieu de l’Orage est claire. Les dieux de l’Orage indo-européens possèdent dans leur arsenal, diverses foudres fabriquées en pierre, avec laquelle ils tonnent et foudroient.
32
HOFFNER 1999, p.55-67. n=as maltanes GIM-an sara karpiskattari. KUB XXXIII 106 III 36-37 GÜTERBOCK 1952, p. 26. 34 GÜTERBOCK 1952, p. 37 ; IVANOV & TOPOROV 1970, p. 1193-1195 ; KLOEKHORST 2008, su.u. kunkunuzzi. 35 KLOEKHORST 2008, su.u. kunkunuzzi. 33
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Raphaël Nicolle On retrouve ce mythologème chez les Germains et en particulier les Scandinaves. Dans la Gylfaginning 36 le dieu de l’Orage Thor abat Hrungnir, « Tapageur » 37 , sur un champ de bataille au nom évocateur, Grjótunargardr, « Demeure du jet de pierre » 38 . Le coup qu’infligea Thor au géant brisa un morceau de la pierre à aiguiser dont le géant se servait pour combattre le dieu. Un éclat alla d’ailleurs se ficher dans le crâne de Thor. Ce combat est typique du conflit qui existe entre un dieu et un anti-dieu pour posséder l’orage. Le duel a lieu dans une « Demeure du jet de pierre », dont le nom suggère les foudres minérales projetées par les dieux de l’Orage. En outre, on sait que la pierre à aiguiser de Hrungnir est l’équivalent39 du marteau de pierre de Thor, Mjöllnir, avec lequel il manifeste ses pouvoirs fulgurants. Le coup que reçoit le dieu sur la tête est alors un moyen utilisé par le poète pour rappeler l’usurpation de la foudre par le géant40. De façon plus générale, Thor est spécialement soupçonneux et ne tolère aucune tentative tendant à l’imiter. Il est connu pour avoir tenté de tuer la géante Hyrrokin suite à un événement qu’il vécut comme une provocation. Alors qu’elle poussait dans la mer le navire mortuaire de Baldr, le frottement sur le sol produisit des étincelles41. Un poème scaldique, le Þorbjörn dísarskáld affirme d’ailleurs que Thor, fou de rage, la tua. À Rome, l’imitation de l’orage de Jupiter est pour les Anciens42 une marque de démesure. Un certain Remulus43 d’ascendance jovienne, puisque descendant d’Énée, fut tué par la foudre après qu’il eut voulu imiter le dieu. Jupiter élimina le roi d’Albe Allodius par la foudre et le déluge44 après que celui-ci eit cherché à
36
Skáldskparmál, III ; Hárbarðsljóð, XIV ; Hymiskviða, XVI ; Lokasenna, LXI, 63 ; Grottasöngr IX ; Haustlöng, XIV-XX. 37 SIMEK 1996, p. 181. 38 GUELPA 2009, p. 80. 39 MAHER 1973. Dans le monde indo-européen, la pierre à aiguiser a un nom formé sur la même racine de l’aigu *h2ek- que la foudre et le marteau, *h2ek-m-n/r. 40 SCHRÖDER 1927. 41 Gylfaginning, 48. 42 Plutarque, Isis, XXIV ; Lucain, VII, 457-458 ; Polybe, XII, 22. 43 Ovide, Métamorphoses, XIV, 608-620. COOK 1904, p. 286-287. 44 Denys d’Halicarnasse, I, 72, 3.
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La question de l’identification du roi hittite au dieu de l’Orage reproduire la foudre au moyen de machines et le tonnerre par le fracas des armes de ses soldats sur leurs boucliers. Ce mythe est comparable à celui du meurtre de Salmonée par Zeus. Cet usurpateur fit paver une route d’airain sur lequel il lançait son char tout en projetant des torches pour singer les phénomènes orageux45. L’identification du roi hittite à Tarḫunna ne déborde donc pas du cadre rituel pour des raisons précises. Imprégnés d’un tabou indo-européen, les Hittites ont repoussé l’identification de leur souverain au maître des cieux. Cependant, dans le cadre rituel, de la pratique dirons-nous, les Hittites, comme les Romains par exemple, exaltent la puissance révélée du dieu de l’Orage par le port de ses ornements. Ils symbolisent la présence du pouvoir du dieu en tant que maître de la prospérité du pays et de sa défense. Raphaël Nicolle Chargé d’enseignement de hittite Université Paris I-Sorbonne
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45
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Quelques réflexions supplémentaires sur la question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes »1 Résumé La thèse ici soutenue en matière de laïcité, même si elle n’est pas courante, n’est que le résultat d’une observation événementielle, faite dans le cadre d’un schéma scientifique très connu et sur la base d’une convention méthodologique qui consiste à prendre en compte la mécanique institutionnelle et, enfin, d’un début d’explication systémique. Le schéma scientifique est la comparaison et/ou confrontation entre Anciens et Modernes. La convention méthodologique est que, en présence d’une certaine « amphibologie » du mot/concept « laïcité », on la considère du point de vue opérationnel de la « séparation entre culte à Dieu et gouvernement des hommes » (où le mot « gouvernement » est employé au sens large, comprenant soit le « commandement général / loi » soit son exécution particulière, « administrative »). L’observation événementielle est que, de ce point de vue, la laïcité est une – sinon la – conquête révolutionnaire de l’époque ancienne, faite par les cultures théologiques judaïque-chrétienne et politique-juridique gréco-romaine, qui convergent dans le système impérial, alors qu’elle a été l’objet de refus réactionnaire à l’époque moderne, particulièrement par la culture étatique anglo-saxonne. Le début de l’explication juridique (donc, non théologique) est indiqué dans ce qui apparaît en même temps cause et téléologie de la différence voire l’opposition entre Anciens et Modernes en matière de laïcité : la différence voire l’opposition de points
1
Ces « réflexions supplémentaires » viennent s’ajouter aux idées exposées, il y a douze ans, lors de la Conférence internationale sur Laicità ed eticità dell’azione pubblica. Libertà della persona e sfera pubblica (organisée à Bari, le 5-6 décembre 2005, par le Dipartimento Giuridico delle Istituzioni, Amministrazione e Libertà – Università degli Studi di Bari) qui ont fait l’objet de publication en italien dans les revues informatiques Argomenti 2000, septembre 2007, et Diritto@Storia, n. 10 - 2011-2012 (avec le titre « Qualche idea, dal punto di vista del Diritto romano, su origine e prospettive del principio di laicità ») et en français in F. JEAN, C. SAINT-DIDIER et J. LALEURE (dir.), Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Yves Coppolani, Paris 2017 (avec le titre « Quelques idées, du point de vue du Droit romain, sur l’origine et les perspectives du principe de laïcité »).
113
Giovanni Lobrano de vue en matière de « justice » et de « droit naturel » : qui sont fondamentaux pour les Anciens (Digeste, 1.1.1.pr. et 3) et inexistants pour les Modernes (Léviathan, ch. 14).
I.
Prémisse. Schéma et convention interprétatifs A.
Confrontation entre Anciens et Modernes
Dans l’histoire de la réflexion scientifique, surtout des sciences humaines, la comparaison et/ou la confrontation entre les Anciens et les Modernes est très importante : des points de vue de la durée, de l’ampleur et de la profondeur. Il s’agit d’un schéma historiographique bien connu (connu comme la « querelle des Anciens et des Modernes ») et - j’en suis profondément convaincu - très efficace pour l’interprétation des institutions juridiques, pendant tout le cours de l’histoire, jusqu’à nos jours. Le théâtre de cette comparaison est le « monde » mais les Anciens sont exclusivement « méditerranéens »2. Les uns sont toujours opposés aux autres et, pendant le « siècle des Lumières », les uns et les autres sont codifiés en véritables « modèles » alternatifs d’organisation « constitutionnelle ». Toujours pendant le « siècle des Lumières », mutatis mutandis, le débat (d’abord) et le choc (ensuite) ne portent que sur le « modèle » à préférer. À une époque relativement récente, la réflexion scientifique « humaniste » a employé ce schéma à propos aussi de l’interprétation d’une question de plus en plus actuelle et même brûlante, la question qu’aujourd’hui on identifie – bien qu’au milieu d’une sorte de zone grise conceptuelle – sous le terme de la « laïcité »3 .
2
Au cours du XVIIIe siècle, les « Modernes » sont plutôt les Germains, surtout dans leur variante anglo-saxonne. 3 Il n’est pas très facile de trouver une notion affirmée de « laïcité ». Des deux principales encyclopédies juridiques italiennes, Enciclopedia del Diritto et Novissimo Digesto italiano, la première n’a ni l’entrée « laicità » ni d’entrée semblable, alors que la seconde n’a que l’entrée « laicismo » et il en va de même pour l’Enciclopedia delle scienze sociali. Sur l’origine du mot « Laïcité », voir M.-D. CHARLIER-DAGRAS, La laïcité française à l’épreuve de l’intégration européenne Pluralisme et convergences, Paris 2002, § «
114
La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » B.
« Laïcité » égale séparation entre culte à Dieu et gouvernement des hommes
Cette question a été posée en termes de « rapport entre religion et droit » et – dans le cadre de notre schéma/querelle – la réflexion la plus récente a été que dans l’expérience ancienne, en particulier romaine, il n’y avait pas de séparation entre religion et droit, tandis que cette séparation devient caractéristique de l’expérience moderne, en particulier anglaise4. Je ne veux pas remettre en cause cette réflexion (ici mentionnée plus que résumée et pour la connaissance de laquelle je renvoie chaudement à la lecture des textes originaux). Toutefois, cette réflexion risque désormais le syndrome des
Étymologie et définition générale du terme de laïcité », 22, selon laquelle « La première utilisation du mot laïcité date de 1871 dans le journal intitulé La Patrie ». Cf. S. ZOLI, Dall’Europa libertina all’Europa illuminista : stato laico e « oriente » libertino nella politica e nella cultura dell’età dell’assolutismo e della Ragion di Stato da Richelieu al secolo dei lumi : alle origini del laicismo e dell’illuminismo, Firenze 1997, et A. BARBERA, « Il cammino della laicità » in www.forumcostituzionale.it. Voir aussi P. ALBERS, Manuale di storia ecclesiastica, V ed., Torino 1935, C. CARDIA, Manuale di diritto ecclesiastico, Bologna 1996, p. 13 sq. 4 Voir, à titre d’exemple : F. SINI, « Religione e sistema giuridico in Roma repubblicana » in Diritto@Storia, N. 3, Maggio 2004 : « Dobbiamo a Fritz Schulz, negli anni Trenta del Novecento, la più netta teorizzazione del processo di separazione tra religione e diritto nell’esperienza giuridica romana, con la formulazione della celebre teoria dell’ « Isolierung », che si legge nell’omonimo capitolo dei Prinzipien des römischen Rechts [nt. 25 : « München 1934 ; qui cit. in trad. it. : I principii del diritto romano, a cura di V. Arangio-Ruiz, Firenze 1949, 16 ss.»]. Lo studioso tedesco riteneva, infatti, che la maggiore gloria della giurisprudenza romana consistesse nella sua capacità « di distinguere il diritto dal non diritto, di delimitare il campo del diritto e di ridurre l’ordinamento giuridico ad un sistema autonomo » [nt. 26 : F. SCHULZ, I principii del diritto romano, cit., 17-18. Una decisa posizione contro l’« isolamento » del diritto e contro l’« evoluzionismo » è stata espressa da P. CATALANO, Per lo studio dello ius divinum, in Studi e Materiali di Storia delle Religioni 33, 1962, p. 129 sq. ; ID., La religione romana « internamente » : il punto di vista giuridico, Ibidem 20, n.s., 1996, p. 148 sq. Per un’impostazione alternativa allo Schulz, vedi soprattutto R. ORESTANO, Dal ius al fas. Rapporto fra diritto divino e umano in Roma dall’età primitiva all’età classica, in Bullettino dell’Istituto di Diritto Romano 46, 1939 , p. 194 sq. ; ID., I fatti di normazione nell’esperienza romana arcaica, Torino 1967, 99 sq. ; e P. VOCI, Diritto sacro romano in età arcaica, in Studia et Documenta Historiae et Iuris 19, 1953, p. 49 sq. ]».
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Giovanni Lobrano doctrines à succès : c’est-à-dire d’être métabolisée par le grand courant de l’id quod plerumque dicitur . Il me semble, donc, que cette réflexion pourrait tirer profit (plus que d’un tribut d’adhésion ultérieur) d’une réflexion supplémentaire : intégrative. Le point de départ de la réflexion supplémentaire/intégrative, que je propose, consiste dans le repositionnement de la même question dans des termes opératifs, c’est-à-dire les termes du rapport entre deux sortes de fonctions et, donc, deux sortes de – entre guillemets – « fonctionnaires ». Les deux « fonctions » sont le culte et le gouvernement : le culte à Dieu et le gouvernement des hommes. À la conclusion de cette réflexion supplémentaire/intégrative nous reviendrons sur le terrain de la conception du système. Ainsi reformulée, la question de la « laïcité » produit une réponse qui – bien qu’elle soit intégrative/supplémentaire – apparaît spéculaire à celle qui est devenue courante. Si nous sommes d’accord pour concevoir la « laïcité » comme (au-delà de la distinction conceptuelle) la séparation fonctionnelle (par l’attribution à des institutions tout aussi distinctes et séparées) entre les activités du culte à Dieu et du gouvernement des hommes, l’expérience ancienne (surtout – mais pas seulement – romaine) se présente, proprement, comme profondément « laïque ». La laïcité – dans le sens que nous avons précisé – en devient même, plus ou moins tôt, l’un des grands principes qualifiants. En effet, cette expérience « ancienne » s’avère caractérisée de façon fondamentale par la conquête de la distinction et séparation entre compétences et activités de culte d’une part et compétences et activités de gouvernement de l’autre. La séparation entre culte et gouvernement est – cela semble évident – la grande nouveauté, voire la « révolution », qui marque, pendant un millénaire et demi, l’expérience ancienne mais aussi l’expérience médiévale, dans la mesure où cette dernière en dépend. Au contraire, la séparation disparaît dans l’expérience moderne : d’abord par la réunion dans une seule institution des deux institutions du roi et du pontife ou grand prêtre (voir, infra, la mention de l’« Acte de Suprématie », produit par le Parlement anglais en 1534) et ensuite par la réunion de l’objet souverain du culte et du gouvernement (voir, infra, les mentions du Léviathan, publié par Thomas Hobbes en 1651, et des épigones de ce dernier aux XIXe et XIXe siècles). L’expérience moderne, en particulier anglaise, est caractérisée de façon radicale
116
La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » non seulement par la réunion – dans une seule institution – aussi bien des compétences et des activités de culte que des compétences et des activités de gouvernement mais aussi par la fusion – dans la nouvelle catégorie de l’État – de Dieu et du Peuple. Pour s’en rendre compte, il suffit de rappeler quelques données historiques, par ailleurs bien connues. II.
Séparation ancienne (et encore médiévale) A.
Institutions
1. 1100 av. J.-C. Expérience théologique judaïque : création du premier roi, qui n’est pas un prêtre Un certain nombre d’arguments, dont la notoriété rend la mention si facile qu’elle en est presque embarrassante, militent en faveur de la réflexion intégrative/supplémentaire. Le premier argument est que les sources anciennes, tant de la théologie judaïque que de la jurisprudence romaine, ont la mémoire d’une même sorte d’événement majeur consistant justement en la séparation entre les fonctions de culte et de gouvernement : confiées à deux sortes de « fonctionnaires » également séparés. La séparation apparaît d’abord dans l’expérience judaïque, dont la culture est essentiellement théologique. Dans cette expérience, l’événement majeur, rappelé par la Bible dans le premier Livre des Rois, est, au XIe siècle av. J.-C., la demande, formulée par les Israélites au prophète Samuel, de ne plus être gouvernés par les prêtres mais par un roi. C’est le début de la séparation entre culte et gouvernement. Le peuple d’Israël exige du « juge » et prophète Samuel « un roi pour nous gouverner, comme en ont toutes les nations » (1 Sam 8.5).
117
Giovanni Lobrano Cette prétention (bien que vécue dramatiquement, comme une forme d’ingratitude et presque de trahison des Israélites face à leur Dieu) est acceptée – bon gré mal gré – par le prophète. La lecture attribuée à Samuel – donc à Dieu lui-même – de la revendication avancée par le peuple est de ne plus être gouverné « théocratiquement » : « Vous, aujourd’hui, vous avez rejeté votre Dieu et vous lui avez dit : “C’est un roi que tu établiras sur nous.” »
Samuel, en effet : « convoqua le peuple auprès du Seigneur, à Mitspa 5 . Il dit aux fils d’Israël : “Ainsi parle le Seigneur, le Dieu d’Israël : ‘C’est moi qui ai fait monter Israël d’Égypte, qui vous ai délivrés de la main des Égyptiens et de tous les royaumes qui vous opprimaient.’ Mais vous, aujourd’hui, vous avez rejeté votre Dieu qui vous a sauvés de tous vos malheurs et de toutes vos angoisses, et vous lui avez dit : ‘C’est un roi que tu établiras sur nous !’ Et maintenant, présentez-vous devant le Seigneur par tribus et par clans.” Samuel fit approcher toutes les tribus d’Israël, et la tribu de Benjamin fut désignée par le sort. Il fit approcher la tribu de Benjamin par familles, et la famille de Matri fut désignée. Puis Saul fils de Kish fut désigné. » (1 Sam 10.17-21) Dans la sélection du premier roi d’Israël apparaît aussi le critère démocratique du tirage au sort, ce qui produit la transition – peut-on dire – de la théocratie à une monarchie teintée de démocratie car le tirage au sort est une technique d’élection employée – par exemple – pendant l’expérience démocratique athénienne6.
5
Ville dans l’ancien territoire de la tribu de Benjamin ; ce serait l’actuelle Tell en-Nasbeh dans l’État d’Israël. 6 Selon Montesquieu, L’Esprit des lois, II, « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. Mais comme il est défectueux par lui-même, c’est à le régler et à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés. » Cf. Jacqueline BORDES, « Le tirage au sort,
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » 2. 509 avant J.-C. Révolution juridique romaine (précédée de l’homologue expérience politique grecque) : réduction du roi à simple prêtre et établissement de la République Toujours dans l’Antiquité, un demi-millénaire plus tard, nous retrouvons la séparation entre culte et gouvernement dans l’expérience romaine, dont la culture est essentiellement juridique. Dans cette expérience, l’événement majeur, rappelé par le CJC, dans le premier livre des Pandectes, est, à la fin du VIe siècle av. J.-C., l’« expulsion des rois » qui n’est, en même temps, rien de moins que l’invention-création de la « République ». Mais on sait bien désormais qu’il n’y a pas eu une véritable expulsion des rois ; on leur a seulement enlevé la fonction gouvernementale (qui a été attribuée aux consuls) pour ne leur laisser que la fonction cultuelle. On peut dire en d’autres termes que l’événement qui – en 509 av. J.-C. – constitue, dans la conscience civique romaine, la plus grande césure historique7, c’est-à-dire l’expulsion des rois et la création de la République, consiste, de manière déterminante dans le fond et la forme, en la séparation entre les fonctions de gouvernement et les fonctions de culte. Le roi reste mais avec les fonctions de culte seulement (rex sacrorum ou sacrificulus) tandis que les fonctions de gouvernement sont attribuées à des consuls.
principe de la démocratie athénienne », in Ethnologie française, nouvelle série, T. 17, No. 2/3, Hasard et Sociétés (avril-septembre 1987), 145-150. L’histoire juive semble avoir connu (mais le thème dépasse l’horizon de cette intervention) un retour au « régime théocratique ». Voir E.-M. LAPERROUSAZ, in ID. avec A. LEMAIRE, La Palestine sous l’empire perse, Paris, Cerf, 1994 : « Généralement, on estime qu’à l’époque perse fut instauré à Jérusalem un régime théocratique : un même personnage ayant alors cumulé le pouvoir laïque et le pouvoir religieux. Pourtant, de récentes découvertes de documents (…) n’invitent-elles pas à reconsidérer cette appréciation en quelque sorte traditionnelle ? » 7 Voir G. LOBRANO, « La théorie de la res publica selon l’Empereur Justinien (Digesta Iustiniani 1.2-4) » in Diritto@Storia, 8/2009, particulièrement le § 4. « La grande césure historique et opposition systématique : exactis deinde regibus ».
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Giovanni Lobrano Gaetano De Sanctis (« il più grande storico italiano dell’antichità della prima metà del Novecento »8) écrit : « La tradizione riguarda costantemente i re come sommi sacerdoti e il rex sacrorum come istituito dopo l’età regia per eseguire i sacrifizi già spettanti al re. E la tradizione è confermata da analogie. Così in Atene il βασιλεύς dopo essere stato il capo supremo dello stato finì per l’essere privato delle sue attribuzioni politiche e militari conservando solo le religiose9. » B.
Rencontre des deux révolutions dans l’Empire Romain
1. Début de l’ère chrétienne : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » Parmi les applications quotidiennes, routinières et plus ou moins importantes, de la séparation entre culte et gouvernement il en existe – au moins – deux particulièrement éclatantes. Ces deux applications sont assez éloignées dans le temps, mais toutes les deux se situent dans le cadre de l’organisation impériale romaine. La première dans le temps est une application directe de la séparation tandis que la seconde en est une application indirecte. Au début de la nouvelle ère, les deux expériences (la judaïque et la romaine) de séparation entre le culte et le gouvernement semblent vraiment fusionnées dans la proposition faite directement par Jésus-Christ, dans la très célèbre et foudroyante réponse donnée aux Pharisiens et aux Hérodiens, qui lui demandaient s’il est licite pour les Israélites de payer le tribut à César : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Luc, 20, 2026 ; Marc, 12, 13-17 ; Matthieu 22, 15-22)10.
8
La définition est donnée par M. MAZZA, « De Sanctis, Gaetano » in Il Contributo italiano alla storia del Pensiero : Storia e Politica, Enciclopedia Treccani, 2013. 9 G. DE SANCTIS, « Il lapis niger e la iscrizione arcaica del foro romano » in Rivista di filologia e di istruzione classica, 28, 1900, ora in ID., Scritti minori, nuova ed. a cura di A. FERRABINO e S. ACCAME, Vol. secondo 1892-1905, Roma, 1970, p. 205. 10 A. CAMPLANI, « Il tributo a Cesare e il tributo a Dio. Una riflessione sulle comunità cristiane primitive tra lealismo, tendenze apocalittiche e necessità di sostegno economico », « Presentazione » di Gian Luca Potestà, Ciclo di conferenze e seminari « L’Uomo e il denaro », Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano 13 marzo 2017, http ://www.assbb.it/contenuti/news/files/Quaderno%2060%20WEB.pdf.
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » Ce n’est qu’avec la séparation que le gouvernement des hommes n’est pas absolutisé et le culte à Dieu n’est pas relativisé. 2. 313. Empereur Constantin : « Édit de Milan » Presque trois siècles plus tard, au cours des premiers mois de l’an 313 (la date exacte est encore discutée) à Milan, capitale de la partie occidentale de l’Empire, l’empereur d’Occident Constantin et l’empereur d’Orient Licinius établissent, en matière de religion, une ligne commune qui aboutit, au cours de cette même année, à l’édit impérial connu comme Édit de Milan ou Édit de Constantin. Dans le célèbre préambule de l’Édit, il est affirmé que « Cum feliciter tam ego [quam] Constantinus Augustus quam etiam ego Licinius Augustus apud Mediolanum convenissemus atque universa quae ad commoda et securitatem publicam pertinerent, in tractatu haberemus, haec inter cetera quae videbamus pluribus hominibus profutura, vel in primis ordinanda esse credidimus, quibus divinitatis reverentia continebatur, ut daremus et Christianis et omnibus liberam potestatem sequendi religionem quam quisque voluisset »11.
La possibilité de cultes différents au sein de la même organisation découle de la séparation entre fonctions cultuelles et fonctions gouvernementales. C.
Théorisations 1. 494. Pape Gélase : « deux glaives »
Au cours de l’histoire, nous trouvons différentes descriptions ou définitions de la « séparation » ancienne entre les fonctions du culte et les fonctions du gouvernement, qui sont autant de « théorisations ». Les deux premières viennent, encore pendant et dans l’Empire romain, des plus grands exposants de chacune des deux fonctions : le Pape et l’Empereur. Ces « théorisations » peuvent
11
Lactance, De mortibus persecutorum, 48.2 ; cf. Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica, 10.5.4. Pour les nombreuses questions discutées par la doctrine contemporaine sur cet « édit » voir P. SINISCALCO, « L’editto di Milano. Origine e sviluppo di un dibattito » in Enciclopedia Costantiniana, 2013.
121
Giovanni Lobrano immédiatement réserver quelques surprises parce que leurs formulations respectives sont inversées par rapport au stéréotype selon lequel le Pape préférerait la formulation la plus conciliante. La « théorisation » papale est, au contraire, vraiment tranchante. À la fin du V siècle, en 494, le Pape Gélase Ier, dans une lettre à l’empereur de Byzance, Anastase Ier, utilise l’image des « deux glaives » pour affirmer l’autonomie des ecclésiastiques dans l’exercice de leur magistère vis-à-vis du pouvoir impérial. e
2. 535. Empereur Justinien : « symphonie » Peu après la lettre du Pape Gélase, en 535, c’est l’Empereur romain Justinien qui, dans la Novelle VI, adressée à l’archevêque de Constantinople, Épiphane, en faisant la distinction entre sacerdotium et imperium, y introduit, pour en définir le rapport physiologique, la catégorie de « symphonie ». La Novella commence par les mots suivants : « Maxima quidem in hominibus sunt dona dei a superna collata clementia sacerdotium et imperium, illud quidem divinis ministrans, hoc autem humanis praesidens ac diligentiam exhibens ; ex uno eodemque principio utraque procedentia humanam exornant vitam. » Sacerdotium et imperium (ierosune kai basileia) sont les plus grands dons prodigués aux hommes par la clémence de Dieu. L’un, le sacerdotium, concerne les choses divines, l’autre, l’imperium, s’occupe des choses humaines et les contrôle12.
12
« Sacerdotium et imperium (ierosune kai basileia) sono i massimi doni elargiti da Dio agli uomini. Questi doni sono elargiti dalla clemenza di Dio agli uomini. L’uno il sacerdotium riguarda le cose divine, l’altro l’imperium presiede le cose umane e le « All’origine controlla ». Ainsi Maria Pia BACCARI, della sinfonia di sacerdotium e imperium : da Costantino a Giustiniano » in Diritto@Storia, n. 10, 2011-2012, laquelle renvoie (pour le « gouvernement ») à C. 1.17.1 pr. et 7 (de 530) et à D. 1.4.1 pr.
122
La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » La formulation de l’empereur n’est pas simplement plus conciliante. La longue Novella (composée de huit chapitres) est aussi le sommet théorique du point de vue juridique de l’expérience millénaire de la séparation entre culte et gouvernement. En fait, définir la relation appropriée entre ces deux fonctions comme – je traduirais – « concertation », postule entre eux et exprime la considération et le respect mutuels les plus élevés. 3. 1309-1313. Dante Alighieri : physiologie de la séparation des « deux soleils » et pathologie du cumul de « glaive et bâton pastoral » Au début du XIVe siècle, l’idée de la séparation entre le culte à Dieu et le gouvernement des hommes est confirmée dans un des ouvrages - synthèse de la pensée médiévale : la Divine Comédie. Dans cette œuvre – précisément dans la deuxième partie, le Purgatoire – Dante Alighieri utilise l’image des « deux soleils », pour indiquer la physiologie de cette séparation et l’image de l’union de « l’épée et de la crosse », pour en dénoncer la pathologie : « Ben puoi veder che la mala condotta / è la cagion che ‘l mondo ha fatto reo, / e non natura che ‘n voi sia corrotta. / Soleva Roma, che ‘l buon mondo feo, / due soli aver, che l’una e l’altra strada / facean vedere, e del mondo e di Deo. / L’un l’altro ha spento ; ed è giunta la spada / col pasturale, e l’un con l’altro insieme / per viva forza mal convien che vada ; / però che, giunti, l’un l’altro non teme : / se non mi credi, pon mente a la spiga, / ch’ogn’erba si conosce per lo seme » (Chant XVI, vv. 106-114)13.
II.
Réunion moderne A.
Réaction institutionnelle. 1534. « Act of Supremacy » du Parlement anglais : Roi « Supreme Head (/Governor) » de l’« Anglican Church »
En 1534, la séparation des fonctions et des fonctionnaires, qui durait depuis deux mille ans, est brusquement interrompue en Angleterre, par l’« Act of
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Dante fait prononcer ces mots à Marco Lombardo, courtisan dans l’Italie du nord du siècle, après l’avoir rencontré parmi les coupables de colère, sur la 3e corniche du Purgatoire. Toutefois, la critique dantesque pense que Dante attribue à Marco Lombardo sa propre pensée (voir Dante Alighieri, La divina commedia, Commento e analisi critica di G. Giacalone, Purgatorio, Roma, 1996, p. 367). XIIIe
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Giovanni Lobrano Supremacy », réclamé par le roi Henri VIII et approuvé (3 novembre 1534) par le Parlement d’Angleterre. Henri VIII, en tant que roi du royaume d’Angleterre, se donne – ou se fait donner – également le titre de « chef suprême » de l’Église d’Angleterre (« anglicane »). La réunion des deux fonctions et fonctionnaires, brièvement interrompue par la reine catholique Marie Ire, est rétablie en 1559 par la reine protestante Élisabeth Ire, avec quelques corrections formelles (passage de l’emploi de l’expression « Supreme Head » à l’expression « Supreme Governor », dû – apparemment – à la résistance des fidèles anglicans de l’époque à avoir un « chef » femme) ; elle s’est consolidée, non sans conflits, elle s’est répandue dans le monde grâce au « Commonwealth » anglais et elle dure de façon ininterrompue jusqu’à nos jours, où elle ne semble pas soulever de problèmes doctrinaux. B.
Théorisations 1. 1651. Thomas Hobbes : Léviathan α. Cumul de glaive et bâton pastoral
La portée de l’acte d’Henri VIII semble généralement sous-estimée ou même réduite à un expédient pour pouvoir changer de femme, comme il aimait le faire. En réalité, cet acte est un passage ou l’épiphanie d’un passage incontournable de l’iter de la création moderne de l’État. Un peu plus d’un siècle plus tard (et toujours comme manifestation de l’expérience et du « travail » spécifiques anglais dans la recherche générale de la meilleure forme de gouvernement) en 1651, à Londres, paraît le Léviathan or The Matter, Form and Power of a Common Wealth Ecclesiastical and Civil de Thomas Hobbes. C’est le tout nouveau « Livre de l’État ». Déjà dans le frontispice de l’ouvrage, selon les indications expresses de Hobbes, la « personne artificielle » Léviathan est représentée par un géant, dont le corps est constitué d’une myriade d’hommes et qui tient une épée dans sa main
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » droite et une crosse dans sa main gauche 14 . La référence – mais de façon spéculaire – aux termes de la théorisation dantesque est évidente. La réunion de l’épée et de la crosse (image qui – comme on l’a vu – a pris depuis des siècles la valeur sémantique d’antithèse à la séparation entre le culte et le gouvernement, exprimée par l’image des deux soleils) est précisément la nouveauté institutionnelle d’Henri VIII. Cette nouveauté institutionnelle est prise comme le point de départ de la nouveauté théorique de l’État et cette nouveauté théorique est le cadre et le sens de la nouveauté institutionnelle. β. Invention de l’État/Dieu/Personne Le Léviathan est une œuvre titanique. La publication de ce livre suit de tout près la paix de Westphalie, laquelle marque la – ou, tout au moins, une – grave crise de l’institution impériale et la transition vers le nouveau système étatique du « droit international »15-16. Le Léviathan est le nouveau, « révolutionnaire », «
14 Sur l’importance didactique de cette image, voir M. BERTOZZI, « Thomas Hobbes. L’enigma del Leviatano (1983). Un’analisi della storia delle immagini del Leviathan » in StoricaMente. 3, 2007, no. 12. 15 F. BRETSCHNEIDER et G. GARNER, « Le Saint-Empire au prisme des historiographies allemande et française : introduction au dossier thématique » (traduction de : « Das Alte Reich im Blick der deutschen und französischen Historiographie : Einleitung zum Themenschwerpunkt« ) in Trivium [En ligne], 14, 2013, § 8 « Avec la paix de Westphalie (1648), les États de l’Empire étaient parvenus à arracher à l’empereur une série de concessions, qui aboutirent à reconfigurer progressivement les rapports entre la tête et les membres de l’Empire selon les règles du nouveau droit des gens. » Sur le rôle de « Westphalie » pour la naissance de l’État moderne, voir aussi P. SCHIERA, « La Pace di Westfalia tra due “tempi storici” : alle origini del costituzionalismo moderno » in Scienza e Politica, 22, 2000, p. 33- 45. 16 Il est beaucoup trop facile – et par conséquent commun – d’observer que la conclusion du traité (1648) de Westphalie, d’où commence le « droit international moderne », coïncide temporellement avec le travail éditorial, par Thomas Hobbes, du Léviathan (publié en 1651). Il est moins facile – et par conséquent moins commun – d’observer qu’entre le Traité de Westphalie et le Léviathan de Hobbes il y a quelque chose de beaucoup plus substantiel que la contiguïté chronologique. Un observateur privilégié (pour la coïncidence, dans sa propre expérience, des activités de scientifique [même s’il ne s’agit que] de la politique et de protagoniste du droit international au cours des dernières décennies) a récemment écrit que « The Peace of Westphalia is early practice implemented a Hobbesian world » (H. KISSINGER, World Order : Reflections on the Character of Nations and the Course of History, New York,
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Giovanni Lobrano Livre de l’État », qui fonde l’ordre moderne et en domine la pratique et la pensée jusqu’à nos jours y compris17. C’est l’alternative théorique au « Livre du Droit » de Justinien, qui couronne l’ordre ancien et qui – jusque-là – avait dominé de façon incontestée dans le domaine de la théorie. À la date de publication du Léviathan, la « nouveauté » institutionnelle qui en est le point de départ (l’opération henrienne de réunir en un seul « sujet » la compétence du culte à Dieu et du gouvernement des hommes) existe depuis plus d’un siècle. Mais sa justification théorique – techniquement luciférienne18 – est absolument nouvelle (ou très très ancienne) : « The only way to erect such a Common Power […] is, to confer all their power and strength upon one Man, or upon one Assembly of men […] as if every man should say to every man : I authorise and give up my right of governing myself to this man, or to this assembly of men, on this condition ; that thou give up, thy right to him, and authorise all his actions in like manner. This done, the multitude so united in one person is called a Commonwealth ; in Latin, Civitas. This is the generation of that great Leviathan, or rather, to speak more reverently, of that mortal god » (Leviathan, Part. 2. Chap. 17 « Of the Causes, Generation, and Definition of a Common-Wealth », § « The Generation of a Common-wealth »).
C’est la définition du Léviathan, comme l’alias – à la fois – du Peuple et de Dieu. D’un seul coup, l’invention du Léviathan libère Hobbes et ses commettants de l’embarras et de la gêne venant soit du Peuple soit de Dieu.
2014, § 1.3 « The Operation of the Westphalian System » [tr. sp. di Teresa Arijón, Orden mundial : Reflexiones sobre el carácter de las naciones y el curso de la historia, Barcelona 2016, « la paz de Westfalia impuso un mundo hobbesiano »]). 17 Sandrine BAUME, Carl Schmitt, penseur de l’État. Genèse d’une doctrine, Paris, 2012, chap. 1 « L’État ou l’inéluctabilité du politique », § « Le Léviathan déboulonné »: « Dans Le Léviathan, Schmitt établit une continuité entre la théorie hobbesienne de l’État et la pensée libérale du XIXe siècle. » 18 « Tu disais en ton cœur : Je monterai au ciel, J’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ; Je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, À l’extrémité du septentrion ; Je monterai sur le sommet des nues, Je serai semblable au Très-Haut » (Es. 14.13-14).
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » Il faut ici souligner le recours hobbesien au mot et au concept de « personne » pour indiquer le Léviathan, car – comme on le verra : § II.2.c – le « progrès » de cette doctrine consistera dans la transition à sa conception apersonnelle. 2. Friedrich Hegel et hégéliens α. 1821-1831. Philosophie du droit et de l’histoire : État/Dieu/personne et progrès De toute évidence, la doctrine de l’État de Hegel est une branche née de ou greffée sur le tronc de la doctrine de l’État de Hobbes. Même selon Hegel19 l’État est Dieu : la souveraineté de l’État découle de l’État même, qui a en soi-même sa propre raison d’être. Dans la Philosophie des Rechts, il écrit : « es ist der Gang Gottes in der Welt, daß der Staat ist ; sein Grund ist die Gewalt der sich als Wille verwirklichenden Vernunft […] Bei der Idee des Staates muß man nicht besondere Staaten vor Augen haben, nicht besondere Institutionen, man muß vielmehr die Idee, diesen wirklichen Gott für sich betrachten20. »
Pendant toute la décennie qui suit la publication de la Philosophie des Rechts, la doctrine de la nature divine de l’État, qui est affirmée dans cet ouvrage, a un
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Qui, évidemment et nécessairement, est partisan d’une autre séparation : la séparation entre la société dite « civile » (« bürgerliche Gesellschaft ») et l’État. 20 G.W.F. HEGEL, Grundlinien der Philosophie des Rechts. Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse, 1821 [maintenant in ID., Werke. Band 7, Frankfurt a. M. 1979] Dritter Teil « Die Sittlichkeit », Dritter Abschnitt « Der Staat », § 258 « Zusatz ». Voir A. RUGE, « Die hegelsche Rechtsphilosophie und die Politik unserer Zeit » in Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (Aug. 1842), p. 755 sq. ; cf. F. ROSENZWEIG, Hegel und der Staat I (1770-1806), München - Berlin 1920 (dont on peut voir la récente traduction et présentation par Gérard Bensussan : Hegel et l’État, avec un « Avant-propos« de Paul-Laurent Assoun, Paris 1991) ; N. BOBBIO, « Hegel e il diritto » in F. TESSITORE, a cura di, Incidenza di Hegel, Napoli 1970, p. 217 sq. ; ID., Studi hegeliani. Diritto, società civile, stato, Torino 1981 ; L. WEISS, Religion und Staat in der Philosophie G.W.F. Hegels, Wien 2004 (site internet : www.sammelpunkt.philo.at) nt. 475.
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Giovanni Lobrano développement important dans les Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte (1821-1831, publiées de manière posthume en 1837). Le « développement » est dans la doctrine du progrès comme évolution de l’esprit par l’action même involontaire des individus et des peuples qui, en vertu de la « ruse de la raison » (« List der Vernunft »), l’incarnent au fil du temps et dont la manifestation par excellence est l’État. L’État que Hegel a appris à connaître dans l’exemple prussien21. β. De la moitié du XIXe siècle à 1967. Applications par la « gauche hégélienne » : de la « social-démocratie » allemande au « socialisme réel » albanais La doctrine de Hegel de la divinité de l’État perdure dans l’univers contemporain de l’hégélianisme de droite, de centre et de gauche, mais avec une importance particulière dans la « gauche hégélienne ». « Staat ist Gott » 22 est la célèbre affirmation, presque le « slogan » du socialiste allemand et fervent hégélien, Ferdinand Lassalle (Wroclaw 1825 – Genève 1864, qui participa à la révolution de 1848, fut auteur du Programme ouvrier [1862] et fondateur de l’Association générale des travailleurs allemands en 1863, le premier noyau du Parti social-démocrate). Il en découla une hostilité des appareils d’État vis-à-vis du phénomène religieux qui ne peut être réduit au culte de l’État même ; cette hostilité est une caractéristique forte de presque tous les régimes du soi-disant « socialisme réel » même s’il semble que l’Albanie ait été le seul pays ayant une constitution «
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R. HAYM, Hegel und seine Zeit, Berlin, 1857 ; F. ROSENZWEIG, Hegel und der Staat, op. cit. ; K. LENK, Volk und Staat. Strukturwandel politischer Ideologien im 19. und 20. Jahrhundert, Stuttgart, 1971, p. 66 ; cf. H. PLESSNER, Die verspätete Nation, Stuttgart, 1959. Cette thèse est critiquée par E. WEIL, Hegel et l’État, Paris 1950, cf. P. CESARONI, « L’eticità come oggettivarsi dello spirito. A proposito dell identità di reale e razionale nella filosofia del diritto di Hegel » in Verifiche, 1-4, 2007, p. 188 sq. ; N. FAZIONI, Il problema della contingenza. Logica e politica in Hegel, Milano 2015, p. 147 sq. 22 Voir G. MAYER, Lassalle und die Monarchie, Berlin, 1927, p. 43 ; cf. S. BRICIANER, « Social-democratie allemande », non publié (v. 1968), maintenant in La question sociale, revue en ligne, Chapitre III, n. 7 « l’État est Dieu, aimait à dire Lassalle ».
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » socialiste » qui ait mis formellement la religion hors-la-loi, c’est-à-dire qui ait interdit et sanctionné toute pratique de culte religieux23. c. 1922-1934. Hans Kelsen : théologie panthéiste de l’État : « Grundnorm » (principe d’effectivité) et négation de la « Gerechtickeit » On soutient couramment que Hans Kelsen n’est pas un hégélien. En effet, la doctrine de Kelsen est plutôt parallèle à la doctrine de Hegel, avec laquelle elle a en commun d’être héritière de la doctrine de Hobbes : mais avec une évolution qui lui est propre. La doctrine de Kelsen a une base importante dans la « découverte » que, dans la pensée juridique moderne, la construction de l’idée d’État correspond à la construction de l’idée de Dieu, dans la pensée théologique judaïque-chrétienne. Une telle « découverte » fait l’objet de différentes études, parmi lesquelles en particulier deux de la même période : Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, Tübingen, 1922, et « Gott und Staat » dans Logos. Internationale Zeitschrift für Philosophie und Kultur, Bd. 11, Tübingen 1923. Le premier résultat – même pas trop implicite – qui découle de l’identité substantielle – « constatée » par Kelsen – de l’État avec Dieu, est celui de l’inutilité substantielle – entre les deux – de Dieu. En outre, dans la conception judaïque chrétienne de Dieu, et puis bourgeoise de l’État, Kelsen critique expressément le fait d’identifier Dieu et l’État/Dieu dans une personne distincte des règles par lesquelles ils se manifestent. Le « panthéisme »24 de Kelsen est non une révision mais un développement – presque inévitable – du processus – réalisé par Hobbes – de l’abstraction du collectif.
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M. WILMART, « Sciences humaines et athéisme d’État. Étudier le fait religieux dans l’Albanie communiste », communication au colloque Sciences Humaines et religion(s), 16e-20e s., Paris, EHESS, 21-23 septembre 2005, Paris, 2006 (consultable in HAL – Sciences de l’homme et de la société). 24 Dejà Léon Duguit (« Les doctrines juridiques objectivistes » in Revue du droit public et de la science politique en France et à l’Étranger, Octobre-Novembre-Décembre 1927) commente : « En lisant les pages dans lesquelles Kelsen affirme ainsi énergiquement l’identité complète du droit et de l’État, une expression vient naturellement à l’esprit, celle de panthéisme [...] De même, dit Kelsen, que pour qu’une science de la nature
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Giovanni Lobrano Cette doctrine n’est pas simplement descriptive. Sur le plan opérationnel (que nous préférons) le développement kelsénien de la théologie d’État hobbesienne se traduit par la doctrine de la « Grundnorm », qui coïncide avec le « principe d’effectivité »25, point de rencontre de presque tous les juristes du XXe siècle : soit normativistes (comme Kelsen) soit
affranchie de toute métaphysique ait pu se constituer il a fallu écarter le dualisme théologique, de même pour constituer une véritable science du droit il faut écarter le dualisme juridico-étatique, il faut constituer un véritable panthéisme juridique et considérer que tout droit est un Staatsrecht et tout État un Rechtsstaat. [...] Le panthéisme juridique nous apparaît à limage du panthéisme ontologique [c’est-à-dire non cosmologique]. » Cf. A. CAVALIERE, Le ragioni della secolarizzazione. Böckenförde tra diritto e teologia politica, Torino, 2016, p. 64 : « In diversi saggi composti tra il 1913 e il 1923, come Dio e lo Stato (1922-23) e Il concetto sociologico e il concetto giuridico dello Stato (1922), Hans Kelsen coglie una palese corrispondenza concettuale tra il monoteismo cristiano e la struttura logica dello Stato sovrano, quale conseguenza di una metafisica sociale autoritaria che, rappresentando la sovranità come un principio assoluto, sulla falsariga della teologia che vede in Dio l’essere trascendente per eccellenza, deve essere superata per il bene collettivo ; per far ciò, occorre liberare la scienza giuridica da ogni riferimento al trascendente, partendo dalla consapevolezza che la democrazia e il religioso sono sostanzialmente incompatibili. L’imposizione di un Dio inteso come essere sovrannaturale e dello Stato come ente sovragiuridico è, per Kelsen, il frutto di una visione religiosa rigorosamente monoteistica, che va soppiantata da un panteismo giuridico, all’interno del quale Dio e il mondo siano uguali e ogni diritto sia diritto dello Stato. » Voir aussi P. GAULTIER, « Les origines de la barbarie allemande » in Revue des Deux Mondes, 6e période, tome 28, 1915, p. 113 sq., qui écrit le « panthéisme sans cesse renaissant de la pensée allemande », et L. STURZO, « L’État totalitaire », 1938, maintenant dans www.panarchy.org, selon lequel « l’État totalitaire est la forme la plus claire et la plus explicite de l’État panthéiste ». 25 Pour une sélection de passages des Reine Rechtslhere (1960) en matière de « Prinzip der Effektivität », voir S. COLLOCA, « Il rapporto tra validità ed efficacia nel principio di effettività » in Metábasis.it - Filosofia e comunicazione, maggio 2011 anno VI no 11, 27. La section de la Reine Rechtslehre, de laquelle Colloca sélectionne les passages, est « Rechtsdynamik. Der Geltungsgrund einer normativen Ordnung ; die Grundnorm ». Cf. S. GOYARD-FABRE, La philosophie du droit de Kant, Paris 1996, 276, in part. n. 4 sur la « Grundnorm ». Sur la convergence des normativistes et des institutionnalistes à travers le « principe d’effectivité », voir P.P. ONIDA, Studi sulla condizione degli animali non umani nel sistema giuridico romano, Torino, 2012, Parte prima - Cap. III « La natura degli animali e il ius naturale », § 5 « Dalla natura animalium al ius naturale : unità del sistema giuridico e pluralità di “principi ordinatori” e consistenza del ius naturale in rapporto al ius gentium e al ius civile ».
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » institutionnalistes (comme Maurice Hauriou et Santi Romano, qui, en soulignant la priorité du fait sur la norme, vont, autant que possible, encore plus loin)26. La « Grundnorm » consiste précisément (au propre des acrobaties linguistiques de Kelsen)27 dans l’identité de « sollen » avec « sein » (le droit est l’« organisation de la force »)28 et elle implique nécessairement le rejet de l’idée de « justice » (Hans Kelsen, Was ist Gerechtickeit?, 1. ed. 1953, 2. ed. 1975). L’affirmation de la « Grundnorm / principe d’effectivité » et la négation de la « Gerechtickeit » sont – au milieu du XXe siècle – les piliers de la Reine Rechtslehre (1. ed. Leipzig und Wien, 1934 ; 2. ed. Wien, 1960)29.
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Voir, par exemple, E. RIPEPE, « La teoria dell’ordinamento giuridico : Santi Romano » in P. CAPPELLINI, P. COSTA, M. FIORAVANTI, B. SORDI, dir., Il contributo italiano alla storia del pensiero. Diritto (= Enciclopedia Treccani, Ottava appendice), 2012. 27 « Die Suche nach dem Geltungsgrund einer Norm kann nicht, wie die Suche nach der Ursache einer Wirkung, ins Endlose gehen. Sie muß bei einer Norm enden, die als letzte, höchste, vorausgesetzt wird. Als höchste Norm muß sie vorausgesetzt sein, da sie nicht von einer Autorität gesetzt sein kann, deren Kompetenz auf einer noch höheren Norm beruhen müßte. Ihre Geltung kann nicht mehr von einer höheren Norm abgeleitet, der Grund ihrer Geltung nicht mehr in Frage gestellt werden. Eine solche als höchste vorausgesetzte Norm wird hier als Grundnorm bezeichnet. » (H. KELSEN, Reine Rechtslehre, Wien, 1960 ; 2. Aufl., S. 197 ; cf. Th. OLECHOWSKI, « Kelsens Rechtslehre im Überblick » in Tamara EHS (hrsg.), Hans Kelsen. Eine politikwissenschaftliche Einführung, Baden-Baden/Wien, 2009, p. 58 ; O. CHESSA, « La validità delle costituzioni scritte. La teoria della norma fondamentale da Kelsen a Hart » in Diritto & Questioni pubbliche, n. 10/2010, p. 56). 28 La « Rechtsordnung » est une « Zwangsordnung » : « Man denke etwa an eine mit einer ansteckenden Krankheit infizierte Person, die gegen ihren Willen an einen besonderen Ort gebracht wird, um die Infizierung weiterer Menschen zu vermeiden. Aber auch zum Beispiel die Rasse eines Menschen könne in bestimmten totalitären Staaten Grund genug sein, ihn in ein Konzentrationslager zu sperren » (H. KELSEN, Reine Rechtslehre, cit. 2. Aufl., S. 42 ; voir Th. OLECHOWSKI, « Kelsens Rechtslehre im Überblick » op. cit., p. 50 n. 17 ; cf. M. FALANGA, « Il principio di effettività » in Società e diritti, 2017, anno II n. 3, p. 3 sq.). 29 A. CATELANI, « La norma fondamentale nel pensiero di Hans Kelsen e il principio di effettività » in Rivista internazionale di filosofia del diritto, 2011, p. 503 sq. ; pour une mise à jour bibliographique : M. FALANGA, « Il principio di effettività nella teoresi di A. Catelani e H. Kelsen », in Società e diritti, rivista elettronica, anno 2017, II, N.3 ; cf. ID., « Effettività positività delle norme giuridiche », in A. CATANIA, a cura di, Dimensioni dell’effettività. Tra teoria generale e politica del diritto, 2005, p. 49-87.
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Giovanni Lobrano Pour aller plus à fond. Notions dirimantes de « justice » et « droit naturel » L’affirmation de la « Grundnorm / principe d’effectivité » et la négation de la « Gerechtickeit » sont aussi le point d’arrivée de l’opération moderne de réunion du culte et du gouvernement et en découvrent le sens profond, même – si ce n’est surtout – sur le plan opérationnel. Dans le Léviathan, la question de la justice est abordée dans le cadre du traitement du droit naturel (chapitre XIV « Of the first and second natural laws, and of contracts ») mais seulement pour la liquider. Dans la construction hobbesienne, il n’y a pas de place pour l’idée d’une justice absolue à laquelle tout au moins comparer, mais si possible faire tendre le droit positif ou tendre par le moyen de ce dernier. L’État/Dieu de Hobbes (comme le serait celui de ses épigones) a, évidemment, son propre modèle dans la tradition biblique, mais – pour ainsi dire – plus vétéro- que néo-testamentaire : finalement, sa caractéristique unique est la force et, par conséquent, ce n’est pas la justice30. Chez Hobbes, la « justice » est réduite au respect des pactes entre les hommes31
Sur la fonctionnalité du principe d’efficacité à la mondialisation (du marché) voir P. GROSSI, « Globalizzazione, diritto, scienza giuridica » in ID., Società, Diritto, Stato. Un recupero per il diritto, Milano 2006, 288 sq. 30 A. ROBINET, « Les différentes lectures du System de Cudworth par G. W. Leibniz », in G.A. ROGERS, J.-M. VIENNE, Y.C. ZARKA, edit., The Cambridge Platonists in Philosophical Context. Politic, Metaphysics and Religion [= Archives Internationales d’Histoire des Idées – International Archives of the History of Ideas, 150] Dordrecht, 1997, après avoir souligné que, déjà selon Cudworth, la réduction hobbesienne de la conception de Dieu à la seule puissance irrésistible coïncide avec l’« opinion dépravée des athéistes qui, selon Cicéron font de la charité et de la bienveillance une sottise, et de l’amitié un marchandage relatif à l’utilité », ajoute que « Leibniz ne pouvait que reconnaître là un de ses premiers thèmes en jurisprudence consistent à opposer à la thèse de Carnéade sur la stupidité du juste, les thèses platoniciennes et le droit naturel » et que « Dès 1663, Leibniz a dénoncé l’insuffisance des fondements de la jurisprudence humaine par Hobbes et l’absence de tout fondement par la jurisprudence divine ». Robinet conclut que « Leibniz se retranche derrière la tradition Platon-Cudwth pour adhérer à la thèse d’une justice réelle, qui commande les pactes plutôt qu’elle ne résulte de la critique, la doctrine hobbesienne du droit, critique affirmée par Cudworth et confirmée par Leibniz [ … vise] autant que la doctrine du juste, la doctrine du vrai ». 31 D. OWEN BRINK, Moral Realism and the Foundations of Ethics, Cambridge, 1989, tr. It. di Francesca Castellani, Il realismo morale e i fondamenti dell’etica, Milano, 2003, p. 56, n. 7.
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » (quel que soit leur contenu) 32 : garantis mais aussi dominés par la force du Léviathan33.
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Cela continue d’être une caractéristique de la common law face au système de droit romain. Sur la tradition anglo-saxonne d’identifier le pouvoir par excellence (et donc le pouvoir royal) dans l’activité de « juger » en dehors des normes générales préexistantes, voir V. PIRAS, « Sui processi di formazione della volontà collettiva : appunti in tema di “decodificazione” e “giudice re” », in D. D’ORSOGNA, G. LOBRANO, P.P. ONIDA, a cura di, Città e Diritto. Studi per la partecipazione civica. Un « Codice» per Curitiba, Napoli, 2017, p. 323 ss. À l’opposé, sur le cadre romain, voir G. LOBRANO, « Res publica. Sui libri 21-45 di Tito Livio », in Roma e America, 36, 2015, § II.2.b. β. « La soluzione romana : l’iter e la dialettica volitivi/decisionali del Popolo (unità concreta, organizzata in maniera articolata) tra il “comando generale” dei soci/Cittadini (attraverso le loro assemblee, i Comizi) e la esecuzione particolare del loro magistrato » en particulier note 80 : « In primissima approssimazione, dobbiamo osservare che la volizione umana (almeno dal punto di vista dello ius publicum) appare scandita in un doppio livello di distinzioni assai nette : la distinzione tra il governare in senso lato (a sua volta distinto tra lo iubere legem e il governare in senso stretto [gubernare]) e il giudicare in senso lato (a sua volta distinto tra lo ius dicere e il giudicare in senso stretto [iudicare]). I quattro diversi atti, così risultanti, sono connessi tra loro per mezzo dello iussum. La legge è lo iussum rivolto dal populus / universi cives a se medesimo/i ma anche ai magistrati, i quali dovranno darvi esecuzione mediante i propri atti di governo. Anche la fase in iure del processo (attività del magistrato svolta in obbedienza dello iussum populi / lex) si conclude con uno iussum : lo iussum iudicandi rivolto dal magistrato al giudice privatus. Tutto il « sistema » dell’agire volontario appare, cioè, all’insegna di una sorta di entropia del potere. Questo, infatti, va dalla pienezza (umanamente possibile : vedi Cic. Rab. perd. 5 ; cfr. Paul. Fest. p.172 e Cic. l.Man. 16) della discrezionalità insita nello iubere leges assolutamente generali da parte del popolo, caratterizzato dall’essere in sua potestate (Varr. ling. 9.1.6 ; Cic. l. agr. 2.7.17 e 2.11.27 ; orat. 2.167 Liv. 9.9.4 e 1.38.1) alla assenza (umanamente possibile) della discrezionalità insita nello iudicare su situazioni assolutamente singole da parte dello iudex, caratterizzato dall’essere senza potestas (= privatus : Cic. inv. 1.35 ; 2.20). » Pour une bibliographie sur la comparaison entre le système de « civil law » et le système de « common law », voir A. GAMBARO, « Common law e civil law : evoluzione e metodi di confronto », in AAVV,, Due iceberg a confronto : le derive di common law e civil law [= Quad. 12 della Riv. trim. di dir. e proc. civ.], p. 7 ss. 33 Th. HOBBES, De Cive, 1642, « Liberty », Chapter I. « Of the state of men without Civill Society », § VII « Neither by the word Right is any thing else signified, than that liberty which every man hath to make use of his naturall faculties according to right reason : Therefore the first foundation of naturall Right is this, That every man as much as in him lies endeavour to protect his life and members ». Cf. C. COTTER, « Thomas Hobbes et “l’état de nature” », in La Bibliothèque de Gandalf – Dalton.ch : « Cette situation d’état
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Giovanni Lobrano Au contraire, le contexte créé par l’ancienne séparation entre culte et gouvernement (surtout dans l’élaboration la plus avancée, qui est celle de leur « symphonie »)34 est le contexte le plus – sinon le seul – approprié à cultiver l’idée que la volonté du gouvernement doit se confronter à un ordre hors de la disponibilité et, finalement, du caprice des hommes. Dans le Corpus Juris Civilis, la question de la justice est affrontée dans les mots d’ouverture de son texte le plus important, le Digeste et elle est résolue par l’affirmation (du juriste Ulpien) selon laquelle la justice précède le droit : elle en est sa raison d’être et son modèle : Iuri operam daturum prius nosse oportet, unde nomen iuris descendat. Est autem a iustitia appellatum (D. 1.1.1.pr.).
Il ne s’agit pas seulement de la reconnaissance générique d’une exigence théorétique, ce qui serait déjà très important. Giuseppe Grosso écrit de « limiti sostanziali dell’attività comiziale, in particolare dell’attività legislativa » ; ces limites sont les « clausole di autolimitazione [contenues dans les lois] che si concludevano con la sigla e.h.l.n.r. (eius hac lege nihilum rogatum) ». Lorsque ces « clauses » s’appliquent de façon générale, elles postulent « l’esistenza di un limite, che era presupposto delle leggi stesse [...] che doveva derivare dalla naturalità di quel ius civile [...] »35. La science juridique romaine se charge de définir de façon positive le modèle du droit juste : c’est le droit naturel. Selon ce droit, tous les hommes (mâles et femelles) ont la vocation à s’associer, ils naissent tous libres, il n’y a pas de
de nature ne contient également pas de notion de justice ou d’injustice ». Voir aussi Jacqueline MORNE, La guerre : état naturel de l’homme. La philosophie politique de Thomas Hobbes, Cours mis en ligne le 24 juin 2014, § I.2 « Loi naturelle et droit naturel » : « Ce droit naturel [théorisé par Hobbes] n’est pas un droit au sens juridique du terme. Il est pouvoir, force, liberté, c’est une énergie vitale qui n’a d’autre règle qu’elle-même et qui ne détermine aucune justice. » 34 Voir, supra, § I.3.b. 35 G. GROSSO, Premesse generali al corso di diritto romano, 4. ed., Torino, 1960, p. 9093 ; cf. ID., Problemi generali del diritto attraverso il diritto romano, 2. ed., Torino, 1967, chap. 4o « La concezione e definizione di un ius naturale » ; G. NOCERA, Il potere dei comizi e i suoi limiti, Roma, 1940, p. 35 sq.
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La question de la « laïcité » entre « Anciens » et « Modernes » propriété privée, ni de frontières entre les gens ni, par conséquent, de guerres légitimes (Ulp. D. 1.1.4 ; Herm. D. 1.1.5). Il s’agit d’un modèle qui, s’il n’est pas facile à réaliser, est, je crois, partageable.
Giovanni Lobrano Professeur de droit romain Université de Sassari
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Discours biblique – discours juridique (les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe siècle) Il est bien connu qu’un des aspects de l’usage de l’Ancien Testament au Moyen Âge est le droit vétérotestamentaire1. Dans la présente communication, nous allons nous focaliser sur le problème beaucoup plus compliqué que sont les voies de sa pénétration et ses fonctions dans les recueils de droit slaves du XIVe siècle. Il faut dire pour commencer que ces recueils font partie de l’ensemble des recueils de la culture et de la littérature bulgare2 à contenu varié – patristique, ascétique, encyclopédique ou de lecture personnelle – qu’on possède à l’époque du deuxième empire bulgare et notamment du règne de Jean-Alexandre (13311371), appelé Deuxième Siècle d’or, ou Siècle d’argent. Les dernières recherches ont prouvé l’existence d’un type de recueil juridique dont la provenance n’est pas établie définitivement, mais il est évident qu’il représente la traduction slave plutôt libre que littérale d’un prototype byzantin connu sous le terme Nomocanon Cotelerii d’après le nom personnel de son célèbre éditeur Jean-Baptiste Cotelier (1629-1686), qui publie à Paris, en 1677, l’original grec dans le troisième volume de ses Ecclesiae Graecae Monumenta, sur la base du manuscrit Ms. Gr. N 2664 du XVIe siècle de la Bibliothèque nationale de France 3 . Les commentaires de l’éditeur sont brefs et la rédaction grecque est sans ordre ni logique, pleine de répétitions et de contradictions internes. Mais cela n’empêche pas sa large diffusion en milieu slave à tel point qu’on la crédite du statut de Nomocanon de Slavia Orthodoxa, copié et recopié à partir des quatre plus anciennes copies bulgares du XIVe siècle – dont dispose la science actuelle – et tout au long de l’époque Ottomane dans les Balkans4. Il existe aussi des copies russes, serbes, valaques et moldaves qui témoignent d’un processus de réception commun à tous les peuples balkaniques orthodoxes. La traduction slave pourrait être datée de la
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PATRICK 1985 ; CRÜSEMANN 1996 ; BLENKINSOPP 1983 ; MATHIESEN 1983, p. 3-48. ALBERTI 2010 ; БОЖИЛОВ 2014. 3 COTELERIUS 1677, p. 68-15 ; LINGENTHAL 1881, p. 23-24 ; Textus selecti 1939, p. 3435. 4 ΜΑΤΣΗΣ 1977 ; ΠΟΥΛΗΣ 1992. 2
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Mariyana Tsibranska-Kostova fin du XIIIe-début du XIVe siècle et porte des traits linguistiques de la langue bulgare médiévale sans qu’on puisse déterminer avec certitude ni l’endroit de son apparition, ni ses traducteurs, sans doute liés au milieu monastique des hésychastes bulgares, soit près de la capitale Tarnovgrad, soit au Mont Athos. Le modèle byzantin adopté en slavon devrait être soumis à des recherches plus approfondies afin de restaurer le dossier philologique et historique du texte entier. Pour les besoins de la présente recherche, nous allons utiliser une des anciennes copies sauvegardées jusqu’à nos jours et l’unique manuscrit juridique du XIVe siècle dans les dépôts bulgares – la copie Ms.slav.1160 de l’Institut d’histoire et des archives, de la Patriarchie de l’Eglise orthodoxe bulgare 5 . Notre objectif principal sera de révéler les diverses formes de l’existence et de l’usage des extraits vétérotestamentaires, leur place et leur fonction dans le cadre des prescriptions juridiques du nomocanon slave. I.
Les extraits de l’Ancien Testament avec références au corpus sinaïtique
A. Selon la science biblique d’aujourd’hui, le corpus sinaïtique de l’Ancien Testament englobe les unités textuelles suivantes dont le contenu se réfère obligatoirement aux normes du droit coutumier des Israélites, notamment le Décalogue en entier ; des chapitres du Code de l’Alliance et de l’Exode (Exd. 20: 22-23: 33) ; le Lévitique, chapitres 17-27 ; le bloc des réflexions et des sermons de Moïse sur la loi du Deutéronome 12-26 ; des extraits séparés du Livre des Nombres, qui formellement n’en fait pas partie car le livre reflète une période d’épreuves religieuses qui ne donne pas naissance à des lois nouvelles, mais met en évidence la vigueur des lois existantes6. Le manuscrit bulgare (ff 137r-137v) révèle la présence de 5 extraits du Lévitique – Lev. 20:12, 20:21, 20:14, 20:15, 20:10 –, introduits sous le titre § çàêîíà, de la loi, Çàêîíú, íüìïò, ðáëáßïò íüìïò. Ils concernent les différents crimes de l’adultère, l’inceste, la bestialité, оu zoophilie, et ne prévoient que la
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Nos observations se fondent sur un travail de visu bien qu’il existe une reproduction phototype du manuscrit avec une courte introduction et présentation du manuscrit luimême dans АРХИВСКИ НОМОКАНОН 2007. Voir encore ЦИБРАНСКА-КОСТОВА 2008, p. 25-52 ; ЦИБРАНСКА-КОСТОВА 2011, p. 263-273 ; ПАВЛОВ 1897, p. 40-43. 6 CRÜSEMANN 1996, p. 364.
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Les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe s. peine de mort. Le rapport direct avec l’Ancien Testament est encore plus évident en termes d’identification, si l’on souligne l’unique règle Lev. 20:14 qui punit l’adultère par la brûlure au feu : Si un homme prend pour femmes la fille et la mère, c’est un crime : on les brûlera au feu, lui et elles, afin que ce crime n’existe pas au milieu de vous. Cela permet de conclure qu’une des sources juridiques pour la compilation slavonne des règles de droit civil et surtout pénales était l’Ancien Testament dont les prescriptions se mêlaient aux normes pénitentielles. De cette façon, pour un cas juridique on pourrait se référer aux normes pénales diverses Si bien que, pour un même cas juridique, il était possible de se référer à diverses normes pénales. Par exemple, pour la bestialité on note l’accumulation des pratiques pénales de trois systèmes juridiques : 1. La peine capitale de l’Ancien Testament qui se reconnaît même au niveau du discours avec la formule emblématique ñüìðüò·þ äà óìðåòü, èáíÜè¥ èáíáôïýóèù ; 2. L’Ekloga byzantine (17:39) impose la castration en guise de châtiment (les mutilations sont applicables aux crimes capitaux dans le système de droit civil byzantin) ; 3. Enfin le schéma de pénitence de Jean Le Jeûneur et Basile le Grand applique une épithème de 3, 10 ou 15 ans relative au crime, à purger en une seule ou plusieurs fois, selon que l’animal est comestible ou non. Les cas répètent ce que les traducteurs et copistes slaves trouvaient dans leurs sources grecques même quand ces dernières étaient des compilations de type provincial et périphérique, sans système et cohérence. Il est bien connu que la Loi de Moïse, comme on appelle le noyau du corpus sinaïtique, a servi de base pour des collections vétérotestamentaires à l’est et à l’ouest – Lex Dei (Collatio Legum Mosaicarum et Romanarum), ou bien Nomos Mosaïcos, ce dernier traduit en slavon dans la Kormchaya kniga slave au début du XIIIe siècle7. Une autre forme de continuité et de reproduction de ces normes venait de l’influence du droit civil sur les textes byzantins, tels que l’Ekloga, le Procheiros nomos, la Loi agraire, qui connaissent aussi une traduction et une adaptation en slavon. La troisième forme de réception dont notre manuscrit porte les traces consiste dans l’usage de simples extraits thématiques attachés aux normes pénales. Leur contenu linguistique ne permet pas de postuler l’existence d’une seule traduction cohérente, mais de multiples
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КОСТОВА, НОВКИРИШКА-СТОЯНОВА, ПИПЕРКОВ 2009 ; ПЕТРОВИЋ 1991; BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 126-167 ; SCHMINCK 2005а, p. 249-268 ; SCHMINCK 2005b, p. 309-316 ; TROIANOS 1987, p. 1-8.
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Mariyana Tsibranska-Kostova reproductions des sources grecques que les traducteurs et les copistes slaves avaient en main. Exemple : Lev. 20:15 W òâîðåùèõü áë¹äü ñü ñêîòîìü. § ëåâèòèêà. ìâ. Âñàêü ñïåè ñü ñêîòèíåþ ñìðòèþ äà ¹ìðåòü. è èæå àùå äàñòü ëîæå ñâî¬ âü ÷åòâðýíîã¥õü. ñìðòèþ ¹ìðåòü. è ñàìü è ñêîòèíà : Si un homme couche avec une bête, il sera puni de mort ; et vous tuerez la bête. Bien qu’il s’agisse des unités textuelles minimales avec toutes les difficultés qui en découlent pour l’analyse et l’identification, les raisons de chercher dans le titre § çàêîíà (de La Loi) l’influence du Nomos Mosaïcos se basent sur deux arguments principaux : 1. Des titres qui se retrouvent dans les cinq extraits ; 2. Des fragments identifiés uniquement avec le Lévitique, non disséminés tout du long, mais groupés thématiquement. Les fragments reproduisent les chapitres suivants du Nomos Mosaïcos : i. Chapitre 35, Lev. 20:12. W ñüãðýøàþùèìü ñü ñâî¬þ ñíüõîþ. § ëåâèòèêà. ëå. (Pour celui qui pèche avec sa belle-fille - BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 158). ii. Chapitre 36, Lev. 20:21. W поимьшимь жен¹ брата сво¬го. § левитика. лЃs. (Pour celui qui prend la femme de son frère - BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 158). iii. Chapitre 37, Lev. 20:14. W ïî¬ìøèìü äüùåðü æåí¥ ñâî¬. § ëåâèòèêà. ëç. (Pour celui qui prend la fille de sa femme, originellement pour celui qui prend pour femmes la fille et la mère - BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 159). iv. Chapitre 42, Lev. 20:15. W òâîðåùèõü áë¹äü ñü ñêîòîìü. § ëåâèòèêà. ìâ. (Pour celui qui couche avec une bête - BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 160). v. Chapitre 26, Lev. 20:10. W ïðýëþáîäýèõü. § ëåâèòèêà. ês. (Pour ceux qui commettent un adultère - BURGMANN, TROIANOS 1979, p. 155–156).
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Les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe s. B. Le Décalogue est le texte le plus utilisé du corpus sinaïtique et sa valeur morale est primordiale. Sa répétition dans le cadre de la compilation slavonne suivait le modèle grec et visait à renforcer l’aspect pénal par ajout des éléments catéchistiques. Les réglementations d’ordre moral de l’Ancien Testament deviennent incontournables depuis les plus anciennes formes textuelles de la discipline de pénitence, que les pénitentiels irlandais et européens occidentaux représentent. L’unité W ðîäèòåëåa¡ è„ î„ ÷äýa.¡ ïðàâèëî (Règle pour les parents et les enfants) appartient au noyau structural du nomocanon slave et reproduit différents chapitres de l’original grec de J.-B. Cotelier (ðåñp ãïíÝùí êáp ôÝêíùí róüôçôá, canons 150-156 ; ðåñp êáôÜñáò ãïíÝùí óáñêéêí 157-167 ; ðåñp ôí ðñþôùí êáp ìåãÜëùí Cìáñôéí êáp ìßîåùí, 168-200)8. En analysant le texte en détail, on peut s’imaginer comment sa structure fut constituée. Elle se fonde sur les prescriptions de la plus haute autorité en la matière, parmi lesquelles l’Ancien Testament occupe la première place. Les extraits du corpus sinaïtique sont : – Lev. 20:9 et Ex. 21:17 qui traitent l’offense et les calomnies envers les parents, susceptibles d’infliger la peine capitale au coupable. La formule Víï÷üò Tóôé exprime pas seulement l’idée de culpabilité, mais aussi, dans les variantes du Décalogue du Nouveau Testament, un désordre moral tel qu’il renvoie le péché directement dans l’enfer. Cela correspond au contenu moral et juridique des mots ‰âñßæù, âñéò désignant une notion de base du droit romain et byzantin à la limite du sacrilège. La peine de mort est de nouveau doublée d’alternative pénitentielle : une année de pénitence et 100 génuflexions par jour. On y ajoute l’exigence du pardon parental qui rappelle le motif du fils prodigue et reprend l’influence du Nouveau Testament. – Ex. 21:15 traite le cas de l’enfant frappant son père ou sa mère, qui s’expose à la peine de mort assortie d’une peine de mutilation. – Deut. 22:18-21 où la désobéissance du fils envers ses parents est punie dans le texte de l’Ancien Testament par la lapidation jusqu’à la mort du coupable. Mais cette répression est appliquée uniquement si, malgré les exhortations, le fils ne change pas d’attitude. Le nomocanon grec et sa variante slave reflètent cette coexistence des droit byzantin séculier et canonique jusqu’à la création des
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COTELERIUS 1677, p. 93-96.
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Mariyana Tsibranska-Kostova recueils nouveaux dans lesquels le cumul d’au moins trois systèmes juridiques s’effectuent - l’Ancien Testament, le droit civil byzantin et la discipline pénitentielle byzantine. Ils se complètent. Néanmoins, le but de la compilation était d’assurer une alternative canonique et de souligner la domination des valeurs chrétiennes. L’élément moralisateur se voit dans les sentences expressives semées partout dans le texte, comme par exemple à„ùå ëèF¡ ðîäèòåë·å ãíýâà©ò ñ, í© çàêîO ¡ íå ãíýâàåò ñ (Si les parents se fâchent, la Loi ne se fâche jamais). Mais à la fin de l’unité Règle pour les parents et les enfants on trouve de nouveau une allusion de la validité des normes vétérotestamentaires par l’application de la peine de mort au fils désobéissant. II. Des extrais hors du corpus sinaïtique A. Il s’agit de l’unité Î óäàâëåíè è î ìðüöèíý è î êðüâè ¹äðüæàíO¡ý (Pour la charogne et la viande des animaux noyés), dans laquelle on ne peut pas démontrer une cohérence au niveau du texte, mais seulement une influence de la part de l’Ancien Testament. Quelques normes du Lev.11 au sujet des animaux impurs et du Lev. 3:17, 7:21-27 traitent de la pureté rituelle. On en est convaincu surtout à cause des mots clé qui introduisent les normes « de la Loi du Dieu », çàêîO¡ áæz·è. La vision vétérotestamentaire distinguant les animaux purs des animaux impurs représente un complexe d’idées ontologiques, axiologiques, religieuses, de culte, des prescriptions générales d’hygiène, etc. La valeur culturelle du chapitre 11 est fondamentale pour les peuples du Proche-Orient dans leur rapport avec la nature, mais la valeur cognitive pour l’humanité n’est pas moindre surtout au niveau des dénominations des animaux et leur identification. Les recherches dans le domaine de la zoonomie biblique continuent avec une large proportion de spécificités culturelles et d’exotismes. L’interdiction de la consommation du sang et de la charogne se fonde sur 63e règle des St. Apôtres, la 67e du Trullo et la 2e du Concile de Gange et postule que puisque chez les animaux le sang remplace l’âme, on ne consomme jamais de sang – une substance sacrée qui peut être utilisée pour des fins religieuses, mais jamais comme nourriture. L’unité en question va des prescriptions générales à la désignation des animaux impurs : le renard, l’ours, le cheval, le coucou, la tortue, etc. Certains trouvent des correspondants grecs dans le texte de J.-B. Cotelier : corneille âðàíà - êïñþíç ; faucon êðàã¹è – sÝñáî ;
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Les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe s. aigle îðüëú – Båôüò ; coucou ê¹ê¹âèöà – êüêêõî ; tortue æåëêà, æëüâà – ÷åëþíç ; mouette ãëàð¹ñú – ãëÜñïò. Si on les compare à la liste dans Lev.11:1319, on peut conclure que : 1. La partie traitant les animaux vivant dans l’eau est absente. Les reptiles sont faiblement représentés. 2. Comme dans l’Ancien Testament, les oiseaux prédominent. 3. La majeure partie des dénominations reflète la zoonomie traditionnelle des Balkans. De cette façon, l’exemple biblique stimulait l’apparition de textes nouveaux dont les normes réglementaient la pureté du régime alimentaire en conformité avec la culture et les fins dogmatiques. Le but, étant donné la probable chronologie de la traduction slavonne de la fin du XIIIe-début du XIVe siècle, pourraient se trouver dans les mesures de prévention contre les Latins hérétiques, car c’est la période de la polémique antilatine acharnée assortie de l’écho, encore très fort, des confrontations politiques et dogmatiques de l’orthodoxie avec l’empire latin des Balkans (1204-1262). Dans l’image de l’autrui concernant le Latin hérétique et non orthodoxe, les accusations contre l’impureté alimentaire et rituelle n’étaient pas seulement les plus fréquentes, mais aussi les plus compréhensibles, voire les plus efficaces pour la population ordinaire qui pourrait reconnaître le Latin à partir de simples comportements quotidiens. Les polémistes byzantins construisaient l’image des Latins mangeant des animaux étranglés, de la charogne, des animaux interdits, buvant du sang et se nourrissant dans une vaisselle commune avec les chiens 9 . Les modèles bibliques de base se transformaient aisément vers les nouvelles fins polémiques. On peut parler de l’existence d’un modèle commun slavo-byzantin des animaux impurs ou même balkanique, issu de l’Ancien Testament et complété par les épithèmes. Les normes lévitiques étaient une marque d’étalon axiologique. Ni les copies slaves, ni l’original grec n’en dépendaient du point de vue strictement textuel, mais les utilisaient en tant que modèle, de manière à créer un des complexes thématiques les plus exotiques de la littérature juridique slave. Dans le contexte du manuscrit bulgare Ms. Slav. 1160, l’unité en question aurait servi aussi le sujet de la pureté rituelle, très actuel dans le milieu monastique bulgare et ses pratiques
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KOLBABA 2001, p. 117-143 ; НИКОЛОВ, СТАНЕВ 2015, p. 125-140.
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Mariyana Tsibranska-Kostova hésychastes. On trouvera ci après l’extrait du texte original en slavon avec sa traduction en français. Î óäàâëåíè è î ìðüöèíý è î êðüâè ¹äðüæàíO¡ý ÏîâåëýâàN¡ ¹„áî è„„ w„ ¹äà’âëåíèíý è„ w„ ìðúöèíý, ÿ„êî íå âúê¹øàòè òà” êîìóDæî § õð·ñò·à’íú. íè’ êðúâü è’ñòî÷·âú èçýñòè çàêîëåíîìó, å„æå íýö·è § áåçkì ¡ í¥a¡ ñå” òâîðU.¡ çàêîí° áî áæz·è ïîâåëýâàåU.¡ ÿ„êî ìñà âú êðúâè äøz© íå ÿ„ñòè. âúñýêîìE¡ó ñêîòó ¹„áî’ êðúâü å„ãî ¬T¡ äzøà å„ãw’.òàêîæDå æå è„ ïîëàC¡à©ùåè ñýòè ëîâà ðàäè, è„ äàâëò ñ âú íèa¡ ñêîòè, î„âî æå, ëè ãàäîâå, è„òè ïðè„åìëùå ñíýäà©U¡. è„ëè § ïåñú ãîíèìî è„ ¹„äàâëå’íî. òàêîâ¥èN¡ çàïðýùàå’òú çàêîO¡ áæ·è ñ·à íå òâîðèòè. òú÷· å„æå ¹„áèåò ñ è„ëè ñòðýëî© è„ëè ìå÷åN¡ è„ëè êîï·åìú § ð©êó ÷ë÷üBê¡ ó å„æå ïðîë·àòè ñ êðúâè å„ãî, è„ ñå” äà ñúíýäàå„òú âúñýL.¡ è„æå êðîìý ñå’ãî çàêîíà è„íî ÷òî ñúíýT¡ § âúçáðàíåí¥èa¡, òàêîâ¥è äà §òë©÷èòT ¡ . ðí. äí·è. ïîêëîO¡. ⶶ. { À å„ùå êðàãóåìú è„ìåò ñ êàêîâ ëèáî ãàD äà àùå íàñêîðý âúíåçàà’ï© è„ìåòú å„ êòî è åùå òîïëî ñ©ùå âú êðúâè ñâîå„è,„ òî äà êîëåòú è„ ÿñòú âúñýêú. Àùå ëèE¡ ¹„êúñíèU¡ äîíäåE¡ ñòóäåíî á©äåU,¡ íå äîèTò¡ ú ÿñòè òàêîâîå{ Êðîìý æå ñèöåâ¥a¡ åæå ïîâåëýíî á¥T¡ ÿñòè âúñýêîìó õð·ñò·à’í·íó, è„ è„íà âúñý’ åëèêà ó„äàâëåíà è íåçàêàëàåìà. ïñîN¡ è„ ãàäwN¡ äà ïîìýòà©ò ñ{ ßä©ùåè ãàâðàíà è„ëè âðàí©. ãàë·ö©, êóêóâèö©. êðàãóÿ êàêîâà ëèáî. w„ðëà, ãëàðî’ñà. òàêîâ·è äà êà©ò ñ ëýòî åäèíî ïîêëîO¡. ð. ßä©ùåè âëúêà, ëèñ·ö©, ºT¡à, êîòꆩ è å„æà, ïëúõà, êóí©, âýâåðèö©. è èíà ïðî÷àà’ åëèêà ñ©U¡ íå÷èñòà. ñìîêà, æëúâ©, è„ âúñýL¡ sâýðú ìàë æå è âåëèL¡ è„ëè êîíý è„ëè wñëà. è„ëè § äèâ·èa¡ è„ëè § ïàñîì¥a¡ åëèêà íå÷èñòà íàðåc¡ çàêîO¡ áæ·è. à„ùå êòî w„áðùåò ñ ñå” ñúíýäú ñú âîëå© ñâîå’© è„ õîòýí·åìú äà ïîêàå’ò ñ ëýU¡. ä. Àùå ëèE¡ ïî íåâîëè ñâîå„‘è è„ ïî í©Dæè ñúíýñòú. äà ïîêàå„ò ñ ëýU¡ å„äèíî ïîêëîO¡ .å¶. Pour la charogne et la viande des animaux noyés, nous postulons qu’aucun des chrétiens ne doive en consommer, ni puiser le sang d’un animal égorgé pour se nourrir, comme certains fous le font. La loi de Dieu stipule que l’âme soit dans le sang ; il ne faut pas manger cette viande, car le sang de chaque animal est son âme. De même, l’interdit tombe sur ceux qui déposent des pièges pour la chasse et font suffoquer les animaux, ou bien vont attraper des vermines, ou des animaux étranglés par des chiens. À tous ceux qui le font, La loi de Dieu interdit de continuer à le faire, sauf si un animal est tué par la main d’un homme et son sang versé à l’aide de flèche, glaive ou lance. Que chacun mange cette viande. Mais si quelqu’un mange quelque chose parmi les choses interdites en dehors de cette prescription, qu’il soit excommunié 150 jours et qu’il fasse 12 génuflexions par jour. Mais si un faucon ou un animal quelconque est en
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Les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe s. possession de quelqu’un immédiatement après sa mort et que son sang est encore chaud, on n’interdit pas sa consommation. Chacun peut l’égorger et le manger. Mais s’il tarde jusqu’au refroidissement de l’animal, il n’est pas permis de le consommer. En dehors de ces exceptions, il est interdit aux chrétiens de manger ce qui est étranglé ou suffoqué par des chiens et des bêtes sauvages. Qu’ils rejettent cela. Ceux qui mangent un corbeau, une corneille, un coucou, un choucas, un faucon quel qu’il soit, ou un aigle, une mouette, que celui-ci se repentisse une année et fasse 100 génuflexions par jour. Ceux qui mangent un loup, un renard, un chien, une chatte, un hérisson, un rat, une belette, un écureuil et d’autres animaux impurs comme la couleuvre et la tortue, et chaque bête petite ou grande quelle qu’elle soit, un cheval ou un ânon, des sauvages ou du bétail. Chaque animal impur est interdit par La Loi de Dieu. Si quelqu’un est trouvé mangeant tout cela par volonté et désir, qu’il se repentisse quatre ans. Si à cause de son malheur ou de la nécessité personnelle il fait cela, qu’on lui inflige une repentance d’un an et 15 génuflexions par jour.
À part tous les exemples cités, l’Ancien Testament laisse des traces dans les réglementations d’ordre général ou dans les images aussi bien bibliques que symboliques qui habillent en métaphores le contenu juridique qui s’y rapporte. Les copies tardives de ce type de nomocanon slave et notamment les nombreux exemplaires au-delà du Danube, dans les principautés valaques et moldaves, élargissent le cadre vétérotestamentaire en ajoutant des réflexions diverses parmi lesquelles par exemple la place subordonnée de la femme par rapport à son mari et la nécessité de pureté physique et morale dans les relations conjugales qui reposent sur la juxtaposition entre l’Ancien et le Nouveau Testament : ïîíåæå ¹áî § íà÷ëà ì©æà è æåí© áú ñúçäà ÿêî äà ìèðü âúñêðñèòü ñåáý, è ñâîå äîàTí¡ ·å, äàT¡ æåíàN¡ îá¥÷àè íýê¥è çðýòè. ÿêî äà § íèa åæå íà âúñýê¥è ìöTú ¡ âèäèì¥ìü ÿâëåííî òâîðèòü çà÷ò·å á¥âàåìîì¹ äà íå ÿêîæå ãëU¡ íýö·è ÿêî æåíà èñï¥ò¹åU¡ § ì©æà ðîæDåí·å. § æåí¥ æå íè÷üñîæå íýT¡. ÿâëýåò ñ á¥âàåì¥N êðúâü ïð·åìàòè § æåí¥ èìæå è êðúâîìýøüñòâà íàðè÷ò ñ è ïëúU § ì©æà èì°æå è ïëúòýíèíà íàðå÷å ñ. Âü âåòñýN çàêwíý ¹áî ðåc¡ á¥T¡. â¶. äí¶è õðàíèòè ñ ì©æåN § æåO¡ ÿêî î÷èñòèòè ñ äà íå îñêâðúíU ñ. ì¥ æå èçâýñòíý èñï¥òàâúøå äà .s. èëè .è. î÷èùåí·à ñúâðúæåíà ïîâåëýâàåN æàDòè10.
10
On cite le texte d’après un manuscrit moldave de la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Roumanie (BAR 726, XVI siècle, folio 129 v.), qui rapelle les normes de Lev. 15:19-20, mais sans qu’on trouve une cohérence et une coïncidence dans le nombre des jours de purification).
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Mariyana Tsibranska-Kostova Parce qu’au début Dieu a créé l’homme et la femme afin de ressusciter le monde, soi même et sa création. Et il a donné aux femmes une régularité visible à observer chaque mois, par laquelle la procréation est rendue possible. Et ce n’est pas comme certains le disent que c’est grâce à l’homme que la femme donne la naissance. Rien ne provient de la femme. Il arrive qu’on accepte du sang des femmes qui s’appelle inceste, et de la chair de l’homme qui s’appelle « de même chair ». Dans l’Ancienne Loi (c’est-à-dire l’Ancien Testament), il était dit que les hommes devaient s’abstenir des femmes pour qu’ils ne se souillent pas jusqu’à la purification de ces dernières. Nous, prenant en considération cela, postulons que 6 ou 8 (jours) de purification de la femme doivent être respectés.
Dans toutes les copies de notre nomocanon slave la calomnie proférée par les écclésiastiques en dessous des diacres et des prêtres envers leur évêque, est sanctionnée directement par la colère de Dieu et rappelle l’exemple de la punition symbolique qui survient à Miriam à cause de ses médisances envers Moise11 : « celui-ci recevra le jugement de Dieu et la même colère que Miriam la calomniatrice a subie ». Les exemples de la présence de l’étos vétérotestamentaire dans ses notions les plus larges et leurs prescriptions concrètes, aussi bien judiciaires que morales, ne sont pas à négliger lors de la reconstruction du noyau structural de l’Ancien Testament par des archétypes et des images symboliques. En guise de conclusion, nous nous permettons d’admettre que l’identification plus précise des extraits de l’Ancien Testament apportera de nouvelles preuves en faveur de sa présence sous diverses formes dans les recueils de droit du temps du deuxième empire bulgare, d’autant plus même que les observations antérieures sur le destin du soi-disant Nomocanon Cotelerii dans la tradition slave, malgré toute la complexité dans les relations entre le modèle byzantin et sa variante slavonne, prouvent cette présence. Elle est adaptée du prototype byzantin, mais plus encore combinée avec des extraits de l’Eclogue byzantine, du Procheiros nomos et des compilations diverses similaires à ce qu’on appelle Книги
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Cité d’après un des manuscrits les plus anciens dans le même dépositoire roumain, de signature BAR 148, folio 126v, suivant Deut. 12, où la calomnie et le mécontentement d’Aaron et sa sœur Miriam envers leur frère Moise ramènent la colère de Dieu et par suite Miriam est couverte de lèpre comme de la neige pour son attaque contre le prélat, le guide spirituel).
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Les extraits de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slaves au XIVe s. законныя/ Livres des Lois12. Ce mélange de sources juridiques s’est effectué dans la tradition manuscrite byzantine, dans les collections de droit byzantines. Il s’agit d’une combinaison naturelle des réglementations de droit civil, suivie de leur corrélation avec des textes de la pénitence ecclésiastique jusqu’à la création de nouvelles compilations juridiques. Ce type de mélange serait-il la forme principale de la production juridique des slaves au Moyen Âge ? Très souvent les recueils étaient le résultat de l’initiative judiciaire privée des centres provinciaux. Les copistes slaves pouvaient suivre littéralement leurs précédents grecs, ou y apporter divers changements de type dépendant du milieu, de l’usage, de la fonction, etc. L’unanimité parfaite dans le noyau structurel que toutes les copies de notre Nomocanon de Slavia Orthodoxa montrent au long des siècles, du XIVe au XVIIIe, témoignent de l’importance et de l’intérêt envers le droit à l’époque du deuxième État bulgare. Законъ божии, La Loi de Dieu, comme les copistes slaves écrivent, est la référence ultime, qui souligne la place exceptionnelle des Écritures saintes dans la légalisation des valeurs chrétiennes dans le système de droit romano byzantin, dont l’Ancien Testament représente une part constitutive. Les recherches sur ses extraits entremêlés dans les recueils de droit, des nomocanons ou pénitentiels, auront permis de retracer les différences au niveau du texte et les particularités linguistiques des usages bibliques et juridiques du Pentateuque afin de construire l’histoire de la Bible chez les slaves, l’universalisme et la dynamique des changements ; elles renforceront aussi la connaissance sur sa présence dans les sphères diverses de la société bulgare médiévale dont une des plus manifestes est le droit médiéval. Il est bien connu que le droit en tant que système de normes, principes et valeurs est le mécanisme universel de la création d’ordre social. Le texte juridique est aussi un acte normatif que produit d’activité littéraire, car chaque norme juridique n’existe que par l’intermédiaire de la langue. On pourrait se demander si certaines des normes de l’Ancien Testament connaissaient une application réelle, et la réponse serait plutôt négative. Malgré cela, elles fonctionnent comme une banque de valeurs communes et un arsenal judiciaire transmis par les siècles qui associaient ainsi la société bulgare aux références morales byzantines. Là se trouve l’orientation idéologique, religieuse et culturelle de la Bulgarie médiévale.
12
БЕЛЯКОВА 2007 ; ЦИБРАНСКА-КОСТОВА 2011, p. 289-292.
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Mariyana Tsibranska-Kostova Mariyana Tsibranska-Kostova Professeur à l’Institut de la langue bulgare Académie des sciences – Sofia
Bibliographie АРХИВСКИ НОМОКАНОН 2007 Архивски номоканон. Български ръкопис от XIV в., Фототипно издание. Подготвили А. Кръстев и Ц. Янакиева., Шумен : УИ « Епископ Константин Преславски », 2007. БЕЛЯКОВА 2007 E. БЕЛЯКОВА, « О составе Хлудовского номоканона (к истории сборника “Зинар”) », Старобългарска литература, 37-38, p. 114-131. БОЖИЛОВ 2014 И. БОЖИЛОВ, Българското общество през 14 век. Структура и просопография, София : Фондация « Българско историческо наследство », 2014. КОСТОВА, НОВКИРИШКА-СТОЯНОВА, ПИПЕРКОВ 2009 М. КОСТОВА, М. НОВКИРИШКА-СТОЯНОВА, Т. ПИПЕРКОВ, Съпоставка на Мойсеевия закон и римските закони. Collatio legum Mosaicarum et Romanarum, София : СИБИ, 2009. НИКОЛОВ, СТАНЕВ 2015 А. НИКОЛОВ, К. СТАНЕВ, « Обредовые уклонения и дурные привиычки латинских еретиков в византийско-славянской полемической литературе Средневековья », Studia Ceranea, 4, 2014, р. 125-140. ПАВЛОВ 1897 А. С. ПАВЛОВ, Номоканон при Большом Требнике, Москва, 1897. ПЕТРОВИЋ 1991 М. ПЕТРОВИЋ, Законоправило или Номоканон светога Саве. Иловички препис 1262 година, Приредио М. Петровић, Горњи Милановац, 1991. ЦИБРАНСКА-КОСТОВА 2008
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe siècle I.
Le problème
Le code manuscrit BAR Ms. sl. 636 a attiré il y a longtemps notre attention en tant que recueil des textes différents, mais avant tout polémiques et juridiques, consacrés à la lutte contre les déviances religieuses. Il fut préparé au monastère de Neamţ en 1557 sous le prince moldave Alexandre Lăpuşneanu et est actuellement conservé dans la collection de la bibliothèque de l’Académie roumaine à Bucarest. Tenant compte de la situation politique dans la principauté de Moldavie, où le code fut créé vers le milieu du XVIe siècle, on peut dire qu’il était non pas seulement un instrument contre les hérésies et contre la propagande hétérodoxe (plutôt catholique mais plus tard protestante également) : ce recueil était aussi un moyen d’entretenir l’unité de l’État fort déstabilisée par la conversion à l’islam du prince-voïévode Iliaş Rareş1. La peur de l’instauration d’un pouvoir ottoman direct et des interventions des voisins assez puissants et agressifs produisit une réaction, qui se manifesta par une persécution cruelle contre les minorités religieuses et avant tout contre les arméniens, les catholiques et d’autres. Cette lutte était conduite par les forces de l’État, par la polémique théologique et homilétique de l’Église et bien sûr par la loi et la justice. La panoplie des lettres représentait une des armes les plus importants dans des situations comme celle-ci. Voici quelle était la fonction de notre recueil de textes juridiques, dogmatiques, polémiques, historiques, apocryphes etc., destinés à défendre l’orthodoxie. Mariyana Tsibranska et moi avons consacré quelques articles à ce manuscrit remarquable parmi lesquels une description détaillée de son contenu 2 et ces
1
Sur la situation en Moldavie au milieu du XVIe siècle v. : Şt. ANDREESCU, « Presiune otomană şi reacţie ortodoxă în Moldova urmaşilor lui Petru vodă Rareş », Studii şi materiale de istorie medie, vol. XXVII, 2009, p. 25-60. 2 I. BILIARSKY, M. TSIBRANSKA-KOSTOVA, « Contra varietatem pugna latissima. Un recueil juridique moldave et son convoi (BAR Ms. sl. 636, XVIe siècle) », Analele Putnei, XII, 2016, 2, p. 105-146.
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Ivan Biliarsky publications serviront de base à ma recherche actuelle. Cette dernière a pour but d’apporter réponse à une problématique que nos travaux antérieurs avaient un peu laissé de côté : la fonction des textes deutérocanoniques, apocryphes qui sont inclus dans le code. Si la présence des autres textes s’explique sans ambiguïté, le rôle des apocryphes reste à préciser. Ces textes sont au nombre de deux, mais notre attention sera centrée surtout sur le Testament d’Abraham qui est le plus long et le plus important. II.
Le manuscrit et son contenu
Avant de passer à cette œuvre qui est au centre de ma recherche, je voudrais présenter brièvement le manuscrit et son contenu en me basant sur notre étude déjà citée. Il faut tout d’abord préciser que les recueils de ce type, fortement antihérétiques, représentent un phénomène moldave dont on ne connaît pas d’archétype parmi les textes conservés de la littérature slave du sud. Cette observation concerne l’ensemble du recueil, sans s’interroger sur l’origine de chacun des textes traduits qui le composent. Quant au contenu du code, il pourrait être divisé en plusieurs parties thématiques. A. La partie juridique Cette partie thématique semble être l’essentielle, aussi bien par son volume que par son importance. Parmi les textes juridiques, le plus long (il occupe les ff. 2r-196r) est une rédaction nomocanonique, très fréquente dans la période du XIVe au XVIIIe siècle, appelée Nomocanon pénitentiel du Pseudo-Zonaras, ainsi que Nomocanon de Cotelerius du nom de son éditeur, l’humaniste français JeanBaptiste Cotelier qui publia l’original grec au cours du XVIIe siècle. On peut ajouter ici le dénommé « Statut de Mont Athos » (ff. 320r-336v) qui contient des règles monastiques visant principalement la discipline et en premier lieu relatives à la pénitence et à l’ensemble confession et communion. B.
La partie polémique antihérétique
Cette partie représente la justification théologique et idéologique de la création même du recueil. Il semble donc logique qu’elle suive les discussions 152
Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. trinitaire et christologique en insistant fortement sur la polémique contre l’hérésie iconoclaste et contre la latinité, autrement nommées « les déviations des catholiques », et contre le christianisme occidental en général. On peut citer quelques textes qui se rapportent aux discussions avec les adeptes de l’arianisme, qui serviront également de base à des débats trinitaires et christologiques ultérieurs. La thématique anti-iconoclaste sert souvent de paravent à des accusations vis-à-vis d’opposants politiques ou d’adversaires dans les discussions théologiques. Aux idées anti-iconoclastes est liée aussi la polémique antiarménienne. Quant à celle-ci, les plus représentatifs sont sans doute les textes du Nomocanon du Pseudo-Zonaras et du Typikon du Mont Athos, concernant le sujet de la pratique du jeûne dit Arajavor. Les textes concernant les déviations des Latins sont représentés par le Récit utile sur les Latins : un grand traité, composé au cours du XIe siècle et traduit assez rapidement en slavon. Un autre texte important est l’Encyclique des patriarches d’Orient (d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem) contre les décisions du Concile de Florence. 1. La partie historique Notre manuscrit contient quelques éléments qui pourraient être envisagés dans l’optique des écrits historico-polémiques. On dispose de deux types de textes historiques : 1) ceux qui présentent l’histoire de certaines églises orthodoxes ; 2) ceux, créés en Moldavie, qui décrivent l’histoire de la principauté. Les premiers datent d’une époque plus éloignée et présentent des originaux traduits du grec, tandis que les seconds sont des écrits rédigés sur place. Lesdites chroniques moldaves du XVIe siècle, que l’on retrouve dans le manuscrit (ff. 220v-225v), sont entées sur des idées théologiques3. Ce ne sont pas de simples chroniques princières, imitatrices des chroniques byzantines, mais d’abord des témoignages de la vigueur d’un courant idéologique, visant l’unité de l’orthodoxie. Elles se présentent comme nettement antilatines parsemées d’éléments antihérétiques (surtout anti-iconoclastes) fortement exprimés. L’existence de la chronique relie
3
B. JOUDIOU, « La réaction orthodoxe face aux étrangers dans les principautés roumaines au XVIe siècle », in M. BALARD et A. DUCELLIER (éd.), Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe–XVIe siècles), Paris, 2002, p. 254.
153
Ivan Biliarsky donc d’une manière incontestable l’histoire de la principauté à l’histoire générale de la chrétienté, la présentant dans le sillage de l’histoire byzantine et des traditions des Slaves de sud. 2. Les apocryphes Nous trouvons dans le manuscrit deux textes deutérocanoniques, traitant de la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre l’Ancienne et la Nouvelle loi : le Testament d’Abraham (ff. 304r-315v) et un des chapitres de la Légende de l’arbre la Sainte Croix du prêtre Jérémie (ff. 316r-319v). Alors que le premier texte est un apocryphe vétérotestamentaire largement connu, le second représente probablement une compilation slave de textes d’origines diverses. Notre présent article étudiera le sens de la présence du Testament d’Abraham dans le code, mais il faut auparavant rappeler brièvement l’histoire et le contenu de cette œuvre4.
4
Il existe une importante littérature sur le Testament d’Abraham au sein de laquelle je ne citerai que les publications du texte et les recherches majeures : M.R. JAMES, The Testament of Abraham : The Greek Text Now First Edited with an Introduction and Notes. (With an Appendix Containing Abstracts from the Arabic Version of the Testaments of Abraham, Isaac and Jacob by W.E. Barnes, B. D.), (= Text & Studies. Contributions to the Biblical and Patristic Literature, ed. J.A. ROBINSON, B.D., vol. II.2), Cambridge, 1892, IX+166 p. ; M. DELCOR, Le Testament d’Abraham : Introduction, traduction du texte grec et commentaire de la recension grecque longue, suivi de la traduction des Testaments d’Abraham, d’Isaac et de Jacob d’après les versions orientales, (=Studia in Veteris Testamenti Pseudoepigrapha), Leiden, 1973 ; G.W.E. NICKELSBURG Jr. (éd.), Studies on the Testament of Abraham, (= H.M. ORLINSKY (éd.), Society of Biblical Literature, Septuagint and Cognate Studies, nr. 6), Scholars Press, Missoula, Montana, 1976, X+340 p. ; E.P. SANDERS dans J.H. CHARLESWORTH (éd.), The Old Testament Pseudoepigrapha, vol. I, Apocalyptic Literature and Testaments, Hendrickson Publishers, 1983, p. 871-902 ; F. SCHMIDT, Le Testament grec d’Abraham. Introduction, édition critique des deux recensions grecques, traduction, Tübingen, 1986, X+199 p. ; N. RODDY, The Romanian Version of the TESTAMENT OF ABRAHAM. Text, Translation, and Cultural Context, Society of Biblical Literature. Early Judaism and its Literature, Atlanta, 200 ; D.C. ALLISON Jr., Testament of Abraham, Walter de Gruyter, Berlin-New York, 2003, XVI+527 p. ; A. MILTENOVA, « The Apocryphal Series about Abraham », in R.A. ROTHSTEIN, E. SCATTON, and Ch.E. TOWNSEND (éd.), Studia Caroliensia: Papers in Linguistics and Folklore in Honor of Charles E. Gribble, Slavica: Bloomington, Indiana, 2006, р. 189-208.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. Le Testament d’Abraham est un texte deutérocanonique, créé le plus probablement en grec dans le milieu des juifs d’Alexandrie au cours du Ier siècle après Jésus-Christ5. Il nous est arrivé en deux versions – courte et longue – dont la datation est problématique. Nous possédons des traductions copte, arabe, éthiopienne, slave etc. du Testament mais toujours issues de la version courte. De la version longue écrite en grec, il n’existe qu’une traduction roumaine tardive. Le texte de notre manuscrit appartient à la version courte. Il s’agit d’un récit, présentant les derniers jours de la vie du patriarche Abraham : quand les jours de sa longue vie approchèrent de leur fin, Dieu lui envoya l’archange Michel pour le prévenir et lui suggérer de mettre en ordre ses affaires terrestres. Abraham refusa à l’archange de rendre son âme et demanda à faire un voyage et une revue du monde créé. L’archistratège céleste lui montra, sur l’ordre de Dieu, le monde. Il le mit sur un nuage et ils allèrent à la rivière Océan au-delà de laquelle Abraham vit l’autre monde et la répartition des âmes entre paradis et perdition. Puis il vit l’endroit du jugement et le juge – Abel – ainsi que la manière dont les âmes étaient sauvées ou punies. Après quoi ils voyagèrent au-dessus du monde des vivants. En voyant les péchés des hommes, Abraham entra dans une grande colère et se montra très impitoyable envers les pécheurs. Aussi le Seigneur ordonna-t-il à l’archange Michel de ramener Abraham à sa maison pour ne pas détruire toute la Création. Là, il lui envoya la mort pour la lui montrer d’abord belle et horrible ensuite. Abraham rendit son âme à Dieu et fut conduit au Ciel par des anges. Il n’est guère difficile de définir le message de cette œuvre qui traite plusieurs thèmes liés au salut des hommes. Pour nous, il est important d’expliquer sa présence dans un recueil juridique en lien avec le jugement des juges et à celui de Dieu après la mort ainsi qu’à la comparaison entre la miséricorde et la justice. III.
Le Testament d’Abraham dans le convoi du manuscrit BAR,
5
Il y a eu de grandes discussions quant à la datation ainsi qu’à la localisation de l’œuvre, mais telle est l’opinion qui prédomine : JAMES, op. cit., p. 76 ; E.P. SANDERS, op. cit., I, p. 874-875; N. TURNER, The Testament of Abraham: a Study of the Original Language, Place of Origine, Authorship and Relevance, Doctoral Thesis, London 1953, p. 177-185 ; L. ROSSO UBIGLI, « Testamento di Abramo », Apocrifi dell’Antico Testamento, Biblica Testi e Studi, éd. P. SACCHI et al., vol. 4, Brescia, 2000, p. 41 ; D.C. ALLISON, op. cit., p. 32-33, 34-40. D. Allison (p. 32 n. 66) cite même l’avis de Liliana Rosso Ubigli selon lequel cette opinion est généralement acceptée par les spécialistes.
155
Ivan Biliarsky Ms. sl. 636 Un des principaux objets de cette étude est d’expliquer la présence de ce texte apocryphe dans le manuscrit BAR Ms. sl. 636, majoritairement juridique à forte orientation antihérétique. Dans notre description du manuscrit mentionnée cidessus, nous avons avancé l’idée qu’en tant que recueil, il fut composé comme une arme verbale pour la lutte contre les déviations religieuses, chaque partie ayant à ce propos une destination spécifique. Était-ce également la raison d’y figurer des apocryphes ? Si nous voulons éclairer les raisons de leur inclusion dans le code, nous devons examiner le contenu même du texte du Testament d’Abraham. Il nous semble que rien ne justifie sa présence dans un tel recueil, sinon que le récit du jugement des âmes pourrait avoir quelque chose à voir avec le droit. L’idée de récompenser les bonnes actions ou punir les péchés après la mort est chrétienne, et est même assez repandue dans presque toutes les religions. Elle découle indubitablement des paroles du Sauveur que Son Royaume n’est pas de ce monde (Jean 18:36), de toute l’eschatologie chrétienne, et de beaucoup d’autres textes des Écritures. Cette récompense devrait être le résultat d’une évaluation et d’un jugement, ce qui est peu ou prou lié à l’idée d’un tribunal. Le jugement, et en particulier le Jugement Dernier à la fin des temps, est profondément enraciné dans l’eschatologie, la théologie, la littérature, l’art chrétiens. Il est ici à souligner que le lien avec la justice humaine semble évident, mais il devrait être prouvé et justifié, cela ne fait pas de doute. Le christianisme ne mélange jamais le droit, en tant que système de normes régulant les relations entre les hommes, avec la volonté du Seigneur. Le droit, ainsi que l’État, se situent et restent toujours dans le royaume de César et non dans le royaume de Dieu6. Ceci, cependant, n’exclut en rien l’influence de la religion sur le droit : elle n’est pas le résultat direct de la volonté de Dieu, mais est influencée par les principes fondamentaux de la foi et par les normes morales qui en découlent. Le jugement lui-même est un acte de sagesse, et toute sagesse participe et porte même une particule « minusculissime » de la Sagesse de Dieu – le Seigneur
6
H. HATTENHAUER, Europäische Rechtsgeschichte, 4. Auglage, Heidelberg, C.F. Müller Verlag, 2004, S. 135-140.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. Jésus-Christ7. C’est pourquoi je pense que c’est précisément la comparaison entre la justice de Dieu et celle de l’homme, spécialement en ce qui concerne les actes de foi, qui explique la raison de la présence du texte apocryphe dans le recueil antihérétique polémique et juridique qui nous intéresse. IV.
Les trois récits du jugement et de la récompense dans l’au-delà
Examinons la récompense, le jugement et la sanction dans le texte du Testament d’Abraham en utilisant non seulement la version courte de l’œuvre, disponible dans notre manuscrit, mais aussi la version longue connue seulement dans son original grec et dans la traduction roumaine tardive. Ici nous traiterons les trois éléments du récit: primo, la récompense après la mort - les deux portes (et les deux voies, si elles sont présentes dans le texte) vers l’Au-delà conduisant au salut ou à la perdition ; secundo, le jugement des âmes des morts avec la punition des péchés et la récompense des bonnes actions ; tertio, le jugement d’Abraham constatant les différents péchés commis sur terre. Il est à noter que dans les versions longue et courte du Testament, ces histoires sont exposées de manière différente, et parfois le récit lui-même est différent. Dans notre texte, et dans la version courte dans son ensemble, le premier des trois récits mentionnés ci-dessus est celui des deux portes et des deux voies – vers le salut et vers la perdition. Les chapitres VIII et IX lui sont consacrés. Ensuite vient le récit de la cour et du juge qui décide sur la base des péchés et des bonnes actions enregistrés - chapitres X et XI. À la fin, figure le récit sur le tour et la révision du monde quand Abraham voit la commission de certains péchés et les condamne sans pitié – Chapitre XII. L’arrangement dans les autres copies de la version abrégée du Testament est similaire8. Dans la version longue, cependant, il est différent : tout d’abord, le tour du monde par Abraham et l’archange Michel et le jugement intransigeant d’Abraham (ch. X), en second lieu vient le récit de la récompense après la mort avec les deux voies et les deux portes menant au salut ou à la perdition (ch. XI) ; le troisième dans la version longue est le récit du lieu de
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I. BILIARSKY, « Le droit et le sacré ou la mesure de la justice », La rencontre des droits en Méditerranée. L’acculturation en question, éd. X. PERROT, J. PERICARD, Limoges, Pulim, 2014, p. 109-116. 8 F. SCHMIDT, op. cit., p. 64-77, 89-93.
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Ivan Biliarsky jugement et du verdict des âmes après la mort, ainsi que les explications afférentes (ch. XII-XIV)9. Concernant le repentir d’Abraham à propos de sa cruauté dans la punition des pécheurs, Dale C. Allison trouve une suite logique claire des chapitres et des événements dans la version longue du Testament : (1) d’abord, Abraham manifeste le manque de miséricorde, et c’est la raison pour laquelle le Seigneur le refoule, (2) ensuite, il voit le jugement et la récompense qu’inspirent au Seigneur l’amour et l’empathie, et (3) finalement, en guise de conclusion logique, Abraham se repentit et sauve ceux qu’il avait punis10. Si nous admettons que les deux classements résultent d’une interprétation différente de l’exposé et de son message, alors nous pouvons trouver une logique dans l’un et l’autre. Seul l’emplacement de l’histoire des deux portes et la récompense après la mort avant le récit du jugement des âmes me paraissent impératifs. Le jugement sans pitié d’Abraham lui-même ne devrait pas avoir de rapport avec l’histoire de la récompense après la mort, car il est réalisé du vivant des pécheurs et la punition est très physique (feu du ciel, engloutissement par la terre ou déchirement par des bêtes sauvages), bien qu’il soit présenté comme accompli avec la sanction du Ciel. Ainsi, ce récit est cohérent avec les autres, toutefois il ne décrit pas l’enchaînement logique du destin après la mort, mais il établit simplement une comparaison entre le jugement humain et celui de Dieu et Sa miséricorde. A.
La récompense après la mort – les deux portes menant au salut ou à la perdition
Cette partie de l’exposé du Testament d’Abraham, qui présente l’idée de la récompense après la mort pour les péchés et les bonnes actions, présente une influence directe du texte du Nouveau Testament sur l’apocryphe. Il s’agit de l’Évangile selon Matthieu (7 :13-14) : « 13. Entrez par la porte étroite : large en effet est la porte et spacieux le chemin qui conduit à la perdition, et il y en a beaucoup qui y passent. 14. Mais étroite
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Ibid. loc., p. 124-143. D. C. ALLISON, op. cit., p. 296-297.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. est la porte et resserré le chemin qui conduit à la vie, et il y en a peu qui le trouvent ! »
La relation entre les deux textes me semble évidente, même s’il est à noter que nous trouvons également des images similaires dans l’environnement de l’Ancien Testament11. L’histoire commence avec l’enlèvement d’Abraham par l’archange Michel sur un nuage, comme ordonné par le Seigneur. Ici, les textes des versions longue et courte diffèrent. Dans le texte de notre manuscrit, le nuage porte Abraham et l’archistratège à la rivière Océan (ch. VIII, 3). Il est entendu que par là, le patriarche voit les deux portes menant au salut ou à la perdition (ch. VIII, 4). Ici, surtout dans le nom de la rivière, nous trouvons indubitablement un emprunt à la culture hellénistique classique, mais compte tenu de l’origine possible de l’œuvre d’Alexandrie, ainsi que de son traitement chrétien ultérieur, cela ne devrait pas nous surprendre 12 . Pour nous, il est important qu’il s’agisse d’une lisière du monde et d’un regard dans l’Au-delà. Dans la version longue, cette mention de la rivière manque : il est dit qu’Abraham est conduit à l’Est devant la première porte des Cieux, où (peut-être derrière la porte) il voit deux chemins, l’un large, l’autre étroit13. Par la référence à la porte céleste, il devient clair que nous disposons d’un regard dans l’Au-delà. Il est à noter que dans notre version courte, seules les portes sont mentionnées et non les chemins. Si nous comparons les deux textes les versions courte et longue du Testament - avec le texte de l’Évangile (Matthieu 7:13-14), nous verrons que dans les Écritures la voie est juste mentionnée, et l’accent est mis sur les portes. Le chemin vers la vie et le chemin vers la mort par le péché sont également connus de la tradition de l’Ancien Testament (voir Jérémie 21: 8)14. « La Voie » est en quelque sorte un moyen naturel d’atteindre le salut. L’idée d’une porte large et d’une porte étroite (et des routes si elles sont mentionnées) a le caractère d’une mesure, c’est-à-dire d’un jugement. La porte
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G.W.E. NICKELSBURG Jr., op. cit., p. 27-29. Sur Océan cf. : Everyman’s Classical Dictionary (800BC-AD337), London-New York, 1969, p. 367 ; Мифы народов мира, т. II, Москва, 1982, с. 249. 13 F. SCHMIDT, op. cit., p. 128-129. 14 Le chemin, la voie vers le salut, est un thème largement discuté dans l’eschatologie israélite et dans la Bible et dans le reste de la littérature juive, nous le rencontrons dans plusieurs milieux culturels – cf. D. C. ALLISON, op. cit., p. 242-244. 12
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Ivan Biliarsky est un lieu de justice dans la culture israélite, et pas seulement15. Il me semble que cela vient au moins en partie du caractère de seuil, du caractère liminaire du lieu. D’un autre côté, cependant, les portes sont définies comme « étroite » et « large », tout comme les chemins dans la version longue du texte sont définis. Or il en est de même dans le texte de l’Évangile. Ce qui est intéressant, c’est la conversation entre Abraham et l’archange, dans laquelle le patriarche s’inquiète du fait qu’étant trop grand il ne pourra franchir la porte étroite (ch. IX, 2-4). Cela indique en soi que la porte est perçue par lui comme une mesure de justice, et la cour (en slavon le mot c’est « sǫd’ » = « cour », signifiant à la fois « contenant », « volume », « récipient », « vase » mais aussi « cour », « tribunal » en tant qu’institution judiciaire) est précisément ce qui autorise une telle mesure 16 . Voyons maintenant comment les choses se passent. Devant les portes, on peut voir un homme assis sur un trône doré, qui rit et pleure, observant les entrants par l’une et par l’autre porte. C’est l’ancêtre Adam. Placer les justes sur un trône dans le royaume céleste n’est pas spécifique à la culture juive. Dans notre texte, Adam est représenté comme une figure importante, mais nous ne le voyons pas juger, bien que ce soit l’impression laissée par la description17. Plutôt, il ne fait que noter les âmes entrant par les portes avec des rires ou des pleurs et arrachement des cheveux, selon l’endroit où elles tombent. Malheureusement, la plupart sont des pécheurs. B.
Le Jugement après la mort – le lieu du jugement, les témoignages et le juge/les juges
L’histoire des deux portes (et des deux voies dans la version longue) menant au salut ou à la perdition nous présente la récompense des actes, mais cette récompense devrait être faite après un processus d’évaluation. Dans le récit précédent, le seul élément de ce genre est l’étroitesse de la porte (et de la route) menant au salut. Sans aucun doute, elle est présentée comme une mesure. Cette
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Cf. Deutéronome 21:19, Amos, 5:15 etc. I. BILIARSKY, « Le droit… », op. cit., p. 115-116. 17 En fait, je pense que cette impression n’est pas accidentelle mais voulue. Dale C. Allison envisage Adam – celui qui est assis devant les deux portes – comme une réplique du juge Abel, qui est assis derrière la porte et juge les âmes (ch. X et XI, ch. XII de la version longue) : D.C. ALLISON, op. cit., p. 256. 16
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. mesure n’est pas seulement matérielle, car l’archange dit à Abraham qu’il passera par la porte malgré sa taille. Lors ce n’est pas le corps qui importe, mais les péchés commis. Le jugement post mortem sur les âmes lui-même est présenté dans les chapitres X et XI de l’ouvrage (respectivement XII-XIII de la version longue). Dans la description du jugement, les différences entre la version courte et la version longue sont nombreuses et substantielles. Nous serons intéressés par le texte dans le manuscrit BAR Ms sl. 636, mais auparavant, il convient de présenter brièvement le contenu de la version longue de l’ouvrage 18 : l’archange et Abraham entrent par la grande porte et y voient le juge assis sur le trône, aussi radieux que le soleil, tel le fils de Dieu. Devant lui, sur une table d’or et de cristal, un énorme livre est placé, et de chaque côté se tiennent deux anges avec des rouleaux, de l’encre et des plumes ; un ange lumineux est assis devant la table tenant dans ses mains une balance ; un ange ardent, assis à gauche, tient une trompette crachant du feu pour éprouver les âmes pécheresses. Le juge écoute, l’ange de droite enregistre les bonnes œuvres, et celui de gauche les péchés (ch. XIII, 9). C’est ainsi que les âmes sont jugées selon les notes contenues dans le grand livre, les âmes passant par la pesée sur la balance et à travers une épreuve par le feu. Nous trouvons l’identification des anges dans la suite du chapitre XIII19. L’ange à la balance, c’est l’archange Dokiel, le Juste Pesant (ch. XIII, 10), et celui à la trompette de feu est l’archange Purouel, qui manipule le feu grâce auquel il contrôle les âmes (ch. XIII, 11- 13)20. La pesée de l’âme après la mort est évidemment une influence égyptienne et un ajout au texte 21 . Cela rend l’ouvrage assez complexe, d’autant plus que des éléments platoniciens y sont remarqués22. En fait, il est dit dès le début qu’un ange saisit une âme dans la main, et nous voyons ainsi que le vrai jugement n’a lieu que sur cette âme qui est séparée des autres. Ses péchés pèsent autant que ses bonnes actions et elle est
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Cf. le texte chez F. SCHMIDT, op. cit., p. 132-135. Ibid. loc., p. 138-139. 20 Sur les deux archanges et leurs noms – cf. G. W. E. NICKELSBURG Jr., op. cit., p. 288292. 21 Sur ces questions cf. S. G. F. BRANDON, « The Weighing of the Soul », in J.M. KITAGAWA and C.H. LONG (éd.), Myths and Symbols: Studies in Honor of Mircea Eliade, Chicago-London, 1969, p. 91-110 ; G.W.E. NICKELSBURG Jr., op. cit., p. 31-34, 39 ; D. C. ALISON, op. cit., p. 257-258, 264-273. 22 G.H. MACURDY, « Platonic Orphism in the Testament of Abraha », Journal of Biblical Literature, vol. 61, 1942, p. 213-226. 19
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Ivan Biliarsky placée « au milieu », c’est-à-dire ni dans la perdition, ni parmi les justes. Cette place au milieu n’est pas clarifiée dans la version courte, mais un chapitre lui est dédié dans la version longue (ch. XIV) 23 . Il s’avère que pour que l’âme soit sauvée, il faut ajouter quelque chose aux bonnes œuvres et, pour autant qu’elle ne puisse plus le faire, la prière du juste Abraham pèse et l’âme est sauvée. Il me semble que le message concerne surtout la justification théologique et l’argumentation des prières pour les morts. Dans la mesure où le plaidoyer pour les défunts est complexe dans la religion israélite24, ce chapitre semble être le résultat d’une interprétation chrétienne et d’une intervention dans l’œuvre. Cependant, il convient de noter que l’idée de la prédominance de la miséricorde sur la juste peine est déjà apparue dans l’environnement de l’Ancien Testament et a été développée dans le Nouveau Testament25. Les participants au jugement dans la version courte du Testament ne sont pas les mêmes, et l’histoire narrée est différente. La description de la cour est absente, on passe directement au jugement de l’âme qui est séparée des autres et Abraham voit l’ange la tenir dans sa main. Il est dit à l’avance que ses péchés et ses bonnes actions sont à égalité, mais plus tard il s’avère que les choses sont différentes (ch. IX, 5-9, X)26. Nous ne voyons que celui des anges qui tient l’âme séparée en main et la remet au juge (ch. IX, 5-8), les autres sont absents ; de même la pesée et l’épreuve du feu ne sont pas mentionnées. L’âme demande pitié, mais elle est accusée d’avoir causé la perdition de sa fille et d’avoir commis des outrages avec son beau-fils (ch. X, 4-5). Elle nie les faits et le juge ordonne que celui qui écrit se présente ; trois chérubins, accompagnés d’un homme énorme portant trois couronnes sur sa tête, apportent deux livres. Le juge ordonne à l’homme d’ouvrir l’un des livres (celui des péchés) et lit que l’accusation de meurtre et d’adultère est réelle (ch. X, 6-14). L’âme dit qu’elle avait oublié ses péchés du monde, mais ils ne sont pas oubliés au Ciel et elle est livrée par les anges aux châtiments (ch.
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F. SCHMIDT, op. cit., p. 140-143. R. LE DÉAUT, « Aspects de l’intercession dans le Judaïsme », Journal for the Study of Judaism,1, 1970, p. 35-57. 25 D.C. ALISON, op. cit., p. 303 ; R. BAUCKHAM, « The Conflict of Justice and Mercy: Attitude to the Damned in the Apocalyptic », in R. BAUCKHAM, The Fate of the Dead. Studies on the Jewish and Christian Apocalypses, [= Supplements to Novum Testamentum, vol. XCIII], Brill, Leiden-Boston-Köln, 1998, p. 136 sq. 26 Pour le texte grec cf. F. SCHMIDT, op. cit., p. 67-73. 24
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. X, 15-16)27. Le message, me semble-t-il, est clair : après la mort, se déroule un jugement et une évaluation des actes par un juge qui se présente en toute gloire ; le jugement est juste - selon ce qui a été fait ; les choses ne sont pas oubliées – elles sont « enregistrées » dans les livres par les anges ou par le dernier personnage cité. Le message d’un jugement équitable dans l’Au-delà est également le message d’un jugement humain équitable, dans la mesure où les hommes peuvent y atteindre, ou tout au moins sont à même d’imiter la justice de Dieu. C’est pourquoi il est intéressant de voir qui sont le juge et les autres participants au procès. Nous avons déjà mentionné que les archanges Dokiel et Purouel ne sont pas présents dans notre version, mais apparaît le grand homme aux trois couronnes – c’est Hénoch. Dans la version longue, nous trouvons une idée d’un jugement à trois niveaux qui n’est pas présent dans la version courte. En fait, le jugement ultime et juste de Dieu est présenté d’une manière différente. La version longue présente un procès long et en plusieurs étapes qui se termine par la justice de Dieu28. Il unit le jugement après la mort avec le Jugement Dernier eschatologique à la fin des temps. L’archange Michel identifie le juge vu par Abraham comme Abel (ch. XIII, 2 de la version longue) : le fils du premier homme, Adam, et le premier martyr, qui est mort par la main de son frère Caïn (Genèse, ch. 4). Il lui est donné de juger les justes et les pécheurs jusqu’au Second Avènement, parce que le Seigneur a dit qu’Il ne jugera pas le monde, mais que chaque homme sera jugé par un homme (ch. XIII, 3 de la version longue). Abel apparaît en tant que juge seulement dans ce texte29. Pour notre étude, les mots du Seigneur sur le jugement des hommes par des hommes seulement présentent un intérêt particulier30. Ces propos du Seigneur dans la version longue du Testament n’ont pas de parallèle exact dans la tradition judéo-chrétienne, bien que le jugement post mortem par les humains y soit présent. Le parallèle le plus proche
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Un passage similaire avec une protestation de l’âme contre l’acte d’accusation se trouve également dans le texte copte de l’Apocalypse de saint Paul : G. MACRAE, « The Judgement Scene in a Coptic Apocalypse of Paul », in G.W.E. NICKELSBURG, Jr. (éd.), op. cit., p. 285-287. 28 F. SCHMIDT, op. cit., p. 136-139 ; G.W.E. NICKELSBURG, Jr. (éd.), op. cit., p. 29-40. 29 D.C. ALLISON, op. cit., p. 268-269, 280-284. 30 Ibid. loc., p. 81-82.
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Ivan Biliarsky dans les Saintes Écritures c’est le texte de l’Évangile de saint Jean : « et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est fils de l’homme »31. Cela signifie que seul un fils d’homme peut juger, mais cela ne semble pas être l’obligatoire et unique possibilité. Le Salut implique à la fois la récompense et l’évaluation, alors la récompense est liée au jugement. Dans la mesure où le Salut est la conséquence de nos actes, mais qu’il est principalement entre les mains du Seigneur, un jugement par Dieu semble finalement nécessaire. Cela semble contredire ce qui est écrit dans la version longue du Testament, mais cette contradiction me semble purement formelle : en fait Dieu récompense les péchés et les bonnes actions, mais Il ne le fait qu’à la fin, pas immédiatement après chaque bonne action ou chaque chute. Dans les Écritures, on trouve beaucoup d’exemples de jugements d’hommes, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament. Un homme (dans ce cas Abel) prononce le jugement dans le Testament d’Abraham également : nous le trouvons dans les deux versions, bien que présenté de manière différente. Dans la version longue, qui n’est pas l’objet immédiat de notre étude, nous voyons un procès en trois étapes, dans lequel les deux premiers jugements sont effectués par des humains : premièrement, immédiatement après la mort, c’est le jugement d’Abel ; deuxièmement, dans une perspective eschatologique, nous avons un jugement par les Douze tribus d’Israël ; et troisièmement, un jugement de Dieu Lui-même. Nous n’envisagerons que le jugement d’Abel en étudiant la version courte de BAR, Ms. sl. 636. Le jugement des Douze tribus d’Israël aura lieu au Second Avènement (ch. XIII, 6 de la version longue)32. La simple mention du « Second Avènement » est un argument indéniable en faveur du caractère chrétien de cette partie du texte. Dans un environnement juif vétérotestamentaire, une telle expression serait inacceptable. Cela détermine également la caractérisation des « tribus d’Israël ». Essentiellement, il s’agit du Peuple élu, mais dans notre cas, nous devrions le comprendre comme l’Église – le Nouvel Israël. Quel est ce jugement ? Humain ou divin ? Selon l’ecclésiologie chrétienne, l’Église est un organisme divinohumain, Corps du Sauveur, unifiant Dieu aux hommes et aux anges, le monde visible et l’invisible. En ce sens, le jugement peut aussi être considéré comme divinohumain, qui représente la transition du jugement par l’homme (Abel) au jugement par Dieu à la fin des temps. Une telle
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Jean 5:27. G.W.E. NICKELSBURG, Jr. (éd.), op. cit., p. 40 ; D.C. ALLISON, op. cit., p. 285.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. affirmation comporte cependant un certain risque de surinterprétation du texte, et il me semble que le jugement des Douze tribus d’Israël est pourtant plus proche du jugement humain. Alors, seulement après cela vient le jugement de Dieu, qui est définitif. Ainsi, dans la version longue, nous voyons un jugement en trois étapes, qui est une transition de la justice humaine à la justice de Dieu. En fait, je pense que le même message, dit d’une manière différente, peut être trouvé dans notre version courte. Abel assiste en tant que juge dans les deux versions, et l’explication n’en est pas difficile : il est le fils d’un homme, d’Adam, le premier homme, et il est un martyr, le premier tué dans un acte fratricide33. Dans la version longue de l’ouvrage, le jugement d’Abel ne court que jusqu’au Second Avènement, lorsqu’il est remplacé par les Douze tribus d’Israël et par Dieu ; dans notre version il est limité par ce qui est écrit par Hénoch. Dans les deux cas, cela signifie qu’il est limité par la justice de Dieu, comme nous le verrons un peu plus loin dans l’exposé. Il est important pour nous que le premier jugement après la mort soit accompli par un homme, un juste martyr, mais ce jugement n’est pas le dernier. Dans la version courte, un intérêt particulier est suscité par la figure d’Hénoch, qui est absente dans la version longue, où, dans un traitement ultérieur, il a été remplacé en quelque sorte par le service des anges (notant, pesant ou éprouvant). Cela témoigne probablement qu’au moins cet élément de la version courte du Testament est plus proche de l’original hébreu de l’œuvre, d’autant que
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À propos d’Abel en tant que juge après la mort dans le Testament – cf. G.W.E. Nickelsburg, Jr. (éd.), op. cit., p. 34-36 ; D.C. Allison, op. cit., p. 268-269, 280-285. Diverses explications de sa présence en cette qualité sont proposées dans le texte : en tant que « fils de l’Homme » peut être traduit/compris comme « le fils d’Adam » ; dans la mythologie égyptienne, Osiris juge les âmes, et Osiris était un martyr, tué par son frère, de sorte qu’il pourrait y avoir une similitude (ceci est clairement justifié par F. Schmidt – cf. G.W.E. Nickelsburg, Jr. (éd.), op. cit., p. 34) ; en tant que martyr, Abel est aussi un saint, et il est dit que « les saints jugeront le monde. Et si le monde est jugé par vous, êtes-vous indignes de juger les plus petites choses ? » (Corinthiens 6:2) ; certaines sectes juives louent Adam, Seth et Melchisédech, et Abel est un prototype de Seth, et celui-ci est né par sa mère en remplacement de son frère tué (Genèse 4:25, le nom Seth signifie « substitut », « lieutenant »). Les explications peuvent être encore plus nombreuses, et la réponse se trouve probablement dans une combinaison de plusieurs d’entre elles.
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Ivan Biliarsky dans l’environnement israélite Hénoch est très vénéré et dans un texte deutérocanonique – le Livre des Jubilés ou Leptogenèse (4:23, 10:17) – en tant qu’homme juste, il est préposé à l’enregistrement et au jugement des bonnes actions et des péchés des hommes34. Dans notre texte, il est représenté couronné de trois couronnes de témoignages, il n’oublie pas ce que les hommes ont fait, et sans son témoignage, le juge ne décide pas. Cependant, Abraham doute de la capacité d’Hénoch à enregistrer toutes les bonnes actions et les péchés et à les signaler. Sera-t-il capable de prêter attention à chaque âme ? En réponse, il dit à l’archange Michel quelque chose qui est parmi les plus importantes de l’ouvrage : si le jugement n’est pas conforme aux actes indiqués, il ne sera pas accepté parce que ce n’est pas Hénoch qui prononce le jugement, mais Dieu, Hénoch ne fait qu’enregistrer les actes (ch. XI, 6- 7). Le Seigneur l’a nommé pour enregistrer, mais quand Il fait preuve de pitié, les péchés sont effacés, et l’homme est sauvé, sinon il ne va pas à la punition (ch. XI, 9-11). Ainsi, nous voyons que dans cette version courte aussi, le jugement final appartient à Dieu et non pas à l’homme. Le message du texte est semblable à celui de la version longue, ce que vient confirmer tout spécialement le récit suivant. C.
Le tour du monde et les peines demandées par Abraham pour les crimes observés.
Dans la version courte du Testament, le dernier récit du jugement sur les hommes est celui du tour du monde par Abraham et des peines qu’il impose ou demande pour les péchés qu’il a constatés. Voyageant sur le nuage (ou le char du ciel dans la version longue du texte) avec l’archange Michel, Abraham est témoin de trois crimes, pour lesquels il demande la punition du Seigneur. Dans notre texte, la succession est la suivante: 1) Abraham voit un homme commettre un adultère avec une femme mariée et souhaite qu’un feu descende du Ciel et les brûle, comme cela arrive (ch. XII, 2-4) ; 2) Abraham voit des calomniateurs et souhaite que la terre s’ouvre et les engloutisse, ce qui se produit immédiatement (ch. XII, 6-8 ; 3) Abraham voit quelques hommes qui vont dans le désert pour
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D.C. ALLISON, op. cit., p. 259-260, 278-279.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. tuer des hommes et souhaite que les bêtes du désert viennent et les déchirent, ce qui advient sur-le-champ (ch. XII, 9-11). Il convient de noter que dans les différentes variantes de l’œuvre, ce récit est relaté différemment. L’ordre des crimes est différent, tout comme les peines35. Ces transgressions de la loi et de la volonté de Dieu trouvent leur origine dans les Saintes Écritures ainsi que l’origine des châtiments qui leur sont imposés. La diffamation, l’adultère, le vol et le meurtre sont présents dans la loi biblique et dans les Dix Commandements de Dieu, comme dans tous les systèmes religieux et juridiques dans le passé et, dans une certaine mesure, jusqu’à nos jours36. Dans les Écritures, nous pouvons aussi rechercher – et trouver – le modèle des châtiments37. La première punition est pour ceux qui commettent l’adultère, que brûle le feu descendu du Ciel. Dans la version longue, c’est la punition pour les voleurs. Elle a beaucoup de parallèles dans les Saintes Écritures. Surtout, voudrais-je souligner qu’une punition similaire est infligée à une partie des insurgés autour de Coré de la tribu de Lévi et à Dathan et Abiram, de la tribu de Ruben (Nombres 16:35) après que les chefs de la rébellion eux-mêmes sont engloutis par la terre. Ceci présente un intérêt parce que nous retrouvons deux punitions, citées dans le Testament d’Abraham. En même temps, c’est aussi le malheur qui frappe à deux reprises les deux commandants, que l’infidèle Ochozias, roi d’Israël, adorant de faux dieux, envoie chez le prophète Élie sur la montagne (II Rois 1:9-12). C’est la punition infligée à Sodome et à Gomorrhe que leurs habitants ont endurée pour les iniquités commises (Genèse 19:24). Semblable, mais non identique, est la punition reçue par Nadab et Aviu, qui ont sacrifié un feu d’étranger au Seigneur (Lévitique 10:1-2), mais dans ce cas, le feu ne tombe pas du ciel. Sans qu’il
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F. SCHMIDT, op. cit., p. 74-77 (version courte, ch. XII), p. 124-129 (version longue, ch. Х) ; D.C. ALLISON, op. cit., p. 220. 36 Sur le meurtre – Exode 20:13, Deutéronome 5:17 ; sur le vol – Exode 20:15, Deutéronome 5:19 ; sur l’adultère – Exode 20:14, Deutéronome 5:18 ; sur la calomnie – principalement Lévitique 19:16, et aussi Psaumes 30/31:13-14, 49/50:20, 100/101:5, Jérémie 6:28, 9:4 et d’autres. 37 D.C. ALLISON, op. cit., p. 223-229.
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Ivan Biliarsky s’agisse d’une punition, le feu brûle dans le texte de I Rois 18:38, I Chroniques 21:26, Job 1:16, Psaumes 96/97:3, II Maccabées 2:10. La deuxième punition s’abat sur les diffamateurs : c’est l’ouverture de la terre pour les avaler. Dans la version longue de l’œuvre, c’est la punition pour ceux qui commettent l’adultère. Il s’agit là d’une référence évidente à l’histoire de la rébellion de Coré de la tribu de Lévi, et de Dathan et Abiram de la tribu de Ruben (Nombres 16 et surtout 16:33, voir aussi Deutéronome 11:6 et beaucoup d’autres passages dans la Bible qui se réfèrent à l’affaire). La troisième punition concerne les assassins dans le désert, où les bêtes sauvages sont envoyées pour les déchirer. Dans la version longue, c’est la punition pour les voleurs et les meurtriers. Cette punition évoque un trait de l’histoire du livre II Rois, lorsque le prophète Élisée passe sur la route de la ville de Béthel, lorsque des enfants de la ville viennent se moquer de lui, mais des ours sortent des broussailles et déchirent quarante-deux d’entre eux (II Rois 2:23-25). Je voudrais attirer l’attention sur une partie essentielle de l’histoire du voyage d’Abraham au-dessus de la Création et de ses désirs de punir les péchés qu’il y voit : il ne s’agit pas d’un jugement après la mort et du salut des âmes, mais bien d’une punition pour les crimes commis hic et nunc par les hommes vivants. Bien sûr, ce sont aussi des péchés qui révulsent le Seigneur, mais ce ne sont pas des crimes purement religieux. Aussi pouvons-nous nous demander si les punitions ont un caractère divin ou humain. Le Testament d’Abraham est une œuvre deutérocanonique, et l’on ne peut s’attendre à ce qu’elle n’ait rien à voir avec la religion. Il s’agit du développement d’un sujet biblique ou plus précisément d’un récit lié à l’histoire biblique du Peuple élu. Des patriarches tels qu’Abraham, Isaac et Sara, le saint archange Michel et Dieu Lui-même y participent. Même s’il existe des opinions différentes sur le genre et le message du texte, il est lié à la foi. Il est évident que les punitions sont voulues et même déterminées par Abraham, c’est-à-dire un jugement humain, mais leur caractère implique une certaine ingérence du ciel. L’homme ne peut pas faire s’ouvrir la terre et engloutir les criminels, il ne peut pas envoyer des bêtes féroces dans le désert pour déchirer les malfaiteurs, ni envoyer le feu du ciel pour les brûler. Dieu le fait directement ou par l’intermédiaire de l’archange. Tirées des Écritures, les punitions sont celles
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. de Dieu : elles ne peuvent être accomplies par l’homme, mais sont imposées par l’homme – par Abraham – dans le cadre d’une justice humaine, non pas divine. Ceci est confirmé par le fait que le Seigneur est mécontent de la cruauté excessive d’Abraham et commande à l’archange Michel de le ramener sur terre, afin de ne pas détruire toute la Création (ch. XII, 12-13)38. Abraham ne témoigne aucune pitié parce qu’il n’est pas le créateur du monde, et qu’à ses yeux les hommes devraient avoir la possibilité de se repentir pour éviter la perdition finale. Le Salut est ce qui a poussé Dieu à créer le monde, pas la mort. Ce point de vue est intéressant et suggère un élément chrétien dans le texte. Dans ce cas, nous pouvons nous tourner à nouveau vers des parallèles dans les Écritures, mais plutôt du côté du Nouveau Testament. La version longue de l’ouvrage contient un élément essentiel qui est absent dans la version courte : le Seigneur dit à l’archange de faire revenir Abraham sur terre pour que celui-ci ne détruise pas toute la Création après avoir vu les péchés des gens, parce qu’il n’a pas lui-même commis de péchés et n’éprouve donc aucune pitié pour les pécheurs 39 . Le Seigneur a de la miséricorde parce qu’Il est Créateur et cherche la repentance, et non la mort du pécheur. On dit généralement que tous sont pécheurs, et seul le Seigneur est sans péché, mais dans ce cas, le texte deutérocanonique fait également une exception pour le patriarche Abraham. Cette thèse est plutôt typique de l’Ancien Testament et trouve son fondement dans le livre de la Genèse (17:1). D’autre part, cependant, la conviction de n’être pas peccamineux parmi les hommes est davantage un péché qu’une qualité, ce qui est également confirmé par la parabole du publicain et du pharisien (Luc 18: 9-14). En fait, le Seul Juste est sans tache pour les pécheurs. Je pense que l’addition que nous trouvons dans le long texte du Testament ne pourrait être comprise et expliquée que par la principale différence originelle entre la justice de Dieu et la justice humaine, et tel devrait être le message du texte. L’homme peut être impitoyable, mais Dieu ne l’est pas. Même les patriarches, les apôtres, et les hommes saints peuvent montrer un manque de compassion, à l’inverse de Dieu. À cet égard, le texte de l’Évangile selon Luc (9:52-56), qui stipule que les saints apôtres Jacques et Jean offrent au Seigneur
38 39
Pour l’original grec cf. F. SCHMIDT, op. cit., р. 76-77. Ibid. loc., p. 128-129 (Х:13).
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Ivan Biliarsky d’envoyer le feu du ciel pour détruire le bourg de Samaritains, mais celui-ci ne l’accepte pas, comme avait fait le prophète Elie ; Il répond au contraire qu’il est venu pour sauver et non pas pour détruire des âmes humaines. Ce texte est sans aucun doute idoine pour comprendre le Testament. Nous parlons du rejet par le Sauveur du châtiment trop cruel pour les pécheurs que nous trouvons dans l’Ancien Testament, et dont il a déjà été question dans la revue des punitions exigées par Abraham pour ceux qui transgressent la volonté de Dieu. En un sens, ceci est une réponse à et une clarification de l’intransigeance des prophètes, qui ne correspond pas à la miséricorde du Seigneur40. Dans le récit évangélique, non seulement Il n’exécute pas ce que les fils de Zébédée avaient proposé, mais Il les réprouve aussi pour cela. Le parallèle avec le texte du Testament n’est pas dû au hasard. Il semble en effet que les peines trop cruelles, imposées pour la transgression de la volonté Dieu par les prophètes Moïse, Élie et Élisée semblent avoir agité le cœur et la pensée théologique aussi bien dans le milieu juif que chrétien. Des messages similaires peuvent être trouvés dans d’autres textes. Ainsi, dans Actes Philippi martyris41 – texte du IVe siècle – il est raconté que quand Philippe prêcha en Lydie et en Asie, conjointement avec d’autres apôtres, ils arrivèrent à la ville d’Ophioryme, appelée aussi Hierapolis en Asie, où ils tombèrent en captivité entre les mains des païens locaux. Au milieu des tortures, le saint apôtre Philippe dit à ses camarades, les autres disciples de Jésus, qu’ils prient pour que le feu tombe des cieux et brûle les païens. Il renonça, mais les tortures continuant, et malgré les tentatives de Barthélémy et de Jean de le dissuader, il appela la terre à s’ouvrir et à engloutir les tourmenteurs païens, ce qui arriva. Du fond de l’abîme les pécheurs priaient pour obtenir le pardon, mais le saint apôtre Philippe ne céda pas. Alors, on entendit la voix du Seigneur, et Jésus-Christ apparut, reprochant à l’apôtre sa fermeté implacable dans la vengeance et le condamnant à rester quarante jours hors du paradis sous la menace de l’épée ardente, après quoi
40
Un article spécial est dédié à ces questions : D.C. ALLISON, « Rejecting Violent Judgement: Luke 9:52-56 and Its Relatives », Journal of Biblical Litterature, vol. 121, No 3, Autumn 2002, p. 459-478. 41 Cf. Le texte dans sa traduction en anglais : J.K. ELLIOTT, The Apocryphal New Testament. A Collection of Apocryphal Christian Literature in an English Translation, Oxford, 1993, p. 516-518.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. l’archange Michel lui permettrait d’y revenir. Il sortit les païens engloutis de l’abîme à l’aide une échelle-croix, et ils se repentirent de leurs actes. Le récit est impressionnant à la fois par son contenu et par son message répété. Le juste apôtre du Christ montre de la cruauté envers les cruels païens répugnants, mais le Seigneur a pitié d’eux et ils se repentent, tandis que Philippe est puni pour sa fermeté dans le tourment. Le récit des Actes Philippi martyris est directement lié au parallèle évangélique, ainsi qu’à ceux de l’Ancien Testament du Livre des Nombres et de II Rois, comme en témoigne l’analyse textuelle des deux textes42. L’identité du juste ne fait aucun doute : les chrétiens sont victimes de tortionnaires, mais le Seigneur est miséricordieux. Il traite le juge juste de la même manière que les tortionnaires païens, dès lors que celui-ci se comporte à leur image en manquant de mansuétude. Ceci démontre que la justice de Dieu est le seul modèle à suivre, mais c’est difficile et pour tout dire presque impossible, même pour les chrétiens les plus justes. Nous trouvons un autre parallèle avec un message identique dans les Homélies Pseudoclémentines (XVI:20)43. Le texte dit que la terre ne s’ouvrit pas, que le feu ne fut pas envoyé du ciel pour brûler les hommes, que la pluie ne se déversa pas en déluge et que les bêtes fauves ne sortirent pas des bois pour dévorer les humains, car Dieu ne distribue pas sur-le-champ la punition ou la récompense, mais à la fin. Il veut la repentance, pas la mort du pécheur. Nous voyons que le texte reprend presque littéralement la situation du Testament d’Abraham, ce que confirme au demeurant l’analyse textuelle des œuvres44. Dale Allison prouve l’interdépendance dans la lettre des textes, bien que les bêtes sauvages soient absentes dans les Actes du Saint Apôtre Philippe, et que le Déluge n’est mentionné que dans l’homélie Pseudoclémentine45. Il me semble évident que le texte de l’Évangile rejette l’attitude impitoyable des prophètes de l’Ancien Testament envers les pécheurs et envers les gens sans foi ni loi. Les trois apocryphes sont ou chrétiens, même non canoniques, ou à tout le moins influencés par l’interférence et la révision chrétiennes. Ce n’est pas ici la place
42
D.C. ALLISON, « Rejecting… », op. cit., р. 461-462. B. REHM, Die Pseudoklementinen. I: Homilien, Berlin-Leipzig, Akademie-Verlag, 1953, S. 227 (ch. XVI, 203). 44 D.C. ALLISON, « Rejecting… », op. cit., р. 462-463. 45 Ibid. loc., р. 463-466. 43
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Ivan Biliarsky de discuter les différents messages de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais il est certain que la remise en cause de l’attitude implacable envers les transgresseurs de la Loi apparaît encore dans l’environnement juif hébreu : Sagesse 11: 22-27, 12: 2 ; Ézéchiel 18:23, 32 ; Psautier 144/145:8 et d’autres46. Il est clair pour nous que la culture juive, aussi fortement centrée sur la Loi soitelle, et le Christianisme plus encore, que les deux font une différence significative entre la justice de Dieu et la justice humaine. La justice, vue sous un angle humain, peut parfois être cruelle même dans le jugement des justes, mais la miséricorde est toujours première dans le jugement du Seigneur. Finalement, chacun reçoit ce qu’il a mérité, mais chacun a la possibilité de se repentir et de se libérer du péché. L’opposition entre la justice et la miséricorde ainsi que les manifestations impitoyables que l’on rencontre dans de nombreux passages de l’Ancien Testament font une forte impression plutôt négative, ce qui explique la nécessité de les repenser47. C’est ce que fait le Testament d’Abraham au chapitre XIV de sa version longue48 . Après la prière et le salut de l’âme placée « au milieu » (ch. XIV, 5-9), Abraham se souvient qu’il a fait preuve de manque de miséricorde et se repent en demandant au Seigneur non seulement le pardon de ses erreurs, mais aussi le salut et la vie éternelle pour les pécheurs si cruellement punis par lui (ch. XIV, 10-15). En fait, je crois que les conclusions combinées des trois récits de récompense et de jugement montrent une véritable célébration de la miséricorde et de la justice de Dieu. Pour généraliser nos observations sur l’histoire du voyage qu’Abraham accomplit avec et sous la direction de l’archange Michel, nous dirons qu’il présente les différences entre la justice de Dieu et la justice humaine, à partir de la punition des coupables et de la possibilité qui leur est laissée de se repentir et de se corriger. En effet, les actes qu’Abraham voit dans le monde sont indubitablement des péchés, mais ils constituent aussi des crimes de droit séculier et il leur impose des peines en tant que juge. À cet égard, la différence avec les récits précédents de la récompense post mortem est grande. Ici, il s’agit de
46
Ibid. loc., р. 471-478. Cf. R. BAUCKHAM, op. cit., p. 132-148. 48 F. SCHMIDT, op. cit., p. 140-143. 47
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. punitions pour des crimes, et là il s’agit de discriminer les justes et les pécheurs. Bien qu’empruntés aux textes bibliques, les châtiments dans ce cas sont purement et simplement séculiers, et ne concernent pas la perdition dans l’Au-delà. En fait, l’histoire du jugement d’Abraham sur les criminels dans le monde est une allégorie portant sur la différence entre ce que la justice devrait définir comme but (la miséricorde et le salut) et ce que notre nature humaine limitée nous impose (la punition du transgresseur). V.
La miséricorde divine et la justice humaine dans un texte apocryphe issu d’un recueil juridique antihérétique.
Il me semble que le message de la partie du récit apocryphe qui raconte le tour du monde et sa révision par Abraham est crucial pour comprendre sa signification et le fait de la présence du texte dans un recueil juridique antihérétique. Cependant, pour parvenir à cette compréhension, nous devrions être capables de comprendre l’ensemble de l’ouvrage, sa nature et son message. Il existe des opinions différentes sur la question de sa nature 49 . Jean-Claude Picard le définit comme « psychodrame »50, et Dale C. Allison y voit beaucoup d’humour et d’ironie en dépit de l’histoire plutôt sinistre51. Le titre devrait classer le Testament d’Abraham parmi les soi-disant « testaments » : œuvres deutérocanoniques vétérotestamentaires, qui contiennent des interprétations des Écritures saintes, concernent des questions éthiques, des problèmes de foi, et ont parfois un caractère apocalyptique, c’est-à-dire de « révélation », voire des choses inaccessibles, cachées aux hommes 52 . Ils développent différentes idées liées aux textes bibliques et aux personnages des Écritures, racontant les derniers jours de la vie et la mort des concernés (généralement des patriarches ou des prophètes de l’Ancien Testament) qui, sur leur lit de mort, adressent un message à leurs proches et aux croyants en général. En ce sens, il est important de noter que le Testament d’Abraham diffère des
49
A.B. KOLENKOW, « The Genre Testament and the Testament of Abraham », dans G.W.E. NICKELSBURG Jr. (éd.), op. cit., p. 41-42. 50 J.-C. PICARD, Le continent apocryphe : Essai sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, (= Instrumenta patristica, 36), Thurhout, Brepols, 1999, p. 91, n. 38. 51 D.C. ALLISON, op. cit., p. 51-52. 52 J.H. CHARLESWORTH (ed.), op. cit., I, p. 773.
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Ivan Biliarsky autres œuvres portant ce titre et n’est pas un véritable « testament » à proprement parler. Le texte présente les derniers jours d’Abraham et, surtout, son voyage dans les royaumes célestes et au-dessus de la Création, sur le monde. Il est à noter que les révélations eschatologiques et l’ascension au ciel du patriarche Abraham sont représentées ou au moins mentionnées dans d’autres œuvres53. En fait, bien qu’il y ait un message, il n’existe pas d’attention véritable portée aux autres générations. Dale C. Allison définit le sujet de l’ouvrage comme le redressement de l’homme face à la mort54. Il est fort possible que ce soit là l’essentiel. Néanmoins, j’ajouterai le sujet inextricablement lié au sujet mentionné mais toujours différent : celui de la récompense post mortem dans un plan eschatologique individuel et général. C’est ici que nous devons nous pencher sur le sujet du jugement, qui seul pourrait justifier l’inclusion d’un tel ouvrage dans un recueil à prédominance juridique. La récompense est liée à l’appréciation, à l’application d’une mesure et au jugement dans le cadre de la mise en œuvre de cette mesure. En ce sens, la récompense après la mort présente une similitude avec la justice dans la vie. Mais il y a aussi une grande différence : c’est la nature de la récompense, du jugement et son but. La récompense après la mort est présentée dans la version longue du Testament comme se déroulant en trois étapes : elle commence par le jugement d’un homme (Abel), passe par une cour des Douze tribus d’Israël et se termine par un jugement du Seigneur. On y lit aisément le message d’une transition graduelle de la justice humaine à la justice de Dieu. Dans la version courte que nous trouvons dans le manuscrit qui nous intéresse, ce passage n’est pas si facile à discerner, mais comme nous l’avons montré, là également nous trouvons que finalement le jugement est entre les mains de Dieu. Ainsi, dans la récompense post mortem, nous avons à la fois la justice humaine et, finalement, la justice de Dieu, et dans la vie, elle est seulement humaine. Les deux se révèlent à la fois unies et séparées. Elles sont unies par le fait qu’il s’agit d’une question de jugement, d’estimation mais elles sont séparées dans leur finalité, puisque la justice de Dieu cherche le salut des hommes et de chacun individuellement. L’autre différence majeure est le critère dominant : la
53 54
G.W.E. NICKELSBURG Jr., op. cit., p. 23-24. D.C. ALLISON, op. cit., p. 50-51.
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Un texte apocryphe dans un recueil polémique et juridique moldave du XVIe s. justice ou la charité. Il me semble que l’un des principaux messages du Testament d’Abraham est consacré à la relation entre elles. La justice humaine dans la vie est représentée par les punitions, d’ailleurs assez cruelles, qu’Abraham impose aux pécheurs, et la justice humaine après la mort - par la cour d’Abel basée sur l’enregistrement de l’âme et par des critères formels tels que la pesée et le feu. Dale Allison voit dans le récit des punitions pour les pécheurs qu’Abraham impose un ordre logique du texte avec un message clair en faveur de la miséricorde au détriment de la justice. C’est le cas dans la version longue du travail, mais cela manque dans la version courte 55 . L’ordonnancement narratif de l’ancienne version le suggère : d’abord, Abraham châtie cruellement les pécheurs, puis il voit le jugement après la mort, et se repent finalement de sa férocité, en fait de sa justice, dépourvue de pitié. Selon les observations du chercheur, la version courte n’offre pas une telle succession, la logique est perdue, la repentance est absente, et l’épisode de la punition des pécheurs s’avère être séparé du reste du texte. Je crois que, essentiellement, les deux versions montrent les différences entre les jugements de l’homme et de Dieu, la prééminence revenant au second en raison du salut et de la miséricorde. La miséricorde et la repentance existent aussi dans l’Ancien Testament, mais un tel message est plus universel et plus proche de la foi chrétienne. Il est plus clairement exprimé dans la version longue de l’ouvrage, et cela est probablement dû au traitement ultérieur et aux interpolations dans le texte. Comment ces observations peuvent-elles être appliquées au sujet de cet article, à savoir la fonction du Testament dans notre recueil BAR, Ms. sl. 636 ? Tout d’abord, je tiens à dire que je ne pense pas qu’il y ait une contradiction dans les messages des versions longue et courte – tout simplement dans l’une, ils sont plus développés. Je ne pense pas non plus qu’il faille spéculer sur la présence de la version courte dans notre manuscrit : la longue n’existe que dans son original grec et dans une traduction roumaine postérieure, effectuée environ deux siècles après la rédaction de notre manuscrit. Seule la représentation du tribunal peut justifier la présence du texte apocryphe dans un recueil essentiellement juridique et antihérétique. L’une des façons d’utiliser les mots est de faire justice dans la mesure où la norme est toujours un texte. La justice, associée à ce texte, est
55
D.C. ALLISON, op. cit., p. 296-297.
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Ivan Biliarsky humaine, mais aux partisans des déviances religieuses, il est adressé non pas seulement un message d’une justice parfois cruelle, mais aussi celui de la charité et de la repentance. Ivan Biliarsky Professeur d’histoire du droit – Université de Varna CEIR – Université de La Rochelle
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne La « méditerranée chinoise »1. C’est par ces mots que D. Lombard parle des mers sud-asiatiques rappelant ainsi que nous, Européens, partageons bien plus qu’une période coloniale entre les puissances méditerranéennes du nord et l’Indonésie. Cette région fut toujours le lieu d’intenses échanges économiques et culturels. Cependant, les restes de la conception impériale que nous avons eue à l’égard de cet espace ainsi que la partialité des sources que nous utilisions ne nous ont pas permis de comprendre les aspects politiques de l’archipel. Le courant de l’histoire connectée, que nous avons déjà défendu2, tend à corriger ce défaut de la recherche occidentale. C’est dans les prémisses de cette approche que D. Lombard pointe l’importance de la géographie pour appréhender les aires d’influence3 et ainsi, se défaire de nos préjugés issus du colonialisme polymorphe que connut l’Asie du Sud-Est4. L’Indonésie qui relève plutôt d’un colonialisme lâche 5 , connut un « cloisonnement »6 progressif comme l’illustrent les travaux de J.M. Pluvier7. Il débuta en 1824 par la partition entre Malaisie et Indonésie dans le détroit de
1
D. LOMBARD, Le carrefour javanais : essai d’histoire globale, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, vol. 3/1, 2004, p. 13. 2 L. CHARPENTIER, Intégration fédérale : Comparaison entre le processus d’établissement de la République fédérale des États-Unis d’Indonésie et l’intégration européenne, Mémoire, Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 2016, 74 p. 3 D. LOMBARD, op. loc. cit. 4 J.M. PLUVIER, South-East Asia from colonialism to independence, Kuala Lumpur, New York, Oxford University Press, 1974, XXII-571 p. 5 Dans cette approche comparative, nous avons tenté de démontrer que l’Indonésie pouvait être un exemple pour l’Union européenne dans le processus de formation d’un État fédéral ; ceci était possible entre autres par le constat que le colonialisme en Indonésie tend plus à la course au monopole qu’à l’établissement d’un réel État colonial néerlandais. L. CHARPENTIER, op. cit. 6 Ibid., p. 13. 7 J.M. PLUVIER, Historical atlas of South-East Asia, New York, Brill, 1995, 64 p.
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Loïc Charpentier Malacca ; en 1859 dans la partie occidentale de Kalimantan et en 1891 dans les territoires orientaux. La division du Timor, quant à elle, fut fixée en 19048. De même, les noms que nous donnons aux îles indonésiennes sont des appellations modernes, étrangères aux aspects socioculturels de la région. Le développement du sukuisme au cours des années 40 et 50 est une conséquence de cet artifice administratif et de la lutte d’une partie de la population contre cette construction d’une géographie nationale9. En 1942, l’Indonésie compte 269 princes qui règnent sur des negara10. Pour définir cette forme politique11 , R. Bertrand pose le principe de l’« opposition principielle entre les territoires façonnés par l’homme et ceux qui échappent à tout ordonnancement »12. Le negara est le lieu de manifestation de la civilité, soumis à la potestas d’un monarque. Il est donc le lieu où se manifeste le rôle politique de chaque individu. Le negara repose principalement sur le développement d’allégeances entre hommes accomplissant leurs devoirs civiques ; allégeance non exclusive puisqu’un homme peut être « vassal » de plusieurs suzerains13. Il est donc avant tout une somme de relations contractuelles intuitu personae, faisant du territoire un élément secondaire. Le roi est la condition sine qua non de l’existence même d’un negara et non le territoire, ce qui souligne le faible lien avec la terre. L’exemple le plus frappant est le peuple des orang-orang laut, établi en mer. En dépit de ces premières dimensions politiques, nous Européens partageons un second lien : Alexandre le Grand. Nous chérissons une ascendance commune constituant un mythe de part et d’autre de l’Eurasie. Il est un personnage
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L. CHARPENTIER, op. cit., p. 70 ; D. LOMBARD, op. cit., p. 17 et 65. D. LOMBARD, op. cit., p. 15-18. 10 D. LOMBARD, op. cit., p. 19. 11 Concept défini par O. Beaud dans : O. BEAUD, Théorie de la fédération, Paris, Presses universitaires de France, 2007, 456 p. 12 R. BERTRAND, L’histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Éd. Points, 2014, p. 393. 13 R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 30-32. 9
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne important dans l’histoire méditerranéenne et connu de tous pour son rôle historique et ses conquêtes14. Alexandre n’est pas le seul personnage issu des pays méditerranéens à avoir été mythifié. Victor Hugo est aujourd’hui un membre du panthéon du caodaïsme aux côtés de Louis Pasteur, Moïse, Jésus et Mohammed, pour ne citer qu’eux. Cette religion qui naquit au XXe s. dans l’Indochine française, fut institutionnalisée par Ngô Van Chiêu en 192515. Mais contrairement au mythe d’Alexandre le Grand, cette déification ne traversa pas la mer de Chine pour s’installer dans l’archipel nusantarien et fut bien plus tardive que celle du héros grec. Qu’en est-il réellement de la diffusion du mythe alexandrin ? C’est au XVe siècle que se développèrent les légendes soufies d’Alexandre le Grand16. La diffusion de ce nouvel élément mystique apparut à point nommé pour légitimer les nouvelles familles royales dans l’archipel et offrir au roi un modèle politique à suivre. Le mythe alexandrin permit l’élaboration d’une persona royale par la noblesse d’État, c’est-à-dire la définition du « rôle politique »17. En d’autres termes, Alexandre le Grand devint un modèle d’hexis18 parfait régissant la pensée et les actes royaux pour la gloire de son royaume. Cependant, notre objet n’est pas d’étudier le processus même de déification, mais bien de comprendre comment la légende alexandrine s’est diffusée dans les régions de la future Indonésie moderne et sa transmission dans la culture politique de l’Indonésie moderne. C’est avant tout le cheminement au sein de l’archipel d’une persona déifiée à travers une généalogie mythique des gouvernants malais,
14
Pour une première approche du personnage, v. J. SCHMIDT, Alexandre le Grand, Paris, Gallimard, 2009, 352 p. 15 P. WARD BIEDERMAN, « Cao Dai Fuses Great Faiths of the World », in Los Angeles Times, 7 janvier 2006, http://articles.latimes.com/2006/jan/07/local/me-beliefs7 (consulté le 19 janvier 2018). 16 M.C. RICKLEFS (dir.), A new history of Southeast Asia, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, New York, Palgrave Macmillan, 2010, p. 83. 17 J. BOUINEAU (en collaboration avec L. CHARPENTIER), « Les ambiguïtés de l’art officiel au XVI e siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Léonard de Vinci », in J. BOUINEAU (dir.), Antiquité, art et politique, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 179-209. 18 Nous l’entendons comme faits et gestes qui traduisent un habitus.
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Loïc Charpentier constituant un « idéal ascétique »19 de la fonction publique de ces negara sur lequel repose la construction de l’Indonésie moderne. I.
Le cheminement du mythe alexandrin
Ce mythe trouve son origine dans la Sejarah Malayu, c’est-à-dire l’histoire officielle des rois malais. Le negara d’Aceh fut la porte d’entrée d’Alexandre le Grand au XVe s. Or l’importation du mythe alexandrin relève avant tout d’une mécanique récurrente des flux d’acculturation dans l’archipel. A.
Des flux d’acculturation nusantariens
Que ce soit l’hindouisme, le bouddhisme, l’islam ou le colonialisme, la diffusion d’idées nouvelles ou l’arrivée de nouveaux acteurs s’inscrit toujours dans un schéma similaire. L’hindouisme ainsi que le bouddhisme arrivèrent par la mer au nord-ouest de l’archipel. Puis, ils descendirent le long de Sumatra, Java et des îles de la Sonde. Après une période de repli des royaumes dans les terres, cette période prit fin avec la chute du dernier royaume de Pajajaran sur l’île de Java au XIVe s.20 . L’empire Sriwijaya puis l’empire Majapahit constituèrent les principaux alliés de l’indianisation. Cependant, cette diffusion d’une culture et de religions du Nord-Ouest vers le Sud-Est n’est pas l’apanage de l’hindouisme ou du bouddhisme. Si l’islamisation de Java commence bien à l’Est21, à l’échelle de l’archipel c’est bien par le Nord-Ouest que l’islamisation s’effectue. En effet, ce mouvement d’acculturation suit les mêmes routes22. La mer apporta la nouvelle religion dans les cales des bateaux lors de l’essor commercial de l’archipel. Bien que les marins musulmans aient été présents dès l’empire Sriwijaya la première manifestation matérielle de l’islam se rencontre à Java sur une pierre tombale du XIe s. à Leran.
19
Nous reprenons ici la terminologie de R. Bertrand précédemment cité. Cf. R. BERTRAND, État colonial, noblesse et nationalisme à Java : la tradition parfaite, Paris, Karthala, 2005, 800 p. 20 R. AARSE, op. cit., p. 62. 21 D. LOMBARD, op. cit., p. 34-35. 22 Ibid., p. 68.
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne Pour autant elle n’atteste en rien un Etat de confession musulmane. C’est le royaume, au nord d’Aceh, du sultan Sulaiman bin Abdullah al-Basir, mort en 1211, qui est la première entité politique de l’archipel à avoir épousé l’islam. Marco Polo évoque d’ailleurs en 1292 l’existence du sultanat voisin du Pasai à Sumatra23. Quant à la colonisation, elle ne fit que corroborer le mécanisme systémique d’acculturation. Les Portugais mettront la main sur Malacca en 1511 24 . Les Néerlandais, Anglais et autres Occidentaux arriveront par le détroit de Malacca pour se lancer dans une course aux monopoles25 . En revanche, en matière de christianisation26, les premières communautés chrétiennes furent établies par les Portugais dans les Moluques puis, dans un second temps, le protestantisme prit le flambeau et diffusa la parole du Christ vers l’Ouest. Dans son ouvrage, D. Lombard met bien en évidence les flux de christianisation protestants de Java, principalement christianisée au cours du XIXe s. Le mécanisme repose donc sur un flux partant du Nord-Ouest vers le SudEst, transportant la nouveauté de part et d’autre de l’archipel par la mer. Ce mécanisme systémique, en dehors de la christianisation, fut aussi emprunté par le mythe alexandrin au XVe s. B.
Aceh : la grande entrée d’Alexandre le Grand entre hindouisme et islam
Si la localisation des premiers textes portant sur Alexandre le Grand – Iskandar Dhulkarnain – fait peu de doute, il n’en reste pas moins que la source de cet apport culturel en Indonésie reste plus difficile à déterminer. Les sources de la mythologie malaise sont doubles : d’une part islamique et d’autre part hindoue 27 . Elles cohabitent dans la culture malaise et javanaise. L’agama Jawa, sorte d’islam teinté d’hindouisme, illustre cette ambivalence.
23
M.C. RICKLEFS (dir.), A new history …, op. cit., p. 79. M.C. RICKLEFS, A history of Modern Indonesia since C. 1200. 4. ed. Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2008, p. 40. 25 Ibid., p. 24-28. 26 D. LOMBARD, op. cit., p. 81-85. 27 M.C. RICKLEFS, A history…, op. cit., p. 57. 24
181
Loïc Charpentier Mais en ce qui concerne l’apport alexandrin, le mythe est une adaptation des sources persanes du XVe s. En effet, le soufisme arriva à cette époque en Aceh qui est la grande porte de l’archipel. Les prêcheurs furent les premiers agents de l’islamisation dans l’archipel et leur discours fut bien accueilli dans cet État pour plusieurs raisons. Premièrement, il remettait en cause la distinction en caste héritée de l’hindouisme en apportant une approche moins austère des doctrines islamiques déjà connues du monde malais 28 . Deuxièmement, Aceh était un État puissant ayant des possessions dans la péninsule malaisienne jusqu’au Riau. Au XVe siècle un processus de centralisation autour du monarque tend à asseoir le pouvoir régional hégémonique 29 . Le soufisme permet de redistribuer les cartes. C’est dans ce contexte que le mythe alexandrin apparaît. Il est d’abord cité dans le Coran, texte sacré qui sera traduit à Aceh. Mais c’est surtout le Mahkota Segala Raja-raja ou Taj as-Saladin qui est la source principale. Ce texte traitant de la bonne gouvernance fut introduit et traduit à la cour d’Aceh puis, à la cour de Mataram. Nous retrouvons aussi une traduction du mythe alexandrin dans une nouvelle de Cirebon démontrant ainsi le chemin classique de la diffusion au sein de l’archipel. Cependant, malgré ce schéma de diffusion systémique qui fait peu de doute, nombre de zones d’ombre subsistent quant à l’islamisation de l’Indonésie. La présence d’Alexandre le Grand dans la littérature politique des cours malaises et javanaises à partir du XVe s. offre au personnage une voie de déification, car ces textes naviguent entre fait réel et mysticisme religieux. II. La généalogie alexandrine comme justification du pouvoir par l’oubli de soi La généalogie alexandrine n’est pas anodine dans les annales malaises et autres sources politiques narrant la grande histoire de ces royaumes. Elle est avant tout la déification d’une persona. Elle s’inscrit dans une généalogie tant islamique qu’hindouiste afin de légitimer les dynasties régnantes en définissant le rôle politique du roi-dieu.
28 29
M.C. RICKLEFS (dir.), A new history…, op. cit., p. 83. R. BERTRAND, L’histoire…, op. cit., p. 204-208.
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne A.
De la justification du pouvoir du roi-dieu
La littérature nusantarienne évoque Alexandre le Grand dans plusieurs textes30. Tout d’abord, on trouve mention du héros grec dans l’Hikayat Iskandar Zulkarnain du sultanat de Pasai-Samudra qui se base sur des textes musulmans et grecs. Ce texte, qui retrace les actes militaires d’Alexandre le Grand et ses actes de prédicateur de l’islam, est cité comme source dans la Sejarah Malayu, grand texte de la généalogie des dynasties de Johore, Aceh et Malacca. Alexandre le Grand – Iskandar Dhulkarnain – y apparaît comme le premier roi dans la généalogie malaise31. Il aurait épousé la fille du grand raja indien Kida Hindi après l’avoir vaincu et converti à l’Islam. La célébration par le prophète Nabi Khidir montre l’importance politique et religieuse de cette union. De la descendance naquit Raja Chulan qui régna sur le monde à l’exception de la Chine. L’évocation de ce raja dans les annales est cruciale puisque la généalogie se teinte d’hindouisme. En effet, Raja Chulan monta sur le trône et convertit la population du pays subaquatique de Dika. Il épousa la fille de l’ancien roi et en eut trois enfants. Quand ils furent parvenus à l’âge adulte, Raja Chulan emmena ses enfants au Royaume d’Alexandre et chacun d’entre eux devint gouverneur, l’un de Minangkabau, l’autre de Tanjong Pura et le troisième de Palembang, respectivement sous le titre de Sang Sapurba, Sang Maniaka et Sang Utama. C’est de ce dernier que descendrait la royauté en Malaisie. Il prit d’ailleurs le titre « d’ornement des trois univers » faisant ainsi référence aux trois mondes hérités d’Alexandre le Grand et Raja Chulan. Il est intéressant de noter ici l’apparition du mot « sang 32 » rappelant là encore le caractère divin de cette dynastie. En effet, les dynasties malaises et javanaises reposent sur le principe du roi-dieu. De ce fait, il devint nécessaire aux auteurs de cour d’inscrire dans la généalogie de leur monarque une ascendance divine dont la symbolique se manifeste dans les dénominations ou regalia. Ainsi, l’État du Perak avait pour regalia, entre autres, une épée dont le propriétaire fut
30
Op. loc. cit. A. LARIF-BEATRIX, L’État entre idolâtrie et iconoclasme : étude comparative de l’État en Europe, en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, Paris, Karthala, 2005, p. 12-18. 32 Vocable honorifique précédant en général le nom d’un monarque ou d’une divinité. 31
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Loïc Charpentier jadis Alexandre le Grand33. Elle est gravée de versets coraniques ; mais aussi des bracelets dont les représentations et devises émanent, cette fois-ci, de l’hindouisme. On retrouve aussi ce caractère divin dans le processus de codification entrepris à Mataram entre le XVIe et XXe s., en particulier dans la Babad Tanah Jawi. Là encore, le dualisme généalogique s’applique, faisant référence tant à l’islam avec Sunan Kalijaga qu’à l’hindouisme avec Ratu Kidul. Mais contrairement à la Sejarah Malayu, la généalogie royale, ancêtre de Senapati, repose premièrement sur l’hindouisme puis sur l’islam34. Malgré cette inversion dans l’origine divine du royaume de Mataram, cette construction politique tend à légitimer l’accession au trône d’une famille. B.
L’idéal alexandrin comme modèle de persona déshumanisante
Plusieurs idéaux royaux existent dans les coutumes malaises et javanaises. Le roi-dieu, concept hérité de l’hindouisme35, gouverne de manière absolue son negara. Il tend à le magnifier grâce à des grands travaux, en particulier hydrauliques 36 . Le défrichement et l’accroissement de l’aire de civilité constituent le premier devoir du monarque. Cela suppose d’établir une administration pour organiser le défrichement de nouvelles terres ainsi que le développement d’un réseau de communications. Quant à la petite paysannerie javanaise, elle trouve son idéal dans la légende du prince de la Justice, Ratu Adil ou Ratu Sunda. Cependant, c’est dans le Taj us-salatin, qu’Alexandre apparaît comme le modèle princier à suivre ; il est la persona idéalisée. Les textes alexandrins ne font pas du monarque, malgré son caractère divin, un homme au pouvoir sans limites. Bien au contraire, il confère des devoirs de bonne gouvernance37. Le Taj us-salatin, écrit par Bukhari al Jauhari en 1603, s’interroge sur les abus rappelant la nécessité du savoir pour asseoir la souveraineté d’Allah et non simplement l’utilisation de la force, désapprouvant
33
Ibid, p. 67. R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 43-45. 35 R. AARSE, op. cit., p. 63. 36 R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 91-100. 37 R. BERTRAND, L’histoire…, op. cit., p. 412-421. 34
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne la maltraitance du peuple et autorisant, dans des conditions données, l’insoumission des sujets. A défaut de respecter les règles, le souverain plongera son royaume dans l’impiété. La justice apparaît comme un élément central dans les pouvoirs politiques du monarque idéal. Le souverain se doit aussi de veiller à son hexis. Une erreur de gestuelle peut être considérée comme une absence de majesté et donc de défaillance du monarque. Cet impératif de grâce dénommée « tjahja » dans la Babad Tanah Jawi, est primordiale dans des sociétés comme Java où l’aspect théâtral de la persona est omniprésent. Au même titre qu’Alexandre le Grand, le souverain se doit de respecter les principes de l’islam et d’incarner cette grâce royale. Ces éléments sont loin d’être exhaustifs. La persona royale, inspirée par différents prophètes, mais aussi héros tel Alexandre le Grand, est totale. Les devoirs du roi étaient aussi bien politiques, culturels que physiques telle la forme des dents. Il devait être un exemple pour tous sans erreur possible et correspondre à cet idéal alexandrin. Cette quête immatérielle est si prégnante que le prince peut appeler son fils Alexandre le Jeune38, espérant peut-être aider son héritier à se fondre dans ce personnage public. Cette construction théâtrale du rôle public du monarque s’est construite simultanément à la classe des priyayi, les gardiens de cette persona idéalisée. III.
Les priyayi et Alexandre
Les priyayi, noblesse principalement de robe, constitue au sein des sociétés de l’archipel un groupe important qui joue un rôle prépondérant dans la vie politique des royaumes. Intermédiaires entre le monarque et le peuple, ils se spécialisent en même temps que se diffuse l’idéal alexandrin dans l’archipel. Quelles sont les caractéristiques de ce groupe tout d’abord ? Bien qu’ils soient les garants de cette persona, les priyari transmettront avant tout cet idéal à l’Indonésie moderne.
38
Iskandar Muda.
185
Loïc Charpentier A.
La recherche de la parfaite persona alexandrine
Les priyayi sont les puînés du monarque et leurs descendants. C’est un groupe ouvert, c’est-à-dire que la mère transmet la qualité de noble et ses membres tombent dans la roture au 4e degré de parenté. De ce fait, le mariage joue un rôle prépondérant afin de maintenir sa descendance dans la noblesse39 . De plus, à l’instar des souverains, la généalogie de la famille a des ascendances mythiques ou tout du moins charismatiques afin de conserver ou d’accroître le prestige de la lignée. Ainsi, ce mécanisme permet d’assurer une certaine pérennité dans les titres et fonctions occupées par les membres de la famille au sein de la hiérarchie du kraton. Par exemple, malgré la non-hérédité des charges, la famille Gondokusuma sut se maintenir à la charge de patih40 du sultanat de Jogjakarta sur plusieurs générations grâce au charisme de l’ancêtre familial Danureja, premier patih de la famille mort en exil au Sri Lanka 41 . Afin de rappeler le prestige de cette ascendance, les successeurs familiaux à cette charge reprirent le nom ancestral afin de s’habiller de cette illustre persona. En ce qui concerne le rôle politique de cette classe, son pouvoir émane du pouvoir divin du roi. Comme le souligne R. Aarse dans son ouvrage, le bupati est le représentant du roi dans une région donnée. Les devoirs du bupati se caractérisent par le principe de dwifungis. En d’autres termes, ce concept repose sur la confusion des pouvoirs militaire et civil. Cette particularité de l’administration malaise sera violemment réduite à un aspect cérémonial avec la Guerre de Java de 1825-183042. Mais le principal rôle des priyayi fut de construire intellectuellement non seulement la persona du roi, mais aussi leur propre rôle, leurs normes et valeurs. Ils sont les artisans du schéma alexandrin des royautés de l’Insulinde. R. Bertrand porte un regard méticuleux sur la contribution de la noblesse javanaise dans la formation sociale de l’Indonésie moderne et dans l’élaboration et l’application de ces règles la qualifiant ainsi d’une « gouvernementalité de l’ascèse »43. Il relève
39
R. AARSE, op. cit., p. 67 et 71. Sorte de Premier ministre. 41 R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 83-85. 42 R. AARSE, op. cit., p. 73. 43 R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit. 40
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Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne avec justesse la répugnance que leur inspire paysans et négociants pour leur humanité ; notant ainsi « que l’exercice du pouvoir légitime, dans les codes de moralité javanais et la conduite de vie qui en dépendait, supposait une double annihilation du désir et de la volonté »44 pour atteindre la qualité de janma utama. Les priyayi ont été les artisans et gardiens d’une conception de la gouvernance portant sur l’oubli de soi pour atteindre un syncrétisme entre leur chair et leur persona dénué de tout sentiment et pensée personnelle. Or ce modèle, incarné par Alexandre le Grand, irrigue encore aujourd’hui l’Indonésie moderne. B.
La transmission du modèle alexandrin à l’Indonésie moderne
L’Indonésie moderne est l’héritière d’un long processus de centralisation du pouvoir commencé au XVIIe s.45. En nous inspirant des travaux de M. Kaplan46, nous pouvons décrire l’archipel comme un système tantôt équilibré tantôt dominé par un hégémon. L’Indonésie moderne trouve ses fondements dans la centralisation progressive des pouvoirs autour de la colonisation néerlandaise. Cette centralisation commença autour des questions économiques, puis de l’administration, elle se renforça autour de la formation d’une fédération en construction qui se politisa et se socialisa pour s’émanciper durant la Seconde Guerre mondiale et s’établir en un État fédéral puis unitaire. Si nous pouvons rapprocher le processus de formation de l’Union européenne de l’Indonésie en ce qui concerne la forme politique, il n’en reste pas moins qu’elle se différencie sur l’apport de cette noblesse des priyayi qui n’a pas d’équivalent en Europe. L’idéal alexandrin développé et jalousement gardé par une frange de la société indonésienne sera pourtant transmis à la classe politique de l’Indonésie moderne. Tout d’abord, la classe des priyayi sut s’intégrer au sein de l’administration coloniale. Voulue par Daendels et J. Van de Bosch, elle permettait de faire reposer l’Administration sur un socle de loyauté entre les Indonésiens et les premiers agents de l’Administration47 . Le Pangreh Pradja était la branche de
44
Ibid., p. 173. L. CHARPENTIER, op. cit. 46 Cités par M. TELO, Relations internationales : une perspective européenne, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2013 (3e éd. revue et augm.), p. 58-63. 47 R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 206. 45
187
Loïc Charpentier l’Administration composée à cet effet et principalement occupée par la noblesse des priyayi. En effet, grâce au concept de negara permettant l’affiliation à plusieurs réseaux, les autorités coloniales purent plus aisément s’attacher les services d’une frange de la société en mal de reconnaissance. Les autorités coloniales tenaient à la stabilité pour pouvoir commercer. Or, deux siècles auparavant, la volonté réformiste des sultans de Mataram mettait toujours à mal la paix publique et les privilèges de la noblesse locale. En se mettant au service de l’administration coloniale, les priyayi retrouvaient des titres, un prestige et une hérédité de la fonction, sauvant ainsi leur persona de l’humiliation planifiée par la centralisation du pouvoir par les sultans Agung (1613-1645) et son fils Amangkurat I (1645-1677). D’ailleurs, les révoltes du XIXe furent l’occasion pour Batavia de prendre sous contrôle la compétence militaire. Les guerres de Java mirent fin au principe de dwifungsi dans la pratique. La Binnenlands Besturr s’appropria les pouvoirs militaires48. De plus, la suppression des avantages en nature et apanages ainsi que la concentration des tâches administratives renforcèrent l’attachement à l’administration et le développement d’écoles dans le cadre de l’État babu. Ce contact avec la culture occidentale constitue une nouvelle étape dans la transmission à l’Indonésie moderne des valeurs et normes héritées du mythe alexandrin. Elle permit l’émergence des indépendantistes indonésiens qui se développa face à l’incapacité de l’administration coloniale à se réformer et à sortir tant de l’assimilationnisme que du paternalisme. Le début du XXe s. voit ainsi naître un nationalisme priyayi dont R. Bertrand analyse très bien le processus de formation du parti des petits priyayi, Budi Utomo. Cette voix put en particulier s’exprimer au sein du Volksraad ou de journaux comme le Pewerta Prijaji afin de réclamer le retour des valeurs de l’ascèse chères à cette classe en mal de reconnaissance49. Ce malaise débouchera en 1950 sur la formation de l’Indonésie. Même si la classe des priyayi fut écartée de la sphère politico-administrative en faveur des partis politiques et de l’armée, elle ne disparut pas sans laisser un héritage : celui issu du mythe alexandrin importé dans les cales des négociants musulmans du
48 49
R. AARSE, op. cit., p. 73. R. BERTRAND, État colonial, …, op. cit., p. 7-8.
188
Alexandre le Grand : un mythe méditerranéen en terre nusantarienne e
s. Par exemple, le principe de dwifungsi sera repris par la République d’Indonésie en particulier durant l’Ordre nouveau de Suharto50.
XV
Encore aujourd’hui, les conventions et ce syncrétisme entre les hommes et leur persona occupent une place importante dans la société indonésienne se répercutant tant sur leur hexis que sur leur langage. Gardiens d’une persona idéale à laquelle ils prêtent leur chair, les priyayi ont ainsi su transmettre cet héritage alexandrin du kraton jusque dans les rouages de l’Indonésie moderne. Cet atypisme souligne l’importance de l’impérialisme en Asie et le fait que l’histoire est avant tout politique, surtout celle des grands hommes, comme le soulignent JL Margolin et C. Markovits51.
Loïc Charpentier Prix Arenberg – Collège d’Europe 2017
50
R. AARSE, op. loc. cit. J.-L. MARGOLIN et C. MARKOVITS, Les Indes et l’Europe : histoires connectées, XVeXXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015, p. 222.
51
189
La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » Le vocable de postmodernité est désormais très courant. Voilà un terme, introduit dans le vocabulaire français par Jean-François Lyotard1, qui fut d’abord utilisé aux États-Unis pour désigner l’art et l’esthétique post-modernes avant de revêtir, par la suite, plusieurs acceptions. Elles convergent toutes vers l’idée que le monde a perdu sa vérité ou son centre de gravité éthico-moral, qu’il est orphelin des grands récits par lesquels il fut jadis représenté et qu’après avoir fait le deuil de ses certitudes, il serait rongé par l’hyper-relativisme. Sur le terrain politique, la postmodernité désigne ce processus contemporain du déclin – certains disent du dépassement – de la modernité juridique dont l’État constituait depuis le XVIe siècle le modèle dominant. L’État post-moderne serait alors un État dont la souveraineté s’étiole au profit d’un monde globalisé. Les éléments constitutifs de ce recul sont bien connus : érosion de la souveraineté des États sous le poids de la mondialisation économique, judiciarisation du politique et montée en puissance des contentieux constitutionnels et supranationaux, crise de légitimité de la représentation nationale, relégation sensible du modèle républicain et étatiste dans l’ombre d’une logique libérale et pluraliste. La modernité juridique aurait donc vécu, comme balayée par l’ensemble de ces transformations. Curieuse option de vocabulaire pour désigner une époque dont on découvre le lent dépérissement : ce qu’on appelle la modernité renverrait en fait à un modèle classique ou traditionnel au regard de ces mutations rampantes qui affectent de nos jours l’ordre juridique. Attribuant à la volonté humaine une place fondamentale cette modernité, qui serait déjà derrière nous, fut une représentation du droit que le monde occidental s’est forgée au crépuscule du Moyen Âge et a connu son apogée ou sa consécration dans le droit positif à l’heure de la Révolution française et au début du XIXe siècle. Cette conception du droit reposait sur un dualisme ontologique bien connu dont le grand promoteur de la distinction entre la matière et les choses de l’esprit que fut René Descartes s’est beaucoup inspiré : la dissociation des faits
1
J.-Fr. LYOTARD, La condition post-moderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
191
Alexandre Viala et des valeurs. De cette disjonction, il est résulté une conséquence majeure : l’idée du bien et du juste, la charge de déterminer la mesure des comportements humains se sont détachés de la connaissance des choses pour trouver leurs ressources dans l’action et dans la volonté. Une logique subjectiviste où le devoir-être ne pouvait jaillir que de la liberté du sujet s’est alors imposée au monde occidental. Or, ce primat de la volonté est aujourd’hui en voie d’essoufflement sous l’effet d’un renversement de perspective consistant à le tenir pour un préjugé métaphysique. Hérité du cartésianisme qui postula, indépendamment de toute expérience, la souveraineté du moi, le subjectivisme a longtemps alimenté le dogme de la souveraineté de l’État. Sa dimension métaphysique qu’il partageait avec le principe du droit divin dont se sont nourris les monarques absolus, nous interdit de regarder la modernité juridique comme le stade ultime de la sécularisation du politique. Seul le moment postmoderne incarne ce stade. Seconde étape de la sécularisation du droit, le moment post-moderne qui est aujourd’hui le nôtre, est alors celui de la déconstruction des idoles de la modernité qu’a prophétisée Nietzsche dans son célèbre opus2. Je m’en tiendrai à deux idoles que la métaphysique moderne avait érigées au rang de dogme : le sujet et la représentation. Ces deux dogmes ont été désacralisés par le droit post-moderne qui a ainsi opéré ce que Jean-Claude Monod a appelé, en s’appuyant sur Nietzsche, une sécularisation au carré 3 . La pensée juridique moderne, première étape de la sécularisation du droit, avait d’abord érigé le sujet au rang de centre de gravité de l’univers juridique. Doué de raison, délesté de ses préjugés, le sujet entendit la prescription d’Emmanuel Kant : Sapere aude. Majeur intellectuel, il était réputé souverain, rationnel et libre. Voilà que ce subjectivisme qui a profité à l’État est désormais en crise comme en atteste, dans ce monde globalisé, l’essoufflement de la souveraineté (I). La pensée juridique moderne avait également conçu, pour arracher l’exercice de la souveraineté au monarque de droit divin et accomplir ainsi une première étape de sécularisation du pouvoir, le principe de représentation. Le droit post-moderne a démystifié cette fiction comme en atteste la crise contemporaine de la démocratie représentative (II).
2 3
F. NIETZSCHE, Crépuscule des idoles, trad. J-C Hémery, Paris, Gallimard, 1974. J.-C. MONOD, Sécularisation et laïcité, Paris, PUF, 2007.
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La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » I.
La sécularisation de la souveraineté
Embryonnaire sinon imperceptible jusqu’au XVIe siècle, la notion de souveraineté dont le nom vient du latin supremus qui signifie « le plus élevé », fit l’objet d’une conceptualisation sous la plume du juriste angevin Jean Bodin dans Les six livres de la République4. Celui-ci théorisa une situation de fait, dominante à l’époque, acquise au terme d’un processus entamé lors de la crise du monde féodal, au XIIe siècle, qui vit les États monarchiques parvenir à arracher la puissance publique aux mains des propriétaires féodaux et gagner leur autonomie au point de n’être plus les vassaux d’aucune autre puissance. Le traité de Westphalie (1648) sonnera le glas de l’universalisme dont se réclamait l’Empire romain germanique et scellera cette situation. C’est le début de l’ère moderne dans laquelle coexistent, au lendemain de la guerre de Trente Ans, des États souverains et égaux au sein desquels s’impose l’adage cujus regio, ejus religio. Souverains et égaux, les États sont alors conçus à l’image des individus qui peuplent l’état de nature : leur liberté leur est prêtée de façon transcendantale par le père incontesté du droit international public, Hugo Grotius, qui jeta les bases du principe universel de l’égalité abstraite entre les États5. Cette définition de la souveraineté externe des États, qui consiste à présenter ces derniers comme des alter ego, est une transposition internationaliste de la construction théorique du contrat social. Au sein de la société internationale, les États se voient reconnaître une souveraineté analogue aux droits naturels subjectifs dont sont gratifiés les individus avant de signer le contrat social. À l’instar de ces droits réputés naturels dont serait doté l’être humain, la souveraineté étatique est le fruit d’un postulat et revêt en théorie du droit le même statut que le miracle en théologie : une manifestation de la volonté qui défie l’expérience et les lois de la nature. La souveraineté fera dès lors partie, aux yeux de Carl Schmitt, de ces concepts théologiques sécularisés (A) que sauront admirablement déconstruire les tenants contemporains (post-modernes) de l’objectivisme juridique (B).
4
J. BODIN, Les six livres de la République, 1576, Paris, rééd. Fayard, 1986. H. GROTIUS, Le droit de la guerre et de la paix, 1625, trad. J. Barbeyrac, 1724, Paris, rééd. PUF-Léviathan. 5
193
Alexandre Viala A.
La souveraineté, concept théologique sécularisé
C’est dans la religion monothéiste qu’il convient de repérer les signes précurseurs de la modernité juridique parmi lesquels se distinguent, tout comme dans les théories métaphysiques du contrat social, les dogmes respectifs et corrélatifs de la volonté et de la souveraineté. La volonté s’inscrit d’abord au cœur de la logique dont sont animés le récit biblique, ponctué par le texte éminemment prescriptif du Décalogue, ainsi que l’imaginaire théorique du contrat social pourvoyeur d’un Léviathan qui décrète ce qui doit être. La souveraineté hante, quant à elle, le discours monothéiste dont la philosophie du contrat social est imprégnée. Depuis le mythe du péché originel que confortera en effet une tradition relativiste entretenue plus tard par le nominalisme, l’homme n’est plus considéré comme étant capable de saisir, par une docile observation de la nature, les valeurs qu’il convient de suivre pour atteindre les conditions d’une vie bonne qu’Aristote prétendait savoir définir. Il lui faut alors, au terme de cette convention acquise avec l’accord de ses semblables, investir un souverain dont il réputera valides tous les décrets, comme l’établira clairement Thomas Hobbes au détour de la formule célèbre du Léviathan selon laquelle « c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi »6. La souveraineté, concept moderne inhérent à la philosophie du contrat social, est ainsi au droit ce que le miracle est à la théologie. De même que le geste du souverain, dont on accepte par convention l’autorité, s’accomplit de manière unilatérale et déroge, ce faisant, au droit commun des contrats, de même la volonté divine, qui s’exprime dans le miracle, déroge aux lois communes de la nature des choses. L’analogie trouve une illustration très forte dans certaines thèses de la philosophie nominaliste qui alimentera, au demeurant, celle du contrat social. On sait que l’une des idées fortes de la pensée nominaliste réside dans le primat de la volonté sur la raison objective : dans le sillage du dogme du péché originel, l’homme est tenu pour n’être capable d’apercevoir de réalités, du fait des défaillances de sa raison profane, que dans les choses singulières et non dans les universaux lesquels, tels la famille, la cité ou les groupes sociaux, ne sont que des dénominations et autres classifications intellectuelles tout droit sorties
6
Th. HOBBES, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, trad. F. Tricaud, Dalloz, 1999.
194
La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » d’un décret de la raison pratique à l’image du contrat social qui relève aussi de l’ordre volitionnel de la dénomination. Or, Guillaume d’Occam, le grand représentant de ce courant nominaliste, avait une conception intégriste de la puissance divine qu’il considérait comme potestas absoluta. Face à la conception dominicaine que défendait le réaliste Thomas d’Aquin pour qui Dieu était une puissance ordonnée (potestas ordinata), c’est-à-dire limitée par la raison théorique et les lois causales de la nature, la tradition franciscaine dans laquelle s’inscrivait d’Occam, accordait à Dieu, depuis Duns Scot, une puissance absolue qui lui permettait d’opposer sa volonté à l’ordre naturel des choses et d’accomplir des miracles. Il y a donc bien, depuis la genèse biblique jusqu’aux constructions rationnelles du contrat social en passant par tout ce mouvement de résistance, dressé au crépuscule du Moyen Âge, contre la vision thomiste du monde, un fil d’Ariane qui structure la pensée juridique moderne et qui réside, sur fond d’une farouche tendance à l’abstraction métaphysique, dans une inclination de l’homme à s’émanciper de la nature. Carl Schmitt, l’un des auteurs qui s’est le plus investi, au XXe siècle, dans l’étude du concept de souveraineté, écrira alors que celui-ci n’est rien d’autre qu’un concept théologique sécularisé, à l’instar de nombreux autres concepts juridiques modernes7. Sécularisé, il n’en demeure pas moins lesté de son héritage théologique et c’est la raison pour laquelle il est aisément concevable qu’un tel concept puisse être l’objet, au moment où la géopolitique évolue au profit d’instances supra-étatiques à l’instar de la Société des Nations puis de l’Organisation des Nations Unies, d’une déconstruction radicale. Une désacralisation qu’entreprendront des juristes positivistes qui n’ont jamais cessé, comme pour répondre à Carl Schmitt, de vouloir délester la science du droit de ses derniers résidus métaphysiques. Tel va être le cas de Léon Duguit et Hans Kelsen dont l’objectivisme juridique fait de ces derniers les précurseurs de la post-modernité juridique. B.
L’objectivisme juridique contre la souveraineté
7
C. SCHMITT, Théologie politique, 2ème éd., 1934, trad. Fr., J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
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Alexandre Viala Le XXe siècle restera aux yeux de la postérité celui au cours duquel le principe juridique de la souveraineté étatique aura produit ses plus dangereuses conséquences avant que la communauté internationale n’entre définitivement dans un contexte contemporain de globalisation et de dépassement de l’État. Qu’ils soient inspirés par le marxisme-léninisme ou le fascisme, les ravages du totalitarisme auront cruellement trahi le caractère éminemment idéologique de la notion de souveraineté dont les bases philosophiques subjectivistes n’étaient pas mues, pourtant, par de telles conséquences. C’est que le subjectivisme a été produit par une pensée libérale qui voulait imposer au contraire le principe de la préséance des droits subjectifs de l’homme sur l’ordre objectif de la société auquel était déniée toute essence. Au vu d’un tel programme, il semblait en effet difficile de deviner les germes d’une pareille dérive étatiste dans le subjectivisme de la pensée juridique moderne. Pourtant, les effets pervers d’un tel projet philanthropique et humaniste seront pressentis dans l’univers de la science du droit par des auteurs qui ont su, dès le début du XXe siècle, en dénoncer le caractère idéologique au nom d’une posture méthodologique consistant à revendiquer un positivisme radicalement prémuni de toute dérive métaphysique. Co-fondateurs en 1926 avec Frantisek Weyr de la Revue Internationale de la Théorie du Droit, Léon Duguit et Hans Kelsen semblent les deux personnalités les plus représentatives, chacune dans son propre style et selon ses propres présupposés épistémologiques, de cette réaction anti-métaphysique. Les deux auteurs relèvent de deux cultures différentes, respectivement française et germanique, et entretiennent de sérieux différends doctrinaux. Cependant, la démarche adoptée communément par Léon Duguit qui représente le courant du réalisme sociologique et Hans Kelsen qui incarne le courant normativiste, semble être la plus lucide et la plus efficace dans la dénonciation des illusions métaphysiques de la pensée juridique moderne. La commune posture de ces deux jurisconsultes va consister à démystifier la notion de droits subjectifs sur laquelle repose, essentiellement depuis les théories du contrat social, toute la conception dominante du droit que Kelsen regarde au demeurant comme « traditionnelle ». Pour Duguit et Kelsen, les droits subjectifs qu’une telle conception reconnaît naturellement à l’homme ne sont que des substances empiriquement insaisissables dont il faut débarrasser la science du droit car la jurisprudence les a érigées en moyens commodes pour servir des fins idéologiques au profit de l’État. C’est dans le cadre de cette croisade contre le substantialisme juridique 196
La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » qu’a été menée une véritable contre-révolution objectiviste dont l’effet aura contribué à désacraliser l’État qui était en voie d’hypostasie. Léon Duguit, d’abord, est l’auteur qui a revendiqué avec le plus grand acharnement son effort contre la tentation métaphysique. Toute l’originalité de la théorie de Duguit réside dans une démystification de la modernité consistant à déceler la faiblesse métaphysique qui entache les certitudes de la doctrine dominante à laquelle il reproche l’attachement au mythe de la volonté et aux notions illusoires de droit subjectif, de souveraineté et de personnalité morale. La cible privilégiée de Duguit reste le positivisme étatique hérité de la doctrine allemande qui fait du droit une création de l’État. Une telle doctrine est à ses yeux dangereuse car elle libère l’État de toute entrave juridique. Aussi, il sait gré à la doctrine individualiste et libérale de la Révolution française d’avoir assuré, à travers la déclaration de 1789, une limitation juridique de l’État. Mais ce faisant, il renvoie dos à dos la philosophie des Lumières et le positivisme étatique au nom d’une condamnation du culte de la volonté. Le point commun critique de ces deux doctrines, que Duguit décèle et pourfend, réside dans la conception subjectiviste du droit. Inspiré de la méthode sociologique et expérimentale d’Auguste Comte et d’Emile Durkheim, le doyen de Bordeaux ne s’en tient qu’à l’observation des faits sociaux et refuse de tenir compte des idées a priori posées avant toute expérience. Parmi celles-ci, la notion de droit subjectif dont l’Homme serait titulaire dans la pensée individualiste et libérale est à ses yeux un postulat métaphysique inaccessible à toute expérience. Pour Duguit, il n’y a de droits subjectifs que reconnus comme tels par un ordre juridique. En dehors de toute consécration par le droit positif, le droit subjectif ne peut relever que de l’univers métaphysique des substances. Il est pure fiction et ne renvoie à aucune réalité. Autrement dit, il n’est pas une entité naturelle. Ce que réfute le chef de file de l’école du service public n’est pas tant la notion de droit subjectif que celle de droit naturel subjectif. L’errance métaphysique du subjectivisme des Modernes réside, à ses yeux, dans le fait de réputer naturels des droits individuels qui n’ont de réalité qu’artificielle. Soutenir la thèse de leur naturalité revient à considérer que chaque homme détiendrait, dès sa naissance, un droit qui lui serait consubstantiel, inhérent à sa nature de sorte qu’en arrivant au monde, cet homme bénéficierait, au cœur même – ou aux côtés – de son enveloppe biologique, d’un halo sacré ou d’une auréole, d’une sorte d’onction normative ou d’une
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Alexandre Viala habilitation à imposer sa volonté à autrui, comme si l’être était déjà porteur de devoir-être avant toute intervention formelle du droit positif. La même croyance, héritée de la théologie judéo-chrétienne, entoure le dogme de la souveraineté de l’État qui se voit parée des mêmes attributs de la subjectivité. Selon Duguit, la fiction des droits naturels subjectifs, qui relève de la métaphysique, est en même temps dangereuse car elle autorise les gouvernants à s’en servir pour en faire bénéficier l’État : la souveraineté est à l’État ce que les droits naturels subjectifs sont aux individus. Selon Kelsen, l’État n’est que la personnification d’un ordre juridique particulièrement centralisé sans que nul ne sache, au demeurant, quel est le degré de centralisation au-delà duquel le juriste viennois considérait cet ordre juridique comme digne d’être réputé étatique. Quoi qu’il en soit, l’État est regardé aux termes de cette approche normativiste comme une fiction qui permet à la pensée de se le représenter. Par-delà son intérêt purement intellectuel, l’utilité politique de cette représentation sera vite perçue par les gouvernants qui verront, en elle, le masque de la domination des hommes sur les hommes8 . De là découle, en grande partie, l’objectivisme juridique de Kelsen qui refuse de tenir le sujet de droit, qu’il soit étatique ou individuel, pour une entité réelle c’est-à-dire pour autre chose qu’un simple outil méthodologique. Le péché substantialiste d’hypostase est alors commis dès l’instant où ce qui n’est qu’un concept au service de l’action est regardé comme un objet de la connaissance. Cette vieille confusion de nature anthropomorphique à la tentation de laquelle cède encore toute doctrine substantialiste renvoie, selon Kelsen, au stade primitif de la pensée. S’en affranchir est le propre du progrès de l’esprit humain dont l’évolution est celle d’un effort consistant, dans tous les domaines du savoir, à proscrire tout dédoublement de l’objet de la connaissance. Au cours des années trente, l’empirisme logique, à Vienne, en fit son principal objectif dans son combat contre la métaphysique en faisant valoir que l’esprit scientifique est de ramener le divers à l’unité. Partisan de cette épistémologie moniste qu’il partageait avec le Cercle de Vienne dont il n’était certes pas membre, Kelsen était conscient du long cheminement historique de la pensée. « Il a fallu, soulignait-il, une peine infinie pour convaincre l’homme que Dieu n’est que la personnification de la
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H. KELSEN, « Aperçu d’une théorie générale de l’État », RDP 1926, no 4, p. 562.
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La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » nature, conçue comme un système de lois »9. Fort de ce constat anthropologique, le maître viennois fit une célèbre analogie entre la théologie et la pensée juridique en considérant qu’il a été tout aussi difficile de reconnaître que l’État n’est que la personnification du droit. C’est ainsi qu’il explique le succès de la doctrine métaphysique de l’État de droit, dualisme analogue à l’ancestrale distinction entre le droit positif et le droit naturel, qui est à la pensée juridique ce que la doctrine de l’incarnation est à la pensée théologique : le mythe de l’État de droit aurait pour fonction de sortir le juriste de l’impasse dans laquelle l’aurait conduit la thèse substantialiste de la dualité de l’État et du droit tout comme le dogme de l’incarnation aurait été inventé par la théologie chrétienne pour sortir de l’ornière dans laquelle l’enferme la thèse métaphysique de la dualité de Dieu et du monde. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’expliquer comment une entité souveraine (Dieu ou l’État) est capable de se soumettre aux lois qu’elle aurait elle-même produites (les lois naturelles ou le droit). Semblable contorsion est évidemment inutile lorsque la pensée cesse de raisonner selon une logique dualiste et se dispense, dès lors, de concevoir un sujet créateur derrière l’objet de toute connaissance10. Contre ce dualisme métaphysique, Kelsen affirme donc la thèse de l’identité du droit et de l’État qui aura été l’une des tentatives les plus radicales de sécularisation de la pensée juridique moderne. Cette sécularisation au carré dont le principe de souveraineté sera l’objet atteindra un autre dogme, au cours du XXe siècle : celui de la représentation.
II.
La sécularisation de la représentation
Voilà un mythe, la représentation, qui s’est cristallisé pendant la Révolution française sous la forme d’une équation aux termes de laquelle la volonté du représentant, qui n’appartient, d’un point de vue strictement empirique, qu’à un être libre et irremplaçable, est réputée équivaloir à la volonté du représenté. Pure fiction, cette équation trouve sa plus éclatante formulation dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale ». Une formulation qui n’est pas sans rappeler
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H. KELSEN op. cit., p. 577. ID., Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, rééd. LGDJBruylant, 1999, p. 309.
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Alexandre Viala l’idée selon laquelle le pape, empiriquement désigné par la majorité des cardinaux au sein du conclave, est réputé élu par l’Esprit saint. La pensée constitutionnelle contemporaine a entrepris la déconstruction de la notion quasi-religieuse de représentation (A) afin de promouvoir le développement d’un droit constitutionnel sécularisé (B). A.
La déconstruction contemporaine de la notion de représentation
La représentation, on le sait, est l’héritage d’une histoire constitutionnelle qui, entamée à l’heure de la Révolution française, n’a pas vraiment remis en cause la tradition absolutiste du pouvoir inaugurée par la monarchie capétienne. Renverser l’absolutisme du Roi de France n’a pas consisté en 1789 à en éliminer le principe, mais bien au contraire à le conserver sous une autre forme : l’absolutisme d’une assemblée souveraine. Si les révolutionnaires ont substitué au monarque de droit divin un corps législatif auquel ils ont confié le soin de représenter la Nation, le mythe de l’infaillibilité du Prince qui ne saurait mal faire fut relayé par la métaphysique rousseauiste de la volonté générale qui ne saurait errer et dont la loi est l’unique expression. De sorte que, avant comme après 1789, la France a toujours recours à une fiction – le droit divin puis la volonté générale – pour justifier l’absolutisme d’un organe concret – le roi puis l’assemblée nationale – dont les initiatives ne devaient souffrir aucune contestation. C’est sur le travail d’un constitutionnaliste contemporain, qui me semble symptomatique de cette sécularisation de la pensée juridique moderne, que je voudrais maintenant attirer l’attention pour montrer comment le dogme de la représentation a fait l’objet, ces dernières années, d’une sérieuse déconstruction. Dominique Rousseau aperçoit derrière ce dogme, l’instrumentalisation d’un mythe qu’il appelle la « représentation-fusion » et qu’il s’évertue à déconstruire au terme d’une démarche caractéristique de la pensée juridique post-moderne11. Selon lui, avant comme après 1789, la métaphysique de la « représentationfusion » est à l’œuvre pour sanctuariser la volonté de l’État. Elle le fut avant 1789 au profit de la seule personne du roi dont le corps n’est pas séparé de celui de la
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D. ROUSSEAU, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Paris, Seuil, 2015.
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La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » Nation comme le déclara Louis XV au Parlement de Paris en 176612. Elle le sera au lendemain de 1789, quand les révolutionnaires, après avoir séparé le corps du roi de celui de la Nation, feront fusionner celui-ci dans le corps des représentants. La lecture continuiste de Dominique Rousseau entre l’Ancien Régime et la Révolution, qui n’est pas sans rappeler la thèse tocquevillienne que chacun sait13, est nettement marquée du sceau du réalisme sociologique qui a toujours su percer, depuis Léon Duguit jusqu’à Pierre Bourdieu, le voile métaphysique dont s’entoure l’État. En s’attaquant au discours révolutionnaire qui consista à fondre le corps des représentés dans celui des représentants, l’auteur le tient pour un obstacle épistémologique qui fonctionne, pourrait-on surenchérir, comme la rhétorique christique par laquelle le dogme catholique de la transsubstantiation prétend que le pain et le vin célébrés lors de l’Eucharistie ne sont autres que le corps et le sang du Christ. Erigé au rang de vérité, cette théorie mystique et fusionnelle aura été un modèle parfait pour la théorie révolutionnaire de la représentation dont Dominique Rousseau écrit qu’elle « constitue un obstacle à la pensée d’une autre compréhension de la représentation »14. C’est que la déconstruction de la théorie métaphysique de la représentationfusion s’accompagne, chez l’auteur, d’une proposition alternative consistant à promouvoir la théorie pragmatique de la « représentation-écart » qui est au cœur de ce qui constitue l’essence de la démocratie contemporaine : le contrôle des représentants par les représentés particulièrement mis en œuvre par la justice constitutionnelle. C’est sous les mêmes couleurs du réalisme sociologique qu’est présenté le principe qui anime la représentation-écart. Invoquant le politiste Bernard Lacroix, partisan de l’analyse sociale du droit, Dominique Rousseau revendique la nécessité de débarrasser la représentation « des discours de justification qui l’entourent et de revenir à ce qu’elle est d’un point de vue
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« Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, déclare Louis XV dans un discours au Parlement de Paris le 3 mars 1766, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas, poursuit-il, qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie » (Cité par J-Y Guiomar, L’idéologie nationale, Paris, Champ libre, 1974, p. 39). 13 A. DE TOCQUEVILLE, L’Ancien régime et la Révolution, 1856, Paris, Gallimard-Folio, 1967. 14 D. ROUSSEAU, op. cit., p. 47.
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Alexandre Viala pratique, à savoir un système de division des tâches » 15 . Si les représentants élaborent la loi, les représentés sont à même de veiller à ce que cette élaboration ne se fasse pas au détriment de leurs droits que garantit la constitution. Les premiers ont la tâche de statuer quand les seconds se voient confier celle d’empêcher ou de réclamer. Au fond, le contrôle de constitutionnalité qui est le dispositif le plus important et le plus visible de la démocratie post-moderne désacralise le droit constitutionnel pour en faire une ingénierie destinée à substituer au peuple abstrait que met en scène la représentation un peuple concret dont la constitution serait le miroir. Tout le paradoxe de la démocratie constitutionnelle réside en ceci que c’est le droit et rien que le droit, de par son seul pouvoir de dénomination, qui crée un peuple autrement plus concret que ne l’est celui de la démocratie représentative. Tandis que ce dernier, dont Sieyès affirmait l’existence naturelle et préalable à la Constitution, se trouve aussitôt absorbé, le soir de l’élection, par le représentant en devenant, par cet effet, pure abstraction, le peuple de la démocratie constitutionnelle, auquel Dominique Rousseau refuse, dans le prolongement théorique de Mirabeau16, d’accorder toute identité pré-juridique, est ce peuple construit par la constitution qui le dote de droits de toute sorte et du pouvoir d’en réclamer l’opposabilité. Ainsi désigné, le peuple de cette démocratie délesté du mythe de la représentation, surgit du néant pour vivre quotidiennement dans l’exercice de ses droits constitutionnels quand le peuple de la démocratie représentative au contraire, considéré comme une essence incréée et antérieure à tout décret constitutionnel humain, ne vit jamais que dans le corps des représentants à l’image de Dieu dont la voix n’est portée que par ses prophètes et son clergé. Le peuple de la démocratie constitutionnelle, que Dominique Rousseau baptise du nom de « démocratie continue »17 dans la mesure où il est continûment susceptible de contrôler le représentant en faisant valoir concrètement ses droits, est dénommé dans la constitution. Il est le peuple de la vie quand celui de la démocratie représentative reste une mythologie. Le premier vit continûment dans l’exercice de ses droits qu’il oppose à l’État, parfois devant les tribunaux, quand le second ne s’exprime qu’en sa qualité furtive de
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Ibid., p. 48. Pour le célèbre tribun, le « peuple français » est une création de la Révolution car avant la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789, la France n’est qu’une « myriade de peuples » (cité par D. Rousseau, op. cit. p. 60). 17 La démocratie continue, D. ROUSSEAU (sous la dir. de), préface G. VEDEL, BruylantLGDJ, 1995. 16
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La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » corps électoral dont le seul visage est un chiffre instantanément érigé, par la grâce du suffrage, en mystérieuse volonté générale. Le peuple de la démocratie constitutionnelle n’est plus le peuple abstrait du droit constitutionnel d’hier mais le peuple concret d’un droit constitutionnel définitivement sécularisé. B.
L’émergence d’un droit constitutionnel sécularisé
Il n’est que de lire ce que dénomme la Déclaration du 26 août 1789, opposable au représentant depuis la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 18 , pour s’apercevoir combien le peuple de la démocratie constitutionnelle est réel, bigarré, divers et autrement plus concret que celui de la démocratie représentative. Ce peuple est défini dans toutes les dimensions que « chaque homme » est susceptible de revêtir dans sa vie : l’article 4 en fait un être libre et respectueux de la liberté d’autrui, l’article 6 un citoyen qui participe directement ou par ses représentants à l’élaboration de la loi, les article 7, 8 et 9 un justiciable préservé dans ses droits, les articles 10 et 11 un animal métaphysique qui a le droit de penser, de lire, d’écrire et de prier librement, les articles 13 et 14 un contribuable appelé à concourir équitablement aux dépenses de la collectivité, l’article 17 un propriétaire. Et le préambule de 1946 étendra la définition du peuple en intégrant d’autres réalités du monde vécu : celle du travailleur, de la femme, de la mère, de l’enfant, du gréviste, etc., tous protégés dans leurs droits. Pour utiliser la terminologie de Dominique Rousseau, la démocratie continue oppose au « peuple-corps » de la démocratie représentative, le « peuple-tout-un-chacun » de la démocratie continue.
Où l’on voit se dessiner une pensée constitutionnelle de type analytique qui s’évertue à dépasser celle des essences et des grands récits. Les mythes qui ont fait la noblesse de notre histoire commune, à l’instar de la volonté générale et de la nation, dont l’énergie fléchit à l’épreuve de la globalisation de la société, sont revisités au moyen d’une conception nouvelle de la démocratie, plus vivante et moins prisonnière de la sphère étatique. En atteste la critique que Dominique Rousseau dresse des conclusions de la Commission Jospin, au sein de laquelle,
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Cons. Const., no 71-44 DC, 16 juillet 1971, Rec., p. 29.
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Alexandre Viala au demeurant, il siégea et rédigea une opinion séparée. Les propositions tendant notamment à réformer le mode de scrutin aux élections législatives pour y instiller une dose de représentation proportionnelle ne visent, selon lui, « qu’à améliorer la qualité démocratique de la sphère étatique, pas de la société »19. Dénonçant l’incapacité contemporaine à « penser au-delà de l’État »20, il s’emploie, tout au long de son essai, à défaire le lien longtemps établi tant par la doctrine constitutionnelle que par la classe politique entre la notion de constitution et la notion d’État. Le droit constitutionnel n’est pas le droit de l’État mais le droit des droits, « la loi fondamentale qui énonce les principes sur lesquels ces droits doivent se construire »21 . En d’autres termes, il est indissociable de la société comme le prescrit, d’ailleurs, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 selon lequel toute « société » dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution. En somme, la pensée constitutionnelle qui s’exprime derrière la notion de démocratie continue est une pensée qui a compris que si le lien entre la constitution et la société est ontologique, celui qui la relie à l’État n’est qu’un lien historique et contingent. Le droit constitutionnel traditionnel, celui de l’État dont l’épistémologie conserve, sous l’oriflamme académique du « droit politique », ses propres relais nostalgiques, voit s’épanouir à ses côtés, à la faveur de la démocratie constitutionnelle, un droit constitutionnel moins métaphysique et davantage préoccupé de l’expérience vécue par l’homme démocratique. Une pensée constitutionnelle qui conduit Dominique Rousseau à des propositions normatives inédites qui ont pour point commun de traduire une volonté de désétatiser nos institutions : création d’une assemblée sociale délibérative, mise en place de conventions délibératives de citoyens, suppression du ministère de la justice et du Conseil d’État22 . Elles ont toutes pour objectif de restituer à la société un pouvoir de décision dont l’État s’est arrogé le monopole par l’intercession du mythe de la volonté générale et de la fiction de la représentation : ce sont les corps intermédiaires constitutifs de la société, issus du monde associatif, du monde de l’entreprise et du monde syndical ainsi que les gens dont la politique n’est pas le
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D. ROUSSEAU, Radicaliser la démocratie, op. cit., p. 93. Op. loc. cit. 21 Ibid., p. 104. 22 Ibid, p. 180 sq. 20
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La postmodernité juridique ou le concept de sécularisation « au carré » métier que la démocratie continue entend associer, aux côtés du représentant, au processus d’élaboration de la loi ; c’est à un conseil indépendant et non à un ministre que la démocratie continue désire confier la justice qui n’est pas un pouvoir de l’État mais de la société ; c’est à la justice de droit commun en lieu et place d’un magistrat spécial historiquement lié à l’État, que la démocratie continue entend soumettre les contentieux de l’administration. En somme, la pensée constitutionnelle sécularisée de Dominique Rousseau, dont le réalisme sociologique tourne le dos à l’idéalisme de la métaphysique étatique, est philosophiquement très proche de la figure de John Dewey, ce philosophe américain (1859-1952) issu du courant pragmatiste de Charles S. Peirce et William James, pour qui la démocratie « est une expérience vivante du peuple »23. La pensée constitutionnelle née de la Révolution française, qui a aboli le droit divin, est longtemps demeurée pétrie de cette métaphysique républicaine qu’un Nietzsche, suspicieux devant ces formes laïques de la transcendance, aspirait à renverser en prêchant une « sécularisation au carré » 24 sur fond de déconstruction des idoles de la modernité. Le pragmatisme de Dewey, auquel Dominique Rousseau n’est pas insensible, participe, dans l’optique de radicaliser la démocratie, de cette sécularisation au carré. Après avoir rompu avec la transcendance républicaine et étatique qui baigne ses années de jeunesse, notre auteur incarne aujourd’hui, parmi les constitutionnalistes importants, l’idéal d’un droit constitutionnel qui serait enfin réconcilié avec l’immanente complexité de la vie. Ce qui ne le dispense pas, comme ses nombreux écrits en témoignent aisément, de cultiver une autre transcendance, celle des droits de l’homme. Il est vrai que nul ne survit sans transcendance même si la vie continue, comme chacun le dit trivialement. Où l’on voit se dessiner une pensée constitutionnelle de type analytique qui s’évertue à dépasser celle des essences et des grands récits. Les mythes qui ont fait la noblesse de notre histoire commune, à l’instar de la volonté générale ou de la représentation, dont l’énergie fléchit à l’épreuve de la globalisation de la société, sont revisités au moyen d’une conception nouvelle de la démocratie, plus
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J. DEWEY, in « DEWEY au Mexique », James T. FARREL, Les Cahiers Trotski, no 19, 1950, p. 96 (cité par D. ROUSSEAU, op. cit., p. 13). 24 J.-C. MONOD, La querelle de la sécularisation, de Hegel à Blumemberg, Paris, Vrin, 2012 (2e éd.).
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Alexandre Viala vivante et moins prisonnière de la sphère étatique. Tel est, au demeurant, le résultat post-moderne de cette seconde sécularisation du droit qui touche tous les États dont la souveraineté est aujourd’hui, tant à l’égard du droit international que du droit constitutionnel, sérieusement mise à l’épreuve. Alexandre Viala Professeur à l’Université de Montpellier Directeur du CERCOP
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière On trouve dans les archives nationales une cote qui mérite peut-être que l’on s’y arrête quelques instants : AP 199 (de 1 à 11), consacrée à un certain François Lamarque, révolutionnaire de son état, lequel n’a pas laissé un grand souvenir dans les livres d’histoire, mais a en revanche légué à la postérité un certain nombre de documents, qui ne semblent pas sans intérêt. François Lamarque aujourd’hui donc, ce sont quelques notices dans les dictionnaires de la Révolution et de l’Empire 1 ; pour le « grand public », naturellement, il n’existe pas ; il a traversé la fin du XVIIIe siècle sur le bout des pieds, en faisant tout juste assez de bruit pour que les historiens ne l’oublient pas tout à fait… Ainsi J. Tulard lui consacre-t-il la notice suivante dans son Dictionnaire Napoléon : Député de la Dordogne à la Législative, puis à la Convention où il vote la mort du roi, il est désigné pour le Conseil des Cinq-Cents le 24 vendémiaire an IV. Exclu le 22 Floréal an VI, il est réélu le 25 germinal an VII. Rallié au coup d’État de Brumaire, il est nommé préfet du Tarn le 11 ventôse an VIII. Il quitte ses fonctions le 19 frimaire an X et entame une carrière dans la magistrature. D’abord substitut près de la Cour de justice criminelle de la Seine, il est nommé à la Cour de cassation le 23 thermidor an XII. Il prend sa retraite en janvier 1815. Banni comme régicide, il se réfugie en Suisse. Rentré en France après 1830, il meurt en Dordogne le 13 mai 1839.
Et pourtant cette présentation peut être largement étoffée si l’on considère ses archives privées : il naquit à Montpon (Dordogne) le 2 novembre 1753. Il était avocat au Parlement quand, le 3 janvier 1791, il devint juge au tribunal criminel de Périgueux où il resta jusqu’au 30 août suivant. Le 10 septembre 1791, il fut élu député de la Dordogne à l’Assemblée législative. Envoyé à l’armée du Nord après le 10 août 1792, il pressentit manifestement les trahisons qui se préparaient. Le 6 septembre 1792, il était envoyé par le département de la Dordogne à la
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J. TULARD, J.F. FAYARD, A. FIERRO, Histoire et dictionnaire de la Révolution Française, Paris, Laffont, 1987 ; J. TULARD (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987.
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Philippe Sturmel Convention où il siégea sur les bancs de la Montagne. Il vota la mort du roi. Envoyé par la Convention pour procéder à l’arrestation de Dumouriez, il fut livré par celui-ci aux Autrichiens et demeura prisonnier à la forteresse de Spielberg jusqu’à l’échange du 15 nivôse an III. À son retour en France, il entra comme député de la Dordogne au Conseil des Cinq-Cents le 24 vendémiaire an IV. Secrétaire, puis président le 1er floréal an V, il se manifesta par des opinions assez avancées. Élu de nouveau par la Dordogne au Conseil des Cinq-Cents le 25 germinal an VI, il en fut exclu le 22 floréal comme jacobin. Nommé peu après (prairial an VI) ambassadeur en Suède, il semble que sa nomination n’ait pas reçu l’agrément demandé et il donna sa démission en floréal an VII. Il fut alors réélu au Conseil des Anciens le 25 germinal an VII. Bien qu’opposé d’abord au coup d’État du 18 brumaire, il s’y rallia ensuite, ce qui lui valut la préfecture du Tarn le 11 ventôse an VIII. Il donna sa démission le 19 frimaire an X. Substitut à la Cour de cassation en l’an IX, il fut nommé juge le 22 thermidor an XII2. Entretemps, il avait été nommé membre de la légion d’honneur le 25 prairial an XII et le titre de chevalier d’Empire lui fut attribué le 27 juillet 1808. Pendant les CentJours, il présida le collège électoral de la Dordogne et harangua Napoléon en cette qualité. Lors de la seconde Restauration, il fut atteint par la loi du 12 janvier 1816 et exilé en Suisse. Il mourut à Montpon le 13 mai 1839. Les six cartons qui constituent le fonds Lamarque permettent de le suivre tout au long de sa vie. Son activité de législateur (il fit partie de toutes les assemblées entre 1791 et 1799 à l’exception du Conseil des Cinq-Cents), son ambassade manquée en Suède, son activité à la Cour de cassation, jalonnent une longue
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« F. Lamarque, substitut de M. le Procureur général près la Cour de Cassation a l’honneur d’exposer que l’extrême affaiblissement de sa santé, résultant de maladies graves et d’une captivité de 33 mois, est la seule cause qui le porte à désirer vivement la place de juge dans ce même tribunal. Sa Majesté l’Empereur, Son Altesse l’Archichancelier de l’Empire et Son Excellence le Grand Juge, connaissant les justes motifs de l’exposant, ont daigné, à diverses époques, le tranquilliser sur son état par des paroles de bonté, et par l’espoir, réalisé aujourd’hui de cette présentation honorable, qui le place sous les yeux du Sénat. L’exposant ajoute qu’il vient, après de longues fatigues, d’atteindre sa cinquantième année, et que depuis l’âge de vingt ans, il a exercé, sans interruption la profession d’homme de loi, ou des fonctions publiques. (…) Il demande, comme une sorte de retraite honorable et active, une place qui en le fixant parmi des collègues dont il a l’avantage d’être connu, doit être le terme de son ambition. », AN, AP/199/6.
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière existence ; il semble qu’il fut à l’avant-garde pour un certain nombre de réformes (liberté du droit d’association, liberté du culte) et d’innovations hardies (admission des enfants naturels à la succession). Son œuvre juridique et historique est assez importante ; on peut citer, entre autres, certains textes conservés à la Bibliothèque nationale : Rapport fait à l’Assemblée Nationale par MM. Lamarque, Laporte et Bruat, commissaires envoyés à l’armée du Centre le 6 septembre 1792, Rapport fait à la Convention Nationale par ses commissaires Carnot, Garreau et Lamarque, envoyés par elle aux frontières des Pyrénées, présenté le 2 janvier 1793, etc. D’autres se trouvent dans ses archives privées : ainsi les Vues de tolérance et d’union proposées par un citoyen, François Lamarque, avocat à Périgueux, 17893. Mais le plus intéressant, sans doute, concerne ses Mémoires consacrés à la Révolution française dont ses archives privées ont, semble-t-il, gardé les épreuves exhaustives ou quasi exhaustives. Ceux-ci ont manifestement connu un destin éditorial contrarié. Tout porte à croire qu’ils avaient vocation à être publiés, et peut-être même l’ont-ils été dans une certaine mesure ; ainsi cet extrait : « François Lamarque, âgé de 85 ans commencés, ancien député et même ancien ambassadeur (du moins in partibus), se rappelant avec la plus vive sensibilité l’estime et l’amitié dont l’honora en l’an VI et en l’an VII Monseigneur le prince de Talleyrand, a l’honneur d’adresser à Son Altesse et surtout à son caractère et à son titre grandement mérités de philosophe politique, l’extrait suivant : extrait des mémoires de François Lamarque 4 », etc. D’autres références font état de « mémoires sur la Révolution française de 1789 par F. Lamarque, chevalier de la Légion d’honneur, ancien membre des assemblées nationales et de la Cour de cassation5 », lesquels devaient a priori être composés de plusieurs volumes et
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AN 199AP/7/1. Ibid. 5 Ibid. 4
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Philippe Sturmel publiés chez Dupont6. De ce vaste dessein, il ne restera que des notes manuscrites si l’on considère l’avertissement suivant des éditeurs : « Ces mémoires, dont on ne donne ici qu’un extrait, étaient rédigés et devaient former plusieurs volumes lorsque des circonstances extraordinaires de longues et horribles maladies en ont suspendu et éloigné l’impression. Aujourd’hui que la révision des manuscrits qui serait indispensable se trouve, d’après l’âge de l’auteur (85 ans commencés), impossible, nous avons cru devoir en extraire ce qui nous a paru essentiel et réduire le tout à deux volumes7. » Or, même de ces deux volumes, s’ils ont jamais existé, il ne reste rien. Aucune trace à La Bibliothèque nationale de France, non plus que dans les notices déjà citées consacrées à Lamarque. Se tourne-t-on vers la Bibliographie critique des mémoires sur la Révolution écrits ou traduits en français8, ou vers la Nouvelle bibliographie critique des mémoires sur l’époque napoléonienne écrits ou traduits en français9, le résultat est identique ! François Lamarque a écrit ses mémoires pour lui seul ; et pourtant ! Pourtant, la matière est là et elle n’est évidemment pas sans intérêt. Elle mériterait même sans doute davantage qu’un examen superficiel ; à ce stade cependant, nous tenterons seulement de ne pas trahir la pensée de l’auteur en observant les relations qu’il entretenait avec la religion… Mais de quelle religion parle-t-on ? Les révolutionnaires ont développé ce qu’il faut bien nommer une religion laïque (I) et n’ont bien souvent retenu de la transcendance que ce qu’ils qualifiaient d’obscurité (II). I.
Une religion laïque
Entrer en révolution ne signifiait sans doute pas, pour beaucoup d’acteurs, bouleverser le paysage religieux. C’est pourtant ce qu’ils firent. Comme il se doit, l’ouverture des états généraux est précédée d’une procession du Saint-Sacrement
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AN 199 AP/7/3 : « Tome 1er : Histoire critique du régime ancien à compter du XIe au XIXe siècle, despotisme religieux et civil » ; ou « Tableau analytique des grandes époques et des actes les plus mémorables de la Révolution française de 1789, extrait des mémoires de F. Lamarque, publié par MM. Dupont » ; AN 199AP/7/6. En réalité, le dessein semblait assez ambitieux si l’on considère encore le titre d’un « premier cahier : mémoires sur la Révolution française de 1789 précédés d’un manuel philosophique sur la nature, la destination et le devoir de l’homme », ibid. 7 AN 199AP/7/6. 8 A. FIERRO, Paris, Services des travaux historiques de la ville de Paris, 1989. 9 J. TULARD, Droz, 1991.
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière au cours de laquelle les députés tiennent en main un cierge. Mais très vite, les événements s’enchaînent ; l’assemblée, devenue Constituante, en vient à imposer un élargissement de sa compétence et de ses préoccupations. La place de la religion catholique devient un sujet d’une actualité brûlante. Pour la majorité des députés, il faut sortir de l’état confessionnel et réorganiser l’Église sous la houlette de l’État. Le train des réformes est lancé dès l’été 1789. Le clergé renonce à ses privilèges, la dîme est supprimée, les biens d’Église vendus comme biens nationaux ; l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses » ; en février 1790, les vœux solennels sont interdits et les ordres religieux dissous ; la rupture est consommée le 12 juillet 1790 avec l’adoption de la Constitution civile du clergé. La Nation, désormais souveraine, décide seule du nouveau visage que doit prendre l’Église ; la carte des diocèses est redéfinie, le principe électif imposé à l’Église. Malgré tout, la plupart des constituants ne sont pas anticatholiques et ne cherchent pas à établir une quelconque laïcité. Ils font triompher le gallicanisme en bâtissant une religion nationale très éloignée de Rome et placée sous le contrôle étroit de l’État. La fête de la Fédération le 14 juillet 1790 est à cet égard une manière de point d’orgue dans la mesure où trois cents prêtres portant l’écharpe tricolore sont invités à prendre place autour de l’autel de la Patrie et à participer à la célébration d’une messe en plein air. Quelques semaines plus tard, le roi promulgue à contrecoeur la Constitution civile du clergé. Dès lors, et jusqu’au Concordat napoléonien, l’histoire religieuse de la Révolution va souvent s’écrire en lettres de sang. C’est l’histoire d’un clergé réfractaire, d’un serment que l’on refuse de prêter, d’un pape qui rejette la Constitution civile, etc. L’Assemblée législative poursuit en la durcissant, l’œuvre commencée : massacres de septembre 1792 et transfert aux communes de l’état civil et du mariage ainsi que légalisation du divorce ; la laïcisation n’est pas loin et la société semble pouvoir s’affranchir des prescriptions religieuses. Le paroxysme de la violence est atteint avec la Convention : exécution de Louis XVI, soulèvement de la Vendée : déchristianisation, massacres, et dans une moindre mesure, adoption du calendrier révolutionnaire qui supprime, entre autres, toutes les références aux saints chrétiens. La religion devient civile : culte à la déesse Raison remplacée en mai 1794 par l’Être suprême ; un déisme d’État triomphe alors pendant que la répression anticatholique atteint son apogée. La situation s’apaise sensiblement avec les Thermidoriens et le Directoire malgré quelques sursauts d’hostilité : culte théophilanthropique, déportation de prêtres vers la 211
Philippe Sturmel Guyane, etc. de sorte que lorsque Bonaparte prend le pouvoir en brumaire an VIII, le culte catholique est célébré par deux Églises rivales et atones. Il va, à sa manière, résoudre cette aporie : prise de Rome en 1798 par les troupes françaises et mort de Pie VI, prisonnier à Valence, (tout un symbole !) en 179910. Puis vient le Concordat. Cette litanie (douce ou morbide, c’est selon) s’inscrit dans une trajectoire de plus longue durée qui fait passer « d’une organisation religieuse à une éthique politique ou économique ». Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, le changement fondamental est, en effet, celui qui substitue la politique à la religion comme principe d’organisation et comme cadre référentiel de la société française. La pratique religieuse se conçoit désormais selon des modalités inédites, commandées par les exigences de l’État ou de l’ordre social11. En d’autres termes, les révolutionnaires vont déplacer le centre de gravité de la religion et insensiblement en inventer une ou des nouvelles. Et parmi ces « autres », il y en a sans doute une qui n’a guère attiré l’attention des historiens : le culte voué à la déesse Constitution ! Quelques chiffres tout d’abord : 72% ! C’est la proportion d’avocats et d’hommes de loi qui siègent sur les bancs de l’Assemblée nationale constituante12. 51,3% de juristes parmi les députés issus du club des Jacobins13 , etc. Ecrasante majorité de juristes dont Lamarque, on l’a vu, fait partie ; et il semble que beaucoup d’entre eux aient développé un culte particulier voué à la Loi, plus finement peut-être à la Constitution ; tout en effet, ou beaucoup, dans le dessein constitutionnel des débuts révolutionnaires, penche vers la religion : Louis Jean Allais14 grave « La Constitution républicaine semblable aux tables de la loi », la première surgissant
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Voir J.P. MOISSET, Histoire du catholicisme, Paris, Flammarion, 2006, utilisé ici pour ces quelques rappels historiques. 11 Voir R. CHARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000, p. 154. 12 E. HINDLE LEMAY, « Les révélations d’un dictionnaire : du nouveau sur la composition de l’Assemblée Nationale Constituante (1789-1791) », dans Annales historiques de la Révolution française, 1991, n° 284, p. 159-189. 13 Voir R. TACHEVA, « Sur certains aspects de l’activité sociale des Jacobins parisiens 1792-1794 », dans Paris et la Révolution, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989. 177 députés étaient issus de ce club. De façon générale, voir M. BAGUENIER DESORMEAUXBREGUET, Origines sociales, géographiques et formation intellectuelle et professionnelle des députés des assemblées révolutionnaires, thèse, Paris IV, 1993. 14 Peintre et graveur français (1762-1833).
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière de la montagne au milieu de la foudre et des éclairs. Une arche en cèdre est spécialement destinée à contenir la Constitution de 1793 ; en l’an III, dans un certain nombre de communes, on se réunit à l’église pour accepter l’acte constitutionnel15. La Constitution donc, comme le remède… absolu à l’arbitraire, mais également comme son substitut : celle-ci contre le roi. On change d’idole mais la vénération demeure. Nouvelle Pythie passive d’une nouvelle religion. Et les critiques de quelques « constitutionnalistes », viennent alimenter en creux cette interprétation : « Ils veulent qu’une constitution soit si sacrée, qu’ils exigent des formes difficiles, longues et coûteuses pour assembler le corps qui doit la changer 16 . » Il s’agit finalement, comme le dit Lamarque, « d’attribuer à l’Assemblée nationale une infaillibilité qui n’appartient qu’à l’Église17 ». Et le même Lamarque d’adhérer, semble-t-il, pleinement à cette nouvelle religion et, par surcroît, de lui rester toujours fidèle contre vents et marées, malgré les fortes houles de l’époque. Le mesurer nécessite quelques précisions quant au contexte historique. Lamarque, on l’a dit, a siégé sur les bancs de la Législative et de la Convention ; de cette époque, on ne trouve quasiment aucune trace dans ses archives personnelles ; celles-ci sont en revanche plus prolixes pour ce qui concerne la période directoriale. Il a vécu aux avant-postes les soubresauts constitutionnels du Directoire et ses écrits permettent quelques observations ; quelques rappels tout d’abord. On peut lapidairement considérer que la Constitution de l’an III n’était pas viable, les conditions eussent-elles été favorables, et elles ne le furent pas. « Elle créait la lutte inévitable et sans régulateur des deux pouvoirs : l’exécutif absolument étranger à la législation ; le législatif absolument étranger à l’exécution 18 . » Deux chambres (Anciens et Cinq-Cents), mais pas de ministère politiquement responsable, pas de soupape de sûreté, sinon une seule et qui allait fonctionner à plein : le coup d’État, ou l’histoire d’une politique de bascule. Pour autant, cette constitution est aussi un coup d’arrêt institutionnel aux dérives engendrées par le « régime » précédent, à savoir la « Terreur conventionnelle ». La respecter, ou tenter de le faire avec quelques accommodements, c’était sans doute, a fortiori pour des juristes, revenir
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P. STURMEL, « Ecrire la Constitution à Toulouse pendant la Révolution », dans Écrire la Constitution, PU d’Aix-Marseille, 2011, p. 195. 16 Jean-Marie CALES ; voir P. STURMEL, art. cit., p. 195. 17 AN AP199/6. 18 J.J. CHEVALLIER, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à nos jours, Paris, Dalloz, 1977, p. 88.
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Philippe Sturmel à des fondamentaux que la Révolution avait oubliés en cours de route, une façon de ne pas perdre son âme ou de la retrouver. Lamarque, de ce point de vue, offre un bel exemple. Il a manifestement joué un rôle sinon décisif, du moins important (président en floréal an V) en fructidor (coup d’État du 18), il a été évincé en floréal, revient aux affaires en germinal, traverse donc le « coup d’État » de prairial avant de se rallier finalement au 18 brumaire… Que lit-on sous sa plume ? On peut le saisir à travers quelques discours ou lettres ; le premier à « son collègue P. G., sur la clôture du Cercle constitutionnel de Périgueux, et sur les destitutions qui l’ont accompagnée ». Il y est question de la destitution de quelques-uns de ses amis, administrateurs du département de la Dordogne, accusés d’avoir outrepassé leurs compétences lors de l’organisation d’une fête civique. Il se fait leur avocat en écrivant que lors de celle-ci, « on a religieusement observé toutes les règles de la Constitution, une fête qui a eu pour objet de faire cesser entre les républicains de diverses nuances les préventions ou les ressentiments, et que j’ose assurer avoir été la plus belle, la plus fraternelle et la plus douce qui ait eu lieu dans le département de la Dordogne, depuis la grande époque de 1789 et la Fédération de 1790 ». Plus loin, il sous-entend que ces attaques le visent en réalité personnellement (« l’un des présidents du 18 fructidor ») : « Et pourquoi, des agens de la poste soit à Paris, soit dans mon département, ont l’improbité et l’audace d’intercepter mes lettres, ma correspondance, et se permettent ainsi de violer les lois les plus sacrées contre un représentant du peuple qui a reçu, dans toutes les circonstances, les témoignages honorables de la haine des rois et de la confiance de ses concitoyens ? » Religieusement observé, lois les plus sacrées… Continuons… Le 11 floréal an VI, Lamarque prononce deux discours 19 devant les Cinq-Cents, signe à l’évidence de la fébrilité ou de la tension qui règnent alors à l’approche des élections. On y lit : « Est-ce favoriser l’anarchie, que de présenter comme unique moyen de salut, le respect pour l’autorité sacrée de la Constitution et des lois20 ? » ou encore : « Hâtons-nous donc, représentants du peuple, en déclarant solennellement que nous repousserons du Corps législatif tout citoyen constitutionnellement ou légalement inéligible, ou dont l’élection serait le fruit
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« Sur le principe qui doit diriger le Corps législatif dans l’examen des opérations des assemblées électorales » et un « Avertissement » relatif au même discours. 20 Dans l’« Avertissement » et en italique dans le texte, moyen d’insister particulièrement sur l’importance de la chose.
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière de la violence, de tyrannie ou d’inconstitutionnalité ; hâtons-nous de déclarer avec la même solennité, que celui-là nous fait injure et nous outrage qui a pu penser que nous nous écarterions un seul instant, soit dans les actes politiques, soit dans les actes législatifs, des règles sacrées de la Constitution et des lois21. » Le 7 thermidor an VII, Lamarque dit devant les Cinq-Cents son « Opinion sur la formule du serment à exiger des citoyens composant la garde nationale sédentaire » : « L’objet d’un serment politique, chez un peuple qui a fait une révolution, et qui, changeant la forme de son gouvernement, a substitué la liberté au despotisme, la République à la royauté, est de rendre sacré pour tout citoyen l’engagement de défendre la nouvelle forme de gouvernement, et de proscrire à jamais le gouvernement ancien. Il n’y a là que deux idées simples : l’une qui attache, par un sentiment politique et religieux, la conscience de chaque individu à la République et au gouvernement constitutionnel ; et l’autre qui, par le même principe, détache du gouvernement royal ». La même année, dans une « Réfutation des notices données par un électeur du département de la Dordogne, sur l’assemblée-mère électorale, et sur la scission de ce département », il considère la constitution et les lois comme des « autorités sacrées ». Le 20 germinal an IX, alors préfet dans le Tarn, il célèbre la paix de Lunéville : « Tels étaient les principes généreux et purs qui dirigeaient le peuple français, lorsqu’au moment où il venait de renverser la tyrannie, il vit les plus formidables armées se lever contre lui, menaçant sa liberté, sa Constitution et ses lois. » Plus loin, Bonaparte est le « dieu tutélaire » qui consolide la République et la constitution. Dans un petit Essai politique sur quelques articles de l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire, il écrit : « Ils sentirent que le devoir de tous les bons citoyens était de seconder le zèle du gouvernement, pour que les constitutions et les lois actuellement en activité, fussent strictement, fidèlement et religieusement respectées et suivies. » Enfin, en avril 1814, il écrit aux membres du gouvernement provisoire : « La nouvelle des événements mémorables qui viennent de changer le gouvernement et la Constitution des Français est parvenue seulement la nuit dernière dans le département de la Dordogne (…). Fidèle observateur des lois et constitutions de ma patrie et plein de respect pour les grands fonctionnaires qui dirigent provisoirement l’administration de l’État, je m’empresse d’envoyer mon adhésion aux changements politiques qui se sont
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Dans le discours…
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Philippe Sturmel opérés ainsi qu’aux actes du gouvernement qui en ont été la suite22. » De ces quelques extraits, il est sans doute possible de tirer plusieurs enseignements. Le champ sémantique donc, dès qu’il s’agit d’aborder la constitution, est explicitement religieux. Pour autant, peut-on parler de religion ? Lamarque, en utilisant ce lexique, est-il fondamentalement un nouvel adepte ou n’y a-t-il là au fond qu’une posture politique ? Lamarque, tout d’abord, est un homme de son temps ; et en cette fin du XVIIIe siècle, le rapport au sacré a profondément évolué, au détriment notamment de la fonction royale. Le roi n’est plus seul à être « sacré » dans l’ordre du politique (la Nation, les députés, etc. le sont aussi) et d’autre part, sa « sacralité » n’est plus nécessairement tenue comme d’institution divine, mais elle est souvent pensée comme lui étant conférée par la Nation23. Force ensuite est de constater la cohérence de son discours malgré les multiples bouleversements et avanies politiques qui jalonnent sa vie. La tentation vient très vite de n’y voir que du pragmatisme ou de l’opportunisme. On l’eût été à moins si l’on considère que le citoyen moyen était las de la tension d’esprit qu’on lui demandait tous les jours, et vingt-quatre heures par jour pendant la Convention ! Mais en dehors du fait que Lamarque ne figure pas dans le Dictionnaire des Girouettes 24 , cette explication ne saurait suffire. Alors ? Portalis, dans son Discours préliminaire sur le projet de Code civil25, permet de suivre une autre piste : « Toute révolution est une conquête. Fait-on des lois dans le passage de l’ancien gouvernement au nouveau ? Par la seule force des choses, ces lois sont nécessairement hostiles, partiales, éversives. On est emporté par le besoin de rompre toutes les habitudes, d’affaiblir tous les liens, d’écarter tous les mécontents. On ne s’occupe plus des relations privées des hommes entre eux : on ne voit que l’objet politique et général ; on cherche des confédérés plutôt que des citoyens. Tout devient droit public. » Tout devient droit public ! En d’autres termes, l’espace s’est transformé et présente dorénavant de nouvelles ruptures ou
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AN AP199/8/4. Voir R. CHARTIER, op. cit., p. 163. 24 Paris, 1815. 25 Présenté le 1er pluviôse an IX par la Commission nommée par le gouvernement consulaire. 23
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière cassures ; à cet égard, il n’est peut-être pas inutile de se reporter aux catégories distinguées par Mircea Eliade dans Le sacré et le profane26. Selon lui, « lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante. La manifestation du sacré fonde ontologiquement le monde. Dans l’étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie révèle un point fixe absolu, un Centre 27 ». Se pourrait-il que la constitution soit ici ce point fixe absolu, ce « Centre » ? Il ne paraît pas totalement stupide de le supposer si l’on considère l’expérience de Lamarque telle qu’on peut la percevoir à travers ses écrits ou quelques-uns d’entre eux. Il est, on l’a dit, un des artisans du 18 fructidor, et il fait les frais du 22 floréal. Or une partie de sa production est tout entière dédiée à la justification du 18 fructidor, alors même qu’il ne commente jamais le 22 floréal. Peut-être même l’anticipe-t-il et le justifie-t-il a priori : « À cette grande époque (18 fructidor), nous nous défendions, et la Constitution nous le permettait. Maintenant nous sommes agresseurs ; il est évident qu’elle ne nous le permet pas 28 . » Et la Constitution est effectivement au cœur de tout son argumentaire, citée à chaque page29. Pourquoi fructidor ? : « Et cependant ces faux mandataires du peuple ne furent point attaqués parce qu’ils avaient été élus, mais bien parce que depuis leur élection, et leur admission paisible au Corps législatif, ils avaient conspiré. Le 18 fructidor a eu lieu, non contre tel ou tel individu suspect par sa conduite antérieure, mais contre une masse terrible (sic) de mauvais citoyens, de fonctionnaires infidèles, conspirant à main armée, favorisant les émigrés, correspondant avec l’étranger, et menaçant, par tous les moyens de corruption et de force, la Constitution et la République. » Lamarque est conscient, comme beaucoup sans doute, du fait que le 18 fructidor a ouvert la boîte de Pandore ;
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Paris, Gallimard, 1965. Op. cit., p. 22. 28 « Avertissement ». Ecrit le 11 floréal, ce qui ne permet donc pas de préjuger de sa réaction le 22. Mais les paroles ont malgré tout un sens… 29 Dans Discours de F. Lamarque, représentant du peuple, prononcé au Conseil des CinqCents le 11 floréal an VI. Sur le principe qui doit diriger le corps législatif dans l’examen des opérations des assemblées électorales. 27
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Philippe Sturmel pourquoi ne pas le répéter contre tous les ennemis du régime, quelles que soient leurs obédiences ? Il s’en défend ainsi : « Nos ennemis ont osé parlé d’une continuation du 18 fructidor : ah ! que ceux mêmes qui sont de bonne foi et qui menacent si légèrement de renouveler la crise de cette grande journée, en connaissent peu le caractère et les motifs ! Qu’ils sachent que les citoyens qui ont le plus sincèrement et le plus ardemment concouru à cet acte salutaire, ont pleuré sur la nécessité où ils se trouvaient d’opposer un moyen si terrible à la plus vaste, à la plus dangereuse des conspirations. Ceux-là ne se dissimulaient pas les conséquences funestes de la représentation nationale altérée, de la Constitution mise à l’écart, et du pouvoir militaire substitué pour quelques instants à la force des lois ; mais quelque violent que fût le remède, il fallait l’employer ou périr. Il fallait opter entre le renversement de la République et l’affaiblissement du Corps législatif. Le bon citoyen, l’ami de la patrie n’a pas hésité ; mais il a senti en même temps qu’il fallait s’efforcer d’en adoucir tous les caractères, par la modération des peines, par la sagesse des maximes, et par un prompt retour à la Constitution et aux lois. » En réalité, Lamarque ne s’offusque pas, ne s’étonne pas de la présence de factions au sein de l’État ; il s’agit seulement de les réprimer, « ce qui est très conforme à l’ordre public et à la Constitution ». Une seule ne saurait être tolérée : le royalisme ou tout ce qui en tient lieu. La seule qui finalement est par nature anticonstitutionnelle ! « Il n’y a là que deux idées simples : l’une qui attache, par un sentiment politique et religieux, la conscience de chaque individu à la République et au gouvernement constitutionnel ; l’autre qui, par le même principe, détache du gouvernement royal. » Ailleurs : « D’après les principes, tout est renfermé dans ces deux idées principales : haine à la royauté, que nous avons détruite, et fidélité au gouvernement républicain et constitutionnel que nous avons établi. Il n’est pas un citoyen de bonne foi, et ne tenant à aucune faction, qui ne doive en être satisfait. » Ainsi donc, contre la royauté tout est légitime, dans la mesure où cet ancien monde a sombré à jamais et ne doit… jamais refaire surface ; l’horizon royal a disparu, est venu le temps de l’horizon républicain. Un nouvel espace donc, mais qui doit être organisé et duquel la religion « traditionnelle » va très vite être exclue. De surcroît, une monarchie de droit divin emporte par nature avec elle l’idée de Dieu. Tout ce qui de près ou de loin se rapporte ainsi au pouvoir royal doit être exclu ou condamné
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière et la Constitution de 1791 n’échappe pas à cet anathème30. Il s’agit bien dans ce nouvel espace de fixer un nouveau centre, peut-être une nouvelle transcendance et les réflexions d’Eliade paraissent pouvoir être transposées dans le cas présent. Il est a priori nécessaire de constater que la désacralisation caractérise « l’expérience totale » de l’homme non-religieux des sociétés modernes. Par conséquent ce dernier ressent une difficulté de plus en plus grande à retrouver les dimensions essentielles de l’homme religieux des sociétés archaïques et/ou plus récentes. Quel était le rapport intime des révolutionnaires à la religion ? Malgré le travail de sape du « Siècle de la Raison », on peut supposer qu’il était beaucoup plus intense qu’il ne l’est aujourd’hui pour le commun des mortels, et que la transcendance, pour beaucoup, quelle que soit sa forme, était peut-être une nécessité. Ainsi donc, si l’on considère que l’existence humaine n’est possible que grâce à cette communication permanente avec le Ciel (encore une fois quels que soient ses contours), la constitution apparaît comme une ouverture vers le transcendant, en d’autres termes comme un moyen de ne pas sombrer dans le « chaos », retrouver ou reproduire le cosmos tel que pensé par les Grecs31. Dans ces conditions, il est possible ou souhaitable de lire à rebours un des épisodes du 18 brumaire. Au Conseil des Anciens, lorsqu’un député lui cria : « Et la Constitution ! » Bonaparte répondit (d’ailleurs à contretemps, mais personne ne fut, ce jour-là, plus maladroit que lui et c’est son frère Lucien qui permit la réussite de ce qui menaçait d’échouer lamentablement) : « La Constitution, vous l’avez vous-même anéantie au 18 fructidor, vous l’avez violée au 22 floréal, vous l’avez violée au 30 prairial32 ! » Il est vrai qu’après quatre années de Directoire, la notion de légalité avait été mise à mal ; on ne s’étonnera donc pas de la réponse
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« D’un côté, vous apercevrez ces vigoureux et opiniâtres débris de l’ancienne caste nobiliaire qui travaillent directement à rappeler la Constitution de 91 etc. ». Dans F. Lamarque représentant du peuple, membre du Conseil des Cinq-Cents, aux citoyens du département de la Dordogne sur les prochaines élections, an V. 31 M. Eliade (op. cit., p. 31) prend l’exemple d’une tribu Arunta, les Achilpa, qui considère que l’être divin Numbakula a façonné du tronc d’un gommier un poteau sacré, lequel représente un axe cosmique car c’est autour de lui que le territoire devient habitable, se transforme dans un « monde ». D’où le rôle rituel considérable de ce poteau sacré… Que l’on brise celui-ci, c’est la catastrophe, c’est en quelque sorte la fin du monde, la régression dans le chaos. La constitution est ici ce bâton… Elle est le centre, la pierre angulaire de ce nouveau monde ; qu’elle vienne à disparaître, tout s’écroule. 32 J.J. CHEVALLIER, op. cit., p. 100.
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Philippe Sturmel de Bonaparte. Pour autant était-ce de l’hypocrisie que d’invoquer la constitution, malgré justement ces quatre années passées ? En d’autres termes, ce n’est pas la réaction de Bonaparte qu’il faut considérer, c’est le rappel à la constitution qui restait malgré tout un centre, un « bâton » ; l’anéantir, c’était replonger dans le chaos… Du reste, Bonaparte donnera sa constitution, Louis XVIII n’échappera pas à sa charte etc. Pendant un temps, la Révolution a finalement été sa propre religion et « la » constitution son messie… C’est bien le sens de la conclusion que livre Lamarque dans le « résumé » de ses mémoires : « Il faudra rejeter les documents de tous les siècles, démentir tous les historiens français et étrangers, ou reconnaître que le dernier effet de la Révolution (le gouvernement constitutionnel qui en est résulté) présente un état d’ordre et de civilisation, qui, avec infiniment moins de mal que n’en ferait le régime de l’ancienne monarchie, a tout corrigé et amélioré, c’est-àdire a placé le Bien là où l’ancien régime avait produit et entretenait le mal33. » Mais l’ancienne religion n’avait bien sûr pas totalement déserté la place… II.
Lamarque et la religion de ses ancêtres
On ne s’étonnera pas ici de la vision très critique de Lamarque vis-à-vis de la religion catholique. Ainsi est-elle par exemple associée à tous les troubles auxquels doit faire face la Révolution : « Les attroupements des rebelles de la Vendée, les attentats des Chouans, les crimes des égorgeurs du Midi, les prédications du fanatisme, les complots des émigrés, les signes de ralliement audacieusement affichés, les arbres de la liberté arrachés ou détruits, les hymnes nationaux remplacés par des chants de mort et de guerre civile, les administrations et les tribunaux livrés à la corruption, les Républicains de toutes parts assassinés ou proscrits : tout avait été empreint, pendant trois années, des caractères sanglants du royalisme et de la contre-révolution34. » Mais l’intérêt réside ici dans la lecture de ses mémoires inachevés ; il y livre, dans une manière d’introduction (« résumé »), sa vision de la religion catholique. De surcroît, le hasard veut que Lamarque ait été dans l’obligation, alors substitut du commissaire du gouvernement près le tribunal de cassation, de produire un mémoire pour la
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AN 199AP/7/5. Discours sur le principe qui doit diriger le Corps législatif…
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière défense de son frère (ou un de ses frères ?), prêtre, accusé de « complicité de délit de supposition de part 35 ». Il y est naturellement question de la religion catholique. Ses mémoires donc. Nulle époque peut-être ne se prêtait et ne s’est jamais prêtée si bien à la publication de mémoires. L’histoire de France avant la Révolution ronronnait, elle était une vieille femme qui vivait à l’ombre de Dieu. Elle était l’histoire des rois de France. La Révolution rompt une digue déjà bien entamée et libère son cours. Dieu est emporté avec la crue. Il s’agit dorénavant de faire l’histoire de la Nation. Mais le fleuve fraîchement libéré devient impétueux et laisse sur ses berges Bonaparte, bientôt Napoléon. Il aura la destinée que l’on sait. Mesurons-en l’impact. L’histoire après lui ne sera plus jamais la même puisqu’il fallait bien trouver de nouvelles bases, de nouveaux matériaux pour expliquer tous ces bouleversements. « Napoléon avait tout ébranlé en passant sur le monde. » Après sa mort, « les puissances divines et humaines étaient bien rétablies de fait, mais la croyance en elles n’existait plus36 ». Il fallait combler les vides et surtout comprendre ; les historiens s’y attellent mais pas seulement eux. Les acteurs de la période veulent témoigner. Avant 1815, les mémoires sont peu nombreux ; on vivait l’histoire, le temps faisait défaut pour la conter. À partir de 1815 et jusqu’à la fin du siècle, c’est un flot à peu près ininterrompu de mémoires qui va se déverser sur les étals des librairies. Beaucoup sont indigestes, apocryphes, farfelus, certains naturellement authentiques tels ceux de Gaudin, Mollien, Suchet ou Gouvion Saint-Cyr37. L’authenticité de ceux de Lamarque semble ici ne faire aucun doute. Il est en revanche impossible à ce stade de les dater précisément. Une partie a manifestement été rédigée sous la Restauration, mais ses archives laissent supposer que Lamarque les a travaillés
35 La supposition de part est « une sorte de crime de faux qui se commet de plusieurs manières. Ce crime a lieu, I°. Quand une femme qui a feint une grossesse, donne pour enfant de son mari l’enfant d’une autre femme. II°. Quand une femme substitue un enfant quelconque à celui dont elle est accouchée. III°. Quant un père et une mère qui n’ont point d’enfant en adoptent un auquel ils prétendent avoir donné naissance. IV°. Quand des étrangers donnent à un père et une mère un autre enfant que celui qui est issu de leur mariage. », M. GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, tome seizième, Paris, 1785. 36 A. DE MUSSET, Confessions d’un enfant du siècle. 37 Voir J. TULARD, op. cit.
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Philippe Sturmel et/ou remaniés jusqu’à la fin de son existence. Ils présentent ainsi l’intérêt du recul ou d’un certain recul, à défaut peut-être de présenter un intérêt certain… Lamarque articule sa présentation de la religion en deux points : telle qu’elle se présentait avant la Révolution38 et ce que celle-ci en a fait. Présentation très personnelle, subjective, qui ne considère finalement pas le fait religieux comme une réalité institutionnelle, mais seulement comme un fanatisme avant et l’absence de fanatisme après. Il s’agit, vaille que vaille, de justifier en la matière l’œuvre révolutionnaire. « Les codes de l’Ancien Régime ayant pour objet la répression de ce que le fanatisme désignait sous les titres d’hérésie, d’impiétés, de sacrilèges, de magies, de possession de démons et autres délits imaginaires, depuis Louis IX (ou Saint Louis) jusqu’à Louis XIV et Louis XV, contenaient une classification tellement révoltante que, même dans l’Ancien Régime, tous les hommes sages et vraiment religieux, ne cessaient d’en réclamer la réformation ; mais ils la réclamaient souvent avec péril et toujours sans succès. » Les peines étaient ainsi « presque toujours » laissées à l’arbitraire des juges et Lamarque de citer pêle-mêle les massacres « par milliers » de Vaudois et Albigeois, le supplice de Jean Hus, ceux de Jérôme de Prague, Jean de Leyde, Jean Leclerc, Jeanne d’Arc, Anne Dubourg, de la maréchale d’Ancre, l’ensorcèlement des Ursulines de Loudun et le supplice d’Urbain Grandier, de Ganfrédi etc. « Ici nous nous arrêtons, effrayés du nombre des victimes et de l’horreur, de la cruauté des supplices. » Bel effort sans doute de synthèse, peut-être même de syncrétisme dans la mesure où Lamarque n’opère aucune distinction entre par exemple les exécutions de Jeanne d’Arc, Jean de Leyde ou de la maréchale d’Ancre. La première appartient au patrimoine national, on ne s’y attardera pas. La Galigaï est certes accusée de sorcellerie, mais est exécutée pour des motifs politiques ; quant à Jean de Leyde, c’est faire bien peu de cas de ses turpitudes que de considérer uniquement sa triste fin. Lamarque reprend en réalité à son compte ce qu’il faut bien appeler la légende noire de la monarchie française, laquelle, si l’on considère qu’elle s’étale sur plusieurs siècles, perd, ne serait-ce que quantitativement, beaucoup de sa noirceur… De façon plus générale, à lire le reste de sa prose, la monarchie française se réduit au fanatisme donc, aux lettres de cachet, à la question et au servage. Ni plus, ni moins. C’est bien peu là encore pour un régime
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« Abolition des anciennes lois ou ordonnances relatives à ce qu’on appelait : crimes contre la religion ».
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière millénaire, encore moins à la lumière de l’historiographie plus ou moins récente sur ces questions39. Beaucoup sans doute des acteurs de 1789 partageaient cette lecture de l’histoire, de sorte que la Révolution apparaît ici comme la conséquence d’une grande campagne de désinformation… L’opinion publique fraîchement apparue allait faire sa première victime. Il faut cependant concéder à Lamarque le mérite de la cohérence ou du moins d’une certaine cohérence. Il procède de la même façon, lapidaire, mais à rebours certes, lorsqu’il envisage les résultats de la Révolution : « Que les écrivains qui s’obstinent à désigner l’époque de la Révolution comme celle du crime, nous montrent dans cette époque des crimes pareils ». Et pourtant… ! Lamarque poursuit sa démonstration et veut « fixer l’attention du lecteur » sur le fait que les « édits et ordonnances qui contenaient des dispositions si folles, si absurdes et en même temps si cruelles, ont subsisté jusqu’à la Révolution ». « Quoique l’opinion publique les eût depuis longtemps condamnées », précision barrée d’un trait dans le texte ; nous y reviendrons. « C’est que dans le XVIIIe siècle, celui-là même où la raison, si longtemps proscrite ou méprisée planait enfin sur l’Europe, des juges fanatiques et horriblement inhumains ont eu la barbarie d’en ordonner l’exécution. » La radicalité du jugement laisse songeur ; elle s’inscrit en réalité dans un contexte bien particulier qui prend tout son sens si l’on considère les exemples utilisés pour illustrer le propos : Lamarque évoque les exécutions de Charles Herbé, pour blasphèmes, de « Bras-de-fer », « Jardinet » et « Petit-Pierre » pour des sorts jetés sur des bestiaux, illustres anonymes dont les exécutions n’ont selon toute vraisemblance pas ému outre mesure leurs contemporains. À cet égard, il était naturellement délicat d’écrire que l’opinion publique avait depuis longtemps condamné de tels actes. Exemples tirés a priori des Essais historiques sur Paris de Germain-François Poullain de Sainte-Foy, ouvrage parfois extravagant dans lequel Sainte-Foy a recueilli d’innombrables anecdotes non pas de la grande histoire, mais de celle du menu peuple et des légendes populaires. En d’autres termes, c’est du peuple dont il est
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Pour les lettres de cachet, voir C. Quetel, Les lettres de cachet, une légende noire, Paris, Perrin, 2011 ; quant au servage, un seul exemple parmi d’innombrables : Georges Frêche, dans sa thèse monumentale, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières vers 1670-1789, n’en dit pas un mot ! Du reste, le servage a officiellement disparu à la fin du siècle ; Louis XVI lui-même accorde leur liberté aux derniers serfs du domaine royal.
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Philippe Sturmel toujours question et la Révolution ne peut et ne doit se lire que comme le combat de celui-ci contre la barbarie, associée celle-ci à une caste minoritaire. Renverser la barbarie légitime toutes les barbaries que Lamarque ne désigne naturellement pas ainsi. L’exemple du chevalier de la Barre le sert à point nommé, alors même qu’il s’intègre mal dans l’esprit de sa démonstration dans la mesure où ledit chevalier était après tout un représentant de la caste barbare. Une note dans la marge permet de lever le doute : « Ce fut la Convention nationale qui, par décret du 25 brumaire an 2 anéantit cet arrêt et réhabilita la mémoire du sieur La Barre, en autorisant leurs héritiers à se mettre en possession des biens sur eux confisqués. Est-ce là un des crimes de cette épouvantable Convention ? Quoi ! vous qualifiez d’impies et de barbares ceux, qui, autant que votre résistance et vos fureurs l’ont permis, ont corrigé l’impiété et la barbarie de vos jugements et de vos lois ? » La Barre est convoqué… parce que la Convention s’en est emparé quand on cherche en vain l’exemple que l’on s’attend forcément à trouver sous la plume de Lamarque, à savoir l’affaire Calas ! Le contexte religieux dans lequel celle-ci a baigné lui offrait une tribune à peu de frais. De là à supposer que la réhabilitation du Toulousain par le Conseil du roi ait suffit à l’écarter, il n’y a qu’un pas ! Lamarque termine son tableau apocalyptique par l’évocation des mesures touchant les hérétiques, principalement les protestants en insistant sur les sorts réservés aux femmes : réclusion à perpétuité, crânes rasés… « Bornons-nous à ces traits qui sont les plus récents et rappelons-nous que, dans les cinq à six siècles qui les avaient précédés, des milliers de victimes avaient été immolées au fanatisme, à la superstition et au despotisme religieux. » Conclusion bien commode, mais qui ne laisse pas d’interroger ; Lamarque grossit-il le trait à dessein pour une démonstration plus probante ou est-ce là une image majoritairement partagée, dans le peuple et/ou chez les « élites » ? Quand il s’agit enfin de considérer la situation postrévolutionnaire, le parti pris de Lamarque est toujours aussi étonnant ; il reprend ses antiennes à rebours, autrement dit, il n’y a plus de blasphèmes, sortilèges, etc. « Tous les chrétiens, tous les sectateurs de l’évangile sont non seulement tolérés, mais protégés et salariés par le gouvernement, participant comme les autres citoyens à toutes les fonctions publiques. » Mais aucun acte, aucune production révolutionnaire ne sont mentionnés ; à l’exception d’une seule qui n’étonnera pas : les constitutions :
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La religion et la Révolution : François Lamarque, une trajectoire singulière « Toutes nos constitutions depuis 1791 jusqu’à 1815, quelque divergence qu’elles aient présentée d’ailleurs, se sont accordées sur cet article fondamental ; elles l’ont toutes regardé comme devant être la base sacrée de nos institutions et de nos lois. » La base sacrée… Comme toujours chez Lamarque, le sacré a changé de camp ! Sous l’Empire, les accents sont les mêmes ; dans le mémoire qu’il consacre à la défense de son frère, il parle de religion domestique, d’emploi et non de sacerdoce etc. et naturellement de la… Constitution civile du clergé : « La Révolution arriva, et, bientôt après, parut, au milieu des partis, comme un des actes les plus mémorables de cette première époque, la Constitution civile du clergé. » Curieux paradoxe d’ailleurs : utiliser le terme de constitution pour le clergé, c’était aussi désacraliser l’Église, et la faire rentrer dans ce monde nouveau qui reconnaissait d’autres dieux… Ces acteurs, contre vents et marées, avaient foi dans ce nouveau monde ; c’était à tout le moins le cas de Lamarque. Et il semble que sa propension à tout justifier au nom d’une idée relève bien, finalement, du phénomène religieux : « Demandons maintenant aux détracteurs de la Révolution, aux apologistes de l’ancienne intolérance, quel est celui de ces deux régimes qui doit être qualifié d’épouvantable mémoire ? Mille et mille faits pourraient venir à l’appui de ces trop réelles et trop déplorables vérités ; mais il n’est pas besoin de nouvelles preuves (les historiens de tous les partis se sont vus forcés de les reconnaître). » Les historiens de tous les partis, mais pas de tous les temps… Au terme de ces quelques lignes, une question se pose inévitablement : pourquoi une charge d’une telle violence contre l’Ancien Régime plus de vingt ans après les faits ? Autojustification ? haine « sincère » ? autre chose ? Les mémoires de Lamarque sont évidemment lacunaires ; manquent beaucoup d’éléments factuels et une bonne dose d’objectivité. Peut-être faut-il voir là les raisons de leur non-publication. Vingt ans après les faits, la charge était trop virulente ou les schémas trop simplistes… mais là réside peut-être leur intérêt : constater que les acteurs de la Révolution ou certains d’entre eux, étaient
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Philippe Sturmel manifestement et obligatoirement manichéens ; le Bien d’un côté, quelles que soient ses manifestations, le Mal de l’autre en toutes ses manifestations… Les Fouché et autres Talleyrand ne pouvaient qu’être des exceptions. Philippe Sturmel Maître de conférences HDR en histoire du droit CEIR – Université de La Rochelle
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien : l’exemple de Piero della Francesca L’évolution du rapport entre l’homme et la divinité peut tout à fait servir de socle à la rédaction d’une histoire de l’humanité. La religion devint, dès les premières civilisations connues, un phénomène culturel majeur, lorsque des hommes soucieux d’expliquer des phénomènes naturels dépassant leur condition humaine, tentèrent de donner un sens au monde. Les Égyptiens côtoyaient les dieux directement incarnés au sein de la cité. Les Grecs et les Romains demeuraient convaincus que les dieux s’amusaient à vivre parmi les hommes, influençant le cours des choses au gré de leur humeur (qu’ils avaient mauvaise, évidemment). Ainsi les affaires de la cité, la justice, le quotidien même de la domus, ne se pouvaient envisager à Rome sans le consentement des dieux. Un tel état de croyance inclinait les hommes à hisser la connaissance au plus haut degré de dignité, comme insufflée par les dieux eux-mêmes. La chute de Rome et l’arrivée des peuplades appelées Barbares anéantirent une grande part de la vision que les Antiques se faisaient du monde, et plongèrent les beautés de la littérature, de l’art, de la philosophie dans une relative obscurité. La religion révélée, progressivement imposée à Rome dès le IVe siècle, finit par confiner l’homme dans une soumission justifiée par la croyance. Il n’était plus autant utile de savoir, l’important était désormais de croire. Il faut attendre le XIIe siècle et la redécouverte des lois romaines en Italie, que le hasard bien inspiré a voulu associer à une littérature florissante, pour que s’éveille à nouveau le désir de connaissance. Cette fois, il n’est plus en lien avec les divinités païennes. Boccace, Giotto, Dante stimulent une conscience culturelle en Italie, le sentiment d’être d’une essence supérieure capable de s’élever par la seule Raison1 . Ces auteurs invoquent un sentiment de beauté dans l’homme que la période du Moyen Âge n’a pas toujours rendu évident. Ce renouveau, ce réveil du Quattrocento après des siècles d’endormissement, la postérité l’a nommé Renaissance. Et, s’il faut un acte de naissance précis à cette formidable éclosion, osons en proposer un : Florence, 1434, sous Cosme de Médicis, dit l’Ancien (« Cosimo il Vecchio de’ Medici »). C’est cet homme 1
V. CIAN, Umanesimo e Rinascimento, Firenze, Le Monnier, 1941, p. 70.
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Anthony Cristini riche, puissant, humaniste et lettré qui met en branle un mouvement bientôt irrésistible. C’est à lui que l’Europe tout entière doit d’être bouleversée, dans ses arts, ses sciences, et même sa religion. À lui que l’homme de la Renaissance doit de se hisser plus haut encore que ses prédécesseurs antiques, grâce au déferlement d’idées nouvelles et d’innovations de tous ordres. Mais avant de s’intéresser au renouveau engendré dès 1434 par la politique florentine, et le rôle qu’a pu y jouer un simple artiste comme Piero della Francesca, rappelons au lecteur la situation si particulière de l’Europe à l’aube du Quattrocento. Les différents pouvoirs européens connaissent en ce début de siècle une crise de légitimité jamais vue auparavant. L’institution pontificale est ébranlée par le Grand Schisme de 1378 et l’apparition de deux papes. Situation insensée que de voir une partie de l’Europe reconnaître l’autorité d’un pape et une autre moitié ne jurer que par les décisions d’un autre ! Les conciles se suivent (Pise, Constance, Bâle) sans réussir à réformer l’Église, ni estomper la macule honteuse qui entache désormais le trône de saint Pierre2. Les guerres entre la France et l’Angleterre affaiblissent leurs deux souverains, d’autant que le royaume de France est déjà fragilisé par la politique menée par Charles VI, atteint de crises de folie. L’Espagne n’est pas encore réunie, et toujours occupée par les Maures au sud 3 . L’Empire byzantin se réduit à sa capitale Constantinople, tout proche de plier face à la menace ottomane 4 . Le SaintEmpereur n’est encore qu’un petit prince de province élu par des électeurs soucieux de conserver leur indépendance. La situation des souverains européens est telle que la famille Médicis, noble d’aucune manière, n’a en rien à rougir face à quelque famille d’Europe que ce soit. C’est pourtant par là que Cosme l’Ancien débute son entreprise. À Florence, l’interdiction faite aux nobles de participer à la politique est un principe constitutionnel en vigueur depuis 1378 et la révolte des Ciompi5. Une aubaine pour les Médicis qui s’est rapidement transformée en un blocage 2
G.F. YOUNG, I Medici, Firenze, Salani, 1968, p. 31. La Reconquista espagnole prendra fin en 1492. 4 S. RUNCIMAN, La Chute de Constantinople 1453, Paris, Tallandier, 2007. 5 Y. et E.-R. LABANDE, Florence, France, Arthaud, 1961, p. 23. 3
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien institutionnel, tant les Florentins ne peuvent plus souffrir la moindre allégeance envers un homme de pouvoir, si bien que nul ne peut prétendre s’élever au-delà du statut de simple citoyen. Puisque Cosme l’Ancien ne peut accéder durablement à la tête de Florence par le chemin du droit, il prendra celui de la culture. D’autres hommes moins riches et moins puissants que lui eussent choisi la force, mais l’homme était trop attaché à sa ville pour lui faire payer le prix de son ambition personnelle. Son idée est de faire de Florence la première cité d’Europe et de s’y rendre à ce point indispensable que les Florentins euxmêmes n’auront alors pas d’autres choix que de se soumettre à son autorité. La première politique entreprise consiste à modifier substantiellement la légitimité du pouvoir au sein de la cité florentine. Puisque le Moyen Âge a été à Florence le théâtre d’un affrontement de tous les instants entre Gibelins et Guelfes, permettant aux premiers de s’anoblir, les Médicis entendent bien tirer un trait sur la période, et choisir pour référence un autre temps, celui de l’Antiquité. Resurgie des ruines de Rome, l’Antiquité redistribue entièrement les cartes de la légitimité à Florence, les codes qui déterminent l’honorabilité d’une famille. Cosme l’Ancien construit à cette fin la première bibliothèque européenne accessible au public, la bibliothèque médicéenne, qui réunit notamment des textes d’auteurs grecs (Platon, Aristote) traduits en langue vernaculaire. Dans le même temps, il finance les artistes italiens issus de toutes les écoles, et les exhorte à faire renaître l’Antiquité à Florence. Ainsi de Brunelleschi à Donatello, de Luca della Robbia à Fra Angelico, l’Antiquité renaît à Florence et concourt au triomphe de la ville dans le monde du Quattrocento6. Piero della Francesca est l’un de ses artistes encouragés par la famille Médicis. À en croire Vasari, le peintre est né en 1406 à Borgo san Sépolcro, avant de rejoindre Florence où il étudie l’art pictural aux côtés de Domenico Veneziano7. Humaniste, homme de lettre et mathématicien reconnu, Piero della Francesca développe dans sa peinture une conception innovante de la place 6
À tel point que la ville de Florence accueille en 1439 l’ensemble des hommes de pouvoirs européens, logés dans des édifices à l’antique aux quatre coins de la ville. 7 G. VASARI, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition commentée sous la direction d’André Chastel, Arles, Actes sud, 2005, Tome I, livre 3, p.318.
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Anthony Cristini investie par l’homme dans l’espace. Ce qui fait de lui l’héritier des théories de Léon Battista Alberti8. Ses œuvres en sont ni plus ni moins l’aboutissement. Il développe dans la chapelle San Francesco d’Arezzo9 une composition dont les répercussions politiques dépassent à tel point l’imagination 10 que l’historien Carlo Ginzburg érige sa peinture en une véritable énigme de l’histoire de l’art11. Grâce à quelles techniques, à quelles innovations, la peinture de Piero della Francesca offre-t-elle donc sur le monde un regard nouveau, mis tout entier au service du Médicis ? En vérité la peinture de l’artiste devient un outil permettant de resituer l’individu dans un espace politique antiquisant (I). L’Antiquité retrouvée conjuguée aux faiblesses de l’Église accouchera d’un rapport nouveau entre politique et religieux qu’annonce la peinture franceschienne (II). I.
L’homme du Quattrocento resitué dans un espace politique antiquisant
La place nouvelle donnée à l’homme dans l’espace politique est sans doute le phénomène le plus important de la Renaissance florentine, quoique peu connu, et dont les conséquences tomberont cinquante ans plus tard en pluie d’or sur l’ensemble de l’Europe. Les Médicis utilisent l’art pour modifier la place de l’homme dans le monde. Pour ce faire, l’espace pictural change de nature. Il devient un espace politique à part entière (A) dans lequel le spectateur face au tableau est capable de se projeter, de s’imaginer parcourir cet espace (B). A.
Indissociabilité des espaces pictural et politique
D’après les codes de la noblesse établis à l’aube du Quattrocento, la famille Médicis ne possède aucune légitimité pour jouer un rôle durable dans les
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Alberti dont le mécène fut Giovanni de Bicci, père de Cosme l’Ancien, considéré comme le père fondateur de la famille Médicis. 9 G.F. YOUNG, op. cit., p. 80. La ville d’Arezzo est achetée par la ville de Florence en 1441 pour la somme de 25000 florins, somme entièrement versée par Cosme l’Ancien. 10 Cf. A. CRESTINI, La référence à l’Antiquité dans la peinture de Piero della Francesca : Horizon politique, juridique et ontologique, mémoire de fin d’études, 2014. 11 C. GINZBURG, The enigma of Piero, Londres, Verso, 1985, p. 65.
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien affaires de l’État florentin. Son ascendance l’autorise tout au plus à hisser un des siens dans une corporation d’art majeur12. Dès 1434, Cosme l’Ancien est bien conscient des faiblesses de sa lignée par rapport aux grandes familles gibelines tels les Albizzi, qui gouvernent Florence depuis des siècles. Le patriarche de la famille Médicis entreprend dès lors de redéfinir les codes de la légitimité du pouvoir à Florence. Sera légitime l’homme de pouvoir philosophe à l’antique, l’homme de pouvoir humaniste. Les citoyens florentins accueillent l’idée sans difficulté dans la mesure où, depuis près d’un siècle et demi, ils s’opposent aux prétentions de la noblesse gibeline, favorable à l’empereur. Les familles qui se prétendent issues de l’Antiquité, elles, proposent une politique républicaine à l’antique, d’autonomie florentine, et entendent propager la culture, la connaissance au peuple florentin. Les nobles florentins ont jusque-là favorisé la guerre afin d’étendre leur territoire et leur puissance. Les Médicis en revanche, entendent instaurer la paix, indispensable à la prospérité de leurs affaires commerciales. Préférant, comme presque tous les peuples du monde, la tranquillité à la violence 13 , le peuple florentin est donc tout acquis à la cause des Médicis, et leur apporte un soutien indéfectible dont ils jouiront jusqu’en 1492. Toutefois, le soutien du peuple au début du Quattrocento ne suffit pas à légitimer une famille. C’est pourquoi l’espace pictural associé à l’Antiquité a pour but de donner naissance à une nouvelle forme de légitimité du pouvoir. À partir de Piero della Francesca, il devient un espace politique qui ne peut plus abriter en son sein que des représentations politisées. La première idée que se fait notre lecteur est sans doute iconographique : l’Antiquité apparaît dans la peinture par l’intermédiaire des personnages antiques tirés de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines, de la figuration à l’antique des vêtements, du style. Et pourtant… l’iconographie est secondaire. L’Antiquité est en premier lieu invoquée au sein de l’espace pictural par la structure architecturale de la représentation. L’architecture antique devient la 12
Les arts majeurs sont depuis 1378 des corporations de métiers permettant à un citoyen florentin d’exercer une profession en apprenant un savoir-faire traditionnel. 13 À l’image des Grecs qui optèrent lors de la fondation d’Athènes pour Minerve en tant que déesse tutélaire, en rejetant les avances de Poséidon et d’Arès.
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Anthony Cristini base, le contenant, l’édifice qui supporte tout entier l’espace de la représentation. De simple élément figuratif, elle se hisse désormais au rang de structure principale. Sans l’architecture, la représentation s’écroule. Il suffit d’observer La Flagellation du Christ pour s’en convaincre. L’architecture structure à tel point l’espace de la représentation que la toile laisse à penser que la scène se déroule à l’intérieur de l’édifice architectural. La Flagellation du Christ est une œuvre particulière dont le sujet est un événement historique unique et important se tenant dans la cité en 1439 : le concile œcuménique de Florence. Face à certains reproches adressés à l’Église d’Occident quant à un pouvoir trop ostentatoire, et suite à la panique engendrée par la faiblesse de l’Église d’Orient sur le point d’être entièrement saccagée par les Ottomans, un nouveau concile se réunit à Florence en 143914. Il rassemble les plus grands hommes de pouvoir du monde chrétien. Il faut se représenter la ville de Florence en pleine expansion, la coupole de Santa Maria del Fiore à peine achevée par Brunelleschi15, accueillant entre ses murs redessinés à l’antique le plus grand rassemblement politique de la Renaissance. Les pouvoirs temporels de l’Orient et de l’Occident siégeant aux côtés des deux Églises. Le pape et ses docteurs, le patriarche et ses savants orientaux. Cet événement historique est dépeint par Piero della Francesca au sein d’une architecture antique. Les personnages historiques sont insérés à l’intérieur des édifices du passé, comme si toute politique légitime ne pouvait plus s’exercer que sous le regard bienveillant de l’Antiquité. L’intégration de l’architecture antique au sein de la représentation est à l’origine d’une confusion entre la cité humaine et l’espace de la représentation. La polis intègre l’espace pictural, et le spectateur ne sait plus s’il observe la réalité objective de son quotidien ou bien une représentation subjective artistique. L’architecture antique transforme l’espace pictural en une petite cité
14
F. CARDINI, « Le Concile de Ferrare et la Croisade », Cahiers de recherches médiévales I, 1996, p. 45-52. Le concile ouvre à Bâle en 1431, est transféré à Ferrare en 1437, puis à Florence en 1439 en raison de la peste qui sévit à Ferrare et de l’intervention de Cosme l’Ancien. Il prend fin à Rome en 1441 sans qu’un accord ait pu être trouvé. 15 Après 140 ans de travaux, la coupole est achevée en 1436. L’événement est historique pour la ville de Florence, Brunelleschi ayant réalisé un chef-d’œuvre à l’antique que peu de ses contemporains pensaient réalisable.
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien à l’antique, visuellement très proche de la cité florentine. L’espace pictural se politise, devient une cité humaine, c’est-à-dire un espace politique à part entière. L’indissociabilité des espaces pictural et politique 16 entraîne deux conséquences majeures. En premier lieu, les hommes de pouvoir n’auront qu’à se faire représenter à l’intérieur pour devenir aux yeux du peuple de véritables héros antiques. Les Condottieri de la Renaissance n’y manqueront pas, à l’image de Federico da Montefeltro peint un peu plus tard à l’antique par Piero della Francesca dans La Sacra conversazione et au sein du Diptyque des Montefeltro. En second lieu, les réflexions émises dans cet espace pictural appelleront le citoyen florentin à y prendre part, lui qui désormais n’est plus à l’extérieur de la structure politique. B.
Le spectateur face à l’espace pictural politisé
L’évolution du rapport entre le spectateur et l’espace pictural prend également une dimension politique, traduisant une nouvelle façon de penser le politique, une nouvelle manière de se considérer en tant qu’homme et citoyen. L’espace pictural acquiert pour la première fois une fonction sociale. La mise en scène du réel à travers l’histoire a toujours comporté une fonction sociale. Elle permet notamment de canaliser la violence des hommes. Plus violente est la société, plus élaborée doit être la mise en scène. Les sociétés primitives usaient du sacrifice qui n’est autre qu’une représentation fictive de la violence humaine17, nos sociétés contemporaines mettent constamment en scène le réel par le truchement de l’audiovisuel. En représentant un espace réel, l’art de la Renaissance devient lui aussi un exutoire au service d’une fonction sociale. Il permet de canaliser une violence due à la peste, aux guerres, et constitue un espace purifié des maux de la société. Un espace idéal. Ce procédé pictural qui consiste à mettre en avant le réel même, et non un espace 16
B. BERNABE, « La perspective comme réforme politique : La Flagellation du Christ de Piero della Francesca (après 1459) », XXIIe Colloque de l’A.F.H.I.P., Aix, PUAM, 2012, p. 195-200. 17 R. GIRARD, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 2007, p. 9-19. La plupart du temps, soit le sacrifié n’est pas réellement tué au cours de la cérémonie, soit il est déjà mort. Le sacrifice est donc une cérémonie symbolique dont la portée allégorique excède de loin la trivialité d’une réelle mise à mort.
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Anthony Cristini imaginaire, sacralise le réel et donne en même temps une valeur sacrificielle à l’espace pictural. Notons par exemple que la transformation de l’espace pictural permet au genre de la peinture de bataille de prendre son envol à la Renaissance. Piero della Francesca s’est illustré dans ce domaine avec La Victoire de Constantin sur Maxence au pont Milvius, et La Bataille d’Héraclius contre Chosroès. Avant la Renaissance, la peinture était vue telle une église, dont la représentation devait guider le spectateur sur les chemins de la foi. Son espace ne ressemblait en rien à quelque chose d’humain. Bien au contraire, il demeurait volontairement un entre-deux entre le divin et la cité humaine. L’espace n’était structuré que par les personnages bibliques, la plupart du temps collés sur un fond doré18. L’Annonciation de Simone Martini en offre le plus bel exemple. Le spectateur et l’œuvre entretenaient un rapport vertical de soumission, telle une représentation de la Vérité révélée imposée au spectateur. À partir du moment où l’espace pictural se politise, où il devient une représentation politisée de la cité, la place du spectateur pose question. L’espace de la représentation cesse d’être cet entre-deux ne pouvant accueillir que les personnages bibliques, il devient au contraire un lieu humanisé dans lequel le spectateur reconnaît l’espace de son quotidien. S’instaure un nouveau rapport horizontal entre le spectateur et l’œuvre, avec le sentiment de participer à la représentation. À tout le moins de ne pas y être étranger. Ce type de représentation politique au cœur de l’espace pictural devient un outil de participation du peuple à la représentation de la politique florentine. Cosme l’Ancien sait combien le peuple lui est favorable, au détriment de l’ensemble de la noblesse gibeline19. Donner au peuple l’impression de participer aux affaires de l’État est pour lui un moyen d’assurer sa popularité, et par là sa légitimité. La structure architecturale de l’espace pictural n’est pas le seul vecteur de participation du spectateur à l’espace politisé, une iconographie nouvelle se met en place de manière à accentuer le phénomène. Tel est le cas des « relais
18
D. ARASSE, L’Homme en perspective. Les primitifs d’Italie, Paris, Hazan, 2008, p. 15-30. 19 G.F. YOUNG, op. cit., p. 30.
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien picturaux20 » – foisonnant dans la peinture de Piero della Francesca – qui font une apparition remarquée dans l’art de la Renaissance. Nous trouvons par exemple un relais pictural significatif dans Le Songe de Constantin, ce personnage vêtu de blanc au pied du lit de l’empereur qui ne participe pas à la représentation principale. Placé à hauteur de notre regard, il nous observe avec insistance et semble vouloir s’adresser à nous. Les couleurs de son vêtement, absolument en décalage avec le reste de l’œuvre, témoignent de sa nature particulière. Le même procédé est employé dans Le Baptême du Christ où l’un des trois anges21 à la gauche du tableau nous invite d’un regard entendu à participer aux événements de la représentation. À nous baptiser donc, et à suivre l’exemple de cet homme observé par les deux autres anges déjà en train d’imiter le Christ. Si le message religieux est évident, la méthode participative utilisée par le peintre pour transmettre le message biblique est en revanche tout à fait novatrice et entretient, toujours en utilisant l’Antiquité, ce rapport de proximité naturelle entre le spectateur et la représentation. À la fois la structure architecturale et l’iconographie antiquisante des relais picturaux participent à la transformation de l’espace pictural opérée par la famille Médicis. Le spectateur découvre un nouvel espace de représentation devenu politique, à l’intérieur duquel il éprouve la forte impression et presque la sensation d’être convié. En d’autres mots, les Florentins du Quattrocento découvrent à leur portée ce pour quoi ils se sont battus depuis des siècles : un moyen d’être partie prenante de la politique de leur cité. II.
Piero della Francesca annonciateur d’une nouvelle manière de penser le politique et le religieux
L’espace pictural ouvert aux Florentins offre à ces derniers un moyen de participation à la vie politique de la cité. La question est de savoir si ce renversement du rapport entre les citoyens et la politique ressuscite une réelle 20
Un relais pictural est un élément de la représentation, la plupart du temps un personnage, peint dans le but de créer une interaction entre le spectateur et l’œuvre pour renforcer le lien unissant les deux entités. 21 Les anges de Piero della Francesca sont représentés trait pour trait comme les trois Grâces antiques, thème récurrent de la Renaissance.
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Anthony Cristini démocratie à l’antique ou bien si les Médicis, inspirés par Octave Auguste, ne mettent en place qu’une façade républicaine (A). Dans le même temps, la transformation de l’espace pictural et la redécouverte des textes antiques fragilisent une Église d’Occident déjà en difficulté (B). A.
La remise en question du lien horizontal par le principe de perspective
En 1434, Cosme l’Ancien n’exerce aucune fonction étatique officielle. Il est un citoyen comme les autres, il le restera toute sa vie. Et pourtant son influence sur Florence est immense, à tel point que la ville à sa mort fera graver sur sa tombe l’inscription ô combien honorifique de « pater patriae ». Voilà qui est lourd de sens pour qui prend en considération la tradition d’égalité florentine. Rappelons que nul honneur public ne devait être conféré à un homme afin de ne pas l’élever au-dessus de sa condition de simple citoyen. Mais la famille Médicis a comblé à un point tel les espérances politiques des Florentins qu’ils acceptent volontiers de mettre leur rigueur de côté dès lors qu’il s’agit de Cosme l’Ancien. C’est que l’illustre banquier a su présenter au monde une apparence de retrait, de pudeur face aux responsabilités politiques, tout en assumant pleinement et en personne la direction de la cité florentine. Ce jeu entre façade et réalité du pouvoir se trouve parfaitement traduit dans la peinture des artistes florentins dont Cosme est le mécène. L’un de ses protégés, Piero della Francesca n’échappe pas à la règle. Affirmons que soucieux de se tenir à l’écart des fonctions officielles, de peur d’être assimilé à la caste de ces Gibelins imposant sans vergogne leurs ambitions personnelles au détriment des intérêts de la cité, Cosme entreprend de préparer les consciences à une forme de gouvernement spécifique. Pour ce faire, il entend se servir de l’espace pictural dont la force politique nouvelle a été décrite ci-dessus. L’architecture antique a donné un élan nouveau à la conception du politique, désormais exprimé au sein de l’espace pictural. Elle offre le sentiment d’un rapport horizontal entre l’œuvre et le spectateur qui met fin à la soumission verticale mise en œuvre dans les siècles précédents. Le spectateur est projeté dans un espace politisé auquel il est incité, invité à participer. Pour autant ce rapport est-il aussi horizontal qu’il y paraît ?
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien Une analyse politique des représentations picturales du Quattrocento dévoile qu’il n’en est rien. Un phénomène vient nuancer le rapport horizontal et l’absence de soumission symbolique mise en place au sein de l’espace pictural politisé. Il s’agit de la perspective, qui peut être décrite comme une technique de représentation de l’architecture permettant d’orienter la structure à sa guise, de créer un espace spécifique. En un mot de mettre en scène la représentation. Ce système a été théorisé par Léon Battista Alberti et mis en œuvre par Brunelleschi, tous deux soutenus financièrement par la famille Médicis. Le meilleur chemin à emprunter pour qui a l’ambition de comprendre les enjeux de la perspective est d’observer avec attention La Cité idéale, longtemps attribuée au pinceau de Piero della Francesca. Une cité aux proportions parfaites y est représentée sous nos yeux, nous diton. Les bâtiments mettent en valeur une architecture antique et forment une harmonie d’ensemble. Jusque-là, la présence de l’architecture mise à part, rien ne semble révéler l’expression d’une politique particulière. Et pourtant… deux éléments d’une importance capitale sont orientés par l’architecture de la composition : la place réelle du spectateur par rapport à l’œuvre, et le regard porté par le spectateur sur l’œuvre. Commençons par la place donnée au spectateur. Il est positionné au centre de la représentation, comme s’il se trouvait au cœur de la ville. La cité idéale serait donc celle qui place le citoyen au centre de ses préoccupations. Le panorama est ouvert sur la cité. Il pourrait l’être davantage en plaçant le spectateur en hauteur, le rendant omniscient, mais ce faisant il sortirait symboliquement des remparts de la ville. Il se ferait oiseau contemplant la cité depuis l’extérieur. Or ici le spectateur est bien homme qui parcourt la cité et jette sur elle un regard qui vient de l’intérieur. La cité est sienne, et le travail effectué sur l’architecture, autrement dit la perspective, donne à croire que le spectateur peut entrer dans la représentation, entrer dans les bâtiments peints. D’ailleurs, chaque porte et fenêtre figurant dans l’espace pictural est ouverte. Le spectateur peut entrer où il veut, comme s’il se trouvait chez lui. La perspective convoque également le regard du spectateur sur l’œuvre et vient le guider à l’intérieur même de la cité. La composition architecturale force le spectateur à regarder un point précis, à s’y projeter entièrement : les portes
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Anthony Cristini entrouvertes au centre du bâtiment principal. Ce point s’obtient en traçant les lignes de fuite de l’architecture, c’est-à-dire chacun des traits obliques formant la façade des bâtiments représentés. Le regard du spectateur est donc dirigé avec précision, en ne laissant aucune liberté particulière. Tout est gouverné par la structure. L’observateur a le sentiment de se trouver à une cinquantaine de mètres du bâtiment principal. Dès lors, quelle alternative lui est laissée par le peintre, sinon de s’en rapprocher pour finalement franchir les portes entrouvertes ? Quelle nouveauté dans la conception de l’espace ! Un travail intellectuel sur l’architecture de l’œuvre capable de définir la position du spectateur par rapport à l’espace pictural et dont l’ambition s’étend jusqu’à orienter son chemin. Dit autrement, une place assignée au spectateur avec précision au sein de l’espace pictural politisé. Si l’architecture resitue l’homme dans l’espace politique, elle ne s’en satisfait pas. Elle lui assigne une place déterminée dans un système préconçu. Aucune liberté de mouvement n’est en fait laissée à la volonté du spectateur. La perspective est cet instrument remarquable qui a permis de maintenir la soumission de l’homme à un système, tout en proposant une façade participative à même de satisfaire en apparence ses ambitions politiques. À la Renaissance, la soumission de l’individu est bien entendu toujours là, mais elle découle désormais de la profondeur et non plus, comme au Moyen Âge, de la verticalité. Voilà qui est à la fois plus subtil, plus habile, et passablement vertigineux. Notons ici la différence entre l’utilisation de l’Antiquité à la Renaissance et celle rencontrée pendant la Révolution française22. Claude Nicolet insiste sur le recours à l’Antiquité en tant que vecteur permettant aux révolutionnaires de resituer l’individu dans l’espace politique et de le placer en démiurge de la société nouvelle. Ne nous y trompons pas, à la Renaissance, l’Antiquité redéfinit la place de l’individu dans l’espace politique sans lui octroyer pour autant de rôle de créateur. Bien au contraire, l’homme de la Renaissance est inséré au cœur d’un système prédéfini auquel il participe certes, mais à la
22
J. BOUINEAU, Les Toges du pouvoir, ou la Révolution de droit antique, Toulouse, Eché, 1986.
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L’Antiquité comme outil politique de transformation de l’art italien construction de la structure et à l’élaboration des règles principales duquel il n’a jamais été convié. B.
L’avènement d’une foi nouvelle, prémices de la Réforme européenne
Dans la première partie du Quattrocento, la famille Médicis doit soutenir son rang face à l’institution pontificale qui jouit d’une grande légitimité sur l’échelle des pouvoirs politiques européens, et ce malgré les conséquences désastreuses qu’a pu engendrer le Grand Schisme de 1378. Du moins les Médicis auront-ils à combattre le Saint-Siège jusqu’à être devenus si puissants que l’un des leurs, Léon X, ne finisse par s’asseoir sur le Saint-Siège, en 1513. Notons qu’à partir du Cinquecento, les Médicis réussiront à se placer d’une manière ou d’une autre à la tête de la plupart des institutions de pouvoir européennes. Ce renouveau antique orchestré par Cosme l’Ancien, affaiblit l’Église en ce qu’il permet la découverte de manuscrits anciens, jusqu’alors inconnus du monde occidental, offrant des connaissances nouvelles sur les premiers siècles de l’Église chrétienne. Les intellectuels y apprennent médusés que l’Église était autrefois dirigée par un concile, qu’au départ il eût été impensable qu’un seul évêque, fût-ce l’évêque de Rome, pût exercer un pouvoir supérieur à celui de n’importe quel autre vicaire du Christ. Ils y découvrent dans le même temps la supercherie de la donation de Constantin, entraînant dans le vide la légitimité de l’Église en tant qu’institution, et avec elle le droit canonique sur les chemins de la caducité23. L’Église ne s’en relèvera pas. Les germes de la Réforme ont été semés. Des hommes tels que Luther et Calvin en cueilleront les fruits quelques décennies plus tard. L’avènement d’une foi nouvelle est néanmoins donné à voir dans la peinture de Piero della Francesca, notamment à travers l’Annonciation d’Arezzo, peinte dans le chœur de la chapelle San Francesco. La toile présente la rencontre entre l’ange Gabriel et Marie au sein d’une architecture antique qui peut être séparée en trois espaces distincts. Le premier est le lieu de Dieu et de l’ange, son émissaire, à la gauche du tableau. De l’autre côté de la colonne, le 23
G.F. YOUNG, op. cit., p. 130.
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Anthony Cristini deuxième lieu est celui de Marie, recevant la grâce divine. L’architecture permet déjà d’orienter la narration biblique, de présenter une histoire en mouvement. La narration ne s’arrête pas là. Le schéma perspectif de l’Annonciation fait par Loïc Richalet24 permet, en traçant les lignes de fuite, de situer un troisième espace construit par Piero della Francesca en dehors du tableau. L’espace de l’homme face au tableau. Comme pour exprimer une continuité entre l’histoire divine et le rôle que l’homme contemporain doit jouer pour remplir la mission que Dieu lui a confiée. Comme souvent à la Renaissance, la lumière donne une indication du sens réel de la représentation. En observant l’ombre projetée par la colonne centrale, le spectateur se rend compte que la source de lumière se trouve à la droite de la représentation, autrement dit en l’homme, dans l’espace qui a été construit pour lui, et qui ne s’obtient, ne se rend visible que par un travail intellectuel. Voilà qui est tout à fait surprenant, absolument nouveau : une lumière au cœur de la narration biblique, qui ne viendrait pas de Dieu, la foi trouvant progressivement sa source dans l’homme… Est décrite par Piero della Francesca l’émergence de la devotio moderna, qui rejoint les théories politiques de Marsile de Padoue sur la primauté de l’État sur le Spirituel et transformera à jamais le lien qui unit Dieu et hommes en Occident. Anthony Crestini Doctorant en histoire du droit CEIR – Université de La Rochelle
24
D. ARASSE, L’Annonciation italienne : Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 2010, p. 105.
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HISTOIRE, ANTIQUITÉ AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LE VOYAGE INSENSÉ Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux Gilbert Andrieu Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu'il pouvait monter au ciel. Mais il a oublié qu'il était de la matière et que pour redevenir immortel, comme elle, il devait sortir de l'espace-temps. Dominé par la raison, empêtré dans les idées, l'homme est un croyant à la recherche d'un pouvoir impossible. Tant qu'il sera dirigé par l'illusion de la puissance il souffrira. Pour échapper à la mort il faut échapper au temps. Or le temps est une construction de l'esprit. Il suffit donc de vivre sans penser. (276 p., 27,5 euros) ISBN : 978-2-343-14942-4, EAN EBOOK : 9782140090578
POSÉIDON Ébranleur de la terre et maître de la mer Gilbert Andrieu En étudiant Poséidon, on s'aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d'esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l'ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre. Ainsi, cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières. (212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-12088-1, EAN EBOOK : 9782140039379
DICTIONNAIRE AMOUREUX DES DIEUX DE L'OLYMPE Gilbert Andrieu Si les dieux sont amoureux, il ne faut pas oublier qu'ils ne sont que le produit des poètes et que leurs amours sont imaginées par des hommes. C'est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer comment vivaient nos ancêtres du temps d'Homère et d'Hésiode. En regroupant les amours divines, l'auteur nous offre un délassement agréable et instructif. (242 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-10839-1, EAN EBOOK : 9782140036712
TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES Mélanges offerts à Bernard Sergent Textes réunis et édités par Alain Meurant Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de chercheur au CNRS à un examen aussi fin qu'approfondi des traditions issues du patrimoine indo-européen, tout en s'intéressant à celles du monde amérindien et à la mythologie populaire des différents terroirs français. C'est à ce savant de haute stature que ses collègues ont voulu adresser un témoignage de reconnaissance en lui offrant ce volume d'hommages. (Coll. Kubaba, 756 p., 59 euros) ISBN : 978-2-343-10655-7, EAN EBOOK : 9782140034404
ARÈS, LE DIEU MAL AIMÉ Gilbert Andrieu Gilbert Andrieu continue à cerner les caratéristiques des dieux de l'Olympe. Les légendes ne sont pas seulement le fruit de l'imagination. Au-delà du politique, il ne faut pas oublier la dimension spirituelle qui se cache sous les images. Pour se reconstruire, l'homme ne doit-il pas d'abord se détruire ? (170 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-09288-1, EAN EBOOK : 9782140029622
L'ART RUPESTRE D'AFRIQUE Actualité de la recherche Actes du Colloque International (Paris, 15-16-17 janvier 2014) Manuel Gutierrez, Emmanuelle Honoré Voici la représentation des recherches récentes et des données nouvelles sur la création artistique ancienne sur parois et dalles rocheuses du continent Africain. Cette publication couvre en premier lieu le nord du continent notamment la Tunisie. Pour l'Algérie et le Maroc, ce sont des données nouvelles qui sont présentées. Pour l'est, une vaste synthèse sur la Corne de l'Afrique, montre l'état de la recherche et présente des sites nouveaux à Djibouti. L'Angola, le Zimbabwe et la Namibie ne sont pas de restes ainsi que l'Afrique du Sud. (326 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-10671-7, EAN EBOOK : 9782842807894
IMAGES RUPESTRES DU MAROC Etude thématique Alain Rodrigue Ce livre présente les aspects principaux de l'art rupestre marocain, depuis les images anthropomorphes, le plus souvent discrètes, jusqu'aux panoplies des âges des métaux, en passant par un bestiaire d'une richesse et d'une variété insoupçonnées. Privilégiant le sujet gravé plutôt que les aires rupestres, l'ouvrage s'appuie sur un panorama de 95 planches de dessins, regroupant plus de 900 images, pour présenter et analyser les thèmes. (200 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-10420-1, EAN EBOOK : 9782140024603
LES JEUX ATHLÉTIQUES EN GRÈCE Prémices, excellence, démesure Gilbert Andrieu L'étude de la mythologie et les avancées archéologiques montrent que les jeux athlétiques remontent bien avant Homère. Qu'ils soient d'Olympie, de Delphes, de Corinthe ou de Némée, de tels jeux ont des origines lointaines. Loin de vouloir prendre le contrepied des Jeux olympiques, rénovés par Pierre de Coubertin, l'auteur de cet ouvrage cherche dans la mythologie ce que fut leur origine. Avec le souci de comprendre les comportements humains qui sont à l'origine de l'athlétisme. (228 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-09513-4, EAN EBOOK : 9782140023668
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ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE Jacques Bouineau Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l'utilisation de l'oeuvre d'art comme vecteur politique, l'Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l'Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l'époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 318 p., 33 euros) ISBN : 978-2-343-09346-8, EAN EBOOK : 9782140014079
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FLORILÈGE IMAGINAIRE Nouvelles François Le Boiteux L'imaginaire, qu'il soit tableau de la vie divine ou de la vie humaine, qu'il soit mystique ou simplement anecdotique, constitue une des faces incontournables de la vie. Cet aspect du monde et de ses nombreuses représentations, qui dépassent l'homme et le marquent d'une empreinte
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HERMÈS Pasteur de vie Gilbert Andrieu Hermès est un dieu à part, un dieu qui se situe à l'entrecroisement des chemins que nous pouvons prendre lorsque nous méditons sur le sens de la vie. Il est insaisissable et pourrait bien être la divinité qui nous invite à revenir sur nos pas, à pénétrer dans la nuit où notre volonté est inutile. Il nous aide à oublier le temps et l'espace, à voir ce qui ne dépend pas de l'idée, à pénétrer dans le domaine des ombres. Parce qu'il était différent, il est resté incompris. (154 p., 16,5 euros) ISBN : 978-2-343-08976-8, EAN EBOOK : 9782140007651
APOLLON L'HYPERBORÉEN Gilbert Andrieu Parmi les Olympiens, Apollon est un dieu dont l'originalité peut surprendre même si elle trouve une explication dans une origine lointaine. S'il est responsable de la musique, il est aussi celui qui combat la démesure et juge sans avoir besoin de raisonner comme Athéna. S'il est associé à Dionysos, il l'est aussi à Hermès et peut alors nous aider à comprendre que la mort n'est pas le contraire de la vie, que le Ciel et l'Enfer ne sont pas deux mondes isolés. (182 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-08348-3, EAN EBOOK : 9782140006753
LES DEUX APHRODITES Gilbert Andrieu Existe-t-il deux Aphrodites ? Les légendes nous le font penser, mais ne cachent-elles pas une complémentarité qui échapperait à notre entendement ? Si la mythologie nous parle de deux Aphrodites, n'est-ce pas pour mieux appréhender l'amour qui ne saurait se limiter à un plaisir nocturne, chez les hommes comme chez les dieux ? Quel enseignement cachent les légendes ? C'est ce que cette étude s'efforce de trouver. (176 p., 18,5 euros) ISBN : 978-2-343-08349-0, EAN EBOOK : 9782140006692
PROBLÈMES D'ARCHÉOLOGIE DÉVELOPPEMENTALE EN AFRIQUE Alain Marliac Puisant dans sa longue expérience de terrain, de formation et d'organisation sur trois continents, l'auteur s'interroge sur la production des connaissances archéologiques du passé, profond et récent, et sur les modes de réception des résultats par des sociétés en mutation profonde. Il dresse un tableau vivant de la dynamique interculturelle qu'a connu l'archéologie en Afrique : née dans un cadre colonial, l'archéologie est aujourd'hui un acteur plus qu'un outil dans la construction d'identités nationales en évolution rapide. (210 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-08733-7, EAN EBOOK : 9782140005398
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Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris-X – Nanterre, et La Rochelle ; il a aussi été chargé de cours à l’université de Paris-V, professeur associé aux Écoles de CoëtquidantSaint-Cyr, professeur invité aux universités de Séville, Piémont oriental et Aïn Shams (Le Caire) ; il fut enfin professeur délégué à l’université de Giza (Le Caire). Il est également président de l’association Méditerranées, de l’association Antiquité-Avenir. Réseau des associations liées à l’Antiquité, directeur du Centre d’études internationales sur la romanité (CEIR) et professeur d’histoire du droit.
26 € ISBN : 978-2-343-15426-8
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Dans l’océan des publications qui traitent des rapports entre les hommes, le pouvoir et les dieux, notre groupe de recherche veut apporter une contribution à partir de l’éclairage qui est le sien : la romanité. Dans sa forme la plus simple, l’union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut, au mieux, que souhaiter se vêtir d’un manteau juridique à même de protéger l’essentiel : sa vie et sa liberté d’action. Si l’union entre les deux pouvoirs se fait non plus au nom d’un dieu, mais d’une idée devenue dieu, le manteau changera simplement de forme. Mais cette mèchanè envahissante ne saurait extirper le souffle humain qui monte des hommes, qui ne sont pas simplement des sujets ou des personae. La théorie peut aider ; la violence n’est jamais loin. Ce premier volume regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt institutionnels entre un pouvoir incarné dans un cadre sacré (qu’il soit religieux ou juridique) et des personae (à quelque époque qu’elles aient vécu).
Jacques Bouineau
Jacques Bouineau
Volume I
Pouvoir et persona
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Dieux et hommes Modèles et héritages antiques Dieux et hommes Modèles et héritages antiques - Volume I Pouvoir et persona
Dieux et hommes Modèles et héritages antiques
Volume I Pouvoir et persona
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian
MEDITERRANÉES